De_la_servitude_volontaire_ou_Le_contr_u

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UNIVERSITY OF CALIFORNIA, SANTA CRUZ

3 2106 01195 4937

PQ
1628
L23
D4
1882
LIBRARY
NIVERSITY OF
CALIFORNIA
SANTA CRUZ
2010
Bruges .
July 19.05-
Bruges .
July 1905-
BIBLIOTHÈQUE NATIONALE
COLLECTION DES MEILLEURS AUTEURS ANGIENS ET MODERNEY

DE LA

SERVITUDE VOLONTAIRE
ου

LE CONTR'UN
DISCOURS

PAR ÉTIENNE DE LA BOÉTIE


PRÉCÉDÉ D'UNK

PRÉFACE PAR A. VERMOREL

ET SUIVI DE

LETTRES DE MONTAIGNE RELATIVES A LA BOÉTIS

PARIS
LIBRAIRIE DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE
2, RUE DE VALOIS, PALAIS -ROYAL, 2

1882
Tous droits réservés
AVERTISSEMENT
PQ
1628
Malgré les encouragements qui nous sont ve-
nus de toutes parts lorsque nous avons annoncé
comme devant paraître dans notre collection le
L23
Discours sur la servitude volontaire, d'Etienne de
LaBoétie, nous n'avons pas entrepris cette pu-
blication sans redouter quelque peu pour lepu-
D4
blic seizième siècle,
être cette langue duobstacle
un véritable à lapo quiarisation
pouvait 1882
popularisation
possiblede cette œuvre remarquable, jusqu'au-
jourd'hui connue des seuls lettrés. Un examen
plus attentif est venu détruire toutes nos appré-
hensions; nous nous sommes dit que, puisque
le vieuxMontaigne et le joyeux Rabelais avaient
sudenosjours trouver deslecteurs, et que le bon
sensbourgeois du premier et les facéties plus que
saléesdu second n'étaient pas incompris, il y
avaitplace pour une œuvre généreuse, écrite
dans un langage à la fois mâle, fier et familier,
dontles leçons de liberté ne devaient point être
mises injustement sous le boisseau. Et, comme
nous l'écrivait un des amis dévoués de notre Bi-
bliothèque, il était grand temps de remettre cha-
que chose à saplace. « en ne faisant plus de Mon-
taigne que l'appendice de La Boetie, tandis que
LaBoétie, qui était cependant un autre homme,
n'a étéjusqu'ici que l'appendice de Montaigne. ,
C'est cette réhabilitation qui nous a tentés ; il
fallait enfin mettre un terme à ce déni de jus-
tice qui se perpétuait d'âge en age, et qui con-
sistait à traiterle Discours sur la servitude comme
un écrit sans conséquence ou comme un simple
phénomène deprécocité intellectuelle, malgré la
haute valeur qu'avait restituée à l'ami de Mon
taigne l'illustre Lamennais. Les biographes et
IV

les commentateurs à la suite avaient laissé de


côté le résurrectionniste et le ressuscité, et s'en
allaient répétant le long de leurs livres pédants
les appréciations antérieures, à commencer par
cellesde l'honnête Moréri (Dictionnaire historique,
tome II, édition de 1732), qui déclarait que « La
Boétie avait l'âme aussi grande que l'esprit, et
qu'il était capable, malgré sajeunesse, de gou-
verner un Etat entier ; mais il aurait été plus
propre pour une république que pour une mo-
narchie, et qui ne trouvait de louable dans
l'œuvredu conseiller au parlement de Bordeaux
que son érudition, et allait jusqu'à prétendre
queleDiscours avait été pris dansun senstout
ifait contraire à celui de l'auteur par ceux qui
le publièrent après la Saint-Barthélemy , qui
n'arriva que vingt-quatre ansaprès qu'il eutété
composé, etparconséquent après sa mort.» Les
faiseurs de dictionnaires bio
biographiques ayant
trouvé plus commode d'amplifier sur ce thème
anodin que de relire et de juger à nouveau un
opuscule enterré à tort dans les œuvres de Mi-
chel Montaigue, nous avons cru nécessaire de
remettre sous les yeux de notre siècle cette vi-
vifiante lecture, et, pour mieux aider à la faire
comprendre , nous avons prié un publiciste
éprouvé de nous prêter le concoursde sa plume
pour expliquer à la fois et le livre de La Boétie
et le milieu politique et social dans lequel il
a vécu. C'est cette sérieuse étude que nous
recommandons à nos amis; elle les préparera,
mieux que tout ce qui a été écrit depuis La-
mennais, à se nourrir à profit de cette moelle
de liondont les générations présentes ont été si
malheureusement sevrées.
N. D.
PRÉFACE

Les dées d'indépendance, de liberté et de


progrès social qui font l'honneur de notre
pays, ne datent pas seulement de 1789 et des
penseurs du dix-huitième siècle qui furent les
illustres précurseurs de la Révolution ; elles
ont des racines profondes dans le génie fran-
çais, et elles ont laissé une trace éclatante et
glorieuse dans nos traditions nationales. Le
moment est venu de mettre en lumière et de
populariser les hommes de cœur et de talent,
les écrivains trop peu connus, qui ne sont pas
seulement les pères de notre langue, mais
bien aussi les ancêtres de notre liberté ; c'est
à ce titre quese recommande à nous Etienne
La Boétie, qui, à une époque où la langue
française commençait à peine à sortir des
balbutiements de l'enfance, a fait entendre
'epremier de mâles paroles, et le premier a
- 6 -

mis son talent au service des idées démocra-


tiques et libérales.
Le caractère de La Boétie a été longtemps
méconnu, comme celui du mouvement social
dont il fut le brillant éclaireur. Il appartenait
à notre époque de lui rendre, et à ceux qui
par l'action et ſa pensée s'associèrent à lui,
la justice méritée. La révolution intellectuelle
des quinzième et seizième siècles fut étouffée
par Richelieu et acheva de se briser contre
les splendeurs unitaires du règne deLouisXIV.
Le dix-septième siècle était peu apte à com-
prendre La Boétie. On peut dire qu'il y eut
dans ce siècle une lacune du génie français.
La littérature qu'il enfanta a laissé une in-
contestable réputation : on a dit le grand
siècle après avoir dit le grand roi ; mais la
Révolution nous a initiés à d'autres grandeurs.
Ne nous plaignons pas. Si Racine et les poëtes
courtisans y ont perdu, La Boétie et les pen-
seurs démocrates y ont gagné.
Jusqu'au jour où Lamennais se fit l'inter-
prète des sentiments virils, exprimés avec
tant de fermeté dans le Discours de la Ser-
vitude volontaire, La Boétie n'était guère
connu que des érudits auprès desquels sa
plus grande recommandation était l'amitiéde
Montaigne pour lui. Cette amitié paraissait
7 -

son plus beau, son seul titre de gloire. On


parlait dédaigneusement de son livre, que
l'on mettait quelquefois en appendice aux
Essars. Alors avait-on bien soin de préve-
nir le lecteur que ce n'était là qu'une décla-
mation de rhétoricien, s'autorisant de ce que
Montaigne affirme quelque part que ce livre
fut composé par son auteur à l'âge de seize
ans et demi , - considération qui serait bien
loind'en diminuer la valeur à nos yeux.
Le célèbre historien du seizième siècle, de
Thou, dont l'opinion est plus respectable,
jugeait autrement cet ouvrage, lorsqu'il le
présentait comme une protestation coura-
geuse contre les cruautés que le connétable
Anne de Montmorency commit à Bordeaux,
en1548, lors de la révolte de la Guyenne. On
a combattu l'opinion de de Thou. On s'est
appuyé, pour cela, surtout sur cet argument
qu'en 1548, La Boétie, qui était né vers 1530,
aurait environ dix-neuf ans , et, comme nous
l'avonsdit, Montaigne a écrit qu'il avait com-
posé le Discours de la Servitude volontaire
à l'âge de seize ans. Quoi qu'il en soit, il suf-
fit de lire aujourd'hui l'ouvrage de La Boétie
pour être certain que l'ardeur de la convic-
tion était égale chez son auteur à l'ardeur de
lajeunesse,et que son style énergique n'a
8

rien de commun avec une amplification de


rhéteur.
Du reste, en se reportant à l'époque où
vécut La Boétie, aux passions qui étaient
alors en effervescence, au courant nouveau
d'affranchissement et de liberté qui circulait
partout, la nature de l'inspiration à laquelle a
obéi La Boétie apparaît clairement, et la va-
leur du chef-d'œuvre qu'il nous a laissé ne
peut plus être méconnue. Son véritable ca-
ractère lui est par le fait restitué, et nous
pouvons sans crainte le présenter comme un
des ancêtres héroïques de la révolution de
1789.
Du quinzième siècle date une ère nou-
velle dans notre histoire sociale et politique
comme dans notre histoire littéraire. La bous-
sole, en amenant la découverte de l'Améri-
que, ouvrait un nouveau monde au déploie-
ment de l'activité humaine ; l'imprimerie
venait centupler les forces de la pensée et
compléter l'œuvre de la fusion sociale ; la ré-
forme découvrait les vastes horizons de la li-
bre pensée, et ébranlait les racines de l'au-
tocratie féodale et religieuse. Le monde, un
instant immobile, allait reprendre sa marche
majestueuse vers le progrès. Ce n'est pas à
tort que l'on a appelé cette époque la Renais
9

sance. Partout se réveille la notion des droits


de l'homme et de la pensée ; la dignité hu-
maine, écrasée sous le despotisme et l'igno-
rance, se redresse. En France, au milieu des
luttes où se déchirent et se disputent le pou-
voir ceux qui ont tenu longtemps le haut pavé
de l'histoire ; au milieu des guerres de reli
gion, si affreusement ensanglantées par les
conflits de l'ambition effrénée, plus encore que
par le fanatisme, où Réforme et Catholicisme
ne sont le plus souvent que des armes à dou-
ble tranchant entre les mains des combattants,
alternativement vainqueurs, pour écraser avec
un égal acharnement le peuple et la liberté ;
à côté, dis-je, de ces horreurs qui souillent
l'histoire de ces temps, se forme et se déve-
loppe un véritable parti national de l'action et
de la pensée, qui poursuit sans relâche la
cause sainte de l'affranchissement de la patrie
et de l'établissement de la liberté. Les efforts
de ces généreux citoyens ont été enfouis par
cette grande conspiration, deux siècles du-
rant, de l'histoire contre la vérité ; mais ils
reparaissent éclatants et héroïques à ceux qui
recherchent dans ce chaos sanglant les ori-
gines démocratiques, et qui, rejetant cette
nuée odieuse de guerres, d'aristocraties et de
rois, veulent recomposer l'histoire du peuple
-
10 -

et suivre la trace de ses luttes persévérantes


pour leprogrès et la liberté.
AParis, notamment, au milieu des luttes
sanglantes dans lesquelles les Guise et le
Béarnais se disputent le trône de France,
on assiste aux efforts de la municipalité de
Paris, qui voudrait s'affranchir de l'une et de
l'autre tyrannie, et ne fait pas un secret de
son vœu de se gouverner en république sans
roi ni prince d'aucune sorte.
Il faut bien reconnaître que si la Ligue, par
tradition nationale, se proclama catholique,
ce n'est pas une raison pour la présenter
comme dirigée par un petit fanatisme de sa-
cristie. La Ligue fut une véritable association
municipale , elle poursuivit l'établissement
d'une véritable république fédérative. Si elle
était sollicitée par le parti bourgeois qui sou-
tenait le cardinal de Bourbon,et par le partı
de Guise qui voulait mettre la royauté dans
les mains de la maison de Lorraine, le parti
du peuple voulait le gouvernement municipal
des seize quarteniers nommés par le suffrage
de leurs concitoyens.
Il y a là toute une époque glorieuse. Après
les barricades, devant lesquelles devait suc-
comber le faible Henri III, toutes les classes
de la population prennent part au mouve-
11

ment. Un grand enthousiasme salue l'expul-


sion du roi et l'organisation d'un large sys-
tème municipal. La bourgeoisie tout entière
partage les sentiments des masses. L'hôtel
de ville agit, gouverne, arme les citoyens, dé
fend les remparts ; les quarteniers convoquent
le peuple qui manie de bonnes arquebuses,
de longues coulevrines au service de la pa-
trie et de la liberté. Mais bientôt la bour-
geoisie se fatigue, son énergie se calme de-
vant les intérêts, et les préjugés conservateurs
commencent à s'inquiéter. Les bourgeois
avaient fait une émeute, ils n'avaient pas
voulu une révolution.
Ces craintes, cette indécision commencè-
rent à tout compromettre. Ce n'était pas la
première révolution qui avait été perdue par
la bourgeoisie, ce ne fut pas la dernière. Pro-
fitons des leçons de l'expérience qui nous
sont transmises par l'histoire. La bourgeoisie
craintive, intéressée, attaqua les Seize qui
étaient la force et l'énergie du parti poори-
laire. Quand les Seize furent renversés et la
Ligue réduite aux mains bourgeoises , on
n'alla plus que de réactions en réactions.
Cette proscription de tout ce qui avait le
cœur haut et la main ferme devait aboutir au
despotisme et au despotisme militaire qu'Hen
-
12

ri IV personnifiait dans sa personne, et que


l'histoire nous a transmis sous un travestis--
sement chevaleresque.
La bourgeoisie se séparait du peuple : elle
voulait avoir son gouvernement, et elle ne
parvint qu'à instituer un pouvoir sans force,
et qui devait succomber au premier coup de
main. C'est une des conditions de la bour-
geoisie de ne pouvoir jamais longtemps seule
établir un gouvernement politique. Elle doit,
par la force des choses, ou s'unir au peuple
qui est son origine, ou se jeter dans les bras
des classes aristocratiques. Toutes les fois,
dans l'histoire, qu'elle n'a voulu ni de la
multitude, ni des gentilshommes, nous l'avons
vu fonder nous ne savons quoi de faible et de
honteux qui a duré tout juste le temps de
tomber sous le mépris et qui a toujours ap-
pelé le despotisme.
Les Etats généraux de 1593, qui pouvaient
tout sauver, et qui avaient une noble mission
à remplir s'ils eussent été à la hauteur des
circonstances, achevèrent de tout perdre par
leur mollesse et par leur patriotisme fausse-
ment conservateur. Les députés, fervents ca-
tholiques, arrivèrent des provinces avec le
désir de mettre un terme aux tourments du
beau royaume de France. S'ils n'avaient au-

!
- 13 -

cune prédilection pour Henri de Navarre, ils


n'avaient pas non plus de répugnance invin-
cible. Dépourvus de toute aspiration élevée,
incapables de toute tentative novatrice, ils
ne cherchaient qu'à rétablir l'ancien ordre
de choses, effrayés du flot révolutionnaire
qu'ils voyaient monter autour d'eux. Pour
cette transaction qu'ils avaient hâte d'ache-
ver, ils se contentèrent d'une adhésion aux
lois générales et constitutives de la société, et
renoncèrent volontiers à des garanties qu'il
aurait été trop difficile d'obtenir. La force fit
le reste et l'abjuration d'Henri IV trancha les
dernières difficultés.
Arrivé à ses fins, l'habile Béarnais, pour
mieux asseoir son despotisme, joua la comé-
die du roi populaire, et flatta à sa façon les
instincts matériels pour mieux proscrire les
derniers ferments de la résistance politique.
Les démocrates sont refoulés pour longtemps.
Mais l'histoire se laisse prendre à la gascon-
nadede la poule au pot, et elle range Hen-
ri IV parmi les pères du peuple, auquel titre
sa paillardise seule pouvait lui donner quel-
que droit, firent observer ses railleurs du dix-
huitième siècle.
Le mouvement de la Ligue fut puissamment
secondé par les penseurs, qui secouaient, eux
aussi, lesjougs autoritaires et commençaient
à regarder en face la liberté. Au milieu de ces
grandes luttes se développe la science nou-
velle de lapolitique, qui conquiert sa place à
côté de la philosophie et de la théologie. Ai-
dée de l'imprimerie, « cette législatrice des
tempsmodernes,qui de l'Europe n'a fait qu'un
seul forum et convoque les peuples entiers à
ses assemblées, » comme dit M. Saint-Marc
Girardin, la politique, puissance nouvelle,
cite directement à son tribunal les deux puis-
sances qui gouvernaient alors le monde, lapa-
pauté et la royauté. Les études savantes des
maîtres de la pensée sont traduites en lan-
gage populaire par de fougueux prédicateurs
démocrates qui sont de véritables tribuns.
Ceuxqui se refusent systématiquement à faire
dans l'histoire la part du peuple et de lali-
berté, ont pu les présenter comme des moi-
nes fanatiques, mais pour nous qui voulons
voir les choses avec impartialité, nous devons
reconnaître en eux les premiers revendica-
teurs de la souveraineté du peuple. Certes ce
n'étaient pas des sectaires de la légitimité par
la grâcede Dieu, ni de l'ultramontanisme pa-
pal, que ces curés de Paris qui soutenaient
«que les assemblées des États possédaient le
pouvoir public et la majesté supérieure, la
-
15 -

puissance de lier et de délier, la souveraineté


inaliénable. » C'était un royaliste d'une es-
pèce particuliere que ce Jean Boucher, cure
de Saint-Benoît, qui prêchait que « le prince
procède du peuple, non par nécessité et par
violence, mais par élections libres; >> et aussi
un singulier théocrate que ce Pigenat, curé
de Saint-Nicolas-des-Champs, qui enseignait
«que la puissance de régner, nonobstant
toute succession, vient de Dieu qui, par les
clameurs du peuple, déclare celui qu'il veut
qui commande comme roi : Vox populi, vox
Dei. En tout cas, nous préférons de beau-
coup, surtout en tenant compte de l'époque
où ils vivaient, les catholiques démocrates de
cette sorte à ces protestants royalistes qui
professaient que « Dieu seul impose les rois à
la racehumaine; qu'il faut recevoir le souve-
rain que Dieu envoie, fût-il hérétique et ty-
ran, et que jamais le peuple ne peut dépouil
ler un prince deses droits. >>>
Ces doctrines étaient justifiées philosophi-
quement par une école de publicistes démo-
crates à la tête de laquelle se placent Hubert
Languetet Hotman. Le premier, dans un traité
intitulé : Vindiciæ contra tyrannos (en fran-
çais : les Châtiments des tyrans), publié sous
le pseudonyme significatif de Junius Brutus,
-
16 -

établissait le cas où l'insurrection devient lé-


gitime et formulait la doctrine de la souve
raineté du peuple.
Languet fait dériver la royauté d'un con-
trat entre le roi et le peuple, d'après lequel
leroi est tenu de garantir au peuple un gou-
vernement équitable. Sa manière de raison-
ner est neuve, hardie et nette. Avant lui, il
avait déjà été admis par les jurisconsultes
romains et par ceux du moyen âge, que c'est
le peuple qui a créé les rois. Mais, selon ces
juristes, le peuple ne pouvait plus jamais re-
venir sur la cession de la souveraineté qu'il
était supposé avoir abandonnée une fois pour
toutes en faveur du prince. A ce sophisme,
Languet répond avec force : « Il n'y a pas de
prescription contre le peuple; le temps ajoute
aux torts des rois, mais n'ôte rien aux droits
des peuples. »
« La seule fin de l'institution du pouvoir
civil, continue-t-il, est l'utilité publique , la
défense de la nation contre les envahisseurs
étrangers, et l'administration de la justice;
les rois ne sont autre chose que les gardiens
et les conservateurs de la loi. Lorsqu'ils ne
l'observent plus, le peuple doit leur refuser
obéissance. »
Hotman, dans son Franco-Galliæ, n'est pas
-
17 -

moins radícal. Il prétend que la monarchie


t française a toujours été élective et non héré-
ditaire, et il pose en principe qu'un peuple
peut déposer un roi et en créer un autre
quand bon lui semble, et que ce droit, repo-
sant dans l'ensemble de la nation, doit être
exercé par une assemblée solennelle.
Enfin, en opposition à ces publicistes dé-
mocrates, mais en opposition également au
despotisme autoritaire, Bodin se faisait l'in-
terprète des sentiments bourgeois, et traçait
le premier catéchisme du gouvernement par-
lementaire et constitutionnel dans son Traité
de la République, que M. Saint-Marc Girardin
a fort bien résuméde la façon suivante : « Ami
de la royauté, comme le parti politique au-
quel il appartenait, Bodin élève la monarchie
au-dessus de toutes les autres formes de gou-
vernement ; mais il déteste le despotisme.
Nécessité du consentement des sujets pour
lever des impôts, inaliénabilité du domaine
royal , voilà pour Bodin les deux principes
fondamentaux de la liberté publique... Cette
part faite aux droits du peuple, il soutient
avec zèle les prérogatives de la royauté. Les
rois sont inviolables, et on ne peut ni les dé-
poser, ni les mettreà mort. Le roi ne répond
de ses actions que devant Dieu. »
-18 -

C'est dans ces circonstances que se placeLa


Boétie et son Discours de la Servitude vo-
lontaire. Avec la hardiesse et la confiance de
la jeunesse, il devance même de quelques an-
nées ses contemporains. Son livre fut com-
posé avant l'heure où les penseurs, ayant
rompu la chaîne qui les retenait esclaves,
pouvaient sans danger s'abandonner à leur
entraînement révolutionnaire. Montaigne, qui
se constitua l'éditeur de La Boétie, mort trop
jeune pour pouvoir assister et prendre part
au mouvement qu'il avait si remarquable-
ment pressenti, Montaigne, mettant au jour
quelques pièces posthumes de La Boétie , dut
résister à la tentation d'insérer dans ce re-
cueil la Servitude volontaire : « Par la
raison, dit-il lui-même, qu'il luy trouvoit la
façon trop delicate et mignarde pour l'aban-
donner au grossier et pesant air d'une si mal
plaisante saison. » Ce qui veut dire, en ter-
mes plus simples, qu'il craignait que la cour
de France ne vît de mauvais œil un ouvrage
où l'on censure si vivement la conduite des
méchants princes, la dureté et l'extorsion de
leurs ministres. Plus tard, lorsque parut la
première édition des Essais, ce furent des
considérations d'un tout autre genre qui em-
pêchèrent Montaigne de placer, comme il
--19-

l'avait résolu d'abord, la Servitude à la suite


de cet excellent chapitre Sur l'amitié, où l
fait l'éloge de La Boétie. Le prudent Montai-
gne craignit que, durant les troubles qui
agitaient alors la France, on n'abusat des
principes de cet ouvrage contre l'intention de
l'auteur.
Tous les caractères radicaux que nous
avons signalés chez Languet et chez les tri-
buns de la Ligue, on les retrouve chez La
Boétie, qui même a de plus qu'eux un amour
calme et serein de la liberté, une prévision
de la fraternité sociale, qui le rapprochent
beaucoup plus de nos sympathies modernes,
et en fait un véritable écrivain populaire, un
véritable classique de la tradition libérale et
démocratique. L'élévation et l'énergie de sa
pensée communiquent à son style une préci-
sion et une netteté peu ordinaires à l'époque
où il écrivait, et qui nous font , même au
point de vue purement littéraire, le considé-
rer comme bien supérieur à Montaigne. Le
Discours de la Servitude volontaire est l'œu-
vre d'un homme convaincu et éclairé, pos-
sédant pleinement sa pensée et son style,
et s'exprimant toujours avec la fermeté et la
hardiesse d'un homme libre. Nous avons vu
tout à l'heure que ce caractère accentuéef
20-

rayait le prudent Montaigne, qui était beau-


coup plus de son siècle, et qui est le père de
l'égoïsme bourgeois et conservateur.
La Boétie établit que c'est la servilité des
peuples qui cause leur servitude ; que c'est
leur lâcheté qui fait la force des mauvais
souverains ; que, pour être libres, il leur suf-
firait de ne pas les soutenir.
Il recherche ensuite les moyens par les-
quels les tyrans entretiennent les peuples
dans cette servilité. Les principaux de ces
moyens lui semblent être l'ignorance et la
dissolution des mœurs : aussi, les tyrans ap-
portent-ils tous leurs soins à les entretenir et
même à les provoquer. C'est ainsi, dit La Boé-
tie, que le grand-turc s'est avisé que les livres
et la science donnent plus que toute autre
chose aux hommes le sentiment de leurs
droits et la haine de la tyrannie. D'ailleurs,
aisément, sous les tyrans, les gens deviennent
lâches et efféminés. Pour exemple de cette
ruse d'abétir leurs sujets, La Boétie cite ce
trait de Cyrus qui, ayant conquis la ville de
Lydie, et ne voulant pas mettre à sac une
tant belle ville, ni estre touiours en peine d'y
tenir une armee pour la garder, s'advisa d'un
grand expedient pour s'en asseurer. Ily esta-
blit des bordeaux (La Boétie ne recule pas
-
21 -

devant les mots crus), des tavernes et des


ieux publics, et fit publier une ordonnance,
que les habitants eussent à en faire estat. Il
se trouva si bien de cette garnison qu'il ne
lui fallutiamais depuis tirer un coup d'espee
contre les Lydiens.
A ce sujet, La Boétie écrit cette page re-
marquable, qui est bien propre à donner une
dée de l'énergie de son style en même temps
que de l'élévation de sa manière :
« Tous les tyrans n'ont pas declaré expres-
sement qu'ils voulussent effeminer leurs peu-
ples; mais, à vray dire, ce que celuy là or-
donna formellement, en effet, sous main, ils
l'ont poursuivi pour la pluspart. Et c'est mer-
veille que tous les peuples s'alleichent vite-
ment à la servitude, pour la moindre plume
qu'on leur passe, comme on dict, devant la
bouche. Les theatres, les ieux, les farces, les
spectacles, les gladiateurs, les bestes estranges,
les medailles, les tableaulx et aultres telles
drogueries, estoient aux peuples anciens les
appasts de la servitude, le prix de leur liberté,
les utils de la tyrannie.
«Ce moïen, cette pratique, ces alleichements
tenoient les anciens subiects sous le ioug.Ainsi,
les peuples assottis, trouvant beaulx ces passe-
temps, amusés d'un vain plaisir qui leur pas
22

soitdevant lesyeulx, s'accoustumoientàservir,


aussi niaisement, mais plus mal que les petits
enfants, qui pour veoir les luisants imaiges de
livres illustrés, apprennent à lire. Les Ro-
mains tyrans s'adviserent encores d'une aultre
chose, de festoyer (c'est-à-dire de donner des
festins) souvent le peuple, abusant de cette
disposition de la populace, qui se laisse
aller, plus qu'à toute chose, au plaisir de la
bouche. Le plus entendu de tous n'eust pas
quité son ecuelle de soupe pour recouvrer la
liberté de la republicque de Platon. Les tyrans
faisoient largesse (c'est-à-dire d'abondantes
distributions) debled, de vin et d'argent; et
alors, c'estoit pitié d'entendre crier: Vive le
bilLes lourdauds ne comprenoient pas qu'ils
De faisoient que recouvrer une partie du leur,
et que cela mesme qu'ils recouvroient, le
tyran ne le leur eust peu donner, si avant il ne
leur eust prins à eulx mesmes. Tel auiourd'huy
ramassoit l'escu qu'on lui ietoit, tel se gorgeoit
au festin public,en benissant Tibere et Neron
de leur belle liberalité , qui le lendemain,
estant contrainct d'abandonner ses biens à
l'avarice, ses enfants à la luxure, son sang
mesme à la cruaulté de ces magnifiques empe-
reurs, ne disoit mot non plus qu'une pierre
et ne se remuoit non plus qu'une souche. »
23

