Le Lion Et La Perle - Wole Soyinka
Le Lion Et La Perle - Wole Soyinka
Le Lion Et La Perle - Wole Soyinka
Théatre
Coédité par
Auteur
Wole Soyinka est né en 1934 au Nigéria. Il a reçu le Prix Nobel de littérature en 1986.
Personnages
SIDI, la Beauté du village
LAKOUNLÉ, Instituteur
BAROKA, « Balé » (roi ou chef traditionnel) d’Iloujinlé
SADIKOU, sa femme principale
LA FAVORITE
VILLAGEOISES
LUTTEUR
UN TOPOGRAPHE
ÉCOLIERS
SUIVANTS du « Balé »
Musiciens, Danseurs, Mimes, Prisonniers, Commerçants, tout le village.
La scène est au village d’Iloujinlé, au sein du pays Yorouba, au Nigéria occidental.
Acte I
Au matin
Une clairière en bordure d’un marché, dominée par un immense spécimen de l’arbre «odan ».
C’est le centre du village. Le mur d’une école de brousse borne la scène à droite, et dans le mur
s’ouvre vers l’avant de la scène une fenêtre rudimentaire. De celle-ci s’échappe, quelques
instants avant le début de l’action, la mélopée de la table de multiplication.
Sidi entre par la gauche, portant un petit seau d’eau sur la tête. C’est une svelte jeune fille aux
cheveux tressés. Une vraie beauté du village. Elle tient le seau en équilibre sur sa tête avec une
aisance consommée. Autour d’elle est drapé le large pagne traditionnel, dont le pli passe tout
juste au-dessus des seins, laissant les épaules nues.
Presque aussitôt après son arrivée, le visage du maître d’école se présente à son tour à la
fenêtre (la mélopée continue « trois fois deux, six : trois fois trois, neuf », etc.). L’instituteur
Lakounlé disparaît. Prennent sa place deux de ses élèves, dans les onze ans, qui émettent en
direction de Sidi un bourdonnement en faisant vibrer leur main devant leur bouche. Lakounlé
réapparaît à présent sous la fenêtre et se dirige vers Sidi, s’arrêtant seulement pour administrer
aux gamins des tapes d’avertissement sur la tête avant qu’ils puissent s’esquiver. Ils s’effacent
avec un hurlement. Lui, ferme la fenêtre sur eux. Le maître d’école a 23 ans environ, il est vêtu
d’un complet anglais vieux style, élimé sans être déchiré, propre sans être repassé, visiblement
trop étroit d’une ou deux tailles. Il a un très petit nœud de cravate qui disparaît sous un gilet noir
lustré. Il porte un pantalon à pattes d’éléphant et des espadrilles de tennis bien blanchies.
Lakounlé : Donne-moi ça !
Sidi : Non.
Lakounlé : Donne !
(Il s’empare du seau ; un peu d’eau l’éclabousse.)
Sidi : (ravie)
Te voilà trempé, pour la peine ! N’as-tu pas honte ?
Lakounlé : C’est ce que la marmite disait au feu : N’as-tu pas honte, à ton âge, de me lécher le derrière ? Mais ça
la titillait quand même !
Sidi : L’instituteur est plein de petites histoires ce matin. Et maintenant, si la leçon est terminée, puis-je récupérer
mon seau ?
Lakounlé : Non. Je t’ai dit cent fois de ne pas porter de fardeaux sur la tête. Mais tu es aussi têtue qu’une chèvre
analphabète. C’est mauvais pour la colonne. Et cela tasse le cou, au point que sous peu tu n’auras plus de cou
du tout ! Est-ce que tu tiens à avoir l’air raplati comme un dessin d’élève ?
Sidi : Pourquoi m’en faire ? Est-ce que tu ne m’as pas juré que mon apparence n’influe pas sur ton amour ? Hier,
en te traînant à genoux dans la poussière, tu disais : « Sidi, tu aurais beau être énorme ou tordue, et couverte
d’écailles comme… »
Lakounlé : Arrête !
Sidi : Je ne fais que répéter ce que tu as dit.
Lakounlé : Oui, et je maintiendrai chacun des mots que j’ai prononcés. Mais est-ce là une raison pour sacrifier ton
cou ? Sidi ! C’est si peu féminin : Il n’y a que les araignées pour porter les charges à ta manière.
Sidi : (très sûre d’elle, faisant avantageusement valoir son cou.) C’est pourtant bien mon cou, et pas une araignée.
Lakounlé : (Regarde, et soudain s’anime) Mais regardez-moi ça ! Regardez, regardez-moi ça !
(Balayant l’espace d’un geste large pour désigner la poitrine de Sidi.) Qui parlait de honte à l’instant ? Combien
de fois dois-je te répéter, Sidi, qu’une grande fille comme toi doit se couvrir les… les… épaules ? Je peux voir
clairement, clairement une bonne partie de… ceci ! Et chacun, dans le village, j’imagine, peut en faire autant.
Paresseux, tous autant qu’ils sont, bons-à-rien sans vergogne, jetant leurs yeux lubriques là où ils n’ont que
faire…
Sidi : Encore çà ? Figure-toi que j’ai fait le pli si haut et si serré que je peux à peine respirer. Tout cela, à cause de
tes reproches continuels. Il faut pourtant que je dégage mes bras pour pouvoir m’en servir. Ne le comprends-tu
pas ?
Lakounlé : Tu pourrais porter quelque chose. C’est ce que font la plupart des femmes convenables. Mais toi non. Il
faut que tu coures presque nue dans les rues ! Est-ce que cela t’est égal, les noms malsonnants, les
plaisanteries obscènes, les claquements de langues, que les filles découvertes comme toi s’attirent sur leur
passage ?
Sidi : Ah ! C’est trop fort ! Lakounlé, est-ce toi qui oses me dire que je donne prise aux commérages quand le
monde entier connaît le fou d’Iloujinlé qui se dit instituteur ! Est-ce Sidi qui fait avaler les gens de travers ou toi
avec tes mots lourds et bruyants, qui ne veulent rien dire ? Toi l’homme aux livres usés qui arrives en traînant la
savate jusqu’au seuil de chaque maison pour détaler dare-dare quand des malédictions t’accueillent au lieu de
souhaits de bienvenue. Est-ce Sidi qu’on appelle insensé – même les enfants – ou toi avec tes airs distingués et
ton peu de sens ?
Lakounlé : (d’abord indigné, reprend ensuite contenance.) As-tu entendu parler de ce que c’est qu’une perle jetée
aux pourceaux ? Si je suis maintenant incompris par ta race de sauvages et toi, je plane au-dessus des
persiflages et n’en demeure pas moins impassible.
Sidi : (furieuse, lui montrant les deux poings.) Oh !… oh, tu me donnes envie de te mettre la cervelle en bouillie !
Lakounlé : (bat un peu en retraite, mais de côté la désigne avec un geste très condescendant.) Sentiment bien
naturel, inspiré en effet par l’envie, car en tant que femme, tu as un cerveau plus petit que le mien…
Sidi : (toujours plus furieuse) Encore ! J’aimerais bien savoir au juste ce qui t’inspire ces idées de vanité masculine.
Lakounlé : (très, très paternaliste) Non, non. Je suis tombé dans ce piège déjà. Tu peux ne pas m’engager
davantage dans des discussions qui te passent au-dessus de la tête.
Sidi : (ne peut trouver les mots juste, et brise là.) Alors, donne-moi le seau. Et si jamais tu oses encore m’arrêter
dans la rue…
Lakounlé : Allons, allons, Sidi…
Sidi : Donne-le moi, ou bien je…
Lakounlé : (la retient) Je t’en prie, ne sois pas fâchée contre moi. Je ne te vise pas, toi, en particulier. Et de toutes
manières, ce n’est pas moi qui le dis. Ce sont les savants qui le prouvent. C’est dans mes livres. Les femmes ont
un cerveau plus petit que les hommes, c’est pour ça qu’on les appelle le sexe faible.
Sidi : (le repousse violemment) Et ça ? C’est le sexe faible ? Est-ce un être faible qui pile l’igname et qui se baisse
pour planter le mil, toute la journée un enfant attaché sur le dos ?
Lakounlé : Tu apportes de l’eau à mon moulin. Mais ne t’en fais pas. Dans un an ou deux tu auras des machines qui
pileront à ta place, qui moudront ton poivre sans te l’envoyer dans les yeux.
Sidi : O-oh ! Tu prétends réellement mettre le monde entier à l’envers ?
Lakounlé : Le monde ? Oh, pour ça… Oui, peut-être plus tard. Mais charité bien ordonnée, dit-on, commence par
soi-même. Pour l’instant, c’est ce village que je veux retourner comme une chaussette. à commencer par cet
habile farceur, ton antique docteur ès-complaisance envers soi-même, Baroka.
Sidi : En as-tu toujours après le Balé ? Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Lakounlé : Il va le savoir : avant qu’il soit longtemps, je lui ferai connaître…
Sidi : Ces idées de merveilles futures – est-ce qu’on les achète ou suffit-il d’en rêver comme un fou ?
Lakounlé : Nul n’est prophète en son pays. Bien des sages avant moi ont été traités de fous, et par la suite il
viendra beaucoup d’autres qu’on insultera tout autant. Mais sache que cette façon de voir n’est pas entièrement
de mon invention. Ce que je prône est admis à Lagos, cette cité magique, à Badagry, où les femmes Sao se
baignent dans de l’or, et même au sein de plus petites villes, à moins de douze miles d’ici.
Sidi : Et bien, vas-y. Va où les femmes te comprendront si tu leur racontes les plans dont tu me rabats chaque jour
les oreilles. Ne sais-tu pas comment on t’appelle ici ? As-tu perdu toute honte pour que les moqueries te laissent
froid ?
Lakounlé : Non, je t’ai dit que non. Il n’y a que les ignorants pour avoir honte.
Sidi : Bon. Je m’en vais. Je reprends le seau, oui ou non ?
Lakounlé : Pas sans avoir juré de m’épouser.
(Il lui prend la main, subitement lyrique.)
Sidi, un homme doit s’attendre à combattre seul. Mais quelle aide, s’il trouve une femme debout à ses côtés, une
femme qui… puisse le comprendre… comme toi.
Sidi : Qui ! Moi ?
Lakounlé : Sidi, mon amour t’ouvrira l’esprit comme la chaste corolle au matin, dès que les rayons du soleil l’ont
effleurée.
Sidi : Si tu commences comme ça, je me sauve. J’ai déjà eu hier mon content d’inepties.
Lakounlé : Inepties ? Inepties ? Entendez-vous ? Y a-t-il quelqu’un pour écouter ? Les pierres peuvent-elles
supporter d’entendre ça ? Appeler ineptie le fait d’avoir ouvert les vannes de mon âme pour te laver les pieds !
Sidi : Tu as fait quoi ?
Lakounlé : En pure perte ! En pure perte ! ô Sidi l’amour change mon cœur en parterre fleuri ; mais toi, toi, ainsi
que ce village de mort, tu le piétines avec les pieds de l’ignorance.
Sidi : (déroutée, secoue la tête) Si l’escargot trouve des échardes dans sa coquille, il déménage. Pourquoi
t’incruster ?
Lakounlé : La foi. Parce que j’ai la foi. O Sidi, voue-moi ton immortel amour et je dédaignerai les sarcasmes de ces
esprits de brousse qui ne savent pas ce qu’ils font. Jure, jure que tu seras ma femme, et je ferai face à la terre,
au ciel, et aux neufs cercles des enfers…
Sidi : Voilà que tu recommences ! Pour la moindre chose, tu te mets à caqueter comme un cacatoès. Tu causes,
tu causes, et tu me casses les oreilles de mots qui font toujours le même ronron et qui n’ont ni queue ni tête. Je
te l’ai dit et je te le répète : je t’épouse aujourd’hui, la semaine qui vient, ou n’importe quand tu voudras. Mais il
faut d’abord que ma dot soit versée. Ah, Ah ! Tu tournes les talons, maintenant ! Je te l’ai pourtant dit. Lakounlé,
il faut que j’aie la dot entière. Voudras-tu faire de moi un objet de risée ? Bon, agis comme il te plaît. Mais Sidi
ne veut pas se transformer elle-même en crachoir recueillant les mépris du village !
Lakounlé : Que leurs crachats retombent sur ma tête !
Sidi : Ils diront que je n’étais pas vierge, que j’étais forcée de vendre ma honte en t’épousant sans dot.
Lakounlé : Coutume sauvage, barbare, démodée, rejetée, dénoncée, maudite, excommuniée, archaïque,
dégradante, humiliante, innommable, inutile, rétrograde, aberrante, imbuvable !
Sidi : As-tu vidé ton sac ? Pourquoi t’arrêtes-tu ?
Lakounlé : Pour le moment je n’ai que le Petit Larousse de poche. Mais j’ai commandé le Grand. Attends et tu
verras.
Sidi : Paye seulement la dot.
Lakounlé : (dans un cri) Ignoble, infâme, ignominieuse coutume, couvrant notre passé de honte aux yeux de
l’univers. Sidi, si je cherche une épouse, ce n’est pas pour la voir peiner à mon service, faire la cuisine, frotter par
terre, et pondre des enfants à la douzaine…
Sidi : Dieu te pardonne ! Est-ce que tu te mettras à bafouer la maternité chez la femme ?
Lakounlé : Bien sûr que non, je voulais seulement dire… O Sidi, je désire me marier par amour. Je cherche une
compagne pour la vie.
(sur un ton de prédicateur.)
« Et l’homme s’attachera à la femme, et les deux ne feront plus qu’une seule chair ». Sidi, dans le besoin je
recherche une amie, une co-équipière pour la course de l’existence.
Sidi : (sans plus prêter attention, profondément occupée à compter les grains du collier de son cou.) Alors, paye la
dot.
Lakounlé : Fille ignorante, ne peux-tu rien comprendre ? Payer la dot, ce serait acheter une génisse à l’état du
marché. Tu serais mon cheptel, ma pure propriété. Non, Sidi ! (Très tendrement.)
Quand nous serons mariés, tu n’auras pas à t’avancer ou à t’asseoir, subjuguée, sur mes talons, comme si je te
menais par la bride. C’est ensemble que nous nous assiérons à table – pas par terre – et que nous mangerons
non avec les doigts, mais avec des couteaux, des fourchettes, des assiettes cassables, comme des gens
civilisés. Je ne veux pas que tu aies à me servir en attendant que j’aie terminé mon dîner. Aucune épouse
mienne, aucune femme légitime ne mangera les restes sur mon assiette – ça, ce sera pour les enfants. Je veux
marcher près de toi dans la rue, côte à côte et bras dessus bras dessous, exactement comme les couples que
j’ai vus à Lagos, – talons hauts pour la femme, peinture rouge sur ses lèvres, et la coiffure échafaudée comme
sur une photo de magazine. Je t’enseignerai la valse, nous apprendrons ensemble le fox-trot et nous passerons
nos week-end dans les night-clubs d’Ibadan. Oh ! il faut que je te montre la magnificence des villes. Nous nous y
installerons si ça te plaît, ou nous irons seulement y faire de courts séjours. Choisis donc. Sois une femme
moderne, regarde-moi en face et donne-moi un petit baiser – comme ceci. (Il l’embrasse.)
Sidi : (reculant) Non ! Je t’ai déjà dit que je déteste ce bizarre et malsain mouvement de bouche que tu exécutes.
Chaque fois ton attitude me déconcerte. Tu me laisses croire que tu veux seulement me souffler quelque chose à
l’oreille ; puis survient ce léchage de mes lèvres par les tiennes. C’est si dégoûtant. Et puis, le bruit que tu fais :
« mmpphh » ! Est-ce pour être grossier avec moi ?
Lakounlé : (excédé) C’est toujours la même chose avec toi ! Fille de brousse tu es, fille de brousse tu resteras,
broussarde sauvage et primitive ! je t’ai embrassée comme tous les hommes bien élevés, comme tous les
chrétiens embrassent leur femme. C’est l’habitude, dans une idylle civilisée.
Sidi : (vivement) Belle habitude pour esquiver le paiement légal de la dot ! Habitude d’escroc, mesquine et sordide !
Lakounlé : (violemment) Jamais de la vie !
(Sidi éclate de rire. Lakounlé reprend un ton lyrique, les deux yeux clos comme en rêve.)
Lakounlé : L’idylle c’est l’enchantement qu’exhale en l’âme la suavité d’un cœur amoureux.
Sidi : (intriguée un instant, le contemplant.) Va-t-en. Le village prétend que tu es fou et je commence à voir
pourquoi. Je m’étonne qu’on te laisse diriger l’école, toi et tes discours. Tu vas aussi gâter les élèves, et après,
ils se mettront à divaguer exactement comme toi !
(Bruit à l’extérieur de la scène.)
On vient. Donne-moi le seau, ou les gens vont se moquer de toi.
(Entre un groupe de batteurs de tam-tam, de jeunes gens, et de jeunes filles diversement excitées.)
Première jeune fille : Sidi, le voici de retour ! Il est revenu juste comme il l’avait dit.
Sidi : Qui donc ?
Première jeune fille : L’étranger. L’homme du monde extérieur. Le farceur qui était tombé pour toi dans la rivière.
(Tous éclatent de rire.)
Sidi : Celui qui monte le cheval du diable ?
Deuxième jeune fille : Oui, lui-même. L’étranger avec la boîte à un œil ! (Parmi les rires étouffés, elle mime le
maniement d’un appareil de photo.)
Troisième jeune fille : Cette fois-ci, il a amené son nouveau cheval jusque sur la place du village. Celui-ci n’a que deux
pieds. Tu aurais dû voir ça ! V-r-r-r-r…
(Elle court tout autour du plateau en conduisant un motocyclette imaginaire.)
Sidi : Et … est-ce qu’il a apporté … ?
Première jeune fille : Les images ? Il les a toutes. Ce serait difficile de trouver un seul coin du village qu’il ne montre
pas dans son livre. (Elle déclenche un obturateur imaginaire.)
Sidi : Son livre ? Vous avez vu son livre ? Est-ce qu’il a ce livre précieux qui devait me conférer une beauté
supérieure aux rêves d’une déesse ? Car c’est ce qu’il disait. Le livre qui révélerait cette beauté à l’univers –
l’avez-vous vu ?
Troisième jeune fille : Oui, oui, il l’a. Mais le Balé continue à se rincer l’œil de ses images. ô Sidi, il avait raison. Tu es
superbe ! Sur la couverture du livre, il y a une image de toi, d’ici (elle lui touche le haut de la tête) à là (son
ventre). Et dans les feuilles du milieu, en travers sur deux pages, une autre de toi de pied en cap. Te rappelles-
tu ? C’est celle pour laquelle il t’a fait tendre les bras vers le soleil. (Extasiée) : O Sidi, à ce moment-là, tu avais
l’air d’avoir le soleil lui-même pour amoureux !
(À ce blasphème, tous simulent un air choqué et on lui donne plaisamment une petite tape sur les fesses.)
Première jeune fille : Le Balé est jaloux, mais il fait semblant d’être fier de toi. Et quand cet homme lui raconte
comme tu es célèbre dans la capitale, il fait semblant d’être content, disant que tu as apporté au village
beaucoup d’honneur, et de gloire.
Sidi : (stupéfaite) Mais n’y a-t-il pas du tout d’image de Baroka dans le livre ?
Deuxième jeune fille : (dédaigneuse.) Oh ! que si. Mais il aurait valu pour le Balé que l’étranger l’oublie tout à fait. Son
image est quelque part dans un petit coin du livre, et encore ! ce petit coin même, il le partage avec les cabinets
du village !
Sidi : Est-ce la vérité ? Jure-le par le dieu Ogoun …
Deuxième jeune fille : Qu’Ogoun me fasse périr si je mens !
Sidi : Si c’est vrai, alors je suis plus estimée que le Balé Baroka, le Lion d’Ilounjilé ; et c’est dire que je suis plus
grande que le Renard des Broussailles, qui vit en dieu parmi les hommes…
Lakounlé : (hargneux.) Et en diable parmi les femmes !
Sidi : Il le faut.
Lakounlé : Je ne veux pas rester. C’est presque l’heure de prendre le cours en géographie.
Sidi : (va à la fenêtre et l’ouvre brusquement.)
Tu crois que tes élèves allaient rester en classe alors que l’étranger est revenu ? C’est la fête au village, imbécile !
Lakounlé : (tandis qu’on le traîne à l’avant-scène.) Non, non. Je ne joue pas. Cette mascarade m’ennuie. C’est un
amusement d’idiots. J’ai des choses plus importantes à faire.
Sidi : (se penchant sur Lakounlé qu’on a assis de force au bord de la scène)
Tu t’habilles comme lui
Et tu lui ressembles
Tu parles comme lui
Et comme lui tu penses
Empoté comme lui
À la mode de Lagos
T’es juste celui qu’il faut !
(Cette incantation est reprise par tous, et ils commencent à danser autour de Lakounlé en scandant les mots sur
un rythme rapide. Au bout du premier tour, les batteurs de tam-tam interviennent, maintenant une allure
soutenue, tandis que les autres tourbillonnent autour de leur victime. Ils vont et chantent de plus en plus vite à
chaque tour ; au bout du sixième ou septième, Lakounlé en a visiblement assez).
Lakounlé : (élevant la voix au-dessus du tumulte) D’accord ! j’accepte. Allons, dépêchons-nous d’en finir.
(Immense clameur et roulement de tam-tam. Lakounlé s’y met avec ferveur. Il prend la place de Sidi comme
meneur de jeu ; il répartit ses acteurs sur toute l’étendue de la scène pour figurer la forêt ; il laisse libre le haut
de la scène à droite pour les quatre filles qui doivent tenir le rôle de l’automobile.
– Suit une pantomime décrivant l’arrivée du Visiteur dans Iloujinlé et son court séjour parmi les villageois. Les
quatre filles s’accroupissent par terre pour représenter les quatre roues d’une voiture. Lakounlé vérifie leur mise
en place, puis s’installe au milieu d’elles et fait semblant de s’asseoir, dans le vide.
Lui seul ne danse pas et exécute une pantomime réaliste.
– Sourde vibration des tam-tams, augmentant progressivement de puissance, et les quatre « roues »
commencent à exécuter une rotation du buste et de la tête dans le plan perpendiculaire au sol. Lakounlé singe
les mouvements d’un chauffeur avec un plaisir évident. Les tam-tams adoptent un « tempos » de plus en plus
rapide.
– Fracas soudain : les filles s’immobilisent en tremblotant ; elles miment le moteur qui cale. Une tentative des
tam-tams pour remettre en marche échoue, et les « roues », immobilisées après avoir été parcourues d’une
secousse, laissent retomber leur figure sur leur ventre. Lakounlé tripote un grand nombre de commandes,
descend de la voiture et regarde dessous. Le mouvement de ses lèvres indique qu’il jure comme un charretier. Il
examine les roues, les tâte pour évaluer la pression, et trahit le démon qui l’habite en profitant de l’occasion
pour pincer le derrière des filles. L’une d’elles hurle et le mord à la cheville. Il remonte en toute hâte dans la
voiture, fait une dernière tentative pour repartir, renonce et décide d’abandonner le véhicule.
– Il prend son appareil de photo et son casque, met dans sa poche un flacon de whisky dont il boit une rasade
avant d’entamer la piste.
– Les tam-tams se remettent à battre, sur un ton et rythme différents, plus sombre, qui varient en fonction des
étapes du voyage. Plein usage de « gangan » et de « iya ilu ». Les « arbres » exécutent sur place une danse
calme et discrète.
– Un « serpent » se glisse hors des branches et s’immobilise au-dessus de la tête de Lakounlé qui s’est
adossé à un arbre pour se reposer. Il s’enfuit et s’octroie bientôt une nouvelle rasade pour se remettre de ses
émotions.
– Un « singe » atterrit brusquement sur le sentier et lui fait des grimaces avant de détaler. On entend un
rugissement, etc.
Les nerfs du voyageur lâchent rapidement, et il se soutient par de nombreuses libations. Il est bientôt ivre, se
bat violemment contre les broussailles et jure silencieusement en chassant les mouches qui le tourmentent.
