Le Lion Et La Perle (Wole Soyinka) @lechat

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Le lion et la perle

Théatre

par Wole Soyinka

Coédité par

Nouvelles Editions Numériques Éditions CLÉ,


Africaines (NENA)
Yaoundé
65-66, rue Lib 29, Résidence
B.P. 1501
Machala Nord Liberté 6,

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Date de publication : 2013


Collection : Littérature d’Afrique
ISBN 978-2-37015-026-4
© 2013 Nouvelles Editions Numériques Africaines (NENA).
Préliminaires
Licence d’utilisation
L’éditeur accorde à l’acquéreur de ce livre numérique une
licence d’utilisation sur ses propres ordinateurs et
équipements mobiles jusqu’à un maximum de trois (3)
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Résumé
Le lion et la perle, première de ses pièces de théâtre à
paraître en traduction française, est une comédie de mœurs
dans la tradition satirique de Molière, cependant parfaitement
africaine. La lutte entre l’homme d’action et de sagesse
traditionnelle qu’est le chef Barocka et ce petit évolué,
l’instituteur Lakounlé, pour posséder cette perle qu’est la
jeune et jolie Sidi reflète l’opposition combien actuelle entre
les tenants de la tradition et les promoteurs d’un certain
modernisme. Le langage poétique et le déroulement
dramatique, dans lequel s’insèrent trois grandes des scènes
de mime, révèlent un sens accompli du théâtre.

Auteur
Wole Soyinka est né en 1934 au Nigéria. Il a reçu le Prix
Nobel de littérature en 1986.

Personnages
Sidi, la Beauté du village
Lakounlé, Instituteur
Baroka, « Balé » (roi ou chef traditionnel) d’Iloujinlé
Sadikou, sa femme principale
La Favorite
Villageoises
Lutteur
Un topographe
Écoliers
Suivants du « Balé »
Musiciens, Danseurs, Mimes, Prisonniers, Commerçants, tout le
village.
La scène est au village d’Iloujinlé, au sein du pays Yorouba, au
Nigéria occidental.
Acte I

Au matin
Une clairière en bordure d’un marché, dominée par un
immense spécimen de l’arbre «odan  ». C’est le centre du
village. Le mur d’une école de brousse borne la scène à
droite, et dans le mur s’ouvre vers l’avant de la scène une
fenêtre rudimentaire. De celle-ci s’échappe, quelques
instants avant le début de l’action, la mélopée de la table de
multiplication.
Sidi entre par la gauche, portant un petit seau d’eau sur la
tête. C’est une svelte jeune fille aux cheveux tressés. Une
vraie beauté du village. Elle tient le seau en équilibre sur sa
tête avec une aisance consommée. Autour d’elle est drapé le
large pagne traditionnel, dont le pli passe tout juste au-
dessus des seins, laissant les épaules nues.
Presque aussitôt après son arrivée, le visage du maître
d’école se présente à son tour à la fenêtre (la mélopée
continue «  trois fois deux, six  : trois fois trois, neuf  », etc.).
L’instituteur Lakounlé disparaît. Prennent sa place deux de
ses élèves, dans les onze ans, qui émettent en direction de
Sidi un bourdonnement en faisant vibrer leur main devant
leur bouche. Lakounlé réapparaît à présent sous la fenêtre et
se dirige vers Sidi, s’arrêtant seulement pour administrer aux
gamins des tapes d’avertissement sur la tête avant qu’ils
puissent s’esquiver. Ils s’effacent avec un hurlement. Lui,
ferme la fenêtre sur eux. Le maître d’école a 23 ans environ,
il est vêtu d’un complet anglais vieux style, élimé sans être
déchiré, propre sans être repassé, visiblement trop étroit
d’une ou deux tailles. Il a un très petit nœud de cravate qui
disparaît sous un gilet noir lustré. Il porte un pantalon à
pattes d’éléphant et des espadrilles de tennis bien blanchies.
Lakounlé : Donne-moi ça !
Non.
Sidi :
Lakounlé : Donne !

(Il s’empare du seau ; un peu d’eau l’éclabousse.)


Sidi : (ravie)
Te voilà trempé, pour la peine ! N’as-tu pas honte ?
Lakounlé : C’est ce que la marmite disait au feu : N’as-tu pas honte, à
ton âge, de me lécher le derrière ? Mais ça la titillait quand même !
Sidi : L’instituteur est plein de petites histoires ce matin. Et
maintenant, si la leçon est terminée, puis-je récupérer mon seau ?
Lakounlé : Non. Je t’ai dit cent fois de ne pas porter de fardeaux sur
la tête. Mais tu es aussi têtue qu’une chèvre analphabète. C’est
mauvais pour la colonne. Et cela tasse le cou, au point que sous
peu tu n’auras plus de cou du tout ! Est-ce que tu tiens à avoir l’air
raplati comme un dessin d’élève ?
Sidi : Pourquoi m’en faire ? Est-ce que tu ne m’as pas juré que mon
apparence n’influe pas sur ton amour  ? Hier, en te traînant à
genoux dans la poussière, tu disais  : «  Sidi, tu aurais beau être
énorme ou tordue, et couverte d’écailles comme… »
Lakounlé : Arrête !

Je ne fais que répéter ce que tu as dit.


Sidi :
Lakounlé : Oui, et je maintiendrai chacun des mots que j’ai
prononcés. Mais est-ce là une raison pour sacrifier ton cou ? Sidi !
C’est si peu féminin  : Il n’y a que les araignées pour porter les
charges à ta manière.
(très sûre d’elle, faisant avantageusement valoir son cou.) C’est
Sidi :
pourtant bien mon cou, et pas une araignée.
Lakounlé : (Regarde, et soudain s’anime) Mais regardez-moi ça  !
Regardez, regardez-moi ça !
(Balayant l’espace d’un geste large pour désigner la poitrine de
Sidi.)  Qui parlait de honte à l’instant  ? Combien de fois dois-je te
répéter, Sidi, qu’une grande fille comme toi doit se couvrir les…
les… épaules  ? Je peux voir clairement, clairement une bonne
partie de… ceci ! Et chacun, dans le village, j’imagine, peut en faire
autant. Paresseux, tous autant qu’ils sont, bons-à-rien sans
vergogne, jetant leurs yeux lubriques là où ils n’ont que faire…
Encore çà ? Figure-toi que j’ai fait le pli si haut et si serré que je
Sidi :
peux à peine respirer. Tout cela, à cause de tes reproches
continuels. Il faut pourtant que je dégage mes bras pour pouvoir
m’en servir. Ne le comprends-tu pas ?
Lakounlé : Tu pourrais porter quelque chose. C’est ce que font la
plupart des femmes convenables. Mais toi non. Il faut que tu
coures presque nue dans les rues ! Est-ce que cela t’est égal, les
noms malsonnants, les plaisanteries obscènes, les claquements
de langues, que les filles découvertes comme toi s’attirent sur leur
passage ?
Sidi : Ah ! C’est trop fort ! Lakounlé, est-ce toi qui oses me dire que je
donne prise aux commérages quand le monde entier connaît le fou
d’Iloujinlé qui se dit instituteur ! Est-ce Sidi qui fait avaler les gens
de travers ou toi avec tes mots lourds et bruyants, qui ne veulent
rien dire  ? Toi l’homme aux livres usés qui arrives en traînant la
savate jusqu’au seuil de chaque maison pour détaler dare-dare
quand des malédictions t’accueillent au lieu de souhaits de
bienvenue. Est-ce Sidi qu’on appelle insensé – même les enfants –
ou toi avec tes airs distingués et ton peu de sens ?
Lakounlé : (d’abord indigné, reprend ensuite contenance.) As-tu
entendu parler de ce que c’est qu’une perle jetée aux pourceaux ?
Si je suis maintenant incompris par ta race de sauvages et toi, je
plane au-dessus des persiflages et n’en demeure pas moins
impassible.
Sidi : (furieuse, lui montrant les deux poings.) Oh  !… oh, tu me
donnes envie de te mettre la cervelle en bouillie !
Lakounlé : (bat un peu en retraite, mais de côté la désigne avec un
geste très condescendant.) Sentiment bien naturel, inspiré en effet
par l’envie, car en tant que femme, tu as un cerveau plus petit que
le mien…
Sidi : (toujours plus furieuse) Encore ! J’aimerais bien savoir au juste
ce qui t’inspire ces idées de vanité masculine.
Lakounlé : (très, très paternaliste) Non, non. Je suis tombé dans ce
piège déjà. Tu peux ne pas m’engager davantage dans des
discussions qui te passent au-dessus de la tête.
(ne peut trouver les mots juste, et brise là.) Alors, donne-moi le
Sidi :
seau. Et si jamais tu oses encore m’arrêter dans la rue…
Lakounlé : Allons, allons, Sidi…
Sidi : Donne-le moi, ou bien je…
Lakounlé : (la retient) Je t’en prie, ne sois pas fâchée contre moi. Je
ne te vise pas, toi, en particulier. Et de toutes manières, ce n’est
pas moi qui le dis. Ce sont les savants qui le prouvent. C’est dans
mes livres. Les femmes ont un cerveau plus petit que les hommes,
c’est pour ça qu’on les appelle le sexe faible.
Sidi :(le repousse violemment) Et ça ? C’est le sexe faible ? Est-ce
un être faible qui pile l’igname et qui se baisse pour planter le mil,
toute la journée un enfant attaché sur le dos ?
Lakounlé : Tu apportes de l’eau à mon moulin. Mais ne t’en fais pas.
Dans un an ou deux tu auras des machines qui pileront à ta place,
qui moudront ton poivre sans te l’envoyer dans les yeux.
Sidi : O-oh  ! Tu prétends réellement mettre le monde entier à
l’envers ?
Lakounlé : Le monde  ? Oh, pour ça… Oui, peut-être plus tard. Mais
charité bien ordonnée, dit-on, commence par soi-même. Pour
l’instant, c’est ce village que je veux retourner comme une
chaussette. à commencer par cet habile farceur, ton antique
docteur ès-complaisance envers soi-même, Baroka.
Sidi : En as-tu toujours après le Balé ? Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Lakounlé : Il va le savoir  : avant qu’il soit longtemps, je lui ferai
connaître…
Sidi : Ces idées de merveilles futures – est-ce qu’on les achète ou
suffit-il d’en rêver comme un fou ?
Lakounlé : Nul n’est prophète en son pays. Bien des sages avant moi
ont été traités de fous, et par la suite il viendra beaucoup d’autres
qu’on insultera tout autant. Mais sache que cette façon de voir
n’est pas entièrement de mon invention. Ce que je prône est admis
à Lagos, cette cité magique, à Badagry, où les femmes Sao se
baignent dans de l’or, et même au sein de plus petites villes, à
moins de douze miles d’ici.
Sidi : Et bien, vas-y. Va où les femmes te comprendront si tu leur
racontes les plans dont tu me rabats chaque jour les oreilles. Ne
sais-tu pas comment on t’appelle ici ? As-tu perdu toute honte pour
que les moqueries te laissent froid ?
Lakounlé : Non, je t’ai dit que non. Il n’y a que les ignorants pour avoir
honte.
Sidi : Bon. Je m’en vais. Je reprends le seau, oui ou non ?
Lakounlé : Pas sans avoir juré de m’épouser.
(Il lui prend la main, subitement lyrique.)
Sidi, un homme doit s’attendre à combattre seul. Mais quelle aide,
s’il trouve une femme debout à ses côtés, une femme qui… puisse
le comprendre… comme toi.
Qui ! Moi ?
Sidi :
Lakounlé : Sidi, mon amour t’ouvrira l’esprit comme la chaste corolle
au matin, dès que les rayons du soleil l’ont effleurée.
Si tu commences comme ça, je me sauve. J’ai déjà eu hier
Sidi :
mon content d’inepties.
Lakounlé : Inepties  ? Inepties  ? Entendez-vous  ? Y a-t-il quelqu’un
pour écouter ? Les pierres peuvent-elles supporter d’entendre ça ?
Appeler ineptie le fait d’avoir ouvert les vannes de mon âme pour
te laver les pieds !
Sidi : Tu as fait quoi ?
Lakounlé : En pure perte ! En pure perte ! ô Sidi l’amour change mon
cœur en parterre fleuri ; mais toi, toi, ainsi que ce village de mort,
tu le piétines avec les pieds de l’ignorance.
(déroutée, secoue la tête) Si l’escargot trouve des échardes
Sidi :
dans sa coquille, il déménage. Pourquoi t’incruster ?
Lakounlé : La foi. Parce que j’ai la foi. O Sidi, voue-moi ton immortel
amour et je dédaignerai les sarcasmes de ces esprits de brousse
qui ne savent pas ce qu’ils font. Jure, jure que tu seras ma femme,
et je ferai face à la terre, au ciel, et aux neufs cercles des enfers…
Voilà que tu recommences ! Pour la moindre chose, tu te mets
Sidi :
à caqueter comme un cacatoès. Tu causes, tu causes, et tu me
casses les oreilles de mots qui font toujours le même ronron et qui
n’ont ni queue ni tête. Je te l’ai dit et je te le répète  : je t’épouse
aujourd’hui, la semaine qui vient, ou n’importe quand tu voudras.
Mais il faut d’abord que ma dot soit versée. Ah, Ah ! Tu tournes les
talons, maintenant ! Je te l’ai pourtant dit. Lakounlé, il faut que j’aie
la dot entière. Voudras-tu faire de moi un objet de risée ? Bon, agis
comme il te plaît. Mais Sidi ne veut pas se transformer elle-même
en crachoir recueillant les mépris du village !
Lakounlé : Que leurs crachats retombent sur ma tête !

Ils diront que je n’étais pas vierge, que j’étais forcée de vendre
Sidi :
ma honte en t’épousant sans dot.
Lakounlé : Coutume sauvage, barbare, démodée, rejetée, dénoncée,
maudite, excommuniée, archaïque, dégradante, humiliante,
innommable, inutile, rétrograde, aberrante, imbuvable !
Sidi : As-tu vidé ton sac ? Pourquoi t’arrêtes-tu ?
Lakounlé : Pour le moment je n’ai que le Petit Larousse de poche.
Mais j’ai commandé le Grand. Attends et tu verras.
Sidi : Paye seulement la dot.
Lakounlé : (dans un cri) Ignoble, infâme, ignominieuse coutume,
couvrant notre passé de honte aux yeux de l’univers. Sidi, si je
cherche une épouse, ce n’est pas pour la voir peiner à mon
service, faire la cuisine, frotter par terre, et pondre des enfants à la
douzaine…
Sidi :Dieu te pardonne  ! Est-ce que tu te mettras à bafouer la
maternité chez la femme ?
Lakounlé : Bien sûr que non, je voulais seulement dire… O Sidi, je
désire me marier par amour. Je cherche une compagne pour la vie.
(sur un ton de prédicateur.)
«  Et l’homme s’attachera à la femme, et les deux ne feront plus
qu’une seule chair  ». Sidi, dans le besoin je recherche une amie,
une co-équipière pour la course de l’existence.
Sidi :(sans plus prêter attention, profondément occupée à compter
les grains du collier de son cou.) Alors, paye la dot.
Lakounlé :Fille ignorante, ne peux-tu rien comprendre ? Payer la dot,
ce serait acheter une génisse à l’état du marché. Tu serais mon
cheptel, ma pure propriété. Non, Sidi ! (Très tendrement.)
Quand nous serons mariés, tu n’auras pas à t’avancer ou à t’asseoir,
subjuguée, sur mes talons, comme si je te menais par la bride.
C’est ensemble que nous nous assiérons à table – pas par terre –
et que nous mangerons non avec les doigts, mais avec des
couteaux, des fourchettes, des assiettes cassables, comme des
gens civilisés. Je ne veux pas que tu aies à me servir en attendant
que j’aie terminé mon dîner. Aucune épouse mienne, aucune
femme légitime ne mangera les restes sur mon assiette – ça, ce
sera pour les enfants. Je veux marcher près de toi dans la rue,
côte à côte et bras dessus bras dessous, exactement comme les
couples que j’ai vus à Lagos, – talons hauts pour la femme,
peinture rouge sur ses lèvres, et la coiffure échafaudée comme sur
une photo de magazine. Je t’enseignerai la valse, nous
apprendrons ensemble le fox-trot et nous passerons nos week-end
dans les night-clubs d’Ibadan. Oh  ! il faut que je te montre la
magnificence des villes. Nous nous y installerons si ça te plaît, ou
nous irons seulement y faire de courts séjours. Choisis donc. Sois
une femme moderne, regarde-moi en face et donne-moi un petit
baiser – comme ceci. (Il l’embrasse.)
Sidi : (reculant) Non  ! Je t’ai déjà dit que je déteste ce bizarre et
malsain mouvement de bouche que tu exécutes. Chaque fois ton
attitude me déconcerte. Tu me laisses croire que tu veux
seulement me souffler quelque chose à l’oreille  ; puis survient ce
léchage de mes lèvres par les tiennes. C’est si dégoûtant. Et puis,
le bruit que tu fais : « mmpphh » ! Est-ce pour être grossier avec
moi ?
Lakounlé : (excédé) C’est toujours la même chose avec toi ! Fille de
brousse tu es, fille de brousse tu resteras, broussarde sauvage et
primitive ! je t’ai embrassée comme tous les hommes bien élevés,
comme tous les chrétiens embrassent leur femme. C’est l’habitude,
dans une idylle civilisée.
Sidi :(vivement) Belle habitude pour esquiver le paiement légal de la
dot ! Habitude d’escroc, mesquine et sordide !
Lakounlé : (violemment) Jamais de la vie !
(Sidi éclate de rire. Lakounlé reprend un ton lyrique, les deux yeux
clos comme en rêve.)
L’idylle c’est l’enchantement qu’exhale en l’âme la suavité
Lakounlé :
d’un cœur amoureux.
Sidi : (intriguée un instant, le contemplant.) Va-t-en. Le village
prétend que tu es fou et je commence à voir pourquoi. Je m’étonne
qu’on te laisse diriger l’école, toi et tes discours. Tu vas aussi gâter
les élèves, et après, ils se mettront à divaguer exactement comme
toi !
(Bruit à l’extérieur de la scène.)
On vient. Donne-moi le seau, ou les gens vont se moquer de toi.
(Entre un groupe de batteurs de tam-tam, de jeunes gens, et de
jeunes filles diversement excitées.)
Première jeune fille : Sidi, le voici de retour ! Il est revenu juste comme
il l’avait dit.
Sidi : Qui donc ?
Première jeune fille :L’étranger. L’homme du monde extérieur. Le
farceur qui était tombé pour toi dans la rivière. (Tous éclatent de
rire.)
Sidi : Celui qui monte le cheval du diable ?
Deuxième jeune fille :Oui, lui-même. L’étranger avec la boîte à un œil !
(Parmi les rires étouffés, elle mime le maniement d’un appareil de
photo.)
Troisième jeune fille : Cette fois-ci, il a amené son nouveau cheval
jusque sur la place du village. Celui-ci n’a que deux pieds. Tu
aurais dû voir ça ! V-r-r-r-r…
(Elle court tout autour du plateau en conduisant un motocyclette
imaginaire.)
Sidi : Et … est-ce qu’il a apporté … ?
Les images ? Il les a toutes. Ce serait difficile de
Première jeune fille :
trouver un seul coin du village qu’il ne montre pas dans son livre.
(Elle déclenche un obturateur imaginaire.)
Sidi :Son livre  ? Vous avez vu son livre  ? Est-ce qu’il a ce livre
précieux qui devait me conférer une beauté supérieure aux rêves
d’une déesse ? Car c’est ce qu’il disait. Le livre qui révélerait cette
beauté à l’univers – l’avez-vous vu ?
Oui, oui, il l’a. Mais le Balé continue à se rincer
Troisième jeune fille :
l’œil de ses images. ô Sidi, il avait raison. Tu es superbe  ! Sur la
couverture du livre, il y a une image de toi, d’ici (elle lui touche le
haut de la tête) à là (son ventre). Et dans les feuilles du milieu, en
travers sur deux pages, une autre de toi de pied en cap. Te
rappelles-tu ? C’est celle pour laquelle il t’a fait tendre les bras vers
le soleil. (Extasiée) : O Sidi, à ce moment-là, tu avais l’air d’avoir le
soleil lui-même pour amoureux !
(À ce blasphème, tous simulent un air choqué et on lui donne
plaisamment une petite tape sur les fesses.)
Première jeune fille : Le Balé est jaloux, mais il fait semblant d’être fier
de toi. Et quand cet homme lui raconte comme tu es célèbre dans
la capitale, il fait semblant d’être content, disant que tu as apporté
au village beaucoup d’honneur, et de gloire.
Sidi : (stupéfaite) Mais n’y a-t-il pas du tout d’image de Baroka dans
le livre ?
(dédaigneuse.) Oh  ! que si. Mais il aurait valu
Deuxième jeune fille :
pour le Balé que l’étranger l’oublie tout à fait. Son image est
quelque part dans un petit coin du livre, et encore  ! ce petit coin
même, il le partage avec les cabinets du village !
Est-ce la vérité ? Jure-le par le dieu Ogoun …
Sidi :
Deuxième jeune fille : Qu’Ogoun me fasse périr si je mens !

Sidi :Si c’est vrai, alors je suis plus estimée que le Balé Baroka, le
Lion d’Ilounjilé ; et c’est dire que je suis plus grande que le Renard
des Broussailles, qui vit en dieu parmi les hommes…
Lakounlé : (hargneux.) Et en diable parmi les femmes !
Silence toi ! Tu es tout rempli de dépit.
Sidi :
Lakounlé : Je sais qui il est. C’est pure justice qu’une simple femme
finalement le déshabille….
Sidi :La paix ! Ou je jure que je ne te reparlerai jamais (Elle affecte
une réserve soudaine.)
D’ailleurs, je ne suis plus sûre de vouloir t’épouser maintenant.
Lakounlé : Sidi !
Sidi :Mais oui, pourquoi le ferais-je ? Connue comme je suis de tout
le vaste univers, je me déprécierais à épouser un simple instituteur
de village.
Lakounlé : (au supplice.)
Et qui, de plus, est trop minable pour payer la dot comme un
Sidi :
homme.
Lakounlé : Oh ! Sidi, non !
Sidi : (inondée de joie devant les souffrances de Lakounlé.)
Quoi, n’es-tu pas au courant ? Sidi a plus d’importance que le Balé
lui-même, plus de célébrité que cette panthère de la forêt. Le voici
derrière moi, désormais, votre coquin intrépide, ce fléau de la gent
féminine  ! À présent, il n’a plus qu’à partager le coin de la feuille
avec le plus bas du plus bas, avec la fosse des cabinets ! Tandis
que moi… Combien de feuilles pour mon propre portrait ?
Deuxième jeune fille : Deux au milieu, et…
Sidi :Non non. Laisse compter l’instituteur. Combien y en a-t-il,
maître ?
Lakounlé : Trois pages.
Sidi : (menaçante.)
Une feuille pour chaque cœur que je briserai. Prenez garde  !
(Bondissant soudain de joie.) Hourra  ! Je suis belle  ! Hourra pour
l’étranger de passage !
Le groupe : Hourra pour l’homme de Lagos !
Sidi :(follement excitée.) J’ai une idée  : dansons la danse du
Voyageur égaré.
Le groupe : (cris) Oui, d’accord !
Sidi : Qui dansera le cheval du diable ?
Toi, toi, toi et toi ! (Les quatre filles se mettent à l’écart.) Un Python.
Qui veut faire le serpent  ? Tiens, toi  ! Tu as l’œil sournois et la
démarche ondulante. (Le jeune homme désigné est poussé dehors
avec des plaisanteries.)
L’Étranger. L’être venu de ce fou de monde extérieur. Toi, là ; non : tu
n’as jamais ressenti le bouillonnement de l’alcool brûlant dans tes
veines de lait. Qui peut-on prendre, qui connaisse la démarche des
ivrognes ? Toi  ? … Non  ; l’idée même t’abrutirait aussi sûrement
que le vin … Ah !
(Elle se retourne lentement vers l’endroit où se trouve Lakounlé qui
contemple avec un sourire indulgent et paternel les enfants en
récréation.) :
Viens donc, rat de bibliothèque : c’est toi qui tiendras son rôle.
Lakounlé : Non, non. Je n’ai jamais été soûl de ma vie.

On sait. Mais ton père buvait tellement qu’il a sûrement bu pour


Sidi :
toi et pour tous ses arrière-neveux.
Lakounlé : (essaye de prendre la fuite.) Je ne veux pas jouer.

Sidi : Il le faut.
Lakounlé :Je ne veux pas rester. C’est presque l’heure de prendre le
cours en géographie.
(va à la fenêtre et l’ouvre brusquement.)
Sidi :
Tu crois que tes élèves allaient rester en classe alors que l’étranger
est revenu ? C’est la fête au village, imbécile !
Lakounlé : (tandis qu’on le traîne à l’avant-scène.) Non, non. Je ne
joue pas. Cette mascarade m’ennuie. C’est un amusement d’idiots.
J’ai des choses plus importantes à faire.
Sidi :(se penchant sur Lakounlé qu’on a assis de force au bord de la
scène)
Tu t’habilles comme lui
Et tu lui ressembles
Tu parles comme lui
Et comme lui tu penses
Empoté comme lui
À la mode de Lagos
T’es juste celui qu’il faut !
(Cette incantation est reprise par tous, et ils commencent à danser
autour de Lakounlé en scandant les mots sur un rythme rapide. Au
bout du premier tour, les batteurs de tam-tam interviennent,
maintenant une allure soutenue, tandis que les autres
tourbillonnent autour de leur victime. Ils vont et chantent de plus en
plus vite à chaque tour ; au bout du sixième ou septième, Lakounlé
en a visiblement assez).
Lakounlé :(élevant la voix au-dessus du tumulte) D’accord ! j’accepte.
Allons, dépêchons-nous d’en finir.
(Immense clameur et roulement de tam-tam. Lakounlé s’y met
avec ferveur. Il prend la place de Sidi comme meneur de jeu  ; il
répartit ses acteurs sur toute l’étendue de la scène pour figurer la
forêt ; il laisse libre le haut de la scène à droite pour les quatre filles
qui doivent tenir le rôle de l’automobile.
– Suit une pantomime décrivant l’arrivée du Visiteur dans Iloujinlé
et son court séjour parmi les villageois. Les quatre filles
s’accroupissent par terre pour représenter les quatre roues d’une
voiture. Lakounlé vérifie leur mise en place, puis s’installe au milieu
d’elles et fait semblant de s’asseoir, dans le vide.
Lui seul ne danse pas et exécute une pantomime réaliste.
– Sourde vibration des tam-tams, augmentant progressivement de
puissance, et les quatre «  roues  » commencent à exécuter une
rotation du buste et de la tête dans le plan perpendiculaire au sol.
Lakounlé singe les mouvements d’un chauffeur avec un plaisir
évident. Les tam-tams adoptent un «  tempos  » de plus en plus
rapide.
– Fracas soudain  : les filles s’immobilisent en tremblotant  ; elles
miment le moteur qui cale. Une tentative des tam-tams pour remettre
en marche échoue, et les «  roues  », immobilisées après avoir été
parcourues d’une secousse, laissent retomber leur figure sur leur
ventre. Lakounlé tripote un grand nombre de commandes, descend
de la voiture et regarde dessous. Le mouvement de ses lèvres
indique qu’il jure comme un charretier. Il examine les roues, les tâte
pour évaluer la pression, et trahit le démon qui l’habite en profitant
de l’occasion pour pincer le derrière des filles. L’une d’elles hurle et
le mord à la cheville. Il remonte en toute hâte dans la voiture, fait
une dernière tentative pour repartir, renonce et décide d’abandonner
le véhicule.
– Il prend son appareil de photo et son casque, met dans sa poche
un flacon de whisky dont il boit une rasade avant d’entamer la piste.
– Les tam-tams se remettent à battre, sur un ton et rythme
différents, plus sombre, qui varient en fonction des étapes du
voyage. Plein usage de « gangan » et de « iya ilu ». Les « arbres »
exécutent sur place une danse calme et discrète.
– Un «  serpent  » se glisse hors des branches et s’immobilise au-
dessus de la tête de Lakounlé qui s’est adossé à un arbre pour se
reposer. Il s’enfuit et s’octroie bientôt une nouvelle rasade pour se
remettre de ses émotions.
– Un «  singe  » atterrit brusquement sur le sentier et lui fait des
grimaces avant de détaler. On entend un rugissement, etc.
Les nerfs du voyageur lâchent rapidement, et il se soutient par de
nombreuses libations. Il est bientôt ivre, se bat violemment contre
les broussailles et jure silencieusement en chassant les mouches qui
le tourmentent.
– Soudain, on entend chanter une jeune fille quelque part dans la
brousse. Le voyageur secoue la tête mais le son demeure.
Convaincu qu’il est frappé d’insolation, le voyageur (Lakounlé) boit
de nouveau. C’est la dernière goutte  ; de sorte qu’il balance la
bouteille dans la direction du son.
Résultat : un plouf, un cri, un torrent d’injures, puis plus rien.
Lui, sur la pointe des pieds, écarte le rideau de broussailles, il
cligne des yeux, se frotte les yeux ; ce qu’il a vu reste là.
Il sifflote entre ses dents, arme son appareil et commence à se
contorsionner pour trouver la bonne position. En avant, en arrière,
l’œil vissé au viseur, il pose à terre un pied si distrait qu’il disparaît
tout d’un coup.
On entend un gros plouf, et la chanteuse invisible transforme son
nouveau refrain en hurlement prolongé. Le rythme redouble.
Peu après parmi des clapotis, Sidi paraît sur la scène avec un bout
d’étoffe qui la couvre à peine. Lakounlé, le voyageur, suit un peu
plus tard, plus lentement, essayant d’essorer ses vêtements. Il a
perdu tout accessoire à part l’appareil de photo.
Sidi a traversé la scène en courant et rentre peu après
accompagnée des villageois. C’est toujours la même troupe qui a
disparu et s’est reformée derrière elle pour représenter les paysans.
Ils sont agressifs, et, en dépit des ses protestations, traînent
Lakounlé jusqu’au centre du village, devant l’arbre « odan ».
Tout ceci cesse brusquement lorsque le Balé Baroka, barbichu, sec
comme une trique, et ne paraissant pas ses soixante-deux ans,
surgit en personne de derrière l’arbre.
Tous se prosternent ou s’agenouillent avec les salutations
protocolaires de «  Kabièssi  » (Sire, en yorouba), «  baba  » (Père),
etc., – tous excepté Lakounlé, qui essaye de se défiler.)
Baroka : Akowe1. Holà, maître. Missié Lakounlé !
(Comme les autres reprennent le cri de « Missié Lakounlé », celui-ci
est forcé de s’arrêter. Il se retourne et incline profondément le
buste).
Lakounlé :Monsieur, je vous souhaite le bonjour.
Baroka : Boyou, bouyou, hum ! C’est tout ce qu’on tire d’un alakowe.
On passe chez lui espérant qu’il offre la bière, mais tout ce qu’on
en obtient, c’est « bouyou ». Est-ce que « bouyou » me rafraîchira
le gosier ? Bon, passons. Alors, notre homme de la connaissance,
j’espère qu’aujourd’hui il n’y a aucun problème à poser au vieillard
que je suis ?
Lakounlé : Aucune requête.
Baroka : Et nous ne sommes pas en bise-bille sur un point que
j’aurais oublié ?
Lakounlé : En bise-bille, monsieur ? je n’en vois pas le moindre motif.
Baroka :Parfait. Mais votre jeu débordait de vie jusqu’à mon arrivée.
Et maintenant tout s’arrête, et tu étais en train de nous quitter. Or je
sais le canevas, et j’arrivais juste à point pour la réplique. Je me
sens tout à fait dans la peau du chef Baséjé.
Lakounlé :On a peine à imaginer que le Balé ait du temps pour de
pareils enfantillages.
Baroka : Eh  ! Eh  ! Monsieur Lakounlé, sans ces choses que tu
appelles enfantillages, une existence de Balé serait joliment
insipide. Bon, maintenant qu’on m’a souhaité la bienvenue, peut-on
continuer le jeu ? (il se retourne brusquement vers ses suivants.)
Emparez-vous de lui !
(un instant dérouté.)
Lakounlé :
Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
Baroka : Vous avez tenté de nous voler notre rosière  ! L’avez-vous
oublié  ? Si oui, faites-lui cadeau d’une gifle, pour lui rafraîchir la
mémoire.
(Sous la menace d’un bras levé, Lakounlé retrouve aussitôt ses
esprits et hoche la tête vigoureusement. Aussi le spectacle reprend-
il.
Les villageois menaçants entourent le Voyageur et réclament son
sang. Lakounlé essaye tour à tour de crâner, de s’indigner,
d’implorer la paix.
Sur un signe soudain du Balé, on le jette prosterné face contre
terre.
C’est seulement alors que le Chef commence à lui montrer de la
sympathie, paraît comprendre sa situation, et calme les villageois à
son égard.
Il lui fait apporter des vêtements secs, l’assied à sa droite et donne
le signal d’une fête en son honneur.
L’Étranger bondit à chaque instant pour prendre des photographies
de la scène, mais la plupart du temps, son attention est fascinée par
Sidi qui danse avec abondon.
Finalement, il murmure quelque chose à l’oreille du Chef, qui
hoche la tête en signe d’assentiment, et envoie chercher Sidi.
L’Étranger la fait poser dans toutes sortes de postures pour
magazines et prend d’elle d’innombrables vues.
Puis des boissons lui sont offertes avec insistance  ; il les refuse
d’abord, finit par essayer avec scepticisme le breuvage local, semble
l’apprécier, et boit à tire-larigot.
Mais au bout de peu de temps, malade, il quitte les danses.
Comme il s’en va, on lui donne des tapes dans le dos, et deux
joueurs de tam-tam qui tiennent à tourner autour de lui causent
presque la catastrophe sur place  : il se précipite dehors avec les
mains sur la bouche.
La sortie de Lakounlé semble marquer la fin de la pantomime. Il
rentre presque aussitôt, et tous abandonnent leurs rôles.)
Sidi :(enchantée) Qu’est-ce que je disais ; c’était lui tout craché ! Tu
étais né pur être bouffon de cour plutôt que maître d’école  ! (Elle
désigne dédaigneusement l’école.)
Baroka : Et que deviendrait le village, dépouillé de l’immense sagesse
que Monsieur Lakounlé dispense quotidiennement  ? Qui nous
dirait quand ça va mal ? N’est-ce pas, Monsieur Lakounlé ?
Sidi :(écoutant à peine, toujours en proie à son exicitation) Qui vient
avec moi retrouver l’homme  ? Mais, Lakounlé, il faut que tu
viennes pour deviner le sens de son langage pointu. Tu vois,
bouquineur, nous ne pouvons vraiment rien faire sans ta caboche.
(Lakounlé commence à se récrier, mais on l’assiège en essayant
de le persuader.
Soudain, il s’échappe et prend ses jambes à son cou, toutes les
femmes se lancent sur ses talons dans une folle poursuite.
Avec son lutteur, qui l’a accompagné depuis son entrée et se tient
debout à distance respectueuse, Baroka reste seul, assis, fixant, les
yeux brillants, la troupe de femmes qui s’enfuit.
Des plis de son agbada (ample vêtement drapé), il sort son
exemplaire du magazine et admire la vedette de la publication.
Baroka :(hochant lentement la tête, il se parle à soi-même) Eh oui,
eh oui, ça fait plus de cinq mois écoulés, depuis mon dernier
mariage, plus de cinq mois…
1. Akowé ou alakowé : (en yorouba) celui qui sait écrire, c’est-à-dire « lettré ».
Acte II

À midi
Un chemin près du marché. Entre Sidi, absorbée, ravie, par sa
contemplation de ses propres portraits dans le magazine. Lakounlé
la suit deux ou trois pas en arrière, portant un fagot de bois à brûler
que Sidi est allée acquérir.
Au milieu de la scène, ils sont accostés par Sadikou, qui est entrée
du côté opposé. Sadikou est une vieille femme qui porte un foulard
de tête.
Sadikou : La chance est avec moi. J’allais justement chez toi pour te
voir.
Sidi : (arrachée à son occupation, sursaute.) Qu’est-ce que c’est  ?
Ah ! C’est vous, Sadikou.
Sadikou : C’est le Lion qui m’envoie. Il te veut du bien.