Certes, ce n'est pas là le style d'un décla-


mateur, et nous n'avions pas tort en présen-
tant La Boétie comme un des premiers avo-
cats de la cause du peuple, comme un des
plus fervents apôtres de la liberté. « De cette
Liberté qui, dit-il, est un bien si grand et si
plaisant, qu'elle perdue, tous les maulx vien-
nent à la file; et les biens mesme qui demeu-
rent aprez elle perdent entierement leur goust
et leur saveur, corrompus par la servitude. >>>
Voici maintenant comment La Boétie s'ex-
prime sur la fraternité sociale : « La nature
faisant aux uns les parts plus grandes, aux
aultres les parts plus petites, a voulu faire
place à la fraternelle affection, ayant les uns
puissancede donner ayde, et les aultres besoin
de recevoir. »
On peut dire que ce Discours de la Servi-
tude volontaire est la seule œuvre que nous
ait laissée La Boétie. Il avait aussi traduit quel-
ques opuscules des philosophes grecs : la Mé-
nagerie, de Xénophon ; les Règles du mariage,
de Plutarque, et la Lettre de consolation à sa
femme, de Plutarque. Ces traductions ont été
éditées par Montaigne, qui les a fait précéder
de lettres-préfaces. La Boétie a composé en-
fin quelques vers latins et quelques sonnets en
vers français, qui nous ont été pareillement
24 -

transmis par Montaigne, mais qui n'ontqu'une


importance secondaire.
La vie de La Boétie fut simple ; Montaigne
atteste que ce fut celle d'un honnête homme
et d'un citoyen vertueux. La Boétie était con-
seiller au Parlement de Bordeaux. Il appartint
à cette magistrature qui, dit dans son Histoire
de France. M. Théophile Lavallée, « pendant
que l'ambition des grands et les passions du
peuple bouleversaient la France, offrait une
foule d'hommes austères, voués à la science,
impassibles gardiens des lois, tout occupés de
sages réformations. » Il mourut jeune, à
trente-deux ans, et fut peu mêlé aux affaires
publiques, ce que Montaigne regrette, et avec
raison ; car, dit-il, « c'estoit un des plus pro-
pres et necessaires hommes aux premieres
charges de France. » - « lesçais bien, dit ail-
leurs Montaigne, qu'il estoit eslevé aux dignités
deson quartier qu'on appelle des grandes, et ie
sçais encores dadvantaige que iamais homme
n'y apporta plus de suffisance, et qu'en l'age
de trente-deux ans qu'il mourut, il avoit ac-
quis plus de vraie reputation en ce rang là
que nulle aultre avant lui. Mais tant y a que
ce n'est pas raison de laisser en l'estat de sol-
dat un digne capitaine, ny d'employer aux
charges moïennes ceulx qui feroient bien en-
-
25 -

cores les premieres. Ala verité, ses forces fu-


rent mal menagees et trop espargnees. » Et ce
qui y perdit, observe non moins justement
Montaigne, ce fut « le grand interest de nostre
bien commun ; car, quant au sien particulier,
je vous asseure qu'il estoit si abondamment
pourvu des biens et des thresors qui deffient
la fortune, que iamais homme n'a vecu plus
satisfaict, ny plus content. >>
En effet, rien ne peut donner une meilleure
idée de l'honorabilité de la vie privée de La
Boétie, et aussi de l'élévation remarquable de
son intelligence, que l'amitié singulière de
Montaigne pour lui, amitié si tendre, que
Montaigne ne pouvait en rendre raison autre-
ment que par ces paroles, aussi touchantes
que simples : « C'est parce que c'estoit luy;
c'est parce que c'estoit moy !>> Sentiment si
profond, que la perte de cet ami si cher lui
rendit amères toutes les jouissances. «Nous
estionsàmoitié de tout, disait-il ; il me semble
que ie lui desrobbe sa part ! »
Cette amitié de Montaigne a été longtemps
la gloire de La Boétie ; aujourd'hui que la
justice du temps s'applique à rétribuer plus
équitablement les mérites de chacun, et a fait
entrer dans la balance beaucoup de choses
quipesaient peu autrefois, la meilleure gloire
-
26-

de Montaigne sera peut-être d'être pour la


postérité le témoin de La Boétie. Et ce n'est
pas en vain qu'il aura écrit cette phrase en
tête de l'édition qu'il donna de la traduction
faite par son ami de la Ménagerie, de Xéno-
phon:
« Il m'a fait cet honneur vivant, que ie
mets au nombre de la meilleure fortune des
miennes, de dresser avec moi une cousture
d'amitié si estroite et si ioincte, qu'il n'y a eu
biais, mouvement ou ressort en son ame que
ie n'aie pu considerer et iuger, au moins si
ma vue n'a quelquesfois esté trop courte. Or,
sans mentir, il estoit, à tout prendre, și prez
du miracle, que pour, en me iettant hors des
barrieres de la vraisemblance, ne pas faire
memoire du tout, il est forcé, quand ie parle
de luy, que ie me reserve et restreigne au
dessoubs de cequei'en sçais. Et pour ce coup,
ie me contenteray seulementde voussupplier,
pour l'honneur et reverence que vous debvez
à la verité, de tesmoigner et croire que nostre
Guyenne n'a jamais rien veu de pareil à luy
parmy les hommes de sa robbe.>>>
On peut croire que ces expressions n'avaient
rien d'exagéré sous la plume de Montaigne,
ne fût-ce que par la fréquence avec laquelle
elles s'y rencontrent. Le plus remarquable
-27 -

chapitre des Essais, intitulé : De l'amitié,


est presque tout entier consacré à La Boétie,
et dans une lettre, que l'on trouvera ci-après,
et qui est un véritable chef-d'œuvre, Mon-
taigne a raconté les derniers moments de ce
grand homme et de cet ami rare, mort avec
la sérénité du juste :
« Au demeurant, dit Montaigne dans le cha-
pitre en question, ce que nous appelons or-
dinairement amis et amitiés ne sont qu'ac-
cointances et familiarités nouees par quelque
occasion ou commodité, par le moïen de la-
quelle nos ames s'entretiennent. En l'amitié
dont il parle, elles se meslent et se confon-
dent l'une et l'aultre d'un meslange si univer-
sel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la
cousture qui les a ioinctes. Si l'on me presse
de direpourquoy ie l'aimois, ie sens que cela
ne se peut exprimer qu'en repondant : Parce
que c'estoit luy, parce que c'estoit moy. Nous
nous cherchions avant de nous estre veus.
Nous nous embrassions par nos noms. Et, à
nostre premiere rencontre, qui fut en une
grande festeet compaignie de ville, nous nous
trouvasmes si prins,si connus,si obligés entre
nous, que rien deslors ne nous fut si proche
que l'un à l'aultre.
► Nos ames ont une liaison si intime en.
28

semble ; elles se sont considerees d'une si ar-


dente affection, et de pareilles affections des-
couvertes iusqu'au fin fond des entrailles
l'une à aultre , que nonseulement ie cog-
noissois la sienne comme la mienne, mais ie
me fusse certainement plus volontiers fié à
luy de moy, qu'à moy. »
Ce n'était pas assurement un homme d'une
trempe ordinaire que celui qui inspirait de
pareils sentiments et une telle estime à l'é-
goïste et sceptique Montaigne. Montaigne
crut ne pouvoir faire de son caractère un
plus grand éloge, qu'en disant « qu'il avoit
une ame moulee au patron des siecles anti-
ques. » Nous dirons, nous, que son génie avait
la prescience de la grandeur moderne. Il a de-
vancé son époque, et il eût pu dire, comme
le marquis de Posa, dans le drame de Schil-
ler : « Je suis un citoyen des siècles à venir. »
Combien il nous apparaît différent de Mon-
taigne, prudent, politique, égoïste, cauteleux ;
libre penseur qui, tout en se moquant des
prêtres, posait cette règle philosophique, que,
pour ne pas choquer les opinions reçues, il
en fallait appeler un à son lit de mort ; libé-
ral, qui bien qu'il avoue que c'est le livre de
la Servitude volontaire qui fût le premier
mobile de son amitié si tendre pour La Boé
-29-

tie, crut cependant, à une époque troublée,


en une mal plaisante saison, comme il le
dit lui-même , devoir atténuer la valeur de
cet ouvrage dont il craignait que la publica-
tion entraînât quelque danger ; au risque de
compromettre la réputation de son ami, ne
craignit pas de le justifier en ces termes :
•Afinque la memoire de l'auteur n'en soit
interessee en l'endroict de ceulx qui n'ont pu
cognoistre de prez ses opinions et ses actions,
ie les advise que ce subiect fut traité par lui
enson enfance, par maniere d'exercice seule-
ment, comme subiect vulgaire et agité en mille
endroicts des livres. » C'est ainsi que Montai-
gne a le premier mis en circulation l'opinion
dont se sont emparé les ennemis des idées
dont La Boétie fut le confesseur et que nous
avons dû réfuter en commençant cette Pré-
face. Il est vrai de dire que Montaigne se hâte
d'ajouter : « le ne fais nul doute qu'il ne
crut ce qu'il escripvoit: car il estoit assez cons-
ciencieux pour ne pas mentir mesme en se
iouant ; et ie sçais dadvantage que s'il eust eu à
choisir, il eust mieulxaymé estrenay à Venise
qu'à Sarlat. » « Et avec raison, » dit Montai-
gne, qui, en dépit de sa prudence, s'associe
ainsi à cette protestation républicaine.
Il faut savoir gré à Montaigne de ce dévou
-
30 -

ment; et on peut voir par ce trait que si c'est


une nature timide, et plus indifférente et
sceptique encore que timide peut-être, il n'y
avait pas chez lui l'étoffe vile d'un. apostat.
Du reste, si Montaigne est un peu restéétran-
ger au grand mouvement politique de son
époque, s'il ne s'y est guère associé,du moins,
que par son amitié à toute épreuve pour La
Boétie, il ne faut pas méconnaître qu'il a af-
firmé un des premiers et contribué à pro-
pager plus qu'aucun autre le sentiment de
l'égalité humaine et sociale. Ses Essais ne
sont autre chose, en somme, qu'un livre qui,
par le doute et la plaisanterie, s'attaque à
beaucoup de superstitions religieuses, philo-
sophiques, sociales et même politiques, sa-
crées jusque-là. A ce point de vue, Montai-
gne a été le précurseur de Voltaire, et comme
lui undes préparateurs les plus actifs de la ré-
volution. Avant de fonder, il faut détruire, et
c'est à quoi se sont employés ces deux puis-
sants railleurs qui se sont si profondément
inspirés, par leur style et la tournure de leur
esprit, du génie de notre nation. En somme,
n'a-t-il pas lui-même révélé son but et lefond
intime de sa pensée par cette conclusion hu-
moristique que lui-même donne aux Essais :
Si avons nous beau monter sur des eschas
-
31

ses, car sur des eschasses encore faut il mar-


cher sur nos iambes, et au plus eslevé trosne
du monde, si (encore) ne sommes nous assis
que sur nostre cul.>>>
Nous nous souvenons, dans la Préface d'une
édition des Essais, faite avant la Révolution,
avoir vu relevée par un critique délicat, qui
n'était frappé que de l'inconvenance du lan-
gage, cette phrase comme choquante , et
l'avoir vue signalée comme une des imper-
fections qui déparent l'ouvrage de Montaigne.
On comprend combien une société qui en-
fantait de pareils commentateurs était peu
faite pour comprendre et apprécier La Boé-
tie ; et il n'y a pas lieu de s'étonner de l'ou-
bli dans lequel il est resté si longtemps en-
foui.
Nous l'avons dit, il appartenait à notre épo-
que de rétablir cette mâle et austère figure
de patriote démocrate. Et, pour notre pro-
pre compte, nous nous estimons heureux
d'avoir pu contribuer, pour notre faible part,
à cette œuvre de restitution et de répa-
ration.
VERMOREL
DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE

D'avoir plusieurs seigneurs aulcun bien ie ne veoy:


Qu'un sans plus soit le maistre, et qu'un seul soit le roy,

ce dict Ulysse en Homere 1, parlant en pu-


blic. S'il n'eust dict, sinon
D'avoir plusieurs seigneurs aulcun bien ie ne veoy :

cela estoit tant bien dict que rien plus : mais,


au lieu que, pour parler avecques raison, il
falloit dire que la domination de plusieurs ne
pouvoit estre bonne , puis que la puissance
d'un seul, deslors qu'il prend ce tiltre de
maistre, est dure et desraisonnable , il est
allé adiouster, tout au rebours,
Qu'un sans plus soit le maistre, et qu'un seul soit leroy.

1 Iliade. 1. II, v. 204, 205.


LA BOÉTIE.
-

34-
Toutesfois, à l'adventure, il faut excuser
Ulysse, auquel possible lors il estoit besoing
d'user de ce langaige, et de s'en servir pour
appaiser la revolte de l'armee ; conformant,
ie croys , son propos plus au temps qu'à
la verité. Mais à parler à bon escient, c'est un
extreme malheur d'estre subiect à un maistre,
duquel on ne peult estre iamais asseuré qu'il
soit bon, puisqu'il est tousiours en sa puis-
sance d'estre maulvais quand il vouldra : et
d'avoir plusieurs maistres, c'est autant que
d'avoir autant de fois à estre extremement
malheureux. Si ne veulx ie pas, pour cette
heure, debattre cette question tant pourme-
nee, à sçavoir : « Si les aultres façons de re-
publicques sont meilleures que la monar-
chie. » A quoy si ie voulois venir, encores
vouldrois ie sçavoir, avant que mettre en
doubte quel reng la monarchie doibt avoir
entre les republicques, si elle y en doibt avoir
aulcun ; pource qu'il est malaysé de croire
qu'il y ayt rien de public en ce gouverne-
ment, où tout est à un. Mais cette question
est reservee pour un aultre temps, et deman-
deroit bien son traicté à part, ou plustost
ameineroit quand et soy toutes les disputes
politiques.
Pour ce coup, le ne vouldrois sinon enten
-
35 -

dre, s'il est possible, et comme il se peult


faire, que tant d'hommes, tant de bourgs,
tant devilles, tant de nations, endurent quel-
quesfois un tyran seul, qui n'a puissance que
celle qu'onluy donne; qui n'a pouvoir de leur
nuire, sinon de tant qu'ils ont vouloir de l'en-
durer; qui ne sçauroit leur faire mal aulcun,
sinon lors qu'ils ayment mieulx le souffrir que
luy contredire. Grand'chose, certes, et toutes-
fois si commune, qu'il s'en fault de tant plus
douloir, et moins esbahir, de veoir un million
de millions d'hommes servir miserablement,
ayants le col soubs le ioug, non pas con-
traincts par une plus grande force, mais aul-
cunement (ce semble) enchantez et charmez
par le seul nom d'un, duquel ils ne doibvent
nycraindre la puissance, puis qu'il est seul,
ny aymer les qualitez, puis qu'il est, en leur
endroict, inhumain et sauvaige. La foiblesse
d'entre nous hommes est telle : Il fault sou-
vent que nous obeïssions à la force; il est be-
soing de temporiser : on ne peult pas tous-
iours estre le plus fort. Doncques, si une na-
tion est contraincte par la force de la guerre
de servir à un, comme la cité d'Athenes aux
trente tyrans, il ne se faultpas esbahir qu'elle
serve, mais se plaindre de l'accident ; ou bien
plustost ne s'esbahir, ny ne s'en plaindre,
-
36 -

mais porter le mal patiemment, et se reser-


ver à l'advenir à meilleure fortune.
Nostre nature est ainsy, que les communs
debvoirs de l'amitié emportent une bonne
partie de nostre vie ; il est raisonnable d'ay-
mer la vertu, d'estimer les beaulx faicts, de
cognoistre le bien d'où l'on l'a receu, et di-
minuer souvent de nostre ayse, pour aug-
menter l'honneur et advantaige de celuy qu'on
ayme, et qui le merite : Ainsy doncques, si
les habitants d'un païs ont trouvé quelque
grand personnaige qui leur ayt monstré par
espreuve une grande prevoyance pour les
garder, grande hardiesse pour les deffendre,
un grand soing pour les gouverner ; si , de là
en avant, ils s'apprivoysent de luy obeïr, et
s'en fier tant que luy donner quelques ad-
vantaiges, ie ne sçais si ce seroit sagesse.
de tant qu'on l'oste de là où il faisoit bien,
pour l'advancer en lieu où il pourra mal
faire : mais, certes, si ne pourroit-il faillir
d'y avoir de la bonté, de ne craindre poinct
mal de celuy duquel on n'a receu que bien.
Mais, o bon Dieu ! que peut estre cela?com-
nent dirons-nous que cela s'appelle? quel
malheur est cestuy là? ou quel vice? ou plus-
tost quel malheureux vice? veoir un nombre
infiny, non pas obeïr, mais servir : non pas
-

37-

estregouvernez, mais tyrannisez; n'ayants ny


biens, ny parents, ny enfants, ny leur vie
mesme, qui soit à eulx ! Souffrir les pilleries,
les paillardises, les cruaultez, non pas d'une
armee, non pas d'un camp barbare contre le-
quel il fauldroit despendre son sang et sa vie
devant ; mais d'un seul ! non pas d'un Hercu-
les, ne d'un Samson ; mais d'un seul hom-
meau, et le plus souvent du plus lasche et fe-
menin de la nation ; non pas accoustumé à la
pouldre des batailles, mais encores à grand'
peine au sable des tournois ; non pas qui
puisse par force commander aux hommes,
mais tout empesché de servir vilement à la
noindre femmelette ! Appellerons nous cela
lascheté? Dirons-nous que ceulx là qui ser-
vent, soyent couards et recreus ? Si deux, si
trois, si quatre ne se deffendent d'un, cela
est estrange, mais toutesfois possible ; bien
pourra l'on dire lors, à bon droict, que c'est
faulte de cœur : mais si cent, si mille en-
durent d'un seul, ne dira l'on pas qu'ils ne
veulent poinct, non qu'ils n'osent pas se
prendre à luy, et que c'est, non couardise,
mais plustost mespris et desdaing. Si l'on
veoid, non pas cent, non pas mille hommes,
mais cent païs, mille villes, un million d'hom-
mes, n'assaillir pas un seul,duquel le mieulx
-
38 -

traicté de touts en receoit ce mal d'estre serf


et esclave, comment pourrions nous nommer
cela? est ce lascheté ?
Or, il y a en touts vices naturellement quel-
que borne, oultre laquelle ils ne peuvent
passer: deux peuvent craindre un, et pos-
sible dix ; mais mille, mais un million, mais
mille villes, si elles ne se deffendent d'un, cela
n'est pas couardise,elle ne va poinct iusques
là; non plus que la vaillance ne s'estend pas
qu'un seul eschelle une forteresse, qu'il as-
saille une armee, qu'il conquiere un roïaume.
Doncques quel monstre de vice est cecy, qui
⚫ne merite pas encore le tiltre de couardise?
qui ne treuvede nom assez vilain, quenature
desadvoue avoir faict, et la langue refuse de
lenommer?
Qu'on mette d'un costé cinquante mille
hommes enarmes; d'un aultre, autant; qu'on
les renge en battaille; qu'ils viennent à se
ioindre, les uns libres combattants pour leur
franchise, les aultres pour la leur oster : aux-
quels promettraon par coniecture la victoire ?
lesquels pensera on qui plus gaillardement
front au combat, ou ceulx qui esperent pour
guerdon de leur peine l'entretenement de
leur liberté, ou ceulx qui ne peuvent atten-
dre loyer des coups qu'ils donnent ou qu'ils
-
39-

receoivent, que la servitude d'aultruy? Les)


uns ont tousiours devant leurs yeulx le bon
heur de leur vie passee, l'attente de pareille
ayse à l'advenir ; il ne leur souvient pas
tant de ce qu'ils endurent ce peu de temps
que dure une battaille, comme de ce qu'il
conviendra à iamais endurer à eulx, à leurs
enfants et à toute la posterité : Les aultres
n'ont rien qui les enhardisse, qu'une petite
poincte de convoitise qui se rebouche soub-
daincontre le dangier, et qui ne peult estre
si' ardente qu'elle ne se doibve et semble es

teindre par la moindre goutte de sang qui
sorte de leurs playes. Aux battailles tantre
nommees de Miltiade, de Leonide, de Themis-
tocles, qui ont esté donnees deux mille ans a,
et vivent encores auiourd'huy aussi fresches
en la memoire des livres et des hommes,
comme si c'eust esté l'aultre hier qu'elles
feurent donnees en Grece, pour le bien de
Grece et pour l'exemple de tout le monde;
qu'est ce qu'on pense qui donna à si petit
nombre de gents, comme estoient les Grecs,
non le pouvoir, mais le cœur de soubstenir
la forcede tant de navires, que la mer mesme
enestoit changee; de desfaire tant de nations,
qui estoient en si grand nombre que l'esqua-
dron des Grecs n'eust fourny, s'il eust fallu,
-
40 -

des capitaines aux armees des ennemis ? Si


non qu'il semble qu'en ces glorieux jours là
ce n'estoit pas tant la battaille des Grecs
contre les Perses, comme la victoire de la
liberté sur la domination, et de la franchise
sur la convoitise.
C'est chose estrange d'ouïr parler de la
vaillance que la liberté met dans le cœur de
ceulx qui la deffendent ; mais ce qui se faict
en touts païs, par touts les hommes, touts
les iours, qu'un homme seul mastine cent
mille villes, et les prive de leur liberté ; qui
le croiroit, s'il ne faisoit que l'ouïr dire, et
non le veoir? et, s'il ne se veoyoit qu'en païs
estranges et loingtaines terres, et qu'on le
dist ; qui ne penseroit que cela feust plustost
feinct et controuvé, que non pas veritable?
Encores ce seul tyran, il n'est pas besoing de
le combattre, il n'est pas besoing de s'en def-
fendre; il est de soy mesme desfaict. Mais que
le païs ne consente à la servitude, il ne fault
pas luy rien oster, mais ne luy donner rien ; il
n'est poinct besoing que le païs se mette en
peine de faire rien pour soy, mais qu'il ne se
mette pas en peine de faire rien contre soy.
Ce sont doncques les peuples mesmes qui se
laissent, ou plustost se font gourmander, puis
qu'en cessant de servir ils en seroient quites :
-
41

c'est le peuple qui s'asservit, qui se coupe la


gorge ; qui , ayant le choix d'estre subiect ou
d'estre libre, quite sa franchise, et prend le
ioug; qui consent à son mal, ou plustost le
pourchasse. S'il lui coustoit quelque chose de
recouvrer sa liberté, il ne l'en presseroit
poinct, combien que ce soit ce que l'homme
doibt avoir plus cher que de se remettre en
son droict naturel, et, par maniere de dire, de
beste à revenir à homme ; mais encores ie ne
luy permets poinct qu'il ayme mieulx une ie
ne sçais quelle seureté de vivre à son ayse,
Quoy! si pour avoir la liberté, il ne lui fault
que la desirer ; s'il n'abesoing que d'un sim-
ple vouloir, se trouvera il nation au monde qui
festime trop chere, la pouvant gaigner d'un
seul souhaict ? et qui plaigne sa volonté à re-
couvrer le bien lequel on debvroit racheter
au prix de son sang? et lequel perdu, touts
les gents d'honneur doibvent estimer la vie
desplaisante et la mort salutaire? Certes,
tout ainsi comme le feu d'une petite estin-
celle devient grand, et tousiours se renforce,
et plus il trouve de bois, et plus est prest
d'en brusler; et, sans qu'on y mette de l'eau
pour l'esteindre, seulement en n'y mettant
plus de bois, n'ayant plus que consumer, il
se consume soy mesme, et devient sans forme
42

aulcune et n'est plus feu : pareillement les


tyrans, plus ils pillent, plus ils exigent, plus
ils ruynent et destruisent , plus on leur
baille, plus on les sert ; d'autant plus ils se
fortifient, deviennent tousiours plus forts et
plus frez pour aneantir et destruire tout; et,
si onne leur baille rien, si on ne leur obeït
poinct, sans combattre, sans frapper, ils de-
meurent nuds et desfaicts, et ne sont plus
rien,sinonquecomme la racine, n'ayant plus
d'humeur et aliment, devient une branche
seiche et morte.
Les hardis, pour acquerir le bien qu'ils de
mandent, ne craignent poinct le dangier; les
advisez ne refusent poinct la peine: les lasches
et engourdis ne sçavent ny endurer le mal,
ny recouvrer le bien ; ils s'arrestent en cela
de le souhaicter,et la vertu d'y pretendre leur
est ostee par leur lascheté; le desir de l'avoir
leur demeure par la nature. Ce desir, cette
volonté, est commune aux sages et aux indis-
crets, aux courageux et aux couards, pour
souhaicter toutes choses qui, estant acquises,
les rendroient heureux et contents : une seule
en esta dire, en laquelle ie ne sçais comme
nature default aux hommes pour la desirer :
c'est la liberté, qui est toutesfois un bien si
grand et si plaisant, que, elle perdue, touts
43 -

