Le Lion Et La Perle (Wole Soyinka) @lechat
Le Lion Et La Perle (Wole Soyinka) @lechat
Le Lion Et La Perle (Wole Soyinka) @lechat
Théatre
Coédité par
Résumé
Le lion et la perle, première de ses pièces de théâtre à
paraître en traduction française, est une comédie de mœurs
dans la tradition satirique de Molière, cependant parfaitement
africaine. La lutte entre l’homme d’action et de sagesse
traditionnelle qu’est le chef Barocka et ce petit évolué,
l’instituteur Lakounlé, pour posséder cette perle qu’est la
jeune et jolie Sidi reflète l’opposition combien actuelle entre
les tenants de la tradition et les promoteurs d’un certain
modernisme. Le langage poétique et le déroulement
dramatique, dans lequel s’insèrent trois grandes des scènes
de mime, révèlent un sens accompli du théâtre.
Auteur
Wole Soyinka est né en 1934 au Nigéria. Il a reçu le Prix
Nobel de littérature en 1986.
Personnages
Sidi, la Beauté du village
Lakounlé, Instituteur
Baroka, « Balé » (roi ou chef traditionnel) d’Iloujinlé
Sadikou, sa femme principale
La Favorite
Villageoises
Lutteur
Un topographe
Écoliers
Suivants du « Balé »
Musiciens, Danseurs, Mimes, Prisonniers, Commerçants, tout le
village.
La scène est au village d’Iloujinlé, au sein du pays Yorouba, au
Nigéria occidental.
Acte I
Au matin
Une clairière en bordure d’un marché, dominée par un
immense spécimen de l’arbre «odan ». C’est le centre du
village. Le mur d’une école de brousse borne la scène à
droite, et dans le mur s’ouvre vers l’avant de la scène une
fenêtre rudimentaire. De celle-ci s’échappe, quelques
instants avant le début de l’action, la mélopée de la table de
multiplication.
Sidi entre par la gauche, portant un petit seau d’eau sur la
tête. C’est une svelte jeune fille aux cheveux tressés. Une
vraie beauté du village. Elle tient le seau en équilibre sur sa
tête avec une aisance consommée. Autour d’elle est drapé le
large pagne traditionnel, dont le pli passe tout juste au-
dessus des seins, laissant les épaules nues.
Presque aussitôt après son arrivée, le visage du maître
d’école se présente à son tour à la fenêtre (la mélopée
continue « trois fois deux, six : trois fois trois, neuf », etc.).
L’instituteur Lakounlé disparaît. Prennent sa place deux de
ses élèves, dans les onze ans, qui émettent en direction de
Sidi un bourdonnement en faisant vibrer leur main devant
leur bouche. Lakounlé réapparaît à présent sous la fenêtre et
se dirige vers Sidi, s’arrêtant seulement pour administrer aux
gamins des tapes d’avertissement sur la tête avant qu’ils
puissent s’esquiver. Ils s’effacent avec un hurlement. Lui,
ferme la fenêtre sur eux. Le maître d’école a 23 ans environ,
il est vêtu d’un complet anglais vieux style, élimé sans être
déchiré, propre sans être repassé, visiblement trop étroit
d’une ou deux tailles. Il a un très petit nœud de cravate qui
disparaît sous un gilet noir lustré. Il porte un pantalon à
pattes d’éléphant et des espadrilles de tennis bien blanchies.
Lakounlé : Donne-moi ça !
Non.
Sidi :
Lakounlé : Donne !
Ils diront que je n’étais pas vierge, que j’étais forcée de vendre
Sidi :
ma honte en t’épousant sans dot.
Lakounlé : Coutume sauvage, barbare, démodée, rejetée, dénoncée,
maudite, excommuniée, archaïque, dégradante, humiliante,
innommable, inutile, rétrograde, aberrante, imbuvable !
Sidi : As-tu vidé ton sac ? Pourquoi t’arrêtes-tu ?
Lakounlé : Pour le moment je n’ai que le Petit Larousse de poche.
Mais j’ai commandé le Grand. Attends et tu verras.
Sidi : Paye seulement la dot.
Lakounlé : (dans un cri) Ignoble, infâme, ignominieuse coutume,
couvrant notre passé de honte aux yeux de l’univers. Sidi, si je
cherche une épouse, ce n’est pas pour la voir peiner à mon
service, faire la cuisine, frotter par terre, et pondre des enfants à la
douzaine…
Sidi :Dieu te pardonne ! Est-ce que tu te mettras à bafouer la
maternité chez la femme ?
Lakounlé : Bien sûr que non, je voulais seulement dire… O Sidi, je
désire me marier par amour. Je cherche une compagne pour la vie.
(sur un ton de prédicateur.)
« Et l’homme s’attachera à la femme, et les deux ne feront plus
qu’une seule chair ». Sidi, dans le besoin je recherche une amie,
une co-équipière pour la course de l’existence.
Sidi :(sans plus prêter attention, profondément occupée à compter
les grains du collier de son cou.) Alors, paye la dot.
Lakounlé :Fille ignorante, ne peux-tu rien comprendre ? Payer la dot,
ce serait acheter une génisse à l’état du marché. Tu serais mon
cheptel, ma pure propriété. Non, Sidi ! (Très tendrement.)
Quand nous serons mariés, tu n’auras pas à t’avancer ou à t’asseoir,
subjuguée, sur mes talons, comme si je te menais par la bride.
C’est ensemble que nous nous assiérons à table – pas par terre –
et que nous mangerons non avec les doigts, mais avec des
couteaux, des fourchettes, des assiettes cassables, comme des
gens civilisés. Je ne veux pas que tu aies à me servir en attendant
que j’aie terminé mon dîner. Aucune épouse mienne, aucune
femme légitime ne mangera les restes sur mon assiette – ça, ce
sera pour les enfants. Je veux marcher près de toi dans la rue,
côte à côte et bras dessus bras dessous, exactement comme les
couples que j’ai vus à Lagos, – talons hauts pour la femme,
peinture rouge sur ses lèvres, et la coiffure échafaudée comme sur
une photo de magazine. Je t’enseignerai la valse, nous
apprendrons ensemble le fox-trot et nous passerons nos week-end
dans les night-clubs d’Ibadan. Oh ! il faut que je te montre la
magnificence des villes. Nous nous y installerons si ça te plaît, ou
nous irons seulement y faire de courts séjours. Choisis donc. Sois
une femme moderne, regarde-moi en face et donne-moi un petit
baiser – comme ceci. (Il l’embrasse.)
Sidi : (reculant) Non ! Je t’ai déjà dit que je déteste ce bizarre et
malsain mouvement de bouche que tu exécutes. Chaque fois ton
attitude me déconcerte. Tu me laisses croire que tu veux
seulement me souffler quelque chose à l’oreille ; puis survient ce
léchage de mes lèvres par les tiennes. C’est si dégoûtant. Et puis,
le bruit que tu fais : « mmpphh » ! Est-ce pour être grossier avec
moi ?
Lakounlé : (excédé) C’est toujours la même chose avec toi ! Fille de
brousse tu es, fille de brousse tu resteras, broussarde sauvage et
primitive ! je t’ai embrassée comme tous les hommes bien élevés,
comme tous les chrétiens embrassent leur femme. C’est l’habitude,
dans une idylle civilisée.
Sidi :(vivement) Belle habitude pour esquiver le paiement légal de la
dot ! Habitude d’escroc, mesquine et sordide !
Lakounlé : (violemment) Jamais de la vie !
(Sidi éclate de rire. Lakounlé reprend un ton lyrique, les deux yeux
clos comme en rêve.)
L’idylle c’est l’enchantement qu’exhale en l’âme la suavité
Lakounlé :
d’un cœur amoureux.
Sidi : (intriguée un instant, le contemplant.) Va-t-en. Le village
prétend que tu es fou et je commence à voir pourquoi. Je m’étonne
qu’on te laisse diriger l’école, toi et tes discours. Tu vas aussi gâter
les élèves, et après, ils se mettront à divaguer exactement comme
toi !
(Bruit à l’extérieur de la scène.)
On vient. Donne-moi le seau, ou les gens vont se moquer de toi.
(Entre un groupe de batteurs de tam-tam, de jeunes gens, et de
jeunes filles diversement excitées.)
Première jeune fille : Sidi, le voici de retour ! Il est revenu juste comme
il l’avait dit.
Sidi : Qui donc ?
Première jeune fille :L’étranger. L’homme du monde extérieur. Le
farceur qui était tombé pour toi dans la rivière. (Tous éclatent de
rire.)
Sidi : Celui qui monte le cheval du diable ?
Deuxième jeune fille :Oui, lui-même. L’étranger avec la boîte à un œil !
(Parmi les rires étouffés, elle mime le maniement d’un appareil de
photo.)
Troisième jeune fille : Cette fois-ci, il a amené son nouveau cheval
jusque sur la place du village. Celui-ci n’a que deux pieds. Tu
aurais dû voir ça ! V-r-r-r-r…
(Elle court tout autour du plateau en conduisant un motocyclette
imaginaire.)
Sidi : Et … est-ce qu’il a apporté … ?
Les images ? Il les a toutes. Ce serait difficile de
Première jeune fille :
trouver un seul coin du village qu’il ne montre pas dans son livre.
(Elle déclenche un obturateur imaginaire.)
Sidi :Son livre ? Vous avez vu son livre ? Est-ce qu’il a ce livre
précieux qui devait me conférer une beauté supérieure aux rêves
d’une déesse ? Car c’est ce qu’il disait. Le livre qui révélerait cette
beauté à l’univers – l’avez-vous vu ?
Oui, oui, il l’a. Mais le Balé continue à se rincer
Troisième jeune fille :
l’œil de ses images. ô Sidi, il avait raison. Tu es superbe ! Sur la
couverture du livre, il y a une image de toi, d’ici (elle lui touche le
haut de la tête) à là (son ventre). Et dans les feuilles du milieu, en
travers sur deux pages, une autre de toi de pied en cap. Te
rappelles-tu ? C’est celle pour laquelle il t’a fait tendre les bras vers
le soleil. (Extasiée) : O Sidi, à ce moment-là, tu avais l’air d’avoir le
soleil lui-même pour amoureux !
(À ce blasphème, tous simulent un air choqué et on lui donne
plaisamment une petite tape sur les fesses.)
Première jeune fille : Le Balé est jaloux, mais il fait semblant d’être fier
de toi. Et quand cet homme lui raconte comme tu es célèbre dans
la capitale, il fait semblant d’être content, disant que tu as apporté
au village beaucoup d’honneur, et de gloire.
Sidi : (stupéfaite) Mais n’y a-t-il pas du tout d’image de Baroka dans
le livre ?
(dédaigneuse.) Oh ! que si. Mais il aurait valu
Deuxième jeune fille :
pour le Balé que l’étranger l’oublie tout à fait. Son image est
quelque part dans un petit coin du livre, et encore ! ce petit coin
même, il le partage avec les cabinets du village !
Est-ce la vérité ? Jure-le par le dieu Ogoun …
Sidi :
Deuxième jeune fille : Qu’Ogoun me fasse périr si je mens !
Sidi :Si c’est vrai, alors je suis plus estimée que le Balé Baroka, le
Lion d’Ilounjilé ; et c’est dire que je suis plus grande que le Renard
des Broussailles, qui vit en dieu parmi les hommes…
Lakounlé : (hargneux.) Et en diable parmi les femmes !
Silence toi ! Tu es tout rempli de dépit.
Sidi :
Lakounlé : Je sais qui il est. C’est pure justice qu’une simple femme
finalement le déshabille….
Sidi :La paix ! Ou je jure que je ne te reparlerai jamais (Elle affecte
une réserve soudaine.)
D’ailleurs, je ne suis plus sûre de vouloir t’épouser maintenant.
Lakounlé : Sidi !
Sidi :Mais oui, pourquoi le ferais-je ? Connue comme je suis de tout
le vaste univers, je me déprécierais à épouser un simple instituteur
de village.
Lakounlé : (au supplice.)
Et qui, de plus, est trop minable pour payer la dot comme un
Sidi :
homme.
Lakounlé : Oh ! Sidi, non !
Sidi : (inondée de joie devant les souffrances de Lakounlé.)
Quoi, n’es-tu pas au courant ? Sidi a plus d’importance que le Balé
lui-même, plus de célébrité que cette panthère de la forêt. Le voici
derrière moi, désormais, votre coquin intrépide, ce fléau de la gent
féminine ! À présent, il n’a plus qu’à partager le coin de la feuille
avec le plus bas du plus bas, avec la fosse des cabinets ! Tandis
que moi… Combien de feuilles pour mon propre portrait ?
Deuxième jeune fille : Deux au milieu, et…
Sidi :Non non. Laisse compter l’instituteur. Combien y en a-t-il,
maître ?
Lakounlé : Trois pages.
Sidi : (menaçante.)
Une feuille pour chaque cœur que je briserai. Prenez garde !
(Bondissant soudain de joie.) Hourra ! Je suis belle ! Hourra pour
l’étranger de passage !
Le groupe : Hourra pour l’homme de Lagos !
Sidi :(follement excitée.) J’ai une idée : dansons la danse du
Voyageur égaré.
Le groupe : (cris) Oui, d’accord !
Sidi : Qui dansera le cheval du diable ?
Toi, toi, toi et toi ! (Les quatre filles se mettent à l’écart.) Un Python.
Qui veut faire le serpent ? Tiens, toi ! Tu as l’œil sournois et la
démarche ondulante. (Le jeune homme désigné est poussé dehors
avec des plaisanteries.)
L’Étranger. L’être venu de ce fou de monde extérieur. Toi, là ; non : tu
n’as jamais ressenti le bouillonnement de l’alcool brûlant dans tes
veines de lait. Qui peut-on prendre, qui connaisse la démarche des
ivrognes ? Toi ? … Non ; l’idée même t’abrutirait aussi sûrement
que le vin … Ah !
(Elle se retourne lentement vers l’endroit où se trouve Lakounlé qui
contemple avec un sourire indulgent et paternel les enfants en
récréation.) :
Viens donc, rat de bibliothèque : c’est toi qui tiendras son rôle.
Lakounlé : Non, non. Je n’ai jamais été soûl de ma vie.
Sidi : Il le faut.
Lakounlé :Je ne veux pas rester. C’est presque l’heure de prendre le
cours en géographie.
(va à la fenêtre et l’ouvre brusquement.)
Sidi :
Tu crois que tes élèves allaient rester en classe alors que l’étranger
est revenu ? C’est la fête au village, imbécile !
Lakounlé : (tandis qu’on le traîne à l’avant-scène.) Non, non. Je ne
joue pas. Cette mascarade m’ennuie. C’est un amusement d’idiots.
J’ai des choses plus importantes à faire.
Sidi :(se penchant sur Lakounlé qu’on a assis de force au bord de la
scène)
Tu t’habilles comme lui
Et tu lui ressembles
Tu parles comme lui
Et comme lui tu penses
Empoté comme lui
À la mode de Lagos
T’es juste celui qu’il faut !
(Cette incantation est reprise par tous, et ils commencent à danser
autour de Lakounlé en scandant les mots sur un rythme rapide. Au
bout du premier tour, les batteurs de tam-tam interviennent,
maintenant une allure soutenue, tandis que les autres
tourbillonnent autour de leur victime. Ils vont et chantent de plus en
plus vite à chaque tour ; au bout du sixième ou septième, Lakounlé
en a visiblement assez).
Lakounlé :(élevant la voix au-dessus du tumulte) D’accord ! j’accepte.
Allons, dépêchons-nous d’en finir.
(Immense clameur et roulement de tam-tam. Lakounlé s’y met
avec ferveur. Il prend la place de Sidi comme meneur de jeu ; il
répartit ses acteurs sur toute l’étendue de la scène pour figurer la
forêt ; il laisse libre le haut de la scène à droite pour les quatre filles
qui doivent tenir le rôle de l’automobile.