Sidi : Remercie-le de ma part. (Puis, tout excitée) Avez-vous vu ces


images de moi fignolées par l’homme de la capitale  ? Avez-vous
tâté le papier glacé ? (Elle caresse la page) – tellement plus doux
que la gorge d’une perruche…
Sadikou : Mais oui, mais oui. Je les ai vues aussitôt que l’homme de
la ville est arrivé. J’apporte un message de mon seigneur. (Elle fait
un signe de tête du côté de Lakounlé) Pouvons-nous aller un peu à
l’écart ?
Sidi : à cause de lui ? N’y faites pas plus attention que si c’était un
eunuque.
Sadikou : Dans ce cas, ne tournons pas autour du pot  : Baroka te
demande pour épouse.
Lakounlé : (bondit, laissant tomber le fagot.) Quoi ! ô le porc cynique !
le chameau ! l’insatiable coureur gâteux !
Sidi : La paix, mon petit Kounlé. Tu deviens fatigant ! Le message est
pour moi, pas pour toi.
Lakounlé : (aussitôt à genoux, couvre de baisers la main de Sidi) Ma
Ruth, ma Rachel, mon Esther, ma Bethsabée, vous qui rassemblez
toutes les perfections révélées depuis la Genèse jusqu’à
l’Apocalypse, n’écoutez pas la voix de cette infidèle…
Sidi :(retire vivement sa main) Ah ! en voilà bien une autre de toi  :
me donner tous ces noms à coucher dehors que tu pêches dans
tes maudits bouquins ! Je m’appelle Sidi. Et maintenant laisse-moi.
Je m’appelle Sidi, et je suis belle. L’étranger a capté ma beauté
pour la placer entre ses mains. Tiens, tiens, regarde  ; je n’ai pas
besoin de noms à coucher dehors pour m’annoncer ma célébrité –
« plus merveilleuse que les perles d’une couronne » - c’est comme
ça qu’il a dit.
Sadikou : (avec entrain) Eh bien  ! veux-tu devenir la perle de
Baroka ? Veux-tu être sa plus douce princesse, celle qui calmera la
lassitude de ses nuits  ? Quelle réponse donnerai-je à mon
seigneur ?
Sidi : (agitant malicieusement le doigt vers la femme) Ah, ah  !
Sadikou a la langue de miel, Sadikou, la première des épouses du
Lion, Sidi ne sera pas la proie de votre langue séductrice, cette
Sidi dont la célébrité s’est répandue jusqu’à Lagos et par-delà les
mers.
(Lakounlé rayonne de contentement et se relève.)
Sadikou : Sidi, as-tu réfléchi à la vie de délices qui t’attend ? Baroka
jure qu’après toi il ne prendra plus d’autre femme. Sais-tu ce que
cela représente, d’être la dernière femme du Balé  ? Je vais te le
dire. Quand il mourra – et ce qui ne saurait tarder : même le Lion
doit mourir un jour – bon ; quand donc il mourra, cela veut dire que
tu auras l’honneur d’être la première femme du nouveau Balé. Et
pense donc, jusqu’à la mort de Baroka, tu seras favorite. à d’autres
la vie dans les annexes ! Toi, ma fille, ta place sera pour toujours
au palais  : d’abord, en tant que mariée la plus récente, ensuite
comme doyenne du nouveau harem… C’est la belle vie, Sidi. Je
suis bien placée pour le savoir  ; voilà quarante-et-un ans que
j’occupe cette position !
Sidi : Vous gaspillez votre salive. Pourquoi Baroka n’a-t-il pas
demandé ma main avant que l’étranger n’apporte son livre
d’images ? Pourquoi le Lion ne m’a-t-il pas fait cet honneur avant
que mon visage ne soit vanté à la face du monde ? Ne le voyez-
vous pas ? C’est parce qu’il voit ma valeur croître et l’emporter de
loin sur la sienne ; c’est parce qu’il peut entendre déjà les griots et
leurs refrains chantant Sidi l’incomparable, tandis que nul ne se
souvient du Lion. Il veut faire de moi sa chose pour que je m’étiole
sous son empire jaloux. Ah ! Sadikou, ce maître d’école m’a appris
certains faits et mes images m’ont enseigné le reste. Baroka
cherche seulement à se servir de ma beauté pour flatter sa vanité
masculine. Il cherche une gloire inédite, celle d’être le seul homme
à avoir possédé la perle d’Iloujinlé !
Sadikou : (abasourdie, déroutée, incapable de donner sens aux
propos de Sidi) Mais Sidi, est-ce que tu te sens bien  ? Jamais
jusqu’ici je n’avais entendu de telles folies sur tes lèvres. Est-ce
qu’elles ne sonnent pas bizarrement, même à tes propres oreilles ?
(Elle se jette soudain sur Lakounlé.)
Est-ce là ton œuvre, espèce de perroquet  ? As-tu réussi enfin à la
rendre folle, la pauvre ? De telles stupidités… Je vais te frotter les
oreilles !
Lakounlé : (bat en retraite terrifié) Ne vous approchez pas, vieille
sorcière !
Sidi : Sadikou, laissez-le. Dites à votre maître que je l’ai percé à jour,
que je ne veux rien de lui. Regardez, jugez vous-même. (Elle ouvre
le magazine et montre les illustrations.) C’est un vieux. Jamais
jusqu’ici je ne m’étais rendu compte qu’il était vieux à ce point…
(Durant la suite de ce discours, Sidi fait courir sa main sur la surface
des photographies en question, en redessinant les contours avec
ses doigts.)
Et dire que je ne prenais pas garde au velouté de ma peau  ! –
Comme elle est douce  ! – et qu’aucun homme encore n’avait
pensé à célébrer la plénitude de mes seins ! …
Lakounlé : (se sentant lourdement coupable, et désireux de se
justifier) Eh bien, Sidi, je t’assure que j’y pensais… Mais, dans un
sens, ce n’était pas très convenable…
Sidi : (ignorant l’interruption) Regarde, je les présente à la chaude
caresse (elle bombe instinctivement le buste.) d’un soleil plein de
désir. (Elle sourit avec perversité.) Dans mes yeux brille un
message trompeur qui conduit fatalement à leur perte les hommes
insatiables. Et ces dents qui brillent de bonheur, solides et
régulières, rayonnantes de vie ! Soyez sincère, Sadikou, comparez
mon image et celle de votre seigneur  : un siècle de différence  !
Voyez l’eau briller sur mon visage comme sur les feuilles humides
de rosée un matin d’Harmattan. Mais lui, son visage est comme un
morceau de cuir brutalement arraché à la selle de son cheval,
(Sadikou suffoque) et saupoudré des cendres moisies tombées
d’une pipe depuis longtemps consumée. Quand à ce bouc touffu
que j’avais longtemps pris pour un signe de virilité, on dirait des
brins d’herbe clairsemés, même pas verts, inertes et carbonisés
comme après un feu de brousse. Sadikou, je suis jeune et
débordante de vie ; lui est sec. Je suis l’éclat de la perle ; lui n’est
que l’arrière-train du lion !
Sadikou : (revenant enfin de sa stupeur muette) Puisse Shango te
rendre tes esprits  : car il faut vraiment qu’un dieu fâché ait pris
possession de toi.
(Elle fait demi-tour et s’en va. Se rappelant quelque chose d’autre,
elle s’arrête.)
Ah  ! avec des divagations, cela m’était sorti de tête. Si tu ne veux
pas être sa femme, mon seigneur demande si tu accepteras au
moins de venir souper chez lui ce soir. Il donne une petite fête en
ton honneur. Il souhaite te dire combien il est heureux que la
grande capitale ait accordé tant d’importance à une enfant
d’Iloujinlé. Tu as apporté beaucoup de gloire aux tiens.
Sidi : Oh, oh  ! Pensez-vous que je sois née de la dernière pluie  ?
L’histoire des petits soupers de Baroka, je la connais tout entière.
Répondez à votre seigneur que Sidi ne soupe pas avec les
hommes mariés.
Sadikou : Mensonges que tout cela, mensonges. Il ne faut pas croire
tout ce qu’on dit. Sidi, crois-tu que je veuille te tromper ? Je te jure
que…
Sidi :Pouvez-vous nier que toute femme qui soupe avec lui un soir
devient sa femme ou sa maîtresse la nuit suivante ?
Lakounlé : Est-ce que c’est pour rien qu’on le surnomme le Renard ?
Sadikou :(avançant vers lui) Toi, ne te mêle pas de ça ! Ou bien, j’en
prends Shango à témoin…
Lakounlé : (bat juste un peu en retraite, mais continue à parler). Sa
fourberie est connue même dans les grandes villes. N’avez-vous
jamais entendu dire comment il a mis en échec les Travaux Publics
qui voulaient faire passer le chemin de fer par Iloujinlé ?
Sadikou : Personne ne sait le fin mot de l’histoire : ce ne sont que des
« on-dit » !
Sidi : J’adore les « on-dit ». Lakounlé, raconte-moi.
Lakounlé : Comment, tu ne sais pas  ? Alors, assieds-toi et écoute.
Mon père me l’a contée avant sa mort. Et peu de gens sont au
courant de ce tour. – Oh, c’est un fieffé coquin, ennemi juré de
notre évolution. Oui…, c’était quelque part… par ici… La voie
devait longer le village. Bon. Les ouvriers sont arrivés, c’est-à-dire
des prisonniers qu’on amenait pour faire le plus dur, pour briser les
reins à la brousse.
(Entrent les prisonniers, surveillés par deux gardiens. Un
topographe blanc examine sa carte (guêtre, casque colonial, etc.).
Le contremaître accourt avec table, sièges pliants, etc., dresse au-
dessus de lui le parasol et déballe la caisse-popote habituelle  ;
siphon d’eau gazeuse, bouteille de whisky, sandwichs de forme
géométriques.
– Une fois sa carte consultée, le Blanc indique aux hommes de
peine où travailler. Ceux-ci commencent à abattre les arbres, à jouer
de la machette, à déblayer les troncs, le tout au rythme de
l’ensemble de percussions de l’équipe de travail (gong ou triangle).
Les deux exécutants sont aussi chanteurs solistes, et tous les autres
forment le chœur : « N’ijo itoro », « Amuda el’ebe l’aiya », « abe je
on ipa », etc.)
Lakounlé : Ils ont jalonné la route avec des piquets, dévoré un bon
morceau de brousse, et commencé la voie. Le commerce, le
progrès, l’aventure, le succès, la civilisation, la gloire, les
projecteurs de l’actualité internationale, tout cela était à la portée
d’Iloujinlé !
(Le lutteur entre, s’arrête horrifié par le spectacle, et s’enfuit pour
revenir avec le Balé en personne, qui se rend vite compte de la
situation.
Ils disparaissent. Le travail continue  ; le topographe est très
occupé à chasser la soif et les mouches. Peu après, on entend le
mugissement d’un rhombe. Les prisonniers hésitent un instant, puis
reprennent le travail. L’inquiétant bourdonnement continue à se
déplacer, tantôt plus près, tantôt plus loin, évoluant tout autour d’eux
de manière à paraître les encercler. Le contremaître est le premier à
céder à la panique, et alors c’est le chaos. Le seul rescapé de la
débandade est le topographe, tout surpris, trop surpris pour bouger.
Baroka entre quelques minutes plus tard, accompagné d’une petite
suite et précédé d’une fillette portant une calebasse.
D’abord furieux et menaçant, le topographe se laisse convaincre
de défaire le cadeau qu’on lui propose. Il y trouve un paquet de
billets de banque et des noix de kola.
On commence à se comprendre. Le topographe fronce les sourcils
d’un air tendu, se frotte le menton et consulte sa carte. Il réexamine
le contenu de la calebasse et secoue la tête. Baroka rajoute de
l’argent et un cageot de poulets. Suit une chèvre, et encore de
l’argent.
Ce coup-ci, la « vérité » se fait enfin jour dans l’esprit du Blanc ; il
s’est trompé. La voie doit vraiment passer ailleurs. Quelle déplorable
erreur, découverte juste à temps !
Non, non, aucun risque d’erreur cette fois, la voie devrait se trouver
beaucoup plus loin. D’ailleurs (il prend de la terre entre ses mains),
le sol est tout à fait inadapté, inapte à supporter le poids d’une
locomotive.
On apporte une gourde de vin de palme et on partage une noix de
kola pour sceller l’accord. Les hommes de Baroka aident le
topographe à faire ses bagages et les deux compères sortent bras
dessus bras dessous, suivis par le butin du topographe.)
Lakounlé : (montre le poing à la procession qui disparaît et tape du
pied) Vipère lubrique  ! Il aime trop cette vie-là pour supporter d’y
renoncer. Et les routes et les chemins de fer l’y forceraient, en
installant la civilisation à sa porte. Il l’a prévu, et il a barré la voie,
en se dépêchant de mettre en sûreté ses chiens et ses chevaux,
ses épouses et toutes ses concubines… Ah  ! oui… toute les
concubines qu’il a ! Baroka a l’œil si connaisseur qu’il ne veut que
les meilleures…
(ses yeux s’allument. Sidi et Sadikou, riant sous cape, sortent sur la
pointe des pieds.)
Oui, on doit lui reconnaître ça. Ah  ! j’ai souhaité quelques fois de
mener son genre de vie. Tous ces seins voluptueux en guise
d’oreiller pour ses nuits. Je suis sûr qu’il a mis au point un emploi
du temps comme moi à l’école. C’est la seule façon d’assurer
l’équité. Quelle santé il lui faut pour aller comme il va ! Je ne vois
pas ce que les femmes lui trouvent. Ses yeux sont petits et
toujours rougis par le vin. Il doit posséder un secret… Non ! je ne
l’envie pas  ! Juste une femme unique, la mienne. Car c’est tout
seul que je me bats pour le progrès, avec Sidi, l’âme sœur que j’ai
choisie, la seule femme de ma vie… Sidi, Sidi, où es-tu ?
(Il se précipite derrière elles, revient pour ramasser le fagot éparpillé
et ressort en courant.)
*
Baroka au lit, nu à part un ample pantalon qui s’arrête à mi-mollet.
C’est une riche chambre à coucher de peaux d’animaux et de
tapis. Armes aux murs. Une étrange machine également, engin très
particulier muni d’un long levier.
À genoux à côté du lit est la Favorite actuelle de Baroka, occupée
à lui épiler l’aisselle  ; d’abord, elle masse très doucement avec
l’index la base du poil choisi  ; puis d’une secousse imperceptible,
elle arrache le poil entre l’index et le pouce avec un mouvement vif.
À chaque poil arraché, Baroka grimace légèrement ; puis c’est un
« Ha-a » aspiré, et un air de complète béatitude inonde son visage.
La Favorite : Est-ce que je fais des progrès, mon seigneur ?
Baroka : Tu es encore un petit peu délicate en tirant, comme si tu
craignais de faire mal à la panthère des arbres. Sois vive et douce
comme la piqûre rapide d’une vilaine guêpe, car le
rafraîchissement qui en résulte, c’est là dedans que réside le
plaisir !
La Favorite : J’apprendrai, seigneur
Baroka : Tu n’as pas le temps, ma chérie. Ce soir, j’espère prendre
une autre femme, et l’honneur de cette tâche, tu le sais, revient de
droit à ma dernière élue. Mais… Ha-a, ce coup-ci, c’était vif  : il y
avait là-dedans la piqûre subite du scorpion sans son venin. C’était
un arrachement furieux  ; tu as tenté de me faire mal car je t’ai
irritée par ma jactance. Mais maintenant ta colère se répand dans
mon sang ; comme c’est doux ! Ha-a, c’était encore plus doux. Je
crois que peut-être je te permettrai de rester la seule épilatrice de
mes poils humides… Aïe  ! (Il s’assied d’un seul coup et frotte le
point douloureux, l’air fâché.)
Cette fois-ci ça fait beaucoup plus de peine que de plaisir. Créature
vindicative, tu n’as pas caressé la zone d’extraction assez
longtemps !
(Entre Sadikou ; elle s’agenouille aussitôt et incline la tête dans son
giron.)
Ah ! Voici Sadikou. M’apportes-tu un baume pour adoucir la brûlure
de mon aisselle malmenée ? Va-t-en, traitresse !
(Sort la favorite.)
Sadikou : Seigneur…
Baroka : Tu as ma permission pour parler. Qu’a-t-elle dit ?

Sadikou :Elle ne veut pas, monseigneur. J’ai fait de mon mieux, mais
elle ne veut rien de vous.
Baroka : C’est de bonne guerre. On commence toujours par refuser
carrément. Pourquoi ne veut-elle pas ?
Sadikou :C’est ici que c’est bizarre. Elle dit que vous êtes beaucoup
trop vieux. Si vous me demandez mon avis, je crois qu’elle a
réellement perdu la tête. Toute cette excitation née du livre a été
beaucoup trop forte pour elle.
Baroka :(bondit sur ses pieds) Elle dit… que je suis vieux, que je suis
beaucoup trop vieux ? Est-ce qu’une petite fille à peine en fleur a
dit cela de moi ?
Sadikou :Monseigneur, j’ai entendu ces mots incroyables de mes
propres oreilles, et j’ai pensé que le monde était devenu fou.
Baroka : Mais est-ce possible, Sadikou ? Est-ce normal ? Est-ce que
je n’ai pas, à la fête de pluie, vaincu les champions au lancer des
troncs d’arbres  ? Est-ce que je ne continue pas, avec les plus
intrépides, à chasser de nuit le léopard et le boa pour en
sauvegarder les chèvres des paysans  ? Et elle dit que je suis
vieux ? Ne suis-je pas monté, pour annoncer l’Harmattan, jusqu’au
sommet du kapotier ? N’ai-je pas brisé la première cosse et
dispersé les glands aux quatre vents, et ceci pas plus tard qu’hier ?
Est-ce qu’une de mes femmes peut rapporter une défaillance de
ma virilité  ? La plus vaillante de toutes se fatigue bien longtemps
encore avant le lion  ! Et ce serait la même chose pour elle, si
j’avais la moindre occasion d’initier cet oisillon blanc-bec, qui n’a
pas la sagesse d’étreindre la riche moisissure de l’âge … Si une
seule fois je pouvais … Viens ici, apaise-moi, Sadikou, car j’ai la
rage au cœur !
(- Il se recouche sur le lit en regardant en l’air comme
précédemment. Sadikou prend place au bout du lit et commence à
lui caresser la plante des pieds.
Baroka se tourne à gauche, soudain, tend la main vers la ruelle, et
en rapporte un exemplaire du magazine. Il l’ouvre et commence à
scruter les illustrations. Il pousse un long soupir.)
C’est bon, Sadikou, très bon.
(- Il se met à comparer les photos dans la revue – évidemment les
siennes et celles de Sidi.
- Tout d’un coup, il envoie promener la revue, reste les yeux fixés au
plafond deux ou trois secondes, puis, gravement) :
Peut-être est-ce bien, Sadikou.
Sadikou : Monseigneur, qu’avez-vous dit ?
Baroka :Oui, amie fidèle, je dis que c’est aussi bien. Le mépris, le rire
et les sarcasmes eussent été plus amers. Si elle avait consenti et
que mon projet eût fait faillite, j’aurais été submergé de honte.
Sadikou : Seigneur, je ne comprends pas.
Baroka : Le temps est venu où je ne peux plus davantage me faire
illusion. Je ne suis plus un homme, Sadikou. Ma virilité, c’en est fait
depuis près d’une semaine.
Sadikou :Les dieux nous en préservent !
Baroka : Je voulais Sidi parce que j’espérais encore – une idée
stupide, je l’avoue, mais toujours est-il que j’espérais – qu’avec
une vierge jeune et brûlante ma force défaillante se relèverait et
me sauverait l’honneur.
(Sadikou commence à geindre.)
Vaine espérance, je le savais déjà. Mais c’est une faiblesse bien
humaine que de ne jamais accepter le pire. Aussi me suis-je
asservi à ma vanité. La virilité, quand c’est fini, c’est fini  ! La
fontaine de la vie, quand on y a trop puisé, tarit, et finit par se
moquer du prodige. Me voici tout desséché et vidé de ma sève,
providence des faiseurs de chansons, vieille cible offerte aux
obscénités des jeunes gens !
Sadikou : (larmoyant) Que les dieux prennent encore pitié !
Baroka :Je n’ai fait cet aveu à personne d’autre que toi, qui es ma
plus ancienne, ma plus fidèle épouse. Mais si tu oses étaler ma
honte en public …
(- Sadikou proteste en secouant la tête et se met à caresser ses
pieds avec une tendresse renouvelée. Baroka soupire et se laisse
doucement retomber.)
Faut-il que je sois devenu irritable depuis peu ! Nourrir de tels doutes
sur ta loyauté… Mais c’est un désastre trop grand que d’être ainsi,
comme moi,  mis en échec dès la prime jeunesse. Les pluies qui
m’ont béni depuis que je suis né s’élèvent au maigre nombre de
soixante-deux : alors que mon grand-père, cet homme de chêne, a
engendré deux fils à plus de soixante-cinq, et que mon père Okiki
les a tous battus en produisant deux jumelles à soixante-sept ans.
Pourquoi faut-il que moi, descendant de tels lions, je renonce à
mes femmes à la fleur de l’âge, mes sources vitales à sec et ma
virilité morte !
(- Sa voix devient somnolente. Sadikou soupire, geint, et caresse les
pieds de Baroka dont la figure s’éclaire soudain avec ravissement )
Shango m’en soit témoin  ! Ces pieds lassés ont ressenti les mains
aimantes de nombreuses femmes attentionnées. Mes plantes des
pieds ont subi le gratouillement de mains dures et caillouteuses  ;
elles ont supporté la lourdeur de maladroites pattes de gorilles ; et
j’ai connu l’agacement de petites mains mignonnes comme des
jouets, qui affolaient mes sens affamés, promesses de frissons à
venir, de frissons qui demeuraient inaccomplis, parce que ces
doigts étaient trop frêles, parce que leur touche était trop légère et
trop faible pour traverser l’incroyable épaisseur de mes pieds. Mais
toi, Sadikou ! Tes mains ordinaires et frustes renferment une douce
sensualité que l’âge ne détruira pas. Ha-a  ! O yayi po. O yayi  !
Sans aucun doute, Sadikou, d’elles toutes, vous êtes la Reine ! (Il
s’endort.)
Acte III

Le soir
Le centre du village. Sidi se tient à la fenêtre de l’école, admirant
sa photo comme précédemment.
Entre en catimini Sadikou, avec un paquet assez long. Elle dévoile
l’objet  ; on découvre que c’est une figure sculptée du Balé, nu et
avec tous ses attributs. Elle le contemple un bon moment, éclate
soudain d’un rire moqueur, installe la figure devant l’arbre. Sidi suit la
scène avec un profond étonnement.
Sadikou : Et comme ça, toi aussi, nous t’avons eu, n’est pas ? Nous
avons fini par t’avoir. Oh ! grand et puissant lion, est-ce que nous
t’avons vraiment liquidé  ? Ah  ! ya-ya-ya … nous autres femmes,
nous t’avons enfin défait  ! j’étais là quand c’est arrivé à ton père,
l’illustre Okiki. C’est moi qui l’ai eu, moi la plus jeune et la plus
fraîche des épouses. Ma force l’a achevé. Je l’ai appelé, et il est
venu vers moi. Mais non, pour lui ce n’était plus comme les autres
fois. Moi, Sadikou, n’étais-je pas la flamme même, et lui, le coton
sur le fuseau des vieilles femmes ?
Je l’ai dévoré  ! Ô race des puissants lions, nous vous consumons
toujours, c’est à plaisir que nous vous dévidons, à notre fantaisie,
que nous vous faisons danser ; comme la toupie folle, vous croyez
que le monde tourne autour de vous.
Pauvres imbéciles ! C’est vous dont la tête tourne, tandis que nous
restons immobiles, que nous vous guettons, et que nous tirons la
ficelle, jusqu’à ce qu’il ne reste plus de vous qu’un vieux bout de
bois sec.
J’ai liquidé Okiki. Le trésor inviolé de Sadikou s’offrait au sacrifice, et
Okiki se présentait avec une clé rouillée. Comme un serpent, il vint
vers moi, comme une chiffe il en répartit, une chiffe molle, tout
enduite de honte…
(Son rire sardonique la reprend)
Ah ! Prenez garde, messeigneurs, à la fin nous vous liquidons !
(Avec un cri, elle bondit, et commence à danser autour de l’arbre, en
psalmodiant )
Ah ! Prenez garde, messeigneurs,
À la fin, nous vous liquidons !
(- Sidi ferme doucement la fenêtre. Sadikou, qui tournait toujours,
s’interrompt en haletant au milieu de son chant.)
Sadikou : Oh ! C’est toi, mon enfant. Tu aurais dû choisir un meilleur
temps pour me faire cette peur mortelle. à l’heure de la victoire, ce
n’est vraiment pas le moment de mourir.
Sidi : Pourquoi ? Quelle bataille avez-vous gagnée ?

Sadikou : Pas moi toute seule, ma fille. Toi aussi. Toutes les femmes.
Oh ! mon enfant, dire que j’ai vécu pour voir ce jour… pour le voir
perdre son souffle comme une vieille baudruche qui se dégonfle !
pfff… (Elle recommence à danser.)
Ah ! Prenez garde, messeigneurs,
à la fin, nous vous liquidons !
Sidi : Arrêtez, Sadikou, je n’y comprends rien.
Sadikou : Mais si, ma fille, mais si !
Ah ! Prenez garde messeigneurs …
Sidi : Sadikou, est-ce que vous vous sentez bien ?
Sadikou : Ne pose pas de question, ma fille. Contente-toi de te joindre
à mon triomphe. ô seigneur Shango, laquelle d’entre nous t’a ravi
l’éclair qui a foudroyé la queue de ce lion ?
Sidi : (la maintient fermement au moment où elle va de nouveau
entrer en transe.) Cessez de divaguer. Vous ne bougerez pas d’ici
avant de vous être expliquée.
Sadikou : Oh  ! Qu’elle est agaçante  ! Promets-tu de ne le dire à
personne ?
Sidi : Je le jure. Maintenant, au fait !

(Tandis que Sadikou chuchote, ses yeux s’écarquillent.)


O-ho-o-o-o  ! Mais, Sadikou, s’il sait la vérité, pourquoi m’a-t-il
demandé de … (De nouveau, Sadikou chuchote.)
Ha, Ha ! Quel optimisme : Ô Sadikou, tout d’un coup je suis contente
d’être femme. (Elle saute en l’air.) Victoire, victoire  ! Vivent les
femmes ! (Elle emboîte le pas à Sadikou.)
Ah ! Prenez garde, messeigneurs,
à la fin, nous vous liquidons !
(Lakounlé entre sans être vu.)
Lakounlé :Ce n’est pas encore la pleine lune, mais les femmes ne
peuvent pas attendre : elles deviennent folles avant !
(La danse s’arrête, Sadikou se renfrogne.)
Sadikou :Ah ! Voici l’épouvantail. Arrière, freluquet ! Nous sommes ici
entre femmes. Notre étoile est en ce moment à son zénith. Nous
sommes les reines ! Et par-dessus le marché, nous sommes sur le
point d’accomplir un rite. Si tu restes, nous allons te couper en
petits morceaux pour t’offrir en sacrifice…
Lakounlé : Qu’est-ce qu’elle baragouine, la sorcière ?
Sadikou : (s’avançant menaçante) Tu es moins qu’un homme, moins
qu’une femmelette : allez, ouste !
Lakounlé : (piqué) Je vous ferai savoir que je suis un homme, comme
vous le constaterez si vous osez me toucher.
Sadikou : (riant à gorge déployée) Toi, un homme  ? Mais Baroka
n’est-il pas plus homme que toi  ? Or si lui-même n’est plus un
homme à présent, alors toi, qu’est-ce que tu es ?
(Lakounlé comprend et reste pétrifié sous le choc.)
Allons, ma chère fille, laissons-le regarder, s’il veut. Après tout, seuls
les hommes ne sont pas admis à cette cérémonie. Prenez garde,
messeigneurs, à la fin …
Sidi : Arrêtez. Sadikou, arrêtez. Oh  ! Quelle idée vient de me
traverser la tête. Laissez-moi aller au palais pour ce souper qu’il
m’a promis. Sadikou, quelle occasion de se moquer du diable ! Je
demanderai pardon pour mes paroles prématurées. Inutile de
changer ma réponse et de consentir à l’épouser  : il pourrait
soupçonner que vous m’avez parlé  ; mais je lui demanderai un
mois de réflexion.
Sadikou : (un peu sceptique) Tu sais, Baroka n’est plus un enfant ; il
devinera que je l’ai trahi.
Sidi : Mais non. ô Sadikou, laissez-moi y aller. Je brûle de le voir
refait, d’observer ses mains avides, ses mains fébriles, cette fois-ci
impuissantes à dénouer sa ceinture en un clin d’œil !
Sadikou : Il va falloir te montrer aussi rusée que le Renard. Sers-toi
de tes regards modestes et sois vraiment repentante. Aiguillonne-
le, ma fille, tourmente-le jusqu’à ce qu’il pleure de honte !
Sidi : Faites confiance. Il ne vous soupçonnera jamais.
Sadikou : (avec un nouveau bond énergique) Yo-rou-ou  ! Yororo-ou.
Est-ce que je t’accompagnerai ?
Sidi :Serait-ce prudent  ? Vous oubliez que nous ne nous sommes
pas vues.
Sadikou : Adieu, donc  ; adieu, femme  ! Je resterai ici. Reviens vite
dire à Sadikou comment se porte notre ex-mâle. Adieu ma belle
enfant !
Lakounlé : (qui a écouté avec une horreur croissante)Non, Sidi, non !
Si tu te soucies le moins du monde de ce que je ressens, ne va
pas tourmenter cet homme. Suppose qu’il devine que tu es venue
le bafouer, – et il le devinera s’il n’est pas idiot – c’est un sauvage,
un dégénéré, qui serait bien capable de frapper une femme sans
défense…
Sidi :(sortant en courant gaîment) Tarata, maître d’école, attends-
moi ici.
Lakounlé : (tapant du pied, impuissant) Fille stupide  ! … Et tout ça,
c’est de votre faute ! Ne pouvez-vous pas garder un secret ? Faut-
il que toute parole s’écoule hors de vous aussi sûrement que les
dernières gouttes de lait maternel qui ont suinté hors de votre sein
flasque il y a de ça des générations ?
Sadikou : Surveille ta langue de vipère, monstre non formé.
Lakounlé : S’il lui arrive malheur …
Sadikou : Toute femme qu’elle est, elle saura mieux se débrouiller
sans toi qu’avec toi. Quand je pense qu’un type comme toi veut
vraiment une fille comme elle, et pour lui tout seul  ! (Elle tourne
autour de lui et le toise de haut en bas.) Ah ! L’Oba Ala est un dieu
pas difficile. Quelle piètre dégaine !
Lakounlé : Je m’avilirais si j’avais des mots avec une vieille de la
brousse.
Sadikou :Avec tout ça, voici que ta fiancée soupe en ce moment chez
le Lion.
Lakounlé :(heureux de l’emploi du mot « fiancée »)
Enfin, nous ne sommes pas encore réellement fiancés. Je veux dire
qu’on ne me l’a pas encore promise. Mais cela viendra en son
temps, j’en suis sûr.
Sadikou :(se mettant à glousser de rire) La dot, toujours pas payée ?
Lakounlé : Mêlez-vous de vos affaires !