les maulx viennent à la file , et les biens


mesmes qui demeurent aprez elles perdent
entierement leur goust et leur saveur, cor-
rompus par la servitude : la seule liberté, les
hommes ne la desirent poinct, non pas pour
aultre raison, ce me semble, si non pource
que, s'ils la desiroient, ils l'auroient; comme
s'ils refusoient faire ce bel acquest, seulement
parce qu'il est trop aysé.
Pauvres gents et miserables,peuples insen-
sez, nations opiniastres en vostre mal, et
aveugles en vostre bien, vous vous laissez
emporter devant vous le plus beau et le plus
clair de vostre revenu, piller vos champs,
voler vos maisons, et les despouiller des meu-
bles anciens et paternels ! Vous vivez de
sorte que vous pouvez dire que rien n'est à
vous ; et sembleroit que meshuy ce vous se-
roit grand heur, de tenir à moitié vos biens,
vos familles et vos vies; et tout ce degast, ce
malheur, cette ruyne, vous vient, non pas des
ennemys, mais bien certes de l'ennemy et de
celuy que vous faictes si grand qu'il est, pour
lequel vous allez si courageusement à la
guerre, par la grandeur duquel vous ne re-
fusez poinct de presenter à la mort vos per-
sonnes. Celui qui vous maistrise tant, n'a que
deux yeulx, n'a que deux mains, n'a qu'ur
-
44-

corps, etn'a aultre chose que ce qu'a le moin-


dre homme du grand nombre infiny de vos
villes ; si non qu'il a plus que vous touts, c'est
l'advantaige que vous luy faictes pour vous
destruire. D'où il a prins tant d'yeulx d'où
vous espie il, si vous ne les luy donnez ?
Comment a il tant de mains pour vous frap-
per, s'il ne les prend de vous ? Les pieds dont
il foule vos citez, d'où les a il, s'ils ne sont des
vostres ? Comment a il aulcun pouvoir sur
vous, que par vous aultres mesmes ? Comment
vous oseroit il courir sus, s'il n'avoit intelli-
gence avecques vous? Que vous pourroit il
faire, si vous n'estiez receleurs du larron qui
vous pille, complices du meurtrier qui vous
tue, et traistres de vous mesmes ? Vous semez
vos fruicts, & fin qu'il en face le desgast ;
vous meublez et vous remplissez vos maisons,
pour fournir à ses voleries; vous nourrissez
vos filles, à fin qu'il ayt de quoy saouler sa
luxure ; vous nourrissez vos enfants, à fin qu'il
les mene, pour le mieulx qu'il face, en ses
guer es, qu'il les mene à la boucherie,qu'illes
face les ministres de ses convoitises, les
executeurs de ses vengeances ; vous rompez à
la peine vos personnes, àfin qu'il se puisse
mignarder en ses delices, et se veautrer dans
les sales et vilains plaisirs : vous vous affoi-
45-

blissez, à fin de le faire plus fort et roide à


vous tenir plus courte la bride; et de tant
d'indignitez, que les bestes mesmes ou ne sen-
tiroientpoinct, ou n'endureroient poinct, vous
pouvez vous en delivrer, si vous essayez,
non pas de vous en delivrer, mais seulement
de le vouloir faire. Soyez resolus de ne ser-
vir plus, et vous voylà libres. Ie ne veulx pas
que vous le poulsiez, ny le bransliez ; mais
seulement ne le substenez plus; et vous le
verrez, comme un grand colosse à qui on a
desrobbé la base, de son poids mesme fondre
en bas, et se rompre.
Mais, certes, les medecins conseillent bien
de ne mettre pas la main aux playes incura-
bles; et ie ne fais pas sagement de vouloir en
cecy conseiller le peuple qui a perdu, long
temps il y a, toute cognoissance, et duquel,
puis qu'il ne sent plus son mal, cela seul mons-
tre assez que sa maladie est mortelle : Cher-
chons doncques par coniectures, si nous en
pouvons treuver, comme s'est ainsy si avant
enracinee cette opiniastre volonté de servir,
qu'il semble maintenant que l'amour mesme
de la liberté ne soit pas si naturelle.
Premierement, cela est, comme ie crois,
hors de nostre doubte, que, si nous vivions
avecques les droicts que nature nous a don
46-

nez et les enseignements qu'elle nous ap-


prend, nous serions naturellement obeïssants
aux parents, subiects à la raison, et serfs de
personne. De l'obeïssance que chascun, sans
aultre advertissement que de son naturel,
porte à ses pere et mere, touts les hommes
en sonttesmoings, chascun en soy et pour
soy
'; De laraison, si elle naist avecques nous,
ou non, qui est une question debattue au
fond par les academiques et touchee par
toute l'eschole des philosophes ; pour cette
heure, ie ne penserois poinct faillir en croyant
qu'il y a en nostre ame quelque naturelle se-
mence de raison, qui, entretenue par bon
conseil et coustume, fleurit en vertu, et au
contraire, souvent ne pouvant durer contre
les vices survenus, estouffee s'avorte. Mais,
certes, s'il y a rien de clair et d'apparent en
la nature, et en quoy il ne soit pas permis de
faire l'aveugle, c'est cela. Que nature, le mi-
nistre de Dieu et la gouvernante des hommes,
nous a touts faicts de mesme forme, et comme
il semble, à mesme moule, à fin de nous en-
trecognoistre touts pour compaignons , ou
plustost frères; et si, faisant les partaigesdes
presents qu'elle nous donnoit , elle a faict
quelques advantaiges de son bien, soit a
corps ou à l'esprit , aux uns plus qu'aux
47 -

aultres , si n'a elle pourtant entendu nous


mettre en ce monde comme dans un camp
clos, et n'a pas envoyé icy bas les plus forts
et plus advisez, comme des brigands armez
dans une forest, pour y gourmander les plus
foibles; mais plustost faut il croire que, fai-
sant ainsin aux uns les parts plus grandes, et
aux aultres plus petites, elle vouloit faire
place à la fraternelle affection, à fin qu'elle
eust où s'employer, ayants les uns puissance
de donner ayde, et les aultres besoing d'en
receveoir.
Puis doncques que cette bonne mere nous
adonné à touts figurez en mesme paste, à
finque chascun se peust mirer et quasi re-
cognoistre l'un dans l'aultre; si elle nous a à
touts en commun donné ce grand present de
lavoix et de la parole,pour nous accointer et
fraterniser dadvantaige, et faire, par la cous-
tume et mutuelle declaration de nos pensees,
une communion de nos volontez ; et si elle a
tasché par touts moïens de serrer et estreindre
plus fort le nœud denotre alliance et societé;
si elle a monstré, en toutes choses, qu'elle ne
vouloit tant nous faire touts unis, que touts
uns : il ne fault pas faire doubte que nous ne
soyons touts compaignons; et ne peult tumber
enl'entendement de personne que nature ayt
-
48 -

mis aulcuns en servitude, nous ayant touts


mis en compaignie.
Mais, à la verité, c'est bien pour neant de
debattre si la liberté est naturelle, puis qu'on
peult tenir aulcun en servitude sans luy faire
tort, et qu'il n'y a rien au monde si contraire
à la nature (estant toute raisonnable) que
l'iniure. Reste doncques de dire que la liberté
est naturelle, et par mesme moïen, à mon
advis, que nous ne sommes pas seulement
nays en possession de nostre franchise, mais
aussi avecques affection de la deffendre. Or,
si, d'adventure, nous faisons quelque doubte
en cela, et sommes tout abbastardis que ne
puissions recognoistre nos biens ny sembla-
blement nos naïfves affections, il fauldra que
ie vous face l'honneur qui vous appartient, et
que ie monte, par maniere de dire, les bestes
brutes en chaire, pour vous enseigner vostre
natureet condition. Les bestes(ce m'aid' Dieu!),
si les hommes ne font trop les sourds, leur
crient : VIVE LIBERTÉ ! Plusieurs y a d'entr'el-
les, qui meurent sitost qu'elles sont prinses :
comme le poisson qui perd la vie aussitost
que l'eau ; pareillement celles là quittent la
lumiere, et ne veulent poinct survivre à leur
naturelle franchise. Si les animaulx avoient
entre eulx leurs rengs et preeminences ,
1

-
49 -

ils feroient, a mon advis, de liberte leur


noblesse. Les aultres, des plus grandes ius-
ques aux plus petites, lors qu'on les prend,
font si grande resistance d'ongles, de cornes,
de piés, de bec, qu'elles declarent assez com-
bien elles tiennent cher ce qu'elles perdent ;
puis estant prinses, nous donnent tant de
signes apparents de la cognoissance qu'elles
ont de leur malheur, qu'il est bel à veoir,
que d'ores en là ce leur est plus languir que
vivre, et qu'elles continuent leur vie, plus
pour plaindre leur ayse perdu que pour se
plaire en servitude. Que veult dire aultre chose
l'elephant qui, s'estant deffendu iusques à n'en
pouvoir plus, n'y veoyant plus d'ordre, estant
sar le poinct d'estre prins , il enfonce ses
maschoires, et casse ses dents contre les ar-
bres; si non que le grand desir qu'il a de de-
meurer libre, comme il est nay, lui faict de
l'esprit, et l'advise de marchander avecques
les chasseurs, si, pour le pris de ses dents, il
en sera quite, et s'il sera receu à bailler son
yvoire et payer cette rençon pour sa liberté ?
Nous appastons le cheval deslors qu'il est nay,
pour l'apprivoiser à servir; et si ne le sçavons
nous tant flatter, que quand ce vient à le
domter, il ne morde le frein, qu'il ne rue
contre l'esperon, comme. ce semble, pour
50

monstrer à la nature, et tesmoigner au moins


par là, que s'il sert, ce n'est pas de son gré,
mais par nostre contraincte. Que fault ildone-
quesdire?

Mesmes les bœufs sous le poids du ioug geignent,


Et les oyseaulx dans la cage se plaignent,

commei'ay dict ailleurs aultresfois,passant le


temps à nos rimes françoises : carie ne crain-
drois poinct, escrivant à toi, Ô Longa, mes-
ler de mes vers, desquels ie ne lis iamais,
que, pour le semblant que tu fais det'en con-
tenter, tu nem'en faces glorieux. Ainsy donce-
ques, puis que toutes choses qui ont senti-
ment deslors qu'elles l'ont, sentent le mal de
la subiection, et courent aprez la liberté ;
puis que les bestes, qui encores sont faictes
par le venin de l'homme , ne se peuvent ac-
coustumer à servir qu'avecques protestation
d'undesir contraire : quel malencontre aesté
cela, qui a peu tant desnaturer l'homme,seul
nay, de vray , pour vivre franchement, de
luy faire perdre da souvenance de son pre-
mier estre et le desir de le reprendre ?
Ily a trois sortes de tyrans (ie parledes
meschants princes) : les uns ont le roïaume
par l'eslection du peuple; les aultres, par la
forcedes armes : les aultres, par la succession
51 -

de leur race. Ceulx qui l'ont acquis par le


droict de la guerre, ils s'y portent ainsy,
qu'on cognoist bien qu'ils sont, comme on
dict, en terre de conqueste. Ceulx qui nais
sent roys, ne sont pas communeement gueres
meilleurs; ains estants nays et nourris dans
le sang de latyrannie, tirent avecques le laict
lanature du tyran, et font estat des peuples
qui sont soubs eulx, comme de leurs serfs
hereditaires ; et, selon la complexion en la-
quelle ils sont plus enclins, avares ou pro-
digues, tels qu'ils sont, ils font du roïaume
commede leur heritaige. Celuyà qui le peu-
ple a donné l'estat, debvroit,estre, ce me
semble, plus supportable ; et le seroit, comme
ie crois, n'estoit que deslors qu'il se veoid
eslevé par dessus les aultres en ce lieu, flaté
par ie ne sçais quoy que l'on appelle la gran-
deur, il delibere de n'en bouger poinct: com-
mencement, celuy là faict estat de la puis-
sance que le peuple lui a baillee, de la rendre
à ses enfants: or, deslors que ceulx là ont
prins cette opinion, c'est chose estrange de
combien ils passent, entoutes sortes de vices,
etmesme en la cruaulté, les aultres tyrans:
ils ne veoyent aultre moïen, pour asseurer la
nouvelle tyrannie, que d'estendre fort la ser-
vitude, et estranger tant les subiects de la
52-
liberté , encores que la memoire en soit
fresche, qu'ils la leur puissent faire perdre.
Ainsy, pour en dire la verité, ie veois bien
qu'il y a entre eulx quelque difference ; mais
de chois, ce n'en veois poinct ; et, estants les
moïens de venir aux regnes divers, tousiours
la façon de regner est quasi semblable : Les
esleus, comme s'ils avoient prins des taureaux
à domter, les traictent ainsy : Les conque-
rants pensent en avoir droict, comme de leur
proye : Les successeurs, d'en faire ainsy que
de leurs naturels esclaves.
Mais à propos, si d'adventure il naissoit au-
fourd'huy quelques gents, touts neufs, non
accoustumez à la subiection, ny affriandez à
la liberté, et qu'ils ne sceussent que c'est ny
de l'une, ny de l'aultre, ny à grand'peine des
noms ; si on leur presentoit, ou d'estre sub-
jects, ou vivre en liberté, à quoy s'accorde-
roient ils? Il ne fault pas faire difficulté qu'ils
n'aymassent trop mieulx obeïr seulement à la
raison, que servir à un homme; si non pos-
sible que ce feussent ceulx d'Israël, qui, sans
contraincte ny sans aulcun besoing, se fei-
rent un tyran : duquel peuple ie ne lis iamais
l'histoire, que ie n'en aye trop grand despit,
quasi iusques à devenir inhumain pour me
resiouïr de tant de maulx qui leur en advein-
-
53 -

rent. Mais certes touts les hommes, tant qu'ils


ont quelque chose d'homme, devant qu'ils se
laissent assubiectir, il fault l'un des deux, ou
qu'ils soient contraincts, ou deceus : Con-
traincts par les armes estrangieres, comme
Sparte et Athenes par les forces d'Alexandre,
ou par les factions, ainsy que la seigneurie
d'Athenes estoit devant venue entre les mains
de Pisistrat : Par tromperie perdent ils sou-
vent la liberté ; et, en ce, ils ne sont pas si
souvent seduicts par aultruy comme ils
sont trompez par eulx mesmes : ainsy le
peuple de Syracuses, la maistresse ville de
Sicile, qui s'appelle auiourd'huy Saragosse
(Saragusa) , estant pressé par les guerres,
inconsidereement ne mettant ordre qu'au
dangier , esleva Denys le premier; et luy
donna charge de la conduicte de l'armee ; et
ne se donna garde qu'elle l'eust faict si grand,
que cette bonne piece là, revenant victorieux,
comme s'il n'eust pas vaincu ses ennemis,
mais ses citoyens, se faict de capitaine, roy, et
de roy, tyran.
Il n'est pas croyable, comme le peuple,
deslors qu'il est assubiecty, tumbe soubdain
en un tel et si profond oubly de la franchise,
qu'il n'est pas possible qu'il s'esveille pour la
r'avoir, servant si franchement et tant volon
tiers, qu'on diroit, à le veoir, qu'il a non pas
perdu sa liberté, mais sa servitude. Il est
vray qu'au commencement l'on s'est con-
trainct, et vaincu par la force: mais ceulx qui
viennent aprez, n'ayants iamais veu la liberté,
et ne sachants que c'est, servent sans regret,
et font volontiers ce que leurs devanciers
avoient faict par contraincte. C'est cela, que
les hommes naissent soubs le ioug; et puis,
nourris et eslevez dans le servage, sans regar-
der plus avant, se contentants de vivre
comme ils sont nays, et ne pensants poinct
avoir d'aultre droict ny aultre bien que се
qu'ils ont treuvé, ils prennent pour leur na-
ture l'estat de leur naissance. Et toutesfois il
n'est poinct d'heritier si prodigue et noncha-
lant, qui quelquesfois ne passe les yeulx dans
ses registres, pour entendre s'il iouït de touts
les droicts de sa succession, ou si l'on n'a
rien entreprins sur luy, on son predecesseur.
Mais certes la coustume, qui a, en toutes cho-
ses, grand pouvoir sur nous, n'a en aulcun
endroict si grande vertu qu'en cecy, de nous
enseigner à servir, et (comme l'on dict que
Mithridate se feit ordinaire à boire le poison)
pour nous apprendre à avaller et ne trouver
pas amer le venin de la servitude..
L'on ne peult pas nier que la nature n'ayt
55

en nous bonne part pour noustirer là où elle


veult, et nous fairedire ou bienou malnays:
maissi fault il confesser qu'elle aennous moins
depouvoir que la coustume ; pource quelena-
turel, pour bon qu'il soit, se perd s'il n'est en-
tretenu ; et la nourriture nous faict tousiours
desa façon, comment que ce soit, malgréla
nature. Les semences de bien que la nature
met en nous sont si menues et glissantes,
qu'elles n'endurent pas le moindre heurt de
lanourriture contraire; elles ne s'entretien-
nent pas plus ayseement, qu'elles s'abbastar-
dissent, se fondent, et viennent en rien : ne
plus ne moins que les fruictiers, qui ont bien
touts quelque naturel à part, lequel ils gar-
dent bien si on les laisse venir ; mais ils le
laissentaussytost, pour porter d'aultres fruicts
estrangiers et non les leurs, selon qu'on les
ente: Les herbes ont chascune leur pro-
prieté, leur naturel et singularité; mais tou-
tesfois le gel, le temps, le terrouër ou la
maindu iardinier, ou adioustent, ou diminuent
beaucoup de leur vertu : la plante qu'on a
veue en un endroict, on est aineurs empesché
de la recognoistre. Qui verroit les Venitiens,
unepoignée de gents vivants si librement, que
le plus meschant d'entre eulx ne vouldroit
pas estre roy; et touts, ainsy nays et nourris,
-
56

qu'ils ne cognoissent poinct d'aultre ambition,


si non à qui mieulx advisera à soigneusement
entretenir leur liberté : ainsin apprins et
faicts dez le berceau , ils ne prendroient
poinct tout le reste des felicitez de la terre,
pour perdre le moindre poinct de leur fran-
chise : Qui aura veu, dis ie, ces personnaiges
là, et au partir de là s'en ira aux terres de
celuyque nous appellons le Grand Seigneur ;
veoyant là des gents qui ne veulent estre
nays que pour le servir, et qui pour le main-
tenir abbandonnent leur vie, penseroit il que
les aultres, et ceulx là, eussent mesme na-
turel, ou plustost s'il n'estimeroit pas que,
sortant d'une cité d'hommes, il est entré dans
anparc de bestes ? Lycurgue, le policeur de
Sparte, ayant nourry, ce dict on, deux chiens
touts deux freres, touts deux allaictez de
mesme laict , l'un engraissé à la cuisine,
l'aultre accoustumé par les champs au son de
la trompe et du huchet, voulant monstrer au
peuple lacedemonien que les hommes sont tels
que leur nourriture les faict, meit les deux
chiensenplein marché, etentre eulx une soulpe
et un lievre; l'un courut au plat, et l'aultre
au lievre : « Toutesfois, ce dict il, ils sont
fresre. Doncques celuy là , avecques ses
loix et sa police, nourrit et feit si bien les
-57 -

Lacedemoniens, que chascun d'eulx eust eu


plus cher de mourir de mille morts que de
recognoistre aultre seigneur que la loy et le
roy.
le prends plaisir de ramentevoir un propos
que teinrent iadis les favoris de Xerxes, le
grand roy de Perse, touchant les Spartiates.
Quand Xerxes faisoit les appareils de sa
grande armee pour conquerir la Grece, il en-
voya ses ambassadeurs par les citez gregeoi-
ses, demander de l'eau et de la terre : c'estoit
la façon que les Perses avoient de sommer les
villes. A Sparte ny à Athenes n'envoya il
poinct, pource que de ceux que Daire (Darius)
son pere y avoit envoyez pour faire pareille
demande, les Spartiates et les Atheniens en
avoient iecté les uns dans les fossez, les aul-
tres ils avoient faict sauter dedans un puits,
leur disants qu'ils prinssent là hardiment de
l'eau et de la terre, pour porter à leur prince :
ces gents ne pouvoient souffrir que, de la
moindre parole seulement, on touchast à leur
liberté. Pour en avoir ainsin usé, les Spartia-
tes cogneurent qu'ils avoient encouru la haine
des dieux mesmes, specialement de Talthybie,
dieu des heraults : ils s'adviserent d'envoyer
àXerxes, pour les appaiser, deux de leurs ci-
toyens, pour se presenter à luy, qu'il feis
58 -

d'eulx à sa guise, et se payast de là par les


ambassadeurs qu'ils avoient tuez à son pere.
Deux Spartiates, l'un nommé Specte (Sper-
thies), l'aultre Bulis, s'offrirent de leur gré
pour aller faire ce payement. lis y allerent;
et en chemin ils arriverent au palais d'un
Perse que on appelloit Gidarne (Hydarnès),
qui estoit lieutenant du roy en toutes les
villes d'Asie qui sont sur les costes de la mer.
Il les recueillit fort honnorablement ; et, après
plusieurs propos tumbants de l'un en l'aul-
tre, il leur demanda pour quoy ils refu-
soient tant l'amitié du roy : « Croyez, dict
il, Spartiates, et cognoissez par moy comment
le roy sçait honorer ceulx qui le valent, et
pensez que si vous estiez à luy, il vous seroit
demesme : si vous estiez à luy, et qu'il vous
eust cogneus, il n'y a celuy d'entre vous qui
ne feust seigneur d'une ville de Grece. -
En
cecy, Gidarne, tu ne nous sçaurois donner
bonconseil, dirent les Lacedemonic.as, pour-
ce que le bien que tu nous promets, tu l'as
essayé; mais celuy dont nous iouïssons, tu
ne sçais ce que c'est : tu as esprouvé la fa-
veur du roy ; mais la liberté , quel goust elle
a, combien elle est doulce, tu n'en sçais rien.
Or, si tu en avois tasté toy mesme, tu nous
conseillerois de la deffendre , non pas avec-
-
59 -

ques la lance et l'escu, mais avecques les


dents et les ongles. » Le seul Spartiate disoit
ce qu'il falloit dire : mais certes l'un et l'aul-
tre disoient comme ils avoient esté nourris ;
car il ne se pouvoit faire que le Perse eust
regret à la liberté, ne l'ayant iamais eue ; my
que le Lacedemonien endurast la subiection,
ayant gousté la franchise.
Caton l'Utican, estant encores enfant, et
soubs la verge, alloit et venoit souvent chez
Sylla le dictateur, tant pource qu'à raison du
lieu et maison dont il estoit, on ne luy fer-
moit iamais les portes, qu'aussi ils estoient
proches parents. Il avoit toujours son maistre
quand il y alloit, comme avoient accoustumé
les enfants de bonne part. Il s'apperceut que
dans l'hostel de Sylla, en sa presence et par
soncommandement, onemprisonnoit les uns,
oncondamnoit les aultres; l'un estoit banny,
l'aultre estranglé ; l'un demandoit le confisc
d'un citoyen, et l'aultre la teste : en somme,
tout y alloit, non comme chez un officier de
la ville, mais comme chez un tyran du peu-
ple; et c'estoit, non pas un parquet de ius-
tice, mais une caverne de tyrannie. Le noble
enfant dict à son maistre: «Que ne me don-
nez vous un poignard ? ie le cacheray soubs
ma robbe: i'entre souvent dans la chambre
-60 -

de Sylla avant qu'il soit levé: i'ay le bras as-


sez fort pour en despecher la ville. » Voylà
vrayement une parole appartenante à Caton :
c'estoit un commencement de ce personnaige,
ligne de sa mort. Et, neantmoins qu'on ne
die ne sonnom ne son pays, qu'on conte seu-
lement le faict tel qu'il est ; la chose mesme
parlera, et iugera on, à belle adventure,
qu'il estoit Romain, et nay dedans Rome,
mais dans la vraye Rome, et lorsqu'elle estoit
libre.
A quel propos tout cecy? non pas certes
que i'estime que le païs et le terrouer parfa-
cent rien; car en toutes contrees, en tout
air, est contraire la subiection, et plaisant
d'estre libre : mais parce que ie suis d'advis
qu'on ayt pitié de ceulx qui, en nayssant, se
sont trouvez le ioug au col, et que, ou bien
on les excuse, ou bien qu'on leur pardonne,
si n'ayants iamais veu seulement l'umbre de
la liberté, et n'en estant poinct advertis, ils
ne s'apperceoivent poinct du mal que ce leur
est d'estre esclaves. S'il y a quelque pays
(comme dict Homere des Cimmeriens) où le
soleil se monstre aultrement qu'à nous, et
aprez leur avoir esclairé six mois continuels,
il les laisse sommeillants dans l'obscurité,
sans les venir reveoir de l'aultre demie an-
61 -

nee, ceulx qui naistroient pendantcettelon-


gue nuict, s'ils n'avoient ouy parler de la
clarté, s'esbahiroit on si, n'ayants poinct veu
de iour, ils s'accoustumoient aux tenebres où
ils sont nays, sans desirer la lumiere? On ne
plaind iamais ce qu'on n'a iamais eu, et le
regret ne vient poinct, si non aprez le plai-
sir; et tousiours est, avecques la cognois-
sance du bien, le souvenir de la ioye passee.
Le naturel de l'homme est bien d'estre franc,
et de le vouloir estre ; mais aussy sa nature
est telle que naturellement il tient le ply que
la nourriture luy donne.
Disons doncques, Ainsi qu'à l'homme toutes
choses luy sont naturelles, à quoy il se nour-
rit et accoustume ; mais seulement luy est
naif, à quoy sa nature simple et non alteree
l'appelle : ainsy la premiere raison de la ser-
vitude volontaire, c'est la coustume : Comme
des plus braves courtaults, qui, au commen-
cement, mordent le frein, et puis aprez s'en
iouent, et là où nagueres ils ruoient contre
la selle, ils se portent maintenant dans le
harnois, et touts fiers se gorgiasent sous la
barde. Ils disent qu'ils ont esté tousiours sub-
iects, que leurs peres ont ainsi vescu ; ils
pensent qu'ils sont tenus d'endurer le mors,
et se le font accroire par exemples ; et fon
62

denteulx mesmes, sur lalongueur, laposses-


sion de ceulx qui les tyrannisent ; mais, pour
vray, les ans ne donnent iamais droict de
mal faire, ains agrandissentl'iniure. Tousiours
endemeure il quelques uns, mieulx nays que
les aultres, qui sentent le poids du joug et ne
peuvent tenir dele crouler ; qui nes'apprivoi-
sent iamais de la subiection, et qui tousiours,
comme Ulysse, qui, par mer et par terre,
cherchoit de veoir la fumee de sa case, ne se
sçavent garder d'adviser à leurs naturelspri-
vileges, et de se souvenir des predecesseurs
et de leur premier estre : ce sont volontiers
ceulx là qui, ayants l'entendement net et l'es-
prit clairvoyant, ne se contentent pas, comme
le gros populas, de regarder ce qui est de-
vant leurs pieds, s'ils n'advisent et derriere
et devant, et ne ramenent encore les choses
passees pour iuger de celles du temps adve-
nir, et pour mesurer les presentes : ce sont
ceulx qui ayants la teste, d'eulx mêmes, bien
faicte, l'ont encores polie par l'estude et le
sçavoir : ceulx là, quand la liberté seroit en-
tierement perdue, et toute hors du monde,
l'imaginant et la sentant en leur esprit, et
encores la savourant, la servitude ne leur est
iamais de goust, pour si bien qu'on l'ac-
coustre.
63-