– Soudain, on entend chanter une jeune fille quelque part dans la brousse. Le voyageur secoue la tête mais le
son demeure. Convaincu qu’il est frappé d’insolation, le voyageur (Lakounlé) boit de nouveau. C’est la dernière
goutte ; de sorte qu’il balance la bouteille dans la direction du son.
Résultat : un plouf, un cri, un torrent d’injures, puis plus rien.
Lui, sur la pointe des pieds, écarte le rideau de broussailles, il cligne des yeux, se frotte les yeux ; ce qu’il a vu
reste là.
Il sifflote entre ses dents, arme son appareil et commence à se contorsionner pour trouver la bonne position.
En avant, en arrière, l’œil vissé au viseur, il pose à terre un pied si distrait qu’il disparaît tout d’un coup.
On entend un gros plouf, et la chanteuse invisible transforme son nouveau refrain en hurlement prolongé. Le
rythme redouble.
Peu après parmi des clapotis, Sidi paraît sur la scène avec un bout d’étoffe qui la couvre à peine. Lakounlé, le
voyageur, suit un peu plus tard, plus lentement, essayant d’essorer ses vêtements. Il a perdu tout accessoire à
part l’appareil de photo.
Sidi a traversé la scène en courant et rentre peu après accompagnée des villageois. C’est toujours la même
troupe qui a disparu et s’est reformée derrière elle pour représenter les paysans. Ils sont agressifs, et, en dépit
des ses protestations, traînent Lakounlé jusqu’au centre du village, devant l’arbre « odan ».
Tout ceci cesse brusquement lorsque le Balé Baroka, barbichu, sec comme une trique, et ne paraissant pas
ses soixante-deux ans, surgit en personne de derrière l’arbre.
Tous se prosternent ou s’agenouillent avec les salutations protocolaires de « Kabièssi » (Sire, en yorouba),
« baba » (Père), etc., – tous excepté Lakounlé, qui essaye de se défiler.)
Baroka : Akowe1. Holà, maître. Missié Lakounlé !
(Comme les autres reprennent le cri de « Missié Lakounlé », celui-ci est forcé de s’arrêter. Il se retourne et
incline profondément le buste).
Lakounlé : Monsieur, je vous souhaite le bonjour.
Baroka : Boyou, bouyou, hum ! C’est tout ce qu’on tire d’un alakowe. On passe chez lui espérant qu’il offre la bière,
mais tout ce qu’on en obtient, c’est « bouyou ». Est-ce que « bouyou » me rafraîchira le gosier ? Bon, passons.
Alors, notre homme de la connaissance, j’espère qu’aujourd’hui il n’y a aucun problème à poser au vieillard que je
suis ?
Lakounlé : Aucune requête.
Baroka : Et nous ne sommes pas en bise-bille sur un point que j’aurais oublié ?
Lakounlé : En bise-bille, monsieur ? je n’en vois pas le moindre motif.
Baroka : Parfait. Mais votre jeu débordait de vie jusqu’à mon arrivée. Et maintenant tout s’arrête, et tu étais en train
de nous quitter. Or je sais le canevas, et j’arrivais juste à point pour la réplique. Je me sens tout à fait dans la
peau du chef Baséjé.
Lakounlé : On a peine à imaginer que le Balé ait du temps pour de pareils enfantillages.
Baroka : Eh ! Eh ! Monsieur Lakounlé, sans ces choses que tu appelles enfantillages, une existence de Balé serait
joliment insipide. Bon, maintenant qu’on m’a souhaité la bienvenue, peut-on continuer le jeu ? (il se retourne
brusquement vers ses suivants.)
Emparez-vous de lui !
Lakounlé : (un instant dérouté.)
Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
Baroka : Vous avez tenté de nous voler notre rosière ! L’avez-vous oublié ? Si oui, faites-lui cadeau d’une gifle, pour
lui rafraîchir la mémoire.
(Sous la menace d’un bras levé, Lakounlé retrouve aussitôt ses esprits et hoche la tête vigoureusement. Aussi
le spectacle reprend-il.
Les villageois menaçants entourent le Voyageur et réclament son sang. Lakounlé essaye tour à tour de crâner,
de s’indigner, d’implorer la paix.
Sur un signe soudain du Balé, on le jette prosterné face contre terre.
C’est seulement alors que le Chef commence à lui montrer de la sympathie, paraît comprendre sa situation, et
calme les villageois à son égard.
Il lui fait apporter des vêtements secs, l’assied à sa droite et donne le signal d’une fête en son honneur.
L’Étranger bondit à chaque instant pour prendre des photographies de la scène, mais la plupart du temps, son
attention est fascinée par Sidi qui danse avec abondon.
Finalement, il murmure quelque chose à l’oreille du Chef, qui hoche la tête en signe d’assentiment, et envoie
chercher Sidi.
L’Étranger la fait poser dans toutes sortes de postures pour magazines et prend d’elle d’innombrables vues.
Puis des boissons lui sont offertes avec insistance ; il les refuse d’abord, finit par essayer avec scepticisme le
breuvage local, semble l’apprécier, et boit à tire-larigot.
Mais au bout de peu de temps, malade, il quitte les danses. Comme il s’en va, on lui donne des tapes dans le
dos, et deux joueurs de tam-tam qui tiennent à tourner autour de lui causent presque la catastrophe sur place : il
se précipite dehors avec les mains sur la bouche.
La sortie de Lakounlé semble marquer la fin de la pantomime. Il rentre presque aussitôt, et tous abandonnent
leurs rôles.)
Sidi : (enchantée) Qu’est-ce que je disais ; c’était lui tout craché ! Tu étais né pur être bouffon de cour plutôt que
maître d’école ! (Elle désigne dédaigneusement l’école.)
Baroka : Et que deviendrait le village, dépouillé de l’immense sagesse que Monsieur Lakounlé dispense
quotidiennement ? Qui nous dirait quand ça va mal ? N’est-ce pas, Monsieur Lakounlé ?
Sidi : (écoutant à peine, toujours en proie à son exicitation) Qui vient avec moi retrouver l’homme ? Mais, Lakounlé,
il faut que tu viennes pour deviner le sens de son langage pointu. Tu vois, bouquineur, nous ne pouvons vraiment
rien faire sans ta caboche.
(Lakounlé commence à se récrier, mais on l’assiège en essayant de le persuader.
Soudain, il s’échappe et prend ses jambes à son cou, toutes les femmes se lancent sur ses talons dans une
folle poursuite.
Avec son lutteur, qui l’a accompagné depuis son entrée et se tient debout à distance respectueuse, Baroka
reste seul, assis, fixant, les yeux brillants, la troupe de femmes qui s’enfuit.
Des plis de son agbada (ample vêtement drapé), il sort son exemplaire du magazine et admire la vedette de la
publication.
Baroka : (hochant lentement la tête, il se parle à soi-même) Eh oui, eh oui, ça fait plus de cinq mois écoulés, depuis
mon dernier mariage, plus de cinq mois…
1. Akowé ou alakowé : (en yorouba) celui qui sait écrire, c’est-à-dire « lettré ».
Acte II
À midi
Un chemin près du marché. Entre Sidi, absorbée, ravie, par sa contemplation de ses propres portraits dans le
magazine. Lakounlé la suit deux ou trois pas en arrière, portant un fagot de bois à brûler que Sidi est allée
acquérir.
Au milieu de la scène, ils sont accostés par Sadikou, qui est entrée du côté opposé. Sadikou est une vieille
femme qui porte un foulard de tête.
Sadikou : La chance est avec moi. J’allais justement chez toi pour te voir.
Sidi : (arrachée à son occupation, sursaute.) Qu’est-ce que c’est ? Ah ! C’est vous, Sadikou.
Sadikou : C’est le Lion qui m’envoie. Il te veut du bien.
Sidi : Remercie-le de ma part. (Puis, tout excitée) Avez-vous vu ces images de moi fignolées par l’homme de la
capitale ? Avez-vous tâté le papier glacé ? (Elle caresse la page) – tellement plus doux que la gorge d’une
perruche…
Sadikou : Mais oui, mais oui. Je les ai vues aussitôt que l’homme de la ville est arrivé. J’apporte un message de
mon seigneur. (Elle fait un signe de tête du côté de Lakounlé) Pouvons-nous aller un peu à l’écart ?
Sidi : à cause de lui ? N’y faites pas plus attention que si c’était un eunuque.
Sadikou : Dans ce cas, ne tournons pas autour du pot : Baroka te demande pour épouse.
Lakounlé : (bondit, laissant tomber le fagot.) Quoi ! ô le porc cynique ! le chameau ! l’insatiable coureur gâteux !
Sidi : La paix, mon petit Kounlé. Tu deviens fatigant ! Le message est pour moi, pas pour toi.
Lakounlé : (aussitôt à genoux, couvre de baisers la main de Sidi) Ma Ruth, ma Rachel, mon Esther, ma Bethsabée,
vous qui rassemblez toutes les perfections révélées depuis la Genèse jusqu’à l’Apocalypse, n’écoutez pas la voix
de cette infidèle…
Sidi : (retire vivement sa main) Ah ! en voilà bien une autre de toi : me donner tous ces noms à coucher dehors que
tu pêches dans tes maudits bouquins ! Je m’appelle Sidi. Et maintenant laisse-moi. Je m’appelle Sidi, et je suis
belle. L’étranger a capté ma beauté pour la placer entre ses mains. Tiens, tiens, regarde ; je n’ai pas besoin de
noms à coucher dehors pour m’annoncer ma célébrité – « plus merveilleuse que les perles d’une couronne » -
c’est comme ça qu’il a dit.
Sadikou : (avec entrain) Eh bien ! veux-tu devenir la perle de Baroka ? Veux-tu être sa plus douce princesse, celle
qui calmera la lassitude de ses nuits ? Quelle réponse donnerai-je à mon seigneur ?
Sidi : (agitant malicieusement le doigt vers la femme) Ah, ah ! Sadikou a la langue de miel, Sadikou, la première
des épouses du Lion, Sidi ne sera pas la proie de votre langue séductrice, cette Sidi dont la célébrité s’est
répandue jusqu’à Lagos et par-delà les mers.
(Lakounlé rayonne de contentement et se relève.)
Sadikou : Sidi, as-tu réfléchi à la vie de délices qui t’attend ? Baroka jure qu’après toi il ne prendra plus d’autre
femme. Sais-tu ce que cela représente, d’être la dernière femme du Balé ? Je vais te le dire. Quand il mourra –
et ce qui ne saurait tarder : même le Lion doit mourir un jour – bon ; quand donc il mourra, cela veut dire que tu
auras l’honneur d’être la première femme du nouveau Balé. Et pense donc, jusqu’à la mort de Baroka, tu seras
favorite. à d’autres la vie dans les annexes ! Toi, ma fille, ta place sera pour toujours au palais : d’abord, en tant
que mariée la plus récente, ensuite comme doyenne du nouveau harem… C’est la belle vie, Sidi. Je suis bien
placée pour le savoir ; voilà quarante-et-un ans que j’occupe cette position !
Sidi : Vous gaspillez votre salive. Pourquoi Baroka n’a-t-il pas demandé ma main avant que l’étranger n’apporte son
livre d’images ? Pourquoi le Lion ne m’a-t-il pas fait cet honneur avant que mon visage ne soit vanté à la face du
monde ? Ne le voyez-vous pas ? C’est parce qu’il voit ma valeur croître et l’emporter de loin sur la sienne ; c’est
parce qu’il peut entendre déjà les griots et leurs refrains chantant Sidi l’incomparable, tandis que nul ne se
souvient du Lion. Il veut faire de moi sa chose pour que je m’étiole sous son empire jaloux. Ah ! Sadikou, ce
maître d’école m’a appris certains faits et mes images m’ont enseigné le reste. Baroka cherche seulement à se
servir de ma beauté pour flatter sa vanité masculine. Il cherche une gloire inédite, celle d’être le seul homme à
avoir possédé la perle d’Iloujinlé !
Sadikou : (abasourdie, déroutée, incapable de donner sens aux propos de Sidi) Mais Sidi, est-ce que tu te sens
bien ? Jamais jusqu’ici je n’avais entendu de telles folies sur tes lèvres. Est-ce qu’elles ne sonnent pas
bizarrement, même à tes propres oreilles ? (Elle se jette soudain sur Lakounlé.)
Est-ce là ton œuvre, espèce de perroquet ? As-tu réussi enfin à la rendre folle, la pauvre ? De telles stupidités…
Je vais te frotter les oreilles !
Lakounlé : (bat en retraite terrifié) Ne vous approchez pas, vieille sorcière !
Sidi : Sadikou, laissez-le. Dites à votre maître que je l’ai percé à jour, que je ne veux rien de lui. Regardez, jugez
vous-même. (Elle ouvre le magazine et montre les illustrations.) C’est un vieux. Jamais jusqu’ici je ne m’étais
rendu compte qu’il était vieux à ce point…
(Durant la suite de ce discours, Sidi fait courir sa main sur la surface des photographies en question, en
redessinant les contours avec ses doigts.)
Et dire que je ne prenais pas garde au velouté de ma peau ! – Comme elle est douce ! – et qu’aucun homme
encore n’avait pensé à célébrer la plénitude de mes seins ! …
Lakounlé : (se sentant lourdement coupable, et désireux de se justifier) Eh bien, Sidi, je t’assure que j’y pensais…
Mais, dans un sens, ce n’était pas très convenable…
Sidi : (ignorant l’interruption) Regarde, je les présente à la chaude caresse (elle bombe instinctivement le buste.)
d’un soleil plein de désir. (Elle sourit avec perversité.) Dans mes yeux brille un message trompeur qui conduit
fatalement à leur perte les hommes insatiables. Et ces dents qui brillent de bonheur, solides et régulières,
rayonnantes de vie ! Soyez sincère, Sadikou, comparez mon image et celle de votre seigneur : un siècle de
différence ! Voyez l’eau briller sur mon visage comme sur les feuilles humides de rosée un matin d’Harmattan.
Mais lui, son visage est comme un morceau de cuir brutalement arraché à la selle de son cheval, (Sadikou
suffoque) et saupoudré des cendres moisies tombées d’une pipe depuis longtemps consumée. Quand à ce bouc
touffu que j’avais longtemps pris pour un signe de virilité, on dirait des brins d’herbe clairsemés, même pas verts,
inertes et carbonisés comme après un feu de brousse. Sadikou, je suis jeune et débordante de vie ; lui est sec.
Je suis l’éclat de la perle ; lui n’est que l’arrière-train du lion !
Sadikou : (revenant enfin de sa stupeur muette) Puisse Shango te rendre tes esprits : car il faut vraiment qu’un dieu
fâché ait pris possession de toi.
(Elle fait demi-tour et s’en va. Se rappelant quelque chose d’autre, elle s’arrête.)
Ah ! avec des divagations, cela m’était sorti de tête. Si tu ne veux pas être sa femme, mon seigneur demande si tu
accepteras au moins de venir souper chez lui ce soir. Il donne une petite fête en ton honneur. Il souhaite te dire
combien il est heureux que la grande capitale ait accordé tant d’importance à une enfant d’Iloujinlé. Tu as apporté
beaucoup de gloire aux tiens.
Sidi : Oh, oh ! Pensez-vous que je sois née de la dernière pluie ? L’histoire des petits soupers de Baroka, je la
connais tout entière. Répondez à votre seigneur que Sidi ne soupe pas avec les hommes mariés.
Sadikou : Mensonges que tout cela, mensonges. Il ne faut pas croire tout ce qu’on dit. Sidi, crois-tu que je veuille te
tromper ? Je te jure que…
Sidi : Pouvez-vous nier que toute femme qui soupe avec lui un soir devient sa femme ou sa maîtresse la nuit
suivante ?
Lakounlé : Est-ce que c’est pour rien qu’on le surnomme le Renard ?
Sadikou : (avançant vers lui) Toi, ne te mêle pas de ça ! Ou bien, j’en prends Shango à témoin…
Lakounlé : (bat juste un peu en retraite, mais continue à parler). Sa fourberie est connue même dans les grandes
villes. N’avez-vous jamais entendu dire comment il a mis en échec les Travaux Publics qui voulaient faire passer
le chemin de fer par Iloujinlé ?
Sadikou : Personne ne sait le fin mot de l’histoire : ce ne sont que des « on-dit » !
Sidi : J’adore les « on-dit ». Lakounlé, raconte-moi.
Lakounlé : Comment, tu ne sais pas ? Alors, assieds-toi et écoute. Mon père me l’a contée avant sa mort. Et peu
de gens sont au courant de ce tour. – Oh, c’est un fieffé coquin, ennemi juré de notre évolution. Oui…, c’était
quelque part… par ici… La voie devait longer le village. Bon. Les ouvriers sont arrivés, c’est-à-dire des
prisonniers qu’on amenait pour faire le plus dur, pour briser les reins à la brousse.
(Entrent les prisonniers, surveillés par deux gardiens. Un topographe blanc examine sa carte (guêtre, casque
colonial, etc.). Le contremaître accourt avec table, sièges pliants, etc., dresse au-dessus de lui le parasol et
déballe la caisse-popote habituelle ; siphon d’eau gazeuse, bouteille de whisky, sandwichs de forme
géométriques.
– Une fois sa carte consultée, le Blanc indique aux hommes de peine où travailler. Ceux-ci commencent à
abattre les arbres, à jouer de la machette, à déblayer les troncs, le tout au rythme de l’ensemble de percussions
de l’équipe de travail (gong ou triangle). Les deux exécutants sont aussi chanteurs solistes, et tous les autres
forment le chœur : « N’ijo itoro », « Amuda el’ebe l’aiya », « abe je on ipa », etc.)
Lakounlé : Ils ont jalonné la route avec des piquets, dévoré un bon morceau de brousse, et commencé la voie. Le
commerce, le progrès, l’aventure, le succès, la civilisation, la gloire, les projecteurs de l’actualité internationale,
tout cela était à la portée d’Iloujinlé !
(Le lutteur entre, s’arrête horrifié par le spectacle, et s’enfuit pour revenir avec le Balé en personne, qui se
rend vite compte de la situation.
Ils disparaissent. Le travail continue ; le topographe est très occupé à chasser la soif et les mouches. Peu
après, on entend le mugissement d’un rhombe. Les prisonniers hésitent un instant, puis reprennent le travail.
L’inquiétant bourdonnement continue à se déplacer, tantôt plus près, tantôt plus loin, évoluant tout autour d’eux
de manière à paraître les encercler. Le contremaître est le premier à céder à la panique, et alors c’est le chaos.
Le seul rescapé de la débandade est le topographe, tout surpris, trop surpris pour bouger.
Baroka entre quelques minutes plus tard, accompagné d’une petite suite et précédé d’une fillette portant une
calebasse.
D’abord furieux et menaçant, le topographe se laisse convaincre de défaire le cadeau qu’on lui propose. Il y
trouve un paquet de billets de banque et des noix de kola.
On commence à se comprendre. Le topographe fronce les sourcils d’un air tendu, se frotte le menton et
consulte sa carte. Il réexamine le contenu de la calebasse et secoue la tête. Baroka rajoute de l’argent et un
cageot de poulets. Suit une chèvre, et encore de l’argent.
Ce coup-ci, la « vérité » se fait enfin jour dans l’esprit du Blanc ; il s’est trompé. La voie doit vraiment passer
ailleurs. Quelle déplorable erreur, découverte juste à temps !
Non, non, aucun risque d’erreur cette fois, la voie devrait se trouver beaucoup plus loin. D’ailleurs (il prend de
la terre entre ses mains), le sol est tout à fait inadapté, inapte à supporter le poids d’une locomotive.
On apporte une gourde de vin de palme et on partage une noix de kola pour sceller l’accord. Les hommes de
Baroka aident le topographe à faire ses bagages et les deux compères sortent bras dessus bras dessous, suivis
par le butin du topographe.)
Lakounlé : (montre le poing à la procession qui disparaît et tape du pied) Vipère lubrique ! Il aime trop cette vie-là
pour supporter d’y renoncer. Et les routes et les chemins de fer l’y forceraient, en installant la civilisation à sa
porte. Il l’a prévu, et il a barré la voie, en se dépêchant de mettre en sûreté ses chiens et ses chevaux, ses
épouses et toutes ses concubines… Ah ! oui… toute les concubines qu’il a ! Baroka a l’œil si connaisseur qu’il ne
veut que les meilleures…
(ses yeux s’allument. Sidi et Sadikou, riant sous cape, sortent sur la pointe des pieds.)
Oui, on doit lui reconnaître ça. Ah ! j’ai souhaité quelques fois de mener son genre de vie. Tous ces seins
voluptueux en guise d’oreiller pour ses nuits. Je suis sûr qu’il a mis au point un emploi du temps comme moi à
l’école. C’est la seule façon d’assurer l’équité. Quelle santé il lui faut pour aller comme il va ! Je ne vois pas ce
que les femmes lui trouvent. Ses yeux sont petits et toujours rougis par le vin. Il doit posséder un secret… Non !
je ne l’envie pas ! Juste une femme unique, la mienne. Car c’est tout seul que je me bats pour le progrès, avec
Sidi, l’âme sœur que j’ai choisie, la seule femme de ma vie… Sidi, Sidi, où es-tu ?
(Il se précipite derrière elles, revient pour ramasser le fagot éparpillé et ressort en courant.)
*
Baroka au lit, nu à part un ample pantalon qui s’arrête à mi-mollet.
C’est une riche chambre à coucher de peaux d’animaux et de tapis. Armes aux murs. Une étrange machine
également, engin très particulier muni d’un long levier.
À genoux à côté du lit est la Favorite actuelle de Baroka, occupée à lui épiler l’aisselle ; d’abord, elle masse
très doucement avec l’index la base du poil choisi ; puis d’une secousse imperceptible, elle arrache le poil entre
l’index et le pouce avec un mouvement vif.
À chaque poil arraché, Baroka grimace légèrement ; puis c’est un « Ha-a » aspiré, et un air de complète
béatitude inonde son visage.
La Favorite : Est-ce que je fais des progrès, mon seigneur ?
Baroka : Tu es encore un petit peu délicate en tirant, comme si tu craignais de faire mal à la panthère des arbres.
Sois vive et douce comme la piqûre rapide d’une vilaine guêpe, car le rafraîchissement qui en résulte, c’est là
dedans que réside le plaisir !
La Favorite : J’apprendrai, seigneur
Baroka : Tu n’as pas le temps, ma chérie. Ce soir, j’espère prendre une autre femme, et l’honneur de cette tâche,
tu le sais, revient de droit à ma dernière élue. Mais… Ha-a, ce coup-ci, c’était vif : il y avait là-dedans la piqûre
subite du scorpion sans son venin. C’était un arrachement furieux ; tu as tenté de me faire mal car je t’ai irritée
par ma jactance. Mais maintenant ta colère se répand dans mon sang ; comme c’est doux ! Ha-a, c’était encore
plus doux. Je crois que peut-être je te permettrai de rester la seule épilatrice de mes poils humides… Aïe ! (Il
s’assied d’un seul coup et frotte le point douloureux, l’air fâché.)
Cette fois-ci ça fait beaucoup plus de peine que de plaisir. Créature vindicative, tu n’as pas caressé la zone
d’extraction assez longtemps !
(Entre Sadikou ; elle s’agenouille aussitôt et incline la tête dans son giron.)
Ah ! Voici Sadikou. M’apportes-tu un baume pour adoucir la brûlure de mon aisselle malmenée ? Va-t-en,
traitresse !
(Sort la favorite.)
Sadikou : Seigneur…
Baroka : Tu as ma permission pour parler. Qu’a-t-elle dit ?
Sadikou : Elle ne veut pas, monseigneur. J’ai fait de mon mieux, mais elle ne veut rien de vous.
Baroka : C’est de bonne guerre. On commence toujours par refuser carrément. Pourquoi ne veut-elle pas ?
Sadikou : C’est ici que c’est bizarre. Elle dit que vous êtes beaucoup trop vieux. Si vous me demandez mon avis, je
crois qu’elle a réellement perdu la tête. Toute cette excitation née du livre a été beaucoup trop forte pour elle.
