La liberté
académique
Enjeux et menaces
Vanessa FRANGVILLE
Aude MERLIN
Jihane SFEIR
Pierre-Etienne VANDAMME
(dir.)
Éditions de l’Université de Bruxelles
Pour Marie-Soleil
L’objectif de la « Collection MSH » est d’offrir à un large
public des ouvrages scientifiques sur des questions
qui concernent les sciences humaines, leur
fonctionnement, leurs objets et leur place dans la
société. Elle vise à montrer à la fois la diversité et la
richesse des outils des différentes sciences humaines
et la pertinence de leurs méthodes pour mettre au
jour les grands enjeux qui se sont posés et se posent
aux humains d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et de partout.
Les croisements entre trajectoires individuelles et
mouvements collectifs/sociaux sont au cœur des
questionnements de la collection.
Dans un monde académique qui a tendance à
cloisonner les savoirs, la priorité est donnée à des
projets inter – voire trans – disciplinaires qui font le
pari de comparer, confronter puis intégrer les
disciplines. Dans un monde universitaire où les
chercheurs et chercheuses trouvent parfois
difficilement des points de contact, dresser des ponts,
coconstruire des objets de recherche communs, c’est
se donner l’occasion d’être créatif dans l’élaboration
des connaissances et des savoirs partagés.
Direction de la collection :
Cécile Vanderpelen-Diagre
(directrice de la Maison des sciences humaines, ULB)
La liberté
académique
Enjeux et menaces
Les droits d’auteurs de ce livre sont versés
au Fonds de solidarité pour chercheurs en danger.
Photographie de couverture :
Nelson Mackenzie, Budapest, novembre 2018,
extraite du film Szabad Egyetem: The Free University,
sous licence Creative Commons CC-BY-SA.
Ce livre a fait l’objet de l’évaluation par les pairs.
Sélection et édition © Vanessa Frangville, Aude Merlin,
Jihane Sfeir, Pierre-Étienne Vandamme
Les chapitres © Les contributeurs respectifs.
Ce livre est publié sous licence CC-BY-NC-ND 4.0
Cette licence autorise le partage et la redistribution de
l’œuvre, à des fins personnelles et non commerciales, tant
qu’elle est diffusée sans modification et dans son intégralité,
avec attribution des auteurs et de l’éditeur : V. Frangville,
A. Merlin, J. Sfeir, P.-É. Vandamme, La liberté académique.
Enjeux et menaces, Éditions de l’Université de Bruxelles,
Bruxelles, 2021 (CC-BY-NC-ND 4.0).
ISBN 978-2-8004-1740-0 (print)
eISBN 978-2-8004-1741-7 (pdf )
ISSN 2736-5956
D2021/0171/4
Publié en 2021 par les Éditions de l’Université de Bruxelles
Avenue Paul Héger 26
1000 Bruxelles (Belgique)
[email protected]
www.editions-ulb.be
Publié avec le soutien financier du F.R.S-FNRS et
de la Maison des sciences humaines (ULB)
Imprimé en Belgique
La liberté
académique
Enjeux et menaces
Vanessa FRANGVILLE
Aude MERLIN
Jihane SFEIR
Pierre-Étienne VANDAMME
(dir.)
Éditions de l’Université de Bruxelles
Cet ouvrage est dédié à Fariba Adelkhah, Ilham Tohti et Iouri
Dmitriev, ainsi qu’à tou·te·s nos collègues académiques en
difficulté dont l’intégrité, l’honnêteté intellectuelle, la générosité
et le courage nous inspirent quotidiennement dans notre
travail de chercheur·se·s. Depuis leur résidence surveillée,
leur cellule de prison, de centre de détention ou de camp
d’internement, ils continuent de marquer de leur présence
chacun de nos écrits.
Préface
Marie-Soleil Frère
Université libre de Bruxelles
Marie-Soleil, en tant que vice-rectrice aux relations internationales, a joué un rôle
fondamental et moteur au sein de l’ULB pour la mise en œuvre des bourses postdoctorales à destination des chercheurs en danger. Par son engagement, sa générosité,
son intelligence, son exigence morale, son écoute, elle aura marqué pour toujours
notre travail collectif en faveur de la liberté académique.
Malgré la maladie, elle a écrit cette préface avec cœur et énergie. Elle nous a quittés le
19 mars 2021, au moment précis où le manuscrit allait partir chez l’imprimeur.
Un jour où, timidement, le soleil de printemps commençait à pointer.
Les menaces sur les libertés académiques existent depuis des décennies, mais il
faut reconnaître que, ces dernières années, elles vont croissant, dans des contextes de
profondes mutations marqués à la fois par des transformations économiques dans la
sphère de l’enseignement supérieur et par la montée, à travers le monde, de modes
de gouvernance que l’on peut qualifier d’autoritarisme politique ou de populisme
nationaliste, les deux étant réfractaires à une contestation scientifiquement étayée.
En 2018, l’organisme américain Freedom House enregistrait sa 13e année consécutive de régression des libertés dans le monde1. Là où souffrent la liberté de la
presse, l’autonomie de la création artistique et les droits fondamentaux des citoyens,
les libertés académiques ne sont en général pas épargnées. C’est à la fois la liberté de
pensée et le partage de ses productions qui sont atteints.
Les changements dans l’ordre politique et économique mondial affectent les
libertés, non seulement dans les pays instables, en guerre, soumis à des régimes
semi-autoritaires ou à des démocraties « illibérales » (qui offrent l’apparence
institutionnelle de la démocratie, mais qui déploient des stratégies liberticides), mais
aussi dans les démocraties qui étaient en voie de consolidation (comme celles issues
des mutations des années 1990 entraînées par la fin de la guerre froide) et dans les
régimes démocratiques que l’on pensait solidement établis depuis des décennies, voire
des siècles.
1
https ://freedomhouse.org/report/freedom-world/freedom-world-2019 (consulté le 20 février 2020).
10 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
La loi irlandaise sur les universités de 1997 (Universities Act) définit les libertés
académiques de la manière suivante : « Dans les limites établies par la loi, un membre
du personnel universitaire est libre, lors de l’exercice de ses fonctions d’enseignement,
de recherche et autres activités au sein ou en dehors de l’université, de remettre en
cause et d’évaluer les idées préconçues, de promouvoir de nouvelles idées et d’émettre
des opinions controversées ou impopulaires, et ne doit pas être défavorisé ni soumis
à un traitement moins favorable de la part de l’université [nous ajouterons : ou de
l’autorité publique] dans l’exercice de cette liberté. »2
Il s’agit là d’une définition extrêmement large de la liberté académique qui, dans
les faits, ne s’applique que dans un nombre très restreint de pays, voire d’institutions.
Il est évident que la mise en pratique de toute liberté est limitée non seulement par le
droit (pour qu’elle n’empiète pas sur les droits fondamentaux d’autrui), mais aussi par
la responsabilité individuelle et collective des universitaires. Comme les journalistes,
les enseignants et les chercheurs relèvent d’une catégorie professionnelle particulière
qui ne peut cesser de s’interroger sur la constitution et les modes de diffusion des
savoirs qu’elle génère et partage.
Cependant, ni l’autorité publique ni les puissances économiques ne devraient
interférer dans cet arbitrage qui s’ancre dans l’éthique de la communauté universitaire.
Or, ce que met en avant le présent ouvrage, c’est la diversité et, sans aucun doute, la
croissance de ces interférences ainsi que les types variés de menaces qui pèsent effectivement sur les scientifiques qui remettent en cause ou contredisent des vérités données
pour établies par le pouvoir politique ou économique.
Dans les contextes démocratiques, de plus en plus d’universitaires et de syndicats
dénoncent la précarisation des conditions de travail des chercheurs, employés via des
contrats à court terme et souvent dépendants de financements privés extérieurs, ce
qui peut peser sur l’orientation des recherches et même sur les résultats. L’ingérence
des financements privés entraîne aussi la mise en avant de certaines disciplines, au
détriment d’autres qui se retrouvent sans ressources. La précarisation des chercheurs
s’inscrit dans une dynamique globale de diminution des financements publics, au sein
d’une économie de marché, inégalitaire et implacable, qui pénètre aussi les milieux
académiques.
Dans certains pays démocratiques, même au cœur de l’Union européenne,
l’arrivée au pouvoir de dirigeants populistes et nationalistes entraîne de lourdes pressions sur les universitaires, sommés de conformer leur pensée, leurs travaux et leurs
propos aux visions des pouvoirs en place, faute de quoi ils font l’objet de railleries ou
de commentaires publics qui visent à délégitimer leur travail. En Hongrie comme
en Italie, n’a-t-on pas assisté à une volonté de mainmise du pouvoir politique sur le
contenu des manuels scolaires afin d’en garantir la conformité avec la vision « officielle » de l’Histoire par les partis au pouvoir ? Et la Norvège n’a-t-elle pas dû faire
signer, en 2016, par les principaux partis politiques un acte d’engagement dans lequel
ils reconnaissent que « la liberté académique est vitale pour une recherche de haute
qualité et un débat public éclairé » et s’engagent à « veiller à citer les scientifiques avec
précision et à reproduire correctement les résultats de recherche […] même lorsque
2
http ://www.irishstatutebook.ie/eli/1997/act/24/section/14/enacted/en/html#sec14 (consulté le 10 février 2020).
PRÉfACE
ceux-ci peuvent sembler contredire la position officielle du parti »3 ? Ce texte a été
adopté après l’enregistrement par la Norwegian Association of Researchers (NAR)
de plusieurs incidents impliquant des politiques qui avaient publiquement accusé de
partialité certains scientifiques dont les résultats de recherche ne corroboraient pas la
ligne politique du parti ou avaient déformé sciemment ces résultats pour qu’ils servent
leurs idéologies et stratégies.
L’ingérence des politiques dans le travail des académiques peut être beaucoup plus
brutale et directe. En Hongrie, la Central European University, fondée par le philanthrope et homme d’affaires George Soros, a été contrainte de fermer ses portes et de se
redéployer à Vienne pour toute la partie internationale délivrant des doubles diplômes.
Au Brésil, le gouvernement de Jair Bolsonaro a appelé les élèves à dénoncer sur les
réseaux sociaux les professeurs dont les propos leur semblaient teintés de « communisme culturel ». Certaines universités (comme l’Université fédérale Fluminense,
l’Université fédérale de Bahia et l’Université de Brasília), étiquetées « à gauche », font
l’objet d’une ostracisation particulière, dans un contexte de diminution drastique des
financements de toutes les universités publiques.
La situation est plus fragile encore pour les universitaires travaillant dans des
contextes politiques autoritaires ou semi-autoritaires, où les institutions démocratiques sont faibles ou de pure façade et où les enseignants et chercheurs peuvent être
menacés verbalement et physiquement, démis de leurs fonctions, poursuivis juridiquement, arrêtés et emprisonnés, interdits de déplacement à l’étranger ou voir leur
famille mise sous pression, pour avoir défendu certaines idées qui ne plaisent pas aux
autorités publiques. L’organisation Scholars at Risk a recensé 324 cas de chercheurs en
danger entre septembre 2018 et août 2019, tout en reconnaissant que les incidents qui
lui sont rapportés ne constituent qu’une petite fraction des atteintes effectives subies
par les chercheurs dans le monde entier. La Turquie, où la répression a été sans pitié
pour les signataires de la pétition intitulée Nous ne serons pas complices de ce crime (qui
dénonçait la violence militaire envers la population kurde dans le sud-est du pays), a
fourni un exemple frappant de ces atteintes démesurées. Dans la foulée de la tentative
de coup d’État de juillet 2016, des milliers d’universitaires ont été menacés (certains
emprisonnés), ont perdu leur emploi et ont été poursuivis devant les tribunaux avant
d’être finalement acquittés dans leur grande majorité.
Ce type d’environnement, où les chercheurs savent qu’ils peuvent à tout moment
être inquiétés pour le contenu de leurs travaux ou leur engagement social et/ou politique favorise l’autocensure, isole les chercheurs réfractaires à la langue de bois et
aboutit à une résignation et à un conformisme de la pensée. Telle est la situation que
traversent, par exemple, les universitaires burundais depuis la répression des mouvements citoyens en mai 2015, du moins quand ils ont choisi de rester au pays et de ne
pas prendre le chemin de l’exil.
L’exil, c’est la voie qu’ont dû emprunter de nombreux universitaires dans le monde
qui sont confrontés à une autre réalité encore : celle de la guerre, qui les oblige à fuir
3
https ://www.forskerforbundet.no/english. Pour la traduction française, voir La Vie de la recherche scientifique
(VRS), no 418, juillet-septembre 2019, p. 63. Disponible sur https ://www.snesup.fr/article/recherche-etenseignement-superieur-en-france-et-ailleurs-precarite-privatisation-libertes-academiques-vrs-ndeg-418juillet-aout-septembre-2019 (consulté le 8 février 2020).
11
12 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
leur pays, pour sauver leur vie et celle de leur famille. L’arrivée massive d’intellectuels
syriens et irakiens, aboutissant en Europe, en 2015, dans le flot de migrants, après
parfois de longues périodes de transit en Turquie ou au Liban, a constitué, dans
beaucoup d’institutions universitaires d’Europe, un élément déclencheur qui a poussé
ces dernières à réfléchir à des dispositifs de solidarité pouvant permettre d’apporter
un soutien, ne fût-ce que limité et symbolique, à ces collègues. Ce livre décrit aussi
certains de ces dispositifs.
C’est dans cet élan de solidarité qu’ont été mises en place, à l’Université libre de
Bruxelles, en 2016, les bourses Khaled al-Asaad, qui ont permis d’accueillir, durant
deux ans, sept universitaires syriens et un irakien, avant que le dispositif ne soit pérennisé, dès 2017, sous la forme d’un Fonds de solidarité à destination des chercheurs en
danger. Ce Fonds attribue depuis lors, annuellement, cinq ou six bourses postdoctorales, qui ont permis d’intégrer, pour une durée de 12 à 24 mois, dans nos laboratoires
et centres de recherche, des collègues provenant, outre de Syrie et d’Irak, de Turquie,
d’Iran, d’Azerbaïdjan et du Brésil.
Parallèlement, l’ULB a créé un bureau d’accueil dédié aux étudiants réfugiés ainsi
que des cours de français et d’intégration culturelle destinés à faciliter l’installation de
ces nouveaux membres de la communauté universitaire. Les étudiants de la Faculté de
droit, avec l’appui de leurs professeurs, ont également mis en place une « legal clinic »
spécialisée dans le droit d’asile qui conseille et accompagne les migrants dans leurs
procédures administratives et juridiques.
Pour soutenir les chercheurs en danger dans leur pays d’origine, l’ULB n’a
pu compter que sur ses propres ressources, qui demeurent limitées. Alors que des
programmes de grande ampleur ont pu voir le jour en Allemagne (Initiative Philipp
Schwartz) ou en France (Programme PAUSE), les autorités belges n’ont pas octroyé aux
établissements d’enseignement supérieur des moyens permettant de prendre en charge
un tel accueil. Dans la partie francophone du pays, seule l’Université catholique de
Louvain (UCLouvain) a emboîté le pas à l’ULB, délivrant, fin 2017, trois bourses postdoctorales à des collègues en provenance de Turquie, des Philippines et du Burundi.
La solidarité internationale, que les pays où les libertés académiques peuvent être
publiquement défendues doivent manifester vis-à-vis des collègues malmenés à travers
le monde, fait pourtant l’unanimité et elle a constitué le fondement de la mise en place
des organisations spécialisées comme le Scholar Rescue Fund4 et Scholars at Risks5.
Mais les interrogations sur la forme que peut prendre cette solidarité et la manière la
plus efficace de la mettre en œuvre restent nombreuses.
Le présent ouvrage met en avant la complexité des situations dans lesquelles les
universitaires menacés peuvent se trouver, la diversité des stratégies d’oppression
auxquelles ils sont confrontés ainsi qu’une série d’initiatives, anciennes ou récentes,
entreprises pour leur marquer un soutien.
Donner de la publicité (médiatique ou au sein des réseaux professionnels spécialisés) à la situation de collègues en difficulté à l’étranger constitue une première façon
de manifester cette solidarité, mais elle peut également être contre-productive. C’est
4
5
https ://www.scholarrescuefund.org (consulté le 5 février 2020).
https ://www.scholarsatrisk.org (consulté le 5 février 2020).
PRÉfACE
ainsi que l’emprisonnement du politologue Roland Marchal et de la socio-anthropologue Fariba Adelkhah en Iran, en juin 2019, n’a pas été immédiatement rendu public,
sans doute afin que puissent être entreprises des négociations diplomatiques. À l’heure
où nous écrivons ces lignes, Fariba Adelkhah est toujours assignée à résidence en Iran,
condamnée à cinq ans de prison pour « atteinte à la sécurité nationale »6 . Plusieurs
chercheurs turcs, syriens, azerbaïdjanais, durant leur séjour à l’ULB, ont insisté sur la
nécessité de respecter une grande discrétion et le plus strict anonymat, afin qu’ils ne
puissent jamais être identifiés, dans leur pays d’origine, comme ayant bénéficié d’un
dispositif visant à soutenir des chercheurs « en danger ».
Que le chercheur en danger quitte son pays (dans l’éventualité où il circule encore
à l’étranger librement) pour bénéficier d’un appui, ou qu’il se trouve déjà à l’étranger, le
mécanisme d’accueil doit être adapté selon le souhait du chercheur de repartir ensuite
dans son pays d’origine ou de rester à l’extérieur, mais aussi en fonction des dangers
qui peuvent peser sur la famille ou les proches restés sur place.
Pour les institutions qui accueillent régulièrement des collègues en danger depuis
plusieurs années, une question centrale est désormais celle de la « transition ». La
plupart des systèmes universitaires européens permettent difficilement d’intégrer,
à moyen terme, des chercheurs qui ne parlent pas les langues utilisées dans leurs
cursus d’enseignement ou des collègues qui ont poursuivi l’essentiel de leur formation, puis de leurs missions d’enseignement et de recherche dans des établissements
du Proche-Orient, d’Asie ou d’Afrique dont les fonctionnements diffèrent. Dès lors,
pour les collègues qui ne sont pas en mesure de rentrer dans leur pays d’origine au
terme de leur bourse (soit parce que l’instabilité demeure, soit parce que des menaces
continuent à les viser personnellement), il n’y a guère que deux options possibles : soit
postuler pour bénéficier d’autres opportunités d’accueil dans une autre institution,
probablement temporaires, ce qui peut entraîner un nouveau déplacement de la famille
vers un pays où une autre langue est pratiquée, de s’astreindre à de nouveaux efforts
d’intégration dans une autre ville et un autre système ; soit s’installer définitivement
dans le premier lieu d’accueil, bien souvent au prix d’une reconversion professionnelle
très lourde psychologiquement. Ainsi, l’absence de possibilité de faire reconnaître et
valider, en Belgique, le diplôme de médecin spécialiste délivré dans son pays d’origine
a amené l’un de nos boursiers à reprendre un cursus presque complet de médecine, à
Bruxelles, afin de pouvoir exercer comme généraliste. Un autre boursier s’est investi
dans les associations d’aide aux réfugiés, mettant à profit ses compétences linguistiques
pour servir d’interprète.
Ces parcours sont complexes, douloureux, dans un contexte où nos collègues
universitaires peuvent se trouver en situation de perte d’un capital social et symbolique
dont ils bénéficiaient avant de quitter leur pays d’origine. Ils se heurtent en outre à des
politiques publiques d’accueil et d’intégration souvent déficientes et sont confrontés à
la montée de discours et de politiques xénophobes ou antimigrants développés par les
mêmes partis qui s’en prennent, par ailleurs, aux libertés académiques.
À travers ces actes de solidarité, il ne s’agit pas seulement de réaffirmer notre
attachement aux libertés académiques, à la latitude que doivent avoir les universitaires
6
Pour un suivi sur sa situation et sur la mobilisation en sa faveur, voir https ://faribaroland.hypotheses.org/.
13
14 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
pour enseigner, chercher, développer et exprimer leurs idées scientifiques, mais de
marquer à ces collègues brimés par des pouvoirs autoritaires et intolérants ou par la
violence de la guerre ce qui nous relie foncièrement : notre commune humanité.
Introduction
Face à des atteintes multiformes,
repenser la liberté académique et ses enjeux
Vanessa Frangville, Aude Merlin,
Jihane Sfeir, Pierre-Étienne Vandamme
Université libre de Bruxelles
Depuis 1994, en raison de mes critiques fréquentes
et sévères des échecs du gouvernement local du Xinjiang,
les autorités n’ont cessé d’interférer dans mes enseignements.
Depuis 1999, je n’ai plus eu d’opportunités de publier
mes articles. De 1999 à 2003, on m’a interdit d’enseigner
à l’Université des Minzu qui m’employait.
Ilham Tohti, économiste ouïghour à Pékin, 17 janvier 2011
(condamné à la prison à vie en 2014)1
Je vous écris de ma prison, avec la ferme conviction : ensemble,
nous surmonterons n’importe quel mensonge. Et les libertés
académiques, jamais, ne deviendront une notion abstraite.
Iouri Dmitriev, historien russe, 3 décembre 2018, extrait de sa
lettre de réponse à notre invitation à un colloque sur la liberté
académique à l’ULB (condamné le 29 septembre 2020 à 13 ans
de détention, après près de trois ans de réclusion préventive)
La mise en scène d’un enterrement symbolique de la liberté académique sur une
place en plein centre de Budapest en 2018 frappe l’imaginaire. Au cœur de l’Europe,
une université est forcée de déménager, suite à l’adoption de lois hongroises qui
rendent cette institution académique non grata. Cette image saisissante du cercueil
1
Publié dans China Change le 6 avril 2014 : https ://chinachange.org/2014/04/06/my-ideals-and-the-career-path-ihave-chosen (consulté le 3 février 2020). Trad. de l’anglais par V. frangville.
16 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
et du deuil renvoie à la déferlante d’informations concernant les atteintes portées à la
liberté académique qui, comme le rappelle Jean-François Bayart, est « en danger sur
les cinq continents »2 . L’actualité au fil des mois n’a en effet cessé de nous renvoyer au
constat d’une amplification, aggravation, voire accélération d’un processus fragilisant
la liberté académique : l’assassinat d’un doctorant italien, Giulio Regeni, en Égypte
en 2016 ; la condamnation à mort d’un chercheur irano-suédois en 2017, Ahmedraza
Djalali ; l’emprisonnement et la criminalisation de chercheurs en Turquie, Iran, Russie,
Chine, pour ne citer que les cas les plus saillants et… connus. Mais, également, une
fragilisation de cette liberté dans le monde démocratique, renvoyant aussi à une
fragilisation des démocraties elles-mêmes, quand il ne s’agit pas de transition autoritaire comme on peut le voir en Hongrie ou au Brésil. Ces événements impliquent de
réinterroger la liberté académique, mais aussi de constituer les menaces qui pèsent sur
elle en objet de recherche. De quoi ces processus sont-ils le nom, et comment analyser
ces nouvelles évolutions ?
Notion parfois perçue comme implicite 3, la liberté académique s’adapte à des
contextes différents en fonction des contraintes qui la menacent ou, comme le souligne
Olivier Beaud, est constamment reformulée en creux, en réponse ou en opposition aux
agressions qu’elle subit4 . À l’orée du XXIe siècle, de quelle nature sont ces attaques, et
comment nous appellent-elles à repenser la liberté académique ? Comment l’université
doit-elle se réinventer pour protéger cette valeur fondamentale, pilier même du métier
d’universitaire, essentielle à la créativité scientifique ?
À l’épreuve d’évolutions récentes qui montrent des atteintes de différents ordres,
le présent ouvrage a été conçu comme une réflexion nécessaire sur les missions de
notre métier et les paramètres qui les conditionnent, tout comme les responsabilités
des enseignants-chercheurs que nous sommes. Il s’agit donc d’affirmer notre rôle
collectif dans le maintien de garanties de la liberté académique, car c’est bien face à des
situations de crise ou des signes d’inquiétude qu’il revient aux chercheurs eux-mêmes,
ou à ces « communautés de compétents »5, de s’engager pour redonner un sens à la
liberté académique.
Se trouvent ainsi abordées dans cet ouvrage les questions relatives à la définition
du concept de liberté académique et de ses actualisations, lorsqu’il s’agit de produire
un savoir propre à éclairer des situations complexes, à partir de terrains, domaines
ou contextes sensibles. Au-delà de la tentative visant à analyser les entraves, y
compris dans leurs formes nouvelles, à la liberté de chercher et de partager le savoir
produit, les différentes contributions s’interrogent aussi sur les outils de solidarité
qui peuvent être élaborés en adoptant une perspective responsable et transnationale.
2
3
4
5
J.-f. Bayart, « La liberté scientifique en danger sur les cinq continents », The Conversation, 27 janvier 2020,
https ://theconversation.com/la-liberte-scientifique-en-danger-sur-les-cinq-continents-130624 (consulté le 17
février 2020).
J. Allard et M. Puig de la Bellacasa, « Pourquoi la liberté académique ? », in J. Allard, G. Haarscher et M. Puig de la
Bellacasa, L’Université en questions. Marché des savoirs, nouvelle agora, tour d’ivoire ? Bruxelles, Labor, 2001, p. 233238.
O. Beaud, « Les libertés universitaires (I) », Commentaire, 129, 2010/1, p. 175-196 (p. 180).
T. L. Haskell, « La justification de la liberté académique à l’heure du pouvoir/savoir », in J. Allard, G. Haarscher
et M. Puig de la Bellacasa, L’Université en questions. Marché des savoirs, nouvelle agora, tour d’ivoire ? Bruxelles,
Labor, 2001, p. 245-295.
InTRODUCTIOn
En somme, comment maintenir une « vigilance critique » en phase avec les sociétés
contemporaines ou, pour reprendre les termes de Guy Haarscher, être « à l’écoute
du monde présent »6 ? L’ouvrage est traversé par la conviction que l’université doit se
protéger non pas en se construisant comme tour d’ivoire ni comme acteur politique
partisan, mais en réaffirmant son rôle spécifique dans l’espace public et son service à
la société. En effet, elle n’est pas un grand conservatoire dont l’objectif ne serait que
de préserver des savoirs anciens, mais bien un réservoir, incubateur et laboratoire
d’idées et de créativité pour penser le passé, le présent et le monde de demain.
Diversification et interconnexion des contraintes
à l’échelle globale
Il n’y a jamais eu d’âge d’or de la liberté académique, comme nous le rappelle
Philip Cunliffe, car chaque époque a connu ses menaces7. Pourtant, sans vouloir
tomber dans l’écueil du tourment éternel à l’image de Prométhée – comme nous en
avertit Cunliffe –, force est de constater que les attaques contre la liberté académique
se sont multipliées et diversifiées dans leurs sources, leurs degrés et leurs conséquences. En effet, depuis le début des années 2010, une accélération semble à l’œuvre
dans différents pays, transcendant les frontières et les types de régimes politiques.
De la mise en place de contraintes institutionnelles pour répondre aux exigences de
l’économie mondiale à la criminalisation du chercheur et de son travail en contexte
autoritaire, cet ouvrage propose non seulement d’analyser certains des mécanismes
qui produisent l’impossibilité de facto de mener la recherche et de partager le savoir
constitué, mais il vise aussi à identifier les dispositifs qui instaurent des « climats de
censure », issus de situations instables, et à mesurer les craintes qu’elles engendrent8 .
Car c’est bien la possibilité de la contradiction qui constitue un enjeu majeur dans les
attaques contre la liberté académique9. Comment, donc, garantir les conditions de la
production d’un savoir et d’un débat libres face à des pressions de nature et d’origine
en constante diversification ?
Les contributions nous rappellent en effet que les acteurs susceptibles d’exercer
des contraintes sur la liberté académique sont multiples. L’État apparaît comme le cas
le plus évident : le degré de liberté académique reste souvent corrélé au type de régime
politique et, par conséquent, au degré de protection étatique de la liberté d’expression
dans un pays donné, même s’il n’y a pas que dans les contextes autoritaires que les
États – par leur action, ou, parfois, leur inaction ou absence de réaction – menacent la
liberté académique. La poursuite de l’excellence et les pressions économiques imposées
6
7
8
9
G. Haarscher, « L’université : une “aristocratie démocratique” ? », in J. Allard, G. Haarscher et M. Puig de la
Bellacasa, L’Université en questions. Marché des savoirs, nouvelle agora, tour d’ivoire ? Bruxelles, Labor, 2001, p. 7-15.
P. Cunliffe, « Between Golden Ageism and Prometheanism », in C. Hudson et J. Williams (dir.), Why Academic
Freedom Matters, Londres, Civitas, 2016.
M. Duclos et A. fjeld, « Introduction », in Liberté de la recherche : Conflits, pratiques, horizons, Paris, Kimé, 2019,
p. 24.
J. Allard et M. Puig de la Bellacasa, op. cit., p. 235.
17
18 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
aux chercheurs et à leurs institutions, orchestrées ou tolérées par les États, constituent
également des menaces implicites imposant une gouvernance « par le haut »10. Des
groupes de pression politiques ou religieux (voire les étudiants eux-mêmes) peuvent
aussi menacer la liberté académique en s’opposant à certains programmes ou en ciblant
certains chercheurs ou enseignants, comme par exemple dans le domaine des études
de genre. Enfin, l’autocensure des universitaires constitue un autre obstacle potentiel,
avec la non-contestation de sujets et d’approches « politiquement corrects », obstruant
les débats et empêchant la pensée de se former librement. En témoigne la création
récente d’un Journal of Controversial Ideas par les éthiciens Jeff McMahan, Francesca
Minerva et Peter Singer, inquiets d’une certaine uniformisation de la pensée dans des
contextes pourtant favorables à la liberté d’expression11.
Un autre constat fondamental qui ressort des différentes contributions est le
caractère interconnecté et transnational de ces menaces, qui traversent les frontières mais aussi les régimes politiques. Bien que les auteurs des chapitres travaillent
sur des aires géographiques et disciplinaires différentes, ils partagent souvent des
expériences, questionnements et inquiétudes qui suggèrent des « tendances transversales » à l’échelle mondiale12 . En effet, les différents chapitres nous montrent
qu’un terrain peut, à tout moment, devenir périlleux et tomber sous le coup de
pressions diverses – comme dans le cas de la Turquie – d’une part ; et d’autre part
que, dans certaines situations de destruction extrême, la liberté académique peut se
développer dans des sphères inattendues et parfois de façon contre-intuitive, comme
en contexte de guerre – au Liban par exemple, comme le décrit Candice Raymond,
ou encore en Syrie, comme le développent Ayman Al Dassouky et Thomas Pierret.
La logique contextuelle dans laquelle s’inscrivent les attaques contre la liberté académique doit donc être saisie autant en termes de spatialité que de temporalité, ce qui
appelle une vigilance permanente : quelle que soit la nature du régime politique en
place, un terrain que l’on pensait stable peut devenir subitement dangereux pour
les chercheurs qui le sillonnent. Conflits armés, régimes autoritaires, contagion des
régressions antidémocratiques, flottement et absence de protection par l’État dans
des situations fragiles, libéralisme économique et mise en concurrence : la diversité
des situations est déclinée au fil de sections du livre, dans lesquelles les auteurs
tentent d’approfondir une analyse des mécanismes à l’œuvre, croisant approches
conceptuelles et études de cas.
En même temps, il existe aussi des atteintes à la liberté académique par effet de
contagion, plus insidieuses et plus tentaculaires, qui insufflent dans l’ensemble de la
communauté des tendances de contrôle au nom des collaborations internationales. En
Chine, par exemple, le durcissement de l’autoritarisme depuis la prise de pouvoir de
Xi Jinping en 2012 a non seulement placé le monde académique chinois sous stricte
10
11
12
O. Beaud, op. cit., p. 183-184.
Voir https ://www.thetimes.co.uk/article/anonymous-journal-lets-academics-publish-and-not-be-damnedkcr6x2ls5 (consulté le 22 janvier 2020).
M. Duclos et A. fjeld, « Introduction », op. cit., p. 12-13.
InTRODUCTIOn
surveillance13, entraînant pertes de postes, poursuites judiciaires, emprisonnements,
voire condamnations à mort dans le cas des chercheurs ouïghours, mais atteint également les chercheurs chinois à l’étranger et les chercheurs internationaux spécialistes
de la Chine14 . On a vu notamment les ambassades chinoises intervenir auprès des
autorités universitaires américaines, canadiennes et françaises pour faire annuler
sur leurs campus des événements académiques sur les violations de droits humains
au Tibet ou dans la région ouïghoure, ou empêcher des manifestations étudiantes
en faveur de la démocratie à Hong Kong15. Les pressions chinoises exercées sur des
éditeurs comme les Presses universitaires de Cambridge ou Springer ont également
suscité de vives inquiétudes16 . La présence des Instituts Confucius, instruments de
diplomatie culturelle d’un État dictatorial sur les campus du monde entier, est une
autre source de préoccupation. À ce sujet, Eva Pils explicite dans cet ouvrage une
différence éclairante entre un soft power qui serait le fait d’instituts de recherche
provenant du monde démocratique, et ce qu’elle définit de façon suggestive comme
le sharp power. En somme, le régime chinois a mis en place un système efficace
d’autocensure engageant chercheurs et institutions partenaires à adopter ses lignes
idéologiques par l’intimidation comme par la flatterie, ainsi que l’analyse la contribution d’Eva Pils. Ce contexte explique l'inquiétude que suscite la mise en place du
premier campus chinois en Europe dans la capitale hongroise, au moment même où
la European Central University est, quant à elle, chassée de Budapest17.
Produire un savoir libre et critique : plus qu’un droit,
un principe fondamental de l’université
La liberté académique s’applique à un milieu déterminé : celui des membres
d’institutions consacrées à la production et à la transmission du savoir, autrement dit
à la recherche et à l’enseignement. Ladite recherche est en principe caractérisée par
son aspect « désintéressé » selon Charles Fortier18 , agissant en dehors de toute logique
13
14
15
16
17
18
Voir le rapport de plus de cent pages de Scholars at Risk consacré à la Chine en 2019 : https ://www.
scholarsatrisk.org/wp-content/uploads/2019/09/Scholars-at-Risk-Obstacles-to-Excellence_En.pdf (dernière
consultation le 7 décembre 2019).
D. Polat, « faire de la recherche sur les minorités en Chine : des contrôles intérieurs à la censure à l’étranger. Le
cas des études ouïghoures », in M. Duclos et A. fjeld (dir.), Liberté de la recherche : Conflits, pratiques, horizons,
Paris, Kimé, 2019 ; V. frangville, « Liberté académique sous pression en Belgique : le long bras de Pékin », Le Soir,
3 octobre 2020.
B. Allen-Ebrahimian, « China’s long arm reaches into American campuses », Foreign Policy, 7 mars 2018, en ligne :
https ://foreignpolicy.com/2018/03/07/chinas-long-arm-reaches-into-american-campuses-chinese-studentsscholars-association-university-communist-party (consulté le 5 décembre 2019) ; The Conversation, « How
Should Universities Respond to China’s Growing Influence on Their Campuses », 4 novembre 2019, en ligne :
https ://www.universityworldnews.com/post.php ?story=20191003231559963 (consulté le 24 novembre 2019).
K. Carrico, « A Tale of Two Publishers : is censorship the new normal ? », Asia Dialogue, 8 novembre 2017, en ligne :
https ://theasiadialogue.com/2017/11/08/a-tale-of-two-publishers-is-censorship-the-new-normal (consulté le
8 décembre 2019).
« A Budapest, la fac chinoise fudan va remplacer “l’université Soros” – Libération (liberation.fr), 10 janvier 2021.
C. fortier, « La liberté du chercheur public », in J. Larrieu (dir.), Qu’en est-il du droit de la recherche ?, actes du
colloque organisé à Toulouse les 7-8 juillet 2008, Paris, LGDJ, 2009, p. 113-129.
19
20 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
industrielle et commerciale. Autrement dit, il s’agit de poursuivre le savoir « pour
lui-même » ou « comme une fin en soi » (for its own sake), pour reprendre les termes de
Judith Butler19. Cet impératif vaut autant pour les institutions universitaires publiques
que privées, la distinction entre les deux n’étant pas toujours pertinente car elle est
fonction des systèmes éducatifs nationaux et n’enlève rien à l’universalité de la liberté
académique. Comme le précise Olivier Beaud, sur le plan philosophique, la liberté
académique est une valeur en soi qui ne dépend pas des structures économiques ou
juridiques de l’établissement 20. Ce qui caractérise la liberté académique, en revanche,
c’est qu’elle est réservée à ceux et celles qui ont « acquis les titres nécessaires à l’exercice
de cette profession »21.
En ce sens, Guy Haarscher, dans sa contribution, souligne que la liberté académique se distingue de la liberté d’expression ou d’autres droits humains fondamentaux
au sens où elle n’est pas innée mais s’acquiert et se construit autour d’une profession
bien particulière, celle de « savant », dont le devoir spécifique est de faire progresser
la connaissance. G. Haarscher nous rappelle aussi la dimension collective de la liberté
académique, et le droit fondamental à l’autogestion des universités ou à la gouvernance
de celles-ci par la « communauté des compétents », en restant vigilant à ne pas se
renfermer sur un dogmatisme de la bien-pensance. De même, le relativisme constitue
un rempart contre lequel se heurte souvent la liberté académique : si la neutralité
axiologique wébérienne est régulièrement remise en cause en sciences humaines et
sociales, l’université ne doit pas pour autant devenir une arène politique, au risque de
remettre en cause les fondements de la liberté académique.
Dans son chapitre, Philippe Van Parijs souligne quant à lui que cette liberté fait
face à des contraintes légitimes et illégitimes. Les contraintes légitimes sont d’abord
celles liées au choix de la part des autorités publiques de privilégier (plutôt qu’interdire) certains domaines de recherche en fonction des besoins de la société. Une
telle contrainte n’est toutefois légitime que si elle ne concerne qu’une partie de la
recherche, laissant suffisamment de place à la recherche fondamentale et d’autonomie
à la communauté des chercheurs. Sont sans doute également légitimes les contraintes
exercées par les pairs lorsqu’en évaluant des projets de recherche, des articles ou
des candidatures, ils privilégient certaines orientations qui leur paraissent scientifiquement préférables. Les contraintes illégitimes, qui font l’objet de ce livre, sont au
contraire toutes celles qui visent à réduire la liberté des académiques pour des motifs
autres que scientifiques. Comme le montre Ph. Van Parijs à travers l’étude de deux cas
auxquels il a été confronté à l’Université catholique de Louvain, la ligne de démarcation
entre contraintes légitimes et illégitimes n’est toutefois pas toujours évidente, comme
avec la liberté d’expression en général, qui n’est pas un droit absolu.
Enfin, dans sa présentation du cours en ligne (MOOC) pour promouvoir la liberté
académique, Olga Hünler propose aux chercheurs et aux étudiants des outils concrets
pour produire et partager des connaissances en évitant la censure et en participant
19
20
21
J. Butler, « Academic freedom and the Critical Task of the University », Globalization, 2017, vol. 14, no 6, p. 857-861
(p. 858).
O. Beaud, op. cit., 177.
Ibid., p. 179.
InTRODUCTIOn
au maintien de la pensée critique au sein des universités. Reprenant certaines définitions officielles de la liberté académique, comme dans la Déclaration de Lima en
198722 et celle de l’ONU une décennie plus tard, Olga Hünler s’attache d’abord à
dessiner les limites de la liberté académique puis à identifier ce qui la menace, et
appelle enfin à prendre des mesures proactives au sein de chaque institution. La mise
en place systématique de déclarations en faveur de la liberté académique dans les
chartes des universités ainsi que de groupes de travail sur des questions spécifiques
est ainsi suggérée.
On comprend ainsi, à travers ces trois contributions qui ouvrent le livre, que la
liberté académique semble souvent un privilège, mais qu’elle est en réalité « la condition fondatrice de la possibilité pour un ou une académique de simplement faire son
travail. C’est plus qu’un droit : c’est une nécessité fondamentale, une condition sine
qua non pour être académique »23. Sans liberté académique, impossible d’étendre les
espaces de réflexion, d’innover, de créer et de penser cette création. Sans cet affranchissement vis-à-vis du pouvoir, des dogmes et des exigences de forces externes,
toute tentative d’exercer correctement la profession de chercheur et d’enseignant est
compromise, voire impossible.
Identifier les menaces à la liberté académique est donc essentiel. Paul Löwenthal,
dans sa proposition de définition juridique de la liberté académique, évoque « la
liberté intellectuelle et matérielle nécessaire » à la recherche et à l’enseignement 24 .
Autrement dit, les attaques contre la liberté académique peuvent intervenir à la fois
sur le fond ou sur le contexte et à tout moment du processus, comme le rappelle
Étienne Tassin, identifiant trois types de contraintes illégitimes qui se subdivisent
en catégories diverses et représentent trois étapes clés de la recherche : ébaucher et
penser, mener et produire, partager25. David Paternotte et Mieke Verloo, quant à eux,
distinguent onze types de menaces26 . Le tableau 1 s’inspire de leur travail et intègre
également les mécanismes identifiés dans notre présent ouvrage. Il répertorie 28 types
de menaces différents et n’est certainement pas exhaustif. Il vise surtout à illustrer
l’importante diversité des menaces, qui frappe l’esprit à la lecture des différentes
contributions ici rassemblées. Ces menaces ne sont certes pas toutes comparables
dans leur gravité ni dans leurs effets, mais cette vue d’ensemble invite à considérer
la liberté académique sous toutes ses facettes et à mesurer l’ampleur de la tâche
consistant à la préserver.
22
23
24
25
26
On peut aussi penser à la Magna Charta Universitatum, signée à Bologne en 1988 par 904 universités.
La citation originale est : « it is a very founding condition of the possibility of an academic doing her or his job at all. It
is more than a right : it is a fundamental necessity, a prerequisite for being an academic ». T. Docherty, « On academic
and other freedoms », in C. Hudson et J. Williams (dir.), Why Academic Freedom Matters, Londres, Civitas, 2016,
p. 100.
P. Löwenthal, « Enjeux et conditions de la liberté académique », in J. Allard, G. Haarscher et M. Puig de la
Bellacasa, L’Université en questions. Marché des savoirs, nouvelle agora, tour d’ivoire ? Bruxelles, Labor, 2001, p. 293323.
É. Tassin, « La politique de la liberté de la recherche et ses trois menaces actuelles. Pour une exception
académique », in M. Duclos et A. fjeld (dir.), Liberté de la recherche : Conflits, pratiques, horizons, Paris, Kimé, 2019.
D. Paternotte et M. Verloo, « Political science at risk in Europe : frailness and the study of power », in T. Boncourt,
I. Engeli et D. Garzia (éds), Political Science in Europe: Achievements, Challenges, Prospects, Colchester/Londres,
ECPR Press/Rowman & Littlefield International, 2020.
21
22 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
Tableau 1 Typologie des menaces possibles à l’encontre de la liberté académique
Intimidation
et répression
Outils
bureaucratiques
Menaces politicoéconomiques
Menaces
« par contagion »
Menaces internes
aux universités
Harcèlement,
surveillance,
menaces et
attaques
personnelles
Politiques
d’accréditation
sélectives
Marchandisation de
l’éducation
supérieure
Financement de
projets/centres/
chaires par des
régimes autoritaires
Autocensure
Nommer, blâmer,
mettre sur liste
noire des
universitaires ou
disciplines
Retrait de
financements
Pressions visant à
l’« excellence »
Interventions de
« censeurs » dans
les revues à comité
international
Politisation de
l’université par ses
acteurs
Intimidations par
des groupes de
pression
Censure
Coupes budgétaires
dans la recherche
fondamentale
Dépendance par
rapport à des
étudiants étrangers
payant des frais
d’inscription élevés
Relativisme
Enregistrements
Fermeture d’un
département ou
d’une université
Coupes dans les
domaines
politiquement
sensibles (genre,
migrations)
Limites à la liberté
de circulation
Publications
scientifiques
« alternatives »
Dénonciations par
des étudiants
Poursuites
judiciaires
Politisation des
universités par les
nominations
Ostracisation de
collègues
Militarisation des
campus
Licenciements
Blocage de l’accès à
du matériel de
recherche ou à un
terrain
Inspiré et adapté de D. Paternotte et M. Verloo (2020)
Protestations
d’étudiants
InTRODUCTIOn
Faire de la recherche en situation de guerre :
entre anéantissement de la liberté académique
et reconfiguration des opportunités
Faire de la recherche en temps de conflit armé, c’est se mettre en danger pour
exprimer librement sa pensée, continuer à enseigner au prix de sa vie et être parfois
obligé de s’exiler pour pouvoir poursuivre son métier. En effet, être universitaire dans
des pays instables politiquement, en conflit et en crise, est un métier à risque. En temps
de paix, les intellectuels universitaires engagés prennent la parole comme maîtres de
vérité et de justice ; ils sont la conscience de tous27. En temps de crise et de conflit, ils
deviennent les premières cibles des attaques et leurs institutions (universités, centres de
recherche, bibliothèques) sont fermées, confisquées ou détruites. Ainsi, la zone d’action
du chercheur se trouve réduite, sa liberté d’expression menacée ou instrumentalisée.
L’exemple irakien est parlant : depuis l’invasion américaine en 2003, les universitaires sont souvent menacés, pris en otage ou assassinés. À Bagdad, dès les premières
heures de l’attaque américaine, on a déploré le saccage des bibliothèques, le bombardement des universités et des centres de recherche et la destruction d’une grande partie
du patrimoine intellectuel et culturel irakien28. Bien qu’il soit impossible de déterminer
l’ampleur exacte de la violence et de l’intimidation, le ministère irakien de l’Enseignement supérieur a indiqué que plus de 3 250 universitaires avaient fui le pays entre
février et août 2006 et que plus de 259 universitaires avaient été assassinés, 72 autres
enlevés et 174 pris en otage entre 2003 et 2008. Plus d’une centaine d’étudiants ont
été tués, principalement par des attentats-suicides, des voitures piégées et des tirs de
mortier visant des universités et des écoles29.
L’un des premiers rapports sur cette violence a été celui de Robert Fisk qui a déclaré
en juillet 2004 que « le personnel académique soupçonne l’existence d’une campagne
visant à dépouiller l’Irak de ses universitaires, à achever la destruction de l’identité
culturelle de l’Irak qui a commencé lorsque l’armée américaine est entrée à Bagdad »30.
L’idée de nettoyage culturel a été centrale dans les débats du séminaire international de l’Université de Gand qui s’est tenu en mars 2011 pour dénoncer les exécutions,
les enlèvements, le déplacement forcé d’universitaires irakiens, la destruction de
l’infrastructure éducative, pendant la guerre et l’occupation qui a suivi. Le séminaire
organisé conjointement par le BRussells Tribunal pour l’Irak et le MENARG – Middle
East and North Africa Research Group de l’Université de Gand –, en collaboration avec
d’autres organisations, s’est ouvert avec la cérémonie de signature de la Charte de Gand
pour la défense de l’éducation en Irak. Plusieurs universitaires belges ont signé ce texte
27
28
29
30
M. foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 109-113.
K. Watenpaugh, E. Méténier, J. Hanssen et H. fattah, Opening the Doors: Intellectual Life and Academic Conditions
in Post-War Baghdad, The Iraqi Observatory, 15 juillet 2003, p. 6.
Un Educational, Scientific and Cultural Organisation (UnESCO), Education under Attack 2010 – Iraq, 10 February
2010, https ://www.refworld.org/docid/4b7aa9df5.html (consulté le 3 janvier 2020).
R. fisk, « Academics targeted as murder and mayhem hits Iraqi colleges », The Independent, 14 juillet 2004,
https ://www.independent.co.uk/voices/commentators/fisk/iraqi-academics-targeted-in-murder-spree-553078.
html (consulté le 3 janvier 2020).
23
24 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
pour dénoncer les attaques contre l’élite intellectuelle et le système éducatif irakiens31.
Cette politique de nettoyage culturel constituerait selon eux un « éducide »32 , à savoir
l’anéantissement de l’éducation en Irak, qui continue bien après le retrait des troupes
américaines en 2008.
Si l’exemple irakien reflète la situation de plusieurs pays en conflit33, il n’est cependant pas universel. Le Liban, qui a connu une guerre civile entre 1975 et 1990, voit son
système éducatif supérieur menacé, mais aussi se redéfinir en fonction de la nouvelle
cartographie du conflit partageant le pays en secteurs confessionnels. Des sections de
l’Université libanaise sont ainsi créées et implantées dans les différentes zones du pays
afin de permettre l’accès à l’éducation au-delà des lignes de démarcation. Par ailleurs,
de nouveaux centres de recherche extra-universitaires voient le jour et viennent
suppléer aux déficiences des institutions académiques classiques. La plupart de ces
centres de recherche sont affiliés à des organisations politiques (OLP, Phalangistes,
etc.) et sont financés par des acteurs locaux ou régionaux. La liberté académique est
certes limitée et instrumentalisée, puisque la recherche y est forcément militante pour
un camp ou pour un autre. C’est l’objet d’étude présenté par Candice Raymond, qui
analyse l’un des plus importants centres de recherche en sciences humaines et sociales
au Liban, fondé sur financement libyen en 1975 : l’Institut du développement arabe
(IDA), un centre « dont l’ambition déclarée était de repenser le projet panarabe à
partir des enjeux de développement ». Ce centre a rassemblé les intellectuels de gauche
libanais et leur a permis de poursuivre leur carrière académique en dépit de la guerre.
Pendant longtemps, leur champ d’action fut circonscrit dans un camp. Cependant,
cela ne les empêchait pas de circuler entre les différents cercles et d’évoluer dans divers
réseaux intellectuels, échappant ainsi au contrôle des financeurs. Le contexte chaotique
du conflit et la multiplicité des centres leur ont ainsi permis d’avoir une plus grande
marge d’autonomie de pensée.
Ces centres ou instituts de recherches extra-universitaires qui ont vu le jour
pendant la guerre libanaise ont ainsi permis à toute une génération d’enseignantschercheurs de poursuivre leur carrière professionnelle malgré le conflit. En Syrie, la
guerre déclenchée suite à la révolution de 2011 a été accompagnée par la multiplication
d’institutions de recherche et think tanks nés dans l’exil. Thomas Pierret et Ayman
Al Dassouky décrivent dans leur contribution le paysage sinistré des sciences sociales
en Syrie malgré l’ouverture de la première faculté de science politique en 2003 et les
promesses de réformes. La recherche en science politique reste une menace pour le
régime. Pour le questionner librement, les Syriens expatriés réfléchissent sur le sort
31
32
33
http ://www.brussellstribunal.org (consulté le 10 février 2020).
D. Adriaensens, W. Treunen, S. Zemni, C. Parker et L. De Cauter (éds), Beyond Educide. Sanctions, Occupation and
the Struggle for Higher Education in Iraq, Gand, Academia Press, 2012.
On peut penser notamment à la Tchétchénie, ravagée par deux guerres d’une immense violence au cours
des années 1990 et 2000, qui a vu ses infrastructures académiques et une partie de son personnel anéantis.
Les modalités de la « sortie de guerre », avec l’instauration d’un régime ultra-répressif sous la direction de
Ramzan Kadyrov, ont ajouté, au désarroi et à la déstructuration du tissu académique, une chape de plomb
étanche obérant la liberté académique. De ce fait, cette dernière a été doublement frappée : par la guerre,
les destructions, l’hémorragie des cerveaux dans un premier temps ; par le contrôle politique, la censure et
l’autocensure, les violences symboliques, politiques et parfois physiques sous le régime de Ramzan Kadyrov.
Observations de terrain et entretiens menés par Aude Merlin, avec des chercheurs voulant rester anonymes :
Grozny, 2012, 2017.
InTRODUCTIOn
de leur pays à partir des centres de recherche implantés au Moyen-Orient, en Europe
ou en Amérique. Ainsi, depuis le déclenchement de la révolution et le glissement
dans la guerre, la Syrie connaît « une communauté de politistes autrement plus vaste,
diversifiée et expérimentée que ce n’était le cas avant le conflit » ; une communauté
transnationale obligée de s’exiler, pour critiquer et interroger librement le régime de
Bachar al Assad. On peut aussi penser à l’expérience d’une « Université alternative et
démocratique pendant la guerre » dans le territoire kurde du Rojava 34 .
L’atteinte aux libertés académiques dans un pays en guerre se prolongera dans une
situation de postconflit, tant que le régime ne changera pas ou n’évoluera pas. C’est le
cas d’étude proposé par René Claude Niyonkuru sur le Burundi, qui a expérimenté une
parenthèse démocratique entre 2005 et 2015, la décennie qui a suivi la guerre civile,
mais qui depuis assiste « à un retour de l’autoritarisme et de la violence politique,
matérialisés par des efforts de musellement de toute voix dissidente et la répression de
la recherche »35. Alors, comment faire de la recherche librement, comment contourner
les menaces, quelle place occupe le chercheur dans l’arène universitaire et publique
en contexte de crise ? Le témoignage de René Claude Niyonkuru est essentiel pour
comprendre la politique d’intimidation, de répression et de menace menée contre les
chercheurs au Burundi. Sa contribution est une analyse fine des instruments répressifs de l’État qui poussent parfois le chercheur à s’exiler. L’exil est cependant ressenti
comme une contrainte chez certains chercheurs qui peinent à construire une nouvelle
carrière universitaire.
La voie ténue de la liberté académique en situation autoritaire :
l’État, acteur de l’oppression ou coproducteur d’un climat liberticide
Reflet d’un type de régime politique, la latitude laissée à la liberté académique est
fonction de l’ouverture politique qui prévaut dans tel ou tel pays. Cependant, on voit
bien que les « lignes rouges », comme le disent M. Duclos et A. Fjeld dans l’introduction
de leur ouvrage36 , sont « tremblées », au sens où l’on ne sait jamais exactement ce qui
va acter une rupture ou une frontière à ne pas franchir. Parallèlement, les logiques de
régression antidémocratique que l’on observe ces dernières années37 produisent des
effets tangibles sur le monde académique.
Au sein de la catégorie des régimes autoritaires, catégorie qui elle-même se
décline selon des modalités multiples 38 , la liberté académique est par définition
34
35
36
37
38
Dominique Soguel, “At a new University, Syrian Kurds build their own future”, The Christian Science Monitor,
16 april 2019, https://www.csmonitor.com/World/Middle-East/2019/0416/At-a-new-university-Syrian-Kurdsbuild-their-own-future.
Cet ouvrage, p. 96.
M. Duclos et A. fjeld, « Introduction », op. cit., p. 24.
T. Luca, When Democracies Collapse. Assessing Transitions to Non-Democratic Regimes in the Contemporary
World, Routledge, 2018. Voir aussi I. Krastev et S. Holmes, Le Moment illibéral, Paris, fayard, 2019. Ces tendances
pourraient acter plus qu’un « moment ».
J. Linz, Régimes totalitaires et autoritaires, Paris, Armand Colin, 2007.
25
26 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
fragilisée. Comme le rappelle René Claude Niyonkuru dans son chapitre39, « il est
illusoire de vouloir construire un milieu académique libéré de toutes contraintes
dans un environnement sociopolitique caractérisé par un verrouillage de l’espace
démocratique. La liberté des chercheurs est largement tributaire du niveau de liberté
de l’ensemble des citoyens ». Cependant, un régime autoritaire n’est pas un régime
totalitaire, ce qui signifie qu’il existe, en situation autoritaire, un espace pour la liberté
académique, avec plus ou moins de latitude selon les thématiques, les périodes et les
enjeux. Ainsi faut-il distinguer d’emblée les régimes totalitaires ou quasi-totalitaires
– la fusion entre l’État et la société civile est une des définitions particulièrement
suggestives du totalitarisme –, d’une part, comme la Corée du Nord, la Tchétchénie
– République fédérée de la Fédération de Russie –, ou l’Erythrée, des régimes autoritaires multiformes, d’autre part, dans lesquels la liberté académique existe tout en
étant soumise à de nombreux aléas. Il faut également rappeler la puissance des angles
morts : dans le cas des régimes totalitaires ou quas-totalitaires, les pressions exercées
sur les libertés académiques ne peuvent être documentées, la peur de témoigner des
acteurs créant un point aveugle40.
Les cas étudiés dans cette section – la Chine, la Russie, la Turquie, l’Azerbaïdjan
et l’Iran – montrent une diversité de situations. Sans entrer dans un classement de ces
régimes, qui n’aurait pas grand sens tant les combinatoires qui conduisent à les définir
comme autoritaires varient d’un pays à l’autre, ce qui nous intéresse ici est d’observer,
à travers une analyse empirique, ce qui participe de l’atteinte à la liberté académique
et selon quels ressorts. D’une part se pose la question du substrat idéologique du
régime et de son impact sur la liberté académique. Dans les cas chinois et iranien, les
régimes reposent sur une idéologie assumée. En Chine, le système communiste est
toujours officiellement en vigueur et Eva Pils explique très bien sa place, incontournable, dans l’université. Dans le cas iranien, la révolution islamique de 1979 constitue
le cadre idéologique de référence ; Firouzeh Nahavandi montre bien comment ce
cadre imprime sa marque dans la vie universitaire, qu’il s’agisse du contenu des
cours, de l’organisation de la vie universitaire ou des lignes rouges à ne pas franchir
pour les enseignants-chercheurs. Dans les cas russe, turc et azerbaïdjanais, on ne
peut parler de cadre idéologique rigide : le régime autoritaire convoque différentes
trames narratives. Dans le cas russe, comme le rappelle Dmitry Dubrovsky, l’espace
dévolu à la liberté académique s’est fortement accru dans les années 1990 – comme
dans tout l’espace postsoviétique après l’effondrement de l’Union soviétique – avant
que ne s’opère un rétrécissement de cet espace, les atteintes à la liberté académique
se multipliant notamment après l’adoption de plusieurs lois liberticides ayant des
répercussions sur le monde académique. D. Dubrovsky montre l’impact direct de ces
lois : des thématiques qui avaient à peine eu le temps d’émerger disparaissent ainsi
39
40
Cet ouvrage, p. 95.
C’est ainsi que plusieurs sources requérant l’anonymat absolu nous ont fait savoir que recevoir une invitation
d’un collègue européen pouvait susciter un intérêt de la part des services de renseignement et que
l’autorisation de mission pouvait être suspendue jusqu’à la dernière minute. De la même façon, des collègues
d’une université en Tchétchénie nous ont clairement fait comprendre qu’ils·elles préféraient que notre présence
ne soit pas repérée sur le campus de ladite université lors d’un séjour de recherche. Observations de terrain et
entretiens menés par Aude Merlin, Grozny, 2017.
InTRODUCTIOn
du champ universitaire, comme les études de genre. Des collègues sont suspendus
de leurs enseignements lorsque ces derniers concernent les droits et libertés, notamment des LGBT, ou lorsque leur expertise dans le champ religieux, par exemple, ne
coïncide pas avec la mise en place progressive du nouveau socle de valeurs construit
par le pouvoir en synergie avec l’Église orthodoxe.
Pour autant, si le régime russe s’est explicitement éloigné des références à la transition démocratique adoptées dans les années 1990, il s’est très largement engagé dans les
transformations néolibérales d’un certain nombre de domaines de l’action publique,
en particulier le domaine universitaire. Le cas russe, en un sens, est emblématique
de la combinaison entre régime autoritaire et réformes néolibérales, qui dessine un
nouveau type de régime adossé au capitalisme autoritaire. On retrouve cet attelage
reliant conservatisme et néolibéralisme ailleurs, des Émirats arabes unis au Brésil. La
mise en concurrence des universités au niveau mondial se décline sur le plan national ;
cette mise en concurrence, avec la dégradation des conditions sociales et la multiplication de contrats précaires à l’université, devient un commode outil dans la gestion
autoritaire et le contrôle des idées par l’État et ses élites.
Dans le cas azerbaïdjanais, comme nous le rappelle Ilkin Huseynli, la liberté
académique a à peine eu le temps d’émerger qu’elle a été rattrapée par la consolidation
d’un régime autoritaire dur. Ilkin Huseynli renvoie aux critères de sincérité, de sérieux
et de rigueur pour montrer comment, en creux, ils sont absents du champ azerbaïdjanais. Les destitutions de professeurs, le contrôle politique exercé à l’intérieur même
des universités ne cessent d’affaiblir le tissu académique, sans parler de la pression
implacable qui s’exerce à travers le contrôle de ce que publient des académiques sur
Internet. La simple question de la qualification du régime politique par des chercheurs
d’Azerbaïdjan constitue une ligne rouge. Ilkin Huseynli montre que cela peut valoir
instantanément l’exclusion du champ académique officiel. Il montre aussi le peu d’estime que les responsables politiques ont pour la recherche. Dans le même temps, et cela
rejoint une analyse plus large des régimes postsoviétiques, le pouvoir azerbaïdjanais
n’hésite pas à convoquer des références issues du monde libéral pour mieux enraciner
une pratique autoritaire41.
En Azerbaïdjan comme en Turquie notamment, on observe un phénomène
typique : de nombreux chercheurs en sciences sociales, face à la fermeture du champ
politique, se sentent investis d’une responsabilité citoyenne, notamment en termes de
prise de parole dans la sphère publique.
Dans le cas turc, la vitalité de l’université a été particulièrement visible dans les
années 2000 : l’arrivée de l’AKP au pouvoir a ouvert de nouvelles possibilités et fait
fissurer des tabous, auparavant figés dans le creuset du kémalisme : des recherches sur
41
Voir à ce sujet les travaux de Carole Sigman sur l’université russe et ceux de françoise Daucé en ce qui concerne
le monde des associations. C. Sigman, « Les transformations de l’enseignement supérieur en Russie. Évolution
du secteur public et stratégies d’établissements », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2014/1, (no 45), p. 21-54.
f. Daucé, Une paradoxale oppression : le pouvoir et les associations en Russie, Paris, CnRS, 2013.
27
28 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
la chute de l’Empire ottoman, l’analyse de son contexte et le génocide42 des Arméniens
de 1915 se multiplient dans les années 2000 avant que ne retombe une chape de plomb :
l’historien turc Candan Badem n’hésite pas à parler d’académicide après le début de
la répression contre les « Académiques pour la paix » (« Baris için akademisyenler »
– BAK), signataires d’une pétition intitulée « Nous ne serons pas complices de ce
crime » début janvier 2016. En effet, la dynamique répressive de 2016 a porté un coup
à cette effervescence intellectuelle qui avait fleuri notamment dans les années 2000.
Et c’est précisément au sujet de la question kurde, nœud gordien de l’État turc, que
cette répression prend de court des académiques pourtant rompus à la signature de
pétitions jusque-là. Comme l’expliquent Teoman Pamukçu et Gaye Çankaya Eksen
ou Pascale Laborier dans leurs contributions, les « Académiques pour la paix » sont
insultés et stigmatisés par le pouvoir, qui les assimile à des terroristes.
La criminalisation des signataires de la pétition – certains inculpés pour propagande terroriste, d’autres pour insulte à la nation turque – montre un glissement dans
l’usage des mots et suggère une fébrilité de la part du pouvoir43. En effet, le terme de
pseudo-intellectuels, utilisé par le président Recep Tayyip Erdogan, se combine avec
l’utilisation du terme de terroristes, alors que les signataires n’ont fait que signer une
pétition. Cette histoire révèle aussi le caractère à géométrie variable des répressions,
la latitude dont disposent les présidents d’université qui peuvent faire le choix de
transmettre au YÖK – le conseil supérieur de l’enseignement – les listes des noms
des signataires de leur université ou, au contraire, de ne surtout pas les transmettre.
Il montre aussi, comme le développent Teoman Pamukçu et Gaye Çankaya Eksen, la
montée en puissance de la répression après la tentative de coup d’État de juillet 2016,
voyant des milliers d’académiques d’universités gülenistes – ou supposées telles – être
licenciés. Les BAK passent alors par pertes et profits de l’atmosphère post-coup d’État,
faisant face à une judiciarisation systématique, qui conduit notamment l’une d’entre
elles, la politiste Füsun Üstel, en prison entre mai et juillet 2019. Elle est finalement
acquittée, comme la majorité des signataires pour la paix44 . Cette issue judiciaire
heureuse ne saurait faire oublier les dommages causés par cette vague de répression, à
de nombreux niveaux, ni faire oublier des événements ultérieurs, comme, par exemple,
l’arrestation d’un doctorant, Cihan Erdal, et d’une chercheuse signataire pour la paix,
42
43
44
Le terme de génocide ne peut pas être utilisé par les chercheurs turcs résidant en Turquie, pour des raisons
notamment de pénalisation du fait de l’article 305 du Code pénal sur l’atteinte à la nation turque. Si des pans
entiers de la recherche se sont ouverts, donnant lieu à des colloques sur les Justes turcs, sur les Arméniens
islamisés, sur les descendants de rescapés et la redécouverte tardive de leur arménité, un chercheur qui écrirait
le mot « génocide » verrait sa carrière condamnée. Le contexte est celui d’une combinaison entre censure
et autocensure. Des initiatives extra-universitaires sont alors mises sur pied, comme les colloques d’histoire
organisés par la fondation Hrant Dink. néanmoins, le dernier en date, prévu en 2019 sur Kayseri, a été interdit
par les autorités. Il n’y a donc même plus de tolérance pour la recherche extra-universitaire. nous remercions
Cengiz Aktar pour ces précisions.
L’expression du mépris se poursuit, a fortiori lorsqu’il s’agit pour le pouvoir de faire d’une pierre deux coups. Les
agressions verbales subies par la Professeure émérite Ayşe Bugra, de l’Université de Bogaziçi en février 2021, ne
sont pas fortuites, alors qu’elle contestait la nomination par le Président turc d’un recteur qui lui est loyal. En
outre, elle est la femme du mécène Osman Kavala, en prison depuis plus de 3 ans, bête noire du président turc
qui le décrit comme « le représentant de Soros en Turquie ».
À l’heure où nous clôturons ce manuscrit, 622 signataires sur 822 ont été acquittés suite à la décision de la Cour
constitutionnelle. Certaines cours d’assises refusent toujours d’acquitter les 200 personnes restantes – dont une
partie est en exil – pour des raisons incompatibles avec l’esprit du verdict rendu par la Cour constitutionnelle.
InTRODUCTIOn
Beyza Üstün, lors d’un coup de filet mené fin septembre 2020 dans plusieurs villes
de Turquie.
La campagne de répression lancée contre les « Académiques pour la paix » montre
aussi la frontière poreuse entre l’exercice d’une liberté académique, au cœur de la
mission de recherche et d’enseignement, et l’exercice, en tant qu’académique, d’une
liberté d’expression dans l’espace public. Dès lors se dessine un tableau où l’on peut,
d’une part, voir des académiques qui ont pris position en connaissance de cause,
nourris par leurs recherches en sciences humaines qui leur donnent une légitimité ;
d’autre part, des chercheurs expliquent prendre position en leur âme et conscience,
au nom de principes qui les guident dans leur vie sur un plan moral, et pas uniquement professionnel. La criminalisation des chercheurs est une arme maniée par les
États autoritaires, la justice se mettant alors au service de l’objectif de l’État. Le cas
de l’historien Iouri Dmitriev, à qui cet ouvrage est dédié ainsi qu’à Ilham Tohti,
est emblématique du cauchemar judiciaire qu’un État autoritaire peut infliger à un
citoyen pour camoufler la vérité. S’il n’est pas rattaché à une institution académique
en Russie – ce qui montre aussi que la liberté de recherche peut être revendiquée à l’extérieur du monde académique stricto sensu, tout en donnant lieu à des travaux d’une
grande rigueur scientifique –, Iouri Dmitriev a montré ses impressionnantes compétences d’historien au sein de l’ONG russe Memorial, dont l’un des enjeux majeurs
lors de sa fondation en 1987 – à la fin de la période soviétique – était précisément
d’établir la vérité sur le stalinisme et de rendre une biographie à chaque victime des
purges staliniennes. La communauté mondiale des historiens ne s’y est pas trompée,
reconnaissant la valeur de son travail et exprimant sa solidarité indéfectible face au
laminoir politico-judiciaire auquel est livré Iouri Dmitriev : en effet, c’est lui qui a
révélé à la communauté scientifique et humaine l’existence en Carélie d’un charnier
de 7 000 victimes d’exécutions durant les purges de 1937-1938. À la mise en lumière
de ce charnier de Sandarmokh, devenu un lieu symbolique de commémoration des
victimes du stalinisme, s’est ajoutée la liste minutieusement établie, au fil de plus
de vingt ans de travail acharné, de 50 000 victimes des répressions staliniennes en
Carélie. La suite est connue : en décembre 2016, il est inculpé pour une affaire montée
de toutes pièces ; relaxé en 2018, il est à nouveau incarcéré : les organisations et historiens qui le soutiennent s’accordent sur le caractère politique de la condamnation,
dans un pays où la mobilisation patriotique est une ressource pour le pouvoir, et où
l’histoire fait l’objet de révisions à l’initiative d’une Société d’histoire militaire, fondée
en 2012 à l’initiative de V. Poutine. Une condamnation à 3 ans et demi de détention,
rendue en juillet 2020, avait laissé espérer une libération en novembre 2020 de cet
historien de 64 ans. Le 29 septembre 2020, la Cour de Carélie a cassé cet arrêt et
condamné Iouri Dmitriev à 13 ans de prison, donnant lieu à un nouveau recours 45.
Tandis que certains chercheurs sont en prison, criminalisés à des fins de bâillonnement, d’autres sont neutralisés dans leurs déplacements. Il convient également
45
Pour le suivi de l’affaire judiciaire, voir https ://dmitrievaffair.com ; voir aussi https ://www.lemonde.fr/
international/article/2020/09/29/la-peine-de-l-historien-iouri-dmitriev-specialiste-des-crimes-staliniensalourdie_6054105_3210.html. Voir aussi https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/06/30/iouridmitriev-est-poursuivi-par-la-justice-russe-pour-ses-activites-derangeantes-d-historien-des-repressionsstaliniennes_6044703_3232.html et http://memorial-france.org/category/actualites/histoire-et-memoire/.
29
30 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
d’interroger le changement de statut de terrains et d’acteurs. Ainsi, la suppression
des passeports d’un très grand nombre d’Académiques pour la paix de Turquie
a-t-elle un impact délétère : comment, en effet, poursuivre une carrière de chercheur
si l’on ne peut plus rencontrer l’autre en chair et en os (en tout cas dans la vie d’avant
l’épidémie) ? Certains ont parlé de mort scientifique, parallèlement à la mort civile,
matérialisée par la fin des droits sociaux, que la vague d’acquittement survenue
en 2019 n’a pas pour autant rétablis. La peur d’embaucher des personnes stigmatisées et la crise économique en Turquie – avant même la crise de la Covid dont les
conséquences socio-économiques seront lourdes – oblitèrent toute perspective de
réintégration sur le marché du travail pour les BAK. La zone grise dans laquelle ils
se trouvent – une mobilisation moindre de la part de la solidarité internationale, du
fait des acquittements, mais point de réhabilitation réelle – ne saurait masquer le
processus à l’œuvre : le monde académique turc s’affaiblit, entre exode des cerveaux
et non-réinsertion de ceux qui sont restés sur le territoire. Cela pose en outre la
question de la stratégie des États autoritaires. De toute évidence, la production intellectuelle inquiète les élites au pouvoir. C’est vrai dans les cinq États étudiés dans cette
section, et bien sûr, également, au Burundi, qui fait l’objet d’une étude dans ce livre.
Qu’il s’agisse d’une rhétorique officielle face à un conflit armé ou à un séparatisme,
force est de constater que les États préfèrent verrouiller la parole que laisser la vérité
percer. Ce faisant, ils affaiblissent le potentiel de développement et de rayonnement
de leur pays. Quel gain, à moyen terme, représenteront en effet le départ des cerveaux
et la diffusion d’un discours officiel fondé sur le mensonge ? En Iran, l’accusation
d’espionnage est brandie, comme ce fut le cas contre l’islamologue australo-britannique Kylie Moore-Gilbert, condamnée à dix ans de prison en 2018 et finalement
libérée fin novembre 2020 en échange de trois Iraniens détenus en Thaïlande. Fariba
Adelkhah est quant à elle accusée d’atteinte à la sécurité d’État. On assiste à un tour
de passe-passe dans ce « pouvoir à l’envers », tel que la chercheuse définit le pouvoir
surplombant des Gardiens de la Révolution. Le chapitre de Firouzeh Nahavandi
est, en lui-même, un hommage également rendu au travail profond et stimulant de
Fariba Adelkhah, toujours assignée à résidence en Iran à l’heure où nous bouclons
ce manuscrit, alors que Roland Marchal a lui été libéré en mars 202046 . Les citations
de ses travaux rappellent qu’avant d’être une prisonnière scientifique, elle est une
chercheuse rigoureuse.
Ce qui frappe l’observateur dans la comparaison des cas, c’est la façon dont les
libertés académiques sont touchées après que d’autres libertés ont déjà été atteintes.
Dans un premier temps, les libertés académiques subsistent alors que d’autres libertés
et groupes professionnels sont touchés en amont. En Russie, dans le sillage de la
deuxième guerre de Tchétchénie, les libertés des journalistes et des ONG sont systématiquement atteintes au cours des décennies 2000 et 2010. Dans le cas de la Turquie,
les pressions exercées par l’État turc sur la liberté de la presse préexistent aux atteintes
aux académiques.
46
Roland Marchal a été libéré en échange d’un ingénieur iranien détenu en france. Sur la diplomatie de l’otage,
voir É. Dignat, « lran, la diplomatie de l’otage », Esprit, mars 2020. Pour le suivi de la situation de fariba Adelkhah,
voir https ://faribaroland.hypotheses.org.
InTRODUCTIOn
Il n’est d’ailleurs pas anodin de rappeler que les cinq États étudiés dans cette
section – Russie, Chine, Iran, Turquie, Azerbaïdjan – sont tous, d’une façon ou d’une
autre, aux prises avec un conflit armé manifeste ou latent et/ou avec l’aspiration séparatiste d’une ou plusieurs minorité·s qui deviennent à la fois la cible d’atteintes massives
aux droits humains, localement, et servent de commode alibi dans le durcissement
de l’appareil répressif dans différents domaines, comme c’est le cas des Tibétains et
des Ouïghours en Chine, des Kurdes en Turquie et des Tchétchènes en Russie. Cette
situation de qui-vive militaire et politique fournit alors un prétexte aux États autoritaires pour réprimer toujours plus les libertés en invoquant la sécurité. Deux logiques
s’opposent alors : une logique de liberté et de recherche de la vérité, face à une logique
de maintien de puissance étatique et de sécurité.
Enfin, l’État devient parfois complice de la dégradation des libertés, tout simplement du fait d’une réaction insuffisante. L’assassinat, en Russie, de l’ethnologue et
défenseur des droits humains Nikolaï Guirenko, en 2004, et celui de l’ethnologue
kabarde Aslan Tsipinov, en 2010, témoignent d’un contexte qui rend possible le passage
à l’acte de la part d’acteurs non étatiques : dans le cas du premier, les auteurs de l’assassinat appartiennent à des groupes d’extrême droite ; dans le cas du second, il s’agit
d’islamistes reprochant au chercheur de promouvoir des traditions païennes à travers
ses travaux ethnographiques. Le simple fait que les auteurs du crime ne cachent pas
leur implication en dit long sur le contexte politique et judiciaire russe.
Si le Bélarus ne fait pas l’objet d’un chapitre dans cet ouvrage, ce pays s’intègre complètement dans cette rubrique sur les régimes autoritaires. La European
Humanities University, fondée à Minsk au lendemain de l’effondrement de l’Union
soviétique, dans une période où l’ouverture favorisait créativité, pluralisme et
insertion plus poussée des univers académiques nationaux dans des réseaux
globalisés, a été contrainte de s’exiler en 2004 vers la Lituanie, suite à la suppression par le ministère de l’Éducation du Bélarus de la licence dévolue à l’EHU. Le
durcissement du régime a accéléré le départ de certains chercheurs bélarusses vers
l’EHU à Vilnius, tandis que toute une population étudiante bélarusse se forme en
dehors de son pays. Les protestations qui se succèdent au Bélarus depuis le 9 août
2020 suite à la « réélection » du président autoritaire Alexandre Loukachenko sont
émaillées de dizaines d’arrestations et font l’objet de répressions particulièrement
dures. Au 3 janvier 2021, 8 recteurs d'universités et d'académies avaient été licenciés
ainsi que 36 enseignants-chercheurs, tandis que 131 étudiants avaient été expulsés.
22 étudiants faisaient l’objet de poursuites pénales 47.
Dans les États démocratiques aux prises avec des turbulences politiques, on voit
aussi une forme d’impuissance étatique. Le cas de la Catalogne est éclairant, en ce sens
qu’un mélange de censure et d’autocensure s’y joue depuis quelques années, empêchant
un pluralisme des points de vue de s’exprimer. Des actes d’intimidation ont ainsi
conduit à l’annulation d’une conférence sur… l’œuvre de Cervantès, les autorités de
l’Université préférant plier face aux pressions.
47
http://bolognaby.org/index.php/124-news-and-events-ru/846-m-n-sterskaya-kanferetsyya-epva-2020-yakgeta-bylo ; https://zbsunion.by/news/pressure_on_students.
31
32 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
Un vent d’Est souffle alors vers l’Ouest, à rebours des logiques du début des
années 1990 où le champ de l’extension de la démocratisation était à l’œuvre, dans le
sillage des transitions postcommunistes et d’une certaine euphorie. Ce vent a des airs
disloqués et touche de façon aléatoire des démocraties fragiles, qui par des formes
de mimétisme, d’influence, voire de contagion du modèle de démocraties illibérales,
importent alors directement législations et pratiques venues de pays autoritaires,
comme le montre le cas de Viktor Orbán vis-à-vis de la Russie48 , ou encore le cas de
la Grèce,où un projet de loi prévoit la mise en place d’une police spéciale pour entrer
sur les campus universitaires49.
Contextes démocratiques, tournant illibéral
et pressions économiques
Ainsi, même en contextes plus démocratiques, a priori moins suspects en raison
de leur engagement en faveur d’un certain nombre de libertés fondamentales, la liberté
académique fait l’objet de nombreuses menaces. Au sein même de l’Union européenne,
on assiste à des dérives et à des formes de déconsolidation démocratique qui touchent
directement le monde universitaire. La porosité et l’influence de régimes autoritaires
extérieurs à l’Union européenne, comme la Russie, sur des régimes dont la transition
démocratique n’a pas été achevée et se trouve fragilisée, est manifeste. C’est ainsi que
la loi russe sur les « agents de l’étranger » est dupliquée quasiment à l’identique en
Hongrie en 201650, avec pour conséquence une pression continue sur la CEU (Central
European University), récemment contrainte de s’exiler en Autriche – processus que
retrace Chrys Margaritidis, membre de cette université, dans sa contribution. Cet
exil forcé d’une université au sein même de l’UE est un phénomène suffisamment
massif et frappant pour qu’on s’y arrête un instant. Il rappelle en effet les heures de
la Deuxième Guerre mondiale et de l’occupation par les forces nazies, lorsque, par
exemple, dans le cas de la France, des universités migraient entièrement pour fuir la
zone occupée. L’incapacité de l’UE à sanctionner efficacement une telle dérive en son
sein ne manque pas d’inquiéter. De même, en Roumanie, on voit comment les études
de genre, objet fragile par excellence, sont les premières mises à mal, annonçant peutêtre un déclin de la liberté académique à la manière du canari dans la mine, évoqué
par David Paternotte dans sa contribution.
Ces évolutions récentes nous forcent aussi à repenser le lien entre démocratie et
libéralisme politique. Les régimes qu’il est convenu de qualifier de démocratiques
possèdent, à bien y regarder, des traits démocratiques et des traits aristocratiques51,
48
49
50
51
Aron Buzogány, « Illiberal Democracy in Hungary: Authoritarian Diffusion or Domestic Causation? »,
Democratization, 24:7, 2017, p. 1307-1325.
Https://www.la-croix.com/Monde/En-Grece-gouvernement-met-pas-universites-2021-02-07-1201139373).
Voir Hungary, Democracy under Threat, https ://www.fidh.org/IMG/pdf/hungary_democracy_under_threat.pdf,
p. 42 ; https ://www.amnesty.org/en/latest/news/2017/04/hungary-plan-to-brand-ngos-has-sombre-echoes-ofrussias-foreign-agents-law ; https ://www.cultures-of-history.uni-jena.de/focus/lex-ceu/open-society-v-illiberalstate-europe-hungary-and-the-lex-ceu.
B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, flammarion, 2012.
InTRODUCTIOn
voire ploutocratiques52 . Mais ce qui fait leur caractère démocratique n’est pas seulement le suffrage universel ; c’est aussi et surtout le respect des libertés d’expression,
de conscience et d’association, ainsi que des contre-pouvoirs potentiels comme les
médias, le monde culturel et les universités. Le libéralisme politique vise à protéger
les droits fondamentaux des personnes en limitant le pouvoir politique. La démocratie
vise quant à elle à égaliser le pouvoir politique (une personne, une voix). Elle n’y
parvient toutefois qu’en partie, puisque les représentants du peuple ont inévitablement
plus de pouvoir que les citoyens, ce qui engendre des risques d’abus de pouvoir. On
voit donc bien pourquoi la démocratie a besoin du libéralisme politique : le pouvoir
politique ne pouvant être entièrement égalisé, il doit être limité – par la garantie de
certains droits et par l’action de contre-pouvoirs.
Or, dans bien des contextes, ce sont ces contre-pouvoirs qui sont les premiers
menacés, amorçant une déconsolidation démocratique, voire une véritable transition
autoritaire. Les partis et régimes illibéraux, revendiquant le monopole de la représentation légitime de la volonté populaire53, ne supportent pas l’expression de voix
dissonantes, de contre-pouvoirs, et c’est pour cela qu’ils s’en prennent aux médias,
à la culture et aux universités. Les exemples de la Turquie et de la Hongrie sont les
plus frappants. Mais si le Premier ministre hongrois Viktor Orbán revendique, pour
légitimer ses actes, le concept de démocratie illibérale54 , il est aujourd’hui essentiel
de refuser cette réduction de la démocratie à la procédure électorale (par ailleurs
inéquitable dans ces pays) et de réaffirmer le lien intrinsèque entre démocratie et
libéralisme politique55.
Des pays comme la Belgique et la France ne sont pas à l’abri d’une telle déconsolidation démocratique. En Belgique, on se souvient des menaces adressées aux
recteurs des universités belges par le secrétaire d’État à l’asile et à la migration
Theo Francken en 2018 56 . On pense également aux récentes coupes budgétaires
drastiques dans les subventions au monde culturel en Flandre 57 ainsi qu’à la volonté
du gouvernement flamand de donner une identité plus « flamande » à la chaîne de
radio et télévision publique VRT, jugée trop à gauche58 . En France, plus récemment,
le projet de loi de programmation de la recherche, fortement contesté par les institutions académiques pour diverses raisons, a notamment été amendé pour stipuler
que les libertés académiques devraient désormais s’exercer « dans le respect des
52
53
54
55
56
57
58
L. Bartels, Unequal Democracy : The Political Economy of the New Gilded Age, Princeton, Princeton University Press,
2008 ; L. Bartels, « Political Inequality in Affluent Democracies : The Social Welfare Deficit », Center for the Study of
Democratic Institutions, working paper 5-2017.
J.-W. Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, Premier Parallèle, 2016.
R. Krakovsky, « Les démocraties illibérales en Europe centrale », Études, 2019/4, p. 9-22.
n. Bobbio, Libéralisme et démocratie, Paris, Cerf, 1996.
Les recteurs des universités belges s’étaient exprimés publiquement en faveur d’une régularisation définitive
de la famille de la petite Mawda, tuée par un policier dans une course-poursuite entre la police belge et des
migrants non autorisés (Le Soir, 31 mai 2018, https ://www.lesoir.be/159840/article/2018-05-31/deces-demawda-theo-francken-menace-les-recteurs-des-universites-belges-dun (consulté le 17 février 2020).
https ://www.vrt.be/vrtnws/fr/2019/11/14/protestation-du-secteur-culturel-contre-les-coupes-budgetaires
(consulté le 17 février 2020).
https ://plus.lesoir.be/254218/article/2019-10-16/la-vrt-trop-gauche-dit-le-pouvoir (consulté le 17 février 2020).
