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Loup y es-tu? Hommes et grands prédateurs au fil du temps

2023, arCHaeo - Revue d'Archéologie Suisse

https://doi.org/10.5281/zenodo.7912995

Les sources écrites et iconographiques, le mobilier et les vestiges osseux mis au jour dans les sites archéologiques éclairent la nature de ces relations et le statut accordé au loup et à l’ours. À l’aide de quelques exemples, ce bref article propose un tour d’horizon des rapports entre l’être humain et les grands prédateurs, en remontant le temps. La chasse, lien intemporel entre l’homme et l’animal sauvage, en constitue le fil rouge. Éradication d’animaux jugés nuisibles, acquisition de viande et de matières premières, recherche de prestige, pratiques rituelles ou combinaison de plusieurs buts, les raisons qui ont poussé l’homme à capturer et à mettre à mort des loups et des ours, du 19e!siècle à la fin du Paléolithique, sont passées en revue. Bist du es, Wolf? Mensch und Grossraubtiere im Laufe der Zeit Mehr als jedes andere Tier, sind es in unserer Region der Wolf und der Braunbär, die die Wildnis symbolisieren und verkörpern. In Zeiten der umstrittenen Rückkehr dieser beiden Grossraubtiere in die Schweiz stellt sich die Frage, welche Beziehungen unsere Vorfahren zu ihnen pflegten. Anhand einiger historischer und archäologischer Beispiele bietet dieser kurze Artikel einen Überblick über die Beziehungen zwischen Mensch und Grossraubtieren in der Zeit vom 19. Jh. bis zum Ende des Paläolithikums. Attenti al lupo! Esseri umani e grandi predatori nel corso del tempo Più di ogni altro animale delle nostre regioni, il lupo grigio e l’orso bruno simboleggiano e incarnano la natura selvaggia. In un momento in cui questi due grandi predatori stanno tornando in modo controverso sul territorio svizzero, ci si può chiedere quale fosse il rapporto dei nostri antenati con questi animali. Con l’aiuto di alcuni esempi storici e archeologici, questo breve contributo offre una panoramica del rapporto tra l’essere umano e i grandi predatori, andando a ritroso nel tempo dal XIX secolo fino alla fine del Paleolitico.

02/2023 WILDNIS LE MONDE SAUVAGE NATURA SELVAGGIA 12 arCHaeo 02/2023 Entdeckt / Découvrir / Scoprire Loup y es-tu? Hommes et grands prédateurs au fil du temps Plus que n’importe quel autre animal de nos régions, le loup gris et l’ours brun symbolisent et incarnent le monde sauvage. À l’heure du retour controversé de ces deux grands prédateurs sur le territoire suisse, on peut se demander quels étaient les liens que nos ancêtres entretenaient avec eux. Par Nicole Reynaud Savioz Les sources écrites et iconographiques, le mobilier et les vestiges osseux mis au jour dans les sites archéologiques éclairent la nature de ces relations et le statut accordé au loup et à l’ours. À l’aide de quelques exemples, ce bref article propose un tour d’horizon des rapports entre l’être humain et les grands prédateurs, en remontant le temps. La chasse, lien intemporel entre l’homme et l’animal sauvage, en constitue le fil rouge. Éradication d’animaux jugés nuisibles, acquisition de viande et de matières premières, recherche de prestige, pratiques rituelles ou combinaison de plusieurs buts, les raisons qui ont poussé l’homme à capturer et à mettre à mort des loups et des ours, du 19e siècle à la fin du Paléolithique, sont passées en revue. Une chasse sans merci La méconnaissance de la biologie et du comportement animal, associée à la perception biblique et cartésienne d’une nature au service de l’homme, ont conduit à l’extermination du loup et de l’ours, mais aussi du lynx, du bouquetin, du cerf et du chevreuil. Toutes ces espèces avaient disparu déjà à la fin du 17e siècle sur le Plateau et au 20e siècle dans le Jura et les Alpes. Cette chasse