Baroka : (bondit sur ses pieds) Elle dit… que je suis vieux, que je suis beaucoup trop vieux ? Est-ce qu’une petite
fille à peine en fleur a dit cela de moi ?
Sadikou : Monseigneur, j’ai entendu ces mots incroyables de mes propres oreilles, et j’ai pensé que le monde était
devenu fou.
Baroka : Mais est-ce possible, Sadikou ? Est-ce normal ? Est-ce que je n’ai pas, à la fête de pluie, vaincu les
champions au lancer des troncs d’arbres ? Est-ce que je ne continue pas, avec les plus intrépides, à chasser de
nuit le léopard et le boa pour en sauvegarder les chèvres des paysans ? Et elle dit que je suis vieux ? Ne suis-je
pas monté, pour annoncer l’Harmattan, jusqu’au sommet du kapotier ? N’ai-je pas brisé la première cosse et
dispersé les glands aux quatre vents, et ceci pas plus tard qu’hier ? Est-ce qu’une de mes femmes peut
rapporter une défaillance de ma virilité ? La plus vaillante de toutes se fatigue bien longtemps encore avant le
lion ! Et ce serait la même chose pour elle, si j’avais la moindre occasion d’initier cet oisillon blanc-bec, qui n’a
pas la sagesse d’étreindre la riche moisissure de l’âge … Si une seule fois je pouvais … Viens ici, apaise-moi,
Sadikou, car j’ai la rage au cœur !
(- Il se recouche sur le lit en regardant en l’air comme précédemment. Sadikou prend place au bout du lit et
commence à lui caresser la plante des pieds.
Baroka se tourne à gauche, soudain, tend la main vers la ruelle, et en rapporte un exemplaire du magazine. Il
l’ouvre et commence à scruter les illustrations. Il pousse un long soupir.)
C’est bon, Sadikou, très bon.
(- Il se met à comparer les photos dans la revue – évidemment les siennes et celles de Sidi.
- Tout d’un coup, il envoie promener la revue, reste les yeux fixés au plafond deux ou trois secondes, puis,
gravement) :
Peut-être est-ce bien, Sadikou.
Sadikou : Monseigneur, qu’avez-vous dit ?
Baroka : Oui, amie fidèle, je dis que c’est aussi bien. Le mépris, le rire et les sarcasmes eussent été plus amers. Si
elle avait consenti et que mon projet eût fait faillite, j’aurais été submergé de honte.
Sadikou : Seigneur, je ne comprends pas.
Baroka : Le temps est venu où je ne peux plus davantage me faire illusion. Je ne suis plus un homme, Sadikou. Ma
virilité, c’en est fait depuis près d’une semaine.
Sadikou : Les dieux nous en préservent !
Baroka : Je voulais Sidi parce que j’espérais encore – une idée stupide, je l’avoue, mais toujours est-il que
j’espérais – qu’avec une vierge jeune et brûlante ma force défaillante se relèverait et me sauverait l’honneur.
(Sadikou commence à geindre.)
Vaine espérance, je le savais déjà. Mais c’est une faiblesse bien humaine que de ne jamais accepter le pire. Aussi
me suis-je asservi à ma vanité. La virilité, quand c’est fini, c’est fini ! La fontaine de la vie, quand on y a trop
puisé, tarit, et finit par se moquer du prodige. Me voici tout desséché et vidé de ma sève, providence des
faiseurs de chansons, vieille cible offerte aux obscénités des jeunes gens !
Sadikou : (larmoyant) Que les dieux prennent encore pitié !
Baroka : Je n’ai fait cet aveu à personne d’autre que toi, qui es ma plus ancienne, ma plus fidèle épouse. Mais si tu
oses étaler ma honte en public …
(- Sadikou proteste en secouant la tête et se met à caresser ses pieds avec une tendresse renouvelée. Baroka
soupire et se laisse doucement retomber.)
Faut-il que je sois devenu irritable depuis peu ! Nourrir de tels doutes sur ta loyauté… Mais c’est un désastre trop
grand que d’être ainsi, comme moi, mis en échec dès la prime jeunesse. Les pluies qui m’ont béni depuis que je
suis né s’élèvent au maigre nombre de soixante-deux : alors que mon grand-père, cet homme de chêne, a
engendré deux fils à plus de soixante-cinq, et que mon père Okiki les a tous battus en produisant deux jumelles à
soixante-sept ans. Pourquoi faut-il que moi, descendant de tels lions, je renonce à mes femmes à la fleur de
l’âge, mes sources vitales à sec et ma virilité morte !
(- Sa voix devient somnolente. Sadikou soupire, geint, et caresse les pieds de Baroka dont la figure s’éclaire
soudain avec ravissement )
Shango m’en soit témoin ! Ces pieds lassés ont ressenti les mains aimantes de nombreuses femmes
attentionnées. Mes plantes des pieds ont subi le gratouillement de mains dures et caillouteuses ; elles ont
supporté la lourdeur de maladroites pattes de gorilles ; et j’ai connu l’agacement de petites mains mignonnes
comme des jouets, qui affolaient mes sens affamés, promesses de frissons à venir, de frissons qui demeuraient
inaccomplis, parce que ces doigts étaient trop frêles, parce que leur touche était trop légère et trop faible pour
traverser l’incroyable épaisseur de mes pieds. Mais toi, Sadikou ! Tes mains ordinaires et frustes renferment une
douce sensualité que l’âge ne détruira pas. Ha-a ! O yayi po. O yayi ! Sans aucun doute, Sadikou, d’elles toutes,
vous êtes la Reine ! (Il s’endort.)
Acte III
Le soir
Le centre du village. Sidi se tient à la fenêtre de l’école, admirant sa photo comme précédemment.
Entre en catimini Sadikou, avec un paquet assez long. Elle dévoile l’objet ; on découvre que c’est une figure
sculptée du Balé, nu et avec tous ses attributs. Elle le contemple un bon moment, éclate soudain d’un rire
moqueur, installe la figure devant l’arbre. Sidi suit la scène avec un profond étonnement.
Sadikou : Et comme ça, toi aussi, nous t’avons eu, n’est pas ? Nous avons fini par t’avoir. Oh ! grand et puissant
lion, est-ce que nous t’avons vraiment liquidé ? Ah ! ya-ya-ya … nous autres femmes, nous t’avons enfin défait !
j’étais là quand c’est arrivé à ton père, l’illustre Okiki. C’est moi qui l’ai eu, moi la plus jeune et la plus fraîche des
épouses. Ma force l’a achevé. Je l’ai appelé, et il est venu vers moi. Mais non, pour lui ce n’était plus comme les
autres fois. Moi, Sadikou, n’étais-je pas la flamme même, et lui, le coton sur le fuseau des vieilles femmes ?
Je l’ai dévoré ! Ô race des puissants lions, nous vous consumons toujours, c’est à plaisir que nous vous dévidons,
à notre fantaisie, que nous vous faisons danser ; comme la toupie folle, vous croyez que le monde tourne autour
de vous.
Pauvres imbéciles ! C’est vous dont la tête tourne, tandis que nous restons immobiles, que nous vous guettons, et
que nous tirons la ficelle, jusqu’à ce qu’il ne reste plus de vous qu’un vieux bout de bois sec.
J’ai liquidé Okiki. Le trésor inviolé de Sadikou s’offrait au sacrifice, et Okiki se présentait avec une clé rouillée.
Comme un serpent, il vint vers moi, comme une chiffe il en répartit, une chiffe molle, tout enduite de honte…
(Son rire sardonique la reprend)
Ah ! Prenez garde, messeigneurs, à la fin nous vous liquidons !
(Avec un cri, elle bondit, et commence à danser autour de l’arbre, en psalmodiant )
Ah ! Prenez garde, messeigneurs,
À la fin, nous vous liquidons !
(- Sidi ferme doucement la fenêtre. Sadikou, qui tournait toujours, s’interrompt en haletant au milieu de son
chant.)
Sadikou : Oh ! C’est toi, mon enfant. Tu aurais dû choisir un meilleur temps pour me faire cette peur mortelle. à
l’heure de la victoire, ce n’est vraiment pas le moment de mourir.
Sidi : Pourquoi ? Quelle bataille avez-vous gagnée ?
Sadikou : Pas moi toute seule, ma fille. Toi aussi. Toutes les femmes. Oh ! mon enfant, dire que j’ai vécu pour voir
ce jour… pour le voir perdre son souffle comme une vieille baudruche qui se dégonfle ! pfff… (Elle recommence
à danser.)
Ah ! Prenez garde, messeigneurs,
à la fin, nous vous liquidons !
Sidi : Arrêtez, Sadikou, je n’y comprends rien.
Sadikou : Mais si, ma fille, mais si !
Ah ! Prenez garde messeigneurs …
Sidi : Sadikou, est-ce que vous vous sentez bien ?
Sadikou : Ne pose pas de question, ma fille. Contente-toi de te joindre à mon triomphe. ô seigneur Shango, laquelle
d’entre nous t’a ravi l’éclair qui a foudroyé la queue de ce lion ?
Sidi : (la maintient fermement au moment où elle va de nouveau entrer en transe.) Cessez de divaguer. Vous ne
bougerez pas d’ici avant de vous être expliquée.
Sadikou : Oh ! Qu’elle est agaçante ! Promets-tu de ne le dire à personne ?
Sadikou : (s’avançant menaçante) Tu es moins qu’un homme, moins qu’une femmelette : allez, ouste !
Lakounlé : (piqué) Je vous ferai savoir que je suis un homme, comme vous le constaterez si vous osez me toucher.
Sadikou : (riant à gorge déployée) Toi, un homme ? Mais Baroka n’est-il pas plus homme que toi ? Or si lui-même
n’est plus un homme à présent, alors toi, qu’est-ce que tu es ?
(Lakounlé comprend et reste pétrifié sous le choc.)
Allons, ma chère fille, laissons-le regarder, s’il veut. Après tout, seuls les hommes ne sont pas admis à cette
cérémonie. Prenez garde, messeigneurs, à la fin …
Sidi : Arrêtez. Sadikou, arrêtez. Oh ! Quelle idée vient de me traverser la tête. Laissez-moi aller au palais pour ce
souper qu’il m’a promis. Sadikou, quelle occasion de se moquer du diable ! Je demanderai pardon pour mes
paroles prématurées. Inutile de changer ma réponse et de consentir à l’épouser : il pourrait soupçonner que vous
m’avez parlé ; mais je lui demanderai un mois de réflexion.
Sadikou : (un peu sceptique) Tu sais, Baroka n’est plus un enfant ; il devinera que je l’ai trahi.
Sidi : Mais non. ô Sadikou, laissez-moi y aller. Je brûle de le voir refait, d’observer ses mains avides, ses mains
fébriles, cette fois-ci impuissantes à dénouer sa ceinture en un clin d’œil !
Sadikou : Il va falloir te montrer aussi rusée que le Renard. Sers-toi de tes regards modestes et sois vraiment
repentante. Aiguillonne-le, ma fille, tourmente-le jusqu’à ce qu’il pleure de honte !
Sidi : Faites confiance. Il ne vous soupçonnera jamais.
Sadikou : (avec un nouveau bond énergique) Yo-rou-ou ! Yororo-ou. Est-ce que je t’accompagnerai ?
Sidi : Serait-ce prudent ? Vous oubliez que nous ne nous sommes pas vues.
Sadikou : Adieu, donc ; adieu, femme ! Je resterai ici. Reviens vite dire à Sadikou comment se porte notre ex-mâle.
Adieu ma belle enfant !
Lakounlé : (qui a écouté avec une horreur croissante)Non, Sidi, non ! Si tu te soucies le moins du monde de ce que
je ressens, ne va pas tourmenter cet homme. Suppose qu’il devine que tu es venue le bafouer, – et il le devinera
s’il n’est pas idiot – c’est un sauvage, un dégénéré, qui serait bien capable de frapper une femme sans
défense…
Sidi : (sortant en courant gaîment) Tarata, maître d’école, attends-moi ici.
Lakounlé : (tapant du pied, impuissant) Fille stupide ! … Et tout ça, c’est de votre faute ! Ne pouvez-vous pas
garder un secret ? Faut-il que toute parole s’écoule hors de vous aussi sûrement que les dernières gouttes de
lait maternel qui ont suinté hors de votre sein flasque il y a de ça des générations ?
Sadikou : Surveille ta langue de vipère, monstre non formé.
Lakounlé : S’il lui arrive malheur …
Sadikou : Toute femme qu’elle est, elle saura mieux se débrouiller sans toi qu’avec toi. Quand je pense qu’un type
comme toi veut vraiment une fille comme elle, et pour lui tout seul ! (Elle tourne autour de lui et le toise de haut
en bas.) Ah ! L’Oba Ala est un dieu pas difficile. Quelle piètre dégaine !
Lakounlé : Je m’avilirais si j’avais des mots avec une vieille de la brousse.
Sadikou : Avec tout ça, voici que ta fiancée soupe en ce moment chez le Lion.
Lakounlé : (heureux de l’emploi du mot « fiancée »)
Enfin, nous ne sommes pas encore réellement fiancés. Je veux dire qu’on ne me l’a pas encore promise. Mais cela
viendra en son temps, j’en suis sûr.
Sadikou : (se mettant à glousser de rire) La dot, toujours pas payée ?
Lakounlé : Mêlez-vous de vos affaires !
Sadikou : Pourquoi ne pas faire ce que d’autres ont fait ? Prends une ferme pour une saison, et une seule moisson
te suffira à payer la dot, même pour une fille comme Sidi. Mais peut-être que l’odeur de la terre mouillée est trop
forte pour les narines délicates ?
Lakounlé : J’ai dit : mêlez-vous de vos affaires !
Sadikou : Ah ! Ah ! C’est donc vrai ce qu’on raconte. Tu voudrais décider tout le village à ne plus jamais payer de
dot. Ah ! tu es un homme fort intelligent. Je dois reconnaître que c’est une bonne manière de s’en tirer ! Mais ne
crois-tu pas que tu gaspilles plus de temps et de force de cette façon-là que si…
Lakounlé : (avec conviction) D’ici un an ou deux, je le jure, il y aura quelque chose de changé dans ce bourg. La dot
sera coutume oubliée et les femmes prendront place à côté des hommes. Une route carrossable passera par ici
et nous apportera les habitudes de la ville. Nous achèterons à toutes les femmes des casseroles d’aluminium.
Les poteries sont primitives et anti- hygiéniques. Aucun homme n’aura droit à plus d’une femme, sinon ils
deviendraient impuissants trop tôt. Le chef n’ira plus à cheval, mais en voiture, ou du moins à bicyclette. Nous
brûlerons la forêt, nous abattrons les arbres, puis nous planterons un jardin public pour les amoureux. Nous
imprimerons des journaux tous les jours, avec des photos de filles aguichantes. L’univers jugera notre progrès
d’après les femmes qui remporteront les concours de beauté. Pendant que Lagos ouvre chaque jour de
nouvelles usines, nous ne savons que jouer chaque jouer à l’ « ayo » et cancanner. Où donc se trouve notre
cours de danses modernes ? Qui sait ici organiser un cocktail ? Il nous faut être du siècle avec les autres ou bien
vivre oubliés du reste du monde. Nous devons abandonner l’usage du vin de palme et nous mettre à la tasse de
thé avec le sucre et le lait.
(- Il se tourne vers Sadikou qui l’a contemplé avec effroi. Elle bat en retraite, et il continue à lui parler avec
condescendance tandis qu’ils tournent autour du plateau, puis sortent, la voix insistante de Lakounlé
s’éteignant petit à petit dans le lointain.)
Tel est mon plan, figure toute fanée. Et c’est vous que je commencerai par instruire. À partir d’aujourd’hui, vous
devrez suivre mes cours, en prenant place parmi mes enfants de douze ans. Car, quoique vous en ayez près de
soixante-dix, votre esprit est naïf et informe. N’avez-vous pas honte, à votre âge, de ne jamais lire, écrire, ni
penser ? Comme doyenne, vous passez vos journées à ramasser des épouses pour Baroka, et maintenant que
vous l’avez sucé jusqu’à la moelle vous envoyez ma Sidi lui faire honte…
***
(La scène devient la chambre de Baroka. À gauche un genou en terre, deux hommes sont engagés dans une
sorte de lutte, les bras enlacés autour des tailles, guettant le moment de se dégager.
L’un est Baroka, l’autre un individu court et carré à la force musculaire bien visible. L’issue demeure indécise.
D’une autre partie de la maison s’élève la voix de Sidi, exprimant un salut général et familier, qui ne s’adresse
à personne en particulier.)
Sidi : Bonjour au maître et aux habitants de cette maison !
(Baroka lève la tête et fronce les sourcils comme s’il essayait de reconnaître cette voix.)
Bonjour au maître et aux habitants de cette maison.
(Baroka décide maintenant de laisser tomber et de concentrer ses efforts sur la lutte.
(La voix de Sidi se rapproche peu à peu. Elle entre presque à reculons, encore occupée à admirer la pièce
qu’elle vient de traverser. Elle a le souffle coupé en apercevant les deux hommes quand elle se retourne.)
Baroka : (sans lever les yeux sur elle) Mais alors, Sadikou n’est pas là ?
Sidi : (distraite) Hein ?
Baroka : Je demandais : est que Sadikou n’est pas là ?
Sidi : (reprenant ses esprits, avec une rapide révérence)
Je n’ai vu personne, Baroka.
Baroka : Personne ? Veux-tu dire qu’il n’y a personne pour interdire aux indésirables l’accès à mes appartements ?
Sidi : (battant en retraite) La maison… paraissait…. vide.
Baroka : Ah ! c’est vrai. J’oubliais. C’est le prix que je paye une fois par semaine, pour avoir voulu être à la page. à
l’instigation de l’instituteur, mes domestiques ont été amenés à former ce machin qu’ils appellent le Syndicat des
Travailleurs du Palais. Et en accord avec, paraît-il, les pratiques des villes modernes, c’est aujourd’hui leur jour
de congé.
(Voyant que Baroka semble de meilleure humeur, Sidi s’enhardit ; elle avance, non sans impertinence) :
Sidi : Et pour les femmes de Baroka, est-ce aussi jour de congé ?
Baroka : (lui lance un regard pénétrant, se déride et répond sans se formaliser) Non. Cette folie ne les a pas
saisies – pas encore. En as-tu rencontré une ?
Sidi : Non, Baroka. Il n’y en avait aucune dans les parages.
Baroka : Pas même Aïlatou, ma favorite ? N’était-elle pas à sa place habituelle, à ma porte ?
Sidi : (distraite, profondément absorbée par le spectacle de la lutte) Il y a là son tabouret. Et j’ai aperçu les
chaussons qu’elle est en train de broder.
Baroka : Hum, hum. Je crois que je sais où on la trouverait. Dans un coin noir, boudant comme un cloporte frustré.
Au fait, regarde et dis-moi si elle a laissé son châle derrière elle.
(Sidi marche à reculons pour ne perdre aucun épisode du combat, jette un bref coup d’œil derrière la porte, et
revient) :
Sidi : Il y a un châle noir sur le tabouret.
Baroka : (avec un soupir de regret) Alors, elle reviendra cette nuit ? J’espérais que mes paroles avaient été assez
rudes pour me débarrasser de sa mauvaise humeur pendant au moins une semaine.
Sidi : Est-ce qu’Aïlatou a offensé son époux ?
Baroka : Offensé ? Le sang coule encore de mon aisselle après le grossier outrage que j’ai essuyé de celle que
j’appelais ma favorite.
Sidi : (d’une voix déçue) Oh, c’est tout ?
Baroka : N’est-ce pas assez ? Eh quoi, mon enfant, qu’est-ce qu’une femme peut faire de pire ?
Sidi : Rien, rien, Baroka. Je me disais que peut-être eh bien… on sait que de jeunes femmes sont, parfois… trop
entreprenantes avec leur mari.
Baroka : Dans un intérieur mal tenu, peut-être. Mais pas sous le toit de Baroka. Pourtant, les accès d’humeur des
femmes sont tels que moi-même je ne peux pas tous les prévoir. Mon enfant, si je perds ce petit match,
souviens-toi que, tour à tour, mon aisselle me brûle et me démange.
(Sidi continue à regarder pendant quelque temps, puis met la main sur la bouche, en se rappelant ce qu’elle
aurait dû commencer à faire.
Ne sachant comment s’y prendre, elle hésite un peu, puis se décide à s’agenouiller) :
Sidi : Je suis venu, ô Balé, comme une enfant pleine de remords.
Baroka : Quoi ?
Sidi : (avec beaucoup d’hésitation, les yeux baissés, mais en dardant un œil quand elle pense que le Balé ne la
regarde pas) La réponse que j’ai fait parvenir au Balé était donnée dans un moment d’irréflexion.
Baroka : Une réponse, mon enfant ? Mais à quoi ?
Sidi : Au message transmis par …
Baroka : (grogne et gémit sous l’effort.) Veux-tu répéter ? Il est exact que pour le souper j’ai effectivement sollicité
ta compagnie. Mais jusqu’à présent, Sadikou ne m’a rapporté aucune réponse.
Sidi : (surprise) Mais sur l’autre point ! Est-ce que le Balé… Est-ce que Baroka n’a pas fait… demander…
Baroka : (en insistant méchamment) Qu’est-ce que Baroka n’a pas fait, mon enfant ?
Sidi : (intimidée, mais vexée, se relève) Rien du tout, Balé. J’espère seulement que je suis ici l’invité du Balé.
Baroka : (comme s’il essayait de comprendre, fronce les sourcils en la regardant.) Ah, ah ! Je comprends enfin. Tu
crois que j’ai pris la mouche parce que tu es entrée sans te faire annoncer ?
Sidi : Je n’oublie pas que le Balé m’a traitée d’indésirable.
Baroka : Il fallait t’y attendre. La chambre d’un homme doit-elle rester grande ouverte à n’importe quelle puce qui
trouve l’occasion d’y vagabonder ? (Sidi, blessée, tourne le dos.) Reviens, reviens, mon enfant. Tu es trop
prompte à te vexer. Bien sûr que tu es la bienvenue et plus encore. Mais je m’attendais à ce qu’Aïlatou me
prévienne que tu étais là.
(Courte révérence de Sidi, le derrière tourné vers Baroka. Au bout d’un instant, elle fait demi-tour. L’expression
de malice reparaît sur son visage. Le refus de Baroka l’a désarçonnée, mais elle est maintenant prête à
poursuivre sa mission.)
Sidi : J’espère que le Balé ne me trouvera pas trop effrontée. Mais, comme tout le monde, je prenais la Favorite
pour une femme comme il faut.
Baroka : J’en avais fait autant.
Sidi : (d’un air rusé) On a de la peine à penser qu’une femme comme elle pourrait outrager quelqu’un sans raison.
La favorite n’était-elle pas… dans une certaine mesure… insatisfaite…, de son seigneur et époux ?
(Révérence ironique vite exécutée quand Baroka se met à la regarder.)
Baroka : (se tournant lentement vers elle) Voilà un genre de question que je ne m’attendais à entendre de personne
d’autre qu’un instituteur. Crois-tu que le Balé ait le temps d’enquêter sur les pourquoi et les comment d’une
femme qui lui fait la grimace ?
(Sidi recule avec révérence. Comme plus haut et pendant toute la scène, elle est facilement troublée par les
sautes d’humeur de Baroka, d’autant plus que, de toute manière, elle est effrayée de sa propre hardiesse.)
Sidi : Je ne voulais pas manquer de respect.
Baroka : (gentiment) Je sais. (Il explose.) Nom d’un chrétien piétinant l’autel de mon père, mon enfant, crois-tu que
je me formalise ? Approche, et assieds-toi. Puisque tu as surgi à l’improviste et que tu parais décidée à rester là,
évite, si possible, de me donner l’impression que je suis un vieux bouc sans humour. Je ne permets à personne
d’assister à mes exercices quotidiens, mais comme on dit chez nous, un beau jour, la femme se perd dans les
bois et le lendemain trépassent toutes les divinités sylvestres.
(Sidi fait la révérence, mobilise son attention et s’avance avec précaution, comme si elle craignait que les deux
hommes ne jaillissent de part et d’autre trop brusquement.)