33
34 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
valeurs de la République »59. Au même moment, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, dénonçait les ravages de « l’islamo-gauchisme » dans
les universités françaises, reprenant une formule de l’extrême-droite qui rappelle les
accusations de « judéo-bolchévisme » d’une autre époque60.
Par ailleurs, dans les contextes où les gouvernements ne s’en prennent pas
directement aux contre-pouvoirs, les menaces sont parfois plus insidieuses, comme
le soulignent les contributions de Jean Luc De Meulemeester et de l’Atelier des chercheur·e·s pour une désexcellence des universités (LAC). Les pressions économiques
imposées aux chercheurs et à leurs institutions ainsi que la poursuite de l’excellence
se traduisant dans une mise en compétition généralisée de tous les acteurs de la
recherche constituent des menaces plus discrètes mais réelles. La suppression de
filières peu valorisées par le marché, le recours de plus en plus important aux financements privés, la réduction du temps disponible pour la recherche, la colonisation
du temps par les tâches administratives de plus en plus lourdes, la classification
quantitative des chercheurs tout comme la lourdeur bureaucratique et la gouvernance
« par le haut » sont autant d’obstacles possibles à la liberté académique qu’on aurait
tort de sous-estimer, même s’ils ne sont évidemment pas comparables à la fermeture
d’une université ou à l’emprisonnement de chercheurs. En outre – et le contexte
de la pandémie de Covid-19 n’a fait qu’accélérer cette tendance –, l’importation
et la généralisation de l’usage des outils numériques dans le travail universitaire
conduisent à modifier le métier d’enseignant-chercheur et à l’altérer à bien des égards.
Outre le risque d’une forme de déshumanisation, qui va bien au-delà du monde de
l’université, la généralisation du recours aux outils numériques pose de nombreuses
questions, touchant autant à la propriété intellectuelle qu’à d’autres questionnements.
Qu’advient-il des cours donnés en ligne ? Une parole prononcée par un professeur
dans le contexte connivent et normalement clos de la classe peut-elle être diffusée
hors de son contexte ? Quel rôle jouent les réseaux sociaux dans la circulation de
la pensée, du savoir, et l’exercice des libertés académiques en dehors des murs de
l’Université ? D’autant que si le chercheur s’y exprime souvent comme spécialiste de
son sujet, il peut aussi, au nom de la liberté d’expression, s’y exprimer en tant que
citoyen, mobilisant son statut ou son aura de chercheur reconnu. Comment combiner
les différentes identités ? Comment, également, faire face aux menaces diffusées sur
les réseaux sociaux ? L’observation du passage généralisé au distanciel par temps de
pandémie nourrit l’inquiétude quant au risque de sa pérennisation ou, en tout cas,
d’une modification substantielle des pratiques d’enseignement. Dans un texte conçu
comme une alerte, écrit justement à l’épreuve du premier confinement du printemps
2020, le chercheur Philippe Forest met en garde contre les conséquences qu’aurait
le remplacement insidieux de l’Université par une « Université en ligne », y compris
concernant les libertés 61.
59
60
61
https ://www.lemonde.fr/societe/article/2020/11/02/libertes-academiques-des-amendements-a-la-loi-sur-larecherche-rejetes-par-des-societes-savantes_6058182_3224.html (consulté le 2 décembre 2020).
Voir S. Hayat, « L’islamo-gauchisme : comment (ne) naît (pas) une idéologie », Le Nouvel Observateur, 27 octobre
2020, https://www.nouvelobs.com/idees/20201027.OBS35262/l-islamo-gauchisme-comment-ne-nait-pas-uneideologie.html.
Voir P. forest, L’université en première ligne. À l’heure de la dictature numérique, Paris, Gallimard (« Tracts »), 2020.
InTRODUCTIOn
On pourrait ajouter que la course à l’excellence et la compétition accrue dans la
production du savoir au sein de l’espace public a entraîné une dissociation croissante
entre liberté académique et excellence académique. Ainsi, les classements internationaux, devenus des outils de gouvernance, ignorent la liberté académique dans
leurs critères. Ces classements permettent notamment à des institutions universitaires de développer une notoriété mondiale même lorsqu’elles sont soumises à des
États autoritaires qui répriment les chercheurs et contraignent le contenu de leurs
recherches. Le cas de la Chine est sans doute le plus actuel et le plus parlant : ses
avancées technologiques, notamment en matière d’intelligence artificielle, ne cessent
de susciter l’intérêt des chercheurs internationaux. C’est d’ailleurs l’Université de
Jiaotong, basée à Shanghai, qui émet chaque année le classement international le
plus médiatisé et le plus suivi, le fameux « classement de Shanghai »62 . Certaines
universités chinoises y figurent en relativement bonne place (si l’on met de côté
les richissimes universités américaines). Pourtant, la mainmise idéologique de Xi
Jinping imposée aux universités chinoises est bien illustrée par la nouvelle charte
de la prestigieuse Université Fudan. Celle-ci supprime désormais toute référence à
la « liberté de pensée » pour inclure un engagement à servir le Parti communiste, à
adhérer aux « valeurs socialistes fondamentales avec des caractéristiques chinoises »
et à privilégier le patriotisme 63.
Cette dissociation entre excellence et liberté académique, comme le souligne
Jannika Spannagel dans un article sur la nécessité de créer des index de mesure de
la liberté académique, a deux conséquences inquiétantes : elle rend acceptable, voire
justifiable, la répression exercée à l’encontre des chercheurs et des étudiants ; et elle
ne nous permet pas d’explorer les dynamiques existant entre restriction et exercice
de la liberté académique ni de saisir les violations de la liberté académique dans
un contexte plus large de coercition64 . Le fait qu’aucun des classements existants
n’inclue la liberté académique dans ses critères amène le plus souvent à penser à
tort que l’excellence académique peut se dissocier de la liberté académique. Or, si
des recherches d’excellente qualité peuvent être menées en régime autoritaire, à
condition d’être approuvées par le pouvoir, l’excellence d’une université ne peut
pas se limiter à ces « commandes ». Une université qui ne produit que des savoirs
autorisés ne peut pas raisonnablement être considérée comme plus éminente qu’une
université libre.
Enfin, la politisation des universités peut parfois constituer un autre sujet
d’inquiétude, dans un double sens. D’un côté, il y a la mise sous tutelle politique de
62
63
64
Les critères d’inclusion et la méthodologie du classement de Shanghai sont souvent jugés peu pertinents
et très loin de constituer des outils d’évaluation convaincants, mais entraînant plutôt des manipulations
bureaucratiques qui n’ont plus rien à avoir avec la production du savoir. Voir J.-C. Billaut, D. Bouyssou et
P. Vincke, « faut-il croire le classement de Shanghai ? », Revue de la régulation, 8, automne 2010, http ://journals.
openedition.org/regulation/9016 (consulté le 7 décembre 2019).
Z. Zhang, « À Shanghai, des étudiants de fudan chantent pour la liberté de penser », Courrier international,
18 décembre 2019, https ://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/chine-shanghai-des-etudiants-defudan-chantent-pour-la-liberte-de-pensee (consulté le 26 décembre 2019).
J. Spannagel, « Judging Universities by How free They Are », Global Public Policy Institute, publié le 26 juin 2019 :
https ://www.gppi.net/2019/06/26/judging-universities-by-how-free-they-are (consulté le 6 décembre 2019).
35
36 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
certaines universités, comme en Hongrie ou en Turquie 65, ou l’interférence politique
dans les choix des domaines d’études, comme dans le cas des études de genre étudié
par David Paternotte dans cet ouvrage. Il s’agit d’entraves évidentes à la liberté
académique. D’un autre côté, il y a la tentation, pour certains acteurs académiques, de
politiser l’université dans un sens inverse, comme un contre-pouvoir non pas potentiel mais explicite 66 , en faisant de la recherche même un acte politique nourri par un
agenda partisan. Pourtant, comme l’explique Guy Haarscher dans sa contribution,
une telle réaction ne serait sans doute pas bénéfique pour la liberté académique. En
effet, si l’on admettait que la recherche est pleinement politique, il deviendrait plus
difficile de défendre l’autonomie des universités par rapport au monde politique. On
en vienrait à opposer un agenda politique à un autre. Or, le fondement de la liberté
académique, c’est la recherche autonome de la vérité, sans dogmes religieux ni politiques. Défendre la liberté académique revient donc aussi à réaffirmer l’autonomie
de la sphère académique par rapport à la sphère politique 67 et la centralité de la
démarche scientifique désintéressée (d’un point de vue économique et politique) dans
les activités de recherche et d’enseignement. À titre d’exemple, la condamnation le 30
septembre 2020 de l’Université de Barcelone pour violation de la liberté d’expression
et de la neutralité politique est venue rappeler la nécessité de cette autonomie du
champ académique par rapport au champ politique68 .
Quels outils de défense et quelle solidarité
autour de la liberté académique ?
Si l’université est un lieu dans lequel la liberté académique est soutenue et
incorporée dans les pratiques de l’université et des organisations internationales
qui représentent l’éducation supérieure dans le monde, les enjeux sont alors
limpides : il est temps d’adopter une solidarité radicale et appuyée, par la parole et
par l’action, pour des formes de solidarité nouvelles et résistantes69.
65
66
67
68
69
Le 1er janvier 2021, le président turc R. Erdogan nomme comme président de l’Université du Bosphore, une
personnalité politique qui lui est loyale. S’ensuivent des manifestations durement réprimées, et l’arrestation de
dizaines d’étudiants.
Si les universités représentent un contre-pouvoir (comme les médias ou le monde culturel), c’est dans le sens où
les discours qui y sont produits sont susceptibles de s’opposer à ceux du pouvoir politique, non pas dans le sens
où ils doivent forcément s’y opposer, voire en faire un objectif.
Cela ne signifie bien entendu pas qu’il n’y a aucune portée politique dans la recherche et l’enseignement ni
que les acteurs doivent s’abstenir de tout engagement. Cela signifie que faire de la recherche et enseigner,
c’est autre chose que faire de la politique. Ce sont des activités avec des contraintes spécifiques, comme le libre
examen et la visée d’objectivité par rapport aux faits.
Voir https ://www.elconfidencial.com/espana/cataluna/2020-10-05/universidad-barcelona-condenadavulnerar-libertad-ideologica-expresion_2775104/.
« If the university is a place where academic freedom is supported and embodied in the practices of the university and
the international organizations that represent higher education across the globe, then the implications are clear : it is
time for radical and persistent solidarity, for speech and action, for new and indefatigable forms of solidarity » (trad.
V. frangville). J. Butler, op. cit., p. 860.
InTRODUCTIOn
Comme les menaces à la liberté académique peuvent être contagieuses et se
déplacer en fonction d’intérêts variés, le soutien à celle-ci peut aussi s’organiser de
façon rapide et efficace, comme le montre la mobilisation autour des chercheurs
turcs dans l’ensemble de la communauté académique pour informer, sensibiliser et
agir au nom de la liberté académique. Manifestations, motions de soutien, pétitions,
articles de presse ou appels publics : les académiques ne cessent d’interpeller leurs
autorités universitaires, les pouvoirs publics et les citoyens pour défendre leurs pairs
qui subissent menaces et répression quand leurs travaux scientifiques dérangent. La
multiplication de ces actions en faveur d’une solidarité mondiale, constituée autour
de l’idée d’une communauté scientifique internationale, démontre l’engagement des
académiques qui refusent de rester dans leur zone de confort. En ce sens, le chercheur
qui s’engage pour défendre la liberté académique se veut aussi éveilleur de conscience :
il ne s’agit pas d’un engagement au sens d’une affiliation politique, mais de développer
des formes de résistance ou de s’affranchir pour « dire la vérité face au pouvoir »70. En
outre, comme mentionné plus haut, dans le « village planétaire » que nous habitons
aujourd’hui, défendre la liberté revient désormais à devenir non seulement « un intellectuel collectif » (décrit par Bourdieu comme celui qui travaille en équipe, loin de la
figure du solitaire marginal71), mais aussi un « intellectuel organique sans frontière »
(au sens gramscien du terme : un intellectuel qui s’efforce de donner sens aux transformations en cours72 , mais adapté au monde actuel selon Garabaghi73).
Pour autant, le rôle de l’institution dans cette mise en place d’outils de défense
et de solidarité est primordial. Défendre la liberté académique peut en effet signifier
chez les chercheurs le refus de sacrifier un idéal d’autonomie au profit des intérêts
pratiques de leurs institutions. Si l’institution n’est pas partie prenante au débat et
considère que ses propres intérêts politiques ou économiques priment la liberté académique, non seulement elle n’agira pas, mais dans les cas extrêmes, elle empêchera les
académiques d’agir. Certaines universités, par exemple, ignorent volontairement les
candidatures de chercheurs pourtant qualifiés qui se sont positionnés publiquement
contre la montée totalitaire du régime chinois, craignant que les partenariats liés à la
Chine en pâtissent74 . D’autres ont refusé de soutenir des motions de soutien aux chercheurs ouïghours emprisonnés et condamnés pour « séparatisme », en clarifiant que
cela compromettrait des fonds chinois accordés à leurs centres de recherche75. Or, les
contributions qui concluent le présent ouvrage soulignent bien que soutenir la liberté
académique et protéger les chercheurs en danger n’est possible que si les institutions
70
71
72
73
74
75
E. Saïd, Representations of the Intellectuals, new York, Pantheon, 1994.
P. Bourdieu, « Il faut que l’intellectuel donne la parole à ceux qui ne l’ont pas », propos recueillis par P. Petit pour
L’Événement du jeudi, 1992, p. 114-116.
A. Gramsci, Cahiers de prison (cahiers 6-9), Paris, Gallimard, 1983.
n. Garabaghi, « Intellectuel organique sans frontière, questions d’éthique », Géostratégique, avril 2019, http ://
www.academiedegeopolitiquedeparis.com/intellectuel-organique-sans-frontiere-%Ef%BB%Bfquestionsdethique (consulté le 17 février 2020).
Propos recueillis par Vanessa frangville auprès d’un chercheur (qui souhaite rester anonyme), membre d’un
comité de recrutement dans une université américaine dépendant fortement des frais d’inscriptions d’étudiants
venus de Chine.
Propos recueillis par Vanessa frangville en Belgique, aux États-Unis et au Royaume-Uni auprès de plusieurs
collègues (souhaitant rester anonymes) qui avaient tenté de sensibiliser leurs institutions au sort des
universitaires dans la région ouïghoure de Chine.
37
38 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
elles-mêmes s’engagent explicitement et concrètement en développant des outils de
défense et de solidarité.
Michel Molitor nous offre ainsi une perspective historique importante, partant de
son expérience à l’Université catholique de Louvain et des mécanismes de solidarité
mis en œuvre pour les chercheurs menacés par la dictature militaire chilienne dès les
années 1970. Molitor nous précise à plusieurs reprises qu’il s’agissait, avant tout, de
soutenir des activités académiques d’une part, et d’autre part de poursuivre la constitution d’un savoir, deux aspects sérieusement mis à mal dans le Chili de Pinochet.
L’attention portait donc plutôt sur la continuité de la recherche et de l’enseignement
dans un contexte difficile. À cet effet, M. Molitor insiste à la fois sur l’importance
d’une coordination entre les universités belges, à travers la mise en place d’un comité
de soutien transuniversitaire, et sur l’investissement moral et matériel des institutions
elles-mêmes, pour des projets opérants et pérennes. En effet, un autre point de ce
chapitre, rédigé sous forme de témoignage et qui mérite d’être souligné, est la vision
sur le long terme. Comment contribuer à la mise en place d’un savoir transférable aux
sociétés dont les chercheurs soutenus étaient issus ?
Pascale Laborier, à son tour, replace dans son contexte historique l’émergence
d’initiatives de soutien à la recherche menacée et de réseaux de défense de la liberté
académique. Elle revient sur les liens forts qui existent entre migrations académiques
en temps de crise politique et mise en place de fonds de soutien, privés pour beaucoup,
dans l’Europe du XXe siècle. La remise en perspective historique est indispensable
pour repenser la notion de chercheur en danger et analyser les modalités des actions
entreprises. Elle éclaire aussi les modes de circulation et les formes de nomadisme que
les chercheurs en danger expérimentent malgré eux, à travers les siècles. On repense,
en lisant son article, à la migration de chercheurs chassés du IIIe Reich par l’arrivée
d’Adolf Hitler au pouvoir en 1933 vers… la Turquie. Leur intégration dans les universités turques en formation à l’époque a donné une impulsion considérable au champ
académique turc. Le cas de Philipp Schwartz, dont les bourses d’accueil en Allemagne
aujourd’hui portent le nom et sont attribuées à nombre de chercheurs contraints de
quitter la Turquie depuis 2016, incarne à lui seul ces solidarités croisées.
Aux abords du XXIe siècle, Pascale Laborier observe la mise en place progressive
d’un « régime universel de protection » des chercheurs en danger et la création du
concept de « scholars at risk », devenus une catégorie de réfugiés à part. La chercheuse
revient alors sur la genèse du programme français PAUSE qui, nourri des expériences
précédentes, vise à accueillir les académiques en danger en cofinançant les structures
d’accueil des universités avec des fonds publics pour l’essentiel. Le caractère très
codifié et fermé des recrutements en France, notamment via le CNU, ainsi que la
rude concurrence dans le monde académique limitent hélas les perspectives pour les
bénéficiaires de PAUSE et autres chercheurs en danger qui chercheraient à s'intégrer
durablement en France, conclut Pascale Laborier.
Le dernier chapitre de cet ouvrage, sous forme de retranscription d’une table
ronde, revient plus en détail sur le programme PAUSE à la conception duquel a
participé Pascale Laborier. Celle-ci y souligne à nouveau les efforts mis en place pour
pérenniser l’action, mais aussi pour établir une évaluation juste qui prenne en compte
les parcours personnels et académiques de chacun et les politiques migratoires strictes
InTRODUCTIOn
qui peuvent constituer des obstacles administratifs au séjour de chercheurs en danger.
Déplaçant le regard vers la Belgique, Pierre Galand, Mateo Alaluf et Michel Molitor
témoignent des élans de solidarité coordonnés dans les années 1970, notamment en
faveur de collègues chiliens, et montrent que ces initiatives réunissaient ONG, donateurs privés, universités et autres plateformes étudiantes et associatives. Il apparaît
clairement que les mécanismes de solidarité s’appuyaient sur une multitude d’acteurs
se relayant et se complétant dans l’accueil des chercheurs réfugiés, ce qui constitue une
différence majeure avec le contexte actuel, comme le rappelle Marie-Soleil Frère en
revenant sur la création du fonds de solidarité à l’ULB pour les chercheurs en danger,
une initiative légèrement antérieure au programme PAUSE et expérimentée à une plus
petite échelle, celle d’une seule université. Les cas français et belge se font écho sur la
difficulté d’établir des critères de sélection, de mettre en place des structures d’accueil
efficientes, au-delà de l’attribution de bourses, et d’entrevoir des perspectives sur le
long terme d’intégration ou d’aide au retour, dans un contexte de réduction budgétaire
parfois drastique. Poussant la réflexion plus loin, Marie-Soleil Frère s’interroge sur les
possibilités de venir en appui aux chercheurs menacés qui ne peuvent pas quitter leur
pays – comment se connecter aux institutions locales, trouver des relais fiables, fournir
aux plus jeunes chercheurs les moyens de développer leurs carrières ?
Cette solidarité universitaire s’est manifestée une fois de plus avec la crise économique et politique profonde qui secoue le Liban depuis octobre 2019. La dévaluation de
la livre libanaise, la faillite des institutions et l’appauvrissement de la classe moyenne
impactent directement les universités publiques et privées qui menacent de fermer. Des
fonds d’aide internationaux ont alors été lancés – surtout après l’explosion du port de
Beyrouth le 4 août 2020 – pour empêcher l’effondrement des universités et endiguer le
mouvement de départ des étudiants et étudiantes obligés de s’expatrier pour accomplir
leur formation universitaire.
L’ensemble de ces réflexions nous amènent à nous demander comment engager
chacun et chacune dans une recherche impliquée lorsque l’accès aux ressources est
déséquilibré et le degré de liberté académique inégal. Comment établir des collaborations
éthiques sans mettre en danger les collègues sur place ni rentrer dans une recherche
complaisante et autocensurée ? Comment répondre aux pressions externes, politiques
ou économiques, pour mener une recherche autonome ? Autant de questions auxquelles,
en tant que chercheurs, nous devons porter constamment attention.
39
Partie I
Produire
un savoir libre
et critique :
plus qu’un droit,
un principe
fondamental de
l’université
La liberté académique,
ses enjeux actuels
et le relativisme
Guy Haarscher
ULB/Collège d’Europe
Introduction
La liberté académique et les régimes autoritaires
La liberté académique est aujourd’hui très menacée par les régimes autoritaires :
ces États ne reconnaissent pas la séparation entre la société civile et le pouvoir politique
et, au sein de la société civile, la nécessité de posséder des universités indépendantes.
Cette liberté est aussi en péril dans les pays en situation de guerre ou de guerre civile.
Nos collègues intimidés, censurés, emprisonnés méritent notre solidarité entière. Pour
lutter contre ces attaques, il sera nécessaire de clarifier le concept de liberté académique
de façon à bien comprendre ce qui est menacé. En effet, des professeurs par exemple
peuvent subir la répression des régimes autoritaires soit parce qu’ils exercent leur
liberté académique de façon « classique », dans leur domaine, en tant qu’enseignants ou
chercheurs, soit parce qu’ils agissent en tant qu’intellectuels et citoyens et s’expriment,
souvent courageusement, dans la sphère publique (ce qui ne relève peut-être plus, on
le verra, de la liberté académique stricto sensu, mais de la liberté d’expression1). Un
tel exercice nous permettra également de pointer d’autres dangers existant dans les
sociétés démocratiques, en théorie respectueuses de la liberté académique, et au sein
même des universités.
La concurrence académique internationale mène aujourd’hui les universités à
tenter d’occuper les meilleures positions dans les classements internationaux, dont
exemplairement celui de Shanghai. Mais la compétition (ou la course aux collaborations) avec les universités chinoises mènera inéluctablement à privilégier les recherches
non dangereuses pour le pouvoir, par exemple dans les domaines des sciences dures,
des sciences de l’ingénierie, de la médecine, de l’économie, etc., et à mettre en danger
1
On pense à Andreï Sakharov, physicien nucléaire soviétique, qui avait décidé en 1970 de créer à ses risques et
périls, avec deux autres intellectuels, un comité de défense des droits de l’homme en URSS.
44 PRODUIRE Un SAVOIR LIBRE ET CRITIQUE
les humanités et les sciences sociales, lesquelles posent des questions immédiatement
dérangeantes pour les despotes. Dans ces domaines, la liberté académique, notamment
des académiques chinois, se réduit à peu de chose2 , de même que celle des professeurs
et chercheurs confrontés au dogmatisme dans les pays où règne une religion officielle
(protégée par l’État).
Essai de définition par comparaison
avec d’autres notions
La liberté académique est une notion complexe, qui fait aujourd’hui comme hier
l’objet de nombreuses controverses. Pour des raisons pédagogiques, je la définirai
d’abord de façon négative, en la distinguant d’autres notions proches : la liberté d’expression tout d’abord, et ensuite une notion centrale pour l’université dans laquelle j’ai
enseigné toute ma carrière (l’Université libre de Bruxelles), le libre examen.
La liberté d’expression
La liberté d’expression constitue un droit de l’homme, dont tout un chacun est
(ou devrait être) titulaire, pour peu bien sûr qu’il n’en abuse pas. Il existe des limites
à la liberté d’expression (diffamation, violation de la vie privée, etc.), mais dans les
démocraties libérales cette liberté est très large, notamment pour permettre un débat
démocratique vigoureux. Chacun a en tout cas le droit de dire des bêtises, ce que ne
permet évidemment pas la liberté académique.
La liberté académique
Droit de produire des énoncés qui peuvent gêner les pouvoirs
La liberté académique ne s’exerce que dans le cadre de l’université, c’est-à-dire
d’une certaine profession à laquelle sont attachés des devoirs spécifiques (essentiellement : faire progresser les connaissances3) : le public s’y intéresse donc moins qu’à la
liberté d’expression. Elle concerne tout d’abord le droit d’énoncer et de communiquer
des énoncés à prétention scientifique, même si de telles propositions peuvent gêner
les pouvoirs politiques, religieux, économiques ou certaines minorités actives, voire
les autorités de l’université elle-même. Le pouvoir politique peut ne pas aimer que
2
3
Il est très périlleux pour les historiens chinois de donner une version scientifique de la Révolution culturelle des
années 1966-1970 ou de la répression du mouvement de Tian’anmen en 1989.
Mais nous verrons qu’on demande bien d’autres choses aux universités.
LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE, SES EnJEUx ACTUELS ET LE RELATIVISME
les experts universitaires dénoncent ses mensonges (c’est particulièrement le cas des
leaders populistes) ; les Églises peuvent vouloir lutter contre des analyses scientifiques
qui ruinent le dogme ; des entreprises peuvent tenter d’empêcher la publication de
résultats montrant par exemple la nocivité de tel ou tel produit qu’elles mettent sur
le marché ; et les autorités universitaires sont aussi susceptibles de limiter la liberté
académique. Il y a aussi les activistes minoritaires, luttant pour la justice, qui peuvent
vouloir empêcher que l’on montre et étudie des œuvres qu’ils considèrent comme
offensantes pour les membres de leur groupe, que l’on tienne des propos qui les stigmatisent et les empêchent de « développer leur potentiel », etc. Dans ce dernier cas
de figure, le conflit entre l’académique et celui qui veut limiter sa liberté est au moins
en apparence de nature différente : il ne s’agit plus d’une autorité extérieure exerçant
le pouvoir (État, Églises ou autorités de l’université), mais des défenseurs de groupes
vulnérables. Néanmoins, la censure n’en est pas moins présente. Elle empêche même
parfois que des non-membres des minorités discriminées présentent l’histoire de ces
dernières de façon positive (c’est la question de l’appropriation culturelle4) : ils s’approprieraient en particulier leurs souffrances.
Cette liberté concerne la recherche et l’enseignement. Par ailleurs, les académiques
doivent avoir la liberté d’exprimer leurs opinions à l’extérieur de l’université, mais cette
dernière prérogative ne relève sans doute pas stricto sensu de la liberté académique :
un universitaire a comme tout un chacun le droit de ne pas être discriminé pour
ses opinions (sauf si elles dépassent certaines limites, comme dans le cas des propos
racistes), s’il fait par ailleurs correctement son travail.
Un académique a le droit de critiquer la manière dont son université est dirigée,
ou la façon dont elle se montre ou non fidèle aux valeurs qu’elle prétend incarner.
L’Université libre de Bruxelles a, en 2018, conféré le titre de docteur honoris causa au
grand cinéaste britannique Ken Loach. Certains membres du corps académique (dont
moi-même) n’auraient pas émis d’objections si le département de cinéma avait donné
un prix à Loach pour son œuvre, effectivement remarquable. Il ne s’agissait pas non
plus (du moins selon moi) de refuser ce titre au nom de l’engagement propalestinien
du cinéaste : c’est parfaitement son droit. Nous avons seulement publiquement déploré
que l’on honore quelqu’un dont les propos sur les Juifs et le négationnisme ont été
pour le moins ambigus5. Les autorités de l’Université ont tranché, le titre a été conféré.
Fallait-il faire état publiquement de telles divergences à l’Université libre de
Bruxelles ? N’était-ce pas l’affaiblir ? Je pense tout le contraire : un académique n’a pas
le droit d’attaquer ou de dénigrer son université : ce serait déloyal. Mais il a le droit – et
4
5
L’appropriation culturelle consiste en l’adoption par les membres d’une culture dominante d’éléments d’une
culture minoritaire désavantagée. Pour ceux qui la dénoncent, il s’agit d’établir des espaces intellectuels pour
que les peuples dominés, notamment indigènes, puissent parler pour eux-mêmes. notons ici le danger de
victimisation, qui va à l’encontre de l’empowerment, c’est-à-dire de l’idée consistant à donner aux membres
des groupes vulnérables les moyens de s’inclure dans les sociétés démocratiques. Et cet autre danger : que
chaque groupe écrive sa propre histoire, de son propre point de vue, ce qui mènera quasi inéluctablement
à une idéologisation de la pratique historique. Voir A. Schlesinger, The Disuniting of America. Reflections on a
Multicultural Society, new York, norton & Company, 1992 (1re édition 1991). Mais pour certains intellectuels
« post-modernes », toute histoire est idéologique.
Je me permets de renvoyer à mon article : G. Haarscher, « La polémique “Ken Loach” ne s’éteint pas à l’ULB », Le
Soir, 24 avril 2018.
45
46 PRODUIRE Un SAVOIR LIBRE ET CRITIQUE
c’est à mon avis une bonne chose – de manifester son désaccord en tant que « citoyen »
de l’institution quand il s’agit de questions fondamentales portant sur les valeurs. Il n’y
aurait rien de pire pour la liberté académique qu’une caporalisation des universités.
Il ne s’agissait donc aucunement de censurer Loach – simplement de ne pas l’honorer
au nom des valeurs humanistes de l’ULB.
Liberté collective : les départements
Ensuite, la liberté académique s’exerce à maints égards sur un plan collectif.
C’est le droit (et le devoir) des universitaires de se gouverner eux-mêmes : les départements, les disciplines, les spécialisations sont censés être autonomes, c’est-à-dire
gouvernés par les pairs et non par des autorités extérieures, que ce soient les autorités
académiques et administratives de l’université, les pourvoyeurs de fonds privés ou
les pouvoirs publics. C’est ce que l’on a appelé la community of the competent6 , la
communauté de ceux qui sont compétents – qui constituent des « autorités »7 – dans
le domaine considéré. On notera qu’une université rassemble de nombreuses communities of the competent : il existe de multiples disciplines, et évidemment personne n’est
compétent dans tous les domaines.
Les départements, incarnation des communities of the competent, nomment les
assistants et professeurs (ou du moins les proposent aux instances supérieures, conseils
académiques et d’administration) ; ils contrôlent la recherche et l’enseignement, non
pas bien entendu au sens d’une censure, mais comme on parle d’un « contrôle de
qualité ». Ce contrôle ne peut se transformer en la défense d’une science « officielle » :
les savoirs sont toujours imparfaits, en progression, et il est indispensable de préserver
les controverses entre scientifiques – ce n’est que de cette manière, affirmait John Stuart
Mill, que la vérité a une chance d’être découverte8 .
Un professeur, surtout quand il a été nommé à titre définitif (la tenure dans les
universités anglo-saxonnes), doit avoir la liberté d’investiguer des domaines controversés, l’université ne pouvant entraver ses recherches et son enseignement sauf en cas,
précisément, d’incompétence reconnue de façon rigoureuse par les pairs, ou de biais
manifeste, notamment idéologique.
Liberté académique et liberté d’expression
La liberté académique se distingue donc de la liberté d’expression en ceci qu’elle
comporte des devoirs spécifiques, implique notamment la rédaction d’une thèse de
doctorat et s’exerce à maints égards collectivement. Elle n’est pas attribuée à tout
le monde.
6
7
8
Voir T. Haskell, « Justifying the Right of Academic freedom in the Era of ‘Power/Knowledge’ », in L. Menand (éd.),
The Future of Academic Freedom, Chicago, The University of Chicago Press, 1996, p. 44.
L’autorité des experts. Voir T. Haskell, ibid., p. 55.
« Genius Can Only Breathe Freely in an Atmosphere of Freedom » (J. S. Mill, On Liberty [1859], new York, Cosimo
Classics, 2005, p. 82).
LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE, SES EnJEUx ACTUELS ET LE RELATIVISME
Cette liberté au nom de la compétence diffère de la liberté des professionnels
en général, à qui les dirigeants confient des tâches spécialisées que ces derniers ne
comprennent pas et dans lesquelles ils n’interviendront donc pas : ils jugeront les
résultats pour des tâches précises. Les académiques revendiquent en vérité une liberté
beaucoup plus grande : celle de nommer eux-mêmes les assistants, chercheurs et
professeurs (ou du moins de les proposer à la nomination), de définir les domaines de
recherches pertinents ou prometteurs, de les aborder librement, etc.
Le libre examen : Poincaré
Quelle est maintenant la relation de la liberté académique avec la notion de libre
examen ? Ce dernier se distingue de la liberté d’expression en ceci qu’il implique, outre
l’idée de liberté, celle d’examen rigoureux et rationnel des problèmes. On dit souvent
que l’exercice du libre examen est indispensable à une démocratie digne de ce nom :
la liberté constitue une condition nécessaire du débat, mais elle n’est pas suffisante.
Si on dit n’importe quoi en s’exprimant (ce qui est le « droit » de tout un chacun), il
sera impossible d’argumenter rigoureusement à propos des questions d’intérêt général
qui doivent être tranchées par le demos ou par ses représentants. La discipline du
libre examen est donc utile, voire nécessaire, à la société dans son ensemble, et pas
seulement dans l’activité scientifique des universités : elle est consubstantielle à toute
citoyenneté digne de ce nom.
L’exigence attachée au libre examen (une liberté, mais aussi une responsabilité)
avait été bien exprimée dans une conférence donnée par le physicien et mathématicien
Henri Poincaré le 21 novembre 1909, à l’occasion du 75e anniversaire de l’Université
libre de Bruxelles :
La pensée ne doit jamais se soumettre, ni à un dogme [une autorité], ni à un
parti, ni à une passion, ni à un intérêt, ni à une idée préconçue [un préjugé],
ni à quoi que ce soit, si ce n’est aux faits eux-mêmes, parce que, pour elle, se
soumettre, ce serait cesser d’être.
Mais Poincaré ne refuse pas toute « soumission » puisqu’il ajoute que la pensée
doit se soumettre « aux faits eux-mêmes ». Cette exigence se trouve évidemment au
cœur de la pensée critique, c’est-à-dire du libre examen : si Galilée, par exemple, a des
ennuis avec l’Église en soutenant le système copernicien contre le géocentrisme de
Ptolémée, ce n’est pas parce qu’il refuse par caprice de lui obéir, mais parce qu’il se
soumet aux « faits eux-mêmes » tels que dévoilés par son activité rationnelle. Il s’agit
donc de deux types bien distincts de « soumission » : on ne doit pas abdiquer sa raison
critique devant une autorité humaine (l’autre, mais aussi nous-même, nos préjugés),
mais on doit se soumettre aux faits. En d’autres termes, nous devons exercer notre
libre examen des problèmes et accepter les résultats de cette investigation comme
« vrais », du moins jusqu’à ce qu’une analyse plus fine nous mène à les réévaluer – ce
qui constitue l’essence du progrès de la science et se situe donc au cœur de l’activité
académique. J’ajoute que dans la société « post-vérité » qui est l’un de nos horizons
47
48 PRODUIRE Un SAVOIR LIBRE ET CRITIQUE
possibles, cette exigence disparaît : c’est un péril majeur à la fois pour la démocratie
et pour les universités9.
Liberté académique et libre examen
Ce qu’il y a de caractéristique dans la liberté académique, c’est qu’elle implique un
exercice individuel et collectif du libre examen : individuel au sens où tout académique
doit pouvoir juger par lui-même à l’abri des pressions extérieures, mais aussi en luttant
contre ses propres préjugés (« penser », si nécessaire, « contre soi-même », disait Sartre
à la fin des Mots10) ; et collectif non seulement parce que de nombreuses recherches sont
le fait d’équipes, de laboratoires, etc., mais aussi, nous le savons déjà, dans l’exercice
d’autogouvernement des communities of the competent. Ce sont les disciplines (organisées en départements) qui contrôlent l’exercice rigoureux de la liberté académique
individuelle via notamment les soutenances de thèses, les nominations et promotions.
La community of the competent et
les universités de recherche
Prenons l’exemple des universités de recherche américaines. Ces dernières se sont
développées à la fin du XIXe siècle, largement sur le modèle de l’université « humboldtienne » de Berlin, fondée en 1810, et dans laquelle Hegel enseigna de 1818 à 1831.
L’idée même de l’université de recherche était basée sur les disciplines et l’autorité des
« pairs » dans les départements.
Dogmatisme possible des départements
À supposer que la quête de la vérité ne soit pas menacée par une politisation
outrancière et par une confusion des faits et des valeurs, la community of the competent
n’est pas elle-même sans défauts significatifs. Comment juger en effet de la qualité ou
de l’importance d’une recherche neuve, ébranlant les cadres habituels de la discipline
et donc les habitudes mentales des « pairs » du département considéré ? Le philosophe
et sociologue des sciences Thomas Kuhn a parlé dans ce cadre de « science normale ».
Disons, sans entrer dans les détails de La structure des révolutions scientifiques11, qu’ordinairement, les scientifiques ne se comportent pas comme ils devraient se comporter
9
10
11
Voir M. ferraris, Post-vérité et autres énigmes [2017], trad. franç. de l’italien, Paris, PUf, 2019.
« [J]e fus amené à penser systématiquement contre moi-même au point de mesurer l’évidence d’une idée au
déplaisir qu’elle me causait. » J.-P. Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, coll. « folio », 1964, p. 211.
T. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, [1962], Chicago, The University of Chicago Press, 4e éd., 2012.
LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE, SES EnJEUx ACTUELS ET LE RELATIVISME
selon le modèle de Karl Popper12 : abandonner une théorie dès qu’un fait d’expérience
ou un calcul la contredit. Dans la réalité, les scientifiques essayent parfois longtemps
de préserver la théorie – la « science normale » – en tentant de sauver le modèle avec
des hypothèses plus ou moins sophistiquées. C’est ce qui s’est passé avec le modèle
géocentrique de Ptolémée, de moins en moins adéquat aux faits que permettaient
notamment d’établir de façon de plus en plus précise les lunettes astronomiques, et
auquel on ajoutait, pour qu’il « colle » au réel, des facteurs de plus en plus compliqués.
Copernic a alors proposé un modèle de l’univers beaucoup plus simple et élégant, et
surtout plus explicatif. Et Galilée a confirmé la vérité du copernicianisme13. Mais il
avait fallu du temps…
On dira que, dans ce cas-ci, le poids de l’Église, qui soutenait le système de
Ptolémée, avait été déterminant, mais les départements contemporains peuvent
eux-mêmes parfois jouer le rôle de « freins » à l’innovation scientifique, au nom de
l’idée que se font les « pairs » (les autorités de la discipline) des recherches susceptibles
d’être fécondes, des champs d’investigation jugés « importants », etc. La spécialisation
permet à l’activité académique d’échapper à la contrainte extérieure, mais la community of the competent ne constitue pas une instance désincarnée : ce sont des femmes et
des hommes ayant, à un certain moment de l’histoire, une certaine idée de ce qui peut
faire progresser les connaissances dans leur domaine. Ils peuvent ce faisant « rater » des
innovations, notamment parce qu’ils peuvent être tentés de privilégier leurs propres
champs de recherche en cooptant des disciples « obéissants » qui prolongeront la
« science normale » et différeront les « révolutions scientifiques ».
Il est évident que le département est plus à même de juger de la qualité d’un
chercheur ou d’un enseignant que quelqu’un qui n’est pas compétent dans la matière
considérée. Mais les périls du renfermement du département sur lui-même sont loin
d’être inexistants. L’autorité des « compétents » reste une autorité humaine trop
humaine14 . Dans un univers académique aux ressources souvent faibles – l’enseignement et la recherche coûtent cher en personnel et en matériel –, les jugements plus
ou moins éclairés sur ce qui est prometteur ou ne l’est pas sont souvent décisifs, et
le scepticisme à l’endroit de recherches nouvelles dont on ne perçoit pas encore bien
les résultats possibles peut ou non être justifié. On ne peut néanmoins, au nom de la
nouveauté et de l’originalité, s’émanciper de toute critique par les pairs.
Il n’y a évidemment pas de solution « mathématique » à un tel problème. Elle relève
plutôt de la vigilance, de l’honnêteté et de la capacité des membres du département à
ne pas continuer sans critique la « science normale » devenue zone de confort intellectuel, et de se montrer capables de penser contre eux-mêmes au lieu de se renfermer
dans leur « communauté ».
Il faut noter à ce propos une caractéristique importante de la community of
the competent : c’est une autorité, au sens où ceux qui lui sont extérieurs (tous les
non-spécialistes du domaine considéré) ne sont par définition pas capables de juger
12
13
14
K. Popper, Conjectures and Refutations : The Growth of Scientific Knowledge [1963], Londres, Routledge, 2002.
T. Kuhn, The Copernican Revolution, Boston, Harvard University Press, 1957, trad. franç., Paris, LGf, coll. « Le Livre
de poche », 1992.
J. C. Scott, « Academic freedom as an Ethical Practice », in L. Menand (éd.), The Future of Academic Freedom,
Chicago, The University of Chicago Press, 1996, p. 174 et s.
49
50 PRODUIRE Un SAVOIR LIBRE ET CRITIQUE
de la pertinence des choix faits. On affirme souvent que les sociétés modernes (et en
particulier les universités) se caractérisent par la substitution de l’argument de raison
à l’argument d’autorité : au lieu qu’une Église ou un pouvoir nous disent ce qui est
« vrai », ce qu’il faut faire, etc., nous jugeons par nous-mêmes en raisonnant, comme
nous y invitait Kant (sapere aude). Une telle exigence est très recommandable et se
situe même au cœur des libertés modernes. Mais elle se heurte aussi à une évidence : les
sociétés contemporaines sont de plus en plus complexes ; les savoirs se sont spécialisés,
ce qui a comme conséquence nullement négligeable que nous n’exerçons souvent notre
raison critique que dans des domaines restreints. L’argument d’autorité (« croyez-moi,
parce que c’est moi qui le dis ») a certes changé radicalement de sens par rapport à
celui de l’Église condamnant Galilée ou Darwin : il ne s’agit plus de dogme mais
de compétence. Il reste que le contrôle des supposés compétents pose d’immenses
problèmes que nous ne pouvons aborder dans le cadre de ce chapitre. L’un d’entre eux
et non des moindres consiste à s’assurer que les départements, dont les raisonnements
et évaluations échappent à ceux qui y sont extérieurs, font correctement leur travail et
ne privilégient pas, au nom de leur « autorité », la « science normale » telle que Kuhn
l’a définie. C’est, disait John Stuart Mill, de la confrontation des thèses sur le « marché
des idées » que pourra surgir une vérité (toujours provisoire). Certes, la métaphore du
marché possède certains défauts, tout marché devant être régulé, mais la régulation
ne possède sans doute pas le même sens pour les idées que pour les biens et services.
Elle est bien entendu indispensable : le département doit juger de la qualité de la
recherche et de l’enseignement, et les propos racistes au sens strict du terme ne sont
pas autorisés. Mais un certain moralisme, de gauche ou de droite, pourrait mener à
une censure académique délétère. On ferait prévaloir des valeurs morales ou politiques
(par exemple la justice, l’égalité, la non-discrimination, la lutte contre le réchauffement
climatique) sur la liberté d’enseignement et de recherche.
Mais, pour prendre le dernier exemple, faut-il refuser la parole à ceux qui
contestent le consensus scientifique sur le réchauffement et son origine anthropique,
c’est-à-dire humaine ? Hors contexte d’enseignement et de recherche, les climatosceptiques ont le droit de s’exprimer : nous ne sommes pas (encore) dans la situation
du négationnisme. Et si leur contestation du consensus dominant est honnête, rigoureuse, non biaisée par des intérêts (par exemple liés aux producteurs et distributeurs
d’énergies fossiles), il est clair qu’il faudrait qu’ils puissent développer leurs thèses, si
elles sont étayées, dans un contexte académique. Les censurer serait contre-productif,
d’autant qu’il peut arriver que les scientifiques considérant comme acquis le réchauffement d’origine anthropique soient eux aussi susceptibles de biais liés à l’idéologie
et aux intérêts politiques et économiques en jeu. Claude Allègre n’a pas dit que des
bêtises15, même si de nombreux climatosceptiques, notamment américains, se sont
définitivement déconsidérés par leurs liens avec l’industrie pétrolière. Attention cependant à ce que la science du climat ne s’installe pas en tant que « science normale » au
sens de Kuhn.
15
C. Allègre, L’Imposture climatique, Paris, Plon, 2012.
LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE, SES EnJEUx ACTUELS ET LE RELATIVISME
Le relativisme et la liberté académique
Le dernier quart du XXe siècle fut témoin de la montée en puissance du relativisme
et du scepticisme dans les sciences humaines : une mise en cause de la possibilité d’atteindre – ou du moins de tendre à – la vérité, une « déconstruction » de cette dernière
(Jacques Derrida, Stanley Fish, etc.). Une partie de la gauche, grande défenseuse de
la pensée critique et de la liberté d’expression dans les années 1960, devenait, du
moins dans certaines de ses composantes, sceptique quant aux capacités de la raison
à atteindre une vérité objective sans biais idéologiques. Elle tendait à censurer les
propos jugés de nature à consolider la domination blanche, masculine, occidentale16 .
Tout discours, y compris le discours universitaire, dépendrait selon cette perspective
de présuppositions culturelles et politiques au sens large.
De telles controverses autour de la vérité et de l’objectivité, de la capacité, également, de la raison à les atteindre, ont fortement divisé les départements. Certains
défendaient l’idéal de la raison critique et du libre examen des « faits » objectifs, et ils
étaient contestés par ceux qui ne voyaient dans cette approche supposément objective
que le masque du pouvoir postcolonial, blanc, mâle, etc.
Mais à force de dénoncer la prétention à la vérité, de tels activistes universitaires
risquaient de couper la branche sur laquelle était, si l’on peut dire, « installée » la
revendication de la liberté académique. Nous avons en effet vu plus haut que cette
dernière constituait une exigence liée au métier, à la profession exercée dans les
universités de recherche : si les professeurs et chercheurs (et aussi les étudiants) refusaient toute pression extérieure, ce n’était pas au nom de quelque corporatisme de
mauvais aloi, mais au nom de la recherche de la vérité, considérée comme une valeur
par elle-même. Que se passerait-il alors si des membres de la communauté universitaire remettaient en cause l’idéal de vérité ? Ne se tireraient-ils pas, si l’on ose dire,
une balle dans le pied, en politisant excessivement l’exercice de la raison, la recherche
et l’enseignement ? Si la politique était déjà dans l’activité académique elle-même, au
nom de quoi refuser les interventions directement politiques comme celles des États,
des Églises, ou du pouvoir dans l’université ?
Si l’on considère que tout académique est supposé avoir un « agenda » politique, le
pouvoir politique ne se gênera pas pour intervenir, au nom de la majorité des contribuables, surtout s’il considère qu’une minorité a pris le pouvoir sur les campus (ou sur
certains d’entre eux) au nom du « politiquement correct ». En 1973 en France, l’Université Lyon II a été scindée, largement sur des bases politiques : Lyon II (qui gardait
donc le nom) pour la gauche, Lyon III pour la droite. Si l’on place des professeurs
de gauche dans une université et leurs opposants dans une autre, où sera l’exigence
de raison critique ? N’est-ce pas – certes, je pousse les choses à la limite pour Lyon –
reconnaître qu’il n’y a pas d’objectivité, mais seulement des opinions, et dans ce cas
pourquoi protéger ces dernières par le biais de la liberté académique ?
16
L’argument de base est : on ne parle pas assez, dans le « canon » (les grands textes étudiés au Collège), des
femmes ou noirs écrivains, etc. Les problèmes sont trop souvent présentés du point de vue blanc, occidental,
masculin – et les femmes, les noirs, les colonisés ou le reste du monde n’y jouent pas de rôle…
51
52 PRODUIRE Un SAVOIR LIBRE ET CRITIQUE
Mais si l’on pense que l’objectivité n’est pas accessible, du moins dans le domaine
des sciences humaines et sociales, si l’on considère que tout énoncé prétendument
scientifique relatif aux affaires humaines est inévitablement affecté par des présupposés « politiques » au sens large du terme, alors effectivement l’université deviendra
une sorte d’arène où combattront les protagonistes des « guerres culturelles ». Et le
combat politique aura lieu à l’intérieur du département, banalisant ce dernier, lui
faisant perdre la spécificité au nom de laquelle il réclamait la liberté académique. À des
recherches « de gauche » répondrait une réaction « de droite » – et à la limite (encore
une fois : je caricature dans un but pédagogique), on pourrait retrouver l’absurde
opposition faite par Lyssenko entre « science bourgeoise » et « science prolétarienne »17.
Nous n’y sommes bien sûr pas, mais toute évolution dans cette direction (par exemple
en voulant censurer des recherches et enseignements pour des raisons morales –
même s’il y a des limites, comme le racisme par exemple) ruinerait les fondements
de la liberté académique : si tout est politique, le « véritable » politique se sentira libre
d’intervenir lui aussi.
Critique de la raison et de l’objectivité
Les deux critiques des Lumières
Les Lumières ont été critiquées comme reflétant les positions des dominants
(mâles blancs aux vues ethnocentriques, réduisant les cultures du monde à l’arriération, la superstition, la barbarie). Mais il y a deux manières d’exercer cette critique.
La première, légitime et nécessaire, consiste à débusquer les préjugés cachés des
hommes des Lumières, par exemple le racisme de Kant à l’égard des Noirs, l’antisémitisme de Voltaire18 ou encore les propos très négatifs tenus par Spinoza sur les femmes à
la fin de son Traité politique19 : ce sont des attitudes non critiques que la raison pourrait
déconstruire. On dira en ce sens qu’ils n’ont pas été assez éclairés, qu’ils manquaient
de Lumières sur certains points ou qu’ils se sont laissés aller à leurs préjugés, et que
plus de Lumières sont nécessaires pour dépasser ces limites. De même, une arrogance ethnocentrique de certains hommes des Lumières a pu mener à radicalement
sous-estimer les richesses des autres cultures, ramenées à la superstition, ou, dans
une perspective évolutionniste « vulgaire », à des stades antérieurs dont l’Occident
« rationaliste » constituerait le dépassement et l’accomplissement.
Mais le second type de critique consiste à mettre en cause l’universalisme des
Lumières comme tel, à affirmer que tout savoir prétendument objectif est en vérité
17
18
19
Voir P. Legibel, « L’affaire Lyssenko ou l’intelligentsia parisienne en délire », émission Au fil de l’histoire sur france
Inter, 6 mars 2013.
Voir L. Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, de Voltaire à Wagner, Paris, Calmann-Lévy, 1968, p. 103-117.
B. Spinoza, Traité politique, chap. xI, « De la démocratie », § 4, in Spinoza. Œuvres. Complètes, Paris, Gallimard, coll.
« Pléiade », 1954, p. 1043-1044.
LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE, SES EnJEUx ACTUELS ET LE RELATIVISME
« piloté » par des positions de pouvoir, et non seulement certains aspects de la pensée
des hommes des Lumières (comme les préjugés liés au pouvoir sur les Noirs, les Juifs
et les femmes). On gomme les aspects éminemment émancipateurs du Traité théologico-politique (Spinoza, 1670), du Traité sur la tolérance (Voltaire, 1763) ou de l’essai
de Kant « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1784 – avec la célèbre formule sapere aude,
« ose savoir »). Dans ce cas de figure, comme je l’ai dit, le pouvoir est partout, et on ne
peut qu’y opposer un contre-pouvoir : c’est donc en quelque sorte « politique contre
politique », tout est rapport de forces, et la spécificité de l’université (la recherche de
la vérité par la raison critique) s’évanouit.
C’est le premier type de critique qu’il faut retenir si l’on veut conserver un sens
à la liberté académique. Certes, il restera toujours des préjugés, mais c’est justement
la libre confrontation des idées qui permettra de les dissoudre progressivement (c’est
probablement une tâche infinie, comme aurait dit Kant). Il faut plus de Lumières pour
corriger ces biais et tendre au savoir authentique au nom duquel est revendiquée (à
juste titre) la liberté académique.
53
Liberté académique
et ethos universitaire
Philippe Van Parijs
UCLouvain, Chaire Hoover d’éthique économique et sociale
Telle que je la comprends, la liberté académique est la liberté dont jouissent les
universitaires (ou academics) – c’est-à-dire les enseignants et chercheurs employés par
des institutions d’enseignement supérieur ou de recherche scientifique – dans leurs
activités d’enseignement et de recherche, mais aussi dans leurs activités de service à
la société, que ce soit en tant qu’experts ou en tant que participants au débat public.
Il s’agit donc de la liberté des universitaires d’enseigner ce qu’ils veulent et comme ils
le veulent, de mener des recherches sur ce qu’ils veulent et comme ils le veulent et de
fournir discrètement des avis ou d’exprimer publiquement leur opinion, quels qu’en
soient le contenu, la forme et les destinataires. Cette liberté n’est pas un droit humain,
mais un privilège que nous revendiquons en tant qu’universitaires. Sous certaines
conditions, elle peut être légitimement restreinte tant par les pouvoirs publics que par
les institutions qui nous emploient. Il s’agira ici d’explorer ces conditions1.
Deux cas concrets
Pour nous aider à réfléchir sur l’étendue de la liberté qu’il est juste que nous
revendiquions et sur les raisons et la manière de lui imposer de justes limites, je me
propose de commencer par évoquer deux cas concrets. Ils ont trait à des situations
moins criantes que beaucoup de celles mentionnées dans ce volume. Mais ils ont la
particularité de concerner non seulement ma propre discipline, la philosophie, mais
aussi ma propre institution, l’UCLouvain, et en outre, pour des raisons différentes,
de me toucher personnellement. La presse y a suffisamment fait écho pour que je
1
Ce texte a beaucoup bénéficié des interventions et échanges au colloque « Academic Freedom under Threat »
(ULB, 10-11 décembre 2018) ainsi que lors des Ethical Forums de la fondation universitaire sur les thèmes « Free
to Speak Out ? On the rights and responsibilities of academics in the public debate» (25 novembre 2004) et « What
place (if any) for academics in our post-truth era ? » (7 décembre 2017). Les conclusions personnelles que j’ai
rédigées pour ces deux forums sont téléchargeables sur https ://uclouvain.be/fr/chercher/hoover/the-ethicalforum-of-the-university-foundation.html.
56 PRODUIRE Un SAVOIR LIBRE ET CRITIQUE
ne révèle pas ici des secrets soigneusement gardés. Il n’en est pas moins vrai que les
discuter dans le présent contexte n’est pas tout à fait anodin du point de vue même de
la liberté académique, si du moins on se rappelle que l’Université libre de Bruxelles
s’est créée en 1834 en bonne partie contre l’Université de Louvain, l’adjectif « libre »
et la devise « Scientia Vincere Tenebras » étant censés exprimer des valeurs bafouées
dans l’institution rivale. C’est donc en quelque sorte en héritier, voire en représentant
des tenebras que, faisant un usage que j’espère légitime de ma liberté académique, je
me permettrai d’évoquer ici ces deux cas personnels.
Le premier cas remonte à juin 1997. Il concerne Jean (Yahya) Michot, enseignant en philosophie arabe nommé à titre définitif et à temps plein à l’Université
de Louvain. Il avait publié sous pseudonyme (Nasreddin Le Batelier) la traduction
d’un texte sur le statut des moines publié au XIVe siècle par le théologien musulman
Ibn Taymiyya, précédée d’une longue et savante introduction expliquant en quel
sens cette fetwa justifiait l’assassinat de sept moines trappistes par des extrémistes
islamistes à Tibéhirine, en Algérie, en mars 1996. Il ne fallut cependant guère
de temps pour que l’auteur soit identifié et que la presse belge, puis française et
britannique, rende l’affaire publique. Voici comment le quotidien Le Monde résume
l’affaire en juin 1998 : « Après enquête, on apprendra que Nasreddin Le Batelier est
un universitaire belge converti à l’islam enseignant du département d’islamologie
de l’université catholique de Louvain-la-Neuve et président du Conseil supérieur des
musulmans de Belgique. Son contrat avec la célèbre université catholique, où cette
affaire a provoqué un scandale, a été rompu, et Jean Yahya Michot s’est expatrié à
Oxford. » Jean Michot n’a pas été licencié pour faute professionnelle grave, comme
brièvement envisagé, mais il a été forcé de quitter l’université en décembre 1997 « au
terme d’une convention transactionnelle ». J’étais intervenu à l’époque auprès des
autorités académiques pour essayer – en vain – d’éviter cette issue, pas seulement
parce que Jean Michot et moi nous étions côtoyés comme étudiants en philosophie
et que, en tant que responsable de l’unité dont il était membre, j’avais appuyé la décision du recteur Pierre Macq, informé de sa conversion à l’islam, de le nommer à titre
définitif, mais surtout parce que l’intégration d’intellectuels musulmans de grand
calibre dans le milieu interdisciplinaire et critique de nos universités me semblait
alors – et me semble encore aujourd’hui – très importante.
L’autre cas est beaucoup plus récent. Il date de mars 2017 et concerne Stéphane
Mercier, un chargé de cours invité à temps partiel en philosophie également à l’Université de Louvain. Un de ses cours est enregistré à son insu par des étudiants et placé
sur YouTube. Il y expose une argumentation hostile à la législation belge légalisant
l’avortement. Les organes compétents de l’université examinent les faits, et les autorités décident de suspendre l’intéressé et de ne pas renouveler sa charge de cours. Je
ne connais pas personnellement Stéphane Mercier, n’ai suivi cette affaire qu’à distance
et n’y suis intervenu que très marginalement. Mais elle me touche néanmoins de près
en raison d’une analogie avec mes débuts d’enseignant à l’Université de Louvain.
Le premier cours qui m’y avait été confié, peu après mon retour d’Oxford en 1980,
était un cours de philosophie à un grand auditoire de première année, en tant que
suppléant du futur archevêque André Léonard. Après trois ans, j’en avais été abruptement déchargé par le recteur de l’époque, Monseigneur Edouard Massaux. Lorsque
LIBERTÉ ACADÉMIQUE ET ETHOS UnIVERSITAIRE
j’étais allé lui en demander la raison, il s’était contenté de me répondre évasivement
que certaines personnes n’aimaient pas certaines des idées que je présentais au cours.
Étant mandataire permanent du FNRS, cela ne portait guère à conséquence, mais cela
ne m’en a pas moins laissé le goût amer d’une sanction injustifiée, et l’affaire Mercier
en a ravivé le souvenir.
Liberté d’enseigner
Gardant ces deux exemples à l’esprit, tournons-nous maintenant vers la question
de savoir dans quels cas la liberté académique est légitimement restreinte et dans quels
cas elle est au contraire illégitimement bafouée, en commençant par la dimension de
l’enseignement.
Lorsqu’une université nous engage, c’est pour enseigner une matière spécifique,
souvent un certain nombre de cours avec un cahier des charges précis, et elle attend
de nous que nous le fassions de manière consciencieuse, par exemple en respectant
des horaires, en fournissant des supports écrits en temps opportun et en assurant
une évaluation équitable des étudiants. Pour ne pas étouffer l’enthousiasme de leurs
enseignants, il est sans doute souhaitable que nos universités leur laissent une large
marge de liberté quant au choix de ce qu’ils enseignent et à la manière de le faire, mais
nul ne leur contestera le droit de restreindre significativement cette marge de manière
à mériter la confiance que les étudiants leur font.
Quid si ce ne sont pas les universités qui restreignent cette marge, mais les pouvoirs
publics ? Si ceux-ci financent, au moins pour partie, les universités, il est difficile de
ne pas leur reconnaître le droit d’influencer le choix des programmes d’études qui
seront subventionnés, voire d’infléchir le mode d’enseignement, par exemple en
exigeant la mise à disposition gratuite de notes de cours sur Internet ou la possibilité
pour les étudiants de consulter leurs copies d’examen. L’opportunité de mesures top
down tatillonnes, chronophages et finalement contre-productives peut et doit être
contestée et les instances universitaires elles-mêmes sont généralement bien mieux
placées que les cabinets ministériels pour déterminer les méthodes et les contenus
des cours. Mais on ne peut pas déclarer illégitime par principe toute restriction par
les pouvoirs publics de l’autonomie des universités en matière d’enseignement et, par
là, de la liberté académique des enseignants universitaires.
Dans le cas de l’affaire Mercier, la sanction n’émane pas des pouvoirs publics, mais
de l’université elle-même. S’agit-il ici de la mise en œuvre d’une restriction légitime
de la liberté académique, ou au contraire d’un cas où celle-ci est bafouée ? Si elle peut
se justifier, la sanction ne peut l’être ni en raison du choix d’aborder une question
controversée dans le cadre d’un cours de philosophie, ni en raison de la présentation
empathique d’une réponse à cette question déviant de ce qui passe aujourd’hui pour
politiquement correct, ni non plus en raison du fait que cette position est la position
personnelle de l’enseignant et qu’il n’en fait pas un secret. Qu’il s’agisse de cours
d’éthique ou d’autres matières, les enseignants n’ont pas à être ni prétendre être neutres
57
58 PRODUIRE Un SAVOIR LIBRE ET CRITIQUE
sur des questions ayant une dimension éthique – qu’il s’agisse de politiques en matière
de changement climatique ou d’immigration, d’OGM ou de prisons – et il est plus
honnête de leur part de ne pas tenter d’en faire un secret pour leurs étudiants. Ce qui
peut poser problème, en revanche, c’est un comportement qui confondrait enseignement et prédication et tiendrait plus du prosélytisme militant que de l’apprentissage
critique.
Sur les questions controversées, il importe en effet de rendre les étudiants
attentifs à la diversité des positions et à la force des arguments qui soutiennent
chacune d’entre elles. Cela peut se faire de multiples manières : par une présentation
équilibrée d’une variété de positions par l’enseignant lui-même ; par des exercices
attribuant aux étudiants la tâche de défendre aussi bien que possible des positions
contradictoires ; par des enseignements en cotitulature où les enseignants n’ont pas
peur d’étaler leurs désaccords ni de les discuter avec les étudiants ; par l’invitation
d’intervenants extérieurs choisis en raison de leur capacité de défendre des positions
différentes de celles de l’enseignant. Et même dans les matières qui ne sont pas ou guère
controversées, il ne s’agit pas de transmettre des savoirs comme des dogmes, mais
d’expliquer à chaque fois sur la base de quelles observations et de quels raisonnements
un consensus a pu se former.
Si l’on adhère à ce point de vue, a-t-on eu raison de sanctionner Stéphane
Mercier ? Pour pouvoir en juger, il me faudrait en savoir plus sur les détails de l’affaire,
en particulier sur la manière dont la portion du cours déversée sur Internet s’insère
dans le reste du cours. Sans doute pour partie en raison de ma propre expérience
dans les années 1980, j’ai la conviction qu’il faut en cette matière éviter de pousser
trop rapidement sur la gâchette des sanctions. Car la tentation est forte, pour les
autorités académiques, d’en faire un usage sélectif et de ne sanctionner que ceux
dont le prosélytisme réel ou apparent s’écarte de ce qui constitue le quasi-consensus
politiquement correct du moment. Sur cette question, c’était naguère, en milieu
catholique, la dénonciation de l’avortement comme un meurtre. C’est aujourd’hui
partout, dans nos sociétés sécularisées, la dénonciation des entraves à l’avortement
comme des atteintes aux droits humains. Il n’est pas mauvais pour une université
et pour les formations qu’elle offre de compter au sein de son personnel enseignant
des personnalités non conformistes, voire excentriques. Pour éviter les excès, mieux
vaut pouvoir compter sur un ethos antidogmatique suffisamment partagé au sein de
la communauté universitaire et sur les sanctions informelles – par les pairs et par les
étudiants – qui y sont associées. Dans la dimension enseignement, en tout cas, c’est
dans un tel ethos plus que dans des délations du type de celles auxquelles le président
Bolsonaro invite les étudiants dans les universités brésiliennes ou dans des procédures
disciplinaires restreignant la liberté académique que réside l’espoir d’une victoire
durable de la ratio sur les tenebras.
LIBERTÉ ACADÉMIQUE ET ETHOS UnIVERSITAIRE
Liberté de chercher
Qu’en est-il ensuite de la liberté académique dans la dimension recherche ? Ici
aussi, il est parfaitement légitime à mes yeux que les pouvoirs publics restreignent
ou en tout cas orientent la liberté académique en finançant de manière prioritaire
un certain nombre de domaines qui leur paraissent avoir une importance sociale
particulière, voire même en demandant qu’une partie importante de la recherche se
focalise sur un problème spécifique à résoudre ou une question à trancher. Comme
dans le domaine de l’enseignement, cependant, il n’est pas opportun et il est souvent
contre-productif que les pouvoirs publics se montrent trop directifs. Les chercheurs
sont mieux placés que les bureaucrates pour identifier les questions et sous-questions
les plus prometteuses et les trajectoires, parfois très indirectes, les plus fécondes pour
apporter une solution à un problème. En outre, à vouloir trop piloter la recherche top
down, on risque de tuer la flamme de la curiosité intellectuelle qui est et doit rester le
ressort principal de toute recherche. Que la pertinence sociale, telle qu’estimée par des
mandataires politiques, voire par les organes compétents de l’université, joue un rôle
dans le choix des questions à traiter n’en est pas moins tout à fait justifiable.
En revanche, ce qu’il faut empêcher à tout prix, c’est que les autorités politiques
ou académiques interfèrent dans l’effort d’apporter des réponses aux questions posées
autrement qu’en imposant d’éventuelles contraintes éthiques à la manière d’obtenir
ces réponses. Si par exemple la recherche implique de l’expérimentation sur des êtres
vivants, si elle implique l’observation d’êtres humains à leur insu, si elle fait courir des
dangers à certains des chercheurs, il est légitime de baliser la liberté de recherche ; une
réglementation interne à une institution, ou s’imposant à l’ensemble des institutions
d’un pays, par exemple sous la forme de l’obligation d’obtenir le feu vert d’un comité
d’éthique, peut alors s’avérer opportune.
Pour le reste, la tâche d’un universitaire en tant que chercheur est d’apporter la
réponse qu’il estime correcte, sous le contrôle de ses pairs, aux questions auxquelles
il a choisi de consacrer ses recherches. Par exemple, on peut estimer bien futile la
question de savoir si les conditions mises à l’usage justifié de la violence dans un
document théologique médiéval étaient satisfaites par un assassinat commis à la fin
du XXe siècle. Mais une fois qu’on a décidé de la traiter, il s’agit d’y apporter non la
réponse la moins gênante, mais celle qu’on estime, au mieux de nos connaissances,
être la réponse vraie. La pression qui tend à empêcher le chercheur de rendre publique,
voire même d’accepter lui-même la réponse à laquelle sa recherche l’a conduit émane
parfois des autorités politiques ou académiques. Mais, du moins dans nos contrées,
elles émanent au moins autant de notre environnement immédiat. Pour un chercheur
en physique nucléaire, publier des résultats qui pointent des dangers de l’usage de
l’énergie nucléaire peut être considéré par ses collègues comme un manque de loyauté
à l’égard de sa profession. Dans un tout autre secteur, un professeur de Cambridge
pro-Brexit de passage à l’Académie royale de Belgique mentionnait récemment que de
jeunes collègues partageant sa position n’osaient pas publier des arguments appuyant
la thèse selon laquelle le Brexit n’aurait guère de conséquences dommageables, tant
l’hostilité au Brexit est virulente au sein de la communauté universitaire britannique.
Et dans notre propre entourage, il n’est pas de bon ton d’évoquer la possibilité que la
59
60 PRODUIRE Un SAVOIR LIBRE ET CRITIQUE
criminalité puisse être corrélée avec l’origine ethnique ou que l’immigration puisse
entraîner une détérioration de la situation des plus démunis.
Pourtant, le bon usage de notre liberté académique n’exige pas seulement que
nous osions poser des questions délicates, mais surtout que, dans l’effort d’y apporter
des réponses, nous nous laissions guider exclusivement par un ethos partagé de quête
de la vérité. La pression des collègues, le souci de mériter leur respect et leur estime,
peuvent et doivent servir de moteur et de guide. Mais attention : ils doivent inciter à se
garder d’approximations et de tricheries, d’observations bâclées et de raisonnements
bancals ; ils ne peuvent pas orienter systématiquement la quête scientifique vers des
réponses que nos intérêts ou nos valeurs nous font souhaiter.
Liberté de servir la société
En troisième lieu, qu’en est-il de la liberté académique en matière de service à
la société ? Ce service peut d’abord prendre la forme de rapports, d’avis, de conseils
adressés en tant qu’experts à des mandataires publics comme à des entreprises. Pour
prendre des décisions bien informées et bien pensées, acteurs publics et privés ont
besoin d’un tel apport, et c’est un des rôles des universitaires de le leur fournir. La
liberté de jouer ce rôle peut être considérée comme une part légitime de leur liberté
académique, à condition d’opérer avec la transparence appropriée – a minima à l’égard
des organes compétents de l’institution d’appartenance –, qu’il s’agisse des destinataires des prestations, de l’ampleur du temps qui y est consacré ou du montant de la
rémunération éventuelle à laquelle elles donnent lieu. Ici encore, il faut éviter le « deux
poids, deux mesures ». Par exemple, il y a quelques années, Hendrik Vuye, professeur
de droit constitutionnel à l’Université de Namur, s’était fait interpeller parce qu’il
avait conseillé le parti nationaliste flamand N-VA, alors que des services analogues
rendus par des professeurs d’universités francophones à des partis francophones sont
monnaie courante, en particulier en période de négociations gouvernementales, et ne
sont pas considérés comme problématiques. Moyennant la transparence appropriée
pour des services de quelque ampleur et les ajustements éventuels du temps rémunéré
par l’université, la liberté académique de fournir de tels services n’a pas à être brimée.
Qu’en est-il enfin de la liberté académique dans la dimension la plus discutée dans
ce volume : le service à la société entendu comme participation au débat public ? C’est
là une dimension qui m’est particulièrement chère, puisqu’une mission centrale de la
Chaire Hoover d’éthique économique et sociale que j’ai eu le privilège de créer puis de
diriger pendant vingt-cinq ans est précisément d’apporter, selon les mots du recteur
Pierre Macq lors de sa création, « une parole claire et compétente » au débat public sur
les questions relevant du champ couvert par notre Faculté des sciences économiques,
sociales et politiques. Un tel rôle n’est évidemment pas l’apanage de chaires d’éthique.
Il fait partie de ce qu’on peut attendre de tout universitaire, quoiqu’avec des variations
considérables en fonction de sa discipline et de l’émergence dans le débat public de
LIBERTÉ ACADÉMIQUE ET ETHOS UnIVERSITAIRE
questions qui en relèvent, mais aussi en fonction de son degré d’ancienneté et de son
autorité scientifique, de son tempérament et de ses talents.
Ce qui peut être attendu de nous, ce n’est pas de nous exprimer au nom de notre
institution mais à titre personnel. Ce n’est pas non plus de nous exprimer seulement
en tant qu’expert, de dépositaire attitré d’un fragment minuscule de la connaissance
universelle, mais bien plutôt en tant qu’inexpert responsable. Nous pouvons et devons
nous permettre de prendre position d’une manière argumentée sur des questions dont
l’opinion publique et les mandataires politiques ont à débattre, en nous appuyant sur
une synthèse critique des connaissances pertinentes, dont une part seulement relève de
notre expertise, et inévitablement aussi sur des jugements de valeur que nous devons
être prêts à expliciter et défendre s’ils ne sont pas évidents pour tous. Il ne s’agit donc
pas d’être ou de nous prétendre « neutres », « purement scientifiques ». Il ne s’agit
pas pour autant de refuser la distinction entre faits et valeurs. Il importe au contraire
d’immuniser les jugements de faits contre l’influence des jugements de valeur (et
contre celle des intérêts personnels ou collectifs). Mais il s’agit d’aider les responsables
politiques, la société civile organisée et les simples citoyens en articulant explicitement
jugements de fait et jugements de valeur pour fonder des recommandations précises
sur des questions controversées.
Comment ceci s’applique-t-il à l’affaire Michot, dans la mesure où celle-ci porte,
plus que sur une contribution scientifique, sur une intervention dans le débat public ?
On peut se demander d’abord si cette intervention ne transgresse pas les limites de
la liberté d’expression accordée à tout citoyen. Qu’on soit ou non universitaire, une
incitation à la haine ou à la violence peut être légitimement punissable. En établissant
qu’une fetwa faisant autorité justifie un assassinat, un docte musulman n’invite-t-il pas
à en commettre d’autres ? Il n’en est rien, car le texte de Jean Michot mentionne aussi
qu’il existe « une sorte de consensus communautaire pour [...] condamner l’exécution
des sept moines de Tibéhirine » et cite un « hadîth » souvent cité par Ibn Taymiyya
lui-même : « Il n’y aura point consensus de ma communauté sur une chose constituant
un égarement. » On peut donc supposer qu’il apporte une réponse négative à la question rhétorique que l’auteur pose vers la fin de son texte introductif : « En cette affaire
en laquelle tant de voix humbles ou savantes [...] se sont prononcées d’une manière
aussi convergente, serait-il donc imaginable que la communauté musulmane ait fait
fausse route ? » Ceci pose à l’islam des « questions troublantes ». Et le but de l’opuscule est précisément d’illustrer ce qu’il considère comme « la question essentielle » :
« des textes canoniques classiques ou, même, les textes les plus fondateurs de l’islam
peuvent-ils être lus tels quels pour comprendre et régenter notre époque, intemporellement, sans contextualisation et sans intervention de plusieurs autres paramètres ? En
d’autres termes, quelles sont exactement les conditions de validité, ou de licéité, de la
transposition d’une théologie ancienne vers la fin du XXe siècle et de son utilisation en
matière politique ? » L’adhésion au « consensus communautaire » aurait sans doute pu
être affirmée avec plus de fermeté. Mais, pour qui le lit attentivement, le texte de Jean
Michot est suffisamment clair pour que, au contraire d’Ibn Taymiyya, il ne puisse pas
être considéré comme incitant à la violence, ni donc être passible de sanctions pénales,
ce dont il n’a du reste jamais été question.
61
62 PRODUIRE Un SAVOIR LIBRE ET CRITIQUE
En revanche, l’auteur du texte a encouru une sanction de la part de son université, en l’occurrence sur la base de l’article 48 du statut administratif du personnel
académique de l’Université de Louvain, qui exige des membres de ce personnel qu’ils
« s’abstiennent de toute manifestation publique d’opinion qui compromettrait l’accomplissement de la mission de l’université, attenterait à son renom moral ou porterait
atteinte à la dignité de leur fonction ». Quelle qu’en soit la formulation exacte, il y a
certainement là un devoir qui nous incombe. Lorsque nous nous exprimons publiquement, nous devons au moins une part de notre autorité au fait d’être membre de
l’institution qui nous a fait confiance en nous nommant, et plus généralement de la
communauté universitaire nationale et mondiale. Nous exprimer publiquement de
manière irresponsable serait dès lors injuste à l’égard de nos collègues et à l’égard de
cette composante essentielle d’une démocratie saine qu’est une institution universitaire méritant le crédit qui lui est attribué. Ce serait nous conduire en parasites qui
détruisent la substance dont ils se nourrissent.
Peut-on considérer que la publication de l’opuscule portait atteinte à la « dignité de
la fonction » de son auteur ou au « renom moral » de son université ? Plus encore que la
possibilité qu’il soit interprété comme justifiant un meurtre, ce qui a choqué certains
dans le texte de Jean Michot, c’est le « blame the victim » sur lequel il se clôt. Selon
l’auteur, les trappistes assassinés en savaient assez sur les conceptions théologiques des
extrémistes islamiques sévissant dans leur région pour qu’ils sachent à quoi s’en tenir
sur les risques qu’ils couraient. Ils n’auraient donc à s’en prendre qu’à eux-mêmes. Mais
qu’on trouve ces propos choquants ou non, comment pourraient-ils porter atteinte à la
dignité de la fonction de leur auteur ou au renom de son université si ni cette fonction
ni cette université ne sont mentionnées, si même usage est fait d’un pseudonyme
pour empêcher une identification ? D’abord, l’érudition et le style caractéristiques de
l’auteur faisaient du pseudonyme un camouflage bien transparent pour ceux qui, en
Belgique, étaient quelque peu familiers du sujet. Et surtout, dans le contexte d’un État
de droit qui protège la liberté d’expression de tout citoyen, l’usage d’un pseudonyme
est regrettable. Si pour moi il y avait quelque chose de problématique dans l’affaire
Michot, ce n’est pas le contenu de thèses que certains ont pu trouver choquantes, mais
précisément le recours à un pseudonyme. Les universitaires qui s’expriment dans le
débat public ont à assumer la responsabilité de ce qu’ils avancent. Ils doivent accepter
d’avoir à répondre aux critiques que leurs thèses pourraient susciter sans s’offrir, par
l’usage d’un pseudonyme, la possibilité de prétendre que ce ne sont pas eux qui les
ont proférées.
C’est cette publicité de notre nom et de notre affiliation, et par là la vulnérabilité de
notre réputation comme universitaires, qui doivent nous permettre de compter, dans
nos interventions dans le débat public, sur un ethos suffisamment fort et suffisamment
partagé pour nous faire honorer notre devoir de ne pas « attenter au renom moral »
de notre institution ni « porter atteinte à la dignité de notre fonction ». Un tel ethos
d’inexpertise responsable – combinant rigueur et prudence sur les questions factuelles
et réflexivité sur les jugements de valeur – est un instrument bien meilleur que des
procédures disciplinaires soumises aux aléas de ce que les membres des instances
compétentes trouvent « choquant » lorsqu’une plainte leur parvient. C’est aussi la
pratique d’un tel ethos qui nous autorise à revendiquer une protection de notre liberté
LIBERTÉ ACADÉMIQUE ET ETHOS UnIVERSITAIRE
d’expression plus robuste que celle de nos concitoyens. Il ne s’agit pas de demander que
le droit pénal nous impose moins de contraintes. Ce n’est pas notre liberté formelle
d’expression qu’il est justifié de mieux protéger, mais notre liberté réelle d’expression,
notamment en assurant l’autonomie des universités et des organismes allouant les
fonds de recherche par rapport aux pressions et décisions politiques et en garantissant
la tenure, c’est-à-dire la nomination à titre définitif sauf faute professionnelle grave en
un sens qui ne peut pas couvrir des divergences d’opinions exprimées publiquement.
Cette meilleure protection est un privilège que nous devons mériter, en assurant
collectivement cette part de nos missions plus importante que jamais à l’ère dite « posttruth » : dire ce que nous estimons être vrai et recommander ce que nous estimons être
juste, même et surtout si cela ne plaît pas à nos autorités, à l’opinion publique, voire
à nos proches, sur la base d’arguments factuels soigneusement étayés et de positions
éthiques dûment réfléchies. Comme en matière d’enseignement et de recherche, la
liberté académique dont nous jouissons ou que nous revendiquons en matière de
service à la société ne peut se justifier que si nous en faisons un usage responsable. Et ce
n’est que si, par là, nous la méritons que nous pouvons espérer qu’elle soit durablement
accrue ou même simplement préservée.
63
“Dangerous Questions:
Why Academic Freedom
Matters”
A Massive Open Online Course
to promote Academic Freedom and
the Values of Higher Education1
Olga S. Hünler
Freie Universität Berlin
The Lima Declaration on Academic Freedom and Autonomy of Institutions of
Higher Education def ines academic freedom as “the freedom of members of the
academic community, individually or collectively, in the pursuit, development, and
transmission of knowledge, through research, study, discussion, documentation,
production, creation, teaching, lecturing and writing”.2 Edward Said put the “freedom
to be critical” at the very centre while he mentions that intellectual discourse is “the
freedom to be critical: criticism is intellectual life and, while the academic precinct
contains a great deal in it, its spirit is intellectual and critical, and neither reverential
nor patriotic”. 3 And as Joan Scott stated, “critical thinking is uncomfortable and
often disconcerting because it challenges the status quo; it needs academic freedom
to secure and protect it”.4
1
2
3
4
The course is sporadically online at https://www.scholarsatrisk.org/event/online-course-dangerousquestions-why-academic-freedom-matters/ (accessed on 23 December 2020); https://www.futurelearn.com/
courses/academic-freedom. The author would like to thank Dr. Ekrem Düzen for constructive criticism on the
manuscript.
Lima Declaration on Academic freedom and Autonomy of Institutions of Higher Education, 1987, https://
www.wusgermany.de/sites/wusgermany.de/files/userfiles/WUS-Internationales/wus-lima-englisch.pdf, p. 1
(accessed 23 December 2020).
E. Said, “Identity, Authority, and freedom: The Potentate and the Traveler”, in L. Menand (ed.), The Future of
Academic Freedom, Chicago, University of Chicago Press, 1991, p. 223.
J. W. Scott, “Knowledge, Power, and Academic freedom”, in M. Ignatieff and S. Roch (eds.), Academic Freedom:
The Global Challenge, new York, Columbia University Press, 2018, p. 93.
66 PRODUIRE Un SAVOIR LIBRE ET CRITIQUE
Unfortunately, in recent decades, we have witnessed several violations and threats
to academic freedom and institutional autonomy of the higher education institutions
institutions – not only in conflict-ridden countries, but also in democratic countries.5
“Dangerous Questions: Why Academic Freedom Matters” is a three-weeklong Massive Open Online Course (MOOC) created to explain the definitions of
academic freedom, exploring the values of higher education, identifying the threats
and challenges to academic freedom, and exploring the ways to defend and endorse
academic freedom while highlighting its importance to the democratic societies. The
MOOC is a part of the Erasmus+ Project – Academic Refugee, and the full title of
this project is Strategic Partnership to Promote Core Academic Values and Welcome
Refugees and Threatened Academics to European Campuses. The course has been
developed by Oslo University and Scholars at Risk. Robert Quinn (Executive Director
of Scholars at Risk) and Olga S. Hünler (former PSI fellow at University of Bremen)
are the lead educators. In the latest run of the course, Dr. Chelsea Blackburn Cohen,
who is a Senior Program Officer at Scholars at Risk, joined the team of educators.
The course is hosted on an online education platform called FutureLearn, which
offers several courses on various topics from different universities and cultural institutions. The last run of the MOOC started on 24 August 2020. In addition, visual
material from the course is available on YouTube and further content on academic
freedom is accessible on SAR’s webpage.
On its webpage, the overview of the course is presented as follows :
Academic freedom is a fundamental value in modern higher education and research.
In this course, you will find out how we can use academic freedom to ask critical questions and contribute to a democratic society.
You will explore the importance of free and open research, and how it relates to core
higher education and societal values.
You will understand why academic freedom is crucial for maintaining the quality and
relevance of research in higher education.
You will learn about some of the current threats to academic freedom, and how this
relates to the academic community worldwide.6
This course is reluctant to offer a precise definition of academic freedom but
provides a general framework for academics to teach, conduct research, share their
findings without censorship, participate in academic, professional, and representative
organizations as well as freely express criticism about the institutions they are part of.
5
6
P. G. Altbach, “Academic freedom: International Realities and Challenges”, Higher Education, vol. 41, n° 1-2, 2001,
p. 205–219; B. Baser, S. Akgönül, and A. E. Öztürk, “Academics for Peace”, in “Turkey: A Case of Criminalising
Dissent and Critical Thought Via Counterterrorism Policy”, Critical Studies on Terrorism, vol. 10, n° 2, 2017,
p. 274–296; E. Schrecker, “Academic freedom Around the World”, Academe, vol. 85, n° 4, 1999, p. 3; T. Karran,
“Academic freedom in Europe: Reviewing UnESCO’s Recommendation”, British Journal of Educational Studies,
vol. 57, n° 2, 2009, p. 191-215; C. nelson, No University is an Island: Saving Academic Freedom, new York, nYU Press,
2011; A. Pető, “Attack on freedom of Education in Hungary: The Case of Gender Studies”, LSE blogs, 2018: https://
blogs.lse.ac.uk /gender/2018/09/24/attack-on-freedom-of-education-in-hungary-the-case-of-gender-studies
(accessed on 23 December 2020).
https://www.futurelearn.com/courses/academic-freedom/4 (accessed on 23 December 2020).
“DAnGEROUS QUESTIOnS: WHY ACADEMIC fREEDOM MATTERS”
The course is mainly designed for students and other members of higher education, however, everybody who is interested in the debate of academic freedom and
critical thinking is highly welcome to participate.
The learning outcomes of the course are presented as explaining the meaning of
academic freedom and related values and their relatedness, identifying challenges and
threats to values, assessing the promotion and defence of academic freedom as well as
demonstrating the importance of academic freedom to the society.