LeGrandTure s'est bien adviséde cela, que


les livres et la doctrine donnent, plus que
toute aultre chose, aux hommes le sens de se
recognoistre et de haïr la tyrannie : i'entends
qu'il n'a en ses terres gueres de plus sçavants
qu'il n'en demande. Or, communeement, le
bon zele et affection de ceulx qui ont gardé
malgré le temps la devotion à la franchise,
pour si grand nombre qu'il y en ayt, en de
meure sans effect pour ne s'entrecognoistre
poinct : la liberté leur est toute ostee, soubs
le tyran, de faire et de parler, et quasi de
penser; ils demeurent touts singuliers en
leurs fantasies : et pourtant Momus ne se
mocqua pas trop, quand il trouva cela à re-
dire en l'homme que Vulcan avoit faict, de
quoy il ne luy avoit mis une petite fenestre
au cœur, à fin que par là l'on peust veoir ses
pensees. L'on a voulu dire que Brute et Casse,
lorsqu'ils feirent l'entreprinse de la delivrance
de Rome, ou plustost de tout le monde, ne
voulurent poinct que Ciceron, ce grand zela-
teur du bien publicque, s'il en feust iamais,
feust de la partie, et estimerent son cœur
trop foible pour un faict si hault : ils se
fioient bien de sa volonté, mais ils ne s'asseu-
roient poinct de son couraige. Et toutesfois
qui vouldra discourir les faicts du temps passé
-64

et les annales anciennes, il s'en trouvera peu,


ou poinct, de ceulx qui, veoyants leur païs
mal mené et en maulvaises mains, ayants en-
treprins d'une bonne intention de le delivrer,
qu'ils n'en soient venus à bout, et que la li-
berté, pour se faire apparoistre, ne se soit
elle mesme faict espaule; Harmode, Aristo-
giton, Thrasybule, Brute le vieux, Valere et
Dion, comme ils ont vertueusement pensé,
l'executerent heureusement : en tel cas ,
quasi iamais à bon vouloir ne default la for-
tune. Brute le ieune et Casse osterent bien
heureusement la servitude : mais en rame-
nant la liberté, ils moururent; non pas mise-
rablement, car quel blasme seroit ce de dire
qu'il n'y ayt rien eu de miserable en ces
gents là, ny en leur mort, ny en leur vie ?
mais certes au grand dommaige et perpetuel
malheur et entiere ruyne de la republicque ;
laquelle certes feut, comme il me semble, en-
terree avecques eulx. Les aultres entreprinses,
qui ont esté faictes depuis contre les aultres
empereurs romains, n'estoient que des coniu-
rations de gents ambitieux, lesquels ne sont
poinct à plaindre des inconvenients qui leur
sont advenus; estant bel à veoir qu'ils desi-
roient, non pas d'oster, mais de ruyner la
couronne, pretendants chasser le tyran et re-
65

tenir la tyrannie. A ceulx là ie ne vouldrois


pas mesme qu'il leur en feust bien succedé ;
et suis content qu'ils ayent monstré, par leur
exemple, qu'il ne fault pas abuser du sainct
nom de la liberté pour faire maulvaise entre-
prinse.
Mais pour revenir à mon propos, lequel
f'avois quasi perdu, la premiere raison pour-
quoy les hommes servent volontiers, est ce
Qu'ils nayssent serfs, et sont nourris tels. De
cette cy en vient une aultre, Que ayseement
les gents deviennent, soubs les tyrans, lasches
et effeminez : dont ie sçais merveilleusement
bon gré à Hippocrates, le grand pere de la
medecine, qui s'en est prins garde, et l'a
ainsy dict en l'un de ses livres qu'il intitule
Des maladies. Ce personnaige avoit certes le
cœur en bon lieu, et le monstra bien alors
que le grand Roy le voulut attirer prez de
luy à forced'offres et grands presents, et luy,
respondit franchement qu'il seroit grand'con-
science de se mesler de guarir les Barbares
qui vouloient tuer les Grecs, et de rien ser-
vir par son art à luy qui entreprenoit d'as-
servir la Grece. La lettre qu'il luy envoya se
veoid encores auiourd'huy parmy ses aultres
œuvres, et tesmoignera, pour iamais, de son
bon cœur et de sa noble nature. Or, il est
3
LA BOÉTIE.
-66 -

doncques certain qu'avecques la liberté tout a


uncoupseperd la vaillance. Lesgents subiects
n'ont poinct d'alaigresse au combast, ny
d'aspreté : ils vont au dangier comme atta-
chez, et touts engourdis, et par maniere
d'acquit ; et ne sentent poinct bouillir dans
le cœur l'ardeur de la franchise qui faict
mespriser le peril, etdonneenvie d'achepter,
par une belle mort entre ses compaignons,
l'honneur de la gloire. Entre les gents libres,
c'est à l'envy, à qui mieulx mieulx, chascun
pour le bien commun, chascun pour soy, là
où ils s'attendent d'avoir toute leur part au
mal de la desfaicte, ou au bien de la vic-
toire : mais les gents assubiectis, oultre ce
couraige guerrier, ils perdent encores en
toutes aultres choses la vivacité, et ont le
cœur bas et mol, et sont incapables de tou-
tes choses grandes. Les tyrans cognoissent
bien cela; et veoyants que ils prennent ce
ply, pour les faire mieulx avachir encores,
leur y aident ils.
Xenophon, historien grave, et du premier
reng entre les Grecs, a faict un livret (1' έρων
* Τυραννικός, Hieron, ou Portrait de la con-
dition des rois), auquel il faict parler Simo-
nide avecques Hieron, le roy de Syracuses,
des miseres du tyran. Ce livret est plein de
-
67 -

bonnes et graves remonstrances, et qui ont


aussy bonne grace,à mon advis, qu'il est pos-
sible. Que pleust à Dieu, que touts les tyrans
qui ont iamais esté, l'eussent mis devant les
yeulx, et s'en feussent servis de mirouër ! ie
ne puis pas croire qu'ils n'eussent recogneu
leurs verrues, et eu quelque honte de leurs
taches. En ce traicté ilconte la peine en quoy
sont les tyrans, qui sont contraincts, faisants
mal à touts, se craindre de touts. Entre aul-
tres choses il dict cela, que les maulvais roys
se servent d'estrangiers à la guerre, et les
souldoient, ne s'osants fier de mettre à leurs
gents, auxquels ils ont faict tort, les armes en
la main. Il y a eu de bons roys qui ont
bien eu à leur solde des nations estranges,
comme des Françoys mesmes, et plus encores
d'aultres fois qu'auiourd'huy, mais à une aul-
tre intention : pour garder les leurs , n'esti-
mants rien de dommaige de l'argent pour es-
pargner les hommes. C'est ce que disoit Sci-
pion (ce crois ie le grand Afriquain), qu'il
aymeroit mieulx avoir sauvé la vie à un ci-
toïen, que desfaict cent ennemys. Mais, cer-
tes, cela est bien asseuré, que le tyran ne
pense iamais que sa puissance luy soit asseu-
ree, si non quand il est venu à ce poinct qu'il
n'a soubs luy homme qui vaille : doncques à
68

bon droict luy dira on cela, que Thrason, en


Terence, se vante avoir reproché au maistre
des elephants,
Pour cela si brave vous estes,
Que vous avez charge des bestes.

Mais cette ruse des tyrans, d'abestir leurs


subiects, ne se peult cognoistre plus claire-
ment que par ce que Cyrus feit aux Lydiens,
aprez qu'ilse feut emparé de Sardes, la maîs-
tresse ville de Lydie, et qu'il eut prins à mercy
Cresus, ce tant riche roy, et l'eut emmené
captif quand et soy : on luy apporta la nou-
velle que les Sardins s'estoient revoltez ;
il les eut bientost reduicts soubs sa main; mais
ne voulant pas mettre à sac une tant belle
ville ny estre tousiours en peine d'y tenir ar-
mee pour la garder, il s'advisa d'un grand ex-
pedient pour s'en asseurer : il y establit des
bordeaux, des tavernes et ieux publicques ; et
feict publier cette ordonnance, que les habi-
tants eussent à en faire estat. Il se trouva si
bien de cette garnison, qu'il ne luy fallut ia-
mais depuis tirer un coup d'espee contre les
Lydiens. Ces pauvres gents miserables samu-
serent à inventer toutes sortes de ieux, si
bien que les Latins en ont tiré leur mot,
et ce que nous appellons passctemps , ile
69

l'appellent ludi, comme s'ils vouloient dire


Lydi. Touts les tyrans n'ont pas ainsy
declaré si exprez qu'ils voulussent effemi-
ner leurs hommes : mais, pour vray, ce que
celuy là ordonna formellement et en effect,
soubs main ils l'ont pourchassé la pluspart,
et la verité, c'est le naturel du menu popu-
laire, duquel le nombre est tousiours plus
grand dans les villes : il est souspeçonneux
à l'endroict de celuy qui l'ayme, et simple en-
vers celuy qui le trompe. Ne pensez pas qu'il
y ayt nul oiseau qui se prenne mieulx à la
pipee, ny poisson aulcun qui, pour la frian-
dise, s'accroche plustost dans le haim, que
touts les peuples s'alleichent vistement à la
servitude, pour la moindre plume qu'on leur
passe, comme on dict, devant la bouche : et
est chose merveilleuse qu'ils se laissent aller
ainsy tost, mais seulement qu'on les chatouille.
Les theatres, les ieux, les farces, les specta-
cles, les gladiateurs, les bestes estranges, les
medailles, les tableaulx et aultres telles dro-
gueries, estoient aux peuples anciens les ap-
pasts de la servitude, le prix de leur liberté,
les utils de la tyrannie. Ce moïen, cette prac
tique, ces alleichements avoient les anciens
tyrans pour endormir leurs anciens subiects
soubs le ioug. Ainsy lespeuples, assottis, trou
- 70 -

vant beaulx ces passetemps, amusez d'un


vain plaisir qui leur passoit devant les yeulx,
s'accoustumoient à servir aussi niaisement,
mais plus mal, que les petits enfants qui,
pour vecir les luisants imaiges de livres illu-
minez, apprennent à lire. Les Romains tyrans
s'adviserent encores d'un aultre poinct, De
festoyer souvent les dizaines publicques, abu-
sant cette canaille comme il falloit, qui se
laisse aller, plus qu'à toute chose, au plaisir
de la bouche : le plus entendu de touts n'eust
pas quité son escuelle de soupe pour recou
vrer la liberté de la republicque de Platon.
Les tyrans faisoient largesse de quart de bled,
du sextier de vin, du sesterce : et lors c'es-
toit pitié d'ouïr crier VIVE LE ROY ! Les lour-
dauts n'advisoient pas qu'ils ne faisoient que
recouvrer partie du leur, et que cela mesme
qu'ils recouvroient, le tyran ne le leur eust
peu donner si, devant, il ne l'avoit osté à
eulx mesmes. Tel eust amassé auiourd'huy le
sesterce, tel se feust gorgé au festin public-
que, en benissant Tibere et Neron de leur belle
liberalité, qui, le lendemain, estant contrainct
d'abandonner ses biens à l'avarice, ses enfants
à la luxure, son sang mesme à la cruaulté de
ces magnifiques empereurs, ne disoit mot non
plus qu'une pierre, et ne se remuoit non plus
71

qu'une souche.Tousiours le populas a eu cela:


Il est, au plaisir qu'il ne peult honnestement
receveoir, tout ouvert et dissolu; et au tort
et à la douleur qu'il ne peult honnestement
souffrir, insensible. Ie ne veois pas mainte-
nant personne qui, oyant parler de Neron,
ne tremble mesme au surnom de ce vilain
monstre, de cette orde et sale beste : on
peult bien dire qu'aprez sa mort, aussy vi-
laine que sa vie, le noble peuple romain en
receut tel desplaisir, se souvenant de ses
ieux et festins, qu'il feut sur le poinct d'en
porter le dueil; ainsy l'a escript Corneille
Tacite, aucteur bon, et grave des plus, et
certes croyable. Ce qu'on ne trouvera pas
estrange, si l'on considere ce que ce peuple
là mesme avait faict à la mort de Iules Cesar,
qui donna congié aux loix et à la liberté : au-
quel personnaige ils n'y ont, ce me semble,
trouvé rien qui valust, que son humanité;
laquelle, quoiqu'on la preschast tant , feut
plus dommaigeable que la plus grande
cruaulté du plus sauvaige tyran qui feut
oncques, pource que, à la verité, ce feut
cette venimeuse doulceur qui, envers le peu-
ple romain, sucra la servitude : mais aprez
sa mort, ce peuple là, qui avoit encores à la
bouche ses banquets, en l'esprit la souvenance
1

-
72 -

de ses prodigalitez, pour luy faire ses hon-


neurs et le mettre en cendres, amonceloit, à
l'envy, les bancs de la place, et puis esleva une
colonne comme au Pere du peuple (ainsy por-
toit le chapiteau), et luy feit plus d'honneur,
tout mort qu'il estoit, qu'il n'en debvoit faire
à homme du monde, si ce n'estoit possible, à
ceulx qui l'avoient tué. Ils n'oublierent pas
cela aussy les empereurs romains, de pren-
dre communeement le tiltre de tribun du
peuple, tant pource que cet office estoit tenu
pour sainct et sacré, que aussy il estoit esta-
bly pour la deffence et protection du peuple,
et soubs la faveur de l'estat. Par ce moïen ils
s'asseuroient que ce peuple se fieroit plus
d'eulx ; comme s'il debvoit encourir le nom,
et non pas sentir les effects.
Au contraire auiourd'huy ne font pas beau-
coup mieulx ceulx qui ne font mal aulcun,
mesme de consequence , qu'ils ne facent
passer, devant, quelque ioly propos du bien
commun et soulagement publicque. Car vous
sçavez bien, Ô Longa, le formulaire duquel
en quelques endroicts ils pourroient user as-
sez finement : mais en la pluspart, certes, il
n'y peult avoir assez de finesse là où il y a
tant d'impudence.
Les roys d'Assyrie, et encores aprez eulx,
-
73 -

ceulx de Mede, ne se presentoient en public


que le plus tard qu'ils pouvoient, pour mettre
en doubte ce populas s'ils estoient en quelque
chose plus qu'hommes, et laisser en cette res-
verie les gents qui font volontiers les imagi-
natifs aux choses de quoy ils ne peuvent iuger
de veue. Ainsy tant de nations, qui feurent
assez long temps soubs cet empire assyrien,
avecques ce mystere s'accoustumerent à ser-
vir, et servoient plus volontiers, pour ne sça-
voir quel maistre ils avoient, nyàgrand'peine,
s'ils en avoient ; et craignoient touts, à cre-
dit, un, que personne n'avoit veu. Les pre-
miers roys d'Egypte ne se monstroient gueres,
qu'ils ne portassent, tantost une branche, tan-
tost du feu sur la teste, et se masquoient ain-
sin, et faisoient les basteleurs; et, en ce fai-
sant, par l'estrangeté de la chose ils donnoient
à leurs subiects quelque reverence et admira-
tion : où, aux gents qui n'eussent esté ou trop
sots ou trop asservis, ils n'eussent appresté,
ce m'est advis, si non passetemps et risee.
C'est pitié d'ouïr parler de combien de choses
les tyrans du temps passé faisoient leur prou-
fict pour fonder leur tyrannie ; de combien
de petits moïens ils se servoient grandement,
ayant trouvé ce populas faict à leur poste ;
auxquels ils ne sçavoient tendre filet, qu'il ne
74 -

s'y veinst prendre; duquel ils ont eu tous-


iours si bon marché de tromper, qu'ils ne
l'assuiettissoient iamais tant que lorsqu'ils
3'en mocquoient leplus.
Que diray ie d'une aultre belle bourde que
les peuples anciens prinrent pour argent
comptant ? ils creurent fermement que le
gros doigt d'un pied de Pyrrhus, roy des Epi-
rotes, faisoit des miracles, et guarissoit les
maladies de la rate : ils enrichirent encores
mieulx le conte, que ce doigt, aprez qu'on
eust bruslé tout le corps mort, s'estoit trouvé
entre les cendres, s'estant sauvé, maugré le
feu. Tousiours ainsy le peuple s'est faict luy
mesme les mensonges, pour, puis aprez, les
croire. Prou de gents l'ont ainsin escript,
mais de façon qu'il est bel à veoir qu'ils ont
amassé cela des bruicts des villes et du vilain
parler du populaire. Vespasian, revenant d'As-
syrie, et passant par Alexandrie pour aller à
Rome s'emparer de l'empire, feit merveilles 1:
il redressoit les boyteulx, il rendoit clair-
voyants les aveugles, et tout plein d'aultres
belles choses, auxquelles qui ne pouvoit veoir
la fauite qu'il y avoit, il estoit, à mon advis,
plus aveugle que ceulx qu'il guarissoit. Les

SUÉTONE, Vie de Vespasien, c. 7.


75

tyrans mesmes treuvoient fort estrange, que


les hommes peussent endurer un homme leur
faisant mal : ils vouloient fort se mettre la
religion devant, pour garde du corps, et, s'il
estoit possible,empruntoient quelque eschan-
tillon de divinité, pour le soubstien de leur
meschante vie. Doncques Salmonee, si l'on
croidà la sibylle de Virgile (Enéide, VI, 585)
et son enfer, pour s'estre ainsy mocqué des
gents, et avoir voulu faire du Iupiter, en
rend maintenant compte, où elle le veid en
Farriere enfer,

Souffrant cruels torments, pour vouloir imiter


Lestonnerres du ciel, et feux de Iupiter,
Dessus quatre coursiers il s'en alloit, branslant
(Haut monté) dans son poing un grand flambeau bruslant,
Par les peuples gregeois et dans le plein marché,
En faisant sa bravad' ; mais il entreprenoit
Sur l'honneur qui, sans plus, aux dieux appartenoit
L'insensé, qui l'orage et fouldre inimitable
Contrefaisoit (d'airain, et d'un cours effroyable
Dechevaux cornepieds) du Pere tout puissant :
Lequel, bientost aprez, ce grand mal punissant,
Lancea, nonun flambeau, non pas une lumiere
D'une torche de cire, avecques sa fumiere ;
Mais par le rude coup d'une horrible tempeste,
Illeportaçàbas, les pieds par dessus teste.

Si celuy qui ne faisoit que le sot est à cette


heure si bien traicté là bas, ie crois que
ceulxqui ont abusé de la religion pour estre
- 76 -

meschants , s'y trouveront encores à meilleu-


res enseignes.
Les nostres semerent en France ie ne sçais
quoy de tel, des crapaudz, des fleurs de liz,
P'ampoule, l'oriflan. Ce que de ma part, com-
ment qu'il en soit, ie ne veulx pas encores
mescroire , puis que nous et nos ancestres
n'avons eu aulcune occasion de l'avoir mes-
creu, ayants tousiours des roys si bons en la
paix, si vaillants en la guerre, que, encores
qu'ils nayssent roys, si semble il qu'ils ont
esté non pas faicts comme les aultres par la
nature, mais choisis par le Dieu tout puis-
sant, devant que naystre, pour le gouverne-
ment et la garde de ce roïaume. Encores
quand cela n'y seroit poinct, si ne vouldrois
le pas entrer en lice pour debattre la verité
de nos histoires, ny l'espelucher si privee-
ment,pour ne tollir ce bel estat, où se pourra
fort escrimer nostre poësie françoise, main-
tenant non pas accoustree, mais, comme il
semble, faicte tout à neuf, par nostre Ronsard,
nostre Baïf, nostre du Bellay, qui en cela
advancent bien tant nostre langue, que i'ose
esperer que bientost les Grecs ny les Latins
n'auront gueres, pour ce regard , devant
nous, si nonpossible, que le droict d'aisnesse.
Et certes ie feroisgrand tort à nostre rhythme
77 -

(car i'use volontiers de ce mot, et il ne me


desplaist), pource qu'encores que plusieurs
l'eussent rendue mechanicque, toutesfois ie
veois assez de gents qui sont à mesme pour la
r'anoblir, et luy rendreson premier honneur :
mais ie luy ferois, dis ie, grand tort de luy
oster maintenant ces beaulx contes du roy
Clovis, auxquels desià ie veois, ce me semble,
combien plaisamment, combien à son ayse,
s'y esgayera la veine de nostre Ronsard, en sa
Franciade. l'entends sa portee, ie cognois
l'esprit aigu, ie sçais la grace de l'homme :
il fera ses besongnes de l'oriflan, aussy bien
que les Romains de leurs anciles, et des bou-
cliers du ciel en bas iectez, ce dit Virgile
(Enéide, VIII, 664) : il mesnagera nostre am-
poule aussy bien que les Atheniens leur pa-
nier d'Erisichthone : il se parlera de nos ar-
mes encores dans la tour de Minerve. Certes
le serois oultrageux de vouloir desmentir nos
livres, et de courir ainsy sur les terres de nos
poëtes. Mais, pour revenir, d'où ie ne sçais
comment i'avois destourné le fil de mon pro-
pos, a il iamais esté que les tyrans, pour s'as-
seurer, n'ayent tousiours tasché d'accoustu-
mer le peuple envers eulx, non pas seulement
à l'obeïssance et servitude , mais encores à
devotion? Doncques ce que i'ay dict iusques
1