– Suit une pantomime décrivant l’arrivée du Visiteur dans Iloujinlé
et son court séjour parmi les villageois. Les quatre filles
s’accroupissent par terre pour représenter les quatre roues d’une
voiture. Lakounlé vérifie leur mise en place, puis s’installe au milieu
d’elles et fait semblant de s’asseoir, dans le vide.
Lui seul ne danse pas et exécute une pantomime réaliste.
– Sourde vibration des tam-tams, augmentant progressivement de
puissance, et les quatre « roues » commencent à exécuter une
rotation du buste et de la tête dans le plan perpendiculaire au sol.
Lakounlé singe les mouvements d’un chauffeur avec un plaisir
évident. Les tam-tams adoptent un « tempos » de plus en plus
rapide.
– Fracas soudain : les filles s’immobilisent en tremblotant ; elles
miment le moteur qui cale. Une tentative des tam-tams pour remettre
en marche échoue, et les « roues », immobilisées après avoir été
parcourues d’une secousse, laissent retomber leur figure sur leur
ventre. Lakounlé tripote un grand nombre de commandes, descend
de la voiture et regarde dessous. Le mouvement de ses lèvres
indique qu’il jure comme un charretier. Il examine les roues, les tâte
pour évaluer la pression, et trahit le démon qui l’habite en profitant
de l’occasion pour pincer le derrière des filles. L’une d’elles hurle et
le mord à la cheville. Il remonte en toute hâte dans la voiture, fait
une dernière tentative pour repartir, renonce et décide d’abandonner
le véhicule.
– Il prend son appareil de photo et son casque, met dans sa poche
un flacon de whisky dont il boit une rasade avant d’entamer la piste.
– Les tam-tams se remettent à battre, sur un ton et rythme
différents, plus sombre, qui varient en fonction des étapes du
voyage. Plein usage de « gangan » et de « iya ilu ». Les « arbres »
exécutent sur place une danse calme et discrète.
– Un « serpent » se glisse hors des branches et s’immobilise au-
dessus de la tête de Lakounlé qui s’est adossé à un arbre pour se
reposer. Il s’enfuit et s’octroie bientôt une nouvelle rasade pour se
remettre de ses émotions.
– Un « singe » atterrit brusquement sur le sentier et lui fait des
grimaces avant de détaler. On entend un rugissement, etc.
Les nerfs du voyageur lâchent rapidement, et il se soutient par de
nombreuses libations. Il est bientôt ivre, se bat violemment contre
les broussailles et jure silencieusement en chassant les mouches qui
le tourmentent.
– Soudain, on entend chanter une jeune fille quelque part dans la
brousse. Le voyageur secoue la tête mais le son demeure.
Convaincu qu’il est frappé d’insolation, le voyageur (Lakounlé) boit
de nouveau. C’est la dernière goutte ; de sorte qu’il balance la
bouteille dans la direction du son.
Résultat : un plouf, un cri, un torrent d’injures, puis plus rien.
Lui, sur la pointe des pieds, écarte le rideau de broussailles, il
cligne des yeux, se frotte les yeux ; ce qu’il a vu reste là.
Il sifflote entre ses dents, arme son appareil et commence à se
contorsionner pour trouver la bonne position. En avant, en arrière,
l’œil vissé au viseur, il pose à terre un pied si distrait qu’il disparaît
tout d’un coup.
On entend un gros plouf, et la chanteuse invisible transforme son
nouveau refrain en hurlement prolongé. Le rythme redouble.
Peu après parmi des clapotis, Sidi paraît sur la scène avec un bout
d’étoffe qui la couvre à peine. Lakounlé, le voyageur, suit un peu
plus tard, plus lentement, essayant d’essorer ses vêtements. Il a
perdu tout accessoire à part l’appareil de photo.
Sidi a traversé la scène en courant et rentre peu après
accompagnée des villageois. C’est toujours la même troupe qui a
disparu et s’est reformée derrière elle pour représenter les paysans.
Ils sont agressifs, et, en dépit des ses protestations, traînent
Lakounlé jusqu’au centre du village, devant l’arbre « odan ».
Tout ceci cesse brusquement lorsque le Balé Baroka, barbichu, sec
comme une trique, et ne paraissant pas ses soixante-deux ans,
surgit en personne de derrière l’arbre.
Tous se prosternent ou s’agenouillent avec les salutations
protocolaires de « Kabièssi » (Sire, en yorouba), « baba » (Père),
etc., – tous excepté Lakounlé, qui essaye de se défiler.)
Baroka : Akowe1. Holà, maître. Missié Lakounlé !
(Comme les autres reprennent le cri de « Missié Lakounlé », celui-ci
est forcé de s’arrêter. Il se retourne et incline profondément le
buste).
Lakounlé :Monsieur, je vous souhaite le bonjour.
Baroka : Boyou, bouyou, hum ! C’est tout ce qu’on tire d’un alakowe.
On passe chez lui espérant qu’il offre la bière, mais tout ce qu’on
en obtient, c’est « bouyou ». Est-ce que « bouyou » me rafraîchira
le gosier ? Bon, passons. Alors, notre homme de la connaissance,
j’espère qu’aujourd’hui il n’y a aucun problème à poser au vieillard
que je suis ?
Lakounlé : Aucune requête.
Baroka : Et nous ne sommes pas en bise-bille sur un point que
j’aurais oublié ?
Lakounlé : En bise-bille, monsieur ? je n’en vois pas le moindre motif.
Baroka :Parfait. Mais votre jeu débordait de vie jusqu’à mon arrivée.
Et maintenant tout s’arrête, et tu étais en train de nous quitter. Or je
sais le canevas, et j’arrivais juste à point pour la réplique. Je me
sens tout à fait dans la peau du chef Baséjé.
Lakounlé :On a peine à imaginer que le Balé ait du temps pour de
pareils enfantillages.
Baroka : Eh ! Eh ! Monsieur Lakounlé, sans ces choses que tu
appelles enfantillages, une existence de Balé serait joliment
insipide. Bon, maintenant qu’on m’a souhaité la bienvenue, peut-on
continuer le jeu ? (il se retourne brusquement vers ses suivants.)
Emparez-vous de lui !
(un instant dérouté.)
Lakounlé :
Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
Baroka : Vous avez tenté de nous voler notre rosière ! L’avez-vous
oublié ? Si oui, faites-lui cadeau d’une gifle, pour lui rafraîchir la
mémoire.
(Sous la menace d’un bras levé, Lakounlé retrouve aussitôt ses
esprits et hoche la tête vigoureusement. Aussi le spectacle reprend-
il.
Les villageois menaçants entourent le Voyageur et réclament son
sang. Lakounlé essaye tour à tour de crâner, de s’indigner,
d’implorer la paix.
Sur un signe soudain du Balé, on le jette prosterné face contre
terre.
C’est seulement alors que le Chef commence à lui montrer de la
sympathie, paraît comprendre sa situation, et calme les villageois à
son égard.
Il lui fait apporter des vêtements secs, l’assied à sa droite et donne
le signal d’une fête en son honneur.
L’Étranger bondit à chaque instant pour prendre des photographies
de la scène, mais la plupart du temps, son attention est fascinée par
Sidi qui danse avec abondon.
Finalement, il murmure quelque chose à l’oreille du Chef, qui
hoche la tête en signe d’assentiment, et envoie chercher Sidi.
L’Étranger la fait poser dans toutes sortes de postures pour
magazines et prend d’elle d’innombrables vues.
Puis des boissons lui sont offertes avec insistance ; il les refuse
d’abord, finit par essayer avec scepticisme le breuvage local, semble
l’apprécier, et boit à tire-larigot.
Mais au bout de peu de temps, malade, il quitte les danses.
Comme il s’en va, on lui donne des tapes dans le dos, et deux
joueurs de tam-tam qui tiennent à tourner autour de lui causent
presque la catastrophe sur place : il se précipite dehors avec les
mains sur la bouche.
La sortie de Lakounlé semble marquer la fin de la pantomime. Il
rentre presque aussitôt, et tous abandonnent leurs rôles.)
Sidi :(enchantée) Qu’est-ce que je disais ; c’était lui tout craché ! Tu
étais né pur être bouffon de cour plutôt que maître d’école ! (Elle
désigne dédaigneusement l’école.)
Baroka : Et que deviendrait le village, dépouillé de l’immense sagesse
que Monsieur Lakounlé dispense quotidiennement ? Qui nous
dirait quand ça va mal ? N’est-ce pas, Monsieur Lakounlé ?
Sidi :(écoutant à peine, toujours en proie à son exicitation) Qui vient
avec moi retrouver l’homme ? Mais, Lakounlé, il faut que tu
viennes pour deviner le sens de son langage pointu. Tu vois,
bouquineur, nous ne pouvons vraiment rien faire sans ta caboche.
(Lakounlé commence à se récrier, mais on l’assiège en essayant
de le persuader.
Soudain, il s’échappe et prend ses jambes à son cou, toutes les
femmes se lancent sur ses talons dans une folle poursuite.
Avec son lutteur, qui l’a accompagné depuis son entrée et se tient
debout à distance respectueuse, Baroka reste seul, assis, fixant, les
yeux brillants, la troupe de femmes qui s’enfuit.
Des plis de son agbada (ample vêtement drapé), il sort son
exemplaire du magazine et admire la vedette de la publication.
Baroka :(hochant lentement la tête, il se parle à soi-même) Eh oui,
eh oui, ça fait plus de cinq mois écoulés, depuis mon dernier
mariage, plus de cinq mois…
1. Akowé ou alakowé : (en yorouba) celui qui sait écrire, c’est-à-dire « lettré ».
Acte II
À midi
Un chemin près du marché. Entre Sidi, absorbée, ravie, par sa
contemplation de ses propres portraits dans le magazine. Lakounlé
la suit deux ou trois pas en arrière, portant un fagot de bois à brûler
que Sidi est allée acquérir.
Au milieu de la scène, ils sont accostés par Sadikou, qui est entrée
du côté opposé. Sadikou est une vieille femme qui porte un foulard
de tête.
Sadikou : La chance est avec moi. J’allais justement chez toi pour te
voir.
Sidi : (arrachée à son occupation, sursaute.) Qu’est-ce que c’est ?
Ah ! C’est vous, Sadikou.
Sadikou : C’est le Lion qui m’envoie. Il te veut du bien.
Sadikou :Elle ne veut pas, monseigneur. J’ai fait de mon mieux, mais
elle ne veut rien de vous.
Baroka : C’est de bonne guerre. On commence toujours par refuser
carrément. Pourquoi ne veut-elle pas ?
Sadikou :C’est ici que c’est bizarre. Elle dit que vous êtes beaucoup
trop vieux. Si vous me demandez mon avis, je crois qu’elle a
réellement perdu la tête. Toute cette excitation née du livre a été
beaucoup trop forte pour elle.
Baroka :(bondit sur ses pieds) Elle dit… que je suis vieux, que je suis
beaucoup trop vieux ? Est-ce qu’une petite fille à peine en fleur a
dit cela de moi ?
Sadikou :Monseigneur, j’ai entendu ces mots incroyables de mes
propres oreilles, et j’ai pensé que le monde était devenu fou.
Baroka : Mais est-ce possible, Sadikou ? Est-ce normal ? Est-ce que
je n’ai pas, à la fête de pluie, vaincu les champions au lancer des
troncs d’arbres ? Est-ce que je ne continue pas, avec les plus
intrépides, à chasser de nuit le léopard et le boa pour en
sauvegarder les chèvres des paysans ? Et elle dit que je suis
vieux ? Ne suis-je pas monté, pour annoncer l’Harmattan, jusqu’au
sommet du kapotier ? N’ai-je pas brisé la première cosse et
dispersé les glands aux quatre vents, et ceci pas plus tard qu’hier ?
Est-ce qu’une de mes femmes peut rapporter une défaillance de
ma virilité ? La plus vaillante de toutes se fatigue bien longtemps
encore avant le lion ! Et ce serait la même chose pour elle, si
j’avais la moindre occasion d’initier cet oisillon blanc-bec, qui n’a
pas la sagesse d’étreindre la riche moisissure de l’âge … Si une
seule fois je pouvais … Viens ici, apaise-moi, Sadikou, car j’ai la
rage au cœur !
(- Il se recouche sur le lit en regardant en l’air comme
précédemment. Sadikou prend place au bout du lit et commence à
lui caresser la plante des pieds.
Baroka se tourne à gauche, soudain, tend la main vers la ruelle, et
en rapporte un exemplaire du magazine. Il l’ouvre et commence à
scruter les illustrations. Il pousse un long soupir.)
C’est bon, Sadikou, très bon.
(- Il se met à comparer les photos dans la revue – évidemment les
siennes et celles de Sidi.
- Tout d’un coup, il envoie promener la revue, reste les yeux fixés au
plafond deux ou trois secondes, puis, gravement) :
Peut-être est-ce bien, Sadikou.
Sadikou : Monseigneur, qu’avez-vous dit ?
Baroka :Oui, amie fidèle, je dis que c’est aussi bien. Le mépris, le rire
et les sarcasmes eussent été plus amers. Si elle avait consenti et
que mon projet eût fait faillite, j’aurais été submergé de honte.
Sadikou : Seigneur, je ne comprends pas.
Baroka : Le temps est venu où je ne peux plus davantage me faire
illusion. Je ne suis plus un homme, Sadikou. Ma virilité, c’en est fait
depuis près d’une semaine.
Sadikou :Les dieux nous en préservent !
Baroka : Je voulais Sidi parce que j’espérais encore – une idée
stupide, je l’avoue, mais toujours est-il que j’espérais – qu’avec
une vierge jeune et brûlante ma force défaillante se relèverait et
me sauverait l’honneur.
(Sadikou commence à geindre.)
Vaine espérance, je le savais déjà. Mais c’est une faiblesse bien
humaine que de ne jamais accepter le pire. Aussi me suis-je
asservi à ma vanité. La virilité, quand c’est fini, c’est fini ! La
fontaine de la vie, quand on y a trop puisé, tarit, et finit par se
moquer du prodige. Me voici tout desséché et vidé de ma sève,
providence des faiseurs de chansons, vieille cible offerte aux
obscénités des jeunes gens !
Sadikou : (larmoyant) Que les dieux prennent encore pitié !
Baroka :Je n’ai fait cet aveu à personne d’autre que toi, qui es ma
plus ancienne, ma plus fidèle épouse. Mais si tu oses étaler ma
honte en public …
(- Sadikou proteste en secouant la tête et se met à caresser ses
pieds avec une tendresse renouvelée. Baroka soupire et se laisse
doucement retomber.)
Faut-il que je sois devenu irritable depuis peu ! Nourrir de tels doutes
sur ta loyauté… Mais c’est un désastre trop grand que d’être ainsi,
comme moi, mis en échec dès la prime jeunesse. Les pluies qui
m’ont béni depuis que je suis né s’élèvent au maigre nombre de
soixante-deux : alors que mon grand-père, cet homme de chêne, a
engendré deux fils à plus de soixante-cinq, et que mon père Okiki
les a tous battus en produisant deux jumelles à soixante-sept ans.
Pourquoi faut-il que moi, descendant de tels lions, je renonce à
mes femmes à la fleur de l’âge, mes sources vitales à sec et ma
virilité morte !
(- Sa voix devient somnolente. Sadikou soupire, geint, et caresse les
pieds de Baroka dont la figure s’éclaire soudain avec ravissement )
Shango m’en soit témoin ! Ces pieds lassés ont ressenti les mains
aimantes de nombreuses femmes attentionnées. Mes plantes des
pieds ont subi le gratouillement de mains dures et caillouteuses ;
elles ont supporté la lourdeur de maladroites pattes de gorilles ; et
j’ai connu l’agacement de petites mains mignonnes comme des
jouets, qui affolaient mes sens affamés, promesses de frissons à
venir, de frissons qui demeuraient inaccomplis, parce que ces
doigts étaient trop frêles, parce que leur touche était trop légère et
trop faible pour traverser l’incroyable épaisseur de mes pieds. Mais
toi, Sadikou ! Tes mains ordinaires et frustes renferment une douce
sensualité que l’âge ne détruira pas. Ha-a ! O yayi po. O yayi !