The Content of the Course
The content of the course is thematically divided into three weeks:
1. “What is academic freedom?”
2. “Threats to academic freedom and impacts on society”.
3. “How you can help promote academic freedom” consecutively.
Week 1: What is academic freedom?
What is academic freedom is the main question of the first week. The initial video
of the course is titled “Dangerous Questions” and highlights the vitality of asking
critical and sometimes dangerous questions for scientific research and teaching.
The first week starts with a brief history of the University both as an institution
and as a concept. Following some examples about different institutions around the
globe, covering areas from the Middle East to South America, this opening chapter
highlights the critical moment of transformation in the history of universities, which
is the establishment of the research university – or Humboldtian University concept
– in nineteenth-century Germany. The notions of “freedom to teach” (Lehrfreiheit)
and “freedom to learn” (Lernfreiheit) changed the conceptualization of the University
idea.7
UNESCO Recommendations are presented as the most cohesive and comprehensive, as well as the most internationally relevant definitions of Academic Freedom. The
United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization agreed unanimously
on defining academic freedom as the freedom of academics “to teach and discuss, to
carry out research and publish the results and make them known, to freely express
opinions about the academic institution or system in which one works, to participate
in professional or representative academic bodies, and not to be censored.”8 Other
values of higher education include institutional autonomy, accountability, equitable
7
8
R.f. fuchs, “Academic freedom: Its Basic Philosophy, function and History, Law and Contemporary Problems”,
Academic Freedom, vol. 28, n° 3, 1963, p. 435.
https://www.futurelearn.com/courses/academic-freedom/0/steps/44152 (accessed on 23 December 2020).
67
68 PRODUIRE Un SAVOIR LIBRE ET CRITIQUE
access, and social responsibility. Institutional autonomy relates to the self-governance
of the university, which is necessary for independent decision-making. Accountability,
on the other hand, mandates transparent mechanisms and structures, while equitable
access guarantees entrance and participation in higher education, based on merit and
without discrimination, encouraging the participation of traditionally underrepresented groups. Finally, social responsibility highlights the responsibility and duty of
academics to pursue and share the truth and to respond to the needs of the society.
Those values are interrelated and they best function together, as we shall see.9
During the first week of the course, different definitions of Academic Freedom
and line-drawing between what is academic and non-academic are presented. The
traditional perspective that relies on the Humboldtian university tradition, endorses
freedom inside of the classroom, laboratory, and campuses. In this perspective, it is
believed that academic research and publications targeting academic auditions (such
as peer-review publication, scientific conferences, lectures, etc.) should be unencumbered. All other forms of communication or expression (such as public speeches,
newspaper articles, or internet blogs) that are accepted as non-academic are not
covered by academic freedom, although they could be protected under general Human
Rights or freedom of speech (for further discussion visit Week 1, Chapter 5 online).
On the other hand, socially engaged (or contemporary) perspectives do not solely
limit academic expression to on-campus activities. Like the definition proposed in
UNESCO’s recommendations, this approach promotes scholars’ free engagement with
the general public outside the universities and scientific events. It further underlines
the responsibility to protect and promote Academic Freedom. The socially engaged
view challenges the traditional view in different regards. The socially engaged view
argues that the traditional view might oversimplify academic work by artificially
dividing them into “safe” or “legitimate” and “sensitive” or “trouble-making” topics.
Excluding socially engaged academic expression does not guarantee the security of
traditional academic research or expression. Instead, it creates a false sense of security.
Especially when the limits are imposed by outside actors (such as national authorities, fundraisers, donors, etc.), the false sense of security makes academic freedom
susceptible to attacks. Finally, the traditional view is criticized for undermining social
responsibility, academics’ duty to share the truth with society and to respond to the
needs of society. The academic community should use its autonomy and freedom for
the benefit of society (See First Week, Chapter 6 online).10 In this line, during the first
week, ethical and professional standards of the disciplines, too, are underlined to build
up the criterion of viewing any expression as “Academic” or “non-Academic”. An
extensive reading list expands on different definitions of academic freedom, as well as
the sources of threats to values of higher education, at the end of the topics each week.
Subsequent chapters in the first week focus exclusively on the topic of “linedrawing”. Questions such as “What are the limits of academic freedom?”, and “Who
9
10
UnESCO, 1997, “Recommendation Concerning the Status of Higher Education Teaching Personnel”
[paragraph 27]; see also UnESCO, 1974, “Recommendation on the Status of Scientific Researchers”, and UnESCO,
1960, “Convention Against Discrimination in Education” – all available at http://portal.unesco.org/en/ev.phpURL_ ID=12024&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTIOn=201.html (accessed on 23 December 2020).
https://www.futurelearn.com/courses/academic-freedom/4/steps/603534 (accessed on 23 December 2020).
“DAnGEROUS QUESTIOnS: WHY ACADEMIC fREEDOM MATTERS”
decides where the line is” are the main focus for the line-drawing theme. The course
raises the question “Is Academic Freedom a Human Right?”, and presents both global
and narrow (and legal) definitions of Human Rights. Although the term “Academic
Freedom” does not appear in the binding statements and treaties explicitly, protections
for the freedom of opinion, expression, and belief (ICCPR Art. 19), the right to education (ICESCR Art. 26), and the right to freedom from discrimination based on age,
gender, religion, race, or other grounds (UNESCO, Convention against Discrimination
in Education, 1960) are all covered.
In this part, the intricate relation between Human Rights and core higher education values are presented. To clarify differences between Academic Freedom and
Human Rights, series of exercises are presented and participants are encouraged to
discuss the differences and similarities in the discussion forum of the MOOC. In the
“Lines and Line Drawing” section, the course material emphasized that the ethical and
professional standards of any discipline should be determined by higher-education
professionals of similar expertise, not external authorities. The traditional perspective,
on the other hand, emphasizes the context, format, and target audience to draw the
line. The material also reminds us that criticizing the existence of narrow lines between
Academic and non-Academic expressions, does not mean that Academic Freedom
protects all channels and means of expression. Expressions, such as “creative, artistic,
personal, or other open forms of expression”, or “partisan, ideological, dogmatic, or
similar “closed” forms of expression” are still protected by freedom of expression.
However, violent or coercive conduct is not protected by Academic Freedom, freedom
of expression, or other Human Rights standards. The next section provides animations
to give various examples of lines and line-drawing and invites participants to discuss
them afterwards.
Week 2: Threats to academic freedom and impacts on society
After raising the question of line-drawing, which is a question of relating to the
scope of Academic Freedom, educators now ask what happens to an academic who
“crosses the line”? This question relates to the consequences. This week provides and
introduces examples of the variety of consequences and threats that institutions,
academics, and students might have received.
Different types of threats to Academic Freedom are identified. Intentional threats
are defined as the most severe and dramatic type of threat, which could even include
extreme violations involving violence, coercion or other physical threats. Systemic
and widespread threats of killings, physical violence, and disappearances; wrongful
imprisonment/detention; wrongful prosecution; wrongful dismissal/loss of position/
expulsion from the study; restrictions on travel or movement are frequently documented by Scholars at Risk’s Academic Freedom Monitoring Project and disseminated
by Free to Think reports.11 Even though violent and intentional traits are not common
11
https://www.scholarsatrisk.org/bytype/sar-pub (accessed on 23 December 2020).
69
70 PRODUIRE Un SAVOIR LIBRE ET CRITIQUE
everywhere, they are symbolically important to demonstrate the severity of the negative consequences, as well as the tension between critical thinking and institutional
power.
Threats from systems, policies, and practices sometimes occur unintentionally.
External factors such as the commodification of higher education, the “massification”
of higher education, or internationalization might besiege all five values of higher
education. Management of funding, the governing of the institution, academic promotions and recruitments, student admissions, or the selection of research and teaching
subjects might lead to unintended yet undesirable consequences.
In the second part of the week, the ways that threats to academic freedom
influence everyone in society are explored. The core values of education are meant to
improve the quality of education, research, and discourse. Symmetrically, threats to
core academic values damage the quality of higher education, which, in turn, yield
negative impacts on the society.
Academic Freedom grants the possibility to conduct research on critical publichealth issues, like air pollution, climate change, and tobacco use, as well as research
on Human Rights violation, child labour, LGBTIQs, and violence against women.
Not only underprivileged or marginalized members, but every member of society
benefits from such research. While equitable access allows the participation of diverse
communities in higher education, pluralism on campuses helps to improve the quality
and increase the diversity of research and teaching. All five core values are interrelated, and a threat to one of the values limits the ability to exercise the others. When
academic freedom is restricted, it undermines the autonomy and accountability of
the institutions (accountability to students, academics, and society), which, in turn,
reduces the quality of higher education.
Week 3: How you can help promote academic freedom
The third and final week explores the following question: “How can you help
promote academic freedom?” Being proactive is understood as putting the pro-values
practice in place. Some higher-education institutions have explicitly written value
statements, which recognize the core values of higher education, and very few of those
clearly established procedures for executing core higher education values. Proactive
institutions, which are well prepared to activate mechanisms to implement the values
before the incidents (violations or threats to core values) arise, resolve conflicts, and
enhance their reputations during the “crisis”.
Unfortunately, many other institutions have disciplinary procedures or codes of
conduct that can only respond after-the-fact to an incident that has already happened.
How to be proactive is examined in three steps: being proactive, being thoughtful,
and being responsible.
The first step in being proactive is reviewed by looking at the value statements of
the institutions. If the institutions do not have any or do not have a satisfactory level,
then working with other members of the institution to establish or improve the value
statements is a good starting point. Later on, it is important to move from statements
“DAnGEROUS QUESTIOnS: WHY ACADEMIC fREEDOM MATTERS”
to implementation. However, institutions should act proactively, before the incidents
arise, rather than responding to an incident that has already happened. When institutions do not activate and run necessary mechanisms to introduce and protect the
values of higher education, they limit their capacities to serve society and jeopardize
the quality of higher education.
Establishing pro-values for higher education becomes essential in the context of a
collaboration with other partners (such as international higher- education institutions,
foundations or NGOs). “Ritualizing” values, which means creating regular opportunities to discuss the values of the institutions in their collaborations, may reduce
the risks of violating legal or educational standards, reputation, or adherence to the
values principles of the institutions. This risk increases in the cooperation between
individuals and institutions where Academic Freedom, autonomy, and related values
are not well understood or severely limited.
The last chapter of the course is designed to assess proper reactions to values-related incidents. In collaborations, institutions should evaluate the risks, benefits, and
costs for both themselves and partner institutions, as well as the risks for their staff
and students before responding to values-related incidents. While dialogue-focused
responses encourage the dialogue via public or private meetings with administrations, working groups, workshops, and reports, programme-focused responses
include ending, suspending, or freezing the collaborations (programme, activities,
or partnerships).
Achievements
Since the first run of the MOOC in July 2018, more than 2000 individual users
have registered for the course. Even though the course is designed for students and
staff in higher education, a diverse group of participants, such as civil society activists, teachers, and librarians from different regions of the world have enrolled in
the MOOC. Since democratic values are under threat worldwide, an online course
on Academic Freedom and the core values of higher education gives participants an
opportunity to discuss how people can use Academic Freedom to ask critical questions
and contribute to a democratic society by endorsing critical thinking.
The discussion boards of the MOOC have hosted vibrant debates on the definition
of Academic Freedom and exercising line-drawing to distinguish Academic from
non-Academic expressions since the first run of the course. Participants from different parts of the world, from various occupations, age groups, and socio-economic
backgrounds, have enriched the discussions during the different recaps of the course.
While core values of higher education, like equal access to education, social
responsibility, and institutional autonomy have been eroded and academic freedom
has been threated everywhere, based on the aforementioned data, it could be said
that this MOOC provides a useful online platform for everyone who wants to learn,
discuss and improve their understanding of academic freedom and other core values
of higher education.
71
72 PRODUIRE Un SAVOIR LIBRE ET CRITIQUE
The latest run of the course is accessible starting from 24 Aug 2020 on the https://
www.futurelearn.com/courses/academic-freedom address.
Conclusion
UNESCO recommendations emphasize academic freedom as a democratic
value, which highlights the researchers’ need to engage in the bigger society outside
of the campuses. Protecting academic freedom and the other core values of academic
freedom is not merely the responsibility of the scholars or higher-education leaders,
but also the duty of the State and society in general. In 2019 alone, Scholars at Risk
reported 324 attacks on higher-education communities in 56 countries.12 State authorities and violent groups might use killings, violence, disappearances, imprisonment,
prosecution, and other legal or illegal coercive measures to constrain the research,
teaching, and extramural activities of students and academics. Those intentional,
violent and severe threats to academic freedom might be less frequent and more
limited to specific geographies; there are many “indeliberate”, or less severe impingements coming from systems, policies, and practices that occur more extensively, and
they are more challenging to identity and report.
Nonetheless, academic freedom is grounded in democratic values, and threats and
violations to academic freedom also threaten the foundations of a democratic society.
In Scott’s words, “critical thinking depends on informed and disciplined knowledge,
on our ability to search for – and to teach our students how to search for – truth. That
kind of teaching is not a democratic process; it cannot be one. And yet, democracy
depends on it”.13 The presence of academic freedom helps us evaluate the existence of
democratic ideals, individual liberties, and freedom of expression within societies.14
Scholars should have a right to engage the society outside of the campus, and States
and societies have a responsibility to protect higher-education communities and to
promote academic freedom. Otherwise, as Scott articulated, “the denial of Academic
Freedom to its universities, of permission to pursue truth wherever it leads, signals
the ultimate failure of democracy. And it does not bode well for the future prosperity
and health of the nation”.15
Hopefully, the participants in this course would be able to shield themselves with
knowledge and ideas that they could then use to promote academic freedom and other
core values in their institutions and their institutional partnership with others, to
contribute to the burgeoning and strengthening of democratic societies.
12
13
14
15
https://www.scholarsatrisk.org/wp-content/uploads/2019/11/Scholars-at-Risk-free-to-Think-2019.pdf (accessed
on 23 December 2020).
J. W. Scott, op. cit., p. 104.
J. R. Cole, “Academic freedom as an Indicator of Liberal Democracy”, Globalizations, 2017, vol. 14, n° 6, p. 862868.
J. W. Scott, op. cit., p. 105.
“DAnGEROUS QUESTIOnS: WHY ACADEMIC fREEDOM MATTERS”
Résumé en français
Des questions dangereuses :
pourquoi la liberté académique
importe-t-elle ?
Un cours ouvert en ligne pour promouvoir la liberté
académique et les valeurs de l’éducation supérieure
Olga S. Hünler, freie Universität Berlin
Pourquoi la liberté académique importe-t-elle ?
C’est la question que l’Université d’Oslo et
l’association Scholars at Risk (Chercheurs en
danger) ont décidé d’explorer sous toutes ses
facettes par le biais d’un MOOC, c’est-à-dire
un cours en ligne accessible à qui le souhaite.
Ce cours se structure en trois semaines
thématiques, décrites ci-dessous.
Qu’est-ce que la liberté académique ?
La première semaine débute par une brève
histoire de l’université, comme institution
et comme concept, du Moyen-Orient à
l’Amérique du Sud. On y apprend comment
la grande transformation fut l’établissement,
en Allemagne, du concept d’université de
recherche – le modèle humboldtien – au
XIXe siècle.
Les Recommandations de l’UNESCO sur la
liberté académique sont ensuite présentées
comme la définition la plus cohérente,
complète et pertinente au niveau international
de cette liberté et de ses conditions.
Différentes autres définitions sont confrontées
dans le but de faire émerger une distinction
entre une approche traditionnelle de la liberté
académique, qui limite le champ de validité
de cette dernière à la classe, au laboratoire
ou au campus, et une approche socialement
engagée qui encourage l’engagement libre
des académiques dans le débat public,
en dehors des murs de l’université. Cette
seconde approche insiste davantage sur la
responsabilité des acteurs académiques dans la
protection et la promotion de cette liberté ainsi
que dans le service à la société.
On s’intéresse ensuite à la question des limites
à la liberté académique et à la manière dont
celles-ci doivent être établies. Ainsi peut-on
par exemple juger que certaines formes
d’expression – créative, personnelle, partisane,
idéologique, dogmatique – n’appartiennent pas
au champ de la liberté académique, mais à celui
de la liberté d’expression, tandis que d’autres
comme une conduite violente ou coercitive ne
sont protégées ni par la liberté académique ni
par la liberté d’expression.
Menaces sur la liberté académique
et impacts sur la société
La seconde semaine s’intéresse aux différents
types de menaces pesant sur la liberté
académique. Les menaces intentionnelles sont
les plus sérieuses et dramatiques. Elles incluent
la violence, la coercition et autres menaces
physiques à l’encontre des académiques. Des
craintes de mort, disparition, emprisonnement
injustifié, licenciement abusif, restrictions
de mouvements et autres sont fréquemment
pointées du doigt par Scholars at Risk dans les
rapports Free to think (Libres de penser).
Mais les menaces sont également parfois
non intentionnelles. Des facteurs tels que la
marchandisation de l’éducation supérieure, sa
« massification » ou son internationalisation
peuvent mettre en péril les valeurs
fondamentales de cette éducation.
Une seconde partie s’intéresse à l’impact
des restrictions de la liberté académique sur
l’ensemble de la société, qui a beaucoup à
perdre à voir se détériorer la qualité de son
éducation supérieure. Qu’il s’agisse de santé
73
74 PRODUIRE Un SAVOIR LIBRE ET CRITIQUE
publique, du changement climatique ou
encore de la violence à l’égard des femmes : les
bénéfices sociaux d’une recherche académique
de qualité sont indéniables.
Comment aider à promouvoir
la liberté académique ?
La dernière semaine constitue une invitation
à l’action. Si la plupart des institutions
d’enseignement supérieur font des déclarations
de valeurs, la majorité ne met pas en place de
mécanismes d’implémentation effective de ces
valeurs.
Les académiques sont donc invités par le
cours à être proactifs, en s’assurant que leurs
institutions rédigent des déclarations qui les
engagent à protéger la liberté académique, puis
se dotent des mécanismes adéquats à cet effet –
et ce, avant qu’éclatent des incidents.
Ces déclarations de valeurs sont encore plus
essentielles dans le cadre de collaborations
avec d’autres partenaires, comme des instituts
étrangers, des fondations ou des ONG. Dans les
cas où des atteintes aux valeurs fondamentales
se produisent, dans ces contextes, il s’agit de
bien réfléchir aux réponses appropriées en
considérant les coûts pour soi-même et pour
l’institution partenaire (son personnel, ses
étudiants) de différentes actions : dialogue
privé avec l’administration, encouragements
publics, groupes de travail, rapports,
suspension ou gel des collaborations.
Depuis le lancement du MOOC en juillet
2018, plus de 2 000 personnes se sont inscrites
à ce cours. Bien qu’il vise prioritairement
les étudiants et le personnel des institutions
d’éducation supérieure, les participants sont
assez diversifiés.
Les forums de discussion ont déjà été
le théâtre de discussions animées sur la
définition appropriée et les limites de la liberté
académique.
Partie II
Faire de la recherche
en situation
de guerre :
entre anéantissement
de la liberté
académique
et reconfiguration
des opportunités
Une autonomie
à négocier… ou pas
Travailler pour un institut
de recherches libyen dans
le Liban en guerre (1975-1990)1
Candice Raymond
Institut français du Proche-Orient (Ifpo)
Les quinze années de guerre qu’a connues le Liban entre 1975 et 1990 se présentent,
en matière de libertés académiques, comme une période de paradoxes. À l’évidence,
la violence et la durée du conflit libanais, en dépit de longues phases d’accalmie et de
la cartographie mouvante des combats, ont profondément affecté le secteur universitaire, ne serait-ce qu’en raison du coût, exorbitant, en pertes humaines et dommages
matériels subis sous le coup des bombardements, des combats de rue et des pillages.
La guerre du Liban a de surcroît entraîné des régressions majeures sur le plan de
l’autonomie des établissements universitaires, soumis à la pression des acteurs politico-militaires et à des attaques frontales à l’encontre de leurs personnels : la prestigieuse
American University of Beirut a ainsi connu une série de meurtres et d’enlèvements
de ses enseignants et employés administratifs culminant avec l’assassinat de son
président, Malcolm Kerr, le 18 janvier 1984. Mais cette situation, qui a entraîné une
crise profonde et durable du secteur universitaire, n’a pourtant pas engendré un
effondrement de la recherche en sciences humaines et sociales. Car si l’université n’a
plus été en mesure d’assurer à ses enseignants un environnement propice à l’exercice
de leur fonction de chercheur, ceux-ci sont néanmoins parvenus à trouver ailleurs
les cadres et les ressources leur permettant de continuer à chercher et à publier. Si
bien que la production écrite des universitaires libanais apparaît au cours des années
de guerre plus importante en termes de volume, plus diverse en termes de profils,
et parfois même plus libre – quand la levée des tabous sociaux d’avant-guerre et le
1
Cette recherche a bénéficié d’un financement du Conseil européen de recherche dans le cadre du programme
de recherche et d’innovation de l’UE Horizon 2020 (ERC CIVILWARS no 669690).
78 fAIRE DE LA RECHERCHE En SITUATIOn DE GUERRE
contournement facilité des dispositifs juridiques de censure autorisent des prises de
parole plus affranchies, pour le meilleur ou pour le pire2 .
L’un des facteurs ayant concouru au maintien d’une activité de recherche pendant
les années de guerre réside dans la multiplication des centres de recherche en sciences
sociales. Un guide, publié au lendemain de la guerre par un centre de recherche
franco-libanais, recensait ainsi une dizaine de centres de recherche, en majorité
universitaires, fondés au cours de la décennie d’avant-guerre, contre dix-sept nouveaux
centres – en grande partie extra-universitaires – fondés entre 1975 et 19903. Ces centres
de recherche extra-universitaires ont fourni à toute une génération de chercheurs
libanais des opportunités d’emploi et diverses formes d’aide à la recherche et à la
publication, venant suppléer les déficiences des institutions universitaires. Nombre
d’entre eux, pourtant, étaient financés par des parties au conflit ou par leurs parrains
régionaux et cultivaient une sorte de mélange des genres entre travaux académiques
et activités d’expertise « politiquement motivé[es] »4 . Cela leur valut d’être considérés
par leurs adversaires locaux ou par les observateurs extérieurs comme autant de
dispositifs pseudoscientifiques destinés en réalité à l’enrôlement politique des chercheurs et à leur intégration aux appareils idéologiques mis en place par les acteurs de
la guerre. Pourtant, cette idée d’une entière subordination des chercheurs aux parrains
politiques de ces centres se heurte à leur propre représentation de ce que furent leurs
pratiques de recherche pendant la guerre. Ceux que j’ai rencontrés ne nient pas la
finalité politique « au sens noble » de leur activité scientifique d’alors, dans un contexte
où la figure du chercheur engagé apparaissait d’autant plus légitime qu’elle s’inscrivait
dans la filiation historique de l’intellectuel de la Nahda. Ils démentent en revanche
toute immixtion de considérations proprement partisanes dans leurs pratiques de
recherche, et bien souvent ils soulignent l’indépendance dont ils ont bénéficié, à titre
individuel, dans le choix de leurs objets et thèmes de travail comme dans la mise en
œuvre de leur recherche.
Pour saisir quels rapports ces institutions particulières ont organisés entre acteurs
politiques et scientifiques et dans quelle mesure les pratiques de recherche y ont été
contraintes par les demandes et attentes de leurs sponsors, j’ai enquêté sur l’un des
plus importants de ces centres, l’Institut du développement arabe (IDA)5. L’IDA est un
centre de recherche en sciences humaines et sociales fondé à Beyrouth sur financement
libyen au cours de l’été 1975 et dont l’ambition déclarée était de repenser le projet
2
3
4
5
Le Liban d’avant-guerre civile a fréquemment été célébré comme un véritable îlot de libéralisme au sein du
Moyen-Orient arabe de l’époque. Et il est indéniable que les universitaires, à l’instar des autres producteurs
culturels, y bénéficiaient d’une plus grande liberté d’opinion et d’expression en comparaison des régimes
autoritaires environnants. Cependant, la parole académique n’en restait pas moins contrainte par différents
mécanismes, plus souvent sociaux qu’institutionnels, au respect de certaines « lignes rouges » touchant
principalement aux sensibilités confessionnelles, aux mémoires des conflits internes ou aux mœurs.
Cermoc [Centre d’études et de recherches sur le Moyen-Orient contemporain]. Guide des centres de recherche en
sciences sociales au Liban, Cahiers du Cermoc no 11, Beyrouth, 1995.
J. Kabbanji, Rechercher au Liban. Communautés scientifiques, chercheurs et innovation (État des lieux en sciences
sociales), Centre de recherche de l’Institut des sciences sociales, Université libanaise, Beyrouth, 2010.
L’enquête dont est issu ce chapitre puise ses principaux matériaux documentaires dans les publications de l’IDA
(livres et revues périodiques), dans une série d’entretiens avec douze anciens collaborateurs de l’institut et dans
la presse libanaise. Les archives de l’institut, rapatriées en Libye au moment de sa fermeture définitive en 2000,
n’ont pu être consultées.
UnE AUTOnOMIE À nÉGOCIER... OU PAS
panarabe à partir des enjeux de développement6. De 1975 jusqu’à sa fermeture en 2000,
l’IDA a employé ou financé par contrat plus de trois cents chercheurs7. Il a publié trois
revues et environ deux cents ouvrages – essentiellement des monographies, ainsi que
plusieurs encyclopédies et recueils de documents. Au cours de ses dix premières années
de fonctionnement, jusqu’au milieu des années 1980, l’IDA a été le centre de recherche
le mieux doté de Beyrouth-Ouest et, avec des niveaux de rémunération largement supérieurs à ceux pratiqués par les autres centres, le plus attractif. Dans l’immeuble de dix
étages occupé par l’IDA à partir de 1977 se côtoyaient des économistes, des politistes,
des historiens, des sociologues, des philosophes, des linguistes, parmi lesquels nombre
de jeunes chercheurs et futurs universitaires de renom. Mais la création de l’IDA, fruit
des ambitions régionales de Qadhafi, représentait surtout pour la Libye une tentative
de développer son influence politique aussi bien sur l’intelligentsia nationaliste arabe,
orpheline depuis la mort de Nasser, que sur de jeunes intellectuels marxistes alors en
plein essor. L’une des questions soulevées par l’étude de cet institut est alors celle de
l’indépendance des chercheurs qui y travaillèrent vis-à-vis du pouvoir libyen et de sa
politique d’intervention sur la scène libanaise.
Mon hypothèse est ici que, loin de s’opérer sur le mode de la pure et simple inféodation, la mise à contribution politique des chercheurs a en fait suivi plusieurs logiques
d’engagement intellectuel qui ont longtemps coexisté au sein de l’institut et qui se sont
manifestées par différents répertoires de pratiques plus ou moins autonomes. L’analyse
des principales séquences dans la trajectoire de l’IDA montre, à ce titre, que la marge
de liberté dont ont disposé les chercheurs a, en fait, résulté de négociations constantes
entre demandes politiques, logiques scientifiques et dynamiques de mobilisation
intellectuelle largement fonction des évolutions du contexte politique. Ce sont ces
négociations qui ont participé de la redéfinition tout au long de la guerre de l’identité
même de l’institut, de son rôle et de son agenda, loin d’être fixés ab initio. Entraînant
au fil du temps et du turnover des personnels une réorientation des pratiques de
recherche et une modification des hiérarchies disciplinaires, elles ont aussi favorisé la
substitution progressive de la figure de l’expert militant à celle de l’intellectuel critique,
parmi les différentes figures possibles du « chercheur engagé » ayant marqué cette
génération. Ces évolutions, qui traduisent dans les pratiques un renforcement graduel
de la tutelle politique exercée sur ce centre, n’ont pourtant pas conduit à une mise au
pas systématique des chercheurs, mais plutôt à l’étiolement de la surface sociale du
centre, de moins en moins en mesure d’y attirer les éléments les mieux positionnés
dans les champs intellectuel et scientifique.
6
7
L’objectif général de l’IDA consistait à « réaliser une renaissance scientifique et technique complète et intégrée,
à partir de notre culture et de nos valeurs humaines, qui contribue à la résolution des problèmes de la patrie
arabe ». Dans cette perspective, l’IDA se donnait pour mission de « mobiliser les efforts des scientifiques et des
chercheurs arabes [en mettant en place] les cadres et les compétences d’expertise spécialisée dans tous les
domaines » (« Concepts et principes généraux de l’Institut du développement arabe », al-Fikr al-`arabî [La Pensée
arabe], no 1, 1978, p. 244).
Z. Hatab, « Ma`had al-inmâ’ al-`arabî wa masîrat inmâ’ al-qudurât al-bahthîya al-`arabîya » [« L’Institut du
développement arabe et la marche du développement des capacités de recherche arabes »], al-Fikr al-`arabî,
no 97, 1999, p. 3-6.
79
80 fAIRE DE LA RECHERCHE En SITUATIOn DE GUERRE
Faire de la recherche en dehors de l’université
La fondation, en 1975, de l’IDA intervient dans un contexte universitaire dont il
faut souligner au préalable quelques évolutions importantes. Tout d’abord, le secteur
universitaire libanais connaît depuis les années 1960 une tendance claire à la massification et à la démocratisation de l’enseignement supérieur, qui entraîne notamment
le rééquilibrage de l’asymétrie historique entre chrétiens et musulmans en matière
d’accès à l’université. Cette tendance de fond n’est pas remise en question par l’entrée en guerre, bien au contraire : la situation de guerre civile provoque en effet dès
1976-1977 la subdivision territoriale de l’université publique nationale, l’Université
libanaise (UL), en plusieurs sections quasi autonomes (d’abord de chaque côté de
la ligne de démarcation entre Beyrouth-Est et Ouest, puis dans les trois principales
villes de province) 8 , qui entraîne à son tour une hausse extrêmement rapide des
effectifs étudiants et, par suite, des besoins en personnel enseignant. Démultipliant
les opportunités de recrutement pour les jeunes docteurs qui arrivent alors sur le
marché du travail, l’éclatement de l’université publique permet donc à toute une
nouvelle génération d’enseignants en sciences sociales, plus nombreuse et plus diverse
que la précédente, d’entrer en scène au cours des années de guerre. Mais ces jeunes
enseignants, souvent recrutés sous contrat précaire, vont développer des pratiques
de cumul d’emplois qui se généralisent rapidement. Ceux qui souhaitent compléter
leurs revenus se tournent en effet vers les établissements d’enseignement secondaire,
les universités privées, les centres de recherche ou encore la presse, circulant dans
des réseaux d’institutions communautaires ou partisans au sein desquels ils peuvent
diversifier leurs activités. L’Institut du développement arabe est l’une des institutions
bénéficiant de ces évolutions, attirant nombre de jeunes universitaires prometteurs
soit en les recrutant directement, soit en leur accordant des bourses, des contrats de
recherche ou de publication, toutes choses que l’université publique a d’ailleurs cessé
de faire en raison de la crise de moyens à laquelle son expansion soudaine l’a exposée.
Pour ces universitaires, travailler comme chercheur dans un institut privé,
financé par un gouvernement libyen ne cachant pas ses ambitions politiques sur la
scène libanaise, signifie-t-il pour autant se soumettre à ses priorités, voire mettre ses
compétences au service de sa politique d’influence ? D’anciens chercheurs de l’IDA,
que j’ai interrogés sur le rôle des autorités de Tripoli dans la définition des agendas de
recherche de l’institut, considèrent que, de manière générale, le parrainage libyen n’a
pas véritablement pesé : la recherche restait une recherche par projets, fondée sur les
propositions soumises par les chercheurs à la direction beyrouthine de l’institut. La
plupart des chercheurs auraient donc bénéficié d’une totale liberté dans leurs choix
de recherche. Selon eux, les effets de la tutelle libyenne se seraient en fait limités à
8
La subdivision de l’UL aux premières années de la guerre s’est largement conformée aux lignes de fracture
politiques et communautaires issues de cette dernière et a abouti dans les faits à la mise sous tutelle politique
des différentes sections par les parties au conflit. Cette situation, loin de se résorber à l’issue de la guerre, s’est
au contraire perpétuée au travers d’un système clientéliste particulièrement solide, si bien que la restauration
de l’indépendance de l’Université et la sauvegarde des « libertés académiques » a constitué tout au long des
années 1990 et 2000 l’un des chevaux de bataille de la Ligue des enseignants à temps plein (association à
caractère syndical formée par les enseignants de l’UL).
UnE AUTOnOMIE À nÉGOCIER... OU PAS
l’imposition tacite de certaines lignes rouges : éviter de parler de la Libye et ne pas la
mettre dans l’embarras vis-à-vis d’autres grands acteurs régionaux. Ainsi la publication de l’ouvrage de Ghassan Salamé sur la politique étrangère saoudienne, tiré de sa
thèse en Sorbonne (1979), a-t-elle été suspendue pendant près d’un an en raison d’un
rapprochement conjoncturel entre la Libye et l’Arabie saoudite, avant d’être finalement relancée (mais sans que l’ouvrage publié soit distribué). Mais il reste que les
orientations de l’institut et les marges de manœuvre de ses personnels ont donné lieu
à des renégociations récurrentes entre la direction beyrouthine de l’IDA et ses tutelles
libyennes d’une part, entre la direction et les chercheurs d’autre part, qui scandent la
trajectoire de l’institut.
Première séquence :
développement arabe et « crises libanaises »
Une première séquence dans la trajectoire de l’IDA, de 1975 à 1979, correspond au
mandat de son premier directeur, le philosophe syrien Mutaa Safadi. Dans sa phase
de lancement, l’institut fonctionne comme une maison d’édition et ne compte qu’une
petite équipe de permanents chargée de préparer les publications avec les auteurs sous
contrat. Puis, au début de 1976, Mutaa Safadi recrute les deux premiers chercheurs
employés à temps plein par l’institut, en la personne de Waddah Charara et d’Ahmad
Beydoun, deux figures emblématiques de la Nouvelle Gauche libanaise dans les années
1960, mais qui entrent à l’IDA à un moment particulier de leur trajectoire personnelle,
à savoir le moment de leur sortie du militantisme partisan et de leur reconversion vers
des modes d’engagement strictement intellectuel.
L’institut va connaître dès 1976 sa première crise interne, lorsque les autorités
libyennes suspendent pendant plusieurs mois leur contribution financière. Selon un
témoin, la principale demande libyenne consistait alors à obtenir de la part de l’institut
des « rapports secrets » sur la situation politique libanaise (demande que les chercheurs
sollicités auraient fermement rejetée). Aucun élément ne m’a permis d’établir si cette
demande avait finalement été satisfaite, mais cet épisode suggère bien que pour ses
tutelles libyennes, l’institut ne saurait s’en tenir à des activités de recherche et d’édition
au service du projet panarabe ; il a aussi vocation à s’inscrire dans le dispositif d’intervention libyenne sur la scène politique locale en produisant de l’information utile.
Une fois cette crise résolue, un nouvel élan est donné au développement de l’institut. Au printemps 1977, l’IDA fait paraître une vingtaine d’ouvrages d’un coup, en
économie, sociologie, histoire, linguistique… Puis il emménage dans de nouveaux et
spacieux locaux en se dotant d’équipes de recherche supplémentaires (organisées en
autant de départements consacrés aux « études économiques », « études stratégiques »,
« études politiques », « pensée arabe », etc.), tandis que Charara et Beydoun montent
une équipe consacrée aux « crises libanaises » qui comptera jusqu’à une quinzaine
de collaborateurs.
81
82 fAIRE DE LA RECHERCHE En SITUATIOn DE GUERRE
Les coordinateurs de l’équipe « crises libanaises » se donnent alors pour projet
de documenter la première séquence de guerre ayant ravagé le Liban en 1975-1976,
parallèlement à un travail d’analyse sur les aspects idéologiques et historiques du
conflit. Le volet documentaire donne lieu à la constitution d’un vaste fonds d’archives
sur la société libanaise en temps de guerre et à la réalisation de plus de 250 entretiens.
Archives et entretiens forment la base documentaire d’une chronique extensive
des deux premières années du conflit (yawmiyyât). La logique de ce projet doit être
replacée dans la trajectoire intellectuelle de ses deux concepteurs, une trajectoire de
sortie du militantisme mais aussi de sortie graduelle du marxisme. Pour A. Beydoun,
la réalisation de cette chronique de la guerre représente « une réaction au discours
partisan dont nous avions été nous-mêmes victimes pendant un certain moment, et
qui consistait à divaguer dans l'air, à dire des choses sur la société, sur la politique, etc.,
qui n›avaient pas vraiment une base factuelle […]. [Et cela,] [m]ême si ça ne cadrait pas
avec le marxisme, même si c’était contre telle ou telle orientation théorique qui avait
été la nôtre pendant un moment »9. W. Charara reste quant à lui davantage ancré dans
une certaine tradition marxiste puisqu’il convoque volontiers sa lecture de la Critique
de la vie quotidienne d’Henri Lefebvre pour expliquer leur projet, ajoutant : « Ce que
nous pensions devoir faire, […] c’était empêcher une explication moniste. Lutter contre
les tentatives dominantes de ramener la crise à une histoire du confessionnalisme,
[ou de] ramener la crise à une lutte de classes, [ce qui apparaissait] en filigrane dans
certaines interventions, dans les idéologies qui avaient à l’époque pignon sur rue ;
infirmer [enfin] la thèse qui prétendait que c’était une crise régionale qui n’avait rien
à voir avec les connexions locales ou bien les problèmes locaux. »10
Cette recherche est largement marquée par une logique de dévoilement, non sans
intention polémique, ainsi que par une volonté farouche de non-alignement avec les
différentes tendances politiques en conflit dans l’arène libanaise. Cette posture critique
n’empêche pourtant pas cette équipe de bénéficier jusqu’en 1979 de l’enveloppe budgétaire la plus conséquente au sein de l’IDA, ce qui témoigne de la marge d’autonomie
qu’il leur est possible de se dégager à la faveur de la confiance que leur accorde un
directeur au mode de gestion extrêmement personnalisé. L’interruption du projet,
considéré comme disproportionné et inachevable, qui précède de quelques mois la
mise à l’écart de Mutaa Safadi, marque dès lors une rupture dans l’histoire de l’IDA.
9
10
Entretien avec A. Beydoun (Beyrouth, février 2014).
Entretien avec W. Charara (Beyrouth, septembre 2014).
UnE AUTOnOMIE À nÉGOCIER... OU PAS
Deuxième séquence :
l’essor des « études stratégiques »
Une deuxième phase dans la trajectoire de l’institut s’ouvre avec le tournant historique que connaît le Moyen-Orient en 1978-1979, avec la première invasion israélienne
du Sud-Liban (mars 1978), la signature des accords de Camp David puis du traité de
paix israélo-égyptien (mars 1979), la constitution en retour d’un « Front du refus » qui
regroupe la Libye, la Syrie, l’Irak et l’OLP, sans oublier la révolution islamique en Iran
(janvier 1979). Cette séquence événementielle majeure pousse la direction de l’IDA
vers un agenda de travail où la crise libanaise passe au second plan. L’enthousiasme
de la direction pour la constitution du Front du refus et son ambition d’accompagner
la « marche de l’histoire » se traduit d’abord par un engouement éphémère pour la
prospective, à laquelle il est proposé aux chercheurs de l’équipe « crises libanaises »
de se consacrer. L’un d’eux témoigne : « Finalement on nous a dit : “Voilà, on vous
propose de passer dans l’équipe de prospective. Parce que le qâ’id, Qadhafi, veut
qu’on parle du futur et que votre projet à vous, ça concerne le passé.” Le passé, c’était
la guerre du Liban, n’est-ce pas, qui était encore en cours ! […] Alors nous avons dit :
“Nous voulons partir, dans ces conditions, puisque notre équipe est dissoute, et nous
n’avons aucune compétence pour prédire le futur, aider al-qâ’id à voir plus loin, ça
vraiment nous ne pouvons pas le faire. »11 Cet épisode suggère de nouveau la nature
des attentes libyennes vis-à-vis des chercheurs de l’institut : produire un savoir utile à
l’action politique, et en l’espèce tourné vers l’avenir.
Alors qu’un regain de tension entre la Libye et l’Irak se traduit au sein de l’institut par l’éviction de Mutaa Safadi, les tutelles libyennes opèrent une reprise en main
de l’institut par l’intermédiaire d’un contrôleur financier spécialement dépêché à
Beyrouth. C’est au cours de cette période de réorganisation administrative et de fort
turnover des personnels que le département « études stratégiques » va affirmer sa position centrale. La politique de recrutement au sein de l’institut tend alors à privilégier
des profils moins fortement dotés en capital scientifique mais bien introduits auprès
des Libyens comme dans les milieux progressistes propalestiniens. L’IDA s’emploie
à organiser de coûteux colloques, dans des hôtels de luxe, auxquels sont notamment
conviés des opposants égyptiens à la politique de Sadate, et une nouvelle revue consacrée aux enjeux géostratégiques est lancée. Ces activités, régulièrement couvertes par
la presse libanaise proche des Libyens, ressortissent d’un régime d’expertise militante
assumé et revendiqué par certains chercheurs, mais dénoncé par d’autres comme « un
travail de gladiateurs dans un cirque »12 . Elles témoignent aussi d’un renversement de
la hiérarchie disciplinaire à l’œuvre au sein de l’IDA : au cours des premières années
d’activité de l’institut, l’économie a représenté près de la moitié des publications, et
l’histoire a quant à elle été l’une des disciplines dominantes en termes de volume
d’activités et de personnel employé. Cette position privilégiée de l’histoire n’était pas
étrangère au statut particulier de la discipline dans le contexte des premières années de
11
12
Entretien avec A. Beydoun (Beyrouth, février 2014).
Entretien avec W. Charara (Beyrouth, septembre 2014).
83
84 fAIRE DE LA RECHERCHE En SITUATIOn DE GUERRE
guerre au Liban, où l’histoire s’était avérée le principal lieu d’expression intellectuelle
de la querelle nationale interlibanaise. Le fait que cette querelle soit passée progressivement au second plan derrière les grands enjeux régionaux agissant au cœur du
conflit libanais s’est donc aussi traduit par un recul de la discipline historique au sein de
l’IDA et par une montée en puissance des « études stratégiques » et de la géopolitique.
Troisième séquence : désengagements
À cette séquence de la trajectoire de l’institut succède une troisième et dernière
période marquée par un progressif déclin, dû à la fois à la profonde dégradation des
conditions sécuritaires à Beyrouth-Ouest au cours des années 1980, mais surtout au
désengagement libyen du bourbier libanais, suite au départ forcé des Palestiniens en
1982, à la mainmise syrienne sur le jeu politique local, aux pressions de plus en plus
fortes exercées par les États-Unis sur la Libye, et enfin au contre-choc pétrolier de 1986.
L’IDA voit fondre l’essentiel de ses ressources et réduit drastiquement le nombre de
contrats à temps plein au profit de simples contrats de publication. Dès lors, l’institut
n’héberge plus qu’un petit noyau de permanents et n’est plus en mesure de mobiliser
que très ponctuellement les chercheurs les mieux positionnés dans le champ intellectuel ou scientifique, ce qui réduit d’autant sa surface sociale. Enfin, à l’issue de la
guerre, l’IDA va péricliter pendant près d’une dizaine d’années, jusqu’à sa fermeture
définitive en 2000.
Conclusion
À travers cette étude de cas apparaissent les effets paradoxaux de la configuration
socio-institutionnelle des temps de guerre, où les acteurs scientifiques circulent entre
plusieurs institutions pour diversifier leurs activités et leurs sources de revenus. D’une
part, cette situation contraint fortement les carrières professionnelles, qui ne peuvent
plus se déployer qu’à l’intérieur de réseaux d’institutions inscrits dans l’un des différents « camps » de la guerre. Mais d’autre part, elle préserve une marge d’autonomie
pour les chercheurs, qui ne dépendent jamais totalement d’une seule institution et des
ressources qu’elle leur fournit. C’est bien parce que les opportunités d’emploi et de
financement sont multiples que ces chercheurs peuvent se permettre de démissionner
du centre qui les emploie ou d’aller chercher ailleurs un contrat de publication, d’où
le fort turnover des personnels dans ces centres.
On comprend du coup que la contrainte exercée sur les chercheurs au sein de ces
centres n’ait pu s’opérer par imposition, mais davantage par filtrage des propositions
issues des chercheurs, par le biais des recrutements et des choix d’allocation des
ressources. C’est pourquoi, à l’échelle individuelle, cette contrainte a rarement été
UnE AUTOnOMIE À nÉGOCIER... OU PAS
perçue comme aliénante. Certes, les nombreux épisodes de crise interne qu’a connus
l’IDA, dont seuls quelques-uns ont été évoqués ici, montrent bien que l’ajustement
entre les demandes libyennes et l’offre des chercheurs s’est parfois effectué sur le mode
du rapport de forces. Mais les chercheurs ne se sont jamais trouvés totalement démunis
dans ce face-à-face et ont pu faire valoir à plusieurs reprises leurs propres représentations de ce que devait et pouvait être leur contribution intellectuelle. À ce titre, le rôle
médiateur de la direction beyrouthine de l’IDA a été déterminant, puisqu’il a permis
le maintien au sein de l’institut de différentes logiques, donnant probablement d’une
main de quoi satisfaire les autorités libyennes, tout en leur soutirant de l’autre les
ressources nécessaires à la poursuite d’activités savantes plus autonomes.
Pour autant, la redéfinition de l’identité de l’institut comme scène de mobilisation
en faveur du « Front du refus » a bousculé les hiérarchies à l’œuvre parmi les chercheurs. Hiérarchies disciplinaires d’abord, l’histoire et l’économie passant derrière les
études stratégiques. Et hiérarchie des registres de pratiques ensuite, celui de l’expertise
militante obtenant un surcroît de légitimité, au détriment de chercheurs tout aussi
engagés mais davantage attachés à la fonction critique de leur métier. À partir de la
seconde moitié des années 1980, le reflux progressif de l’IDA comme de la plupart
des autres centres de recherche, dans un contexte général de démobilisation intellectuelle et d’effondrement économique, facilite alors la reconversion de nombreux
enseignants-chercheurs en experts locaux, plus du tout militants, qui réinvestissent
le capital issu de leur expérience dans un centre de recherche pour se positionner sur
le marché des agences internationales. Il n’est pas certain que leur autonomie y ait
toujours gagné.
85
Étudier le politique
en Syrie, de la
« mise à jour autoritaire »
à la guerre
Ayman Al Dassouky
Omran for Strategic Studies
Thomas Pierret
Aix-Marseille Université – CNRS
La guerre qui ravage la Syrie depuis 2011 est l’une des grandes questions internationales de la décennie et, à ce titre, a attiré sur le pays l’attention de nombreux chercheurs,
qu’ils soient universitaires ou, plus fréquemment, experts de think tanks. À l’orée du
conflit, cette expertise se développe très majoritairement dans des institutions occidentales plutôt que syriennes ou arabes. C’est là une manifestation typique des inégalités
Nord-Sud qui est toutefois fortement accentuée, dans le cas syrien, par les entraves que
le régime a traditionnellement opposées au développement des études politiques dans le
pays. Après 2011, toutefois, la situation évolue progressivement avec l’émergence, dans
divers pays du Moyen-Orient, de structures à même d’employer le nombre croissant
d’expatriés syriens désireux d’étudier les dynamiques politiques de leur pays.
Une ouverture calculée (2000-2007)
Avant 2011, les Syriens qui entendent faire carrière dans les études politiques
doivent généralement le faire à l’étranger. Parmi les politistes syriens établis dans
des universités occidentales, on retient notamment les noms de Najib Ghadbian
(University of Arkansas), neveu de l’ancien chef des Frères musulmans syriens en
exil Munir Ghadban1, et Burhan Ghalioun (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3),
1
n. Ghadbian, Democratization and the Islamist Challenge in the Arab World, Boulder, Westview Press, 1997.
88 fAIRE DE LA RECHERCHE En SITUATIOn DE GUERRE
dont le Manifeste pour la Démocratie publié en 1976 a contribué à populariser la
question du libéralisme politique parmi une gauche arabe jusqu’alors focalisée sur
la lutte contre l’impérialisme et pour la révolution sociale. En 1983, Ghalioun rejoint
les rangs de l’Organisation arabe pour les droits de l’homme2 . Une même aspiration
au changement politique caractérise les chercheurs syriens opérant au sein de think
tanks étrangers comme les résidents français Bassma Kodmani et Salam Kawakibi qui,
à partir du milieu des années 2000, occupent respectivement les postes de directeur
et de vice-directeur de l’Arab Reform Initiative, consortium de centres de recherche
arabes créé à l’initiative du think tank états-unien Council on Foreign Relations3.
En Syrie même, il n’existe pas de département universitaire de science politique
jusqu’aux premières années du XXIe siècle. Le Haut Institut d’études politiques (HIEP)
fondé en 1979 est directement rattaché au parti dirigeant, le Baas, dont l’idéologie,
en sus du droit public, constitue l’essentiel des enseignements. Quant au seul centre
de recherches politiques qu’abrite alors le pays, le Centre arabe d’études stratégiques
(CAES), il n’est pas syrien mais yéménite. Le CAES est créé en 1995 par Ali Nasser
Muhammad, président de la République démocratique populaire du Yémen (Sud
Yémen) de 1980 à 1986 avant de se réfugier à Damas. Les moyens financiers et les
relations personnelles de Muhammad avec les dirigeants syriens lui permettent de
tenir en respect les censeurs et de jouir d’une liberté d’action tout à fait unique. Il en
fait notamment usage pour publier les travaux de Jamal Barut, un chercheur syrien
abordant des sujets aussi tabous que l’histoire du chapitre syrien des Frères musulmans, dont tous les membres sont passibles de la peine de mort depuis 19804 . Fait
révélateur, Barut n’est pas un universitaire mais un haut fonctionnaire de la Direction
de l’éducation d’Alep s’adonnant à la recherche durant son temps libre.
Bien que de qualité, les publications du CAES sont volumineuses, onéreuses et imprimées en nombre limité, ce qui, avant Internet, les destine à une audience réduite. Comme
les livres étrangers sur la politique syrienne, rarement traduits en arabe au demeurant, les
travaux du CAES sont conservés à la Bibliothèque nationale Assad sans nécessairement
être mis à la disposition des lecteurs. Pour le reste, le droit de publier sur des questions
politiques, le plus souvent chez des éditeurs libanais, est réservé à quelques privilégiés
comme le diplomate et député Georges Jabbour. Comme l’illustre le titre du principal
ouvrage politique du précité (La pensée politique contemporaine en Syrie, publié en 19875),
le propos se doit, pour être acceptable, de se focaliser sur la théorie plutôt que sur les
pratiques. De manière révélatrice, c’est au directeur du département de philosophie de
l’Université de Damas, Ahmad Barqawi, plutôt qu’à un politiste que le Baas commande
en 2004 un rapport sur les thèmes de la « démocratie » et de la « société civile »6. Il faut
2
3
4
5
6
E. S. Kassab, Enlightenment on the Eve of Revolution : The Egyptian and Syrian Debates, new York, Columbia
University Press, 2019, p. 96-100.
Kodmani quitte l’organisation en 2019 tandis que Kawakibi prend la tête du CAREP (Centre arabe d’études et de
recherches de Paris), antenne française du Centre arabe de Doha au Qatar.
J. Barut, « Suriyya : usul wa ta’arrujat al-sira‘ bayn al-madrasatayn at-taqlidiyya wa al-radikaliyya » [« Syrie :
origines et contours du conflit entre les écoles traditionnelle et radicale »], in J. Barut et f. Darraj, al-Ahzab wa-lharakat wal- jama‘at al-islamiyya [Les Partis, mouvements et groupes islamistes], Damas, Centre arabe d’études
stratégiques, 2000, p. 255-324.
Al-fikr al-siyasi al-mu‘asir fi Suriyya.
Al-Hayat, 10 mars 2004, https ://web.archive.org/web/20190523092928/http ://www.alhayat.com/article/1198727.
ÉTUDIER LE POLITIQUE En SYRIE
dire que le parti hégémonique, alors en quête d’idées neuves, risque peu de trouver ces
dernières auprès des « analystes politiques » apparaissant régulièrement sur les télévisions
syriennes et arabes, tels Imad Fawzi al-Shu‘aybi et Umran al-Zu‘bi, dont la contribution à
la réflexion politique se limite à reproduire fidèlement la ligne officielle7.
Comme l’illustre l’épisode du « rapport Barqawi » sur la démocratie, la situation
commence à évoluer timidement durant la première décennie de règne de Bashar
al-Assad, qui succède à son père Hafez en 2000. En effet, le nouveau président engage une
politique de « mise à jour autoritaire », c’est-à-dire une ouverture limitée du système visant
à rendre ce dernier plus flexible, et donc plus durable, dans un contexte de globalisation
libérale8. En 2003, l’HIEP est libéré de la tutelle du Baas, considéré par Assad comme un
obstacle à ses projets de réformes économiques néolibérales9. Devenu « Faculté de sciences
politiques » (FSP), l’institut se voit rattaché à l’Université de Damas10.
La création de la FSP n’induit pas une mutation radicale. La majorité des professeurs sont empreints de leur formation dans le bloc soviétique et demeurent plus
systématiquement alignés sur les positions du régime que leurs collègues d’autres
facultés. Les lignes rouges restent nombreuses : toute discussion critique de la politique
étrangère syrienne est exclue, tandis que la politique intérieure continue d’être abordée
sous le seul angle du droit public. Jugée particulièrement sensible, pour des raisons
évidentes, la FSP est placée sous une surveillance tatillonne des services de renseignements, qui convoquent régulièrement enseignants et étudiants lorsque des informateurs
leur rapportent des discussions ou projets de recherche considérés comme inappropriés,
comme les relations intercommunautaires, les politiques religieuses de l’État ou encore
l’opinion de la population quant aux privatisations en cours.
Le changement n’est pas totalement absent, cependant. Le premier doyen de la
FSP, Samir Isma‘il, modernise les programmes hérités du HIEP et recrute de nouveaux
enseignants diplômés d’universités occidentales tels Marwan Qabalan (Université de
Manchester) et Khalid al-Masri (Université de Denver). Les échanges d’étudiants avec
des universités étrangères, notamment turques, apportent également leur lot de perspectives neuves. Enfin, bien que la chape de plomb sécuritaire dissuade l’expression
d’une pensée critique dans les salles de cours, l’évolution du contexte politique, dont
l’affirmation d’une opposition intérieure lors des épisodes du Printemps de Damas
(2000-2001)11 et de la Déclaration de Damas (2005)12 , inspire des discussions passionnées au sein des chulal (sing. chulla), petits groupes informels d’étudiants soudés par
des liens d’amitié et de confiance.
7
8
9
10
11
12
Shu‘aybi est ingénieur de formation et titulaire d’un doctorat en philosophie de l’Université de Damas. Al-Zu’bi,
diplômé en droit, sera ministre de l’Information de 2012 à sa mort en 2018.
S. Heydemann, Upgrading Authoritarianism in the Arab World, Washington, Brookings, 2007.
Une autre illustration de ce processus est l’autonomisation du conseil des ministres vis-à-vis du commandement
régional du Baas. Voir S. Belhadj, La Syrie de Bashar al-Assad. Anatomie d’un régime autoritaire, Paris, Belin, 2013.
Les informations concernant la fSP, comme celles qui portent sur le centre Orient, évoqué plus loin, sont tirées
de l’expérience professionnelle directe de l’auteur Ayman Al Dassouky au sein de ces institutions.
Suite à l’avènement de Bachar al-Assad, des intellectuels et activistes politiques expriment leurs demandes de
réformes politiques par le biais de forums et de pétitions. Le mouvement prend fin avec l’arrestation de deux de
ses animateurs, les députés Riyad Seif et Ma’mun al-Homsi.
Alors que le régime, accusé de l’assassinat de l’ex-Premier ministre libanais Rafiq al-Hariri, fait l’objet de fortes
pressions internationales, une vaste coalition d’opposants allant de la gauche aux frères musulmans publie en
2005 une déclaration commune en faveur du changement démocratique.
89
90 fAIRE DE LA RECHERCHE En SITUATIOn DE GUERRE
Si l’offre évolue timidement avec la création de la FSP, la demande se transforme
également. Le HIEP recrutait habituellement des étudiants se destinant à une carrière
dans la haute fonction publique et provenant de communautés loyales au régime
comme la minorité alaouite et certaines régions rurales sunnites. À l’inverse, la FSP
attire un nombre croissant de membres de la classe moyenne urbaine sunnite qui,
s’ils conçoivent peu d’espoirs de faire carrière dans les milieux officiels, n’en désirent
pas moins étudier une discipline dont la pertinence s’accroît avec l’importance de
la question démocratique en Syrie et dans le monde arabe durant les années 200013.
La mise à jour autoritaire se traduit également par le décret 36 qui, en 2001, autorise l’établissement d’universités privées. L’une d’elles, l’Université du Qalamoun,
établie en 2002 à Deir ‘Atiyyeh au nord de Damas, se dote d’une Faculté de relations
internationales à la tête de laquelle est nommé Marwan Qabalan. Elle recrute également de jeunes enseignants occidentaux qui, s’ils n’échappent pas à la surveillance
de rigueur (tous les cours sont enregistrés à l’attention des agences sécuritaires), n’en
contribuent pas moins à élargir les horizons des étudiants14 .
Parallèlement, on assiste à l’institutionnalisation de l’expertise politique en dehors
de l’université à des fins qui relèvent aussi de la volonté de perpétuation du régime dans
un monde en transformation. Le centre de recherche Orient (markaz al-charq), premier
think tank véritablement syrien, voit le jour en 2007 sous la direction de Samir al-Taqi,
médecin de formation et conseiller du gouvernement. Alors que le centre de recherche
en sciences humaines et sociales de l’Université de Damas souffre d’un manque de
ressources, Orient est discrètement, mais généreusement, financé par la Direction du
renseignement général du général Ali Mamlouk. Grâce à son indépendance formelle, le
centre a vocation à participer à des rencontres de type track two (diplomatie informelle)
avec des interlocuteurs occidentaux, permettant ainsi au régime de rompre l’isolement
international corollaire de la crise libanaise de 2004-2005. Orient offre d’appréciables
possibilités de formation à ses jeunes stagiaires issus de la FSP, qui y bénéficient d’un
accès sans égal aux publications étrangères et même à des rapports des services de
renseignement sur la situation intérieure du pays15.
Finalement, le modeste renouveau de l’opposition intérieure durant les années
2000 conduit à l’apparition d’auteurs dont le travail relève à la fois du plaidoyer
en faveur du changement politique et de l’analyse des transformations du pays.
D’orientations politiques allant du conservatisme à la gauche laïque, ces autodidactes
opèrent en dehors de toute institution, à l’instar du dentiste Radwan Ziadeh, de l’islamologue Abd al-Rahman al-Haj, du prothésiste dentaire Hazim al-Nahar, de l’avocate
Razan Zaytuneh et de l’ancien prisonnier politique Yassin al-Haj Saleh16 . Ces figures
aux multiples chapeaux – activistes, intellectuels, chercheurs, en sus de leur profession
principale – sont le produit d’un contexte caractérisé par le sous-développement tant
13
14
15
16
Entretien avec Hamzeh el-Mustafa, diplômé de la fSP originaire de Hama, par Skype, 7 mai 2019.
Discussion avec Erik Mohns, ancien enseignant de la faculté, Copenhague, septembre 2011.
Expérience personnelle de l’auteur Ayman Al Dassouky et entretien avec Hamzeh el-Mustafa, qui furent tous
deux stagiaires du centre.
Pour une collection d’articles publiés par ces auteurs, voir R. Ziadeh (éd)., Ma‘rakat al-islah fi suriya [La bataille de
la réforme en Syrie], Le Caire, Cairo Center for Human Rights, 2006.
ÉTUDIER LE POLITIQUE En SYRIE
des études politiques, qui laissent un vide à combler, que de l’opposition elle-même,
dont résulte un manque de spécialisation fonctionnelle en son sein.
Eu égard à la nature sensible des problèmes dont ils traitent, et suivant en cela une
vieille habitude des intellectuels syriens, les opposants-chercheurs travaillent avec des
éditeurs et périodiques établis au Liban, en Égypte et aux Émirats arabes unis. Des
liens plus discrets sont établis avec l’opposition en exil : ainsi, la recherche présidant à
la rédaction de La Renaissance chiite en Syrie d’Abd al-Rahman al-Haj, ouvrage polémique mais soigneusement documenté sur les activités missionnaires chiites dans le
pays, est financée par le mouvement Justice et Construction, une formation islamiste
modérée établie à Londres17.
Délibéralisation et transnationalisation (2007-2011)
Dans la seconde moitié de la décennie, la mise à jour autoritaire rencontre ses
limites au moment où le leadership syrien témoigne à la fois d’une assurance accrue
en raison de sa réhabilitation diplomatique, consacrée par la visite officielle d’Assad
à Paris en 2008, et d’une sourde anxiété face à l’audace croissante de l’opposition.
Craignant d’être arrêtés, Abd al-Rahman al-Hajj et Radwan Ziadeh quittent tous
deux la Syrie en 2007. Tandis que le premier est recruté par l’Université islamique
internationale de Malaisie, le second fonde à Washington un petit think tank, le Syrian
Center for Political and Strategic Studies (SCPSS)18 .
Les opposants en bonne et due forme ne sont pas les seuls à chercher, à l’étranger,
un environnement moins étouffant ou, du moins, des opportunités professionnelles trop
rares en Syrie. Avec la fin de l’isolement international du régime, le centre Orient perd de
son intérêt pour ce dernier. Il est fermé en 2010 lorsque son directeur Samir al-Taqi s’exile
à Dubaï après la publication par Wikileaks de télégrammes diplomatiques révélant que,
quelques années plus tôt, l’intéressé a évoqué le raidissement confessionnel du régime
lors d’une réunion avec des diplomates états-uniens en poste à Damas19.
À Dubaï, al-Taqi refonde le Centre de recherche Orient (ORC : Orient Research
Center) grâce aux financements du pays hôte. Bien qu’il recrute principalement des
chercheurs syriens fuyant le pays après 2011 – son numéro deux est Ahmad Barqawi,
l’auteur du rapport sur la démocratie remis au Baas en 200420 –, Orient se veut généraliste et traite de diverses questions internationales plutôt que strictement syriennes.
17
18
19
20
A. al-Haj, al-ba‘th al-shi‘i fi Suriya [La renaissance chiite en Syrie] 1919-2007, Beyrouth, Jusur, 2017. Le livre est
d’abord publié en ligne de manière anonyme en 2008.
À la même époque, Ziadeh publie Power and Policy in Syria : Intelligence Services, Foreign Relations and Democracy
in the Modern Middle East, Londres, I.B. Tauris, 2010.
« “Shia-ization” in Syria, regime’s election concerns, a-Dhari visit », 8 février 2007 ; Wikileaks, https ://web.archive.
org/web/20190524194510/https ://wikileaks.org/plusd/cables/07DAMASCUS128_a.html.
‘an al-markaz [À propos du centre], https ://web.archive.org/web/20190523114737/https ://www.
orientresearchcentre.com/about-us-ar.
91
92 fAIRE DE LA RECHERCHE En SITUATIOn DE GUERRE
Ce ne sont toutefois pas les Émirats arabes unis, mais l’État rival du Qatar qui
récupère l’essentiel des (maigres) forces vives de la recherche politique syrienne à la
charnière des deux premières décennies du siècle. Les raisons en sont une stratégie
plus ambitieuse en matière de soft power, un environnement de travail politiquement
plus ouvert et, après 2011, un soutien plus enthousiaste au mouvement révolutionnaire,
auquel se rallient la plupart des politistes syriens.
En 2010, année de la fermeture du centre Orient en Syrie, est fondé à Doha le
Centre arabe de recherches et d’études politiques, qui participe de l’entreprise qatarie
de cooptation de l’intelligentsia arabe. Son directeur, Azmi Bishara, ancien député
arabe au Parlement israélien, entretient alors de bonnes relations avec le régime
d’Assad et cherche des recrues en Syrie. Outre Jamal Barut, il embauche l’économiste
Samir Sayfan, du centre Orient, d’anciens stagiaires d’al-Taqi et, après le début du
soulèvement en Syrie, Marwan Qabalan21.
D’autres chercheurs exilés aux vocations plus distinctement politiques s’engagent
directement au service de la cause révolutionnaire après 2011. Abd al-Rahman al-Haj
participe ainsi à la création du Conseil national syrien, première instance de représentation de l’opposition établie à l’étranger, avant de devenir conseiller du ministère
de l’Éducation du gouvernement intérimaire de la Coalition nationale syrienne fondé
en 201322 . Radwan Ziadeh prend appui sur le SCPSS pour intensifier son travail de
plaidoyer auprès des décideurs états-uniens, notamment via le Syrian Expert House,
projet consistant à réunir des centaines d’opposants afin de déterminer les paramètres de la transition démocratique à venir23. Razan Zaytuneh et Yassin al-Haj Saleh
rejoignent quant à eux les réseaux révolutionnaires opérant à l’intérieur du pays. Fin
2013, la première est enlevée dans une banlieue de Damas sous contrôle rebelle – elle
ne réapparaîtra jamais, tandis que le second s’établit en Turquie et s’impose comme
l’intellectuel syrien le plus en vue au niveau international24 .
Expansion et pluralisation : les think tanks
syriens à l’étranger (2014-2017)
En dépit d’une extraversion du champ qui, on l’a vu, débute avant même le soulèvement de 2011, c’est en Syrie, et non à l’étranger, qu’est établi le premier think tank
réellement indépendant. En 2012, des anciens de la FSP et du centre Orient opérant
21
22
23
24
Parmi leurs publications pour le centre, voir J. Barut, Al-‘aqd al-akhir fi tarikh Suriya [La Dernière Décennie de
l’histoire de la Syrie], 2012 ; H. El-Mustafa, Al-majal al-‘amm al-iftiradi fi al-thawra al-suriyya [La Sphère publique
virtuelle dans la révolution syrienne], 2012 ; n. Satik, « al-hala al-ta’ifiyya fi al-thawra al-suriyya » [« Le fait
confessionnel dans la révolution syrienne »], ‘Umran, 215, 2013, p. 103-168.
Discussions informelles avec les auteurs, 2011-2016.
Site officiel : https ://web.archive.org/web/20190524195145/http ://syrianexperthouse.org.
Voir notamment Y. al-Haj Saleh, The Impossible Revolution : Making Sense of the Syrian Tragedy, Londres, Hurst, 2017.
ÉTUDIER LE POLITIQUE En SYRIE
sous la supervision scientifique de Marwan Qabalan créent le Centre d’études Sham25.
Établi dans une banlieue de Damas tenue par l’opposition, celui-ci compte huit chercheurs sur l’ensemble du territoire national, y compris, de manière clandestine, dans
des zones sous contrôle du régime. Originellement bénévole et motivé par la volonté
de fournir au mouvement révolutionnaire des analyses de la situation nationale et
internationale, le centre est bientôt financé par un des leaders de la contestation à
Damas. Lorsque ce dernier est arrêté et exécuté en prison, le centre passe un contrat
avec la Coalition nationale mais le rapport (non publié) fourni à cette dernière reste
sans lendemain. Les conditions sécuritaires poussent ensuite la plupart des chercheurs
de Sham à quitter le pays à partir de 201426 .
Au milieu de la décennie, le champ de l’expertise politique syrienne de langue
arabe connaît une profonde transformation avec l’émergence d’une multitude de
centres de recherche spécialisés au Moyen-Orient. Ce champ est largement dominé,
financement aidant, par le Qatar. Le Centre arabe de Doha qui, on l’a vu, possède
depuis l’origine une masse critique de chercheurs syriens, se dote en 2016 d’une filiale
spécifiquement consacrée à la Syrie, le Centre Harmoon d’études contemporaines.
Initialement confiée à l’opposant susmentionné Hazim al-Nahar (jusqu’en 2018), la
direction du centre réunit, dans un schéma caractéristique de la politique du Qatar
de segmentation idéologique de sa clientèle, des vétérans de l’intelligentsia laïque de
gauche (Abdallah al-Turkmani, Khudr Zakaria, Youssef Salame).
Parallèlement se multiplient en Turquie des think tanks plus directement liés aux
organisations de l’opposition syrienne et plus ou moins dotés en ressources financières et humaines. Le plus important, avec jusqu’à dix chercheurs permanents, est le
Centre Omran, fondé en 2014 par le Forum syrien de l’homme d’affaires pro-Qatar
Mustafa al-Sabbagh, alors l’une des figures les plus influentes de la Coalition nationale syrienne 27. Des Frères Musulmans, également proches de Doha, fondent les
centres Jusoor (« Ponts ») et Idrak (« Compréhension »)28 . Le Centre Turan est fondé
par des anciens membres de factions rebelles, l’Armée de l’Islam et le Mouvement de
Libération de Homs29. Enfin, abordant le conflit sous l’angle de l’économie et du développement et affectant une posture moins marquée politiquement que les précédents
– ses publications évoquent la « crise » (azma) plutôt que la « révolution » (thawra) –,
le Syrian Center for Policy Studies est établi à Beyrouth et coopère notamment avec
les agences onusiennes30.
25
26
27
28
29
30
Le terme « Sham » est un terme ancien désignant, selon le contexte, la ville de Damas ou une région
correspondant grosso modo à la Syrie actuelle et à ses voisins libanais, jordanien et israélo-palestinien.
L’un des auteurs, Ayman Al Dassouky, fut l’un des fondateurs du centre.
Site officiel : https ://web.archive.org/web/20190524151231/https ://www.omrandirasat.org.
Sites officiels : https ://web.archive.org/web/20190524151440/https ://jusoor.co/ar et https ://web.archive.org/
web/20190524151913/https ://idraksy.net.
Site officiel : https ://web.archive.org/web/20190524152306/http ://torancenter.org.
Al-Akhbar, 20 novembre 2013, https ://web.archive.org/web/20190524150950/https ://al-akhbar.com/
Syria/61234.
93
94 fAIRE DE LA RECHERCHE En SITUATIOn DE GUERRE
Quelles perspectives d’avenir ?
À l’exception du Centre arabe de Doha, organiquement lié au richissime État du
Qatar, les centres précités font face à un avenir incertain. Les revers cuisants infligés
à l’opposition syrienne depuis l’intervention russe de 2015 ont entamé tant l’enthousiasme des donateurs que la pertinence même de structures dont les réflexions
étaient souvent guidées par la perspective d’une transition, aujourd’hui illusoire. Pour
nombre de chercheurs syriens, l’avenir est d’autant plus incertain que la concurrence
pour les postes s’accentue avec l’arrivée de nouveaux venus sur le marché du travail.
Activistes révolutionnaires, ceux-ci œuvraient auparavant pour le compte d’organisations humanitaires et d’agences de développement occidentales (DFID31, USAID)
désireuses d’obtenir des informations précises sur leurs zones d’opérations, c’est-à-dire
les régions tenues par les groupes rebelles. Avec le rétrécissement de ces dernières et le
retrait de nombreux acteurs internationaux, les intéressés se retrouvent sur le carreau
et se reconvertissent dans la recherche à proprement parler.
Pour ces nouveaux venus comme pour leurs prédécesseurs, les obstacles sont
nombreux. Beaucoup aspirent à poursuivre leur carrière dans des universités ou
centres de recherche occidentaux mais, héritage des politiques éducatives du régime
baasiste, la maîtrise de l’anglais fait parfois défaut. Tirant pour la plupart un avantage
comparatif de leur accès privilégié aux régions tenues par l’opposition, préoccupation
première des bailleurs de fonds internationaux jusqu’en 2016-2017, ils sont aujourd’hui
victimes de la solution militaire imposée par le régime. Si la demande occidentale
d’analyse de la situation en Syrie demeure forte, elle se concentre aujourd’hui sur
des dynamiques de sortie de conflit (reconstruction, démobilisation) qui se déploient
prioritairement dans les régions sous contrôle de Damas. Ce renversement joue à
l’avantage d’une nouvelle génération, encore balbutiante, d’aspirants chercheurs qui,
eux, n’ont pas coupé les ponts avec « l’intérieur » et peuvent y travailler, fût-ce dans
des conditions sécuritaires difficiles.
En conclusion, la Syrie connaît, près d’une décennie après le début du conflit,
une communauté de politistes autrement plus vaste, diversifiée et expérimentée que
ce n’était le cas avant le conflit. Cette communauté s’est aussi fortement transnationalisée, ce qui est à la fois un avantage, du fait de l’accès aux ressources institutionnelles
et financières étrangères, et un handicap, en raison d’une possible coupure avec les
réalités du terrain. Réunir les deux Syrie, celle de l’intérieur et celle de la diaspora, sera,
dans ce domaine comme dans d’autres, l’un des nombreux défis de l’avenir.
31
Department for International Development (Royaume-Uni).
« Fais tes recherches
et tais-toi »
Les chercheurs burundais sous menaces
René Claude Niyonkuru
UCLouvain
Introduction
Longtemps débattue mais rarement circonscrite quant à son contenu et à sa portée
réelle, la liberté académique, autrement envisagée dans une approche plurielle comme
« libertés universitaires »1, renvoie aux conditions légales et institutionnelles favorables à la production d’un savoir intellectuel et à sa diffusion à travers des recherches
menées librement ; avec pour seules limites les lois en vigueur ainsi que les règles de
l’art propres aux domaines d’étude. On n’ignore pas ici les difficultés relatives à sa
définition dans des termes assez précis, surtout dans le contexte africain 2 , mais la
liberté académique renvoie à cette capacité et à cette possibilité pour un chercheur de
traiter tous les sujets sans restriction, qu’ils soient politiques, sociaux ou culturels. Il va
sans dire que cette capacité vient avec une exigence, celle de l’objectivité du chercheur
et de sa responsabilité. Il doit viser l’objectivité, au sens de rendre compte des faits en
toute impartialité. Dans la pratique, cette liberté sous-entend l’absence des contraintes
légales ou de fait, autres que celles inhérentes à la profession, qui viendraient entraver
le travail de l’universitaire, mais aussi la mise en place de cadres qui promeuvent le
travail des chercheurs.
Contrairement à une certaine opinion, particulièrement dominante parmi les
détracteurs de cette liberté, il ne s’agit pas de l’envisager uniquement comme un
« privilège » au profit d’une certaine catégorie de l’élite – les universitaires – qui, de
toute façon, appartiennent aussi à la société dans son ensemble et dont les droits essentiels, à l’instar des libertés individuelles, doivent être envisagés dans leur globalité au
bénéfice de toute la communauté. La liberté académique revêt un caractère d’utilité
1
2
O. Beaud, « Academic freedom : les chemins américains de la liberté universitaire », Critique, (4), 2010, p. 291-305.
A. M. B. Mangu, Libertés académiques et responsabilité sociale des universitaires en République démocratique du
Congo, Dakar, Codesria, 2005.
96 fAIRE DE LA RECHERCHE En SITUATIOn DE GUERRE
publique3 au regard du rôle joué par le chercheur dans la production et la diffusion du
savoir, mission assignée aux institutions universitaires.
Cet article propose un témoignage qui rend compte, au-delà des expériences strictement personnelles, des enjeux à la fois conjoncturels et structurels qui pèsent sur le
métier de chercheur au Burundi et mettent en péril – dans une certaine mesure – aussi
bien sa carrière que sa vie. Quelques entretiens avec des collègues des universités de la
sous-région servent aussi de support empirique à ce témoignage.
Le contexte compte et compromet
Le milieu académique est un « microcosme » de la société en général : les académiques sont enchâssés dans des dynamiques clivées qui traversent la société. De ce fait,
il est illusoire de vouloir construire un milieu académique libéré de toutes contraintes
dans un environnement sociopolitique caractérisé par un verrouillage de l’espace
démocratique. La liberté des chercheurs est largement tributaire du niveau de liberté
de l’ensemble des citoyens.
Le Burundi a connu des cycles de violences depuis son indépendance en 1962,
ponctués par des périodes de relative stabilité – notamment à la suite de la première
transition démocratique réussie en 2005 où la fin de la guerre civile avait été accompagnée par des élections jugées libres et transparentes. Cette transition pacifique avait
servi à consolider davantage un espace démocratique déjà largement ouvert à la faveur
de l’émergence d’une société civile et des médias indépendants. Un vent de relative
liberté avait soufflé sur l’ensemble du pays, favorisant une expression libre au niveau
de toutes les couches de la population, des collines reculées de l’intérieur aux sphères
professionnelles et intellectuelles, sans qu’il y ait de craintes généralisées que l’expression d’une opinion divergente conduise systématiquement à un risque de répression.
Avec la crise politique de 2015, on a assisté à un retour de l’autoritarisme et de la
violence politique, matérialisés par des efforts de musellement de toute voix dissidente
avec en toile de fond le souci pour le pouvoir en place de contrôler tous les espaces de
mobilisation (opposition politique, société civile…) et d’expression (médias, centres
de recherche…). Dans ce contexte, les chercheurs burundais et les institutions universitaires n’ont pas échappé à cette omerta générale – surtout par rapport à des sujets
jugés comme politiquement plus sensibles4 .
Le fait que la liberté académique soit un concept particulièrement questionné dans
le Burundi post-2015, avec une gouvernance politique aux allures d’une « démocratie
autoritaire »5, ne devrait pas occulter le fait que les régimes politiques successifs au
3
4
5
O. Beaud, op. cit., p. 295.
G. Birantamije, « Les Universitaires burundais face à la crise de 2015 : vers la confiscation du monopole de la
parole autorisée », Revue africaine de liberté académique, Dakar, Codesria, p. 15.
O. Dabène, V. Geisser et G. Massardier, Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au XXIe siècle :
convergences Nord-Sud. Mélanges offerts à Michel Camau, Paris, La Découverte, 2008.
LES CHERCHEURS BURUnDAIS SOUS MEnACES
Burundi ont toujours eu du mal à s’accommoder de la pensée critique6 . Par devoir de
loyauté ou par crainte des représailles par rapport aux régimes en place, le chercheur
burundais a toujours cherché à minimiser ou à contourner les risques d’être pris pour
l’opposant politique déguisé en intellectuel, avec tout ce que cela pouvait comporter
comme risques pour sa vie sociale et politique ainsi que pour sa carrière7.
La recherche et le chercheur
à la croisée des chemins
Il n’y a pas que le contexte général de crises sociopolitiques qui met à risque la
recherche et les chercheurs dans les contextes fragiles. L’environnement spécifique de
la recherche est aussi très volatile, avec des financements dans l’idéal dérisoires ou
fragmentés, au pire inexistants.
La recherche est (in-)volontairement éludée des priorités de plusieurs pays en
Afrique, car elle continue d’être considérée comme un investissement improductif ou
à tout le moins non prioritaire. Les universités publiques et privées ne bénéficient pas
de financements conséquents dédiés à la recherche, la plupart des centres de recherche
en dehors des universités ont presque fermé – à l’exception de ceux qui bénéficient
encore des subventions externes – et il n’existe pas encore au Burundi d’institutions
indépendantes dédiées à la promotion de la recherche et des chercheurs.
Dans ces conditions, le chercheur n’a presque pas de place dans les réflexions et les
actions politiques prioritaires, si bien qu’il en arrive même au stade d’être considéré
comme étant en situation de chômage déguisé, ou comme une personne qui se bat pour
créer sa propre activité génératrice de revenus pour sa survie financière et professionnelle, sans le moindre égard pour l’intérêt général. Dans le cas du Burundi, cette vision
plus ou moins dégradante du chercheur le place dans une situation de marginalisation
persistante, le privant d’un ancrage dans l’ensemble des professions utiles au pays et
le poussant à chercher des collaborations en dehors du pays, généralement avec des
chercheurs du Nord. Cela présente évidemment des avantages (formation, emplois,
revenus, possibilités de production et de publication d’articles scientifiques…), mais
comporte aussi son lot d’inconvénients.
Tout d’abord, ces collaborations Nord-Sud en dehors du cadre institutionnel sont
de plus en plus ciblées par des critiques et des décisions arbitraires de nature à les
perturber. Il n’est pas rare d’entendre des officiels du gouvernement assimiler cela à
de l’espionnage au profit de l’ennemi, ou tout simplement à des actions illégales qu’il
faut contrôler et/ou contrecarrer.
6
7
Une lettre ouverte écrite au président Buyoya en 1988 par un groupe d’enseignants et d’étudiants de
l’Université du Burundi avait fait sensation au sein de l’opinion publique et donné lieu à des mesures de
rétorsion de la part du pouvoir d’alors.
Voir R. C. niyonkuru, « Et l’universitaire dans tout ça ? », Le Magazine Iwacu, 48, 2018, p. 26-29.
97
98 fAIRE DE LA RECHERCHE En SITUATIOn DE GUERRE
Ensuite, ce sont des collaborations ponctuelles qui ne permettent pas d’envisager
un horizon professionnel plus large et de long terme. On ne peut pas fonder ses projets
professionnels sur des actions aléatoires. À cela s’ajoutent des risques d’invisibilisation
du chercheur du Sud, qui est souvent omis dans les publications ou n’y apparaît que
dans un rôle accessoire, plus comme un intermédiaire de la recherche que comme
un véritable chercheur. Il existe en ce moment tout un débat autour de ces visages
invisibles de la recherche dans le cadre des coopérations entre les chercheurs du Nord
et ceux du Sud8 .
Enfin, ces collaborations Nord-Sud posent aussi en amont la question de savoir
qui définit l’agenda de la recherche. Dans la plupart des cas, les chercheurs du Sud
sont associés à des projets de recherche déjà élaborés et s’y intègrent plus par nécessité
que par intérêt de recherche personnel. Cela vient renforcer davantage la marginalisation du chercheur du Sud, surtout que la plupart des recherches sont centrées sur les
problèmes9 et perpétuent une vision plus ou moins misérabiliste du Sud, une tendance
de plus en plus violemment rejetée par les décideurs du Sud.
Chaque fois que j’ai été associé à des recherches qui étudient des problèmes
sociaux (problématique foncière, défis de cohabitation intercommunautaire, déficit
de gouvernance politique et économique…) dans mon pays, la première réaction de
la part de mes interlocuteurs, surtout gouvernementaux, a été celle de me qualifier
d’« intambirakiza » (littéralement : celui qui se réjouit ou qui profite du malheur des
autres), une manière autre de présenter le chercheur comme ce « traître au service
d’une vision néocolonialiste et dégradante du Burundi et de l’Afrique »10.
Pour le peu d’investissements que certains pays de la région des Grands Lacs
africains en général – et le Burundi en particulier – réalisent encore dans la recherche,
il existe aussi une forte tentation de reléguer au second plan les sciences sociales, de
plus en plus présentées comme une « branche d’études qui n’apportent rien dans
l’avancement des priorités du développement »11. Le discours politique ambiant au
niveau central et au niveau de l’université elle-même tend à davantage encourager les
« recherches en sciences exactes qui ont un effet positif immédiat sur la vie des gens, et
non celles qui permettent juste des spéculations et des critiques à l’endroit des autorités
sans proposer de solutions concrètes »12 .
Tout ce discours de délégitimation et de culpabilisation des sciences sociales place
la recherche et le chercheur dans une incertitude croissante, renforce les pressions déjà
existantes et ouvre la voie à toute velléité de répression, ou à tout le moins les prive du
soutien dont ils ont besoin.
8
9
10
11
12
Lire à ce sujet les discussions récentes sur la recherche collaborative initiées par un réseau d’universités du nord
et du Sud : https ://www.gicnetwork.be/silent-voices-about.
A. norton, « Political science as a vocation », in I. Shapiro, R. M. Smith et T. E. Masoud (éds), Problems and Methods
in the Study of Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 67-82.
Réaction d’un haut cadre à la présentation d’un rapport sur la problématique de réintégration socioéconomique des rapatriés au Burundi. Un article issu de ce rapport est disponible en ligne : J. B. falisse et
R. C. niyonkuru, « Social Engineering for Reintegration: Peace Villages for the ‘Uprooted’ Returnees in Burundi »,
Journal of Refugee Studies, 28(3), 2015, p. 388-411.
Entretien avec un professeur à l’Université du Burundi, janvier 2019.
ID.