Sidi : Je crois que c’est lui qui va l’emporter.
Baroka : Est-ce un souhait, ma fille ?
Sidi : Non, mais… (Elle hésite, la hardiesse l’emporte )
Si la tortue ne peut pas tomber, cela ne veut pas dire qu’elle puisse se tenir debout.
(Baroka la regarde et paraît intrigué. – Sidi tourne le dos en fredonnant.)
Baroka : Quand l’enfant parle trop par énigmes, la mère perd une marmite.
(Sidi va sur la pointe des pieds derrière Baroka et lui fait des cornes.)
Sidi : Je crois qu’il va gagner.
Baroka : Il sait qu’il le devrait. à quoi me servirait-il d’éprouver ma force contre un faiblard ? Pas plus tard qu’hier,
ce fils présumé d’un boa femelle et d’un babouin à gros derrière (l’homme ainsi vanté ricane) a failli – encore hier
– me faire labourer ma langue avec mes dents, au cours d’un assaut amical.
Le lutteur : (encouragé, redouble d’efforts) Hou, hou !
Sidi : (penchée sur eux, naïvement inquiète) Oh ! Est-ce que ça fait mal ?
Baroka : Pas encore, mais, comme je le disais, je change de lutteurs dès que j’ai appris à les balancer. Je change
aussi de femmes dès que j’ai appris à les fatiguer.
Sidi : Est-ce actuellement… une nouvelle période de changement pour le Balé ?
Baroka : Qui sait ? Tant que l’ongle ne l’a pas écrasé, on ne peut dire quel insecte s’est soulagé les boyaux.
(Sidi grimace de dégoût et s’éloigne. Elle se retourne, frappée d’une idée nouvelle.)
Sidi : Cet après-midi, une femme m’a parlé.
Baroka : Tiens, tiens ! Sidi trouve donc cela extraordinaire qu’une femme lui ait parlé dans l’après-midi ?
Sidi : (frappant du pied.) Non. Elle venait en entremetteuse.
Baroka : Vraiment ? Tu m’en vois ravi pour toi.
(Sidi se mord les lèvres. Baroka la regarde, cette fois-ci en la jaugeant de propos délibéré.)
Et maintenant que j’y pense, pourquoi pas ? Ils doivent être nombreux, les hommes qui construisent un
échafaudage pour se trouver à ta hauteur.
Sidi : (impassible et mordante) Le message venait de quelqu’un qui dresse quantité d’échafaudages.
Baroka : Ah ! quelle voracité chez les hommes !
Sidi : Si Baroka était mon père, (à part) – et il pourrait bien l’être ! – (elle fait un signe irrévérencieux) offrirait-il à
cet homme mon trousseau avec sa bénédiction ?
Baroka : Eh bien ! il faudrait que je le connaisse. Par exemple : est-il riche ?
Sidi : On le prétend.
Baroka : Est-il rebutant ?
Sidi : Il est vieux. (Baroka accuse le coup.)
Baroka : est-il avaricieux et mesquin ?
Sidi : Avec les gens du dehors, non. On entend célébrer ses largesses, qui ne se font jamais tout à fait sans motif.
Mais ses femmes rapportent – pour citer une anecdote – à quel point il a pris goût à un mélange de maïs broyé
et de poivre parce qu’il ne voulait pas payer le prix du tabac à priser !
(Dans une soudaine explosion de fureur, Baroka soulève son adversaire et le jette par-dessus son épaule.)
Baroka : Quel mensonge ! Le prix du tabac n’a rien à voir là-dedans !
Sidi : (trop excitée pour écouter) Victoire, vous avez gagné !
Baroka : Par ma barbe grise, je jure qu’elles me calomnient !
Sidi : (excitée) Victoire ! (Elle entame une sorte de danse des épaules et chante )
Yokolou, yokolou. Ko ha tan bi
Iyawo gb’oko san’le
Oko yo’ke…
(Elle continue pendant les protestations de Baroka, qui arpente la scène, furibond.
L’homme vaincu, se frottant la hanche, va dans un coin de la pièce, et en tire un petit banc ako. Il s’assied par
terre, bientôt rejoint par Baroka. Se servant désormais uniquement des bras, ils placent le coude sur le banc et
s’agrippent les mains. Baroka arrache son coude, le remet en place, l’arrache de nouveau, et ainsi de suite
durant le reste de sa diatribe.)
Baroka : à moi, cela ne me fait rien, bien sûr – rien du tout ! Mais je sais les procédés des femmes, et je connais
leur langue catastrophique. Suppose qu’étant enfant – c’est une pure supposition – suppose donc qu’étant
enfant… – et rappelle-toi que je ne me mets en cause que pour illustrer la situation des hommes – suppose
donc, disais-je, qu’étant enfant, j’eusse pris goût au « tanfiri » bien poivré, et qu’en vieillissant j’ai découvert que,
bien loin de s’éteindre, ma passion ne faisait que se nourrir de chaque bouchée de maïs et de poivre ingurgitée.
Rends-toi compte alors, mon enfant, serait-ce convenable, à mon âge et père de famille, d’être trouvé en train
de baffrer publiquement, la bouche pleine de poignée de maïs et de poivre ? N’est-il pas sage de recourir au
subterfuge d’une respectable tabatière ? Mais souviens-toi : ceci n’est qu’un plaidoyer pour cette pauvre victime
de la méchanceté féminine. Je ressens l’injustice qu’il subit : étant moi-même chaque jour leur souffre-douleur.
(Baroka semble réaliser alors seulement que Sidi n’a prêté aucune attention à ses explications. En fait, elle
continue à fredonner en secouant les épaules.
Il la fixe d’un air interrogateur ; Sidi s’arrête, un peu confuse, embarrassée, et désigne timidement le lutteur.)
Sidi : Je crois que cette fois-ci, il va gagner.
(Baroka cesse de ronchonner et se concentre sur l’assaut.)
Baroka : Maintenant, reprenons l’enquête. (Presque humblement) Est-ce que cet homme est bon et gentil ?
Sidi : On dit qu’il traite bien ses chiens et ses chevaux.
Baroka : (désespéremment) Alors, est-il violent ? Intrépide ? Est-ce que le buffle court se cacher quand il entend
les « Haï, haï, taïaut ! » de ses rabatteurs ?
Sidi : Des têtes et des peaux de léopards décorent les murs de sa salle d’audience ; mais on en trouve aussi plein
le marché.
Baroka : N’est-il pas sage et avisé ? Jeunes et vieux ne viennent-ils pas lui demander conseil ?
Sidi : On dit que le Renard est si avisé, si rusé qu’il fait son dîner de poussins à peine sortis de l’œuf !
Baroka : (de plus en plus désespéré) Mais ne remplit-il pas de vigueur le ventre des femmes ? Ses enfants ne sont-
ils pas grands et solides ?
Sidi : Autrefois.
Baroka : Autrefois ? Qu’est-ce à dire, ma fille ?
Sidi : Autrefois, c’est tout. Peut-être bien que depuis peu, une épidémie de timidité a frappé ses petits, qui refusent
de venir au monde. Ou alors, il est si fatigué par son travail du jour, que la nuit il montre le derrière à ses
femmes. En tout cas ses serviteurs ne coupent plus d’osier et ne tressent plus de berceaux. Et ses dieux
domestiques sont affamés pour avoir manqué de fêtes de baptême depuis deux saisons des pluies.
Baroka : Peut-être que c’est un homme tempérant. Soucieux des années à venir, et méditant de finir en beauté, il
ménage sa force.
Sidi : (gloussant de sa propre astuce, la voix entrecoupée de rire) Oui – mais ne pas ménager ses femmes devrait
être le premier devoir d’un homme en toute saison.
Baroka : Mon petit doigt me dit que Sadikou t’a eue pour élève – une élève très assidue. Les racontars les plus
épineux de toutes ces femmes effrontées se greffent sur ce vieux tronc pelé : Sadikou, ma fidèle vipère !
(S’échauffant graduellement pendant son discours, il abaisse de nouveau violemment les bras de son
adversaire au moment où il s’écrie : « Sadikou ».)
Sidi : Je n’ai rien appris de personne.
Baroka : Assez, assez. à cause de toi j’ai déjà perdu un lutteur. Cette audace citadine des petites filles réveille en
moi la force d’un démon à sept cornes. Qu’une seule femme dise un mot de trop et je pourrai maîtriser un
épileptique. Bah !
(Il laisse aller le bras de l’homme, qu’il n’avait pas lâché durant ces derniers mots, le contraignant à se relever
avec lui.)
Le livreur de vin de palme doit être passé maintenant. Regarde s’il y a derrière la porte une gourde fraîche.
(Le lutteur sort. Baroka va s’asseoir sur le lit, tandis que Sidi le regarde d’un air perplexe.)
Quel homme irascible je deviens ! Bientôt ma voix sera grinçante comme du sable pris entre deux meules. Mais j’ai
des bribes de gentillesse, bien que peu d’occasions d’en faire étalage. Sidi, ma fille, tu ne sais pas les pensées
qui m’ont poussé à rechercher le plaisir d’être ce soir ton hôte. Je n’ai pas voulu les dire à Sadikou, pour t’en
réserver la surprise. Maintenant, mon enfant, dis-moi, peux-tu soupçonner de quoi il s’agit ?
Sidi : Sadikou ne m’a rien dit.
Baroka : Tu es bien pressée de nier. Car bien sûr, comment Sadikou aurait-elle pu te mettre au courant, puisque je
ne lui ai rien révélé. Mais, ma fille, n’a-t-elle pas, peut-être, inventé quelque fable ? Car je sais que Sadikou aime
à paraître informée de tout.
Sidi : Elle n’a rien dit de plus, sinon que le Balé sollicitait ma présence.
Baroka : (mordant aussitôt à l’hameçon) Sollicitait ? Le Balé Baroka, solliciter ? (Le lutteur rentre avec une gourde
et des calebasses pour boire. Baroka s’étend.)
Ah ! Je vois que tu aimes à taquiner tes aînés. Sur ce point au moins, le monde demeure le même. L’enfance
continue à se croire plus sage que la tête cotonneuse de la vieillesse. Crois-tu que Baroka n’entend pas ou ne
voit pas ces indices ? Mais passons. Simplement, pour éviter que tu ne succombes aux machinations de femmes
indiscrètes, je veux te dire : je sais que Sadikou joue les marieuses sans qu’on le lui ait demandé. Sitôt que je
regarde n’importe quelle fille, ou que je cite son nom au cours d’une simple conversation de bon voisinage et
sans arrière-pensée : « Comment va ta fille ? » – « Est-ce que ta sœur est maintenant remise de sa
coqueluche ? » – « Comme ta pupille devient vite femme ! Est-ce que les gars du village ont commencé à se
bousculer devant ta porte ? » ou toute parole qui témoigne que je suis le gardien attentif de ma santé publique,
dès que cela concerne une femme, Sadikou se précipite pour jouer les entremetteuses, et avant même que j’aie
eu le temps d’enfiler un bonnet de nuit, j’en trouve encore une nouvelle dans mon lit.
Sidi : J’ai l’impression que la vie d’un Balé est traversée de terribles épreuves.
Baroka : Je ne me plains pas. Non, mon enfant. J’accepte le doux et l’amer avec la bonne grâce d’un chef. Je ne
perds patience que devant les nouvelles modes indécentes des femmes. Dis-moi, Sidi, tu n’as pas attrapé cette
nouvelle maladie bizarre, j’espère ?
Sidi : (révérence) Le tissage de mon pagne, est-ce que Baroka n’y reconnaît pas la marque du métier local ?
Baroka : Mais est-ce que Sidi, l’orgueil des mères, est-ce que Sidi le portera toujours ?
Sidi : Est-ce que Sidi, l’orgueilleuse fille de Baroka, est-ce que Sidi sortira toute nue ?
(Une pause. Baroka examine Sidi d’une manière presque paternelle. Elle baisse les yeux pudiquement.)
Baroka : Et dire que j’ai pensé autrefois : Sidi, c’est le délice des yeux, mais elle est vaine, et sa tête à la légèreté
d’une plume, toujours ballotée au gré de pensées banales. Et voici que je la découvre plus profonde et plus sage
que son âge.
(Il glisse la main sous son oreiller, en sort le magazine maintenant familier, qu’il garde, et aussi une enveloppe
affranchie, qu’il donne à Sidi)
Sais-tu ce que c’est, ce joli morceau de papier rouge dans le coin ?
Sidi : Oui, un timbre. Lakounlé reçoit les lettres de Lagos avec cette marque.
Baroka : (visiblement désappointé) Hum ! Lakounlé ! Mais on en reparlera. Sais-tu ce que cela signifie, cette petite
babiole ?
Sidi : (très fière d’elle) Oui, je sais même ça. N’est-ce pas une taxe sur l’habitude de parler avec le papier ?
Baroka : Oh, oh ! Je vois que tu as plongé la main dans les poches du maître d’école, et que tu l’en as retirée
pleine de savoir. (Il va à l’étrange machine et en manœuvre le levier.) Mais cette machine, l’instituteur lui-même
ne pourrait pas dire quelle magie elle produit. Viens plus près, ça ne mord pas.
Sidi : Je n’ai jamais rien vu de tel.
Baroka : Ouvrage des forgerons du palais, ma chère, exécuté dans le plus grand secret. Tout n’y marche pas bien
encore, mais j’en découvrirai la cause, et alors Iloujinlé pourra s’enorgueillir de percevoir elle-même sa taxe sur le
papier, grâce à des timbres comme celui-ci. J’y songeais depuis longtemps, et maintenant ça y est, femme de
mes rêves.
Sidi : (émerveillée) Vous voulez dire… que cela fonctionnera un jour ?
Baroka : Ogoun l’a décrété. Et maintenant, ma fille, que dis-tu de cette image sur le timbre ? de cette toile
d’araignée en fer, en bois et en ciment ?
Sidi : N’est-ce pas un pont ?
Baroka : C’en est un. Le plus long, dit-on, de tout le pays. à défaut de pont, on trouve sur ces vignettes des
pyramides d’arachides, ou bien encore des palmiers, des cacaoyers, des fermiers décortiquant des gousses, ou
des ouvriers abattant des arbres et formant des radeaux de troncs dépouillés de leur écorce. Voici donc des
milliers et des milliers de lettres courant par route, par voie ferrée, par air, d’un bout de l’univers à l’autre, et
parmi elles, pas une seule tête humaine, pas un seul timbre avec une belle figure !
Sidi : J’ai vu pourtant une fois une tête de bronze sur une lettre de Lakounlé.
Baroka : Une tête fabriquée, mon enfant, une œuvre d’art sans vie, avec des trous à la place des yeux, et le froid
remplaçant cette chaleur de la vie et de l’amour qui anime des joues fraîches comme les tiennes, ma fille. (Un
temps pour observer l’effet produit sur Sidi.) Imagines-tu cela, Sidi, des dizaines de milliers de cette vignette
ravissante ? (Il brandit le magazine ouvert au milieu.) « La déesse du village tendant les bras vers son amant, le
soleil ! » Imagines-tu cela, ma fille ?
(Sidi s’abîme complètement dans la méditation, prends le magazine, mais sans même le regarder, et s’assied
sur le lit.)
Baroka : (très doucement) J’espère que tu ne trouveras pas que c’est un trop lourd fardeau pour ta beauté, que de
porter tout le courrier du pays. (Il s’écarte, continuant sur un ton d’homme d’affaires.) Nos débuts seront
naturellement modestes. Nous commencerons par fabriquer des timbres pour le village seulement. Comme
l’instituteur le dirait aussi : « charité bien ordonnée commence par soi-même. »
(Un temps. Il s’adresse à Sidi presque depuis l’autre bout de la salle.)
Voici bien longtemps que les citadins inventent des contes sur la vie arriérée d’Iloujinlé, si bien que le cœur de
Baroka, qui tient au bien-être de son peuple, en est profondément blessé. Mais cette fois-ci, avec cette seule
réalisation, nous ferions plus que n’a jamais fait aucune autre ville.
(Le lutteur, qui était en train d’écouter la bouche ouverte, laisse choir sa calebasse d’admiration. Baroka se rend
compte avec ennui que cet homme est resté dans la pièce, et le congédie d’un geste impatienté.)
Je ne déteste pas le progrès, mais seulement sa nature qui rend pareils tous les toits et tous les visages. Et le
souhait d’un vieillard solitaire, c’est qu’ici et là, parmi les ponts et les routes meurtrières, (il se rapproche peu à
peu de Sidi jusqu’à se pencher sur elle, puis s’assied à côté d’elle sur le lit) au-dessous des oiseaux-mouches
voltigeant autour de la face de Shango qui darde l’éclair à la langue de serpent, entre le moment présent et le
coup de balai irresponsable des années à venir, nous puissions préserver de vierges ilôts de vie, et la riche
putréfaction et la forte senteur des vapeurs qui s’élèvent du terreau oublié, demeuré intact. Mais les oripeaux du
progrès ne font que dissimuler, à l’issu de tous, la bête fauve de l’uniformité… L’uniformité, est-ce que cela ne
hérisse pas tout ton être, ma fille ? (Sidi, ébahie, est seulement capable d’un lent signe d’approbation. Baroka
soupire et croise avec onction ses mains sur son giron.)
Je découvre que mon âme est, comme la tienne, vraiment sensible, bien qu’il y ait une génération, – pas plus
d’une, je crois – entre toi et moi. Nos pensées voguent allègrement parmi les airs, pour fusionner dans la pureté.
Et le premier fruit de notre union, c’est la production de ce timbre. Ton visage sera la seule grâce rédemptrice du
papier-taxe. Et moi, l’âme de toute cette entreprise, j’adore la Nature pour ce don de ta jeunesse et de ta beauté
à notre monde. Est-ce que cela te fait plaisir, ma fille ?
Sidi : Je n’y comprends plus rien. Baroka. Maintenant que vous parlez presque comme l’instituteur, sauf que vos
pensées s’envolent dans une autre direction, je trouve que…
Baroka : C’est donc mal de faire écho au maître d’école ?
Sidi : Non, Balé, mais les mots sont des hannetons bourdonnant à mes oreilles, et ma tête devient comme un
hochet. Peut-être, après tout, comme l’instituteur me le répète souvent, (avec accablement) ai-je l’esprit simplet.
Baroka : (lui tapotant gentiment la tête) Non Sidi, pas simplet : seulement droit et loyal comme un roseau né d’un
frais ruisseau. Mais je trouve que ton maître d’école et moi sommes vraiment tout proches. Un signe de
sagesse, c’est le désir de s’instruire même auprès des enfants ; et l’impatience de la jeunesse doit apprendre la
modération auprès du vieux cuir patiné, dans une étroite union fibre à fibre. Il faut que l’instituteur et moi nous
instruisions l’un l’autre. N’est-il pas vrai ? (Larmoyante approbation de Sidi.) Le vieux doit s’épanouir dans le neuf,
Sidi, ne pas s’aveugler et ne pas se sentir stupidement à l’écart. Une jeune fille comme toi doit hériter des
merveilles que seul l’âge peut révéler, n’est-ce pas ?
Sidi : Tout ce que vous dites, Balé, me semble plein de sagesse.
Baroka : Seul le vin d’hier est fort et généreux, mon enfant, et malgré le livre saint des chrétiens qui dit le contraire,
le vieux vin s’améliore davantage dans une bouteille neuve. Sa rudesse fond, et le vin âpre acquiert corps,
rondeur et moelleux… n’en est-il pas ainsi, mon enfant ? (Tout à fait subjuguée, Sidi fait signe que oui.) Ceux qui
ne connaissent pas Baroka croient que sa vie n’est qu’une suite de plaisirs. Mais le singe sue beaucoup, ma fille.
Le singe sue, et seul le pelage sur son dos fait illusion au monde…
(La tête de Sidi se laisse aller sur l’épaule du Balé. Le Balé demeure dans l’attitude finale d’un homme accablé
par les responsabilités publiques.
Avant que la scène se soit complètement estompée, une troupe de danseurs jaillit au premier plan et traverse
le théâtre sans ralentir la cadence. Cette brève apparition montre bien qu’il s’agit d’un groupe de danseuses
poursuivant un homme masqué. Le tam-tam et les cris restent audibles ; la troupe rentre peu après et retraverse
la scène de la même manière…
***
… Les cris s’éloignent. On revient à la clairière près du marché. Il fait maintenant tout à fait nuit. Lakounlé et
Sadikou attendent toujours le retour de Sidi.
Les vendeurs sont en train, l’un après l’autre, de se rassembler pour le marché du soir. Des colporteurs
passent avec des lampes à huile à côté de leurs marchandises. Des gargotiers entrent avec des marmites et
des aliments, installent leur adogan (ou pierre de foyer), et allument un feu.
Pendant ce temps, Lakounlé marche accablé. Sadikou regarde placidement.)
Lakounlé : (arpentant la scène, furibond) Il l’a tuée. Je vous avais prévenue. Vous le connaissez ; et je vous avais
prévenue. (Il parcourt tous les alentours pour voir.) Voici une demi-journée qu’elle est partie. Ce sera bientôt
l’aube. Et toujours pas de nouvelles. Il y a déjà bien des femmes qui ont disparu. Aucune trace. évaporées.
Maintenant, nous savons comment. (Il s’arrête, se retourne.) Et pourquoi ! Pour se moquer d’un vieillard, n’est-ce
pas ? Ah ! Vous pouvez rire ! ha ! ha ! vous verrez ! Je reviendrai vous regarder battue comme une chienne ; la
doyenne des femmes de Baroka chassée de la maison pour avoir comploté avec une petite fille.
(Chaque fois qu’un pas s’approche, Lakounlé dresse l’oreille, mais il ne s’agit que de colporteurs ou de
passants. Arrive le lutteur. Sadikou le salue familièrement, mais après son passage, elle se rend compte que
cela veut dire quelque chose et commence à paraître un peu perplexe.)
Lakounlé : Je sais qu’il a des oubliettes. De secrètes cachettes où une fille sans défense va croupir et pourrir pour
toujours. Mais ce n’est pas pour rien que je suis un homme. Je trouverai moyen de la tirer d’affaire. Elle le mérite
peu, mais je risquerai ma vie pour elle.
(Au loin, on entend de nouveau les mimes. Sadikou et Lakounlé devinrent attentifs à l’approche du bruit,
Lakounlé de plus en plus inquiet. Les gens du marché participent un peu à l’attente, mais pas trop.)
Qu’est-ce que c’est ?
Sadikou : Si je devine bien, ce sont des mimes. (Elle ajoute avec perfidie) On doit leur avoir appris la nouvelle.
Lakounlé : Quelle nouvelle ?
(Sadikou glousse sinistrement et l’instituteur comprend)
Baroka ! Vous avez osé … ! Femme, n’y a-t-il pas de pitié dans vos veines ? Il vous a donné des enfants, et il
s’est tenu fidèlement à vos côtés et aux leurs. Il a risqué sa vie pour que vous puissiez vous vanter d’avoir un
chasseur-guerrier pour seigneur. Mais vous, vous le vendez à la racaille rimalleuse qui se repaît de votre félonie.
Sadikou : (plongeant calmement la main dans la poche de Lakounlé.) As-tu de l’argent ?
Lakounlé : (repoussant sa main.) Quoi ? Pourquoi ? Au diable, sorcière ! Le gâtisme vous a-t-il changée en
pickpocket ?
Sadikou : Ne sois pas mesquin. Vas-tu les laisser passer sans qu’ils te donnent un récital privé ?
Un fauve
L’Afrique aux échanges restés difficiles illustre encore ce thème cher à ses anciens sculpteurs d’un
Janus biface, dont le visage francophone ignore le visage anglophone ; et les constellations de la
gloire y brillent dans des hémisphères opposés. Sauf exceptions, occidentales ou universitaires, qui
donc ici au Cameroun connaît Akinwande Oluwole Soyinka7 ? C’est pourtant un écrivain célèbre de
ce Nigeria voisin, qui se cherche aujourd’hui dans les crises et dans le sang ; c’est l’un des héritiers
véritables de l’antique civilisation yorouba, un créateur turbulent et quasi-romantique dont les
frasques et les talents divers défrayaient la chronique dans la plus grande ville noire d’Afrique et qui,
tour à tour acteur, directeur de troupe, poète, professeur d’université, contempteur de la politique
officielle, paye aujourd’hui de sa liberté et peut-être de sa vie l’audace d’avoir voulu, en ces temps
troublés, rester un esprit libre.