Sans aucun doute, Sadikou, d’elles toutes, vous êtes la Reine ! (Il
s’endort.)
Acte III
Le soir
Le centre du village. Sidi se tient à la fenêtre de l’école, admirant
sa photo comme précédemment.
Entre en catimini Sadikou, avec un paquet assez long. Elle dévoile
l’objet ; on découvre que c’est une figure sculptée du Balé, nu et
avec tous ses attributs. Elle le contemple un bon moment, éclate
soudain d’un rire moqueur, installe la figure devant l’arbre. Sidi suit la
scène avec un profond étonnement.
Sadikou : Et comme ça, toi aussi, nous t’avons eu, n’est pas ? Nous
avons fini par t’avoir. Oh ! grand et puissant lion, est-ce que nous
t’avons vraiment liquidé ? Ah ! ya-ya-ya … nous autres femmes,
nous t’avons enfin défait ! j’étais là quand c’est arrivé à ton père,
l’illustre Okiki. C’est moi qui l’ai eu, moi la plus jeune et la plus
fraîche des épouses. Ma force l’a achevé. Je l’ai appelé, et il est
venu vers moi. Mais non, pour lui ce n’était plus comme les autres
fois. Moi, Sadikou, n’étais-je pas la flamme même, et lui, le coton
sur le fuseau des vieilles femmes ?
Je l’ai dévoré ! Ô race des puissants lions, nous vous consumons
toujours, c’est à plaisir que nous vous dévidons, à notre fantaisie,
que nous vous faisons danser ; comme la toupie folle, vous croyez
que le monde tourne autour de vous.
Pauvres imbéciles ! C’est vous dont la tête tourne, tandis que nous
restons immobiles, que nous vous guettons, et que nous tirons la
ficelle, jusqu’à ce qu’il ne reste plus de vous qu’un vieux bout de
bois sec.
J’ai liquidé Okiki. Le trésor inviolé de Sadikou s’offrait au sacrifice, et
Okiki se présentait avec une clé rouillée. Comme un serpent, il vint
vers moi, comme une chiffe il en répartit, une chiffe molle, tout
enduite de honte…
(Son rire sardonique la reprend)
Ah ! Prenez garde, messeigneurs, à la fin nous vous liquidons !
(Avec un cri, elle bondit, et commence à danser autour de l’arbre, en
psalmodiant )
Ah ! Prenez garde, messeigneurs,
À la fin, nous vous liquidons !
(- Sidi ferme doucement la fenêtre. Sadikou, qui tournait toujours,
s’interrompt en haletant au milieu de son chant.)
Sadikou : Oh ! C’est toi, mon enfant. Tu aurais dû choisir un meilleur
temps pour me faire cette peur mortelle. à l’heure de la victoire, ce
n’est vraiment pas le moment de mourir.
Sidi : Pourquoi ? Quelle bataille avez-vous gagnée ?
Sadikou : Pas moi toute seule, ma fille. Toi aussi. Toutes les femmes.
Oh ! mon enfant, dire que j’ai vécu pour voir ce jour… pour le voir
perdre son souffle comme une vieille baudruche qui se dégonfle !
pfff… (Elle recommence à danser.)
Ah ! Prenez garde, messeigneurs,
à la fin, nous vous liquidons !
Sidi : Arrêtez, Sadikou, je n’y comprends rien.
Sadikou : Mais si, ma fille, mais si !
Ah ! Prenez garde messeigneurs …
Sidi : Sadikou, est-ce que vous vous sentez bien ?
Sadikou : Ne pose pas de question, ma fille. Contente-toi de te joindre
à mon triomphe. ô seigneur Shango, laquelle d’entre nous t’a ravi
l’éclair qui a foudroyé la queue de ce lion ?
Sidi : (la maintient fermement au moment où elle va de nouveau
entrer en transe.) Cessez de divaguer. Vous ne bougerez pas d’ici
avant de vous être expliquée.
Sadikou : Oh ! Qu’elle est agaçante ! Promets-tu de ne le dire à
personne ?
Sidi : Je le jure. Maintenant, au fait !
Sadikou :Pourquoi ne pas faire ce que d’autres ont fait ? Prends une
ferme pour une saison, et une seule moisson te suffira à payer la
dot, même pour une fille comme Sidi. Mais peut-être que l’odeur de
la terre mouillée est trop forte pour les narines délicates ?
Lakounlé : J’ai dit : mêlez-vous de vos affaires !
Un fauve
L’Afrique aux échanges restés difficiles illustre encore ce
thème cher à ses anciens sculpteurs d’un Janus biface, dont
le visage francophone ignore le visage anglophone ; et les
constellations de la gloire y brillent dans des hémisphères
opposés. Sauf exceptions, occidentales ou universitaires, qui
donc ici au Cameroun connaît Akinwande Oluwole
Soyinka7 ? C’est pourtant un écrivain célèbre de ce Nigeria
voisin, qui se cherche aujourd’hui dans les crises et dans le
sang ; c’est l’un des héritiers véritables de l’antique
civilisation yorouba, un créateur turbulent et quasi-
romantique dont les frasques et les talents divers défrayaient
la chronique dans la plus grande ville noire d’Afrique et qui,
tour à tour acteur, directeur de troupe, poète, professeur
d’université, contempteur de la politique officielle, paye
aujourd’hui de sa liberté et peut-être de sa vie l’audace
d’avoir voulu, en ces temps troublés, rester un esprit libre.
Bien qu’il ait été l’un des astres de cette Renaissance
qu’animait le Mbari8 d’Ibadan, la plupart d’entre nous
l’ignorent, et les autres s’en méfient peut-être. Car l’abîme
linguistique a créé au sein du continent des univers-îles de
méconnaissance réciproque, entre lesquels la
communication ne s’établit guère que sur la base du
malentendu. Non pas seulement différence des célébrités,
mais aussi divergence des modes intellectuelles : un Soyinka
ennemi dans une « francophonie » dont le prince est
Senghor !
Certes, les intellectuels africains travaillent à modifier cette
situation. Établir les ponts, créer des liens, ce fut là l’un des
objectifs du Premier Festival des Arts Nègres. Sur le plan
des rencontres individuelles, des manifestations collectives,
des résolutions pratiques, ce fut une réussite. Mais dans le
domaine des idées, les malentendus se sont-ils estompés ?
Oui, bien sûr, disent les uns. Hmm… répondent les autres…
Les uns sont le plus souvent les francophones, champions
de la négritude, descendants spirituels des philosophes ou
jacobins français du XVIIIe siècle, à l’humanisme unitaire et
idéaliste. Les autres sont surtout les anglophones, fils
spontanés des pragmatiques anglo-saxons particularistes.
Aux premiers qui (souvent imbus de l’esprit scolastique des
missionnaires) veulent définir leur nature propre et exprimer
leur essence, les seconds continuent de rétorquer : « À quoi
bon ? Faux problèmes ! Qu’est-ce que le nom ajoute à la
chose ? » C’est dans l’acte même de créer que le créateur
se définit. Seuls comptent alors le résultat intrinsèque, la
valeur, la beauté de l’œuvre, quelle que soit la couleur,
blanche, jaune ou noire, de son auteur. Il n’a pas à définir
comme idéal la « négritude », qui est simple contingence : à
savoir le fait pour tel ou tel créateur d’être nègre. « Le tigre –
gronde un beau matin Soyinka avec un humour cinglant, – le
tigre ne parle jamais de sa tigritude ! »
Mais ne serait-ce pas précisément parce qu’il la vit ?
L’étranger ami de l’Afrique, qui, en tournant autour du Janus
biface, médite sur les rapports de l’être et du devoir-être, et
sur le profond « deviens ce que tu es ! », trouve l’ambiguïté
nécessaire, fondamentale ; sans prétendre le résoudre, il
croit pouvoir comprendre le malentendu.
L’intention est vide si l’objet ne remplit pas déjà sa visée. Si
Du Bellay n’a pas de génie déjà, ou du moins du talent, il ne
lui sert à rien d’écrire la Défense et Illustration de la Langue
Française. Le manifeste sombre dans le ridicule quand il
n’est pas étayé par le manifesté. En ce sens, la négritude
comme programme suppose la négritude comme
manifestation. Elle est un geste qui désigne une présence et
non un vide, et c’est bien ce qu’affirment, je pense, les
fondateurs de Présence Africaine.
Mais l’on comprend bien que certains, se méprenant sur son
sens, refusent une revendication qu’ils considèrent comme
abstraite et purement formelle ; le Noir réclamant sa place au
soleil n’a qu’à la prendre ; faire de sa réclamation le thème
du discours, c’est avouer son impuissance, s’y complaire,
tirer de son esclavage une satisfaction morbide ; une
littérature des complexés prêterait alors le flanc à une
critique aussi virulente que celle de Nietzsehe attaquant la
morale des faibles ; la négritude ne serait que l’alibi du
manque de talent, ou que l’exaltation par des vaincus de leur
propre ressentiment. L’homme fort rejette sereinement une
telle attitude ; le lion la dédaigne et le tigre s’en pait.
S’ensuit-il pourtant que l’aristotélicien ait tort lorsqu’il
discerne dans le silence même du tigre l’essence tigrée de la
tigritude ? La substance véritable est forme biologique et loi
de développement : elle ne s’ignore qu’en s’accomplissant ;
même les phénomènes accidentels, inattendus et en
apparence contraires, qui expriment l’histoire de l’Afrique,
sont l’épiphanie de son être.
Donc, à belles dents de jeune carnassier, que Soyinka
mange de la négritude ! qu’il la dévore et s’en régale :
Comme un lion (pourquoi, Wole, citez-vous le tigre ? Il n’y a
en Afrique que des lions, des panthères, des léopards. Est-
ce pour la force et l’agressivité du tigre ?9)… comme un lion,
disions-nous, ou comme une panthère mâle de la forêt
yorouba, il ne se repaît alors que de ce qui l’a déjà nourri.
Dans l’instant qu’il nie la négritude comme projet, Soyinka
l’exhibe et l’accomplit comme résultat. Bien sûr, il la
transforme en soi-même, il la digère avec l’orgueil léonin du
créateur, du solitaire. Mais il ne peut contester
l’environnement, le milieu qui l’a alimenté et où il a grandi. Le
lion qui nie le troupeau d’antilopes est-il de bonne ou de
mauvaise foi ? Sa force n’est-elle pas née de la disparition
de cette faiblesse ? Le tigre cesse de parler de la proie qui
n’existe plus : mais elle coule dans ses veines.
Soyinka le fauve.
Un festin de négritude
Voyons, par exemple, avec Le Lion et la Perle10 à quel
repas nous convie ce repu. N’est-ce pas là, dans le fond
comme dans la forme, un plat de négritude consommée qu’il
nous sert ?
Assurément, c’est à l’Occident, ou c’est à un fond moderne
universel, que Soyinka paraît emprunter l’efficacité de sa
brillante technique théâtrale : alacrité de l’exposition, science
de l’économie temporelle, judicieux rythme des coups de
théâtre, progression dramatique, sens de la scène, unité de
temps et d’action contrastant avec la richesse des thèmes,
langue raffiné qui tient de la tradition shakespearienne l’art
d’allier le poétique et le trivial ; d’autre procédés modernes
évoquent le cinéma ou les mises en scènes du T.N.P. et du
Berliner Ensemble ; emploi des « noirs » entre les actes,
« flash-backs » pour les trois grandes scènes de mine, etc. ;
l’alternance entre les deux lieux de l’action : la chambre de
Baroka et le centre du village, suggère l’utilisation d’une
scène tournante.
Cela dit, tout le reste est africain. En ce qui concerne le
cadre, cela saute aux yeux ; mœurs, coutumes, dont tous les
détails sonnent juste et reflètent la grâce aimable du Bénin ;
rites et adresse de salutation, marques de respect,
chansons, danses, récompenses aux artistes, rôle de la noix
de kola et du vin de palme, allusion à la religion
traditionnelle ; au roi divin Shango qui crache le tonnerre, à
Ogoun qui préside à la métallurgie, références aux cultes
des ancêtres et de la fécondité. Les morts reviennent
rituellement parler aux vivants : c’est pourquoi Sadikou
devrait promettre à Lakounlé de garder son secret même
une fois morte. L’épisode du Chemin de Fer détourné
s’éclaire si l’on sait que le mugissement sinistre du rhombe
représente la voix du dieu Oro, au passage duquel les
femmes et non-initiés doivent fuir et s’enfermer sous peine
de mort. La toile de fond n’est donc pas seulement la forêt
avec ses arbres et ses animaux : buffles, lions, panthères,
renards, singes et serpents ; c’est en même temps toute la
vie traditionnelle : le roi, chef de chasse et de guerre ; la
famille polygame où c’est la première femme qui choisit et
régente les autres ; l’importance attachée à la compensation
matrimoniale ou « dot » versée par le futur époux ; les
coutumes commerçantes si caractéristiques du pays, en
particulier ces marchés de nuit qui égayent de leurs lumières
innombrables les bourgades du Nigeria et du Bénin.
Sur ce fond, le changement actuel des mœurs pose ses
questions aiguës, les unes d’ensemble comme le passage à
la monogamie ou au christianisme si mal assimilé par
Lakounlé, les autres de détail, comme la manière de se
chausser, de s’habiller, de se farder, de porter quelque
chose, de manger, de travailler, de s’embrasser, de s’aimer ;
d’où une hésitation, un partage vécu qui s’exprime par
l’ambivalence à l’égard de l’étranger, objet à la fois de
l’hostilité et de l’hospitalité, ennemi maltraité, hôte choyé, qui
amène à sa suite, avec le fonctionnaire corruptible, mille
manières de se perdre séduisantes pour la part féminine de
l’âme africaine : comme la photographie, le chemin de fer,
l’écriture, voire le timbre poste…
Mais nous n’avons encore rien dit de la négritude. Car il est
bien naturel, il est normal que cette pièce yorouba, se
déroulant en pays yorouba, soit yorouba comme est
marseillaise la trilogie marseillaise de Marcel Pagnol, ou
comme est bouloue la comédie camerounaise du jeune
Oyono, Trois prétendants, un Mari ; pour nous en tenir à des
genres et à des styles apparentés. Cela empêche-t-il
Soyinka d’être shakespearin et Oyono d’être moliéresque ?
Voire. (Si Molière est le Térence français… la littérature
comparée tombe ici dans un problème d’affinité que seul
pourra résoudre un cerveau électronique.) Laissons à regret
Oyono pour nous en tenir à nos moutons (ou plutôt à notre
lion). Ce que nous recherchons est une négritude de la
moelle, celle qui fera corps avec ce qu’il y a de plus original
ici, à la fois dans la forme et dans le fond.
Or, ce qui éclate dans la forme, n’est-ce pas d’abord la
manière dont le texte, ici, à chaque instant, après avoir frôlé
la chanson (à laquelle on fait de perpétuelles allusions)
s’épanouit en musique, en mime et en danse ? On répondra,
bien sûr, que Soyinka a recueilli les leçons occidentales en
faveur d’un théâtre total. Mais s’il les a si bien recueillies,
n’est-ce pas que ces leçons rejoignent les plus profondes
traditions, les instincts les plus vifs de l’individu d’Afrique,
pour lequel tout récit se transforme en jeu expressif, en
imitation ? Et ceci à tous les plans, jusqu’au niveau religieux,
où le mythe s’incarne en représentation et en danse.