sans merci s’inscrivait dans une perspective utilitariste des animaux, classés en deux catégories: les bêtes «utiles», à exploiter, et les bêtes «nuisibles», à éliminer. Parallèlement, la disparition des ongulés sauvages a poussé les prédateurs à s’attaquer non seulement aux troupeaux, mais aussi aux ruches, aux vergers et aux champs de céréales. Les loups et les ours furent alors considérés comme un péril pour la survie même des communautés rurales. Dans les archives valaisannes examinées par l’historien Alexandre Scheurer, les termes utilisés pour Bist du es, Wolf? Mensch und Grossraubtiere im Laufe der Zeit Mehr als jedes andere Tier, sind es in unserer Region der Wolf und der Braunbär, die die Wildnis symbolisieren und verkörpern. In Zeiten der umstrittenen Rückkehr dieser beiden Grossraubtiere in die Schweiz stellt sich die Frage, welche Beziehungen unsere Vorfahren zu ihnen pflegten. Anhand einiger historischer und archäologischer Beispiele bietet dieser kurze Artikel einen Überblick über die Beziehungen zwischen Mensch und Grossraubtieren in der Zeit vom 19. Jh. bis zum Ende des Paläolithikums. Attenti al lupo! Esseri umani e grandi predatori nel corso del tempo Più di ogni altro animale delle nostre regioni, il lupo grigio e l’orso bruno simboleggiano e incarnano la natura selvaggia. In un momento in cui questi due grandi predatori stanno tornando in modo controverso sul territorio svizzero, ci si può chiedere quale fosse il rapporto dei nostri antenati con questi animali. Con l’aiuto di alcuni esempi storici e archeologici, questo breve contributo offre una panoramica del rapporto tra l’essere umano e i grandi predatori, andando a ritroso nel tempo dal XIX secolo fino alla fine del Paleolitico. relater les dégâts, toujours imputés aux deux fauves, témoignent de la haine ressentie envers ces animaux «néfastes, sanguinaires et féroces» qui «infestaient» le pays. Entdeckt / Découvrir / Scoprire arCHaeo 02/2023 1 Albin Brunner et le loup qu’il a abattu en 1947 à Eischoll (Haut-Valais). L’appellation de «monstre» utilisée pour désigner l'animal est révélatrice de la manière dont le carnivore sauvage était perçu au milieu du 20e siècle encore. Albin Brunner und der Wolf, den er 1947 in Eischoll (Oberwallis) erlegt hat. Die Bezeichnung «Monster», die für den Wolf verwendet wurde, ist aufschlussreich für dessen Wahrnehmung noch Mitte des 20. Jh. Albin Brunner e il lupo che ha abbattuto nel 1947 a Eischoll (Alto Vallese). Il termine «mostro» usato per descrivere il lupo è indicativo del modo in cui il carnivoro selvatico veniva percepito anche a metà del XX secolo. 2 Fémur d’ours avec traces de découpe provenant du château de Grandson (VD, 11e – début 13e siècle). Oberschenkelknochen eines Bären mit Schnittspuren aus dem Schloss Grandson (VD, 11. – Anfang 13. Jh.). Femore d’orso con tracce di taglio proveniente dal Castello di Grandson (VD, XI–inizio XIII sec.). Octroyées dès le début du 16e siècle, les primes à l’abattage ont contribué à l’éradication totale du carnassier et du plantigrade dans leurs derniers refuges montagnards des Alpes et du Jura, entre la fin du 19e siècle et le début du 20e siècle. Le piégeage des ours et des loups dans de grandes fosses profondes, aménagées sur des lieux de passage, était notamment pratiqué en Valais. Cuissots et têtes d’ours sur la table des seigneurs Cette traque des grands prédateurs plonge ses racines dans le Moyen Âge. À cette période, le loup est déjà soumis à des battues collectives dont l’organisation est rendue possible par le système seigneurial. Le grand carnivore n’aurait pas été consommé – tandis que le lynx, appelé alors «loup-cervier», se mangeait. Quant à l’ours, les textes médiévaux nous apprennent que sa chair était très appréciée, voire préférée à