Bien qu’il ait été l’un des astres de cette Renaissance qu’animait le Mbari8 d’Ibadan, la plupart
d’entre nous l’ignorent, et les autres s’en méfient peut-être. Car l’abîme linguistique a créé au sein
du continent des univers-îles de méconnaissance réciproque, entre lesquels la communication ne
s’établit guère que sur la base du malentendu. Non pas seulement différence des célébrités, mais
aussi divergence des modes intellectuelles : un Soyinka ennemi dans une « francophonie » dont le
prince est Senghor !
Certes, les intellectuels africains travaillent à modifier cette situation. Établir les ponts, créer des
liens, ce fut là l’un des objectifs du Premier Festival des Arts Nègres. Sur le plan des rencontres
individuelles, des manifestations collectives, des résolutions pratiques, ce fut une réussite. Mais
dans le domaine des idées, les malentendus se sont-ils estompés ?
Oui, bien sûr, disent les uns. Hmm… répondent les autres… Les uns sont le plus souvent les
francophones, champions de la négritude, descendants spirituels des philosophes ou jacobins
français du XVIIIe siècle, à l’humanisme unitaire et idéaliste. Les autres sont surtout les
anglophones, fils spontanés des pragmatiques anglo-saxons particularistes. Aux premiers qui
(souvent imbus de l’esprit scolastique des missionnaires) veulent définir leur nature propre et
exprimer leur essence, les seconds continuent de rétorquer : « À quoi bon ? Faux problèmes !
Qu’est-ce que le nom ajoute à la chose ? » C’est dans l’acte même de créer que le créateur se
définit. Seuls comptent alors le résultat intrinsèque, la valeur, la beauté de l’œuvre, quelle que soit la
couleur, blanche, jaune ou noire, de son auteur. Il n’a pas à définir comme idéal la « négritude », qui
est simple contingence : à savoir le fait pour tel ou tel créateur d’être nègre. « Le tigre – gronde un
beau matin Soyinka avec un humour cinglant, – le tigre ne parle jamais de sa tigritude ! »
Mais ne serait-ce pas précisément parce qu’il la vit ? L’étranger ami de l’Afrique, qui, en tournant
autour du Janus biface, médite sur les rapports de l’être et du devoir-être, et sur le profond
« deviens ce que tu es ! », trouve l’ambiguïté nécessaire, fondamentale ; sans prétendre le
résoudre, il croit pouvoir comprendre le malentendu.
L’intention est vide si l’objet ne remplit pas déjà sa visée. Si Du Bellay n’a pas de génie déjà, ou du
moins du talent, il ne lui sert à rien d’écrire la Défense et Illustration de la Langue Française. Le
manifeste sombre dans le ridicule quand il n’est pas étayé par le manifesté. En ce sens, la négritude
comme programme suppose la négritude comme manifestation. Elle est un geste qui désigne une
présence et non un vide, et c’est bien ce qu’affirment, je pense, les fondateurs de Présence
Africaine.
Mais l’on comprend bien que certains, se méprenant sur son sens, refusent une revendication qu’ils
considèrent comme abstraite et purement formelle ; le Noir réclamant sa place au soleil n’a qu’à la
prendre ; faire de sa réclamation le thème du discours, c’est avouer son impuissance, s’y complaire,
tirer de son esclavage une satisfaction morbide ; une littérature des complexés prêterait alors le
flanc à une critique aussi virulente que celle de Nietzsehe attaquant la morale des faibles ; la
négritude ne serait que l’alibi du manque de talent, ou que l’exaltation par des vaincus de leur propre
ressentiment. L’homme fort rejette sereinement une telle attitude ; le lion la dédaigne et le tigre s’en
pait.
S’ensuit-il pourtant que l’aristotélicien ait tort lorsqu’il discerne dans le silence même du tigre
l’essence tigrée de la tigritude ? La substance véritable est forme biologique et loi de
développement : elle ne s’ignore qu’en s’accomplissant ; même les phénomènes accidentels,
inattendus et en apparence contraires, qui expriment l’histoire de l’Afrique, sont l’épiphanie de son
être.
Donc, à belles dents de jeune carnassier, que Soyinka mange de la négritude ! qu’il la dévore et s’en
régale : Comme un lion (pourquoi, Wole, citez-vous le tigre ? Il n’y a en Afrique que des lions, des
panthères, des léopards. Est-ce pour la force et l’agressivité du tigre ?9)… comme un lion, disions-
nous, ou comme une panthère mâle de la forêt yorouba, il ne se repaît alors que de ce qui l’a déjà
nourri. Dans l’instant qu’il nie la négritude comme projet, Soyinka l’exhibe et l’accomplit comme
résultat. Bien sûr, il la transforme en soi-même, il la digère avec l’orgueil léonin du créateur, du
solitaire. Mais il ne peut contester l’environnement, le milieu qui l’a alimenté et où il a grandi. Le lion
qui nie le troupeau d’antilopes est-il de bonne ou de mauvaise foi ? Sa force n’est-elle pas née de la
disparition de cette faiblesse ? Le tigre cesse de parler de la proie qui n’existe plus : mais elle coule
dans ses veines.
Soyinka le fauve.
Un festin de négritude
Voyons, par exemple, avec Le Lion et la Perle10 à quel repas nous convie ce repu. N’est-ce pas là,
dans le fond comme dans la forme, un plat de négritude consommée qu’il nous sert ?
Assurément, c’est à l’Occident, ou c’est à un fond moderne universel, que Soyinka paraît emprunter
l’efficacité de sa brillante technique théâtrale : alacrité de l’exposition, science de l’économie
temporelle, judicieux rythme des coups de théâtre, progression dramatique, sens de la scène, unité
de temps et d’action contrastant avec la richesse des thèmes, langue raffiné qui tient de la tradition
shakespearienne l’art d’allier le poétique et le trivial ; d’autre procédés modernes évoquent le cinéma
ou les mises en scènes du T.N.P. et du Berliner Ensemble ; emploi des « noirs » entre les actes,
« flash-backs » pour les trois grandes scènes de mine, etc. ; l’alternance entre les deux lieux de
l’action : la chambre de Baroka et le centre du village, suggère l’utilisation d’une scène tournante.
Cela dit, tout le reste est africain. En ce qui concerne le cadre, cela saute aux yeux ; mœurs,
coutumes, dont tous les détails sonnent juste et reflètent la grâce aimable du Bénin ; rites et adresse
de salutation, marques de respect, chansons, danses, récompenses aux artistes, rôle de la noix de
kola et du vin de palme, allusion à la religion traditionnelle ; au roi divin Shango qui crache le
tonnerre, à Ogoun qui préside à la métallurgie, références aux cultes des ancêtres et de la
fécondité. Les morts reviennent rituellement parler aux vivants : c’est pourquoi Sadikou devrait
promettre à Lakounlé de garder son secret même une fois morte. L’épisode du Chemin de Fer
détourné s’éclaire si l’on sait que le mugissement sinistre du rhombe représente la voix du dieu Oro,
au passage duquel les femmes et non-initiés doivent fuir et s’enfermer sous peine de mort. La toile
de fond n’est donc pas seulement la forêt avec ses arbres et ses animaux : buffles, lions, panthères,
renards, singes et serpents ; c’est en même temps toute la vie traditionnelle : le roi, chef de chasse
et de guerre ; la famille polygame où c’est la première femme qui choisit et régente les autres ;
l’importance attachée à la compensation matrimoniale ou « dot » versée par le futur époux ; les
coutumes commerçantes si caractéristiques du pays, en particulier ces marchés de nuit qui égayent
de leurs lumières innombrables les bourgades du Nigeria et du Bénin.
Sur ce fond, le changement actuel des mœurs pose ses questions aiguës, les unes d’ensemble
comme le passage à la monogamie ou au christianisme si mal assimilé par Lakounlé, les autres de
détail, comme la manière de se chausser, de s’habiller, de se farder, de porter quelque chose, de
manger, de travailler, de s’embrasser, de s’aimer ; d’où une hésitation, un partage vécu qui
s’exprime par l’ambivalence à l’égard de l’étranger, objet à la fois de l’hostilité et de l’hospitalité,
ennemi maltraité, hôte choyé, qui amène à sa suite, avec le fonctionnaire corruptible, mille manières
de se perdre séduisantes pour la part féminine de l’âme africaine : comme la photographie, le
chemin de fer, l’écriture, voire le timbre poste…
Mais nous n’avons encore rien dit de la négritude. Car il est bien naturel, il est normal que cette
pièce yorouba, se déroulant en pays yorouba, soit yorouba comme est marseillaise la trilogie
marseillaise de Marcel Pagnol, ou comme est bouloue la comédie camerounaise du jeune Oyono,
Trois prétendants, un Mari ; pour nous en tenir à des genres et à des styles apparentés. Cela
empêche-t-il Soyinka d’être shakespearin et Oyono d’être moliéresque ? Voire. (Si Molière est le
Térence français… la littérature comparée tombe ici dans un problème d’affinité que seul pourra
résoudre un cerveau électronique.) Laissons à regret Oyono pour nous en tenir à nos moutons (ou
plutôt à notre lion). Ce que nous recherchons est une négritude de la moelle, celle qui fera corps
avec ce qu’il y a de plus original ici, à la fois dans la forme et dans le fond.
Or, ce qui éclate dans la forme, n’est-ce pas d’abord la manière dont le texte, ici, à chaque instant,
après avoir frôlé la chanson (à laquelle on fait de perpétuelles allusions) s’épanouit en musique, en
mime et en danse ? On répondra, bien sûr, que Soyinka a recueilli les leçons occidentales en faveur
d’un théâtre total. Mais s’il les a si bien recueillies, n’est-ce pas que ces leçons rejoignent les plus
profondes traditions, les instincts les plus vifs de l’individu d’Afrique, pour lequel tout récit se
transforme en jeu expressif, en imitation ? Et ceci à tous les plans, jusqu’au niveau religieux, où le
mythe s’incarne en représentation et en danse.
Le mouvement irrésistible qui entraîne toute l’œuvre nous paraît comporter deux traits vraiment
propres au temps africain. En premier lieu, ce mouvement culmine apparemment dans trois grandes
scènes muettes, les flash-backs d’action pure répartis sur les trois moments de la comédie, qui
nous démontrent comment un évènement historique devient légende, devient mythe, et, en jouant sur
les mots, chanson de gestes : il s’agit de « l’Arrivée de l’Étranger », du « Détournement de la Voie
ferrée », et du « Destin de Baroka » ; autrement dit, de l’irruption du progrès, du rejet du progrès, et
de l’échec présumé de la tradition. On se trouve ainsi en présence d’une action détemporalisée,
d’un temps désarticulé et comme éternisé par la danse. Le déchaînement rythmé qui étourdit les
corps équivaut à une pause, et c’est à l’intérieur d’un temps gai, dansant, car immobile et sans
grande conséquence, que Lakounlé et Sidi se font berner par Baroka.
Ceci ne veut pas dire qu’il ne se passe rien. Mais – et l’originalité africaine se manifeste aussi sous
ce second angle – tous les coups de théâtre qui ponctuent l’action : brusque révélation de la beauté
de Sidi, demande en mariage de Baroka ; refus qu’on lui oppose ; aveu de son déclin ; séduction de
Sidi par le projet de timbre, mariage final de Sidi ; chacun de ces évènements a quelque chose de
magique, signifie le dévoilement soudain d’un être-là, d’une situation déjà existante, mais restée
jusque-là inaperçue ou cachée, l’aboutissement d’une pré-méditation qui, en s’extériorisant,
métamorphose le contexte par l’intérieur, donnant un sens nouveau, imprévu, à tout ce qui précédait.
Ces moments de transformation et de détournement, ces renversements du tout au tout qui n’ont
pour cause, ni des facteurs extrinsèques, ni des mobiles purement psychologiques, mais l’initiation à
quelque chose de jusque-là resté secret, paraissent bien refléter une conception ésotérique du
monde, où la connaissance progresse par à-coups non par l’acquisition d’objets nouveaux ou par
leur exploration méthodique, mais par la saisie d’objets déjà familiers, brusquement transfigurés
dans l’épiphanie d’une structure d’ensemble jusque-là ignorée. C’est le temps d’une féerie pour
adultes.
Voilà notre sens de la négritude « formelle ». Mais comment la dissocier d’un « fond » plus grave,
qui ne paraît guère moins spécifiquement africain ? C’est en effet du problème de la force qu’il
s’agit, de la puissance vitale. Cette puissance s’entend de deux façons. Au sens immédiat, d’abord :
ce qui comptera pour l’Africain, c’est l’intensité physique de la présence ; de ce point de vue, les
apparitions muettes du Lutteur et la scène où le Roi parvient à le vaincre n’ont rien d’accessoire ;
même si la scène en question figure aussi une autre puissance, elle vaut au sens obvie, puisque le
roi africain, chef de chasse et de guerre, doit toujours incarner toute la puissance, toute la force de
la tribu ou de la cité ; sa propre vigueur en est l’emblème. Ce que Sidi, Sadikou ou Baroka
reprochent le plus vivement à Lakounlé, c’est d’ignorer l’importance de cette vigueur, d’énerver cette
force que la société traditionnelle exaltait. Assurément, ce culte de la force engendrait une société
hiérarchisée, inégalitaire ; mais dans laquelle, à son rang, chacun participait selon son statut à la
force de l’ensemble. Bien sûr, la femme n’y est par l’alter ego ponctuel de l’homme, comme le
réclame sa force spécifique, qui est loin d’être considérée comme négligeable (ne sommes-nous
pas à peu de distance d’Abomey, pays des amazones guerrières ?) ; la vieille Sadikou terrifie
Lakounlé, tandis que la jeune Sidi le fait effectivement tomber par deux fois.
Pour la société traditionnelle, la vie suppose cette diversification, cette tension interne ou opposition
des rôles sociaux, qui ne contredit pas la communauté foncière ou fraternité des sujets, puisqu’il y a
échange de services. L’égalitarisme abstrait que prône Lakounlé semble conduire à une identité
indifférenciée, édulcorante, sans caractère ; c’est ce spectre d’une société affadie, vulgaire, que
Baroka voit surgir au terme du processus hélas inéluctable de l’évolution, société de la similitude
absolue, informe, destructurée, qui voudrait abolir jusqu’à la fondamentale différence des sexes. La
civilisation du livre est dévirilisante. C’est pourquoi Lakounlé, champion du féminisme et « lettré »,
joue aux yeux des autres, sans l’être tant que ça, le rôle d’un individu asexué, d’un eunuque.
Parvenu à ce point de son involution, l’homme de la société future se révèle non seulement
indifférencié, mais stérile. Il déçoit donc à nouveau le désir africain de puissance vitale, cette fois-ci
au sens médiat de : force qui se déploie dans la production de nombreux rejetons, de fécondité
biologique. Il faut à ce propos éviter une méprise, un contresens sur le sujet même de la pièce, à
savoir la puissance ou l’impuissance de Baroka. Dit tel quel, ce ne serait aux yeux d’un Européen
que le thème scabreux d’un vaudeville grivois. Cependant, l’expression de la sexualité, directe, non
culpabilisée, d’une crudité parfois tout antique, doit suffire à nous détourner de cette assimilation.
L’Afrique traditionnelle, par ailleurs si discrète et pudique quand il le faut, n’a pas connu les atteintes
du puritanisme et du jansénisme. On s’y trouve donc de plain-pied avec ce qui pourrait être sujet de
fabliau médiéval, de conte rabelaisien ou de farce élisabethaine. Les manifestations extérieures de
la sexualité y sont considérées avec une gaieté immédiate, même si une gravité secrète est
finalement reconnue à la vie sexuelle. Lors des représentations d’Ibadan, la dernière séquence
mimée, d’un réalisme extraordinaire, eût sans doute été censurée dans un théâtre européen.
Mais ce n’est pas parce que la belle villageoise Sidi parle un langage vert et adopte une conduite
réaliste qu’elle n’est pas attachée à sa morale (en particulier à sa virginité) : et ce n’est pas non plus
parce que l’intrigue de la pièce est gaillarde qu’elle ne s’ordonne pas à des préoccupations
sérieuses et ne fait pas vibrer des harmoniques graves. Ici, la question que l’on se pose à propos
de Baroka n’est pas tant sa possibilité d’accomplir certaines étreintes et d’en jouir – vue
européenne, polissonne et restrictive – que sa faculté de procréer, d’engendrer effectivement des
enfants ; là réside pour un Africain le drame éventuel ; c’est au dépouillement de l’être social et non
au plaisir que demeure ordonnée la vie sexuelle. Ce que Baroka regrette dans son faux aveu à
Sadikou, c’est son impossibilité d’être père, ce que Sidi espère par son mariage, ce sont les enfants
vigoureux que le roi lui donnera. Loin de s’arrêter à soi-même, de se prendre pour but comme dans
l’amour-passion occidental, la sexualité africaine ne se conçoit que comme moyen d’assurer la suite
des générations, et par là la religion, car le culte des ancêtres suppose le continuum ininterrompu de
la prospérité.
Il s’agit donc, on le voit, de thèmes sérieux, et – que Soyinka le veuille ou non – bien caractéristiques
de la négritude et du continent africain : pour l’inconstante Sidi – pour la paysanne Afrique – où donc
se trouve la vraie force, la puissance autre que celle des mots, celle qui ne leurre pas ? À travers
les mirages de la civilisation moderne, l’Afrique conservera-t-elle sa vigueur d’autrefois ? Cette
Afrique pourra-t-elle se continuer sans se renier ?
Telle est la gravité qui habite cette légère intrigue. Et des quatre principaux personnages qui la
tissent, trois : Lakounlé, Sidi, Baroka, sont saisis par l’anxiété du changement, partagés, tiraillés,
flottants – à des degrés plus ou moins conscients, il est vrai – mais tous trois jusqu’à cette légère
ivresse qui rend lyrique et qui, jointe à l’irréalisme féerique de la fantaisie, les fait dans l’original
anglais, parler en vers blancs.
Seule Sadikou est un personnage relativement simple, la femme traditionnelle se satisfaisant de son
sort, pour qui il existe un ordre de choses immuables. Elle est donc déconcertée, choquée, lorsque
quoi que ce soit ne s’y conforme pas dans les attitudes de Sidi ou de Lakounlé. Pour elle, rien ne
saurait changer vraiment ; l’univers est plein comme un œuf. À part celui, éternel, de l’homme et de
la femme, il n’y a pas de conflit. Elle parle en prose.
Symétriquement opposé à elle – et la confrontation est savoureuse – Lakounlé de prime abord
paraît aussi un personnage simple : la caricature de « l’évolué » dans son costume comme des
propos ; fragments de Bible, de manuels scolaires et d’articles de journaux, plaqués sur la vie,
récités, avec cette entière (presque émouvante) naïveté du jeune Africain qui veut changer du tout
au tout, systématiquement, abstraitement. La vanité de ses tirades d’intellectuel, désignant un futur
vide, rêvé, encore du domaine de la science-fiction en Afrique, contraste avec les discours pleins de
l’homme d’action Baroka, lourds de passé et de présent, réalisateurs, efficaces : ainsi lorsque celui-
ci se fera consoler par Sadikou, puis par Sidi.
Même appuyé, il reste juste, ce trait qui, dès les premières lignes de la pièce, définit le petit évolué
(instituteur, mais aussi bien comptable ou employé de bureau) par le radicalisme dans le refus de la
rusticité africaine : l’akowe, l’homme qui sait écrire, rejette violemment ce peuple traditionnel de
princes et de paysans où l’on se passait de lui, où il n’a pas sa place, et il s’en prend avec
acharnement, lui, l’homme de l’artificiel, à l’immédiateté, à la simplicité de vie qui accusent cette
rusticité : telles les habitudes de porter les choses sur la tête, de manger avec les doigts, de boire
dans des calebasses, de s’asseoir ou de se coucher par terre ; son ennemi s’appelle tour à tour la
nudité, les toits de chaume, les cases de paille ou de terre, les arbres, bref la nature en général ; le
problème majeur pour lui est d’imposer partout l’usage des fourchettes et des chaussettes, singeant
l’Européen jusqu’à l’absurde (ici, par exemple, en exigeant qu’on se mette à boire du thé ; en Afrique
francophone, ce serait du vin rouge) ; il se veut le héros de la « négativité ». Mais en même temps
(et c’est par de telle contradictions que les personnages de Soyinka nous paraissent si pleins de
vie), cet instituteur est un Africain de vingt-trois ans ; sous la complication et l’abstraction
superficielles, un être simple et direct ne demande qu’à apparaître ; son désir de changement le
rend vraiment fou, mais d’une folie intermittente et passagère : il faut qu’on le « réveille », qu’on le
force ; mais alors on voit, dans les scènes de mime, par exemple, jaillir à nouveau chez lui le don de
la spontanéité corporelle, ainsi que la saine sensualité d’un jeune homme qui ne demande qu’à
oublier ses livres pour danser et pour taquiner les filles ; seuls son caractère d’ «évolué » l’inhibe ;
sous le vernis transparaît un Lakounlé vrai fils de pays : celui qui souffre fort de la mésaventure de
sa belle, celui qui voudrait en courir d’autres, celui qui se désole d’avoir à appliquer ses théories,
celui qui va jusqu’à envier Baroka et à soupirer après la polygamie. Ses contradictions continuelles
forment le principal ressort comique du personnage : dans le même temps,il accuse Sidi de bafouer
le « qu’en dira-t-on » et soutient qu’on doit s’en moquer ; il critique les traditions et s’effraye qu’elles
ne soient pas respectées pour son mariage ; il traite Sidi de broussarde et en fait la damoiselle élue,
le soutien de son combat intellectuel ; à dire vrai, il veut et ne veut pas l’épouser. Aussi sa défaite, au
lieu d’être tragique, paraît-elle le restituer à sa nature véritable, le rendre à la nature tout court.
Sidi est une très jeune fille non dépourvue d’esprit, pleine de répartie, mais très spontanée,
superficielle, attirée par tout ce qui se présente, fascinée par sa propre beauté dont elle vient d’avoir
la révélation ; elle en reste stupide, et c’est ce dont profitera Baroka. Elle ne pense guère et adopte
d’instinct le parti de l’opinion commune, c’est-à-dire du bon sens populaire, de la tradition. Aussi
souffre-t-elle des extravagances de Lakounlé, qu’elle lui reproche avec vivacité. Mais est-elle
entièrement insensible à ses discours ? Il ne semble pas, car cette coquette prête à toutes les
aventures, cette Célimène de campagne, louche avec complaisance vers la civilisation citadine que
lui vante Lakounlé, et dont elle voudrait mettre à son service les possibilités exaltantes : la
photographie, l’imprimerie, les revues féminines, voire les Postes et Télécommunications ! Elle
paraît tenir à son indépendance et à son pagne, à sa coiffure de petites nattes tressées, à son port
de tête, à son prénom africain, à la dot et au mariage rituels. Mais en ville, elle ne refuserait pas
longtemps la robe, la perruque et les talons hauts. Quand la voix de la tradition se déguise auprès
d’elle en voix du progrès, et que ces deux forces antagonistes semblent s’unir pour célébrer sa
beauté, elle ne peut résister au vertige qui la prend. Et sans doute est-ce mieux ainsi, car aurait-elle
épousé Lakounlé autrement ? Faute de finir dans le gynécée de Baroka, elle était mûre pour partir,
comme tant d’autres de ses sœurs, poursuivre à la ville d’autres mirages plus décevants encore,
car elle est à son insu déjà déracinée ; sa première réponse à Sadikou, insolente de jeunesse,
impertinente vis-à-vis du vieux chef, n’a déjà plus rien de traditionnel ; Sadikou en reste abasourdie,
aussi bien qu’à la fin, quand Sidi bouscule les rites nuptiaux en les traitant de barbares. En pensant
la perdre, Baroka la sauve, ou du moins la fait rentrer dans l’ordre dont elle sortait spontanément.