Le mouvement irrésistible qui entraîne toute l’œuvre nous
paraît comporter deux traits vraiment propres au temps
africain. En premier lieu, ce mouvement culmine
apparemment dans trois grandes scènes muettes, les flash-
backs d’action pure répartis sur les trois moments de la
comédie, qui nous démontrent comment un évènement
historique devient légende, devient mythe, et, en jouant sur
les mots, chanson de gestes : il s’agit de « l’Arrivée de
l’Étranger », du « Détournement de la Voie ferrée », et du «
Destin de Baroka » ; autrement dit, de l’irruption du progrès,
du rejet du progrès, et de l’échec présumé de la tradition. On
se trouve ainsi en présence d’une action détemporalisée,
d’un temps désarticulé et comme éternisé par la danse. Le
déchaînement rythmé qui étourdit les corps équivaut à une
pause, et c’est à l’intérieur d’un temps gai, dansant, car
immobile et sans grande conséquence, que Lakounlé et Sidi
se font berner par Baroka.
Ceci ne veut pas dire qu’il ne se passe rien. Mais – et
l’originalité africaine se manifeste aussi sous ce second
angle – tous les coups de théâtre qui ponctuent l’action :
brusque révélation de la beauté de Sidi, demande en
mariage de Baroka ; refus qu’on lui oppose ; aveu de son
déclin ; séduction de Sidi par le projet de timbre, mariage
final de Sidi ; chacun de ces évènements a quelque chose
de magique, signifie le dévoilement soudain d’un être-là,
d’une situation déjà existante, mais restée jusque-là
inaperçue ou cachée, l’aboutissement d’une pré-méditation
qui, en s’extériorisant, métamorphose le contexte par
l’intérieur, donnant un sens nouveau, imprévu, à tout ce qui
précédait. Ces moments de transformation et de
détournement, ces renversements du tout au tout qui n’ont
pour cause, ni des facteurs extrinsèques, ni des mobiles
purement psychologiques, mais l’initiation à quelque chose
de jusque-là resté secret, paraissent bien refléter une
conception ésotérique du monde, où la connaissance
progresse par à-coups non par l’acquisition d’objets
nouveaux ou par leur exploration méthodique, mais par la
saisie d’objets déjà familiers, brusquement transfigurés dans
l’épiphanie d’une structure d’ensemble jusque-là ignorée.
C’est le temps d’une féerie pour adultes.
Voilà notre sens de la négritude « formelle ». Mais comment
la dissocier d’un « fond » plus grave, qui ne paraît guère
moins spécifiquement africain ? C’est en effet du problème
de la force qu’il s’agit, de la puissance vitale. Cette
puissance s’entend de deux façons. Au sens immédiat,
d’abord : ce qui comptera pour l’Africain, c’est l’intensité
physique de la présence ; de ce point de vue, les apparitions
muettes du Lutteur et la scène où le Roi parvient à le vaincre
n’ont rien d’accessoire ; même si la scène en question figure
aussi une autre puissance, elle vaut au sens obvie, puisque
le roi africain, chef de chasse et de guerre, doit toujours
incarner toute la puissance, toute la force de la tribu ou de la
cité ; sa propre vigueur en est l’emblème. Ce que Sidi,
Sadikou ou Baroka reprochent le plus vivement à Lakounlé,
c’est d’ignorer l’importance de cette vigueur, d’énerver cette
force que la société traditionnelle exaltait. Assurément, ce
culte de la force engendrait une société hiérarchisée,
inégalitaire ; mais dans laquelle, à son rang, chacun
participait selon son statut à la force de l’ensemble. Bien sûr,
la femme n’y est par l’alter ego ponctuel de l’homme, comme
le réclame sa force spécifique, qui est loin d’être considérée
comme négligeable (ne sommes-nous pas à peu de distance
d’Abomey, pays des amazones guerrières ?) ; la vieille
Sadikou terrifie Lakounlé, tandis que la jeune Sidi le fait
effectivement tomber par deux fois.
Pour la société traditionnelle, la vie suppose cette
diversification, cette tension interne ou opposition des rôles
sociaux, qui ne contredit pas la communauté foncière ou
fraternité des sujets, puisqu’il y a échange de services.
L’égalitarisme abstrait que prône Lakounlé semble conduire
à une identité indifférenciée, édulcorante, sans caractère ;
c’est ce spectre d’une société affadie, vulgaire, que Baroka
voit surgir au terme du processus hélas inéluctable de
l’évolution, société de la similitude absolue, informe,
destructurée, qui voudrait abolir jusqu’à la fondamentale
différence des sexes. La civilisation du livre est dévirilisante.
C’est pourquoi Lakounlé, champion du féminisme et
« lettré », joue aux yeux des autres, sans l’être tant que ça,
le rôle d’un individu asexué, d’un eunuque.
Parvenu à ce point de son involution, l’homme de la société
future se révèle non seulement indifférencié, mais stérile. Il
déçoit donc à nouveau le désir africain de puissance vitale,
cette fois-ci au sens médiat de : force qui se déploie dans la
production de nombreux rejetons, de fécondité biologique. Il
faut à ce propos éviter une méprise, un contresens sur le
sujet même de la pièce, à savoir la puissance ou
l’impuissance de Baroka. Dit tel quel, ce ne serait aux yeux
d’un Européen que le thème scabreux d’un vaudeville
grivois. Cependant, l’expression de la sexualité, directe, non
culpabilisée, d’une crudité parfois tout antique, doit suffire à
nous détourner de cette assimilation. L’Afrique traditionnelle,
par ailleurs si discrète et pudique quand il le faut, n’a pas
connu les atteintes du puritanisme et du jansénisme. On s’y
trouve donc de plain-pied avec ce qui pourrait être sujet de
fabliau médiéval, de conte rabelaisien ou de farce
élisabethaine. Les manifestations extérieures de la sexualité
y sont considérées avec une gaieté immédiate, même si une
gravité secrète est finalement reconnue à la vie sexuelle.
Lors des représentations d’Ibadan, la dernière séquence
mimée, d’un réalisme extraordinaire, eût sans doute été
censurée dans un théâtre européen.
Mais ce n’est pas parce que la belle villageoise Sidi parle un
langage vert et adopte une conduite réaliste qu’elle n’est pas
attachée à sa morale (en particulier à sa virginité) : et ce
n’est pas non plus parce que l’intrigue de la pièce est
gaillarde qu’elle ne s’ordonne pas à des préoccupations
sérieuses et ne fait pas vibrer des harmoniques graves. Ici,
la question que l’on se pose à propos de Baroka n’est pas
tant sa possibilité d’accomplir certaines étreintes et d’en jouir
– vue européenne, polissonne et restrictive – que sa faculté
de procréer, d’engendrer effectivement des enfants ; là
réside pour un Africain le drame éventuel ; c’est au
dépouillement de l’être social et non au plaisir que demeure
ordonnée la vie sexuelle. Ce que Baroka regrette dans son
faux aveu à Sadikou, c’est son impossibilité d’être père, ce
que Sidi espère par son mariage, ce sont les enfants
vigoureux que le roi lui donnera. Loin de s’arrêter à soi-
même, de se prendre pour but comme dans l’amour-passion
occidental, la sexualité africaine ne se conçoit que comme
moyen d’assurer la suite des générations, et par là la
religion, car le culte des ancêtres suppose le continuum
ininterrompu de la prospérité.
Il s’agit donc, on le voit, de thèmes sérieux, et – que Soyinka
le veuille ou non – bien caractéristiques de la négritude et du
continent africain : pour l’inconstante Sidi – pour la paysanne
Afrique – où donc se trouve la vraie force, la puissance autre
que celle des mots, celle qui ne leurre pas ? À travers les
mirages de la civilisation moderne, l’Afrique conservera-t-elle
sa vigueur d’autrefois ? Cette Afrique pourra-t-elle se
continuer sans se renier ?
Telle est la gravité qui habite cette légère intrigue. Et des
quatre principaux personnages qui la tissent, trois :
Lakounlé, Sidi, Baroka, sont saisis par l’anxiété du
changement, partagés, tiraillés, flottants – à des degrés plus
ou moins conscients, il est vrai – mais tous trois jusqu’à cette
légère ivresse qui rend lyrique et qui, jointe à l’irréalisme
féerique de la fantaisie, les fait dans l’original anglais, parler
en vers blancs.
Seule Sadikou est un personnage relativement simple, la
femme traditionnelle se satisfaisant de son sort, pour qui il
existe un ordre de choses immuables. Elle est donc
déconcertée, choquée, lorsque quoi que ce soit ne s’y
conforme pas dans les attitudes de Sidi ou de Lakounlé.
Pour elle, rien ne saurait changer vraiment ; l’univers est
plein comme un œuf. À part celui, éternel, de l’homme et de
la femme, il n’y a pas de conflit. Elle parle en prose.
Symétriquement opposé à elle – et la confrontation est
savoureuse – Lakounlé de prime abord paraît aussi un
personnage simple : la caricature de « l’évolué » dans son
costume comme des propos ; fragments de Bible, de
manuels scolaires et d’articles de journaux, plaqués sur la
vie, récités, avec cette entière (presque émouvante) naïveté
du jeune Africain qui veut changer du tout au tout,
systématiquement, abstraitement. La vanité de ses tirades
d’intellectuel, désignant un futur vide, rêvé, encore du
domaine de la science-fiction en Afrique, contraste avec les
discours pleins de l’homme d’action Baroka, lourds de passé
et de présent, réalisateurs, efficaces : ainsi lorsque celui-ci
se fera consoler par Sadikou, puis par Sidi.
Même appuyé, il reste juste, ce trait qui, dès les premières
lignes de la pièce, définit le petit évolué (instituteur, mais
aussi bien comptable ou employé de bureau) par le
radicalisme dans le refus de la rusticité africaine : l’akowe,
l’homme qui sait écrire, rejette violemment ce peuple
traditionnel de princes et de paysans où l’on se passait de
lui, où il n’a pas sa place, et il s’en prend avec acharnement,
lui, l’homme de l’artificiel, à l’immédiateté, à la simplicité de
vie qui accusent cette rusticité : telles les habitudes de porter
les choses sur la tête, de manger avec les doigts, de boire
dans des calebasses, de s’asseoir ou de se coucher par
terre ; son ennemi s’appelle tour à tour la nudité, les toits de
chaume, les cases de paille ou de terre, les arbres, bref la
nature en général ; le problème majeur pour lui est d’imposer
partout l’usage des fourchettes et des chaussettes, singeant
l’Européen jusqu’à l’absurde (ici, par exemple, en exigeant
qu’on se mette à boire du thé ; en Afrique francophone, ce
serait du vin rouge) ; il se veut le héros de la « négativité ».
Mais en même temps (et c’est par de telle contradictions que
les personnages de Soyinka nous paraissent si pleins de
vie), cet instituteur est un Africain de vingt-trois ans ; sous la
complication et l’abstraction superficielles, un être simple et
direct ne demande qu’à apparaître ; son désir de
changement le rend vraiment fou, mais d’une folie
intermittente et passagère : il faut qu’on le « réveille », qu’on
le force ; mais alors on voit, dans les scènes de mime, par
exemple, jaillir à nouveau chez lui le don de la spontanéité
corporelle, ainsi que la saine sensualité d’un jeune homme
qui ne demande qu’à oublier ses livres pour danser et pour
taquiner les filles ; seuls son caractère d’ «évolué » l’inhibe ;
sous le vernis transparaît un Lakounlé vrai fils de pays : celui
qui souffre fort de la mésaventure de sa belle, celui qui
voudrait en courir d’autres, celui qui se désole d’avoir à
appliquer ses théories, celui qui va jusqu’à envier Baroka et
à soupirer après la polygamie. Ses contradictions
continuelles forment le principal ressort comique du
personnage : dans le même temps,il accuse Sidi de bafouer
le « qu’en dira-t-on » et soutient qu’on doit s’en moquer ; il
critique les traditions et s’effraye qu’elles ne soient pas
respectées pour son mariage ; il traite Sidi de broussarde et
en fait la damoiselle élue, le soutien de son combat
intellectuel ; à dire vrai, il veut et ne veut pas l’épouser. Aussi
sa défaite, au lieu d’être tragique, paraît-elle le restituer à sa
nature véritable, le rendre à la nature tout court.
Sidi est une très jeune fille non dépourvue d’esprit, pleine de
répartie, mais très spontanée, superficielle, attirée par tout ce
qui se présente, fascinée par sa propre beauté dont elle vient
d’avoir la révélation ; elle en reste stupide, et c’est ce dont
profitera Baroka. Elle ne pense guère et adopte d’instinct le
parti de l’opinion commune, c’est-à-dire du bon sens
populaire, de la tradition. Aussi souffre-t-elle des
extravagances de Lakounlé, qu’elle lui reproche avec
vivacité. Mais est-elle entièrement insensible à ses
discours ? Il ne semble pas, car cette coquette prête à toutes
les aventures, cette Célimène de campagne, louche avec
complaisance vers la civilisation citadine que lui vante
Lakounlé, et dont elle voudrait mettre à son service les
possibilités exaltantes : la photographie, l’imprimerie, les
revues féminines, voire les Postes et Télécommunications !
Elle paraît tenir à son indépendance et à son pagne, à sa
coiffure de petites nattes tressées, à son port de tête, à son
prénom africain, à la dot et au mariage rituels. Mais en ville,
elle ne refuserait pas longtemps la robe, la perruque et les
talons hauts. Quand la voix de la tradition se déguise auprès
d’elle en voix du progrès, et que ces deux forces
antagonistes semblent s’unir pour célébrer sa beauté, elle ne
peut résister au vertige qui la prend. Et sans doute est-ce
mieux ainsi, car aurait-elle épousé Lakounlé autrement ?
Faute de finir dans le gynécée de Baroka, elle était mûre
pour partir, comme tant d’autres de ses sœurs, poursuivre à
la ville d’autres mirages plus décevants encore, car elle est à
son insu déjà déracinée ; sa première réponse à Sadikou,
insolente de jeunesse, impertinente vis-à-vis du vieux chef,
n’a déjà plus rien de traditionnel ; Sadikou en reste
abasourdie, aussi bien qu’à la fin, quand Sidi bouscule les
rites nuptiaux en les traitant de barbares. En pensant la
perdre, Baroka la sauve, ou du moins la fait rentrer dans
l’ordre dont elle sortait spontanément.
Certes, les préoccupations morales ne se trouvent pas au
premier plan chez ce vieux patriarche roublard, peu
embarrassé de scrupules, chez cet étonnant polygame qui
sait si adroitement concilier son plaisir et son intérêt, chez ce
rusé politique pour qui, manifestement, la fin justifie les
moyens. Et pourtant, Baroka est le plus sage, le plus
intelligent des personnages de la pièce. Sa morale, c’est son
métier de roi. Il consistait, nous l’avons vu, à rester fort, à
respecter le pacte féodal en donnant aux siens paix et
prolifération. Baroka s’y emploie consciencieusement. Pour
le reste, il est sans illusion. Chaque chef africain refait
actuellement pour son compte cette médiation mélancolique
sur le déclin des aristocraties que le prince de Lampéduse a
reconstituée dans Le Guépard. Baroka sait que l’évolution
est inévitable ; il ne lui est pas hostile par principe ; il tient à
lui donner des gages, voire à y paraître compétitif. Même si
ses tirades à Sidi ne sont pas à prendre très au sérieux, elles
demeurent fort instructives : c’est au mirage de la technique
qu’il recourt pour séduire la jeune fille. Dans quelques
années, comme d’autres chefs – Lakounlé a dit vrai – il
roulera en voiture au lieu de monter à cheval. Mais il proteste
contre la disparition des antiques vertus, qu’entraîne la
civilisation du livre et de la machine. Cette civilisation
comporte en effet comme trait essentiel la fabrication en
série des individus, choses et gens, par l’école et l’usine.