Sadikou :Pourquoi ne pas faire ce que d’autres ont fait ? Prends une
ferme pour une saison, et une seule moisson te suffira à payer la
dot, même pour une fille comme Sidi. Mais peut-être que l’odeur de
la terre mouillée est trop forte pour les narines délicates ?
Lakounlé : J’ai dit : mêlez-vous de vos affaires !

Sadikou :Ah  ! Ah  ! C’est donc vrai ce qu’on raconte. Tu voudrais


décider tout le village à ne plus jamais payer de dot. Ah ! tu es un
homme fort intelligent. Je dois reconnaître que c’est une bonne
manière de s’en tirer ! Mais ne crois-tu pas que tu gaspilles plus de
temps et de force de cette façon-là que si…
Lakounlé : (avec conviction) D’ici un an ou deux, je le jure, il y aura
quelque chose de changé dans ce bourg. La dot sera coutume
oubliée et les femmes prendront place à côté des hommes. Une
route carrossable passera par ici et nous apportera les habitudes
de la ville. Nous achèterons à toutes les femmes des casseroles
d’aluminium. Les poteries sont primitives et anti- hygiéniques.
Aucun homme n’aura droit à plus d’une femme, sinon ils
deviendraient impuissants trop tôt. Le chef n’ira plus à cheval, mais
en voiture, ou du moins à bicyclette. Nous brûlerons la forêt, nous
abattrons les arbres, puis nous planterons un jardin public pour les
amoureux. Nous imprimerons des journaux tous les jours, avec
des photos de filles aguichantes. L’univers jugera notre progrès
d’après les femmes qui remporteront les concours de beauté.
Pendant que Lagos ouvre chaque jour de nouvelles usines, nous
ne savons que jouer chaque jouer à l’  « ayo  » et cancanner. Où
donc se trouve notre cours de danses modernes  ? Qui sait ici
organiser un cocktail ? Il nous faut être du siècle avec les autres ou
bien vivre oubliés du reste du monde. Nous devons abandonner
l’usage du vin de palme et nous mettre à la tasse de thé avec le
sucre et le lait.
(- Il se tourne vers Sadikou qui l’a contemplé avec effroi. Elle bat en
retraite, et il continue à lui parler avec condescendance tandis
qu’ils tournent autour du plateau, puis sortent, la voix insistante de
Lakounlé s’éteignant petit à petit dans le lointain.)
Tel est mon plan, figure toute fanée. Et c’est vous que je
commencerai par instruire. À partir d’aujourd’hui, vous devrez
suivre mes cours, en prenant place parmi mes enfants de douze
ans. Car, quoique vous en ayez près de soixante-dix, votre esprit
est naïf et informe. N’avez-vous pas honte, à votre âge, de ne
jamais lire, écrire, ni penser ? Comme doyenne, vous passez vos
journées à ramasser des épouses pour Baroka, et maintenant que
vous l’avez sucé jusqu’à la moelle vous envoyez ma Sidi lui faire
honte…
***
(La scène devient la chambre de Baroka. À gauche un genou en
terre, deux hommes sont engagés dans une sorte de lutte, les bras
enlacés autour des tailles, guettant le moment de se dégager.
L’un est Baroka, l’autre un individu court et carré à la force
musculaire bien visible. L’issue demeure indécise.
D’une autre partie de la maison s’élève la voix de Sidi, exprimant
un salut général et familier, qui ne s’adresse à personne en
particulier.)
Sidi : Bonjour au maître et aux habitants de cette maison !
(Baroka lève la tête et fronce les sourcils comme s’il essayait de
reconnaître cette voix.)
Bonjour au maître et aux habitants de cette maison.
(Baroka décide maintenant de laisser tomber et de concentrer ses
efforts sur la lutte.
(La voix de Sidi se rapproche peu à peu. Elle entre presque à
reculons, encore occupée à admirer la pièce qu’elle vient de
traverser. Elle a le souffle coupé en apercevant les deux hommes
quand elle se retourne.)
Baroka : (sans lever les yeux sur elle) Mais alors, Sadikou n’est pas
là ?
Sidi : (distraite) Hein ?
Baroka : Je demandais : est que Sadikou n’est pas là ?
(reprenant ses esprits, avec une rapide révérence)
Sidi :
Je n’ai vu personne, Baroka.
Baroka : Personne  ? Veux-tu dire qu’il n’y a personne pour interdire
aux indésirables l’accès à mes appartements ?
Sidi : (battant en retraite) La maison… paraissait…. vide.
Baroka : Ah ! c’est vrai. J’oubliais. C’est le prix que je paye une fois
par semaine, pour avoir voulu être à la page. à l’instigation de
l’instituteur, mes domestiques ont été amenés à former ce machin
qu’ils appellent le Syndicat des Travailleurs du Palais. Et en accord
avec, paraît-il, les pratiques des villes modernes, c’est aujourd’hui
leur jour de congé.
(Voyant que Baroka semble de meilleure humeur, Sidi s’enhardit  ;
elle avance, non sans impertinence) :
Sidi : Et pour les femmes de Baroka, est-ce aussi jour de congé ?
Baroka : (lui lance un regard pénétrant, se déride et répond sans se
formaliser) Non. Cette folie ne les a pas saisies – pas encore. En
as-tu rencontré une ?
Sidi : Non, Baroka. Il n’y en avait aucune dans les parages.
Baroka :Pas même Aïlatou, ma favorite ? N’était-elle pas à sa place
habituelle, à ma porte ?
(distraite, profondément absorbée par le spectacle de la lutte) Il
Sidi :
y a là son tabouret. Et j’ai aperçu les chaussons qu’elle est en train
de broder.
Baroka : Hum, hum. Je crois que je sais où on la trouverait. Dans un
coin noir, boudant comme un cloporte frustré. Au fait, regarde et
dis-moi si elle a laissé son châle derrière elle.
(Sidi marche à reculons pour ne perdre aucun épisode du combat,
jette un bref coup d’œil derrière la porte, et revient) :
Sidi : Il y a un châle noir sur le tabouret.
Baroka :(avec un soupir de regret) Alors, elle reviendra cette nuit  ?
J’espérais que mes paroles avaient été assez rudes pour me
débarrasser de sa mauvaise humeur pendant au moins une
semaine.
Est-ce qu’Aïlatou a offensé son époux ?
Sidi :
Baroka : Offensé  ? Le sang coule encore de mon aisselle après le
grossier outrage que j’ai essuyé de celle que j’appelais ma favorite.
(d’une voix déçue) Oh, c’est tout ?
Sidi :
Baroka : N’est-ce pas assez ? Eh quoi, mon enfant, qu’est-ce qu’une
femme peut faire de pire ?
Sidi :Rien, rien, Baroka. Je me disais que peut-être eh bien… on sait
que de jeunes femmes sont, parfois… trop entreprenantes avec
leur mari.
Baroka :Dans un intérieur mal tenu, peut-être. Mais pas sous le toit
de Baroka. Pourtant, les accès d’humeur des femmes sont tels que
moi-même je ne peux pas tous les prévoir. Mon enfant, si je perds
ce petit match, souviens-toi que, tour à tour, mon aisselle me brûle
et me démange.
(Sidi continue à regarder pendant quelque temps, puis met la main
sur la bouche, en se rappelant ce qu’elle aurait dû commencer à
faire.
Ne sachant comment s’y prendre, elle hésite un peu, puis se décide
à s’agenouiller) :
Sidi : Je suis venu, ô Balé, comme une enfant pleine de remords.
Baroka : Quoi ?
Sidi : (avec beaucoup d’hésitation, les yeux baissés, mais en dardant
un œil quand elle pense que le Balé ne la regarde pas) La réponse
que j’ai fait parvenir au Balé était donnée dans un moment
d’irréflexion.
Baroka : Une réponse, mon enfant ? Mais à quoi ?
Sidi : Au message transmis par …
Baroka : (grogne et gémit sous l’effort.) Veux-tu répéter ? Il est exact
que pour le souper j’ai effectivement sollicité ta compagnie. Mais
jusqu’à présent, Sadikou ne m’a rapporté aucune réponse.
(surprise) Mais sur l’autre point  ! Est-ce que le Balé… Est-ce
Sidi :
que Baroka n’a pas fait… demander…
Baroka : (en insistant méchamment) Qu’est-ce que Baroka n’a pas
fait, mon enfant ?
(intimidée, mais vexée, se relève) Rien du tout, Balé. J’espère
Sidi :
seulement que je suis ici l’invité du Balé.
Baroka : (comme s’il essayait de comprendre, fronce les sourcils en
la regardant.) Ah, ah ! Je comprends enfin. Tu crois que j’ai pris la
mouche parce que tu es entrée sans te faire annoncer ?
Sidi : Je n’oublie pas que le Balé m’a traitée d’indésirable.
Baroka :Il fallait t’y attendre. La chambre d’un homme doit-elle rester
grande ouverte à n’importe quelle puce qui trouve l’occasion d’y
vagabonder ? (Sidi, blessée, tourne le dos.) Reviens, reviens, mon
enfant. Tu es trop prompte à te vexer. Bien sûr que tu es la
bienvenue et plus encore. Mais je m’attendais à ce qu’Aïlatou me
prévienne que tu étais là.
(Courte révérence de Sidi, le derrière tourné vers Baroka. Au bout
d’un instant, elle fait demi-tour. L’expression de malice reparaît sur
son visage. Le refus de Baroka l’a désarçonnée, mais elle est
maintenant prête à poursuivre sa mission.)
J’espère que le Balé ne me trouvera pas trop effrontée. Mais,
Sidi :
comme tout le monde, je prenais la Favorite pour une femme
comme il faut.
Baroka : J’en avais fait autant.
Sidi :(d’un air rusé) On a de la peine à penser qu’une femme comme
elle pourrait outrager quelqu’un sans raison. La favorite n’était-elle
pas… dans une certaine mesure… insatisfaite…, de son seigneur
et époux ?
(Révérence ironique vite exécutée quand Baroka se met à la
regarder.)
Baroka : (se tournant lentement vers elle) Voilà un genre de question
que je ne m’attendais à entendre de personne d’autre qu’un
instituteur. Crois-tu que le Balé ait le temps d’enquêter sur les
pourquoi et les comment d’une femme qui lui fait la grimace ?
(Sidi recule avec révérence. Comme plus haut et pendant toute la
scène, elle est facilement troublée par les sautes d’humeur de
Baroka, d’autant plus que, de toute manière, elle est effrayée de sa
propre hardiesse.)
Sidi : Je ne voulais pas manquer de respect.
Baroka : (gentiment) Je sais. (Il explose.) Nom d’un chrétien piétinant
l’autel de mon père, mon enfant, crois-tu que je me formalise  ?
Approche, et assieds-toi. Puisque tu as surgi à l’improviste et que
tu parais décidée à rester là, évite, si possible, de me donner
l’impression que je suis un vieux bouc sans humour. Je ne permets
à personne d’assister à mes exercices quotidiens, mais comme on
dit chez nous, un beau jour, la femme se perd dans les bois et le
lendemain trépassent toutes les divinités sylvestres.
(Sidi fait la révérence, mobilise son attention et s’avance avec
précaution, comme si elle craignait que les deux hommes ne
jaillissent de part et d’autre trop brusquement.)
Sidi : Je crois que c’est lui qui va l’emporter.
Baroka : Est-ce un souhait, ma fille ?
Sidi : Non, mais… (Elle hésite, la hardiesse l’emporte )
Si la tortue ne peut pas tomber, cela ne veut pas dire qu’elle puisse
se tenir debout.
(Baroka la regarde et paraît intrigué. – Sidi tourne le dos en
fredonnant.)
Baroka :Quand l’enfant parle trop par énigmes, la mère perd une
marmite.
(Sidi va sur la pointe des pieds derrière Baroka et lui fait des
cornes.)
Sidi : Je crois qu’il va gagner.
Baroka : Il sait qu’il le devrait. à quoi me servirait-il d’éprouver ma
force contre un faiblard  ? Pas plus tard qu’hier, ce fils présumé
d’un boa femelle et d’un babouin à gros derrière (l’homme ainsi
vanté ricane) a failli – encore hier – me faire labourer ma langue
avec mes dents, au cours d’un assaut amical.
Le lutteur : (encouragé, redouble d’efforts) Hou, hou !
(penchée sur eux, naïvement inquiète) Oh ! Est-ce que ça fait
Sidi :
mal ?
Baroka : Pas encore, mais, comme je le disais, je change de lutteurs
dès que j’ai appris à les balancer. Je change aussi de femmes dès
que j’ai appris à les fatiguer.
Sidi :Est-ce actuellement… une nouvelle période de changement
pour le Balé ?
Baroka : Qui sait ? Tant que l’ongle ne l’a pas écrasé, on ne peut dire
quel insecte s’est soulagé les boyaux.
(Sidi grimace de dégoût et s’éloigne. Elle se retourne, frappée d’une
idée nouvelle.)
Sidi : Cet après-midi, une femme m’a parlé.
Baroka :Tiens, tiens  ! Sidi trouve donc cela extraordinaire qu’une
femme lui ait parlé dans l’après-midi ?
Sidi : (frappant du pied.) Non. Elle venait en entremetteuse.
Baroka : Vraiment ? Tu m’en vois ravi pour toi.
(Sidi se mord les lèvres. Baroka la regarde, cette fois-ci en la
jaugeant de propos délibéré.)
Et maintenant que j’y pense, pourquoi pas  ? Ils doivent être
nombreux, les hommes qui construisent un échafaudage pour se
trouver à ta hauteur.
Sidi :(impassible et mordante) Le message venait de quelqu’un qui
dresse quantité d’échafaudages.
Baroka : Ah ! quelle voracité chez les hommes !
Sidi : Si Baroka était mon père, (à part) – et il pourrait bien l’être ! –
(elle fait un signe irrévérencieux) offrirait-il à cet homme mon
trousseau avec sa bénédiction ?
Baroka : Eh bien ! il faudrait que je le connaisse. Par exemple : est-il
riche ?
Sidi : On le prétend.
Baroka : Est-il rebutant ?
Sidi : Il est vieux. (Baroka accuse le coup.)
Baroka : est-il avaricieux et mesquin ?
Sidi : Avec les gens du dehors, non. On entend célébrer ses
largesses, qui ne se font jamais tout à fait sans motif. Mais ses
femmes rapportent – pour citer une anecdote – à quel point il a pris
goût à un mélange de maïs broyé et de poivre parce qu’il ne voulait
pas payer le prix du tabac à priser !
(Dans une soudaine explosion de fureur, Baroka soulève son
adversaire et le jette par-dessus son épaule.)
Baroka : Quel mensonge ! Le prix du tabac n’a rien à voir là-dedans !
Sidi : (trop excitée pour écouter) Victoire, vous avez gagné !
Baroka : Par ma barbe grise, je jure qu’elles me calomnient !
Sidi :  (excitée) Victoire  ! (Elle entame une sorte de danse des
épaules et chante )
Yokolou, yokolou. Ko ha tan bi
Iyawo gb’oko san’le
Oko yo’ke…
(Elle continue pendant les protestations de Baroka, qui arpente la
scène, furibond.
L’homme vaincu, se frottant la hanche, va dans un coin de la pièce,
et en tire un petit banc ako. Il s’assied par terre, bientôt rejoint par
Baroka. Se servant désormais uniquement des bras, ils placent le
coude sur le banc et s’agrippent les mains. Baroka arrache son
coude, le remet en place, l’arrache de nouveau, et ainsi de suite
durant le reste de sa diatribe.)
Baroka : à moi, cela ne me fait rien, bien sûr – rien du tout ! Mais je
sais les procédés des femmes, et je connais leur langue
catastrophique. Suppose qu’étant enfant – c’est une pure
supposition – suppose donc qu’étant enfant… – et rappelle-toi que
je ne me mets en cause que pour illustrer la situation des hommes
– suppose donc, disais-je, qu’étant enfant, j’eusse pris goût au
« tanfiri » bien poivré, et qu’en vieillissant j’ai découvert que, bien
loin de s’éteindre, ma passion ne faisait que se nourrir de chaque
bouchée de maïs et de poivre ingurgitée. Rends-toi compte alors,
mon enfant, serait-ce convenable, à mon âge et père de famille,
d’être trouvé en train de baffrer publiquement, la bouche pleine de
poignée de maïs et de poivre  ? N’est-il pas sage de recourir au
subterfuge d’une respectable tabatière  ? Mais souviens-toi  : ceci
n’est qu’un plaidoyer pour cette pauvre victime de la méchanceté
féminine. Je ressens l’injustice qu’il subit : étant moi-même chaque
jour leur souffre-douleur.
(Baroka semble réaliser alors seulement que Sidi n’a prêté aucune
attention à ses explications. En fait, elle continue à fredonner en
secouant les épaules.
Il la fixe d’un air interrogateur  ; Sidi s’arrête, un peu confuse,
embarrassée, et désigne timidement le lutteur.)
Sidi : Je crois que cette fois-ci, il va gagner.
(Baroka cesse de ronchonner et se concentre sur l’assaut.)
Baroka : Maintenant, reprenons l’enquête. (Presque humblement)
Est-ce que cet homme est bon et gentil ?
Sidi : On dit qu’il traite bien ses chiens et ses chevaux.
Baroka : (désespéremment) Alors, est-il violent  ? Intrépide  ? Est-ce
que le buffle court se cacher quand il entend les « Haï, haï, taïaut !
» de ses rabatteurs ?
Sidi :Des têtes et des peaux de léopards décorent les murs de sa
salle d’audience ; mais on en trouve aussi plein le marché.
Baroka : N’est-il pas sage et avisé ? Jeunes et vieux ne viennent-ils
pas lui demander conseil ?
On dit que le Renard est si avisé, si rusé qu’il fait son dîner de
Sidi :
poussins à peine sortis de l’œuf !
Baroka : (de plus en plus désespéré) Mais ne remplit-il pas de
vigueur le ventre des femmes ? Ses enfants ne sont-ils pas grands
et solides ?
Sidi : Autrefois.
Baroka : Autrefois ? Qu’est-ce à dire, ma fille ?
Sidi : Autrefois, c’est tout. Peut-être bien que depuis peu, une
épidémie de timidité a frappé ses petits, qui refusent de venir au
monde. Ou alors, il est si fatigué par son travail du jour, que la nuit
il montre le derrière à ses femmes. En tout cas ses serviteurs ne
coupent plus d’osier et ne tressent plus de berceaux. Et ses dieux
domestiques sont affamés pour avoir manqué de fêtes de baptême
depuis deux saisons des pluies.
Baroka :Peut-être que c’est un homme tempérant. Soucieux des
années à venir, et méditant de finir en beauté, il ménage sa force.
(gloussant de sa propre astuce, la voix entrecoupée de rire) Oui
Sidi :
– mais ne pas ménager ses femmes devrait être le premier devoir
d’un homme en toute saison.
Baroka : Mon petit doigt me dit que Sadikou t’a eue pour élève – une
élève très assidue. Les racontars les plus épineux de toutes ces
femmes effrontées se greffent sur ce vieux tronc pelé  : Sadikou,
ma fidèle vipère !
(S’échauffant graduellement pendant son discours, il abaisse de
nouveau violemment les bras de son adversaire au moment où il
s’écrie : « Sadikou ».)
Sidi : Je n’ai rien appris de personne.
Baroka :Assez, assez. à cause de toi j’ai déjà perdu un lutteur. Cette
audace citadine des petites filles réveille en moi la force d’un
démon à sept cornes. Qu’une seule femme dise un mot de trop et
je pourrai maîtriser un épileptique. Bah !
(Il laisse aller le bras de l’homme, qu’il n’avait pas lâché durant ces
derniers mots, le contraignant à se relever avec lui.)
Le livreur de vin de palme doit être passé maintenant. Regarde s’il y
a derrière la porte une gourde fraîche.
(Le lutteur sort. Baroka va s’asseoir sur le lit, tandis que Sidi le
regarde d’un air perplexe.)
Quel homme irascible je deviens  ! Bientôt ma voix sera grinçante
comme du sable pris entre deux meules. Mais j’ai des bribes de
gentillesse, bien que peu d’occasions d’en faire étalage. Sidi, ma
fille, tu ne sais pas les pensées qui m’ont poussé à rechercher le
plaisir d’être ce soir ton hôte. Je n’ai pas voulu les dire à Sadikou,
pour t’en réserver la surprise. Maintenant, mon enfant, dis-moi,
peux-tu soupçonner de quoi il s’agit ?
Sidi : Sadikou ne m’a rien dit.
Baroka : Tu es bien pressée de nier. Car bien sûr, comment Sadikou
aurait-elle pu te mettre au courant, puisque je ne lui ai rien révélé.
Mais, ma fille, n’a-t-elle pas, peut-être, inventé quelque fable ? Car
je sais que Sadikou aime à paraître informée de tout.
Sidi : Elle n’a rien dit de plus, sinon que le Balé sollicitait ma
présence.
Baroka : (mordant aussitôt à l’hameçon) Sollicitait ? Le Balé Baroka,
solliciter  ? (Le lutteur rentre avec une gourde et des calebasses
pour boire. Baroka s’étend.)
Ah  ! Je vois que tu aimes à taquiner tes aînés. Sur ce point au
moins, le monde demeure le même. L’enfance continue à se croire
plus sage que la tête cotonneuse de la vieillesse. Crois-tu que
Baroka n’entend pas ou ne voit pas ces indices  ? Mais passons.
Simplement, pour éviter que tu ne succombes aux machinations de
femmes indiscrètes, je veux te dire  : je sais que Sadikou joue les
marieuses sans qu’on le lui ait demandé. Sitôt que je regarde
n’importe quelle fille, ou que je cite son nom au cours d’une simple
conversation de bon voisinage et sans arrière-pensée : « Comment
va ta fille ? » – « Est-ce que ta sœur est maintenant remise de sa
coqueluche ? » – « Comme ta pupille devient vite femme ! Est-ce
que les gars du village ont commencé à se bousculer devant ta
porte  ?  » ou toute parole qui témoigne que je suis le gardien
attentif de ma santé publique, dès que cela concerne une femme,
Sadikou se précipite pour jouer les entremetteuses, et avant même
que j’aie eu le temps d’enfiler un bonnet de nuit, j’en trouve encore
une nouvelle dans mon lit.
J’ai l’impression que la vie d’un Balé est traversée de terribles
Sidi :
épreuves.
Baroka : Je ne me plains pas. Non, mon enfant. J’accepte le doux et
l’amer avec la bonne grâce d’un chef. Je ne perds patience que
devant les nouvelles modes indécentes des femmes. Dis-moi, Sidi,
tu n’as pas attrapé cette nouvelle maladie bizarre, j’espère ?
Sidi :(révérence) Le tissage de mon pagne, est-ce que Baroka n’y
reconnaît pas la marque du métier local ?
Baroka : Mais est-ce que Sidi, l’orgueil des mères, est-ce que Sidi le
portera toujours ?
Sidi : Est-ce que Sidi, l’orgueilleuse fille de Baroka, est-ce que Sidi
sortira toute nue ?
(Une pause. Baroka examine Sidi d’une manière presque paternelle.
Elle baisse les yeux pudiquement.)
Baroka : Et dire que j’ai pensé autrefois  : Sidi, c’est le délice des
yeux, mais elle est vaine, et sa tête à la légèreté d’une plume,
toujours ballotée au gré de pensées banales. Et voici que je la
découvre plus profonde et plus sage que son âge.
(Il glisse la main sous son oreiller, en sort le magazine maintenant
familier, qu’il garde, et aussi une enveloppe affranchie, qu’il donne
à Sidi)
Sais-tu ce que c’est, ce joli morceau de papier rouge dans le coin ?
Oui, un timbre. Lakounlé reçoit les lettres de Lagos avec cette
Sidi :
marque.
Baroka : (visiblement désappointé) Hum  ! Lakounlé  ! Mais on en
reparlera. Sais-tu ce que cela signifie, cette petite babiole ?
Sidi :(très fière d’elle) Oui, je sais même ça. N’est-ce pas une taxe
sur l’habitude de parler avec le papier ?
Baroka : Oh, oh ! Je vois que tu as plongé la main dans les poches
du maître d’école, et que tu l’en as retirée pleine de savoir. (Il va à
l’étrange machine et en manœuvre le levier.) Mais cette machine,
l’instituteur lui-même ne pourrait pas dire quelle magie elle produit.
Viens plus près, ça ne mord pas.
Sidi : Je n’ai jamais rien vu de tel.
Baroka :Ouvrage des forgerons du palais, ma chère, exécuté dans le
plus grand secret. Tout n’y marche pas bien encore, mais j’en
découvrirai la cause, et alors Iloujinlé pourra s’enorgueillir de
percevoir elle-même sa taxe sur le papier, grâce à des timbres
comme celui-ci. J’y songeais depuis longtemps, et maintenant ça y
est, femme de mes rêves.
Sidi : (émerveillée) Vous voulez dire… que cela fonctionnera un
jour ?
Baroka : Ogoun l’a décrété. Et maintenant, ma fille, que dis-tu de
cette image sur le timbre ? de cette toile d’araignée en fer, en bois
et en ciment ?
Sidi : N’est-ce pas un pont ?
Baroka : C’en est un. Le plus long, dit-on, de tout le pays. à défaut de
pont, on trouve sur ces vignettes des pyramides d’arachides, ou
bien encore des palmiers, des cacaoyers, des fermiers
décortiquant des gousses, ou des ouvriers abattant des arbres et
formant des radeaux de troncs dépouillés de leur écorce. Voici
donc des milliers et des milliers de lettres courant par route, par
voie ferrée, par air, d’un bout de l’univers à l’autre, et parmi elles,
pas une seule tête humaine, pas un seul timbre avec une belle
figure !
J’ai vu pourtant une fois une tête de bronze sur une lettre de
Sidi :
Lakounlé.
Baroka : Une tête fabriquée, mon enfant, une œuvre d’art sans vie,
avec des trous à la place des yeux, et le froid remplaçant cette
chaleur de la vie et de l’amour qui anime des joues fraîches
comme les tiennes, ma fille. (Un temps pour observer l’effet produit
sur Sidi.) Imagines-tu cela, Sidi, des dizaines de milliers de cette
vignette ravissante ? (Il brandit le magazine ouvert au milieu.) « La
déesse du village tendant les bras vers son amant, le soleil  !  »
Imagines-tu cela, ma fille ?
(Sidi s’abîme complètement dans la méditation, prends le magazine,
mais sans même le regarder, et s’assied sur le lit.)
Baroka :(très doucement) J’espère que tu ne trouveras pas que c’est
un trop lourd fardeau pour ta beauté, que de porter tout le courrier
du pays. (Il s’écarte, continuant sur un ton d’homme d’affaires.)
Nos débuts seront naturellement modestes. Nous commencerons
par fabriquer des timbres pour le village seulement. Comme
l’instituteur le dirait aussi : « charité bien ordonnée commence par
soi-même. »
(Un temps. Il s’adresse à Sidi presque depuis l’autre bout de la
salle.)
Voici bien longtemps que les citadins inventent des contes sur la vie
arriérée d’Iloujinlé, si bien que le cœur de Baroka, qui tient au bien-
être de son peuple, en est profondément blessé. Mais cette fois-ci,
avec cette seule réalisation, nous ferions plus que n’a jamais fait
aucune autre ville.
(Le lutteur, qui était en train d’écouter la bouche ouverte, laisse choir
sa calebasse d’admiration. Baroka se rend compte avec ennui que
cet homme est resté dans la pièce, et le congédie d’un geste
impatienté.)
Je ne déteste pas le progrès, mais seulement sa nature qui rend
pareils tous les toits et tous les visages. Et le souhait d’un vieillard
solitaire, c’est qu’ici et là, parmi les ponts et les routes meurtrières,
(il se rapproche peu à peu de Sidi jusqu’à se pencher sur elle, puis
s’assied à côté d’elle sur le lit) au-dessous des oiseaux-mouches
voltigeant autour de la face de Shango qui darde l’éclair à la
langue de serpent, entre le moment présent et le coup de balai
irresponsable des années à venir, nous puissions préserver de
vierges ilôts de vie, et la riche putréfaction et la forte senteur des
vapeurs qui s’élèvent du terreau oublié, demeuré intact. Mais les
oripeaux du progrès ne font que dissimuler, à l’issu de tous, la bête
fauve de l’uniformité… L’uniformité, est-ce que cela ne hérisse pas
tout ton être, ma fille  ? (Sidi, ébahie, est seulement capable d’un
lent signe d’approbation. Baroka soupire et croise avec onction ses
mains sur son giron.)
Je découvre que mon âme est, comme la tienne, vraiment sensible,
bien qu’il y ait une génération, – pas plus d’une, je crois – entre toi
et moi. Nos pensées voguent allègrement parmi les airs, pour
fusionner dans la pureté. Et le premier fruit de notre union, c’est la
production de ce timbre. Ton visage sera la seule grâce
rédemptrice du papier-taxe. Et moi, l’âme de toute cette entreprise,
j’adore la Nature pour ce don de ta jeunesse et de ta beauté à
notre monde. Est-ce que cela te fait plaisir, ma fille ?
Sidi : Je n’y comprends plus rien. Baroka. Maintenant que vous
parlez presque comme l’instituteur, sauf que vos pensées
s’envolent dans une autre direction, je trouve que…
Baroka : C’est donc mal de faire écho au maître d’école ?
Sidi : Non, Balé, mais les mots sont des hannetons bourdonnant à
mes oreilles, et ma tête devient comme un hochet. Peut-être, après
tout, comme l’instituteur me le répète souvent, (avec accablement)
ai-je l’esprit simplet.
Baroka : (lui tapotant gentiment la tête) Non Sidi, pas simplet  :
seulement droit et loyal comme un roseau né d’un frais ruisseau.
Mais je trouve que ton maître d’école et moi sommes vraiment tout
proches. Un signe de sagesse, c’est le désir de s’instruire même
auprès des enfants ; et l’impatience de la jeunesse doit apprendre
la modération auprès du vieux cuir patiné, dans une étroite union
fibre à fibre. Il faut que l’instituteur et moi nous instruisions l’un
l’autre. N’est-il pas vrai  ? (Larmoyante approbation de Sidi.) Le
vieux doit s’épanouir dans le neuf, Sidi, ne pas s’aveugler et ne
pas se sentir stupidement à l’écart. Une jeune fille comme toi doit
hériter des merveilles que seul l’âge peut révéler, n’est-ce pas ?
Sidi : Tout ce que vous dites, Balé, me semble plein de sagesse.
Baroka : Seul le vin d’hier est fort et généreux, mon enfant, et malgré
le livre saint des chrétiens qui dit le contraire, le vieux vin
s’améliore davantage dans une bouteille neuve. Sa rudesse fond,
et le vin âpre acquiert corps, rondeur et moelleux… n’en est-il pas
ainsi, mon enfant ? (Tout à fait subjuguée, Sidi fait signe que oui.)
Ceux qui ne connaissent pas Baroka croient que sa vie n’est
qu’une suite de plaisirs. Mais le singe sue beaucoup, ma fille. Le
singe sue, et seul le pelage sur son dos fait illusion au monde…
(La tête de Sidi se laisse aller sur l’épaule du Balé. Le Balé
demeure dans l’attitude finale d’un homme accablé par les
responsabilités publiques.
Avant que la scène se soit complètement estompée, une troupe de
danseurs jaillit au premier plan et traverse le théâtre sans ralentir la
cadence. Cette brève apparition montre bien qu’il s’agit d’un groupe
de danseuses poursuivant un homme masqué. Le tam-tam et les
cris restent audibles  ; la troupe rentre peu après et retraverse la
scène de la même manière…
***
… Les cris s’éloignent. On revient à la clairière près du marché. Il
fait maintenant tout à fait nuit. Lakounlé et Sadikou attendent
toujours le retour de Sidi.
Les vendeurs sont en train, l’un après l’autre, de se rassembler
pour le marché du soir. Des colporteurs passent avec des lampes à
huile à côté de leurs marchandises. Des gargotiers entrent avec des
marmites et des aliments, installent leur adogan (ou pierre de foyer),
et allument un feu.
Pendant ce temps, Lakounlé marche accablé. Sadikou regarde
placidement.)
Lakounlé :(arpentant la scène, furibond) Il l’a tuée. Je vous avais
prévenue. Vous le connaissez  ; et je vous avais prévenue. (Il
parcourt tous les alentours pour voir.) Voici une demi-journée
qu’elle est partie. Ce sera bientôt l’aube. Et toujours pas de
nouvelles. Il y a déjà bien des femmes qui ont disparu. Aucune
trace. évaporées. Maintenant, nous savons comment. (Il s’arrête,
se retourne.) Et pourquoi ! Pour se moquer d’un vieillard, n’est-ce
pas ? Ah ! Vous pouvez rire ! ha ! ha ! vous verrez ! Je reviendrai
vous regarder battue comme une chienne  ; la doyenne des
femmes de Baroka chassée de la maison pour avoir comploté avec
une petite fille.
(Chaque fois qu’un pas s’approche, Lakounlé dresse l’oreille, mais il
ne s’agit que de colporteurs ou de passants. Arrive le lutteur.
Sadikou le salue familièrement, mais après son passage, elle se
rend compte que cela veut dire quelque chose et commence à
paraître un peu perplexe.)
Lakounlé : Je sais qu’il a des oubliettes. De secrètes cachettes où
une fille sans défense va croupir et pourrir pour toujours. Mais ce
n’est pas pour rien que je suis un homme. Je trouverai moyen de la
tirer d’affaire. Elle le mérite peu, mais je risquerai ma vie pour elle.
(Au loin, on entend de nouveau les mimes. Sadikou et Lakounlé
devinrent attentifs à l’approche du bruit, Lakounlé de plus en plus
inquiet. Les gens du marché participent un peu à l’attente, mais
pas trop.)
Qu’est-ce que c’est ?
Sadikou : Si je devine bien, ce sont des mimes. (Elle ajoute avec
perfidie) On doit leur avoir appris la nouvelle.
Lakounlé : Quelle nouvelle ?
(Sadikou glousse sinistrement et l’instituteur comprend)
Baroka ! Vous avez osé … ! Femme, n’y a-t-il pas de pitié dans vos
veines ? Il vous a donné des enfants, et il s’est tenu fidèlement à
vos côtés et aux leurs. Il a risqué sa vie pour que vous puissiez
vous vanter d’avoir un chasseur-guerrier pour seigneur. Mais vous,
vous le vendez à la racaille rimalleuse qui se repaît de votre
félonie.
Sadikou : (plongeant calmement la main dans la poche de Lakounlé.)
As-tu de l’argent ?
Lakounlé : (repoussant sa main.) Quoi  ? Pourquoi  ? Au diable,
sorcière ! Le gâtisme vous a-t-il changée en pickpocket ?
Ne sois pas mesquin. Vas-tu les laisser passer sans qu’ils
Sadikou :
te donnent un récital privé ?
Lakounlé : Si vous croyez que leurs insanités m’intéressent …
Sadikou : (flatteuse) Allons, maître d’école. Ils attendent ça de toi…
l’homme de science… le rejeton de la sagesse étrangère… Tu ne
dois pas déchoir à leurs yeux… tu dois leur donner de l’argent pour
qu’ils jouent en ton honneur…
( Nouvelle entrée des mimes, qui traversent toute la scène comme
précédemment, mais cette fois-ci plus au centre.
L’homme entre le premier, poursuivi par plusieurs jeunes filles et
des choristes ; il danse d’une manière tourmentée. Lui et la moitié de
ses poursuivants sont déjà dans les coulisses quand Sadikou plonge
vivement sa main dans la poche de Lakounlé, ce coup-ci avec plus
de succès. Avant que Lakounlé puisse l’en empêcher, elle s’est
élancée vers les mimes et appuie une pièce de monnaie sur leur
front. La tête renversée en arrière, ils tambourinent sa requête.
Sadikou en refuse la responsabilité, et désigne Lakounlé. Ils se
concentrent alors là où il se trouve, lui se mordant les lèvres du tour
qu’on lui a joué.
Les autres danseurs ont été rappelés, et les joueurs de tam-tam
reprennent le rythme de la danse interrompue. Le trésorier récupère
les pièces sur les fronts et les met dans une pochette.
Maintenant commence une danse de la virilité, qui n’est autre, bien
sûr, que l’histoire de Baroka. Mouvements très athlétiques. Même
dans sa prime jeunesse, Baroka est représenté comme une figure
très comique, objet d’un respect ambigu de la part de ses femmes.
Dans son déclin et dans sa chute finale, elles ne lui épargnent ni
leurs taquineries, ni leurs provocations.
Sadikou n’a pas cessé de se trémousser sur la pointe des pieds
pendant la danse  ; on lui fait l’honneur de l’inviter à se joindre au
coup de grâce. Pantomime de refus timides, puis elle rejoint la
troupe, déployant une agilité étonnante pour son âge et provoquant
l’enthousiasme frénétique des autres qui l’entourent et
l’encouragent.
Après la liquidation finale de «  Baroka  », la troupe s’en va sur la
danse du début, laissant Sadikou continuer sans se rendre compte
qu’elle reste seule. Le tam-tam s’éloigne ; ses yeux se désillent. Elle
soupire, regarde autour d’elle, et marche toute contente vers
Lakounlé.
Comme d’habitude, ce dernier a malgré lui apprécié le spectacle,
montrant un plaisir particulier quand «  Baroka  » est vaincu par ses
femmes. Sadikou le contemple un instant pendant qu’il essaye de
substituer le dédain à sa joie évidente. Elle lui fait  : «  Hou  », et se
relance dans un mouvement de danse, levant la jambe devant
Lakounlé.)
Sadikou : Sadikou au pied léger, c’est ainsi que les hommes
m’appelaient  ; je pouvais me tordre et me détordre avec la
souplesse d’une couleuvre…
Lakounlé : Sans aucun doute, et vous êtes toujours aussi visqueuse.
J’espère bien que Baroka vous tuera pour cela. Quand il
découvrira ce que votre langue de vipère lui a fait, j’espère bien
qu’il vous battra jusqu’à ce que vous vous étouffiez…
(Sidi surgit ; elle a couru sans s’arrêter. Elle se jette par terre au pied
de l’arbre et sanglote éperdument en se frappant contre le sol.)
Sadikou : (à genoux à côté d’elle.) Eh bien, mon enfant, qu’arrive-t-il ?
Sidi : (la repousse.) Allez-vous-en ! Ne me touchez pas !
Lakounlé :(avec un sourire de triomphe, bouscule Sadikou et prend
sa place) Oh, Sidi, laisse-moi baiser tes larmes …
(le repousse si durement qu’il en tombe sur le derrière.) Ne me
Sidi :
touche pas !
Lakounlé : (s’époussetant.) Il a dû la battre. Ne vous avais-je pas
prévenues toutes les deux  ? Baroka est une créature sauvage,
sans éducation, sans manières, dépourvue de grâce…
(Sidi ne fait que pleurer davantage, frappant le sol de ses poings
fermés et de ses pieds.)
Tout chef qu’il est, je le tuerai pour cette… Non. Mieux encore, je
demanderai réparation à la Cour suprême. Je lui ferai passer le
reste de sa maudite vie en prison aux travaux forcés. Ah, je lui
apprendrai à frapper des femmes sans défense…
(levant la tête) Pauvres idiots ! Pauvres petits idiots ! C’était un
Sidi :
mensonge. Le crapaud  ! Le rusé crapaud  ! Il vous a menti,
Sadikou.
Sadikou : Shango m’en préserve !
Sidi : Il me l’a dit… après coup, avec des cocoricos de victoire.
C’était une blague. Il savait bien que Sadikou ne garderait pas ça
pour elle, que moi ou peut-être d’autres filles en entendraient parler
et viendraient pour se moquer de son état. Ah, comme il a ri  !
Comme sa face de crapaud coassait, coassait, en me traitant de
petite dinde  ! Oh  ! Comme je le hais  ! Comme il me répugne  !
Comme je voudrais le tuer !
Lakounlé : (battant en retraite.) Mais Sidi, a-t-il… Je veux dire… T’en
es-tu tirée  ? (sanglots redoublés de Sidi.) Parle Sidi. Je suis au
supplice. Dis-moi le pire. Je le prendrai en homme. Est-ce la
frayeur qui t’affecte autant, ou bien a-t-il…  ? Sidi, je n’en peux
supporter la pensée. Ne m’oblige pas à me conduire en femme.
Sidi, parle, avant que je n’éclate en sanglots !
Sadikou :(prend le menton de Sidi dans sa main.) Sidi, es-tu vierge
ou non ?
(Sidi secoue violemment la tête et sanglote de plus belle.)
Lakounlé : Dieu nous protège !
Sadikou : Trop tard pour prier. Console-toi. Cela arrive aux meilleurs
d’entre nous.
Lakounlé : ô cieux, frappez à mort  ! Terre, entrouvre-toi et engloutis
Lakounlé, car il n’a plus désormais de goût à vivre  ; que l’éclair
tombe et me réduise en poudre… (il se reprend) Non, ce souhait
est lâche. Cette épreuve est la mienne. Que Shango et sa foudre
s’éloignent. C’est ma croix, et il ne sera pas dit qu’à l’heure de la
nécessité Lakounlé a été pesé, et trouvé trop léger. Mon amour est
désintéressé – amour de l’esprit et non de la chair – (il se tient
debout au- dessus de Sidi) Chère Sidi, nous oublierons le passé.
Le grand malheur n’entame pas le trésor de mon amour. Mais tu
en conviendras  ; c’est pure justice que nous laissions tomber
complètement la dot, puisqu’on ne peut plus t’appeler une jeune
fille. Voici ma main ! si dans ces conditions tu deviens mon épouse
bien-aimée, nous nous engagerons par serment tous les trois à
garder tout ceci secret jusqu’à la mort. (Il jette un coup d’œil à
Sadikou et ajoute précipitamment) Que dis-je  ? Secret même
après notre mort et notre disparition. Et si Baroka ose se vanter, je
jurerai qu’il est un menteur, et je le jurerai même par Shango !
(Sidi se lève lentement, contemplant Lakounlé avec des yeux
incrédules. Elle ne sourit pas, et son visage est indéchiffrable.)
Sidi : Toi, toi, tu m’épouserais ?
Lakounlé : (bombant le torse) Oui.
(Sans changer d’expression, Sidi se précipite hors de la scène.)
Sadikou : Quelle mouche l’a piquée ?
Lakounlé : J’aimerais bien le savoir  : Elle s’est sauvée brusquement
comme une biche aux abois. (Il regarde hors de la scène.) Je crois
que… mais oui, elle y va, elle va chez elle. Sadikou, voulez-vous
aller voir. Tâcher de savoir ce qu’elle projette. (Sadikou fait un
signe d’assentiment et sort.)
Et à présent, je sais que je suis le plus bel imbécile que la terre ait
porté. On peut trouver des femmes partout par ici, dans les villes et
dans les villages, et toutes vierges. Mais j’obéis à mes livres.
(Musique lointaine ; tambours légers, flûtes, guitares, « sékérés ».)
«  L’homme prend la femme déchue par la main  » et ils vivent
heureux pour toujours. En outre, il faut reconnaître que cela résout
aussi le problème de sa dot. Un homme doit vivre et mourir pour
ses principes. Et ça, ne jamais payer, c’était juré !
(Entre Sadikou.)
Sadikou : Elle fait ses paquets. Elle rassemble ses habits et ses
babioles ; et elle se frotte d’huile, comme le fait une épousée avant
ses noces.
Lakounlé :Juste ciel  ! Je ne suis pas pressé. Elle pouvait sûrement
attendre au moins un jour ou deux. Il y a la demande à faire, et
ensuite, il faudra louer un griot, et il y a d’abord un si grand nombre
de cérémonies à exécuter !
Sadikou :C’est bien ce que je lui ai dit, mais elle n’a fait que me rire
au nez en me traitant de… qu’est-ce que c’était donc ?… de bra…
brabare. C’est bien fait pour toi  ! Tout ça vient de ton
enseignement. Je lui disais  : «  Et la demande, et les autres
cérémonies ? » Elle m’a regardée et répondu :
« Laissez toutes ces bêtises aux sauvages et aux brabares.»
Lakounlé : Mais il faut que je me prépare. Je ne peux pas être
célibataire un jour et marié le lendemain. Cela doit venir
graduellement. Je refuse de me marier à la hâte. Un homme doit
avoir le temps de se préparer, pour se faire à l’idée… Je dois aussi
penser à mes élèves. Est-ce que cela leur plairait que je me marie
sans leur demander leur consentement  ? (Même lui entend à
présent le groupe des chanteurs.) Qu’est-ce que c’est. Les
musiciens ? Se peut-il qu’ils sachent déjà… ?
Sadikou : La nouvelle d’une fête voyage vite. Tu devrais le savoir.
Lakounlé : La déesse malicieuse du commérage doit avoir en
personne travaillé à ma perte. Les esprits partiaux de l’air ont eux-
mêmes conspiré à me faire glisser bon gré mal gré sur la pente
visqueuse du mariage bien peu folichon. Quel mal ai-je commis
?… Ah ! les voici.
(Entrent la troupe et les musiciens.)
Allez-vous-en ! On n’a pas besoin de vous – pas encore. Hors d’ici,
parasites : vous faites une grossière erreur : il n’y a personne qui
va se marier ; retournez chez vous.
(Sidi entre alors. D’une main, elle tient un baluchon noué dans un
tissu richement brodé  ; de l’autre, le magazine. Elle est
resplendissante, parée de bijoux, vêtue légèrement, avec aux
pieds de petites sandales en lanières de cuir.
Tous font soudain silence ; on n’entend plus que de longs : « Oh »
d’admiration. Elle va à Lakounlé et lui tend la revue)
Un cadeau de Sidi. J’ai essayé de le déchirer, mais mes doigts
Sidi :
ne sont pas assez forts.
(À la troupe) Allons ! (À Lakounlé) Tu peux venir aussi si tu veux : tu
es invité.
Lakounlé : (déconcentré par la miraculeuse transformation.) Je crois
bien, puisque je dois t’épouser.
Sidi : (surprise, se retourne) épouser qui…  ? Tu a cru… As-tu
réellement cru que toi et moi… Quoi ! As-tu pensé qu’après lui je
pourrais supporter le contact d’un autre homme ? Moi qui ai senti
la force, la jeune et perpétuelle ardeur de la panthère de la forêt ?
Et j’irais choisir une lavette, un spécimen imberbe d’homme pas
mûr ?
Lakounlé : (lui barre le chemin.) Je ne te laisserai pas, Je te
protègerai contre toi-même.
(Sidi lui donne une bourrade qui l’envoie de nouveau sur le derrière,
contre le pied de l’arbre.)
Sidi :ôte-toi de mon chemin, avorton nourri de livres. Vois-tu quelle
force il m’a donnée  ? Ce n’était pas mal, pour un homme de
soixante ans. Il possède le secret d’une divine puissance, – un
exploit digne d’être célébré par les tam-tams et les griots. Tandis
que toi, à soixante ans, tu seras mort en fait depuis dix ans  !
D’ailleurs, tu ne survivras pas à ta lune de miel… Viens à mon
mariage si tu veux. Si tu ne veux pas…
(Elle hausse les épaules. Elle s’agenouille aux pieds de Sadikou)
Mère des épousées, votre bénédiction…
Sadikou : (pose la main sur la tête de Sidi.) J’invoque les dieux
fertiles : qu’ils soient avec toi. Que vienne bientôt le temps où ton
ventre sera aussi rond que la pleine lune dans un ciel bas.
Sidi :(lui tend le paquet.) Maintenant, bénissez mon trousseau. (Elle
se tourne vers les musiciens.) Allons, chantez-moi la semence des
enfants nés de la souche du Lion.
(Les musiciens reprennent leur air. Sidi chante et danse.)
Mo te’ni. Mo te’ni
Mo te’ni. Mo te’ni2
Sun mo mi, we mo mi
Sun mo mi, fa mo mi3
Yarabi lo m’eyi t’o le d’omo4.
(Un air de flûte emplit la scène. Les lampes à huile se multiplient au
fur et à mesure que les marchands désertent leurs étalages pour
se joindre à la troupe.
Par la danse de sa croupe, une adolescente aguiche Lakounlé, et il
mord à l’hameçon. Sadikou gêne Lakounlé dans sa poursuite, et
essaie de danser avec lui. La dernière fois qu’on le voit, il s’est
débarrassé de Sadikou et, au milieu de la troupe, dégage un
espace libre pour l’adolescente.)