celle du cerf et du chamois en Valais. En raison de la grande valeur gustative qu’on lui prêtait, la viande d’ours garnissait fréquemment les tables seigneuriales. L’acquisition de ce gibier se faisait par des chasses de commande ou par la remise des «honneurs » (tractus). En signe de soumission, les paysans qui avaient tué un ours devaient en effet remettre certains morceaux de 13 14 arCHaeo 02/2023 Entdeckt / Découvrir / Scoprire l’animal à leur seigneur. Cette redevance incluait généralement aussi la peau et les boyaux. Des périodes de tranquillité? Pour les périodes prémédiévales, les vestiges osseux et dentaires constituent une source importante (voire unique pour les périodes sans écriture) à la connaissance des liens homme-animal. Les restes d’ours et plus encore de loup sont peu fréquents dans les sites archéologiques de l’époque romaine, des âges des Métaux et du Néolithique. Cette rareté indiquerait que ces animaux n’ont pas fait l’objet d’une chasse régulière et intense. L’apport de l’ours et du loup à l’alimentation carnée doit donc être considéré comme minime et anecdotique. Pour les communautés paysannes, qui vivaient essentiellement des produits de l’élevage et de l’agriculture, l’élimination d’animaux susceptibles de s’attaquer aux troupeaux et aux cultures est une explication plausible pour la découverte des quelques restes des deux grands prédateurs dans les habitats ruraux. La capture de ces derniers permettait en même temps d’acquérir des matières premières, en particulier 3 Canine d’ours brun perforée découverte à Hauterive-Champréveyres (NE, Bronze final, env. 1100 à 850 av. J.-C.). Durchlochter Eckzahn eines Braunbären aus Hauterive-Champréveyres (NE, Spätbronzezeit, ca. 1100–850 v. Chr.). Canino perforato di orso bruno rinvenuto a Hauterive-Champréveyres (NE, fine dell’età del Bronzo, verso il 1100 - 850 a.C.). 4 Sion, Petit-Chasseur (Néolithique moyen): os pénien d’ours brun appointé. Sion, Petit-Chasseur (Jungneolithikum): angespitzter Penisknochen eines Braunbären. Sion, Petit-Chasseur (Neolitico medio): osso del pene di orso bruno appuntito. des fourrures. À l’âge du Bronze et au Néolithique, les canines de loup et d’ours ont notamment servi à la confection de pendeloques. Le fait que les dents perforées proviennent presqu’uniquement de carnivores (chien, renard et chat sauvage, à côté du loup et de l’ours) indique que ces animaux et leurs attributs étaient investis d’une valeur symbolique. Dans ce registre, mentionnons également l’os pénien d’ours brun découvert dans l’habitat néolithique de Sion – Petit Chasseur, que les villageois ont transformé en poinçon, tirant parti de sa forme naturelle. Cet outil fait écho à des os péniens incisés ou polis de la fin du Paléolithique (entre 12 500 et 9600 av. J.-C.), dont un exemplaire issu de l’occupation azilienne 5 Il y a environ 8000 ans à Château d'Œx (VD): occupés à cueillir des myrtilles, des adolescents remarquent la présence de deux ours en contrebas, près de leur campement installé au pied d'un bloc. Vor etwa 8000 Jahren in Château d'Œx (VD): Jugendliche sind mit dem Pflücken von Blaubeeren beschäftigt und bemerken die Anwesenheit von zwei Bären in der Nähe ihres Lagers, das sie unter einem Felsblock aufgeschlagen haben. Circa 8000 anni fa a Château d'Œx (VD): degli adolescenti, impegnati a raccogliere mirtilli, notano la presenza di due orsi nei pressi del loro accampamento situato ai piedi di un masso. Entdeckt / Découvrir / Scoprire arCHaeo 02/2023 6 La vertèbre de l’ourse de la grotte du Bichon (NE) avec l’impact et les fragments du projectile en silex. Der Wirbel der Bärin aus der BichonHöhle (NE) mit der Einschussstelle und den Fragmenten des Feuersteinprojektils. La vertebra dell’orsa della grotta di Bichon (NE) con la traccia dell’impatto e i frammenti della punta di selce. de Hauterive-Champréveyres (NE). Son usage et sa signification, à la lumière d’exemples ethnographiques, semblent relever de la sphère symbolique. D’autres découvertes témoigneraient de la valeur sociale accordée à la capture des grands prédateurs, en raison de la dangerosité et de la difficulté de leur chasse. Ainsi, les crânes d’un loup et d’un ours déposés dans deux fosses du site du Mormont (VD; vers 100 av. J.