Tous sont identiques, nivelés dans la médiocrité de la
masse : le sens de la valeur, le courage, la virilité désormais
secondaires seront engloutis par l’égalitarisme plébéien ;
c’est la fin de la distinction ; le règne qui s’instaure est
maintenant celui de la vulgarité. Et Baroka s’élève contre
cette subversion, ce reniement, cet abandon de l’Afrique par
elle-même, contre cet univers d’irresponsables où ce ne sont
plus des sages pleins d’expérience mais de jeunes blancs-
becs comme Lakounlé qui font la leçon et la loi, qui
prétendent commander. Le nouveau monde lui paraît faux : il
ne veut pas l’empêcher d’émerger, mais il peut retarder le
mouvement, récupérer Sidi, tâcher de préserver, comme il le
dit lui-même, des secteurs de vie authentique, dont il espère
qu’ils féconderont l’avenir.
Que suggère, à ce point notre étude, l’examen de cette
sagesse de Baroka ? Wole Soyinka nous en voudra-t-il si
nous trouvons qu’elle ressemble fort à une méditation
philosophique sur la négritude ? N’est-il pas vrai que
l’ensemble des personnages constitue une sorte de typologie
des attitudes possibles à ce sujet, c’est-à-dire vis-à-vis de la
tradition africaine ? Et que le problème particulier qui se pose
ici dans la société yorouba intéresse l’ensemble du continent
noir en général, c’est-à-dire suppose une communauté de
destin, qui est celle précisément de la négritude ?
Ô tigre, animal solitaire…
La pièce a-t-elle une morale ? Soyinka a trop de talent pour
avoir écrit une « pièce à thèse ». Bien sûr, la jeune Sidi, c’est
l’Afrique ballottée entre le passé et l’avenir. Elle choisit le
passé, ou plutôt, un certain passé la reprend à un certain
avenir. Est-ce à dire que Baroka ait raison, et que les vieux
chefs valent mieux que les jeunes instituteurs ? En tout cas,
Baroka nous est présenté sans fard, comme un être bien
vivant, avide de boissons et de femmes, intéressé et
cynique. Nous savons par Kongi’s Harvest que Soyinka peut
très bien ne ménager en rien les rois traditionnels. Mais c’est
le destin de l’auteur comique que de paraître réactionnaire.
Le rire nécessaire à la santé et à l’équilibre d’une société
avive l’esprit critique, rompt le charme des mythologies
évolutionnistes ou révolutionnistes, libère des positions dites
engagées, qui sont sérieuses jusqu’à l’ennui. À son époque,
Molière ridiculise bien des trouvailles vouées à un bel avenir,
la médecine, l’instruction des femmes, la promotion sociale,
l’exigence d’authenticité… C’est l’action dissolvante de la
critique qui décape les vraies valeurs ; celles qui résistent !
Notre médecine scientifique n’est-elle pas une réponse au
défi de Molière ? Il revient donc à l’écrivain satirique de
critiquer en toute indépendance et en toute bonne
conscience. Certes en attaquant leurs mœurs, il risque de
s’aliéner l’instituteur, le roi, le fonctionnaire, le président, le
prêtre, le général, mais en définitive, seulement ceux d’entre
eux qui sont sots, et la part intelligente de la société
l’applaudira. Encore paralysée par la domination coloniale et
sa séquelle de régimes forts, l’Afrique d’aujourd’hui manque
d’auteurs comiques qui traduisent dans les grandes langues
internationales (d’où la censure les bannissait jusqu’à
présent) ce bon sens critique populaire, cette acuité de
l’observation et cette gaieté caricaturale que reflètent les
propos en langues vernaculaires. L’Afrique a besoin de ce
rire qui lui est à la fois si naturel et si traditionnel ; elle en a
besoin pour supporter les difficultés qu’elle affronte, pour
prendre de la distance par rapport à des situations souvent
oppressantes ; elle en a besoin pour dégonfler les
baudruches des idéologies qui l’assaillent et pour rappeler à
l’ordre ou à la mesure ses nouvelles élites ; en un mot,
l’Afrique a besoin de rire pour penser, et il faut remercier
Soyinka de le lui permettre.
Son refus de la « négritude » est probablement sous un
certain angle un refus de la tragédie, un refus de la rancœur,
de l’amertume liée au complexe d’infériorité – le rugissement
de l’esprit fort, du lion qui ne se laisse pas affoler par le
moucheron, et qui ose se mettre en question soi-même – ici
en stigmatisant la naïveté « acculturante » de l’instituteur,
ailleurs en s’en prenant aux messianismes africains et à la
religion (The Trial of Brother Jero), ou encore en prenant
pour cible aussi bien les universitaires que les hommes de
gouvernement dans l’extraordinaire Kongi’s Harvest, écrit
avant la chute de N’Krumah qu’elle présage, et qui pourrait
servir de prolégomènes à toute politique africaine future.11
La danse du tigre
Qu’importe donc à Soyinka de ne pas plaire à certains ou de
ne pas suivre les modes ? Le tigre n’a de compte à rendre à
personne. Et puis, son allure et son élégance font oublier
tout le reste. Une pesante analyse ne peut pas rendre le
tempo dansant de Soyinka. Puisqu’il y a chez Lewis Carroll
un chat du Cheshire qui sourit, pourquoi un tigre ne
danserait-il pas ? C’est ce que suggère ici l’alliance bien rare
de la force et de la grâce, du gros comique et du charme
poétique, de la farce et du lyrisme. Voilà ce qui fait de cette
petite comédie, Le Lion et la Perle, une œuvre précieuse et
féroce dont le titre même figure déjà les deux pôles
antinomiques.
Cette réussite serait inexplicable si Soyinka n’était pas en
même temps l’aède difficile et profond de ces pièces
obscures, mystiques, indéchiffrables à l’Européen, où il se
montre l’héritier scrupuleux de tout l’« éthos » traditionnel
yorouba. De ces abîmes, il peut s’élever jusqu’à la légèreté
sans cesser d’être poète ; si le Bénin est la Grèce de
l’Afrique, le pays yorouba en est l’Italie, et même dans la
plaisanterie, la grâce chantante de la langue se fige
naturellement en poème et se mue spontanément en
musique. La riche mythologie, la religion et les fêtes y sont
déjà art total, et si les crises économiques et politiques ne
ruinent pas le pays, les formes d’art que nous appelons
« baroques » devraient y connaître un grand essor. Le Lion
et la Perle, n’est-ce pas une comédie-ballet, une sorte
d’opéra de chambre en trois mouvements pour quatuor et
chœurs ?
Quand le silence de la nuit s’étendra définitivement sur le
marché peu à peu déserté d’Ilounjilé, quand le rideau se sera
baissé sur le destin accompli de Sidi et sur le poème achevé,
alors, bien sûr, nous méditerons sur les aliénations et sur les
servitudes, sur la baisse du cacao, sur le déclin des
aristocraties, sur l’agonie des cultures et sur la mort des
statues. Mais jusque là, laissons-nous posséder nous aussi
par l’ivresse de l’ambiguïté : ce qui est tragédie pour les uns
est pour les autres fantaisies allègre, fraîche et rieuse
comédie : laissons-nous prendre à sa gaieté, laissons-nous
emporter par son tourbillon.
ACTE I
SCENE II
L’INTRONISATION DE GBEHANZIN
(La même salle du palais où se trouve maintenant le trône de
Gbêhanzin. Migan et Mèhou disposent bien en vue le siège, les
sandales royales, la récade, une longue pipe, un collier de perles
bleues. Ils attendent l’arrivée du cortège royal pour la cérémonie
du sacre).
MIGAN : Mèhou, quel est cet événement qui intrigue tout le palais ?
Que s’est-il donc passé à l’autel sacré des rois ? Si j’en crois la
rumeur, un règne sans précédent va commencer. Je sais que
Vidaho possède une personnalité hors pair, et qu’il est aussi ami
des grands faiseurs de gris-gris. Sinon, comment aurait-il triomphé
de ses rivaux ?
MEHOU : Sans doute, mais aucun gris-gris ne pouvait lui permettre
de surpasser ses prédécesseurs. Voici les faits. Hier soir, après le
départ du grand consécrateur Agassounon, Kondo laissé seul dans
le noir près de l’autel sacré des rois défunts, devait méditer sur ses
futures responsabilités. Depuis Houégbadja le fondateur de la
dynastie, tous les souverains abandonnés dans ces conditions
furent trouvés endormis le lendemain. Or ce matin, Kondo était
parfaitement éveillé. Cela signifie sûrement que sa vigilance ne
faiblira pas.
MIGAN : Je pressens plutôt un règne mouvementé. Cependant, j’ai
confiance en Kondo. Un prince éduqué par Adandozan, l’intraitable
rival de Guézo, l’adversaire acharné des dominateurs Yoruba et
des marchands d’esclaves ne se laisse pas faire. Mais, veillons à
ce qu’il ne devienne pas cruel et fantascjue. Guèdègbé a-t-il
consulté les oracles ?
MEHOU : Attendons l’intronisation et les premières paroles du
nouveau roi. Celles-ci contiendront, tu le sais, tout un programme.
J’entends tinter une clochette. Agassounon arrive.
AGASSOUNON : (Entre à reculons, une clochette à la main, précédant
Kondo). Voici le moment solennel où de nouveau le soleil va briller
sur le Danhomè.
(Kondo apparaît, majestueux, drapé dans du velours blanc, pieds
nus, la tête couverte d’un bonnet à quatre pointes).
AGASSOUNON : (Se place devant Kondo debout et l’apostrophe).
Kondo Hier, prenant tes ancêtres à témoins tu as médité toute la
nuit sur tes responsabilités de roi. Maintenant tu vas recevoir les
attributs de ta souveraineté. Assoies-toi sur le trône de
Houégbadja dont tu es le successeur désigné par les dieux.
(Kondo s’asseoit). Né d’une panthère, tu portes les signes sacrés
des rois du Danhomè et tu es l’égal d’un dieu. Ton grand père
Guézo avait prédit que tu mettras fin aux guerres du Danhomè soit
par la défaite, soit par la victoire. Chausse les sandales de
l’ancêtre fondateur pour protéger le royaume du Danhomè, son
peuple et ses lois.
(Kondo chausse les sandales; Migan et Mèhou se
prosternent en murmurant des voeux).
Reçois à présent la récade royale, symbole de ton pouvoir
incontesté. Elle sera vénérée comme ta personne. Tu es
désormais le maître du monde. (Signes d’approbation de Migan et
de Mèhou). Pour accomplir un destin de gloire, tous les
Danhoméens t’appartiennent ainsi que les femmes du royaume,
hormis les prêtresses de Sakpata, le dieu de la variole. J’orne ton
cou de ce collier de perles bleues, du plus pur corail et te proclame
roi des perles, l’égal d’Aldo Wêdo, l’arc-en-ciel, source unique des
richesses, qui dispense la pluie à profusion.
MIGAN :Je me couvre de poussière et vous salue, Djêhossou O roi
des perles, qui venez d’acheter le Danhomè.
(Kondo montre une amulette).
AGASSOUNON : Dada Glèle t’avait remis cette amulette sacrée,
symbole du Danhomè. Tant que tu la détiendras, tu seras toujours
le roi. Vive le jour nouveau !
MIGAN : (Se dirige vers la sortie pour convoquer l’assemblée des
princes et des ministres en frappant des mains).
Gloire au descendant de Houégbadja !
Gloire, prospérité et longue vie au roi des perles !
(Les princes, les princesses et les reines de compagnie
entrent en criant et se disposent autour du trône. Les
ministres se groupent en face).
DES PRINCESSES : Vive le trône de Houégbadja ! Vive le roi des rois !
KONDO : (Fait signe de la main gauche; lève sa récade et clame)
«Gbê han zin aï djrè». Le monde tient l’oeuf que la terre désirait et
dont l’éclosion sera un signe des temps. J’accomplirai de grandes
choses. Je conquerrai enfin Abéokuta. Tel le requin féroce, je
sèmerai la terreur sur la côte danhoméenne et malheur aux bêtes
des mers qui s’y hasarderont.
MEHOU : Vive le jour nouveau !
Vive le roi Gbêhanzin Aidjrè !
LES PRINCES ET LES MINISTRES : Gloire et longue vie au roi Gbêhanzin
(Ils se couvrent la tête de poussière; à tour de rôle chaque
ministre vient se prosterner devant le roi et lui fait serment de
fidélité ; II demeure à genoux quand le suivant arrive).
MIGAN : Maître de l’aurore, votre Premier ministre reconnaissant,
Migan Agbédjékou, vous sera plus dévoué qu’un chien. Mon bras
ne faiblira point dans l’exécution de vos sentences de mort.
MEHOU : Votre Mèhou, l’humble précepteur de la famille royale
emploiera ses forces à maintenir la paix entre les princes et à
gagner l’amitié des étrangers. Et puisque vous êtes le requin qui
trouble la barre, qu’on m’appelle désormais « Aguéglohoué » car je
défendrai aux poissons de vivre sur la terre ferme. Yovogan, le
gouverneur des provinces du Sud exécutera fidèlement vos ordres
et sera là-bas, l’oeil et l’oreille du roi.
SETONDJI : Sois béni, Aguéglohoué !
ADJAHO : Le père de la lumière m’a nommé grand huissier et m’a
délégué ses pouvoirs pour juger avec sagesse et selon l’équité.
TOKPO : Quant à moi, Tokpo ; j’approvisionne les marchés en
produits variés. Nos greniers regorgeront de grains. Les
palmeraies couvriront tout le royaume pour chanter votre gloire, O
Père des richesses.
AKPLOGAN : Votre serviteur Akplogan gardera les tombeaux royaux
d’Abomey et d’Allada comme la prunelle de ses yeux. Aucun
sacrilège, aucun manquement aux coutumes ne sera toléré.
KINVO : Par une insigne faveur, vous m’avez nommé, moi Kinvo,
Migan du palais. Je promets de vous conseiller en toute justice
pour que votre règne soit le plus éclatant.
GBEHANZIN : (Crache dans un crachoir; une femme lui essuie la
bouche. Il éternue; tout le monde s’incline et baise le sol, des
toussotements de sympathie font entendre parmi les courtisans).
Loyaux sujets, ministres mes collaborateurs, vos hommages me
plaisent. Qu’on ne s’étonne point de m’entendre parler en public
des affaires du royaume, puisque, ce faisant, je ne viole aucune
coutume essentielle. Désormais, j’exprimerai directement mes
ordres et mes désirs. En choisissant comme ministres certains de
mes frères, j’ai voulu montrer à quel point je compte mes proches.
En ce jour de mon sacre, je désigne pour commander les quatre
divisions de mon armée mon frère Goutchili, le plus valeureux de
mes compagnons d’enfance. Il sera le rempart de mon règne et
prendra le titre de Gahou, Général en chef.
(Goutchili, un géant à l’allure martiale court se prosterner aux
pieds de Gbêhanzin).
GAHOU : Vous êtes le père de ma vie. Je donnerai jusqu’à la dernière
goutte de mon sang pour payer ma dette de reconnaissance. Sur
les champs de bataille mes soldats seront terribles comme des
chacals enragés que le tigre lui-même fuit dans la brousse. Sous
mon commandement jamais un soldat danhoméen ne trahira.
GBEHANZIN : C’est bien. Je sais la valeur d’un serment de Goutchili.
GUEDEGBE : Moi, Guèdègbé, voix autorisée des oracles et des
ancêtres, je salue la décision du roi de parler en public. J’annonce
que sous ce règne, beaucoup de choses changeront, à la surprise
et à la confusion de nos ennemis, à l’honneur et à la gloire de notre
souverain.
LES PRINCESSES ET LES AMAZONES : (Acclament le roi). Longue vie au
roi des perles !