La troupe reprend après Sidi :


Taloni ? Taloni ?5
Temi ni. Temi ni.6
Sun mo mi, we mo mi
Sun mo mi, fa mo mi,
Yarabi lo m’eyi t’o le d’omo.
FIN
2. J’ai préparé notre natte.
3. Approche, viens près de moi, embrasse-moi.
4. Dieu seul sait laquelle de nos étreintes deviendra enfant.
5. À qui c’est ?
6. C’est à moi.
Postface : SOYINKA ou la TIGRITUDE
Par
Philippe Laburthe-Tolra

Un fauve
L’Afrique aux échanges restés difficiles illustre encore ce
thème cher à ses anciens sculpteurs d’un Janus biface, dont
le visage francophone ignore le visage anglophone  ; et les
constellations de la gloire y brillent dans des hémisphères
opposés. Sauf exceptions, occidentales ou universitaires, qui
donc ici au Cameroun connaît Akinwande Oluwole
Soyinka7 ? C’est pourtant un écrivain célèbre de ce Nigeria
voisin, qui se cherche aujourd’hui dans les crises et dans le
sang  ; c’est l’un des héritiers véritables de l’antique
civilisation yorouba, un créateur turbulent et quasi-
romantique dont les frasques et les talents divers défrayaient
la chronique dans la plus grande ville noire d’Afrique et qui,
tour à tour acteur, directeur de troupe, poète, professeur
d’université, contempteur de la politique officielle, paye
aujourd’hui de sa liberté et peut-être de sa vie l’audace
d’avoir voulu, en ces temps troublés, rester un esprit libre.
Bien qu’il ait été l’un des astres de cette Renaissance
qu’animait le Mbari8 d’Ibadan, la plupart d’entre nous
l’ignorent, et les autres s’en méfient peut-être. Car l’abîme
linguistique a créé au sein du continent des univers-îles de
méconnaissance réciproque, entre lesquels la
communication ne s’établit guère que sur la base du
malentendu. Non pas seulement différence des célébrités,
mais aussi divergence des modes intellectuelles : un Soyinka
ennemi dans une «  francophonie  » dont le prince est
Senghor !
Certes, les intellectuels africains travaillent à modifier cette
situation. Établir les ponts, créer des liens, ce fut là l’un des
objectifs du Premier Festival des Arts Nègres. Sur le plan
des rencontres individuelles, des manifestations collectives,
des résolutions pratiques, ce fut une réussite. Mais dans le
domaine des idées, les malentendus se sont-ils estompés ?
Oui, bien sûr, disent les uns. Hmm… répondent les autres…
Les uns sont le plus souvent les francophones, champions
de la négritude, descendants spirituels des philosophes ou
jacobins français du XVIIIe siècle, à l’humanisme unitaire et
idéaliste. Les autres sont surtout les anglophones, fils
spontanés des pragmatiques anglo-saxons particularistes.
Aux premiers qui (souvent imbus de l’esprit scolastique des
missionnaires) veulent définir leur nature propre et exprimer
leur essence, les seconds continuent de rétorquer : « À quoi
bon  ? Faux problèmes  ! Qu’est-ce que le nom ajoute à la
chose  ?  » C’est dans l’acte même de créer que le créateur
se définit. Seuls comptent alors le résultat intrinsèque, la
valeur, la beauté de l’œuvre, quelle que soit la couleur,
blanche, jaune ou noire, de son auteur. Il n’a pas à définir
comme idéal la « négritude », qui est simple contingence : à
savoir le fait pour tel ou tel créateur d’être nègre. « Le tigre –
gronde un beau matin Soyinka avec un humour cinglant, – le
tigre ne parle jamais de sa tigritude ! »
Mais ne serait-ce pas précisément parce qu’il la vit  ?
L’étranger ami de l’Afrique, qui, en tournant autour du Janus
biface, médite sur les rapports de l’être et du devoir-être, et
sur le profond « deviens ce que tu es ! », trouve l’ambiguïté
nécessaire, fondamentale  ; sans prétendre le résoudre, il
croit pouvoir comprendre le malentendu.
L’intention est vide si l’objet ne remplit pas déjà sa visée. Si
Du Bellay n’a pas de génie déjà, ou du moins du talent, il ne
lui sert à rien d’écrire la Défense et Illustration de la Langue
Française. Le manifeste sombre dans le ridicule quand il
n’est pas étayé par le manifesté. En ce sens, la négritude
comme programme suppose la négritude comme
manifestation. Elle est un geste qui désigne une présence et
non un vide, et c’est bien ce qu’affirment, je pense, les
fondateurs de Présence Africaine.
Mais l’on comprend bien que certains, se méprenant sur son
sens, refusent une revendication qu’ils considèrent comme
abstraite et purement formelle ; le Noir réclamant sa place au
soleil n’a qu’à la prendre  ; faire de sa réclamation le thème
du discours, c’est avouer son impuissance, s’y complaire,
tirer de son esclavage une satisfaction morbide  ; une
littérature des complexés prêterait alors le flanc à une
critique aussi virulente que celle de Nietzsehe attaquant la
morale des faibles  ; la négritude ne serait que l’alibi du
manque de talent, ou que l’exaltation par des vaincus de leur
propre ressentiment. L’homme fort rejette sereinement une
telle attitude ; le lion la dédaigne et le tigre s’en pait.
S’ensuit-il pourtant que l’aristotélicien ait tort lorsqu’il
discerne dans le silence même du tigre l’essence tigrée de la
tigritude ? La substance véritable est forme biologique et loi
de développement : elle ne s’ignore qu’en s’accomplissant ;
même les phénomènes accidentels, inattendus et en
apparence contraires, qui expriment l’histoire de l’Afrique,
sont l’épiphanie de son être.
Donc, à belles dents de jeune carnassier, que Soyinka
mange de la négritude  ! qu’il la dévore et s’en régale  :
Comme un lion (pourquoi, Wole, citez-vous le tigre ? Il n’y a
en Afrique que des lions, des panthères, des léopards. Est-
ce pour la force et l’agressivité du tigre ?9)… comme un lion,
disions-nous, ou comme une panthère mâle de la forêt
yorouba, il ne se repaît alors que de ce qui l’a déjà nourri.
Dans l’instant qu’il nie la négritude comme projet, Soyinka
l’exhibe et l’accomplit comme résultat. Bien sûr, il la
transforme en soi-même, il la digère avec l’orgueil léonin du
créateur, du solitaire. Mais il ne peut contester
l’environnement, le milieu qui l’a alimenté et où il a grandi. Le
lion qui nie le troupeau d’antilopes est-il de bonne ou de
mauvaise foi  ? Sa force n’est-elle pas née de la disparition
de cette faiblesse  ? Le tigre cesse de parler de la proie qui
n’existe plus : mais elle coule dans ses veines.
Soyinka le fauve.