-
78-

Icy, qui apprend les gents à servir volon-


tiers, ne sert gueres aux tyrans que pour le
menu et grossier populaire.
Mais maintenant ie viens, à mon advis, à
un poinct, lequel est le secret et le resourd
de la domination, le soubstien et fondement
de la tyrannie. Qui pense que les hallebardes
des gardes, l'assiette du guet garde les tyrans,
à mon iugement se trompe fort : ils s'en
aydent, comme ie crois, plus pour la formalité
etespoventail, que pour fiance qu'ils y ayent.
Les archers gardent d'entrer dans les palais
les malhabiles qui n'ont nul moïen, non pas
les bien armez qui peuvent faire quelque en-
treprinse. Certes, des empereurs romains il
est aysé à compter qu'il n'y en a pas eu tant
qui ayent eschappé quelque dangier par le
secours de leurs archers, comme de ceulx là
qui ont esté tuez par leurs gardes. Ce ne sont
pas les bandes de gents à cheval, ce ne sont
pas les compaignies de gents à pied, ce ne
sont pas les armes, qui deffendent le tyran ;
mais, on ne le croira pas du premier coup,
toutesfois il est vray, ce sont tousiours qua-
tre ou cinq qui maintiennent le tyran ,
quatre ou cinq qui luy tiennent le païs tout
en servaige. Tousiours il a esté que cinq
ou six ont eu l'aureille du tyran, et s'y sont
79-

approchez d'eulx mesmes, ou bien ont esté


appellez par luy, pour estre les compli-
ces de ses cruaultez , les compaignons de
ses plaisirs , maquereaux de ses voluptez ,
et communs au bien de ses pilleries. Ces six
adressent si bien leur chef, qu'il fault, pour
la societé , qu'il soit meschant, non pаз
seulement de ses meschancetez, mais encores
des leurs. Ces six ont six cents, qui proufic-
tent soubs eulx, et font de leurs six cents ce
que les six font au tyran. Ces six cents tien-
nent soubs eulx six mille, qu'ils ont eslevez
en estat, auxquels ils ont faict donner ou le
gouvernement des provinces, ou le manie-
ment des deniers, à fin qu'ils tiennent la
main à leur avarice et cruaulté, et qu'ils
l'executent quand il en sera temps, et facent
tantde mald'ailleurs, que ils ne puissent durer
que soubs leur umbre, ny s'exempter, que par
leur moïen, des loix et de la peine. Grande
est la suite qui vient aprez de cela. Et qui
vouldra s'amuser à devuider ce filet, il verra
que, non pas les six mille, mais les cent
mille, les millions, par cette chorde, se tien-
nent au tyran, s'aydant d'icelle ; comme, en
Homere, Iupiter qui se vante, s'il tire la
chaisne, d'amener vers soy touts les dieux.
Delà venoit la creue du senat soubs lule,
80 -

l'establissement de nouveaux estats, eslec-


tion d'offices ; non pas certes, à bien prendre,
reformation de la iustice , mais nouveaux
soubstiens de la tyrannie. En somme, l'on en
vient là par les faveurs, par les gaings ou re-
gaings que l'on a avecques les tyrans, qu'il
se treuve quasi autant de gents auxquels la
tyrannie semble estre proufictable, comme
de ceulx à qui la liberté seroit agreable. Tout
ainsy que les medecins disent qu'à nostre
corps, s'il y a quelque chose de gasté, deslors
qu'en aultre endroict il s'y bouge rien, il se
vient aussytost rendre vers cette partie ve-
reuse : pareillement, deslors qu'un roy s'est
declaré tyran, tout le maulvais, toute la lie
du roïaume : ie ne dis pas un tas de larron-
neaux et d'essaurillez, qui ne peuvent gueres
faire mal ny bien en une republicque, mais
ceulx qui sont taxez d'une ardente ambition
et d'une notable avarice, s'amassent autour
de luy, et le soubstiennent, pour avoir part
au butin, et estre, soubs le grand tyran, ty-
ranneaux eulx mesmes. Ainsy font les grands
voleurs et 'es fameux corsaires : les uns des-
couvrent le païs, les aultres chevalent les
voyageurs ; les uns sont en embusche, les aul-
*tres au guet ; les uns massacrent, les aultres
despouillent ; et encores qu'il y avt entre eulx
81 -

des preeminences, et que les uns ne soyent


que valets,et les aultres les chefs de l'assem-
blee, si n'en y a il à la fin pas un qui ne se
sente du principal butin, au moins de la re
cherche. On dict bien que les pirates ciliciens
ne s'assemblerent pas seulement en si grand
nombre , qu'il fallust envoyer contre eulx
Pompee le grand ; mais encores tirerent à
leur alliance plusieurs belles villes et grandes
citez, aux havres desquelles ils se mettoient
en grande seureté, revenant des courses ; et
pour recompense , leur bailloient quelque.
proufict du recelement de leurs pilleries.
Ainsy le tyran asservit les subiects, les uns
par le moïen des aultres, et est gardé par
ceulx desquels, s'ils valoient rien, il se deb-
vroit garder; mais comme on dict, pour
fendre le bois il se faict des coings du bois
mesme : voylà ses archers, voylà ses gardes,
voylà ses hallebardiers. Il n'est pas qu'eulx
mesmes ne souffrent quelquesfois de luy :
mais ces perdus, ces abandonnez de Dieu et
des hommes, sont contents d'endurer du mal,
pour en faire, non pas à celuy qui leur en
faict, mais à ceulx qui en endurent comme
eulx, et qui n'en peuvent mais. Et toutesfofs,
veoyant ces gents là, qui naquettent le tyran,
pour faire leurs besongnes de sa tyrannie et
82 -

de la servitude du peuple, il me prend sou-


vent esbahissement de leur meschanceté, et
quelquesfois quelque pitié de leur grande
sottise. Car, à dire vray, qu'est ce aultre
chose de s'approcher du tyran, si non que de
se tirer plus arriere de leur liberté, et, par
maniere de dire, serrer à deux mains et em-
brasser la servitude ? Qu'ils mettent un petit
àpart leur ambition, qu'ils se deschargent un
peu de leur avarice; et puis, qu'ils se regar-
denteulx mesmes, qu'ils se recognoissent ; et
ils verront clairement que les villageois, les
païsans, lesquels, tant qu'ils peuvent, ils
foullent aux pieds,et en font pis que des for-
ceats ou esclaves ; ils verront, dis ie, que
ceulx là, ainsymal menez,sont toutesfois, au
prix d'eulx, fortunez et aulcunement libres.
Le laboureur et l'artisan, pour tant qu'ils
soyent asservis, en sont quites, en faisant ce
qu'on leur dict : mais le tyran veoid les aul-
tres qui sont prez de luy, coquinants et men-
diants en sa faveur; il ne fault pas seulement
qu'ils facent ce qu'ildict, mais qu'ils pensent
ce qu'il veult, etsouvent, pour luy satisfaire,
qu'ils previennent encores ses pensees. Ce
n'est pas tout à eulx de luy obeïr, il fault en-
cores luy complaire; il fault qu'ils se rom-
pent, qu'ils se tormentent, qu'ils se tuent à
-
83

travailler en ses affaires , et puis, qu'ils se


plaisent de son plaisir, qu'ils laissent leur
goust pour le sien, qu'ils forcent leur com-
plexion, qu'ils despouillent leur naturel ; il
fault qu'ils prennent garde à ses paroles, à sa
voix, à ses signes, à ses yeulx; qu'ils n'ayent
ny yeulx, ny pieds, ny mains, que tout ne
soit au guet, pour espier ses volontez,et pour
descouvrir ses pensees. Cela est cevivre heu-
reusement ? cela s'appelle il vivre? est il au
monde rien si insupportable que cela, ie ne
dis pasàunhomme bien nay, mais seulement
àun qui ayt le sens commun, ou, sans plus,
la face d'un homme? Quelle condition est
plus miserable que de vivre ainsy , qu'on
n'ayt rien à soy, tenant d'aultruy son ayse,
sa liberté, son corps et sa vie?
Mais ils veulent servir, pour gaigner des
biens : comme s'ils pouvoient rien gaigner qui
feust à eulx, puis que ils ne peuvent pas dire
d'eulx, qu'ils soyent à eulx mesmes ; et,
comme si aulcun pouvoit rien avoir de propre
soubs un tyran, ils veulent faire que les biens
soyent à eulx, et ne se soubviennent pas que
cesont eulx qui luy donnent la force pour
oster tout à touts, et ne laisser rien qu'on
puisse dire estre à personne : ils veoyent
que rien ne rend les hommes subiects à sa
84

cruaulté, que les biens ; qu'il n'y a aulcun


crime envers luy digne de mort, que le de
quoy; qu'il n'ayme que les richesses ; ne
desfaict que les riches qui se viennent pre-
senter, comme devant le boucher, pour s'yof-
frir ainsy pleins et refaicts, et luy en faire
envie. Ces favoris ne se doibvent pas tantsoub-
venir de ceulx qui ont gaigné autour des ty-
rans beaucoup de biens comme de ceulx qui
ayants quelque temps amassé, puis après y
ont perdu et les biens et la vie : il ne leur
doibt pas venir en l'esprit combien d'aultres
y ont gaignéde richesses, mais combien peu
ceulx là les ont gardees. Qu'on descouvre
toutes les anciennes histoires; qu'on regarde
toutes celles de nostre souvenance, et on
verra, tout à plein, combien est grand le
nombre de ceulx qui, ayant gaigné par maul-
vais moïens l'aureille des princes, et ayants
ou employé leur maulvaistié ou abusé de
leur simplesse, à la fin par ceulx là mesmes
ont esté aneantis, et autant qu'ils avoient
trouvé de facilité pour les eslever, autant
puis aprez y ont ils trouvé d'inconstance pour
les y conserver. Certainement, en si grand
nombre de gents qui ont esté iamaisprez des
maulvais roys, il en est peu,ou comme poinct,
qui n'ayent essayé quelquesfois en eulx
-

85-

mesmes la cruaulté du tyran qu'ils avoient


devant attisee contre les aultres : le plus sou-
vent, s'estant enrichis, sous umbre de sa fa-
veur, des despouilles d'aultruy, ils ont eulx
mesmes enrichi les aultres de leurs des-
pouilles.
Les gents de bien mesme, si quelquesfois
Is'en treuve quelqu'un aymé du tyran, tant
soyent ils avant en sa grace, tant reluise en
eulx la vertu et integrité qui, voire aux plus
meschants, donne quelque reverence de soy
quand on la veoid de prez, mais ces gents de
bienmesmenesçauroient durer, et faut ilqu'ils
se sentent du mal commun, et qu'à leurs des-
pens ils esprouvent la tyrannie. Un Seneque,
un Burre, un Trazee (Burrhus, Thraseas) ,
cette terne de gents de bien, desquels mesme
les deux leur maulvaise fortune les approcha
d'un tyran, et leur meit en main le manie-
ment de ses affaires ; touts deux estimez de
luy et cheris, et encores l'un l'avoit nourri,
et avoit pour gaiges de son amitié la nourri-
ture de son enfance ; mais ces trois là sont
suffisants tesmoings, par leur cruelle mort,
combien il y a peu de fiance en la faveur des
maulvais maistres. Et, à la verité, quelle ami-
tié peult on esperer en celuy qui a bien le
cœur si dur, dehaïrson roïaume, qui n'a faict
-
86-

que luy obeïr, et lequel, pour ne se sçavoir


pas encousaymer, s'appauvrit luy mesme, et
destruit son empire?
Or, si on veult dire que ceulx là pour avoir
bien vescu sont tombez en ces inconvenients,
qu'on regarde hardiment autour de celuy
là mesme, et on verra que ceulx qui veinrent
en sa grace, et s'y mainteinrent par mes-
chancetez, ne furent pas de plus longue du-
ree. Qui a ouï parler d'amour si abandonnee,
d'affection si opiniastre? qui a iamais leu
d'homme si obstineement acharné envers
femme que de celuy là envers Poppee? Or
feut elle assez empoisonnee par luy mesme 1.
Agrippine sa mere avoit tué son mari
Claude pour luy faire place en l'empire;
pour l'obliger, elle n'avoit iamais faict diffi-
culté de rien faire ny de souffrir : doncques
son fils mesme, son nourrisson, son empe-
reur faict de sa main, aprez l'avoir souvent
saillie, luy osta lavie; et n'y eut lors personne
qui ne dist qu'elle avoit fort bien merité cette
punition, si c'eust esté par les mains de quel-
que aultre, que de celuy qui la luy avoit bail-
lee. Qui feut oncques plus aysé à manier, plus

1Néron, au dire de Suétone et de Tacite, la tua d'un


coup depied lorsqu'elle était enceinte.
-87 -

simple, pour le dire mieulx, plus vray niaiz,


queClaude l'empereur? qui feut oncques plus
coëffé de femme, que luy de Messaline? Il la
meit enfin entre les mains du bourreau. La
simplesse demeure tousiours aux tyrans, s'ils
en ont, à ne sçavoir bien faire; mais ie ne
sçais comment à la fin, pour user de cruaulté,
mesme envers ceulx qui leur sont prez, si peu
qu'ils ayent d'esprit, cela mesme s'esveille.
Assez commun est le beau mot de cettuy là
qui, veoyant la gorge descouverte de sa
femme, qu'il aymoit le plus, et sans laquelle
il sembloit qu'il n'eust sceu vivre, il la ca-
ressa de cette belle parole : « Ce beau col
sera tantost coupé, si ie le commande. >>>
Voylàpour quoy la pluspart des tyrans anciens
estoient communeement tuez par leurs favo-
ris, qui, ayants cogneu la nature de la tyran-
nie, ne sepouvoienttantasseurer de lavolonté
du tyran, comme ils se desfioient de sa puis-
sance. Ainsy feut tué Domitian par Estienne;
Commode, par une de ses amies mesme; An-
tonin, par Macrin ; et de mesme quasi touts
les aultres.
C'est cela, que certainement le tyran n'est
lamais aymé ny n'ayme. L'amitié, c'est un

ISUÉTONE, Vie de Caligula, c. 33.


-
88 -

nom sacré, c'est une chose saincte ; elle ne


se met iamais qu'entre gents de bien, ne se
prend que par une mutuelle estime ; elle
s'entre tient , non tant par un bienfaict
que par la bonne vie. Ce qui rend un amy
asseuré de l'aultre , c'est la cognoissance
qu'il a de son integrité : les respondants
qu'il en a, c'est son bon naturel, la foi et la
constance. Il n'y peult avoir d'amitié là où
est la cruaulté, là où est la desloyaulté, là où
est l'iniustice. Entre les meschants quand ils
s'assemblent, c'est un complot, non pas com-
paignie; ils ne s'entre tiennent pas, mais ils
s'entre craignent ; ils ne sont pas amys, mais
ils sont complices.
Or, quandbien cela n'empescheroit poinct,
encores seroit il mal aysé de trouver en un
tyran une amour asseuree, parce qu'estant
au dessus de touts, et n'ayant poinct de com-
paignon, il est desià au delà des bornes de
l'amitié qui a son gibbier en 'equité, qui ne
4

veult iamais clocher, ains est tousiours esgal.


Voylà pour quoy ily a bien (ce dict on) entre
les voleurs quelque foy au partaige du butin,
pource qu'ils sont pairs et compaignons, et
que, s'ils ne s'entrayment, au moins ils s'en-
tre craignent et ne veulent pas, en se desu-
nissant, rendre la force moindre : mais du
-89 -

tyran ceulx qui sont les favoris ne peuvent


iamais avoir aulcune asseurance, de tant qu'il
a apprins d'eulx mesmes qu'il peult tout ,
et qu'il n'y a ny droict ny debvoir aulcun
qui l'oblige ; faisant son estat de compter sa
volonté pour raison, et n'avoir compaignon
aulcun, mais d'estre de tout maistre. Donc-
ques n'est ce pas grand' pitié, que veoyant
tant d'exemples apparents, veoyant le dan-
gier si present, personne ne se veuille faire
sage aux despens d'aultruy ? et que, de tant
de gents qui s'approchent si volontiers des
tyrans, il n'y en ayt pas un qui ayt l'advise-
ment et la hardiesse de leur dire ce que dict
(comme porte le conte) le renard au lion qui
faisoit le malade : « Ie t'irois veoir de bon
cœur en ta tasniere ; mais ie veois assez de
traces de bestes qui vont en avant vers toy ;
mais en arriere qui reviennent, ie n'en veois
pas une. »
Ces miserables veoyent reluire les thresors
du tyran, et regardent touts estonnez les
rayons de sa braverie ; et, alleichez de cette
clarté ils s'approchent et ne veoyent pas
qu'ils se mettent dans la flamme qui ne peult
faillir à les consumer : ainsy le satyre indis-
cret (comme disent les fables), veoyant es-
clairer le feu trouvé par le sage Promethee,
1

-
90

le trouva si beau, qu'il l'alla baiser, et se


brusler : ainsy le papillon , qui , esperant
iouïr de quelque plaisir, se met dans le feu
pource qu'il reluict, il esprouve l'aultre
vertu, cela qui brusle, ce dict le poëte tos-
can. Mais encores, mettons que ces mignons
eschappent les mains de celuy qu'ils servent;
ils ne se saulvent iamais du roy qui vient
aprez : s'il est bon, il fault rendre compte
et recognoistre au moins lors la raison ; s'il
est maulvais, et pareil à leur maistre, il ne
sera pas qu'il n'ayt aussy bien ses favoris, les-
quels communeement ne sont pas contents
d'avoir à leur tour la place des aultres, s'ils
n'ont encores le plus souvent et les biens et
la vie. Se peult il doncques faire qu'il se treuve
aulcun qui, en si grand peril, avecques si
peu d'asseurance, veuille prendre cette mal-
heureuse place, de servir en si grand'peine
un si dangereux maistre ? Quelle peine, quel
martyre est ce? vray Dieu ! estre nuict et
iour aprez pour songer pour plaire à un, et
neantmoins se craindre de luy plus que
d'homme du monde; avoir tousiours l'œil au
guet, l'aureille aux escoutes, pour espier d'où
viendra le coup, pour descouvrir les embus-
ches, pour sentir la mine de ses compai-
gnons, pour adviser qui le trahit, rire à chas-
91

cun, se craindre de touts, n'avoir aulcun ny


ennemy ouvert, ny amy asseuré ; ayant tous-
iours le visaige riant et le cœur transy, ne
pouvoir estre ioyeux, et n'oser estre triste!
Mais c'est plaisir de considerer qu'est ce
qui leur revient de ce grand torment, et le
bien qu'ils peuvent attendre de leur peine et
de cette miserable vie. Volontiers le peuple,
du mal qu'il souffre, n'en accuse pas le tyran,
mais ceulx qui le gouvernent: ceulx là, les
peuples, les nations, tout le monde, à l'envy,
iusques aux païsants, iusques aux laboureurs,
ils sçavent leurs noms, ils deschiffrent leurs
vices, ils amassent sur eulx mille oultraiges,
mille vilenies, mille mauldissons; toutes leurs
oraisons, touts leurs vœux sont contre ceulx
là; touts les malheurs, toutes les pestes, tou-
tes les famines, ils les leur reprochent; et si
quelquesfois ils leur font par apparence
quelque honneur, lors même ils le mau-
greent en leur cœur, et les ont en horreur
plus estrange que les bestes sauvaiges
Voylà la gloire, voylà l'honneur qu'ils re
ceoivent de leurs services envers les gents,
desquels quand chascun auroit une piece de
leurs corps, ils ne seroient pas encores, ce
semble, satisfaicts, ny à demy saoulez de
leur peine ; mais, certes, encores aprez qu'ils
-
92

sont morts, ceulx qui viennent aprez ne sont


iamais si paresseux , que le nom de ces
mange peuples ne soit noircy de l'encre de
mille plumes, et leur reputation deschiree
dans mille livres, et les os mesmes, par
maniere de dire, traisnez par la posterité,
les punissant, encores aprez la mort, de leur
meschante vie.
Apprenons doncques quelquesfois, appre-
nons à bien faire : levons les yeulx vers le
ciel, ou bien pour nostre honneur, ou pour
l'amour de la mesme vertu, à Dieu tout puis-
sant, asseuré tesmoing de nos faicts, et iuste
iuge de nos faultes. De ma part, ie pense
bien, et ne suis pas trompé, puis qu'il n'est
rien si contraire à Dieu, tout liberal et de-
bonnaire, que la tyrannie, qu'il reserve bien
là bas à part, pour les tyrans et leurs com-
plices, quelque peine particuliere.
LETTRES
"

MONTAIGNE
RELATIVES

LA BOÉTIE
m LETTRES
8
DE
:

MONTAIGNE
RELATIVES

LA BORTER

LETTRE PREMIERE

Imprimée au devant de la Mesnagerie de


Xenophon.

▲Monsieur, Monsieur de Lansac, chevalier de l'ordre du


Roy, conseiller de son conseil privé, surintendant de ses
finances et capitaine de cent gentilshommes de samai
son.

Monsieur,
le vous envoye la Mesnagerie de Xenophon,
mise enfrançois par feu M. de La Boétie, pre-
sent qui m'a semblé vous estre propre, tant
pour estre parti premierement, comme vous
sçavez, de la main d'un gentilhomme de mar
-
96 -

que, tres grandhomme de guerre et de paix,


que pour avoir prins sa seconde façon de ce
personnaige, que ie sçais avoiresté aymé et es-
timé de vous pendant sa vie. Cela vous servira
tousiours d'aiguillon à continuer envers son
nom et sa memoire vostre bonne opinion et
volonté. Et hardiment, Monsieur, ne craignez
pas de les accroistre de quelque chose, car,
ne l'ayant gousté que par les tesmoignaiges
publicques qu'ilavoitdonné desoy,c'est àmoy
àvous respondre qu'il avoit tant de degrez de
suffisance au delà, que vous estes bien loing
de l'avoir cogneu tout entier. Il m'a faict cet
honneur vivant, que ie mets au compte de la
meilleure fortune des miennes, de dresser
avecques moy une cousture d'amitié si estroite
etsi ioincte, qu'il n'y a eu biais, mouvementny
ressort en son ame, que ie n'aye peu consi-
derer et iuger, au moins si ma veue n'a quel-
quesfois tiré court. Or, sans mentir, il estoit,
à tout prendre, si prez du miracle, que pour,
me iettant hors des barrieres de la vraisem-
blance, ne me faire mescroire du tout, il est
force, parlant de luy, que je me resserre et
restraigne au dessoubs de ce que i'en sçals. Et
pour ce coup, Monsieur, ie me contenteray
seulement de vous supplier pour l'honneur et
reverence que vous devez à la verité, de tes-
97-
moigner et croire que nostre Guyenne n'aev
gardede veoir rienpareil àluypar les hommes
de sa robbe. Soubs l'esperance doncques que
vous luy rendrezcela qui luyest tres iustement
deu, et pour le refreschir en vostre memoire,
ie vous donne ce livre, qui tout d'un train
aussy vous respondra de ma part, que sans
l'expresse deffence que m'en faict mon insuf-
fisance, ie vous presenterois autant volontiers
quelque chose du mien, en recognoissance
des obligations que ie vous doibs, et de l'an-
cienne faveur et amitié que vous avez portees
à ceulx de nostre maison. Mais, Monsieur, à
faute de meilleure monnoye, ie vous offre en
payement une tres asseuree volonté de vous
faire humble service.
Monsieur, ie supplie Dieu qu'il vous main-
tienne en sa garde.
Vostre obeïssant serviteur,
MICHEL DE MONTAIGNE .

LA DOÉTIE. 4
LETTRE II

Imprimee au devant des Reigles de mariage,


dePlutarque.

AMonsieur, Monsieur de Mesmes, seigneur de Roissyet


de Malassize, conseillerdu Roy en son privé conseil.

Monsieur,

C'est une des plus notables folies que les


hommes facent, d'employer la force de leur
entendement à ruiner et chocquer les opinions
communes et receues, qui nous portent de la
satisfaction et contentement. Car là où tout
ce qui est soubs le ciel employe les moïens et
lesutils queNatureluy amis enmain (comme
de vray c'en est l'usaige) pour l'agencement
et commodité de son estre, ceulx icy pour
sembler d'un esprit plus gaillard, et plus es-
veillé, qui ne receoit et qui ne loge rien que
mille fois touché et balancé au plus subtil de
la raison, vont esbranlant leurs ames d'une
100-

assiette paisible et reposee, pour aprez une


longue queste la remplir en somme de doubte,
d'inquietude et de fiebvre. Ce n'est pas sans
raison que l'enfance et la simplicité ont esté
tant recommandees par la verité mesme. De
ma part, i'aime mieulx estre plus à mon ayse
et moins habile, plus content et moins en-
tendu. Voylà pourquoy, Monsieur, quoy que
des fines gents se mocquent du soing que nous
avons de ce qui se passera icy aprez nous,
comme nostre ame logee ailleurs, n'ayant plus
à le ressentir des choses de çà bas ; i'estime,
toutesfois que ce soit une grande consolation
à la foiblesse et briefveté de cette vie, de
croire qu'elle se puisse fermer et allonger par
la reputation et par la renommee ; et em-
brasse tres volontiers une si plaisante et favo-
rable opinion engendree originellement en
nous, sans m'enquerir curieusement ny com-
ment, ny pourquoy. De maniere que ayant
aymé plus que toute aultre chose M. de La
Boétie, le plus grandhomme, à mon advis,
I de notre siecle, ie penserois lourdement fail-
lir à mon debvoir si, à mon escient, ie lais-
sois esvanouïr et perdre un si riche nom que
ie sien, et une memoire si digne de recom-
mandation, et si ie ne m'essayois par ces par-
tles là de le resusciter et remettre en vie. Ie
-101 -

crois qu'il le sent aulcunement, et que ces


miens offices le touchent et resiouïssent. De
vray, il se loge encores chez moy, si entier et
si vif, que ie ne le puis croire, ny si lourde-
ment enterré, ny si entierement esloigné de
nostre commerce. Or, Monsieur, pource que
chasque nouvelle cognoissance que le donne de
luy et de son nom, c'est autant de multiplica-
tion de ce sien second vivre, et dadvantaige
que son nom s'enoblit et s'honore du lieu qui
le receoit, c'est à moy à faire non seulement
de l'espandre le plus qu'il me sera possible,
mais encores de le donner en garde à person-
nes d'honneur et de vertu ; par lesquelles
vous tenez tel rang que pour vous donner oc-
casion de recueillir ce nouvel hoste, et de luy
faire bonne chere, i'ay esté d'advis de vous
presenter ce petit ouvraige, non pour le ser-
vice que vous en puissiez tirer, sçachant bien
que à practiquerPlutarque et ses compaignons,
vous n'avez que faire de truchement ; mais il
est possible que madame de Roissy y veoyant
l'ordre de son mesnage et de vostre bon ac-
cord representé au vif, sera tres ayse de sen-
tir la bonté de son inclination naturelle avoir
non seulement atteint, mais surmonté ce que
les plus sages philosophes ont peu imaginer
du debvoir et des loix du mariaige. Et en toute
-102

façon, ce me sera tousiours honneur de pou-


voir faire chose qui revienne à plaisir à vous
Du aux vostres, pour l'obligation que l'ay de
vous faire service.
Monsieur, ie supplie Dieu qu'il vous doint
tres heureuse et longue vie.
DeMontaigne, ce 30 avril 1570.
Vostre humble serviteur,

MICHEL DE MONTAIGNE.
LETTRE III

mprimee au devant de la Lettre de consolation


de Plutarque à sa femme, et adressee par
Montaigne,

AMadamoiselle deMontaigne, ma femme,

Ma femme, vous entendez bien que ce n'est


pas le tour d'un galand homme, aux reigles
de ce temps icy, de vous courtiser et caresser
encores. Car ils disent qu'un habile homme
peultbien prendre femme , mais que de l'es-
pouser c'est à faire à unsot. Laissonsles dire;
ie me tiens de ma part à la simple façon du
vieil aage, aussi en porté ie tantostle poil. Et
de vray la nouvelleté couste si cher iusqu'à
- 104-

cette heure à ce pauvre estat (et si ie ne sçais


si nous en sommes à la derniere enchere)
qu'en tout et par tout i'en quite le party.
Vivons, ma femme, vous et moy, à la vieille
françoise. Or, il vous peult soubvenir comme
feu M. de La Boétie, ce mien cher frere, et
compaignon inviolable, me donna mourant
ses papiers et ses livres, qui ont esté depuis le
plus favori meuble des miens. Ie ne veulx pas
chichement en user moy seul, ni ne merite
qu'ils ne servent qu'à moy. A cette cause il
m'a pris envie d'en faire part à mes amis. Et
pource que ie n'en ay, ce crois ie, nul plus
privé que vous, ie vous envoye la Lettre con-
solatoire de Plutarque à sa femme, traduicte
par luy en françois; bien marry de quoy la
fortune vous a rendu ce present si propre, et
que n'ayant enfant qu'une fille longuement
attendue, au bout de quatre ans de nostre
mariaige, il a fallu que vous l'ayez perdue
dans le deuxiesme an de sa vie. Mais ie laisse
à Plutarque la charge de vous consoler et de
vous advertir de vostre debvoir en cela, vous
priant le croire pour l'amour de moy; car il
vous descouvrira mes intentions, et ce qui se
peult alleguer en cela beaucoup mieulx que ie
ne ferois moy mesme. Sur ce, ma femme, ie
me recommande bien fort à vostre bonne
-105-

grace, et prie Dieu qu'il vous maintienne en


sagarde.
De Paris, ce 10 septembre 1570.
Vostre bon mary,
MICHEL DE MONTAIGNE.
LETTRE IV

Imprimee au devant des vers latins d'Estienne de


La Boétie.