GAHOU FEMME : (Se prosterne) Père de l’univers ! Nous sommes
l’armée des buffles, les farouches amazones, plus rudes au
combat que les hommes. Quand nous brandirons nos fusils pour
monter à l’assaut des cités ennemies, les hommes n’auront plus
qu’à cultiver les champs de manioc. Puissant roi, vous êtes notre
force, et l’ardeur qui nous rend invincibles. Nous avons renoncé à
la maternité et fait voeu de chasteté, mais nous sommes liées, à la
vie, à la mort, à notre coutelas. Pour votre gloire, ô maître du
monde, nous danserons comme des papillons fascinés, nous
danserons sans trêve, autour de votre lumière brillante.
(Murmures d’approbation)
KPAKPA : (Se prosterne) Majesté des majesté ! Père des richesses !
Je suis l’humble recruteur femmes du palais. Chaque année, aidé
de Dossouhouan, je parcourrai les villages du royaume pour
recruter les jeunes filles nubiles. Les plus belles entre les plus
belles au teint de bronze clair ou sombre comme de l’ébène, dont
la grâce et le charme seront digne de vous, garniront la couche
royale et vous combleront de mille félicités. Les femmes les plus
vigoureuses deviendront amazones. Les autres s’occuperont de la
cuisine et de l’entretien du palais. Aux vénérables femmes de la
panthère, moi Kpakpa, je ferai accomplir sans faute les cérémonies
prescrites par Agassou. A leur retour de Houahoué, malheur à tout
homme qui osera les regarder. Elles n’auront pas le droit de cher
leur propre enfant s’il est un garçon. Je jure d’accomplir ma tâche
dans la pureté.
GBEHANZIN : (Lève la main, et tous les murmures cessent). Fort bien
! Fort bien ! Mon règne cormence ce avec de multiples serments
de fidélité. Je compterai sur votre amitié et l’appui des ancêtres.
Pour accéder au trône, j’ai vaincu la trahison et le doute.
Maintenant, je domine le monde des vivants et celui des morts. Si
l’un de vous désire vivre en paix sur cette terre, qu’il se contente
de son sort. Migan !
MIGAN : Je réponds, Majesté.
GBEHANZIN : Avant toutes choses, je tiens à honorer mon père par
un enterrement digne de lui, par d’éclatantes funérailles pour que
son âme descende en paix l’Ouémé, le fleuve des morts, jusqu’à
l’embouchure de Koutonou. Y a-t-il suffisamment de messagers
pour aller lui dire le faste de mon intronisation ?
MIGAN :Je me prosterne, maître de l’univers. Nous pouvons envoyer
dans l’au-delà quarante et un jeunes gens et quarante et une
jeunes filles du dernier contingent des prisonniers de guerre. Je
prouverai que ma réputation de Migan n’est pas usurpée.
GUEDEGBE : Permettez, Majesté, que je consulte les oracles sur la
valeur et les modalités de ce sacrifice pour les honorer comme ils
le méritent.
GBEHANZIN : Pourquoi veux-tu douter de la valeur de cette pratique ?
Je respecte ta science, Guèdègbé, mais je connais trop bien la
coutume pour hésiter un seul instant. Je n’y dérogerai pas sans
raison solide. Nous consulterons les oracles seulement en cas de
nécessité. Le cultivateur qui passe son temps à scruter le ciel ne
finira jamais de tracer ses sillons.
GUEDEGBE : Je m’incline, ô roi très éclairé. Je suis votre dévoué
serviteur.
GBEHANZIN : Bien ! Migan ! Tu sais à présent ce que tu dois faire. En
attendant le grand jour, que dès maintenant mon peuple se
réjouisse ! Qu’il soit comblé de largesses ! Que Kpanlingan
proclame les merveilles du règne nouveau ! Que les tam-tams
crépitent de joie ! Que les arbres frémissent d’ail car Gbêhanzin
prend possession du monde.
LES FEMMES : (Acclamations). Gloire et longue vie au roi Gbêhanzin !
(Le tam-tam Houngan éclate).
ACTE I
SCENE III
ACTE II
SCENE PREMIERE
RETOUR DE CAMPAGNE
(Le roi se trouve dans son palais de Kanan, étendu sur un sofa.
Etchiomi, une reine, l’évente. Une autre reine, Djikada, lui masse le
corps).
ETCHIOMI :Je suis heureuse du retour de notre auguste époux. En
votre absence, Majesté, nous n’avons pu fermer l’oeil ; l’aride
insomnie nous a tenu constamment éveillées. Jour et nuit, j’ai
langui après celui que mon coeur aime. Chaque matin, je suppliais
Migannon de me conduire à l’autel sacré des ancêtres pour faire
des offrandes. Je priais les dieux de donner la victoire au roi, de
ramener e soleil de ma vie, la lumière de mes yeux, la douceur de
mon coeur.
DJIKADA : Le roi n’ignore pas notre amour et notre fidélité. Il est
revenu fatigué. Tes bavardages l’importunent. Apportons lui plutôt
à manger.
GBEHANZIN : Les propos d’Etchiomi me réconfortent. La voix d’une
femme aimante est pareille à l’huile parfumée dont on oint son
corps pour en délasser les muscles. J’apprécie vos paroles
d’amour. Vos soins affectueux ont chassé les fatigues de plusieurs
semaines de vie dure sur les champs de bataille, mais j’ai encore
des soucis. Donnez-moi à boire.
(Etchiomi va apporter de l’eau, s ‘agenouille, en verse un peu
dans sa main, l’avale, puis présente le bol au roi qui boit.
Djikada lui essuie la bouche, lui allonge les jambes, éponge
la sueur à son front. Le roi semble rêveur).
ETCHIOMI : Père de notre vie, nous sommes sans doute indignes de
partager le poids de vos soucis. Cependant nous désirons vous en
soulager. Est-ce encore une affaire de complot qui vous attriste ?
Les ambitieux devraient pourtant avoir compris la vanité de leurs
entreprises. J’ai admiré votre calme étonnant devant la trahison de
Kinvo.
GBEHANZIN : Habituellement, je m’attends à tout, même à tout même
l’invraisemblable. Un ami sincère est parfois plus précieux que le
plus prodigieux gris-gris, mais, malheur à qui compte uniquement
sur ses amis
ACTE II
SCENE II
ACTE II
SCENE III
ACTE IL
SCENE IV
LA DECLARATION DE GUERRE
(Une salle du palais royal. Le roi est assis sur son trône,
entouré de ses chefs de guerre : Migan, Mèhou, Goutchili, de
la Gahou et de la Kpossou femmes
GBEHANZIN : Nous sommes en conseil secret limité à vous seuls
directement responsables de la guerre. Parce que nous nous
taisons, les Français croient pouvoir se mêler de nos affaires.
Pourquoi s’émeuvent-ils quand je règle de vieux comptes avec les
Ouatchi ? Ballot pensait-il que je ne réagirais pas s’il remontait
l’Ouémé avec son ridicule petit bateau ? Heureusement qu’il a eu
la sagesse de redescendre d’urgence vers Hogbonou. Je viens de
recevoir de lui une leti inadmissible. La France nous déclare la
guerre.
(Etonnement, mouvements de surprise des autres).
MIGAN : Les Blancs nous narguent parce qu’ils nous supposent
faibles. Il faut en finir.
GAHOU : Tel est mon avis. Notre équipement nous permet de défier
n’importe quelle armée.
LA GAHOU FEMME : Vos amazones, les antilopes furieuses, sont
impatientes de prouver que votre armée est invincible.
GBEHANZIN : Vos avis concordent en tous points avec le mien. J’ai
fait préparer une lettre dans ce sens que Gahou va vous lire.
GAHOU : (Lisant). «Monsieur Victor Ballot à Porto-novo ».
Je viens d’être informé que le gouvernement fran- (Sons du tam-tam
«Adanhoun»). çais a déclaré la guerre au Danhomè et que cela a
été
SCENE PREMIERE
AU SUJET DE LA GUERRE
(La scène se passe sur la place de Singbodji, avec d’une part deux
paysans, un mince pagne autour des reins, torse nu, houe à
l’épaule, coupe-coupe à la main et panier sur la tête, et d’autre
part, deux princes en boubou et pagnes amples)
(Les deux paysans et les deux princes peuvent paraître
simultanément sur la scène. Dans un premier temps, l’éclairage
portera si possible sur les paysans, tandis que les princes, dans
l’ombre, se contenteront de faire des mimiques, des gestes, des
va-et-vient de gens causant de façon animée. Lorsqu’à la fin de
leur séquence les deux paysans vont s’éloigner, l’éclairage se
portera sur les princes dont on entendra enfin les voix. La
présence des paysans n‘est plus alors indispensable, mais ils
peuvent demeurer visibles, à l’extrême bord de la scène).
(On peut aussi, bien entendu, faire louer les deux groupes
séparément, à tour de rôle, si leur présence simultanée risque de
créer de la distraction. Entrent en scène les deux paysans).
BOSSOU : Bonjour Agada !
AGADA : Bonjour Bossou. Te voilà, toi ?
BOSSOU : Oui, en personne. T’es-tu bien réveillé ?
(Les deux paysans se serrent la main en faisant claquer les majeurs
l’un contre l’autre:)
AGADA : Oh ! comme ci, comme ça.
BOSSOU : Et ta famille ? Et toi-même, vas-tu bien ?
AGADA : Ça peut aller. Je me terre dans mon coin. (II regarde à droite
et à gauche d’un air prudent et s’approche de son ami). En vérité,
Bossou, ça ne va pas du tout. Cette sale guerre dure depuis trop
longtemps. Elle ne ressemble pas à celles qu’on faisait du temps
de Dada Glèlè et les paysans en souffrent durement.
BOSSOU :Que diraient nos guerriers que les Français tuent comme
des mouches ?
AGADA : J’ai perdu mon seul fils au combat de Dogba.
BOSSOU : Et moi deux fils, un frère et deux filles amazones au
combat de Kpokissa. Cependant, je ne me plains pas. Le roi lui-
même se trouve au front
ACTE III
SCENE II
L’ETAT-MAJOR FRANÇAIS
AU BIVOUAC D’AKPA
(Une tente devant laquelle les deux capital, Lombard et
Schilemans coiffés d’un casque colonial bavardent en attendant
l’arrivée du colonel Dodds. côté d’eux et hors de la tente une table
et qua chaises. Sons de clairon dans le lointain).
LOMBARD : Ah ! mon capitaine, il faut avoir vu ça comme moi pour
apprécier la valeur du colonel Dod. C’était au combat de Dogba.
Nous croyant endormis, les Dahoméens essayèrent de
s’approcher du camp. Aux premières clameurs, nous sautâmes
dans des tranchées profondes creusées la veille au soir, d’où nous
tirions au commandement, des salves meurtrières. Les
Dahoméens harcelaient sans cesse la légion étrangère mais le
Gahou Goutchili ne put trouver un endroit mal gardé. Comme les
tirailleurs Noirs étaient sur point de fléchir, le colonel Dodds prit un
fusil s’avança sur le front des lignes. Les balles qui partaient des
palmiers sur lesquels s’étaient dissimulés les Dahoméens
pleuvaient dru autour de lui, mais aucune ne l’atteignait. Agacé, le
colonel cria à ses hommes « je donne vingt francs à chacun de
vous qui fera prisonnier un de ces moricauds ». — Pour rien,
colonel, répondirent les soldats en choeur. Nous restâmes enfin
maîtres du champ de bataille.
SCHILEMANS : Quel panache ! C’est prodigieux.
(Arrive Dodds ; les deux capitaines, la face hilare, saluent leur chef
et tous s’asseyent autour de la table).
DODDS : Cette réunion restreinte de notre Etat-Major a pour but de
faire rapidement le point.
SETONDJI : Le repos que vous avez ordonné profite à tous. Votre
exemple stimule nos soldats. Pris de panique, les adversaires ont
évacué leurs camps, en abandonnant beaucoup de vivres et de
munitions. Après le combat de Kpokissa, nous avons relevé parmi
les cadavres de nombreuses amazones de la garde royale. La
plupart des blessés dahoméens crèvent de tétanos.
SCHILEMANS : J’ai entendu les Dahoméens tirer des coups de canon
et des rafales de mitrailleuses. D’après nos renseignements, ce
sont les Allemands fusillés avant-hier qui les avaient entraînés.
LOMBARD : Ah ! les salauds !
DODDS : Vos remarques sont pertinentes. Le Gahou Goutchili a
maintenant deviné l’itinéraire de notre colonne : Kpokissa – Kana -
Abomey. Nous ne devons plus rencontrer de résistance sérieuse.
L’entourage de Gbêhanzin est divisé et sans doute, dans quelques
jours, le roi tentera de négocier.
LOMBARD : Même si Gbêhanzin en manifeste le désir, nous devons
aller jusqu’au bout. Ses guerriers n’emploient qu’une méthode
routinière d’attaque et de défense. La disposition en carré et nos
salves d’artillerie les déroutent.
DODDS : Certes, nous décelons déjà, chez l’adversaire, les premiers
signes de flottement. Mais l’énergie et la tenacité de Gbêhanzin
sont remarquables. Tôt ou tard il faudra le capturer pour que ses
guerriers donnent la lutte. En attendant, je tiens à féliciter les
troupes du corps expéditionnaire. Dès que j’achèverai notre
ravitaillement en vivres et munitions, j’attaquerai la ligne de la
rivière loto.
SETONDJI : A vos ordres, colonel. Les Nègres disent que vous
possédez un puissant gris-gris contre les ennemies ?
DODDS : (Se lève, de même que les deux capitaines. Tous se dirigent
vers la sortie). Moi ! Quelle blague.
SCHILEMANS : Il paraît qu’au combat de Dogba, êtes resté tout seul
en face des ennemis qui on sans succès sur vous pendant vingt
minutes.
DODDS : (Riant) Ah ! il faut bien rigoler de temps en temps.
ACTE III
SCENE III
LA CATASTROPHE
(Dans la même salle que précédemment à Kanan. Le roi soucieux,
en tenue simple, à demi-couché si son sofa, entouré des reines, en
compagnie de Guèdègbé, Migan, Mèhou, Tchédigan, Gnimavo,
Gahou, tous abattus).
GBEHANZIN : Ainsi donc, Dodds a refusé ma d mande de
négociation. Que veut-il exactement ?
GAHOU : Dès que nous avons reçu l’ordre de prendre contact avec
les Français, nos émissaires se sont approchés de leur camp en
arborant des drapeaux blanc. Conduits devant le Gahou Dodds, ils
lui exposèrent vos propositions. Dodds a exigé au préalable
l’évacuation des abords de la rivière Koto.
GBEHANZIN : Il n’y pense pas ! Abandonner notre dernier et plus sûr
rempart ? Aurait-il l’intention de marcher sur Abomey ?
MEHOU : Je le crains. La façon de faire la guerre des Français me
surprend. Je m’étonne qu’ils s’accrochent et ne se contentent pas
des victoires remportées
GAHOU : La chance peut tourner.
GBEHANZIN : Tout est perdu puisque mon Gahou compte maintenant
sur la chance. Laisse d’autres s’appuyer sur les oracles comme sur
des béquilles. L’armée qui incarne ma volonté de résistance va-t-
elle faillir ? Que crains-tu, Gahou ?
GAHOU :Malgré les charges forcenées des amazones, les Français,
baïonnette au canon, ont délogé nos troupes du village de
Kotokpa. Dans l’après-midi ils se sont rapprochés du Hlan.
GBEHANZIN : Ils marchent donc sur Kanan ? Que font mes guerriers?
GAHOU : Nos pertes sont énormes ; les gris-gris contre les balles ne
produisent plus d’effet. Epuisés par la soif et la faim, nos hommes
s’affolent ; cependant, sans relâche, ils se jettent contre les
Français dont les fusils crachent le feu tous ensemble avec un bruit
de tonnerre. A Kotokpa, j’ai vu nos guerriers encore debout,
enjamber leurs camarades morts et, la rage au coeur repartir à
l’assaut. Quand ils comprirent que les Français se dirigeaient vers
Kanan, la ville sainte, ils eurent un élan formidable qui stoppa
l’ennemi. Mais cette énergie du désespoir vacilla bientôt. Les
balles françaises traversaient même les fûts des palmiers qui
servaient d’abri. On visait en particulier nos tireurs embusqués
dans les arbres et chargés d’abattre les officiers français. Partout
les obus éclataient en gerbes de feu. Des mottes de terre
sanglante éclaboussaient les vivants. Alentour la brousse
s’embrasait et la fumée de l’incendie nous suffoquait.