Certes, les préoccupations morales ne se trouvent pas au premier plan chez ce vieux patriarche
roublard, peu embarrassé de scrupules, chez cet étonnant polygame qui sait si adroitement concilier
son plaisir et son intérêt, chez ce rusé politique pour qui, manifestement, la fin justifie les moyens. Et
pourtant, Baroka est le plus sage, le plus intelligent des personnages de la pièce. Sa morale, c’est
son métier de roi. Il consistait, nous l’avons vu, à rester fort, à respecter le pacte féodal en donnant
aux siens paix et prolifération. Baroka s’y emploie consciencieusement. Pour le reste, il est sans
illusion. Chaque chef africain refait actuellement pour son compte cette médiation mélancolique sur
le déclin des aristocraties que le prince de Lampéduse a reconstituée dans Le Guépard. Baroka
sait que l’évolution est inévitable ; il ne lui est pas hostile par principe ; il tient à lui donner des gages,
voire à y paraître compétitif. Même si ses tirades à Sidi ne sont pas à prendre très au sérieux, elles
demeurent fort instructives : c’est au mirage de la technique qu’il recourt pour séduire la jeune fille.
Dans quelques années, comme d’autres chefs – Lakounlé a dit vrai – il roulera en voiture au lieu de
monter à cheval. Mais il proteste contre la disparition des antiques vertus, qu’entraîne la civilisation
du livre et de la machine. Cette civilisation comporte en effet comme trait essentiel la fabrication en
série des individus, choses et gens, par l’école et l’usine. Tous sont identiques, nivelés dans la
médiocrité de la masse : le sens de la valeur, le courage, la virilité désormais secondaires seront
engloutis par l’égalitarisme plébéien ; c’est la fin de la distinction ; le règne qui s’instaure est
maintenant celui de la vulgarité. Et Baroka s’élève contre cette subversion, ce reniement, cet
abandon de l’Afrique par elle-même, contre cet univers d’irresponsables où ce ne sont plus des
sages pleins d’expérience mais de jeunes blancs-becs comme Lakounlé qui font la leçon et la loi, qui
prétendent commander. Le nouveau monde lui paraît faux : il ne veut pas l’empêcher d’émerger,
mais il peut retarder le mouvement, récupérer Sidi, tâcher de préserver, comme il le dit lui-même,
des secteurs de vie authentique, dont il espère qu’ils féconderont l’avenir.
Que suggère, à ce point notre étude, l’examen de cette sagesse de Baroka ? Wole Soyinka nous en
voudra-t-il si nous trouvons qu’elle ressemble fort à une méditation philosophique sur la négritude ?
N’est-il pas vrai que l’ensemble des personnages constitue une sorte de typologie des attitudes
possibles à ce sujet, c’est-à-dire vis-à-vis de la tradition africaine ? Et que le problème particulier qui
se pose ici dans la société yorouba intéresse l’ensemble du continent noir en général, c’est-à-dire
suppose une communauté de destin, qui est celle précisément de la négritude ?
Ô tigre, animal solitaire…
La pièce a-t-elle une morale ? Soyinka a trop de talent pour avoir écrit une « pièce à thèse ». Bien
sûr, la jeune Sidi, c’est l’Afrique ballottée entre le passé et l’avenir. Elle choisit le passé, ou plutôt, un
certain passé la reprend à un certain avenir. Est-ce à dire que Baroka ait raison, et que les vieux
chefs valent mieux que les jeunes instituteurs ? En tout cas, Baroka nous est présenté sans fard,
comme un être bien vivant, avide de boissons et de femmes, intéressé et cynique. Nous savons par
Kongi’s Harvest que Soyinka peut très bien ne ménager en rien les rois traditionnels. Mais c’est le
destin de l’auteur comique que de paraître réactionnaire. Le rire nécessaire à la santé et à l’équilibre
d’une société avive l’esprit critique, rompt le charme des mythologies évolutionnistes ou
révolutionnistes, libère des positions dites engagées, qui sont sérieuses jusqu’à l’ennui. À son
époque, Molière ridiculise bien des trouvailles vouées à un bel avenir, la médecine, l’instruction des
femmes, la promotion sociale, l’exigence d’authenticité… C’est l’action dissolvante de la critique qui
décape les vraies valeurs ; celles qui résistent ! Notre médecine scientifique n’est-elle pas une
réponse au défi de Molière ? Il revient donc à l’écrivain satirique de critiquer en toute indépendance
et en toute bonne conscience. Certes en attaquant leurs mœurs, il risque de s’aliéner l’instituteur, le
roi, le fonctionnaire, le président, le prêtre, le général, mais en définitive, seulement ceux d’entre eux
qui sont sots, et la part intelligente de la société l’applaudira. Encore paralysée par la domination
coloniale et sa séquelle de régimes forts, l’Afrique d’aujourd’hui manque d’auteurs comiques qui
traduisent dans les grandes langues internationales (d’où la censure les bannissait jusqu’à présent)
ce bon sens critique populaire, cette acuité de l’observation et cette gaieté caricaturale que reflètent
les propos en langues vernaculaires. L’Afrique a besoin de ce rire qui lui est à la fois si naturel et si
traditionnel ; elle en a besoin pour supporter les difficultés qu’elle affronte, pour prendre de la
distance par rapport à des situations souvent oppressantes ; elle en a besoin pour dégonfler les
baudruches des idéologies qui l’assaillent et pour rappeler à l’ordre ou à la mesure ses nouvelles
élites ; en un mot, l’Afrique a besoin de rire pour penser, et il faut remercier Soyinka de le lui
permettre.
Son refus de la « négritude » est probablement sous un certain angle un refus de la tragédie, un
refus de la rancœur, de l’amertume liée au complexe d’infériorité – le rugissement de l’esprit fort, du
lion qui ne se laisse pas affoler par le moucheron, et qui ose se mettre en question soi-même – ici
en stigmatisant la naïveté « acculturante » de l’instituteur, ailleurs en s’en prenant aux messianismes
africains et à la religion (The Trial of Brother Jero), ou encore en prenant pour cible aussi bien les
universitaires que les hommes de gouvernement dans l’extraordinaire Kongi’s Harvest, écrit avant la
chute de N’Krumah qu’elle présage, et qui pourrait servir de prolégomènes à toute politique africaine
future.11
La danse du tigre
Qu’importe donc à Soyinka de ne pas plaire à certains ou de ne pas suivre les modes ? Le tigre n’a
de compte à rendre à personne. Et puis, son allure et son élégance font oublier tout le reste. Une
pesante analyse ne peut pas rendre le tempo dansant de Soyinka. Puisqu’il y a chez Lewis Carroll
un chat du Cheshire qui sourit, pourquoi un tigre ne danserait-il pas ? C’est ce que suggère ici
l’alliance bien rare de la force et de la grâce, du gros comique et du charme poétique, de la farce et
du lyrisme. Voilà ce qui fait de cette petite comédie, Le Lion et la Perle, une œuvre précieuse et
féroce dont le titre même figure déjà les deux pôles antinomiques.
Cette réussite serait inexplicable si Soyinka n’était pas en même temps l’aède difficile et profond de
ces pièces obscures, mystiques, indéchiffrables à l’Européen, où il se montre l’héritier scrupuleux
de tout l’« éthos » traditionnel yorouba. De ces abîmes, il peut s’élever jusqu’à la légèreté sans
cesser d’être poète ; si le Bénin est la Grèce de l’Afrique, le pays yorouba en est l’Italie, et même
dans la plaisanterie, la grâce chantante de la langue se fige naturellement en poème et se mue
spontanément en musique. La riche mythologie, la religion et les fêtes y sont déjà art total, et si les
crises économiques et politiques ne ruinent pas le pays, les formes d’art que nous appelons
« baroques » devraient y connaître un grand essor. Le Lion et la Perle, n’est-ce pas une comédie-
ballet, une sorte d’opéra de chambre en trois mouvements pour quatuor et chœurs ?
Quand le silence de la nuit s’étendra définitivement sur le marché peu à peu déserté d’Ilounjilé,
quand le rideau se sera baissé sur le destin accompli de Sidi et sur le poème achevé, alors, bien
sûr, nous méditerons sur les aliénations et sur les servitudes, sur la baisse du cacao, sur le déclin
des aristocraties, sur l’agonie des cultures et sur la mort des statues. Mais jusque là, laissons-nous
posséder nous aussi par l’ivresse de l’ambiguïté : ce qui est tragédie pour les uns est pour les
autres fantaisies allègre, fraîche et rieuse comédie : laissons-nous prendre à sa gaieté, laissons-
nous emporter par son tourbillon.
ACTE I
SCENE II
L’INTRONISATION DE GBEHANZIN
(La même salle du palais où se trouve maintenant le trône de Gbêhanzin. Migan et Mèhou disposent bien en
vue le siège, les sandales royales, la récade, une longue pipe, un collier de perles bleues. Ils attendent
l’arrivée du cortège royal pour la cérémonie du sacre).
MIGAN : Mèhou, quel est cet événement qui intrigue tout le palais ? Que s’est-il donc passé à l’autel sacré des rois
? Si j’en crois la rumeur, un règne sans précédent va commencer. Je sais que Vidaho possède une personnalité
hors pair, et qu’il est aussi ami des grands faiseurs de gris-gris. Sinon, comment aurait-il triomphé de ses rivaux
?
MEHOU : Sans doute, mais aucun gris-gris ne pouvait lui permettre de surpasser ses prédécesseurs. Voici les
faits. Hier soir, après le départ du grand consécrateur Agassounon, Kondo laissé seul dans le noir près de l’autel
sacré des rois défunts, devait méditer sur ses futures responsabilités. Depuis Houégbadja le fondateur de la
dynastie, tous les souverains abandonnés dans ces conditions furent trouvés endormis le lendemain. Or ce
matin, Kondo était parfaitement éveillé. Cela signifie sûrement que sa vigilance ne faiblira pas.
MIGAN : Je pressens plutôt un règne mouvementé. Cependant, j’ai confiance en Kondo. Un prince éduqué par
Adandozan, l’intraitable rival de Guézo, l’adversaire acharné des dominateurs Yoruba et des marchands
d’esclaves ne se laisse pas faire. Mais, veillons à ce qu’il ne devienne pas cruel et fantascjue. Guèdègbé a-t-il
consulté les oracles ?
MEHOU : Attendons l’intronisation et les premières paroles du nouveau roi. Celles-ci contiendront, tu le sais, tout un
programme. J’entends tinter une clochette. Agassounon arrive.
AGASSOUNON : (Entre à reculons, une clochette à la main, précédant Kondo). Voici le moment solennel où de
nouveau le soleil va briller sur le Danhomè.
(Kondo apparaît, majestueux, drapé dans du velours blanc, pieds nus, la tête couverte d’un bonnet à quatre
pointes).
AGASSOUNON : (Se place devant Kondo debout et l’apostrophe). Kondo Hier, prenant tes ancêtres à témoins tu as
médité toute la nuit sur tes responsabilités de roi. Maintenant tu vas recevoir les attributs de ta souveraineté.
Assoies-toi sur le trône de Houégbadja dont tu es le successeur désigné par les dieux. (Kondo s’asseoit). Né
d’une panthère, tu portes les signes sacrés des rois du Danhomè et tu es l’égal d’un dieu. Ton grand père Guézo
avait prédit que tu mettras fin aux guerres du Danhomè soit par la défaite, soit par la victoire. Chausse les
sandales de l’ancêtre fondateur pour protéger le royaume du Danhomè, son peuple et ses lois.
(Kondo chausse les sandales; Migan et Mèhou se prosternent en murmurant des voeux).
Reçois à présent la récade royale, symbole de ton pouvoir incontesté. Elle sera vénérée comme ta personne. Tu
es désormais le maître du monde. (Signes d’approbation de Migan et de Mèhou). Pour accomplir un destin de
gloire, tous les Danhoméens t’appartiennent ainsi que les femmes du royaume, hormis les prêtresses de
Sakpata, le dieu de la variole. J’orne ton cou de ce collier de perles bleues, du plus pur corail et te proclame roi
des perles, l’égal d’Aldo Wêdo, l’arc-en-ciel, source unique des richesses, qui dispense la pluie à profusion.
MIGAN : Je me couvre de poussière et vous salue, Djêhossou O roi des perles, qui venez d’acheter le Danhomè.
(Ils se couvrent la tête de poussière; à tour de rôle chaque ministre vient se prosterner devant le
roi et lui fait serment de fidélité ; II demeure à genoux quand le suivant arrive).
MIGAN : Maître de l’aurore, votre Premier ministre reconnaissant, Migan Agbédjékou, vous sera plus dévoué qu’un
chien. Mon bras ne faiblira point dans l’exécution de vos sentences de mort.
MEHOU : Votre Mèhou, l’humble précepteur de la famille royale emploiera ses forces à maintenir la paix entre les
princes et à gagner l’amitié des étrangers. Et puisque vous êtes le requin qui trouble la barre, qu’on m’appelle
désormais « Aguéglohoué » car je défendrai aux poissons de vivre sur la terre ferme. Yovogan, le gouverneur
des provinces du Sud exécutera fidèlement vos ordres et sera là-bas, l’oeil et l’oreille du roi.
SETONDJI : Sois béni, Aguéglohoué !
ADJAHO : Le père de la lumière m’a nommé grand huissier et m’a délégué ses pouvoirs pour juger avec sagesse et
selon l’équité.
TOKPO : Quant à moi, Tokpo ; j’approvisionne les marchés en produits variés. Nos greniers regorgeront de grains.
Les palmeraies couvriront tout le royaume pour chanter votre gloire, O Père des richesses.
AKPLOGAN : Votre serviteur Akplogan gardera les tombeaux royaux d’Abomey et d’Allada comme la prunelle de
ses yeux. Aucun sacrilège, aucun manquement aux coutumes ne sera toléré.
KINVO : Par une insigne faveur, vous m’avez nommé, moi Kinvo, Migan du palais. Je promets de vous conseiller en
toute justice pour que votre règne soit le plus éclatant.
GBEHANZIN : (Crache dans un crachoir; une femme lui essuie la bouche. Il éternue; tout le monde s’incline et baise
le sol, des toussotements de sympathie font entendre parmi les courtisans).
Loyaux sujets, ministres mes collaborateurs, vos hommages me plaisent. Qu’on ne s’étonne point de m’entendre
parler en public des affaires du royaume, puisque, ce faisant, je ne viole aucune coutume essentielle. Désormais,
j’exprimerai directement mes ordres et mes désirs. En choisissant comme ministres certains de mes frères, j’ai
voulu montrer à quel point je compte mes proches. En ce jour de mon sacre, je désigne pour commander les
quatre divisions de mon armée mon frère Goutchili, le plus valeureux de mes compagnons d’enfance. Il sera le
rempart de mon règne et prendra le titre de Gahou, Général en chef.
(Goutchili, un géant à l’allure martiale court se prosterner aux pieds de Gbêhanzin).
GAHOU : Vous êtes le père de ma vie. Je donnerai jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour payer ma dette de
reconnaissance. Sur les champs de bataille mes soldats seront terribles comme des chacals enragés que le
tigre lui-même fuit dans la brousse. Sous mon commandement jamais un soldat danhoméen ne trahira.
GBEHANZIN : C’est bien. Je sais la valeur d’un serment de Goutchili.
GUEDEGBE : Moi, Guèdègbé, voix autorisée des oracles et des ancêtres, je salue la décision du roi de parler en
public. J’annonce que sous ce règne, beaucoup de choses changeront, à la surprise et à la confusion de nos
ennemis, à l’honneur et à la gloire de notre souverain.
LES PRINCESSES ET LES AMAZONES : (Acclament le roi). Longue vie au roi des perles !
GAHOU FEMME : (Se prosterne) Père de l’univers ! Nous sommes l’armée des buffles, les farouches amazones,
plus rudes au combat que les hommes. Quand nous brandirons nos fusils pour monter à l’assaut des cités
ennemies, les hommes n’auront plus qu’à cultiver les champs de manioc. Puissant roi, vous êtes notre force, et
l’ardeur qui nous rend invincibles. Nous avons renoncé à la maternité et fait voeu de chasteté, mais nous sommes
liées, à la vie, à la mort, à notre coutelas. Pour votre gloire, ô maître du monde, nous danserons comme des
papillons fascinés, nous danserons sans trêve, autour de votre lumière brillante.
(Murmures d’approbation)
KPAKPA : (Se prosterne) Majesté des majesté ! Père des richesses ! Je suis l’humble recruteur femmes du palais.
Chaque année, aidé de Dossouhouan, je parcourrai les villages du royaume pour recruter les jeunes filles nubiles.
Les plus belles entre les plus belles au teint de bronze clair ou sombre comme de l’ébène, dont la grâce et le
charme seront digne de vous, garniront la couche royale et vous combleront de mille félicités. Les femmes les
plus vigoureuses deviendront amazones. Les autres s’occuperont de la cuisine et de l’entretien du palais. Aux
vénérables femmes de la panthère, moi Kpakpa, je ferai accomplir sans faute les cérémonies prescrites par
Agassou. A leur retour de Houahoué, malheur à tout homme qui osera les regarder. Elles n’auront pas le droit de
cher leur propre enfant s’il est un garçon. Je jure d’accomplir ma tâche dans la pureté.
GBEHANZIN : (Lève la main, et tous les murmures cessent). Fort bien ! Fort bien ! Mon règne cormence ce avec
de multiples serments de fidélité. Je compterai sur votre amitié et l’appui des ancêtres. Pour accéder au trône,
j’ai vaincu la trahison et le doute. Maintenant, je domine le monde des vivants et celui des morts. Si l’un de vous
désire vivre en paix sur cette terre, qu’il se contente de son sort. Migan !
MIGAN : Je réponds, Majesté.
GBEHANZIN : Avant toutes choses, je tiens à honorer mon père par un enterrement digne de lui, par d’éclatantes
funérailles pour que son âme descende en paix l’Ouémé, le fleuve des morts, jusqu’à l’embouchure de Koutonou.
Y a-t-il suffisamment de messagers pour aller lui dire le faste de mon intronisation ?
MIGAN : Je me prosterne, maître de l’univers. Nous pouvons envoyer dans l’au-delà quarante et un jeunes gens et
quarante et une jeunes filles du dernier contingent des prisonniers de guerre. Je prouverai que ma réputation de
Migan n’est pas usurpée.
GUEDEGBE : Permettez, Majesté, que je consulte les oracles sur la valeur et les modalités de ce sacrifice pour les
honorer comme ils le méritent.
GBEHANZIN : Pourquoi veux-tu douter de la valeur de cette pratique ? Je respecte ta science, Guèdègbé, mais je
connais trop bien la coutume pour hésiter un seul instant. Je n’y dérogerai pas sans raison solide. Nous
consulterons les oracles seulement en cas de nécessité. Le cultivateur qui passe son temps à scruter le ciel ne
finira jamais de tracer ses sillons.
GUEDEGBE : Je m’incline, ô roi très éclairé. Je suis votre dévoué serviteur.
GBEHANZIN : Bien ! Migan ! Tu sais à présent ce que tu dois faire. En attendant le grand jour, que dès maintenant
mon peuple se réjouisse ! Qu’il soit comblé de largesses ! Que Kpanlingan proclame les merveilles du règne
nouveau ! Que les tam-tams crépitent de joie ! Que les arbres frémissent d’ail car Gbêhanzin prend possession
du monde.
LES FEMMES : (Acclamations). Gloire et longue vie au roi Gbêhanzin !
(Le tam-tam Houngan éclate).
ACTE I
SCENE III
KINVO : Agassounon a dit la vérité. Je me prosterne devant le roi qui m’avait pardonné de graves fautes
d’égarement. Cette fois encore, soyez magnanime et indulgent, ô seul roi désiré du Danhomè.
GBEGNON : (A part). Agassounon et Kinvo intercèdent pour la femme préférée de Glèlè. C’est suspect.
ACTE II
SCENE PREMIERE
RETOUR DE CAMPAGNE
(Le roi se trouve dans son palais de Kanan, étendu sur un sofa. Etchiomi, une reine, l’évente. Une autre reine,
Djikada, lui masse le corps).
ETCHIOMI : Je suis heureuse du retour de notre auguste époux. En votre absence, Majesté, nous n’avons pu
fermer l’oeil ; l’aride insomnie nous a tenu constamment éveillées. Jour et nuit, j’ai langui après celui que mon
coeur aime. Chaque matin, je suppliais Migannon de me conduire à l’autel sacré des ancêtres pour faire des
offrandes. Je priais les dieux de donner la victoire au roi, de ramener e soleil de ma vie, la lumière de mes yeux,
la douceur de mon coeur.
DJIKADA : Le roi n’ignore pas notre amour et notre fidélité. Il est revenu fatigué. Tes bavardages l’importunent.
Apportons lui plutôt à manger.
GBEHANZIN : Les propos d’Etchiomi me réconfortent. La voix d’une femme aimante est pareille à l’huile parfumée
dont on oint son corps pour en délasser les muscles. J’apprécie vos paroles d’amour. Vos soins affectueux ont
chassé les fatigues de plusieurs semaines de vie dure sur les champs de bataille, mais j’ai encore des soucis.
Donnez-moi à boire.
(Etchiomi va apporter de l’eau, s ‘agenouille, en verse un peu dans sa main, l’avale, puis présente
le bol au roi qui boit. Djikada lui essuie la bouche, lui allonge les jambes, éponge la sueur à son
front. Le roi semble rêveur).
ETCHIOMI : Père de notre vie, nous sommes sans doute indignes de partager le poids de vos soucis. Cependant
nous désirons vous en soulager. Est-ce encore une affaire de complot qui vous attriste ? Les ambitieux devraient
pourtant avoir compris la vanité de leurs entreprises. J’ai admiré votre calme étonnant devant la trahison de
Kinvo.
GBEHANZIN : Habituellement, je m’attends à tout, même à tout même l’invraisemblable. Un ami sincère est parfois
plus précieux que le plus prodigieux gris-gris, mais, malheur à qui compte uniquement sur ses amis
double malheur à qui se fie sans réserve aux gens de sa maison. Même des femmes consacrées peuvent trahir.
DJIKADA : Avons-nous commis quelque faute ? Comment prouver notre amour au roi ? Des femmes célèbres ont
pourtant démontré qu’il vaut mieux s’appuyer sur nous les êtres à sept paires de côtes que sur les hommes qui
en possèdent neuf.
GBEHANZIN : Oui, oui, je le sais. Je pense aux temps futurs.
ETCHIOMI : La guerre n’a-t-elle pas donné les résultats espérés ? Depuis l’intronisation, que de difficultés se sont
accumulées ! Le roi n’a point de répit. Je tremble d’inquiétude.
GBEHANZIN : J’ai honte de toi, Etchiomi. Une femme de la panthère ne doit pas avoir peur.
(Etchiomi s ‘incline pour demander pardon)
DJIKADA : Aucun roi du Danhomè n’a eu à combattre les Blancs. Cependant, je ne crains pas.
GBEHANZIN : Ma gloire sera de réussir ce que jamais souverain de ce pays n’eut à tenter.
(On frappe des mains à l’entrée. Etchiomi y court revient auprès de Gbhanzin et se prosterne).
ETCHIOMI : Tchédigan et Zinzindohoué viennent d’arriver en compagnie des Blancs arrêtés à Koutonou.
GBEHANZIN : (Se dressant sur son séant). Bien ! Bien. Je les attendais. Qu’un eunuque aille quérir l’instant Migan
et Mèhou ! Je veux recevoir pompeusement les étrangers. Que les principaux chefs de guerre ainsi que la Gahou
et la Kpossou des amazones Soient en armes ! Nous devons montrer notre puissance a que ces Blancs aillent
interdire à Bayol de commet des imprudences.
ACTE II
SCENE II
(Ghéhanzin s’approche des otages, se fait présenter par Zinzindohoué chacun d’eux MM : MM.