LES CHERCHEURS BURUnDAIS SOUS MEnACES
Des pressions à la répression :
le chercheur dans l’engrenage des
relations de pouvoir
Le chercheur qui évolue dans l’environnement décrit ci-dessus fait face à des
pressions de natures diverses et à des risques de répression en constante mutation et
augmentation. D’une part, le chercheur qui évolue dans une situation de conflit caractérisée par des clivages politiques et ethniques est attendu au tournant chaque fois qu’il
questionne son contexte et les dynamiques qu’il observe. Comme déjà mentionné, on
attend de lui qu’il ne se focalise pas uniquement sur les problèmes, mais qu’il joue aussi
le « notaire du bon »13, celui qui non seulement parle de ce qui marche, mais aussi qui
propose des solutions constructives et prospectives.
À cela s’ajoute aussi le fait que le chercheur appartient à cette société qu’il étudie et
n’échappe pas forcément aux clivages politico-ethniques qui la hantent. Il échappera
difficilement aux risques de devenir l’intellectuel « tribal qui théorise les douleurs de
sa classe d’appartenance »14 . Les efforts de distanciation par rapport aux situations
étudiées ne réussissent pas toujours à le sauver, surtout quand ils sont subjectivement
appréciés par les membres de son groupe (ethnique ou politique) qui s’attendaient à ce
qu’il soit leur porte-parole face à la « menace naturelle » que représente l’autre groupe.
Ainsi, le chercheur tutsi ou hutu appelé à étudier les dynamiques de conflit qui mettent
en cause son groupe d’appartenance sera perçu comme un traître ou un vrai transfuge,
sans que l’on comprenne même le fond de sa pensée. Le choix des thèmes de recherche
qui explorent les relations politiques et ethniques tumultueuses dans le contexte des
sociétés tribalisées, à l’instar du Burundi et du Rwanda, amène ce risque que ses
travaux seront toujours appréciés avec des lunettes déformantes, avec cette tentation
de les assimiler plus à des entreprises de règlements de comptes ou d’autolégitimation
qu’à des interrogations scientifiques légitimes.
Peu de chercheurs échappent d’ailleurs à cette pression pour réellement produire
des recherches véritablement objectives ou vues comme telles, et qui ne servent pas
à renforcer les velléités de domination politico-ethnique et les dynamiques conflictuelles. Ce qui a contribué à transposer les clivages politiques et ethniques dans la
communauté des chercheurs qui, au lieu même de collaborer pour la promotion de
l’œuvre scientifique, sont devenus dans certains cas les véritables porte-flambeaux des
luttes inter- et intracommunautaires par publications « scientifiques » interposées. Le
chercheur devient de plus en plus « le loup » pour le chercheur, s’engageant davantage
à détruire la légitimité, la réputation ou la crédibilité de l’œuvre de l’autre, au lieu de
l’engager dans une confrontation scientifique productive, avec un arbitrage éclairé de
l’opinion publique et du décideur politique.
13
14
D. Manirakiza, « Les intellectuels burundais face au piège de l’ethnisme », African Sociological Review/Revue
africaine de sociologie, 15(1), 2011, p. 20-48.
Ibid.
99
100 fAIRE DE LA RECHERCHE En SITUATIOn DE GUERRE
Il ne s’agit même pas ici des publications de grande ampleur ; même de simples
prises de parole de la part du chercheur intervenant à titre de personne-ressource
pour éclairer l’opinion sont instrumentalisées au sein de la classe politique ou de la
population et servent de base à des menaces de tous ordres, des plus insidieuses à celles
plus ouvertes, surtout dans les périodes de tensions politiques15.
Au Burundi comme dans la plupart des pays africains, ces situations ne sont pas
près de changer, vu que l’université continue d’être une véritable arène de compétition
sociopolitique. Elle continue à être envisagée comme le nécessaire vivier de l’idéologie
politique dominante, et pour cela, les pouvoirs publics confèrent la gestion de l’université et de la recherche à des « fidèles », qui peuvent dans certains cas allier militantisme
politique et compétence académique, et dans bien d’autres sacrifier cette dernière au
profit d’un engagement politique plus prononcé. Le devoir de loyauté envers le système
politique en place prime alors dans ce cas sur les autres critères dans la gestion des
carrières universitaires – au détriment de ceux qui font correctement leur travail et
dont les chances d’accès aux ressources pour la recherche et de promotion sur la base
du mérite diminuent considérablement.
L’émergence des universités privées semblait offrir un rempart contre cette épée
de Damoclès qui pèse en permanence sur la liberté du chercheur au sein de l’université
publique, mais rien ne semble être gagné d’avance. Les mêmes pressions politiques et
sociales s’y maintiennent, s’y reproduisent et s’y reconfigurent, surtout que certaines
d’entre elles sont par ailleurs promues par des personnalités qui détiennent des positions de pouvoir au gouvernement ou entretiennent des relations privilégiées avec
celui-ci. L’espace universitaire se remplit aussi davantage d’universités confessionnelles
(évangéliques, catholiques, islamiques), où le discours et le fait religieux semblent
parfois l’emporter sur la nécessité de créer un environnement de recherche libéré de
toute pression16 .
Dans leur expression concrète, ces pressions et menaces se traduisent de manière
passive par la dégradation (consentie) de l’environnement et des conditions de travail
(peu ou pas d’appui à la recherche) et de manière active par des mesures de rétorsion
(difficultés ou impossibilité de promotion, réprimandes, sanctions professionnelles et
disciplinaires ciblées…), mais aussi par la mise en place de dispositifs administratifs
contraignants (exemple : impossibilité de sortir du pays pour participer à des manifestations scientifiques sans l’aval du gouvernement central, alors que cela peut être géré
au niveau de la faculté ou même du décanat). En dehors de l’université, le chercheur,
victime de marginalisation et parfois même de véritable bashing, étant assimilé au
détracteur du pouvoir en place et du discours dominant, fait progressivement face à
des voies de fait qui l’empêchent de faire son travail.
15
16
Mon interview sur Cnn à propos des enjeux de la crise de 2015 m’a valu des « clins d’œil » et des menaces de la
part des amis qui travaillent pour le gouvernement du Burundi : https ://edition.cnn.com/2015/05/01/opinions/
burundi-protests-fragile-peace-at-risk/index.html.
Entretien avec Joël Baraka, doctorant à l’UCLouvain, décembre 2018.
LES CHERCHEURS BURUnDAIS SOUS MEnACES
Entre service minimum, repli sur soi
et abandon de la recherche : l’éternel dilemme
Cet environnement contraint le chercheur soit au service minimum, soit à la
résignation dans son travail, et en pousse même certains à envisager d’autres horizons professionnels. Il n’est pas rare de voir des chercheurs avec une passion et des
compétences remarquables pour la recherche réduits à de simples enseignants, sans
publications scientifiques régulières ; un véritable service minimum malgré soi.
Pour ceux qui continuent de faire de la recherche, le choix des sujets à traiter
est devenu plus précautionneux pour éviter ceux qui les exposent aux pressions
décrites ci-dessus. Des thématiques d’intérêt capital, à la fois pour l’avancement de
la science et pour la recherche de solutions aux problèmes posés, ont été éludées, tout
simplement parce que leur searchability17 n’est pas garantie ou dépourvue de risques
dans un contexte de fragilité qui les expose à une sorte d’hypersensibilité sociale et
politique. Pour ceux qui ont eu le courage de continuer à y travailler, ils ont pour la
plupart adopté un style oblique, c’est-à-dire qu’ils abordent ces questions sensibles de
manière allusive18 .
Un véritable réflexe d’autocensure s’installe progressivement, les publications se
raréfient ou surprennent quand elles semblent défier les limites invisibles mais réelles
à la liberté académique. Le peu de travaux de recherche qui sont menés ne sont pas
connus du public quand l’auteur ou les responsables de l’institution dont il relève les
estiment potentiellement sensibles. Un collègue chercheur, sollicité pour la relecture
d’un texte que je m’apprêtais à publier, m’a prodigué les conseils allant dans le sens de
ne pas rendre publique ma publication.
Le point de vue de ce chercheur – par ailleurs très responsable – semble indiquer
que le chercheur burundais actuel garde une certaine marge de manœuvre, pour
autant qu’il accepte de faire ses recherches avec un profil bas et accepte de se taire.
Il n’y a pas mieux pour jauger du niveau de liberté académique quand le silence et
l’autocensure sont désormais envisagés comme les meilleurs moyens d’autoprotection.
Bien d’autres chercheurs tentent actuellement de publier sous couvert d’anonymat,
souvent avec la collaboration de chercheurs du Nord. Mais cette stratégie est loin
d’être suffisante pour protéger le chercheur qui ne veut pas dévoiler son identité de
peur de s’exposer à des représailles. L’anonymisation, telle qu’elle se fait actuellement,
arrive à cacher le nom seulement alors que plein d’autres éléments contextuels peuvent
permettre d’identifier la personne concernée ; un vrai désavantage des petits pays où
presque tout le monde semble connaître tout le monde et où l’on ne trouve pas des
milliers de personnes qui travaillent sur ces thématiques jugées sensibles.
Enfin, nous observons aussi une autre tendance. Des chercheurs confrontés au
risque de représailles (révocation, emprisonnements, atteintes à l’intégrité physique…)
ou tout simplement à la difficile, voire impossible conciliation du « souci de faire
17
18
Ce terme est emprunté au langage de la science informatique et fait référence par analogie au caractère de ce
qui se soumet facilement à la recherche.
Échanges avec Désiré Manirakiza, sociologue, Université du Burundi, 3 décembre 2018.
101
102 fAIRE DE LA RECHERCHE En SITUATIOn DE GUERRE
librement ce qu’on aime »19 avec les pressions et menaces en présence, choisissent de
jeter le tablier pour soit s’engager dans d’autres horizons professionnels (emploi temporaire ou permanent au sein des organisations non gouvernementales notamment), soit
pour chercher des opportunités de poursuivre la recherche dans d’autres pays plutôt
que de rester dans un environnement misérable qui les contraint à la résignation.
Si certains ont réussi à se tirer d’affaire et continuent à faire de la recherche en
dehors de leur pays, l’on ne doit pas occulter les contraintes et les aléas qui entourent
ce genre d’aventures. Des chercheurs qui quittent leur pays, parfois dans la précipitation, se retrouvent confrontés à l’impossible équation de valoriser leurs compétences
scientifiques dans des environnements sociopolitiques et institutionnels hostiles, où
l’on est presque obligé de tout reprendre à zéro. Ceci fait écho au phénomène qualifié
cyniquement de « fuite de cerveaux », en référence à toutes ces personnes qualifiées et
compétentes qui quittent le Sud pour plusieurs raisons – dont ces atteintes à la liberté
académique – et affrontent pour la plupart un véritable calvaire de réintégration
socioprofessionnelle au Nord ; obligés parfois de se convertir professionnellement et
d’apprendre d’autres métiers, de loin en deçà de leurs qualifications, pour les besoins de
la survie. La région des Grands Lacs africains en général, et le Burundi en particulier,
en souffre particulièrement et le phénomène s’intensifie.
Conclusion : vers des lendemains enchantés ?
L’université se politise, se privatise et perd de plus en plus de moyens et de prestige,
avec des répercussions plus graves sur le travail et la liberté académique des chercheurs
au regard des différentes pressions et menaces auxquelles ils font face.
La situation délicate décrite dans ce chapitre ne prédestine pas la recherche à
disparaître ou à perdre de son intérêt. Le défi est celui de savoir comment concilier
les exigences d’un pragmatisme nécessaire pour continuer à travailler sans s’exposer
ou exposer dangereusement les participants dans nos initiatives de recherche. Cela
passe nécessairement par un effort constant pour comprendre les éléments clés du
« système » et des « dynamiques » (sociales, politiques, sécuritaires…) qui favorisent
ou menacent la sécurité du chercheur burundais et de comprendre les véritables enjeux
de la liberté académique dans ce contexte spécifique.
Les débats actuels se focalisent sur les dimensions éthiques et les dispositifs sécuritaires dans la conduite de la recherche de terrain en Afrique (souvent sur la base des
instructions des compagnies d’assurance). Le chercheur africain qui travaille dans
son contexte ne peut pas s’en passer, il y va de sa survie et de la validité scientifique de
ses travaux. Mais on doit aussi se rendre compte de la nécessité de considérer d’autres
dimensions. Il est important, à mes yeux, de rétablir la confiance entre le chercheur
et sa communauté, d’une part, et le chercheur et les détenteurs du pouvoir à différents
19
Échanges avec un chercheur burundais, désormais cadre au sein d’une organisation non gouvernementale
internationale œuvrant au Burundi, novembre 2018.
LES CHERCHEURS BURUnDAIS SOUS MEnACES
niveaux, d’autre part. Pour cela, il doit s’engager dans un dialogue avec d’autres acteurs
sociaux plutôt que de continuer à s’enfermer dans une tour de Babel universitaire
alors qu’il travaille dans une société en mouvement, qui a besoin des résultats de sa
recherche pour avancer. En créant de l’intérêt pour la recherche, il ne sera plus celui
qui évolue en marge de la société, mais plutôt avec la société.
Faire de la recherche dans des contextes clivés comme celui du Burundi exige
aussi de la part des chercheurs qui en sont ressortissants un effort de reconsidérer
leur épistémologie et leurs méthodes. Plutôt que de s’en tenir mordicus à prouver une
« objectivité » scientifique, presque toujours contestée, comme stratégie d’autolégitimation, le chercheur – à plus forte raison le chercheur en sciences sociales – gagnerait
peut-être à assumer sa « positionnalité » et à la questionner constamment à travers
une ethnographie réflexive20. Au lieu d’enfermer le chercheur dans cette « neutralité
piégée »21, qui l’invite à poser un regard froid et impersonnel sur des problématiques
de société alors qu’il y vit et s’en trouve affecté, les préparations éthiques et méthodologiques du chercheur pourraient être orientées dans le sens de l’accompagner à
assumer son rôle de chercheur engagé, humain, vulnérable émotionnellement, tout
en insistant sur cette possibilité et cette exigence de faire de la recherche avec un
maximum de distanciation 22 sans toutefois devoir se renier dans ses points de vue
politiques et idéologiques.
Une autre piste intéressante pour la sauvegarde de la liberté académique réside
dans les efforts de coopération interuniversitaire. Les chercheurs du Nord et ceux du
Sud, et surtout les chercheurs du Sud entre eux, doivent s’engager dans une logique de
collaboration égalitaire, engagée et créative pour mutualiser les efforts déployés à ce
sujet, plus que tel n’a été le cas de par le passé. Des initiatives conjointes de partage des
informations, d’alerte précoce en cas d’atteintes graves au niveau des pays, de plaidoyer
politique pour inscrire la liberté académique au rang des priorités de coopération
internationale (et à plus forte raison interuniversitaire), etc. permettront de renforcer
et de connecter le débat et l’action autour des enjeux de la liberté académique au niveau
local, national, continental23 et global – d’autant que ces menaces commencent même
à se manifester dans des pays hier jugés plus avancés sur le plan démocratique (ÉtatsUnis, Hongrie, Brésil…).
Sur une note plus positive, il est encourageant de voir l’émergence d’un engouement renouvelé, surtout auprès des jeunes chercheurs du Burundi et de la sous-région
des Grands Lacs africains, qui décident de s’engager dans la recherche et font preuve
d’un courage exceptionnel en dépit de tous ces obstacles et incertitudes. C’est
peut-être là un effet paradoxal de la répression : elle aboutit parfois à raffermir l’engagement à défendre ce en quoi l’on croit. De ceux qui continuent à défier les systèmes
20
21
22
23
f. Weber & A. Lambelet, « Introduction : ethnographie réflexive, nouveaux enjeux », ethnographiques.org, no 11,
octobre 2006.
A. S. Diop, « Radicalité des sciences sociales africanistes et réinvention du futur de l’Afrique face aux défis du
xxIe siècle : les enjeux d’un débat », Les Perspectives de l’Afrique au XXIe siècle, Dakar, CODESRIA, 2015, p. 5-22.
n. Elias, Engagement et distanciation, Paris, fayard, 1993.
Lire à ce sujet la disparition annoncée de la revue Présence africaine : https ://www.lemonde.fr/
afrique/article/2019/03/27/comment-la-revue-afrique-contemporaine-a-perdu-son-independanceeditoriale_5441760_3212.html.
103
104 fAIRE DE LA RECHERCHE En SITUATIOn DE GUERRE
contraignants de l’intérieur en poursuivant correctement leur travail à ceux qui
préfèrent esquiver temporairement sans toutefois renoncer à la recherche, on constate
chaque jour plus de créativité et de véritable activisme académique, avec une bonne
partie des chercheurs mus par l’idéal de contribuer à la compréhension et à la recherche
des solutions aux problèmes de leur société.
L’université doit aujourd’hui plus que jamais prendre conscience de son rôle –
apporter ses lumières à la société – et s’engager à le jouer pleinement en dépit des
contraintes qui pèsent sur la recherche et sur les chercheurs.
Partie III
La voie ténue de
la liberté académique
en situation autoritaire
L’État acteur
de l’oppression ou
coproducteur
d’un climat liberticide
Les Académiques
pour la paix en Turquie
Une étude sur les violations flagrantes
de la liberté académique dans un pays
candidat à l’adhésion à l’Union européenne
Gaye Çankaya Eksen
Université Galatasaray, Istanbul
Mehmet Teoman Pamukçu
Middle East Technical University, Ankara
Introduction
Ce texte est consacré à l’analyse du collectif des « Académiques pour la paix »1
en Turquie qui ont signé une pétition réclamant l’arrêt des hostilités entre les forces
armées et les insurgés kurdes dans le sud-est du pays, ainsi que la reprise des pourparlers de paix interrompus en juillet 2015. Elle a été signée par 2212 universitaires turcs,
en poste en Turquie ou ailleurs dans le monde, et rendue publique le 11 janvier 2016
par deux conférences de presse organisées en parallèle à Istanbul et à Ankara 2 .
Dans les jours qui ont suivi, les signataires sont devenus la cible de nombreuses
campagnes de criminalisation initiées par le pouvoir politique turc, la presse progouvernementale, les institutions publiques en charge de l’enseignement supérieur,
notamment le Conseil de l’enseignement supérieur (le YÖK) et par les administrations
mêmes des universités des signataires.
Suite à ces campagnes, et dans le sillage d’une tentative de coup d’État avortée le
15 juillet 20163 et de l’instauration de l’état d’urgence qui l’a suivi, des centaines de
signataires ont été licenciés de leurs postes, entraînant du même coup le retrait de leurs
passeports, l’impossibilité de travailler dans les secteurs public (y compris dans les
1
2
3
L’abréviation « APP » sera utilisée dans ce chapitre pour désigner les signataires de la Pétition pour la paix.
https ://barisicinakademisyenler.net/English (dernière consultation le 21 novembre 2019).
https ://www.lemonde.fr/international/article/2016/07/15/turquie-le-premier-ministre-denonce-un-coup-detat_4970404_3210.html (dernière consultation le 20 octobre 2019).
108 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
institutions d’enseignement supérieur) et privé. Enfin, des poursuites judiciaires ont
été lancées à leur encontre et des centaines de procès individuels aux assises se sont
déroulés à partir de décembre 2017 pour « propagande terroriste », un crime passible
d’une peine d’emprisonnement allant jusqu’à sept ans et demi.
Les atteintes aux libertés académiques en Turquie :
des pressions multiples et d’envergure
Les affrontements dans les régions du sud-est de la Turquie entre les forces armées
turques et les insurgés kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (le PKK) ont
commencé au début des années 1980 et ont fait des dizaines de milliers de victimes
dans les deux camps, y compris parmi la population civile. Des pourparlers de paix ont
été entamés en 2013 entre le gouvernement du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan
et les insurgés et ont entraîné le quasi-arrêt des affrontements entre les deux parties.
Néanmoins, devenu président de la République, Recep T. Erdogan a mis fin aux
négociations de paix en juillet 2015 après l’échec de son parti, l’AKP (Parti de la Justice
et du Développement), aux élections du 7 juin 2015 – dû notamment à la popularité
croissante du parti prokurde HDP (Parti démocratique des Peuples) qui a obtenu 13 %
des voix à ces élections. La reprise des combats a conduit à des interventions d’une
violence sans précédent de l’armée turque dans plusieurs localités. Ces opérations ont
été accompagnées par l’instauration d’un couvre-feu qui a duré des semaines, voire
des mois. La population civile en a énormément souffert, d’autant que les combats se
sont déroulés dans les zones résidentielles et ont fortement perturbé le droit de circuler
librement, l’accès aux soins, à l’eau potable et à l’alimentation de base. Les combats
entre les deux parties ont fait des centaines de morts, tant du côté des civils que du
côté des forces de l’ordre.
Selon un rapport de la Human Rights Foundation of Turkey4 , daté du 23 janvier
2016, environ 1 377 000 habitants ont été affectés par les combats. Entre le 16 août 2015
et le 21 janvier 2016, 198 civils, dont 39 enfants, 29 femmes et 27 personnes âgées de
plus de 60 ans, ont perdu la vie5.
Un autre rapport6 , publié en février 2017 par l’Office du Haut-Commissaire des
Nations unies aux droits de l’homme, indiquait que les opérations militaires menées
entre juillet 2015 et décembre 2016 dans le sud-est avaient fait 2 000 victimes, dont 800
parmi les forces armées (participant aux opérations) et 1 200 civils.
4
5
6
Une fondation affiliée à International federation for Human Rights.
Voir Human Rights foundation of Turkey (HRfT), https ://en.tihv.org.tr/wp-content/uploads/2020/09/fact-sheet16-August-2015-21-January-2016.pdf (dernière consultation le 1er décembre 2020).
Office of the Un High Commissioner for Human Rights, Report on the Human Rights Situation in SouthEast Turkey, février 2017, https ://www.ohchr.org/Documents/Countries/TR/OHCHR_South-East_
TurkeyReport_10March2017.pdf (dernière consultation le 12 octobre 2019).
LES ACADÉMIQUES POUR LA PAIx En TURQUIE
C’est dans ce climat de reprise des violences que les APP ont rendu publique la
Pétition pour la paix signée par 2 212 académiques. Ils y appelaient les autorités turques
à cesser toutes les opérations militaires en cours dans ces régions et à prendre les
initiatives nécessaires à l’arrêt des combats et au retour à la vie normale. Ils invitaient
également les autorités à reprendre les négociations de paix interrompues depuis
juillet 2015.
La Fondation des droits de l’homme de Turquie7 distingue trois périodes à partir
du 11 janvier 2016.
La première, du 12 au 21 janvier 2016, est marquée par la criminalisation des
signataires, leur lynchage médiatique, des menaces proférées à leur égard et par le
lancement d’une série de procédures disciplinaires et judiciaires contre eux.
La deuxième court du 21 janvier au 15 juillet 2016. Elle est marquée notamment
par les détentions en garde à vue de certains signataires rapidement libérés, par la
perquisition de leurs bureaux et maisons, par l’arrestation et l’emprisonnement de
quatre signataires pendant un mois et demi. Elle est marquée également par l’ouverture
d’enquêtes disciplinaires qui aboutiront plus tard à des sanctions et par le lancement
d’instructions judiciaires par le procureur de la République d’Istanbul pour « propagande terroriste » (article 7/2 du Code pénal turc) à l’encontre des signataires.
La troisième période commence le 15 juillet 2016, date de la tentative de coup
d’État avortée en Turquie. Ce putsch raté marque un tournant fondamental, compte
tenu de l’importance de ses répercussions sur les signataires alors que les APP n’étaient
en rien impliqués dans cette tentative de putsch. En effet, sans les mesures d’exception
prises au cours de cette période, les effets négatifs de la pétition sur les signataires
auraient vraisemblablement été moins dévastateurs. Enfin, les procès individuels aux
cours d’assises pour « propagande terroriste » ont débuté en décembre 2017, venant
allonger la liste des prévenus et des condamnés.
La période du 12 au 21 janvier 2016 :
criminalisation, diffamation, intimidation
Les deux conférences de presse organisées le 11 janvier 2016 à Istanbul et à Ankara
ont suscité de vives réactions au sein du pouvoir. Le 12 janvier 2016, le président de
la République critique vivement la Pétition pour la paix ainsi que ses signataires, les
qualifiant de « soi-disant intellectuels », de « traîtres » et d’« ignorants ». Il les accuse
publiquement d’entraver les opérations militaires menées par l’armée turque dans le
sud-est du pays 8 .
Le 13 janvier, le Conseil de l’enseignement supérieur (le YÖK dans la suite du texte)
envoie une lettre à toutes les universités, leur demandant d’entamer des procédures
disciplinaires à l’encontre des signataires. Par ailleurs, un certain nombre d’ONG et
7
8
Voir Human Rights foundation of Turkey (HRfT), Academics for Peace: A Brief History, 2019, HRfT, Ankara, http ://
www.tihvakademi.org/wp-content/uploads/2019/03/AcademicsforPeace-ABriefHistory.pdf. Voir aussi le site
des APP, https ://barisicinakademisyenler.net/English.
Voir https ://bianet.org/english/politics/171334-president-erdogan-lumpen-half-portion-intellectual.
109
110 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
de médias nationaux et locaux commencent à s’acharner sur les signataires, reprenant
notamment les reproches faits par le président de la République. Une contre-pétition
est même préparée par des académiques critiquant fortement les APP. Réunie sous le
nom d’« Académiques pour la Turquie », cette contre-pétition accuse les APP d’être
des « traîtres à la nation » et « une masse d’ignorants ». Ces « Académiques pour la
Turquie » s’identifient aux académiques qui sont allés se battre sur le front pendant
la bataille des Dardanelles en 1915 et le nombre de signataires (1 071) fait allusion
au millénaire intervenu après la bataille de Manzikert de 1071, traditionnellement
considérée comme le début de la turquisation de l’Anatolie. Cette contre-pétition
adopte un ton militariste et « guerrier », aux antipodes de la « Pétition pour la paix ».
La contre-pétition disparaît rapidement d’Internet du fait de noms en double et de
signatures d’universitaires n’existant pas ! Par contre, elle est reprise par les médias
progouvernementaux comme exemple de soutien aux opérations militaires, s’érigeant
contre ce qui est qualifié d’« attaques odieuses » des APP9.
Les APP sont la cible de menaces sérieuses surtout dans les universités situées
en province, mais aussi dans la capitale. Ainsi, les signataires de l’Université Gazi,
université d’État située à Ankara, sont, à leur tour, cibles d’actes d’intimidation, ce
qui conduit d’ailleurs l’un d’entre eux à retirer sa signature de la pétition. Certains
signataires sont victimes de menaces et de stigmatisations sur leur lieu de travail de
la part des étudiants – mettant en danger leur sécurité. Par exemple, en raison de la
gravité des menaces reçues, la seule signataire de la pétition de l’Université de Bingöl,
ville de l’est du pays, doit quitter la Turquie en mars 2016. Egitim-Sen, organisation
syndicale de gauche, appelle les autorités à mettre en œuvre immédiatement toutes
les mesures requises en vue d’assurer la sécurité des signataires.
Durant cette période, détentions en garde à vue et perquisitions effectuées par la
police dans les bureaux à l’université se succèdent. Les signataires sont libérés rapidement après avoir fait leur déposition à la police.
Quant aux parquets, ils ne tardent pas à instruire des affaires à l’encontre des
APP. Ainsi, le 14 janvier 2016, le bureau du procureur de la République d’Istanbul en
charge des crimes organisés et des actes de terrorisme ouvre une instruction judiciaire
à l’égard des signataires résidant à Istanbul sur la base de l’article 301 du Code pénal
turc « sur les insultes à la nation turque », ainsi que de l’article 7/2 de la loi antiterroriste (« propagande pour une organisation terroriste »). Le bureau du procureur de la
République d’Izmir en fait de même pour les 37 signataires en poste dans cette ville.
Le président du barreau d’Istanbul, supposé être un défenseur de la présomption
d’innocence, n’hésite pas à qualifier les signataires de « soi-disant intellectuels sous
occupation », faisant ainsi référence à la période d’occupation et au démembrement de
l’Empire ottoman par les pays vainqueurs après la Première Guerre mondiale.
De nombreuses actions et déclarations de solidarité avec les APP ont lieu
pendant cette période. Artistes, cinéastes, écrivains, médecins – pour ne citer qu’eux
– prennent parti publiquement en faveur des APP, par l’intermédiaire de leurs
9
Pour une analyse des répercussions de cette contre-pétition sur le monde académique en Turquie, voir
E. E. Sözeri, « Two Petitions, Two Academia: Turkey’s Loneliness and Universal Values », http ://platform24.org/
en/articles/344/two-petitions--two-academia-trs-loneliness-ve-universal-values (dernière consultation le
10 octobre 2019).
LES ACADÉMIQUES POUR LA PAIx En TURQUIE
associations professionnelles. Une pétition signée par 611 académiques de Turquie10,
sans se prononcer sur le fond de la Pétition pour la paix, affirme que celle-ci relève
entièrement de la liberté d’expression des signataires et critique les réactions du
gouvernement qu’elle qualifie d’inquiétantes et erronées. En outre, les instances de
l’Union européenne, de même qu’Amnesty International et l’association internationale
des écrivains PEN, font part de leurs inquiétudes quant à la situation des APP.
La période du 21 janvier au 15 juillet 2016 :
exclusions, sanctions, condamnations
Cette période est marquée par la mise en place d’une série de mesures qui
conduisent à l’exclusion de dizaines d’APP du monde académique turc. Deux types
de mesures sont instaurées : les procédures disciplinaires lancées par les administrations universitaires et les instructions judiciaires ouvertes par les différents parquets
du pays – aboutissant inter alia à la privation de libertés de quatre signataires : Esra
Mungan, Meral Camcı, Kıvanç Ersoy et Muzaffer Kaya11.
Procédures disciplinaires
Le nombre d’universités qui entament des enquêtes disciplinaires contre les
signataires augmente rapidement au cours de cette période, y compris à Istanbul,
Ankara et Izmir, les trois grandes villes du pays. Le prétexte évoqué pour justifier
ces démarches est une note émanant du président du YÖK, adressée aux présidents
de tous les établissements universitaires, leur demandant de « faire le nécessaire »12 à
propos des signataires de la pétition et d’en informer le YÖK dans les meilleurs délais.
La majorité des universités obtempèrent, mais la nature des sanctions diffère selon
les établissements. Alors que certains signataires se voient assigner des avertissements
ou réprimandes écrites, d’autres se voient exclure de la fonction publique – sanction
pour laquelle le dernier mot revient au YÖK. Le nombre de ces signataires – dont les
dossiers ont été envoyés au YÖK pour la décision finale – s’élève à 35 à la fin du mois
de juin 2016.
Une autre sanction est de les suspendre de leurs fonctions : 31 APP sont la cible
de cette mesure, dont 29 dans les universités d’État. Les personnes suspendues ne
touchent que deux tiers de leur traitement de fonctionnaire et en outre, une partie
seulement de leur contribution à la sécurité sociale est couverte par l’État. Mais la
conséquence la plus grave pour eux est l’impossibilité d’accéder au campus universitaire et de poursuivre leurs activités d’enseignement et de recherche : une exclusion
de facto de la vie universitaire…
10
11
12
https ://www.mynet.com/baris-icin-akademisyenlere-destek-veren-611-akadamisyen-bildiriyayinladi-110102277869 (dernière consultation le 20 octobre 2019).
Cette section s’inspire du rapport de Human Rights foundation of Turkey (HRfT), op. cit., section 4.
Sans pour autant préciser ce que le président du YÖK entend par cette expression.
111
112 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
Cependant, il faut évoquer ici un arrêt de la Cour de cassation, rendu en avril
2015, qui a créé un vide juridique dans ce domaine. En effet, le règlement régissant
les enquêtes disciplinaires concernant le personnel des établissements d’enseignement
supérieur n’autorise pas à l’époque l’ouverture d’enquêtes disciplinaires envers ces
derniers, qu’il s’agisse de signataires ou non13.
Licenciements, démissions et départs en retraite forcés
Au cours de cette période, les universités publiques et privées lancent diverses
procédures administratives dans le but de licencier et donc d’exclure définitivement
les signataires des établissements d’enseignement supérieur, et ce, conformément aux
directives du YÖK.
Ainsi, certaines universités privées ne renouvellent pas les contrats de travail des
signataires, alors que d’autres n’hésitent pas à résilier leurs contrats avant même que
ceux-ci n’arrivent à échéance.
Dans les universités d’État, ce sont d’abord les professeurs-assistants, catégorie la
plus vulnérable du corps académique, qui sont visés. En effet, selon la réglementation
en vigueur, les contrats des professeurs-assistants sont renouvelables tous les trois ans
à condition que ceux-ci satisfassent certains critères mis en place par le YÖK. Ainsi,
le 8 février 2016, les contrats de deux professeurs-assistants – tous deux signataires de
la pétition – de l’Université de Mersin, ville portuaire située dans le sud du pays, ne
sont pas renouvelés alors que leurs dossiers répondent parfaitement aux compétences
requises, ce qui est d’ailleurs confirmé par les comités d’évaluation. Cette méthode
d’exclusion est utilisée ensuite dans d’autres universités d’État.
Au 30 mai 2016, 37 signataires ont été licenciés, dont 11 dans des universités d’État
et 26 dans des universités privées. 11 autres signataires ont dû présenter leur démission
et un signataire partir en retraite anticipée.
Privations de liberté
Le 10 mars 2016, quatre signataires de la pétition organisent une conférence de
presse à Istanbul pour dénoncer les pressions dont les signataires ont fait l’objet et
exprimer leur détermination à poursuivre la revendication principale de la pétition, à
savoir la reprise des négociations de paix. Trois d’entre eux sont arrêtés et emprisonnés
le 15 mars 2016 ; la quatrième personne, partie à l’étranger entre-temps, subit le même
sort le 31 mars à son retour en Turquie. Ils sont inculpés pour « propagande terroriste »
en vertu de l’article 7/2 de la loi antiterroriste. Un immense mouvement de solidarité,
en Turquie comme à l’étranger, s’organise et ces quatre signataires sont libérés le
13
L’ouverture d’enquêtes disciplinaires dans les établissements d’enseignement supérieur n’a donc pas de
fondement légal à l’époque en raison de ce verdict, publié dans le Journal officiel le 7 avril 2015, rendant
caduque la réglementation en question. V. K. Altiparmak et Y. Akdeniz, Les Académiques pour la paix. Défendre
l’Académie en des temps extraordinaires (en turc), Istanbul, Iletisim Yay, 2017.
LES ACADÉMIQUES POUR LA PAIx En TURQUIE
22 avril 2016 à l’issue de leur première audience à la 13e Cour d’assises d’Istanbul14 . Ils
sont acquittés le 30 septembre 2019 dans le cadre de la vague d’acquittements amorcée
à l’été 2019 suite à l’arrêt de la Cour constitutionnelle de juillet 2019.
Procès aux assises
Conformément à l’instruction judiciaire ouverte à l’égard des signataires par le
bureau du procureur de la République d’Istanbul en charge des crimes organisés et
des actes de terrorisme, les signataires de la première vague – 1 128 personnes au total
– sont appelés à faire leurs dépositions. Un acte d’accusation est ensuite préparé et les
procès aux assises contre les signataires débutent le 7 décembre 2017.
La période du 15 juillet 2016 à juin 2019 :
la « mort civile »
La Turquie connaît une tentative de coup d’État avortée le 15 juillet 2016. Cette
tentative de putsch conduit le régime à instaurer l’état d’urgence et à mettre en place
une série de mesures draconiennes en vue de sanctionner les partisans supposés être
des instigateurs du putsch. Ces mesures sont d’une ampleur inédite dans l’histoire
de la Turquie moderne quant à leurs répercussions. Ainsi, plus de 150 000 personnes,
dont environ 6 000 académiques, sont exclues de la fonction publique par le biais de
décrets-lois. 15 établissements universitaires, suspectés d’entretenir des liens avec les
instigateurs du putsch avorté, sont fermés. Alors que les APP ne sont en rien impliqués
dans cette tentative de coup d’État, ils sont largement et négativement affectés par les
mesures prises par le gouvernement.
Dans l’histoire de la République turque, des académiques ont perdu leur emploi
dans le sillage d’interventions militaires, notamment celle du 12 septembre 1980. Mais
les violations des droits des académiques ont alors concerné un nombre relativement
limité de personnes, et l’éventail des sanctions n’était en rien comparable à celles mises
en place après le putsch manqué du 15 juillet 2016.
En effet, les passeports des personnes limogées par décret-loi leur ont été retirés
et la demande de nouveaux passeports rejetée sans la moindre justification. Dans le
cas des APP, cela leur a ôté la possibilité de travailler à l’étranger ou de bénéficier de
bourses de recherche octroyées à l’étranger. Cette interdiction de quitter de facto le
territoire est l’une des différences fondamentales par rapport aux restrictions qui
avaient frappé les académiques lors du coup d’État de 1980. Une autre différence
majeure concerne les possibilités d’emplois du secteur privé offerts aux APP limogés –
qui ne pouvaient donc ni réintégrer leurs postes dans les universités ni être embauchés
14
L’Université libre de Bruxelles est représentée au Palais de justice à Istanbul pour le procès des quatre
signataires en question. Concernant cet épisode, voir A. Merlin, « nous sommes plus que quatre », La Libre
Belgique, 19 mai 2016 (repris dans https ://www2.ulb.ac.be/ulb/organisations/liica/docs/LLB_Turquie.pdf). Voir
également https ://freedomofexpressiontr.wordpress.com/2016/03/17/stop-the-persecution-of-academics-forpeace-in-turkey/ (dernière consultation le 20 novembre 2019).
113
114 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
dans un autre organisme du secteur public. Bien que non interdit formellement, il était
quasi-impossible pour les APP limogés par décret-loi de travailler dans le secteur privé
car les employeurs hésitaient – et hésitent toujours – à les embaucher en raison des
difficultés rencontrées lors de l’inscription des APP à l’organisme de sécurité sociale.
L’impossibilité pour les APP de partir à l’étranger – du moins par la voie légale
– et l’extrême difficulté pour eux de travailler dans le secteur privé ont donc amené
certains observateurs à qualifier la situation des APP de « mort civile » – et ce, alors
que les APP n’étaient en rien impliqués dans l’organisation du putsch du 15 juillet.
De nombreuses universités qui avaient ouvert des enquêtes disciplinaires à
l’encontre des signataires avant le 15 juillet ou qui les avaient licenciés en nombre
limité ont transmis les noms des signataires qu’ils désiraient limoger au YÖK. Ces
noms ont ensuite été repris dans les décrets-lois publiés au Journal officiel. Au total,
onze décrets-lois ont repris les noms des signataires et ont abouti au limogeage de
406 d’entre eux15.
138 de ces 195 signataires ont été condamnés à des peines de prison de 15 mois.
18 signataires ont reçu des condamnations inférieures à deux ans et 29 autres à
plus de deux ans – dont 17 à 27 mois, 6 à 30 mois, 5 à 32 mois et une personne à 36
mois. Plusieurs signataires – qui n’ont donc pas demandé le sursis – ont fait appel
des décisions et une seule a été suivie par une décision de la cour d’appel : il s’agit du
recours en appel de Madame Füsun Üstel, professeure émérite de science politique à
l’Université Galatasaray, ex-doyenne de la Faculté des sciences politiques : son recours
a été rejeté fin mars 2019. Elle a été incarcérée à la prison d’Eskisehir le 8 mai 2019
et libérée fin juillet.
Les procès intentés contre les APP ont été vivement critiqués : tout d’abord, la décision de juger plus de 2 000 personnes sur une base individuelle, alors que ces personnes
avaient signé collectivement un texte, a suscité des questionnements sur les véritables
intentions du système judiciaire. Les avocats des prévenus ont dénoncé le surcroît
de coûts et de temps ainsi que la multiplication des procédures, mais les demandes
faites en vue du regroupement des audiences ont été systématiquement rejetées. Cela
a rendu plus difficile l’organisation de la solidarité – locale et internationale – avec les
signataires lors des audiences.
Autre incohérence : alors que les procès intentés aux signataires étaient fondés
initialement sur l’article 7/2 de la loi antiterroriste, certains tribunaux, suite aux
demandes introduites par la défense, ont entamé les procédures pour invoquer l’article
301 du Code pénal turc relatif au délit d’« insulte à la nation et à l’État turcs ». Comme
cette procédure nécessite au préalable une autorisation du ministère de la Justice, les
procès de certains prévenus – dans 103 cas – ont été suspendus en attendant l’autorisation en question.
La critique la plus sérieuse est, semble-t-il, l’absence de preuves matérielles
suffisantes et convaincantes à même de justifier l’inculpation des signataires pour
15
Pour plus de précisions concernant ces décrets-lois et le nombre de signataires concernés par chacun d’entre
eux, voir HRfT, op. cit., p. 17.
LES ACADÉMIQUES POUR LA PAIx En TURQUIE
« propagande terroriste »16 . Le principal élément du dossier préparé contre les signataires est une déclaration faite par l’un des commandants du PKK fin décembre
2015 – quelques semaines avant que la Pétition pour la paix ne soit rendue publique
– appelant inter alia les intellectuels à s’engager dans leur lutte armée contre le régime
en place. Outre que ce seul élément du dossier utilisé en vue d’inculper les signataires
confond corrélation temporelle et causalité17, on est en présence d’une incohérence
fondamentale : cette déclaration du PKK prônait la lutte armée et l’emploi de la violence
conte le régime en place, à l’exact opposé du message de la Pétition pour la paix. Seul
un tribunal a accepté – bizarrement – la demande des avocats de la partie civile d’intégrer le texte de cette déclaration dans l’acte d’accusation – alors même qu’elle est à
la base de l’inculpation des signataires. Le reste de l’acte d’accusation – par ailleurs
mal rédigé et prêtant parfois à confusion – est basé sur des spéculations qui ne sont
étayées par aucune preuve matérielle.
Que penser du cas des APP en Turquie ?
Les signataires ont agi en leur capacité d’académiques-citoyens. Tenant compte de
la gravité de la situation dans les régions du sud-est, ils ont voulu peser sur l’agenda
politique de leur pays : ils n’y sont pas arrivés, mais de surcroît, ils se sont attiré les
foudres du gouvernement en place. Compte tenu de la nature de la pétition – absence
d’appel à la violence et appel à la négociation –, on peut considérer leur action comme
légale et légitime, similaire à d’autres campagnes de pétition lancées en Turquie dans le
passé par des académiques. La différence, cette fois, est qu’elle est arrivée à un moment
critique pour le régime en place, à savoir celui de sa dérive autoritaire.
À nos yeux, une autre question importante est celle d’identifier les instances
responsables de l’exclusion des APP des universités en Turquie : s’agit-il de l’État turc,
du YÖK ou des présidents des universités concernées ?
Si les pressions politiques visant à sanctionner les signataires ont certainement
émané du sommet de l’État turc, les présidents d’universités, investis d’énormes
pouvoirs administratifs en Turquie, ont été les acteurs déterminants quant à la
concrétisation de ces demandes. En effet, leur responsabilité est claire : ce sont eux
qui ont transmis les noms des signataires au YÖK qui, à son tour, les a transmis au
ministère des Affaires intérieures. Cela a conduit à la publication de leurs noms dans
le Journal officiel turc, ce qui a entériné le limogeage. Or, les présidents d’université
n’étaient nullement tenus de transmettre cette liste au YÖK. Ils ne subiraient pas de
représailles du pouvoir en place en cas de non-communication de ces noms : en effet, de
nombreuses universités privées et une poignée d’universités d’État n’ont pas dénoncé
16
17
Pour une présentation de l’acte d’accusation en anglais, voir https ://afp.hypotheses.org/documentation/bill-ofindictment.
Il est sous-entendu que les signataires auraient agi suite à ces injonctions du PKK puisque celles-ci ont précédé
dans le temps le lancement de la pétition !
115
116 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
les signataires. Sinon, il serait impossible d’expliquer pourquoi, des deux universités
proches géographiquement l’une de l’autre à Ankara, l’une – l’Université d’Ankara – a
limogé tous ses 122 signataires tandis que l’autre – la Middle East Technical University
– n’a limogé aucun des 107 signataires travaillant en son sein. Par ailleurs, le choix
qu’avaient fait certains présidents d’université, dans les mois qui ont suivi la pétition,
de licencier rapidement de nombreux signataires par le biais d’enquêtes disciplinaires
fait ressortir clairement le choix de ces administrations universitaires. Nous sommes
donc loin des universités sanctuaires et de leurs administrateurs qui prendraient parti
pour leurs employés contre les attaques provenant de l’État.
Quelles ont été les réactions des universités et des associations universitaires dans
le monde face aux graves violations des libertés académiques et aux persécutions des
APP en Turquie ? Qu’en est-il des initiatives de solidarité envers les signataires ? Y
a-t-il eu des sanctions vis-à-vis des universités responsables des atteintes aux droits
élémentaires des APP ? Certaines universités dans le monde ont mis en place des
bourses de solidarité18 . En Belgique, l’Université libre de Bruxelles a octroyé des
bourses à plusieurs APP. L’Université catholique de Louvain lui a emboîté le pas, tandis
que l’Université de Gand, à l’heure où nous bouclons ce texte, envisage également de
mettre sur pied de telles bourses. Le programme PAUSE19 en France a également été
créé (voir le chapitre de Pascale Laborier) : ce programme est basé sur des bourses de
recherche financées conjointement par les universités affiliées et par l’État français.
L’initiative SAR a permis notamment aux universités allemandes d’octroyer des
bourses de solidarité à une centaine de signataires.
En juin 2017, les APP ont lancé un appel à la communauté internationale destiné
au boycott sélectif des établissements universitaires en Turquie. Dans cet appel, ils
invitaient les universités dans le monde entier à ne pas établir de coopération scientifique avec les universités turques responsables des sanctions envers les signataires.
Une liste reprenant les noms des universités incriminées a été mise en ligne sur le site
Internet des APP20.
Mais qu’en est-il des signataires chassés de leurs universités et qui ont préféré
ou ont dû rester en Turquie, notamment en raison des interdictions frappant leurs
départs à l’étranger ? Ils ne peuvent pas bénéficier des possibilités offertes par les différents réseaux de solidarité constitués hors de Turquie. Ils ne peuvent pas, non plus,
se servir de leurs anciennes affiliations universitaires afin de répondre à des appels
internationaux à projets – en effet, une affiliation officielle universitaire en vigueur est
requise pour participer à ces appels. Rappelons qu’en Turquie, les signataires limogés
sont exclus sine die de toutes les structures existantes de financement offertes aux
académiques et aux chercheurs.
18
19
20
A. T. Aydemir et H. Gumus, 2019, « Mapping funds for endangered researchers », rapport final du projet
Collaborative Mapping funds.
Acronyme pour « Programme national d’aide à l’accueil en urgence des scientifiques en exil ».
Voir https ://academicboycottofturkey.wordpress.com. Il est très difficile de savoir dans quelle mesure cet
appel au boycott est suivi par la communauté internationale. Une vérification simple serait de consulter les
sites Internet des universités incriminées en Turquie et de voir si celles-ci ont signé des accords de coopération
scientifique ou d’enseignement avec des universités étrangères.
LES ACADÉMIQUES POUR LA PAIx En TURQUIE
Face à cette situation, ces signataires ont réagi en tentant de mettre sur pied des
plateformes leur permettant de renouer, ne serait-ce que partiellement, avec l’enseignement universitaire et la recherche scientifique 21. Ils ont fondé des académies de
solidarité dans plusieurs villes, ce qui leur permet de dispenser des cours et répondre
à des appels à projets lancés par des organismes ne dépendant pas de l’État turc.
Chassés des établissements universitaires, ils ont créé des structures informelles où
ils expérimentent de nouvelles méthodes d’enseignement. Une association fondée
par des signataires vivant en Allemagne a mis sur pied une Off-University : située
en dehors des circuits traditionnels d’enseignement, cette plateforme permet aux
signataires restés en Turquie de dispenser des cours en ligne – son objectif ultime est
de se transformer en une institution habilitée à délivrer des diplômes universitaires.
Le rapport de HRFT22 met en évidence ce foisonnement d’initiatives expérimentales
qui ont l’avantage de se situer en dehors des circuits d’enseignement traditionnel
existants mais qui, en même temps, souffrent de l’absence des avantages que procure
l’insertion dans ces circuits.
Enfin, que reste-t-il du message de paix véhiculé par la pétition, à l’heure du
basculement du régime vers l’autoritarisme marqué par son intolérance vis-à-vis des
partis politiques et des associations kurdes ainsi que de toute proposition de paix 23 ?
En raison des persécutions exercées envers toute personne ou entité en faveur d’une
solution pacifique au problème kurde, le message des APP n’a pas eu l’impact escompté.
D’autre part, les signataires ont fait face de décembre 2017 à juillet 2019 à des procès
ouverts aux assises, dont un qui a abouti à l’emprisonnement de l’une d’entre eux le
8 mai 2019, libérée fin juillet 2019. Par conséquent, les APP et leurs défenseurs ont été
amenés à mettre l’accent sur les violations de leurs libertés d’expression et les menaces
d’emprisonnement qui pesaient sur eux. D’aucuns ont reproché aux signataires de
privilégier les problèmes judiciaires les concernant et de laisser passer au second plan
le message principal de la pétition24 .
Ainsi, au cours des audiences, les signataires médecins ont souligné que, de par la
nature de leur profession, ils ne pouvaient pas rester indifférents aux atteintes à la vie
des habitants de la région. Les signataires philosophes et politologues ont développé
des réflexions sur le sens véritable de la liberté d’expression et ont insisté sur les conséquences irréparables de la violation de celle-ci dans une société démocratique. Les
signataires sociologues ont pris la parole pour expliquer, par exemple, le rôle des inégalités socio-économiques dans la question kurde. Les signataires historiens ont analysé
les trente dernières années marquées par des tensions et des affrontements entre le
régime et le mouvement kurde et ont insisté, en donnant des exemples historiques, sur
le fait qu’une paix durable était tributaire d’un processus de démocratisation pacifique.
21
22
23
24
Voir M. Semo, « Turquie : résister, par tous les moyens », Le Monde, 26 février 2017 ainsi que HRfT, « Academics for
Human Rights. Supporting academics as a human rights actor in a challenging context », vol. 4, 2019 (https ://
docplayer.net/100444309-Academics-for-human-rights.html).
Voir Human Rights foundation of Turkey, op. cit.
Les deux ex-coprésidents du parti HDP, Parti démocratique des Peuples, responsable de l’échec du parti
d’Erdogan aux élections du 7 juin 2015, sont en prison depuis novembre 2016.
A. Vatansever, « De l’action politique à la tragédie personnelle : Comment dépolitiser minutieusement
une action politique » (en turc), Birikim en ligne, novembre 2016, https ://www.birikimdergisi.com/guncelyazilar/8039/siyasi-eylemden-kisisel-trajediye-bir-eylem-nasil-itinayla-depolitize-edilir#.xaslcpMzZE4.
117
118 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
Les signataires juristes ont indiqué que corrélation et causalité sont deux concepts
différents à ne pas confondre, que formuler des critiques envers les actes de l’État n’est
pas synonyme d’insulte à ce dernier et que des personnes ayant signé une pétition en
faveur de la paix ne peuvent être considérées comme faisant de la propagande pour
une organisation terroriste.
Conclusion
La Cour constitutionnelle turque, la plus haute instance judiciaire du pays, a rendu
un arrêt majeur le 26 juillet 2019, indiquant que les condamnations des APP par les
cours d’assises avaient, en fait, violé leur liberté d’expression. Depuis lors, ces cours
d’assises se sont mises à acquitter les APP.
L’analyse du cas des APP en Turquie, pays officiellement candidat à l’adhésion
à l’UE depuis 2004, a mis en évidence l’insuffisance des structures et institutions
en place quand il s’agit d’assurer la liberté académique en Turquie. Les lourdes
sanctions mises en œuvre par les administrations universitaires contre les APP ont
montré l’absence totale en Turquie de ce sanctuaire que sont censées être les institutions universitaires, et notamment l’attente légitime que l’on peut avoir vis-à-vis des
administrations universitaires dans la protection des signataires contre les attaques
et pressions externes. Depuis lors, l’autonomie des universités, déjà problématique et
restreinte dans le passé, s’est effritée à grande vitesse. On donnera ici un seul exemple
à ce propos : depuis octobre 2016, les présidents d’université sont nommés par le
président de la République alors que le corps académique avait auparavant une large
latitude dans leur désignation.
Cet affaiblissement des structures démocratiques dans les établissements universitaires en Turquie va de pair avec une détérioration de la qualité de l’enseignement
universitaire et d’une contraction du volume des activités de recherche dans les universités turques. En effet, il existe actuellement plus de 200 universités en Turquie, qui
sont de qualité très inégale : par conséquent, les diplômes perdent de leur valeur ; les
universités turques occupent toujours des positions médiocres dans les classements
internationaux 25. D’autre part, il semble que de nombreux chercheurs en Turquie
publient dans les revues prédatrices donc contre paiement – en vue d’assurer une
promotion rapide, ce que le système pervers des primes aux publications mis en place
par l’État encourage26. Le plagiat est aussi un autre problème récurrent dans l’académie
turque, notamment dans les thèses de master et de doctorat, problème que le système
actuel est incapable de surmonter. Outre les effets pervers du système actuel sur la
recherche universitaire et ses effets négatifs sur la promotion basée sur le mérite, ce
système a également exercé des effets néfastes sur la qualité de l’enseignement dispensé
25
26
Qu’il s’agisse du classement effectué par Time Higher Education ou par QS.
S. B. Demir, « Predatory journals : Who publishes in them and why ? », Journal of Infometrics, 12, 2018, p. 12961311.
LES ACADÉMIQUES POUR LA PAIx En TURQUIE
dans les universités turques, entraînant une dévalorisation des diplômes universitaires
et des difficultés dans la reproduction de la force de travail dans l’économie turque.
La dérive autoritaire et la quasi-disparition de l’autonomie universitaire ont également eu comme résultat un exode des cerveaux incitant de nombreux académiques,
face au climat étouffant, à quitter le pays. En outre, la migration d’académiques turcs
ou d’origine turque en provenance des États-Unis et d’Europe vers la Turquie, qui avait
suivi la crise économique mondiale de 2008-2009, s’est également arrêtée.
119
La liberté académique
en Russie,
de Charybde en Scylla
Entre le marteau du conservatisme
et l’enclume du néolibéralisme
1
Dmitry Dubrovsky
Haute École d’Économie (HSE), Moscou/Saint-Pétersbourg
Center for Independent Social Research, Saint-Pétersbourg
La communauté académique russe a été à la fois actrice et bénéficiaire de la disparition de l’emprise idéologique de l’État et de la censure issues de l’époque soviétique.
De plus, dans une certaine mesure, elle a davantage bénéficié des libertés de pensée
et d’expression que le reste de la société russe, compte tenu de l’importance de ces
libertés dans le travail académique, tout comme dans le travail journalistique 2 . A
contrario, les réformes économiques connues sous le nom de « thérapie de choc »3 et la
crise des années 19904 ont largement aggravé la situation des enseignants-chercheurs
et entraîné des départs massifs. À partir du deuxième mandat de Vladimir Poutine
(2004-2008), l’espace dévolu à la liberté académique qui s’était formé durant les années
1990 a commencé à se réduire sensiblement, du fait de la crispation du climat politique
en Russie et des atteintes portées à la liberté d’expression. Là aussi, ces restrictions
semblent avoir eu un impact plus grand sur l’enseignement et la recherche que sur la
société dans son ensemble. Cela est dû tout d’abord au fait que, dans les années 1990,
1
2
3
4
Cette contribution est une version actualisée et retravaillée d’un article paru initialement en anglais dans Baltic
Words : http ://balticworlds.com/academic-freedom-in-russia. nous remercions Baltic Words pour les droits de la
version en français. Texte traduit de l’anglais par Katya Long et Aude Merlin.
Pour plus d’informations sur l’histoire de la liberté académique en URSS et en Russie, voir D. Dubrovsky,
« Escape from freedom, The Russian Academic Community and the Problem of Academic Rights and
freedoms », Interdisciplinary Political Studies, 2017, no 3 (1), p. 171-199.
La libéralisation de l’économie a été mise en œuvre de façon très brutale en Russie au début des années 1990
et a provoqué un choc social d’une ampleur inouïe. La crise des années 1990 en Russie est comparable à la crise
de 1929 aux États-Unis en termes de perte du PIB et d’effondrement de l’économie. Voir J. Vercueil, Économie
politique de la Russie, 1918-2018, Paris, Points Seuil Économie, 2019, p. 93-117. ndt.
V. Gel’man, D. Travin et O. Marganiya, Reexamining Economic and Political Reforms in Russia, 1985–2000.
Generations, Ideas, and Changes, Londres, Lexington Books, 2014.
122 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
la liberté académique a cessé d’être un privilège distinguant le scientifique soviétique
de l’ouvrier soviétique et s’est retrouvée englobée dans les nouvelles libertés partagées
par tous. Dans le contexte actuel de dérive antidémocratique que connaissent tant la
société que l’État russes et de contrôle accru sur la recherche et l’enseignement, les
sciences sociales sont à nouveau la cible du contrôle politique.
Dans le même temps, paradoxalement, le système d’enseignement supérieur russe
s’internationalise activement, comme le montrent les projets menés par l’Université
européenne de Saint-Pétersbourg, le Collège Smolny ou encore la Moscow School of
Social and Economic Sciences fondée par Teodor Shanin et plus connue sous le nom
de « Shaninka ». De telles initiatives ont été vivement encouragées par l’État, désireux
de promouvoir l’enseignement supérieur russe, allant jusqu’à investir des sommes
importantes dans le programme « 5-100-20 »5 avec pour objectif de faire en sorte
que cinq universités russes se situent parmi les 100 meilleures universités du monde
à l’horizon 2020.
Cette tendance s’est heurtée à son tour au renforcement du contrôle de l’État
sur le monde de la recherche. Il s’agit du retour de ce que l’on appelait le « département numéro un », c’est-à-dire des officiers du FSB (Service fédéral de la sécurité,
héritier du KGB) chargés de surveiller les innovations dans des domaines industriels
particulièrement sensibles comme celui de la physique nucléaire ou de la recherche
dans le champ bactériologique, par exemple. Le contrôle des échanges d’informations
dans le domaine de la recherche a souvent joué le rôle de tremplin vers une logique
d’espionnage, ce qui affecte nécessairement la situation des droits et libertés académiques ainsi que l’atmosphère générale du monde académique.
Ces changements affectent différents groupes de chercheurs, et ce, de diverses
manières. Comme l’indiquent R. Quinn et J. Levine en 2014 6 , les enseignants-chercheurs peuvent être incités à enseigner dans un sens précis. Même sans enseigner
une matière directement liée aux droits humains, ils peuvent tout simplement être
confrontés à la violation de leurs droits et être amenés à en demander le respect. Quant
à ceux qui souffrent le plus des violations des droits et libertés académiques en Russie,
ce sont ceux qui enseignent les droits humains de façon consciencieuse et responsable
ainsi que ceux qui condamnent leurs violations.
Le marteau du conservatisme
Le renforcement du contrôle des universités par l’État sous prétexte de réforme
de la politique scientifique et de l’enseignement supérieur a, dans les faits, ranimé
une pratique issue de la période soviétique : la surveillance fébrile de tout contact avec
5
6
https ://www.5top100.ru.
R. Quinn et J. Levine, « Intellectual-HRDs and Claims for Academic freedom under Human Rights Law », The
International Journal of Human Rights, 18, 7-8, 2014, p. 898-920.
LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En RUSSIE
des étrangers. La directive sur le « contrôle des exportations » signée en 19997 porte
essentiellement sur le contrôle de l’exportation des armes nucléaires et des technologies militaires. Elle a néanmoins accru l’activité des « départements numéro un »
(gérant le secret) et a, de façon générale, étendu la portée du contrôle des activités des
enseignants-chercheurs du supérieur. Ainsi, selon les dispositions officielles de la loi, la
recherche dans les domaines qui peuvent être utilisés à des fins de fabrication d’armes
de destruction massive ou dans la préparation et la réalisation d’actes terroristes est
soumise à un contrôle renforcé au sein des universités. Tout d’abord, malgré les limites
relativement claires prévues par la loi sur les matières sensibles – principalement la
physique nucléaire et certaines recherches biomédicales –, les autorités universitaires
ont interprété de façon extensive la liste des disciplines8 . Par exemple, le recteur de
l’Université d’État de Saint-Pétersbourg, N. Kropachev, en a déduit que tout contact
avec des étrangers, quels qu’ils soient, devait être soumis aux procédures de signalement prévues par la loi9.
Cependant, les principales victimes du renforcement de la lutte contre l’espionnage ont été les scientifiques ayant accès à des informations classifiées, comme ce fut
le cas du chercheur de l’Institute for US and Canadian Studies, Igor Soutyaguine, et
d’un physicien de Krasnoïarsk, Valentin Danilov, accusés tous deux d’avoir livré des
secrets militaires10.
Depuis lors, des suspicions d’espionnage, fondées ou non, donnant lieu parfois
à des affaires judiciaires, se sont multipliées et il est à noter que dans la plupart des
cas, la personne accusée n’avait pas accès à des secrets d’État ou, comme ce fut le
cas des professeurs Afanassiev et Bobichev de la Baltic State Technical University
de Saint-Pétersbourg11, ce transfert d’informations avait été préalablement autorisé
par les autorités. Notons également que l’ensemble de ces procès font fi du fait que la
coopération mais aussi la transmission de données – qualifiées par la suite de secrets
militaro-industriels – ne peut pas avoir lieu, selon la loi, sans le contrôle de certains
départements, notamment le FSB, qui doivent inclure, avec l’équipe scientifique, une
expertise dans toute action de ce type12 . En d’autres termes, les poursuites pénales
sont lancées à cause de transferts d’informations qui ont déjà fait l’objet d’une prise
en compte par le FSB et ont déjà été autorisés pour un partage avec les partenaires
officiels du projet (la Chine dans le cas de Bobichev et Afanassiev). De façon similaire,
Vladimir Lapyguine a été condamné à une peine de sept ans au nom de l’article 275 du
Code pénal russe (trahison) pour avoir transmis une version de démonstration d’un
7
8
9
10
11
12
Sur le contrôle des exportations, voir Federal Law of the Russian Federation of July 18, 1999, no 183-fZ. СIS
database. http ://cis-legislation.com/document.fwx ?rgn=1695.
E. Barry, « Russian Professors Chafe at Scholarly Screening », New York Times, 27 octobre 2009.
Ibid. L’auteur, à l’époque enseignant à la l’Université d’État de Saint-Pétersbourg, s’est vu notifier une telle chose
de la part des services du recteur après une interview accordée au New York Times.
P. H. Jr. Solomon, « Threats of Judicial Counterreform in Putin’s Russia », Demokratizatsiya, Washington, 13, 3,
2005, p. 325-345 (p. 336).
M. Congdon, « Endangered Scholars Worldwide », Social Research, vol. 79, no 1, Politics and Comedy, 2012, p. V-XVI
(p. VIII).
V. A. Dubrovskiy, « Ekspertniy akt kak element totalitarnoy sistemy » [« L’acte d’expertise comme élément du
système totalitaire »], in M. B. Konashev et n. G. Patrushev (éds), Tsenzura v Rossii: istoriya i sovremennost [La
censure en Russie : histoire et actualité], Saint-Pétersbourg, Rossiyskaya natsionalnaya biblioteka, 2001, p. 179-181.
123
124 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
programme à la Chine, programme dont même la version finale n’était pas protégée
par le secret d’État. Aujourd’hui, Lapyguine est reconnu comme prisonnier politique
par l’ONG russe de défense des droits humains Memorial13 . L’un des signataires
de la lettre de soutien de ses collègues, travaillant dans la même institution, Viktor
Koudriavtsev, est quant à lui maintenant accusé d’avoir transmis des données secrètes
à un institut scientifique belge – l’Institut von Karman de dynamique des fluides –
alors même que l’accord de coopération a été validé par le gouvernement russe14 .
L’équipe russe d’avocats spécialisés dans le domaine des droits humains « Team
29 »15 a dénoncé ces poursuites illégales, fermées au public, et dans lesquelles les
principes généraux des procédures judiciaires sont violés de manière constante16 .
Une étude montre que les principales victimes de l’espionnage d’État sont des enseignants-chercheurs, souvent engagés dans le domaine des technologies et travaillant
dans des organisations participant à la coopération internationale. Le travail actif
des services spéciaux dans le montage de telles poursuites, soutenu par des experts
de ces mêmes services, rend la situation des scientifiques accusés de « trahison »
pratiquement sans espoir puisque 99 % des cas se soldent par une condamnation.
Les chercheurs notent néanmoins que « le nombre élevé de peines très légères laisse
penser que les preuves apportées posent question même devant les tribunaux chargés
des condamnations ». Les lois portant sur « les agents étrangers »17 et les « organisations indésirables » ont été adoptées, selon les termes des auteurs de la première,
avec l’obsession de contrecarrer ce qui est perçu ou craint comme une « intervention
permanente de l’Occident dans les affaires intérieures de la Russie ». Ces lois ont eu
un double effet sur la communauté académique russe.
D’abord, plusieurs organisations ayant leur activité directement liée à la recherche
ont été affectées. Mais ces lois ont surtout un effet dissuasif sur les enseignants-chercheurs ainsi que sur les fonctionnaires18. À l’heure où nous écrivons ces lignes, la
crainte de communiquer avec des « agents étrangers » est un obstacle à la coopération
13
14
15
16
17
18
Memorial, « Lapygin Vladimir Ivanovich », 2016, https ://memohrc.org/ru/defendants/lapygin-vladimir-ivanovich.
Grant stal, « Grant stal gosizmenoy: kak uchenogo obvinili v peredache sekretov Belgii » [« La bourse de recherche
comme trahison d’État ou comment un chercheur s’est retrouvé accusé d’avoir transmis des secrets d’État à la
Belgique »], RBC news, 2 août 2018, https ://www.rbc.ru/society/02/08/2018/5b62d1cc9a7947410d61e64b.
Initialement fund for the freedom of Information, créée par le militant russe Ivan Pavlov, cette organisation fut
démantelée après avoir été déclarée « agent étranger » en Russie et s’est reformée en groupement d’avocats
indépendants.
I. Pavlov, « Istoriya gosudarstvennoy izmeny, shpionazha i gosudarstvennoy tainy v sovremennoi Rossii »
[« L’histoire de la trahison d’État, de l’espionnage et du secret d’État dans la Russie contemporaine »], Doklad,
2018, https ://team29.org/story/izmena.
Le nom officiel de la loi « sur les agents étrangers » adoptée le 20 juillet 2012 est le suivant : « Sur les amendements
aux actes législatifs de la fédération de Russie concernant la régulation des activités des organisations non
lucratives exerçant les fonctions d’agent étranger ». Voir son article 30, et pour plus de détails, voir f. Daucé, « The
Duality of Coercion in Russia: Cracking Down on “foreign Agents” », Demokratizatsiya: The Journal of Post-Soviet
Democratization, Institute for European, Russian, and Eurasian Studies, The George Washington University, vol. 23,
no 1, 2015, p. 57-75 ; D. Dubrovsky, « Undesirable organizations and foreign Agent Law », IWM Post, no 116, 2015,
p. 21-22. Le Centre de recherches indépendantes en sciences sociales (CSnI, https ://cisr.pro/en/about) a été inclus
dans la liste des « agents étrangers » sur décision du ministère de la Justice en juillet 2015. La raison invoquée
en était le soutien financier de donateurs étrangers et, en même temps, le ministère de la Justice a considéré la
publication d’un article sur les juges de paix comme une « activité politique ».
D. Dubrovsky, Ibid.
LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En RUSSIE
avec les fondations et institutions étrangères, mais aussi au partenariat avec les
organisations reconnues comme « agents étrangers »19.
Les organisations scientifiques et professionnelles indépendantes ont particulièrement souffert après l’entrée en vigueur de ces lois20. Le Centre Levada 21, quasiment
seul centre indépendant d’étude de l’opinion publique en Russie, en est l'exemple le
plus connu. Il est à noter que la clause de la loi sur les « agents étrangers » qui pourtant
excluait la recherche scientifique des compétences des agences de maintien de l’ordre
est sans effets. Les protestations de la communauté scientifique n’y ont rien fait 22 .
Ce nouveau cadre législatif a également eu un effet négatif sur les politiques
publiques en matière d’accréditation d’universités privées. La crise dans les relations
entre l’État et l’Université européenne de Saint-Pétersbourg à l’automne 2018 s’est
soldée par l’obtention d’une autorisation d’enseignement, mais illustre bien la structure
de violation des droits et des libertés académiques qui prive d’accréditation l’une des
meilleures universités russes (par ailleurs reconnue par le ministère de l’Éducation
de la Fédération de Russie). L’Université européenne de Saint-Pétersbourg avait déjà
été fermée en 2008, suite à de prétendues infractions au code de sécurité en matière
d’incendie ; en réalité, l’un de ses professeurs avait obtenu un financement de l’Union
européenne pour une étude sur le comportement électoral en Russie, ce qui avait déplu
au gouvernement, et ce n’est que lorsque l’Université européenne de Saint-Pétersbourg
a décidé de refuser ce financement qu’elle a autorisée à rouvrir ses portes23. La crise de
2017-2018 a été rendue plus compliquée par les batailles idéologiques autour de cette
université indépendante. Le Service fédéral pour le contrôle de l’enseignement et de
la recherche a, dans un premier temps, révoqué l’accréditation de l’Université, puis
lui a également retiré son autorisation d’enseigner, ce qui a conduit à une fermeture
d’un an. Les attaques à l’encontre de l’Université européenne de Saint-Pétersbourg
ont été lancées par le député de la Douma Vitaly Milonov, auteur et principal soutien
de la loi sur la « propagande LGBT »24 . L’Université est accusée de fraude financière et
19
20
21
22
23
24
L’auteur est chercheur associé au Center for Independent Social Research (Centre de recherches indépendantes
en sciences sociales, CSnI), qui a été ajouté à la liste des « agents étrangers » par le ministère de la Justice de la
fédération de Russie.
D. Dubrovsky, op. cit., p. 21-22.
Le Centre Levada (www.levada.ru) a aussi été ajouté à la liste des agents étrangers le 5 septembre 2016. Parmi
les restrictions imposées, le centre ne peut pas organiser de sondages « sortie des urnes » ni toute autre
enquête d’opinion en lien avec des élections.
« Zayavlenie Vol’nogo istoricheskogo obshchestva o vklyuchenii ‘Analiticheskogo tsentra Yuriya Levady’ v
reestr inostrannych agentov » [« Déclaration de la société libre des historiens au sujet de l’inscription du “Centre
d’analyse Iouri Levada” au registre des agents étrangers »], 2016, https ://volistob.ru/statements/zayavlenievolnogo-istoricheskogo-obshchestva-o-vklyuchenii-analiticheskogo-centra-yuriya
Pour une liste complète des « agents étrangers », voir le site internet du ministère de la Justice de la fédération
de Russie, http ://unro.minjust.ru/nKOforeignAgent.asxp.
V. Volkov, « Opposition substitutes: reflections on the collective action in support of the European University at
St Petersburg », in R. Alapuro et al. (éds), Understanding Russianness, Londres, Routledge, 2012, p. 99-110.
L. Pakhnyuk, « foreign Agents and Gay Propaganda: Russian LGBT Rights Activism Under Pressure »,
Demokratizatsiya: The Journal of Post-Soviet Democratization, Institute for European, Russian, and Eurasian
Studies, The George Washington University, vol. 27, no 4, 2019, p. 479-496.
125
126 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
d’enseigner de « fausses sciences » telles que les études de genre25. Le Christian Science
Monitor cite le politiste Nikolaï Petrov selon lequel, depuis Pierre le Grand, la Russie a
toujours utilisé l’Europe comme source de technologie tout en évitant d’en emprunter
les idées politiques26 . Cette crise et son dénouement – l’Université européenne a donc
été à nouveau autorisée à enseigner à l’automne 2018, mais son affiliation étatique n’a
pas été renouvelée – montrent que les universités indépendantes restent très vulnérables, exposées à une politique d’État qui pourtant vise officiellement à « améliorer
la qualité de l’enseignement en Russie ».
Deux sociologues de l’Université européenne, M. Sokolov et E. Guba, ont analysé
la politique du Service fédéral pour le contrôle de l’enseignement et de la recherche
et ont mis en lumière son impact sur une autre institution, la Shaninka – la Moscow
School of Social and Economic Sciences – dont l’accréditation a été suspendue pour
des raisons totalement artificielles.
Quant aux études de genre, elles sont très vulnérables en raison du rôle accru de
l’Église orthodoxe russe (Patriarcat de Moscou). Celui-ci cherche en effet à accroître
la « spiritualité de l’enseignement » par l’introduction de cours de théologie dans
les établissements d’enseignement supérieur laïcs27. La mise à l’index des études de
genre est liée tout d’abord à la politique homophobe de l’État russe ces dernières
années, qui s’est particulièrement intensifiée après l’adoption de la loi sur la soi-disant « propagande homosexuelle »28 . Dans le même temps, les enseignants qui osent
aborder le sujet des violations des droits de la communauté LGBT font face à de réelles
difficultés sur leur lieu de travail, allant parfois jusqu’au licenciement. Par exemple,
le contrat d’Anna Alimpieva de l’Université fédérale de la Baltique Emmanuel Kant à
Kaliningrad n’a pas été reconduit. De nombreux observateurs ont attribué cela au fait
qu’elle donnait un cours de « psychologie du genre » dont le contenu était jugé « trop
tolérant », ainsi qu’au reportage diffusé sur la chaîne de télévision Russia-24 durant
l’été 2017 à propos de cette enseignante : elle y était présentée comme « touchant des
dons occidentaux », « approuvant les droits des LGBT » et « prônant le séparatisme »
de la région de Kaliningrad 29.
L’expertise se voit aussi pénétrée par les études religieuses, de plus en plus présentes
et qui prennent un cours de plus en plus conservateur. Ce conservatisme accru a abouti
à l’instauration de départements de théologie au sein d’universités laïques en Russie,
où toute théologie est orthodoxe. Cela s’est accompagné de la formulation spécifique
25
26
27
28
29
f. Weir,« Why is someone trying to shutter one of Russia’s top private universities? », Christian Science Monitor,
28 mars 2017, https ://www.csmonitor.com/World/Europe/2017/0328/Why-is-someone-trying-to-shutter-oneof-Russia-s-top-private-universities. L’auteur est un ancien étudiant de l’Université européenne de SaintPétersbourg (1999).
Ibid.
V. Shnirelman, « Russian Orthodox Culture or Russian Orthodox Teaching? Reflections on the textbooks in
Religious Education in Contemporary Russia », British Journal of Religious Education, 34, 3, 2012, p. 263-279.
Il s’agit de la « loi sur l’interdiction de la propagande sur les relations sexuelles non traditionnelles », adoptée
en 2013.
Azar I, « Derev’ja rubyat – donosy letyat » [« Interview with Anna Alimpieva »], Novaya Gazeta, 4 octobre 2018,
https ://www.novayagazeta.ru/articles/2018/10/04/78062-derevya-rubyat-donosy-letyat.
LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En RUSSIE
d’une nouvelle doctrine des droits humains30 présentée par l’Église orthodoxe russe,
doctrine qui ne laisse aucune place aux personnes LGBT, à l’euthanasie ou à tout autre
droit présenté comme « contre-nature ».
Ces circonstances affectent le développement des programmes éducatifs au
sein desquels les disciplines des sciences sociales font l’objet d’attaques. Il existe des
départements tels que le département de théologie de l’Institut d’État de formation
des ingénieurs physiciens de Moscou, le département de médecine orthodoxe à l’Université d’État de médecine d’Arkhangelsk ou bien encore la très baroque « sociologie
orthodoxe », qui « en dépit de toute sociologie des religions élémentaire […] place la
religion comme devant jouer un rôle prépondérant dans la société »31.
Dans le même temps, les spécialistes du religieux qui sont invités à apporter leur
expertise dans les procès sur l’extrémisme sont victimes de licenciements douteux et
de non-renouvellement de contrats, qu’ils se soient exprimés au nom de la défense
ou du ministère public. Récemment, plusieurs chercheurs ont perdu leur emploi : la
professeure Ekaterina Elbakyan, docteure en philosophie, qui, en 201732 , a défendu
les Témoins de Jéhovah et a été accusée d’extrémisme, ou le professeur Alexandre
Panchenko, docteur en sciences, dont les conclusions sur les activités du groupe
baptiste chrétien « Lumière du soir » divergeaient des conclusions des « experts officiels » de l’Université d’État de Saint-Pétersbourg et qui a vu son contrat dans cette
même université rompu. Également docteure en sciences, Larissa Astakhova a mis en
doute la « religiosité » de l’Église de scientologie et a perdu son emploi à l’Université
d’État de Kazan. Le non-renouvellement du contrat de Alexandre Panchenko présente
le cas le plus évident d’une persécution pour opinion scientifique, alors que celui-ci
était professeur à l’Université d’État de Saint-Pétersbourg et directeur du programme
de « Sociologie et anthropologie » de la Faculté des arts et sciences sociales. Panchenko
a lui-même décrit les événements sur sa page Facebook, insistant sur le lien entre sa
participation à des procès comme spécialiste des religions et le non-renouvellement
de son contrat 33.
Ainsi, la censure a tendance à s’étendre à l’expression de toute opinion qui, d’une
manière ou d’une autre, ne coïnciderait pas avec l’opinion des autorités ou, très probablement, avec celle des services de police.
L’enracinement de l’idéologie conservatrice et réactionnaire dans l’enseignement
supérieur commence dès lors à transformer ou à faire disparaître des disciplines
entières puisque considérées comme « non pertinentes » pour une civilisation russe
30
31
32
33
L’enseignement fondamental de l’Église orthodoxe russe sur la dignité, la liberté et les droits. Site officiel
du Patriarcat de Moscou : https ://mospat.ru/en/documents/dignity-freedom-rights. Pour une étude de ces
enseignements, voir K. Stoeckl. The Russian Orthodox Church and Human Rights, Londres, Routledge, 2014.
Dobren’kov, « Christianskaia i pravoslavnaia sotsiologiia » [« Une sociologie chrétienne et orthodoxe »], Vestnik
moskovskogo universiteta [Bulletin de l’Université de Moscou], Sotsiologiia i politologiia [Sociologie et science
politique], 2012, no 2, 3-2.
Entretien avec E. Elbakyan, 1er janvier 2018 : « The contract for working in the Academy of Labor and Social
Relations was not renewed, despite that shortly before the dismissal she had successfully passed the competition for
a professional post. According to her, “the head of department had been told at the university administration, that
there had been a call to the rector with a proposal which she had not been able to refuse, and the head of department
himself heard about the dismissal from me”. »
La page facebook d’A. A. Panchenko : https ://www.facebook.com/alexander.panchenko.56/
posts/2536486013070135.
127
128 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
présentée comme particulière. Ainsi, comme mentionné plus haut, le thème des droits
humains34 disparaît peu à peu des enseignements, et la recherche dans le domaine
de la sociologie queer est, de fait, interdite. L’anthropologie religieuse revêt, dans de
nombreuses universités, un caractère sectaire et agressif, s’adressant directement par
ses programmes aux sectaires orthodoxes.
La politique de l’État russe en matière d’histoire, dans laquelle « la mémoire des
victimes est remplacée par la mémoire des bourreaux »35, occupe une place particulière parmi les défis posés à la liberté académique. L’histoire en tant que science
ainsi que des certains historiens sont directement concernés. Bien que la tentative
de créer une Commission « pour contrecarrer les falsifications de l’histoire »36 n’ait
pas abouti, le message lui-même a été reçu. En effet, depuis lors, les tentatives de
mener des recherches, par exemple, sur le général Vlassov de l’« Armée de libération
de la Russie »37 se sont vues taxées d’extrémisme et de manque de patriotisme38 . De
plus, depuis un certain temps, elles peuvent même faire l’objet de poursuites pénales
en vertu de l’article portant sur la « réhabilitation du nazisme »39. Ainsi, l’historien
Kirill Alexandrov s’est vu refuser le diplôme de docteur en histoire au motif d’une
prétendue « réhabilitation » de Vlassov et de l’Armée de libération de la Russie, alors
qu’il s’agissait d’un travail historique sérieux. De plus, son article sur Bandera et les
« Banderovtsy »40 a été inclus sur une liste officielle de documents extrémistes41.
Cependant, une autre partie du problème est liée aux réformes initiées par l’État :
l’augmentation de la charge de travail et la réduction des salaires au nom des réformes
soi-disant néolibérales dans l’enseignement supérieur accroissent la pression sur les
enseignants-chercheurs et le personnel, qui s’opposent à ces évolutions.
34
35
36
37
38
39
40
41
A. Azarov, T. Bolotina, D. Dubrovskiy, V. Lukhovitskiy et A. Suslov, « Оbrazovanie v oblasti prav cheloveka v
Rossiiskoy federatsii. Kratkiy Obzor » [«L’enseignement dans le domaine des droits humains en fédération de
Russie. Introduction »], EU-Russia Civil Society Forum, septembre 2015.
D. Khapaeva, « Triumphant Memory of the Perpetrators: Putin’s Politics of re-Stalinization », Communist and PostCommunist Studies, 49, 2016, p. 61-73.
M. Vázquez Liñán, « History as a propaganda tool in Putin’s Russia », Communist and Post-Communist Studies,
no 43, 2010, p. 167-178.
Andreï Vlassov, général de l’Armée rouge, fit défection et forma une « Armée de libération de la Russie » de plus
de 50 000 hommes, collaborant avec la Wehrmacht durant la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre, il fut
condamné à la pendaison par le régime soviétique.
n. Holdsworth, « Calls for prosecution over PhD thesis on Soviet traitor », University World News, 11 mars 2016,
http ://www.universityworldnews.com/article.php ?story=2016030721405948.
I. Kurilla, « The Implications of Russia’s Law against the ‘Rehabilitation of nazism’ », PONARS Eurasia Policy Memo,
no 331, août 2014, http ://www.ponarseurasia.org/sites/default/files/policy-memos-pdf/Pepm331_Kurilla_
August2014_0.pdf.
Leader du mouvement nationaliste ukrainien pendant la Seconde Guerre mondiale, antisémite notoire,
collaborateur avec les nazis, et criminel de guerre.
SOVA, « Sankt-Peterburgskij gorodskoj sud podtverdil zapret stat’i ‘Bandera i banderovtsy’ », SOVA center,
18 décembre 2017 [Le Tribunal de Saint-Pétersbourg confirme l’interdiction de publication de l’article « Bandera
et les Banderovtsy »].
LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En RUSSIE
L’enclume du néolibéralisme
L’adhésion de la Russie au système de Bologne en 2003 semble avoir eu un effet
positif dans l’ensemble. Cependant, au nom de la réforme de l’enseignement supérieur, elle a, pour le moment, abouti à « l’optimisation » du personnel des universités
– c’est-à-dire une diminution importante du nombre de postes de professeurs – et, de
manière plus générale, à la « corporatisation » de la vie universitaire. Évidemment, il
s’agit là d’un processus global qui ne touche pas seulement la Russie42 . Toutefois, dans
le cas présent, l’apparition d’une éthique corporatiste se fait dans un contexte où le
principe de la liberté académique fait défaut. En outre, les réformes néolibérales des
universités sont mises en œuvre dans un contexte d’extrême faiblesse syndicale : en
effet, on compte un seul syndicat universitaire indépendant – Solidarité universitaire43.
Ainsi, les étudiants ne sont pas à même de résister à la pression économique de l’État
et des autorités universitaires. Parmi les problèmes économiques que connaissent les
universités, le dirigeant de Solidarité universitaire cite l’augmentation de la charge
de travail, l’accroissement du nombre d’étudiants et le nombre d’étudiants par classe
ou auditoire. Ceci s’accompagne d’une diminution réelle des salaires du personnel
enseignant, alors que les rémunérations des recteurs augmentent. Enfin, l’introduction du « contrat effectif » accroît la responsabilité des enseignants dans la gestion des
subventions externes, d’autant plus nécessaires face à la réduction du financement
public de la recherche scientifique, et pousse ces derniers à augmenter leur nombre
de publications scientifiques dans une logique frénétique, alors que la charge d’enseignement s’accroît. Tout cela conduit par conséquent à une chute dramatique soit
de la qualité de l’enseignement, soit de la profondeur et du sérieux des publications.
Malheureusement, il semblerait que, pour le système bureaucratique, la qualité ne soit
pas l’objectif principal tant de l’enseignement que de la recherche44 .