GBEHANZIN : Assez ! Gahou ! Au lieu de dépeindre la terreur que
t’inspirent les Blancs, tu ferais mie regrouper tes guerriers.
(Entre un messager affolé, haletant)
LE MESSAGER : Dada, les Français ont franchi Hlan et atteignent
Zogbodomè.
Chachabloukou lui-même, avec une escouade, vient protéger Votre
Majesté.
GBEHANZIN : Le Danhomè va tomber aux mains de l’ennemi et l’on
pense d’abord à moi ? Une fois Kanan prise ne savent-ils pas que
c’en sera fait ? Et la division de Kokodo Kakada?
LE MESSAGER : Anéantie : son chef tué. Deux sections d’assaut
également dispersées.
GBEHANZIN : Et l’aile droite des amazones ?
LE MESSAGER : Complètement décimée. Malgré l’ordre de retraite,
ces farouches guerrières n’ont pas voulu céder.
GBEHANZIN : Les meilleurs des Danhoméens tuer pour nous et nous
sommes là à palabrer.
(Entre Chachabloukou empoussierré, ensanglanté
CHACHABLOUKOU : Dâ, il faut partir immédiatement ; Kanan est prise.
GBEHANZIN : S’il faut abandonner Kanan, Abomey n’offre plus de
sécurité.
CHACHABLOUKOU : Nos troupes concentrées en empêcheront
sûrement l’accès. Comptez sur nous. Il faut quitter ces lieux.
GBEHANZIN : Que faire si Abomey tombe entre leurs mains ? Et le
palais. Et ses richesses? et les tombeaux de mes ancêtres? Les
mains impures des Blancs vont-elles souiller les reliques sacrées ?
TCHEDIGAN : S’ils s’installent dans le palais, les Français y trouveront
tellement d’aise que pour le coup ils ne s’en iront plus chez eux.
GNIMAVO : Tchédigan a raison. On dit que les Nago marchent à la
suite des Blancs et brûlent les corps des morts. S’ils accèdent au
palais de nos rois, les mânes sacrés en seraient bouleversés et le
Danhomè connaîtra de plus graves malheurs.
GBEHANZIN : Je trouverai le moyen de rendre le palais inaccessible.
GUEDEGBE : Que le roi m’excuse de lui rappeler une mise en garde
de son grand-père. Lorsque les fils d’Adandozan mécontents de
l’accession de Guézo au trône, incendièrent les autels sacrés,
Guézo furieux avait pris une poignée de cendres fumantes qu’il alla
montrer au roi déchu en criant : «A ta mort, tu rendras compte de
ce sacrilège aux ancêtres». Adandozan avait ri et répliqué qu’un
descendant de Guézo mettrait aussi le feu au palais de
Houégbadja. Alors moi je vous mets respectueusement en garde.
GBEHANZIN : Peu importe, Guèdègbé. Sache que c’est leur
motivation qui fait juger nos actes ou glorieux ou ignominieux. Pour
sauver l’honneur de mes ancêtres, je ferais l’impossible. Ne sais-tu
pas à la fin que l’âme du Danhomè n’habite point les toits, ni les
murs, ni même les reliques sacrées ? Tant que battra le coeur d’un
vrai danhoméen, le palais brûler, la patrie vivra.
TCHEDIGAN : Le roi a raison. Empêchons les Blancs et les Nago de
déshonorer la demeure de nos pères.
(Des coups de feu éclatent. Des femmes affolées envahissent la
scène).
UNE FEMME : Dada ! Ils ont fait une brèche le mur d’enceinte. Ils
envahissent le palais. Il partir.
GBEHANZIN : (Furieux) Tout de même ! c’en est trop. Donnez-moi ce
fusil que j’apprenne aux Français comment sait riposter
Gbêhanzin.
(Alarmés, les assistants tentent de l’en dissuader. Cependant les
coups de feu se multiplient. Le roi arrange son pagne.
Chachabloukou lui arrache le fusil).
C’est bien. Vous autres, passez devant. Tchéd igan, Gnimavo,
attendez !
(Les autres sortent).
GBEHANZIN : (s’adressant à Tchédigan et Gnim Tout bien pesé je
mettrai le feu au grand palais de Singbodji. Prenez des hommes
sûrs pour incendier ceux des autres quartiers d’Abomey.
N’épargnez ni les maisons de Migan ni celles de Mèhou. Après
mon départ qu’aucun prince ne soit tenté de rester. Brûlez tout
Obligeons-les à résister.
TCHEDIGAN : Nous exécuterons vos ordres.
GBEHANZIN : Chachabloukou ! veille à ce que des guerriers de
confiance prennent les munitions et les trésors et les dirigent vers
les collines de Dassa.
CHACHABLOUKOU : Nous ne sommes pas vaincus, Majesté. Si vous
ne voulez plus chausser les sandales de Houégbadja, avouez-le.
Les guerriers poursuivront la lutte.
GBEHANZIN : Ne crois-tu pas que je dois encore tenter de négocier ?
CHACHABLOUKOU : Allons, Dâ, il faut en finir.
(Coups de feu)
GBEHANZIN : Donne-moi ce fusil.
(Chachabloukou jette l’arme, entraîne Gbêhanzin et appelle les
hamacaires. Ils sortent. Une amazone affolée traverse la scène).
L’AMAZONE : Calamité des calamités Peuples libres, gémissez
Mânes de nos rois, pleurez Dieu du tonnerre, explosez Kanan est
prise, le tombeau de Dako Donou profané. Si le dieu de la guerre
nous abandonne qui sera pour nous ? Si le roi des rois doit quitter
son peuple, qui délivrera le Danhomè ? Honte et malédictions
(Un soldat français apparaît et tire un coup de feu. L‘amazone
s’écroule en continuant à grommeler Malédictions !...)
ACTE III
SCENE IV
L’OPINION DU PEUPLE
(Mêmes indications de mise en scène que pou scène / de l’acte III.
Sur la place de Singbodji, les d paysans Bossou et Agada, cette
fois sans leurs ou L ‘un fume une pipe, l’autre est coiffé d’un
chapeau paille ou de raphia).
BOSSOU : Eh ! Agada, où cours-tu de la sorte ? Vas-tu éteindre
l’incendie qui ravage le trésor des rois ? Français encerclent-ils le
palais ? Allons voir.
AGADA : Oh ! non. Je vais sauver ma case et mes femmes, mes
seuls trésors. Je reviens de Goho où sont installés les Français.
Par curiosité je me suis approché. Il y avait beaucoup de Noirs et
peu de Blancs, tous en pantalon kaki, coiffés de bonnets rouges ou
de chapeaux ronds comme des calebasses. Ah ! Bossou, quel
spectacle ! Ils se tenaient immobiles autour d’un mince tronc
d’arbre planté droit. L’un d’eux soufflait dans un instrument de
cuivre. Ses joues gonflaient à éclater. Un autre hissait un morceau
de tissu à trois couleurs : indigo, blanc et rouge.
BOSSOU : Tu as vu le Gahou blanc ?
AGADA : On l’appelait Gênêla.
BOSSOU : C’est faux. Moi j’ai entendu Doss.
AGADA : Non, Gênêla, te dis-je. Même qu’il a parlé.
BOSSOU : Menteur ! tu comprends sa langue, toi ?
AGADA : On traduisait en fon. La place grouillait de tous les captifs
libérés qui gambadaient de joie et bénissaient leurs fétiches.
Gênêla disait que Gbêhanzin a eu peur et s’est enfui.
BOSSOU : C’est triste. Puissent mes forces me permettre de rejoindre
le roi ! Mon dernier enfant et ma femme viennent de mourir de la
variole. Adieu.
AGADA : Attends. Ne sais-tu pas que l’armée est en déroute ?
BOSSOU : Je préfère mourir avec les derniers braves, à côté du roi,
plutôt que de vivre avec les peureux, et me laisser couper la tête
par les Blancs.
AGADA : Gênêla a dit que personne ne serait tué et que nous aurions
des terres à cultiver. Ça c’est intéressant.
BOSSOU : Tu penses aux champs, alors que le roi ne saitoùsecacher
?
AGADA : Pourquoi n’a-t-il pas écouté les ancêtres ? Les voilà
maintenant furieux. Sans armée, Gbêhanzin va-t-il lutter tout seul
contre les Blancs ?
BOSSOU : Je rejoins le roi et les princes.
AGADA : Crois-tu que les princes résisteront à l’appel de Gênêla ?
BOSSOU :Ne t’occupe pas de la conduite des autres. Demande toi
seulement si tu veux rester fidèle.
AGADA : Bien sûr que je le veux. Mais où se trouve le roi ? Il ne fuira
pas indéfiniment. Les Blancs finiront par le tuer.
BOSSOU : (Furieux). Sacrilège le roi ne meurt pas, tu le sais.
AGADA : Oh ! Pardon ! Que Dada Sègbo prése ma pauvre tête !
BOSSOU : Tu deviens fou, Agada. Les Blancs ne captureront jamais
Gbêhanzin. Il a des gris-gris pour s’évanouir comme un fantôme et
reparaître subitement ailleurs. Et tous ceux qui touchent son pagne
disparaissent de même. L’on assure que s’il risque de tomber aux
mains des ennemis il se transformerait en un oiseau et
s’envolerait. Voilà un roi. Je voudrais posséder son gris-gris.
AGADA :Tout ça est fort beau, mais, à vrai dire préfère rester avec un
peuple sans roi que suivre un roi sans peuple. J’entends le clairon
sonner. Je cours aux dernières nouvelles. Au revoir Bossou.
BOSSOU : Au revoir Agada.
(Ils sortent. Entrent les princes Sètondji et Gibègnon).
SETONDJI :Où vas-tu de ce pas. Gbegnon ? Quelle tristesse que ces
murs calcinés du palais de Singbodji ?
GBEGNON : Ah ! Tais-toi. Ma maison aussi brûle. Ma mère, mes
femmes et mes enfants ont disparu ! ils auraient suivi le roi. Me
voici bien obligé de les rechercher.
SETONDJI : Tu vas courir après le roi ?
GBEGNON : A contre-coeur, je l’avoue. Aussitôt les miens retrouvés,
je reviendrai. La vie de nomade me sied peu. La famine et le
désordre s’aggravent, Il paraît que les puits sont empoisonnés.
Partout, des voleurs et des brigands. Les hyènes pullulent. Où
trouver la sécurité ?
SETONDJI : Moi, je resterai avec le roi.
GBEGNON : Pour combien de temps ?
SETONDJI : Jusqu’à la fin. Le Danhomè n’a jamais connu un pareil
roi. Lui l’égal des dieux, il a aimé la terre de ses aïeux jusqu’à
oublier ses prérogatives. Au front, il refusait d’aller en hamac et il
mangeait en présence des soldats.
GBEGNON : Gbêhanzin perd la tête. A-t-il donc renié toute dignité ?
SETONDJI : A ces actes précisément, je le trouve plus grand roi que
jamais. Il s’est rapproché de son peuple et a voulu partager ses
tribulations. Depuis la prise de Kanan, il a tout tenté pour se
concilier les Blancs. Le général a exigé que tous nos guerriers
déposent les armes et imposé le payement d’une forte indemnité.
Evidemment Gbêhanzin ne pouvait accepter ces conditions. Il a
envoyé auprès du roi de France une mission d’ambassadeurs qui a
échoué. Cependant Gbêhanzin n’a pas dit son dernier mot.
GBEGNON : Il aurait dû écouter la voix des oracles et se laisser guider
par l’intérêt du peuple. De quelle utilité lui sera la horde apeurée
des princes femmes de sa suite ?
SETONDJI : Il est parfois malaisé de concilier honneur et intérêt car si
l’intérêt du peuple consiste à s’incliner devant les Français, son
honneur lui mande de leur résister farouchement.
GBEGNON : Tu plaisantes ! le roi ferait mieux céder. Les Blancs
n’occuperont certainement pas longtemps notre pays.
SETONDJI : Avant leur départ qu’en adviendra-t-il ?
GBEGNON : D’après le général il sera plus beau et prospère et l’on n’y
tuera plus de gens.
SETONDJI : Plus de sacrifices humains ? Comment honorer
désormais les ancêtres ?
GBEGNON : Je n’en sais rien ! Nous vivons des temps extraordinaires.
Guèdègbé avait prévu des bouleversements. Quel chemin
prenons-nous ?
SETONDJI : Vers le fleuve Zou, à travers la raie. Attention ! C’est un
secret.
GBEGNON : Que les ancêtres guident nos pas !
(Ils sortent. Au loin sonne toujours le clairon).
ACTE III
SCENE V
ATCHERIGBE
(Dans la brousse, aux environs d’Atchérigbé, campement
sommaire sous un arbre ; cabane de branchages)
GBEHANZIN : Adandédjan, quelles sont les dernières nouvelles ?
ADANDEDJAN : Des nouvelles décourageantes, Majesté. Les agents
de renseignements ne reviennent plus. Les Français sillonnent la
brousse de part en part. Un seul espion a pu nous rapporter que
les autorités et la population de Ouidah ont favorablement accueilli
les conquérants.
GBEHANZIN : Quelle honte ! Il est vrai, nous n’avons plus de guerriers
pour les protéger.
ADANDEDJAN : Non seulement Ouidah, mais Go mey, Abomey-
Calavi, Allada.
GBEHANZIN : Ah oui ? Est-il vrai que le général se fâche contre ses
propres lieutenants et qu’il a été rappelé comme Bayol ?
ADANDEDJAN : C’est faux, Majesté. Pardonnez à un fidèle ami de
vous annoncer une accablante nouvelle.
GBEHANZIN : J’ai brûlé la demeure de mon père. Mon armée est
disloquée ; vodouns et ancêtres me semblent défavorables ; je
puis donc accueillir les catastrophes les unes après les autres sans
tressaillir. Parle Adandédjan.
(Adandédjan hésite).
Eh bien, que d’hésitation ! serais-tu devenu une femmelette ?
(Adandédjan garde le silence. Gbèhanzin pose son front dans sa
main gauche ; sa récade tombe. Il relève la tête, pose sa main
droite sur la tête de son fils Ouanilo et continue de parler).
Ai-je commis une erreur ?
Vous, mes amis, dites-moi la vérité.
(Les assistants confus se regardent).
GNIMAVO : Ce moment ne sied guère à l’examen des fautes.
D’ailleurs auriez-vous pu observer l’horoscope établi par
Guèdègbé ? Vous ne pouviez à la fois ménager les Français et
garder intacte la terre du Danhomè.
AKPOLGAN : A mon avis, seule la violation délibérée des coutumes
explique le désastre.
GBEHANZIN : Que veux-tu dire Akplogan ?
AKPOLGAN :Les ancêtres et les vodouns nous ont abandonnés, leurs
tombeaux sont brûlés. Vous, le dieu du Danhomè, vous avez
mangé et bu devant les hommes.
DJIKADA :(S’incline) Père de ma vie. Je crois que vous n’avez
commis aucune faute. Vous êtes plutôt l’égal de Dada Tégbessou
qui a rénové les traditions, allégé les coutumes et permis à ses
sujets de voir le roi à visage découvert. Tégbessou n’a pas été
pour autant un sacrilège. Incarner la cause du peuple est la plus
grande gloire d’un chef.