Monseigneur, Monsieur de l'Hospital, chancelier


de France,

Monseigneur,

l'ay opinion que vous aultres à qui la for-


tune et la raison ont mis en main le gouver-
nement des affaires du monde, ne cherchez
rien plus curieusement que par où vous puis-
siez arriver à la cognoissance des hommes de
vos charges; car à peine est il nulle commu-
nauté si chetive qui n'aye en soy des hommes
assez pour fournir commodement à chascun
de ses offices, pourveu que le departement et
108 -

le triage s'en peust iustement faire. Et ce


poinct là gaigné, il ne resteroit rien pour arri-
ver à la parfaicte composition d'unEstat. Or,
à mesure que cela est le plus souhaictable, il
est aussy plus difficile, veu que ny vos yeulx
ne se peuvent estendre si loing, que de tirer
et choisir parmy une si grande multitude et si
espandue, ny ne peuvent entrer iusques au
fond des cœurs pour y veoir les intentions et
la conscience, pieces principales à conside-
rer ; de maniere qu'il n'a esté nulle chose pu-
blicque si bien establie, en laquelle nous ne
remarquions souvent la faute de ce departe-
ment et de ce chois. Et en celles où l'igno-
rance et la malice, le fard, les faveurs, les
brigues et la violence commandent, si quel-
que eslection se veoid faicte meritoirement et
par ordre, nous le debvons sans doubte à la
fortune, qui, par l'inconstance de sonbransle
divers , s'est pour ce coup rencontree au
train de la raison. Monsieur, cette conside-
ration m'a souvent consolé, sçachant M. Es-
tienne de La Boétie, l'un des plus propres et
necessaires hommes aux premieres charges
de la France, avoir tout du long de sa vie
crouppy, mesprisé ez cendres de son fouyer
domestique, au grand interest de nostre bien
commun: car, quant au sien particulier, ie
-109-

vous advise, Monsieur, qu'il estoit si abon-


damment garny des biens et des thresors qui
deffient la fortune, que iamais homme n'a
vescu plus satisfaict ny plus content.
Je sçais bien qu'il estoit eslevé aux dignitez
de son quartier qu'on estime des grandes, et
sçais dadvantaige que iamais homme n'y ap-
porta plus de suffisance, et que, en l'aage de
trente deux ans qu'il mourut, il avoit acquis
plus de vraye reputation en ce reng là que
nul aultre avant luy. Mais tant y a que ce
n'est pas raison de laisser en l'estat de soldat
un digne capitaine, ny d'employer aux char-
ges moïennes ceulx qui feroient bien encores
les premieres.
A la verité, ses forces feurent mal mesna-
gees et trop espargnees. De façon que, au delà
de sa charge, il luy restoit beaucoup de gran-
des parties oisisves et inutiles, desquelles la
chose publicque eust peu tirer du service, et
luy de la gloire.
Or, Monsieur, puis qu'il a esté si nonchalant
de se pousser soy mesme en lumiere, comme
de malheur la Vertu et l'Ambition ne logent
gueres ensemble, et qu'il a esté d'un siecle si
grossier ou si plein d'envie, qu'il n'y a peu nul-
lement estre aydé par le tesmoignaige d'aul-
truy, ie souhaicte merveilleusement que au
-112

amitié, que ce que ce personnaige et moy en


avons practiqué ensemble.
Au reste, Monsieur, ce legier present, pour
mesnager d'une pierre deux coups, servira
aussy, s'il vous plaict, à vous tesmoigner
l'honneur et reverence que ie porte à vostre
suffisance, et qualitez singulieres qui sont en
vous. Car, quant aux estrangeres et fortuites,
cen'est pas de mon goust de les mettre en
ligne de compte.
Monsieur, ie supplie Dieu qu'il vous doint
tres heureuse et longue vie.
De Montaigne, ce 30 avril 1570.
Vostrehumble et obeïssant serviteur,
HICHEL DE MONTAIGNE.
LETTRE V

Ou extrait d'une lettre que Monsier le Conseiller


de Montaigne escripuit à Monseigneur de Mon-
taigne son pere, concernant quelques particula-
ritez qu'il remarqua en la maladie et mort de
feu Monsieur de la Boétie.

Quant à ses dernières paroles, sans doubte,


si homme en doibt rendre bon compte, c'est à
moy, tant parce que du long de sa maladie il
parloit aussi volontiers à moy qu'à nul aul-
tre , que aussi pource que pour la singuliere
et fraternelle amitié que nous nous estions
entreportez, i'avois tres certaine cognoissance
des intentions, iugements et volontez qu'il
avoit eus durant sa vie, autant, sans doubte,
qu'homme peult avoir d'un aultre, et pource
que ie les sçavois estre tres haultes, vertueu-
ses, pleines de tres certaine resolution, et
quand tout est dict, admirables. le prevoyois
414

bien que si la maladie luy laissoit le moïen


de se pouvoir exprimer, qu'il ne luy eschap-
peroit rien en une telle necessité qui ne feust
grand et plein de bon exemple : ainsy, ie m'en
prenois le plus de garde que ie pouvois.
Il est vray, Monseigneur, comme i'ay la
memoire fort courte, et desbauchee encores
par le trouble que mon esprit avoit à souf-
frir d'une si lourde perte, et si importante,
qu'il est impossible que ie n'aye oublié beau-
coup de choses que ie vouldrois estre sceues.
Mais celles desquelles il m'est soubveneu, ie les
vous manderay le plus au vray qu'il me sera
possible. Car pour le representer ainsy fiere-
ment arresté en sa brave desmarche, pour
vous faire veoir ce couraige invincible dans
un corps atteré et assommé par les furieux
efforts de la mort et de la douleur, ie con-
fesse qu'il y fauldroit un beaucoup meilleur
style que le mien : pource qu'encores que du-
rant sa vie, quand il parloit de choses graves
et importantes, il en parloit de telle sorte
qu'il estoit mal aysé de les si bien escrire, si
est ce qu'à ce coup il sembloit que son esprit
et sa langue s'efforçassent à l'envy, comme
pour luy faire leur dernier service. Car sans
doubte ie ne le vis iamais plein ny de tant de
si belles imaginations, nide tant d'esloquence,

シン
115 -

comme il a esté le long de cette maladie. Au


reste, Monseigneur, si vous trouvez que l'aye
voulu mettre en compte ses propos plus le-
giers et ordinaires, ie l'ay faict à escient. Car
estants dits en ce temps là, et au plus fort
d'une si grande besongne , c'est un singulier
tesmoignaige d'une ame pleine de repos, de
tranquillité et d'asseurance.
Comme ie revenois du palais le lundy neuf-
viesme d'aoust 1563, ie l'envoyay convier à
disner chez moy. Il me manda qu'il me mer
cioit, qu'il se trouvoit un peu mal, et que ie
lui ferois plaisir si ie voulois estre une heure
avecques luy, avant qu'il partist pour aller
en Medoc. Ie l'allay trouver bientost aprez
disner. Il estoit couché vestu, et monstroit
desià ie ne sçais quel changement en son vi-
saige. Il medict que c'estoit un flux de ventre
avecques des tranchees, qu'il avoit prins le iour
avant, iouant en pourpoinct sous une robbe
de soye, avecquesM. d'Escars ; et que le froid
luy avoit souvent faict sentir semblables acci-
dents. Ie trouvay bon qu'il continuast l'en-
treprinse qu'il avoit pieça faicte de s'en aller ;
mais qu'il n'allast pour ce soir que iusques à
Germignan, qui n'est qu'à deux lieues de la
ville. Cela faisois ie pour le lieu où il estoit
logé tout avoisiné de maisons infectes de
-116-

peste, de laquelle il avoit quelque apprehen-


sion, comme revenant de Perigort et d'Age-
nois où il avoit laissé tout empesté ; et puis,
pour semblable maladie que la sienne ie m'es-
tois aultresfois tres bien trouvé de monter à
cheval. Ainsy il s'en partit , et madamoiselle
de la Boétie sa femme, et M. de Bouillonnas
son oncle, avecques luy.
Le lendemain de bien bon matin, voicy ve
nir un de ses gents à moy de la part de mada-
moiselle de La Boétie, qui me mandoit qu'il
s'estoit fort mal trouvé la nuict d'une forte
dyssenterie. Elle envoyoit querir un medecin
et un apotiquaire ; et me prioit d'y aller,
comme ie fis l'aprez disnee.
A mon arrivee, il sembla qu'il feust tout es-
iouï de me veoir ; et comme ie voulois pren-
dre congé de luy pour m'en revenir, et luy
promisse de le reveoir le lendemain, il me
pria avecques plus d'affection et d'instance
qu'il n'avoit iamais faict d'aultre chose, que ie
fusse le plus que ie pourrois avecques luy. Cela
me toucha aulcunement. Ce neantmoins ie
m'en allois quand madamoiselle de La Boétie,
qui pressentoit desià ie ne sçais quel mal-
heur, me pria les larmes à l'œil, que ie ne
bougeasse pour ce soir. Ainsy elle m'arresta,
de qucy il se resiouït avecques moy. Le len
117

demain ie m'en revins ; et le ieudy, le feus re-


trouver. Son mal alloit en empirant : son
flux de sang et ses tranchees qui l'affoiblis-
soient encores plus, croissoient d'heure à
aultre.
Le vendredy, ie le laissay encores : et le
samedy, ie le feus reveoir desià fort abattu.
Il me dict lors, que sa maladie estoit un
peu contagieuse, et oultre cela, qu'elle es-
toit mal plaisante, et melancholique : qu'il
cognoissoit tres bien mon naturel , et me
prioit de n'estre avec luy que par bou-
tees, mais le plus souvent que ie pourrois.
Ie ne l'abandonnay plus. Iusques au dimanche
il ne m'avoit tenu nul propos de ce qu'il
iugeoit de son estre, et ne parlions que des
particulieres occurrences de sa maladie, et de
ce que les anciens medecins en avoient dict.
D'affaires publicques, bien peu ; car ie l'en
trouvay tout desgousté dez le premier iour.
Mais le dimanche, il eust une grande foi-
blesse : Et comme il feut revenu à soy, il dict
qu'il luy avoit semblé estre en une confusion
de toutes choses, et n'avoir rien veu qu'une
espaisse nue et brouillart obscur, dans lequel
tout estoit pesle mesle et sans ordre : toutes-
fois qu'il n'avoit eu nul desplaisir à tout cet
accident. « La mort n'a rien de pire que cela,
118 -

Idydistenors. - Mais n'a rien de si maul-


vais, » me respondict il.
Depuis lors, pource que dez le commence-
mentde son mal, il n'avoit prins nul sommeil,
et que nonobstant tous les remedes, il alloit
tousiours en empirant : de sorte qu'on y avoit
desià employé certains bruvages, desquels
on ne sert qu'aux dernieres extremitez, il
commença à desesperer entierement de sa
guarison, ce qu'il me communiqua. Ce mesme
iour, pource qu'il feut trouvé bon, ie luy dis,
qu'il me sieroit mal, pour l'extreme amitié
que ie luy portois, si ie ne me souciois que
comme en sa santé on avoit veu toutes ses
actions pleines de prudence et de bon con-
seil, autant qu'à homme du monde qu'il les
continuast encores à sa maladie; et que, si
Dieu vouloit qu'il empirast , ie serois tres
marry qu'à faulte d'advisement il eust laissé
aul de ses affaires domestiques descousu, tant
pour le dommaige que ses parents y pour-
roient souffrir, que pour l'interest de sa re-
putation : ce qu'il print de moy de tres bon
visaige. Et aprez s'estre resolu des difficultez
qui le tenoient suspens en cela, il me pria
d'appeler son oncle et sa femme seuls pour
leur faire entendre ce qu'il avoit deliberé
quant à son testament. Ie luy dis qu'il leses-
--149-

tonneroſt. « Non,non, me dict il, le les con-


soleray et leur donneray beaucoup meilleure
esperance de ma santé, que ie ne l'ay moy
mesme. Et puis il me demanda, si les foi-
blesses qu'il avoit eues ne nous avoient pas
peu estonnez. « Cela n'est rien, lui fis ie:
ce sont accidents ordinaires à telles mala-
dies. Vrayement non, ce n'est rien, mon
frere, me respondict il, quand bien il en ad-
viendroit ce que vous en craindriez le plus.
-A vous ne seroit ce que heur, luy repli-
quay ie; mais le dommaige seroit à moy qui
perdrois la compaignie d'un si grand, si sage
et si certain amy, et tel que ie serois asseuré
de n'en trouver iamais de semblable. -
Il
pourroit bien estre, mon frere, adiousta il,
et vous asseure que ce qui me faict avoir
quelque soing que l'ay de ma guarison, et
n'aller si courant au passaige que i'ay desià
franchi à demy, c'est la consideration de vos-
tre perte, et de ce pauvre homme et de cette
pauvre femme (parlant de son oncle et de sa
femme) que i'ayme touts deux uniquement, et
qui porteront bien impatiemment (i'en suis
asseuré) la perte qu'ils feront en moy, qui de
vray est bien grande pour eulx et pour vous.
l'ay aussy respect au desplaisir qu'auront
beaucoup de gents de bien qui m'ontaymé et
-
120

estimé pendant ma vie, desquels certes, le


le confesse, si c'estoit à moy à faire ie serois
content de ne perdre encores la conversation.
Et si ie m'en vay, mon frère, ie vous prie,
vous qui les cognoissez, de leur rendre tes-
moignaige de la bonne volonté que leur ay
portee iusques à ce dernier terme de ma vie.
Et puis, mon frere, par adventure n'estois-je
poinct nay si inutile, que je n'eusse moïen de
faire service à la chose publicque ? Mais quoy
qu'il en soit, ie suis prest à partir quand il
plaira à Dieu, estant tout asseuré que ie iouï-
ray de l'ayse que vous me predites. Et quant
àvous, mon amy, ie vous cognois si sage,
que, quelque interest que vous y ayez, si
vous conformerez vous volontiers et patiem-
ment à tout ce qu'il plaira à sa saincte Ma-
festé d'ordonner de moy , et vous supplie
vous prendre garde que le deuil de ma perte
ne poulse ce bon homme et cette bonne fem-
me hors des gonds de la raison. » Il me de-
manda lors comme ils s'y comportoient desià.
le luy dis que assez bien pour l'importance
de la chose : « Ouy (suivit-il) à cette heure
qu'ils ont encores un peu d'esperance. Mais si
ie la leur ay une fois toute ostee, mon frere,
vous serez bien empesché à les contenir. »
Suivant ce respect, tant qu'il vescut depuis,
-121 -

il leur cacha tousiours l'opinion certaine


qu'il avoit de sa mort, et me prioit bien fort
d'en user de mesme. Quand il les voyoit au-
prez de luy, il contrefaisoit la chere plus gaye
et les paissoit de belles esperances.
Sur ce poinct ie le laissay pour les aller ap-
peller. Ils composerent leur visaige le mieulx
qu'ils peurent pour un temps. Et aprez nous
estre assis autour de son lict, nous quatre
seuls, il dict ainsy d'un visaige posé et comme
tout esiouï : « Mon oncle, ma femme, ie vous
asseure sur ma foy, que nulle nouvelle at
tainte de ma maladie ou opinion maulvais
que i'aye de ma guarison, ne m'a mis en fan-
taisie de vous faire appeller pour vous dire
ce que i'entreprends ; car ie me porte, Dieu
mercy, tres bien, et plein de bonne esperan-
ce; mais ayant de longue main apprins, tant
par longue experience que par longue estu-
de, le peu d'asseurance qu'il y a à l'instabilité
et inconstance des choses humaines, et mes-
mes en nostre vie que nous tenons si chere,
qui n'est toutesfois que fumee et chose de
neant; et considerant aussy, que puisque ie
suis malade, ie me suis d'autant approché du
dangier de la mort : i'ay deliberé de mettre
quelque ordre à mes affaires domesticques,
aprez en avoir eu vostre advis premiere
-122-

ment. » Et puis adressant son propos à son


oncle : « Mon bon oncle, dict il, si l'avais à
vous rendre à cette heure compte des gran-
des obligations que ie vous ay, ie n'aurois eu
piece faict : il me suffit que iusques à pre-
sent, où que i'aye esté, et à quiconque i'en
aye parlé, l'aye tousiours dict que tout ce que
un tres sage, tres bon et tres liberal pere
pouvoit faire pour son fils , tout cela avez
vous faict pour moy, soit pour le soing qu'il
a fallu à m'instruire aux bonnes lettres, soit
lorsqu'il vous a pleu me poulser aux estats :
de sorte que tout le cours de ma vie a esté
plein de grands et recommandables offices
d'amitiez vostres envers moy : somme, quoy
que i'aye, ie le tiens de vous, je l'advoue de
vous, ie vous en suis redevable, vous estes
monvray pere; ainsy comme fils de famille
ie n'ay nulle puissance de disposer de rien,
s'il ne vous plaict de m'en donner congé. »
Lors il se teust et attendit que les soupirs et
les sanglots eussent donné loisir à son oncle
de luy respondre qu'il trouveroit tres bon
tout ce qu'il luy plairoit. Lors ayant à le fai-
re son heritier, il le supplia de prendre de
luy le bien qui estoit sien.

→ Ades emplois publics


-123

Et puis, destournant la parole à sa femme:


• Ma semblance, dict il (ainsy l'appeloit il
souvent, pour quelque ancienne alliance qui
estoit entre eulx) ayant esté ioinct à vous du
saint neud de mariaige, qui est l'un des plus
respectables et inviolables que Dieu nous ayt
ordonné ça bas, pour l'entretien de la societé
humaine, ie vous ay aymee, cherie et estimee
autant qu'il m'a esté possible, et suis tout
asseuré que vous m'avez rendu reciproque
affection, que ie ne sçaurois assez recognois-
tre. le vous prie de prendre de la part de
mes biens ce que je vous donne, et vous en
contenter, encores que ie sçache bien que
c'est bien peu au prix de vos merites. »
Et puis, tournant son propos à moy :
«Mon frere, dict il, que i'ayme si cherement
et que i'avois choisy parmy tant d'hommes,
pour renouveller avecques vous cettevertueu-
se et sincere amitié, de laquelle usaige est par
le vice dez si long temps esloigné d'entre
nous, qu'il n'en reste que quelques vieilles
traces en la memoire de l'antiquité, ie vous
supplie pour signal de mon affection envers
vous, vouloir estre successeur de ma biblio-
theque et de mes livres que ie vous donne :
present bien petit , mais qui part de bon
cœur, et qui vous est convenable pour l'af
124

fection que vous avez aux Lettres. Ce vous


sera μνημόσυνον, tui sodalis 1.
Et puis, parlant à touts generalement, loua
Dieu, dequoy en une si extreme necessité, il
se trouvoit accompaigné de toutes les plus
cheres personnes qu'il eust en ce monde ; et
qu'il lui sembloit tres beau à veoir une assem-
blee de quatre si accordants et si unis d'ami-
tié; faisant, disoit il, estat, que nous nous
entraymions unanimement les uns pour l'a-
mour des aultres. Et nous ayant recommandé
les uns aux aultres, il suyvit ainsy : « Ayant
mis ordre à mes biens, encores me fault il
penser à ma conscience. Ie suis chrestien, ie
suis catholique : tel ay vescu, tel suis ie deli-
beré de clorre ma vie. Qu'on me face venir
un prebstre; car ie ne veulx faillir à ce der-
nier debvoir d'un chrestien. >>>
Sur ce poinct il finit son propos , lequel il
avoit continué avecques telle asseurance de
visaige, telle force de parolle et de voix, que là
où ie l'avois trouvé, lorsque i'entrai en sa
chambre, foible, traisnant lentementles mots,
les uns aprez les aultres, ayant le pouls ab-
battu comme de fiebvre lente, et tirant à la
mort, le visaige palle et tout meurtri, il sem-

Unsouvenir de votre ami.


125-

bloit lors qu'il vinst, comme par miracle, de


reprendre quelque nouvelle vigueur : le teint
plus vermeil et le pouls plus fort, de sorte
que ie luy fis taster le mien pour les comparer
ensemble. Sur l'heure i'eus le cœur si serré,.
que ie ne sceus rien luy respondre. Mais deux
ou trois heures aprez, tant pour luy continuer
cette grandeur de couraige, que aussi pource
que iesouhaictoispour la ialousie que i'ay eue
toute ma vie de sa gloire et de son honneur,
qu'il y eust plus de tesmoings de tant et si
belles preuves de magnanimité, y ayant plus
grande compaignie en sa chambre, ie lui dis
que i'avois rougis de honte dequoy le couraige
m'avoit failly à ouïr ce que luy qui estoit en-
gaigé dans ce mal, avoit eu couraige de me
dire : que iusques lors j'avois pensé que Dieu
ne nous donnast gueres si grand advantaige
sur les accidents humains, et croyois mal
ayseement ce que quelquesfois i'en lisois par-
my les histoires ; mais qu'en ayant senti une
telle preuve, ie louois Dieu dequoy ce avoit
esté en une personne de qui ie fusse tant
aymé, et que j'aymasse si cherement, et que
cela me serviroit d'exemple pour iouer ce
mesme role à mon tour.
Il m'interrompit pour me prier d'en user
ainsy, et de monstrer par effect que les dis-
i

-
126-

cours que nous avions tenus ensemble pen-


dant nostre santé, nous ne les portions pas
seulement en la bouche, mais engravez bien
avant au cœur et en l'ame, pour les mettre
en execution aux premieres occasions qui
s'offriroient, adioustant que c'estoit la vraye
practique de nos estudes et de la philoso-
phie.
◆ Et me prenant par la main: <<Mon frere,
mon amy, me dict il, ie t'asseure que i'ay faict
assez de choses, ce me semble, en ma vie,
avecques autant de peine et difficulté que ie
fais cette cy. Et quand tout est dict, il y a fort
long temps que i'y estois preparé et que i'en
sçavois ma leçon toute par cœur. Mais n'est
ce pas assez vescu iusques à l'aage auquel ie
suis? l'estois prest à entrer à mon trente
troisiesme an. Dieu m'a faict cette grace, que
tout ce que l'ay passé iusques à cette heure
de ma vie, a été plein de santé et de bon
heur; pour l'inconstance des humaines, cela
ne pouvoit gueres plus durer. Il estoit mes-
huy temps dese mettre aux affaires etde veoir
mille choses mal plaisantes, comme l'incom-
modité de la vieillesse, de laquelle ie suis quite
par ce moïen. Et puis, il est vraysemblable
que l'ay vescu iusqu'à cette heure avecques
plus de simplicité et moins de malice que le
127

n'eusse par adventure faict, si Dieu m'eust


laissé vivre iusqu'à ce que le soing de m'en-
richir et accommoder mes affaires me feust
entré dans la teste. Quant à moy, ie suis cer
tain, là ie m'en vay trouver Dieu et le seiour
desbienheureux. >>>Or,pource que ie monstrois
mesme au visaige l'impatience que j'avois à
l'ouïr : « Comment, mon frere, me dict il, me
voulez vous faire peur ? Si ie l'avois, à qui
seroit ce de me l'oster qu'à vous ?>>>
Sur le soir, pource qu'on avoit mandé pour
receveoir son testament, ie luy fis mettre par
escrit, et puis ie luy fus dire s'il ne le vou-
loit pas signer : « Non pas signer, dict il,ie le
veulx fairemoy mesme. Mais ie vouldrois, mon
frere, qu'on me donnast un peu de loisir ; car
ie me treuve extremement travaillé et si af-
foibly que ie n'en puis quasi plus. » le me
mis à changer de propos ; mais il se reprit
sourdain et me dict qu'il ne falloit pas grand
loisir à mourir, et me pria de sçavoir si le
notaire avoit la main bien legiere car il n'ar-
resteroit gueres à dicter. l'appelay le notaire,
et sur le champ il dicta si viste son testa-
ment qu'on estoit bien empesché à le suivre.
Et ayant achevé, il me pria de luy lire, et
parlant à moy : « Voyla, dict il, le soing d'une
belle chose que nos richesses. Sunt hæc quæ
-
128 -

hominibus vocantur bona¹. Après que le tes-


tament eust esté signé, comme sa chambre
estoit pleine de gents, il me demanda s'il luy
feroit mal de parler. le lui dis que non, mais
que ce feust tout doulcement.
Lors il fit appeller madamoiselle de Saint-
Quentin sa niepce, et parla ainsy à elle : «Ma
niepce, m'amie, il m'a semblé depuis que ie
t'ay cogneue, avoir veu reluire en toy des
traicts de tres bonne nature ; mais ces der-
niers offices que tu fais avecques une si bonne
affection,et telle diligence, à ma presente
necessité, me promettent beaucoup de toy,
et vrayement ie t'en suis obligé et t'en mer-
cie tres affectueusement. Au reste, pour me
descharger, ie t'advertis d'être premierement
•devote envers Dieu : car c'est sans doubte la
principale partie de nostre debvoir, et sans
laquelle nulle aultre action ne peult estre ny
bonne ny belle : et celle là y estant bien à
bon escient, elle traisne aprez soy par neces-
sité toutes aultres actions de vertu. Aprez
Dieu, il te fault aymer et honnorer ton pere et
ta mere, mesme ta mere, ma sœur que l'es-
time des meilleures et plus sages femmes du
monde, et te priedeprendre d'elle l'exemple de
1Voilà ce que les hommes appellent desbiens
129

tavie.Netelaissepoinct emporter auxplaisirs;


fuy comme peste ces foles privautez que tu
veois les femmes avoir quelquesfois avecques
les hommes, car encores que sur le commen-
cement elles n'ayent rien de maulvais ; toutes-
fois petit à petit elles corrompent l'esprit, et
le conduisent a l'oisisveté, et de là, dans le
vilain bourbier du vice. Crois moy : la plus
seure garde de la chasteté à une fille, c'est la ✓
severité. Ie te prie, et veulx qu'il tesoubvienne
de moy, pour avoir souvent devant les yeulx
l'amitié que ie t'ay portee, non pas pour te
plaindre et pour te douloir de ma perte, et
cela deffends ie à tous mes amys , tant que is
puis, attendu qu'il sembleroit qu'ils feussent
envieux du bien, duquel, mercy à ma mort,
ie me verray bientost iouïssant : et t'asseure,
ma fille, que si Dieu me donnoit à cette heure
à choisir, ou de retourner à vivre encores, ou
d'achever le voyaige que i'ay commencé, ie
serois bien empesché au chois. Adieu ma
niepce, m'amie. »
Il fit aprez appeller madamoiselle d'Arsat sa
belle fille, et luy dict : « Ma fille, vous n'avez
pas grand besoing de mes advertissements,
ayant une telle mere, que i'ay trouvee si
sage, si bien conforme à mes conditions et
volontez , ne m'ayant iamais fait nulle faulte.
LA BOÉTIE. 5
130 -