De fait, une certaine tradition de précarité académique45 commence à s’installer,
d’abord par un système de contrats courts – annuels – qui sont, de facto, le même type
de contrat de travail atypique que l’on retrouve dans d’autres pays. Ensuite, le « contrat
effectif », dans lequel la renégociation du contrat dépend de certains « indicateurs »
et pose la question de la réalité des contrats dits « de longue durée » – c’est-à-dire de
trois et cinq ans46 . La tendance est à la réduction constante des postes à plein temps au
profit du temps partiel et même à un passage forcé à mi-temps de ceux qui travaillaient
auparavant plein temps.
Il est révélateur que même une légère résistance, de la part du seul syndicat
indépendant Solidarité universitaire, à une pression économique aussi forte sur les
42
43
44
45
46
A. Smolentseva, « Challenges to the Russian academic profession », Higher Education, 45, 2003, p. 391-424.
Pour plus de détails, voir son site Internet : http ://www.unisolidarity.ru.
P. Kudukin, « Akademicheskaia nesvoboda » [« La non-liberté académique »], ch. 2, Radio Svoboda, 15 mai 2016,
https ://www.svoboda.org/a/27730574.html.
A. V. Slobodskaya, « Prekariatizatsiya nauchnykh sotrudnikov i pedagogitcheskikh rabotnikov vyshego
obrazovanija: formirovanie akademitcheskogo prekariata » [“La précarisation du personnel scientifique et
pédagogique de l’enseignement supérieur : vers la formation d’un précariat académique”], Manuscript, no 7 (93),
2018, p. 106-110.
Ibid., p. 109-110.
129
130 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
enseignants mène à des excès. Ainsi, le fait de porter au conseil des enseignants
des tracts de soutien aux personnes licenciées illégalement par l’Université d’État
de Moscour a valu un passage à tabac au coprésident du syndicat universitaire, le
professeur Mikhaïl Lobanov, et au secrétaire de l’organisation, Youri Bredelev, en
avril 2014. Cet exercice de la violence physique a été couvert, voire piloté, par le chef
de la sécurité de l’université47. Cependant, les protestations contre les bas salaires et la
charge de travail trop élevée ne sont pas les seuls actes à entraîner des licenciements.
Par exemple, la protestation du doyen de l’Académie d’État Timiryazev de Moscou
(Université agraire d’État de Russie) contre la construction de bâtiments sur les
champs expérimentaux de l’Académie a conduit à son licenciement en décembre 2017
et à l’arrestation des étudiants qui avaient organisé des piquets de grève pour protester
contre son limogeage48 .
Le recours à la police et aux services spéciaux a été particulièrement perceptible
avant la Coupe du monde de football de 2018. Des pressions policières ont en effet été
exercées sur ceux qui se sont mobilisés contre la mise en place d’une zone de supporters
près de l’Université de Moscou49.
Enfin, les grandes manifestations de ces dernières années, qu’il s’agisse de celles
du 26 mars et du 12 juin 2018, jour de la fête nationale de l’indépendance de la Russie,
ou d’autres plus récentes, montrent un fait notable : la plupart des manifestants étaient
des étudiants et des lycéens. Ces derniers font actuellement l’objet de menaces de toutes
sortes de la part des administrations des universités, qui qualifient leurs protestations
d’« actions extrémistes ». Dans certaines villes, des examens ont même été programmés
le dimanche pour empêcher la participation des jeunes aux manifestations50.
Conclusion
Le renforcement des tendances autoritaires – la « criméenalisation » de la vie
publique (néologisme formé à partir du mot Crimée et du mot criminalisation pour
souligner l’accélération de ces tendances après l’annexion de la Crimée) – met la
communauté universitaire dans une situation difficile en Russie.
47
48
49
50
« Okolo prokhodnoj Gosudarstvennogo universiteta upravleniya izbity profsoyuznye aktivisty ‘Universitetskoi
solidarnosti’ » [« Des membres du syndicat Solidarité universitaire sont passsés à tabac devant l’entrée de
l’université d’État d’administration »], Net Reforme, 14 avril 2014, http ://netreforme.org/news/okolo-prohodnoygosudarstvennogo-un.
Politsiya, « Politsiya prishla v obshchezhitie Timiryazevskoj akademii i doprosila studentov iz-za piketov protiv
rektorata » [« La police entre au foyer universitaire de l’académie Timiriazev et interroge les étudiants sur
les piquets organisés contre le rectorat »], Meduza, 28 décembre 2017, https ://meduza.io/news/2017/12/28/
politsiya-prishla-v-obschezhitie-timiryazevskoy-akademii-i-doprosila-studentov-iz-za-piketov-protiv-deystviyrektorata.
D. Dubrovskiy, « Kratzer an Russlands WM-Image », RGOW, 4-5/2018, Russland und die Fussball-WM, 2018, p. 21-23.
Russia protests, « Russia protests Opposition leader navalny and hundreds of others held », BBC Europe, 26 mars
2017, http ://www.bbc.com/news/world-europe-39398305.
LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En RUSSIE
D’une part, toutes les protestations, tant civiles que politiques, s’accompagnent de
pertes d’emplois, voire de poursuites pénales facilitées par de nouveaux amendements
de la loi sur les rassemblements, les marches et les manifestations. D’autre part, la
crise financière globale, la crainte de perdre un emploi et la faiblesse du mouvement
syndical rendent presque impossible la mise en place d’une résistance solide face aux
violations directes de l’autonomie académique ainsi qu’aux infractions régulières
aux droits et libertés académiques. Bien que la logique du corporatisme menace aussi
bien les universités aux États-Unis qu’en Europe, elle se heurte, en Russie, à celle du
gouvernement autoritaire, en raison de la perte d’autonomie des universités et, en
même temps, de la faiblesse de la société civile et de la communauté professionnelle.
À cet égard, une image assez étrange se dessine : en URSS, le monde académique était
plus libre relativement que le reste de la société ; durant la Perestroïka et au début des
années 1990, les libertés se sont généralisées et la communauté académique a connu
le même degré de liberté que la société dans son ensemble ; finalement, les réformes
néolibérales des années 2000 accompagnées du renforcement de l’autoritarisme dans
le milieu académique ont amoindri la liberté réelle des enseignants et des étudiants,
qui se retrouvent de fait dans une situation même inférieure à celle de la société dans
son ensemble. Cela peut expliquer un tableau surprenant pour l’observateur extérieur :
une mobilisation étudiante importante dans la Russie d’aujourd’hui, porteuse d’un
espoir de changement pour la démocratie en général et les droits et libertés académiques en particulier.
131
Academic Freedom
and University:
The Case of Azerbaijan
Ilkin Huseynli
Baku Research Institute
Academic freedom, which is a broader and separate concept from civil and political freedoms, is the most important value that any university must protect. University
is a place where scholars should be able to freely inquire without any hindrance from
their administrators or faculty members. The freedom of academics in authoritarian
countries, however, is restricted to protect the high-ranking government officials and
university administrators from any criticism. In Azerbaijan, academic freedom suffers
from regular interventions and restrictions from university administrators who,
presumably due to the authoritarian rule in Azerbaijan, assume that academics are not
supposed to criticize the current social and political structure, or the universities they
work at. These administrators who, in most cases, are also academics, wrongly believe
that the priorities of universities are or ought to be something other than seeking the
truth and transmitting knowledge. They fail to see that, at least for the sake of intellectual inquiry and discoveries, all other important values should be subordinated
to the highest value of universities: the freedom of expression and the freedom from
any restrictions of academics within, as well as outside, of the university borders. That
is, some crucial values such as civility, loyalty, friendship, respect for the elderly and
others are embraced by other institutions in the society, but none of them can be the
supreme value for a university. When free scholarly enquiry clashes with other values,
the former should be preferred for the sake of academic freedom.1
The notion of university as we know it today was developed by the establishment of
Berlin University by Wilhelm von Humboldt in 1810.2 The German model emphasized
the necessity for the freedom of scholars, as well as for the autonomy of universities.
Later, the model of the university as a research centre was borrowed by American
universities in the late nineteenth century and the leading American institution in this
model became the University of Chicago. Americans first argued that scholars were
1
2
M. Moody-Adams, “What’s So Special About Academic freedom”, in A. Bilgrami and J. R. Cole (eds.), Who’s Afraid
of Academic Freedom?, new York, Columbia University Press, 2015, p. 113.
Ibid. See also the introduction of the book.
134 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
citizens with full citizenship rights and that they could adopt any political position
they wanted. Secondly, they argued that scholars were free to be (public) intellectuals,
thus they could actively write about and participate in social as well as political movements; in addition, people outside of academia also had a right to directly benefit from
the contributions and insights of scholars in any matter of public interest.3
My aim in this article is to demonstrate the vital importance of academic freedom
for universities. My argument here is conventional and simple – a university without
academic freedom is not a university. Throughout the article, I base my arguments on
the assumption that knowledge is valuable because it is communicable, more stable,
more reliable than true belief or because it is virtuously formed, and it is an intellectual
good.4 Here I am not concerned whether knowledge has a special or extra value because
in any case, I argue that scholars need academic freedom in order to be able to acquire
knowledge or justified opinion or information without fearing the economic, political or
moral implications of their logical conclusions. Unless one is against academia itself,
one has no option but to defend academic freedom.
To articulate this point, in the first section, I define academic freedom through
three main points. While it is possible to defend academic freedom from many
perspectives by appealing to different values, in the next section, I will be focusing
essentially on what I call the argument of consistency. I will then use a few recent
examples of the negative effects of the lack of academic freedom in Azerbaijani universities. I take the lack of freedom of scholars in Azerbaijan as prima facie evidence
and assume that no reasonable person would challenge this premise thus, I do not
find it necessary to present more than a few cases of academic unfreedom. By taking
Azerbaijan as an example, the section on the effects of academic unfreedom aims to
demonstrate that a university without academic freedom is impossible.
What is Academic Freedom?
Academic freedom 5 should not be understood as a subgroup or an extension
of freedom of speech. Similar to the right to property, academic freedom is to be
understood as a bundle of rights. If one has full property rights over something, it
means that one has a right to use, transfer, modify, or destroy it, or exclude others
from using it. In this sense, academic freedom, which is specifically designed for
licensed scholars, includes the rights of scholars to (1) freely determine the content
3
4
5
R. J. Zimmer, “What Is Academic freedom for?”, in A. Bilgrami and J. R. Cole, op. cit., p. 240.
E. J. Olsson, “The Value of Knowledge”, Philosophy Compass, vol. 6, n° 12, 2011, p. 874-883.
Here I do not discuss university autonomy, namely the right of higher education institutions to freely take their
decisions, and academic rule, which among other things, includes preparation of course materials, student
admissions or exclusions, professional appointments within the university, and standards for the evaluation
of students and their works, i.e., “the detailed allocation of resources between competing uses within a
department or faculty” (G. C. Moodie, “On Justifying the Different Claims to Academic freedom”, Minerva,
vol. 34, n° 2, 1996, p. 131).
ACADEMIC fREEDOM AnD UnIVERSITY: THE CASE Of AZERBAIJAn
of their research and (2) teaching, and (3) to be free from “institutional censorship or
discipline” from the State, or any organization or university, including the one that
they work at.6 A university is not a family (an analogy7 that Azerbaijani rectors and
deans love to use to defend themselves in front of any criticism), that one ought not
to criticize among non-family members. A university, among other things, is a place
of work for academics; a place where their academic freedom to enquire should not
be restricted. In short, academic freedom means that “academics […] should be free
to pursue and proclaim the truth in both teaching and research without interference
from unqualified outsiders”.8 Academic freedom can neither be restricted by a “political autocracy, [nor by] a tyranny of public opinion” because a university, which is
“an intellectual experiment station”, is “an inviolable refuge from such” impediments.9
Freedom of speech, on the other hand, is concerned with providing equal rights
to all citizens to speak their mind and participate in public discussions or collective
decision-making processes regardless of their professional backgrounds. In this
regard, while it is crucial to create an environment where students can learn and
practice dissension with their teachers, academics do not have a moral or legal obligation to provide balanced discussion of the subject matter or to allow the students
to express their opinions for as long as they wish during the lectures. Academics are
free to include or exclude certain viewpoints based on their expertise; as an expert,
an academic is the one who decides what is relevant for their courses. The right to
determine the content of your academic interests and publications means that academics are also free to advocate certain positions that they are convinced to be true:
balance is only relevant when it comes to academics’ “survey of the evidence on which
[their] convictions are based”.10 For example, a professor of political science cannot
be expected or forced to allot equal time for different, and maybe rival, viewpoints or
theories. Since the right to determine the content of one’s academic activities include
the “rights to (1) exclude, (2) to advocate, and (3) to risk giving offense,” academics
then have a right to non-neutrality in their researches and teachings.11
Academics are not encyclopaedias that can define and give background information about anything without picking a side in academic debates. We cannot expect a
biology professor to provide a balanced argument between creationism and the theory
of evolution, nor a historian of World War II to entertain the views of the Holocaust
deniers. Michele Moody-Adams suggests a helpful analogy between academics and
doctors to emphasize the crucial role of expertise: “just as it is unreasonable to demand
that medical patients should be able to write their own prescriptions and determine
their own treatment, it is unreasonable to demand that the content of the curriculum
6
7
8
9
10
11
Moody-Adams, op. cit., p. 101-102.
I have studied and worked at different Azerbaijani universities, and where I did not give any reference in my
discussion to the attitude of university administrators towards academics and academic freedom, I have
relied on my own personal observations, as well as the observations of other Azerbaijani scholars that I have
interviewed.
G. C. Moodie, op. cit., p. 129.
AAUP, “AAUP’s 1915 Declaration of Principles”, The American Association of University Professors, 1915 - http://
www.aaup-ui.org/Documents/Principles/Gen_Dec_Princ.pdf (accessed on 23 December 2020).
A. Bilgrami, “Truth, Balance, and freedom”, in A. Bilgrami and J. R. Cole, op. cit., p. 23.
Moody-Adams, op. cit., p. 109.
135
136 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
be determined by reference to what students want to discuss”.12 A conflict between
academic freedom and democratic values ought not to surprise us because the former
is mostly based on the authority of expertise rather than, for example, equal opportunity for both teachers and students. A liberal or a libertarian, nevertheless, may say that
academic freedom, albeit important, is just a different name for individual rights. Or
one might argue that there is nothing special about academic freedom because academics are just workers and what we call academic freedom is simply the combination
of the freedom of workers to freely express themselves and “due process in the workplace”.13 Thus, I find it necessary to emphasize that in addition to traditional liberal
rights or civil and political rights like the other citizens of any democratic country or
workers in any workplace, academics also enjoy the right to exclude certain viewpoints
on the grounds that they are irrelevant or unjustified beliefs, and this academic right
to exclude, that is to choose what and how to transmit knowledge, derives from the
expertise of academics in their respective fields.
At the same time academics may also want to gain the public trust. In order to
gain the confidence of the people, academics ought to be truthful individuals and,
therefore, they should possess some academic virtues such as seriousness, sincerity, and
accuracy.14 When I say seriousness, I mean a scholarly and disinterested enquiry into
which outcomes should be used in one’s publications and teaching. Sincerity means
teaching, discussing or advocating positions that one indeed believes in, rather than
promoting certain positions, by which one is not convinced, for economic, political,
or other reasons. And accuracy refers to using reliable information and strong methodology in one’s research, as well as avoiding self-deception or wishful thinking for any
reason. Academic freedom of scholars, however, cannot be restricted on the grounds
that they are unserious, insincere, or inaccurate. First, the definitions of these three
virtues can easily be manipulated by anyone, including university administrations and
State officials. Second, academics are not obliged to gain the public trust. Therefore,
while it is desirable for academics to possess these three virtues, their academic
freedom cannot be based on any of these virtues.
Defense of Academic Freedom
My ambition is to defend the freedom of each scholar within and outside the
borders of universities. Although it is possible to justify academic freedom based on
different values such as liberty, utility, creativity, and diversity, here I try to shortly
elaborate the argument of consistency, which I take as the main argument in defense
of academic freedom. The argument is that the idea that universities should have a
12
13
14
Ibid., p. 105.
R. f. Ladenson, “Is Academic freedom necessary?”, Law and Philosophy, vol. 5, n° 1, 1986, p. 59-87.
B. Williams, Truth and Truthfulness: An Essay in Genealogy, Princeton, Princeton University Press, 2004, p. 11,
96-100, 125.
ACADEMIC fREEDOM AnD UnIVERSITY: THE CASE Of AZERBAIJAn
purpose to benefit from the intellect of its scholars, is inconsistent with the restriction
of academic freedom. For example, if someone opens a restaurant, I would reasonably
assume that they want to earn money by selling food and beverages. But if they sell
bricks and cement in the restaurant, a reasonable person would suggest that they
change the name of the establishment from a “restaurant” to a “building/construction
materials shop”. If they refuse to do so, they would not be taken seriously. A restaurant has a different function to a construction materials shop. Similarly, with the
argument of consistency, my point is that if one names an establishment a university
or an academy or any form of higher education institution, then they would have to
defend academic freedom.
The purpose of academic freedom is to allow scholars to freely enquire and reach
the logical conclusion of their enquiry without concern for its social, political, or
moral implications. It is common knowledge that scholars cannot effectively enquire
and strive for knowledge if their freedom is restricted. Under such circumstances,
scholars would face serious challenges if they wrote anything against the accepted
orthodoxy. A free enquiry is one in which scholars follow their arguments to their
logical conclusion. If, during this process of enquiry, they realize that due to the
political implications of their research, they will be persecuted, then it is hardly a free
enquiry. Furthermore, a critic of academic freedom would say that the job of academics
is merely to transmit the accepted scholarly paradigm to their students without adding
anything. This claim can easily be countered by saying that the job of scholars is not
“merely passing on truth received from the past”, but participating in the production
of knowledge.15 Academics are not just university teachers; they are researchers. Thus,
universities should make the necessary arrangements to create incentive and time for
scholars to do research.
Universities hire scholars based on their expertise in order to listen to their
insights, which tend to be valuable, justified, and true. Academic freedom should not
be perceived as a privilege for academics because it is a necessary “condition for being
able to do the job for which the university exists”.16 Since restricting academic freedom
would also restrict the ability and productivity of scholars, it would be unreasonable
and self-defeating to restrict the academic freedom of paid scholars with the hope that
they will make contributions to their fields and share the valuable results of their own
or their colleagues’ research to their students. Even if, as a university administrator,
one sees academic work simply as a job and the scholars as workers rather than professionals, still, it would be unreasonable to restrict their freedom.17 To put it differently,
and with all due respect, university administrators who restrict academic freedom,
“keep a dog while they bark themselves”.18 If one hires people to bring new insights,
then one should allow them to properly do their jobs.
15
16
17
18
G. C. Moodie, op. cit., p. 137.
Ibid., p. 141.
By following Stanley fish (viz. Versions of Academic Freedom: From Professionalism to Revolution, The Rice
University Campbell Lectures, University of Chicago Press, 2014, p. 3), I define a worker as a person who fulfils
the requirements of a job, which is an agreement between a worker and a boss; a professional, however, is a
person whose main concern is “a continual, indeed lifelong, responsiveness to an ideal or a spirit” rather than
performing a specific and immediate task.
G. C. Moodie, op. cit., p. 141.
137
138 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
Effects of Academic Unfreedom
in Azerbaijani Universities
Although academics, in their capacity as scholars, are not required to gain the
public trust or benefit society, in most cases, the consequences of their research also
benefit society. While academic freedom is necessary for scholars to properly conduct
their research, teach their classes, and participate in the production of knowledge
in their respected fields, especially in authoritarian countries, the consequences of
academic freedom are also vital for the society to defend itself against the unlawful
and immoral acts of the governments. In such countries, governments are inclined
to harass their critics, including any independent institution such as non-governmental organizations or think tanks, and conduct smear campaigns against
opposition-minded intellectuals in order to discredit them in the public sphere, or
at least to deprive them of the tools that they can use to transmit their ideas.19 Thus,
in authoritarian countries, academic freedom is vital to enable academics to speak
up about various topics, including the defence of human rights and holding governments accountable. In Azerbaijan, for instance, academics are mostly seen as the most
esteemed figures in their own fields; in this respect, when the government defends its
economic policy and budget expenses based on unconvincing evidence, an economics professor is needed to publicly debunk the arguments of the government. In the
absence of the latter, however, the government acquires better chances to manipulate
the public view. The same line of argument also holds when it comes to defending
democracy, human rights, and the rule of law.
The activities of Azerbaijani scholars are usually restricted on political grounds.
For example, in December 2013, Baku State University (BSU), the first and the biggest
university in Azerbaijan, “deprived unified opposition presidential candidate Jamil
Hasanli of his teaching position by refusing to assign classes to him”.20 In 2016, historian Yadigar Turkel was allegedly dismissed from the Azerbaijani National Academy
of Sciences (ANAS) on the grounds that in one of his books he characterized Heydar
Aliyev’s coming to power in 1993 as a coup.21 Although the legal reasons behind
his dismissal were unrelated and Turkel himself denied these allegations, before his
dismissal, Khalig Bashar, his colleague from ANAS explicitly said that the scholars
of the ANAS Institute of Philosophy denounced Turkel’s “unsubstantiated” claims
19
20
21
See A. E. Öztürk, “Lack of Self-Confidence of the Authoritarian Regimes and Academic freedom: The Case
of İştar Gözaydın from Turkey”, European Political Science, May 25, 2018; A. Goyushov and H. Ilkin, “Halted
Democracy: Government Hijacking of the new Opposition in Azerbaijan”, in O. Leiße (ed.), Politik und
Gesellschaft im Kaukasus: Eine unruhige Region zwischen Tradition und Transformation, Wiesbaden, Springer
fachmedien, 2019, p. 27–51.
USDS, “Azerbaijan”, U.S. Department of State, 2014: http://www.state.gov/j/drl/rls/hrrpt/2013/eur/220255.htm
(accessed on 23 December 2020).
On 15 June 1993, Heydar Aliyev, the former leader of Soviet Azerbaijan and the father of the current president,
was invited to the capital by the then President Abulfaz Elchibey to negotiate with Surat Huseynov who was
leading the military revolt in Ganja against the Elchibey government. Upon his arrival in Baku, Aliyev was
elected Speaker of the Parliament. After the departure of Elchibey to his village in nakchivan, Aliyev became
the acting president. In October, Aliyev became the president. Since 1997, 15 June is celebrated as the National
Salvation Day of Azerbaijanis.
ACADEMIC fREEDOM AnD UnIVERSITY: THE CASE Of AZERBAIJAn
concerning the late President Aliyev and the Institute emphasized that “someone with
the morality of Turkel cannot work in our ranks”.22 By dismissing Hasanli and Turkel,
the government demonstrated that it did not wish to tolerate anybody who challenged
President Ilham Aliyev, or the official narrative regarding his late father.
In another case, in 2014, historian Altay Goyushov was dismissed from BSU
because of his political ideas, harsh criticism of the government, and finally, because
of his article published in Foreign Policy in which he argued that the Azerbaijani
government was hypocritical in its commitment to democracy, since it suppressed
the opposition and free media.23 BSU attempted dismissing him a few times before
the publication of this article. In one of these attempts, Abel Maharramov, the former
rector of BSU, claimed that Goyushov missed his own classes, and that there was no
political reason for his dismissal. However, Maharramov’s statement clearly demonstrated the true rationale behind his action. In one of his interviews, he highlighted his
priorities for an academic by stating that “it seems to me that national fervor should
come before knowledge [and] intellect”, therefore, he continued, “if [Goyushov] is
strongly attached to his homeland, if he is committed to education, if he has national
fervour, he will remain in the university”.24
These comments by Maharramov and Bashar concerning the priority of national
affection for academics and the evaluation of scholars’ morality based on their loyalty
to the former president demonstrate that, in their understanding, an academic is
anything but the one who “tries to speak the truth to power”.25 An academic who does
not conform with the official State policies is portrayed as a (potential) traitor and an
unpatriotic, immoral person. The main task of an academic, in this view, is to legitimize rather than criticize the government and its authoritarian rule. The expectation
of the government and the university administrators from academics is that they
should espouse the national interests, meaning the interests of the current government.
Academic freedom is also restricted by university administrators who assume that
they can treat scholars as they wish. Regardless of their fields, scholars are persecuted,
intimidated or advised by the rectors or deans if they criticize the university or the
government. Hierarchical structure is so significant that it is not even necessary for
a scholar to be told that the university or the government cannot be criticized – it is
just obvious. For instance, rectors or deans can enter the class and disrupt the lesson
without any permission from teachers. Rector’s receptions are usually the best place
for observing the rigid discipline in Azerbaijani universities and the rectors’ degrading
treatment of their “subjects”.26 Academics are clearly dominated by the university
22
23
24
25
26
Moderator, “Hüquqşünas Alim Hacı xaliq Bəşərin Şok Cavabı,” 2016. [Law Scholar Haji Khalig Bashir’s Shocking
Response], http://www.moderator.az/news/125082.html (accessed on 23 December 2020).
USDS, op. cit.; and A. Goyushov, “The Two faces of Azerbaijan’s Government”, Foreign Policy, 2014, https://
foreignpolicy.com/2014/12/06/the-two-faces-of-azerbaijans-government (accessed on 23 December 2020).
A. Maharramov, Altay Goyushov’s Facebook Profile, 2015 (accessed on 23 December 2020): https://www.
facebook.com/altaygr/videos/10203342461122329/?permPage=1.
E. W. Said, Representations of the Intellectual, The 1993 Reith Lectures, Vintage, 1996, p. XVI.
A. Goyushov. “BDU-Da Modernləşmə Haradan Başlamalıdır...,” 2011. [Where Should Modernization Start
at Baku State University] https://www.facebook.com/notes/altay-g%C3%B6y%C3%BC%C5%9fov/bduda-modernl%C9%99%C5%9fm%C9%99-haradan-ba%C5%9flamal%C4%B1d%C4%B1r/200718433287355
(accessed on 23 December 2020).
139
140 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
administrators in the sense that they depend on the good will of the latter, they are at
the mercy of their rectors or deans if they want to continue their jobs. They are expected
“to rely in good part on their native wit and cunningness: to get them to look after
their own freedom by forcing them to develop and exercise strategies of placating
and anticipating the powerful” because their choices as academics can arbitrarily be
interfered by their administrators.27
One of the side effects of academic unfreedom is that universities fail to provide
quality education since they are not willing to hire good academics. Since my field is
political science (political philosophy) and political scientists are quite well known in
the public at large, I think it is appropriate to give a few examples in order to demonstrate the lack of competence of some of these experts. First, let us look at Professor
Fikrat Sadixov, a former diplomat who received his Bachelor’s Degree in Oriental
Studies at BSU and his Master’s Degree from the English Department of the Azerbaijan
University of Languages. In one of his interviews, he responded to the question “Is
it necessary for political scientists to receive relevant education?” by saying that “a
political scientist should be accepted by the public [and] the main criterion for a
political scientist is the public acceptance of their comments”.28 Another well-known
political scientist, Elxan Shahinoglu, a graduate of the BSU Faculty of Mechanics and
Mathematics, responded to the same question by claiming that “readers should decide
whether to accept a person who received different education [other than political
science] and then switched to political sciences”.29 Arzu Nagiyev, a self-described
political analyst, simply said that this skill “is actually a gift from God”.30
The assumption in these answers is that the expertise of political scientists should
be acknowledged and accepted by the public rather than other academics. According
to this understanding, political scientists are not people who have received proper
education and/or published articles in academic journals; rather they are people
whose views are accepted by their readers. Lack of theoretical knowledge, however,
is not the only problem of Azerbaijani political scientists; many of them also try to
delegitimize democratic developments abroad, especially in the other Post-soviet
countries. For instance, Elshad Mirbashiroglu, who works at the ANAS Institute on
Human Rights, said that Armenian prime minister Nikol Pashinyan 31 was “a fake
leader [and] the tool of foreign powers”. He also added that “as a result of colour revolutions in post-Soviet countries, the people [of Georgia and Ukraine] did not achieve
27
28
29
30
31
P. Pettit, Republicanism: A Theory of Freedom and Government, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 87.
J. Ahmadli, “Həkim, Riyaziyyatçı, Tarixçi... – Politoloqlarımız,” 2016 (accessed on 23 December 2020): http://
femida.az/az/news/35548/H%C9%99kim,-riyaziyyat%C3%A7%C4%B1,-tarix%C3%A7i...-%E2%80%93Politoloqlar%C4%B1m%C4%B1z#.W57Avb6unQw.twitter.
Ibid.
Ibid.
nikol Pashinyan was the leader of the 2018 revolution in Armenia. He became the Prime Minister of Armenia
after he managed to force the then Prime Minister and the previous president, Serzh Sargsyan (2008–2018)
to resign. On the attitudes of the Azerbaijani government and the public to the Armenian Revolution, see
Z. Shiriyev, “for Azerbaijan, Armenia’s Political Upheaval Is a Double-Edged Sword”, Crisis Group, 2018. https://
www.crisisgroup.org/europe-central-asia/caucasus/azerbaijan/azerbaijan-armenias-political-upheaval-doubleedged-sword (accessed on 23 December 2020).
ACADEMIC fREEDOM AnD UnIVERSITY: THE CASE Of AZERBAIJAn
anything”.32 Unfortunately, the other fields, especially the humanities, are not different
from political science in terms of their quality.
Many of these “experts” teach at universities either because university administrators are unable to find professional political scientists, they do not understand
the incompetence of the people they hire, or they assume that the most important
contribution for a university professor is not the expertise but something different,
such as loyalty. There are several reasons behind this difficulty to find professional
political scientists. First, there was no department of Political Science in Azerbaijan
SSR. After independence in 1991, many academics from three departments (Scientific
Communism, Political Economy, and the History of the Communist Party) from
various universities changed career paths and became political scientists. These
departments were dissolved and Political Science departments were established based
on the departments of Scientific Communism and the History of the Communist
Party. Thus, after 1991, the professors of political science were in fact academics who
changed their profession. That is to say that the teachers themselves were not professional political scientists. Second, many young people who studied abroad preferred
to work at well paid jobs rather than work in universities. Third, because free-thinking
intellectuals were perceived as troublemakers, the university administrators sought
loyalty instead of expertise when they hired someone.33 Lack of academic freedom in
Azerbaijan hinders possible internal criticism of the unsuccessful hiring practices of
the university administrators.
Conclusion
The purpose of universities is to discover truth and bring new insights. For this,
they need to be free from political, economic, ideological, religious or other forms of
restriction. Universities should not be a place for political propaganda, economic gain,
or ideological and religious indoctrination. The most important value for a university
is academic freedom, which creates appropriate conditions to produce knowledge
and free discussions. However, the rigid discipline of Azerbaijani universities and the
unfree relationship between high-ranking administrators and scholars – a relationship
based on the domination of the former over the latter – do not only stymie academic
discussions and development, but also squelch the liberty and creativity of scholars. All
this leaves an informed person with no choice but to strongly argue that Azerbaijani
universities are a façade for an ulterior motive. Indeed, universities may be used for
32
33
Ikisahil, “Elşad Mirbəşiroğlu: “Paşinyan Hakimiyyətinin Sonu Yaxındır,” [“Elshad Mirbashiroglu: The End of the
Pashinyan Government Is near”], 2018: https://www.youtube.com/watch?v=Yf__OwhB614 (accessed on
23 December 2020). for more information about the language used by pro-government political scientists
and experts in Azerbaijan, see A. novruzov, “An Identikit of Enemy”, Baku Research Institute, August 10, 2018 –
https://bakuresearchinstitute.org/an-identikit-of-enemy/ (accessed on 23 December 2020).
I would like to thank Altay Goyushov for his discussion of this point.
141
142 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
many purposes, such as legitimizing the current power structures, but they are clearly
not used for the purpose of free enquiry.
While the current unfree situation of Azerbaijani universities is mainly the result
of political unfreedom in the country, the inappropriate behaviour of university rectors
and deans also contributes to academic unfreedom. There are some bright Azerbaijani
scholars who have to be cautious because of the possible political implications of their
research. Some of them cannot even work at universities due to academic unfreedom
and the intolerable behaviour of university administrators. Unless State universities
protect the academic freedom of their scholars, they will simply continue to waste the
public’s money. Similarly, private universities have to first preserve academic freedom
if they do not want to waste their students’ money and time.
In 1892, William Rainey Harper, the first president of the University of Chicago,
highlighted that “when for any reason […] the [university] administration attempts
to dislodge a professor because of his political or religious sentiments, at that moment
the institution has ceased to be a university”.34 Following this statement, is there really
a single university in Azerbaijan? Since a good deal hangs on our returning a negative
answer, the government and the university administrators first need to understand the
vital importance of academic freedom and make necessary arrangements in order to
transform these nameless buildings into universities.
34
G. R. Stone, “A Brief History of Academic freedom”, in A. Bilgrami and J. R. Cole (eds.), Who’s Afraid of Academic
Freedom?, new York, Columbia University Press, 2015, p. 5.
Résumé en français
La liberté et l’université :
le cas de l’Azerbaïdjan
Ilkin Huseynli, Baku Research Institute
Dans ce chapitre, l’auteur se penche sur la
relation difficile entre le pouvoir autoritaire et
l’université en Azerbaïdjan à travers l’étude
d’une politique coercitive mise en place par
les administrateurs des universités empêchant
la libre pensée et entravant la liberté des
universitaires. L’objectif de ce chapitre est
d’exposer l’influence du politique sur la liberté
académique en Azerbaïdjan, l’argument étant
qu’une université sans liberté académique n’est
pas une université. L’auteur avance l’hypothèse
que le savoir est essentiel parce qu’il constitue
un bien intellectuel intouchable, transmissible
librement et que les chercheurs ont besoin de la
liberté académique pour pouvoir acquérir des
connaissances sans craindre une répression.
Selon lui, les universités ne doivent pas être
un lieu de propagande politique, de gain
économique, d’endoctrinement idéologique ou
religieux.
Pour articuler sa thèse, I. Huseynli définit la
liberté académique dans la première section,
développe en deuxième partie l’idée de
défense de cette liberté sous toutes ses formes
et termine son propos sur quelques exemples
récents d’absence de liberté académique dans
les universités azerbaïdjanaises. La thèse
centrale de ce chapitre est que l’université
est un lieu où les chercheurs doivent pouvoir
exercer leur enseignement et mener leurs
recherches librement, sans aucune entrave de
la part de leurs administrateurs. Cependant,
dans les pays autoritaires, comme en
Azerbaïdjan, la liberté académique souffre
d’interventions et de restrictions régulières de
la part des administrateurs d’universités qui,
sans doute en raison de la nature du régime,
supposent que les universitaires ne sont pas
censés critiquer la société, la politique ou les
universités dans lesquelles ils travaillent. Ces
administrateurs, qui sont souvent eux-mêmes
des universitaires, croient à tort que les
priorités des universités doivent être au service
du régime aux dépens du savoir.
I. Huseynli constate que la situation actuelle
de non-liberté des universités azerbaïdjanaises
est principalement due à l’absence de liberté
politique dans le pays et au comportement
inapproprié des recteurs et des doyens des
universités. Dans ce contexte, certains
universitaires azerbaïdjanais choisissent de
se plier aux exigences du régime et d’autres
arrêtent de travailler en raison de l’absence
de liberté académique et des pressions subies
par les administrateurs d’université. L’auteur
conclut son étude sur la politique rigide des
universités azerbaïdjanaises et les relations
corrompues entre les administrateurs de haut
niveau et les universitaires. Des relations
fondées sur la domination des premiers sur
les seconds qui entravent les discussions
scientifiques saines et musellent la liberté et
la créativité des universitaires. I. Huseynli
termine par une réflexion autour du rôle des
universités azerbaïdjanaises comme façade
pour le régime : des espaces privés de liberté,
instrumentalisés pour la légitimation des
structures du pouvoir.
Révolution culturelle,
islamisation et universités
en République
islamique d’Iran
(1979-2019)
Firouzeh Nahavandi
Université libre de Bruxelles
En République islamique d’Iran, dès 1979, les universités ont joué un rôle important dans la politique d’islamisation mise en place par l’ayatollah Khomeiny. Depuis,
pour des raisons à la fois religieuses et politiques, non seulement la liberté académique
n’existe pas, mais les restrictions touchent de nombreux domaines de la vie universitaire. Le cas iranien illustre de manière paroxystique le rôle de l’idéologie dans la
gestion des universités.
Ce chapitre se concentre sur la situation qui a prévalu entre 1979 et 2019. Durant
cette période, les universités ont été un lieu de confrontation politique et idéologique.
Dans ce cadre, les premières années suivant la révolution et celles consécutives à la
réélection de Mahmoud Ahmadinejad en 2009 ont été particulièrement répressives.
Par ailleurs, au moment de la rédaction de ce chapitre en 2019, la vague d’arrestations
d’académiques binationaux visitant l’Iran, telle celle de la Franco-Iranienne Fariba
Adelkhah, ou de chercheurs étrangers, comme l’Australo-Britannique Kylie MooreGilbert, libérée en 2020, est devenue particulièrement inquiétante.
Le contexte
En 1979, une révolution islamique met fin à la monarchie millénaire de l’Iran. Elle
établit, après un referendum auquel participe 99 % de la population, un régime inconnu
en Iran et dans le monde, une « théocratie constitutionnelle » (velayat-e faqih). La
République islamique repose sur un système politique comprenant des institutions élues
et non élues, des institutions formelles prévues dans la Constitution et des institutions
146 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
informelles, toutes liées à des élites cléricales (associations et fondations religieuses, organisations paramilitaires). Dans le système iranien, l’informel triomphe très souvent sur le
formel. Le pouvoir et l’influence viennent tout autant de la personnalité que de la position
et le factionnalisme oriente les débats. Néanmoins, en dernière instance, le pouvoir réel
est détenu par le Guide suprême. Ce dernier et plus largement la coalition islamiste,
au pouvoir depuis 1979, contrôlent tous les niveaux de décision, dans la mesure où les
institutions de type occidental (présidence, Parlement, armée, ministère de l’Économie)
sont balancées par des institutions islamistes (Guide suprême, conseil des Gardiens de
la Constitution, Gardiens de la révolution, fondations religieuses)1.
Révolution culturelle (enqelab-e farhangui)
et islamisation des universités
Comme dans les révolutions française et bolchevique, l’un des objectifs de la révolution islamique est de créer un nouvel ordre culturel et surtout un homme nouveau.
Si par leur révolution, les Français sont devenus citoyens et les Russes camarades, les
Iraniens sont devenus frères…
Ce tournant est marqué par une révolution culturelle proclamée en 1980 par
le président de la République Bani Sadr et imposée dans la violence. Elle touche en
premier lieu les universités, desquelles les autorités veulent effacer toute influence
occidentale et non islamique pour les aligner sur un islam révolutionnaire et politique.
Le régime ambitionne une fusion de la religion et de l’éducation avec l’islamisation de
tous les aspects de l’éducation, y compris les relations entre enseignants et enseignés,
les manuels, les programmes et l’administration.
Le processus commence dès 1979, lorsque le régime impose à l’Université de Téhéran
l’organisation sur son campus des prières du vendredi, retransmises chaque semaine par
la télévision nationale. Dans ce cadre, les étudiants, les professeurs et tout le personnel
sont obligés de quitter le campus et les forces de sécurité contrôlent l’intégralité de
l’espace les jeudis et vendredis (deux derniers jours de la semaine pour les Iraniens).
Cela n’est néanmoins pas suffisant pour le Guide de la révolution Khomeiny, qui
estime qu’il faut que le processus s’accélère. Il lance dès lors une guerre sainte (jihad)
contre les étudiants accusés d’avoir transformé les campus en quartier général de guerre
contre l’État. En conséquence, des bandes armées, organisées pour la circonstance,
attaquent les campus, blessant et tuant des centaines d’étudiants. Finalement, il en
résulte une fermeture des universités, de 1980 à 1983, et tous les étudiants, les professeurs
et le personnel considérés comme déloyaux envers l’État islamique sont chassés.
1
Voir M.-R. Djalili, L’Iran en 100 questions, Paris, Tallandier, 2018 ; f. nahavandi, Iran, Louvain-la-neuve, Paris,
3e édition, 2020 ; f. Wehrey et al., The Rise of Pasdaran, Assessing the Domestic Roles of Iran’s Islamic Revolutionary
Guards Corps, Santa Monica, Rand Publisher, 2009 ; S. Randjbar-Daemi, The Quest for Authority in Iran, Londres,
new York, 2018 ; A. Ansari, Iran, Islam and Democracy, Londres, Chatham House, 3e édition, 2019.
RÉVOLUTIOn CULTURELLE, ISLAMISATIOn ET UnIVERSITÉS En RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE D’IRAn
En 1984, Khomeiny nomme par décret le Haut Conseil de la révolution culturelle2 ,
chargé de l’élaboration des politiques et des décisions relatives aux activités culturelles,
éducatives et de recherche dans le cadre des politiques générales. Ce Conseil succède à
l’état-major de la révolution culturelle, institution provisoire créée lors du lancement
de la révolution culturelle.
Il doit guider le projet d’intégration des universités dans l’État islamique, veiller à
ce que la politique culturelle des universités soit fondée sur l’islam, que les professeurs
sélectionnés soient efficaces, engagés, vigilants et soucieux de toutes questions relatives
à la révolution académique. Non repris dans la Constitution, ce conseil est caractéristique des créations justifiées par les circonstances particulières qui prévalent au
début de la révolution (Gardiens de la révolution, bassidjis, Fondation des martyrs…).
L’ancien président Mohammad Khatami en est membre puis président en 1997. Le
président Mahmoud Ahmadinejad l’y remplace en 20053.
Par ailleurs, dès 1984, un Comité d’islamisation des universités est chargé de
s’assurer du caractère islamique de toutes les disciplines. Certains cours qualifiés de
faux savoir, comme la musique, sont supprimés. D’autres, sans être supprimés, sont
minorés, en particulier les sciences humaines, le droit, les sciences politiques, l’économie, la psychologie, l’éducation et la sociologie.
L’islamisation de l’enseignement supérieur coïncide avec la guerre entre l’Iran et
l’Irak qui éclate en 1980. Afin de se concentrer sur l’effort de guerre, l’État islamique
resserre son emprise politique sur le pays, y compris son contrôle des universités.
L’un des mécanismes permettant de contrôler le campus consiste à réadmettre
les étudiants après une vérification complète de leur loyauté politique. Entre autres,
les agents du gouvernement se rendent aux adresses où les étudiants ont vécu pour
savoir s’ils ont fréquenté la mosquée locale avant la révolution. Leurs familles sont
également contrôlées. Un étudiant n’est réinscrit que s’il peut prouver son islamité4 .
Dès lors, l’accès aux universités qui jusque-là reposait sur des concours extrêmement
compliqués le devient encore plus pour beaucoup de jeunes.
Par ailleurs, le régime instaure un système de quotas par lequel ceux qui ont
défendu le régime et/ou se sont portés volontaires pour participer à la guerre contre
l’Irak sont admis prioritairement. Les quotas favorisent, entre autres, les membres
des forces armées, les familles de martyrs5 et les anciens combattants, les bassidjis et
2
3
4
5
A. Duvictor, Politique du cinéma iranien, Paris, CnRS Éditions, 2004, p. 15-16.
En République islamique d’Iran, bien qu’élu au suffrage universel, le rôle du président de la République
est restreint et il est souvent l’exécutant des décisions du Guide suprême. En premier lieu, pour pouvoir se
présenter aux élections, le candidat doit être approuvé par le Conseil des Gardiens de la révolution. En général,
le candidat approuvé fait déjà partie de l’establishment et a rempli des fonctions importantes au sein d’autres
institutions de la République islamique. Les responsabilités et les devoirs du président sont prévus dans la
Constitution. Une fois élu, le président ne peut choisir librement les membres de son gouvernement. Il dépend
à la fois du Guide et du Parlement. De nombreux domaines de la politique nationale lui échappent totalement
ou partiellement. Enfin, il est révocable.
Entretiens personnels avec les étudiants, témoignages oraux.
À propos de la place et de l’importance des martyrs en Iran, voir A. Devictor, « Du cadavre au martyr. La
représentation de la mort des combattants dans la presse iranienne lors de la guerre Iran-Irak (1980-1988) »,
Questions de communication, 20, 2011, p. 19-48 ; S. Parsapajouh, « Sous le regard des martyrs à Téhéran »,
L’Homme, 2019/1, p. 7-48. P. Khosronejad (éd.), Unburied Memories: The Politics of Bodies of Sacred Defense Martyrs
in Iran, Londres, Routledge, 2013.
147
148 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
les Gardiens de la révolution6 . Cette politique poursuit deux objectifs : créer une base
sociale favorable à l’État au sein des universités où les étudiants sont considérés par
essence comme suspects et fournir une incitation matérielle importante à ceux qui
participeraient à une guerre devenue extrêmement impopulaire.
La ségrégation sexuelle fait partie des grandes mesures imposées aux universités.
Dans le cadre de la révolution culturelle, l’objectif est d’empêcher le plus possible
l’accès des femmes aux universités afin qu’elles s’occupent de leurs rôles, considérés
comme centraux par le régime, à savoir ceux de mère et d’épouse. Ainsi, 91 cours sur
169 leur sont interdits, en particulier tous ceux qui sont en lien avec l’ingénierie et la
technologie mais aussi l’agriculture, les études vétérinaires et les sciences en général7.
Pour les enseignements auxquels elles ont accès, la séparation des hommes et des
femmes est souhaitée. Néanmoins, le manque de ressources financières et humaines
ne permet pas le dédoublement des salles de cours ou des enseignants. Dès lors, ce sont
des paravents ou des rideaux qui séparent les étudiants des deux sexes.
En outre, les non-musulmans sont sommés de s’abstenir de tout comportement
offensant pour les musulmans et sont exclus de tous les domaines d’études, à l’exception de la comptabilité et des langues étrangères. Les candidats issus des religions non
reconnues, tels les bahaïs, sont bannis des universités 8 .
Le processus d’islamisation et d’imposition de la pensée unique aboutit finalement, dans les années qui suivent la révolution, à la mort de centaines d’étudiants et
d’enseignants. Des milliers d’autres subissent brutalité, torture et détention arbitraire,
accusés de propagande contre le régime, participation à des rassemblements illégaux
ou insultes envers des responsables gouvernementaux. Des dizaines de milliers d’autres
encore prennent le chemin de l’exil, ne voyant aucun futur dans le pays ou craignant
pour leur vie9. En 1982, la migration nette dépasse deux millions de personnes. Une
étude du FMI en 1999 montre que plus de 25 % des Iraniens diplômés du supérieur
vivent et travaillent à l’étranger, dans un pays de l’OCDE10.
Depuis, les assauts contre les universités ne se sont pas réellement arrêtés, mais
prennent d’autres formes. Ils sont finalement un trait marquant du régime.
6
7
8
9
10
Voir les deux tomes du Recueil des lois votées par le Haut Conseil de la révolution culturelle, publié en persan
en 1994 (Madjmu-e mosavvabat-e shoura-e ali-e enqelab e farhangi), Téhéran, édition Edare-e kol qavanin va
moqarrat-e keshvar.
Voir le rapport accablant d’Amnesty International, Silenced, Expelled Imprisoned, Repression of Students and
Academics in Iran, 2014, https ://www.amnesty.org/download/Documents/8000/mde130152014en.pdf.
Les bahaïs sont, en Iran, la minorité religieuse la plus persécutée. En effet, elle n’est pas reconnue et est
considérée comme une secte tandis que sa foi est présentée comme une hérésie.
Banque mondiale, « net migration for the Islamic Republic of Iran », en ligne sur fRED, federal Reserve Bank
of St. Louis, https ://fred.stlouisfed.org/series/SMPOPnETMIRn (5 octobre 2019) ; S. Hakimzadeh, Iran : A Vast
Diaspora Abroad and Millions of Refugees at Home, Washington, Migration Policy Institute, https ://www.
migrationpolicy.org/article/iran-vast-diaspora-abroad-and-millions-refugees-home (consulté le 14 octobre
2019) ; f. nahavandi, op. cit., p. 52-56.
J. Carrington et E. Detragiache, « How Extensive Is the Brain Drain? » Finance and Development, A quarterly
magazine of the IMF, 1999, 36/2, https ://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/1999/06/carringt.htm (consulté le
20 septembre 2019).
RÉVOLUTIOn CULTURELLE, ISLAMISATIOn ET UnIVERSITÉS En RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE D’IRAn
Une normalisation semée d’embûches, 1988-2005
La guerre entre l’Iran et l’Irak a laissé le pays dans une situation économique catastrophique. L’industrie tourne à 30 % de sa capacité. Les revenus pétroliers ont diminué.
Le PNB par habitant, qui était de 2 400 dollars en 1977, est de 1 500 dollars en 198711.
Dès lors, pour répondre à l’agitation sociale, faire face à une économie dévastée12
et à une société en ruine, l’État commence à mener une politique plus pragmatique
de détente.
Dans la pratique, dans les universités, elle se caractérise par une atténuation de la
ségrégation entre les sexes et la réadmission des femmes dans la plupart des disciplines.
Certains membres du corps enseignant sont invités à reprendre leurs enseignements,
même si l’État doute de leur fidélité. Enfin, quelques étudiants mis à l’écart sont
encouragés à introduire à nouveau des dossiers d’admission.
La gouvernance et l’administration des universités demeurent pourtant sévèrement contrôlées. Les institutions d’enseignement supérieur ne sont pas supposées
obtenir une autonomie qui irait à l’encontre des buts assignés par la révolution
culturelle. Puisque la théocratie islamique vise l’unité de l’État et de la religion, le
système éducatif se doit d’associer savoir et religion. Les universités privées en grande
expansion ne sont pas épargnées. Les plus importantes appartiennent au réseau des
universités Azad (libres) islamiques, créé par le président Hashemi Rafsandjani, qui
offre un enseignement payant dans toutes les disciplines, y compris médicales, et
compte plus de 400 établissements couvrant l’ensemble du territoire. En 2016, près
de 36 % des étudiants fréquentent des universités Azad, contre 59 % inscrits dans des
universités publiques13.
Néanmoins, même si les grandes lignes de la politique de l’enseignement sont
inchangées, différents courants politiques existent au sein du régime qui en ont des
interprétations différentes et qui se disputent l’emprise sur les campus.
Dès la fin des années 1990, une résistance quotidienne, souvent silencieuse, se met
en place dans les espaces publics, où certains Iraniens défient à leur façon les valeurs,
les symboles, le langage et les organes répressifs de l’État. Alors que l’État est toujours
en charge de l’administration des universités publiques et que les institutions privées
sont loyales sur le plan administratif et politique, le corps étudiant, qui constitue 5 %
de la population totale14 , commence à défier le régime et certains appellent même à son
renversement. Ce changement dans le climat politique n’est pourtant pas accompagné
d’une plus grande liberté académique ou d’une plus grande autonomie des universités.
De surcroît, depuis 2001, les autorités essayent même de contrôler l’islamité
en vérifiant Internet, filtrant les messages, fermant les sites, etc. Le gouvernement
11
12
13
14
J.-f. Bayart, « Thermidor en Iran », Politique étrangère, 1991, 56/3, p. 701-714.
M.-R. Ghasimi, « The Iranian Economy after Revolution », International Journal of Middle East Studies, 1992, 24/4,
p. 599-614 ; f. Khavand, « Les nouvelles orientations de la politique économique régionale de l’Iran », CEMOTI,
1993, 15, p. 253-263.
https ://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/2017_04_10_iran_fiche_curie_es_cle0e9222.pdf (consulté le
12 octobre 2019).
https ://blogs.worldbank.org/fr/arabvoices/iran-education-crises (consulté le 12 octobre 2019).
149
150 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
essaye d’empêcher la diffusion de blasphèmes, d’insultes envers le Guide suprême,
d’opposition à la Constitution, ou de tout message pouvant semer le doute parmi la
population15.
Mahmoud Ahmadinejad et la nouvelle vague
d’islamisation, 2005-2013
Après une période d’accalmie dans les répressions et d’ajustements dans les
universités, une nouvelle vague d’islamisation commence avec l’élection de Mahmoud
Ahmadinejad (2005-2013). Les universités sont à nouveau des cibles de choix.
Dans ce cadre, les cours jugés influencés par l’Occident sont supprimés. Il s’agit
essentiellement de cours de sciences sociales au sens large. Les membres du corps
enseignant considérés comme « laïcs », c’est-à-dire ne défendant pas ouvertement
le régime, sont licenciés ou contraints à demander leur préretraite. À nouveau, les
étudiants sont visés, expulsés, emprisonnés et certains disparaissent.
Parallèlement, les autorités intensifient la ségrégation sexuelle sur les campus et
renforcent l’application des codes vestimentaires.
La réélection controversée de Mahmoud Ahmadinejad en 2009, les contestations qui s’ensuivent et la naissance du Mouvement vert, mouvement postélectoral
contestant les résultats des élections16 , aggravent la situation des universités. En
effet, ces dernières sont des foyers d’agitation et d’opposition au président réélu et à
ses partisans, voire au Guide suprême. Les autorités lancent dès lors une répression
brutale s’étendant sur plusieurs mois. Les forces paramilitaires sont mobilisées contre
la population. En particulier, l’action des bassidjis, groupe paramilitaire composé de
femmes et d’hommes volontaires placés sous le contrôle des Gardiens de la révolution
islamique, est largement soulignée dans tous les rapports et leur brutalité mise en
évidence. Leurs membres sont recrutés dans les écoles, les universités, les institutions
publiques et privées, les usines et même au sein des tribus. Les bassidjis sont essentiellement chargés de faire respecter la loi et de maintenir l’ordre ainsi que de contrôler la
dissidence17. La répression est féroce : arrestations et détentions arbitraires, passages à
tabac, tortures et autres mauvais traitements à l’encontre de détenus, procès spectacles
ou à huis clos. Selon l’agence Associated Press, plus de 80 figures de l’opposition sont
condamnées à des peines allant de six mois à quinze ans d’emprisonnement et dix
15
16
17
S. Aryan, H. Aryan et J. A. Halderman, Internet Censorship in Iran : A First Look, https ://pdfs.semanticscholar.
org/5778/0fd680b0bc34d1da613d102025cf876679c9.pdf ?_ga=2.237293440.1600025600.15702634781620741816.1570263478 (consulté le 12 octobre 2019).
Voir, entre autres, f. Adelkhah, « Le Mouvement vert en République islamique d’Iran », Savoir/Agir, 2010, 12,
p. 117-123 ; f. Khosrokhavar, « Le Mouvement vert. fin et suite », Vacarme, 2014, 3, p. 199-209.
Voir les Rapports d’Amnesty International et ceux de Human Rights Watch, entre autres, https ://www.
amnesty.org/download/Documents/48000/mde130612009fra.pdf ; https ://www.amnesty.org/download/
Documents/48000/mde130532009fra.pdf ; https ://www.hrw.org/world-report/2010/country-chapters/iran
(consultés le 16 octobre 2019).
RÉVOLUTIOn CULTURELLE, ISLAMISATIOn ET UnIVERSITÉS En RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE D’IRAn
personnes sont condamnées à mort18 . De nombreuses personnes sont tuées lors des
manifestations, dont la jeune Neda Agha Soltan dont la mort est filmée et largement
diffusée sur Internet et qui deviendra l’emblème de cette répression.
Certains universitaires, étudiants et membres du personnel enseignant ont participé aux manifestations. Certains se sont ouvertement associés, lors des élections, aux
principaux candidats d’opposition, Mehdi Karroubi et Mir Hossein Mousavi, ou ont
rejoint leurs équipes de campagne électorale et sont donc particulièrement visés par
la répression. Les forces de sécurité investissent également les dortoirs, procédant à
de nombreuses arrestations19. Parmi les étudiants arrêtés à cette époque, certains sont
encore en prison en 2019. De multiples publications étudiantes sont interdites.
Les personnes arrêtées sont pour la plupart inculpées pour atteinte à l’ordre public.
Les accusations sont souvent formulées de manière vague, comme « répandre des
mensonges dans le but de perturber l'opinion publique », « avoir agi contre la sécurité
nationale en participant à des rassemblements illégaux », « avoir insulté le Guide ou le
président ». Certains sont accusés d’avoir commis l’inimitié contre Dieu (moharebeh),
une infraction capitale. Ceux qui sont jugés par des tribunaux révolutionnaires ne
bénéficient d’aucun procès. Ils sont condamnés à des peines d’emprisonnement et,
dans certains cas, à la flagellation.
Les étudiants finalement libérés sans inculpation ne peuvent néanmoins plus
reprendre leurs études, temporairement ou définitivement.
Les persécutions entraînent l’exode de milliers d’étudiants et d’universitaires,
aggravant le problème de la fuite des cerveaux enclenchée dès l’avènement de la
République islamique20. Les étudiants vont en priorité aux États-Unis. Après 2009, le
nombre d’étudiants iraniens dans les universités américaines double et atteint plus
de 8 00021. Ceux qui sont autorisés à reprendre leurs études retrouvent des universités
encore plus lourdement surveillées afin d’éradiquer toute expression de dissidence.
Après 2005, le contrôle du ministère des Sciences sur la nomination des doyens
et du personnel académique s’étend. Le ministère veille à ce que tous les postes soient
en adéquation avec ses critères, qui souvent ne sont pas en accord avec un quelconque
mérite académique. L’appartenance aux forces bassidjis ou l’expérience dans l’armée
peuvent parfois suffire.
Le processus renouvelé d’islamisation comporte un volet « genre » visant à réduire
le nombre et la proportion d’étudiantes dans l’enseignement supérieur et à rétablir
l’équilibre en faveur des hommes. Les mesures prévoient notamment des quotas
imposés aux filles dans certaines filières, tandis que d’autres, telle l’ingénierie minière,
que les autorités considèrent comme réservée aux hommes, sont simplement interdites
18
19
20
21
n. nougayrède, « En Iran, le mouvement vert est en désarroi », Le Monde, 7 octobre 2010.
A. Colly, « Deux semaines de protestations, de violences et de répression », RFI, http ://www1.rfi.fr/actufr/
articles/114/article_82205.asp (consulté le 7 novembre 2019).
n. Vahabi, « Genèse de la diaspora iranienne en france, une analyse sociohistorique », Migrations Sociétés,
2012/1, p. 27-45 ; C. Therme, « L’Iran à l’épreuve de la fuite des cerveaux », Revue Moyen-Orient, octobredécembre 2016.
Institute of International Education, « Open Doors 2013 : fast facts », http ://www.iie.org/~/media/files/
Corporate/Open-Doors/fast-facts/fast-facts-2013.ashx ; S. Ditto, The Iranian Quest for US Education, The
Washington Institute for near East Policy, Policy focus, février 2014, https ://www.washingtoninstitute.org/
uploads/Documents/pubs/Policyfocus_133_Ditto3.pdf (consulté le 24 septembre 2019).
151
152 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
aux étudiantes. De plus, les études de genre sont reformulées pour ne plus se focaliser
simplement sur les droits des femmes ou le droit international et accorder une attention
particulière aux rôles et responsabilités traditionnels des femmes au sein de la famille
en tant qu’épouses et mères ; elles visent à mettre en avant les valeurs islamiques22 .
Dans le même temps, l’exclusion des bahaïs et des membres de certaines autres
minorités religieuses se poursuit et illustre une discrimination officielle à l’égard des
minorités religieuses et ethniques considérées comme non islamiques ou d’une loyauté
incertaine à l’égard des autorités.
L’ère Rohani (2013-) : une suite de désillusions
Dans ce contexte global, la présidence de Hassan Rohani en 2013 s’ouvre sur des
espoirs de changement. De fait, quelques développements positifs ont lieu, même
s’ils sont très limités. Dès septembre 2013, un groupe de travail chargé d›examiner
les plaintes d›étudiants ou de professeurs mis à l’écart est constitué. Après les avoir
considérées, le ministre des Sciences autorise certains étudiants, auparavant bannis, à
reprendre des études supérieures, à condition qu’ils s’engagent par écrit à ne plus avoir
de comportements subversifs. Certains doivent repasser des examens. Cependant, les
discriminations continuent.
Durant les premiers mois de son mandat, le président Rohani a laissé espérer un
système moins répressif en Iran et un respect accru, par le gouvernement, à la fois des
droits fondamentaux du peuple iranien et du droit international. Cependant, dans les
universités, les espoirs ne se concrétisent pas.
La liberté académique est toujours limitée, en dépit des tentatives du gouvernement
d’atténuer la répression que subissent les universités depuis 2009. En effet, Khamenei
a averti que les universités ne devaient pas être transformées en centres d’activités
politiques, dans la mesure où les étudiants qui ont été empêchés de poursuivre leurs
études l’ont été pour des raisons politiques ou parce qu’ils appartenaient à la communauté bahaïe. Des centaines d’étudiants continuent d’être exclus de l’enseignement
supérieur et beaucoup restent en prison, tandis que de nouvelles arrestations ont lieu.
Par ailleurs, quelques universitaires étrangers, en visite en Iran, sont arrêtés.
C’est le cas, en 2016, de Xiyue Wang, citoyen américain, doctorant en histoire qui
mène des recherches d’archives en Iran. En juillet 2017, il est condamné à dix ans de
prison pour espionnage. Citons aussi, parmi d’autres, le professeur de la VUB Ahmad
Reza Djalali, condamné à mort, la professeure canado-iranienne Homa Hoodfar
emprisonnée et harcelée durant 112 jours dans la sinistre prison d’Evin, ou encore la
sociologue Fariba Adelkhah arrêtée en juin 2019 et toujours en prison au moment où
se clôture ce chapitre.
22
H. Hoodfar et S. Sadr, « Iran : politiques islamiques et femmes en quête d’égalité », Cahiers du Genre, 2012/3,
p. 47-67 ; voir le rapport accablant d’Amnesty International, Silenced, Expelled Imprisoned, Repression of Students
and Academics in Iran, op. cit. (consulté le 13 décembre 2019).
RÉVOLUTIOn CULTURELLE, ISLAMISATIOn ET UnIVERSITÉS En RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE D’IRAn
Dans les cybercafés universitaires, les étudiants qui souhaitent utiliser un ordinateur se voient imposer une limite de temps et doivent insérer leur carte d’étudiant
et leur numéro national dans l’ordinateur. Des caméras ont été installées dans toutes
les zones et la communication et l’utilisation d’Internet de tous les étudiants sont
surveillées et contrôlées. Ainsi, un étudiant n’a un accès au Wi-Fi gratuit qu’une fois
qu’il a reçu un mot de passe après avoir fourni son identifiant, son numéro national,
le numéro de série de son ordinateur, de son téléphone portable ou de sa tablette.
Conclusion
L’Iran refuse de mettre en œuvre le programme de l’UNESCO pour l’éducation.
En 2015, le programme mondial « Éducation 2030 » a été approuvé par une majorité
des ministres concernés dans le monde entier, y compris l’Iranien. Les signataires se
sont engagés, entre autres, à garantir l’accès de tous à l’éducation, indépendamment
de l’âge, du sexe et de la religion. Cet agenda est l’un des 17 objectifs de développement
durable des Nations unies.
Pour Ali Khamenei, ce programme représente un complot occidental, un plan
visant à diffuser les valeurs et la culture occidentales à travers le monde.
Dans ce cadre, une annonce récente a été envoyée à toutes les universités publiques
pour attirer les étudiants étrangers en master et en doctorat. En conséquence, malgré
tous les problèmes auxquels sont confrontés les étudiants iraniens, les universités sont
obligées de rechercher et d’enrôler des étudiants étrangers en provenance surtout
de pays comme l’Irak, l’Afghanistan, la Syrie, le Liban, la Palestine, le Yémen et le
Pakistan. À leur retour, ces étudiants peuvent, à leur tour, prêcher la culture de la
République d’Iran. Ils sont, en attendant, des partisans du régime iranien. Ils reçoivent
des bourses du gouvernement iranien qui prend en charge leurs frais de scolarité.
Les étudiants iraniens, à leur tour, rêvent de destinations étrangères…
153
China
and the Threat to
Global Academic Freedom
Eva Pils
King’s College London
Introduction
In many ways, academic globalization has been a good thing. Along with scholars and students, ideas travel more easily today. It has become common for research
institutions across the globe to establish collaborative research programmes and joint
degree programmes, and academics can remain almost permanently interconnected
due to changing communication technologies, including the rise of the social media.
China has been a big part of academic globalization. But we increasingly have reason
to be concerned. The problem is not only worsening academic repression in countries
whose authoritarianism is deepening, as it so clearly is in China. We also must be
concerned about the terms of these countries’ engagement with universities and researchers abroad, and about repressive governments and institutions’ ability to export
repression. Above all, morally speaking, we need to ask ourselves if, or how, we may
become complicit with such repression, and what we need to do to defend academic
freedom. In this article, I introduce some initial thoughts on the topic, starting from
an exploration of academic repression in China.
Domestic Academic Repression
Professor He Weifang of Peking University Law School used to be an academic
star whose guest lectures attracted thousands of listeners. His success was due to a
combination of academic erudition and perceptive, critical analysis, and although his
work spanned a wide range of topics, it always conveyed a clear message: Chinese law
needed to liberalize and the Chinese Communist Party (“the Party”) needed to be
156 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
brought under the control of the law.1 When, shortly after taking power in late 2012,
Party General Secretary and President Xi Jinping announced the “Chinese Dream”,
Professor He unsurprisingly criticized the nationalism of this notion.2 But as President
Xi rose, Professor He sank: gradually, one by one, his platforms and communication
channels were taken away from him. By May 2018, he had been effectively forced to
abandon his online public persona on the Twitter-like Weibo accounts (with just
one WhatsApp-like Weixin group remaining), 3 found it hard to publish in academic
journals, and been repeatedly barred from leaving the country.4
Attacks on domestic Chinese scholars have been on the rise. In 2017, for example,
retired professor Zi Su was detained in connection with an open letter, 5 and the
academic Shi Jiepeng was dismissed for publicly expressing ‘non-mainstream’ views.6
In 2018, the academic Yang Shaozheng was expelled from Guizhou University for
questioning the Party’s enormous consumption of and control over public resources
without legal basis;7 and government critic Professor Sun Wenguang was detained
in his home while on air, participating in a live radio broadcast.8 In 2019, Professor
Xu Zhangrun’s sharp critique of President Xi’s turn to neo-totalitarianism led to his
suspension from teaching and investigation for discipline violations by his employer,
Tsinghua University.9 No less concerning, several universities colluded with (other)
Party-State authorities in the persecution of student members of a Marxism study
group, for expressing support of workers defending their rights.10
The situation is nowhere worse than in the Xinjiang Uyghur Autonomous Region,
where a crackdown of horrific proportions is taking place after the passing of a
“De-extremification Regulation” targeting all ethno-religious minorities in March
2017.11 Only a few individual victims and cases are publicly known, including the
life sentence given to Professor Ilham Tohti in 2014,12 the disappearance of academic
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
Some of He Weifang’s works are available in a collected volume : He Weifang, In the Name of Justice : Striving for
the Rule of Law in China, Washington DC, Brookings Institute Press, 2013.
He Weifang (贺卫方), “中国梦’价值观何”?[“Where are the values of the ‘Chinese Dream’”], Deutsche Welle,
21 March 2015.
Hai Yan (海彦), “中国法学家贺卫方言论封锁下被噤声” [“Voice of Chinese legal scholar He Weifang silenced by
censorship”], Voice of America, 27 May 2017 ; Liu Jianyong (刘建永), “封杀贺卫方:一切才刚刚开始” [Blocking
He Weifang : This is only the beginning], Chinese PEn, 24 May 2017, http ://www.chinesepen.org/blog/
archives/85736 (accessed 20 January 2020).
C. Buckley, “Chinese Legal Maverick, facing Political Gales, Bides His Time”, New York Times, 18 May 2018.
Scholars At Risk, Imprisonment/prosecution incident affecting Zi Su, reported on 28 April 2018.
Scholars At Risk, Loss of position incident affecting Shi Jiepeng, reported on 25 July 2017.
Ling Yun (凌云), “贵州大学教授杨绍政被开除 指中共年耗20万亿 [“Guizhou University Professor Yang
Shaozheng expelled, referring to the CCP’s annual expenses of 20 trillion yuan”], Epoch Times, 16 August 2018.
Scholars At Risk, Imprisonment incident affecting Sun Wenguang, reported on 1 August 2018.
China Heritage, “An Open Letter to Tsinghua University, Signed and Sealed”, 22 April 2019.
Yuan Yang, “Inside China’s Crackdown on Young Marxists”, Financial Times, 23 february 2019.
“新疆维吾尔自治区去极端化条例”[“xinjiang Autonomous Region De-Extremification Regulation”], enacted
29 March 2017 by the Autonomous Region of ningxia Local People’s Congress Standing Committee, available at
http://xj.people.com.cn/n2/2017/0330/c186332-29942874.html (last retrieved 2019, September 8) (accessed on
3 August 2019);
C. Buckley and A. Ramzy, “Star Scholar Disappears as Crackdown Engulfs Western China”, New York Times,
10 August 2018, https://www.nytimes.com/2018/08/10/world/asia/china-xinjiang-rahile-dawut.html?action=
click&module=RelatedCoverage&pgtype=Article®ion=footer (last retrieved 2019, August 3) (accessed on
3 August 2019).
CHInA AnD THE THREAT TO GLOBAL ACADEMIC fREEDOM
Rahile Dawut in December 2017, and the detention of Abdulqadir Jalaleddin in
January 2018.13 – Some months before the enactment of the De-extremification
Regulation, a scholar from Xinjiang told me that there were “many, many more Ilham
Tohtis” in Xinjiang; the world just did not know about them. As of this writing, I can
no longer reach this scholar, either.14
Domestic scholars who do not find themselves in opposition to the Party-State,
on the other hand, are likely to have experienced Xi Jinping’s New Era as an uplifting
liberation of their hopes and ambitions for China, including “the Chinese nation’s
great rejuvenation”, of which the “leadership principle” and the merger of Party
and State are integral parts, and the expansion of “New-Era socialism with Chinese
characteristics” as a solution that can address the problems of modernization for the
whole of mankind.15
Academic repression in China is but a part of a larger, anti-liberal and undemocratic system of governance, a regulation purporting to protect academic freedom
notwithstanding.16 Universities are organized in a corporatist fashion; they are part
and parcel of the Party-State.17 The Party has a visible presence in the university
through its committees comprising different departments, including the organization,
propaganda, United Front, and student work departments.18 Staff and students are
subject to political “education.”19
Under Xi Jinping, new policies from 2013 onwards have indicated further tightening at institutional, policy, and propaganda levels. “Document no. 9” prohibited the
teaching of, inter alia, “so-called ‘universal values’, human rights and civil society”. The
“Sixteen Suggestions” required that academic teachers must “espouse the leadership
of the Party” and that they must profess to Party ideologies.20 There are raised expectations of dangxing, or Party loyalty.21 Concurrently, the Party-State under Xi Jinping
13
14
15
16
17
18
19
20
21
Scholars At Risk, Imprisonment incident affecting Abdulqadir Jalaleddin, reported 29 January 2018, https://
www.scholarsatrisk.org/report/2018-01-29-xinjiang-pedagogical-university/ (last retrieved 2020, January 13).
They included 125 students, 77 university teaching staff, and 22 medical researchers. See Uyghur Human Rights
Project, “Detained and Disappeared: Intellectuals Under Assault in the Uyghur Homeland”, 21 May 2019, https://
uhrp.org/press-release/update detained-and-disappeared-intellectuals-under-assault-uyghur-homeland.
html (last retrieved 2019, October 1). See also Scholars At Risk, “China: Halt the Execution of Renowned Scholar
Tashpolat Tiyip”, 13 September 2019, https://www.scholarsatrisk.org/2019/09/china-halt-the-execution-ofrenowned-scholar-tashpolat-tiyip/ (last retrieved 2019, December 3) (accessed on 3 December 2019).
Jiang Shigong (强世功), “从行政法治国到政党法治国”[“from an Administrative Rule of Law State to a Party Rule
of Law State”], 28 May 2018, http://www.aisixiang.com/data/110173.html (accessed on 3 December 2019).
中华人民共和国高等教育法 [PRC Higher Education Law], last revised March 2016, http ://npc.people.com.cn/
n1/2016/0330/c14576-28237110.html (accessed on 3 December 2019).
E. Perry, “Higher Education and Authoritarian Resilience: The Case of China, Past and Present”, Harvard Yenching
Institute Working Paper Series, 2015 ; xiaojun Yan, “Engineering Stability: Authoritarian Political Control over
University Students in Post-Deng China”, The China Quarterly, n° 218, 2014, p. 493-513.
Yan op. cit., infra note 33; A. Bowe, “China’s Overseas United front Work”, USCC, 24 August 2018 : https ://
www.uscc.gov/sites/default/files/Research/China%27s%20Overseas%20United%20front%20Work%20-%20
Background%20and%20Implications%20for%20US_final.pdf (accessed on 3 July 2019).
Yan notes that compulsory thought and “mental health” monitoring (xinli weisheng jiance) and “consultation”
(huishang) have been used to complement the more traditional “political thought education” (政治思想教育)
system – Yan, op. cit., p. 500ff.
“中共16条意见加强高校青年教师思想政治工作”[CCP 16 Suggestions on Strengthening Political Thought Work
Among Young Higher Education Teachers], 28 May 2013, originally published on the Ministry of Education
website.
Jiang Shigong discusses Party loyalty, op. cit., 29th paragraph.
157
158 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
has even more clearly incentivized activities serving its propaganda purposes, for
example, by making funding available for research on “Xi Jinping Thought”,22 and by
giving academics, whose baseline salaries tend to be low, credit for writing Party-Statefriendly op-eds.23 TThese changes have coincided with wider systemic legal-political
shifts, many of which have a bearing on academic governance. In October 2014, they
announced that “Party Leadership and Socialist Rule of Law are identical”.24 In 2018,
the Constitution was changed to extend (presidential) terms of office, removing one
of the few primitive, yet crucial mechanisms the Party had put in place to limit the
concentration of power.25
If, compared to the wider socio-political environment, academic campuses can
sometimes seem quite free, this is due to a complex and comprehensive system of
censorship operating extramurally, and to Party-State-centred violence, some of which
has targeted academics such as the now-exiled former law professor Teng Biao.26 The
situation of academics and students working in this system is comparable to that of
other civil society communities dependent on liberal values. These communities’
members tend to have a sense of a “red line” within which they may operate and advocate their ideas, but which must never be crossed. Yet the red line is forever elusive: it
exists in the minds of those it seems to offer safety, whereas from the perspective of
the Party-State, it is a useful illusion.27
The psychology of shared responsibility and caring concern for others can be
particularly effective as a tool of academic repression. The academic bureaucrat
telling a dissident professor in her university to stop criticizing the government might
do so out of careerism. But she might also act from ethically defensible concern for
the dissident’s junior colleagues. Perry Link’s famous image of “the anaconda in the
chandelier” remains pertinent; it captures the system’s latent violence and its devastating effects on judgement.28 But Havel’s narrative of the greengrocer defensively
“conceal[ing] from himself the low foundations of his obedience” seems to apply no
less.29
22
23
24
25
26
27
28
29
C. Buckley, “xi Jinping Thought Explained: A new Theory for a new Era”, 26 february 2018; Te-Ping Chen,
“Reading, Writing and xi Jinping Thought: China’s Students Learn Leader’s Philosophy”, Wall Street Journal,
23 March 2018; Chen Zhenkai, Hou Ji, and Sang Shanshan (陈振凯 , 侯 颗, 桑珊珊 ), “中央批准的10家习近平新时
代中国特色社会主义思想研究中心(院)相继成立”[“Ten xi Jinping Research Centers on Socialism with Chinese
Characteristics in the new Era Approved and Established by the Central Government”], 18 April 2018, http ://
theory.people.com.cn/n1/2018/0418/c40531-29932832.html (accessed on 13 September 2019); n. Taber, “How xi
Jinping is Shaping China’s Universities”, The Diplomat, 10 August 2018; J. Gewirtz, “xi Jinping Thought is facing
A Harsh Reality Check”, Foreign Policy, 15 August 2018.
Y. Sharma, “Universities Told to Credit Propaganda as Publication”, University World News, 26 September 2017.
“CCP Central Committee Decision concerning Some Major Questions in Comprehensively Moving Governing
the Country According to the Law forward”, 28 October 2014, translated by Rogier Creemers and Jeremy Daum,
at China Copyright and Media Blog (accessed on 23 December 2020); D. Clarke, “The fourth Plenum’s ‘Decision’:
My Take”, Chinese Law Prof Blog, 29 October 2014; R. Peerenboom et. al., “fly High the Banner of Socialist Rule
of Law with Chinese Characteristics! What Does the 4th Plenum Decision Mean for Legal Reforms in China?”, The
Hague Journal of the Rule of Law, vol. 7, 2015, p. 49-74.
K. Rudd, “What the West Doesn’t Get About xi Jinping”, New York Times, 20 March 2018.
S. Chao and L. Gooch, “no Escape: The fearful Life of China’s Exiled Dissidents”, Al Jazeera, 9 April 2018.
E. Pils, China’s Human Rights Lawyers: Advocacy and Resistance, London, Routledge, 2014, Chapter 6.
P. Link, “China : The Anaconda in the Chandelier”, New York Review of Books, 11 April 2002.
V. Havel, Moc Bezmocných [The Power of the Powerless], Prague, 1978, published in translation by J. Vladislav
(ed.), Living in Truth, faber and faber, London and Boston, 1986.
CHInA AnD THE THREAT TO GLOBAL ACADEMIC fREEDOM
Because self-censorship can amount to acquiescence, if not indeed complicity –
“partnership or involvement in wrongdoing30 – with Party-State wrongs,31 and because
the system creates an environment of duress, actors in domestic academia do not fall
neatly into categories of perpetrators and victims. This conclusion is also of relevance
for academic repression in transnational settings.
Transnational Academic Repression
Increasingly explicit rejections of so-called “universal values” and articulation
of a vision of “globalization with Chinese characteristics” as part of the Chinese
Communist Party’s twenty-first-century mission have raised justified concerns about
the risks of transnational civil society exchange in the shadows of democratic decline
and authoritarian resurgence. 32 Transnational academic repression in some ways
replicates the structure of domestic repression, but it generates its own complexities.33
Egregious transnational repression cases include that of the Uyghur scholar,
Hebibulla Tohti, a Chinese citizen detained, tried and convicted after being ordered
home from Egypt in May 2017;34 that of Feng Chongyi, prevented from returning to
Australia from Guangzhou for several days by mainland authorities, who questioned
him about his “politically sensitive” work;35 of human rights scholar and advocate
Teng Biao receiving death threats in his host country;36 of a raid on the university
office and home of scholar Anne-Marie Brady in New Zealand. 37 Undue pressure
can come not only from Party-State authorities directly, but also from Scholar and
Student Associations or Party cells in universities abroad.38 Recent research among
foreign scholars studying China suggests that “repressive research experiences are a
rare but real phenomenon” and that collectively, such incidents “present a barrier to
the conduct of research in China”, even though scholars working on China are more
30
31
32
33
34
35
36
37
38
Entry ‘Complicity’ in Dictionary.com at https ://www.dictionary.com/browse/complicity (accessed on
18 October 2019).
S.K. Zhen, “An Explanation of Self-Censorship in China: The Enforcement of Social Control Through a Panoptic
Infrastructure”, Inquiries Journal/Student Pulse, vol. 7, n° 9, 2006, p. 1–5; J. Tong, “Press Self-Censorship in China: A
Case Study in the Transformation of Discourse”, Discourse and Society, n° 2, 2009, p. 593-612.
E.g. Tian feilong (田飞龙), “修宪确立中国宪法新秩序”[“The Constitutional Revision Affirms China’s new Legal
Order”], 31 March 2018: http://blog.dwnews.com/post-1013159.html (accessed on 13 October 2019).
C. Balding, “The Soft Power of Chinese Censorship”, The Asia Dialogue, 6 november 2017; E. Redden, “China’s
Long Arm”, Inside Higher Education, January 2018; S. Beach, “foreign Academics Confront Chinese Censorship”,
China Digital Times, 5 January 2018; K. Carrico, “China Studies Between Censorship and Self-Censorship”,
Chinoiresie, 17 July 2018.
Scholars At Risk, Incident affecting Hebibullah Tohti, reported 1 May 2017.
Scholars At Risk, Incident affecting feng Chongyi, reported 24 March 2017.
S. Chao and L. Gooch, op. cit., article en ligne.
Scholars At Risk, Incident affecting Anne-Marie Brady, reported 14 february 2018.
B. Allen-Abrahamian, “The Chinese Communist Party is Setting Up Cells at Universities Across America”, Foreign
Policy, 18 April 2018 ; E. Redden, “China’s ‘Long Arm”, Inside Higher Education, 3 January 2018.
159
160 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
likely to believe they are doing something “sensitive” than to suffer actual adverse
consequences for what they are doing.39
Greitner and Truex emphasize the potentially mixed motivations for self-censorship: “discretion as a necessary ethical principle for social science research in
China, given the potential for a scholar’s Chinese interlocutors to disproportionately
bear the negative consequences of sensitive research ”, as much as “disciplinary
factors, such as tenure and promotion requirements”.40 Indeed, the motivations for
self-censorship can include inducements as much as fear. The well-known cases of
Cambridge University Press, Springer Nature, and Brill accepting, and in some cases
later rejecting, censorship instructions from the Chinese government are further cases
in point: both decisions seemed to be motivated by business concerns.41 Yet again,
we must be sensitive to the complexity of motivating factors in many cases. Anxiety
about promotion, for example, will be heightened by the casualization of academic
work in many institutions and countries. Together, these cases remind us that even
where power is wielded in unjustifiable ways, those influenced retain – at least some –
agency: they decide whether or not to agree, acquiesce, or submit, as the case may be.
It is against this background that we need to consider why actors in academia
abroad are willing to accede to requests for prima facie highly problematic self-censorship from actors in China. Such requests range from simple pressure on conference
organizers to change the language of conference programmes 42 to requests that
foreign universities establishing Confucius Institutes (CI) comply with Chinese law,
in accordance with CI policies, and that they agree to non-disclosure of the terms of
their engagement.43 Such institutions give rise to serious concerns, including their
censorship of certain “sensitive” topics or expressions, and CIs’ discriminatory exclusion of certain groups, such as Falun Gong practitioners.44
39
40
41
42
43
44
S. Chestnut Greitens and R. Truex, “Repressive Experiences Among China Scholars: new Evidence from Survey
Data”,’ 1 August 2018 (draft), p. 1.
Op. cit. at p. 4 ; Zhidong Hao, “Commercialization and Corporatization Versus Professorial Roles and Academic
freedom in the United States and Greater China”, Chinese Sociological Review, vol. 47, n° 2, 2015, p. 103-127 ;
I. Stone fish, “Why Are America’s Elite Universities Censoring Themselves on China ?”, The New Republic, 4
September 2018.
K. Carrico, “A Tale of Two Publishers: Is Censorship the new normal?”, Hong Kong free Press, 12 november
2017; P. Gardner, “Cambridge University Press, Censorship in China, and the need to Stand Up for Academic
freedom”, 21 August 2017: https://chinaresearchers.com/2017/08/21/cambridge-university-presscensorshipin-china-and-the-need-to-stand-up-for-academic-freedom/ (accessed on 14 January, 2020); S. Denyer, “In
Reversal: Cambridge University Press Restores Access After China Censorship Row”, Washington Post, 21 August
2017; E. Redden, “Censorship in a China Studies Journal”, Inside Higher Ed, 19 April 2019.
E. Redden, “Censorship at China Studies Meeting”, Inside Higher Ed, 2014.
national Association of Scholars, “Outsourced to China”, June 2017 (accessed on 23 December 2020) : https ://
www.nas.org/reports/outsourced-to-china ; D. Sanderson, “Universities Sign Chinese Gagging Clause”, The
Times, 5 September 2018.
B. Allen-Ebrahimian, “How China Managed to Play Censor at a Conference on U.S. Soil”, Foreign Policy, 9 May
2018 ; J. Bradshaw and C. freeze, “McMaster Closing Confucius Institute Over Hiring Issues”, The Globe and Mail,
7 february 2013.