GBEHANZIN : Sois bénie, Djikada. Je n’ai qu’un regret, celui de
n’avoir pu construire un palais décent ma mère. Pour le reste, dis-
moi, Akplogan, n’est-il pas plus noble de demeurer fidèle à la terre
et au peur qui engendrent les coutumes que de se soumettre
aveuglement aux coutumes passagères et fantaisistes ? nous nous
laissons ravir la terre des aïeux, le vainqueur ne remplacera-t-il pas
nos coutumes par les siennes qu’il juge naturellement supérieures
? Comment puis-je vivre tranquille si en me rendant esclave des
traditions, je laisse les armes des Blancs dépeupler le Danhomè ?
J’ai voulu sauver notre terre pour que nos enfants vivent demain la
tête haute. Si à cause de mon choix mes amis me quittent
j’accepte la solitude.
(Murmures d’approbation... Quelques coups de feu lointains
retentissent).
UNE AMAZONE : Mon roi, ce campement devie dangereux. Nous
devons nous éloigner.
(En pleurant, tout le cortège s’ébranle et sort un même côté. De
l’autre côté, reparaissent un peu plus tard, Gbêhanzin et Gnimavo).
GBEHANZIN : (Jette un coup d’oeil en arrière) Gnimavo, sont-ce là
tous ceux qui ont accepté de me suivre ?
GNIMAVO : Quelques princes demeurent encore fidèles. Mais de jour
en jour les défections se multiplient. A Abomey, les Français ne
tuent pas ceux qui se rendent. Dans nos campagnes et jusque
dans votre escorte la variole sévit durement. De plus, on a du mal
à nourrir les fugitifs. Les paysans sont las de fournir des vivres.
GBEHANZIN : Je comprends. Que deviennent mes soldats ?
GNIMAVO : En groupes isolés ils tentent d’arrêter les Français.
GBEHANZIN : Ecoute, Gnimavo, tu sais la confiance que j’ai en toi.
GNIMAVO : C’est un grand honneur pour moi.
GBEHANZIN : Eh bien ! Je connais l’ambition de mes frères. Après la
décision du général, la peur ne saurait plus les retenir. Des
audacieux voudront attenter à ma vie, m’empoisonner,
m’assassiner, que sais-je, afin de briguer la succession au trône de
Houégbadja.
GNIMAVO :C’est impossible, Majesté. Vous seul détenez l’amulette
du Danhomè. Qui osera dire, s’il ne la possède, qu’il est roi ?
GBEHANZIN : Je connais ta loyauté, Gnimavo ; mais le Danhomè
vaut plus qu’une amulette. C’est pourquoi je ne me rassure pas. En
dehors de moi aucun autre prince d’Abomey ne doit monter sur le
trône. Il faut les en empêcher.
GNIMAVO : A quoi bon de telles pensées? Même peuple accepte les
Français. Les prisonniers libérés nos ennemis traditionnels
reprennent espoir. Je ne comprends pas vos intentions.
GBEHANZIN : (Médite longuement). Houm ! N’en parlons plus. Ainsi,
mes loyaux sujets m’abandonnent (Reste songeur). Et dire qu’au
début de mon règne, j’avais rêvé de faire pleuvoir sur eux une
averse de cauris, de perles fines et de donner à mes hommes des
femmes plantureuses pour engendrer un peuple nombreux et fort.
GNIMAVO : Si nous avons perdu la guerre, le Danhomè n’est pas
perdu, Majesté.
GBEHANZIN : Tu as raison, Gnimavo. Seuls les gens à courte vue me
croient vaincu. On n’est jamais vaincu que par soi-même. Mon
coeur continue de battre à grands coups victorieux. Rejoignons
mon escorte.
(Zinzindohoué se précipite sur la scène, accompagné des femmes
du roi, de quelques fidèles, et du Gahou).
ZINZINDOHOUE : (Se prosterne). Mon, roi vénéré.
GBEHANZIN : (Anxieux). Quelle nouvelle encore.
ZINZINDOHOUE : Le général a refusé votre demande de paix. Il ne
veut pas que vous occupiez le plateau d’Abomey. Plus grave
encore, il envisage de choisir Goutchili pour vous remplacer.
GOUTCHILI : (Se précipite aux pieds de Gbêhanzin) Vous serez
toujours mon roi. Vous savez que j’ai fidèle jusqu’au bout.
ZINZINDOHOUE :Le général a dit que si Goutchili refuse, le trône de
Houégbadja serait donné à Toffa de Hogbonou.
GBEHANZIN : Quel odieux chantage ! Qu’ont dit mes oncles et mes
frères ?
ZINZINDOHOUE : (Confus) Euh rien ! Majesté.
GBEHANZIN : Ah bon ! C’est bien. Il vaut mieux que les Blancs croient
que Goutchili a voulu me supplanter.
(Pleurs des femmes et des enfants).
OUANILO : Père ! Père !
GBEHANZIN : Houn ! Qu’y a-t-il mon fils ?
OUANILO : Pourquoi errons-nous sans cesse dans la brousse ? Tu es
bien le maître de l’univers ? Reposons-nous un instant.
GBEHANZIN : Maître de l’univers ? Certes, mais je suis aussi un
homme, Ouanilo. Je suis chargé du Danhomè comme d’un
précieux dépôt, comme le dur noyau qui, même dans le fruit pourri,
conserve l’espoir du renouveau. Je ne veux pas que le Danhomè,
flamme vacillante que je protège de la main en ployant devant
l’orage, soit enchaîné.
OUANILO : Père ! Il ne faut pas que le Danhomè soit enchaîné. Tu
dois le délivrer.
GBEHANZIN : C’est pourquoi je marche sans songer au repos. Et
sache-le Ouanilo, avec nous chemine la cohorte de tous les braves
tombés au champ d’honneur.
(Entre Gnimavo)
GNIMAVO : Tokpo vient d’arriver. A peine a parlé d’une catastrophe
qu’on nous en annonce autre !
GBEHANZIN : Qu’il entre.
(Griimavo sort et revient avec Tokpo).
TOKPO : Père de ma vie ! le général a emprisonné vos frères et
soeurs, vos oncles et les plus vénérables dignitaires du royaume. Il
a menacé de les tuer si vous ne vous rendez pas. Il a ordonné à
tout le monde de se raser la tête car, dit-il, vous ne reviendrez plus
jamais comme roi.
GBEHANZIN : Mes frères, mes soeurs, maltraités sorte ? Comment le
général a-t-il osé faire une chose pareille ? Ou bien, mes frères
apeurés sont-ils allés d’eux-mêmes s’avilir ? Dis-moi la vérité,
Tokpo l’esprit d’intrigue, si l’envie et la jalousie seuls les ont
poussés, eh bien ! leurs descendants en porteront la marque
comme une tare. Ils ne connaîtront point de repos sur la terre de
Houégbadja. Ils erreront de en pays et les nations étrangères leur
seront plus clémentes que le sol natal. (Silence). Ou bien encore,
est-ce moi Gbêhanzin qu’ils redoutent ? Ne savent-il que moi qui
devais habiter un palais aussi vaste que dix dynasties royales, je
suis maintenant aux abois comme un lièvre cerné sur la terre de
mes aïeux... S’ils me craignent, c’est qu’ils se sentent alors jugés
par ma résistance et accablés par leur désertion. Cependant Tokpo
! Je ne les abandonne pas ; tu vas retourner là-bas. Je ne puis
accepter qu’on les torture à cause de moi. Laissez-moi réfléchir.
(Gnimavo et Tokpo sortent, de même que tous les autres, sauf
Quanilo).
OUANILO : Père ! Qui est responsable de cette catastrophe ?
GBEHANZIN : L’écrasement des combattants de la liberté n’est
nullement une catastrophe car le sang des héros et des martyrs
est semence de gloire immortelle.
OUANILO : Pourquoi mes oncles t’en veulent-ils et se détournent de
toi ?
GBEHANZIN :C’est simple. Ils ont peur et ne me pardonnent pas de
demeurer courageux.
OUANILO : Ne puniras-tu pas ceux qui te quittent ?
GBEHANZIN : (Sourire blasé). Je n’en ai plus envie, mon fils. Je les
plains. Ils croient sauver le Danhomè en s’aplatissant devant
l’envahisseur. Je veux le sauver en résistant. L’avenir dira qui aura
eu raison de «Hessou» le courage ou de «Hessi» la peur. Le goût
de la soumission les rendra bientôt ridicules. On les affublera de
chéchias rouges. Comme les Blancs ils s’étrangleront avec un
licou, car ils penseront déchoir en s’habillant à la mode de chez
eux. On chargera la poitrine des meilleurs comédiens de médailles
multicolores. Eux, fous qu’ils sont, se croiront devenus les égaux
de leurs maîtres. Quand un homme renie sa dignité est-il encore
quelque chose ? Ah ! s’ils pouvaient préférer aux vains titres de
gloire, aux douceurs offertes par le conquérant, la noblesse de
l’homme libre ou celle du guerrier mourant pour la liberté !
Mon fils, quel que soit ton avenir, méfie-toi des flatteries des Blancs,
sinon elles te gâteraient le cœur. Ne recherche que leur savoir. Là
réside le secret leur force. Puise à cette source jusqu’à satiété,
mais garde-toi de devenir un eunuque dont on ne sait s’il est
homme ou femme, blanc ou noir. Sois toi-même comme une
gourde remplie à ras bord. Comprends-tu Ouanilo ?
OUANILO : (Eclate en sanglots et hoche la tête ; entre Adandédjan).
ADANDEDJAN : Un autre messager demande de la part du général si
tu ne veux pas reconnaître ta défaite et ta déchéance en signant
un traité.
GBEHANZIN : (Indigné) Dodds ne peut m’attraper, mais il veut
m’humilier.
Que le tonnerre me foudroie si je signe un quelconque papier.
Adandédjan
Rassemble en ce lieu même tous mes amis et partisans. Où est
Etchiomi ?
(Entre Etchiomi).
ETCHIOMI : Me voici, mon seigneur.
GBEHANZIN : Prépare ce qu’il faut pour offrir à manger à nos morts.
Non les anciens, mais les braves tués dans la guerre contre les
Français. Que l’on édifie une butte en guise d’autel, puisque je ne
puis trouver mieux ! Qu’on égorge un taureau et m’apporte le et
quelques tranches grillées !
(Adandédlan revient avec Gnimavo, Zimzindohoué, Tchédigan,,
Guèdègbé, Sètondji, Bossou, quatre mes dont Djikada).
GBEHANZIN : Adandédjan, j’ai dit de regrouper tous mes fidèles.
ADANDEDJAN : (Se prosterne). Ils sont tous là, mon roi.
GBEHANZIN : Ah ! Il ne reste que ceux-ci... mes amis, mon peuple ?
Déjà la solitude !
DJIKADA : (En pleurs). Mais non, Dâ, vous n’êtes pas seul.
(Cependant à l’écart, Guèdègbé s’était mis hâtivement à consulter, à
l’aide des quatre lobes d’une noix de kola. Bientôt son visage
s‘éclaire de joie).
GBEHANZIN : Que fais-tu, Guèdègbé? Ne perds plus ton temps à
consulter les ancêtres et les vodouns. Ce qui arrive les dépasse.
GUEDEGBE : Au-dessus d’eux, il y a «Mawu», Dieu que personne ne
surpasse.
GBEHANZIN :Je m’adresse à mes guerriers morts. Je fais un acte
d’homme à homme.
GUEDEGBE : Si vous croyez que vos soldats morts peuvent vous
entendre, pourquoi ne leur demanderais-je pas si votre résistance
est inutile ou si elle continue de leur plaire ? Craignez-vous leur
désapprobation ?
GBEHANZIN : Vas-y donc. Guèdègbé.
GUEDEGBE : Je connais déjà leur volonté. Voilà pourquoi mon visage
s’illuminait de joie. Votre fidélité honore nos morts et vous pouvez
leur présenter des offrandes.
GBEHANZIN : (S’anime) Je savais que dans je n’ai pas échoué. Nos
morts veulent dire sans doute que le Danhomè grandira comme je
l’ai désiré et que ce nom ineffacé abritera des peuples plus
nombreux que ceux du Danhomè actuel.
GUEDEGBE : Oui, mon roi... depuis la m lente jusqu’aux régions
lointaines où le soleil chauffe comme une fournaise.
GBEHANZIN : Ainsi donc, mon règne bref et mouvementé aura des
retentissements impérissable … Sois béni, Guèdègbé ! Tu m’as
toujours dit la vérité. Faisons vite maintenant.
(Cependant deux hommes ont érigé la butte ; les femmes ont
apprêté farine de maïs, huile de palme, sang et quelques
morceaux de viande. Gbêhanzin grimpe sur la butte, sans parasol,
sans récade, et commence son discours d’adieu).
Compagnons d’infortune, derniers amis vous savez dans quelles
circonstances, lorsque les français vinrent conquérir la terre de nos
aïeux, nous avons décidé de lutter. Nos combattants s’étaient
levés par milliers pour défendre le Danhomè et son roi.
Avec fierté, l’on reconnaissait en eux la même bravoure qu’avaient
manifestée les guerriers d’Agadja, de Tégbessou, de Guézo et de
Glèlè. Dans toutes les batailles, j’étais à leurs côtés et nous avions
la certitude de marcher à la victoire. Cependant, malgré la justesse
de notre cause et leur vaillance, nos troupes compactes furent
décimées.
Et maintenant, ma voix éplorée n’éveille plus d’écho.
Où sont-elles, les ardentes amazones qu’enflammait une sainte
colère ?
Où, leurs chefs indomptables Goundémè, Yéwè, Kétungan ?
Où sont mes valeureux compagnons d’armes ? Où, leurs robustes
capitaines Godogbé, Chachabloukou, Godjila ?
Qui chantera leurs héroïques sacrifices ? Qui dira leur générosité ?
Hardis guerriers, de votre sang vous avez scellé le pacte de la
suprême fidélité.
Oserais-je me présenter devant vous si je signais le papier du
général ?
Je ne veux pas qu’aux portes du pays des morts le douanier trouve
des souillures à mes pieds.
Quand je vous reverrai, je veux que mon ventre s’ouvre à la joie.
C’est pourquoi à mon destin je ne tournerai plus le dos. Je ferai face
et je marcherai. Car la plus belle victoire ne se remporte pas sur
une armée ennemie ou des adversaires condamnés au silence du
cachot. Est vraiment victorieux, l’homme resté seul, qui continue
de lutter dans son coeur.
A présent, qui suis-je pour que ma disparition soit une lacune sur la
terre ?
Qui suis-je pour que ma disparition soit une lacune sur la terre ?
Advienne de moi ce qu’il plaira à Dieu !
Partez ! vous aussi, derniers amis vivants.
Rejoignez Abomey où les nouveaux maîtres promettent douce
alliance, vie sauve et, paraît-il la liberté.
Là-bas, on dit que déjà renaît la joie.
Là-bas, on prétend que les Blancs vous seront favorables comme la
pluie qui drape les flamboyants de velours rouge ou le soleil qui
dore la barbe soyeuse des épis.
Compagnons disparus, héros inconnus d’une tragique épopée, voici
l’offrande du souvenir, un peu d’huile, un peu de farine et du sang
de taureau.
Voici le pacte renouvelé avant le grand départ.
Adieu, soldats, adieu
(Pleurs de tous. Adandédjan présente les offrandes à Gbêhanzin qui
les répand rapidement sur le tertre redescend).
GBEHANZIN : Guèdègbé !
(Guèdègbé lève la tête comme surpris, s’essuie les yeux puis
s’approche et veut se prosterner ; Gbêhanzin l’arrête d’un geste).
Ça va Guèdègbé ! Ne te prosterne plus. Tant de braves sont
aujourd’hui couchés dans la poussière, qui méritent mieux tes
hommages. Alors, reste debout, comme moi, comme un homme
libre. Puisque le sang des soldats tués garantit la résurrection du
Danhomè, il ne faut plus que coule le sang. Les ancêtres n’ont plus
que faire de nos vains sacrifices. Ils goûteront