Bontemps, gérant de Fabre, Chaudoin son adjoint, Pietri, agent de la Maison Régis et le Père
Dorgère des Missions africaines de Lyon. Le roi se contente d’incliner légèrement la tête. Les
otages répondent de la main levée. Après la présentation, le roi retourne s’asseoir. On apporte
deux chaises pour les quatre otages).
GBEHANZIN : N’êtes-vous pas fatigués ? Asseyez-vous donc. Zinzindohoué, Tchédingan, comment avez-vous traité
mes hôtes?
(Les otages s’asseyent)
ZINZINDOHOUE : (Se prosterne). Je salue le maître du monde. Après l’excès de zèle qui nous avait d’abord
poussés à rudoyer les Blancs, nous avons tenu compte de vos recommandations. Nous leur avons donné de
nouveaux vêtements, des chapeaux, des souliers. Puis ils furent transportés en hamac jusqu’à Abomey et logés
dans le palais d’Evènoumèdé. Ils ont promis d’écrire à leur roi et à Bayol pour hâter leur libération. Gloire au roi !
TCHEDIGAN : Père de ma vie, vos largesses excessives à mon endroit m’ont fait me prénommer «Tchédigan » :
vos dons passent la mesure. Ma reconnaissance sera éternelle. Rien n’a manqué à la table des hôtes garnie
d’assiettes, de couteaux, de fourchettes, de verres, nappes, de serviettes et de vins de France. Très satisfaits,
les étrangers ont bu en souhaitant longue vie à bêhanzin et à leur roi Carnot.
GBEHANZIN : C’est bien. Vous avez fidèlement exécuté mes ordres. (Se tournant vers les otages). Je désire vous
être encore plus agréable puisque vous n’êtes pas les coupables. Mon père, tous mes aïeux et moi avons
toujours été amis des Français et du roi de France. Depuis plus d’un siècle, nos pays commercent en paix. Qui
donc a le premier déchaîné la guerre et pourquoi ? Que la responsabilité du sang versé retombe sur sa tête !
Mon peuple et moi, nous résisterons jusqu’au bout et nous chasserons l’agresseur de notre sol. (Appro bations
enthousiastes des courtisans). La terre entière se soulèvera contre lui. Il existe bien des territoires libres de par
le monde, sans foyers et sans ancêtres. Pourquoi ne pas les prendre au lieu de venir faire la guerre à des gens
qui depuis cent ans vivent en paix ?
(Silence).
D’ailleurs, qui est le roi de France ?
UN OTAGE : C’est Carnot.
GBEHANZIN : Qu’a-t-il contre moi ? Et qui sont Régis et Fabre installés à Koutonou ?
UN OTAGE : Ce sont de grands commerçants français qui...
GBEHANZIN : Bayol m’a donc trompé en se disant l’égal du roi de France et en prétendant que Fabre et Régis
étaient ses domestiques. Ecrivez à votre roi qu’il se fasse apporter la tête de Bayol qui est un traître. Antique
ami de la France, je m’étonne que votre pays ne m’ait pas présenté de condoléances quoique j’aie envoyé à
Bayol ma récade enveloppée de tissu noir. Dites dans votre lettre qu’on me rende mes chefs pris par traîtrise et
ma terre que je ne peux abandonner. Alors, nous aurons la paix et vous pourrez commercer à votre aise. Et puis,
que Bayol ne se mêle plus de m’interdire les sacrifices humains. Que lui importe la mort de mes prisonniers de
guerre
PERE DORGERE : Il intercède pour eux car la vie d’un homme, fût-il esclave, est sacrée et personne n’a le droit de
la supprimer ou même de se donner la mort. Devant Dieu, tous les hommes sont égaux.
GBEHANZIN : Ah prêtre de Dieu on m’a dit que tu es un sage, mais je ne comprends pas ce que tu cherches en
compagnie des marchands. Tu parles un peu comme Guèdègbé mon guérisseur ; dis moi, dans le pays des
Blancs n’a-t-on jamais tué des hommes pour honorer des ancêtres ou des dieux ?
DORGERE : (sourit) Le roi a raison. Il y a longtemps déjà, nos ancêtres les Gaulois faisaient des sacrifices humains.
En Espagne, pour fêter l’arrivée de l’épouse du roi Charles III à Madrid, on a brûlé treize hommes et six femmes.
Mais cela ne se fait plus maintenant.
GBEHANZIN : (riant) Tu n’as pas peur de la vérité, prêtre de Dieu. Brûler des gens, est-ce moins cruel de leur
couper la tête ? Enfin, quant à moi je dois honorer mes ancêtres comme il se doit. Les sacrifices humains
continuent de leur plaire, jusqu’à nouvel ordre.
UN OTAGE : Nous prenons bonne note des demandes de Votre Majesté. Nous écrirons sans tarder au p dent de la
République Française.
GBEHANZIN : (paraît enchanté). Allez donc ! vous êtes libres et les lois du Danhomè vous protège Malheur à qui
touchera un cheveu de votre tête. Vous pouvez retourner à la côte, mais vous ne sortirez du Danhomè que
lorsqu’on m’aura rendu ma terre et mes représentants. Avant votre départ, recevez mes cadeaux. Vous
remettrez quatre pagnes, deux recades sculptées et deux tentures avec les symboles du requin à votre président
Carnot ; chacun de vous emportera un pagne et deux objets d’art.
(Gbê’hanzin fait un signe et des femmes apportent alors les pagnes. Chacun des otages est appelé à tour de
rôle à s’en vêtir).
Maintenant, buvons à l’amitié entre la France le Danhomè.
(On tend un pagne pour cacher le roi).
UN OTAGE : Nous buvons à la santé du roi Gbêhanzin. Qu’il nous permette de nous retirer maintenant.
(Chaque otage s’avance et incline la tête devant le roi. Au tour du Père Dorgère...)
GBEHANZIN : Viens près de moi, Prêtre. (Gbêhanzin se lève et lui touche l’épaule). Nous sommes désormais des
amis. Je vous reverrais avec plaisir à Abomey.
DORGERE : Merci, Majesté. Au revoir
ADANDEDJAN : Kinvo passe les bornes. Il insulte le maître du monde. Quand il continue de tramer des
machinations contre la sécurité du royaume, avec la complicité de l’incorrigible Vichégan, il ferait mieux d’implorer
humblement la clémence du roi.
KINVO : (Atterré, la bouche ouverte, il regarde Adandédjan, et balbutie) : Quelle calomnie ! quelle monstrueuse
calomnie ! je proteste.
MEHOU : En voilà assez ! L’accusation est fondée, Majesté, et la traîtrise de Kinvo et de Vichégan nous consterne.
(Vichégan tremblante se lette aux pieds de Gbêhanzin et tend des mains suppliantes)
GBEHANZIN : Mon indulgence, à ce que je vois, n’a pas eu d’effet. Alors ces félons doivent payer leur inconscience
et leur folie. Migan ! Occupe-toi de l’ex-reine Vichégan. Fouette-la jusqu’au sang et jette-la en prison. Qu’aucun
Danhoméen en la rencontrant plus tard dans les rues d’Abomey ne puisse la reconnaître.
Va ! et qu’on vienne bientôt me rendre compte de ce qui aura été fait.
MIGAN : (Se saisit de Vichégan, lui tord les bras dans le dos et la met debout) Rassurez-vous, Majesté La chicotte
enduite de piment arrachera sa peau lambeau par lambeau et, si elle en réchappe, elle sera blanche comme une
albinos. (Il sort d’un pas décidé entraînant Vichégan qui se débat).
GBEHANZIN : (demeure un instant silencieux, tête baissée, puis dit gravement). Mèhou, saisis-toi de Kinvo et fais
ce qui convient. Dans un cachot, en compagnie de la vermine et des larves suceuses de sang, qu’il réfléchisse au
respect dû au roi.
(Mèhou s’approche de Kinvo. Celui-ci semble stupéfait; mais hardiment, il se dresse, insolent).
KINVO : Tu me condamnes à tort, Gbêhanzin. Les Vodouns que tu négliges et les Blancs surtout me vengeront. Je
peux crever comme une taupe dans une infecte prison mais tu ne règneras pas en paix sur le Danhomè. Comme
le papillon aux ailes somptueuses tu erreras sans répit loin du cocon natal. Tu ne jouiras pas de ton pouvoir
injustement acquis.
GBEHANZIN : Mais toi, Kinvo, tu n’assisteras pas au spectacle que tu prédis. Mèhou, ceci va-t-il durer longtemps ?
Fais raser la maison de cet impudent. Disperse sa famille. Distribue ses femmes à mes esclaves.
(Mèhou empoigne rudement Kinvo et l’entraîne. Les princes se lamentent. Grand remous
d’indignation dans l’assistance).
VILON : Le roi a bien agi. Il est juste et bon.
GBEHANZIN : (Se lève). Je ne trouverai pas de solution au sein de cette assemblée de courtisans, ni dans les
temples des vodouns. Seuls mes guerriers m’aideront à sauver le Danhomè. Ma volonté leur servira de
flambeau. Gahou ! accélère les achats d’armes et surtout entraîne beaucoup de guerriers à les manier, car si la
cadence d’un tam-tam change, il faut que change je change
aussi le pas des danseurs.
ACTE II
SCENE III
ACTE IL
SCENE IV
LA DECLARATION DE GUERRE
(Une salle du palais royal. Le roi est assis sur son trône, entouré de ses chefs de guerre : Migan,
Mèhou, Goutchili, de la Gahou et de la Kpossou femmes
GBEHANZIN : Nous sommes en conseil secret limité à vous seuls directement responsables de la guerre. Parce
que nous nous taisons, les Français croient pouvoir se mêler de nos affaires. Pourquoi s’émeuvent-ils quand je
règle de vieux comptes avec les Ouatchi ? Ballot pensait-il que je ne réagirais pas s’il remontait l’Ouémé avec
son ridicule petit bateau ? Heureusement qu’il a eu la sagesse de redescendre d’urgence vers Hogbonou. Je
viens de recevoir de lui une leti inadmissible. La France nous déclare la guerre.
(Etonnement, mouvements de surprise des autres).
MIGAN : Les Blancs nous narguent parce qu’ils nous supposent faibles. Il faut en finir.
GAHOU : Tel est mon avis. Notre équipement nous permet de défier n’importe quelle armée.
LA GAHOU FEMME : Vos amazones, les antilopes furieuses, sont impatientes de prouver que votre armée est
invincible.
GBEHANZIN : Vos avis concordent en tous points avec le mien. J’ai fait préparer une lettre dans ce sens que
Gahou va vous lire.
GAHOU : (Lisant). «Monsieur Victor Ballot à Porto-novo ».
Je viens d’être informé que le gouvernement fran- (Sons du tam-tam «Adanhoun»). çais a déclaré la guerre au
Danhomè et que cela a été
décidé par la Chambre de France. Tout d’abord, je suis énné du message que vous m’avez envoyé au sujet des
six villages que j’avais détruits il y a quelque temps. Ai-je été quelquefois en F rance faire la guerre contre vous ?
Moi je reste dans mon pays et quand une nation africaine me fait mal, je suis bien en droit de la punir. Cela ne
vous regarde pas. Votre message est une moquerie et cela me déplaît. Si vous n’êtes pas content de ce que je
vous dis, tant pis ! quant à moi, je suis prêt. Descendez à terre et, avec vos troupes, venez me faire une guerre
acharnée. Commencez sur tous les points que vous voulez ; je ferai de même. Au premier combat, je ne savais
pas faire la guerre, mais maintenant, je sais. J’ai tant d’hommes qu’on Noirs et les Blancs n’ont rien à voir dans
ce que je fais. Combien de villages indépendants ai-je brisés moi, roi du Danhomè ? Veuillez vous tenir tranquille,
faire votre commerce à Porto-Novo et nous resterons en paix comme auparavant. Si vous voulez la guerre, je
suis prêt. Je ne la finirai pas quand même elle durerait cent ans et me tuerait vingt mille hommes.
TOUS : C’est bien ! c’est très bien.
LA KPOSSOU FEMME : Longue vie au roi des perles ! Vive le Danhomè de Houégbadja !
GBEHANZIN : Annoncez au peuple que les Français nous ont déclaré la guerre et que Gbêhanzin va les punir
comme jamais ils ne l’ont été.
(Sons du tam-tam « Abanhoun »).
ACTE III
SCENE PREMIERE
L’ETAT-MAJOR FRANÇAIS
AU BIVOUAC D’AKPA
(Une tente devant laquelle les deux capital, Lombard et Schilemans coiffés d’un casque colonial bavardent en
attendant l’arrivée du colonel Dodds. côté d’eux et hors de la tente une table et qua chaises. Sons de clairon
dans le lointain).
LOMBARD : Ah ! mon capitaine, il faut avoir vu ça comme moi pour apprécier la valeur du colonel Dod. C’était au
combat de Dogba. Nous croyant endormis, les Dahoméens essayèrent de s’approcher du camp. Aux premières
clameurs, nous sautâmes dans des tranchées profondes creusées la veille au soir, d’où nous tirions au
commandement, des salves meurtrières. Les Dahoméens harcelaient sans cesse la légion étrangère mais le
Gahou Goutchili ne put trouver un endroit mal gardé. Comme les tirailleurs Noirs étaient sur point de fléchir, le
colonel Dodds prit un fusil s’avança sur le front des lignes. Les balles qui partaient des palmiers sur lesquels
s’étaient dissimulés les Dahoméens pleuvaient dru autour de lui, mais aucune ne l’atteignait. Agacé, le colonel
cria à ses hommes « je donne vingt francs à chacun de vous qui fera prisonnier un de ces moricauds ». — Pour
rien, colonel, répondirent les soldats en choeur. Nous restâmes enfin maîtres du champ de bataille.
SCHILEMANS : Quel panache ! C’est prodigieux.
(Arrive Dodds ; les deux capitaines, la face hilare, saluent leur chef et tous s’asseyent autour de la table).
DODDS : Cette réunion restreinte de notre Etat-Major a pour but de faire rapidement le point.
SETONDJI : Le repos que vous avez ordonné profite à tous. Votre exemple stimule nos soldats. Pris de panique,
les adversaires ont évacué leurs camps, en abandonnant beaucoup de vivres et de munitions. Après le combat
de Kpokissa, nous avons relevé parmi les cadavres de nombreuses amazones de la garde royale. La plupart des
blessés dahoméens crèvent de tétanos.
SCHILEMANS : J’ai entendu les Dahoméens tirer des coups de canon et des rafales de mitrailleuses. D’après nos
renseignements, ce sont les Allemands fusillés avant-hier qui les avaient entraînés.
LOMBARD : Ah ! les salauds !
DODDS : Vos remarques sont pertinentes. Le Gahou Goutchili a maintenant deviné l’itinéraire de notre colonne :
Kpokissa – Kana - Abomey. Nous ne devons plus rencontrer de résistance sérieuse. L’entourage de Gbêhanzin
est divisé et sans doute, dans quelques jours, le roi tentera de négocier.
LOMBARD : Même si Gbêhanzin en manifeste le désir, nous devons aller jusqu’au bout. Ses guerriers n’emploient
qu’une méthode routinière d’attaque et de défense. La disposition en carré et nos salves d’artillerie les déroutent.
DODDS : Certes, nous décelons déjà, chez l’adversaire, les premiers signes de flottement. Mais l’énergie et la
tenacité de Gbêhanzin sont remarquables. Tôt ou tard il faudra le capturer pour que ses guerriers donnent la
lutte. En attendant, je tiens à féliciter les troupes du corps expéditionnaire. Dès que j’achèverai notre
ravitaillement en vivres et munitions, j’attaquerai la ligne de la rivière loto.
SETONDJI : A vos ordres, colonel. Les Nègres disent que vous possédez un puissant gris-gris contre les ennemies
?
DODDS : (Se lève, de même que les deux capitaines. Tous se dirigent vers la sortie). Moi ! Quelle blague.
SCHILEMANS : Il paraît qu’au combat de Dogba, êtes resté tout seul en face des ennemis qui on sans succès sur
vous pendant vingt minutes.
DODDS : (Riant) Ah ! il faut bien rigoler de temps en temps.
ACTE III
SCENE III
LA CATASTROPHE
(Dans la même salle que précédemment à Kanan. Le roi soucieux, en tenue simple, à demi-couché si son
sofa, entouré des reines, en compagnie de Guèdègbé, Migan, Mèhou, Tchédigan, Gnimavo, Gahou, tous
abattus).
GBEHANZIN : Ainsi donc, Dodds a refusé ma d mande de négociation. Que veut-il exactement ?
GAHOU : Dès que nous avons reçu l’ordre de prendre contact avec les Français, nos émissaires se sont approchés
de leur camp en arborant des drapeaux blanc. Conduits devant le Gahou Dodds, ils lui exposèrent vos
propositions. Dodds a exigé au préalable l’évacuation des abords de la rivière Koto.
GBEHANZIN : Il n’y pense pas ! Abandonner notre dernier et plus sûr rempart ? Aurait-il l’intention de marcher sur
Abomey ?
MEHOU : Je le crains. La façon de faire la guerre des Français me surprend. Je m’étonne qu’ils s’accrochent et ne
se contentent pas des victoires remportées
GAHOU : La chance peut tourner.
GBEHANZIN : Tout est perdu puisque mon Gahou compte maintenant sur la chance. Laisse d’autres s’appuyer sur
les oracles comme sur des béquilles. L’armée qui incarne ma volonté de résistance va-t-elle faillir ? Que crains-
tu, Gahou ?
GAHOU : Malgré les charges forcenées des amazones, les Français, baïonnette au canon, ont délogé nos troupes
du village de Kotokpa. Dans l’après-midi ils se sont rapprochés du Hlan.
GBEHANZIN : Ils marchent donc sur Kanan ? Que font mes guerriers?
GAHOU : Nos pertes sont énormes ; les gris-gris contre les balles ne produisent plus d’effet. Epuisés par la soif et
la faim, nos hommes s’affolent ; cependant, sans relâche, ils se jettent contre les Français dont les fusils
crachent le feu tous ensemble avec un bruit de tonnerre. A Kotokpa, j’ai vu nos guerriers encore debout,
enjamber leurs camarades morts et, la rage au coeur repartir à l’assaut. Quand ils comprirent que les Français
se dirigeaient vers Kanan, la ville sainte, ils eurent un élan formidable qui stoppa l’ennemi. Mais cette énergie du
désespoir vacilla bientôt. Les balles françaises traversaient même les fûts des palmiers qui servaient d’abri. On
visait en particulier nos tireurs embusqués dans les arbres et chargés d’abattre les officiers français. Partout les
obus éclataient en gerbes de feu. Des mottes de terre sanglante éclaboussaient les vivants. Alentour la brousse
s’embrasait et la fumée de l’incendie nous suffoquait.
GBEHANZIN : Assez ! Gahou ! Au lieu de dépeindre la terreur que t’inspirent les Blancs, tu ferais mie regrouper tes
guerriers.
(Entre un messager affolé, haletant)
LE MESSAGER : Dada, les Français ont franchi Hlan et atteignent Zogbodomè.
Chachabloukou lui-même, avec une escouade, vient protéger Votre Majesté.
GBEHANZIN : Le Danhomè va tomber aux mains de l’ennemi et l’on pense d’abord à moi ? Une fois Kanan prise ne
savent-ils pas que c’en sera fait ? Et la division de Kokodo Kakada?
LE MESSAGER : Anéantie : son chef tué. Deux sections d’assaut également dispersées.
GBEHANZIN : Et l’aile droite des amazones ?
LE MESSAGER : Complètement décimée. Malgré l’ordre de retraite, ces farouches guerrières n’ont pas voulu céder.
GBEHANZIN : Les meilleurs des Danhoméens tuer pour nous et nous sommes là à palabrer.
(Entre Chachabloukou empoussierré, ensanglanté
CHACHABLOUKOU : Dâ, il faut partir immédiatement ; Kanan est prise.
GBEHANZIN : S’il faut abandonner Kanan, Abomey n’offre plus de sécurité.
CHACHABLOUKOU : Nos troupes concentrées en empêcheront sûrement l’accès. Comptez sur nous. Il faut quitter
ces lieux.
GBEHANZIN : Que faire si Abomey tombe entre leurs mains ? Et le palais. Et ses richesses? et les tombeaux de
mes ancêtres? Les mains impures des Blancs vont-elles souiller les reliques sacrées ?
TCHEDIGAN : S’ils s’installent dans le palais, les Français y trouveront tellement d’aise que pour le coup ils ne s’en
iront plus chez eux.
GNIMAVO : Tchédigan a raison. On dit que les Nago marchent à la suite des Blancs et brûlent les corps des morts.
S’ils accèdent au palais de nos rois, les mânes sacrés en seraient bouleversés et le Danhomè connaîtra de plus
graves malheurs.
GBEHANZIN : Je trouverai le moyen de rendre le palais inaccessible.
GUEDEGBE : Que le roi m’excuse de lui rappeler une mise en garde de son grand-père. Lorsque les fils
d’Adandozan mécontents de l’accession de Guézo au trône, incendièrent les autels sacrés, Guézo furieux avait
pris une poignée de cendres fumantes qu’il alla montrer au roi déchu en criant : «A ta mort, tu rendras compte de
ce sacrilège aux ancêtres». Adandozan avait ri et répliqué qu’un descendant de Guézo mettrait aussi le feu au
palais de Houégbadja. Alors moi je vous mets respectueusement en garde.
GBEHANZIN : Peu importe, Guèdègbé. Sache que c’est leur motivation qui fait juger nos actes ou glorieux ou
ignominieux. Pour sauver l’honneur de mes ancêtres, je ferais l’impossible. Ne sais-tu pas à la fin que l’âme du
Danhomè n’habite point les toits, ni les murs, ni même les reliques sacrées ? Tant que battra le coeur d’un vrai
danhoméen, le palais brûler, la patrie vivra.
TCHEDIGAN : Le roi a raison. Empêchons les Blancs et les Nago de déshonorer la demeure de nos pères.
(Des coups de feu éclatent. Des femmes affolées envahissent la scène).
UNE FEMME : Dada ! Ils ont fait une brèche le mur d’enceinte. Ils envahissent le palais. Il partir.
GBEHANZIN : (Furieux) Tout de même ! c’en est trop. Donnez-moi ce fusil que j’apprenne aux Français comment
sait riposter Gbêhanzin.
(Alarmés, les assistants tentent de l’en dissuader. Cependant les coups de feu se multiplient. Le roi arrange son
pagne. Chachabloukou lui arrache le fusil).
C’est bien. Vous autres, passez devant. Tchéd igan, Gnimavo, attendez !
(Les autres sortent).
GBEHANZIN : (s’adressant à Tchédigan et Gnim Tout bien pesé je mettrai le feu au grand palais de Singbodji.
Prenez des hommes sûrs pour incendier ceux des autres quartiers d’Abomey. N’épargnez ni les maisons de
Migan ni celles de Mèhou. Après mon départ qu’aucun prince ne soit tenté de rester. Brûlez tout Obligeons-les à
résister.
TCHEDIGAN : Nous exécuterons vos ordres.
GBEHANZIN : Chachabloukou ! veille à ce que des guerriers de confiance prennent les munitions et les trésors et
les dirigent vers les collines de Dassa.
CHACHABLOUKOU : Nous ne sommes pas vaincus, Majesté. Si vous ne voulez plus chausser les sandales de
Houégbadja, avouez-le. Les guerriers poursuivront la lutte.
GBEHANZIN : Ne crois-tu pas que je dois encore tenter de négocier ?
CHACHABLOUKOU : Allons, Dâ, il faut en finir.
(Coups de feu)
GBEHANZIN : Donne-moi ce fusil.
(Chachabloukou jette l’arme, entraîne Gbêhanzin et appelle les hamacaires. Ils sortent. Une amazone affolée
traverse la scène).
L’AMAZONE : Calamité des calamités Peuples libres, gémissez Mânes de nos rois, pleurez Dieu du tonnerre,
explosez Kanan est prise, le tombeau de Dako Donou profané. Si le dieu de la guerre nous abandonne qui sera
pour nous ? Si le roi des rois doit quitter son peuple, qui délivrera le Danhomè ? Honte et malédictions
(Un soldat français apparaît et tire un coup de feu. L‘amazone s’écroule en continuant à grommeler
Malédictions !...)