CHInA AnD THE THREAT TO GLOBAL ACADEMIC fREEDOM
Political scientists have, especially since 2017, started discussing this phenomenon
as manifestations of “sharp power” and “authoritarian advances”.45 The concept of
sharp power assumes that China’s power exercise is not to “make us want what the
Party-State wants” (it is not soft power in Nye’s sense),46 but rather to render us no
longer able to get what we have always wanted (liberal democracy and associated
goals and values). Ludwig and Walker argue that sharp power exploits the asymmetry
between open liberal-democratic systems and closed authoritarian systems, making
democracies more vulnerable.47 “Sharp” is used as a metaphor, employing the image
of repressive regimes’ “dagger – or indeed as their syringe”.48 The threats made against
academics abroad may serve as an example: they are very targeted, illicit actions
serving the purpose not only of silencing that one academic, but also of intimidating
others who learn about the intimidation, and silencing the debate of particular views
and topics in the academic’s host society.
The metaphor of sharp power captures some of the instances of transnational
repression discussed earlier on. But this analysis is of limited use for addressing the
problem that in many of these cases, foreign actors’ agency compounds the harms
produced. To understand such foreign actors’ role and responsibilities, we must
recognize the psychological and ethical complexity of their situation, sometimes
resembling that of domestic actors. Current law, as well as an emerging body of legal
cases and new policies to address “authoritarian influencing” give us some clues
about potential institutional, political and legal responses, but they also indicate new
problems.
In some cases of transnational repression, legal claims have been advanced
directly against complicit collaborators. Thus, it took a dismissed Falun Gong practitioner suing a Western university to draw attention to employment discrimination in
CIs,49 and a victim of a forced televised “confession” to draw attention to the complicity
of TV stations operating in the UK (and other countries) with the production of such
“confessions”, often following inhuman treatment of the “culprit”.50
Beyond such cases, the concept of complicity points to the potential uses of soft
law, such as the UN Guiding Principles (UNGP) on Business and Human Rights.51
These Guidelines were originally devised to address scenarios where business
45
46
47
48
49
50
51
C. Walker and J. Ludwig, “The Meaning of Sharp Power: How Authoritarian States Project Influence”, Foreign
Affairs, 16 november 2017; T. Benner, J. Gaspers, M. Ohlberg, L. Poggetti, and K. Shi-Kupfer, “Authoritarian
Advance: Responding to China’s Growing Political Influence in Europe”, websites of GPPi and Merics, 5 february
2018: https://merics.org/en/report/authoritarian-advance-responding-chinas-growing-political-influenceeurope (accessed on 23 December 2020); f. Godement and A. Vasselier, “China at the Gates: A Power-Audit
of EU-China Relations”, European Council on foreign Relations-website, 1 December 2017: https://ecfr.eu/
publication/china_eu_power_audit7242/ (accessed on 23 December 2020).
nye classifies it as a form of hard power, cf. J. nye, “China’s Soft and Sharp Power”, Project Syndicate, 4 January 2018.
Ludwig and Walker, op. cit., p. 6.
Ibid.
J. Bradshaw and C. freeze, op. cit., online.
K. Cheng, “My Ordeal Haunts Me: UK Regulator Must Ban Chinese State TV, Says Man Who Appeared in forced
Confession”, Hong Kong Free Press, 22 november 2018.
Un Office of the High Commission for Human Rights, “The Corporate Responsibility to Respect Human Rights,
An Interpretive Guide”, December 2012: https ://www.ohchr.org/Documents/Publications/HR.PUB.12.2_En.pdf
(accessed on 4 October 2019).
161
162 LA VOIE TÉnUE DE LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE En SITUATIOn AUTORITAIRE
enterprises benefited from the relative lawlessness of the jurisdiction. By contrast,
in the present setting, academic actors engage with authoritarian Party-State actors
whose operations threaten to undermine the liberal-democratic host jurisdiction. It
is not clear if the UNGP can address such cases directly, not least because universities
would no doubt resist being characterized as “business enterprises” for the purposes
of the UNGP.52 The Guiding Principles nevertheless have a bearing on complicity with
academic repression by universities abroad: if business enterprises must respect and
protect human rights and ensure remedies for their violations, then surely universities,
which are often (part-)funded by public money and bounded explicitly by principles
of academic freedom, must too.53
Conclusion
The Chinese Party-State’s academic repression has long ceased to be merely
a domestic problem; it now threatens academic freedom at a global level. Liberaldemocratic States and actors within them share in the responsibility of addressing
transnational academic repression, not only in the context of enforcing already-established law. But they face a “collective action” problem. To go beyond the obligations
to investigate, understand and recognize their own connection with these wrongs,
they must come together. Responses to transnational academic repression should not
focus on individual blame, not least because, as I have tried to show, the language of
perpetrators, victims and collaborators is problematic in repressive contexts. Rather,
responses must start with creating, strengthening and responsibly using institutional
protections to defend academic freedom in exchange with actors abroad, and to
support global resistance to academic repression.54
52
53
54
R. Precht, “Engagement Versus Endorsement: Western Universities in China”, Open Democracy, 27 April 2017.
Many universities have, for instance, signed up to the Magna Charta Universitatum (January 1988, available
at http ://www.magna-charta.org/magna-charta-universitatum/read-the-magna-charta) and/or to the Hefei
Statement (2013, available at https ://www.leru.org/publications/hefei-statement). Many countries also
safeguard academic freedom through their Constitutions.
Specific proposals are outlined in Human Rights Watch, “China: Threats to Academic freedom Abroad”,
21 March 2019, https://www.hrw.org/news/2019/03/21/china-government-threats-academic-freedom-abroad
(accessed on 23 December 2020); HRW’s recommendations (presented in the executive summary) include to
“speak out for academic freedom, strengthen academic freedom on campus; counter threats to academic
freedom ; record incidents of Chinese government infringement of academic freedom ; join with other
academic institutions to promote research in China; offer flexibility for scholars and students working on China;
reject Confucius Institutes; monitor Chinese government-linked organizations; promote academic freedom
of students and scholars from China; disclose all Chinese government funding; ensure academic freedom in
exchange programs and on satellite campuses; and monitor the impact of Chinese government interference
in academic freedom.” See also M. Svensson and E. Pils, “Academic freedom: Universities Must Take a Stance or
Risk Becoming Complicit with Chinese Government Interference”, The Conversation, 14 June 2019.
CHInA AnD THE THREAT TO GLOBAL ACADEMIC fREEDOM
Résumé en français
La Chine et la menace à la liberté académique
au niveau mondial
Eva Pils, King’s College London
Eva Pils se félicite de l’internationalisation
de la recherche académique, mais s’inquiète
des conséquences pour l’ensemble de la
communauté scientifique internationale
lorsque des États autoritaires comme la Chine
exportent certaines formes de répression sur la
liberté académique.
Dans un premier temps, à travers plusieurs
cas de chercheurs démis de leurs fonctions
ou interdits d’accéder aux plateformes
scientifiques de diffusion au cours des
dernières années, Pils revient sur l’accélération
des sanctions à l’encontre des chercheurs
dans le contexte national chinois depuis
la prise de pouvoir de Xi Jinping en 2012.
Le cas de l’économiste ouïghour Ilham
Tohti, condamné à la prison à perpétuité en
2014 pour sa participation aux débats sur
les politiques ethniques dans la région du
Xinjiang, au nord-ouest de la Chine, illustre
aussi la criminalisation de recherches qui
vont à l’encontre des lignes idéologiques du
Parti communiste chinois (PCC). Son cas
n’est plus unique, puisque d’autres chercheurs
ouïghours comme Rahile Dawut et Abdulqadir
Jalaleddin ont actuellement disparu, internés
dans des camps ou emprisonnés. Pils rappelle
que la répression des académiques en Chine
s’inscrit dans un système de gouvernance non
démocratique, le PCC gardant une mainmise
sur les universités à travers divers organismes.
Dans ce cadre, depuis 2013, les académiques
ont un devoir explicite de loyauté vis-à-vis du
PCC et l’interdiction d’enseigner des « pseudovaleurs universelles comme les droits humains
et la société civile ». Autocensure et climat
latent de violence dominent donc le monde
académique chinois actuel.
Dans un second temps, Pils démontre que cette
répression académique en Chine est reproduite
à nombreux égards dans ses partenariats
scientifiques transnationaux. Elle évoque par
exemple les cas de Hebibulla Tohti et Feng
Chongyi, arrêté et emprisonné en Chine à
son retour d’Égypte pour le premier, disparu,
interrogé sur ses recherches « sensibles »
en Chine puis renvoyé en Australie pour
le second : tout retour en Chine pour des
chercheurs chinois basés à l’international
présente un danger. De même, des chercheurs
chinois et non chinois basés à l’étranger
peuvent être confrontés à des menaces graves
directes sur le sol américain pour Teng Biao
ou néo-zélandais pour Anne-Marie Brady.
Ces pressions sont généralement organisées
par des associations, voire des cellules du PCC
installées au sein des universités à travers
le monde. Par conséquent, les chercheurs
internationaux sont de moins en moins
enclins à travailler sur des sujets « sensibles »
et privilégient parfois l’autocensure, de peur
d’être exclus des chaînes de publications (les
exemples de censure d’éditeurs renommés
comme les Presses universitaires de
Cambridge, Springer Nature ou Brill pour des
questions commerciales) ou des institutions
de recherche prêtes à agréer les demandes
des partenaires chinois. Pils démontre enfin
comment les menaces contre les académiques
en dehors de la Chine relèvent du sharp power :
plus que de faire taire par des actions illicites,
il s’agit d’intimider pour que les conversations
n’aient pas lieu.
En conclusion, Pils nous rappelle que les
menaces contre la liberté académique en
Chine sont désormais plus qu’un problème
domestique : c’est la liberté académique à
un niveau mondial qui est sous pression. Il
revient aux États libéraux et démocratiques
de renforcer les lois qui protègent la liberté
académique en prenant en compte cette
nouvelle configuration. Pils appelle finalement
à une action collective et coordonnée
des institutions pour défendre la liberté
académique.
163
Partie IV
Contextes
démocratiques,
tournant illibéral
et pressions
économiques
Le financement des
universités,
de Humboldt au
New Public Management
De quelques préconditions
à la liberté académique
Jean Luc De Meulemeester
Université libre de Bruxelles
Introduction
Qu’est-ce que la liberté académique ? Comme le soulignent Palfreyman et Temple1,
ce concept reçoit une acception très diverse selon les pays. La protection juridique qui
accompagne cette notion varie également très fort, d’une inscription dans la constitution dans certains pays à une vague référence dans un décret – Act – sur le financement
des universités au Royaume-Uni. Aux États-Unis où l’espace laissé à ce droit dépend du
résultat de décisions de justice, on remarque aussi un resserrement de l’espace qui lui
est laissé. Cet article n’étant pas de nature juridique, nous retiendrons une définition
plus conceptuelle donnée par Benjamin Ginsberg2 dans le cadre américain : il s’agit
de la liberté de recherche et de publication, de la liberté d’expression dans la salle de
cours et de la défense de la liberté de parole en tant que citoyen quand le professeur
s’exprime (parle ou écrit) dans la Cité en dehors des murs de l’université. Nous sommes
conscients que c’est là une acception très large et généreuse du concept.
Pourquoi cette liberté académique est-elle si importante ? Elle accroît l’espace de
liberté intellectuelle des professeurs et constitue par là un bénéfice pour la société tout
entière. Elle crée un climat propice à l’initiative intellectuelle, la créativité, la remise
en cause d’idées établies. Elle bénéficie aussi aux étudiants qui seraient exposés grâce
1
2
D. Palfreyman et P. Temple, Universities and Colleges. A Very Short Introduction, Oxford, Oxford University Press,
2017, p. 103.
B. Ginsberg, The Fall of the Faculty. The Rise of the All-Administrative University and Why it Matters, Oxford, Oxford
University Press, 2011, p. 154.
168 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
à elle à une plus grande pluralité de points de vue, enrichissant par là leur créativité
et leur esprit critique. Elle serait le corollaire du modèle de science ouverte qui s’est
développé depuis la Renaissance (en opposition à la science « secrète » propre au Moyen
Âge)3 : divulgation et discussion publique des résultats de recherche, expérimentation
libre… La liberté académique (et le libre examen qui en serait le corollaire) permettrait
la plus grande prise de risque possible en matière de recherche et une mise à l’abri des
contraintes de productivité à court terme propres au monde extérieur (spécialement
celui de l’entreprise). Il est clair que le libre exercice de la liberté académique présuppose un certain type de motivation (intrinsèque) chez les acteurs universitaires, qui
seraient mus par leur propre passion (vocation) pour leur sujet de recherche4 . Si une
telle motivation intrinsèque n’était pas là, seules des motivations extérieures comme
l’argent ou la quête de la reconnaissance sociale (voire étatique) piloteraient leur
comportement, les poussant vers un certain conformisme. Le libre examen et l’esprit
critique se trouveraient de facto limités. On pourrait aussi y voir une condition d’une
démocratie réelle : un monde académique indépendant serait aussi nécessaire qu’une
justice et une presse indépendantes.
Très rapidement, on sent bien que la liberté académique ne peut être postulée in
abstracto sans préconditions institutionnelles, comme l’existence d’une université
libre (ou autonome), et des professeurs eux-mêmes indépendants – ce qui à notre sens
suppose aussi la tenure, la garantie d’emploi. On verra dans cet article pourquoi il en
est ainsi, comment ces préconditions ont été lentement mises en place et comment elles
sont maintenant (depuis bientôt vingt, voire trente ans) remises en cause.
Les préconditions à la liberté académique :
des universités et des professeurs autonomes
Par universités autonomes, on entend des institutions indépendantes des désirs et
objectifs de ceux qui les financent, que ce soient des États, des entreprises, des donateurs privés ou encore des mécènes. L’université doit pouvoir poser son propre agenda,
ses propres objectifs en toute indépendance. On est donc loin ici du sens donné à l’adjectif « autonome » par le New Public Management : des universités libres de s’organiser
comme elles l’entendent pour atteindre des objectifs fixés en dehors d’elles par un État
ou un régulateur. Tout cela suppose des universités qui sont soit riches par leurs dotations initiales, soit financées par des autorités publiques convaincues par la nécessité
d’avoir des universités libres et autonomes, préservant la liberté académique. L’idée de
professeurs autonomes implique aussi l’idée d’une université comme lieu d’une démocratie interne (dans la lignée de la corporation médiévale ou d’une coopérative), et pas
3
4
P. David, « Common Agency Contracting and the Emergence of Open Science Institutions », American Economic
Review – Papers and Proceedings, 88/2, 1998, p. 15-21.
J. L. De Meulemeester, « Quels modèles d’université pour quel type de motivation des acteurs ? », Pyramides, 21,
2012, p. 261-289.
LE fInAnCEMEnT DES UnIVERSITÉS
un modèle d’entreprise avec des rapports hiérarchiques et un pouvoir managérial fort.
Pour assurer aux professeurs tant la possibilité de prendre des risques en recherche
(et peut-être apparaître relativement improductifs pendant une certaine période de
gestation d’idées nouvelles) que de ne pas risquer des contre-feux suite à leurs prises
de position, il semble que la tenure (titularisation à vie, qui ne peut être mise en cause
qu’en cas de faute professionnelle grave) est un élément essentiel du dispositif5. Si on
veut chercher l’origine de cette idée, on la trouvera comme élément essentiel du modèle
académique humboldtien mis en place en Prusse au début du XIXe siècle.
Les économistes, ennemis de
la liberté académique ?
Un certain nombre de penseurs néolibéraux ont tendu à voir l’institution de la
tenure comme adverse à la créativité intellectuelle 6 . Le processus de socialisation
précédant l’octroi de celle-ci (obtenue par ailleurs par une minorité des chercheurs)
conduirait à la génération de personnalités plutôt conformistes et peu créatives.
L’existence du système conduirait de plus à la défense d’avantages acquis indépendants
de la performance réelle d’enseignement comme de recherche. Il serait ainsi très peu
incitatif. Il n’est pas faux de dire que les grandes réformes mises en place à partir
de la fin des années 1980 au Royaume-Uni et aux Pays-Bas sont en partie inspirées
des analyses économiques comme le modèle principal-agent7, qui présuppose une
motivation plus extrinsèque (les acteurs réagissent aux incitations, récompenses et
punitions) qu’intrinsèque (l’idée de vocation, au cœur du modèle humboldtien). Adam
Smith (1776) déjà avait été fort déçu de l’enseignement reçu à l’époque à Oxford et
voyait lui aussi d’un mauvais œil un statut et une rémunération du professeur indépendants de sa performance8 . Mais les choses ne sont pas si simples, et si on étudie
l’histoire des idées, on verra que les économistes ont réagi aux dérives permises par
l’absence de tenure notamment aux USA. Au début du XXe siècle, les économistes
furent en effet à l’avant-garde (avec l’American Economic Association, rejointe par
l’American Sociological Society et l’American Political Science Association) pour
défendre la liberté académique et la sécurité d’emploi. Les universités américaines
de l’époque étaient financées par de riches entreprises qui souvent exerçaient un
pouvoir de monopole (ou au moins possédaient un pouvoir de marché dans un cadre
5
6
7
8
B. Ginsberg, op. cit., p. 158.
Voir par exemple M. C. Taylor, Crisis on Campus. A Bold Plan for Reforming our Colleges and Universities, new York,
Alfred A. Knopf, 2010. Pour une critique, voir D. A. Bell, « Does this man deserve tenure ? », The New Republic,
6 septembre 2010, https ://newrepublic.com/article/77343/mark-taylor-crisis-campus-colleges-universities
(consulté le 3 août 2019).
J. Tirole, The Theory of Industrial Organization, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1988, p. 51-55.
A. Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations. A Selected Edition, Oxford, Oxford
University Press, (1776) 2008, p. 424.
169
170 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
oligopolistique). Plusieurs professeurs d’économie défendaient des vues hostiles au
pouvoir de monopole et ils furent pour cette raison licenciés9. Les autorités universitaires ne les suivirent pourtant pas dans la défense des droits des professeurs avant
la fin de la Première Guerre mondiale. Mais dans le courant du XXe siècle, des
années 1920 aux années 1960, les universités se virent confrontées à une croissance
très importante du nombre d’étudiants et à une pénurie de professeurs proprement
qualifiés. Un peu comme dans le Japon d’après-guerre, pour éviter un turnover trop
important, les universités adoptèrent progressivement le modèle de l’emploi à vie pour
les professeurs d’université10. Une certaine littérature plus analytique a aussi émergé
au sein de la science économique depuis les années 1980. Carmichael11 a développé
une analyse formalisée pour démontrer que la tenure était nécessaire pour que les
académiques en place recrutent les meilleurs – autrement la crainte d’être remplacés
par de nouveaux jeunes collègues plus talentueux les conduirait à systématiquement
recruter des collègues moins performants. Plus interdisciplinaires, l’économiste Bruno
Frey et la spécialiste des organisations Margit Osterloh ont souligné les dangers des
indicateurs formels et explicites pour évaluer les académiques12 (rankings, mesures
bibliométriques). L’idée centrale est que des acteurs motivés intrinsèquement (internally motivated actors) peuvent être démotivés par l’introduction de tels mécanismes
(incitants externes comme l’argent ou jeux de récompenses et punitions fondés sur la
performance bibliométrique). Ceci dit, récemment, des économistes ont montré dans
le cadre d’une étude empirique que les économistes nommés semblaient devenir moins
productifs13. Il reste que le consensus qui émerge au sein de cette littérature est plutôt
en faveur de la tenure après une longue période probatoire.
9
10
11
12
13
B. Ginsberg, op. cit., p. 137-141.
Ibid., p. 157-161.
H. L. Carmichael, « Incentives in Academics: Why is There Tenure? », Journal of Political Economy, 96/3, 1988,
p. 453-472.
M. Oseterloh et B. S. frey, « Academic Rankings and Research Governance », CREMA (Center for Research in
Management) Working Paper, 2010/12, University of Zurich.
En termes de publication dans les revues à haut facteur d’impact. J. Brogaard, J. Engelberg et E. Van Weesp, « Do
Economists Swing for the fences after Tenure? », Journal of Economic Perspectives, 32/1, 2018, p. 179-194.
LE fInAnCEMEnT DES UnIVERSITÉS
Le modèle humboldtien :
centralité de la liberté académique
Le modèle américain auquel il est souvent fait référence est dominant seulement
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Auparavant (essentiellement avant la prise
de pouvoir par Hitler en 1933), c’était le modèle allemand qui constituait le modèle
idéal pour une bonne partie du monde académique. Ce modèle dit humboldtien fut
mis en place au début du XIXe siècle dans le cadre de réformes plus globales de l’État
prussien suite à la défaite face à la France napoléonienne14 . Il constitue la synthèse
entre un modèle d’enseignement supérieur organisé par des institutions universitaires
autonomes, autogérées par les professeurs (le modèle médiéval de la corporation) et
le modèle de science ouverte dont on a parlé en introduction (et qui s’était lui développé en dehors des universités, notamment au travers des Académies ; voir Renaut15).
Cette nouvelle université résout le problème du financement en l’organisant par l’État
qui s’engage à garantir à l’université les conditions institutionnelles et financières de
son indépendance16 . Ce modèle d’enseignement supérieur est aussi dual : à côté des
universités caractérisées par un certain biais platonicien coexiste un secteur de hautes
écoles professionnelles moins prestigieuses, mais utiles au développement économique (par exemple en architecture et en ingénierie)17. La liberté académique dans
l’université constitue l’un des ingrédients clés de ce système. On y retrouve l’unité de
l’enseignement et de la recherche (les professeurs sont des enseignants-chercheurs),
dans un cadre de liberté de recherche et d’enseignement pour les professeurs nommés
à vie et jouissant des avantages du statut de fonctionnaire de l’État prussien18 dont
l’université dépend totalement pour son financement (ce qui posera problème lorsque
l’État changera de vision par rapport à la pertinence de cette liberté académique,
essentiellement après 193319). Il n’y a pas de conditionnalité des financements (on est
encore dans un cadre très élitiste, où la participation à l’enseignement supérieur est
très faible), donc pas d’évaluation (externe) de la qualité de la recherche. L’idée est
de laisser ainsi au professeur, animé par la passion pour son sujet, une totale liberté,
notamment face à des contraintes de productivité à court terme, autorisant ainsi
une prise de risque maximale en recherche. Ce modèle ne sera pas toujours optimal
avec son échelle de prestige très inspirée de valeurs aristocratiques et platoniciennes.
Il induira une dérive académique pas toujours heureuse dans le secteur des écoles
14
15
16
17
18
19
Voir K. Gispen, New Profession, Old Order: Engineers and German Society, 1815-1914, Cambridge, Cambridge
University Press, 1989 et J. L. De Meulemeester et C. Diebolt, « new Institutional History of the Adaptive
Efficiency of Higher Education Systems. Lessons from the Prussian Engineering Education System 1806-1914 »,
Économies et Sociétés, série « Histoire économique quantitative », Af, 43/1, 2011, p. 33-63.
Voir A. Renaut, Les Révolutions de l’université. Essai sur la modernisation de la culture, Paris, Calmann-Lévy, 1995.
Une indépendance intellectuelle et pas nécessairement politique. On verra en effet en Prusse des mises à pied
de professeurs, notamment en 1848.
K. Gispen, op. cit., p. 25-38.
D’où ce titre un peu moqueur, Socrate fonctionnaire… (essai de Pierre Thuillier, 1982).
S. Paletschek, « The Invention of Humboldt and the Impact of national Socialism : the German University Idea in
the first Half of the Twentieth Century », in M. Szollosi-Janze (éd.), Science in the Third Reich, Oxford, Berg, 2001,
p. 39-44.
171
172 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
professionnelles20 . En recherche, son financement public s’avérera vite insuffisant,
poussant vers la fin du XIXe siècle à la recherche de partenariats avec le secteur privé
(déjà). Ces évolutions, plus favorables aux sciences dures, seront favorisées par l’État
prussien. Déjà dans les années 1920, les contraintes budgétaires pousseront un certain
nombre de scientifiques allemands à trouver refuge aux États-Unis ou en GrandeBretagne. Ce mouvement sera renforcé par la mise au pas des universités allemandes
à partir de 1933, marquant la mort à la fois de la liberté académique et du prestige
de la science allemande. C’est aux USA que le flambeau de la recherche sera repris.
Plus généralement, le modèle humboldtien, avec les idées concomitantes de liberté
académique et d’emploi à vie pour les professeurs d’université, sera repris dans un très
grand nombre de pays occidentaux. À partir des années 1950-1960, on va assister à la
massification de ce système. Au départ, le plein emploi et la forte croissance économique ne vont pas remettre en cause fondamentalement ce modèle, où le secteur des
sciences sociales et humaines se développe très fort. On croit à l’époque à l’importance
de ces investissements en capital humain pour la croissance économique21. Le mouvement de Mai 68 va même pousser les États à soutenir financièrement cette expansion
universitaire quelques années encore. Mais la crise des années 1970, avec la montée
corollaire du chômage des jeunes et les contraintes sur les finances publiques, va peu
à peu remettre ce modèle en question.
Les transformations du modèle académique
anglais à partir des années 1980
C’est en Grande-Bretagne que l’on va voir le modèle universitaire évoluer vers un
nouveau mode de financement et de contrôle des universités par l’État22 . Avec l’arrivée
au pouvoir de M. Thatcher en 1979, on va voir les universités jusque-là relativement
autonomes reprises en main par l’État anglais. Bien qu’autonomes, elles dépendaient
étroitement du financement étatique – ce qui constitue leur point faible. Dès 1981, le
gouvernement réduit leurs subsides tout en les autorisant à charger le coût total de
leur formation aux étudiants en provenance de l’étranger. Le manque de moyens et le
souci d’un marketing plus agressif va pousser ces universités à donner plus de place
au management (et donc aussi s’écarter du modèle relativement égalitaire qui régnait
jusque-là). En 1986, les universités fortes en recherche ont l’idée de lancer un Research
Assessment Exercise (RAE) qui vise en gros à faire évaluer sur une période de temps
donnée la performance de recherche de chaque département à l’échelle nationale et à
redistribuer aux meilleurs une plus grande part des fonds. Progressivement, une part
20
21
22
Voir K. Gispen, op. cit., p. 78-85 et 150-151.
Voir G. Becker, Human Capital. A Theoretical and Empirical Analysis with Special Reference to Education, Chicago,
Chicago University Press et R. nelson et E. Phelps, « Investment in Humans. Technological Diffusion and
Economic Growth », American Economic Review, 56, 1966.
Voir C. Deer, Higher Education in England and France since the 1980s, Oxford, Symposium, 2002.
LE fInAnCEMEnT DES UnIVERSITÉS
croissante des fonds de recherche se verra redistribuée sur cette base sélective. Plus
radicale encore, en 1988, la tenure est abolie, rendant les académiques moins aptes à
critiquer ou à s’opposer aux décisions de leurs autorités et davantage incités à produire
des articles de recherche valorisés par les évaluateurs (et importants pour le financement de leurs institutions). En 1992, le mode de financement est rendu plus compétitif
encore par l’assimilation des anciennes Polytechnics23 aux universités. À partir de 1997
avec le gouvernement travailliste, cette même dynamique de mise en concurrence va
se poursuivre (en y ajoutant d’autres objectifs, par exemple en termes de participation
de publics plus défavorisés). Dans un souci d’équité (ne pas faire payer à l’ensemble
des citoyens via l’impôt général un enseignement universitaire qui ne serait fréquenté
que par les classes moyennes et supérieures), on va aussi voir le minerval augmenter24
(de 1 000 à 3 000 £ en 2004, puis 9 000 en 2010). Le RAE va se transformer en REF
(Research Excellence Framework), mais la philosophie va rester identique. La recherche
va continuer à se concentrer sur quelques pôles d’excellence. Un accent plus marqué
sera mis sur l’impact sociétal des recherches menées, soulignant le biais utilitariste
des politiques d’enseignement supérieur. Les STEMM (Natural Sciences, Technology,
Engineering, Mathematics and Medical Sciences) seront clairement favorisés dans
ce modèle. La place laissée à la liberté académique va nettement se restreindre de
par l’obligation de publier dans des supports valorisés par les évaluateurs. Dans un
certain nombre de pays ou régions influencés par ce modèle, cela pourra se traduire
par une évaluation bibliométrique, qui oblige le chercheur à s’aligner sur les grandes
tendances de recherche du moment et à ne pas nager à contre-courant. Selon que l’on
croit ou non à l’efficience du marché scientifique (sa capacité à toujours récompenser
les bonnes recherches et toute forme de marginalité créatrice), on trouvera ou non
que cela constitue une bonne évolution. En science économique, par exemple, cela
se traduit par la domination incontestée des approches néoclassiques aux dépens des
approches hétérodoxes25.
23
24
25
Hautes Écoles jusque-là non universitaires.
Voir n. Barr et I. Crawford, Financing Higher Education. Answers from the UK, Londres, Routledge, 2005 ainsi
que D. nowell-Smith, « Amers lendemains électoraux pour l’université britannique », Le Monde diplomatique,
mars 2011, p. 4-5.
Il s’agit d’une discipline très hiérarchisée où la production scientifique doit suivre un canon bien établi :
individualisme méthodologique, préférences fixées, maximisation, rationalité, recherche d’équilibres. La
démarche hétérodoxe qui vise à construire une recherche économique qui s’appuierait davantage sur la vision
de l’homme développée dans les autres sciences sociales est dès lors a priori exclue (celui qui s’y consacre n’est
pas considéré comme un économiste et ses publications ne seront pas prises en compte dans les revues les plus
prestigieuses, qui suivent le dogme). Voir M. fourcade, E. Ollion et Y. Algan, « The Superiority of Economists »,
Journal of Economic Perspectives, 29(1), 2015, p. 89-114.
173
174 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
Le nouveau modèle académique :
anti-humboldtien
L’évolution du modèle anglais va servir de référence à des transformations similaires sur le reste du continent. Le nouveau modèle académique s’oppose point par
point à l’ancien. Il s’agit de mobiliser l’enseignement supérieur en vue de contribuer
au mieux à l’employabilité des citoyens et à renforcer la compétitivité de la nation.
Les décideurs politiques souhaitent maintenant créer un système plus unitaire d’enseignement supérieur, au sein duquel les anciennes écoles supérieures, davantage
appliquées, voient leur prestige accru, quand elles ne sont pas intégrées aux universités (voir le mouvement d’intégration au sein de la Fédération Wallonie-Bruxelles
qui répond aussi à des soucis financiers26). Plus globalement, on souhaite changer
la culture dominante au sein des universités en la rapprochant de considérations
d’utilité économique. On met l’accent sur l’apprentissage de talents et compétences
économiquement utiles dès les premières années (bachelier) ainsi que sur les sujets
économiquement utiles (en termes d’employabilité des étudiants ou de recherche
pouvant avoir des retombées économiques et commerciales). Au lieu d’universités
indépendantes posant leur propre agenda, on souhaite les rendre responsive (sensibles)
aux demandes de la société et de l’économie. L’autonomie n’est plus que celle de choisir
les meilleurs moyens pour atteindre des objectifs posés par les décideurs politiques
(contributions à l’employabilité des jeunes, à l’innovation et à la croissance). Une très
grande importance est accordée à l’évaluation des institutions, départements et enseignants-chercheurs. Dans certains pays ou régions (Angleterre, Flandre, France…), on
couple des financements aux résultats de ces évaluations – on passe progressivement à
un financement par des mesures d’output au lieu des inputs27. Face à la croissance du
nombre d’étudiants, à la contrainte financière dure liée à la faiblesse des financements
publics et à la concurrence croissante entre institutions, on voit monter une culture
managériale au sein des universités. Le « hard (ou new) managerialism » remplace
progressivement la collégialité 28 . D’une communauté d’égaux, l’université devient
peu à peu une firme comme une autre. L’imaginaire du marché fait son entrée à
marche forcée dans l’univers académique. On veut créer des incitants de marché, que
ce soit les droits de propriété intellectuelle sur les résultats de la recherche ou l’idée
qu’il faudrait payer les professeurs en fonction de leur performance de recherche ou
26
27
28
M. Molitor, « Les transformations du paysage universitaire en Communauté française », Courrier hebdomadaire,
CRISP, 2052/2053, 2010.
Pour un aperçu des divers modèles européens en la matière, voir K. Jonkers et T. Zacharewicz, Research
Performance Based Funding Systems : a Comparative Assessment, JRC Science for Policy Report, Bruxelles,
Commission européenne, 2016.
M. Reed, « new Managerialism and the Management of UK Universities », in M. Dewatripont, f. Thys-Clément et
L. Wilkin (éds), European Universities: Change and Convergence?, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles,
2002, p. 69-83.
LE fInAnCEMEnT DES UnIVERSITÉS
d’enseignement29. Il s’agit là d’une véritable révolution culturelle. D’un lieu protégé des
exigences de productivité de court terme, l’université se voit mobilisée dans la guerre
économique. Les professeurs n’y sont plus des chercheurs mus par une passion, mais
des acteurs économiques comme les autres « incités » ou « pénalisés », et donc motivés
de l’extérieur. Cela participe d’une volonté aussi de piloter le système universitaire de
l’extérieur, de le contrôler. L’autonomie des professeurs est mise à mal par l’injonction
de participer à une recherche plus collective et moins individuelle et de s’inscrire dans
la stratégie de recherche de l’établissement. La motivation intrinsèque des professeurs
est peu à peu mise de côté au profit de l’idée que ces derniers doivent être mus par des
incitants financiers individuels et collectifs.
Conclusion :
vers la mort de la liberté académique ?
Les universités européennes sont mobilisées dans la guerre économique, et les
maîtres-mots des politiques d’enseignement supérieur sont maintenant compétitivité
économique, employabilité, innovation, participation active à la société et à l’économie de la connaissance. Il est clair qu’une part de cette évolution a été pensée par
les académiques eux-mêmes, notamment les économistes30 du courant de la croissance endogène qui donnent à l’innovation et au progrès technique un rôle central.
Certains d’entre eux ont plus spécifiquement pensé le rôle clé des universités dans des
économies qui auraient cessé d’être basées sur l’imitation et devraient maintenant
miser sur l’innovation31. Des universités repensées feraient partie du « package institutionnel » nécessaire pour permettre à l’Europe de garder sa place dans la compétition
internationale. La stratégie de Lisbonne (2000) et le rapport Sapir (2003) en sont les
expressions32 . Dans un cadre de financement public en réduction depuis le début des
années 1980 dans le cadre d’un Zeitgeist néolibéral, les universités ont eu tendance à
faire leur ce discours économiciste pour convaincre les décideurs politiques de continuer à les financer généreusement. Ce faisant, elles ont progressivement abandonné
l’ethos humboldtien au profit d’une philosophie utilitariste, économiste et managériale. L’idée de défendre des valeurs comme la nécessité de laisser les chercheurs
29
30
31
32
À ce propos, on peut se référer à l’article de H. Rubenstein, « Rewarding University Professors: A PerformanceBased Approach », Public Policy Sources, 44, A fraser Institute Occasional Paper, 2000. On notera que Hymie
Rubenstein est professeur d’anthropologie – ce qui montre que le nouveau discours n’est pas uniquement
porté par des économistes ou des professeurs de business schools.
Mais pas uniquement, comme indiqué dans la note de bas de page précédente. Dans un univers à ressources
rares et très concurrentiel, chaque professeur ou chaque groupe plus large (département, laboratoire,
discipline) peut être attiré par un modèle qui vise à récompenser les meilleures recherches et concentrer les
moyens, s’il pense appartenir au camp des gagnants.
P. Aghion et E. Cohen, Éducation et croissance. Rapport du Conseil d’Analyse économique, Paris, La Documentation
française, 2004.
A. Sapir, P. Aghion, G. Bertola, M. Hellwig, J. Pisani-ferry, D. Rosati, J. Vinals et H. Wallace, An Agenda for a
Growing Europe. The Sapir Report, Oxford, Oxford University Press, 2004.
175
176 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
libres et à l’abri d’évaluations trop nombreuses (exigeant parfois ex ante l’expression
des résultats de recherche attendus) et trop intrusives apparaît comme la défense de
privilèges obsolètes. L’université, dépendant en Europe très largement du financement
public, est obligée de suivre et d’imposer à ses membres de plus en plus d’exigences de
productivité aux dépens de la réflexion critique et de la construction de savoirs à long
terme. Dans un univers qui dévalorise le livre et qui exige des chercheurs un nombre
maximum de publications dans des revues référencées le plus souvent de langue
anglaise, et ce, dans un intervalle de temps réduit, la place des sciences humaines et
sociales est questionnée (tout au moins dans leurs dimensions réflexives et critiques).
Elles ont tendance à s’adapter en adoptant le modèle des sciences dures (recherche
collective, quantitative, sur de larges bases de données), aux dépens des perspectives
critiques. Tant la capacité d’innovation radicale (vu la maigre place laissée de nos
jours à la « marginalité créatrice ») que la capacité de critique risquent de disparaître
d’une institution qui deviendrait une sorte de nouvelle fabrique33 devant produire
un maximum d’outputs (étudiants employables et adaptables, résultats de recherches
utiles devant doper la compétitivité de l’économie). C’est peut-être un danger, tant
pour la démocratie que pour la capacité d’innovation réelle à long terme.
33
Pour reprendre l’expression de B. Wigger, “Unternehmerische Universitäten: Wissensfabriken sind keine
Wurstfabriken”, frankfurter Allgemeine Zeitung, 22 juillet 2015.
Le rétrécissement
de l’intérieur
La liberté académique
à l’ère de l’Excellence
L’Atelier des chercheur·e·s pour une désexcellence des universités1
Université libre de Bruxelles
Rien à signaler ?
Le texte qui suit se présente comme un témoignage réflexif sur l’exercice de la
liberté académique. Il a été élaboré par un collectif d’enseignant·e·s-chercheur·euse·s
provenant de différentes disciplines, tous attentifs aux et affectés par les transformations contemporaines du monde universitaire. L’université dans laquelle ils et elles
pratiquent leur métier est l’Université libre de Bruxelles, située au cœur de l’Europe,
là où la liberté – et pas seulement académique – est brandie en valeur cardinale de
l’organisation de la cité, comme le signale opportunément son nom.
Comment la liberté académique est-elle vécue et exercée concrètement aujourd’hui
dans cette université ? Il apparaît que, comme dans de nombreuses autres universités
et institutions de recherche, la question amène à mettre en évidence une situation
en porte-à-faux : tandis que la liberté de pensée et « l’engagement sociétal au service
de la collectivité » y sont affirmés comme des valeurs suprêmes par l’institution ellemême2 , les conditions de travail et d’exercice des chercheurs sont telles qu’en réalité,
elles vident tendanciellement ces principes de leur substance.
Parmi les chercheurs et enseignants, le premier sentiment est souvent celui de
travailler de manière libre. En dehors des devoirs et obligations vis-à-vis de l’institution (en termes de charges de cours, par exemple, de discipline ou de déontologie), la
liberté d’organisation du travail semble complète : personne ne dicte, explicitement ou
implicitement, le contenu des enseignements, les méthodes pédagogiques à utiliser ou
les sujets et projets de recherche à poursuivre. Les témoignages de nombreux enseignants-chercheurs, recueillis à l’occasion de discussions informelles entre collègues,
1
2
Pour une présentation de notre collectif, nous renvoyons à notre site http ://lac.ulb.ac.be/LAC/home.html.
L’Université a même créé en 2018 une association sans but lucratif (ASBL), « ULB engagée », spécifiquement
dédiée à « accompagner et soutenir les actions citoyennes et solidaires » (http ://engagee.ulb.be/presentation).
178 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
mais également de journées de réflexion organisées par notre collectif et d’interventions dans des colloques en Belgique et à l’étranger, pourraient accréditer l’idée qu’en
matière de liberté académique, la situation est idéale sous les latitudes bruxelloises
puisque la plupart disent se sentir totalement libres de traiter les sujets qu’ils veulent,
autant aujourd’hui qu’hier.
Cependant, cette liberté est ressentie et vécue dans un monde universitaire qui a
désormais un nouveau mot d’ordre : l’Excellence. Cette notion, qui renvoie à l’idée de
supériorité et de perfection sans pourtant se référer à aucune valeur ou qualité particulière, a fait son entrée dans les milieux de l’entreprise dans les années 1980 dans un
contexte de crise économique. C’est l’entreprise de consultance McKinsey qui donne
le ton en publiant en 1982 un ouvrage intitulé In Search of Excellence dans lequel elle
énonce les principes normatifs d’un nouveau modèle managérial dont l’horizon est
l’efficacité au travail. Ce modèle repose principalement sur la mobilisation des désirs
de reconnaissance et d’appartenance des travailleurs à travers l’encouragement et la
valorisation de la performance individuelle (l’idée étant de produire des « gagneurs »).
Il suppose le classement et la hiérarchisation de tout et de tous et valorise la concurrence et la compétition3. La notion d’Excellence fait ensuite son entrée dans le monde
universitaire européen au tournant des années 1990 et 2000 à mesure que l’enseignement supérieur et la recherche y deviennent de nouveaux secteurs productifs de
l’économie néolibérale, spécialement en matière de nouvelles technologies et d’innovation (ce qu’on appelle aussi « l’économie de la connaissance »)4 . Cette transformation
est encadrée par le « Processus de Bologne » (mis en place entre 1997 et 1998) et la
« Stratégie de Lisbonne » (mise en place à partir de 2000) qui visent, entre autres, à
faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et
la plus dynamique du monde ». Elle a pour conséquence la mise en concurrence des
institutions d’enseignement et de recherche qui sont de plus en plus assimilées aux
acteurs d’un marché (capitaliste), bien loin d’un principe de redistribution égalitaire
et suffisante des moyens (voyez la contribution de Jean Luc De Meulemeester dans le
présent volume).
Ainsi conçu, l’enseignement supérieur est devenu le nouveau terrain des managers
et de leur outil désormais favori : l’Excellence. Le vœu formulé en 1995 par la Table
ronde des industriels européens5, un puissant lobby néolibéral appelant à une réforme
complète de la « chaîne d’éducation » afin de « rencontrer les besoins de l’économie
européenne, de la société moderne et de l’individu » (sic), se voit ainsi progressivement
3
4
5
L’histoire de la notion et de l’idéologie de l’excellence brièvement présentée ici est tirée de la notice
« Excellence » due à Thomas Heller dans le Dictionnaire des nouveaux mots du pouvoir paru en 2007 (Bruxelles,
Aden, p. 206-210).
Voir notamment T. Lamarche, Capitalisme et éducation, Paris, nouveaux Regards/Syllepses, 2006.
Consultable sur le site de ce lobby qui regroupe 50 présidents et directeurs généraux de très grandes
entreprises http ://www.ert.eu/sites/ert/files/generated/files/document/1995_education_for_europeans_-_
towards_the_learning_society.pdf (dernière consultation le 20 octobre 2019).
LE RÉTRÉCISSEMEnT DE L’InTÉRIEUR
réalisé6 . Aujourd’hui, plus aucun discours institutionnel dans le monde de l’enseignement et de la recherche n’est épargné par la notion, répétée à l’envi, comme un mantra.
Or, cet avènement ne va pas sans modifier, en les mettant sous tension, les conditions d’exercice du métier (et donc de la liberté qui y est associée) du chercheur et de
l’enseignant. En effet, derrière la notion d’Excellence se cache une idéologie qui prétend
mesurer et comparer la qualité de tout travail et de toute activité à partir d’indicateurs
quantitatifs, de grilles ou de « check lists », c’est-à-dire des indicateurs de productivité,
en vue d’établir et de sélectionner les « meilleures » performances. L’Excellence attend
de chacun de se rendre plus compétitif dans le ou les secteurs qui le concernent : il
s’agit de devenir meilleur comme enseignant, comme chercheur, comme auteur,
comme promoteur de thèses, etc. Faire toujours plus, plus vite et plus « payant ». Le
corollaire de ce principe est « la folie évaluatrice » : il faut soumettre toute chose, toute
personne et tout le temps à l’évaluation7. Or, par la nature même de son opération,
ce type d’évaluation montrera qu’il y a toujours pour un individu ou une entité des
faiblesses auxquelles remédier, des défis à affronter, des opportunités à saisir, des forces
à exploiter. L’Excellence est une façon aussi larvée qu’efficace de ne plus accorder, en
réalité, aucune importance aux contenus des recherches comme des enseignements,
ni au sens qui peut leur être donné : seules comptent les preuves d’activités et de
productivité, si possible dans des cénacles (revues, laboratoires, universités) qui ont
eux-mêmes été labellisés ou classés « excellents » sur la base d’indicateurs du même
acabit, la plupart quantitatifs. Le plus connu d’entre eux qui « classe » l’Excellence
des universités, dit « classement de Shanghai », a beau avoir été dénoncé maintes fois
comme fondé sur des méthodologies douteuses et produisant des indications dénuées
de sens 8 , les responsables universitaires l’attendent chaque année, entre frayeur et
excitation, comme des révélations à partir desquelles ils orienteront leurs stratégies.
Par conséquent, ce qui en vient à compter – et à être compté – relève principalement de la logique d’une mise en équivalence productive : non pas « que produis-tu ? »,
mais « combien produis-tu ? » et, donc, « combien rapportes-tu » ? Questions qui
appellent nécessairement l’angoisse de la comparaison, tant au niveau individuel
qu’institutionnel : « combien produisent les autres ? » et « font-ils mieux (c’est-à-dire
plus) que moi » ? L’Excellence est le nom donné, dans le monde académique comme
dans tous les autres secteurs d’activités, à la mise en concurrence permanente entre
tous, invitant au perpétuel dépassement de soi. Il ne s’agit pas simplement d’une
6
7
8
En 2005, Christian Laval, observateur avisé des transformations des systèmes éducatifs, le disait déjà : « Le
changement de paradigme scolaire que l’on a observé un peu partout dans le monde depuis une vingtaine
d’années se confirme en Europe : l’école est d’abord regardée comme une entreprise de production de
capital humain, parmi d’autres entreprises ou lieux de formation. C’est une pensée avant tout économique de
l’éducation et de la formation. Elle part d’un présupposé, c’est que les dépenses éducatives ne se justifient que
par leur rendement, ou qu’elles se justifient prioritairement par leur rendement, soit social soit individuel »
(http ://institut.fsu.fr/La-strategie-de-Lisbonne-et-l.html) (dernière consultation le 20 octobre 2019).
A. Del Rey, La Tyrannie de l’évaluation, Paris, La Découverte, 2013 ; B. Cassin, Derrière les grilles : sortons du toutévaluation, Paris, fayard/Mille et une nuits, 2014.
Voir par exemple l’article du Monde (16 août 2016) : « Pourquoi le classement de Shanghai n’est pas un
exercice sérieux » (http ://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/08/16/universites-le-classementde-shanghai-fortement-discute_4983511_4355770.html, dernière consultation le 20 octobre 2019), ou
plus fondamentalement Y. Gingras, « Du mauvais usage de faux indicateurs », Revue d’histoire moderne et
contemporaine, 2008, 5, p. 67-79.
179
180 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
injonction mais d’un principe d’organisation. Les études et analyses des effets de cette
idéologie ne manquent pas… et pourtant les autorités académiques continuent à s’y
accrocher sans jamais la remettre fondamentalement en question9.
Or, dans un milieu universitaire où la liberté académique reste brandie comme
une valeur cardinale, cette idéologie de l’Excellence et les pratiques qu’elle suppose
entravent, par rétrécissement interne de cette liberté, l’exercice même d’un travail
universitaire libre. Tel est l’argument qui sera développé dans les pages qui suivent. Il
s’articule en deux moments. Dans un premier temps, nous tenterons d’identifier les
dispositifs qui se déploient au nom de l’Excellence et qui exercent, de facto, un contrôle
sur la liberté académique, mais de façon indirecte ou implicite. Dans un second temps,
nous montrerons que l’organisation temporelle des activités requise et instaurée par
un univers régi par les lois de l’Excellence hypothèque les conditions pratiques d’un
exercice de la liberté académique, qui requiert un rapport au temps peu compatible
avec le fonctionnement de cet univers en expansion.
Comme nous avons déjà eu l’occasion de le faire ailleurs10 , nous appuierons
nos analyses sur la récolte et le partage de témoignages de collègues, membres et
sympathisants de notre collectif, qui rapportent les situations concrètes qu’ils et elles
expérimentent quotidiennement dans leur travail. En ce sens, nous écrivons à la fois
en tant qu’observateurs participants et que participants réflexifs, d’où l’usage de la
première personne du pluriel dans la suite de ce texte : nous entendons insister de la
sorte sur le fait que nous sommes bien des sujets vivant l’expérience dont nous parlons,
mais qui la vivons parmi d’autres, avec qui nous la partageons au quotidien.
Des contenus d’activités soumis à de multiples
formes de contrôle indirect
S’il existe au sein de notre université très peu, voire aucun dispositif qui se donne
pour fonction de contrôler directement les contenus des activités académiques, il
ne faut pour autant pas sous-estimer les effets d’autres encadrements qui opèrent
9
10
À titre indicatif – tant il serait vain de vouloir citer tous les travaux consacrés aux transformations des
institutions de recherche et d’enseignement sous les effets du dogme de l’Excellence –, nous renvoyons
à l’ouvrage fondamental de n. Aubert et V. de Gaulejac, Le Coût de l’excellence, Paris, Seuil, 1991, ou, en
ce qui concerne le monde universitaire, à celui de B. Readings, The University in Ruins, Cambridge, MA,
Harvard University Press, 1996 (trad. fr. Dans les ruines de l’Université, Montréal, LUx, 2013) ; le chapitre 2 y
est spécifiquement consacré à l’idée d’excellence. La revue Esprit consacrait en juillet 2012 un numéro aux
« Mirages de l’Excellence » tandis que notre collègue Éric Muraille a également mis en question « le choix de
l’Excellence » posé par le fnRS en 2011 (E. Muraille, « L’excellence scientifique en question », Revue de questions
scientifiques, 2016, 187, p. 529-548).
LAC (L’Atelier des chercheur·e·s pour une désexcellence des universités), « La méthode BVLM. formes et enjeux
des modes d’évaluation de la recherche », in E. Zaccai, B. Timmermans, M. Hudon, B. Clerbaux, B. Leclercq et
H. Bersini (éds), L’évaluation de la recherche en question(s), Bruxelles, Académie Royale de Belgique, Mémoire de la
Classe des Sciences, 2016, tome 8, n° 2113, p. 111-128 ; Ibid., « Gouverner l’enseignement par et pour les chiffres »,
Bruxelles en mouvements, 2017, 286, p. 22-24.
LE RÉTRÉCISSEMEnT DE L’InTÉRIEUR
principalement à travers la capture de notre temps et l’imposition d’impératifs
exogènes à nos métiers et qui ont pris une place grandissante au cours des quinze
dernières années. En tant qu’enseignants et chercheurs à l’université, nous sommes en
effet de plus en plus mobilisés par une série de tâches à effectuer, qui réduisent d’autant
le contrôle que nous pouvons exercer sur la mise en œuvre d’un travail libre. Parmi
ces tâches obligées et croissantes, nous en relevons cinq différentes, qui nous semblent
particulièrement symptomatiques des évolutions actuelles.
Les tâches administratives et les aspects bureaucratiques du travail universitaire
ont été considérablement gonflés, à travers un processus permanent de réformes liées,
précisément, à la mise en place de dispositifs de quantification en vue de l’évaluation
et de la mise en concurrence des universités, voire des départements à l’intérieur d’un
même établissement, dans un environnement désormais perçu comme un marché
productif se déployant à la fois à l’échelle internationale et locale (les concurrents les
plus lointains prennent autant d’importance que les concurrents proches aux yeux des
gestionnaires de l’université ; dans l’évolution actuelle, il n’y a aucune substitution d’un
« autrui significatif » étranger à un alter ego autochtone, mais addition et imbrication
croissantes des figures de la concurrence). En ce qui concerne les enseignements, la
liste de ces tâches contient notamment la rédaction de plus en plus formelle des fiches
descriptives des cours, l’accompagnement des étudiants de plus en plus nombreux
par rapport au nombre d’enseignants11, l’adaptation à des programmes de plus en
plus différenciés en termes de publics et de filières (et donc multiplication des interlocuteurs administratifs, des jurys d’année, des messages électroniques, etc.), le suivi
administratif des étudiants en mobilité internationale, etc. Du côté de la recherche,
l’amplification des tâches est principalement liée aux exigences liées à sa gestion :
encodage régulier des publications sur des plateformes servant à les rendre visibles,
communications avec les médias, multiplication des opérations de rédaction et d’encadrement administratif des collaborations interuniversitaires, suivi comptable et
financier des projets de recherche sans plus de support administratif, etc. Ces tâches, si
elles ne sont pas présentées comme formellement obligatoires, sont néanmoins rendues
incontournables dans la mesure où les données qu’elles contribuent à consigner servent
déjà ou serviront bientôt de critères d’évaluation, de sélection, voire de recevabilité
formelle des candidatures, tant personnelles que collectives, pour des postes ou des
appels à projets. En d’autres termes, le gonflement des tâches administratives sert
à standardiser nos façons de faire (d’enseigner, d’évaluer, de publier, etc.) et à nous
rendre producteurs d’indicateurs utilisés ensuite pour nous mettre en compétition
les uns avec les autres. Car l’obligation pour nos institutions de « s’ouvrir à l’international » suppose de rendre possible notre présence dans les relevés, les décomptes et
les classements opérés par des dispositifs transnationaux, tant publics que privés, de
métrologie de la recherche et de l’enseignement.
Le nombre d’évaluations auxquelles nous devons nous soumettre et de rapports
que nous sommes tenus de produire a également connu une forte croissance dans
11
En Belgique francophone, l’augmentation du nombre d’étudiante·s dans l’enseignement supérieur a été très
important au cours des 20 dernières années (+ 40 %), comme en attestent les graphiques repris par l’Académie
de recherche et d’enseignement supérieur (ARES) : https ://www.ares-ac.be/fr/statistiques/indicateurs, sans que
les moyens alloués augmentent de façon proportionnée.
181
182 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
un passé récent. D’un côté, ces obligations d’évaluation démultipliées occupent une
portion de plus en plus importante du travail universitaire. En voici quelques exemples :
rapports d’entités de recherche pour les agences d’évaluation publiques ou assimilées,
rapports périodiques des chercheurs permanents du Fonds national de la recherche
scientifique (FNRS) en vue de leur évaluation individuelle, évaluation continue des
doctorants et des assistants par la mise en place d’une procédure d’accompagnement
avec rapports et épreuves obligatoires, rapports sur les activités antérieures en vue
d’obtenir ou de renouveler des postes ou des ressources au sein même d’une université,
ou encore mise en place et suivi des campagnes d’évaluation des enseignements. Il faut
souligner ici que ces tâches s’ajoutent à celles qui ont toujours existé dans le monde
de la recherche et de l’enseignement, à savoir les différentes formes d’évaluation par
les pairs de la publication, de la diplomation, du financement ou du recrutement.
Mais, d’un autre côté, l’inflation des dispositifs d’évaluation a également pour effet de
dévaloriser toute pratique qui ne s’y soumet pas. Comme l’écrit Christophe Dejours,
« ce qui se dérobe à l’évaluation serait suspect de collusion avec la médiocrité ou
l’obscurantisme »12 . Or, une part essentielle du travail de l’enseignant-chercheur n’est
pas mesurable et échappe donc à toute évaluation. Et parmi ces dimensions invisibles,
il y a l’exercice de la liberté académique : liberté de prendre du temps pour chercher
et pour penser, d’expérimenter des modalités d’enseignement, de reformuler ou de
refuser un appel à projets, de publier dans des revues ou auprès de maisons d’édition
moins bien cotées mais plus appropriées, etc.
Les nouvelles modalités d’attribution des budgets de la recherche, fondées sur
la compétition censée assurer l’excellence scientifique, génèrent des inégalités non
seulement budgétaires, mais également temporelles. La mise en concurrence des
établissements universitaires amène les enseignants-chercheurs à devoir répondre aux
appels à projets des bailleurs de fonds publics ou privés considérés comme prestigieux
(projets financés par les instances européennes, subventions ERC, bourses Marie
Curie, etc., autant d’institutions dont les leitmotive sont la visibilité, l’attractivité et
l’Excellence13). Participer à ces appels extrêmement compétitifs soulève trois formes
de charges temporelles qui grèvent, paradoxalement, la temporalité de la recherche.
D’abord, participer à ces appels coûte énormément de temps, notamment en tâches de
coordination et d’administration, avec des partenaires parfois obligés. Bien souvent,
ce temps est ensuite perdu, lorsque le projet n’est pas retenu. Ensuite, leur gestion
financière, le rapportage obligatoire, le remplissage de cadastres d’emploi du temps
(time sheets), les nombreuses réunions de coordination entre les multiples partenaires,
etc., écartent les participants de la recherche elle-même en étant très consommateurs
12
13
C. Dejours, L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Paris, InRA, 2003.
Le Conseil européen de la recherche (ERC) se donne « pour mission d’encourager la recherche de la plus haute
qualité en Europe grâce à un financement concurrentiel et de soutenir les recherches exploratoires lancées par
les chercheurs dans toutes les disciplines sur base de l’excellence scientifique ». Les projets sont sélectionnés « par
le biais d’une procédure concurrentielle ouverte » dans laquelle « l’excellence scientifique est l’unique critère de
sélection » (source : https ://erc.europa.eu/about-erc/fr). Pour être en mesure de démontrer leur « excellence »,
autrement dit pour que celle-ci puisse être mesurée, tous les candidats doivent faire valoir leurs travaux selon
une métrologie standardisée et universellement valable (mais donc incontournable), indépendamment de toute
question relative aux contenus, qui eux sont libres puisque la recherche peut concerner « n’importe quel domaine
plutôt que d’être influencée par les priorités établies par le monde politique ».
LE RÉTRÉCISSEMEnT DE L’InTÉRIEUR
de temps. Enfin, les plus prestigieux de ces financements permettent – paradoxalement – à celles ou ceux qui les obtiennent de libérer du temps pour leurs recherches,
laissant les tâches d’enseignement et de gestion de l’université à celles et ceux qui n’ont
pas pu obtenir de tels moyens. Ce système de reconnaissance de l’excellence admet
ainsi implicitement que le temps des chercheurs est trop chargé pour faire de la bonne
recherche, pour la faire librement, et que pour atteindre cet idéal, il faut libérer le
temps du chercheur de toutes les autres tâches qui grèvent le travail de celles et ceux
qui n’excellent pas selon ces critères.
Le caractère historiquement nouveau de ces tâches et la difficulté que rencontrent
la majorité des académiques à les mener de front14 sont avérés par l’omniprésence
d’une injonction ubiquiste à la formation : formation à la sélection et à l’encadrement
des doctorants, formation à la communication médiatique, formation à la gestion
administrative des contrats, formation à l’activité sur les réseaux sociaux, formation
aux nouvelles modalités de communication pédagogique (MOOC, etc.), formation à la
gestion du personnel, etc. L’explosion du nombre de ces formations qui sont de moins
en moins facultatives témoigne implicitement – ou indirectement – d’un remplissage
du temps « libre » du travail universitaire par une série de tâches jusqu’il y a peu
inconnues du personnel académique.
L’injonction à la « visibilisation » du travail scientifique est devenue mot d’ordre :
on nous enjoint à publier beaucoup, vite et donc mal, de préférence en anglais et dans
des revues internationales que les classements auront classées « A » plutôt que « B ».
En somme, il faut publier pour être compté, donc pour compter, plutôt que pour être
lu. « Ne faites pas de la recherche, mais écrivez des papiers », résume ironiquement
Grégoire Chamayou pour signaler cette dérive de la course à la visibilité par la publication15. Tout le temps consacré à l’écriture d’articles (bien plus encore que de livres,
qui ne comptent (presque) plus) est censé, selon l’idéologie de l’Excellence, refléter
fidèlement l’activité de recherche ; mais écrire, ce n’est pas faire de la recherche, c’est
en fournir le compte-rendu et les résultats. Or, ce temps de construction des résultats
de la recherche n’est pas comptabilisé. En plus, il est demandé aux chercheurs d’être
actifs sur les réseaux sociaux et dans les médias pour faire valoir leurs recherches –
qui, pendant ce temps, n’avancent pas (sauf si elles sont confiées à d’autres, aux petites
mains qui restent dans l’ombre médiatique et académique). Par ailleurs, pour rester
crédibles, les centres de recherche se voient dans l’obligation de donner des preuves
visibles de leur activité scientifique en organisant séminaires, colloques, invitations
prestigieuses, dont l’organisation et la tenue prennent un temps considérable pour les
chercheurs et les enseignants, surtout chez les plus jeunes. La valeur scientifique de
ces activités reste cependant le plus souvent modeste, voire décevante.
Ainsi, l’injonction à la productivité académique permanente génère un formatage
– indirect mais palpable – de la pensée et de ses formes d’expression : pour publier
14
15
M. Berg et B. K. Seeber, The Slow Professor. Challenging the Culture of Speed in the Academy, Toronto, Toronto
University Press, 2016, p. 16. Un sondage effectué aux États-Unis en 2001 par le MIT rapporte que 68 % des
académiques estiment ne pas être en mesure de remplir toutes leurs tâches, quelle que soit l’intensité de leur
travail.
G. Chamayou, « Petits conseils aux enseignants-chercheurs qui voudront réussir leur évaluation », Revue du
MAUSS, 33/1, 2009, p. 217.
183
184 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
beaucoup, il faut se conformer aux manières communes d’écrire et de penser (celles
véhiculées par les revues dominantes). Ce formatage permet ensuite de gagner du
temps pour publier encore plus. Les formations proposées aux promoteurs de thèses
diffusent des outils standardisés destinés à éviter les retards dans la production des
thèses, dont les formats eux-mêmes sont de plus en plus normés, éliminant progressivement la possibilité d’une liberté en matière d’expression. Les mêmes tendances
s’observent en matière d’enseignement. Il s’agit désormais de transmettre des contenus
de connaissance de manière rapide et conviviale : formats courts de publication ou
de communication (« Ma thèse en 180 secondes »), capsules vidéo d’enseignement
(MOOC16) ou pièces de vulgarisation scientifique disponibles sur la toile, autant de
dispositifs visant à intensifier et à individualiser la temporalité de l’enseignement.
D’un autre côté, l’injonction à calquer, voire à multiplier l’offre des cours à partir de
phénomènes de mode (thématiques considérées comme indispensables, c’est-à-dire
qu’elles « rapporteront » des étudiants) ou de chiffres conjoncturels a pour effet,
spécialement au niveau des masters, de standardiser les formations ouvertes dans les
universités, d’affaiblir les formations classiques et de délaisser la formation de base
des étudiants. C’est aussi cette logique qui prévaut à la création de chaires profilées
en fonction d’un benchmarking interuniversitaire et qui s’effectue au détriment de la
diversité des profils d’enseignants.
Comme on le voit, ces nouvelles exigences liées à la diffusion de l’idéologie de
l’Excellence ont des conséquences palpables sur la libre disposition du temps et la
liberté d’action des travailleurs de l’université. « La pression, l’intensification du
travail, la culture de l’urgence, l’exigence du toujours plus » se normalisent dans le
monde académique17. Les souffrances au travail dans le monde universitaire, que des
études de plus en plus nombreuses mettent en exergue, ne sont pas étrangères à cette
course à l’excellence, aux pressions qui lui sont structurellement associées18 . En réalité,
dans quelle mesure reste-t-il aujourd’hui un temps autonome et non fragmenté pour
les enseignants-chercheurs ? Que reste-t-il du temps long de la recherche, qui à son
tour nourrit l’enseignement ? La contrainte administrative couplée à l’injonction à
l’Excellence sont les outils de la capture de l’emploi du temps, des outils de coercition
indirecte donc, car cette captation par les dispositifs de la mise en concurrence et en
16
17
18
Un MOOC (pour « massive open online course ») est une formation en ligne ouverte à tous (fLOT pour l’acronyme
français, qui n’est pas sans évoquer le flot et le flux, sur ou dans lequel « surfer »…).
V. de Gaulejac, La Recherche malade du management, Versailles, Quae, 2012, p. 14.
Il ressort de ces enquêtes que les situations de souffrance au travail ne sont pas du tout négligeables à
l’université. Elles sont même plus importantes que dans beaucoup d’autres milieux professionnels. Et
pourtant, on en parle moins facilement qu’ailleurs, car exposer une vulnérabilité personnelle revient à
exposer un décalage avec la culture d’hyperperformance et le surinvestissement dans le travail propres au
milieu académique. Voir entre autres : J.-P. Brun, C. Biron, J. Martel et H. Ivers, Évaluation de la santé mentale
au travail. Une analyse des pratiques de gestion des ressources humaines, Montréal, IRSST, 2003 ; n. Dyke
et f. Deschenaux, Enquête sur le corps professoral québécois. Faits saillants et questions, Montréal, fédération
québécoise des professeures et professeurs d’université, 2008 ; S. Guthrie, C. A. Lichten, J. van Belle, S. Ball,
A. Knack, J. Hofman, Understanding mental health in the research environment. A Rapid Evidence Assessment, RAnD
Corporation, 2017, www.rand.org/pubs/research_reports/RR2022.html ; et plus récemment la grande enquête
menée en flandre auprès des doctorant·e·s par K. Levecque, f. Anseel, A. De Beuckelaer, J. Van der Heyden,
L. Gisle, « Work organization and mental health problems in PhD students », Research Policy, 2017, 46, p. 868–879,
dont les résultats sont relayés dans J. Walraven, « Les cerveaux cramés de l’université flamande », Médor, 2017, 5,
p. 80-87.
LE RÉTRÉCISSEMEnT DE L’InTÉRIEUR
équivalence généralisée réduit significativement le champ des possibilités de penser,
et donc aussi de critiquer.
L’atomisation temporelle de la possibilité
de penser
Si la liberté académique peut être définie de différentes façons, à partir de notions
comme l’autonomie ou l’autogestion des formes et des contenus de la recherche et
de l’enseignement à l’université, elle peut aussi être définie comme la possibilité de
développer une pensée critique de fond. Comme l’écrit Plínio Prado, « il n’y a pas
d’université sans une référence première, fondamentale, à un principe d’indépendance.
Nous voulons parler du principe de l’indépendance même de la pensée, de la liberté
de l’esprit, que l’on nomme autonomia »19. Or, tout ce qui vient d’être dit sur le monde
soumis à l’Excellence conduit tout simplement à réduire à presque rien le temps disponible et nécessaire au déploiement d’une pratique professionnelle où « il est question
de se perdre, de se méprendre et de se reprendre », autrement dit de développer une
pensée indépendante et critique20.
Par ailleurs, la combinaison de la dépendance de plus en plus grande de l’université vis-à-vis de financements extérieurs et de sa soumission aux principes de la
concurrence généralisée (voir supra) génère des fractures au sein du corps universitaire, traçant insidieusement une ligne de démarcation entre les « stars » (ceux qui
sont passés du côté de l’Excellence, qui peuvent désormais revendiquer ce label) et
les « loosers » qui sont restés sur le banc des non appelés (souvent le banc de leurs
enseignements, le banc des projets locaux qu’ils développent avec des partenaires
modestes et ancrés dans les territoires). Cette démarcation entre les « gagnants » et
les « perdants » de l’Excellence, entre les « champions » et les « canards boiteux »,
alimente une contrainte morale implicite, une sorte de solidarité obligée avec les
gagnants, puisque ces derniers, témoignant de la valeur de l’institution, deviennent
plus difficilement critiquables.
Mais combien de petites mains invisibles faut-il pour un champion brillant ?
La question n’est pas rhétorique, mais pratique – et politique. En effet, le star system
académique repose sur et s’inscrit dans un renforcement de la structure pyramidale
des travailleurs de l’université. Les pressions subies et consenties par ceux qui sont
arrivés en haut de la pyramide (qui sont nommés, donc) sont reportées sur les précaires
de l’université (qui sont de plus en plus nombreux) ainsi amenés à travailler dans un
rapport de subordination par rapport à leurs promoteurs ou promotrices. Car l’Excellence s’accommode bien de l’exploitation du travail d’autrui, surtout si ce dernier
est statutairement et structurellement plus faible. Dans ces conditions, lorsqu’on est
19
20
P. Prado, Le Principe d’Université, Paris, Lignes, 2009, p. 11.
P.-J. Laurent, Devenir anthropologue dans le monde d’aujourd’hui, Paris, Karthala, 2019, p. 11.
185
186 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
au bas de la pyramide, il devient encore plus difficile de maintenir du temps pour une
pensée autonome.
Ainsi, peu à peu, par rétrécissement de notre temps « autogéré », par soumission
croissante à des critères de sens (et de financement) exogènes et étrangers à nos questionnements, par solidarité obligée vis-à-vis des gagnants et par autocensure, notre
liberté académique, c’est-à-dire notre possibilité de déployer une pensée critique,
autonome, cherchant à aller au fond des choses plutôt qu’un savoir indexé sur les préoccupations des institutions qui octroient les financements, se trouve elle-même de plus
en plus étriquée. « En multipliant les tâches qui pèsent sur leurs épaules, l’université
du XXIe siècle appuie là où cela fait mal : elle prie ses travailleurs d’en faire toujours
plus, plus vite, plus loin et plus mal, écrit Anne-Emmanuelle Bourgaux ; or, en tant
que perfectionnistes, ce sont les derniers à pouvoir répondre à cette sollicitation sans
dégât majeur. Elle les somme d’abandonner ce qu’ils sont et de devenir ce qu’ils ne sont
pas. Elle les place dans un conflit de loyauté insoluble entre ce qui est attendu d’eux
et ce qu’ils attendent d’eux-mêmes. La seule manière de faire de plus en plus sans le
faire (beaucoup) plus mal est de rogner sur les loisirs, sur le temps de sommeil, sur la
vie non professionnelle. »21
Ainsi, nous avons de moins en moins de temps et de moyens pour être les auteurs
des questionnements qui nous occupent et pour développer une puissance d’imagination, exercer une pensée rebelle et une subjectivité résistante. La « quête de la vérité »,
et non celle « de vendre à tout prix des “produits” »22 , qui est pour bon nombre d’enseignants-chercheurs la raison du choix de ce métier, est laminée par une productivité
dont le sens, l’usage et l’intérêt leur échappent. Ils ont de moins en moins le temps et les
moyens de désapprendre et de se tromper, d’identifier, d’étudier et de proposer d’autres
manières de faire ou d’être, ou encore d’expérimenter des manières transversales et
dissidentes, singulières et partagées de s’opposer aux pouvoirs souverains, ceux du
pragmatisme, des faits indiscutables ou du crédit institutionnel23. Alors que, comme
le dit si justement Plínio Prado, le principe d’université est précisément « de n’être
subordonné à aucun pouvoir ni à aucune finalité extérieurs : économique, politique,
idéologique, médiatique, technique ou technocratique ».
21
22
23
A.-E. Bourgaux, « Professeur(e) d’université : un sport de combat ! », Démocratie, no 7-8, 2017, p. 3.
Y. Gingras, Les Dérives de l’évaluation de la recherche. Du bon usage de la bibliométrie, Paris, Raisons d’agir, 2014,
p. 99.
P. Prado, op. cit., p. 12.
LE RÉTRÉCISSEMEnT DE L’InTÉRIEUR
Conclusion
Les différents appels au « ralentissement » du monde académique (qui se font
entendre dans bien d’autres sphères également) ou, en ce qui nous concerne, à l’émancipation par rapport à l’idéologie de l’Excellence mettent en lumière ce qui nous
semble constituer l’effet ultime engendré par les réformes contemporaines : instaurer
un état de pauvreté temporelle, dans lequel nous manquons toujours de temps. Or, si
le temps manque, pourquoi et comment se donner du temps libre ? À un monde de la
stabilité succéderait un monde de la productivité (professionnelle, organisationnelle et
institutionnelle), présentée comme gage – et signe – de la qualité (ou de l’Excellence)
scientifique.
Ce texte a essayé de montrer que la multiplication des dispositifs déployés afin de
mettre en œuvre cette politique néolibérale porte en réalité gravement atteinte à l’exercice concret de la liberté académique. Le temps non comptabilisé ne se compte pas, et
ne compte pas ; or, le temps de la liberté académique, par définition, ne se planifie pas,
et donc n’a pas de mesure. L’exercice de la liberté académique ne peut pas être accéléré,
cela est un non-sens ; mais il peut – et il doit – être entretenu, non pas seulement en
principe, mais aussi en pratique. Si la pauvreté temporelle est politique24 , la lutte pour
redonner sa valeur au temps de l’enseignement et de la recherche le sera également.
En ce sens, cette lutte ne peut être que celle de collectifs et de communautés
mobilisés qui opposeront à la pauvreté de l’Excellence le foisonnement et la richesse
de leurs pratiques ainsi qu’une inlassable dénonciation des effets de l’Excellence sur
nos vies, nos pensées et nos corps.
24
M. Berg et B. K. Seeber, op. cit., p. 32.
187
Another One
Bites the Dust
The Prospect of Academic Freedom in
Illiberal Democracies
and the Case of Hungary
Chrys Margaritidis
Central European University
Introduction
The power relationships between States and higher education are constantly evolving. Since the idea of the modern university was elaborated in the late nineteenth
century, academics have sought to separate universities from the State to ensure that
the work of academics could be sufficiently independent from political influence.
One of the ways that the university has asserted its independence from the State is by
developing the concept of academic freedom, the idea that academia is a self-regulating
body of experts enjoying freedom to teach, freedom to research and freedom to learn.
The American Association of University Professors (AAUP) offered one of the first sets
of arguments defending academic freedom in its 1915 Declaration.1 Until recently, the
role of academic freedom in higher education was firmly established.
Recent developments in two areas of higher education have created the need
to revisit the conceptual and justificatory links between academic freedom, higher
education, and the State. First, academic freedom is an overarching principle regulating the relationships between the university, faculty, and students on campus. The
events surrounding Professor Salaita’s hiring and eventual dismissal by the University
of Illinois Urbana-Champaign2 because of his Twitter comments on the PalestinianIsrael conflict have demonstrated that our current understanding of the freedom of
scholars to express their opinion in classrooms, on campus and outside the university
is not sufficiently nuanced and that the scope of this freedom needs further elaboration.
1
2
http ://www.aaup-ui.org/Documents/Principles/Gen_Dec_Princ.pdf (accessed on 29 June 2019).
See J. Protevi, “Realpolitik of Academic freedom : the Steven Salaita Case”, in J. Lackey, Academic Freedom,
Oxford, Oxford University Press, 2018, for a good summary of the case.
190 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
Also, events such as the violent student protests after a campus lecture by Dr. Murray
in Middlebury College when students decided to show their disapproval to research
linking socioeconomic status to race, class and intelligence3 have led to various discussions about freedom of speech and expression on campus, and the right of students to
voice their dissent. However, I will not deal with this challenge to academic freedom
here.
Rather, I would like to focus on the relationships between academic freedom, the
State, and society.4 Academic Freedom is under attack by States in different parts of
the world, from China to Hungary, and from Russia to Turkey, as documented in other
chapters of this book. While each particular case has its own unique features, these
attacks share some common characteristics. They occur in countries experiencing a
demise or rejection of democratic values, democratic processes and the rule of law,
accompanied by rising discontent towards intellectuals and elites. I will examine here
the case of Hungary.
The attack against academic freedom in Hungary seems extraordinary at first
sight. On the one hand, the context is surprising. Both Hungary and the European
Union have adopted protections to academic freedom at many different levels: in principles, in their regulations, and constitutions. The Hungarian constitution explicitly
protects crucial aspects of academic freedom such as the freedom of research, 5 while
the EU proclaims its support of academic freedom in different fundamental documents such as the 1988 Magna Carta Universitatum signed by European University
Rectors, 6 the Council of Europe’s 2006 Recommendation on “Academic freedom
and university autonomy”,7 and the European Parliament’s Recommendation on the
“Defence of academic freedom in the EU’s external action”.8
On the other hand, the attack on academic freedom in Hungary has been highly
political and ideological. The Hungarian government has not targeted parts of
academia, but has attacked freedom of teaching, learning, and research with equal
force to gain political control over them in a way that is a direct consequence of its
3
4
5
6
7
8
See A. Stager, “Lessons from Middlebury”, in M. Ignatieff and S. Roch, Academic Freedom: The Global Challenge,
Budapest, CEU Press, 2018, for an account of the events by one of the victims of the incident. See also: https ://
www.theatlantic.com/politics/archive/2017/03/middlebury-free-speech-violence/518667/ (accessed on
28 november 2019).
Joan W. Scott has been greatly influential in bringing forward the political aspect of academic freedom and its
relationship with States and power – see J. W. Scott, “Knowledge, Power and Academic freedom”, in A. Bilgrami
and J. R. Cole (eds.), Who’s Afraid of Academic Freedom?, new York, Columbia University Press, 2015; as well as
J. W. Scott, “Academic freedom: The Tension Between the University and the State”, in Ignatieff and Roch, 2018,
op. cit., p. 11–26.
freedom of Research and the independence of science is protected in the 10th article of the Hungarian
constitution : https ://www.keh.hu/magyarorszag_alaptorvenye/1515-Magyarorszag_Alaptorvenye&pnr=4
(accessed on 20 november 2019).
http ://www.magna-charta.org/resources/files/the-magna-charta/english (accessed on 29 June 2019).
https ://assembly.coe.int/nw/xml/xRef/xref-xML2HTML-en.asp ?fileid=17469&lang=en (accessed on
28 november 2019).
http ://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-8-2018-0483_En.html (accessed on 5 november 2019).
AnOTHER OnE BITES THE DUST
ideological doctrine, the notion of illiberal democracy9. In addition, despite the purported calls to efficiency and innovation, themselves political in nature, the Hungarian
government’s implementation of these attacks has been carried out almost solely by
political means.
One question that arises is how it is possible for the current Hungarian government to go ahead with measures that directly curtail academic freedom if academic
freedom is protected both in Hungary and the EU. Another question is what can be
done to protect academic freedom and higher education from State intervention given
the recent attacks on academic freedom worldwide. I provide an overview of the attacks
against academic freedom in Hungary and attempt to answer these two questions.
My conclusion is that from the point of view of the State, the role of the university
in producing knowledge confers to the university a specific kind of power, making
their relationship intrinsically political. Some States will continue to resist academic
freedom when universities producing knowledge do not serve their interests. Calls
for conceiving academic freedom narrowly as the freedom of professionals to do
their work,10 or their freedom to support the common good11 are utopian in societies
where fundamental freedoms are lacking. Political freedom is a necessary condition
for academic freedom and universities need to ensure that these necessary conditions
are safeguarded and respected everywhere.
Academic Freedom in Hungary
Since its election in 2010, the Hungarian government has instituted a variety of
measures to curtail academic freedom in Hungary. I describe the most important
ones below.
Introduction of Chancellors in Hungarian State Universities
The Hungarian government introduced the role of University Chancellor to
university life in Hungary as early as 2014, mentioning the need to bring professional experience in the financial and operational management of State universities.
According to the proposal, State universities are to be led by their Rector in academic
9
10
11
The idea of illiberal democracy was first introduced in Hungary during Prime Minister Orbán’s speech at
Tusnádfürdő (Băile Tuşnad), Romania in 2014. See full text in English here : https ://www.kormany.hu/en/theprime-minister/the-prime-minister-s-speeches/prime-minister-viktor-Orbán-s-speech-at-the-25th-balvanyossummer-free-university-and-student-camp (accessed on 6 December 2019).
See S. fish, Versions of Academic Freedom: From Professionalism to Revolution, Chicago, University of Chicago
Press, 2014.
See R. Post, Democracy, Expertise and Academic Freedom, new Haven, Yale University Press, 2012, and R. Post,
“Why Bother with Academic freedom”, faculty Scholarship Series, Paper 4936, http ://digitalcommons.law.yale.
edu/fss_papers/4936 (accessed on 6 December 2019).
191
192 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
and research matters while the Chancellor is responsible for the university budget,
including the allocation of university financial resources. In 2015, the Hungarian
government further elaborated its plan by introducing a supervisory council to all State
universities. This council comprises the Rector, the Chancellor, and three members
appointed directly by the government. The supervisory council approves, or better has
the right to reject the financial planning of the university, including its budget, assets
management, and financial and institutional development plans. In effect, it supervises
all university activities under the Chancellor’s guidance.12
Despite the government’s call for professionalism and the surprisingly reserved
response by Hungarian State universities, this was already a direct infringement of
their academic freedom. The Chancellor is directly appointed by the government,
which has the right to dismiss the appointee at any time. The Chancellor makes decisions on allocating university resources to different projects based on criteria that the
Chancellor sets. The result is that the Hungarian government can set the research and
educational agenda in Hungarian State universities irrespective of the academic and
research interests and input of academics. Faculty who otherwise disagree or would
like to work on different research topics are in the unenviable position of deciding
whether to pursue their research elsewhere, or fall in line and work on topics that fit
the State’s ideological direction.
Gender Studies
In August 2018, news leaked that the Hungarian government was planning to
ban Gender Studies. Governmental officials defended the ban using references to
economic considerations, such as low marketplace demand and enrolment numbers.13
However, the main reasons for the ban were the government’s ideological opposition
to the research topic and its political goal of controlling the higher education agenda.
As a governmental officer said, “the Hungarian government is of the clear view that
people are born either men or women. They lead their lives the way they think best,
but beyond this, the Hungarian State does not wish to spend public funds on education
in this area”.14
Faced with international controversy and complaints from Hungarian stakeholders, the Hungarian government momentarily seemed to back off from its plans,
noting that Gender Studies could continue to be recognized in Hungary while the State
would cease providing financial aid to students attending Gender Studies programmes.
In October 2018 and without prior notice, the Hungarian government nevertheless
12
13
14
A good anthology about the effect of these modifications on Hungarian state universities can be found at :
http ://unipub.lib.uni-corvinus.hu/2205/1/nfKK_201601.pdf (in Hungarian - accessed on 23 December 2020).
See the following article for the state’s point of view (in Hungarian – accessed on 23 December 2020) : https ://
hvg.hu/itthon/20180810_Megmagyarazza_az_Emmi_a_gender_szak_megszunteteset_senkinek_sem_
kellenek_a_munkaeropiacon.
https ://www.reuters.com/article/us-hungary-government-education/hungary-to-stop-financing-genderstudies-courses-pm-aide-idUSKBn1KZ1M0 (accessed on 10 november 2019).
AnOTHER OnE BITES THE DUST
passed a series of modifications to the Higher Education Law that included deleting
Gender Studies from the list of recognized programmes in Hungary.15
Hungarian Academy of Science
On June 12, 2018, the President of the Hungarian Academy of Sciences received
a surprising message from the Hungarian Minister of Innovation and Technology,
asking for his official opinion on the Minister’s idea of separating the Academy’s financial management from the rest of the Academy’s portfolio. The idea stipulated that
the research portfolio of the Academy would remain under the Academy’s leadership
while the Ministry would manage its financial resources. The President was given 52
minutes to respond. On June 13, the Ministry sent the proposed budget for 2019 to
the Academy of Science. The proposal moved 70% of the Academy’s EUR 125 million
budget to the Ministry. More than half of the amount moved to the Ministry was
previously used for wages and the operational costs of the Academy’s research centres.
The fate of the proposal itself was not questioned by anyone involved. What the
Academy of Science attempted to do was to postpone the date it would come into effect,
to preserve its “academic autonomy” and its responsibility for some research projects,
to continue maintaining the network of research institutions, and to continue supporting “bottom-up” research. In the ensuing debate, the Ministry rejected a variety of
proposals that would further these goals. Instead, the government announced that
some research centres would be incorporated into universities, while the rest would
operate under a Fraunhofer-type system, an applied research network of centres
working specifically on issues impacting the everyday life of people,16 led by a Board of
Directors closely related to the government. A research supervisory council was created
to conduct “due diligence” on the research activities of the Academy, implicitly leading
to the self-censorship of certain research areas. For instance, the Academy cancelled a
couple of scheduled talks due to their politically sensitive nature.17 Unfortunately, the
Hungarian government has plodded ahead with its plan, which is now in place.
Lex CEU
In Spring 2017, the Hungarian government proposed modifications to the
Hungarian higher-education law directly affecting the academic freedom of the Central
European University, a US-accredited graduate university granting US and Hungarian
degrees. This was an unprecedented move in recent European history, exemplifying the
challenges that universities face in countries like Hungary where the State challenges
the importance and value of higher education and academic freedom to the society.