Vous serez bien instruite d'une telle mais-


tresse d'eschole. Et ne trouvez poinct estrange
si moy, qui ne vous touche d'aulcune pa-
renté, me soucie et me mesle de vous. Car
estant fille d'une personne qui m'est si pro-
che, il est impossible que tout ce qui vous
concerne ne metouche aussy. Et pourtant ay
ie tousiours eu tout le soing des affaires de
M. d'Arsat, vostre frere, comme des miennes
propres. Vous avez de la richesse et de la
beauté assez vous estes damoiselle de bon
lieu. Il ne vous reste que d'y adiouster les
biens de l'esprit, ce que je vous prie vouloir
faire. Ie ne vous deffends pas, le vice y es-
tant detestable aux femmes, car ie ne veulx
pas penser seulement qu'il vous puisse tom-
ber en entendement : voire ie crois que le
nom mesme vous en est horrible. Adieu, ma
belle fille. »

Toute la chambre estoit pleine de cris et de


rarmes, qui n'interrompoient toutesfois nul-
lement le train de ses discours, qui feurent
longuets. Mais aprez tout cela il commanda
qu'on fist sortir tout le monde, sauf la garni-
son, ainsy nomma il les filles qui le servoient.
Et puis, appellant mon frere de Beau-regard:
<<Monsieur de Beau-regard, luy dict il, ie vous
mercie bien fort de la peine que vous prenez
-131

demoy : vous voulez bien que ie vous des-


couvre quelque chose que j'ay sur le cœur à
vous dire. » Dequoy quand mon frere ſui eust
donné asseurance, il suivit ainsy : « le vous
iure que tous ceulxqui se sont mis à la refor-
mation de l'Eglise, ie n'ay iamais pensé qu'il
yen ait eu unseul quis'y soit mis avecques
meilleur zele, plus entiere, sincere et simple
affection que vous. Et croys certainement
que les seulsvices de nos prelats, qui ont sans
doubte besoing d'une grande correction, et
quelques imperfections que le cours du temps
aapportés en nostre Eglise, vous ont incité à
cela : ie ne vous en veulx pour cette heure
demouvoir: car aussy ne prié ie pas volon-
tiers personne de faire quoy que ce soit con-
tre sa conscience. Mais ie vous veulx bien
advertir, qu'ayant respect à la bonne reputa-
tion qu'a acquis la maison de laquelle vous
estes, par une continuelle concorde : maison
que i'ay autant chere que maison du monde:
mon Dieu, quelle case, de laquelle il n'est ia-
mais sorti acte que d'homme de bien ! ayant
respect à lavolonté de vostre pere ; ce bon
pere à qui vous debvez tant, de vostre oncle,
àvos freres, vous fuyez ces extremitez ne
soyez poinct si aspre et si violent : accommo-
dez vous à eulx. Ne faictes poinct de bande et
-
132-

de corps à part ; ioignez vous ensemble. Vous


voyez combien de ruïnes ces dissentions ont
apporté en ce roïaume; et vous respons
qu'elles en apporteront de bien plus grandes-
Et comme vous estes sage et bon, gardez de
mettre ces inconvenients parmy nostre fa-
mille, de peur de lui faire perdre ſa gloire et
le bonheur duquel elle a iouï iusques à cette
heure. Prenez en bonne part, Monsieur de
Beau-regard, ce que je vous en dis, et pour
un certain tesmoignage de l'amitié que ie
vous porte. Car pour cet effect me suis ie re-
servé iusques à cette heure à vous le dire ; et
à l'adventure vous le disant en l'estat auquel
vous me voyez, vous donnerez plus de poids
et d'authorité à mes paroles. » Mon frere le
remercia bien fort.
Le lundy matin, il estoit si mal, qu'il avoit
quité toute esperance de vie. De sorte que
deslors qu'il me vit, il m'appella tout piteuse-
ment, et me dict : « Mon frere, n'avez vous
pas de compassion de tant de torments que
ie souffre? Ne voyez vous pas meshuy, que
tout le secours que vous me faictes, ne sert
que d'allongement à ma peine ? Bientost
aprez , il s'esvanouït : de sorte qu'on le cuida
abandonner pour trespassé : enfin, on le re-
veilla à force de vinaigre et de vin. Mais il ne
-133

vit de long temps aprez : et nous oyant crier


autour de luy, il nous dict : « Mon Dieu, qui
me tormente tant? Pourquoy m'oste on de
ce grand et plaisant repos auquer ie suis ?
Laissez moy, le vous prie. » Et puis m'oyant,
il me dict : « Et vous aussy, mon frere, vous
ne voulez donc pas que ie guarisse ? O quel
asyle vous me faictes perdre ! » Enfin, s'estant
encores plus remis, il demanda un peu de
vin. Et puis s'en estant bien trouvé, me dict
que c'estoit la meilleure liqueur du monde.
« Non est dea, fis ie pour le mettre en pro-
pos, c'est l'eau. C'est mon, repliqua il,.
ὕδωρ ἄριστον 1. » Il avoit desià toutes les extre-
mitez, iusques au visaige, glacees de froid,.
avecques une sueur mortelle qui luy couloit
tout le long du corps : et n'y pouvoit on quasi
plus trouver nulle recognoissance de pouls.
Ce matin, il se confessa à son prebstre : mais
parce que le prebstre n'avoit apporté tout
ce qu'il luy falloit, il ne luy peut dire la
messe. Mais le mardy matin, M. de la Boétie
le demanda, pour l'ayder, dictil, à faire son
dernier office chrestien. Ainsi, il ouït la
messe et feit ses Pasques. Et comme le prebs-
tre prenoit congé de luy, il luy dict : « Mon
1 Oui, sans doute, car l'eau est une chose excellente.
-
134

pere spirituel, ie vous supplie humblement,


et vous et ceulx qui sont soubs vostre charge,
prier Dieu pour moy, soit qu'il soit ordonné
par les tres sacrez thresors des desseins de
Dieu que ie finisse à cette heure mes iours,
qu'il aye pitié de mon ame, et me pardonne
mes pechez, qui sont infinis, comme il n'est
pas possible que si vile et si basse creature
quemoyayepeu executer les commandements
d'un si hault et si puissant maistre : ou s'il
luy semble que ie fasse encores besoing par
deçà, et qu'il veuille me reserver à quel-
qu'autre heure, suppliez le qu'il finisse bien
tost en moy les angoisses que ie souffre, et
qu'il me fasse la grace de guider dorenavant
mes pas à la suitte de sa volonté, et de me
rendre meilleur que ien'ay esté. Sur ce poinct
il s'arresta un peu pour prendre haleine : et
veoyant que le prebstre s'en alloit, il le rap-
pella, et luy dict : « Encores veulx ie dire cecy
en vostre presence : Ie proteste, que comme
i'ay esté baptizé, foy et religion que Moyse
planta premierement en Egypte, que les Pe-
res receurent depuis en Iudee, et qui de main
enmainpar succession de temps a esté ap-
portee en France. » Il sembla, à le veoir, qu'il
eust parlé encores plus long temps, s'il eust
peu : mais il finit priant son oncle et moy de
-135-

prier Dieupour luy. « Car ce sont, dict il, les


meilleurs offices que les chrestiens puissent
faire les uns pour les aultres. » Il s'estoit en
parlant descouvert une espaule, et pria son
oncle la recouvrir, encores qu'il eust un va-
let plus près de luy. Et puis, me regardant :
« Ingenui est, dict il, cui multum debeas, et
plurimum velle debere¹. M. de Belot le vint
veoir aprez midy, et illuy dict,lui presentant
samain : « Monsieur, mon bon amy, i'estois
icy à mesme pour payer ma debte, mais i'ay
trouvé un crediteur qui me l'a remise. » Un
peu aprez comme il se resveilloit en sursaut :
« Bien bien, qu'elle vienne quand elle voul-
dra, ay vescu, ainsy veulx ie mourir soubs la,
ie l'attends, gaillard et de pied coy; >> mots
qu'il redict deux ou trois fois en sa maladie.
Etpuis, comme on luy entre ouvroit la bou-
che par force pour le faire avaller : « An vi-
veretanti est ?» dict il, tournant son propos à
monsieur de Belot. Sur le soir, il commença
bien à bon escient à tirer aux traicts de la
mort; et comme ie souppois, il me feit appel-
ler, n'ayant plus que l'imaige et que l'umbre

1 C'est d'un cœur noble, de vouloir être plus obligé à


qui l'on doit beaucoup.
*La vieest-elle d'un si grand prix?
-136

d'un homme, et comme il disoit luy mesme :


«Non homo, sed species hominis. » Et me
dict, à toutes peines : « Mon frere, mon amy,
pleust à Dieu que ie visse les effects des ima-
ginations que ie viens d'avoir. Aprez avoir
attendu quelque temps, qu'il ne parloit plus,
et qu'il tiroit des souspirs touchants pour s'en
efforcer, car dez lors la langue commençoit
fort à luy denier son office : « Quelles sont
elles, mon frere? luy dis ie. - Grandes, gran-
des, me respondict il.-Il ne feut iamais, suivy
ie, que ie n'eusse cet honneur que de com-
muniquer à toutes celles qui vous venoient
à l'entendement, voulez vous pas que i'en
iouïsse encores ! - C'estmon dea, respondict
il : mais, mon frere, ie ne puis : elles sont
admirables, infinies, indicibles. »
Nous en demeurasmes là , car il n'en pou-
voit plus. De sorte qu'un peu auparavant il
avoit voulu parler à sa femme, et luy avoit
dict d'un visaige le plus gay qu'il le pouvoit
contrefaire, qu'il avoit à luy dire un conte.
Et sembla qu'il s'efforçast pour parler : mais
la force luy defaillant, il demanda un peu
devin pour la luy rendre. Ce feut pour neant ;
car il esvanouït soubdain, et feut longtemps
sans veoir. Estant desià bien voisin de sa mort,
et oyant les pleurs de madamoiselle de la
137 -

Boétie, il l'appella, et luy dict ainsy : « Masem-


blance, vous vous tourmentez avant le temps :
voulez vous pas avoir pitié de moy ? Prenez
couraige. Certes ie porte plus la moitié de pei-
ne, pour le mal queie vous veois souffrir, que
pour le mien : et avecques raison, pource que
les maulx que nous sentons en nous, ce n'est
pas nous proprement qui les sentons , mais
certains sens que Dieu a mis en nous : mais
ce que nous sentons pour les aultres , c'est
par certain iugement et par discours de rai-
son que nous le sentons. Mais ie m'en vay. »
Cela, disoit il, parce que le cœur luy failloit.
Or, ayant eu peur d'avoir estonné sa femme,
il se reprint et dict : « le m'en vay dormir,
bon soir, ma femme, allez vous en. » Voylà
le dernier congé qu'il print d'elle. Après
qu'elle feut partie : « Mon frere, me dict il,
tenez vous auprez de moy, s'il vous plaist. »
Et puis, ou sentant les poinctes de la mort
plus pressantes et poignantes, ou bien la force
de quelque medicament chaud qu'on luy
avoit faict avaller, il print une voix plus es-
clatante et plus forte, et donnoit des tours
dans son lict avec tout plein de violence : de
sorte que toute la compaignie commença à
avoir quelque esperance, parce que iusques
ors la seule foiblesse nous l'avoit faict per
-
138

dre. Lors, entre autres choses, il se print à me


prier et reprier avecques une extreme affec-
tion, de luy donner une place : de sorte que
i'eus peur que son iugement feust esbranlé.
Mesme que luy ayant bien doulcement re-
monstré, qu'il se laissoit emporter au mal, et
que ses mots n'estoient pas d'homme bien
rassis, il nese rendit poinct au premier coup,
et redoubla encores plus fort : « Mon frere,
mon frere, me refusez vous doncques une
place?>> Iusques à ce qu'il me contraignit de
le convaincre par raison, et de luy dire, que
puis qu'il respiroit et parloit, et qu'il avoit
corps, il avoit par consequent son lieu.
«Voire, voire, me respondict il, i'en ay,mais
ce n'est pas celuy qu'il me fault : et puis
quand tout est dict, ie n'ay plus d'estre.
Dieu vous en donnera un meilleur bientost,
luy fis ie. Y fussé ie desià, mon frere, me
respondict il ; il y a deux iours que'i'ahanne
pour partir. » Estant sur ces destresses, il
m'appella souvent pour s'informer seulement
si l'estois prez de luy. Enfin il se mit un peu
à reposer, qui nous confirma encores plus en
nostre bonne esperance. De maniere que sor-
tant de sa chambre, ie m'en resiouïs avec-
ques madamoiselle de la Boétie. Mais une
heure aprez, ou environ, me nommant une
-
139-

fois ou deux, et puis tirant à soy un grand


souspir, il rendit l'ame, sur les trois heures
du mercredy matin dix-huitiesme d'aoust,
l'anmil cinq cens soixante trois, aprez avoir
vescu trente deux ans, neuf mois, et dix sept
iours.
LETTRE VI

Qui sert de Preface aux Oeuvres de La Boétie,


edition de Paris, 1571.
1

ADVERTISSEMENT AU LECTEUR

Par M. de Montaigne.

Lecteur, tu me doibs tout ce dont tu iouis


de feu M. Estienne de La Boétie ; car ie t'ad-
vise que quant à luy il n'y a rien qu'il eust
iamais esperé de te faire voir, voire ny qu'il
estimast digne de porter son nom en public.
Mais moy qui ne suis pas si hault à la main,
n'ayant trouvé aultre chose dans sa librairie,
qu'il me laissa par son testament, encores
n'ay ie pas voulu qu'il se perdist. Et de ce
peu de iugement que i'ay, i'espere que tu
trouveras que les plus habiles hommes de
nostre siecle font bien souvent feste de
moindre chose que cela, i'entends de ceulx
qui l'ont practiqué plus ieune ; car nostre ac
142-

cointance ne print commencement qu'environ


six ans avant sa mort, qu'il avoit faict force
aultres vers latins et françois, comme soubs le
nom de Gironde, et en ay ouï reciter des
riches lopins. Mesme celuy qui a escrit les
Antiquitez de Bourges en allegue, que ie re-
cognois, mais le ne sçais que tout cela est
devenu, non plus que ses poemes grecs. Et à
la vérité, à mesure que chasque saillie lui
venoit à la teste, il s'en deschargeoit sur le
premier papier qui lui tomboit en main, sans
aultre soing de le conserver. Asseure toy que
i'y ay faict ce que i'ay peu, et que depuis
sept ans que nous l'avons perdu, ie n'ay peu
recouvrer que ce que tu en veois: sauf un
Discours de la Servitude volontaire, et quel-
ques Memoires de nos troubles sur l'Edict de
janvier 1562. Mais quant à ces dernieres
pieces, ie leur treuve la façon trop delicate
et mignarde pour les abandonner au grossier
et pesant air d'une si mal plaisante saison. A
Dieu.
LETTRE VII

Imprimee au devant des vers d'Estienne François


de La Boétie, edition de Paris, 1572.

AMonsieur, Monsieur de Foix, conseiller du Roy en son


conseil privé, et ambassadeur de Sa Majesté prez la
seigneurie de Venise.

Monsieur,
Estant à mesme de vous recommander et à
laposterité la memoire de feu Etienne de La
Boétie, tant pour son extreme valeur que
pour la singuliere affection qu'il me portoit,
il m'est tombé en fantasie, combien c'estoit
une indiscretion de grande consequence et
digne de la coërtion de nos loix, d'aller
comme il se faict ordinairement, desrobbant
à la vertu la gloire, sa fidelle compaignie,
pour en estrener, sans chois et sans iuge-
ment, le premier venu, selon nos interests
particuliers. Vu que les deux resnes princi
-144

pales qui nous guident et tiennent office,


sont la peine et la recompense, qui ne nous
touchent proprement, et comme hommes,
que par l'honneur et la honte; d'autant que
⚫celles icy donnent droictement à l'ame et ne
se goustent que par les sentiments interieurs
et plus nostres; là où les bestes mesmes se
voyent aulcunement capables de toute aultre
recompense et peine corporelle. En oultre,
il est bon à veoir que la coustume de loüer
la vertu mesme de ceux qui ne sont plus, ne
vise pas à eulx, ains qu'elle faict estat d'ai-
guillonner par ce moïen les vivants à les
imiter ; comme les derniers chastiments sont
employez par la justice plus pour l'exemple
que pour l'interest de ceulx qui les souffrent.
Or, le loüer et le mesloüer s'entrerespondant
de si pareille consequence, il est malaysé à
sauver, que nos loix deffendent offenser la
reputation d'aultruy, et ce neantmoins per-
mettent de l'annoblir sans merite. Cette per-
nicieuse licence de ietter ainsy à nostre poste
au vent les loüanges d'un chascun a esté aul-
tresfois diversement retreinte ailleurs, voire à
l'adventure ayda elle iadis à mettre la poësie
en lamalgrace des sages. Quoy qu'il en soit,
au moins ne se sçauroit on couvrir, que le
vice de mentir n'y apparoisse tousiours, tres
145

messeant à un homme bien né, quelque vi-


saigequ'on lui donne. Quant à ce personnaige
de qui ie vous parle, Monsieur, il m'envoye

*bienloing de ces termes; car le dangier n'est
pas que ie luy en preste quelqu'une, mais
que ie luy oste; et son malheur porte que
comme il m'a fourny autant qu'homme puisse
de tres iustes et tres apparentes occasions de
loüange, i'ay bien aussy peu de moïen et de
suffisance pour la luy rendre ; ie dis moy, à
qui seul il s'est communiqué iusques au vif,
et qui seul puis répondre d'un million de
graces, de perfections et de vertus qui moi-
sirent oisisves au giron d'une si belle ame,
mercy à l'ingratitude de sa fortune. Car la
nature des choses ayant, ie ne sçais comment,
permis que la verité, pour belle et accepta-
ble qu'elle soit d'elle mesme, si ne l'embras-
sons nous qu'infuse et insinuee en nostre
creance par les utils de la persuasion, ie me
treuve si fort desgarny et de credit pour au-
thoriser mon simple tesmoignaige, et d'elo-
quence pour l'enrichir et le faire valoir, qu'à
peu a il tenu que ie n'aye quité là tout ce
soing, ne me restant pas seulement du sien
par où dignement ie puisse presenter au
monde au moins son esprit et son sçavoir. De
vray, monsieur, ayant esté surpris de sa des
-
146-

tinee en la fleur de son aage; et dans le train


d'une tres heureuse et tres vigoureuse santé,
iln'avoit pensé à rien moins qu'à mettre au
iour des ouvraiges qui deustent tesmoigner à
laposterité quel il estoit en cela. Et à l'ad-
venture estoit il assez brave quand il y eust
pensé, pour n'en estre par sort curieux. Mais
enfin i'ay prins party qu'il seroit bien plus
excusable à luy d'avoir ensevely avec soy tant
de rares faveurs du ciel, qu'il ne seroit àmoy
d'ensevelir encoresla cognoissance qu'il m'en
avoit donnee. Et pourtant, ayant curieuse-
ment recueilly tout ce que j'ay trouvé d'en-
tier parmy ses brouillarts et papiers epars çå
et là, le iouët du vent et de ses estudes, il
m'a semblé bon, quoy que ce fust, de le dis-
tribuer et de le departir en autant de pieces
que i'ay peu pour delà prendre occasion de
recommander sa memoire à d'autant plus de
gents, choisissant les plus apparentes et di-
gnes personnes de ma cognoissance, et des-
quelles le tesmoignaige luy puisse estre le plus
honnorable. Comme vous , Monsieur, qui de
vous mesme pouvez avoir eu quelque cognois-
sance de luy pendant sa vie, mais certes bien
legiere pour en discourir la grandeur de son
entiere valeur. La posterité le croira si bon
luy semble, mais ie luy iure sur tout ce que
-
147-

i'ay de conscience, l'avoir sçeu et veu tel,


tout consideré, qu'à peine par souhaict etpar
imagination pouvois ie monteraudelà,tants'en
fault que ie luy donne beaucoup de compai-
gnons. le vous supplie tres humblement,Mon-
sieur, non seulementprendrela generale pro-
tection de son nom , mais encores de ces dix
ou douze vers françois, qui se iettent comme
par necessité à l'abry de vostre faveur; car ie
ne vous celeray pas que la publication n'en
aye esté differee aprez le reste de ses œuvres,
soubs couleur de ce que par delà on ne les
trouvoit pas assez limez pour estre misen lu-
miere. Vous verrez, Monsieur, ce qui en est;
et pource qu'il semble que ce iugement re-
garde l'interest de tout ce quartier icy, d'où
ils pensent qu'il ne puisse rien partir en vul-
gaire qui ne sente le sauvaige et la barbarie.
C'est proprement vostre charge, qui au reng
de la premiere maison de Guyenne receu de
vos ancestres , avez adiousté du vostre le
premier reng encores en toute façon de suf-
fisance, maintenir non seulement par vostre
exemple, mais aussy par l'authorité de vostre
tesmoignaige, qu'il n'en va pas tousiours ainsy.
Et ores que le faire soit plus naturel auxGas-
cons que le dire, si est ce qu'ils s'arment
quelquesfois autant de langue que du bras, et
1

-
-
148

de l'esprit que du cœur. De ma part, Mon-


sieur, ce n'est pas mon gibbier de iuger de
telles choses ; mais l'ay ouï dire à personnes
qui s'entendent en sçavoir, que ces vers sont
non seulement dignes de se presenter en place
marchande : d'advantaige, qui s'arrestera à la
beauté et richesse des inventions, qu'ils sont
pour le subiect autant charnus, pleins, moël-
leux, qu'il s'en soit encores veu en nostre
langue. Naturellement chasque ouvrier se
sent plus roide en certaine partie de son art ;
et les plus heureux sont ceulx qui se sont em-
poignez à la plus noble : car toutes pieces
esgallement necessaires au bastiment d'un
corps ne sont pas pourtant esgallement pri-
sables. La mignardise du langaige, la doulceur
et la polissure reluisent à l'adventure plus en
quelques aultres ; mais en gentillesse d'imagi-
nations , en nombre de saillies , poinctes et
traicts, ie ne pense poinct que nuls autres
leur passent devant ; et si fauldroit il encores
venir en composition de ce que ce n'estoit ny
son occupation, ny son estude, et qu'à peine
au bout de chasque en mettoit il une fois la
main à la plume; tesmoing ce peu qu'il nous
en reste de toute sa vie. Car vous voyez. Mon-
sieur, vert et sec, tout ce qui m'en est venu
entre mains, sans chois et sans triage : en
149-

maniere qu'il y en a de ceulx mesmes de son


enfance. Somme, il semble qu'il ne s'en mes-
last que pour dire qu'il estoit capable de tout
faire. Car, au reste, mille et mille fois, voire
en ses propres ordinaires, avons nous veu
partir de luy choses plus dignes d'estre sceues,
plusdignes d'estre admirees. Voylà, Monsieur,
ce que la raison et l'affection, ioinctes en-
semble par une rare rencontre, me comman-
dent vous dire de ce grandhomme de bien ;
et si la privauté que i'ay prinse de m'en
adresser à vous, et de vous entretenir si lon-
guement, vous offense, il vous souviendra, s'il
vous plaist, que le principal effect de la gran-
deur et de l'eminence, c'est de vous ietter en
butte à l'importunité et embesongnement des
affairesd'aultruy. Sur ce, aprez vous avoir pre-
senté ma tres humble affection à vostre ser-
vice, ie supplie Dieu vous donner, Monsieur,
tres heureuse et longue vie.
De Montaigne, ce premier septembre 1570.
Vostre obeïssant serviteur,
MICHEL DE MONTAIGNE

-
DE L'AMITIÉ

(ESSAIS, LIVRE ler, CHAPITRE XXVII )

Considerant la conduicte de la besongne


d'un peintre que i'ay, il m'a prins envie de
l'ensuyvre. Il choisit le plus bel endroict et
milieu de chasque paroy pour y loger un ta-
bleau elasboré de toute sa suffisance ; et le
vuide tout autour, il le remplit de crotesques,
qui sontpeinctures fantasques, n'ayants grace
qu'en la varieté et estrangeté. Que sont ce icy
aussy, à la verité, que crotesques et corps
monstrueux, rappiecez de divers membres,
sans certaine figure, n'ayants ordre, suitte,
ny proportion que fortuite?

Desinit in piscem mulier formosa superne 1

Horace, Art poétique, v. 4.


151 -

le vay bien iusques à ce second poinct avec-


quesmonpeintre : mais ie demeure court en
l'aultre et meilleure partie ; car ma suffisance
ne va pas si avant que d'oser entreprendre
un tableau riche, poly, et formé selon l'art.
Ie me suis advisé d'en emprunter un d'Estienne
de La Boétie, qui honorera tout le reste de
cette besongne : c'est un Discours auquel il
donna nom la Servitude volontaire; mais
ceulx qui l'ont ignoré l'ont bien proprement
depuis rebaptisé le Contre un. Il l'escrivit par
maniere d'essay en sa premiere ieunesse1, à
l'honneur de la liberté contre les tyrans. II
courtpieça ez mains desgents d'entendement,
non sans bien grande et meritee recomman-
dation; car il est gentil et plein ce qu'il est
possible. Si ya il bien à dire, que ce ne soit
le mieulx qu'il peust faire; et si en l'aage que
iel'aycogneu plus avancé, il eust prins un tel
desseing que le mien de mettre par escript ses
fantasies, nous verrions plusieurs choses ra-
res, et qui approcheroient bien prez de l'hon-
neur de l'antiquité; car notamment en cette
partie desdons de nature, ie n'encognoypoinct
quiluysoit comparable.Mais il n'est demeuré

1 Var. N'ayant pas atteinct le dix huitiesme an de son


aage . Edit. de 1588, in-4.
-

152-

de luy que ce discours, encores par rencontre,


et crois qu'il ne le veit oncquesdepuis qu'il luy
eschappa; et quelques memoires sur cet edict
de ianvier , fameux par nos guerres civiles,
qui trouveront encores ailleurs peut estre leur
place. C'est tout ce que i'ay peu recouvrer de
ses reliques, moy qu'il laissa, d'une si amou-
reuse recommendation , la mort entre les
dents, par son testament, heritier de sa biblio-
theque et de ses papiers, oultre le livret de ses
œuvres que i'ay faict mettre en lumiere 1. Et
si suis obligé particulierement à cette piece,
d'autant qu'elle a servy de moïen à nostre
premiere accointance ; car elle me feut mons-
tree longue espace avant que ie l'eusse veue,
et me donna la premiere cognoissance de son
nom, acheminant ainsy cette amitié que nous
avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre
nous, si entiere et si parfaicte, que certaine-
mentil ne s'en lit gueres de pareilles, et entre
nos hommes il ne s'en veoid aulcune trace en
usaige. Il fault tant de rencontres à la bastir,
que c'est beaucoup si la fortune y arrive une
fois en trois siecles.
Il n'est rien à quoy il semble que nature

AParis, en 1571, chez Frédéric Morel .


