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Chine et liberté académique

Publié dans Hommes et Migrations, hors-série automne/hiver 2020, pp.39-43 : https://www.histoire-immigration.fr/hommes-migrations/article/chine-et-liberte-academique Chine et liberté académique Vanessa Frangville Professeure en Études chinoises, Université libre de Bruxelles (ULB), Directrice du centre de recherche EASt sur l’Asie de l’est. Les universités chinoises sont entrées avec un grand dynamisme sur la scène internationale ces vingt dernières années, apparaissant dans tous les classements internationaux. Cette internationalisation frénétique, qui a obtenu l’adhésion enthousiaste des universités du monde entier, s’est en réalité mise en place sous l’impulsion des autorités centrales à Pékin et n’a pas abouti, comme certains pouvaient l’espérer, à une plus grande liberté académique. Au contraire, la mondialisation de l’éducation supérieure, toute aussi bénéfique soit-elle, a ouvert la possibilité au gouvernement chinois d’exporter des formes de répression en milieu scientifique appliquées jusqu’alors dans les limites de son territoire national. Dans un rapport publié en 2019, Scholars at Risk fait un état des lieux alarmant de la situation des chercheurs en Chine. Le rapport relève notamment les différentes stratégies d’intimidation et de répression systématiquement employées par l’État chinois et les autorités universitaires pour contraindre la recherche académique. Il pointe aussi les nouveaux défis auxquels font face, depuis la prise de pouvoir de Xi en 2013, les universités étrangères ou les partenariats internationaux en Chine ; et les sanctions qui s’abattent sur les régions mongole, tibétaine et ouïghoure. En outre, Scholars at Risk évoque l’érosion de la liberté académique à Hong-Kong et Macao sous l’influence grandissante de Pékin. Enfin, le rapport soulève des problématiques d’une ampleur nouvelle : les pressions incessantes de l’État chinois sur les chercheurs et étudiants basés à l’étranger, qu’ils fassent partie de la diaspora chinoise ou qu’ils soient des spécialistes de la Chine ; et des manœuvres répétées au sein d’institutions internationales pour contrôler le discours scientifique sur la Chine. Comprendre les fortes limitations et les attaques répétées à l’encontre de la liberté académique en Chine nécessite de s’arrêter sur la relation qui unit État et éducation supérieure. Les universités sont en effet partie intégrante du projet de développement économique et de construction nationale dirigé par le Parti-État chinois : en ce sens, elles sont fortement politisées et soumises aux lignes directrices du Parti communiste chinois qui s’y est rendu omniprésent au cours des dernières décennies. C’est ce que nous détaillerons dans une première partie. Dans un second temps, on se penchera sur les atteintes à la liberté académique sous le gouvernement Xi et ses effets de ”contagion” dans la communauté scientifique internationale. Le renforcement autoritaire engagé a en effet marqué un tournant majeur dans la surveillance des chercheurs en et hors Chine. L’ubiquité du Parti communiste dans les universités chinoises 1 Depuis la fondation de la République populaire de Chine en 1949 jusqu’à nos jours, le rapport entre la ”conscience politique socialiste” (ou la conformité à la pensée socialiste) et l’excellence académique est régulièrement réinterprété par les dirigeants du pays1. Sous Mao Zedong, dans les années 1950 à 1970, l’université était explicitement subordonnée à des intérêts politiques et économiques nationaux. Tentant de rompre avec les effets dramatiques de la Révolution culturelle (1966-1976) menée par Mao, son successeur Deng Xiaoping entreprit de restaurer recherche et enseignement de qualité, sans pour autant retirer à l’université son rôle moteur dans la modernisation de la Chine. Les intellectuels, longtemps mis au ban par Mao, retrouvaient ainsi leur place dans l’espace public. Toutefois, les événements de la place Tiananmen en 1989 remirent au premier plan la dimension idéologique au sein des universités et son implémentation par le Parti communiste. Les espoirs nourris par certains étudiants universitaires pour une libéralisation politique plus radicale, et une plus grande liberté