Un festin de négritude
Voyons, par exemple, avec Le Lion et la Perle10 à quel
repas nous convie ce repu. N’est-ce pas là, dans le fond
comme dans la forme, un plat de négritude consommée qu’il
nous sert ?
Assurément, c’est à l’Occident, ou c’est à un fond moderne
universel, que Soyinka paraît emprunter l’efficacité de sa
brillante technique théâtrale : alacrité de l’exposition, science
de l’économie temporelle, judicieux rythme des coups de
théâtre, progression dramatique, sens de la scène, unité de
temps et d’action contrastant avec la richesse des thèmes,
langue raffiné qui tient de la tradition shakespearienne l’art
d’allier le poétique et le trivial  ; d’autre procédés modernes
évoquent le cinéma ou les mises en scènes du T.N.P. et du
Berliner Ensemble  ; emploi des «  noirs  » entre les actes,
« flash-backs » pour les trois grandes scènes de mine, etc. ;
l’alternance entre les deux lieux de l’action  : la chambre de
Baroka et le centre du village, suggère l’utilisation d’une
scène tournante.
Cela dit, tout le reste est africain. En ce qui concerne le
cadre, cela saute aux yeux ; mœurs, coutumes, dont tous les
détails sonnent juste et reflètent la grâce aimable du Bénin ;
rites et adresse de salutation, marques de respect,
chansons, danses, récompenses aux artistes, rôle de la noix
de kola et du vin de palme, allusion à la religion
traditionnelle ; au roi divin Shango qui crache le tonnerre, à
Ogoun qui préside à la métallurgie, références aux cultes
des ancêtres et de la fécondité. Les morts reviennent
rituellement parler aux vivants  : c’est pourquoi Sadikou
devrait promettre à Lakounlé de garder son secret même
une fois morte. L’épisode du Chemin de Fer détourné
s’éclaire si l’on sait que le mugissement sinistre du rhombe
représente la voix du dieu Oro, au passage duquel les
femmes et non-initiés doivent fuir et s’enfermer sous peine
de mort. La toile de fond n’est donc pas seulement la forêt
avec ses arbres et ses animaux  : buffles, lions, panthères,
renards, singes et serpents  ; c’est en même temps toute la
vie traditionnelle  : le roi, chef de chasse et de guerre  ; la
famille polygame où c’est la première femme qui choisit et
régente les autres ; l’importance attachée à la compensation
matrimoniale ou «  dot  » versée par le futur époux  ; les
coutumes commerçantes si caractéristiques du pays, en
particulier ces marchés de nuit qui égayent de leurs lumières
innombrables les bourgades du Nigeria et du Bénin.
Sur ce fond, le changement actuel des mœurs pose ses
questions aiguës, les unes d’ensemble comme le passage à
la monogamie ou au christianisme si mal assimilé par
Lakounlé, les autres de détail, comme la manière de se
chausser, de s’habiller, de se farder, de porter quelque
chose, de manger, de travailler, de s’embrasser, de s’aimer ;
d’où une hésitation, un partage vécu qui s’exprime par
l’ambivalence à l’égard de l’étranger, objet à la fois de
l’hostilité et de l’hospitalité, ennemi maltraité, hôte choyé, qui
amène à sa suite, avec le fonctionnaire corruptible, mille
manières de se perdre séduisantes pour la part féminine de
l’âme africaine  : comme la photographie, le chemin de fer,
l’écriture, voire le timbre poste…
Mais nous n’avons encore rien dit de la négritude. Car il est
bien naturel, il est normal que cette pièce yorouba, se
déroulant en pays yorouba, soit yorouba comme est
marseillaise la trilogie marseillaise de Marcel Pagnol, ou
comme est bouloue la comédie camerounaise du jeune
Oyono, Trois prétendants, un Mari ; pour nous en tenir à des
genres et à des styles apparentés. Cela empêche-t-il
Soyinka d’être shakespearin et Oyono d’être moliéresque  ?
Voire. (Si Molière est le Térence français… la littérature
comparée tombe ici dans un problème d’affinité que seul
pourra résoudre un cerveau électronique.) Laissons à regret
Oyono pour nous en tenir à nos moutons (ou plutôt à notre
lion). Ce que nous recherchons est une négritude de la
moelle, celle qui fera corps avec ce qu’il y a de plus original
ici, à la fois dans la forme et dans le fond.
Or, ce qui éclate dans la forme, n’est-ce pas d’abord la
manière dont le texte, ici, à chaque instant, après avoir frôlé
la chanson (à laquelle on fait de perpétuelles allusions)
s’épanouit en musique, en mime et en danse ? On répondra,
bien sûr, que Soyinka a recueilli les leçons occidentales en
faveur d’un théâtre total. Mais s’il les a si bien recueillies,
n’est-ce pas que ces leçons rejoignent les plus profondes
traditions, les instincts les plus vifs de l’individu d’Afrique,
pour lequel tout récit se transforme en jeu expressif, en
imitation ? Et ceci à tous les plans, jusqu’au niveau religieux,
où le mythe s’incarne en représentation et en danse.
Le mouvement irrésistible qui entraîne toute l’œuvre nous
paraît comporter deux traits vraiment propres au temps
africain. En premier lieu, ce mouvement culmine
apparemment dans trois grandes scènes muettes, les flash-
backs d’action pure répartis sur les trois moments de la
comédie, qui nous démontrent comment un évènement
historique devient légende, devient mythe, et, en jouant sur
les mots, chanson de gestes  : il s’agit de «  l’Arrivée de
l’Étranger », du « Détournement de la Voie ferrée », et du «
Destin de Baroka » ; autrement dit, de l’irruption du progrès,
du rejet du progrès, et de l’échec présumé de la tradition. On
se trouve ainsi en présence d’une action détemporalisée,
d’un temps désarticulé et comme éternisé par la danse. Le
déchaînement rythmé qui étourdit les corps équivaut à une
pause, et c’est à l’intérieur d’un temps gai, dansant, car
immobile et sans grande conséquence, que Lakounlé et Sidi
se font berner par Baroka.
Ceci ne veut pas dire qu’il ne se passe rien. Mais – et
l’originalité africaine se manifeste aussi sous ce second
angle – tous les coups de théâtre qui ponctuent l’action  :
brusque révélation de la beauté de Sidi, demande en
mariage de Baroka  ; refus qu’on lui oppose  ; aveu de son
déclin  ; séduction de Sidi par le projet de timbre, mariage
final de Sidi  ; chacun de ces évènements a quelque chose
de magique, signifie le dévoilement soudain d’un être-là,
d’une situation déjà existante, mais restée jusque-là
inaperçue ou cachée, l’aboutissement d’une pré-méditation
qui, en s’extériorisant, métamorphose le contexte par
l’intérieur, donnant un sens nouveau, imprévu, à tout ce qui
précédait. Ces moments de transformation et de
détournement, ces renversements du tout au tout qui n’ont
pour cause, ni des facteurs extrinsèques, ni des mobiles
purement psychologiques, mais l’initiation à quelque chose
de jusque-là resté secret, paraissent bien refléter une
conception ésotérique du monde, où la connaissance
progresse par à-coups non par l’acquisition d’objets
nouveaux ou par leur exploration méthodique, mais par la
saisie d’objets déjà familiers, brusquement transfigurés dans
l’épiphanie d’une structure d’ensemble jusque-là ignorée.
C’est le temps d’une féerie pour adultes.
Voilà notre sens de la négritude « formelle ». Mais comment
la dissocier d’un «  fond  » plus grave, qui ne paraît guère
moins spécifiquement africain  ? C’est en effet du problème
de la force qu’il s’agit, de la puissance vitale. Cette
puissance s’entend de deux façons. Au sens immédiat,
d’abord  : ce qui comptera pour l’Africain, c’est l’intensité
physique de la présence ; de ce point de vue, les apparitions
muettes du Lutteur et la scène où le Roi parvient à le vaincre
n’ont rien d’accessoire ; même si la scène en question figure
aussi une autre puissance, elle vaut au sens obvie, puisque
le roi africain, chef de chasse et de guerre, doit toujours
incarner toute la puissance, toute la force de la tribu ou de la
cité  ; sa propre vigueur en est l’emblème. Ce que Sidi,
Sadikou ou Baroka reprochent le plus vivement à Lakounlé,
c’est d’ignorer l’importance de cette vigueur, d’énerver cette
force que la société traditionnelle exaltait. Assurément, ce
culte de la force engendrait une société hiérarchisée,
inégalitaire  ; mais dans laquelle, à son rang, chacun
participait selon son statut à la force de l’ensemble. Bien sûr,
la femme n’y est par l’alter ego ponctuel de l’homme, comme
le réclame sa force spécifique, qui est loin d’être considérée
comme négligeable (ne sommes-nous pas à peu de distance
d’Abomey, pays des amazones guerrières  ?)  ; la vieille
Sadikou terrifie Lakounlé, tandis que la jeune Sidi le fait
effectivement tomber par deux fois.
Pour la société traditionnelle, la vie suppose cette
diversification, cette tension interne ou opposition des rôles
sociaux, qui ne contredit pas la communauté foncière ou
fraternité des sujets, puisqu’il y a échange de services.
L’égalitarisme abstrait que prône Lakounlé semble conduire
à une identité indifférenciée, édulcorante, sans caractère  ;
c’est ce spectre d’une société affadie, vulgaire, que Baroka
voit surgir au terme du processus hélas inéluctable de
l’évolution, société de la similitude absolue, informe,
destructurée, qui voudrait abolir jusqu’à la fondamentale
différence des sexes. La civilisation du livre est dévirilisante.
C’est pourquoi Lakounlé, champion du féminisme et
« lettré », joue aux yeux des autres, sans l’être tant que ça,
le rôle d’un individu asexué, d’un eunuque.
Parvenu à ce point de son involution, l’homme de la société
future se révèle non seulement indifférencié, mais stérile. Il
déçoit donc à nouveau le désir africain de puissance vitale,
cette fois-ci au sens médiat de : force qui se déploie dans la
production de nombreux rejetons, de fécondité biologique. Il
faut à ce propos éviter une méprise, un contresens sur le
sujet même de la pièce, à savoir la puissance ou
l’impuissance de Baroka. Dit tel quel, ce ne serait aux yeux
d’un Européen que le thème scabreux d’un vaudeville
grivois. Cependant, l’expression de la sexualité, directe, non
culpabilisée, d’une crudité parfois tout antique, doit suffire à
nous détourner de cette assimilation. L’Afrique traditionnelle,
par ailleurs si discrète et pudique quand il le faut, n’a pas
connu les atteintes du puritanisme et du jansénisme. On s’y
trouve donc de plain-pied avec ce qui pourrait être sujet de
fabliau médiéval, de conte rabelaisien ou de farce
élisabethaine. Les manifestations extérieures de la sexualité
y sont considérées avec une gaieté immédiate, même si une
gravité secrète est finalement reconnue à la vie sexuelle.
Lors des représentations d’Ibadan, la dernière séquence
mimée, d’un réalisme extraordinaire, eût sans doute été
censurée dans un théâtre européen.
Mais ce n’est pas parce que la belle villageoise Sidi parle un
langage vert et adopte une conduite réaliste qu’elle n’est pas
attachée à sa morale (en particulier à sa virginité)  : et ce
n’est pas non plus parce que l’intrigue de la pièce est
gaillarde qu’elle ne s’ordonne pas à des préoccupations
sérieuses et ne fait pas vibrer des harmoniques graves. Ici,
la question que l’on se pose à propos de Baroka n’est pas
tant sa possibilité d’accomplir certaines étreintes et d’en jouir
– vue européenne, polissonne et restrictive – que sa faculté
de procréer, d’engendrer effectivement des enfants  ; là
réside pour un Africain le drame éventuel  ; c’est au
dépouillement de l’être social et non au plaisir que demeure
ordonnée la vie sexuelle. Ce que Baroka regrette dans son
faux aveu à Sadikou, c’est son impossibilité d’être père, ce
que Sidi espère par son mariage, ce sont les enfants
vigoureux que le roi lui donnera. Loin de s’arrêter à soi-
même, de se prendre pour but comme dans l’amour-passion
occidental, la sexualité africaine ne se conçoit que comme
moyen d’assurer la suite des générations, et par là la
religion, car le culte des ancêtres suppose le continuum
ininterrompu de la prospérité.
Il s’agit donc, on le voit, de thèmes sérieux, et – que Soyinka
le veuille ou non – bien caractéristiques de la négritude et du
continent africain : pour l’inconstante Sidi – pour la paysanne
Afrique – où donc se trouve la vraie force, la puissance autre
que celle des mots, celle qui ne leurre pas  ? À travers les
mirages de la civilisation moderne, l’Afrique conservera-t-elle
sa vigueur d’autrefois  ? Cette Afrique pourra-t-elle se
continuer sans se renier ?
Telle est la gravité qui habite cette légère intrigue. Et des
quatre principaux personnages qui la tissent, trois  :
Lakounlé, Sidi, Baroka, sont saisis par l’anxiété du
changement, partagés, tiraillés, flottants – à des degrés plus
ou moins conscients, il est vrai – mais tous trois jusqu’à cette
légère ivresse qui rend lyrique et qui, jointe à l’irréalisme
féerique de la fantaisie, les fait dans l’original anglais, parler
en vers blancs.
Seule Sadikou est un personnage relativement simple, la
femme traditionnelle se satisfaisant de son sort, pour qui il
existe un ordre de choses immuables. Elle est donc
déconcertée, choquée, lorsque quoi que ce soit ne s’y
conforme pas dans les attitudes de Sidi ou de Lakounlé.
Pour elle, rien ne saurait changer vraiment  ; l’univers est
plein comme un œuf. À part celui, éternel, de l’homme et de
la femme, il n’y a pas de conflit. Elle parle en prose.
Symétriquement opposé à elle – et la confrontation est
savoureuse – Lakounlé de prime abord paraît aussi un
personnage simple  : la caricature de «  l’évolué  » dans son
costume comme des propos  ; fragments de Bible, de
manuels scolaires et d’articles de journaux, plaqués sur la
vie, récités, avec cette entière (presque émouvante) naïveté
du jeune Africain qui veut changer du tout au tout,
systématiquement, abstraitement. La vanité de ses tirades
d’intellectuel, désignant un futur vide, rêvé, encore du
domaine de la science-fiction en Afrique, contraste avec les
discours pleins de l’homme d’action Baroka, lourds de passé
et de présent, réalisateurs, efficaces  : ainsi lorsque celui-ci
se fera consoler par Sadikou, puis par Sidi.
Même appuyé, il reste juste, ce trait qui, dès les premières
lignes de la pièce, définit le petit évolué (instituteur, mais
aussi bien comptable ou employé de bureau) par le
radicalisme dans le refus de la rusticité africaine  : l’akowe,
l’homme qui sait écrire, rejette violemment ce peuple
traditionnel de princes et de paysans où l’on se passait de
lui, où il n’a pas sa place, et il s’en prend avec acharnement,
lui, l’homme de l’artificiel, à l’immédiateté, à la simplicité de
vie qui accusent cette rusticité : telles les habitudes de porter
les choses sur la tête, de manger avec les doigts, de boire
dans des calebasses, de s’asseoir ou de se coucher par
terre ; son ennemi s’appelle tour à tour la nudité, les toits de
chaume, les cases de paille ou de terre, les arbres, bref la
nature en général ; le problème majeur pour lui est d’imposer
partout l’usage des fourchettes et des chaussettes, singeant
l’Européen jusqu’à l’absurde (ici, par exemple, en exigeant
qu’on se mette à boire du thé  ; en Afrique francophone, ce
serait du vin rouge) ; il se veut le héros de la « négativité ».
Mais en même temps (et c’est par de telle contradictions que
les personnages de Soyinka nous paraissent si pleins de
vie), cet instituteur est un Africain de vingt-trois ans ; sous la
complication et l’abstraction superficielles, un être simple et
direct ne demande qu’à apparaître  ; son désir de
changement le rend vraiment fou, mais d’une folie
intermittente et passagère : il faut qu’on le « réveille », qu’on
le force  ; mais alors on voit, dans les scènes de mime, par
exemple, jaillir à nouveau chez lui le don de la spontanéité
corporelle, ainsi que la saine sensualité d’un jeune homme
qui ne demande qu’à oublier ses livres pour danser et pour
taquiner les filles ; seuls son caractère d’ «évolué » l’inhibe ;
sous le vernis transparaît un Lakounlé vrai fils de pays : celui
qui souffre fort de la mésaventure de sa belle, celui qui
voudrait en courir d’autres, celui qui se désole d’avoir à
appliquer ses théories, celui qui va jusqu’à envier Baroka et
à soupirer après la polygamie. Ses contradictions
continuelles forment le principal ressort comique du
personnage : dans le même temps,il accuse Sidi de bafouer
le «  qu’en dira-t-on  » et soutient qu’on doit s’en moquer  ; il
critique les traditions et s’effraye qu’elles ne soient pas
respectées pour son mariage ; il traite Sidi de broussarde et
en fait la damoiselle élue, le soutien de son combat
intellectuel ; à dire vrai, il veut et ne veut pas l’épouser. Aussi
sa défaite, au lieu d’être tragique, paraît-elle le restituer à sa
nature véritable, le rendre à la nature tout court.
Sidi est une très jeune fille non dépourvue d’esprit, pleine de
répartie, mais très spontanée, superficielle, attirée par tout ce
qui se présente, fascinée par sa propre beauté dont elle vient
d’avoir la révélation  ; elle en reste stupide, et c’est ce dont
profitera Baroka. Elle ne pense guère et adopte d’instinct le
parti de l’opinion commune, c’est-à-dire du bon sens
populaire, de la tradition. Aussi souffre-t-elle des
extravagances de Lakounlé, qu’elle lui reproche avec
vivacité. Mais est-elle entièrement insensible à ses
discours ? Il ne semble pas, car cette coquette prête à toutes
les aventures, cette Célimène de campagne, louche avec
complaisance vers la civilisation citadine que lui vante
Lakounlé, et dont elle voudrait mettre à son service les
possibilités exaltantes  : la photographie, l’imprimerie, les
revues féminines, voire les Postes et Télécommunications  !
Elle paraît tenir à son indépendance et à son pagne, à sa
coiffure de petites nattes tressées, à son port de tête, à son
prénom africain, à la dot et au mariage rituels. Mais en ville,
elle ne refuserait pas longtemps la robe, la perruque et les
talons hauts. Quand la voix de la tradition se déguise auprès
d’elle en voix du progrès, et que ces deux forces
antagonistes semblent s’unir pour célébrer sa beauté, elle ne
peut résister au vertige qui la prend. Et sans doute est-ce
mieux ainsi, car aurait-elle épousé Lakounlé autrement  ?
Faute de finir dans le gynécée de Baroka, elle était mûre
pour partir, comme tant d’autres de ses sœurs, poursuivre à
la ville d’autres mirages plus décevants encore, car elle est à
son insu déjà déracinée  ; sa première réponse à Sadikou,
insolente de jeunesse, impertinente vis-à-vis du vieux chef,
n’a déjà plus rien de traditionnel  ; Sadikou en reste
abasourdie, aussi bien qu’à la fin, quand Sidi bouscule les
rites nuptiaux en les traitant de barbares. En pensant la
perdre, Baroka la sauve, ou du moins la fait rentrer dans
l’ordre dont elle sortait spontanément.
Certes, les préoccupations morales ne se trouvent pas au
premier plan chez ce vieux patriarche roublard, peu
embarrassé de scrupules, chez cet étonnant polygame qui
sait si adroitement concilier son plaisir et son intérêt, chez ce
rusé politique pour qui, manifestement, la fin justifie les
moyens. Et pourtant, Baroka est le plus sage, le plus
intelligent des personnages de la pièce. Sa morale, c’est son
métier de roi. Il consistait, nous l’avons vu, à rester fort, à
respecter le pacte féodal en donnant aux siens paix et
prolifération. Baroka s’y emploie consciencieusement. Pour
le reste, il est sans illusion. Chaque chef africain refait
actuellement pour son compte cette médiation mélancolique
sur le déclin des aristocraties que le prince de Lampéduse a
reconstituée dans Le Guépard. Baroka sait que l’évolution
est inévitable ; il ne lui est pas hostile par principe ; il tient à
lui donner des gages, voire à y paraître compétitif. Même si
ses tirades à Sidi ne sont pas à prendre très au sérieux, elles
demeurent fort instructives : c’est au mirage de la technique
qu’il recourt pour séduire la jeune fille. Dans quelques
années, comme d’autres chefs – Lakounlé a dit vrai – il
roulera en voiture au lieu de monter à cheval. Mais il proteste
contre la disparition des antiques vertus, qu’entraîne la
civilisation du livre et de la machine. Cette civilisation
comporte en effet comme trait essentiel la fabrication en
série des individus, choses et gens, par l’école et l’usine.
Tous sont identiques, nivelés dans la médiocrité de la
masse : le sens de la valeur, le courage, la virilité désormais
secondaires seront engloutis par l’égalitarisme plébéien  ;
c’est la fin de la distinction  ; le règne qui s’instaure est
maintenant celui de la vulgarité. Et Baroka s’élève contre
cette subversion, ce reniement, cet abandon de l’Afrique par
elle-même, contre cet univers d’irresponsables où ce ne sont
plus des sages pleins d’expérience mais de jeunes blancs-
becs comme Lakounlé qui font la leçon et la loi, qui
prétendent commander. Le nouveau monde lui paraît faux : il
ne veut pas l’empêcher d’émerger, mais il peut retarder le
mouvement, récupérer Sidi, tâcher de préserver, comme il le
dit lui-même, des secteurs de vie authentique, dont il espère
qu’ils féconderont l’avenir.
Que suggère, à ce point notre étude, l’examen de cette
sagesse de Baroka  ? Wole Soyinka nous en voudra-t-il si
nous trouvons qu’elle ressemble fort à une méditation
philosophique sur la négritude  ? N’est-il pas vrai que
l’ensemble des personnages constitue une sorte de typologie
des attitudes possibles à ce sujet, c’est-à-dire vis-à-vis de la
tradition africaine ? Et que le problème particulier qui se pose
ici dans la société yorouba intéresse l’ensemble du continent
noir en général, c’est-à-dire suppose une communauté de
destin, qui est celle précisément de la négritude ?
Ô tigre, animal solitaire…
La pièce a-t-elle une morale ? Soyinka a trop de talent pour
avoir écrit une « pièce à thèse ». Bien sûr, la jeune Sidi, c’est
l’Afrique ballottée entre le passé et l’avenir. Elle choisit le
passé, ou plutôt, un certain passé la reprend à un certain
avenir. Est-ce à dire que Baroka ait raison, et que les vieux
chefs valent mieux que les jeunes instituteurs ? En tout cas,
Baroka nous est présenté sans fard, comme un être bien
vivant, avide de boissons et de femmes, intéressé et
cynique. Nous savons par Kongi’s Harvest que Soyinka peut
très bien ne ménager en rien les rois traditionnels. Mais c’est
le destin de l’auteur comique que de paraître réactionnaire.
Le rire nécessaire à la santé et à l’équilibre d’une société
avive l’esprit critique, rompt le charme des mythologies
évolutionnistes ou révolutionnistes, libère des positions dites
engagées, qui sont sérieuses jusqu’à l’ennui. À son époque,
Molière ridiculise bien des trouvailles vouées à un bel avenir,
la médecine, l’instruction des femmes, la promotion sociale,
l’exigence d’authenticité… C’est l’action dissolvante de la
critique qui décape les vraies valeurs  ; celles qui résistent  !
Notre médecine scientifique n’est-elle pas une réponse au
défi de Molière  ? Il revient donc à l’écrivain satirique de
critiquer en toute indépendance et en toute bonne
conscience. Certes en attaquant leurs mœurs, il risque de
s’aliéner l’instituteur, le roi, le fonctionnaire, le président, le
prêtre, le général, mais en définitive, seulement ceux d’entre
eux qui sont sots, et la part intelligente de la société
l’applaudira. Encore paralysée par la domination coloniale et
sa séquelle de régimes forts, l’Afrique d’aujourd’hui manque
d’auteurs comiques qui traduisent dans les grandes langues
internationales (d’où la censure les bannissait jusqu’à
présent) ce bon sens critique populaire, cette acuité de
l’observation et cette gaieté caricaturale que reflètent les
propos en langues vernaculaires. L’Afrique a besoin de ce
rire qui lui est à la fois si naturel et si traditionnel ; elle en a
besoin pour supporter les difficultés qu’elle affronte, pour
prendre de la distance par rapport à des situations souvent
oppressantes  ; elle en a besoin pour dégonfler les
baudruches des idéologies qui l’assaillent et pour rappeler à
l’ordre ou à la mesure ses nouvelles élites  ; en un mot,
l’Afrique a besoin de rire pour penser, et il faut remercier
Soyinka de le lui permettre.
Son refus de la «  négritude  » est probablement sous un
certain angle un refus de la tragédie, un refus de la rancœur,
de l’amertume liée au complexe d’infériorité – le rugissement
de l’esprit fort, du lion qui ne se laisse pas affoler par le
moucheron, et qui ose se mettre en question soi-même – ici
en stigmatisant la naïveté «  acculturante  » de l’instituteur,
ailleurs en s’en prenant aux messianismes africains et à la
religion (The Trial of Brother Jero), ou encore en prenant
pour cible aussi bien les universitaires que les hommes de
gouvernement dans l’extraordinaire Kongi’s Harvest, écrit
avant la chute de N’Krumah qu’elle présage, et qui pourrait
servir de prolégomènes à toute politique africaine future.11

La danse du tigre
Qu’importe donc à Soyinka de ne pas plaire à certains ou de
ne pas suivre les modes ? Le tigre n’a de compte à rendre à
personne. Et puis, son allure et son élégance font oublier
tout le reste. Une pesante analyse ne peut pas rendre le
tempo dansant de Soyinka. Puisqu’il y a chez Lewis Carroll
un chat du Cheshire qui sourit, pourquoi un tigre ne
danserait-il pas ? C’est ce que suggère ici l’alliance bien rare
de la force et de la grâce, du gros comique et du charme
poétique, de la farce et du lyrisme. Voilà ce qui fait de cette
petite comédie, Le Lion et la Perle, une œuvre précieuse et
féroce dont le titre même figure déjà les deux pôles
antinomiques.
Cette réussite serait inexplicable si Soyinka n’était pas en
même temps l’aède difficile et profond de ces pièces
obscures, mystiques, indéchiffrables à l’Européen, où il se
montre l’héritier scrupuleux de tout l’«  éthos  » traditionnel
yorouba. De ces abîmes, il peut s’élever jusqu’à la légèreté
sans cesser d’être poète  ; si le Bénin est la Grèce de
l’Afrique, le pays yorouba en est l’Italie, et même dans la
plaisanterie, la grâce chantante de la langue se fige
naturellement en poème et se mue spontanément en
musique. La riche mythologie, la religion et les fêtes y sont
déjà art total, et si les crises économiques et politiques ne
ruinent pas le pays, les formes d’art que nous appelons
« baroques » devraient y connaître un grand essor. Le Lion
et la Perle, n’est-ce pas une comédie-ballet, une sorte
d’opéra de chambre en trois mouvements pour quatuor et
chœurs ?
Quand le silence de la nuit s’étendra définitivement sur le
marché peu à peu déserté d’Ilounjilé, quand le rideau se sera
baissé sur le destin accompli de Sidi et sur le poème achevé,
alors, bien sûr, nous méditerons sur les aliénations et sur les
servitudes, sur la baisse du cacao, sur le déclin des
aristocraties, sur l’agonie des cultures et sur la mort des
statues. Mais jusque là, laissons-nous posséder nous aussi
par l’ivresse de l’ambiguïté : ce qui est tragédie pour les uns
est pour les autres fantaisies allègre, fraîche et rieuse
comédie  : laissons-nous prendre à sa gaieté, laissons-nous
emporter par son tourbillon.

ACTE I

SCENE II

L’INTRONISATION DE GBEHANZIN
(La même salle du palais où se trouve maintenant le trône de
Gbêhanzin. Migan et Mèhou disposent bien en vue le siège, les
sandales royales, la récade, une longue pipe, un collier de perles
bleues. Ils attendent l’arrivée du cortège royal pour la cérémonie
du sacre).
MIGAN : Mèhou, quel est cet événement qui intrigue tout le palais ?
Que s’est-il donc passé à l’autel sacré des rois ? Si j’en crois la
rumeur, un règne sans précédent va commencer. Je sais que
Vidaho possède une personnalité hors pair, et qu’il est aussi ami
des grands faiseurs de gris-gris. Sinon, comment aurait-il triomphé
de ses rivaux ?
MEHOU : Sans doute, mais aucun gris-gris ne pouvait lui permettre
de surpasser ses prédécesseurs. Voici les faits. Hier soir, après le
départ du grand consécrateur Agassounon, Kondo laissé seul dans
le noir près de l’autel sacré des rois défunts, devait méditer sur ses
futures responsabilités. Depuis Houégbadja le fondateur de la
dynastie, tous les souverains abandonnés dans ces conditions
furent trouvés endormis le lendemain. Or ce matin, Kondo était
parfaitement éveillé. Cela signifie sûrement que sa vigilance ne
faiblira pas.
MIGAN : Je pressens plutôt un règne mouvementé. Cependant, j’ai
confiance en Kondo. Un prince éduqué par Adandozan, l’intraitable
rival de Guézo, l’adversaire acharné des dominateurs Yoruba et
des marchands d’esclaves ne se laisse pas faire. Mais, veillons à
ce qu’il ne devienne pas cruel et fantascjue. Guèdègbé a-t-il
consulté les oracles ?
MEHOU : Attendons l’intronisation et les premières paroles du
nouveau roi. Celles-ci contiendront, tu le sais, tout un programme.
J’entends tinter une clochette. Agassounon arrive.
AGASSOUNON : (Entre à reculons, une clochette à la main, précédant
Kondo). Voici le moment solennel où de nouveau le soleil va briller
sur le Danhomè.
(Kondo apparaît, majestueux, drapé dans du velours blanc, pieds
nus, la tête couverte d’un bonnet à quatre pointes).
AGASSOUNON : (Se place devant Kondo debout et l’apostrophe).
Kondo Hier, prenant tes ancêtres à témoins tu as médité toute la
nuit sur tes responsabilités de roi. Maintenant tu vas recevoir les
attributs de ta souveraineté. Assoies-toi sur le trône de
Houégbadja dont tu es le successeur désigné par les dieux.
(Kondo s’asseoit). Né d’une panthère, tu portes les signes sacrés
des rois du Danhomè et tu es l’égal d’un dieu. Ton grand père
Guézo avait prédit que tu mettras fin aux guerres du Danhomè soit
par la défaite, soit par la victoire. Chausse les sandales de
l’ancêtre fondateur pour protéger le royaume du Danhomè, son
peuple et ses lois.
(Kondo chausse les sandales; Migan et Mèhou se
prosternent en murmurant des voeux).
Reçois à présent la récade royale, symbole de ton pouvoir
incontesté. Elle sera vénérée comme ta personne. Tu es
désormais le maître du monde. (Signes d’approbation de Migan et
de Mèhou). Pour accomplir un destin de gloire, tous les
Danhoméens t’appartiennent ainsi que les femmes du royaume,
hormis les prêtresses de Sakpata, le dieu de la variole. J’orne ton
cou de ce collier de perles bleues, du plus pur corail et te proclame
roi des perles, l’égal d’Aldo Wêdo, l’arc-en-ciel, source unique des
richesses, qui dispense la pluie à profusion.
MIGAN :Je me couvre de poussière et vous salue, Djêhossou O roi
des perles, qui venez d’acheter le Danhomè.
(Kondo montre une amulette).
AGASSOUNON : Dada Glèle t’avait remis cette amulette sacrée,
symbole du Danhomè. Tant que tu la détiendras, tu seras toujours
le roi. Vive le jour nouveau !
MIGAN : (Se dirige vers la sortie pour convoquer l’assemblée des
princes et des ministres en frappant des mains).
Gloire au descendant de Houégbadja !
Gloire, prospérité et longue vie au roi des perles !
(Les princes, les princesses et les reines de compagnie
entrent en criant et se disposent autour du trône. Les
ministres se groupent en face).
DES PRINCESSES : Vive le trône de Houégbadja ! Vive le roi des rois !
KONDO : (Fait signe de la main gauche; lève sa récade et clame)
«Gbê han zin aï djrè». Le monde tient l’oeuf que la terre désirait et
dont l’éclosion sera un signe des temps. J’accomplirai de grandes
choses. Je conquerrai enfin Abéokuta. Tel le requin féroce, je
sèmerai la terreur sur la côte danhoméenne et malheur aux bêtes
des mers qui s’y hasarderont.
MEHOU : Vive le jour nouveau !
Vive le roi Gbêhanzin Aidjrè !
LES PRINCES ET LES MINISTRES : Gloire et longue vie au roi Gbêhanzin
(Ils se couvrent la tête de poussière; à tour de rôle chaque
ministre vient se prosterner devant le roi et lui fait serment de
fidélité ; II demeure à genoux quand le suivant arrive).
MIGAN : Maître de l’aurore, votre Premier ministre reconnaissant,
Migan Agbédjékou, vous sera plus dévoué qu’un chien. Mon bras
ne faiblira point dans l’exécution de vos sentences de mort.
MEHOU : Votre Mèhou, l’humble précepteur de la famille royale
emploiera ses forces à maintenir la paix entre les princes et à
gagner l’amitié des étrangers. Et puisque vous êtes le requin qui
trouble la barre, qu’on m’appelle désormais « Aguéglohoué » car je
défendrai aux poissons de vivre sur la terre ferme. Yovogan, le
gouverneur des provinces du Sud exécutera fidèlement vos ordres
et sera là-bas, l’oeil et l’oreille du roi.
SETONDJI : Sois béni, Aguéglohoué !
ADJAHO : Le père de la lumière m’a nommé grand huissier et m’a
délégué ses pouvoirs pour juger avec sagesse et selon l’équité.
TOKPO : Quant à moi, Tokpo ; j’approvisionne les marchés en
produits variés. Nos greniers regorgeront de grains. Les
palmeraies couvriront tout le royaume pour chanter votre gloire, O
Père des richesses.
AKPLOGAN : Votre serviteur Akplogan gardera les tombeaux royaux
d’Abomey et d’Allada comme la prunelle de ses yeux. Aucun
sacrilège, aucun manquement aux coutumes ne sera toléré.
KINVO : Par une insigne faveur, vous m’avez nommé, moi Kinvo,
Migan du palais. Je promets de vous conseiller en toute justice
pour que votre règne soit le plus éclatant.
GBEHANZIN : (Crache dans un crachoir; une femme lui essuie la
bouche. Il éternue; tout le monde s’incline et baise le sol, des
toussotements de sympathie font entendre parmi les courtisans).
Loyaux sujets, ministres mes collaborateurs, vos hommages me
plaisent. Qu’on ne s’étonne point de m’entendre parler en public
des affaires du royaume, puisque, ce faisant, je ne viole aucune
coutume essentielle. Désormais, j’exprimerai directement mes
ordres et mes désirs. En choisissant comme ministres certains de
mes frères, j’ai voulu montrer à quel point je compte mes proches.
En ce jour de mon sacre, je désigne pour commander les quatre
divisions de mon armée mon frère Goutchili, le plus valeureux de
mes compagnons d’enfance. Il sera le rempart de mon règne et
prendra le titre de Gahou, Général en chef.
(Goutchili, un géant à l’allure martiale court se prosterner aux
pieds de Gbêhanzin).
GAHOU : Vous êtes le père de ma vie. Je donnerai jusqu’à la dernière
goutte de mon sang pour payer ma dette de reconnaissance. Sur
les champs de bataille mes soldats seront terribles comme des
chacals enragés que le tigre lui-même fuit dans la brousse. Sous
mon commandement jamais un soldat danhoméen ne trahira.
GBEHANZIN : C’est bien. Je sais la valeur d’un serment de Goutchili.
GUEDEGBE : Moi, Guèdègbé, voix autorisée des oracles et des
ancêtres, je salue la décision du roi de parler en public. J’annonce
que sous ce règne, beaucoup de choses changeront, à la surprise
et à la confusion de nos ennemis, à l’honneur et à la gloire de notre
souverain.
LES PRINCESSES ET LES AMAZONES : (Acclament le roi). Longue vie au
roi des perles !
GAHOU FEMME : (Se prosterne) Père de l’univers  ! Nous sommes
l’armée des buffles, les farouches amazones, plus rudes au
combat que les hommes. Quand nous brandirons nos fusils pour
monter à l’assaut des cités ennemies, les hommes n’auront plus
qu’à cultiver les champs de manioc. Puissant roi, vous êtes notre
force, et l’ardeur qui nous rend invincibles. Nous avons renoncé à
la maternité et fait voeu de chasteté, mais nous sommes liées, à la
vie, à la mort, à notre coutelas. Pour votre gloire, ô maître du
monde, nous danserons comme des papillons fascinés, nous
danserons sans trêve, autour de votre lumière brillante.
(Murmures d’approbation)
KPAKPA : (Se prosterne) Majesté des majesté ! Père des richesses !
Je suis l’humble recruteur femmes du palais. Chaque année, aidé
de Dossouhouan, je parcourrai les villages du royaume pour
recruter les jeunes filles nubiles. Les plus belles entre les plus
belles au teint de bronze clair ou sombre comme de l’ébène, dont
la grâce et le charme seront digne de vous, garniront la couche
royale et vous combleront de mille félicités. Les femmes les plus
vigoureuses deviendront amazones. Les autres s’occuperont de la
cuisine et de l’entretien du palais. Aux vénérables femmes de la
panthère, moi Kpakpa, je ferai accomplir sans faute les cérémonies
prescrites par Agassou. A leur retour de Houahoué, malheur à tout
homme qui osera les regarder. Elles n’auront pas le droit de cher
leur propre enfant s’il est un garçon. Je jure d’accomplir ma tâche
dans la pureté.
GBEHANZIN : (Lève la main, et tous les murmures cessent). Fort bien
! Fort bien  ! Mon règne cormence ce avec de multiples serments
de fidélité. Je compterai sur votre amitié et l’appui des ancêtres.
Pour accéder au trône, j’ai vaincu la trahison et le doute.
Maintenant, je domine le monde des vivants et celui des morts. Si
l’un de vous désire vivre en paix sur cette terre, qu’il se contente
de son sort. Migan !
MIGAN : Je réponds, Majesté.
GBEHANZIN : Avant toutes choses, je tiens à honorer mon père par
un enterrement digne de lui, par d’éclatantes funérailles pour que
son âme descende en paix l’Ouémé, le fleuve des morts, jusqu’à
l’embouchure de Koutonou. Y a-t-il suffisamment de messagers
pour aller lui dire le faste de mon intronisation ?
MIGAN :Je me prosterne, maître de l’univers. Nous pouvons envoyer
dans l’au-delà quarante et un jeunes gens et quarante et une
jeunes filles du dernier contingent des prisonniers de guerre. Je
prouverai que ma réputation de Migan n’est pas usurpée.
GUEDEGBE : Permettez, Majesté, que je consulte les oracles sur la
valeur et les modalités de ce sacrifice pour les honorer comme ils
le méritent.
GBEHANZIN : Pourquoi veux-tu douter de la valeur de cette pratique ?
Je respecte ta science, Guèdègbé, mais je connais trop bien la
coutume pour hésiter un seul instant. Je n’y dérogerai pas sans
raison solide. Nous consulterons les oracles seulement en cas de
nécessité. Le cultivateur qui passe son temps à scruter le ciel ne
finira jamais de tracer ses sillons.
GUEDEGBE : Je m’incline, ô roi très éclairé. Je suis votre dévoué
serviteur.
GBEHANZIN : Bien ! Migan ! Tu sais à présent ce que tu dois faire. En
attendant le grand jour, que dès maintenant mon peuple se
réjouisse ! Qu’il soit comblé de largesses  ! Que Kpanlingan
proclame les merveilles du règne nouveau  ! Que les tam-tams
crépitent de joie  ! Que les arbres frémissent d’ail car Gbêhanzin
prend possession du monde.
LES FEMMES : (Acclamations). Gloire et longue vie au roi Gbêhanzin !
(Le tam-tam Houngan éclate).