ACTE III
SCENE IV
L’OPINION DU PEUPLE
(Mêmes indications de mise en scène que pou scène / de l’acte III. Sur la place de Singbodji, les d paysans
Bossou et Agada, cette fois sans leurs ou L ‘un fume une pipe, l’autre est coiffé d’un chapeau paille ou de
raphia).
BOSSOU : Eh ! Agada, où cours-tu de la sorte ? Vas-tu éteindre l’incendie qui ravage le trésor des rois ? Français
encerclent-ils le palais ? Allons voir.
AGADA : Oh ! non. Je vais sauver ma case et mes femmes, mes seuls trésors. Je reviens de Goho où sont
installés les Français. Par curiosité je me suis approché. Il y avait beaucoup de Noirs et peu de Blancs, tous en
pantalon kaki, coiffés de bonnets rouges ou de chapeaux ronds comme des calebasses. Ah ! Bossou, quel
spectacle ! Ils se tenaient immobiles autour d’un mince tronc d’arbre planté droit. L’un d’eux soufflait dans un
instrument de cuivre. Ses joues gonflaient à éclater. Un autre hissait un morceau de tissu à trois couleurs :
indigo, blanc et rouge.
BOSSOU : Tu as vu le Gahou blanc ?
AGADA : On l’appelait Gênêla.
BOSSOU : C’est faux. Moi j’ai entendu Doss.
AGADA : Non, Gênêla, te dis-je. Même qu’il a parlé.
BOSSOU : Menteur ! tu comprends sa langue, toi ?
AGADA : On traduisait en fon. La place grouillait de tous les captifs libérés qui gambadaient de joie et bénissaient
leurs fétiches. Gênêla disait que Gbêhanzin a eu peur et s’est enfui.
BOSSOU : C’est triste. Puissent mes forces me permettre de rejoindre le roi ! Mon dernier enfant et ma femme
viennent de mourir de la variole. Adieu.
AGADA : Attends. Ne sais-tu pas que l’armée est en déroute ?
BOSSOU : Je préfère mourir avec les derniers braves, à côté du roi, plutôt que de vivre avec les peureux, et me
laisser couper la tête par les Blancs.
AGADA : Gênêla a dit que personne ne serait tué et que nous aurions des terres à cultiver. Ça c’est intéressant.
BOSSOU : Tu penses aux champs, alors que le roi ne saitoùsecacher ?
AGADA : Pourquoi n’a-t-il pas écouté les ancêtres ? Les voilà maintenant furieux. Sans armée, Gbêhanzin va-t-il
lutter tout seul contre les Blancs ?
BOSSOU : Je rejoins le roi et les princes.
AGADA : Crois-tu que les princes résisteront à l’appel de Gênêla ?
BOSSOU : Ne t’occupe pas de la conduite des autres. Demande toi seulement si tu veux rester fidèle.
AGADA : Bien sûr que je le veux. Mais où se trouve le roi ? Il ne fuira pas indéfiniment. Les Blancs finiront par le
tuer.
BOSSOU : (Furieux). Sacrilège le roi ne meurt pas, tu le sais.
AGADA : Oh ! Pardon ! Que Dada Sègbo prése ma pauvre tête !
BOSSOU : Tu deviens fou, Agada. Les Blancs ne captureront jamais Gbêhanzin. Il a des gris-gris pour s’évanouir
comme un fantôme et reparaître subitement ailleurs. Et tous ceux qui touchent son pagne disparaissent de
même. L’on assure que s’il risque de tomber aux mains des ennemis il se transformerait en un oiseau et
s’envolerait. Voilà un roi. Je voudrais posséder son gris-gris.
AGADA : Tout ça est fort beau, mais, à vrai dire préfère rester avec un peuple sans roi que suivre un roi sans
peuple. J’entends le clairon sonner. Je cours aux dernières nouvelles. Au revoir Bossou.
BOSSOU : Au revoir Agada.
(Ils sortent. Entrent les princes Sètondji et Gibègnon).
SETONDJI : Où vas-tu de ce pas. Gbegnon ? Quelle tristesse que ces murs calcinés du palais de Singbodji ?
GBEGNON : Ah ! Tais-toi. Ma maison aussi brûle. Ma mère, mes femmes et mes enfants ont disparu ! ils auraient
suivi le roi. Me voici bien obligé de les rechercher.
SETONDJI : Tu vas courir après le roi ?
GBEGNON : A contre-coeur, je l’avoue. Aussitôt les miens retrouvés, je reviendrai. La vie de nomade me sied peu.
La famine et le désordre s’aggravent, Il paraît que les puits sont empoisonnés. Partout, des voleurs et des
brigands. Les hyènes pullulent. Où trouver la sécurité ?
SETONDJI : Moi, je resterai avec le roi.
GBEGNON : Pour combien de temps ?
SETONDJI : Jusqu’à la fin. Le Danhomè n’a jamais connu un pareil roi. Lui l’égal des dieux, il a aimé la terre de ses
aïeux jusqu’à oublier ses prérogatives. Au front, il refusait d’aller en hamac et il mangeait en présence des
soldats.
GBEGNON : Gbêhanzin perd la tête. A-t-il donc renié toute dignité ?
SETONDJI : A ces actes précisément, je le trouve plus grand roi que jamais. Il s’est rapproché de son peuple et a
voulu partager ses tribulations. Depuis la prise de Kanan, il a tout tenté pour se concilier les Blancs. Le général a
exigé que tous nos guerriers déposent les armes et imposé le payement d’une forte indemnité. Evidemment
Gbêhanzin ne pouvait accepter ces conditions. Il a envoyé auprès du roi de France une mission d’ambassadeurs
qui a échoué. Cependant Gbêhanzin n’a pas dit son dernier mot.
GBEGNON : Il aurait dû écouter la voix des oracles et se laisser guider par l’intérêt du peuple. De quelle utilité lui
sera la horde apeurée des princes femmes de sa suite ?
SETONDJI : Il est parfois malaisé de concilier honneur et intérêt car si l’intérêt du peuple consiste à s’incliner devant
les Français, son honneur lui mande de leur résister farouchement.
GBEGNON : Tu plaisantes ! le roi ferait mieux céder. Les Blancs n’occuperont certainement pas longtemps notre
pays.
SETONDJI : Avant leur départ qu’en adviendra-t-il ?
GBEGNON : D’après le général il sera plus beau et prospère et l’on n’y tuera plus de gens.
SETONDJI : Plus de sacrifices humains ? Comment honorer désormais les ancêtres ?
GBEGNON : Je n’en sais rien ! Nous vivons des temps extraordinaires. Guèdègbé avait prévu des bouleversements.
Quel chemin prenons-nous ?
SETONDJI : Vers le fleuve Zou, à travers la raie. Attention ! C’est un secret.
GBEGNON : Que les ancêtres guident nos pas !
(Ils sortent. Au loin sonne toujours le clairon).
ACTE III
SCENE V
ATCHERIGBE
(Dans la brousse, aux environs d’Atchérigbé, campement sommaire sous un arbre ; cabane de branchages)
GBEHANZIN : Adandédjan, quelles sont les dernières nouvelles ?
ADANDEDJAN : Des nouvelles décourageantes, Majesté. Les agents de renseignements ne reviennent plus. Les
Français sillonnent la brousse de part en part. Un seul espion a pu nous rapporter que les autorités et la
population de Ouidah ont favorablement accueilli les conquérants.
GBEHANZIN : Quelle honte ! Il est vrai, nous n’avons plus de guerriers pour les protéger.
ADANDEDJAN : Non seulement Ouidah, mais Go mey, Abomey-Calavi, Allada.
GBEHANZIN : Ah oui ? Est-il vrai que le général se fâche contre ses propres lieutenants et qu’il a été rappelé
comme Bayol ?
ADANDEDJAN : C’est faux, Majesté. Pardonnez à un fidèle ami de vous annoncer une accablante nouvelle.
GBEHANZIN : J’ai brûlé la demeure de mon père. Mon armée est disloquée ; vodouns et ancêtres me semblent
défavorables ; je puis donc accueillir les catastrophes les unes après les autres sans tressaillir. Parle
Adandédjan.
(Adandédjan hésite).
Eh bien, que d’hésitation ! serais-tu devenu une femmelette ?
(Adandédjan garde le silence. Gbèhanzin pose son front dans sa main gauche ; sa récade tombe. Il relève la
tête, pose sa main droite sur la tête de son fils Ouanilo et continue de parler).
Ai-je commis une erreur ?
Vous, mes amis, dites-moi la vérité.
(Les assistants confus se regardent).
GNIMAVO : Ce moment ne sied guère à l’examen des fautes. D’ailleurs auriez-vous pu observer l’horoscope établi
par Guèdègbé ? Vous ne pouviez à la fois ménager les Français et garder intacte la terre du Danhomè.
AKPOLGAN : A mon avis, seule la violation délibérée des coutumes explique le désastre.
GBEHANZIN : Que veux-tu dire Akplogan ?
AKPOLGAN : Les ancêtres et les vodouns nous ont abandonnés, leurs tombeaux sont brûlés. Vous, le dieu du
Danhomè, vous avez mangé et bu devant les hommes.
DJIKADA : (S’incline) Père de ma vie. Je crois que vous n’avez commis aucune faute. Vous êtes plutôt l’égal de
Dada Tégbessou qui a rénové les traditions, allégé les coutumes et permis à ses sujets de voir le roi à visage
découvert. Tégbessou n’a pas été pour autant un sacrilège. Incarner la cause du peuple est la plus grande gloire
d’un chef.
GBEHANZIN : Sois bénie, Djikada. Je n’ai qu’un regret, celui de n’avoir pu construire un palais décent ma mère.
Pour le reste, dis-moi, Akplogan, n’est-il pas plus noble de demeurer fidèle à la terre et au peur qui engendrent
les coutumes que de se soumettre aveuglement aux coutumes passagères et fantaisistes ? nous nous laissons
ravir la terre des aïeux, le vainqueur ne remplacera-t-il pas nos coutumes par les siennes qu’il juge naturellement
supérieures ? Comment puis-je vivre tranquille si en me rendant esclave des traditions, je laisse les armes des
Blancs dépeupler le Danhomè ? J’ai voulu sauver notre terre pour que nos enfants vivent demain la tête haute. Si
à cause de mon choix mes amis me quittent j’accepte la solitude.
(Murmures d’approbation... Quelques coups de feu lointains retentissent).
UNE AMAZONE : Mon roi, ce campement devie dangereux. Nous devons nous éloigner.
(En pleurant, tout le cortège s’ébranle et sort un même côté. De l’autre côté, reparaissent un peu plus tard,
Gbêhanzin et Gnimavo).
GBEHANZIN : (Jette un coup d’oeil en arrière) Gnimavo, sont-ce là tous ceux qui ont accepté de me suivre ?
GNIMAVO : Quelques princes demeurent encore fidèles. Mais de jour en jour les défections se multiplient. A
Abomey, les Français ne tuent pas ceux qui se rendent. Dans nos campagnes et jusque dans votre escorte la
variole sévit durement. De plus, on a du mal à nourrir les fugitifs. Les paysans sont las de fournir des vivres.
GBEHANZIN : Je comprends. Que deviennent mes soldats ?
GNIMAVO : En groupes isolés ils tentent d’arrêter les Français.
GBEHANZIN : Ecoute, Gnimavo, tu sais la confiance que j’ai en toi.
GNIMAVO : C’est un grand honneur pour moi.
GBEHANZIN : Eh bien ! Je connais l’ambition de mes frères. Après la décision du général, la peur ne saurait plus
les retenir. Des audacieux voudront attenter à ma vie, m’empoisonner, m’assassiner, que sais-je, afin de briguer
la succession au trône de Houégbadja.
GNIMAVO : C’est impossible, Majesté. Vous seul détenez l’amulette du Danhomè. Qui osera dire, s’il ne la
possède, qu’il est roi ?
GBEHANZIN : Je connais ta loyauté, Gnimavo ; mais le Danhomè vaut plus qu’une amulette. C’est pourquoi je ne
me rassure pas. En dehors de moi aucun autre prince d’Abomey ne doit monter sur le trône. Il faut les en
empêcher.
GNIMAVO : A quoi bon de telles pensées? Même peuple accepte les Français. Les prisonniers libérés nos ennemis
traditionnels reprennent espoir. Je ne comprends pas vos intentions.
GBEHANZIN : (Médite longuement). Houm ! N’en parlons plus. Ainsi, mes loyaux sujets m’abandonnent (Reste
songeur). Et dire qu’au début de mon règne, j’avais rêvé de faire pleuvoir sur eux une averse de cauris, de perles
fines et de donner à mes hommes des femmes plantureuses pour engendrer un peuple nombreux et fort.
GNIMAVO : Si nous avons perdu la guerre, le Danhomè n’est pas perdu, Majesté.
GBEHANZIN : Tu as raison, Gnimavo. Seuls les gens à courte vue me croient vaincu. On n’est jamais vaincu que
par soi-même. Mon coeur continue de battre à grands coups victorieux. Rejoignons mon escorte.
(Zinzindohoué se précipite sur la scène, accompagné des femmes du roi, de quelques fidèles, et du Gahou).
ZINZINDOHOUE : (Se prosterne). Mon, roi vénéré.
GBEHANZIN : L’écrasement des combattants de la liberté n’est nullement une catastrophe car le sang des héros et
des martyrs est semence de gloire immortelle.
OUANILO : Pourquoi mes oncles t’en veulent-ils et se détournent de toi ?
GBEHANZIN : C’est simple. Ils ont peur et ne me pardonnent pas de demeurer courageux.
OUANILO : Ne puniras-tu pas ceux qui te quittent ?
GBEHANZIN : (Sourire blasé). Je n’en ai plus envie, mon fils. Je les plains. Ils croient sauver le Danhomè en
s’aplatissant devant l’envahisseur. Je veux le sauver en résistant. L’avenir dira qui aura eu raison de «Hessou» le
courage ou de «Hessi» la peur. Le goût de la soumission les rendra bientôt ridicules. On les affublera de
chéchias rouges. Comme les Blancs ils s’étrangleront avec un licou, car ils penseront déchoir en s’habillant à la
mode de chez eux. On chargera la poitrine des meilleurs comédiens de médailles multicolores. Eux, fous qu’ils
sont, se croiront devenus les égaux de leurs maîtres. Quand un homme renie sa dignité est-il encore quelque
chose ? Ah ! s’ils pouvaient préférer aux vains titres de gloire, aux douceurs offertes par le conquérant, la
noblesse de l’homme libre ou celle du guerrier mourant pour la liberté !
Mon fils, quel que soit ton avenir, méfie-toi des flatteries des Blancs, sinon elles te gâteraient le cœur. Ne
recherche que leur savoir. Là réside le secret leur force. Puise à cette source jusqu’à satiété, mais garde-toi de
devenir un eunuque dont on ne sait s’il est homme ou femme, blanc ou noir. Sois toi-même comme une gourde
remplie à ras bord. Comprends-tu Ouanilo ?
OUANILO : (Eclate en sanglots et hoche la tête ; entre Adandédjan).
ADANDEDJAN : Un autre messager demande de la part du général si tu ne veux pas reconnaître ta défaite et ta
déchéance en signant un traité.
GBEHANZIN : (Indigné) Dodds ne peut m’attraper, mais il veut m’humilier.
Que le tonnerre me foudroie si je signe un quelconque papier. Adandédjan
Rassemble en ce lieu même tous mes amis et partisans. Où est Etchiomi ?
(Entre Etchiomi).
ETCHIOMI : Me voici, mon seigneur.
GBEHANZIN : Prépare ce qu’il faut pour offrir à manger à nos morts. Non les anciens, mais les braves tués dans la
guerre contre les Français. Que l’on édifie une butte en guise d’autel, puisque je ne puis trouver mieux ! Qu’on
égorge un taureau et m’apporte le et quelques tranches grillées !
(Adandédlan revient avec Gnimavo, Zimzindohoué, Tchédigan,, Guèdègbé, Sètondji, Bossou, quatre mes dont
Djikada).
GBEHANZIN : Adandédjan, j’ai dit de regrouper tous mes fidèles.
ADANDEDJAN : (Se prosterne). Ils sont tous là, mon roi.
GBEHANZIN : Ah ! Il ne reste que ceux-ci... mes amis, mon peuple ? Déjà la solitude !
DJIKADA : (En pleurs). Mais non, Dâ, vous n’êtes pas seul.
(Cependant à l’écart, Guèdègbé s’était mis hâtivement à consulter, à l’aide des quatre lobes d’une noix de kola.
Bientôt son visage s‘éclaire de joie).
GBEHANZIN : Que fais-tu, Guèdègbé? Ne perds plus ton temps à consulter les ancêtres et les vodouns. Ce qui
arrive les dépasse.
GUEDEGBE : Au-dessus d’eux, il y a «Mawu», Dieu que personne ne surpasse.
GBEHANZIN : Je m’adresse à mes guerriers morts. Je fais un acte d’homme à homme.
GUEDEGBE : Si vous croyez que vos soldats morts peuvent vous entendre, pourquoi ne leur demanderais-je pas si
votre résistance est inutile ou si elle continue de leur plaire ? Craignez-vous leur désapprobation ?
GBEHANZIN : Vas-y donc. Guèdègbé.
GUEDEGBE : Je connais déjà leur volonté. Voilà pourquoi mon visage s’illuminait de joie. Votre fidélité honore nos
morts et vous pouvez leur présenter des offrandes.
GBEHANZIN : (S’anime) Je savais que dans je n’ai pas échoué. Nos morts veulent dire sans doute que le Danhomè
grandira comme je l’ai désiré et que ce nom ineffacé abritera des peuples plus nombreux que ceux du Danhomè
actuel.
GUEDEGBE : Oui, mon roi... depuis la m lente jusqu’aux régions lointaines où le soleil chauffe comme une fournaise.
GBEHANZIN : Ainsi donc, mon règne bref et mouvementé aura des retentissements impérissable … Sois béni,
Guèdègbé ! Tu m’as toujours dit la vérité. Faisons vite maintenant.
(Cependant deux hommes ont érigé la butte ; les femmes ont apprêté farine de maïs, huile de palme, sang et
quelques morceaux de viande. Gbêhanzin grimpe sur la butte, sans parasol, sans récade, et commence son
discours d’adieu).
Compagnons d’infortune, derniers amis vous savez dans quelles circonstances, lorsque les français vinrent
conquérir la terre de nos aïeux, nous avons décidé de lutter. Nos combattants s’étaient levés par milliers pour
défendre le Danhomè et son roi.
Avec fierté, l’on reconnaissait en eux la même bravoure qu’avaient manifestée les guerriers d’Agadja, de
Tégbessou, de Guézo et de Glèlè. Dans toutes les batailles, j’étais à leurs côtés et nous avions la certitude de
marcher à la victoire. Cependant, malgré la justesse de notre cause et leur vaillance, nos troupes compactes
furent décimées.
Et maintenant, ma voix éplorée n’éveille plus d’écho.
Où sont-elles, les ardentes amazones qu’enflammait une sainte colère ?
Où, leurs chefs indomptables Goundémè, Yéwè, Kétungan ?
Où sont mes valeureux compagnons d’armes ? Où, leurs robustes capitaines Godogbé, Chachabloukou, Godjila ?
Qui chantera leurs héroïques sacrifices ? Qui dira leur générosité ?
Hardis guerriers, de votre sang vous avez scellé le pacte de la suprême fidélité.
Oserais-je me présenter devant vous si je signais le papier du général ?
Je ne veux pas qu’aux portes du pays des morts le douanier trouve des souillures à mes pieds.
Quand je vous reverrai, je veux que mon ventre s’ouvre à la joie.
C’est pourquoi à mon destin je ne tournerai plus le dos. Je ferai face et je marcherai. Car la plus belle victoire ne
se remporte pas sur une armée ennemie ou des adversaires condamnés au silence du cachot. Est vraiment
victorieux, l’homme resté seul, qui continue de lutter dans son coeur.
A présent, qui suis-je pour que ma disparition soit une lacune sur la terre ?
Qui suis-je pour que ma disparition soit une lacune sur la terre ?
Advienne de moi ce qu’il plaira à Dieu !
Partez ! vous aussi, derniers amis vivants.
Rejoignez Abomey où les nouveaux maîtres promettent douce alliance, vie sauve et, paraît-il la liberté.
Là-bas, on dit que déjà renaît la joie.
Là-bas, on prétend que les Blancs vous seront favorables comme la pluie qui drape les flamboyants de velours
rouge ou le soleil qui dore la barbe soyeuse des épis.
Compagnons disparus, héros inconnus d’une tragique épopée, voici l’offrande du souvenir, un peu d’huile, un peu
de farine et du sang de taureau.
Voici le pacte renouvelé avant le grand départ.
Adieu, soldats, adieu
(Pleurs de tous. Adandédjan présente les offrandes à Gbêhanzin qui les répand rapidement sur le tertre
redescend).
GBEHANZIN : Guèdègbé !
(Guèdègbé lève la tête comme surpris, s’essuie les yeux puis s’approche et veut se prosterner ; Gbêhanzin
l’arrête d’un geste).
Ça va Guèdègbé ! Ne te prosterne plus. Tant de braves sont aujourd’hui couchés dans la poussière, qui méritent
mieux tes hommages. Alors, reste debout, comme moi, comme un homme libre. Puisque le sang des soldats
tués garantit la résurrection du Danhomè, il ne faut plus que coule le sang. Les ancêtres n’ont plus que faire de
nos vains sacrifices. Ils goûteront
mieux le pur hommage des coeurs fidèles unis pour la grandeur de la patrie.
C’est pourquoi j’accepte de m’engager dans la longue nuit de la patience où germent des clartés d’aurore.
Guèdègbé, comme le messager de la paix, va à Goho où campe le général Dodds.
Va dire au conquérant qu’il n’a pu harponner le requin.
Va lui dire que demain, dès la venue du jour, de son plein gré, je me rends au village de Yégo.
Va lui dire que j’accepte, pour la survie de mon peuple, de rencontrer dans son pays, selon sa promesse, le
président des Français.
Alors, redressez-vous, mes amis. (Tous les assistants le lèvent). Levez la tête, séchez vos larmes, ceignez vos
pagnes. En avant, pour la longue marche
(Le tam-tam Zinli résonne plus fort)
FIN
7. Prononcer : Cho-Yinn’ka. Les linguistes ont en effet transcrit la consonne yorouba équivalent au français ch (comme dans chat) par la lettre s’affectée
d’un point souscrit : s.point qui disparaît dans les typographies européennes.
8. Du nom d’une déesse chtonienne, club en Nigeria réservé aux écrivains et aux artistes.
9. Cet animal asiatique doit être en réalité une importation du positivisme logique anglo-saxon qui a si profondément influencé les intellectuels anglophones
d’Afrique (témoin N’Krumah). Chaque moment de la pensée n’a-t-il pas son animal familier (l’âne de Buridan, la colombe légère de Kant, etc.) ? Or quand
W ittgenstein veut dénoncer le vide de la pensée spéculative, il s’écrie que la philosophie consiste à se demander si un tigre sans raie est bien encore un
tigre ! Un tigre, dont on discute l’essence, n’est-ce pas là le père putatif du nôtre ?
10. Le titre anglais est The Lion and the jewel ; nous avons spécifié jewel en le traduisant par perle car : 1°) le mot est employé pour la première fois par
allusion à l’expression évangélique que le français rend toujours par « jeter des perles aux pourceaux » ; 2°) dans les autres cas, il s’agit de qualifier Sidi,
mise en vedette, devenue point de mire à cause de sa grâce et de sa beauté photogénique ; un mot masculin comme joyau ou bijou aurait mal convenu ;
d’ailleurs, on propose à Sidi de faire partie du trésor de Baroka, or certains chefs de cette région portent le titre traditionnel de « Roi des Perles ».
11. Cette pièce a formé le spectacle du Festival des Arts Nègres 1966. L’obstacle linguistique et son genre satirique inhabituel en Afrique semblent l’avoir
empêché de recueillir tout le succès qui lui est dû.