d’expression, furent ainsi réduits à néant. À la suite de Deng, Jiang Zemin (président entre 1993 et 2003), renforça la dimension idéologique des enseignements à travers des campagnes de patriotisme, et ajouta aux missions de l’université de veiller au maintien de la stabilité du régime en place, systématisant la présence de cadres du Parti au sein des institutions d’éducation supérieure. Ainsi, depuis 1998, conformément à la Loi sur l’enseignement supérieur, chaque université publique est dirigée par un comité du Parti communiste chinois. Le président de l’université, nommé par ce comité, a principalement un rôle d’administrateur ; c’est le comité du Parti qui constitue l’autorité supérieure formelle. Les deux présidences suivantes, sous Hu Jintao (2003-2013) et Xi, ont encore renforcé l’ubiquité du Parti au sein de l’ensemble de l’éducation supérieure. Au cours des années 1990 et 2000, de nombreuses universités ont ouvert sous l’impulsion de nouveaux entrepreneurs souhaitant investir dans l’éducation, et ont bénéficié dans un premier temps d’une relative liberté académique. Les décisions institutionnelles appartiennent en principe à un Conseil formé en majorité par les actionnaires, ce qui implique des degrés d’autonomie plus variés que dans les université publiques2. Mais depuis 2006, ces universités privées, qui constituent environ un tiers de l’enseignement supérieur en Chine, ont également l’obligation d’inclure un comité du Parti dans leur instance de gouvernance. Quant aux joint-ventures qui autorisent des universités étrangères à s’installer en Chine en partenariat avec des institutions locales, soit sur leurs propres campus, soit sur des campus existants, elles sont depuis 2017 contraintes d’impliquer des secrétaires du Parti dans leur direction et leur conseil d’administration. En somme, à bien des égards, le Parti communiste tient un rôle déterminant dans la gouvernance des universités, avec des degrés variables en fonction de leurs statuts. La neutralité politique de l’université, élément essentiel pour préserver la liberté académique, est inexistante. Dès lors, on comprend bien que la liberté académique n’a rien d’absolu dans le contexte chinois : elle dépend principalement de la définition que le Parti décide de donner à l’université et des aléas politiques. Dans ce contexte particulier, les chercheurs chinois se débattent avec des contradictions parfois insolubles. Ils doivent répondre de leur recherche moins au sein d’une communauté académique que face aux représentants étatiques de leur 1 Pan, Su-Yan, University Autonomy, the State and Social Change in China, Hong Kong University Press, 2009. Xu, Liu, “Institutional governance of Chinese private universities: the role of the communist party committee”, Journal of Higher Education and Management, 42:1, 2020, 85-101. 2 2 institution : l’interférence de l’État est la norme et non l’exception3. Ils se positionnent donc rarement comme des critiques radicaux : mettre ouvertement en question le Parti, qui dirige l’université et influe sur les nominations et les promotions, comporte des risques non négligeables. En outre, les orientations que les autorités étatiques leur suggèrent limitent considérablement leurs objets et champs de recherche. En bref, la liberté académique n’est pas forcément une revendication pertinente dans un système qui n’en offre pas l’opportunité. Entre engagement intellectuel et patriotisme, la position des universitaires en Chine est avant tout pragmatique, adoptant une ”critique constructive” vis-à-vis de l’État souvent plus attachée à articuler objectifs scientifiques et intérêts nationaux qu’à rechercher une véritable autonomie4. Les chercheurs entretiennent avec l’État chinois des relations ambiguës. D’un côté, pour les dirigeants, ils sont à la fois des conseillers à même de partager une expertise indispensable, et leur coopération peut être très recherchée. D’un autre côté, ces intellectuels constituent aussi une source potentielle de pouvoir subversif qui doit rester sous contrôle5. Il est fréquent que des universitaires soient momentanément interdits d’enseigner, de publier ou même de circuler à l’international comme au sein d’universités chinoises. L’université sous Xi Jinping Depuis 2013, Xi Jinping n’a eu de