-C.) sont interprétés comme des trophées de chasse. Une chasse à l’ours dans les montagnes neuchâteloises Les découvertes réalisées dans la grotte du Bichon nous offrent un exemple fameux du lien homme-ours. Un peu plus de 30 ans après les premières fouilles réalisées dans cette cavité des montagnes neuchâteloises, l’archéozoologue Philippe Morel observe, en 1991, des fragments de silex fichés dans une vertèbre cervicale d’une ourse. Cette découverte permet d’avancer l’hypothèse d’un accident de chasse pour expliquer la présence conjointe, dans la grotte, des restes d’un homme âgé d’une vingtaine d’années et de ceux du plantigrade. Les datations radiocarbones et les outils en silex mis au jour situent l’événement à la fin du Paléolithique, entre 12 000 et 10 500 av. J.-C. D’après l’aspect de l’impact du projectile sur l’os, le chasseur faisait face à sa proie au moment du tir, sans doute effectué à l’aide d’un arc (et non d’un propulseur). Censé perforer la cage thoracique, le trait a pénétré le cou de l’ourse quelques centimètres trop haut et la pointe de silex s’est enfoncée dans la troisième vertèbre cervicale. Si cette blessure n’a pas été fatale sur le coup, puisque la moelle épinière n’a pas été atteinte, l’absence de cicatrisation de l’os montre néanmoins que la mort de l’animal est intervenue rapidement. Pratiquée seul ou en groupe, cette chasse a visé une femelle sexuellement mature, âgée d’environ 6 ans d’après l’analyse des cernes de croissance de ses dents (cémentochronologie). Au terme de cette balade plurimillénaire sur les traces du loup et de l’ours, retenons que les motivations de leur capture ont été multiples et qu’elles pouvaient se combiner. D’ordre alimentaire, artisanal ou défensif selon les époques, les chasses visant ces proies, qui sont en même temps des prédateurs, s’avèrent toujours prestigieuses et revêtent une signification symbolique particulière. Si leur nature sauvage les distingue de l’être humain, l’ours et le loup s’en rapprochent néanmoins par certains points communs: le régime alimentaire et la ressemblance de la silhouette pour le plantigrade (à l’image de nanuq, le frère ours des Inuits), l’aptitude à la chasse et à la vie en société pour le canidé. Après une absence anormale durant près de 150 ans, loups et ours recolonisent aujourd’hui leurs anciens territoires. Avec ce retour, réussi pour le carnassier, timide encore pour le plantigrade, s’ouvre un nouveau chapitre de nos relations avec les grands prédateurs: l’occasion nous est offerte de questionner la place que nous souhaitons accorder au monde sauvage dans nos sociétés. Nicole Reynaud Savioz est archéozoologue indépendante à Sion. [email protected] DOI 10.5281/zenodo.7912995 Crédits des illustrations UVT, Médiathèque Valais-Martigny: Anonyme (1); N. Reynaud Savioz (2); Laténium, M. Juillard (3); E. Franzonello et M. Vautravers, Besse/ Piguet 2011 (CAR 124) (4); MCAH Lausanne, Musées cantonaux, Sion et MAH Genève, A. Houot et J. Charrance (5); Muzoo, Zoo et Musée d’histoire naturelle, La Chaux-de-Fonds (6). Bibliographie &͘Ͳy͘ŚĂƵǀŝğƌĞ;Ěŝƌ͘Ϳ͕>ĂŐƌŽƩĞĚƵŝĐŚŽŶ͘hŶƐŝƚĞƉƌĠŚŝƐƚŽƌŝƋƵĞĚĞƐ ŵŽŶƚĂŐŶĞƐŶĞƵĐŚąƚĞůŽŝƐĞƐ͕ƌĐŚĠŽůŽŐŝĞŶĞƵĐŚąƚĞůŽŝƐĞϰϮ͕ϮϬϬϴ͘ ͘^ĐŚĞƵƌĞƌ͕ŶŝŵĂƵdžƐĂƵǀĂŐĞƐĞƚĐŚĂƐƐĞƵƌƐĚƵsĂůĂŝƐ͘,ƵŝƚƐŝğĐůĞƐ Ě͛ŚŝƐƚŽŝƌĞ;y//eͲy/yeƐŝğĐůĞͿ͕ĠĚŝƟŽŶƐĨĂŝŵĚĞƐŝğĐůĞ͕&ƌŝďŽƵƌŐ͕ϮϬϬϬ͘ 15