ACTE I

SCENE III

UN CONSEIL DE PALAIS MOUVEMENTE


(Adjaho attend dans la salle d’audience du palais où se
trouve le siège du roi, Il fait des va-et-vient impatients.
Gbêhanzin entre, accompagné de Mèhou. Dès l’apparition
du roi, Adjaho se prosterne, Gbêhanzin debout l’interroge).
GBEHANZIN : Adjaho, quel grave secret as-tu surpris pour exiger de
me voir avec tant d’insistance ?
ADJAHO : Pardonnez-moi; roi des perles, maître de l’aurore. Chargé
de votre police secrète, j’ai fait serment de ne rien cacher de ce qui
menace la sécurité du royaume. Ce que j’ai appris concerne un
personnage si haut placé que je tremble de parler.
GBEHANZIN : Puisque le seul souci de me servir te guide, parle. A-t-
on médit de moi ? Voici à peine une lune que j’ai, accédé au trône,
quel danger dois-je craindre ?
ADJAHO : (Se prosterne et se couvre de poussière). Un prince du
sang, ô mon roi, un de vos frères préférés, le Migan du palais a
comploté.
GBEHANZIN : Qui ? Kinvo ? Que veut-il ? N’est-il pas satisfait ? Lui
que j’ai fait sortir de prison et hissé au second rang dans le
royaume ? Serait-il encore influencé par cette intrigante de
Vichègan ?
ADJAHO : Il ne se console pas d’avoir été évincé, Il s’appuie
maintenant sur des ennemis du royaume.
GBEHANZIN : Adjaho, donne des preuves.

ADJAHO :Ayant remarqué l’air indifférent du prince quand on vous


acclame, j’ai envoyé des espionnes enquêter auprès de ses
femmes. Kinvo serait jaloux du père de l’univers. Il aurait reçu des
cadeaux de Bayol afin de le renseigner sur vos desseins.
GBEHANZIN : Il faut écraser la vipère avant qu’elle ne morde.
Convoque tout de suite le conseil du trône. Mèhou, je te laisse le
soin de lui tirer les oreilles à titre d’avertissement. En tout cas,
surveille-le.
MEHOU : A vos ordres, Majesté.
ADJAHO : (Frappe des mains; des amazones surgissent, puis
apparaissent Migan, les reines de compagnie, des princes. Kinvo,
Gahou, etc... Les reines déploient le parasol, approchent le
crachoir, agitent l’éventail. En rentrant, chacun se prosterne devant
Gbêhanzin).
GBEHANZIN : (Assis sur le trône, il fait signe de la main et les
rumeurs cessent). Je veux mettre en garde certains qui ont fait ici
même et publiquement serment de fidélité. L’un de vous, jaloux de
moi, livre les secrets du Danhomè aux gens des mers, à ces
Blancs qui ont insulté nos ancêtres.
(Divers mouvements de stupeur, de consternation;
exclamations !).
MIGAN : (Se dresse et brandit son cimeterre). Nommez les conjurés
et si vous l’ordonnez, séance tenante leur sang rougira cette terre.
DJIKADA : Quelle infamie ! Que le coupable soi châtié.
KINVO :Qu’on le soumette à l’épreuve du poison ! Qu’il soit cloué à
un fromager comme l’insolent Mossissi qui osa se chausser en
présence de notre père Glèlè.
GBEHANZIN : Je me réjouis de vos protestations indignées. Et
pourtant le coupable se trouve ici. Cessez vos simagrées. Quand
j’étais simple prétendant, un candidat entre une dizaine d’autres, la
concurrence était permise et tous les moyens se justifiaient.
Maintenant que j’occupe le trône de Houégbadja, une tentative de
complot devient un crime. Si un frère me trahit au matin de mon
règne, sur quel mortel compter encore ? Désormais je vous jugerai
non pas sur le flot des serments, mais au poids des actes. Je ne
me suis pas vainement prénommé Gbêhanziri. Si moi balai ne
balaie pas la demeure de Houégbadja, les herbes folles y
pousseront. Où sont-ils aujourd’hui ceux qui briguaient la place de
roi ? Ils ne méritaient pas de vivre puisqu’ils ont succombé. Je le
redis, si mon balai est rejeté, ce lieu deviendra une broussaille
inhabitable.
(Acclamations, louanges, Gbêhanzin lève la main. Migan
impose le silence en criant: To!)
De même que je tiens à récompenser mes amis fidèles, de même, je
veux donner à la postérité l’exemplaire d’une justice exemplaire.
Qu’on amène Vichègan
(Un prince s’élance. Etonnement dans le conseil).
AGASSOUNON : Mon seigneur et maître, vos actes sont parfaits. Vous
surpassez en justice tous les descendants de Houégbadja et
aucun d’eux n’égalera votre clémence.
DES PRINCESSES : C’est vrai, c’est vrai !
KINVO :Agassounon a dit la vérité. Je me prosterne devant le roi qui
m’avait pardonné de graves fautes d’égarement. Cette fois encore,
soyez magnanime et indulgent, ô seul roi désiré du Danhomè.
GBEGNON : (A part). Agassounon et Kinvo intercèdent pour la femme
préférée de Glèlè. C’est suspect.
SETONDJI : (Lui répondant). Qu’ils prennent garde de s’opposer à la
justice du roi
(Vichègan entre, affolée, s‘efforçant de demeurer digne).
GBEHANZIN : (La regarde dédaigneusement et s’adresse à
l’assemblée). Voyez celle qui a longtemps égaré mon père. Si
seulement elle avait enfanté un fils de la panthère, on comprendrait
ses prétentions.
GBEGNON : Elle a ensorcelé notre père, mêlé des breuvages fétiches
à sa nourriture pour se faire aimer
VICHEGAN : Jamais de la vie ! Je me jette à vos pieds, roi des perles.
GBEHANZIN : (Souriant, dit d’un ton grinçant) ce toi qui t’inclines si
vite ? Ne déconseillais-tu p mon père de me choisir comme héritier
du trône? Ne me trouvais-tu pas disgracieux et bancal ? Ne disais-
tu pas que j’étais de petite taille et que Kinvo seul avait la
prestance?
VICHEGAN : Sauvez-moi, père de ma vie. Ne me perdez pas.
GBEHANZIN : Tu ne mérites pas qu’on t’envoie au pays des morts
pour y continuer de troubler l’esprit mon père. Cette fois-ci je me
contente de t’ave Amende-toi si tu le peux ou tiens-toi tranquille.
VICHEGAN : Gloire à toi, mon sauveur !
MEHOU : Notre roi est trop clément.
AGASSOUNON : Béni soit le roi très bon !
GAHOU : Je voudrais informer Votre Majesté des nouvelles de
Ouidah et de Koutonou. (Signe favorable de Gbêhanzin, Gahou se
prosterne). J’ai exécuté vos ordres et déjà nos troupes sont
rassemblées dans camps d’Abomey, d’Agonly et sur les rives de
I’Ouémé. Depuis Agadja, notre service de renseignements cessé
de s’améliorer. Les espions du Danhomè comptent parmi les plus
malins. L’un des meilleurs revient à l’instant de Koutonou. Sêtondji,
introduis-le.
(Sêtondji sort et revient avec l’espion qui va prosterner aux
pieds du roi).
GBEHANZIN : Parle, espion. Comment as-tu rempli ta mission depuis
le départ de Bayol d’Abomey ?
L’ESPION : Longue vie à notre souverain  ! Que le trône de
Houégbadja resplendisse d’un éclat spécial sous votre règne !
Prétextant les mauvais traitements subis à Abomey, Bayol continue
à vous chercher querelle. Des soldats français ont débarqué à
Koutonou. Leurs pirogues à feu jettent des boulets depuis la mer. Il
y a quelques jours, vos chefs Ouèkètomè et Assavèdo ont entendu
Bayol affirmer que la ville appartient à la France et que bientôt la
côte sera occupée. Comme ils ont protesté, Bayol les a arrêtés et
livrés à Toffa. Yovban a été immédiatement alerté. Les Français ont
incendié tout un quartier de Koutonou. (Un silence).
GAHOU : L’espion a été soumis à l’ordalie. Le coq auquel on a fait
avaler du poison pour vérifier la véracité de ce rapport s’est dressé
sur ses ergots et a lancé un vigoureux cocorico.
GBEHANZIN : C’est bien. Qu’on fasse venir le devin Guèdègbé
(Un prince sort)
ETCHIOMI : Que de difficultés en ce début de règne  ! Le fils de la
panthère aura-t-il seulement le temps de faire les grandes
cérémonies pour apaiser l’âme de Dada Glèlè ? Mais j’ai
confiance.
DJIKADA : Tu dis vrai, Etchiomi ; tu exprimes notre sentiment à
toutes.
GBEHANZIN : Je connais ton attachement, Etchiomi. (Celle-ci se
prosterne). Que chacun de mes ministres exprime son avis !
PLUSIEURS MINISTRES : L’insolence des Blancs s’accroît ; il faut les
châtier.
ADJAHO : Nous devons intervenir de toute urger pour faire relâcher
les chefs de Koutonou.
PLUSIEURS MINISTRES : C’est vrai, c’est vrai.
(Entre Guèdègbé, vieil homme aux cheveux blancs,
s’appuyant sur un bâton. A l’épaule une sacoche contenant
son attirail de devin).
GBEHANZIN : (Lève la main. Migan dit. To ! et tout le monde se tait).
Les doigts de la main sont inégaux, mais réunis ils font merveille.
Avant de connaître le point de vue des ancêtres que Guèdègbé
consultera bientôt, je pense qu’il faut tenir en respect ce Bayol
audacieux. Que Yovogan prenne également des otages blancs et
les dirige sur Abomey
MEHOU : J’admire la clairvoyance du roi. A cheval les messagers
parcourront, le temps d’un souffle, vingt trois mille cinq cents
bambous qui séparent capitale de la mer.
GAHOU : L’espion n’a pas fini d’exposer la situation à Koutonou. Si le
roi l’autorise, il pourrait achever.
GBEHANZIN : Qu’il parle !
L’ESPION : (Se prosterne à nouveau). Gloire à notre roi  ! Ses
instructions sont déjà en grande partie exécutées. Fidèle serviteur
du maître de l’univers. Yovogan aidé de Rodriguez, l’ami du roi, a
tendu un piège a Blancs. La ruse a réussi. Après les coups de
canon n guerriers ont tenté à deux reprises d’intervenir.
GBEHANZIN : Très bien. Mais que Yovogan traite ces Blancs sans
brutalité Un otage n’est pas un prisonnier de guerre. Juste un peu
d’intimidation. D’ailleurs, je décide d’aller au secours de mes
guerriers. Sur place, j’apprécierai la gravité de la situation.
GBEGNON : (Affolé). La guerre est-elle déclarée ?

GBEHANZIN : Non ! Je veux d’abord y voir clair. Guèdègbé. Le


Français Bayol a osé arrêter mes représentants et les envoyer à
Toffa. Il veut m’arracher Koutonou. Des troupes françaises sont
concentrées sur la côte. Consulte le Fâ et dis-nous maintenant
[avis des ancêtres.
GUEDEGBE :(Se prosterne). Père de ma vie, la confiance dont vous
m’honorez me confond. L’oracle infaillible vous dictera la conduite
à tenir.
(II dispose son matériel de divination et consulte).
SETONDJI : Aucun ancêtre ne saurait pardonner une telle injure.
GBEGNON : Rien de moins certain. Les ancêtres et les divinités jugent
autrement que nous, car ils connaissent l’avenir et les choses
cachées.
MIGAN : Silence ! Ecoutez Guèdègbé. Ecoutez la voix des ancêtres.
GUEDEGBE : Mon souverain, l’oracle déconseille la guerre. Il ne faut
ni céder devant les menaces des Blancs ni les provoquer. Si l’on
ne peut éviter la guerre, il faudra alors accomplir de nombreux
sacrifices. Néanmoins cela ne conjurera qu’en partie le danger.
L’étranger occupera le Danhomè, longtemps, longtemps avant de
repartir au-delà des mers.
Jamais ! Le Danhomè est indestructible et aucune force
SETONDJI :
au monde ne peut détrôner le roi.
GBEHANZIN : Au moment de me céder le royaume, mon père m’avait
dit que la terre de Houégbadja lui avait été confiée intacte, que
j’avais pour mission de la défendre et de l’agrandir. Certes, il m’a
aussi recommandé l’entente avec les Blancs. Mais comment
garder ma terre sans riposter à ceux qui la menacent ? Tes
prédictions me surprennent, Guèdègbé. Avant toi plusieurs devins
m’avaient formellement prédit la victoire, en cas de provocation et
d’agression. Consulte de nouveau les ancêtres et précise leur
véritable pensée.
GUEDEGBE : Je vous demande pardon, maître de l’univers. Dans ma
divination je n’ai pas commis d’erreur. Si je mens au roi, que mon
premier maître, Dada Glèlè, m’en demande des comptes à ma
mort. Je ne vous flatterai pas comme d’autres qui craignaient de
vous déplaire. Puisque Votre Majesté semble surprise, qu’elle me
permette en cette grave occasion de lui révéler le sens d’un geste
de son glorieux père, que personne n’a osé ou pu interpréter
convenablement. (Tout le monde manifeste un vif intérêt). Vous
souvient-il que Dada Glèlè vous envoya un jour sans explication un
panier rempli de grains et une houe en votre résidence de Djimè?
GBEHANZIN : Je m’en souviens. Que prétends-tu que cela signifie ?
GUEDEGBE : Nougbodohoué dont je suis le disciple sonda les oracles
et établit alors en ma présence votre horoscope de futur roi ; vous
ne règnerez durablement sur le Danhomè qu’en vous consacrant
au commerce et à l’agriculture et non en faisant la guerre.
ADANDEDJAN : Tu exagères, Guèdègbé. Si le maître de l’univers
s’occupe des viles fonctions d’agriculteur et de commerçant, que
ferait Tokpo le ministre de l’agriculture ?
GBEHANZIN : S’il s’agit d’une plaisanterie, tout autre que Guèdègbé
l’aurait payé de sa tête. C’est en faisant la guerre que Dada Glèlè
m’engendra. Si je passe mon temps à rêver de pluie et à chasser
les oiseaux mange-mil comment trouverais-je des esclaves à
immoler sur la tombe de mon père ? Et si les Français m’injurient
est-ce avec des épis de maïs que je les combattrai ? Ressaisis-toi
vieil homme ou retire-toi situ n’as plus rien à dire.
(Guèdègbé ramasse ses affaires et sort en hochant la tête).
KINVO : Certes, le roi est le requin qui épouvante ceux qui
approchent la côte, mais les Blancs possèdent des armes
effrayantes. Avant de les affronter il faut d’abord apaiser les mânes
ancestraux et gagner l’appui des vodouns ?
VILON :Kinvo a raison, mais cessons de redouter les Blancs. Ils sont
incapables de demeurer torse nu, de marcher sans souliers. Ils
craignent le soleil comme une calamité. Ils ne supportent pas la
réconfortante ardeur du piment rouge qui nous met le palais en feu
plus sûrement que leurs liqueurs. Le Blanc tremble devant une
seule femme tel un bambin, alors que le Danhoméen se fait obéir
de ses nombreuses femmes comme le coq dans la basse-cour.
GNIMAVO : Je vous en supplie, mon roi. Méfions-nous de ceux qui ne
pensent qu’à faire la guerre. Que savons-nous vraiment des
Blancs et de leur manière de se battre ? Comment des gens
fragiles pourraient-ils traverser la vaste mer ?
VILON : Que le roi me pardonne  ! Notre pays ne connaît qu’une
tradition de bravoure. Ayant loyalement servi Dada Glèlè et admiré
son ardeur conquérante, je voudrais poser une question à son fils
prestigieux : si on lui présente un oiseau mâle, «Hêssou » c’est-à-
dire le courage, et un oiseau femelle, «Hêssi » c’est-à-dire la peur,
lequel choisirait-il ?
(Mouvement d’intérêt dans le conseil).
GBEHANZIN : (Sourit) Vilon, je te vois venir ; il évident que le fils de la
panthère, dont le père fut aussi redoutable qu’un lion, ne peut
craindre un animal sur la terre du Danhomè. Le requin hésite-t-il à
fon sur un poisson ? Non. Je choisis «Hêssou» (Acclamations de
l’assemblée). Et je vais demeurer fidèle à mon choix. Que chacun
de vous, beaux parleurs d’aujourd’hui, fasse le même serment en
lui-même et à la face des ancêtres  ! Car je sais quelle valeur
accorder à une parole de courtisan. Gahou, ordonne à mes
guerriers de s’apprêter à marcher sur Koutonou.
CHACHABLOUKOU : Vive le roi Nous démolir les Blancs et
rapporterons de pleins paniers de leurs crânes couverts de poils de
chèvre. Sur ces crânes nous poserons le trône de Gbêhanzin.
AKPLOGAN : Le roi prend-il position contre les ancêtres et les dieux ?
Si ces derniers déconseillent maintenant de verser le sang, ils ont
sans doute leurs raisons. Je ne souhaite que la gloire du roi, moi.
Voilà pourquoi je me méfie des actes téméraires qui créeraient des
difficultés.
GBEHANZIN : Je défends l’honneur des ancêtres et cette terre qui le
garantit. Je ne veux pas inclure dans la brillante histoire du
Danhomè un épisode de lâcheté.
AKPLOGAN : Sauverez-vous cet honneur au mépris de leur avis ?
GBEHANZIN : Prétends-tu que je suis incapable d’indiquer en quoi
consiste l’honneur de Houégbadja ?
AKPLOGAN : Pardonnez-moi, Majesté.
KINVO : Moi, je compte peu dans le royaume ; si le roi n’écoute pas
ses amis et les vodouns clairvoyants, en cas de malheur, qui
l’aidera ? Qu’il n’oublie pas que nous tous en pâtirons.
GBEHANZIN : Ainsi tu te démasques déjà, Kinvo ? As-tu si peur de
souffrir avec moi ? Les voilà, mes amis ; les voilà, mes frères
dévoués.
GAHOU : Que le roi tout puissant méprise les poltrons Seule la force
des armes tranchera. Qui porte atteinte à la terre de Houégbadja
entame la grandeur du roi. Si les courtisans et même les divinités
défaillent, l’armée relèvera le défi.
NAGA : (Bondit sur la scène, brandissant un coutelas). Gloire et
longue vie au roi ! Nul n’ignore la vaillance des amazones sur les
champs de bataille. Tout le monde se souvient de leurs prouesses
quand elles escaladaient les remparts d’Abéokuta ; on ne peut
oublier que l’une d’elles a ouvert le ventre d’un robuste guerrier
avec une houe et qu’une autre a défié l’armée ennemie en
s’asseyant calmement, une pipe à la bouc jambes croisées, sous
le feu nourri des Yoruba, à set fin de démontrer qu’ils ne savaient
pas tirer. Eh bien  ! La détermination du père de notre vie nous
encourage. Moi, Naga, je fais serment de tuer un Blanc, de ouvrir
la gorge, non pas avec mon coutelas, non avec mes ongles, mais
avec mes dents.
(Murmures de satisfaction)
GBEHANZIN : L’ardeur de mes guerriers me réconforte. Au retour de
cette expédition, la première qu’un roi danhoméen aura eu à
mener contre les Blancs, récompenserai les plus brillants exploits.
Je conduir personnellement les combats. Malheur aux traîtres et
aux peureux ! On les déchiquétera.
Le roi se lève, martial, et entonne cette chanson qu ‘il rythme
de sa récade).
«Hêdé madjè houn da dôdjio, hin voun, etc.» 
(Tout le conseil reprend).

ACTE II

SCENE PREMIERE

RETOUR DE CAMPAGNE
(Le roi se trouve dans son palais de Kanan, étendu sur un sofa.
Etchiomi, une reine, l’évente. Une autre reine, Djikada, lui masse le
corps).
ETCHIOMI :Je suis heureuse du retour de notre auguste époux. En
votre absence, Majesté, nous n’avons pu fermer l’oeil ; l’aride
insomnie nous a tenu constamment éveillées. Jour et nuit, j’ai
langui après celui que mon coeur aime. Chaque matin, je suppliais
Migannon de me conduire à l’autel sacré des ancêtres pour faire
des offrandes. Je priais les dieux de donner la victoire au roi, de
ramener e soleil de ma vie, la lumière de mes yeux, la douceur de
mon coeur.
DJIKADA : Le roi n’ignore pas notre amour et notre fidélité. Il est
revenu fatigué. Tes bavardages l’importunent. Apportons lui plutôt
à manger.
GBEHANZIN : Les propos d’Etchiomi me réconfortent. La voix d’une
femme aimante est pareille à l’huile parfumée dont on oint son
corps pour en délasser les muscles. J’apprécie vos paroles
d’amour. Vos soins affectueux ont chassé les fatigues de plusieurs
semaines de vie dure sur les champs de bataille, mais j’ai encore
des soucis. Donnez-moi à boire.
(Etchiomi va apporter de l’eau, s ‘agenouille, en verse un peu
dans sa main, l’avale, puis présente le bol au roi qui boit.
Djikada lui essuie la bouche, lui allonge les jambes, éponge
la sueur à son front. Le roi semble rêveur).
ETCHIOMI : Père de notre vie, nous sommes sans doute indignes de
partager le poids de vos soucis. Cependant nous désirons vous en
soulager. Est-ce encore une affaire de complot qui vous attriste ?
Les ambitieux devraient pourtant avoir compris la vanité de leurs
entreprises. J’ai admiré votre calme étonnant devant la trahison de
Kinvo.
GBEHANZIN : Habituellement, je m’attends à tout, même à tout même
l’invraisemblable. Un ami sincère est parfois plus précieux que le
plus prodigieux gris-gris, mais, malheur à qui compte uniquement
sur ses amis

double malheur à qui se fie sans réserve aux gens de sa maison.


Même des femmes consacrées peuvent trahir.
DJIKADA :Avons-nous commis quelque faute ? Comment prouver
notre amour au roi ? Des femmes célèbres ont pourtant démontré
qu’il vaut mieux s’appuyer sur nous les êtres à sept paires de côtes
que sur les hommes qui en possèdent neuf.
GBEHANZIN : Oui, oui, je le sais. Je pense aux temps futurs.
ETCHIOMI : La guerre n’a-t-elle pas donné les résultats espérés ?
Depuis l’intronisation, que de difficultés se sont accumulées ! Le roi
n’a point de répit. Je tremble d’inquiétude.
GBEHANZIN : J’ai honte de toi, Etchiomi. Une femme de la panthère
ne doit pas avoir peur.
(Etchiomi s ‘incline pour demander pardon)
Aucun roi du Danhomè n’a eu à combattre les Blancs.
DJIKADA :
Cependant, je ne crains pas.
GBEHANZIN : Ma gloire sera de réussir ce que jamais souverain de
ce pays n’eut à tenter.
DJIKADA : Père de notre vie, nous ne vous décevrons pas.
GBEHANZIN : Je ne méprise pas les femmes. Je les crois capables
d’actes de bravoure et aussi de concevoir des idées justes sur les
affaires du royaume. Je me souviens encore de l’héroïsme des
quarante reines qui se firent enterrer vivantes avec mon glorieux
père, parées de bijoux, sereines, sublimes. Et vous savez que je
vénère ma mère comme un oracle. Pourquoi alors vous
dédaignerais-je, vous qui partagez ma couche et pouvez aussi
donner des fils de la panthère ? Je m’inquiète plutôt de
l’importance de nos pertes. Malgré notre approche furtive à la
faveur de la nuit et d’un violent orage, mes guerriers n’ont pu
surprendre les sentinelles françaises. Qu’adviendra-t-il si croissait
le nombre des ennemis?
DJIKADA Les Danhoméens vous sont tout dévoués. Tous
:
mourraient avec joie pour vous et feraient volontiers de leurs corps
troués de balles des remparts pour votre personne.
GBEHANZIN : Mais moi, je n’aurais aucune joie de les voir mourir. Si
du sang noble, du sang de panthère coule dans mes veines, par
les reines-mères qui sont nécessairement des roturières, je
m’enracine dans le peuple et je dois le ménager.
ETCHIOMI :Quelles graves pensées préoccupent notre souverain  !
Que pouvons-nous faire pour l’en distraire ?
GBEHANZIN : M’en distraire ? Aidez-moi plutôt à les maîtriser, et je
vous en estimerai davantage. Ne savez-vous pas qu’au cours de la
longue nuit qui m’a fait roi, en compagnie des ancêtres, je pensais
uniquement au salut du Danhomè ? Si difficile que doive être la
lutte contre les Français, dussé-je accomplir des prodiges inouïs, je
sauverai ce pays. Hélas les derniers combats m’ont coûté des
centaines d’hommes et rapporté peu de prisonniers.
ETCHIOMI :Sont-ce les prédictions de Guèdègbé qui se réalisent ?
Pourquoi Vilon dénigrait-il les Blancs et les disait mous et peureux
?
GBEHANZIN : En un sens, Vilon avait raison. Certes les Blancs
craignent le soleil, les moustiques et les marécages. S’ils devaient
affronter seuls nos guerriers, ils décamperaient au plus tôt. Mais
des soldats noirs, des mercenaires sans doute, forment le gros de
leur armée. Cependant, rassurez-vous. J’ai envoyé à Lagos un de
mes amis, Hendry, lié à moi par le pacte de sang, pour se
renseigner sur la manière efficace de faire la guerre contre les
Français. Quant aux insinuations de Guèdègbé touchant les
sacrifices humains, peut-être traduisent-elles le nouveau point de
vue des ancêtres. Je me demande, pourtant, quelle autre offrande
peut valoir celle du sang humain ? S’il me faut y renoncer pour
atteindre mes objectifs militaires, je n’hésiterais pas. De toutes
façons, pour les coutumes solennelles, ce qui est fait est fait. Je
suis sûr que les ancêtres le comprennent et ont agréé mon
holocauste. Il y va leur honneur.
DJIKADA : Nous souhaitons la victoire au roi
(On frappe des mains à l’entrée. Etchiomi y court revient
auprès de Gbhanzin et se prosterne).
ETCHIOMI : Tchédigan et Zinzindohoué viennent d’arriver en
compagnie des Blancs arrêtés à Koutonou.
GBEHANZIN : (Se dressant sur son séant). Bien  ! Bien. Je les
attendais. Qu’un eunuque aille quérir l’instant Migan et Mèhou ! Je
veux recevoir pompeusement les étrangers. Que les principaux
chefs de guerre ainsi que la Gahou et la Kpossou des amazones
Soient en armes ! Nous devons montrer notre puissance a que ces
Blancs aillent interdire à Bayol de commet des imprudences.

(Les deux reines sortent)

ACTE II

SCENE II

LA RECEPTION DES OTAGES


(Une salle de réception du palais de Kanan. Dans la
décoration, tout sera mis en oeuvre pour impressionner. En
fond sonore, cris, chants, tam-tams. Les principaux chefs de
guerre sont rangés, l’air farouche. Des amazones, toutes de
blanc vêtues, armées de machettes et de fusils, encerclent le
roi. A l’entrée des otages, une amazone couchée en travers
de la porte se lève. Mèhou invite les otages dont le père
Dorgère à longue barbe noire, à s’avancer. Le trône royal est
posé sur une estrade tendue de cuir ou de pagnes. Assis
sous un parasol richement décoré, le roi fume sa longue pipe
dorée; les ministres et les princes sont agenouillés ou à
croupetons. Les otages s’arrêtent debout à quelques pas,
également sous un parasol. Juste à côté du roi, une reine
tient un crachoir, une autre la récade, une autre encore un
tissu blanc très fin. Des dignitaires, sur deux rangs sont
agenouillés au pied du trône. A côté des otages, table
portant des assiettes, des bouteilles et des verres).
GBEHANZIN : Soyez les bienvenus, hôtes blancs. En votre honneur
j’ai apprêté un repas. Vous allez vous restaurer.
UN OTAGE :Merci, Majesté. L’émotion nous paralyse. Depuis Ouidah,
nous avons été maltraités, enchaînés comme des criminels. On
nous a présenté le grand bassin d’argent qui sert à recueillir le
sang des hommes décapités. Sommes-nous condamnés à mort ?
GBEHANZIN : (Se lève; murmures dans l’assemblée). Rassurez-vous
et faisons d’abord connaissance.
(Ghéhanzin s’approche des otages, se fait présenter par
Zinzindohoué chacun d’eux MM : MM. Bontemps, gérant de
Fabre, Chaudoin son adjoint, Pietri, agent de la Maison
Régis et le Père Dorgère des Missions africaines de Lyon. Le
roi se contente d’incliner légèrement la tête. Les otages
répondent de la main levée. Après la présentation, le roi
retourne s’asseoir. On apporte deux chaises pour les quatre
otages).
GBEHANZIN : N’êtes-vous pas fatigués ? Asseyez-vous donc.
Zinzindohoué, Tchédingan, comment avez-vous traité mes hôtes?
(Les otages s’asseyent)
ZINZINDOHOUE : (Se prosterne). Je salue le maître du monde. Après
l’excès de zèle qui nous avait d’abord poussés à rudoyer les
Blancs, nous avons tenu compte de vos recommandations. Nous
leur avons donné de nouveaux vêtements, des chapeaux, des
souliers. Puis ils furent transportés en hamac jusqu’à Abomey et
logés dans le palais d’Evènoumèdé. Ils ont promis d’écrire à leur
roi et à Bayol pour hâter leur libération. Gloire au roi !
TCHEDIGAN : Père de ma vie, vos largesses excessives à mon
endroit m’ont fait me prénommer «Tchédigan » : vos dons passent
la mesure. Ma reconnaissance sera éternelle. Rien n’a manqué à
la table des hôtes garnie d’assiettes, de couteaux, de fourchettes,
de verres, nappes, de serviettes et de vins de France. Très
satisfaits, les étrangers ont bu en souhaitant longue vie à bêhanzin
et à leur roi Carnot.
GBEHANZIN : C’est bien. Vous avez fidèlement exécuté mes ordres.
(Se tournant vers les otages). Je désire vous être encore plus
agréable puisque vous n’êtes pas les coupables. Mon père, tous
mes aïeux et moi avons toujours été amis des Français et du roi de
France. Depuis plus d’un siècle, nos pays commercent en paix.
Qui donc a le premier déchaîné la guerre et pourquoi  ? Que la
responsabilité du sang versé retombe sur sa tête ! Mon peuple et
moi, nous résisterons jusqu’au bout et nous chasserons
l’agresseur de notre sol. (Appro bations enthousiastes des
courtisans). La terre entière se soulèvera contre lui. Il existe bien
des territoires libres de par le monde, sans foyers et sans ancêtres.
Pourquoi ne pas les prendre au lieu de venir faire la guerre à des
gens qui depuis cent ans vivent en paix ?
(Silence).
D’ailleurs, qui est le roi de France ?
UN OTAGE : C’est Carnot.
GBEHANZIN : Qu’a-t-il contre moi ? Et qui sont Régis et Fabre
installés à Koutonou ?
UN OTAGE : Ce sont de grands commerçants français qui...
GBEHANZIN : Bayol m’a donc trompé en se disant l’égal du roi de
France et en prétendant que Fabre et Régis étaient ses
domestiques. Ecrivez à votre roi qu’il se fasse apporter la tête de
Bayol qui est un traître. Antique ami de la France, je m’étonne que
votre pays ne m’ait pas présenté de condoléances quoique j’aie
envoyé à Bayol ma récade enveloppée de tissu noir. Dites dans
votre lettre qu’on me rende mes chefs pris par traîtrise et ma terre
que je ne peux abandonner. Alors, nous aurons la paix et vous
pourrez commercer à votre aise. Et puis, que Bayol ne se mêle
plus de m’interdire les sacrifices humains. Que lui importe la mort
de mes prisonniers de guerre
PERE DORGERE : Il intercède pour eux car la vie d’un homme, fût-il
esclave, est sacrée et personne n’a le droit de la supprimer ou
même de se donner la mort. Devant Dieu, tous les hommes sont
égaux.
Ah prêtre de Dieu on m’a dit que tu es un sage, mais je
GBEHANZIN :
ne comprends pas ce que tu cherches en compagnie des
marchands. Tu parles un peu comme Guèdègbé mon guérisseur ;
dis moi, dans le pays des Blancs n’a-t-on jamais tué des hommes
pour honorer des ancêtres ou des dieux ?
DORGERE : (sourit) Le roi a raison. Il y a longtemps déjà, nos
ancêtres les Gaulois faisaient des sacrifices humains. En Espagne,
pour fêter l’arrivée de l’épouse du roi Charles III à Madrid, on a
brûlé treize hommes et six femmes. Mais cela ne se fait plus
maintenant.
GBEHANZIN : (riant) Tu n’as pas peur de la vérité, prêtre de Dieu.
Brûler des gens, est-ce moins cruel de leur couper la tête ? Enfin,
quant à moi je dois honorer mes ancêtres comme il se doit. Les
sacrifices humains continuent de leur plaire, jusqu’à nouvel ordre.
UN OTAGE : Nous prenons bonne note des demandes de Votre
Majesté. Nous écrirons sans tarder au p dent de la République
Française.
GBEHANZIN : (paraît enchanté). Allez donc  ! vous êtes libres et les
lois du Danhomè vous protège Malheur à qui touchera un cheveu
de votre tête. Vous pouvez retourner à la côte, mais vous ne
sortirez du Danhomè que lorsqu’on m’aura rendu ma terre et mes
représentants. Avant votre départ, recevez mes cadeaux. Vous
remettrez quatre pagnes, deux recades sculptées et deux tentures
avec les symboles du requin à votre président Carnot ; chacun de
vous emportera un pagne et deux objets d’art.
(Gbê’hanzin fait un signe et des femmes apportent alors les pagnes.
Chacun des otages est appelé à tour de rôle à s’en vêtir).
Maintenant, buvons à l’amitié entre la France le Danhomè.
(On tend un pagne pour cacher le roi).
UN OTAGE : Nous buvons à la santé du roi Gbêhanzin. Qu’il nous
permette de nous retirer maintenant.
(Chaque otage s’avance et incline la tête devant le roi. Au tour du
Père Dorgère...)
GBEHANZIN : Viens près de moi, Prêtre. (Gbêhanzin se lève et lui
touche l’épaule). Nous sommes désormais des amis. Je vous
reverrais avec plaisir à Abomey.
DORGERE : Merci, Majesté. Au revoir
(Les otages sortent. Aussitôt, murmures de mécontentement
dans l’assemblée. Akplogan s‘enflamme, s’agite, et, d’une
voix tremblante)
AKPLOGAN : Le roi tout puissant et sacré a touché un étranger. Les
coutumes sont violées. Je crains que la vertu de certains gris-gris
du roi ne s’en trouve altérée et que nous n’allions à la catastrophe.
GBEHANZIN : (Souriant) Non, Akplogan ; toucher un Blanc ne
déshonore pas les ancêtres. Laisser arracher par des ennemis la
terre où ils reposent, voilà la suprême honte. Goutchili, à ton avis,
quelle impression avons-nous produite sur ces Blancs?
GAHOU : Ils savent maintenant que Gbêhanzin est un grand roi et ils
n’oseront plus lever la tête.
GBEHANZIN : Tirons les conclusions des derniers combats.
(Les chefs de guerre s’approchent et s’accroupissent devant
le roi).
GAHOU : Nous avons été bien surpris de la résistance inattendue de
ces Blancs, mais nous vous assurons qu’à la prochaine rencontre
la vaillance des descendants d’Agadja s’imposera
incontestablement.
CHACHABLOUKOU : Je considère les Français comme des poltrons. A
Koutonou, ils tiraient sur nous depuis leurs bateaux. Comment les
atteindre s’ils se cachent au loin sur la mer alors que nos vodouns
nous déconseillent de traverser des rivières ? Quand les Blancs
viendront nous attaquer sur la terre ferme, eh bien ! ce sera terrible
comme le choc de deux taureaux ; ils apprendront à leurs dépens
que nous sommes invincibles.
VILON :Ne craignons pas une poignée de Blancs. La seule vue de
nos amazones les mettra en déroute
GBEHANZIN : Ceux qui ne vont pas au front et ne savent manier
qu’une arme, leur langue, peuvent chanter à leur aise la vaillance
de nos soldats. Sais-tu, Vilon, que nous avons perdu près d’un
millier de combattants ? J’ai vu de près leur courage. A Zogbo,
l’amazone Naga a tenu sa promesse. Sans arme, et rien qu’avec
ses dents, elle a égorgé un Blanc. Après, hélas, elle a péri. Qu’on
donne à sa mère deux esclaves, deux pagnes et quatre filières de
cauris.
VILON : (se prosterne) Je demande grâce à Votre Majesté.