cesse de consolider un pouvoir centralisé, construit autour d’un culte de sa personnalité. Dans le contexte universitaire, ce nouvel élan autoritaire est illustré par le retrait des termes ”indépendance académique” ou ”liberté de pensée” dans les chartes de nombreuses institutions chinoises d’éducation supérieure. Le cas le plus emblématique est celui de la prestigieuse université shanghaienne de Fudan, mis en évidence en décembre 2019 par des étudiants qui refusaient la quarantaine de modifications effectuées sur la charte de leur établissement, et qui statuait désormais que l’université devait s’assurer que ses enseignants et employés suivaient la ”pensée de Xi Jinping” et “implémentaient les politiques du Parti en matière d’éducation”6. Cette médiatisation autour de Fudan, réputée comme l’une des universités les plus libérales de Chine, a certainement servi à envoyer un signal à l’ensemble de la communauté académique en Chine et aux partenaires internationaux. Tout aussi inquiétante, la mainmise de Pékin sur certaines institutions académiques en dehors de la Chine a interpellé la communauté internationale. Le scandale des Presses universitaires de Cambridge en 2017, qui a autorisé le retrait d’articles touchant à des sujets « sensibles » dans sa base de données chinoise, a révélé de nombreux actes de censure et autocensure de revues comme The China Quarterly, ou d’ouvrages chez Springer Nature. Ces éditeurs se sont ainsi soumis à des restrictions qui nuisent directement à la liberté académique : ils ont préféré, pour des raisons économiques et ne pas risquer de perdre le marché chinois, céder aux pressions politiques chinoises et censurer le contenu de leurs publications. 3 Zha, Qiang and Shen, Wenqing, “Paradoxes of Academic Freedom in the Chinese Context”, History of Education Quarterly, 58 (03), 2018, 447-452. 4 Zha, Qiang, “Academic Freedom and Public Intellectuals in China”, International Higher Education, 58, 2010, 17-18. 5 Frenkiel, Emilie, “Note préliminaire sur la condition des universitaires en Chine”, Presses de Science Po, 1/50, 2011, 129-144. 6 Zhang, Zhulin, « A Shanghai, des étudiants de Fudan chantent pour la liberté de penser », Courrier international, 18 décembre 2019. 3 Mais l’effet de contagion de l’autoritarisme chinois ne s’arrête pas là : l’interférence de l’État chinois se fait également ressentir sur de nombreux campus à travers le monde, souvent de façon insidieuse et donc plus difficile à remarquer. C’est ainsi qu’une conférence sur la crise ouïghoure organisée à l’Université de Strasbourg en janvier 2019 a été interrompue par des employés du consulat. Jetant le discrédit sur les interventions des chercheurs invités, ces deux personnes ont monopolisé le temps de parole en récitant la propagande chinoise inscrite dans les pamphlets photocopiés qu’ils distribuaient à la ronde sans autorisation. La veille, le même consulat chinois avait contacté la préfecture et les autorités de l’université, leur demandant instamment d’annuler la tenue de l’événement académique7. Depuis 2018, l’Université libre de Bruxelles a ainsi été interpellée à plusieurs reprises par l’ambassade chinoise pour demander le retrait d’une motion de soutien aux collègues ouïghours emprisonnés et d’articles publiés par ses chercheurs. Face aux intimidations des ambassades et à la mobilisation des associations d’étudiants chinois manipulées par celles-ci, nombreuses sont les universités qui font le choix de la censure. De même, les chercheurs en dehors de la Chine confrontés à ces intimidations sont encore nombreux à céder à l’autocensure, par crainte de compromettre leur institution, de perdre leur accès au terrain chinois, voire de perdre leur emploi ou de limiter leurs chances de promotion. Ce faisant, ils cèdent la place, dans l’espace public, à des chercheurs non spécialistes de la Chine que l’État chinois s’empresse de nommer ”experts”, jouant la carte de la séduction à coup de financements de recherches, de titres et des séjours à grands frais dans les universités chinoises. Ces ”experts” servent ensuite de relais dans leurs institutions et pays d’origine, multipliant les partenariats avec des universités ou institutions chinoises (montant parfois aussi haut que dans le Ministère de l’éducation en