15
16
17
See also David Paternotte’s chapter in this book.
for a description of the German example, see: https ://www.fraunhofer.de/en/about-fraunhofer.html (accessed
on 13 December 2019).
https ://www.scholarsatrisk.org/report/2018-10-01-hungarian-academy-of-sciences/ (accessed on 10 December 2019).
193
194 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
The Hungarian government prepared these modifications without prior consultation with any stakeholders.18 While claiming a broader scope, the government did not
hide that it was targeting the CEU and its founder George Soros. The CEU’s mission
includes the dissemination of principles and values such as open society, tolerance,
respect for others, and critical thinking.19 These are at odds with the Hungarian
government’s “illiberal democracy” doctrine. Soros has also supported the need to
care for and integrate refugees to Europe, 20 in sharp contrast with the Hungarian
government’s intent to keep refugees out of Hungary.
The modifications were announced on March 28 and the text was submitted to
the parliament for discussion six days later, without any prior consultation and with
the discussion and vote scheduled for the next day. The parliament was asked to
debate the modifications for three hours and passed them with government majority
votes. The implementation timetable allowed six months for the universities affected
to make the necessary changes or have their operating permits withdrawn. The CEU
argued that these regulations were unconstitutional in Hungary and that they were
in direct opposition to academic freedom and regulations about the free movement of
services in the European Union, addressing these complaints both to the Hungarian
Constitutional Court and the ECJ.21. In fact, the ECJ recently concluded that the Lex
CEU is incompatible with EU law.22
After international pressure, the Hungarian government extended its deadline for
compliance by a year. In the meantime, the CEU sought to fulfil the new requirements
and was able to fulfil all but one of them. Based on political and ideological considerations, the Hungarian government eventually decided not to sign an agreement with
the State of New York, which grants US recognition to CEU diplomas. This agreement
was one that the Hungarian government had negotiated and previously agreed on with
the State of New York. Attempts to break the deadlock by Manfred Weber, leader of the
European People’s Party and a friend of the Hungarian Prime Minister’s, via an agreement between the CEU and the Technical University of Munich in Spring 2019 were
also rejected by the Hungarian government for the same political reasons.23 Having
lost its operating licence in Hungary, the CEU is now, at the time of writing this this
18
19
20
21
22
23
The Hungarian government did not consult with any of the interested parties or stakeholders. The Hungarian
Academy of Science, the Hungarian University Rector’s Conference, the Hungarian University Student
Association, Hungarian faculty associations, and Hungarian higher-education institutions all learned about the
legislation from the news, as did we.
https ://www.ceu.edu/about (accessed on 23 December 2020).
https://www.project-syndicate.org/commentary/comprehensive-european-refugee-plan-by-georgesoros-2016-09 (accessed on 13 December 2020).
The Hungarian Constitutional Court refuses to examine the complaint that the government’s proposed
regulations were unconstitutional. See: http://www.atv.hu/belfold/20190412-lex-ceu-nem-dont-azalkotmanybirosag-az-ep-valasztas-elott (accessed on 11 December 2020). The European Commission has
brought a case against Hungary for infringement of academic freedom and the right to provide educational
services in the European Court of Justice: http://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/IP_17_5004
(Accessed on 10 December 2020). The case is still pending but has not stopped Hungary from going forward
with its planned reforms.
https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2020-10/cp200125en.pdf.
https ://www.reuters.com/article/us-hungary-eu-ceu/hungarian-university-offered-german-help-to-defuseeu-conflict (accessed on 10 December 2019).
AnOTHER OnE BITES THE DUST
chapter, concluding its move to Vienna where it has been successfully accredited as
an Austrian private university, while maintaining its US accreditation.24
The CEU’s move to Vienna is an important opportunity and promises to be
an exciting new chapter in the university’s life. Nevertheless, it has some adverse
effects on the CEU’s community and Hungary. CEU faculty and staff are forced to
move against their will, leaving behind families, friends, and networks of Hungarian
colleagues. Students will be moving or coming to a location that will pose additional
financial burden on them. Finally, the Hungarian people and its academic life stand
to lose. Hungary will be losing its highest-ranked university25 with the best research
output.26 Hungarian students will now have to move to Vienna to study at the CEU
while Hungarian academics will lose the best library27 in Central Europe and their
network and opportunities to work with CEU.
Summary
Let’s take stock of the recent developments in Hungarian higher education. The
Hungarian government has:
a.
Largely disregarded the rule of law and due process vis-à-vis higher education
in Hungary and the EU;
b. Given little notice of proposed changes to national and EU stakeholders;
c. Pushed ahead despite calls for consultations by Hungarian stakeholders and
the EU;
d. Attempted to set the educational agenda by controlling the financial resources
of universities;
e. Created an atmosphere of intimidation, leading to self-censorship and
involuntary adherence to regulations, making pluralism of opinion untenable;
f. De facto politicized higher education.
24
25
26
27
https ://www.ceu.edu/article/2019-11-17/ceu-vienna-official-inauguration-marks-momentous-day-university
(accessed on 10 December 2019).
https ://eduline.hu/felsooktatas/QS_rangsor_CEU_YVR38V (accessed on 10 December 2019).
Based on the results of ERC grants awarded to Hungarian institutions : https ://mta.hu/mta_erc/az-europeanresearch-council-palyazatok-eddigi-magyar-eredmenyei-109143 (accessed on 10 December 2019).
https ://www.ceu.edu/unit/library (accessed on 23 December 2020).
195
196 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
Prospects for Academic Freedom
in Illiberal Democracies
What are the prospects for institutional academic freedom in circumstances
where: a. the State impedes due process and the rule of law; b. it directly infringes on
the academic freedom of higher-education institutions; and c. higher education is politicized? One important point is that without the necessary conditions provided by the
society a university inhabits, academic freedom is an empty concept. The conventional
conception of academic freedom centres around the following necessary conditions:
(i) a scientific conception of knowledge that focuses on the objectivity of knowledge;28 ,
(ii) the marketplace of ideas as the best way of attaining knowledge;29 and (iii) the
idea that universities are self-regulated institutions of experts and should remain
institutionally neutral on societal matters.30 This latter point entails that universities
allow the expression of opinion of their members on a variety of matters that interest
society, but remain neutral as institutions on these issues.
Due process and the rule of law are necessary conditions for democracies. For
instance, in the area of knowledge production, without due process and the rule of
law a researcher would be unsure about the credibility of the information he or she
possesses and sceptical that the best available conclusions of scientific research would
be accepted. If that is the case, then there are instances showing that the scientific
conception of knowledge is not a sound assumption because it misses the intricate
relations between power, State and knowledge. This is evident in countries such as
Hungary.
Second, a university cannot remain institutionally neutral when the State directly
infringes on its academic freedom. This is not only because fighting back may be the
sole way for a university to survive the State’s onslaught. It is also a matter for the
survival of democratic processes and accepted norms of knowledge and science in
a given society. The American Association of University Professors correctly argues
that a State university is answerable to the society and the public it serves. While
private universities are mostly answerable to their Board, they are also accountable
to society through their function of producing knowledge. When academic freedom
is disrupted by the direct intervention of the State, universities are forced to respond
to the challenges posed by political regimes stifling democratic principles and freedoms such as the rule of law, due process and freedom of expression. In this way,
they are forced to drop their institutional neutrality and find ways to defend their
academic freedom. By defending academic freedom, the CEU is defending the right
28
29
30
Searle and Rorty have debated the objectivity of knowledge and its connection to academic freedom, see
R. Rorty, “Does Academic freedom Have Philosophical Presuppositions?”, Academe, vol. 80, n° 6, nov-Dec 1994,
p. 52–63; and J. Searle, “Academic freedom”, in his The Campus War, new York, World Publishing Company, 1971,
p. 182-212.
One of the first to expound the concept of the marketplace of ideas and its connection to knowledge was John
Stuart Mill. See E. Alexander (ed.), On Liberty: J. S. Mill, Peterborough, Broadview Press, 1999, chapters 1-2.
See the University of Chicago’s “Kalven Report” for a statement of what I call the “principle of institutional
neutrality” at http://www-news.uchicago.edu/releases/07/pdf/kalverpt.pdf (accessed on 29 June 2019).
AnOTHER OnE BITES THE DUST
of all Hungarian higher-education institutions, faculty, staff and students to be part
of a society that respects due process and the rule of law and a society that doesn’t
pay lip service to democracy, but actually puts in place institutions and processes to
safeguard democratic values.
Institutional neutrality also becomes an empty concept when the State aims to
politicize education. Lex CEU is a good example. The politicization of higher education
in Hungary has resulted in the CEU becoming a political hostage. The CEU’s future
in Hungary depended on political processes like intra-governmental negotiations and
internal Hungarian politics, both of which are beyond the scope of the CEU’s work.
The Hungarian State is not interested in the valuable education provided by the CEU,
the acclaimed research results of the Hungarian Academy of Science, or the qua lit y
of Gender Studies programmes in Hungary. Rather, it is working towards realizing its
political goals by maximizing the political advantage it can obtain from controlling
higher education.
This behaviour will probably continue in the foreseeable future, since – from
the point of view of the Hungarian government – the function of higher education is
political rather than producing knowledge and thereby benefiting society. Hungarian
State universities, the CEU, and the Hungarian Academy of Science have lost a substantial part of their academic freedom; in these circumstances, insisting on universities
remaining neutral vis-à-vis the State would be futile and irresponsible. For this reason,
the narrow conception of academic freedom as the rights of professionals to work is
one that fails.31
Hungary and the world need a richer conception of academic freedom that allows
for defending freedom against the intervention of the State.32
Moving Forward
To conclude, I would like to offer a couple of cautious recommendations on the
types of activities universities should undertake when denied their academic freedom.
Universities should avoid becoming actors in internal politics. This step would
land universities far from their mission and function, leading to loss of prestige and
influence. It is also a role that universities aren’t equipped to play. Rather, the university
can continue its function of producing knowledge by becoming a place where dissenting opinion is invited and where due process and the rule of law are the foundations
of academic and scientific work. By continuing on this path and by supporting the
interaction between ideas, universities would demonstrate the resilience of democratic values. A university could also take a stronger position and publicly support
31
32
for a defense of this account of academic freedom, see fish 2014, op. cit., chapter 2.
See fish 2014, op. cit., Chapter 4, for a description of academic exceptionalism, a view that bears similarities
to some ideas proposed here, specifically that when the State infringes on academic freedom, the university
should take a (political) stance.
197
198 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
democratic values through its research, teaching and outreach. It can then become
the place where societal stakeholders receive the necessary intellectual support to
drive social and political transformation. I recognize that in these circumstances not
becoming a partisan political actor is a very thin line to walk, especially in countries
like Hungary. It is exactly in these circumstances, however, that testing that line is
worth the while.
It is also important for Europe to understand that we are in need of the type of
institutional support for academic freedom that the AAUP has worked on establishing
and maintaining in the US for the last 100 years. Many issues in European higher
education are regulated: issues like financing research, mobility among EU countries,
and the transferability of credentials and skills. Unfortunately, academic freedom
and institutional autonomy aren’t regulated. 33 The CEU and other universities in
Europe should push for regulations at the European level that will ensure that attacks
on academic freedom comparable to what we saw in Hungary do not occur again.
Those regulations should also provide grounds for the cooperation between US and
European academic institutions on academic freedom.
Perhaps the most important lesson from the waning of academic freedom in
Hungary is that universities are embedded in the society they inhabit. Principles like
academic freedom and institutional neutrality need to be interpreted and understood
in different cultural, social and political contexts, and should not be taken for granted.
The community that should be most aware of this lesson is that of academia. Faculty,
students and staff should work to ensure that their colleagues around the world enjoy
the same conditions in fulfilling their roles in universities and society. While academic
freedom is not a political freedom, it cannot exist without the background of certain
fundamental freedoms and democratic principles, such as the rule of law, due process
and freedom of expression. It is the responsibility of all members of academia to ensure
that these freedoms, including academic freedom, and principles are respected in their
societies and elsewhere, for the sake of these societies and for the sake of universities.
33
for a good discussion of this issue, see L. Matei and J. Iwinska, “Diverging Paths? Institutional Autonomy and
Academic freedom in the European Higher Education Area”, in A. Curaj, L. Deca, R. Pricopie (eds.), European
Higher Education Area: The Impact of Past and Future Policies, Cham, Springer, 2018.
AnOTHER OnE BITES THE DUST
Résumé en français
Encore une qui mord la poussière :
les perspectives de liberté académique
dans les démocraties illibérales
et le cas de la Hongrie
Chrys Margaritidis, Central European University
Ce chapitre s’intéresse aux relations entre
liberté académique, État et société dans
le cas hongrois de la Central European
University (CEU). L’auteur revient sur le
statut de la liberté académique en Hongrie,
inscrite dans la constitution nationale, mais
également soutenue en principe et dans les
textes européens comme la Magna Carta
Universitatum de 1988 signée par les Recteurs
des universités européennes, dont la CEU de
Budapest. Il souligne ensuite les différentes
stratégies mises en place par le gouvernement
hongrois qui entrent en contradiction avec
les principes de protection de la liberté
académique, voire constituent des attaques
directes à son encontre.
Ainsi, la mise en place du rôle de chancelier en
2014 dans les universités hongroises, nommé
par l’État et à même de décider des budgets
sur la base de ses propres critères, constituait
une première menace à la liberté académique.
En effet, l’État peut ainsi intervenir pour
imposer ses propres agendas de recherche et
d’enseignement, ne laissant aux universitaires
d’autre choix que de suivre les lignes
gouvernementales. Le cas des études de genre
est emblématique de cette prise en main par
l’État hongrois, qui a les supprimées des listes
de programmes reconnus par le gouvernement
et qui a suspendu leur financement. De même,
l’Académie des sciences s’est vu imposer une
série de réformes et d’obligations imposant aux
chercheurs autocensure et coupures drastiques
dans les budgets.
Plus inquiétant encore, la loi sur
l’enseignement supérieur en Hongrie a été
révisée en 2017, sans consultation préalable
avec les parties concernées telles que le
Conseil des recteurs, l’Académie des sciences
ou les associations étudiantes. Ces réformes
affectent directement et explicitement la CEU,
fondée par George Soros et accréditée par la
Hongrie et les États-Unis. Dans l’incapacité
de remplir les nouveaux critères imposés dans
des délais extrêmement courts et qui allaient
pour la plupart à l’encontre de la protection
de la liberté académique, la CEU a, à ce jour,
perdu sa licence pour opérer en Hongrie et été
contrainte de déménager à Vienne, où elle a
obtenu de l’État autrichien les accréditations
requises.
Ces différents exemples illustrent la façon
dont le gouvernement hongrois a ignoré
l’État de droit et les procédures concernant
l’éducation supérieure établies par la Hongrie
et l’Union européenne, sans notice préalable
aux principales parties prenantes et sans
prendre en considération les avertissements
et contestations de celles-ci. Il apparaît
clairement que l’État hongrois cherche à
établir de nouveaux agendas politiques au sein
de la recherche et de l’enseignement supérieur
par le contrôle des ressources financières
des universités, créant ainsi une atmosphère
d’intimidation qui pousse à l’autocensure et à
l’adhésion non consentante à des régulations
qui ne tolèrent plus le pluralisme des pensées.
En conclusion, l’auteur de ce chapitre
s’interroge sur les perspectives d’avenir de
la liberté académique dans des démocraties
non libérales comme la Hongrie. Il rappelle
les principes qui garantissent la liberté
académique et l’importance de maintenir
un État de droit capable de protéger les
domaines de production d’un savoir crédible
et scientifique. Il paraît alors essentiel que,
lorsque son principe fondateur est attaqué,
l’université elle-même doive se détacher de
199
200 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
sa neutralité supposée et réagir en rentrant
dans l’arène politique. En effet, l’université est
redevable devant la société et doit se prononcer
sur des questions plus vastes liées aux régimes
politiques qui les dirigent. L’exemple de la
CEU, qui s’est élevée contre les attaques du
gouvernement hongrois vis-à-vis de la liberté
académique, doit inviter d’autres universités
hongroises à se manifester.
Enfin, le chapitre s’achève sur trois types de
recommandations. La première consiste à
réaffirmer le rôle de l’université comme lieu
de production du savoir, indépendant des
luttes politiques mais capable de résistance
aux menaces contre les valeurs démocratiques.
Deuxièmement, il appartient aux instances
de l’Union européenne de mettre en place
les régulations nécessaires pour prévenir
les attaques contre la liberté académique,
possiblement sur le modèle de l’American
Association of University Professors (AAUP).
Troisièmement, et pour finir, il revient à la
communauté scientifique internationale de se
positionner pour assurer que, partout à travers
le monde, la liberté académique soit respectée,
indépendamment des contextes nationaux
dans lesquels les universités évoluent.
Études de genre :
un canari au fond
de la mine ?
1
David Paternotte
Université libre de Bruxelles
En août 2018, le gouvernement hongrois de Viktor Orbán a annoncé son intention de révoquer l’accréditation des masters en études de genre. Deux institutions
étaient visées par cette mesure : la Central European University et l’Université Eötvös
Loránd 2 . Selon les autorités de Budapest, ces programmes seraient plus idéologiques
que scientifiques, remettraient en cause les valeurs chrétiennes, n’intéresseraient
pas beaucoup d’étudiante·s et n’offriraient pas suffisamment de débouchés professionnels3. Pour ces différentes raisons, ces études ne devraient pas bénéficier d’un
financement public et d’une reconnaissance par l’État hongrois. De manière inhabituelle, les universités concernées n’ont par ailleurs pas été associées à la décision
et seule la conférence des recteurs a été informée et sommée de rendre un avis dans
un délai de 24 heures.
Cette annonce a suscité l’émoi de la communauté scientifique, tant en Hongrie
qu’à l’étranger. La European University Association a une nouvelle fois dénoncé une
volonté d’ingérence dans la politique des universités4 et, à l’invitation de l’Internationale du genre5, les responsables de presque cent vingt programmes en études de
genre ont interpellé le ministre hongrois de l’Éducation ainsi que les ambassades de
Hongrie dans leurs pays et leurs ambassades respectives à Budapest. Cet enjeu a enfin
été discuté par la Commission européenne et plusieurs chancelleries, dont celles de la
1
2
3
4
5
Ce chapitre s’inspire notamment de D. Paternotte, « Gender studies and the dismantling of critical knowledge in
Europe », Academe, 105/4, 2019, p. 28-31.
A. Pető, « Attack on freedom of education in Hungary. The case of gender studies », Engenderings, https ://
blogs.lse.ac.uk/gender/2018/09/24/attack-on-freedom-of-education-in-hungary-the-case-of-gender-studies
(consulté le 17 décembre 2019).
Ibid.
https ://eua.eu/news/130 :eua-condemns-hungarian-government-plan-to-ban-gender-studies.html (consulté le
17 décembre 2019).
Basée à l’Université de Paris 8, l’Internationale du genre réunit des collègues du monde entier à l’initiative d’Éric
fassin et de Judith Butler. Elle souhaite diffuser des informations au sujet des attaques contre les études de
genre et augmenter la capacité d’action et la coordination entre chercheur·se·s quand cela s’avère nécessaire.
https ://internationaledugenre.net (consulté le 17 décembre 2019).
202 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
Belgique et des Pays-Bas6 . Pourtant, malgré ces initiatives, le gouvernement hongrois
a confirmé sa décision en octobre 2018 et les deux universités concernées ont dû
renoncer à inscrire des étudiante·s dans ces cursus à partir de l’année académique
2019-2020. Si cette décision inédite ne met pas fin aux études de genre en Hongrie,
elle hypothèque fortement la transmission de ces savoirs et la formation de nouvelles
générations de chercheuses et de chercheurs7.
Bien que spectaculaire, cet événement n’est pas un cas isolé… Les programmes
d’enseignement sur le genre ont quasiment disparu en Pologne ou en Russie et n’ont
jamais véritablement existé en Italie. En outre, les études de genre ont été la cible
d’attaques de natures très diverses au cours des dernières années. Des militant·e·s
catholiques et/ou d’extrême droite ont perturbé la tenue d’événements scientifiques
et harcelé, voire menacé l’intégrité physique de collègues, en particulier sur Internet.
Selon les témoignages recueillis, les revues en études de genre ont été retirées des
classements qui organisent les carrières scientifiques dans plusieurs pays et, à l’instar
de ce qui s’est passé en région Île-de-France, des programmes de recherche entiers
ont été définancés. Enfin, l’effigie de la philosophe Judith Butler a été brûlée en place
publique à São Paulo en 2017 et une alerte à la bombe a visé le Secrétariat suédois aux
études de genre à l’Université de Göteborg en 20188 .
Si le cas hongrois est particulièrement spectaculaire, ce chapitre tente de cartographier les attaques contre les études de genre en Europe au cours des dernières années.
Il s’efforce aussi de mieux comprendre l’objet de celles-ci en examinant tout d’abord
les campagnes anti-genre et en les remplaçant ensuite dans le contexte d’offensives
renouvelées contre la liberté académique. Ce texte souhaite à la fois souligner le danger
d’isoler les attaques contre les études de genre de celles contre la liberté académique
et de préciser les raisons pour lesquelles les défenseur·se·s de la pensée libre et critique
devraient prêter plus d’attention au sort actuel des études de genre.
6
7
8
D. Paternotte, « Les études de genre, un savoir en danger ? », Libération, 25 septembre 2018, https ://www.
liberation.fr/debats/2018/09/25/les-etudes-de-genre-un-savoir-en-danger_1681158 (consulté le 17 décembre
2019).
E. Helm et A. Kriszan, « Hungarian Government’s Attack on Central European University and its implications for
Gender Studies in Central and Eastern Europe », Femina Politica, 2, 2017, p. 169-173 ; A. Pető, op. cit., article en
ligne.
C. norocel, « The Swedish Model Dismantled : Premature Closure of the Gender Equality Agency »,
openDemocracy, 18 décembre 2018, https ://www.opendemocracy.net/en/can-europe-make-it/swedish-modeldismantled-premature-closure-of-gender-equality (consulté le 17 décembre 2019).
Un CAnARI AU fOnD DE LA MInE ?
Cartographier les attaques
Mieke Verloo et moi-même avons identifié onze formes d’attaques contre la liberté
académique en Europe aujourd’hui9. Si cette typologie concernait la science politique,
elle s’applique assez facilement aux études de genre. D’ailleurs, en science politique
aussi, le genre fait partie des sujets à haut risque, au même titre que les travaux sur
l’immigration, l’islam, l’extrême droite, l’environnement, le conflit israélo-palestinien, le Brexit et le terrorisme. Ces attaques, qui visent tant la liberté académique que
l’autonomie institutionnelle, peuvent être divisées en deux groupes, qui reposent sur
l’usage ou non d’outils et tactiques propres à la gestion académique et à la bureaucratie
universitaire.
Tableau 1 Principales formes d’attaques contre les études de genre
Attaques bureaucratiques
Attaques externes
(Dés)accréditation
Harcèlement et attaques personnelles
(Dé)financement
Exposition publique (listes, etc.)
(Auto)censure
Manifestations
Fermeture/expulsion/suspension de départements/
institutions
Enregistrement de cours et dénonciation publique
Création d’espaces académiques alternatifs
Entraves à la liberté de circulation
Poursuites policières et judiciaires
À son tour, le premier groupe, qui comprend les attaques institutionnelles
et bureaucratiques contre les études de genre, peut être divisé en cinq catégories.
Premièrement, comme l’illustre l’exemple hongrois, certains programmes peuvent
perdre leur accréditation, ce qui les prive d’une reconnaissance officielle du titre
obtenu et d’un financement par l’État. Cela permet de favoriser ou de contraindre le
développement de certains champs de recherche en fonction des intérêts politiques
du moment. Deuxièmement, des champs d’études entiers peuvent être définancés,
comme l’a fait Valérie Pécresse à l’encontre des études de genre après son accession à
la tête de la région Île-de-France10. Des projets peuvent aussi être rejetés sur une base
politique alors qu’ils ont réussi toutes les étapes du processus d’évaluation, comme
l’ont vécu plusieurs collègues en Bulgarie11. Troisièmement, des cas de censure ont
été rapportés. En décembre 2018, le ministre italien de l’Éducation a par exemple
interrompu un projet sur le harcèlement homophobe et raciste à l’école, mené par
l’Université de Pérouse et financé par la région d’Ombrie, à cause de désaccords relatifs
9
10
11
D. Paternotte et M. Verloo, « Political science at risk in Europe : frailness and the study of power », in T. Boncourt,
I. Engeli et D. Garzia (éds), Political Science in Europe: Achievements, Challenges, Prospects, Colchester/Londres,
ECPR Press/Rowman & Littlefield International.
https ://www.liberation.fr/debats/2016/12/14/pourquoi-la-theorie-du-genre-fait-elle-peur_1535293 (consulté le
3 janvier 2020).
S. Darakchi, « Emergence and Development of LGBTQ Studies in Post-Socialist Bulgaria », Journal of homosexuality,
2018, https ://doi.org/10.1080/00918369.2018.1534413 (consulté le 17 décembre 2019).
203
204 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
au questionnaire12 . On observe aussi des cas d’autocensure. Dans certains contextes
hostiles, des collègues abandonnent les études de genre, voire la carrière académique,
ou réécrivent leur CV afin de le rendre plus conforme aux préférences du moment.
D’autres nettoient leurs supports de cours pour éliminer tout élément potentiellement
controversé. Enfin, certaines institutions préfèrent limiter la visibilité des études de
genre, voire mettre fin à leur institutionnalisation, afin de se prémunir contre de
possibles attaques13. Quatrièmement, l’expulsion, la suspension ou la fermeture de
certaines institutions peut avoir un impact crucial sur la poursuite des études de genre.
En effet, tant la Central European University que l’Université européenne à SaintPétersbourg, toutes deux visées par des attaques gouvernementales, ont joué un rôle
central dans leur développement en Europe centrale et orientale14 . Cinquièmement,
des espaces académiques alternatifs sont progressivement mis sur pied. Ces initiatives
contribuent à redéfinir les règles régissant le monde académique et la production de
connaissances scientifiques, légitimant notamment les critiques contre le genre en
leur conférant l’aspect d’un discours scientifique. Ces espaces peuvent prendre la
forme de nouveaux programmes plus conformes aux priorités politiques du moment,
de nouvelles institutions comme l’Institut des sciences sociales, économiques et
politiques fondé par Marion Maréchal-Le Pen à Lyon15 ou de maisons d’édition et
de revues aux critères scientifiques douteux, telle la revue The Natural Family: An
International Journal of Research and Policy proche de l’ONG conservatrice World
Congress of Families16 .
Ces assauts peuvent également être menés à l’extérieur de la sphère universitaire.
Mobilisant un répertoire plus diversifié d’outils et de tactiques, ceux-ci peuvent
être rassemblés en six catégories. Premièrement, on constate une multiplication des
attaques personnelles, sous la forme de harcèlement public ciblé en ligne (« public
online target harassment »)17, de traque (stalking), d’attaques ad hominem, de menaces
de mort ou d’atteintes à l’intégrité physique. Celles-ci sont encouragées par l’usage
de plateformes telles que Twitter et, selon plusieurs études, les femmes et les chercheur·se·s issu·e·s de minorités seraient particulièrement exposé·e·s18 . Deuxièmement,
la publication de listes d’intellectuel·le·s en ligne ou dans la presse a fait son retour
en Europe. Si les listes hongroises ou turques sont bien connues (voir les chapitres de
Chrys Margariditis et de Mehmet Teoman Pamukçu et Gaye Çankaya Eksen dans cet
ouvrage), il ne s’agit pas de cas isolés. En France par exemple, un nombre croissant
12
13
14
15
16
17
18
https ://www.corriere.it/cronache/18_dicembre_09/umbria-questionario-gender-pillon-lega-fa-bloccarericerca-sull-omofobia-058c7ba2-fbab-11e8-b5c8-9e33310709fc.shtml (consulté le 17 décembre 2019).
A. Kondakov, « Teaching Queer Theory in Russia », QED : a journal in GLBTQ worldmaking, 3/2, 2016, p. 107-118.
D. Dubrovsky, « Escape from freedom: The Russian Academic Community and the Problem of Academic Rights
and freedoms », Interdisciplinary political studies, 3/1, 2017, p. 171-189.
On pourrait aussi citer les universités liées à la droite chrétienne ou aux branches les plus conservatrices de
l’Église catholique à Rome, en Espagne, aux États-Unis ou en Amérique latine.
A. Peto, « Science for a Plastic Cube. Polypore Academia Redefining the Rules of Science », Geschichte der
Gegenwart, 2019, https ://geschichtedergegenwart.ch/science-for-a-plastic-cube-polypore-academiaredefining-the-rules-of-science (consulté le 17 décembre 2019).
A. ferber, « ‘Are You Willing to Die for this Work ?’ Public Targeted Online Harassment in Higher Education »,
Gender & Society, 32/3, 2018, p. 301-320.
H. Savigny, « The Violence of Impact : Unpacking Relations between Gender, Media and Politics », Political studies
review, 2019, https ://doi.org/10.1177/1478929918819212 (consulté le 17 décembre 2019).
Un CAnARI AU fOnD DE LA MInE ?
de médias publie régulièrement des listes détaillées reprenant les noms et activités
de chercheur·se·s : ces derniers mois, les études post- et décoloniales, qui regroupent
notamment des personnes travaillant sur le genre, ont été particulièrement visées19.
Certains sites Internet, parfois gérés par d’ancien·ne·s chercheur·se·s, mènent aussi une
veille des activités scientifiques sur le genre (par exemple ScienceFiles en Allemagne).
Troisièmement, comme l’indiquent les exemples qui suivent, les mobilisations et
manifestations contre certains événements académiques se multiplient. En 2014, le
colloque « Habemus Gender ! », organisé à l’Université libre de Bruxelles, a fait l’objet
de multiples dénonciations en ligne, y compris de la part des médias officiels de l’Église
catholique de Belgique20, conduisant la Police de Bruxelles à recommander un renforcement de la sécurité. Quelques mois plus tard, à Lyon, les participant·e·s au premier
congrès de l’Institut du genre ont dû s’échapper par une porte dérobée suite au blocage
des accès de l’amphithéâtre. Enfin, en 2018, des militant·e·s d’extrême droite ont forcé
les autorités de l’Université de Vérone à suspendre un colloque sur les demandeur·se·s
d’asile LGBT, celles-ci ne pouvant garantir la sécurité21. En Italie et en Bulgarie, le
lancement de nouveaux cours sur la sexualité s’est accompagné de féroces campagnes
de dénonciation en ligne22 . Quatrièmement, des groupes et partis politiques comme
le Forum voor Democratie néerlandais ou Alternative für Deutschland en Allemagne
encouragent les étudiante·s à enregistrer les cours de collègues jugés controversés et à
rapporter leurs idées et activités, considérant que les universités regroupent des élites
nuisibles pour l’avenir de leur pays23. Cinquièmement, des contraintes croissantes
pèsent sur la liberté de circulation des chercheur·se·s dans certains pays. Celles-ci
visent notamment les collègues qui dénoncent la politique de pinkwashing d’Israël,
soit l’usage de la promotion des droits LGBT par le gouvernement israélien pour se
présenter comme un défenseur des droits humains, se distinguer des pays voisins et
légitimer ainsi l’occupation de la Palestine. Inversement, certain·e·s collègues ont dû
quitter leur pays pour poursuivre librement leur agenda de recherche (par exemple
sur l’avortement ou les droits LGBT), que ce soit en Turquie ou au Brésil. Enfin, divers
moyens policiers et judiciaires, comme le chantage, la surveillance, les poursuites judiciaires et l’incarcération, sont aujourd’hui utilisés pour faire taire ces chercheur·se·s.
Comme l’illustre l’exemple de la Turquie, où les mobilisations féministes et LGBT sont
de plus en plus souvent réprimées, ces attaques visent aussi des personnes travaillant
sur le genre.
19
20
21
22
23
Par exemple, « Le ‘décolonialisme’, une stratégie hégémonique : l’appel de 80 intellectuels », Le Point,
28 novembre 2018, https ://www.lepoint.fr/politique/le-decolonialisme-une-strategie-hegemonique-l-appelde-80-intellectuels-28-11-2018-2275104_20.php ; n. Y. Kisukidi, « La guerre du canon n’aura pas lieu », Magazine
littéraire, 9 avril 2019.
D. Paternotte, « Habemus Gender : Autopsie d’une obsession vaticane », Sextant, 31, 2015, p. 7-22.
https ://www.opendemocracy.net/en/can-europe-make-it/academic-freedom-under-threat-workshop-on-lgbtasylum-is-cen (consulté le 17 décembre 2019).
Comme les cours sur l’histoire de l’homosexualité créés à l’Université de Turin en 2019 (https ://www.vice.com/
it/article/bj7mgz/storia-omosessualita-forza-nuova-torino, consulté le 17 décembre 2019) et sur les politiques
de l’identité à partir d’une perspective littéraire queer à l’Université de Sofia en 2018 (https ://www.uni-sofia.
bg/index.php/bul/novini/novini_i_s_bitiya/svobodata_e_v_rhovna_cennost_zaschitata_na_svobodata_v_
rhoven_d_lg (consulté le 17 décembre 2019).
https ://www.timeshighereducation.com/news/online-intimidation-left-biased-academics-spreads-worldwide
(consulté le 17 décembre 2019).
205
206 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
Des campagnes contre le genre
Beaucoup d’analystes, dans et hors du monde académique, ont tenté de
comprendre ces attaques à la lumière des campagnes anti-genre24 . Depuis quelques
années, on observe en effet un regain d’attaques contre les droits des femmes et des
minorités sexuelles en Europe et ailleurs, que ce soit contre le droit à l’avortement et
à la contraception, la reconnaissance des unions de même sexe et des familles homoparentales, les politiques antidiscriminatoires, les initiatives d’éducation au genre ou
à la sexualité ou encore les dispositifs de lutte contre la violence de genre. Ces attaques
marquent une profonde transformation du militantisme conservateur, dans la mesure
où, loin d’être disparates, elles sont désormais unies par la critique commune d’une
soi-disant « théorie » ou « idéologie du genre ». En effet, le « genre » constituerait
pour ces acteurs la matrice intellectuelle dont découleraient les réformes éthiques
qu’ils et elles combattent. Loin des débats académiques et politiques parfois houleux
et sans tenir compte de la complexité des relations entre mondes universitaire et
militants, le « genre » deviendrait le nom d’une conspiration ourdie par les féministes,
les militant·e·s LGBTI et les chercheur·se·s en études de genre, visant non seulement
la subversion de l’ordre des sexes et des familles, mais aussi une prise de pouvoir
totalitaire25. Enfin, ce terme renverrait parfois à une opération globale d’imposition
des valeurs occidentales ou, pour reprendre une expression du pape François, à une
entreprise de « colonisation idéologique »26 .
La « théorie » ou « idéologie du genre » au cœur de ces campagnes ne doit donc
pas être confondue avec les études de genre ou les mesures proposées dans le cadre
de politiques d’égalité. Il s’agit au contraire du résultat d’efforts initiés par le Vatican
pour contrer les avancées des conférences onusiennes du Caire sur la population et
le développement (1994) et de Pékin sur les droits des femmes (1995)27 et offrir ainsi
un nouvel horizon à des luttes parfois anciennes. Tant au Vatican que dans divers
cénacles intellectuels catholiques, des hommes et des femmes ont tenté, dès le milieu
des années 1990, de comprendre ce qui s’était passé lors de ces rencontres onusiennes et
de proposer une contre-stratégie. Au terme de cette entreprise, le « genre » est devenu
le cadre analytique permettant de penser ces défaites et, plus largement, certaines
transformations des sociétés occidentales. Très rapidement, ce terme a aussi désigné
une stratégie d’action inspirée de la théorie gramscienne de l’hégémonie culturelle à
l’aide de laquelle le Vatican s’efforce de se réapproprier et de resignifier des notions
centrales du discours progressiste comme le genre ou l’écologie, semant ainsi le trouble
dans les esprits.
Aujourd’hui, les campagnes anti-genre dépassent largement le giron catholique
et permettent des articulations inédites entre différentes dénominations chrétiennes
24
25
26
27
R. Kuhar et D. Paternotte (dir.), Campagnes anti-genre en Europe : des mobilisations contre l’égalité, Lyon, Presses
universitaires de Lyon, 2018.
Ibid.
Ibid.
À savoir la reconnaissance des droits sexuels et productifs par l’OnU ainsi que l’introduction du terme « genre »
dans le vocabulaire de cette institution.
Un CAnARI AU fOnD DE LA MInE ?
historiquement en compétition (orthodoxes, évangélistes). Comme en témoigne le
discours de l’AfD, de Fidesz, de la Lega Nord ou de Vox, elles alimentent aussi nombre
de projets d’acteurs populistes et d’extrême droite, qui ont saisi l’opportunité du débat
sur le genre pour asseoir leur pouvoir et renforcer l’attractivité de leurs idées. Si ces
projets politiques ne sont historiquement pas religieux et n’ont pendant longtemps pas
témoigné d’un intérêt particulier pour les questions de genre et de sexualité, il existe
en effet de nombreux ponts rhétoriques et politiques, comme la dénonciation de la
corruption morale des élites, la condamnation de Mai 68, un anti-intellectualisme
prononcé, la réhabilitation du sens commun en politique ou l’incitation au rejet de
certaines catégories de la population. Dans ce contexte, le « genre » apparaît comme
une « colle symbolique »28 qui permet d’agglutiner des acteurs particulièrement disparates autour d’un ennemi commun et comme un tremplin qui permet de capitaliser
sur des peurs, des frustrations et des incompréhensions variables selon les contextes.
Assez logiquement, presque partout, ces campagnes contre le « genre » s’accompagnent
d’attaques contre les études de genre, qui sont souvent présentées comme le berceau
de cette idéologie sournoise et la tête de pont de la diffusion d’une pensée étrangère.
Des campagnes contre la pensée critique
Toutefois, comme l’illustre à nouveau le cas hongrois, on ne peut expliquer les
attaques récentes contre les études de genre à la seule lumière des campagnes antigenre. Selon Eszter Kováts et Andrea Pető, l’usage politique des questions de genre et
de sexualité par le Premier ministre Viktor Orbán est, à l’inverse des idées reçues, assez
récent 29. Pendant longtemps, celui-ci a préféré se saisir d’autres enjeux, comme ceux
des réfugiés et de la supposée islamisation de l’Europe30. Par contre, son gouvernement
est connu depuis longtemps pour ses attaques contre la recherche et l’université. Dans
ce contexte, la révocation de l’accréditation des deux masters en études de genre doit
aussi être appréhendée comme le maillon d’une longue chaîne d’assauts contre la
liberté académique et, plus largement, contre la pensée libre et critique.
Comme le retrace notamment le chapitre de Chrys Margaritidis dans cet
ouvrage31, les autorités hongroises n’ont en effet cessé d’attaquer et de démanteler les
institutions académiques de ce pays, processus qui s’est récemment intensifié. Outre
une recentralisation et un accroissement de l’influence des autorités politiques, il
faut au moins épingler trois développements. Premièrement, la Central European
28
29
30
31
E. Kováts et M. Põim (dir.), Gender as Symbolic Glue: The Position and Role of Conservative and Far Right Parties
in the Anti-Gender Mobilization in Europe, Bruxelles/Budapest, foundation for European Progressive Studies/
friedrich-Ebert-Stiftung, 2015.
E. Kováts et A. Pető, « Le discours anti-genre en Hongrie : une stratégie au service de l’État illibéral », in
R. Kuhar et D. Paternotte (dir.), Campagnes anti-genre en Europe : des mobilisations contre l’égalité, Lyon, Presses
universitaires de Lyon, 2018, p. 167-182.
Ibid., p. 167-168.
D. Craciun et G. Mihut, « Requiem for a Dream: Academic freedom under Threat in Democracies », International
higher education, 90, 2017, p. 15-16 ; Z. Enyedi, « Democratic Backsliding and Academic freedom in Hungary »,
Perspectives on politics, 16/4, 2018, p. 1067-1074.
207
208 COnTExTES DÉMOCRATIQUES, TOURnAnT ILLIBÉRAL ET PRESSIOnS ÉCOnOMIQUES
University a été l’objet d’attaques qui ont culminé avec l’adoption de la « Lex CEU » en
201732 , puis l’échec des négociations avec le gouvernement hongrois et le déménagement contraint à Vienne d’une partie des activités de cette université. Deuxièmement,
l’Académie hongroise des sciences a connu une profonde restructuration en 2019.
Celle-ci s’est traduite, outre la nomination d’un proche d’Orbán à sa direction, par
des pertes importantes en termes d’autonomie budgétaire et institutionnelle33. Enfin,
on note des attaques contre d’autres domaines du savoir, comme l’immigration ou
l’histoire de l’Holocauste, ainsi que l’expulsion de leurs locaux d’institutions comme
l’Académie des sciences elle-même, la Bibliothèque nationale et une partie des Archives
nationales.
Les attaques contre les études de genre ne constituent donc pas un cas isolé
mais s’inscrivent dans une offensive plus vaste contre la liberté académique et l’autonomie institutionnelle des universités. Deux éléments supplémentaires doivent
être mentionnés. D’une part, plusieurs commentateurs ont montré que les réformes
hongroises étaient elles-mêmes inspirées d’exemples étrangers, en particulier de
Russie, de Pologne et d’Israël, trois pays qui traversent des processus similaires de
recul démocratique et connaissent, du moins pour les deux premiers, des attaques
contre le genre. De manière plus générale, on observe sur différents sujets (famille,
liberté religieuse, démographie, géopolitique, etc.) une coordination croissante des
pays en voie d’autocratisation et on peut postuler qu’il en va de même pour les questions académiques.
D’autre part, si on insiste beaucoup sur les attaques portées contre la liberté académique et le démantèlement des institutions universitaires, on oublie souvent que ce
processus n’est pas uniquement répressif. Il est aussi créateur au sens foucaldien du
terme, en ce qu’il contribue à faire exister un nouvel ordre épistémique étroitement
lié au recul de la démocratie34 . En effet, l’engagement des acteurs autoritaires avec la
politique du savoir ne se traduit pas uniquement par la destruction de ce qui existe
mais aussi, à travers un projet inspiré par les théories gramsciennes de l’hégémonie
culturelle, par une redéfinition des critères définissant la validité des connaissances
scientifiques et, en fin de compte, ce qui constitue la vérité35. Dans ce contexte, les
attaques contre le genre sont indissociables, au même titre que les menaces qui pèsent
sur la liberté académique, de tentatives de redéfinition par les acteurs autoritaires de
la démocratie telle qu’on l’a connue jusqu’à présent.
32
33
34
35
B. Trencsényi, A. Rieber, C. Iordachi et A. Hîncu, « Academic freedom in danger. fact files on the ‘CEU Affair’ »,
Südosteuropa, 65, 2017, p. 412-467.
https ://www.nature.com/articles/d41586-019-02107-4 ?fbclid=IwAR022Yx5eZAzzbLR5fspA3ijZEKbnxcbvICYU
du1yGBsuM5xpWS_Go7Dt6g&_ga=2.144915956.1379537620.1562610032-1005911596.1559666081 (consulté le
17 décembre 2019).
A. Pető, op. cit., article en ligne.
D. Paternotte et M. Verloo, « De-democratisation and the Politics of Knowledge », Papier présenté au séminaire
« De-democratisation, gender+ and the politics of exclusion in Europe », Université internationale d’Andalousie,
Baeza, 2019.
Un CAnARI AU fOnD DE LA MInE ?
En conclusion, la liberté académique est souvent perçue comme un indicateur
précieux de l’état de la démocratie36 et les attaques récentes ne constituent pas, comme
l’affirment nombre d’intellectuel·le·s de droite et d’extrême droite, un combat pour
permettre l’expression de vérités devenues inaudibles sous le poids du « politiquement correct », pour rétablir l’universalité d’une université sous l’emprise de diverses
minorités ou pour réduire l’hégémonie académique supposée de la gauche et de l’extrême gauche. Au contraire, comme l’ont rappelé les autorités de la Central European
University37, il s’agit d’un combat contre une pensée libre et critique, qui ose interroger
et contester les hiérarchies et les pouvoirs établis, d’une pensée qui permet l’existence
et la subsistance de sociétés ouvertes et démocratiques. En bref, les attaques contre
la liberté académique constituent une pièce essentielle des processus de recul démocratique que connaissent aujourd’hui de nombreuses sociétés en Europe et ailleurs.
Dans ce contexte, s’intéresser au sort actuel des études de genre s’avère fondamental et ce chapitre souligne tant les risques de penser les attaques contre les études
de genre à travers le seul prisme des campagnes anti-genre que ceux découlant de
leur isolement des menaces actuelles contre la liberté académique. En effet, comme
développé plus haut, les attaques contre les études de genre font partie d’un projet
politique et intellectuel plus vaste de déstabilisation et d’opposition à la démocratie
libérale. En même temps, l’insensibilité au genre et la cécité de nombreux·se·s collègues
face aux attaques récentes dont les études de genre ont été victimes ne soulèvent pas
seulement des questions quant aux formes de solidarité mises en place, mais privent
surtout quiconque s’intéresse à la liberté académique d’un indicateur précieux. En
effet, les événements récents montrent que les études de genre figurent souvent parmi
les premières victimes des attaques contre les universités et la pensée critique : elles
devraient pour cette raison recevoir une attention particulière. Comme dans les mines
de jadis, le péril est imminent quand le canari s’est arrêté de chanter.
36
37
J. Cole, « Academic freedom as an Indicator of a Liberal Democracy », Globalizations, 14/6, 2017, p. 862-868 ;
D. Stockemer et M. Kim, « Introduction: Academic freedom in Danger: Case Studies of Turkey, Hungary and
Japan », European political science, 2018, https ://doi.org/10.1057/s41304-018-0172-9 (consulté le 17 décembre
2019).
M. Ignatieff et S. Roch (dir.), Academic freedom: The global challenge, Budapest, CEU Press, 2018.
209
Partie V
Quels outils de défense
et quelle solidarité
autour de la
liberté académique ?
Une expérience
de solidarité académique
dans le Chili
des années 1980
Michel Molitor
UCLouvain
Ma contribution à cet ouvrage est de vous faire part d’une expérience de solidarité
avec des universitaires empêchés de réaliser leurs activités de recherche et d’enseignement pour des raisons politiques. Comme on le verra, la motivation première des
universitaires impliqués dans cette activité n’était pas de protéger la liberté académique, mais de rendre possible ou de faciliter une activité de nature académique qu’ils
pensaient importante.
L’Université catholique de Louvain (UCLouvain) avait une longue tradition d’accueil d’étudiants étrangers et particulièrement d’étudiants sud-américains. Avant les
années de la décolonisation des pays d’Afrique, ceux-ci constituaient la population la
plus importante. Ces étudiants, inscrits pour l’essentiel en deuxième cycle (licence),
étaient relativement politisés. J’aimerais m’arrêter un moment sur l’évocation d’une
expérience, alors importante.
En 1959, une structure propre aux étudiants étrangers est créée à l’université : le
Cercle international des étudiants étrangers (CIEE). Le CIEE va rapidement devenir
un double lieu d’échange : entre étudiants étrangers, d’une part ; entre étudiants
étrangers et belges, d’autre part. À la fin des années 1960, le CIEE est un agent de
politisation très original. L’organisation de conférences et de débats sur les crises
postcoloniales, la guerre du Vietnam et la politique des États-Unis, les options révolutionnaires en Amérique latine ou le conflit israélo-palestinien ouvre de multiples
prises de conscience sur les luttes et conflits du tiers monde et leurs dénominateurs
communs. Beaucoup d’étudiants étrangers font leur apprentissage politique à travers
ces échanges. Par ricochet, on assiste à une forme de politisation des étudiants belges
qui sont en contact régulier avec les étudiants étrangers. Cette politisation prend deux
formes. D’abord, une forte sensibilisation aux questions du Sud, qui se concrétisera
notamment plus tard pour certains par la participation aux activités d’ONG actives
dans le tiers monde. Et d’autre part, de manière plus inattendue, l’utilisation par
certains étudiants, dans leurs études des situations belge et européennes, des grilles
214 QUELS OUTILS DE DÉfEnSE ET QUELLE SOLIDARITÉ ?
d’analyse en termes d’exploitation et de dépendance forgées pour interpréter les
problématiques propres aux pays en développement. Ils découvriront un visage identique à l’exploitation au Nord et au Sud. Ce phénomène est relativement minoritaire et
jamais ne concerne ou n’implique la majorité des étudiants. Par contre, d’une manière
générale, on peut dire que le degré de politisation est sensiblement plus élevé dans les
milieux étudiants étrangers que parmi leurs homologues belges.
Les années noires de l’Amérique latine
Dans la décennie qui suit, la situation change. L’Amérique du Sud vit une situation
particulière avec l’apparition de régimes militaires au Brésil (1964), au Chili (1973), en
Argentine (1976) et en Uruguay (1976).
Une nouvelle vague d’étudiants sud-américains arrive à Louvain. Certains sont
explicitement des réfugiés, d’autres sont en exil volontaire et d’autres encore prennent
du champ et s’écartent pour un temps de leurs pays. La très grande majorité sont des
boursiers soutenus par diverses institutions (ONG, fondations internationales…).
Certains ne sont jamais venus à Louvain et s’inscrivent en deuxième cycle.
D’autres sont d’anciens diplômés de Louvain et entreprennent des études de doctorat.
Les Chiliens sont particulièrement nombreux en raison des liens historiques (notamment via les réseaux de la démocratie chrétienne).
Dans ce contexte singulier, l’UCL va mettre au point une politique active de solidarité qui prendra plusieurs formes. Dans un premier temps, assistance ou protection
à d’anciens étudiants menacés pour des raisons diverses. Cela s’étendra ultérieurement
à d’autres personnes menacées. La solidarité ne concerne pas uniquement le soutien
à des activités académiques en péril, mais touche plus largement la protection de
personnes en difficulté. Cette protection prendra diverses formes : courriers aux autorités (via ou non les ambassades), aide à l’obtention de visas, fonds spécial d’aide aux
anciens de l’UCL. De nombreuses universités agissent de la sorte. À Louvain, l’opérateur de ces mesures de soutien est une cellule de l’administration, le Secrétariat du tiers
monde (qui se mutera ultérieurement en Secrétariat à la coopération internationale,
embryon de la future Administration des relations internationales). Le Secrétariat du
tiers monde travaille en connexion avec des chercheurs ou des professeurs disposant
de contacts en Amérique latine.
L’exercice de la solidarité passe par des formes classiques : l’octroi de bourses
d’étude de l’Université (qui s’ajoutent à d’autres sources comme des ONG, par
exemple), le soutien au retour quand celui-ci est possible, le soutien à une activité en
Belgique ou à l’étranger. L’Université assure le financement de cette politique sur ses
fonds propres ou par le recours à des soutiens qu’elle sollicite auprès de fondations
ou d’organisations diverses (on ne peut pas parler de « mécénat » dans ce contexte).
Au départ, on cible d’anciens étudiants originaires du Brésil et des pays du cône sud
(Chili, Uruguay, Argentine). Assez rapidement, l’UCL va se concentrer sur l’accueil
de Chiliens (sans exclure les autres, cependant). Les raisons de ce choix sont à trouver
UnE ExPÉRIEnCE DE SOLIDARITÉ ACADÉMIQUE DAnS LE CHILI DES AnnÉES 1980
dans les relations anciennes et multiples entre Louvain et les diverses institutions de
la société chilienne.
Des bourses de doctorat sont réservées à d’anciens étudiants chiliens de l’Université. Cette procédure leur permet d’acquérir une qualification académique dans leur
pays (dans l’hypothèse souhaitée d’un retour rapide) ou ailleurs. Elle leur permet aussi
de prendre un recul nécessaire à leur protection, nécessaire pour certains d’entre eux.
D’autres bourses sont réservées à des réfugiés, candidats à des études de base à
l’UCL. Le problème est d’identifier les personnes ; comment obtenir un avis plus ou
moins objectif sur leur candidature ? C’est ici qu’intervient le jeu des relations informelles, mais aussi des réseaux politiques. Dans le cas de Louvain, c’est souvent par les
contacts entre certains secteurs de la démocratie chrétienne et leurs correspondants
dans l’opposition au Chili (le MAPU1, par exemple) que ces informations transitent.
À cette époque, il existe une importante coordination de l’aide entre universités
belges (UCL, ULB, ULg, Gand, VUB, Anvers, etc.) via le Comité national Chili
(CNCH), animé, entre autres, par Pierre Galand (d’Oxfam), et sa branche universitaire,
le Comité national universitaire Chili (CNUCH). Avec le recul, la coordination s’est
avérée exemplaire et efficace.
Les années 1980 :
le soutien aux activités académiques
Dans un second temps, la solidarité de l’Université va prendre un visage complémentaire et, sans abandonner le soutien aux réfugiés, s’orienter plus résolument vers
le soutien aux activités académiques. Plus spécifiquement, l’UCL sera associée à deux
initiatives, en Uruguay et au Chili. Je citerai l’Uruguay brièvement et je développerai
plus largement l’expérience chilienne.
En Uruguay, l’UCL a des relations anciennes avec le CLAEH (Centro latino-americano de Economia humana) qui s’inscrit dans la perspective du mouvement français
« Économie et humanisme » du père Lebret. Après le coup d’État en 1976, l’UCL
soutient le CLAEH par des bourses d’études et l’intervention de professeurs dans ses
programmes de recherche, essentiellement en économie.
L’expérience de soutien académique au Chili est beaucoup plus importante. Après
le coup d’État de 1973, les universités chiliennes sont mises sous contrôle militaire.
Une bonne partie des sciences sociales est écartée des universités. De nombreux
universitaires perdent leur travail au Chili et prennent le chemin de l’exil, d’autres
se retrouvent dans une sorte d’exil intérieur, privés d’activités académiques. Les
principales universités maintiennent des activités d’enseignement dans les domaines
1
Le Movimiento de Acción Popular Unitaria (MAPU) est une dissidence de la Démocratie chrétienne au Chili,
créée en 1969. Le MAPU soutiendra la coalition électorale qui mènera Salvator Allende à la présidence.
Réprimés sous la dictature militaire, ses militants rejoindront à la fin des années 1980 le Partido Por la
Democracia (PPD) ou le Parti socialiste.
215
216 QUELS OUTILS DE DÉfEnSE ET QUELLE SOLIDARITÉ ?
de l’économie et des sciences politiques, par exemple, mais sont très marquées par
les choix idéologiques du régime. Des institutions comme la FLACSO (Faculté latino-américaine des sciences sociales), créée par l’Unesco et soutenant des programmes
de grande qualité avec l’aide de l’École pratique des hautes études (EPHE) de Paris, sont
fermées par le régime militaire en 1973 ; la FLASCO maintiendra une petite activité
de veille jusqu’à sa réouverture en 1991.
Certains universitaires tentent de reconstituer des capacités de recherche et d’enseignement hors des universités. Ils créent des ONG, en réalité des centres de recherche
ou de formation, souvent soutenus de l’extérieur via divers réseaux de solidarité.
Un certain nombre de ces centres se fédèrent en 1975 dans une structure protégée
par l’Église catholique : l’Académia de Humanismo Cristiano (AHC). Ces centres
sont philosophiquement pluralistes et regroupent des personnes de diverses opinions
politiques, mais qui ont comme dénominateur commun de se situer dans l’opposition au régime militaire et aux formations politiques associées. Le soutien de l’Église
est maintenu jusqu’à la veille du plébiscite amorçant la transition démocratique en
1989. L’Église estime alors que sa protection n’est plus nécessaire. Incidemment, il
est intéressant de noter que c’est en 1975 également que l’Église crée une structure
spéciale de soutien aux victimes et de protection des droits de l’homme : le Vicaria
de la Solidaridad 2 .
La direction de l’AHC est exercée par un ancien doyen de la Faculté polytechnique
de l’Université du Chili, Enrique d’Etigny. Les centres regroupés au sein de l’Académie
ont des objets variables : éducation (Programa Interdisciplinaria de Investigaciones
Educativas – PIIE), culture (Centro de Estudia de la Realidad Contemporanea –
CERC), réforme agraire et environnement (Grupo de Investigaciones Agrarias – GIA),
travail et économie (Programa de Economia del Trabajo – PET). Ils bénéficient de
multiples soutiens extérieurs : syndicats hollandais et suédois, fondations internationales, universités, etc.
L’AHC, où œuvrent un certain nombre d’anciens étudiants, demande le soutien
de l’UCL. Plus particulièrement l’une des entités de l’AHC, le PET. L’objectif explicite
est le soutien de ses activités de recherche en économie et en sociologie du travail et
la contribution à la formation de compétences dans ce domaine.
- Le PET mène une série de recherches sur les conditions de travail et les
conditions de vie en milieu populaire. Depuis le coup d’État, il n’existe plus de
données ni d’informations sur les salaires, les conditions d’emploi, le chômage,
les conditions d’existence au sens large. Le travail du PET vise à combler ces
lacunes en produisant une information originale et de qualité en la matière. Cette
information est diffusée par de multiples canaux.
- Le PET a un programme de formation de cadres ou de leaders en milieu populaire.
Ce programme est organisé en relation avec la CUT (Central Unitaria de los
Trabajadores) qui se reconstitue vaille que vaille, de manière semi-clandestine.
2
Les procédures d’identification et de reconnaissances des victimes de la dictature opérées lors du retour à la
démocratie sont fondées quasi exclusivement sur les informations collectées par le Vicariat à la solidarité. Lors
de leur collecte, ces informations étaient recoupées, vérifiées et dissimulées en lieu sûr.
UnE ExPÉRIEnCE DE SOLIDARITÉ ACADÉMIQUE DAnS LE CHILI DES AnnÉES 1980
- Le PET anime un programme de maîtrise en deux ans sur les questions du travail.
Les étudiants ont tous une formation préalable : médecins, juristes, économistes,
historiens, etc., et sont engagés dans la reconstruction démocratique. Ils travaillent
à mi-temps comme assistants-chercheurs et bénéficient de bourses modestes.
- Le PET a un programme de publications apprécié par les milieux d’opposition,
mais aussi par un certain nombre de cadres (publics et privés) non politisés. Il
organise également des réunions ou séminaires discrets à l’usage de divers responsables non liés au régime.
L’intervention, très importante, de l’UCL est quadruple : intervention financière
dans le fonctionnement du PET (bourses étudiantes), bourses de recyclage pour les
chercheurs seniors leur permettant une pause hors de leur pays, envoi systématique
de professeurs de Louvain dans le programme de maîtrise (nous sommes cinq ou six
à y enseigner pendant plusieurs années entre 1984 et 1994) et enfin octroi de bourses
de doctorat à des étudiants passés par la maîtrise du PET (douze bourses de doctorat
sont accordées à des étudiants issus de leur programme de maîtrise).
La motivation de base de l’UCL était clairement, dans ce cas-ci, le soutien au
maintien d’une activité académique menacée et la formation (qui n’était plus assurée
dans le pays) de personnes compétentes dans ce domaine. Nous pensions qu’il était
très important que les problématiques du travail fassent l’objet d’une approche de
qualité dans un pays profondément marqué par les bouleversements organisés par
un capitalisme autoritaire (le visage du néo-libéralisme au Chili). D’autre part, nous
estimions qu’il fallait travailler au renouvellement du personnel universitaire et de
l’administration dans ce domaine, dans la perspective de la transition démocratique.
Incidemment, nous avons obtenu plus de succès sur l’objectif de formation de
cadres pour l’administration ou le gouvernement que sur le renouvellement des cadres
académiques. Un bon nombre d’anciens étudiants de la maîtrise du PET et d’anciens
doctorants ont rejoint la haute administration ou les cabinets ministériels alors que
seule une minorité est passée dans le système universitaire. Dans nos domaines de
travail, l’empreinte du modèle économique néolibéral au Chili est demeurée considérable. Un exemple : nous avons décroché, au milieu des années 1990, un financement
européen important pour soutenir un programme de maîtrise en économie du travail
dans quatre pays, deux européens et deux latino-américains. Associés avec l’Université
de Toulouse et une université argentine, nous avons sollicité l’Université du Chili qui
a décliné, prétextant qu’il n’y avait pas de marché pour ce genre d’études. Nous avons
localisé le programme au Pérou, où il a rencontré un bon succès auprès d’étudiants
venus de plusieurs pays d’Amérique latine.
Mais il faut être réaliste. Le destin de la société chilienne appartient aux Chiliens.
Notre travail consistait à aider au développement d’une activité académique que nous
pensions importante. Nous avions quelque maîtrise de cette contribution, pas du
processus politique global dans lequel elle s’inscrivait.
217
218 QUELS OUTILS DE DÉfEnSE ET QUELLE SOLIDARITÉ ?
Enseignement et transposition
L’UCL, on l’a vu, comptait de nombreux étudiants étrangers (2 900 en 1970). Parmi
eux, alors une dominante d’étudiants latino-américains. Ils ont tenu un rôle très particulier dans la socialisation politique de plusieurs étudiants belges. Cette expérience,
familière à de nombreuses universités, explique comment se développerait à l’UCL un
climat favorable à l’accueil des réfugiés et de soutien à l’opposition aux régimes militaires. Il faut noter, cependant, qu’au-delà de la sensibilisation du milieu étudiant, c’est
l’institution universitaire elle-même qui a décidé d’un investissement moral et matériel
relativement considérable dans le soutien à des activités académiques menacées. Dans
le cas du Chili, c’est le Conseil académique (le parlement de l’Université) qui a engagé
la politique de soutien aux activités académiques menacées. Cette politique a été
soutenue par les directions de l’Université qui se sont succédé pendant cette période.
Dans le cas du soutien au programme d’Économie du travail, deux instances de l’UCL
se sont particulièrement impliquées : le Secrétariat à la coopération internationale
(budget et organisation) et la Faculté des sciences économiques, sociales et politiques
ESPO (temps de travail des professeurs détachés et accueil des boursiers). Ce soutien
institutionnel a été une condition déterminante de son efficacité et de sa pérennité.
L’essentiel du travail a été assuré par le partenaire chilien lui-même, dans des
conditions parfois fort difficiles. Louvain, avec d’autres, n’a fait qu’apporter son soutien
à cette activité académique. Mais ce soutien a été utile. En termes de légitimité d’abord.
La coopération avec une ou des universités étrangères donnait une certaine légitimité
aux programmes de travail du partenaire chilien. Ce n’est d’ailleurs qu’en 1984, lors
du lancement de son programme de maîtrise, que le PET a sollicité le soutien explicite
de Louvain. En termes d’efficacité ensuite, puisque le soutien extérieur et les moyens
qui lui étaient liés ont permis une démultiplication de ses activités.
J’aimerais insister sur la nature de l’activité que nous avons soutenue. Au-delà de
l’aspect de formation académique via le programme de maîtrise et ultérieurement les
doctorats à Louvain, deux autres activités doivent être mises en évidence. D’une part,
le PET a développé des programmes de formation de leaders en milieu populaire.
Pour les membres du PET, il s’agissait de renforcer les capacités d’autogestion d’une
société civile et des milieux populaires engagés dans une véritable stratégie de survie
dans les bidonvilles et ailleurs. Le développement ou le renforcement des capacités
d’organisation et de leadership ont grandement facilité la mise au point de stratégies
alimentaires adaptées, de prévention dans le domaine de la santé ou d’animation
culturelle. D’autre part, et ceci est à mes yeux essentiel, l’activité de recherche du PET
visait à faire émerger une information et une connaissance sur les conditions de vie,
de travail et de santé des milieux populaires, ignorées des registres officiels. Ce travail
patient de collecte de données, secteur par secteur et région par région, n’était plus
réalisé depuis le coup d’État. Or, cette connaissance était essentielle pour construire
les revendications, communiquer ces informations aux milieux de l’opposition, aux
réseaux de journalistes ou de responsables économiques qui, sans être de l’opposition,
comprenaient que le régime ne durerait pas toujours.
Nous avons beaucoup appris de cette expérience. Je ne sors pas vraiment de mon
sujet en disant que ce travail au Chili a été une sorte d’échange. Ceux d’entre nous qui
UnE ExPÉRIEnCE DE SOLIDARITÉ ACADÉMIQUE DAnS LE CHILI DES AnnÉES 1980
sont allés enseigner dans le programme de maîtrise, animer des séminaires, participer
à des recherches ont découvert des procédures de travail originales, imposées par la
faiblesse des moyens matériels, mais qui démontraient que les sciences sociales, pour
fonctionner, ont besoin de travail, d’imagination et de liberté. L’AHC constituait cet
espace de liberté, nourri par le travail de ses membres et par la solidarité active des
institutions étrangères partenaires.
Une dernière observation. Il est capital dans ce genre d’initiative d’impliquer
étroitement l’institution soutenant ce travail de solidarité. S’il est réalisé par des
individus particuliers, il doit bénéficier du soutien de l’institution universitaire ellemême qui considère que le soutien à des activités académiques en péril fait partie de
ses tâches ordinaires et accepter d’y affecter les moyens nécessaires.
219
Être un chercheur
en danger
Entre entreprises de sauvetage
et dispositifs d’accueil spécifiques
Pascale Laborier
Université Paris Nanterre, ISP CNRS, Fellow IC Migrations
Être « en danger » constitue une catégorie internationalement diffusée pour le
« secours » d’universitaires fuyant leur pays à l’aube du XXIe siècle. Ceux-ci sont désignés comme des « scholars / researchers at risk ». De nouvelles entreprises d’accueil et de
défense des libertés académiques créées dans les années 2015 s’y réfèrent explicitement.
Ces programmes ont une envergure aussi bien locale, comme les bourses de solidarité
pour chercheurs en danger de l’Université libre de Bruxelles (Belgique) ou la série de
séminaires de sensibilisation (advocacy) de l’Université de Trento (Italie) ; nationale,
tels la Philipp Schwartz Initiative (Allemagne) et le Programme PAUSE (France) ;
qu’européenne, comme les programmes H2020 et Erasmus + de la Commission
européenne qui proposent nombre d’actions destinées à faciliter leur mobilité ou leur
intégration professionnelle.
Le propos de notre chapitre vise à situer tout d’abord le contexte historique
d’accueil des universitaires réfugiés ou déplacés en Europe à l’époque de la mondialisation des échanges académiques. Nous présenterons ensuite comment la catégorie
de « scholars at risk » a émergé pour défendre les libertés académiques. Deux
dimensions de l’accueil seront interrogées dans la perspective d’une histoire globale.
Premièrement, le remplacement possible ou la mise en équivalence du statut de réfugié
par celui de « chercheur en danger », qui indique que les universitaires subissent des
atteintes spécifiques, en particulier à leur liberté académique. Deuxièmement, ces
organisations créées dans le monde anglophone ont contribué à l’accueil de chercheurs « at risk » et, ce faisant, à la diffusion de cette catégorie, mais aussi à leur
visibilité. Comment ces modèles ont-ils été importés dans le monde européen et en
particulier francophone ?
222 QUELS OUTILS DE DÉfEnSE ET QUELLE SOLIDARITÉ ?
Mondialisation des échanges académiques
et réfugiés universitaires
Aux États-Unis et en Europe, la philanthropie privée contribue à la fin du XIXe
siècle au financement de la recherche, dans le but de promouvoir le pacifisme, la paix et
l’internationalisme1. Le banquier français Albert Kahn crée le programme de bourses
« Autour du Monde » pour les universitaires français en 1898. Les philanthropes américains agissent par l’intermédiaire de la Fondation Rockefeller (depuis 1913) et de la
Carnegie Endowment for International Peace (depuis 1917)2 . La Fondation Rockefeller
soutient financièrement les experts élaborant des normes internationales dans leur
domaine d’expertise dans un monde conçu comme une « entité interconnectée »3.
La période 1920-1930 est une période d’innovation tant pour l’organisation du savoir
multinational que pour celle du savoir mondial. La mobilité des personnes est l’une
des caractéristiques de cette phase de mondialisation : près de 60 millions de personnes
ont émigré d’Europe vers les Amériques entre 1846 et 1930 4 . En France, le baron
Edmond de Rothschild offre dans les années 1920 une dotation pour créer un institut
de physique, dirigé par Jean Perrin (1870-1942), prix Nobel en 1926. Avec ses collègues,
Perrin soutient la création en 1933 d’un Conseil supérieur de la recherche scientifique
(CSRS). Le gouvernement du Front populaire (1936) crée un service central de recherche
qui devient en 1939 le Centre national français de la recherche scientifique (CNRS).
Cette réorganisation des institutions scientifiques visant à coordonner les activités des
laboratoires va de pair avec l’indépendance et la liberté de pensée5.
Concomitants à cette période d’internationalisation du savoir et de l’engagement
privé, les conflits du début du XXe siècle, les guerres dans le Pacifique et la Première
Guerre mondiale, donnent naissance à une « question internationale européo-centrée » : celle des étudiants réfugiés6 . Dès la pénétration en 1914 de l’armée allemande
sur le territoire belge, la Sorbonne et l’Université de Cambridge offrent refuge aux
1
2
3
4
5
6
En france, un système académique, combinant cours universitaires et recherche appliquée, se développe entre
1860 et 1940. Voir R. fox, The Organization of Science and Technology in France 1808–1914, Cambridge University
Press, 1re éd., 2009. H. W. Paul, From Knowledge to Power : The Rise of the Science Empire in France, 1860-1939,
Cambridge University Press, 2003. Ces réflexions ont été amorcées dans P. Laborier, « Academic migration
and “rescue” programs : Between specific and universal integration models », in R. Roth, A. Vatansever (éds.),
Scientific Freedom under Attack : Political Oppression, Structural Challenges, and Intellectual Resistance in Modern
and Contemporary History, francfort/new York, Campus Verlag, 2021, p. 157-172.
L. Tournès et G. Scott-Smith (dir.), Global Exchanges : Scholarships and Transnational Circulations in the Modern
World, new York, Berghahn Books, 2018.
S. Wertheim, L. Tournès et al., « The birth of global knowledge : intellectual networks in the world crisis,
1919–1939 », International Politics, 55, novembre 2018, p. 727-733.
S. Conrad et D. Sachsenmaier, « Introduction : Competing Visions of World Order : Global Moments and
Movements, 1880s–1930s », in S. Conrad et D. Sachsenmaier (dir.), Competing Visions of World Order, new York,
Palgrave Macmillan US, 2007, p. 1-25.
Ibid.
Voir G. Tronchet, « L’accueil des étudiants réfugiés au xxe siècle : Un chantier d’histoire globale », Monde(s), no 15,
2019, p. 93. Il cite le cas de 541 étudiants coréens réfugiés aux États-Unis après l’annexion de la Corée par le
Japon en 1910, puis celui des réfugiés serbes en france, au Royaume-Uni, en Russie, en Suisse ; 15 000 étudiants
réfugiés de Russie et des milliers d’autres réfugiés d’Europe centrale et orientale (Ukrainiens, Géorgiens,
Arméniens et Grecs) après la Première Guerre mondiale.
ÊTRE Un CHERCHEUR En DAnGER
universitaires et étudiants belges. Si le nombre des exilés politiques du XIXe siècle est
circonscrit, la Première Guerre mondiale entraîne des déplacements forcés de populations victimes des conflits ou des nouveaux régimes ainsi que des recompositions
territoriales à leur suite. C’est dans ce contexte que naissent des structures internationales spécialisées, comme le Haut-Commissariat pour les réfugiés russes (1921), mais
avec une classification en catégories par nationalités7. Les étudiants russes dont les
études ont été interrompues par la révolution bolchevique sont les premiers à bénéficier
des programmes de bourses de l’Institut de l’éducation internationale (IIE), fondé en
1919, grâce à son Fonds des étudiants russes (1921-1933). L’année suivante, ce sont des
étudiants et des universitaires italiens qui bénéficient du programme de sauvetage
d’universitaires de l’Italie fasciste (1922-1924), puis dans les années 1930, les universitaires licenciés ou menacés par le régime national-socialiste en Allemagne. En 1933,
l’IIE crée le Comité d’urgence pour l’aide aux universitaires allemands déplacés, dont
l’aide est attribuée à plus de 300 universitaires européens. La Fondation Rockefeller et
la Carnegie Corporation de New York contribuent financièrement à ces accueils aux
États-Unis, mais aussi dans le monde8 . Par cette politique de « sauvetage » d’intellectuels et de scientifiques, la philanthropie américaine diffuse un modèle d’échanges
universitaires internationaux en faveur de la paix, de la démocratie et de l’économie
de marché. Elle devient ainsi l’un des acteurs du champ concurrentiel mondial de l’attractivité scientifique9 et participe de manière plus générale à l’implantation en Europe
des politiques nationales d’échanges internationaux. Si les noms de Rockefeller et de
Carnegie sont souvent cités, d’autres acteurs privés ou publics contribuent plus généralement à cette diplomatie culturelle, comme en Allemagne la Fondation Alexander
von Humboldt (recréée en 1925) ou en Suède la Fondation américano-scandinave
(1911) et la Fondation Suède-Amérique (1919)10.
D’autres programmes de grande ampleur pour les universitaires déplacés ou réfugiés
sont créés en Europe et perdurent au-delà de leur objectif de création, tel le Conseil d’assistance académique (Academic Assistance Council – AAC) initié en 1933 par William
Beveridge11, alors directeur de la London School of Economics. Le Conseil compte plus
de 2 600 universitaires soutenus de diverses manières à la fin de la guerre avec l’aide des
7
8
9
10
11
D. Kévonian, Réfugiés et diplomatie humanitaire : Les acteurs européens et la scène proche-orientale pendant l’entredeux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004 ; D. Kévonian, « L’organisation non gouvernementale,
nouvel acteur du champ humanitaire. Le Zemgor et la Société des nations dans les années 1920 », Cahiers du
monde russe. Russie – Empire russe – Union soviétique et États indépendants, 46, 1er décembre 2005, p. 739-756.
Sur l’universalisme philanthropique américain, voir L. Tournès, « La fondation Rockefeller et la naissance de
l’universalisme philanthropique américain », Critique internationale, 35, 2007, p. 173-197.
L. Tournès, Les États-Unis et la Société des Nations 1914-1946. Le système international face à l’émergence d’une
superpuissance, Berne, Peter Lang, 2015.
Voir A. Åkerlund, Public Diplomacy and Academic Mobility in Sweden: The Swedish Institute and Scholarship
Programs for Foreign Academics 1938–2010, Lund, nordic Academic Press, 2016.
fondé en réponse à l’expulsion des universitaires de leur poste en Allemagne nazie. Son premier président
fut également un lauréat du prix nobel de chimie (1906), Ernest Rutherford. W. Beveridge, A Defence of Free
Learning, Londres, Oxford University Press, 1959.
223
224 QUELS OUTILS DE DÉfEnSE ET QUELLE SOLIDARITÉ ?
universités britanniques12. Un Comité français pour l’accueil et l’organisation des travaux
des chercheurs étrangers est fondé sous l’égide d’un ancien chercheur de Rockefeller13
sur le modèle de l’AAC. Une Société franco-britannique des sciences est créée pour une
période très limitée en 1940 afin de lutter contre l’Allemagne nazie ; elle est réactivée en
1944 et aide de nombreux scientifiques français à travailler dans des laboratoires britanniques14. Après la chute de la France en juin 1940, certains scientifiques – dont Laugier
et Rapkine – s’exilent en effet à Londres puis aux États-Unis. En raison des relations de
Rapkine avec la Fondation Rockefeller, ils élaborent alors un plan de sauvetage des scientifiques français avec l’aide de la Fondation Rockefeller15.
En Europe, des organisations ou associations internationales aident après la
Seconde Guerre mondiale à réinstaller des « intellectuels et spécialistes » déplacés,
telle l’Organisation internationale pour les réfugiés (OIR) (1946-1951)16 . En France, à
la suite de la dissolution de l’OIR, un Comité d’aide exceptionnelle aux intellectuels
réfugiés (CAEIR) est créé en 1951 grâce aux engagements personnels et associatifs17.
Avec la Guerre froide, des programmes ciblés accueillent des scientifiques d’Europe
de l’Est, mais également d’Amérique latine, d’Afrique du Sud, d’Asie du Sud-Est, des
Balkans, au moment des dictatures, des guerres ou de l’Apartheid… La fin de la Guerre
froide marque le recul financier de l’engagement dans les années 1990 tant pour les
étudiants18 que pour les chercheurs réfugiés19.
12
13
14
15
16
17
18
19
Tout d’abord conçu comme mission de sauvetage d’urgence des universitaires allemands et persécutés, le
Conseil est rebaptisé Société pour la protection de la science et de l’apprentissage (Society for the Protection
of Science and Learning – SPSL), puis en 1999, Conseil pour l’assistance aux universitaires réfugiés (Council
for Assisting Refugee Academics – CARA). Voir S. Marks, P. Weindling et al. (dir.), In Defence of Learning: The
Plight, Persecution, and Placement of Academic Refugees, 1933-1980s, Oxford, new York, Oxford University Press
(Proceedings of the British Academy), 2011. G. Gemelli (dir.), The “unacceptables”: American foundations and
refugee scholars between the two wars and after, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang (Euroclio), 2000. Et sur l’exemple
d’Oxford : S. Crawford, K. Ulmschneider et al. (dir.), Ark of Civilization: Refugee Scholars and Oxford University, 19301945, Oxford, new York, Oxford University Press, 2017.
Il s’agit du biologiste biélorusse Louis Rapkine (1904-1948), de retour à Paris en 1924, avec les prix nobel
frédéric et Irène Joliot-Curie en 1935, Henri Laugier (1888-1973) qui deviendra le premier directeur du CnRS et
Paul Langevin (1872-1946), le physiologiste qui sera le directeur du Centre national français pour la recherche
scientifique. Ils sont soutenus par le secrétaire d’État à la recherche scientifique, le prix nobel 1926 Jean Perrin
(1870-1942). Voir D. T. Zallen, « Louis Rapkine and the Restoration of french Science after the Second World
War », French Historical Studies, 17, 1991, p. 6. Le Comité français pour l’accueil et l’organisation des travaux des
universitaires étrangers a reçu des fonds du Jewish American Joint Distribution Committee et a accueilli des
réfugiés universitaires juifs fuyant l’Europe centrale nazie ainsi que le franquisme et la dictature portugaise.
P. Petitjean, « The Joint Establishment of the World federation of Scientific Workers and of UnESCO After World
War II », Minerva, 46, 2008, p. 247-270.
D. Dosso, Louis Rapkine (1904-1948) et la mobilisation scientifique de la France libre, thèse de doctorat, Paris 7, 1998.
M. Amar, M.-C. Blanc-Chaleard et al., La Cimade et l’accueil des réfugiés, nanterre, Presses universitaires de Paris
Ouest, 2013.
H. Kaplan, « Le Comité d’aide exceptionnelle aux intellectuels réfugiés », Matériaux pour l’histoire de notre temps,
44, 1996, p. 59-62.
G. Tronchet, op. cit., p. 115.
Par exemple, en france, les postes de courte durée qui avaient été créés à partir de 1969 au CnRS pour
permettre l’accueil temporaire d’étrangers de haut niveau hors contrat. Voir P. Laborier, « Universitaires en
danger, entre catégorisation et témoignages croisés », Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 131-132, 14
octobre 2019, p. 41-45.
ÊTRE Un CHERCHEUR En DAnGER
Diffusion de la catégorie « en danger » pour
la défense des libertés académiques
Si des réseaux de défense des libertés académiques existent, une concentration
d’initiatives s’opère au début du XXIe siècle. En 1999, lors d’une conférence sur les
droits de l’homme à l’Université de Chicago, le réseau Scholars at Risk (SAR) est fondé.
Il s’agit d’une organisation dont les principales activités sont le plaidoyer et le monitoring. Lors de son discours, Jonathan F. Fanton (né en 1943), finissant son mandat de
président de la New School for Social Research (1982 à 1999) et nommé président de
la Fondation John D. et Catherine T. MacArthur (1999-2009), tisse cet argumentaire
pour la liberté académique :
La restriction de la liberté académique est un signe avant-coureur lorsque la
démocratie est en péril. Les intellectuels courageux sont souvent les premières
cibles des mesures de répression antidémocratiques […]. Certains donnent
leur vie pour défendre la liberté d’expression, d’autres languissent en prison
et certains s’évadent pour travailler en exil contre des régimes répressifs dans
leur pays. Leurs voix sont essentielles pour maintenir l’espoir, rallier l’opinion
mondiale et mobiliser la pression en faveur du changement. Pensez à Andreï
Sakharov et Youri Orlov en Union soviétique, à Jacobo Timerman en Argentine
ou, plus récemment, à Fang Lizhi, Wang Dan et aux nombreux autres scientifiques et universitaires qui se sont exprimés ouvertement et qui sont sous pression
en Chine ; à Wole Soyinka exilé par le régime Abacha au Nigeria ou à l’éminent
géologue Nguyen Thanh Giang, toujours en état de siège au Vietnam.20
Il faut noter qu’ici, les risques encourus sont individualisés et non plus pris
dans la nasse des vagues de réfugiés. De fait, dans les nombreux rapports de SAR,
il est possible de trouver des attaques contre un universitaire… en Angleterre. En
2001, SAR rejoint d’autres organisations internationales d’éducation et de droits de
l’homme pour lancer le Réseau pour l’éducation et les droits académiques (NEAR).
L’année suivante, SAR s’associe à l’Institute of International Education qui fonde la
même année un fonds dédié, le Scholar Rescue Fund (IIE-SRF), octroyant des bourses
à des chercheurs menacés et déplacés (threatened and displaced scholars) accueillis
dans des établissements d’enseignement supérieur partenaires dans le monde entier.
Jusqu’en 2002, l’IIE porte secours à des étudiants et universitaires menacés, au gré
des vagues de répression dans le monde, grâce à des dispositifs ciblés21, sur la base de
leur qualification universitaire, et ad hoc, en fonction des vagues de répressions dans
20
21
notre traduction. Texte en ligne : https ://www.macfound.org/press/speeches/remarks-jonathan-fantonabout-formation-scholars-risk-network-university-chicago-june-6-2000 (consulté le 15 février 2020). À la new
School, fanton a notamment soutenu l’aide aux universitaires dissidents en Europe centrale et orientale, dont
beaucoup étaient des dirigeants d’organisations de défense des droits de l’homme dans leur pays d’origine.
Outre les fonds déjà mentionnés en direction des Russes, Italiens, Allemands, Espagnols, citons encore le
Comité d’attribution des bourses aux étudiants chinois (1942-1945), le Programme d’urgence pour les étudiants
hongrois (1956-1958), le Programme Afrique du Sud (1979-2001), le Secours des réfugiés birmans (1990-1992),
l’Aide à l’Asie (1998-2000), l’Aide aux Balkans (1999-2000).
225
226 QUELS OUTILS DE DÉfEnSE ET QUELLE SOLIDARITÉ ?
le monde. Le comité britannique Council for Assisting Refugee Academics (CARA)
transforme en 2014 sa dénomination, tout en gardant le même acronyme, et devient
Council for At-Risk Academics.
L’Initiative Philipp Schwartz22 , créée par la Fondation Humboldt et le ministère
fédéral allemand des Affaires étrangères en 2015, soutient les universités et les instituts
de recherche allemands qui souhaitent accueillir des chercheurs étrangers menacés.
Elle réunit également le soutien financier de diverses fondations en Allemagne et
à l’étranger (Alfried Krupp von Bohlen und Halbach, Andrew W. Mellon, Fritz
Thyssen, Gerda Henkel, Klaus Tschira, Robert Bosch, Mercator, Stifterverband). Le
premier appel pour ces bourses lancé en juin 2016 pour une période de vingt-quatre
mois est destiné aux « universitaires en danger ». Dans la présentation du programme,
à la question « Comment prouver la mise en danger d’une personne ? », la preuve
du danger (Gefährdung) doit s’appuyer soit sur une demande d’asile, soit sur des
preuves crédibles datant de moins d’une année telles que celles qui sont fournies par
les organisations Scholars at Risk Network (SAR), le Scholar Rescue Fund (SRF) et
le Council for At-Risk Academics (CARA). SAR classe ainsi sur son site web les 282
attaques signalées contre l’enseignement supérieur pour la période 14 février 2019-14
février 2020 : meurtres, violences, disparitions (108) ; emprisonnement (74) ; persécutions (43) ; pertes d’emploi (20) ; restrictions de voyage (6) ; autres (28). Aujourd’hui,
le réseau SAR compte plus de quatre cents établissements d’enseignement supérieur
dans trente-neuf pays.