GBEHANZIN : En vérité, nous n’avons pas réussi parce que nos


secrets ont été divulgués.
KINVO : J’ai une plainte à formuler, roi très juste
(Le roi se renfrogne)
MIGAN : (agressif) De quoi s’agit-il?
KINVO :L’autre nuit, des individus masqués m’ont assailli et battu à
coups de gourdin. J’ai une côte cassée. Je me suis renseigné.
J’accuse Adjaho et Mèhou d’avoir ordonné cet attentat.
GBEHANZIN : (ironique) Pourquoi sors-tu seul la nuit ?
KINVO : J’étais en compagnie d’une femme. Si le roi protège ses
ministres, j’en déduis qu’ils ont agi sur ordre. Que me reprochez-
vous?
MIGAN : Personne n’a de compte à demander au roi. Prends garde à
toi, Kinvo.
ADANDEDJAN : Kinvo passe les bornes. Il insulte le maître du monde.
Quand il continue de tramer des machinations contre la sécurité du
royaume, avec la complicité de l’incorrigible Vichégan, il ferait
mieux d’implorer humblement la clémence du roi.
KINVO : (Atterré, la bouche ouverte, il regarde Adandédjan, et
balbutie)  : Quelle calomnie  ! quelle monstrueuse calomnie  ! je
proteste.
MEHOU : En voilà assez  ! L’accusation est fondée, Majesté, et la
traîtrise de Kinvo et de Vichégan nous consterne.
(Vichégan tremblante se lette aux pieds de Gbêhanzin et
tend des mains suppliantes)
GBEHANZIN : Mon indulgence, à ce que je vois, n’a pas eu d’effet.
Alors ces félons doivent payer leur inconscience et leur folie.
Migan  ! Occupe-toi de l’ex-reine Vichégan. Fouette-la jusqu’au
sang et jette-la en prison. Qu’aucun Danhoméen en la rencontrant
plus tard dans les rues d’Abomey ne puisse la reconnaître.
Va  ! et qu’on vienne bientôt me rendre compte de ce qui aura été
fait.
MIGAN : (Se saisit de Vichégan, lui tord les bras dans le dos et la met
debout) Rassurez-vous, Majesté La chicotte enduite de piment
arrachera sa peau lambeau par lambeau et, si elle en réchappe,
elle sera blanche comme une albinos. (Il sort d’un pas décidé
entraînant Vichégan qui se débat).
GBEHANZIN : (demeure un instant silencieux, tête baissée, puis dit
gravement). Mèhou, saisis-toi de Kinvo et fais ce qui convient.
Dans un cachot, en compagnie de la vermine et des larves
suceuses de sang, qu’il réfléchisse au respect dû au roi.
(Mèhou s’approche de Kinvo. Celui-ci semble stupéfait; mais
hardiment, il se dresse, insolent).
KINVO : Tu me condamnes à tort, Gbêhanzin. Les Vodouns que tu
négliges et les Blancs surtout me vengeront. Je peux crever
comme une taupe dans une infecte prison mais tu ne règneras pas
en paix sur le Danhomè. Comme le papillon aux ailes
somptueuses tu erreras sans répit loin du cocon natal. Tu ne
jouiras pas de ton pouvoir injustement acquis.
GBEHANZIN : Mais toi, Kinvo, tu n’assisteras pas au spectacle que tu
prédis. Mèhou, ceci va-t-il durer longtemps ? Fais raser la maison
de cet impudent. Disperse sa famille. Distribue ses femmes à mes
esclaves.
(Mèhou empoigne rudement Kinvo et l’entraîne. Les princes
se lamentent. Grand remous d’indignation dans l’assistance).
VILON : Le roi a bien agi. Il est juste et bon.
GBEHANZIN : (Se lève). Je ne trouverai pas de solution au sein de
cette assemblée de courtisans, ni dans les temples des vodouns.
Seuls mes guerriers m’aideront à sauver le Danhomè. Ma volonté
leur servira de flambeau. Gahou ! accélère les achats d’armes et
surtout entraîne beaucoup de guerriers à les manier, car si la
cadence d’un tam-tam change, il faut que change je change

aussi le pas des danseurs.

ACTE II

SCENE III

UNE RENCONTRE D’AMIS


(Dans la case de Migan à Abomey)
UNE FEMME : Gahou Goutchili désire voir mon maître.
MIGAN : Introduis-le et sers-nous à boire.
(II se lève et arrange son pagne. Gahou entre. Ils se précipitent l’un
vers l’autre, se donnent l’accolade, se serrent la main en se
saisissant le pouce, et ensuite font claquer les majeurs; puis ils
s‘asseyent).
MIGAN :Sois le bienvenu, Goutchili. Voici bien des lunes que nous
nous sommes quittés. Je suis heureux de te revoir.
(La femme a déjà servi dans deux verres à liqueur une
boisson incolore. Elle donne à chaque homme un verre,
s’incline et ressort. Gahou répand quelques gouttes de la
liqueur par terre et vide son verre d’un trait. Il fait claquer la
langue d’un air connaisseur et se frotte la poitrine de
satisfaction).
GAHOU : Je ne suis pas moins heureux, Migan. La vie des camps me
coupe de la ville. Je passe mon temps à inspecter mes divisions, à
durcir les muscles des guerriers, à rendre ceux-ci aussi féroces
que des fauves. Beaucoup manient déjà à la perfection le fusil des
Blancs. Ils connaissent tous les secrets de la lutte et des combats
au couteau. Les chefs savent déchiffrer un plan de terrain établi sur
un pagne blanc et cerner silencieusement l’ennemi. Le roi m’a
convoqué. A cheval, j’ai galopé toute la nuit. Si je connais bien
l’actualité militaire, j’ignore celle de la cour. Un nouveau chef des
Français est arrivé à Koutonou. On l’appelle Dodds. Déguisé en
colporteur j’ai pu l’approcher. Sa peau cuivrée, moins blanche que
celle de Bayol prouve qu’il a sûrement du sang noir dans le corps.
Maintenant que je connais le visage de mon principal adversaire, la
partie peut s’engager sans surprise pour moi. Je saurai ajuster
mes coups et mes incantations.
MIGAN : Depuis l’affaire de Kinvo, le roi ne jure plus que par ses
guerriers. Ce que je puis t’apprendre d’intéressant se rapporte à la
couardise des Blancs. Bayol se serait querellé avec les gens de
son entourage. Il voulait la guerre comme un chien enragé.
GAHOU : Il a très mauvais caractère.
MIGAN : Il est reparti de l’autre côté des mers car le roi de France,
dit-on, veut la conciliation. Je crois plutôt que celui-ci hésite devant
la fermeté de Gbêhanzin. En tout cas, de la part du chef blanc de
Koutonou, un certain Durand est venu demander pardon pour le
comportement de Bayol. Après lui, nous avons accueilli de
nouveau le prêtre à longue barbe. Le roi a accepté que les
Français s’installent à Koutonou, moyennant vingt mille francs par
an.
GAHOU : Impossible ! Gbêhanzin aurait-il Koutonou ?
MIGAN : Non, non ! il ne s’agit ni d’une vente, ni d’un don, mais d’une
location. Pour manifester leur joie, les Français ont apporté à
Gbêhanzin des cadeaux du roi de France. Ah ! si tu avais vu dans
quel piteux état les envoyés apparurent dans la capitale  ! nous
avons bien ri du tour qu’on leur a joué.
GAHOU : On leur a donc joué un tour ?
MIGAN : Et comment ! A ces Blancs venus nombreux, le gouverneur
de Ouidah avait dit qu’ils devaient s’attacher au cou des rameaux
de palmier pendant la cérémonie de présentation au roi. Il leur
avait expliqué que l’usage du Danhomè exigeait pour que le peuple
fût convaincu du rétablisse de la paix.
GAHOU : Que c’est drôle ! Ne savaient-ils pas que porter des palmes
signifie implorer le pardon et la générosité du roi ?
MIGAN :Ils ont donné dans le panneau. Des nuits durant, la ville
d’Abomey s’est amusée à leurs dépens.
GAHOU : Ils étaient nombreux, dis-tu ? Je me méfie de ces oreilles
rouges. Pourquoi tant de monde pour apporter de simples présents
? N’étaient-ils pas venus plutôt espionner ?
MIGAN : Oh ! Des gens qui demandaient si visiblement pardon n’y
penseraient pas. Comme d’habitude le roi a été intraitable. En
termes énergiques, il leur a répété que son vodoun lui défend de
céder un pouce de son territoire, que prêter ne signifie pas donner
et que, amazones. Les petites expéditions vers le nord ne le tendre
la main à un hôte n’autorise pas celui-ci à vous satisfont plus. Ils
veulent des actions d’éclat. Je vais ai la couper. Ah ! ces Blancs ne
l’oublieront pas de si tôt.
GAHOU : Cependant, ne crois-tu pas, Migan, que les Blancs ne
s’humilient si vite que pour mieux nous posséder ? Soyons
circonspects. Un espion m’a assuré qu’après la mission dont tu
viens de parler, ils ont conclu qu’ils pouvaient nous attaquer et
raser complètement le royaume du Danhomè. Cela concorde bien
avec l’arrivée du nouveau Gahou Dodds. Les Blancs ont construit
un gigantesque ouvrage métallique par dessus les rouleaux de la
barre ; grâce à ce «Wafu  » comme ils l’appellent, ils débarquent
sans danger quantité de mercenaires noirs à barbiches et chéchias
rouges. Cela fâcherait sûrement le roi, requin terrible, d’apprendre
que les Blancs enjambent la barre. Mais moi, je les attends de pied
ferme.
MIGAN :Tu m’apprends des choses incroyables. En tout cas, notre
armée n’est-elle pas prête ?
GAHOU : Eh pardi ! Nous avons reçu mille fusils à tir rapide et des
dizaines de barillets de poudre. Attention, c’est un secret.
MIGAN : (Siffle d’admiration). Avec ça nos ennemis devraient
trembler d’effroi. A toi de jouer maintenant!
GAHOU : Tu me réjouis, Migan. Les lâches ont fait de moi l’homme
indispensable. L’inactivité pèse à mes guerriers. Quoique privés de
leurs femmes, ils n’ont pas le droit, sous peine de mort, de sourire
seulement aux amazones. Les petites expéditions vers le nord ne
les satisfont plus. Ils veulent des actions d’éclat. Je vais au palais.
MIGAN : Je t’accompagne
(Ils sortent).

ACTE IL

SCENE IV

LA DECLARATION DE GUERRE
(Une salle du palais royal. Le roi est assis sur son trône,
entouré de ses chefs de guerre : Migan, Mèhou, Goutchili, de
la Gahou et de la Kpossou femmes
GBEHANZIN : Nous sommes en conseil secret limité à vous seuls
directement responsables de la guerre. Parce que nous nous
taisons, les Français croient pouvoir se mêler de nos affaires.
Pourquoi s’émeuvent-ils quand je règle de vieux comptes avec les
Ouatchi  ? Ballot pensait-il que je ne réagirais pas s’il remontait
l’Ouémé avec son ridicule petit bateau ? Heureusement qu’il a eu
la sagesse de redescendre d’urgence vers Hogbonou. Je viens de
recevoir de lui une leti inadmissible. La France nous déclare la
guerre.
(Etonnement, mouvements de surprise des autres).
MIGAN : Les Blancs nous narguent parce qu’ils nous supposent
faibles. Il faut en finir.
GAHOU : Tel est mon avis. Notre équipement nous permet de défier
n’importe quelle armée.
LA GAHOU FEMME : Vos amazones, les antilopes furieuses, sont
impatientes de prouver que votre armée est invincible.
GBEHANZIN : Vos avis concordent en tous points avec le mien. J’ai
fait préparer une lettre dans ce sens que Gahou va vous lire.
GAHOU : (Lisant). «Monsieur Victor Ballot à Porto-novo ».
Je viens d’être informé que le gouvernement fran- (Sons du tam-tam
«Adanhoun»). çais a déclaré la guerre au Danhomè et que cela a
été

décidé par la Chambre de France. Tout d’abord, je suis énné du


message que vous m’avez envoyé au sujet des six villages que
j’avais détruits il y a quelque temps. Ai-je été quelquefois en F
rance faire la guerre contre vous ? Moi je reste dans mon pays et
quand une nation africaine me fait mal, je suis bien en droit de la
punir. Cela ne vous regarde pas. Votre message est une moquerie
et cela me déplaît. Si vous n’êtes pas content de ce que je vous
dis, tant pis ! quant à moi, je suis prêt. Descendez à terre et, avec
vos troupes, venez me faire une guerre acharnée. Commencez sur
tous les points que vous voulez ; je ferai de même. Au premier
combat, je ne savais pas faire la guerre, mais maintenant, je sais.
J’ai tant d’hommes qu’on Noirs et les Blancs n’ont rien à voir dans
ce que je fais. Combien de villages indépendants ai-je brisés moi,
roi du Danhomè ? Veuillez vous tenir tranquille, faire votre
commerce à Porto-Novo et nous resterons en paix comme
auparavant. Si vous voulez la guerre, je suis prêt. Je ne la finirai
pas quand même elle durerait cent ans et me tuerait vingt mille
hommes.
TOUS : C’est bien ! c’est très bien.
LA KPOSSOU FEMME : Longue vie au roi des perles ! Vive le Danhomè
de Houégbadja !
GBEHANZIN : Annoncez au peuple que les Français nous ont déclaré
la guerre et que Gbêhanzin va les punir comme jamais ils ne l’ont
été.
(Sons du tam-tam « Abanhoun »).
ACTE III

SCENE PREMIERE

PROPOS DE PAYSANS ET DE PRINCES

AU SUJET DE LA GUERRE
(La scène se passe sur la place de Singbodji, avec d’une part deux
paysans, un mince pagne autour des reins, torse nu, houe à
l’épaule, coupe-coupe à la main et panier sur la tête, et d’autre
part, deux princes en boubou et pagnes amples)
(Les deux paysans et les deux princes peuvent paraître
simultanément sur la scène. Dans un premier temps, l’éclairage
portera si possible sur les paysans, tandis que les princes, dans
l’ombre, se contenteront de faire des mimiques, des gestes, des
va-et-vient de gens causant de façon animée. Lorsqu’à la fin de
leur séquence les deux paysans vont s’éloigner, l’éclairage se
portera sur les princes dont on entendra enfin les voix. La
présence des paysans n‘est plus alors indispensable, mais ils
peuvent demeurer visibles, à l’extrême bord de la scène).
(On peut aussi, bien entendu, faire louer les deux groupes
séparément, à tour de rôle, si leur présence simultanée risque de
créer de la distraction. Entrent en scène les deux paysans).
BOSSOU : Bonjour Agada !
AGADA : Bonjour Bossou. Te voilà, toi ?
BOSSOU : Oui, en personne. T’es-tu bien réveillé ?
(Les deux paysans se serrent la main en faisant claquer les majeurs
l’un contre l’autre:)
AGADA : Oh ! comme ci, comme ça.
BOSSOU : Et ta famille ? Et toi-même, vas-tu bien ?
AGADA : Ça peut aller. Je me terre dans mon coin. (II regarde à droite
et à gauche d’un air prudent et s’approche de son ami). En vérité,
Bossou, ça ne va pas du tout. Cette sale guerre dure depuis trop
longtemps. Elle ne ressemble pas à celles qu’on faisait du temps
de Dada Glèlè et les paysans en souffrent durement.
BOSSOU :Que diraient nos guerriers que les Français tuent comme
des mouches ?
AGADA : J’ai perdu mon seul fils au combat de Dogba.
BOSSOU : Et moi deux fils, un frère et deux filles amazones au
combat de Kpokissa. Cependant, je ne me plains pas. Le roi lui-
même se trouve au front

aucun sacrifice ne doit nous coûter.


AGADA : J’ai perdu mon unique soutien. Quand on lutte contre un
plus fort que soi, la sagesse consiste à vite négocier pour épargner
ses biens. Pour nourrir les soldats, Tokpo a ramassé mes récoltes
de maïs et de manioc. Heureusement, j’en avais caché une partie
dans un trou, sinon il y a longtemps que mes deux femmes et moi
aurions crevé de faim. Trouves-tu cela intéressant ?
BOSSOU : Non pas ; mais un malheur qui frappe tout le pays est plus
facile à supporter. En traversant place de Singbodji, tu ferais mieux
de parler au ment. Il faut se méfier même de son ombre  !Tu
risques ta tête.
AGADA : Pour ce qu’elle vaut maintenant, je ne plaindrais pas. Migan
le premier ministre mange à sa faim et a la force de couper la tête
des autres. Plutôt mourir une fois brutalement que tous les jours à
petit feu. Les négligences du roi et son entêtement ont causé nos
malheurs. Il aurait touché un Blanc à Kanan. En outre, depuis
longtemps, il court les champs de bataille et oublie les coutumes
solennelles. Ah ! si j’étais je resterais tranquille dans mon palais et
enverrais mes soldats combattre. N’a-t-il pas confiance en Gahou
et Kpossou ? Et les amazones ? Hein
BOSSOU : J’ai appris que les grandes cérémonies été faites
secrètement.
AGADA : Pourquoi secrètement ?
BOSSOU : Avec la guerre on ne peut agir autrement.
AGADA : Dans ce cas, je t’assure que les ancêtres sont mécontents.
Quand le roi fait des sacrifices le sang des victimes ne suffit pas.
Les pauvres comme nous devraient profiter de ses largesses, se
gaver viande, de beignets, et recueillir quelques pièces de cauris.
Leurs bénédictions s’ajoutant alors à celles prêtres plairont à Dada
Glèlè. Des offrandes qui ne profitent pas au peuple n’agréent pas
les dieux.
C’est vrai, mais ne le répète pas. Méfie-toi surtout de tes
BOSSOU :
femmes.
AGADA : Si je n’étais pas malin aurais-je vécu jusqu’à maintenant ?
Seulement la vie devient dure. Je m’épuise à cultiver mes champs
et, comble de malheur, il ne pleut pas ; les semences sont brûlées.
BOSSOU : C’est le sort commun.
AGADA : Quelle amère consolation ! Au revoir Bossou
BOSSOU : Au revoir Agada. (Ils sortent. Entrent les deux princes).
GBEGNON : Eh  ! Sètondji. Que te disais-je le jour où Gbêhanzin en
plein conseil du trône méprisa les prédictions de Guèdègbé ? Cet
après-midi-là, lorsque le roi rentrait à Djimè, une biche bondit hors
des fourrés et, d’un élan, passa sous le hamac. Gbêhanzin
ordonna de la poursuivre et de la tuer. Mais on ne put la rattraper.
Froidement, il ignora ce mauvais présage. Confiant en son armée il
a préféré guerroyer.
SETONDJI : Sans doute tu as raison, Gbègnon. Le roi a trop
confiance en lui-même. Et certains flatteurs le poussent dans la
mauvaise voie. A l’exemple de son tuteur, Gbêhanzin manifeste
parfois une dureté inadmissible.
GBEGNON : Cette guerre m’inquiète. Les nôtres faiblissent. Goutchili
et ses capitaines sont des vantards. Quelles victoires ont-ils
remportées ? Nos soldats se font massacrer comme des
sauterelles.
N’exagère pas. Les Français aussi perdent beaucoup
SETONDJI :
d’hommes. Et les assauts des Danhomé sont fantastiques. Rien ne
les arrête.
GBEGNON : Oh non ! Justement. Ils ne sont arrêtés, ils reculent sans
cesse, tandis que les Français avancent à marche forcée. La
bataille de Kpokissa été particulièrement meurtrière. Des centaines
d’amazones y ont péri. Gbêhanzin a ordonné la retraite gé raie.
Quatre Blancs de nos amis, des «gemmans», ont été capturés par
les Français.
SETONDJI :Ceux qui entraînent nos guerriers et qui auraient teint leur
corps en noir pour se rendre méconnaissables ?
GBEGNON : Oui  ! Leurs longs cheveux les ont trahis. Ils ont été
fusillés.
SETONDJI : Quel dommage !
GBEGNON : Plus tôt ça finira, mieux ça vaudra. Gbêhanzin comprend
déjà. Il aurait envoyé ses chefs de guerre munis de drapeaux
blancs négocier avec l’ennemi.
SETONDJI : Et qu’a-tu répondu le Gahou blanc ?
GBEGNON : Je ne sais pas. Gbêhanzin aurait dû traiter depuis
longtemps. S’il le faut je passerai clandestinement aux Français.
En attendant, je retourne au palais. Et puis je vais prendre une
nouvelle femme, la femme du guerrier Adissin mort à Dogba.
SETONDJI : Tu ne perds pas de temps, toi. La guerre te profite bien.
GBEGNON : Je désirais cette femme depuis longtemps, mais elle
espérait le retour de son mari. Maintenant elle cèdera.
SETONDJI : Joyeuses noces ! Je plains le Danhomè.
GBEGNON : Les Français ne m’ont rien fait. Que ceux qui tenaient à
lutter contre eux le paient ! Vivement les beaux jours
(Ils sortent)

ACTE III

SCENE II
L’ETAT-MAJOR FRANÇAIS

AU BIVOUAC D’AKPA
(Une tente devant laquelle les deux capital, Lombard et
Schilemans coiffés d’un casque colonial bavardent en attendant
l’arrivée du colonel Dodds. côté d’eux et hors de la tente une table
et qua chaises. Sons de clairon dans le lointain).
LOMBARD : Ah  ! mon capitaine, il faut avoir vu ça comme moi pour
apprécier la valeur du colonel Dod. C’était au combat de Dogba.
Nous croyant endormis, les Dahoméens essayèrent de
s’approcher du camp. Aux premières clameurs, nous sautâmes
dans des tranchées profondes creusées la veille au soir, d’où nous
tirions au commandement, des salves meurtrières. Les
Dahoméens harcelaient sans cesse la légion étrangère mais le
Gahou Goutchili ne put trouver un endroit mal gardé. Comme les
tirailleurs Noirs étaient sur point de fléchir, le colonel Dodds prit un
fusil s’avança sur le front des lignes. Les balles qui partaient des
palmiers sur lesquels s’étaient dissimulés les Dahoméens
pleuvaient dru autour de lui, mais aucune ne l’atteignait. Agacé, le
colonel cria à ses hommes «  je donne vingt francs à chacun de
vous qui fera prisonnier un de ces moricauds ». — Pour rien,
colonel, répondirent les soldats en choeur. Nous restâmes enfin
maîtres du champ de bataille.
SCHILEMANS : Quel panache ! C’est prodigieux.
(Arrive Dodds ; les deux capitaines, la face hilare, saluent leur chef
et tous s’asseyent autour de la table).
DODDS : Cette réunion restreinte de notre Etat-Major a pour but de
faire rapidement le point.
SETONDJI : Le repos que vous avez ordonné profite à tous. Votre
exemple stimule nos soldats. Pris de panique, les adversaires ont
évacué leurs camps, en abandonnant beaucoup de vivres et de
munitions. Après le combat de Kpokissa, nous avons relevé parmi
les cadavres de nombreuses amazones de la garde royale. La
plupart des blessés dahoméens crèvent de tétanos.
SCHILEMANS : J’ai entendu les Dahoméens tirer des coups de canon
et des rafales de mitrailleuses. D’après nos renseignements, ce
sont les Allemands fusillés avant-hier qui les avaient entraînés.
LOMBARD : Ah ! les salauds !
DODDS : Vos remarques sont pertinentes. Le Gahou Goutchili a
maintenant deviné l’itinéraire de notre colonne : Kpokissa – Kana -
Abomey. Nous ne devons plus rencontrer de résistance sérieuse.
L’entourage de Gbêhanzin est divisé et sans doute, dans quelques
jours, le roi tentera de négocier.
LOMBARD : Même si Gbêhanzin en manifeste le désir, nous devons
aller jusqu’au bout. Ses guerriers n’emploient qu’une méthode
routinière d’attaque et de défense. La disposition en carré et nos
salves d’artillerie les déroutent.
DODDS : Certes, nous décelons déjà, chez l’adversaire, les premiers
signes de flottement. Mais l’énergie et la tenacité de Gbêhanzin
sont remarquables. Tôt ou tard il faudra le capturer pour que ses
guerriers donnent la lutte. En attendant, je tiens à féliciter les
troupes du corps expéditionnaire. Dès que j’achèverai notre
ravitaillement en vivres et munitions, j’attaquerai la ligne de la
rivière loto.
SETONDJI : A vos ordres, colonel. Les Nègres disent que vous
possédez un puissant gris-gris contre les ennemies ?
DODDS : (Se lève, de même que les deux capitaines. Tous se dirigent
vers la sortie). Moi ! Quelle blague.
SCHILEMANS : Il paraît qu’au combat de Dogba, êtes resté tout seul
en face des ennemis qui on sans succès sur vous pendant vingt
minutes.
DODDS : (Riant) Ah ! il faut bien rigoler de temps en temps.