Chine), sans connaissance de la situation politique chinoise approfondie. Ces ”experts” peuvent aussi être amenés, en toute conscience ou non, à porter la voix de Pékin dans les médias chinois et occidentaux. Dans les meilleurs cas, les collaborations s’avèrent désastreuses ou peu convaincantes, et prennent fin. Dans d’autres cas, elles ouvrent des plateformes de premier plan à des chercheurs envoyés par la Chine et soupçonnés de pratiquer plus de lobbying que de la recherche scientifique. Quant aux chercheurs chinois, même installés hors de Chine, ils continuent de subir des pressions fortes, les menaces de mort se multipliant à leur encontre, leur famille en Chine étant interdite de voyager, et certaines institutions de leur pays d’exil refusant de les intégrer de peur de compromettre des partenariats avec la Chine. Ceci explique que, parmi les universitaires chinois en exil, même dans le cadre d’un programme de soutien aux chercheurs en danger, la grande majorité n’ose pas s’exprimer ni même apparaître publiquement. Conclusion Le système d’excellence qui domine désormais la recherche internationale a permis aux universités chinoises de développer une notoriété mondiale malgré le rétrécissement des espaces de libertés et la répression politique qui s’y jouent. Les avancées de la Chine en termes d’intelligence artificielle et les moyens financiers pour mener la recherche médicale, par exemple, hissent les universités chinoises au sommet des classements internationaux sans prendre en considération un critère pourtant majeur : celui de la liberté académique. Cette dissociation croissante entre excellence et liberté académique a pour conséquence de rendre acceptable la contrainte et les attaques à l’encontre des membres de la communauté 7 L’auteure de cet article était l’une des intervenantes de la conférence. Cet événement n’a pas eu de suivi médiatique. 4 universitaire, d’une part ; et d’autre part, obscurcit les dynamiques et stratégies en place qui permettent une coercition en extension permanente8. L’excellence peut-elle se limiter à des ”savoirs autorisés” ? Et surtout, quelles formes d’engagement les universités qui placent la liberté académique au cœur de leur existence peuvent-elles encore prendre avec un système qui ne lui laissent plus d’espace et fonctionne avant tout sur sa restriction ? On peut enfin souligner le cas des universités et chercheurs de la région ouïghoure, au nordouest de la Chine : ils connaissent une répression sans précédent, incluant arrestations, détentions en camps et condamnation, jusqu’à la peine de mort, de présidents d’universités et de chercheurs de tous domaines. Certains de ces scientifiques ont une renommée internationale et sont impliqués dans des partenariats étroits avec des universités de tous les continents. L’anthropologue Rahile Dawut, par exemple, de l’Université du Xinjiang, avait séjourné à plusieurs reprises en Grande-Bretagne où ses recherches avaient été récompensées par l’Institut royal d’anthropologie ; Tashpolat Tiyip, ancien président de la même université, avaient reçu un Doctorat Honoris Causa de l’Université de la Sorbonne. Tous deux ont disparu depuis 2017, et Tiyip a été condamné à mort en 2019. Ces cas sont loin d’être uniques : on estime que 120 académiques ouïghours ont disparu. Toute criminalisation du savoir, et par extension tout ce qui la rend possible, comme le silence complice, ébranle la culture démocratique qui sont le fondement des universités, comme le rappelle Judith Butler9 : le devoir de contradiction et de contestation sont les conditions nécessaires au développement de la connaissance et de nouveaux domaines de savoir. Il est dès lors indispensable de créer, pour les universitaires victimes de la répression étatique chinoise et en exil, des conditions le plus favorables possibles pour qu’ils puissent s’exprimer librement. 8 Spannagel, Jannika, “Judging Universities by How Free They Are”, Global Public Policy Institute, 26/06/2019 : https://www.gppi.net/2019/06/26/judging-universities-by-how-free-they-are (consulté le 6/10/2020) 9 Butler, Judith, “The Criminalization of Knowledge”, The Chronicle of Higher Education, 27/05/2018: https://www.chronicle.com/article/the-criminalization-of-knowledge/ (consulté le 1/10/2020). 5