Cette défense des libertés académiques correspond à une transformation plus
générale sur le plan international d’un régime ad hoc à un régime universel de protection des réfugiés23. Au-delà de la diffusion de cette catégorie « scholars at risk », de
nombreuses universités ou ministères d’enseignement supérieur sont concernés, en
Allemagne mais aussi en France et en Belgique, au milieu des années 2010 par l’accueil
des scientifiques dans le contexte de la guerre au Moyen-Orient – en Syrie, en Irak et
au Yémen – et de ses répercussions en Turquie.
22
23
Professeur d’anatomie et de pathologie associé à l’Université Johann Wolfgang Goethe de francfort-surle-Main, licencié sans préavis en tant que professeur d’origine juive (loi sur la fonction publique du 7 avril
1933). Après avoir fui l’Allemagne en 1933 pour échapper aux nazis, il fonde la notgemeinschaft deutscher
Wissenschaftler im Ausland (Association de secours pour les scientifiques allemands à l’étranger).
Voir G. Ben-nun, « from Ad Hoc to Universal: The International Refugee Regime from fragmentation to Unity
1922–1954 », Refugee Survey Quarterly, 34, 1er juin 2015, p. 23-44.
ÊTRE Un CHERCHEUR En DAnGER
L’impact de la « crise des réfugiés » de 2015
sur l’accueil des universitaires en France
En août 2015, l’État islamique exécute publiquement, après l’avoir torturé
pendant plusieurs semaines, le chef du département des Antiquités de Palmyre
pendant quarante ans, l’archéologue Khaled al-Asaad, alors âgé de 82 ans. Le temple
de Baalshamin est détruit par des explosifs. La répression s’intensifie contre les
civils, mais aussi contre les biens culturels. Les archéologues francophones cherchent
refuge en France. Le gouvernement français accueille de nombreux étudiants syriens
depuis le début du conflit grâce à des programmes dédiés. Toutefois, le manque de
ressources pour le recrutement temporaire de collègues irakiens et syriens ainsi que
les obstacles administratifs à la délivrance des permis de séjour entravent l'accueil
de ces derniers24 . Les archéologues français se mobilisent sur la question de l’emploi.
Le nombre limité de postes et surtout leur courte durée conduirait leurs collègues à
se réfugier en Allemagne plutôt qu’en France, grâce aux opportunités offertes par les
fondations et une structure plus flexible du marché de l’emploi 25. En janvier 2016, un
archéologue et expert de la région du Moyen-Orient, Frank Braemer, estime ainsi
que les ressources manquent pour accueillir une trentaine de collègues expérimentés
ou plus jeunes26 . Il souligne également qu’il y a actuellement trop peu de contrats à
court terme disponibles en France. Le CNRS redéploie son action dans ce domaine,
notamment à travers ses centres de recherche à l’étranger du ministère des Affaires
étrangères – l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) à Beyrouth et ses bureaux
dans la région (à Amman, Erbil, dans les territoires palestiniens, et deux sites fermés
en Syrie, à Damas et à Alep). Le collectif d’universitaires français travaillant sur la
Syrie et le Moyen-Orient et soutenu par le Centre d’analyse et de prévision stratégique
(CAPS) du ministère des Affaires étrangères lance, en 2016, un appel en faveur d’un
programme d’accueil pour tous les chercheurs de cette région touchée par la guerre27.
Ce faisant, il contribue à élargir le champ de l’hospitalité contemporaine en France
pour les universitaires syriens réfugiés au-delà du domaine de l’archéologie, bientôt
rejoints par les universitaires licenciés de la Turquie28 .
24
25
26
27
28
La loi sur l’immigration (no 2016-274) en 2016 tente en partie de contourner ces restrictions avec la création
d’un titre de séjour pluriannuel : le Passeport des talents délivré aux salariés hautement qualifiés – chercheurs,
scientifiques, artistes, étudiants ou diplômés étrangers –, sous certaines conditions. Par ailleurs, le président de
la République française, françois Hollande, confie une mission sur « la protection des biens culturels dans les
conflits armés » à Jean-Luc Martinez, président et directeur du Musée de Paris (25 août 2015).
La méthode de recrutement, par concours, dans l’enseignement supérieur est protectrice pour ses
fonctionnaires, même si depuis la loi de 2007 sur l’autonomie universitaire (LRU), le soutien à l’emploi dépend
des universités et est de plus en plus associé à des soutiens temporaires et précaires. Voir C. Musselin, Le Marché
des universitaires : France, Allemagne, États-Unis, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2005.
f. Braemer, Note sur l’évaluation des besoins en matière d’accueil en France de chercheurs, archéologues et historiens
de pays en conflit (Syrie, Irak, Yémen), Paris, Secrétariat d’État à l’enseignement supérieur et à la recherche, 2016.
Leïla Vignal et Leyla Dakhli invitent par exemple le secrétaire d’État à l’enseignement supérieur et à la
recherche, Thierry Mandon, pour l’alerter à la conférence intitulée « Coopération scientifique franco-syrienne :
penser avec la Syrie aujourd’hui et construire la Syrie de demain » (EHESS, mai 2016).
Les bourses d’accueil à l’Université libre de Bruxelles lancées en 2015 pour les collègues réfugiés de Syrie et
d’Irak portent justement le nom de l’archéologue Khaled al-Asaad, comme le souligne Marie-Soleil frère dans la
préface de cet ouvrage.
227
228 QUELS OUTILS DE DÉfEnSE ET QUELLE SOLIDARITÉ ?
Alors que le gouvernement français dans son ensemble réagit à la crise syrienne
et à la situation humanitaire dans les pays voisins en proposant plusieurs programmes
de sensibilisation, agir sur la situation universitaire en Turquie en 2016 se révèle plus
difficile, notamment en raison des relations diplomatiques et des échanges de coopération avec ce pays29. S’il y avait déjà des mises en garde contre des menaces à la liberté
académique, une étape importante est franchie le 11 janvier 2016, avec la signature
de la pétition « Nous ne participerons pas à ce crime » par 1 128 « Universitaires
pour la paix » en Turquie et 355 universitaires étrangers. Elle dénonce le massacre
délibéré du peuple kurde, appelle à l’établissement d’une feuille de route élaborée
sous le contrôle d’experts internationaux indépendants et proposant un plan de paix
durable. Le lendemain de sa publication, une nouvelle bombe de Daesh explose dans
un quartier touristique d’Istanbul. Le président Recep Tayyip Erdoğan accuse alors les
« Universitaires pour la paix » d’être des traîtres en collusion avec le terrorisme. Ces
déclarations entraînent immédiatement la détention d’un certain nombre de signataires. Quand ils ne sont pas démis de leurs postes, ils subissent diverses formes de
harcèlement (bureaux inaccessibles, suppression de leurs cours et destitution de leurs
fonctions, accusations par le biais des réseaux sociaux...). Entre-temps, le nombre de
pétitionnaires double, passant à plus de 2 000 universitaires, travaillant en Turquie ou
ailleurs. Cela n’empêche cependant pas la diffusion des mesures oppressives prises par
les administrations universitaires. Mais l’échec du coup d’État en juillet 2016 exacerbe
les violations de la liberté d’expression et la répression. Contrairement à l’accueil des
Syriens, aucun programme ne peut être mis en place spécifiquement pour les collègues
turcs en raison des relations diplomatiques : l’Union européenne est son principal
partenaire commercial et avec l’accord du 18 mars 2016, matérialisant le versement
par l’Union européenne de sommes conséquentes à la Turquie pour empêcher l’afflux
en Europe de réfugiés syriens, la Turquie devient un partenaire incontournable dans
la politique migratoire de l’UE. Aux États-Unis ou en Allemagne, bien que cet accueil
soit également limité par les choix politiques en matière d’octroi de visas, les fondations
peuvent gérer des programmes.
C’est dans ce contexte de migrations académiques forcées suite à la guerre au
Moyen-Orient (et ses répercussions en Turquie) que le Programme national d’aide
d’urgence et d’accueil des scientifiques en exil (PAUSE) est mis en place en janvier 2017
par le secrétaire d’État français à l’enseignement supérieur et à la recherche Thierry
Mandon et accueilli par le Collège de France30. En France, il n’existe pas en 2016 de
programmes similaires aux initiatives de secours telles que le CARA ou IIE-SRF.
L’accueil des chercheurs réfugiés en urgence s’adapte mal au contexte du recrutement
par concours de la fonction publique. Lors du colloque annuel du Collège de France,
29
30
En france, une mission d’enquête sénatoriale de l’accord Union européenne-Turquie du 18 mars 2016 sur la
situation migratoire fait pourtant état de la « dérive autoritaire évidente fondée sur les dispositions de la loi
antiterroriste permettant l’emprisonnement d’universitaires ou de journalistes opposés au gouvernement »
et visant notamment les secteurs éducatif et judiciaire. Elle recense 40 000 personnes en détention, 80 000
fonctionnaires suspendus ou licenciés, dont la moitié dans le système éducatif national, 15 universités et 934
écoles en cours de démantèlement ou de fermeture.
L’auteure souhaite mentionner qu’elle a participé de manière active aux dispositifs étudiés. P. Laborier assurait
au cabinet de T. Mandon, entre août 2015 et mai 2017, une mission sur les sciences humaines et sociales et vie
universitaire, qui s’est élargie aux étudiants réfugiés et aux chercheurs en danger.
ÊTRE Un CHERCHEUR En DAnGER
intitulé « Migrations, réfugiés et exil » (12, 13 et 14 octobre 2016), Thierry Mandon
annonce la mise en place d’un programme d’accueil spécifique afin d’accueillir, face
à la persistance des crises syrienne et turque, des collègues pour une période plus
longue. Il s’appuie pour ce faire sur le rapport de l’archéologue Frank Braemer déjà
cité, mais aussi sur le benchmark des mécanismes existants en vue de l’accueil réactif
de « collègues chercheurs et enseignants-chercheurs en danger, que ce soit un risque
vital ou l’incapacité à poursuivre leur recherche dans des conditions acceptables »,
qu’il confie à Liora Israël, sociologue et membre du conseil de présidence de l’École
des hautes études en sciences sociales (EHESS)31.
Comme le ministère ne peut attribuer d’emplois dédiés dans les universités en
raison de leur autonomie financière (loi sur l’autonomie universitaire), ce programme
est structuré comme un programme de cofinancement destiné à soutenir le processus
d’accueil par les universités32 . Il est accueilli par le Collège de France. PAUSE redistribue aux universités jusqu'à 60 % (et jusque 80 % en 2019 et 2020) des sommes
nécessaires à l’accueil et à la protection des scientifiques en situation d’urgence en
provenance de pays où la situation politique ne leur permet plus d’exercer leur profession et met leur vie et celle de leurs familles en danger. Les boursiers, y compris les
doctorants, peuvent bénéficier du programme indépendamment de leur discipline
et de leur origine géographique. En 2019, deux ans seulement après son lancement,
PAUSE a soutenu 166 scientifiques (44 % de femmes et 56 % d’hommes ; 33 % de
doctorants, 57 % de postdoctorants, maîtres de conférences et professeurs associés ;
10 % de professeurs) dans 64 institutions françaises. Au-delà de l’appréciation positive
exprimée très rapidement sur cette initiative et son écho international, il faut souligner que la mise en œuvre de ce programme ne serait pas effective sans l’engagement
des universités. Si la subvention de l’État peut être estimée pour ces deux premières
années à 4 840 000 euros, celle du cofinancement par les universités atteint quant à
elle 3 700 000 euros33.
31
32
33
L. Israël, Rapport sur l’accueil en France des scientifiques en danger : préconisations pour la création d’un dispositif
national, ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, 2016. Dans sa lettre de
mission, il est indiqué : « Il est nécessaire de mettre en place un système suffisamment souple pour être réactif,
suffisamment généreux pour permettre réellement à ces collègues d’être socialement et scientifiquement
intégrés, assez ouvert au monde académique national et européen pour s’adapter au mieux aux collègues que
nous accueillerons. »
L’État contribue à hauteur d’un million d’euros au programme plus quatre supports de postes alloués au Collège
de france pour la gestion du programme. Lors de la première session en février 2017, 55 candidatures ont été
soumises en trois semaines par 40 institutions et 25 lauréats ont reçu un soutien. L’ampleur de la mobilisation
des institutions a dépassé toutes les prévisions. Début mars 2017, B. Cazeneuve, alors Premier ministre, a
débloqué un million d’euros supplémentaires, auxquels s’ajoute une contribution du CnRS, de la Mairie de Paris
et de la fondation Michelin. Parallèlement, un fonds de souscription a été lancé avec la fondation de france. Le
deuxième appel à candidatures a été lancé le 24 mars 2017. PAUSE a été renouvelé dans les mêmes structures et
avec les mêmes moyens par la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, frédérique Vidal, sous
la présidence d’Emmanuel Macron.
nous avons présenté les détails dans P. Laborier et S. Wauquier, « Les libertés académiques, une affaire d’État ?
L’exemple de la création d’un programme dédié en france », in A. fjeld et M. Duclos (dir.), Liberté de la recherche.
Conflits, pratiques, horizons, Paris, Kimé, 2019.
229
230 QUELS OUTILS DE DÉfEnSE ET QUELLE SOLIDARITÉ ?
Conclusion
Cette contribution montre que des programmes nationaux d’accueil de scientifiques déplacés ou en danger ont pu y être mis en place en France à deux moments de
crises géopolitiques : en 1936 par le gouvernement du Front populaire dans le contexte
de la guerre d’Espagne et de l’arrivée de réfugiés d’Allemagne et d’Europe orientale ;
en 2015, avec la « crise des réfugiés » en Europe, qui n’a pourtant pas eu un impact
significatif en France.
La période du Front populaire renvoie en France à la fois à l’histoire de l’accueil des
scientifiques réfugiés et, à travers les mêmes réseaux d’acteurs, à l’histoire de la création
d’un institut national de recherche, création qui devient indissociable du sauvetage
des scientifiques français contraints à l’exil. À la même époque sont mis en place au
Royaume-Uni et aux États-Unis des programmes philanthropiques dédiés. Des acteurs
scientifiques et politiques de premier plan s’engagent alors dans la réforme de l’accueil
des universitaires contraints à la migration : à Londres, Ernest Rutherford, prix Nobel
de chimie, et William Beveridge, économiste et homme politique dont le nom reste
attaché à la mise en place de l’État-providence ; à Paris, des prix Nobel également,
Jean Perrin, Frédéric et Irène Joliot-Curie. D’autres acteurs servent de médiateurs
entre les mondes scientifique, politique et philanthropique, comme Louis Rapkine ;
ils contribuent ainsi à la diffusion des modèles d’accueil entre l’Amérique du Nord et
l’Europe. Ces acteurs peuvent être considérés comme des élites « programmatiques »34 ,
car ils jouent collectivement un rôle transformateur et établissent des modes d’interaction durables dans le temps. Dans le cas contemporain, les difficultés d’accueil et la
nécessité de créer des programmes spécifiques peuvent être interprétées à la lumière
de la réglementation restrictive des politiques d’asile et de la situation du nombre
décroissant de postes universitaires et de recherche.
Dans les deux cas précités, les élites ont contribué à identifier un « problème »,
soit l’impossibilité d’accueillir des chercheurs étrangers en danger de manière réactive
dans le système académique. Pour légitimer l’intervention publique35, il fallait qu’un
benchmark soit réalisé en France en 2016, c’est-à-dire qu’il soit comparé au modus
operandi international de la philanthropie. La création de l’Initiative Philipp Schwartz
en Allemagne en 2016 fait référence à la classification « chercheurs en danger » des
organisations Scholars at Risk Network (SAR), Scholar Rescue Fund (SRF) et Council
for At-Risk Academics (CARA). Même s’ils justifient leurs opérations sur la base de
critères internationaux, les programmes allemands et français ont été mis en place
avec l’aide de fonds publics.
Les leçons du passé sont alors une ressource pour les réformistes des politiques
publiques tout comme elles le sont pour les réfugiés qui ont recours à l’auto-exil
temporaire. Comme le souligne Peter Gatrell, le terme « réfugié » ne doit pas être
34
35
W. Genieys et P. Hassenteufel, « The Shaping of new State Elites : Healthcare Policymaking in france Since 1981 »,
Comparative Politics, 47, 1er avril 2015, p. 280-295.
P. Laborier, « Légitimité », in Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po (Références), 2019,
p. 331-338. P. Zittoun, The Political Process of Policymaking : a Pragmatic Approach to Public Policy, Basingstoke,
new York, Palgrave Macmillan (Studies in the political economy of public policy), 2014.
ÊTRE Un CHERCHEUR En DAnGER
considéré comme une construction rigide, et encore moins comme une « condition »
déshistorisée, mais plutôt comme une matrice changeante de relations et de pratiques
auxquelles les réfugiés eux-mêmes ont contribué1. Néanmoins, au XXIe siècle, la
migration académique en provenance de régions en crise a été plutôt placée dans un
cadre global d’une « crise migratoire ». Si la Suède et l’Allemagne ont accueilli le plus
grand nombre de réfugiés par rapport à leur population, la France est loin derrière
par rapport à la moyenne européenne2 . La création de fonds spécifiques dédiés aux
chercheurs est avant tout une réponse à une urgence de trajectoires migratoires
imprévues face à de nouveaux dangers, comme dans le cas de la guerre syrienne et de
la répression politique en Turquie. Les universitaires peuvent partager le même sort
que le reste de la population ou être pris pour cible (comme d’autres groupes tels que
les journalistes, les défenseurs des droits de l’homme, etc.). Objectifs humanitaires et
populations spécifiques menacées sont donc combinés : ainsi, les programmes d’accueil exigent une double qualification « à risque » et « scientifique/académique ». À ce
stade, les arguments humanitaires tendent à devenir politiquement insuffisants et les
programmes de « sauvetage » sont confrontés aux réalités des marchés nationaux du
travail. C’est particulièrement vrai pour les pays où la proportion d’emplois précaires
dans le secteur académique augmente, comme l’Allemagne, mais aussi pour les pays
où, comme en France, les emplois sur le marché académique sont compétitifs et
limités : les actions ciblées pour les chercheurs à risque font face à une pénurie d’emplois dans un marché du travail plus protecteur comme la France que l’Allemagne3.
Les arguments favorables mettent généralement en lumière les avantages à long terme
de la migration des travailleurs qualifiés en ce qui concerne les stimuli économiques et
l’innovation, tout en les contrastant avec les effets dévastateurs de la fuite des cerveaux.
Cependant, ces arguments ne sont pas spécifiques à l’exil forcé. Historiquement, la
migration forcée des élites montre qu’elles sont aussi souvent affectées à la fois par
la polarisation politique dans leur pays d’origine et par la capacité diplomatique des
pays d’accueil à permettre aux « opposants » exilés de s’organiser. Enfin, la littérature
internationale est marquée par une division stricte entre l’analyse des migrations
et les études sur les réfugiés. La construction historique de la catégorie des réfugiés
révèle comment la perception de l’ampleur des crises de réfugiés est conditionnée
par les critères de mesure précédents, mais aussi l’importance de réponses politiques
appropriées et d’outils analytiques pertinents4 .
1
2
3
4
P. Gatrell, « Refugees—What’s Wrong with History? », Journal of Refugee Studies, 2017, p. 170-189.
f. Héran, Avec l’immigration, Paris, La Découverte, 2017, p. 7.
A. Afonso, « Varieties of Academic Labor Markets in Europe », PS : Political Science & Politics, 49, octobre 2016,
p. 816-821. A. Vatansever, « Academic nomads. The Changing Conception of Academic Work under Precarious
Conditions », Cambio. Rivista sulle Trasformazioni Sociali, vol. 8, 5 septembre 2018, p. 153-165.
D. Scott fitzGerald et Rawan Arar, « The Sociology of Refugee Migration », Annual Review of Sociology, 44,
30 juillet 2018, p. 387-406.
231
Chercheurs en danger
et solidarité
internationale
Retour sur une table ronde organisée à l’ULB
le 11 décembre 2018
Comment rendre compte des engagements et des actions de la solidarité internationale pour la promotion de la liberté académique et la protection des universitaires
en danger ? Quelles leçons peut-on tirer du passé, quelles sont les actions concrètement
menées aujourd’hui et quelles initiatives peut-on prévoir pour le futur ? Ces questionnements étaient au cœur des discussions de la table ronde clôturant le colloque
« Academic Freedom Under Threat » qui s’est tenu les 10 et 11 décembre 2018 à l’ULB.
La rencontre, portant sur les actions visant à protéger les académiques menacés,
a rassemblé des acteurs de la solidarité internationale qui ont tenté à travers leur
histoire militante et leur engagement présent d’offrir une réflexion sur les moyens, les
programmes d’aide et les initiatives que les politiques, les universitaires ou les acteurs
de la société civile ont élaborés ou mettent en place actuellement pour venir en aide
aux chercheurs en danger.
Pour compléter cet ouvrage et ouvrir vers une réflexion historique, introspective
et prospective, il nous a paru fondamental de livrer ici quelques extraits substantiels
de ces échanges, qui permettent de remettre en perspective les initiatives de solidarité
internationale face à la situation de chercheurs en danger et de s’interroger de façon
réflexive à l’aune des changements et des évolutions globales.
Cette table ronde avait réuni Pierre Galand, ancien président du Centre d’action
laïque (CAL) et professeur à l’Université libre de Bruxelles (ULB) ; Marie-Soleil Frère,
directrice de recherche au FNRS, ancienne vice-rectrice aux relations internationales
et présidente du Fonds de solidarité à destination des chercheurs en danger accueillis
à l’ULB ; Mateo Alaluf, professeur à l’ULB ; Pascale Laborier, professeure à l’Université Paris Nanterre et initiatrice du Programme national d’accueil en urgence des
scientifiques en exil en France (PAUSE) ; Sue Black, responsable de l’International
Welcome Desk à l’ULB ; et Michel Molitor, professeur à l’Université catholique de
Louvain (UCLouvain). Le débat était modéré par Jean-Michel Chaumont, professeur
à l’UCLouvain.
Nous tenons à présiser que le colloque et la table ronde ont eu lieu avant la vague
d’acquittements de « signataires pour la paix » en Turquie, survenue à partir de l’été
234 QUELS OUTILS DE DÉfEnSE ET QUELLE SOLIDARITÉ ?
2019. Ils ont également eu lieu avant d’autres événements comme l’arrestation de
Fariba Adelkhah et Roland Marchal en Iran en 2019, et la mobilisation de l’ULB et de
la VUB fin 2020 pour s’indigner contre l’exécution pressentie comme imminente de
Ahmadreza Djalali, professeur invité de la VUB.
– Cette table ronde est consacrée à la problématique des académiques menacés,
question qu’elle aborde à travers des témoignages basés sur des expériences de solidarité
passées et d’autres plus récentes. La première partie est consacrée à la présentation des
différents intervenants et de leur expérience de la solidarité académique. La deuxième
partie est consacrée à l'explication des meilleures pratiques qu›ils ont connues avec
des universitaires menacés, des déceptions, des échecs et des pistes pour améliorer la
situation.
– Pascale Laborier : Je suis une universitaire travaillant sur les migrations et les
migrations en danger et j’ai également assumé une mission politique en tant que
conseillère pendant dix-huit mois auprès du ministre français de la Recherche et de
l’Enseignement supérieur en charge des sciences humaines et sociales. Dans le cadre
des demandes d’accueil en urgence de collègues archéologues syriens en août 2015,
j’ai conçu un programme national d’accueil : PAUSE (Programme national d’accueil
en urgence des scientifiques en exil)5.
Ce programme devait être indépendant afin d’éviter toute interférence sur le plan
politique. En effet, si accueillir des universitaires syriens dans une situation de guerre
est politiquement justifié, il n’en va pas de même en ce qui concerne par exemple les
collègues turcs, car la France a encore des relations politiques normales avec la Turquie.
Le Collège de France a accepté d’être la structure accueillant le programme PAUSE
pour garantir une telle indépendance. Dans la plupart des cas, l’expérience a montré
que très souvent, les journalistes, les artistes, les intellectuels… sont attaqués dans
leur pays avant même que les relations diplomatiques ne soient rompues avec celui-ci.
Par ailleurs, il y a une différence d’accueil entre la France, où l’on aide des universitaires dans des universités publiques avec des financements publics, et le monde
anglo-saxon, où c’est davantage la pratique de la philanthropie et du fund raising
comme avec l’Institute of International Education’s Scholar Rescue Fund (IIE-SRF)
qui domine. En France, on ne peut obtenir un poste à l’université que sur concours,
procédure assez longue qui ne convient pas à une personne en situation d’urgence à
l’étranger et qui se trouve donc évidemment dans l’impossibilité de passer ce concours
de qualification, au CNRS ou au CNU. C’est dans ce cadre que le terme de PAUSE a
été choisi : il s’agit d’offrir un accueil de deux ans sur base d’un salaire et non d’une
scholarship, comme c’est le cas dans d’autres pays où une bourse n’implique pas
nécessairement de droit au chômage ou de protection sociale. Il s’agit donc de parer
à l’urgence pour qu’un universitaire en danger puisse continuer (ou sauver) sa vie et
aussi son parcours académique.
5
Sur la création de ce programme, voir P. Laborier et S. Wauquier, « Les libertés académiques, une affaire d’État ?
L’exemple de la création d’un programme dédié en france (2017) », in A. fjeld et M. Duclos (dir.), Liberté de la
recherche. Conflits, pratiques, horizons, Paris, Kimé, 2019.
CHERCHEURS En DAnGER ET SOLIDARITÉ InTERnATIOnALE
Dans le cadre de la narration permettant de faire connaître ce projet et de lever
des fonds, il faut rappeler qu’une initiative de ce type fut organisée en 1936 en France
au moment du Front populaire. Un fonds d’aide aux scientifiques en danger avait alors
été créé par Louis Rapkine et plusieurs autres personnalités politiques françaises. Ce
fonds était destiné à des réfugiés d’Espagne, du Portugal ainsi qu’à des juifs d’Europe
de l’Est. Les porteurs de ce concept de solidarité ont dû aussi à leur tour quitter la
France et Rapkine s’est retrouvé à créer un comité d’accueil des scientifiques français
aux États-Unis. Évoquer cet épisode s’avère assez efficace dans le cadre de la narration
philanthropique.
PAUSE a été lancé en janvier 2017. C’est un cofinancement entre les universités
et le programme PAUSE. L’idée est de faire confiance aux collègues universitaires sur
les capacités d’accueil et les possibilités de carrière académique. Le comité se réunit
pour évaluer les projets et les demandes où le facteur du risque concernant le collègue
universitaire en danger est primordial dans la sélection. Dans la mesure où ce genre
d’initiatives existe déjà en Allemagne, en Grande-Bretagne… le choix en France avec
PAUSE a été de privilégier des jeunes chercheurs et notamment des étudiants en thèse,
dès lors que plus on est jeune, moins on est protégé par rapport à des chercheurs déjà
reconnus et de très haut niveau qui ont déjà souvent des contacts et des liens avec l’extérieur. Sur 225 demandes, 123 personnes ont été acceptées ces dix-huit derniers mois.
Il y a une augmentation récemment due au fait que le programme PAUSE a gagné le
fonds européen FAMI (Fonds Asile Migration et Intégration), qui permet d’obtenir des
financements supplémentaires pour l’insertion. Par ailleurs, PAUSE a pu accueillir des
chercheurs qui avaient déjà passé deux ans dans d’autres pays européens et leur offrir
une troisième année. Le ministère de la Recherche a tout d’abord avancé deux millions
d’euros comme somme de départ, ensuite une levée de fonds a été organisée par la
Fondation de France. Des entreprises comme la Fondation Michelin ont également
contribué à ce programme. Les principaux pays d’où viennent ces universitaires en
danger sont la Turquie, la Syrie, l’Irak, l’Ouzbékistan, l’Algérie, l’Arménie, la Russie,
l’Afghanistan, le Yémen, le Venezuela et maintenant le Burundi et le Brésil. C’est un
fonds qui a connu un succès assez rapide et qui a donc permis d’aider 170 personnes
en moins de deux ans.
Pour ce qui est des conditions, la question est de savoir ce que nous devons
évaluer : l’aspect académique ou la situation de mise en danger de la personne ? Cela
crée des paradoxes dans l’évaluation, mais aussi dans la poursuite et peut-être même
des échecs. Comment accueillir des lauréats intégrables dans le marché du travail ?
La difficulté du recrutement en France sur le marché de l’emploi académique est un
problème assez spécifique à la France (concours, statuts…). La question des visas
est une donnée cruciale de cette problématique. Lorsque la durée d’application de la
bourse est finie, se pose la question du séjour sur le territoire. En effet, cela n’a pas de
sens d’accueillir quelqu’un pendant deux ans et ensuite de le renvoyer chez lui. Il y a
même certains universitaires pour lesquels le simple fait d’avoir été accueilli chez nous
les met en danger. On a donc une part de responsabilité quant à leur sécurité. Vont-ils
demander l’asile ? Nombre d’entre eux préfèrent éviter cette option. Il y a donc une
réflexion à avoir sur cette problématique particulière. On voit bien qu’aujourd’hui,
il est plus difficile de rester dans le cadre de la politique d’immigration. On fait face
235
236 QUELS OUTILS DE DÉfEnSE ET QUELLE SOLIDARITÉ ?
alors à une double difficulté : contraction du marché du travail et politique migratoire
plus sévère.
– Voilà l’occasion d’évoquer les expériences plus anciennes d’accueil d’universitaires à
travers divers témoignages. Pour commencer, celui de Michel Molitor, puis Mateo Alaluf
et Pierre Galand, tous impliqués dans le cas du Chili.
– Michel Molitor : Je suis ici en tant que professeur émérite de l'UCLouvain qui, dans
les années 1970, s’est impliquée dans les programmes d’aide aux universitaires chiliens
dans le contexte du coup d’État de 1973, pour, au départ, faciliter leurs activités académiques. Le soutien a pris deux formes : tout d’abord l’urgence vis-à-vis de personnes
identifiées (anciens collègues…) en octroyant des bourses d’études ; ensuite, un soutien
au retour quand celui-ci était possible, le tout assuré par l’Université en plus de l’aide
de fondations sollicitées pour l’occasion. Il existait alors une importante coordination
sur cette question entre les universités belges. […]
– Mateo Alaluf : Le CNUCH, Comité national universitaire de solidarité avec le
peuple chilien, a été créé en octobre 1973, à peine quinze jours après le coup d’État.
En fouillant dans les archives de cette période, je suis tombé sur une lettre écrite par
Henri Janne le 18 novembre 1974, adressée au président du CA de l’ULB de l’époque.
Henri Janne, professeur de sociologie à l’ULB, avait été ministre de l’Éducation et
recteur. Il informe le recteur de la situation de M. Sepulveda Alarcon, économiste
ayant étudié à l’ULB de 1967 à 1971, retourné au Chili pour travailler dans le gouvernement de Salvador Allende et qui a ensuite été emprisonné après le coup d’État de
1973. Une aide est organisée via des comités de soutien, y compris au sein de l’ULB,
relayés par des diplomates belges au Chili, qui permettent d’acheminer de l’argent à
M. Sepulveda qui a pu ainsi venir effectuer sa thèse à l’ULB. C’est de cette façon que
l’action de solidarité s’est organisée ;malgré un contexte de frein à l’immigration à
partir de 1973 qui rend difficile l’obtention de permis, le comité a disposé de soutiens
au sein du gouvernement (Guy Cudell, député et ministre, et Ernest Glinne, ministre
de l’Emploi et du Travail). Des campagnes de dons se sont organisées. À l’ULB, en
1974, 243 personnes ont souscrit à un versement de dons permanents qui génèrent des
bourses et permettent à cette solidarité de fonctionner. Des artistes belges connus, dont
Roger Somville, vendent des œuvres d’art permettant de récolter beaucoup d’argent.
Des boycotts sont également organisés. Ces actions étaient possibles parce qu’elles
étaient alors largement partagées dans la société belge et grâce à des appuis importants,
en particulier à l’Université où les clivages entre les « mandarins » et les « jeunes »,
apparus avec Mai 68, n’étaient plus de mise.
– La collaboration avec le Chili entre universités d’obédiences et de régimes linguistiques différents dans le contexte spécifique de la Belgique paraît presque surréaliste
aujourd’hui…
– Pierre Galand : De nombreuses actions, y compris assez originales, avaient déjà
été organisées avant la mobilisation sur le Chili. Je me rappelle par exemple en 1970
celles visant à protester contre l’expulsion d’un ouvrier marocain à Bruxelles, qui avait
débouché notamment sur l’occupation d’un ministère et dont les conséquences avaient
permis que cette personne expulsée soit finalement rapatriée en Belgique en bonne et
CHERCHEURS En DAnGER ET SOLIDARITÉ InTERnATIOnALE
due forme. Il y avait également des actions visant à aider des Espagnols, syndicalistes
et autres, victimes de la répression franquiste y compris via des réseaux de passeurs
qui leur avaient permis de quitter l’Espagne. On peut également citer l’Association
internationale des juristes démocrates, qui a participé à des actions de solidarité
vis-à-vis de la Grèce à l’époque de la dictature des colonels. Il s’agit donc de situations
très diverses pour lesquelles il n’y a pas de recette unique.
Du fait de sa portée symbolique, le Chili fut évidemment un cas particulier. Dans
l’élan de solidarité qui se manifestait à l’époque, il y avait donc le Comité national
Chili qui avait deux branches : le CNUCH et le COLARCH (Collectif d’accueil aux
réfugiés du Chili) qui n’ont pas seulement accueilli des Chiliens, mais aussi d’autres
Latino-Américains qui s’étaient déjà réfugiés au Chili parce que ce pays constituait
un des rares espaces démocratiques de l’Amérique latine. Ces réfugiés qui débarquaient se distinguaient par des idéaux assez marqués à gauche. Dans ce contexte,
les organisations plus traditionnelles telles que Caritas, la Croix-Rouge…, qui avaient
jusque-là accueilli des gens fuyant les régimes communistes de l’Est, n’étaient pas
vraiment adaptées à ce type d’accueil. Il a donc alors fallu créer des structures plus
adéquates, notamment avec l’aide du syndicaliste René De Schutter – un peu sur le
modèle de ce qui se passe de nos jours au parc Maximilien à Bruxelles 6 – avec des gens
qui accueillaient ces réfugiés chez eux. Certes, les temps et les formes de solidarité ont
changé, mais après tout, il y a toujours cet exemple qui fonctionne au parc Maximilien
aujourd’hui, avec une chaîne de solidarité composée de milliers de personnes.
Le cas de l’Afrique du Sud fournit un autre exemple d’actions solidaires. En effet,
les intellectuels membres de l’ANC7 ou de syndicats anti-Apartheid, plutôt que de venir
en Europe, cherchaient en général refuge dans les pays de la ligne de front (Tanzanie,
Mozambique…) et demandaient de l’aide financière. Celle-ci fut notamment organisée
par Paulette Pierson-Mathy, ancienne professeure de droit de l’ULB. Dans ce cas, la
Belgique n’agissait pas en tant que pays d’accueil. Idem lors de la guerre d’Algérie, où des
intellectuels venaient faire des séjours de plusieurs semaines ou plusieurs mois en Belgique
pour se reposer avant de repartir. Signalons également une autre forme de soutien notable
et appréciable, le Fonds Hope (Hope Fund), destiné aux universitaires palestiniens.
– Comment se positionner lorsque l’on organise des actions de solidarité dans un pays
géré par une dictature ?
– Michel Molitor : On peut effectivement se poser la question de savoir comment
mener des activités de solidarité académique dans un pays vivant sous un régime d’oppression. Nous avions deux catégories de partenaires : les premiers en exil extérieur,
et d’autres qui vivaient une sorte d’exil intérieur, exclus du système d’enseignement
supérieur qui normalement leur était destiné. Un certain nombre de ceux qui sont
restés ou qui sont rentrés peu après le coup d’État évoluaient dans des institutions à la
marge du système, dans un système informel soutenu de l’extérieur – par exemple par
6
7
Où un important mouvement citoyen organise l’accueil de demandeurs d’asile et autres migrants en transit.
African national Congress, parti politique d’Afrique du Sud membre de l’Internationale socialiste. fondé en
1912 pour défendre les intérêts de la majorité noire contre la minorité blanche, il fut interdit par le Parti national
pendant l’Apartheid, de 1960 à 1990.
237
238 QUELS OUTILS DE DÉfEnSE ET QUELLE SOLIDARITÉ ?
des syndicats suédois, néerlandais, des fondations allemandes, des universités belges
et même, paradoxe, par la Ford Foundation – avec le statut d’ONG. Ils étaient plus ou
moins tolérés par le régime. L’important était pour nous qu’ils puissent continuer à
former des gens, dans un esprit différent des institutions officielles, et de produire des
analyses sur la réalité d’un pays leur permettant d’aller plus loin du point de vue politique et de préparer la reconstruction démocratique. Quant à l’Église catholique, si ses
autorités ont eu une attitude douteuse, voire scandaleuse pour certaines, pendant les
deux premières années qui ont suivi le coup d’État, elles ont ensuite créé des structures
de protection intouchables. Certaines, comme le Vicariat à la solidarité, ont apporté
un réel soutien aux victimes de la répression et documenté l’ensemble des atteintes aux
droits humains sous la dictature, ce qui fournirait la base des procès lors du retour de
la démocratie. D’autres structures élaborées par l’Église, telle l’Académie d’humanisme
chrétien, ont protégé les activités de recherche et de formation d’une série d’équipes
dans des domaines divers, depuis les questions du travail jusqu’aux questions agraires
ou urbaines. C’est avec ces équipes que l’UCL a travaillé.
– Marie-Soleil Frère : En ce qui concerne l’ULB, la première initiative est née au début
de la crise en Syrie où l’ancien recteur Didier Viviers et son équipe avaient conduit
des fouilles archéologiques pendant plusieurs décennies. Pour marquer une solidarité
universitaire vis-à-vis des collègues syriens, une aide exceptionnelle de 500 000 euros a
été débloquée par l’institution en 2016 pour octroyer des bourses postdoctorales à des
chercheurs en danger, nommées bourses Khaled al-Assad, du nom d’un archéologue
assassiné en Syrie par l’organisation État islamique en 2015. Sur ces dix premières
bourses, neuf ont été octroyées à des Syriens et une à un Irakien. Fin 2016, le nouveau
recteur Yvon Englert a souhaité pérenniser et formaliser cette expérience en mettant
en place un Fonds de solidarité destiné aux collègues en danger qui puisse intervenir
de façon récurrente. Deux problématiques avaient en effet marqué l’été 2016 : d’une
part l’afflux de réfugiés, étudiants ou chercheurs, dans la sphère universitaire, dans
un contexte de crise de l’accueil en Belgique, et, d’autre part, les pressions subies par
les universitaires turcs : ces deux situations interpellaient quant au soutien possible
à apporter aux chercheurs menacés dans leur pays d’origine. Alors que la mise
en place structurelle du Fonds était en marche, des fonds supplémentaires ont été
mobilisés pour venir en aide aux collègues turcs, même si celle-ci était minime par
rapport à l’ampleur de la situation en Turquie. À partir de 2017, le Fonds de solidarité
a bénéficié d’un budget récurrent de 250 000 euros par an. Le double de ces fonds
pourrait être mobilisé pour 2019. D’autres actions ont été mises en œuvre telles que
des séjours de courte durée (un mois) permettant à des chercheurs de se concentrer,
à Bruxelles, pendant quelques semaines, sur leur travail dans une situation de plus
grande quiétude, loin des tensions de leur pays. Parallèlement, des bourses doctorales
appelées « Esprit libre » ont été mobilisées, en partie grâce à un mécène privé (le
Fonds Lewin-De Castro), pour appuyer de jeunes chercheurs travaillant sur des sujets
sensibles touchant aux droits et aux libertés, sujets chers à l’ULB, mais qui ne bénéficieront jamais d’un appui dans leur pays d’origine. L’ULB a, par exemple, octroyé une
de ces bourses à un chercheur travaillant sur la sociabilité numérique des homosexuels
dans un pays où l’homosexualité est criminalisée. De telles initiatives nécessitent de
réfléchir à tout un processus d’encadrement adapté.
CHERCHEURS En DAnGER ET SOLIDARITÉ InTERnATIOnALE
Une idée récurrente, que nous n’avons pas pu mettre en œuvre, mais sur laquelle
nous réfléchissons, serait d’appuyer des recherches effectuées localement pour des
chercheurs qui doivent rester sur place car il ne leur est pas possible de quitter leur
pays, ce qui demande tout un travail de connexion avec des institutions locales qui
pourraient constituer des relais. Ce travail, faute de temps, n’a pas encore pu être
réalisé. Nous souhaiterions également pouvoir accompagner de jeunes doctorants
dont les directeurs de thèse sont exclus de leurs universités et qui à quelques mois du
dépôt de leur thèse se retrouvent sans promoteur, comme il en existe de nombreux cas
en Turquie. Ce projet, qui comporte des difficultés, notamment d’ordre linguistique,
n’a pas, faute de temps et de moyens, pu être mené à bien.
Toutes les actions réalisées l’ont été sur les fonds propres de l’ULB. Signe que
les temps ont changé, une levée de fonds auprès de la communauté universitaire n’a
donné qu’un résultat dérisoire. Du côté des pouvoirs publics, aucune aide financière
n’est possible dans un contexte budgétaire fermé. Le souhait de l’ULB de voir ce genre
d’initiative se généraliser dans le monde universitaire belge francophone s’est heurté
à cette situation budgétaire difficile, mais aussi de concurrence entre les universités.
Les critères, notamment scientifiques, pour sélectionner les bénéficiaires du Fonds
de solidarité ont suscité beaucoup de réflexions. La qualité scientifique du CV et le
degré de menace pesant sur le chercheur entrent en ligne de compte. Toutefois, les
chercheurs les plus performants sur le plan scientifique ne sont pas toujours ceux qui
sont le plus en danger dans leurs pays et qui devraient le quitter. Certains chercheurs
sont menacés pour le contenu de leur travail scientifique, d’autres à cause d’engagements en marge de leur carrière académique, d’autres enfin parce qu’ils résident dans
un pays en guerre, où tout le monde est menacé. De nombreux postulants candidatent
alors qu’ils sont déjà en exil, alors que d’autres, qui sont encore dans leurs pays, n’ont
pas la garantie de pouvoir en sortir (ou d’y retourner) s’ils obtiennent un soutien.
Pour certains chercheurs, le fait même de postuler pour cette bourse de l’ULB peut
déjà les mettre en danger. Par ailleurs, comment mesurer le degré de risque auquel est
réellement confronté un chercheur ? Il existe des labels décernés par Scholars at Risk
et le Scholar Rescue Fund que l’on utilise lors de l’évaluation des candidats, mais les
données ne sont pas toujours possibles en situation d’urgence, dans la mesure où les
évaluations réalisées par ces organisations prennent un certain temps et ne sont pas
systématiquement fiables. Il convient également de veiller à un équilibre disciplinaire
dans l’octroi des bourses afin que celles-ci ne bénéficient pas seulement à des chercheurs en sciences humaines et sociales qui a priori, selon certains, pourraient être
privilégiés dans l’obtention de celles-ci car travaillant dans des domaines concernés
par les thèmes des droits et libertés, privilégiés par le dispositif « Esprit libre ». Se pose
également la question de l’intégration de chercheurs qui, dans les laboratoires qui les
accueillent, côtoient des collègues surchargés de travail qui n’ont pas beaucoup de
temps pour les prendre en charge. S’ajoutent à cela des problèmes liés à la langue, à la
situation familiale, aux difficultés des démarches face à une administration publique
pas toujours très accueillante et à la perte de capital social pour des chercheurs ayant
perdu un statut valorisant de professeur ou de chercheur dans leur pays d’origine.
Enfin se pose la question de l’après, du retour éventuel du chercheur dans son pays ou
de la recherche d’un autre dispositif qui lui permettra de rester en Europe. Les bourses
239
240 QUELS OUTILS DE DÉfEnSE ET QUELLE SOLIDARITÉ ?
du Fonds de solidarité sont d’une durée d’un an, renouvelable une fois. Jusqu’à présent,
l’expérience a montré que, pour la plupart, les chercheurs essayaient plutôt de rester en
Europe. Mais ils sont alors confrontés à l’obligation soit de se déplacer dans un autre
pays, parfois avec leur famille, pour y bénéficier d’une autre bourse académique, soit
de se réorienter professionnellement, car il n’est pas possible de les stabiliser dans le
système universitaire belge.
– Pascale Laborier : […] Concernant l’évaluation des candidatures pour ce genre
de bourse, je pense qu’il est très compliqué d’évaluer un risque. En effet, les régimes
autoritaires créent de l’incertitude et peuvent, outre des personnalités clairement
identifiées comme faisant partie de l’opposition, poursuivre des individus qui ne se
considéraient pas comme menacés.
– Marie-Soleil Frère : La mise en adéquation des procédures contractuelles avec le
Scholar Rescue Fund (un organisme américain qui peut prendre en charge 50 % de la
bourse d’accueil) s’est avérée extrêmement compliquée du fait notamment de la différence en termes de législation du travail entre le système américain, où l’argent doit
être entièrement versé au chercheur, et le système européen, et belge, où l’allocation
connaît un prélèvement à la source lié à la contrainte des cotisations sociales.
La table ronde a été clôturée par une remarque de Sue Black qui a évoqué les
différents problèmes d’adaptation qui affectent le chercheur boursier à son arrivée en
Europe. Notamment le désarroi qu’il vit alors que sa famille est restée dans son pays.
Elle précisait toutefois que les autorités belges (l’Office des étrangers) avaient fait leur
possible, à l’époque, pour permettre des regroupements familiaux dans le cas particulier des Syriens et des Irakiens.
L’éloignement, l’exil, la séparation des familles font partie de la problématique
des chercheurs en danger qu’il ne faut pas marginaliser. Avec les nouvelles politiques
restrictives d’accueil des réfugiés syriens et irakiens depuis 2019, l’action de solidarité
devient plus compliquée et la mobilisation de certaines institutions s’essouffle. Quelles
solutions imaginer pour continuer et dans quelle mesure doit-on réorienter les priorités nationales pour l’octroi des bourses ? Il n’y a pas de réponses toutes faites, mais il
faudrait toujours garder à l’esprit que les chercheurs en danger, de quelque nationalité
qu’ils soient, doivent bénéficier d’une protection et d’un accueil afin de continuer leur
recherche librement.
Bibliographie sélective
Ouvrages de référence
Adriaensens, D., Treunen, W., Zemni, S., Parker, C. et De Cauter, L. (éds.), Beyond Educide. Sanctions,
Occupation and the Struggle for Higher Education in Iraq, Gand, Academia Press, 2012.
Aghion, P. et Cohen, E., Éducation et croissance. Rapport du Conseil d’analyse économique, Paris,
La Documentation française, 2004.
Åkerlund, A., Public Diplomacy and Academic Mobility in Sweden: The Swedish Institute and
Scholarship Programs for Foreign Academics 1938–2010, Lund, Nordic Academic Press, 2016.
Allard, J., Haarscher, G. et Puig De La Bellacasa, M., L’Université en questions. Marché des savoirs,
nouvelle agora, tour d’ivoire ? Bruxelles, Labor, 2001.
Amar, M., Blanc-Chaleard M.-C. et al., La Cimade et l’accueil des réfugiés, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013.
Barr, N. et Crawford, I., Financing Higher Education. Answers from the UK, Londres, Routledge,
2005.
Bayart, J.-F., Colonomos, A., Dieckhoff, A., Favarel-Garrigues, G., Filiu, J.-P., Hourcade, B., Laborier,
P., Mion, F., Péclard, D., Perrot, S. et Prentice, D., Pour Fariba Adelkhah et Roland Marchal.
Chercheurs en périls, Paris, Presses de Sciences Po, 2020.
Becker, G., Human Capital. A Theoretical and Empirical Analysis with Special Reference to Education,
Chicago, The University of Chicago Press, 1964.
Berg, M. et Seeber, B. K., The Slow Professor. Challenging the Culture of Speed in the Academy,
Toronto, Toronto University Press, 2016.
Bilgrami, A. et Cole, J. R. (éds), Who’s Afraid of Academic Freedom?, New York, Columbia University
Press, 2015.
Cassin, B. (dir.), Derrière les grilles. Sortons du tout-évaluation, Paris, Fayard/Mille et une Nuits,
2014.
Crawford, S., Ulmschneider, K. et al. (dir.), Ark of Civilization: Refugee Scholars and Oxford
University, 1930-1945, Oxford, New York, Oxford University Press, 2017.
Curaj, A., Deca, L. et Pricopie, R. (éds), European Higher Education Area: The Impact of Past and
Future Policies, Cham, Springer, 2018.
Deer, C., Higher Education in England and France since the 1980s, Oxford, Symposium, 2002.
Del Rey, A., La Tyrannie de l’évaluation, Paris, La Découverte, 2013.
Dewatripont, M., Thys-Clément, F. et Wilkin, L. (éds.), European Universities: Change and
Convergence ?, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2002.
Duclos, M. et Fjeld, A. (dir.), Liberté de la recherche. Conflits, pratiques, horizons, Paris, Kimé, 2019.
Fish, S., Versions of Academic Freedom : From Professionalism to Revolution, Chicago, The University
of Chicago Press, 2014.
Gemelli, G. (dir.), The “unacceptables”: American Foundations and Refugee Scholars between the Two
Wars and after, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang (Euroclio), 2000.
Ginsberg, B., The Fall of the Faculty. The Rise of the All-Administrative University and Why it Matters,
Oxford, Oxford University Press, 2011.
242 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
Gingras, Y., Les Dérives de l’évaluation de la recherche. Du bon usage de la bibliométrie, Paris, Raisons
d’agir, 2014.
Hudson, C. et Williams, J. (dir.), Why Academic Freedom Matters, Londres, Civitas, 2016.
Ignatieff, M. et Roch, S. (éds), Academic Freedom: The Global challenge, New York, Columbia
University Press, 2018.
Jonkers, K. et Zacharewicz, T., Research Performance Based Funding Systems: a Comparative
Assessment, JRC Science for Policy Report, Bruxelles, Commission européenne, 2016.
Lackey, J., Academic Freedom, Oxford, Oxford University Press, 2018.
Lamarche, T., Capitalisme et éducation, Paris, Nouveaux Regards/Syllepses, 2006.
Larrieu, J. (dir.), Qu’en est-il du droit de la recherche ?, actes du colloque organisé à Toulouse les
7-8 juillet 2008, Paris, LGDJ, 2009.
Mangu, A. M. B., Libertés académiques et responsabilité sociale des universitaires en République
démocratique du Congo, Dakar, Codesria, 2005.
Marks, S., Weindling, P. et al. (dir.), In Defence of Learning: The Plight, Persecution, and Placement
of Academic Refugees, 1933-1980s, Oxford, New York, Oxford University Press (Proceedings of
the British Academy), 2011.
Menand, L. (éd.), The Future of Academic Freedom, Chicago, The University of Chicago Press, 1996.
Nelson, C., No University is an Island : Saving Academic Freedom, New York, NYU Press, 2010.
Palfreyman, D. et Temple, P., Universities and Colleges. A Very Short Introduction, Oxford, Oxford
University Press, 2017.
Post, R., Democracy, Expertise and Academic Freedom, New Haven, Yale University Press, 2012.
Prado, P., Le Principe d’Université, Paris, Lignes, 2009.
Readings, B., Dans les ruines de l’université, Montréal, LUX, 2013 (trad. fr. de The University in Ruins,
Cambridge, MA, Harvard University Press, 1996).
Renaut, A., Les Révolutions de l’université. Essai sur la modernisation de la culture, Paris, CalmannLévy, 1995.
Taylor, M. C., Crisis on Campus. A Bold Plan for Reforming our Colleges and Universities, New York,
Alfred A. Knopf, 2010.
Tournès, L. et Scott-Smith, G. (dir.), Global Exchanges: Scholarships and Transnational Circulations
in the Modern World, New York, Berghahn Books, 2018.
Watenpaugh, K., Méténier, E., Hanssen, J. et Fattah, H., Opening the Doors: Intellectual Life and
Academic Conditions in Post-War Baghdad, The Iraqi Observatory, 15 juillet 2003.
Zaccai, E. et al. (éds), L’Évaluation de la recherche en question(s), Bruxelles, Académie royale de
Belgique, Mémoire de la classe des sciences, tome VII, no 2113, 2016.
Articles
Bayart, J.-F., « La liberté scientifique en danger sur les cinq continents », The Conversation, 27 janvier
2020, https ://theconversation.com/la-liberte-scientifique-en-danger-sur-les-cinq-continents130624.
Beaud, O., « Les libertés universitaires (I) », Commentaire, 2010/1 (no 129), p. 175-196.
Bourgaux, A.-E., « Professeur(e) d’université : un sport de combat ! », Démocratie, no 7-8, 2017, p. 2-6.
Brogaard, J., Engelberg, J. et Van Weesp, E., « Do Economists Swing for the Fences after Tenure ? »,
Journal of Economic Perspectives, 32/1, 2018, p. 179-194.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Butler, J., « Academic Freedom and the Critical Task of the University », Globalizations, 14/6, 2017,
p. 857-861.
Carmichael, H. L., « Incentives in Academics: Why is There Tenure? », Journal of Political Economy,
96/3, 1988, p. 453-472.
Cole, J., « Academic freedom as an indicator of a liberal democracy », Globalizations, 14/6, 2017,
p. 862-868.
Craciun, D. et Mihut, G., « Requiem for a Dream: Academic Freedom under Threat in Democracies »,
International higher education, 90, 2017, p. 15-16.
De Meulemeester, J. L., « Quels modèles d’université pour quel type de motivation des acteurs ? »,
Pyramides, 21, 2012, p. 261-289.
De Meulemeester, J. L., « La grande transformation de l’université européenne : de l’autonomie à
l’instrumentalisation », in G. Valenduc (éd.), Pouvoirs, contre-pouvoirs et concertation sociale dans
les universités, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2014.
Dubrovsky, D., « Escape from Freedom, The Russian Academic Community and the Problem of
Academic Rights and Freedoms », Interdisciplinary Political Studies, 2017, no 3 (1), p. 171-199.
Enyedi, Z., « Democratic backsliding and academic freedom in Hungary », Perspectives on politics,
16/4, 2018, p. 1067-1074.
Helm, E. et Kriszan, A., « Hungarian government’s attack on Central European University and its
Implications for Gender Sstudies in Central and Eastern Europe », Femina Politica, 2, 2017,
p. 169-173.
Kaplan, H., « Le Comité d’aide exceptionnelle aux intellectuels réfugiés », Matériaux pour l’histoire
de notre temps, 44, 1996, p. 59-62.
Laborier, P., « Liberade. Universitaires en danger, entre catégorisation et témoignages croisés »,
Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 131-132, 14 octobre 2019, p. 41-45.
Laborier, P. (dir.), « Poser pour la liberté. Portraits de scientifiques en exil », Hommes et Migrations,
numéro hors-série, automne 2020.
LAC (L’Atelier des chercheur·e·s pour une désexcellence des universités), « Gouverner l’enseignement
par et pour les chiffres », Bruxelles en mouvements, 286, 2017, p. 22-24.
Milot, P., « La reconfiguration des universités selon l’OCDE », Actes de la recherche en sciences
sociales, 148, 2003, p. 68-73.
Molitor, M., « Les transformations du paysage universitaire en Communauté française », Courrier
hebdomadaire, CRISP, 2052/2053, 2010.
Muraille, E., « L’excellence scientifique en question », Revue des questions scientifiques, 2016, 187/4,
p. 529-548.
Öztürk, A. E., « Lack of Self-Confidence of the Authoritarian Regimes and Academic Freedom: The
Case of İştar Gözaydın from Turkey », European Political Science, 25 mai 2018.
Paternotte, D., « Gender Studies and the Dismantling of Critical Knowledge in Europe », Academe,
105/4, 2019, p. 28-31.
Paternotte, D. et Verloo, M., « Political Science at Risk in Europe: Frailness and the Study of Power »,
in T. Boncourt, I. Engeli et D. Garzia (éds), Political Science in Europe: Achievements, Challenges,
Prospects, Colchester/London, ECPR Press/Rowman & Littlefield International, 2020.
Perry, E., « Higher Education and Authoritarian Resilience: The Case of China, Past and Present »,
Harvard Yenching Institute Working Paper Series, 2015.
Smolentseva, A., « Challenges to the Russian Academic Profession », Higher Education, 45, 2003,
p. 391-424.
Stockemer, D. et Kim, M., « Introduction: Academic Freedom in Danger: Case studies of Turkey,
Hungary and Japan », European political science, 2018.
243
244 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
Svensson, M. et Pils, E., « Academic Freedom: Universities Must Take a Stance or Risk Becoming
Complicit with Chinese Government Interference », The Conversation, 14 juin 2019.
Trencsényi, B., Rieber, A., Iordachi, C. et Hîncu, A., « Academic Freedom in Danger. Fact Files on
the ‘CEU Affair’ », Südosteuropa, 65, 2017, p. 412-467.
Tronchet, G., « L’accueil des étudiants réfugiés au XXe siècle : un chantier d’histoire globale »,
Monde(s), no 15, 2019.
Vatansever, A., « Academic Nomads. The Changing Conception of Academic Work under Precarious
Conditions », Cambio. Rivista sulle Trasformazioni Sociali, vol. 8, 5 septembre 2018, p. 153-165.
Liens
Atelier des chercheur·e·s pour une désexcellence des universités (LAC) : http ://lac.ulb.ac.be/LAC/
home.html.
Council for At-Risk Academics (CARA): https://www.cara.ngo/
Déclaration sur la liberté académique de l’American Association of University Professors (AAUP)
en 1915 : http ://www.aaup-ui.org/Documents/Principles/Gen_Dec_Princ.pdf.
MOOC Dangerous Questions: Why Academic Freedom Matters? (Université d’Olso): https ://www.
futurelearn.com/courses/academic-freedom.
Pétition des académiques pour la paix (Turquie): https ://barisicinakademisyenler.net/English.
Programme national d’accueil en urgence des scientifiques en exil (PAUSE) : https ://www.collegede-france.fr/site/programme-pause/index.htm.
Scholars at Risk: https ://www.scholarsatrisk.org.
Scholar Rescue Fund: https ://www.scholarrescuefund.org.
Site d’information sur Iouri Dmitriev : https://dmitrievaffair.com/
Solidarité académique avec Fariba Adelkhah : https://faribaroland.hypotheses.org/9909
ULB : Fonds de solidarité à destination de chercheuses et chercheurs en danger : https ://www.ulb.
be/fr/actions-solidaires/
fonds-de-solidarite-a-destination-de-chercheuses-et-chercheurs-en-danger.
Personalia
Mateo Alaluf est sociologue, professeur honoraire de l’ULB. Au moment du coup
d’État au Chili, il était président de la section syndicale CGSP ULB et membre du
comité du CNUCh (Comité universitaire Chili). Ses derniers ouvrages incluent Contre
l’allocation universelle (avec Daniel Zamora), Lux éditeur, Montréal, 2016 et Le socialisme malade de la social-démocratie, Syllepse & Page deux, Paris, Lausanne, 2021.
L’Atelier des chercheur·e·s pour une désexcellence des universités est une communauté de pratiques née en 2011 à l’Université libre de Bruxelles. Elle s’est constituée
comme une riposte, parmi d’autres, aux transformations imposées aux universités et
institutions de recherche depuis le tournant du siècle, qui peuvent se résumer à leur
mot d’ordre : l’excellence». Contact :
[email protected]
Ayman Al Dassouky est un chercheur syrien affilié au Omran Centre for Strategic
Studies (Istanbul). Il participe au projet Wartime and Post-Conflict in Syria, lui-même
une composante du programme Middle East Directions (MEDirections). Son travail
concerne l’économie politique et la gouvernance en Syrie.
Jean-Michel Chaumont, docteur en philosophie (UClouvain, 1989 - thèse sur la
critique de la modernité chez H. Arendt sous la direction de Jean Ladrière) et en
sociologie (EHESS, 1995, thèse sur les enjeux latents du débat sur l’unicité de la Shoah,
sous la direction de Michel Wieviorka). Chercheur qualifié du FNRS, Professeur à
l’UCLouvain, Président du Comité d’ethique de la recherche de l’institut Iacchos
(2010-2020), il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont La concurrence des victimes (La
Découverte, 1997), Le mythe de la traite des blanches (La Découverte, 2009) et Survivre
à tout prix? (La Découverte, 2017).
Gaye Çankaya Eksen est docteure en philosophie (Université Paris I-PanthéonSorbonne et Université Galatasaray). Sa thèse sur l’articulation de l’éthique et de la
politique chez Spinoza et chez Sartre a été publiée en 2017 par Classiques Garnier
sous le titre Spinoza et Sartre. De la politique des singularités à l’éthique de générosité.
Actuellement, elle est chargée de cours en philosophie à l’Université Galatasaray
(İstanbul) où elle enseigne sur Spinoza, sur la phénoménologie sartrienne, sur l’éthique
de l’ingénieur et sur l’éthique animale. Elle dirige un projet de recherche sur les
nouvelles lectures de Spinoza.
Jean Luc De Meulemeester est professeur d’économie et d’histoire de la pensée
économique à l’Université libre de Bruxelles. Après des études en économie (maîtrise
en économétrie, 1991) et en histoire (candidature en 1990), il a consacré sa thèse de
246 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
doctorat à la problématique de l’enseignement supérieur envisagée d’un point de
vue économique. Après un passage par Oxford, il est devenu professeur à l’ULB en
économie et en histoire de la pensée économique. Il reste collaborateur scientifique
au centre SKOPE (Skills, Knowledge and Organisational Peformance) à Oxford. Il a
été entre autres de 2008 à 2018 co-éditeur de la revue Cliometrica Journal of Historical
Economics and Econometric History, Springer.
Dmitry Dubrovsky has a PhD in History and is Associate Professor, Higher School
of Economics (Moscow, St. Petersburg), Associate Research Fellow, Center for
Independent Social Research (St. Petersburg), Lecturer, Free University (Moscow).
He is also a member of the Human Rights Council of St. Petersburg, and Kone Fellow
(2020) in Helsinki Collegium of Advanced Studies (Project “Russian memorial laws:
History in trial”). His research interests lie in human rights in Russia and post-Soviet
space, freedom of speech, academic rights and freedoms, forensic expertise in Russian
litigation. He published several articles on academic freedom in Russia, including
the latest one in Academe “Academic Rights in Russia and the Internationalization of
Higher Education” (Fall 2019).
Vanessa Frangville est professeure en Études chinoises à l’Université libre de Bruxelles
(ULB) et directrice de l’équipe de recherche EASt (Asie de l’est) de la Maison des
sciences humaines de l’ULB. Ses principales recherches et publications portent sur
les politiques ethniques en Chine et leur impact sur les productions culturelles liées
aux “minorités” chinoises.
Marie-Soleil Frère est directrice de recherche au Fonds national de la Recherche
scientifique (FNRS) de Belgique et professeure à l’Université libre de Bruxelles, où
elle a également été vice-rectrice aux affaires internationales et à la coopération au
développement. Elle consacre ses recherches à la place et au rôle des médias dans les
évolutions politiques en Afrique francophone. Elle est aussi expert associé à l’Institut
Panos Paris et est impliquée dans la mise en œuvre de nombreux projets d’appui aux
médias en Afrique.
Guy Haarscher est professeur ordinaire émérite à l’ULB, où il a enseigné la philosophie
morale, politique et juridique. Il a également été professeur invité à la Duke University
School of Law (États-Unis), à la Central European University de Budapest, et à l’Académie européenne de théorie du droit de Bruxelles, ainsi qu’à l’UCLouvain. Guy
Haarscher a également élaboré un MOOC intitulé « Développer sa pensée critique ».
Olga S. Hünler received her Ph.D. in clinical psychology from Middle East Technical
University in 2007. Between 2016 and 2019, she was granted the Philipp Schwartz
Fellowship founded by the Alexander von Humboldt Foundation, and she was hosted
at the Bremen University, Department of Social Anthropology and Cultural Studies,
Germany. Since August 2019, she is a fellow of Academy in Exile’s Critical Thinking
Residency Program at Freie Universität Berlin, Germany. She is also a guest researcher
at the Margherita von Brentano Center for Gender Studies.
PERSONALIA
Ilkin Huseynli, is a PhD student in political philosophy at the University of Milan
and a board member and a contributor at Baku Research Institute. His research
interest lies in the concept of pure negative freedom, more specifically in questions
such as whether one’s overall freedom can be measured and about the relationship
between freedom and ignorance. His article “Thoreau and the Idea of John Brown: The
Radicalization of Transcendental Politics” will be published by The Pluralist this year;
he is also a co-author of a chapter, “Halted Democracy: Government Hijacking of the
New Opposition in Azerbaijan” published in Politik und Gesellschaft im Kaukasus:
Eine unruhige Region zwischen Tradition in 2019.
Chrys Margaritidis received his BA in Economics from Bard College, US. He continued his studies at Brandeis University, US, where he received his MA in International
Finance. He joined CEU in 2001 and has served CEU in various roles since then, most
recently as the Dean of Students. He also holds an MA in Philosophy from Open
University, UK, and a PhD in Philosophy from the University of Reading, UK. His
main research interests lie in the philosophical contours of big data, civic engagement
and higher education. Some of the topics he is working on are the possibility of founding moral knowledge on moral intuitions, the idea of ethics of artificial intelligence
and the role of universities in society.
Aude Merlin est chargée de cours en science politique à l’Université libre de Bruxelles
(ULB), spécialiste de la Russie et du Caucase, membre du Cevipol. Ses principales
recherches portent sur les processus politiques et sociaux dans l’espace postsoviétique,
notamment sur les conflits du Caucase et leurs conséquences, ainsi que sur la diaspora
tchétchène.
Michel Molitor est docteur en sociologie, professeur émérite de l’UCLouvain. Son
Enseignement et sa recherche se déploient dans le domaine de la sociologie des mouvements sociaux. Professeur invité à l’université Laval et au Programa de economia
del trabajo (Santiago du Chili). Il a été Vice-recteur aux Affaires académiques de
l’UCLouvain (1995-2005),. Président de la Commission universitaire au développement (CUD 1996-2000). DHC de l’Université catholique du Pérou. Directeur de la
Revue Nouvelle (1981-1993). Président de l’ONG Entraide et Fraternité (2010-2018).
Vice-président du CRISP.
Firouzeh Nahavandi est docteure en sciences sociales, professeure ordinaire à
l’Université libre de Bruxelles et directrice du centre d’études de la coopération
internationale et du développement (CECID). Elle est également présidente de l’école
doctorale thématique en développement et membre de l’Académie royale des sciences
d’outre-mer de Belgique. Elle a publié récemment : Iran, De Boeck, 3e édition, 2020 ;
Afghanistan, De Boeck, 2e édition, 2019 et Être femme en Iran: qu’elle émancipation ?,
Académie éditions, 2016.
247
248 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
René Claude Niyonkuru est juriste de formation et travaille depuis plus de 15 ans sur
des thématiques en rapport avec la gouvernance, les droits humains et les politiques
de développement. Il a travaillé pour de nombreuses organisations non gouvernementales, nationales et internationales, pour des missions de coopération et d’assistance
technique, au Burundi et dans bien d’autres pays africains, à la fois comme gestionnaire de projets, consultant et chercheur. Il est, depuis 2017, doctorant en sciences
politiques et sociales, auprès du Centre d’études du développement de l’UCLouvain
et membre actif de Juwa, un réseau de recherche sur les transformations foncières et
rurales de la région des Grands Lacs africains.
Mehmet Teoman Pamukçu est licencié en économie, maître en économétrie et
docteur en sciences économiques de l’Université libre de Bruxelles, où il a également
travaillé comme assistant chargé d’enseignement et de recherche. Depuis 2006 il
est membre du Department of science and technology policy studies, Middle East
Technical University à Ankara dont il est le directeur depuis 2015. Ses travaux portent
en particulier sur les dynamiques de l’innovation technologique en lien avec le développement économique dans les économies émergentes. Il est l’un des 2212 signataires
de la Pétition pour la Paix en Turquie.
David Paternotte est chargé de cours en sociologie et vice-doyen aux relations internationales de la Faculté de philosophie et sciences sociales de l’Université libre de
Bruxelles. Sociologue politique, il a beaucoup travaillé sur les mouvements LGBT et
féministes en Europe et au niveau transnational, avant de s’intéresser aux mouvements
anti-genre. Cette thématique l’a amené à s’intéresser aux attaques contre les études
de genre et l’université. Il est très engagé dans l’Internationale du Genre, un réseau
mondial de défense des études de genre.
Thomas Pierret est chargé de recherche au CNRS, rattaché à IREMAM (Aix-enProvence). Docteur de Sciences Po Paris et de l’Université catholique de Louvain,
il a exercé la fonction de Senior Lecturer à l’Université d’Édimbourg (2011-2017) et
séjourné à l’Université de Princeton. Il est notamment l’auteur de Religion and State
in Syria (Cambridge University Press, 2013). Ses recherches portent principalement
sur les rapports entre pouvoirs religieux, politiques et militaires en Syrie.
Eva Pils est professeure de droit au King’s College London et chercheuse affiliée au
US-Asia Law Institute de la faculté de droit de l’Université de New York. Son livre,
Human rights in China: a social ractice in the shadows of authoritarianism, a été publié
en 2018. Jusqu’à 2014, elle était professeure associée à la faculté de droit de l’Université
chinoise de Hong Kong.
Historienne, Candice Raymond est chercheuse à l’Institut français du Proche-Orient
(Ifpo, Beyrouth). Elle est titulaire d’un doctorat de l’Ecole des Hautes Etudes en
Sciences Sociales, obtenu avec une thèse consacrée aux historiens libanais contemporains et à l’écriture de l’histoire au Liban. Ses recherches actuelles portent sur
les mondes intellectuels libanais, en particulier dans le contexte de la Guerre du
PERSONALIA
Liban (1975-1990). Avant de rejoindre l’Ifpo, elle a été chercheuse postdoctorale à
l’Orient-Institut of Beirut, à l’IREMAM (Aix-Marseille Université) et à l’Université
Paris I - Panthéon-Sorbonne. Elle est aussi membre du comité de rédaction de la Revue
des Mondes Musulmans et de la Méditerranée.
Jihane Sfeir est historienne du monde arabe contemporain, professeure à l’Université
libre de Bruxelles. Elle est fondatrice et responsable de l’Observatoire des mondes
arabes et musulmans (OMAM), entité intégrée à la Maison des sciences humaines de
l’ULB. Ses principales publications ont porté sur les réfugiés palestiniens, la guerre
civile libanaise, l’histoire, la mémoire et les archives dans le monde arabe.
Pierre-Étienne Vandamme est chercheur postdoctoral FNRS en théorie politique à
l’Université libre de Bruxelles (Cevipol). Ses recherches portent sur la légitimité et les
innovations démocratiques, les théories de la justice sociale et l’éducation à la citoyenneté. Il est l’auteur de Démocratie et justice sociale (Vrin, 2021).
Philippe Van Parijs a dirigé la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale de
l’UCLouvain depuis sa création en 1991 jusqu’en 2016. Il est actuellement professeur
invité aux universités de Louvain et Leuven et il préside l’Advisory Board du Basic
Income Earth Network et le Conseil bruxellois pour le multilinguisme. Ses livres les
plus récents sont Basic Income (Harvard UP, 2017, avec Y. Vanderborght) et Belgium.
Une utopie pour notre temps (Académie royale, 2018)
249
Table des matières
Préface
9
Marie-Soleil Frère
Introduction
Face à des atteintes multiformes,
repenser la liberté académique et ses enjeux
15
Vanessa Frangville, Aude Merlin, Jihane Sfeir, Pierre-Étienne Vandamme
Diversification et interconnexion des contraintes à l’échelle globale
17
Produire un savoir libre et critique : plus qu’un droit, un principe fondamental
de l’université
19
Faire de la recherche en situation de guerre : entre anéantissement de
la liberté académique et reconfiguration des opportunités
23
La voie ténue de la liberté académique en situation autoritaire :
l’État, acteur de l’oppression ou coproducteur d’un climat liberticide
25
Contextes démocratiques, tournant illibéral et pressions économiques
32
Quels outils de défense et quelle solidarité autour de la liberté académique ?
36
Partie I
Produire un savoir libre et critique : plus qu’un droit,
un principe fondamental de l’université
41
La liberté académique, ses enjeux actuels et le relativisme
43
Guy Haarscher
Introduction
La liberté académique et les régimes autoritaires
43
43
Essai de définition par comparaison avec d’autres notions
La liberté d’expression
La liberté académique
Le libre examen : Poincaré
44
44
44
47
La community of the competent et les universités de recherche
Dogmatisme possible des départements
48
48
Le relativisme et la liberté académique
51
252 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
Critique de la raison et de l’objectivité
Les deux critiques des Lumières
Liberté académique et ethos universitaire
52
52
55
Philippe Van Parijs
Deux cas concrets
55
Liberté d’enseigner
57
Liberté de chercher
59
Liberté de servir la société
60
“Dangerous Questions: Why Academic Freedom Matters”
A Massive Open Online Course to promote Academic Freedom
and the Values of Higher Education
65
Olga S. Hünler
The Content of the Course
Week 1: What is academic freedom ?
Week 2: Threats to academic freedom and impacts on society
Week 3: How you can help promote academic freedom
67
67
69
70
Achievements
71
Conclusion
72
Résumé en français
73
Partie II
Faire de la recherche en situation de guerre :
entre anéantissement de la liberté académique et
reconfiguration des opportunités
Une autonomie à négocier... ou pas
Travailler pour un institut de recherches libyen dans
le Liban en guerre (1975-1990)
75
77
Candice Raymond
Faire de la recherche en dehors de l’université
80
Première séquence : développement arabe et « crises libanaises »
81
Deuxième séquence : l’essor des « études stratégiques »
83
Troisième séquence : désengagements
84
Conclusion
84
TABLE DES MATIèRES
Étudier le politique en Syrie, de la « mise à jour autoritaire »
à la guerre
87
Ayman Al Dassouky, Thomas Pierret
Une ouverture calculée (2000-2007)
87
Délibéralisation et transnationalisation (2007-2011)
91
Expansion et pluralisation : les think tanks syriens à l’étranger (2014-2017)
92
Quelles perspectives d’avenir ?
94
« Fais tes recherches et tais-toi » :
les chercheurs burundais sous menaces
95
René Claude Niyonkuru
Introduction
95
Le contexte compte et compromet
96
La recherche et le chercheur à la croisée des chemins
97
Des pressions à la répression : le chercheur dans l’engrenage
des relations de pouvoir
99
Entre service minimum, repli sur soi et abandon de la recherche :
l’éternel dilemme
101
Conclusion : vers des lendemains enchantés ?
102
Partie III
La voie ténue de la liberté académique
en situation autoritaire : l’État acteur de l’oppression
ou coproducteur d’un climat liberticide
Les Académiques pour la paix en Turquie
Une étude sur les violations flagrantes de la liberté académique
dans un pays candidat à l’adhésion à l’Union européenne
105
107
Gaye Çankaya Eksen, Mehmet Teoman Pamukçu
Introduction
Les atteintes aux libertés académiques en Turquie : des pressions
multiples et d’envergure
La période du 12 au 21 janvier 2016 : criminalisation, diffamation,
intimidation
La période du 21 janvier au 15 juillet 2016 : exclusions, sanctions,
condamnations
La période du 15 juillet 2016 à juin 2019 : la « mort civile »
107
108
109
111
113
Que penser du cas des APP en Turquie ?
115
Conclusion
118
253
254 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
La liberté académique en Russie, de Charybde en Scylla
Entre le marteau du conservatisme et l’enclume du néolibéralisme
121
Dmitry Dubrovsky
Le marteau du conservatisme
122
L’enclume du néolibéralisme
129
Conclusion
130
Academic Freedom and University : The Case of Azerbaijan
133
Ilkin Huseynli
What is Academic Freedom ?
134
Defense of Academic Freedom
136
Effects of Academic Unfreedom in Azerbaijani Universities
138
Conclusion
141
Résumé en français
143
Révolution culturelle, islamisation et universités en
République islamique d’Iran (1979-2019)
145
Firouzeh Nahavandi
Le contexte
145
Révolution culturelle (enqelab-e farhangui) et islamisation
des universités
146
Une normalisation semée d’embûches, 1988-2005
149
Mahmoud Ahmadinejad et la nouvelle vague d’islamisation,
2005-2013
150
L’ère Rohani (2013-) : une suite de désillusions
152
Conclusion
153
China and the Threat to Global Academic Freedom
155
Eva Pils
Introduction
155
Domestic Academic Repression
155
Transnational Academic Repression
159
Conclusion
162
Résumé en français
163
TABLE DES MATIèRES
Partie IV
Contextes démocratiques, tournant illibéral et
pressions économiques
Le financement des universités, de Humboldt au
New Public Management
De quelques préconditions à la liberté académique
165
167
Jean Luc De Meulemeester
Introduction
167
Les préconditions à la liberté académique : des universités et des
professeurs autonomes
168
Les économistes, ennemis de la liberté académique ?
169
Le modèle humboldtien : centralité de la liberté académique
171
Les transformations du modèle académique anglais à partir des années 1980
172
Le nouveau modèle académique : anti-humboldtien
174
Conclusion : vers la mort de la liberté académique ?
175
Le rétrécissement de l’intérieur
La liberté académique à l’ère de l’Excellence
177
L’Atelier des chercheur·e·s pour une désexcellence des universités
Rien à signaler ?
177
Des contenus d’activités soumis à de multiples formes de contrôle indirect
180
L’atomisation temporelle de la possibilité de penser
185
Conclusion
187
Another One Bites the Dust
The Prospect of Academic Freedom in Illiberal Democracies
and the Case of Hungary
189
Chrys Margaritidis
Introduction
189
Academic Freedom in Hungary
Introduction of Chancellors in Hungarian State Universities
Gender Studies
Hungarian Academy of Science
Lex CEU
Summary
191
191
192
193
193
195
Prospects for Academic Freedom in Illiberal Democracies
196
Moving Forward
197
Résumé en français
199
255
256 LA LIBERTÉ ACADÉMIQUE
Études de genre : un canari au fond de la mine ?
201
David Paternotte
Cartographier les attaques
203
Des campagnes contre le genre
206
Des campagnes contre la pensée critique
207
Partie V
Quels outils de défense et quelle solidarité autour
de la liberté académique ?
211
Une expérience de solidarité académique dans le Chili
des années 1980
213
Michel Molitor
Les années noires de l’Amérique latine
214
Les années 1980 : le soutien aux activités académiques
215
Enseignement et transposition
218
Être un chercheur en danger
Entre entreprises de sauvetage et dispositifs d’accueil spécifiques
221
Pascale Laborier
Mondialisation des échanges académiques et réfugiés universitaires
222
Diffusion de la catégorie « en danger » pour la défense des libertés
académiques
225
L’impact de la « crise des réfugiés » de 2015 sur l’accueil des universitaires
en France
227
Conclusion
230
Chercheurs en danger et solidarité internationale
Retour sur une table ronde organisée à l’ULB le 11 décembre 2018
233
Bibliographie sélective
241
Personalia
245
Éditions de l’Université de Bruxelles
Fondées en 1972, les Éditions de l’Université de Bruxelles sont un département de
l’Université libre de Bruxelles (Belgique). Elles publient des ouvrages de recherche et
des manuels universitaires d’auteurs issus de l’Union européenne.
Principales collections
• Architecture, urbanisme, paysagisme (Jean-Louis Genard)
• BSI series (Bussels Studies Institute)
• Commentaire J. Mégret (Comité de rédaction : Marianne Dony (directrice),
Emmanuelle Bribosia, Claude Blumann, Jacques Bourgeois, Jean-Paul Jacqué,
Mehdi Mezaguer, Arnaud Van Waeyenbergh, Anne Weyembergh)
• Débats (Andrea Rea)
• Études européennes (Marianne Dony et François Foret)
• Genre(s) & Sexualité(s) (David Paternotte et Cécile Vanderpelen-Diagre)
• Histoire (Kenneth Bertrams, Aude Busine, Pieter Lagrou et Nicolas Schroeder)
• Journalisme et communication (ReSIC-ULB)
• Littérature(s) (Valérie André)
• Maison des sciences humaines (Cécile Vanderpelen-Diagre)
• Metaphrasis (Xavier Luffin)
• Philosophie politique : généalogies et actualités (Thomas Berns)
• Religion, laïcité et société (Jean-Philippe Schreiber et Monique Weis)
• Science politique (Pascal Delwit)
• Sociologie et anthropologie (Mateo Alaluf et Pierre Desmarez)
• Territoires, environnement, sociétés (Jean-Michel Decroly, Christian Vandermotten)
• UBlire (Serge Jaumain)
Séries thématiques
• Problèmes d’histoire des religions ( Guillaumme Dye)
• Études sur le XVIIIe siècle (Valérie André et Christophe Loir)
• Sextant (Amandine Lauro et Cécile Vanderpelen-Diagre).
Les ouvrages des Éditions de l’Université de Bruxelles sont soumis à une procédure
de referees nationaux et internationaux.
Éditions de l’Université de Bruxelles
Avenue Paul Héger 26
CPI 163, 1000 Bruxelles
[email protected]
www.editions-ulb.be
La liberté académique
Enjeux et menaces
Vanessa FRANGVILLE
Aude MERLIN
Jihane SFEIR
Pierre-Étienne VANDAMME
(dir.)
Vanessa Frangville est professeure en Études
chinoises à l’Université libre de Bruxelles
(ULB) et directrice de l’équipe de recherche
EASt (Asie de l’est) de la Maison des sciences
humaines de l’ULB. Ses principales
recherches et publications portent sur les
politiques ethniques en Chine et leur impact
sur les productions culturelles liées aux
« minorités » chinoises.
Fondement de la vie intellectuelle dans l'université et dans la
société, condition essentielle pour une recherche et un enseignement de qualité, la liberté académique se trouve aux prises
avec des menaces plus ou moins explicites, plus ou moins
ciblées, dans divers pays du monde, brouillant parfois la frontière entre monde démocratique et monde non démocratique.
L’enjeu de ce livre est de proposer une analyse conceptuelle de
la notion de liberté académique, resituée dans une perspective
socio-historique, avant d’aborder les différents contextes qui
produisent des menaces sur elle. Faisant dialoguer philosophie
et sciences sociales, recherches scientifiques et témoignages de
terrain, cet ouvrage présente des études de cas en Azerbaïdjan,
Belgique, Burundi, Chine, Hongrie, Iran, Liban, Russie, Syrie
et Turquie. Ces cas nous donnent à voir une diversité des situations : conflit armé et situations post-conflit ; non-protection
par l’État, voire criminalisation des chercheurs par celui-ci ;
pressions économiques, sociales ou idéologiques, notamment.
Ils mettent aussi en lumière des espaces improbables où la
liberté académique survit parfois ainsi que des initiatives de
solidarité transnationale entre académiques.
Aude Merlin est chargée de cours en science
politique à l’Université libre de Bruxelles
(ULB), spécialiste de la Russie et du Caucase et
membre du Cevipol. Ses principales recherches
portent sur les processus politiques et sociaux
dans l’espace postsoviétique, notamment sur
les conflits du Caucase et leurs conséquences,
ainsi que sur la diaspora tchétchène.
Jihane Sfeir est historienne du monde arabe
contemporain, professeure à l’Université
libre de Bruxelles. Elle est fondatrice et
responsable de l’Observatoire des mondes
arabes et musulmans (OMAM), entité
intégrée à la Maison des sciences humaines
de l’ULB. Ses principales publications ont
porté sur les réfugiés palestiniens, la guerre
civile libanaise, l’histoire, la mémoire et les
archives dans le monde arabe.
Pierre-Étienne Vandamme est chercheur
postdoctoral (FNRS) en théorie politique à
l’Université libre de Bruxelles (Cevipol).
Ses recherches portent sur la légitimité et
les innovations démocratiques, les théories
de la justice sociale et l’éducation à la
citoyenneté. Il est l’auteur de Démocratie
et justice sociale (2021).
Prix : 23 €
ISBN 978-2-8004-1740-0
www.editions-ulb.be
Liberté académique Cover.indd 3
15/03/21 12:04