ACTE III

SCENE III
LA CATASTROPHE
(Dans la même salle que précédemment à Kanan. Le roi soucieux,
en tenue simple, à demi-couché si son sofa, entouré des reines, en
compagnie de Guèdègbé, Migan, Mèhou, Tchédigan, Gnimavo,
Gahou, tous abattus).
GBEHANZIN : Ainsi donc, Dodds a refusé ma d mande de
négociation. Que veut-il exactement ?
GAHOU : Dès que nous avons reçu l’ordre de prendre contact avec
les Français, nos émissaires se sont approchés de leur camp en
arborant des drapeaux blanc. Conduits devant le Gahou Dodds, ils
lui exposèrent vos propositions. Dodds a exigé au préalable
l’évacuation des abords de la rivière Koto.
GBEHANZIN : Il n’y pense pas ! Abandonner notre dernier et plus sûr
rempart ? Aurait-il l’intention de marcher sur Abomey ?
MEHOU : Je le crains. La façon de faire la guerre des Français me
surprend. Je m’étonne qu’ils s’accrochent et ne se contentent pas
des victoires remportées
GAHOU : La chance peut tourner.
GBEHANZIN : Tout est perdu puisque mon Gahou compte maintenant
sur la chance. Laisse d’autres s’appuyer sur les oracles comme sur
des béquilles. L’armée qui incarne ma volonté de résistance va-t-
elle faillir ? Que crains-tu, Gahou ?
GAHOU :Malgré les charges forcenées des amazones, les Français,
baïonnette au canon, ont délogé nos troupes du village de
Kotokpa. Dans l’après-midi ils se sont rapprochés du Hlan.
GBEHANZIN : Ils marchent donc sur Kanan ? Que font mes guerriers?
GAHOU : Nos pertes sont énormes ; les gris-gris contre les balles ne
produisent plus d’effet. Epuisés par la soif et la faim, nos hommes
s’affolent ; cependant, sans relâche, ils se jettent contre les
Français dont les fusils crachent le feu tous ensemble avec un bruit
de tonnerre. A Kotokpa, j’ai vu nos guerriers encore debout,
enjamber leurs camarades morts et, la rage au coeur repartir à
l’assaut. Quand ils comprirent que les Français se dirigeaient vers
Kanan, la ville sainte, ils eurent un élan formidable qui stoppa
l’ennemi. Mais cette énergie du désespoir vacilla bientôt. Les
balles françaises traversaient même les fûts des palmiers qui
servaient d’abri. On visait en particulier nos tireurs embusqués
dans les arbres et chargés d’abattre les officiers français. Partout
les obus éclataient en gerbes de feu. Des mottes de terre
sanglante éclaboussaient les vivants. Alentour la brousse
s’embrasait et la fumée de l’incendie nous suffoquait.
GBEHANZIN : Assez ! Gahou  ! Au lieu de dépeindre la terreur que
t’inspirent les Blancs, tu ferais mie regrouper tes guerriers.
(Entre un messager affolé, haletant)
LE MESSAGER : Dada, les Français ont franchi Hlan et atteignent
Zogbodomè.
Chachabloukou lui-même, avec une escouade, vient protéger Votre
Majesté.
GBEHANZIN : Le Danhomè va tomber aux mains de l’ennemi et l’on
pense d’abord à moi ? Une fois Kanan prise ne savent-ils pas que
c’en sera fait ? Et la division de Kokodo Kakada?
LE MESSAGER : Anéantie : son chef tué. Deux sections d’assaut
également dispersées.
GBEHANZIN : Et l’aile droite des amazones ?
LE MESSAGER : Complètement décimée. Malgré l’ordre de retraite,
ces farouches guerrières n’ont pas voulu céder.
GBEHANZIN : Les meilleurs des Danhoméens tuer pour nous et nous
sommes là à palabrer.
(Entre Chachabloukou empoussierré, ensanglanté
CHACHABLOUKOU : Dâ, il faut partir immédiatement ; Kanan est prise.
GBEHANZIN : S’il faut abandonner Kanan, Abomey n’offre plus de
sécurité.
CHACHABLOUKOU : Nos troupes concentrées en empêcheront
sûrement l’accès. Comptez sur nous. Il faut quitter ces lieux.
GBEHANZIN : Que faire si Abomey tombe entre leurs mains ? Et le
palais. Et ses richesses? et les tombeaux de mes ancêtres? Les
mains impures des Blancs vont-elles souiller les reliques sacrées ?
TCHEDIGAN : S’ils s’installent dans le palais, les Français y trouveront
tellement d’aise que pour le coup ils ne s’en iront plus chez eux.
GNIMAVO : Tchédigan a raison. On dit que les Nago marchent à la
suite des Blancs et brûlent les corps des morts. S’ils accèdent au
palais de nos rois, les mânes sacrés en seraient bouleversés et le
Danhomè connaîtra de plus graves malheurs.
GBEHANZIN : Je trouverai le moyen de rendre le palais inaccessible.
GUEDEGBE : Que le roi m’excuse de lui rappeler une mise en garde
de son grand-père. Lorsque les fils d’Adandozan mécontents de
l’accession de Guézo au trône, incendièrent les autels sacrés,
Guézo furieux avait pris une poignée de cendres fumantes qu’il alla
montrer au roi déchu en criant : «A ta mort, tu rendras compte de
ce sacrilège aux ancêtres». Adandozan avait ri et répliqué qu’un
descendant de Guézo mettrait aussi le feu au palais de
Houégbadja. Alors moi je vous mets respectueusement en garde.
GBEHANZIN : Peu importe, Guèdègbé. Sache que c’est leur
motivation qui fait juger nos actes ou glorieux ou ignominieux. Pour
sauver l’honneur de mes ancêtres, je ferais l’impossible. Ne sais-tu
pas à la fin que l’âme du Danhomè n’habite point les toits, ni les
murs, ni même les reliques sacrées ? Tant que battra le coeur d’un
vrai danhoméen, le palais brûler, la patrie vivra.
TCHEDIGAN : Le roi a raison. Empêchons les Blancs et les Nago de
déshonorer la demeure de nos pères.
(Des coups de feu éclatent. Des femmes affolées envahissent la
scène).
UNE FEMME : Dada ! Ils ont fait une brèche le mur d’enceinte. Ils
envahissent le palais. Il partir.
GBEHANZIN : (Furieux) Tout de même ! c’en est trop. Donnez-moi ce
fusil que j’apprenne aux Français comment sait riposter
Gbêhanzin.
(Alarmés, les assistants tentent de l’en dissuader. Cependant les
coups de feu se multiplient. Le roi arrange son pagne.
Chachabloukou lui arrache le fusil).
C’est bien. Vous autres, passez devant. Tchéd igan, Gnimavo,
attendez !
(Les autres sortent).
GBEHANZIN : (s’adressant à Tchédigan et Gnim Tout bien pesé je
mettrai le feu au grand palais de Singbodji. Prenez des hommes
sûrs pour incendier ceux des autres quartiers d’Abomey.
N’épargnez ni les maisons de Migan ni celles de Mèhou. Après
mon départ qu’aucun prince ne soit tenté de rester. Brûlez tout
Obligeons-les à résister.
TCHEDIGAN : Nous exécuterons vos ordres.
GBEHANZIN : Chachabloukou ! veille à ce que des guerriers de
confiance prennent les munitions et les trésors et les dirigent vers
les collines de Dassa.
CHACHABLOUKOU : Nous ne sommes pas vaincus, Majesté. Si vous
ne voulez plus chausser les sandales de Houégbadja, avouez-le.
Les guerriers poursuivront la lutte.
GBEHANZIN : Ne crois-tu pas que je dois encore tenter de négocier ?
CHACHABLOUKOU : Allons, Dâ, il faut en finir.
(Coups de feu)
GBEHANZIN : Donne-moi ce fusil.
(Chachabloukou jette l’arme, entraîne Gbêhanzin et appelle les
hamacaires. Ils sortent. Une amazone affolée traverse la scène).
L’AMAZONE : Calamité des calamités Peuples libres, gémissez
Mânes de nos rois, pleurez Dieu du tonnerre, explosez Kanan est
prise, le tombeau de Dako Donou profané. Si le dieu de la guerre
nous abandonne qui sera pour nous ? Si le roi des rois doit quitter
son peuple, qui délivrera le Danhomè ? Honte et malédictions
(Un soldat français apparaît et tire un coup de feu. L‘amazone
s’écroule en continuant à grommeler Malédictions !...)

ACTE III

SCENE IV

L’OPINION DU PEUPLE
(Mêmes indications de mise en scène que pou scène / de l’acte III.
Sur la place de Singbodji, les d paysans Bossou et Agada, cette
fois sans leurs ou L ‘un fume une pipe, l’autre est coiffé d’un
chapeau paille ou de raphia).
BOSSOU : Eh ! Agada, où cours-tu de la sorte ? Vas-tu éteindre
l’incendie qui ravage le trésor des rois ? Français encerclent-ils le
palais ? Allons voir.
AGADA : Oh ! non. Je vais sauver ma case et mes femmes, mes
seuls trésors. Je reviens de Goho où sont installés les Français.
Par curiosité je me suis approché. Il y avait beaucoup de Noirs et
peu de Blancs, tous en pantalon kaki, coiffés de bonnets rouges ou
de chapeaux ronds comme des calebasses. Ah  ! Bossou, quel
spectacle ! Ils se tenaient immobiles autour d’un mince tronc
d’arbre planté droit. L’un d’eux soufflait dans un instrument de
cuivre. Ses joues gonflaient à éclater. Un autre hissait un morceau
de tissu à trois couleurs : indigo, blanc et rouge.
BOSSOU : Tu as vu le Gahou blanc ?
AGADA : On l’appelait Gênêla.
BOSSOU : C’est faux. Moi j’ai entendu Doss.
AGADA : Non, Gênêla, te dis-je. Même qu’il a parlé.
BOSSOU : Menteur ! tu comprends sa langue, toi ?
AGADA : On traduisait en fon. La place grouillait de tous les captifs
libérés qui gambadaient de joie et bénissaient leurs fétiches.
Gênêla disait que Gbêhanzin a eu peur et s’est enfui.
BOSSOU : C’est triste. Puissent mes forces me permettre de rejoindre
le roi  ! Mon dernier enfant et ma femme viennent de mourir de la
variole. Adieu.
AGADA : Attends. Ne sais-tu pas que l’armée est en déroute ?
BOSSOU : Je préfère mourir avec les derniers braves, à côté du roi,
plutôt que de vivre avec les peureux, et me laisser couper la tête
par les Blancs.
AGADA : Gênêla a dit que personne ne serait tué et que nous aurions
des terres à cultiver. Ça c’est intéressant.
BOSSOU : Tu penses aux champs, alors que le roi ne saitoùsecacher
?
AGADA : Pourquoi n’a-t-il pas écouté les ancêtres ? Les voilà
maintenant furieux. Sans armée, Gbêhanzin va-t-il lutter tout seul
contre les Blancs ?
BOSSOU : Je rejoins le roi et les princes.
AGADA : Crois-tu que les princes résisteront à l’appel de Gênêla ?
BOSSOU :Ne t’occupe pas de la conduite des autres. Demande toi
seulement si tu veux rester fidèle.
AGADA : Bien sûr que je le veux. Mais où se trouve le roi ? Il ne fuira
pas indéfiniment. Les Blancs finiront par le tuer.
BOSSOU : (Furieux). Sacrilège le roi ne meurt pas, tu le sais.
AGADA : Oh ! Pardon ! Que Dada Sègbo prése ma pauvre tête !
BOSSOU : Tu deviens fou, Agada. Les Blancs ne captureront jamais
Gbêhanzin. Il a des gris-gris pour s’évanouir comme un fantôme et
reparaître subitement ailleurs. Et tous ceux qui touchent son pagne
disparaissent de même. L’on assure que s’il risque de tomber aux
mains des ennemis il se transformerait en un oiseau et
s’envolerait. Voilà un roi. Je voudrais posséder son gris-gris.
AGADA :Tout ça est fort beau, mais, à vrai dire préfère rester avec un
peuple sans roi que suivre un roi sans peuple. J’entends le clairon
sonner. Je cours aux dernières nouvelles. Au revoir Bossou.
BOSSOU : Au revoir Agada.
(Ils sortent. Entrent les princes Sètondji et Gibègnon).
SETONDJI :Où vas-tu de ce pas. Gbegnon ? Quelle tristesse que ces
murs calcinés du palais de Singbodji ?
GBEGNON : Ah  ! Tais-toi. Ma maison aussi brûle. Ma mère, mes
femmes et mes enfants ont disparu  ! ils auraient suivi le roi. Me
voici bien obligé de les rechercher.
SETONDJI : Tu vas courir après le roi ?
GBEGNON : A contre-coeur, je l’avoue. Aussitôt les miens retrouvés,
je reviendrai. La vie de nomade me sied peu. La famine et le
désordre s’aggravent, Il paraît que les puits sont empoisonnés.
Partout, des voleurs et des brigands. Les hyènes pullulent. Où
trouver la sécurité ?
SETONDJI : Moi, je resterai avec le roi.
GBEGNON : Pour combien de temps ?
SETONDJI : Jusqu’à la fin. Le Danhomè n’a jamais connu un pareil
roi. Lui l’égal des dieux, il a aimé la terre de ses aïeux jusqu’à
oublier ses prérogatives. Au front, il refusait d’aller en hamac et il
mangeait en présence des soldats.
GBEGNON : Gbêhanzin perd la tête. A-t-il donc renié toute dignité ?
SETONDJI : A ces actes précisément, je le trouve plus grand roi que
jamais. Il s’est rapproché de son peuple et a voulu partager ses
tribulations. Depuis la prise de Kanan, il a tout tenté pour se
concilier les Blancs. Le général a exigé que tous nos guerriers
déposent les armes et imposé le payement d’une forte indemnité.
Evidemment Gbêhanzin ne pouvait accepter ces conditions. Il a
envoyé auprès du roi de France une mission d’ambassadeurs qui a
échoué. Cependant Gbêhanzin n’a pas dit son dernier mot.
GBEGNON : Il aurait dû écouter la voix des oracles et se laisser guider
par l’intérêt du peuple. De quelle utilité lui sera la horde apeurée
des princes femmes de sa suite ?
SETONDJI : Il est parfois malaisé de concilier honneur et intérêt car si
l’intérêt du peuple consiste à s’incliner devant les Français, son
honneur lui mande de leur résister farouchement.
GBEGNON : Tu plaisantes  ! le roi ferait mieux céder. Les Blancs
n’occuperont certainement pas longtemps notre pays.
SETONDJI : Avant leur départ qu’en adviendra-t-il ?
GBEGNON : D’après le général il sera plus beau et prospère et l’on n’y
tuera plus de gens.
SETONDJI : Plus de sacrifices humains ? Comment honorer
désormais les ancêtres ?
GBEGNON : Je n’en sais rien ! Nous vivons des temps extraordinaires.
Guèdègbé avait prévu des bouleversements. Quel chemin
prenons-nous ?
SETONDJI : Vers le fleuve Zou, à travers la raie. Attention ! C’est un
secret.
GBEGNON : Que les ancêtres guident nos pas !
(Ils sortent. Au loin sonne toujours le clairon).

ACTE III

SCENE V

ATCHERIGBE
(Dans la brousse, aux environs d’Atchérigbé, campement
sommaire sous un arbre ; cabane de branchages)
GBEHANZIN : Adandédjan, quelles sont les dernières nouvelles ?
ADANDEDJAN : Des nouvelles décourageantes, Majesté. Les agents
de renseignements ne reviennent plus. Les Français sillonnent la
brousse de part en part. Un seul espion a pu nous rapporter que
les autorités et la population de Ouidah ont favorablement accueilli
les conquérants.
GBEHANZIN : Quelle honte ! Il est vrai, nous n’avons plus de guerriers
pour les protéger.
ADANDEDJAN : Non seulement Ouidah, mais Go mey, Abomey-
Calavi, Allada.
GBEHANZIN : Ah oui ? Est-il vrai que le général se fâche contre ses
propres lieutenants et qu’il a été rappelé comme Bayol ?
ADANDEDJAN : C’est faux, Majesté. Pardonnez à un fidèle ami de
vous annoncer une accablante nouvelle.
GBEHANZIN : J’ai brûlé la demeure de mon père. Mon armée est
disloquée ; vodouns et ancêtres me semblent défavorables ; je
puis donc accueillir les catastrophes les unes après les autres sans
tressaillir. Parle Adandédjan.
(Adandédjan hésite).
Eh bien, que d’hésitation ! serais-tu devenu une femmelette ?
(Adandédjan garde le silence. Gbèhanzin pose son front dans sa
main gauche ; sa récade tombe. Il relève la tête, pose sa main
droite sur la tête de son fils Ouanilo et continue de parler).
Ai-je commis une erreur ?
Vous, mes amis, dites-moi la vérité.
(Les assistants confus se regardent).
GNIMAVO : Ce moment ne sied guère à l’examen des fautes.
D’ailleurs auriez-vous pu observer l’horoscope établi par
Guèdègbé ? Vous ne pouviez à la fois ménager les Français et
garder intacte la terre du Danhomè.
AKPOLGAN : A mon avis, seule la violation délibérée des coutumes
explique le désastre.
GBEHANZIN : Que veux-tu dire Akplogan ?
AKPOLGAN :Les ancêtres et les vodouns nous ont abandonnés, leurs
tombeaux sont brûlés. Vous, le dieu du Danhomè, vous avez
mangé et bu devant les hommes.
DJIKADA :(S’incline) Père de ma vie. Je crois que vous n’avez
commis aucune faute. Vous êtes plutôt l’égal de Dada Tégbessou
qui a rénové les traditions, allégé les coutumes et permis à ses
sujets de voir le roi à visage découvert. Tégbessou n’a pas été
pour autant un sacrilège. Incarner la cause du peuple est la plus
grande gloire d’un chef.
GBEHANZIN : Sois bénie, Djikada. Je n’ai qu’un regret, celui de
n’avoir pu construire un palais décent ma mère. Pour le reste, dis-
moi, Akplogan, n’est-il pas plus noble de demeurer fidèle à la terre
et au peur qui engendrent les coutumes que de se soumettre
aveuglement aux coutumes passagères et fantaisistes ? nous nous
laissons ravir la terre des aïeux, le vainqueur ne remplacera-t-il pas
nos coutumes par les siennes qu’il juge naturellement supérieures
? Comment puis-je vivre tranquille si en me rendant esclave des
traditions, je laisse les armes des Blancs dépeupler le Danhomè ?
J’ai voulu sauver notre terre pour que nos enfants vivent demain la
tête haute. Si à cause de mon choix mes amis me quittent
j’accepte la solitude.
(Murmures d’approbation... Quelques coups de feu lointains
retentissent).
UNE AMAZONE : Mon roi, ce campement devie dangereux. Nous
devons nous éloigner.
(En pleurant, tout le cortège s’ébranle et sort un même côté. De
l’autre côté, reparaissent un peu plus tard, Gbêhanzin et Gnimavo).
GBEHANZIN : (Jette un coup d’oeil en arrière) Gnimavo, sont-ce là
tous ceux qui ont accepté de me suivre ?
GNIMAVO : Quelques princes demeurent encore fidèles. Mais de jour
en jour les défections se multiplient. A Abomey, les Français ne
tuent pas ceux qui se rendent. Dans nos campagnes et jusque
dans votre escorte la variole sévit durement. De plus, on a du mal
à nourrir les fugitifs. Les paysans sont las de fournir des vivres.
GBEHANZIN : Je comprends. Que deviennent mes soldats ?
GNIMAVO : En groupes isolés ils tentent d’arrêter les Français.
GBEHANZIN : Ecoute, Gnimavo, tu sais la confiance que j’ai en toi.
GNIMAVO : C’est un grand honneur pour moi.
GBEHANZIN : Eh bien ! Je connais l’ambition de mes frères. Après la
décision du général, la peur ne saurait plus les retenir. Des
audacieux voudront attenter à ma vie, m’empoisonner,
m’assassiner, que sais-je, afin de briguer la succession au trône de
Houégbadja.
GNIMAVO :C’est impossible, Majesté. Vous seul détenez l’amulette
du Danhomè. Qui osera dire, s’il ne la possède, qu’il est roi ?
GBEHANZIN : Je connais ta loyauté, Gnimavo ; mais le Danhomè
vaut plus qu’une amulette. C’est pourquoi je ne me rassure pas. En
dehors de moi aucun autre prince d’Abomey ne doit monter sur le
trône. Il faut les en empêcher.
GNIMAVO : A quoi bon de telles pensées? Même peuple accepte les
Français. Les prisonniers libérés nos ennemis traditionnels
reprennent espoir. Je ne comprends pas vos intentions.
GBEHANZIN : (Médite longuement). Houm ! N’en parlons plus. Ainsi,
mes loyaux sujets m’abandonnent (Reste songeur). Et dire qu’au
début de mon règne, j’avais rêvé de faire pleuvoir sur eux une
averse de cauris, de perles fines et de donner à mes hommes des
femmes plantureuses pour engendrer un peuple nombreux et fort.
GNIMAVO : Si nous avons perdu la guerre, le Danhomè n’est pas
perdu, Majesté.
GBEHANZIN : Tu as raison, Gnimavo. Seuls les gens à courte vue me
croient vaincu. On n’est jamais vaincu que par soi-même. Mon
coeur continue de battre à grands coups victorieux. Rejoignons
mon escorte.
(Zinzindohoué se précipite sur la scène, accompagné des femmes
du roi, de quelques fidèles, et du Gahou).
ZINZINDOHOUE : (Se prosterne). Mon, roi vénéré.
GBEHANZIN : (Anxieux). Quelle nouvelle encore.
ZINZINDOHOUE : Le général a refusé votre demande de paix. Il ne
veut pas que vous occupiez le plateau d’Abomey. Plus grave
encore, il envisage de choisir Goutchili pour vous remplacer.
GOUTCHILI : (Se précipite aux pieds de Gbêhanzin) Vous serez
toujours mon roi. Vous savez que j’ai fidèle jusqu’au bout.
ZINZINDOHOUE :Le général a dit que si Goutchili refuse, le trône de
Houégbadja serait donné à Toffa de Hogbonou.
GBEHANZIN : Quel odieux chantage ! Qu’ont dit mes oncles et mes
frères ?
ZINZINDOHOUE : (Confus) Euh rien ! Majesté.
GBEHANZIN : Ah bon ! C’est bien. Il vaut mieux que les Blancs croient
que Goutchili a voulu me supplanter.
(Pleurs des femmes et des enfants).
OUANILO : Père ! Père !
GBEHANZIN : Houn ! Qu’y a-t-il mon fils ?
OUANILO : Pourquoi errons-nous sans cesse dans la brousse ? Tu es
bien le maître de l’univers ? Reposons-nous un instant.
GBEHANZIN : Maître de l’univers ? Certes, mais je suis aussi un
homme, Ouanilo. Je suis chargé du Danhomè comme d’un
précieux dépôt, comme le dur noyau qui, même dans le fruit pourri,
conserve l’espoir du renouveau. Je ne veux pas que le Danhomè,
flamme vacillante que je protège de la main en ployant devant
l’orage, soit enchaîné.
OUANILO : Père ! Il ne faut pas que le Danhomè soit enchaîné. Tu
dois le délivrer.
GBEHANZIN : C’est pourquoi je marche sans songer au repos. Et
sache-le Ouanilo, avec nous chemine la cohorte de tous les braves
tombés au champ d’honneur.
(Entre Gnimavo)
GNIMAVO : Tokpo vient d’arriver. A peine a parlé d’une catastrophe
qu’on nous en annonce autre !
GBEHANZIN : Qu’il entre.
(Griimavo sort et revient avec Tokpo).
TOKPO : Père de ma vie ! le général a emprisonné vos frères et
soeurs, vos oncles et les plus vénérables dignitaires du royaume. Il
a menacé de les tuer si vous ne vous rendez pas. Il a ordonné à
tout le monde de se raser la tête car, dit-il, vous ne reviendrez plus
jamais comme roi.
GBEHANZIN : Mes frères, mes soeurs, maltraités sorte ? Comment le
général a-t-il osé faire une chose pareille  ? Ou bien, mes frères
apeurés sont-ils allés d’eux-mêmes s’avilir ? Dis-moi la vérité,
Tokpo l’esprit d’intrigue, si l’envie et la jalousie seuls les ont
poussés, eh bien ! leurs descendants en porteront la marque
comme une tare. Ils ne connaîtront point de repos sur la terre de
Houégbadja. Ils erreront de en pays et les nations étrangères leur
seront plus clémentes que le sol natal. (Silence). Ou bien encore,
est-ce moi Gbêhanzin qu’ils redoutent ? Ne savent-il que moi qui
devais habiter un palais aussi vaste que dix dynasties royales, je
suis maintenant aux abois comme un lièvre cerné sur la terre de
mes aïeux... S’ils me craignent, c’est qu’ils se sentent alors jugés
par ma résistance et accablés par leur désertion. Cependant Tokpo
! Je ne les abandonne pas ; tu vas retourner là-bas. Je ne puis
accepter qu’on les torture à cause de moi. Laissez-moi réfléchir.
(Gnimavo et Tokpo sortent, de même que tous les autres, sauf
Quanilo).
OUANILO : Père ! Qui est responsable de cette catastrophe ?
GBEHANZIN : L’écrasement des combattants de la liberté n’est
nullement une catastrophe car le sang des héros et des martyrs
est semence de gloire immortelle.
OUANILO : Pourquoi mes oncles t’en veulent-ils et se détournent de
toi ?
GBEHANZIN :C’est simple. Ils ont peur et ne me pardonnent pas de
demeurer courageux.
OUANILO : Ne puniras-tu pas ceux qui te quittent ?
GBEHANZIN : (Sourire blasé). Je n’en ai plus envie, mon fils. Je les
plains. Ils croient sauver le Danhomè en s’aplatissant devant
l’envahisseur. Je veux le sauver en résistant. L’avenir dira qui aura
eu raison de «Hessou» le courage ou de «Hessi» la peur. Le goût
de la soumission les rendra bientôt ridicules. On les affublera de
chéchias rouges. Comme les Blancs ils s’étrangleront avec un
licou, car ils penseront déchoir en s’habillant à la mode de chez
eux. On chargera la poitrine des meilleurs comédiens de médailles
multicolores. Eux, fous qu’ils sont, se croiront devenus les égaux
de leurs maîtres. Quand un homme renie sa dignité est-il encore
quelque chose ? Ah ! s’ils pouvaient préférer aux vains titres de
gloire, aux douceurs offertes par le conquérant, la noblesse de
l’homme libre ou celle du guerrier mourant pour la liberté !
Mon fils, quel que soit ton avenir, méfie-toi des flatteries des Blancs,
sinon elles te gâteraient le cœur. Ne recherche que leur savoir. Là
réside le secret leur force. Puise à cette source jusqu’à satiété,
mais garde-toi de devenir un eunuque dont on ne sait s’il est
homme ou femme, blanc ou noir. Sois toi-même comme une
gourde remplie à ras bord. Comprends-tu Ouanilo ?
OUANILO : (Eclate en sanglots et hoche la tête ; entre Adandédjan).
ADANDEDJAN : Un autre messager demande de la part du général si
tu ne veux pas reconnaître ta défaite et ta déchéance en signant
un traité.
GBEHANZIN : (Indigné) Dodds ne peut m’attraper, mais il veut
m’humilier.
Que le tonnerre me foudroie si je signe un quelconque papier.
Adandédjan
Rassemble en ce lieu même tous mes amis et partisans. Où est
Etchiomi ?
(Entre Etchiomi).
ETCHIOMI : Me voici, mon seigneur.
GBEHANZIN : Prépare ce qu’il faut pour offrir à manger à nos morts.
Non les anciens, mais les braves tués dans la guerre contre les
Français. Que l’on édifie une butte en guise d’autel, puisque je ne
puis trouver mieux  ! Qu’on égorge un taureau et m’apporte le et
quelques tranches grillées !
(Adandédlan revient avec Gnimavo, Zimzindohoué, Tchédigan,,
Guèdègbé, Sètondji, Bossou, quatre mes dont Djikada).
GBEHANZIN : Adandédjan, j’ai dit de regrouper tous mes fidèles.
ADANDEDJAN : (Se prosterne). Ils sont tous là, mon roi.
GBEHANZIN : Ah ! Il ne reste que ceux-ci... mes amis, mon peuple ?
Déjà la solitude !
DJIKADA : (En pleurs). Mais non, Dâ, vous n’êtes pas seul.
(Cependant à l’écart, Guèdègbé s’était mis hâtivement à consulter, à
l’aide des quatre lobes d’une noix de kola. Bientôt son visage
s‘éclaire de joie).
GBEHANZIN : Que fais-tu, Guèdègbé? Ne perds plus ton temps à
consulter les ancêtres et les vodouns. Ce qui arrive les dépasse.
GUEDEGBE : Au-dessus d’eux, il y a «Mawu», Dieu que personne ne
surpasse.
GBEHANZIN :Je m’adresse à mes guerriers morts. Je fais un acte
d’homme à homme.
GUEDEGBE : Si vous croyez que vos soldats morts peuvent vous
entendre, pourquoi ne leur demanderais-je pas si votre résistance
est inutile ou si elle continue de leur plaire ? Craignez-vous leur
désapprobation ?
GBEHANZIN : Vas-y donc. Guèdègbé.
GUEDEGBE : Je connais déjà leur volonté. Voilà pourquoi mon visage
s’illuminait de joie. Votre fidélité honore nos morts et vous pouvez
leur présenter des offrandes.
GBEHANZIN : (S’anime) Je savais que dans je n’ai pas échoué. Nos
morts veulent dire sans doute que le Danhomè grandira comme je
l’ai désiré et que ce nom ineffacé abritera des peuples plus
nombreux que ceux du Danhomè actuel.
GUEDEGBE : Oui, mon roi... depuis la m lente jusqu’aux régions
lointaines où le soleil chauffe comme une fournaise.
GBEHANZIN : Ainsi donc, mon règne bref et mouvementé aura des
retentissements impérissable … Sois béni, Guèdègbé  ! Tu m’as
toujours dit la vérité. Faisons vite maintenant.
(Cependant deux hommes ont érigé la butte  ; les femmes ont
apprêté farine de maïs, huile de palme, sang et quelques
morceaux de viande. Gbêhanzin grimpe sur la butte, sans parasol,
sans récade, et commence son discours d’adieu).
Compagnons d’infortune, derniers amis vous savez dans quelles
circonstances, lorsque les français vinrent conquérir la terre de nos
aïeux, nous avons décidé de lutter. Nos combattants s’étaient
levés par milliers pour défendre le Danhomè et son roi.
Avec fierté, l’on reconnaissait en eux la même bravoure qu’avaient
manifestée les guerriers d’Agadja, de Tégbessou, de Guézo et de
Glèlè. Dans toutes les batailles, j’étais à leurs côtés et nous avions
la certitude de marcher à la victoire. Cependant, malgré la justesse
de notre cause et leur vaillance, nos troupes compactes furent
décimées.
Et maintenant, ma voix éplorée n’éveille plus d’écho.
Où sont-elles, les ardentes amazones qu’enflammait une sainte
colère ?
Où, leurs chefs indomptables Goundémè, Yéwè, Kétungan ?
Où sont mes valeureux compagnons d’armes ? Où, leurs robustes
capitaines Godogbé, Chachabloukou, Godjila ?
Qui chantera leurs héroïques sacrifices ? Qui dira leur générosité ?
Hardis guerriers, de votre sang vous avez scellé le pacte de la
suprême fidélité.
Oserais-je me présenter devant vous si je signais le papier du
général ?
Je ne veux pas qu’aux portes du pays des morts le douanier trouve
des souillures à mes pieds.
Quand je vous reverrai, je veux que mon ventre s’ouvre à la joie.
C’est pourquoi à mon destin je ne tournerai plus le dos. Je ferai face
et je marcherai. Car la plus belle victoire ne se remporte pas sur
une armée ennemie ou des adversaires condamnés au silence du
cachot. Est vraiment victorieux, l’homme resté seul, qui continue
de lutter dans son coeur.
A présent, qui suis-je pour que ma disparition soit une lacune sur la
terre ?

Qui suis-je pour que ma disparition soit une lacune sur la terre ?
Advienne de moi ce qu’il plaira à Dieu !
Partez ! vous aussi, derniers amis vivants.
Rejoignez Abomey où les nouveaux maîtres promettent douce
alliance, vie sauve et, paraît-il la liberté.
Là-bas, on dit que déjà renaît la joie.
Là-bas, on prétend que les Blancs vous seront favorables comme la
pluie qui drape les flamboyants de velours rouge ou le soleil qui
dore la barbe soyeuse des épis.
Compagnons disparus, héros inconnus d’une tragique épopée, voici
l’offrande du souvenir, un peu d’huile, un peu de farine et du sang
de taureau.
Voici le pacte renouvelé avant le grand départ.
Adieu, soldats, adieu
(Pleurs de tous. Adandédjan présente les offrandes à Gbêhanzin qui
les répand rapidement sur le tertre redescend).
GBEHANZIN : Guèdègbé !
(Guèdègbé lève la tête comme surpris, s’essuie les yeux puis
s’approche et veut se prosterner ; Gbêhanzin l’arrête d’un geste).
Ça va Guèdègbé  ! Ne te prosterne plus. Tant de braves sont
aujourd’hui couchés dans la poussière, qui méritent mieux tes
hommages. Alors, reste debout, comme moi, comme un homme
libre. Puisque le sang des soldats tués garantit la résurrection du
Danhomè, il ne faut plus que coule le sang. Les ancêtres n’ont plus
que faire de nos vains sacrifices. Ils goûteront

mieux le pur hommage des coeurs fidèles unis pour la grandeur de


la patrie.
C’est pourquoi j’accepte de m’engager dans la longue nuit de la
patience où germent des clartés d’aurore.
Guèdègbé, comme le messager de la paix, va à Goho où campe le
général Dodds.
Va dire au conquérant qu’il n’a pu harponner le requin.
Va lui dire que demain, dès la venue du jour, de son plein gré, je me
rends au village de Yégo.
Va lui dire que j’accepte, pour la survie de mon peuple, de rencontrer
dans son pays, selon sa promesse, le président des Français.
Alors, redressez-vous, mes amis. (Tous les assistants le lèvent).
Levez la tête, séchez vos larmes, ceignez vos pagnes. En avant,
pour la longue marche
(Le tam-tam Zinli résonne plus fort)
FIN
7. Prononcer  : Cho-Yinn’ka. Les linguistes ont en effet transcrit la consonne yorouba
équivalent au français ch (comme dans chat) par la lettre s’affectée d’un point souscrit  :
s.point qui disparaît dans les typographies européennes.
8. Du nom d’une déesse chtonienne, club en Nigeria réservé aux écrivains et aux artistes.
9. Cet animal asiatique doit être en réalité une importation du positivisme logique anglo-
saxon qui a si profondément influencé les intellectuels anglophones d’Afrique (témoin
N’Krumah). Chaque moment de la pensée n’a-t-il pas son animal familier (l’âne de Buridan,
la colombe légère de Kant, etc.)  ? Or quand Wittgenstein veut dénoncer le vide de la
pensée spéculative, il s’écrie que la philosophie consiste à se demander si un tigre sans
raie est bien encore un tigre  ! Un tigre, dont on discute l’essence, n’est-ce pas là le père
putatif du nôtre ?
10. Le titre anglais est The Lion and the jewel ; nous avons spécifié jewel en le traduisant
par perle car  : 1°) le mot est employé pour la première fois par allusion à l’expression
évangélique que le français rend toujours par « jeter des perles aux pourceaux » ; 2°) dans
les autres cas, il s’agit de qualifier Sidi, mise en vedette, devenue point de mire à cause de
sa grâce et de sa beauté photogénique ; un mot masculin comme joyau ou bijou aurait mal
convenu ; d’ailleurs, on propose à Sidi de faire partie du trésor de Baroka, or certains chefs
de cette région portent le titre traditionnel de « Roi des Perles ».
11. Cette pièce a formé le spectacle du Festival des Arts Nègres 1966. L’obstacle
linguistique et son genre satirique inhabituel en Afrique semblent l’avoir empêché de
recueillir tout le succès qui lui est dû.

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