-153 -

nous aye plus acheminez qu'à la societé; et


dict Aristote¹, que les bons legislateurs ont
eu plus desoing de l'amitié que de la iustice.
Or, le dernier poinct de sa perfection est
cettuy cy : car en general toutes celles que la
volupté, ou le proufict, le besoing publicque
ou privé, forge et nourrit, en sont d'autant
moins belles et genereuses, et d'autant moins
amitiez, qu'elles meslent aultre cause et but
et fruict en l'amitié, qu'elle mesme. Ny ces
quatre especes anciennes, naturelle, sociale,
hospitaliere, venerienne, particulierement n'y
conviennent, ny conioinctement.
Des enfants aux peres, c'est plustost res-
pect. L'amitié se nourrit de communication,
qui ne peult se trouver entre eulx pour la
trop grande disparité, et offenseroit à l'ad-
venture les debvoirs de nature ; car ny toutes
les secrettes pensees des peres ne se peuvent
communiquer aux enfants, pour n'y engen-
drer une messeante privauté ; ny les advertis-
sements et corrections qui est un des premiers
offices d'amitié, ne se pourroient exercer des
enfants aux peres. Il s'est trouvé des nations
où,par usaige, les enfants tuoyent leurs peres,
et d'aultres où les peres tuoyent leurs enfants,

1Morale à Nicomaque, VIII.


-
154-

pour eviter l'empeschement qu'ils se peu-


vent quelquesfois entre porter : et naturelle-
ment l'un despend de la ruine de l'aultre. Il
s'est trouvé des philosophes desdaignants
cette cousture naturelle : tesmoings Aristip-
pus¹ , qui, quand on le pressoit de l'affection
qu'il debvoit à ses enfants pour estre sortis
de luy, il se meit à cracher, disant que cela
enestoit aussy bien sorty; que nous engen-
drions bien des pouils et des vers : et cet
aultre que Plutarque vouloit induire à s'ac
corder avecques son frere : « Je n'en fais
pas, dict il, plus grand estat pour estre sorti
de mesme trou. » C'est, à la verité, un beau
nom et plein de dilection, que le nom de
frere, et à cette cause en feismes nous luy et
moy nostre alliance : mais ce meslange de
biens, ces partaiges, et que la richesse de
l'un soit la pauvreté de l'aultre, cela des-
trempe merveilleusement et relasche cette
soudure fraternelle ; les freres ayants à con-
duire le progrez de leur advancement en
mesme sentier et mesme train, il est force
qu'ils se heurtent et chocquent souvent. Dad-
vantaige, la correspondance et relation qui
Diogène Laërce, II, 31
Plutarque. De l'Amitié fraternelle, c. 4.
-155 -

engendre ces vrayes et parfaictes amitiez,


pourquoy se trouvera elle en ceulx cy ? Le
pere et le fils peuvent estre de complexion
entierement esloingnee, et les freres aussy :
c'est mon fils, c'est mon parent; mais c'est
un homme farouche, un meschant, ou un sot.
Et puis, à mesure que ce sont amitiez que la
loy et l'obligation naturelle nous commande,
il y a d'autant moins de nostre chois et li-
berté volontaire; et nostre liberté volontaire
n'apoinct de production qui soit plus promp-
tement sienne que celle de l'affection et
amitié. Ce n'est pas que ie n'aye essayé de ce
costé là tout ce qui en peult estre, ayant eu
le meilleur pere qui feust oncques, et le plus
indulgent iusques à son extreme vieillesse ; et
estant d'une famille fameuse de pere en fils,
et exemplaire en cette partie de la concorde
fraternelle :

....Etipse
Notus in fratres animi paterni!.

D'y comparer l'affection envers les femmes,


quoy qu'elle naysse de nostre chois, on ne

Hor ., Od., II, 2, 6.


-156 -

peult, ny la loger en ce role. Son feu, le le


confesse,
Neque enim est dea nescia nostri,
Quæ dulcem curis miscet amaritiem 1,

est plus actif, plus cuisant et plus aspre; mais


c'est un feu temeraire et volaige, ondoyant et
divers, feu de fiebvre, subiect à accez et re-
mises, et qui ne nous tient qu'à un coing. En
l'amitié, c'est une chaleur generale et univer-
selle, temperee, au demourant, et esgale ; une
chaleur constante et rassise, toute doulceur et
polissure, qui n'a rien d'aspre et de poignant.
Qui plus est, en l'amour, ce n'est qu'un desir
forcené aprez ce qui nous fuict :
Come segue la lepre il cacciatore
Al freddo, al caldo, alla montagna, al lito;
Nè più l' estima poi che presa vede ;
E sol dietro a chi fugge affretta il piede :

aussytost qu'il entre aux termes de l'amitié,


c'est à dire en la convenance des volontez,
il s'esvanouït et s'alanguit ; la iouïssance le
perd, comme ayant la fin corporelle et sub-
iecte a satieté. L'amitié , au rebours , est
iouïe à mesure qu'elle est desiree; ne s'es-
leve , se nourrit , ny ne prend accroissance
Catulle, LXVIII , 17.
•Ariosto, cant. X, stanz. 7.
157

qu'en la iouïssance, comme estant spirituelle,


et l'ame s'affinant par l'usaige. Soubs cette
parfaicte amitié, ces affections volaiges ont
aultresfois trouvé place chez moy, à fin que ie
ne parle de luy, qui n'en confesse que trop
par ses vers : ainsy ces deux passions sont
entrees chez moy, en cognoissance l'une de
l'aultre, mais en comparaison, iamais ; la
premiere maintenant sa route d'un vol haul-
tain et superbe, et regardant desdaigneuse-
ment cette cy passer ses poinctes bien loin
au dessoubs d'elle.
Quant au mariaige, oultre ce que c'est un
marché qui n'a que l'entree libre, sa duree
estant contraincte et forcee, dependant d'ail-
leurs que de nostre vouloir, et marché qui
ordinairement se faict à aultres fins, il y sur-
vient mille fusees estrangieres à desmesler
parmy, suffisantes à rompre le fil et troubler
le cours d'une vifve affection : là où, en l'a-
mitié, il n'y a affaire ny commerce que d'elle
mesme. Ioinct qu'à dire vray , la suffisance
ordinaire des femmes n'est pas pour respon-
dre à cette conference et communication,
nourrice de cette saincte cousture ; ny leur
ame ne semble assez ferme pour soubstenir
l'estreincte d'un neud si pressé et si durable.
Et certes, sans cela, s'il se pouvoit dresser
1
-

158-

une telle accointance libre et volontaire, où


non seulement les ames eussent cette entiere
iouïssance , mais encores où les corps eus-
sent part à l'alliance, où l'homme feust en-
gaigé tout entier, il est certain que l'amitié
en seroit plus pleine et plus comble : mais
ce sexe, par nul exemple, n'y est encores peu
arriver, et , par le commun consentement des
escholes anciennes, en est reiecté.
Et cette aultre licence grecque est iuste
ment abhorree par nos mœurs : laquelle pour-
tant, pour avoir, selon leur usaige, une si ne-
cessaire disparité d'aages et differences d'of-
fices entre les amants, ne respondoit nonplus
assez à la parfaicte union et convenance
qu'icy nous demandons : Quis est enim iste
amor amicitiæ ? Cur neque deformem ado-
lescentem quisquam amat, neque formosum
senem ¹ ? Car la peincture mesme qu'en faict
l'academie ne me desadvouera pas, comme ie
pense, de dire ainsy de sa part : Que cette
premiere fureur, inspiree par le fils de Venus
au cœur de l'amant sur l'obiect de la fleur
d'unetendre ieunesse,àlaquelle ils permettent
touts les insolents et passionnez efforts que
peult produire une ardeur immoderee, estoit

Cicéron, Tusc., quæst.AV, 38.


-
-159

simplement fondee en une beauté externe,


faulse imaigede la generation corporelle; car
elle ne se pouvoit fonder en l'esprit, duquel
la montre estoit encores cachee, qui n'estoit
qu'en sa naissance et avant l'aage de germer :
Que si cette fureur saisissoit un bas couraige,
les moïens de sa poursuite , c'estoient ri-
chesses, presents, faveur à l'advancement des
dignitez , et telle autre basse marchandise
qu'ils reprouvent; si elle tomboit en un cou-
raige plus genereux, les entremises estoient
genereuses de mesme : instructions philoso-
phiques, enseignements à reverer la religion,
obeïr aux loix, mourir pour le bien de son
païs, exemples de vaillance, prudence, iustice;
s'estudiant l'amant de se rendre acceptable
parlabonnegrace et beauté ce son ame, celle
de son corps estant fanee, et esperant, par
cettesocieté mentale, establir un marché plus
ferme et durable. Quand cette poursuitte arri-
voit à l'effect en sa saison (car ce qu'ils ne re-
quierent poinct en l'amant qu'il apportast loy-
sir et discretion en son entreprinse, ils le re-
quierent exactement en l'aymé, d'autant qu'il
luy falloit iuger d'une beauté interne, de dif-
ficile cognoissance et abstruse descouverte) ;
lors naissoit en l'aymé le desir d'une concep-
tion spirituelle par l'entremise d'une spiri
-160-

tuelle beauté. Cette cy estoit icy principale:


la corporelle, accidentale et seconde : tout le
rebours de l'amant. A cette cause preferent
ils l'aymé, et verifient que les dieux aussy le
preferent; et tansent grandement le poëte
Aeschylus d'avoir eu l'amour d'Achilles et de
Patrocius donné la partde l'amant à Achilles,
qui estoit en la premiere et imberbe verdeur
de son adolescence, et le plus beau desGrecs.
Aprez cette communauté generale, la mais-
tresse et plus digne partie d'icelle exerçant
ses offices et predominant, ils disent qu'il en
provenoit des fruicts tres utiles au privé etau
public; que c'estoit la force des païs qui en
recevoit l'usaige, et la principale deffense de
l'equité et de la liberté : tesmoings les salu-
taires amours de Harmodius et d'Aristogiton.
Pourtant la nomment ils sacree et divine ; et
n'est, à leur compte, que la violence des ty-
rans et lascheté des peuples qui luy soit ad-
versaire. Enfin, tout ce qu'on peult donner à
la faveur de l'academie, c'est dire que c'estoit
un amour se terminant en amitié ; chose qui
ne se rapporte pas mal à la definition stoïque
de l'amour : Amorem conatum esse amicitiæ
faciendæ ex pulchritudinis specie 1 .
Cic. Tuscul.. quæst. VI, 34.
161 -

Ie reviens à ma description de façon plus


equitable et plus equable. Omnino amici-
tiæ, corroboratis iam confirmatisque et in-
geniis, et ætatibus, iudicandæ sunt 1. Au
demourant, ce que nous appellons ordinaire-
ment amys et amitiez, ce ne sont qu'accoin-
tances et familiaritez nouees par quelque
occasion ou commodité , par le moïen de
laquelle nos ames s'entretiennent. En l'amitié
de quoy ie parle, elles se meslent et confon-
dent l'une en l'aultre d'un meslange si uni-
versel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus
la cousture qui les a ioinctes. Si on me presse
de dire pourquoy ie l'aymois, ie sens que
cela ne se peult exprimer qu'en respondant,
« Parce que c'estoit luy ; parce que c'estoit
moy. » Il y a, au delà de tout mon discours
et de ceque i'en puis dire particulierement, ie
ne sçais quelle force inexplicable et fatale,
mediatrice de cette union. Nous nous cher-
chions avant que de nous estre veus, et par
des rapports que nous oyions l'un de l'aultre,
qui faisoient en nostre affectica plus d'effort
que ne porte la raison des rapports ; ie crois .
par quelque ordonnance du ciel. Nous nous
embrassions par nos noms : et à nostre pre
Cic., De Amicit., c. 20.
LA BOLTIE. 6
162

miere rencontre, qui feut par hazard en une


grande feste et compaignie de ville, nous nous
trouvasmes si prins, si cogneus, si obligez
entre nous, que rien deslors ne nous feut si
proche que l'un à l'aultre. Il escrivit une sa-
tyre latine excellente, qui est publiee, par la-
quelle il excuse et explique la precipitation
de nostre intelligence si promptement parve-
nue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et
ayant si tard commencé (car nous estions
touts deux hommes faicts, et luy plus de quel-
que annee),elle n'avoit poinct à perdre temps ,
et n'avoit à se reigler au patron des amitiez
molles et regulieres, auxquelles il fault tant
de precautions de longue et prealable conver-
sation. Cette cy n'a poinct d'aultre idee que
d'elle mesme, et ne se peult rapporter qu'à
soy : ce n'est pas une speciale consideration,
ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille ; c'est
ie ne sçais quelle quintessence de tout ce
meslange, qui, ayant saisi toute ma volonté,
l'amena se plonger et se perdredans la sienne ;
qui, ayant saisi toute sa volonté, la mena se
plonger et se perdre en la mienne, d'une
laim, d'une concurrence pareille : ie dis per-
dre, à la verité, ne nous reservant rien qui
nous feust propre, ny qui feust ou sien, ou
mien.
-
163 -

Quand Lelius ¹, en presence des consuls ro-


mains, lesquels, aprez la condamnation de
Tiberius Gracchus, poursuivoient touts ceulx
qui avoient esté de son intelligence, veint à
s'enquerir de Caius Blossius (qui estoit 1ค
principal de ses amys), combien il eust voulu
faire pour luy, et qu'il eust respondu, « Tou--
tes choses : » « Comment toutes choses ? sui-
vict il : et quoy ! s'il t'eust commandéde mettre
le feu en nos temples? » « Il ne me l'eust ia-
mais commandé,>>> repliquaBlossius. « Mais s'il
l'eust faict? » adiousta Lelius. « l'y eusse
obeï, » respondict il. S'il estoit si parfaicte-
ment amy de Gracchus, comme disent les
histoires, il n'avoit que faire d'offenser les
consuls par cette derniere et hardie confes-
sion; et ne se debvoit despartir de l'asseu-
rance qu'il avoit de la volonté de Gracchus.
Mais toutesfois ceulx qui accusent cette res-
ponse comme seditieuse, n'entendent pas bien
ce mystere, et ne presupposent pas, comme il
est, qu'il tenoit la volonté de Gracchus en sa
manche, et par puissance et par cognoissance :
ils estoient plus amys que citoïens, plus amys
qu'amis ou qu'ennemis de leur païs, qu'amys
d'ambition et de trouble ; s'estants parfaicte-

Cicéron, De l'Amitié, c. 11.


164 -

ment commis l'un à l'aultre, ils tenoient par-


faictement les resnes de l'inclination l'un
de l'aultre : et faictes guider cet harnois par
la vertu et conduicte de la raison, comme
aussy est il du tout impossible de l'atteler
sans cela, la response de Blossius est telle
qu'elle debvoit estre. Si leurs actions se des
mancherent, ils n'estoient ny amys, selon ma
mesure, l'un de l'aultre, ny amys à eulx mes-
mes. Au demourant, cette response ne sonne
non plus que feroit la mienne à qui s'enquer-
roit à moy de cette façon : « Si vostre volonté
vous commandoit de tuer vostre fille, la tue-
riez vous ? » et que ie l'accordasse : car cela
neporteaulcun tesmoignaige de consentement
à ce faire ; pource que ie ne suis poinct en
doubte de ma volonté, et tout aussy peu de
celle d'un tel amy. Il n'est pas en la puissance
de touts les discours du monde de me deslo-
ger de la certitude que i'ay des intentions et
iugements du mien : aulcune de ces actions
ne me sçauroit estre presentee, quelque vi-
saige qu'elle eust, que ie n'en trouvasse incon-
tinent le ressort. Nos ames ont charié si unie-
ment ensemble ; elles se sont considerees
d'une si ardente affection, et de pareille af-
fection descouvertes iusques au fin fond des
entrailles l'une de l'aultre, que non seulement
-165 -

iecognoissois la sienne comme la mienne,


mais ie me feusse certainement plus volon-
tiers fié à luy de moy, qu'à moy.
Qu'onnememettepas en ce reng ces aultres
amitiez communes ; i'en ay autant de cognois-
sance qu'un aultre, et des plus parfaictes de
leur genre : mais ie ne conseille pas qu'on
confonde leurs reigles ; on s'y tromperoit. Il
fault marcher en ces aultres amitiez la bride
à la main, avecques prudence et precaution :
la liaison n'est pas nouee en maniere qu'on
n'ayt aulcunement à s'en desfier. « Aimez le,
disoit Chilon, comme ayant quelque iour à le
haïr ; haïssez le, comme ayant à l'aymer 1. »
Ce precepte, qui est si abominable en cette
souveraine et maistresse amitié, il est salubre
en l'usaige des amitiez ordinaires et coustu-
mieres ; à l'endroict desquelles il fault em-
ployer le mot qu'Aristote avoit tres familier,
« 0 mes amys ! il n'y a nul amy*. » En ce
noble commerce, les offices et les bien-
faicts, nourrissiers des aultres amitiez , ne
meritent pas seulement d'estre mis en compte;
cette confusion si pleine de nos volontez en
est cause : car tout ainsy que l'amitié que ie
1 Aulu-Gelle, I, 3.
• Diogène Laërce, V.21 : Ωφίλοι, οὐδίες φίλος.
-
166 -

me porte ne receoit poinct augmentationpour


le secours que ie me donne aubesoing, quoy
que dient les stoïciens, et comme ie me sçais
aulcun gré du service que ie ne me fais, aussy
l'union de tels amys estant veritablement par-
faicte, elle ſeur faict perdre le sentiment de
tels debvoirs, et haïr et chasser d'entre eulx
ces mots de division et de difference, bien-
faict, obligation, recognoissance, priere, re-
merciement, et leurs pareils. Tout estant, par
effect, comme entre eulx, volontez, pense-
ments , iugements , biens , femmes , enfants,
honneur et vie, et leur convenance n'estant
qu'une ame endeux corps,selon latres propre
definition d'Aristote¹, ils ne se peuvent ny
prester nydonner rien. Voylà pourquoy les
faiseurs de loix, pour honorer le mariaige de
quelques ressemblance de cette divine liaison,
deffendent les donations entre le mary et la
femme ; voulants inferer par là que tout doibt
estre à chascun d'eulx, et qu'ils n'ont rien à
diviser et partir ensemble.
Si, en l'amitié de quoy ie parle, l'un pou-
voit donner à l'aultre, ce seroit celuy qui re-
cevroit le bienfaict qui obligeroit son com-
paignon : car cherchant l'un et l'aultre, plus

Diogène Laërce, V. 20.


-
167

que toute aultre chose, de s'entre bienfaire,


celuyqui en preste la matiere et l'occasion est
celuy là qui faict le liberal, donnant ce con-
tentement à son amy d'effectuer en son en-
droict ce qu'il desire le plus. Quand le philo-
sophe Diogene avoit faulte d'argent, il disoit,
Qu'il le redemandoit à ses amys, non qu'il le
demandoit . Et pour monstrer comment cela
se pratique par effect, i'en reciteray un ancien
exemple singulier . Eudamidas, Corinthien,
avoit deux amys, Charixenus, Sicyonien, et
Areteus, Corinthien : venant à mourir, es-
tant pauvre, et ses deux amys riches, il feit
ainsy son testament : « Ie legue à Areteus de
nourrir ma mere, et l'entretenir en sa vieil-
lesse; à Charixenus, de marier ma fille, et luy
donner le douaire le plus grand qu'il pourra :
et au cas que l'un d'eulx vienne à defaillir, ie
substitue en sa part celuy qui survivra. »
Ceulx qui premiers veirent ce testament, s'en
mocquerent ; mais ses heritiers en ayants
esté advertis l'accepterent avec un singulier
contentement : et l'un d'eulx, Charixenus,
estant trespassé cinq iours aprez, la substi-
tution estant ouverte en faveur d'Areteus, il
- Diogène Laërce, VI, 46
•Extrait du Toxaris de Lucien, c. 98,
-
168 -

nourrit curieusement cette mere ; et de cing


talents qu'il avoit en ses biens, il en donna
les deux et demy en mariaige à une sienne
fille unique, et deux et demy pour le mariaige
de la fille d'Eudamidas, desquelles il feit les
nopces en mesme iour.
Cet exemple est bien plein, si une condi-
tion en estoit à dire, qui est la multitude
d'amys, car cette parfaicte amitié de quoy ie
parle est indivisible : chascun se donne si
entier à son amy, qu'il ne luy reste rien à
despartir ; ailleurs, au rebours, il est marry,
qu'il ne soit double, triple ou quadruple, et
qu'il n'ayt plusieurs ames et plusieurs volon-
tez, pour les conferer toutes à ce subiect.
Les amitiez communes, on les peult despar-
tir ; on peult aymer en cettuy cy la beauté ;
en cet aultre, la facilité de ses mœurs ; en
l'aultre, la liberalité; en celuy là, la pater-
nité ; en cet aultre la fraternité, ainsy du
reste : mais cette amitié qui possede l'ame et
laregente en toute souveraineté, il est impos-
sible qu'elle soit double. Si deux en mesme
temps demandoient à estre secourus, auquel
courriez vous? S'ils requeroient de vous des
offices contraires, quel ordre y trouveriez
vous? Si l'un commettoit à vostre silence
chose qui feust utile à l'aultre de sçavoir,
-
169 -

comment vous en desmesleriez vous? L'u-


nique et principale amitié descoust tou-
tes aultres obligations : le secret que i'ay
iuré de deceler à un aultre, ie le puis sans
pariure communiquer à celuy qui n'est pas
aultre, c'est moy. C'est un assez grand mira-
cle de se doubler ; et n'en cognoissent pas la
haulteur ceulx qui parlent de se tripler. Rien
n'est extreme, qui a son pareil : et qui pre-
supposera que de deux i'en ayme autant l'un
que l'aultre, et qu'ils s'entrayment et m'ay-
ment autant que ie les ayme, il multiplie en
confrairie la chose la plus une et unie, et de
quoy une seule est encores la plus rare à
treuver au monde. Le demourant de cette
histoire convient tres bien à ce que ie disois :
car Eudamidas donne pour grace et pour fa-
veur à ses amys de les employer à son be-
soing; il les laisse heritiers de cette sienne
liberalité, qui consiste à leur mettre en main
les moïens de luy bien faire : et sans doubte
la force de l'amitié se montre bien plus ri-
chement en son faict qu'en celuy d'Areteus.
Somme, ce sont effects inimaginables à qui
n'en a gousté, et qui me font honnorer à
merveille la response de ce ieune soldat à
Cyrus, s'enquerant à luy pour combien il
vouldroit donner un cheval par le moïen du
-
170 -

quel il venoit de gaigner le prix de la course et


s'il le vouldroit eschanger à un roïaume: «Non
certes, sire ; mais bien le lairrois ie volon-
tiers pour en acquerir un amy, si ie treuvois
homme digne de telle alliance¹. » Il ne disoit
pas mal, « si ie treuvois ;>> car on treuve fa-
cilement des hommes propres à une superfi-
cielle accointance : mais en cette cy, en la-
quelle on negocie du fin fonddeson couraige,
qui ne faict rien de reste, certes il est besoing
que touts les ressorts soyent nets et seurs
parfaictement.
Aux confederations qui ne tiennent que
parunbout, on n'a à pourveoir qu'aux im-
perfections qui particulierement interessent
ce bout là. Il n'importe de quelle religion
soit mon medecin et mon advocat; cette
consideration n'a rien de commun avecques
les offices de l'amitié qu'ils me doibvent : et
en l'accointance domestique que dressent
avecques moy ceulx qui me servent, i'en fais
de mesme, et m'enquiers peu d'un laquay
s'il est chaste, ie cherche s'il est diligent ; et
ne crains pas tant un muletier ioueur que
imbecille, ny un cuisinier iureur qu'ignorant.
Ie ne me mesle pas de dire ce qu'il fault faire

Xénophon, Cyropédie, VIII, 3


171

au monde, d'aultres assez s'en meslent, mais


ce que i'y fais.

Mihi sic usus est : tibi, ut opus est facto, face !

Alafamiliarité de la table i'associe le plai-


sant, non le prudent ; au lict, la beauté avant
labonté ; en la societé du discours, la suffi-
sance, veoire sans la preud'hommie : pareil-
lement ailleurs. Tout ainsy que cil qui feut
rencontré à chevauchons sur un baston, se
iouant avecques ses enfants, pria l'homme
qui l'y surprintde n'en rien dire iusques à ce
qu'il feust pere luy mesme ; estimant que la
passion qui luy naistroit lors en l'ame le ren-
droit iuge esquitable d'une telle action : ie
souhaicterois aussyparler à desgents qui eus-
sent essayé ce que ie dis : mais sçachant
combien c'est chose esloignee du commun
usaige qu'une telle amitié, etcombien elle est
rare, ie ne m'attends pas d'en trouver aulcun
bon iuge; car les discours mesmes que l'an-
tiquité nous a laissé sur ce subiect, me sem-
blent lasches au prix du sentiment que i'en

Térence, Heautont, act. I, sc. 1, v. 28.


• Plutarque, Vie d'Agésilas , c. 9.
172 -

ay; et, en ce poinct, les effects surpassent les


preceptes mesmes de la philosophie.
Nil ego contulerim iucundo sanus amico 1.

L'ancien Menander disoit celuy là heureux


qui avoit peu rencontrer seulement l'umbre
d'un amy : il avoit certes raison de le dire,
mesme s'il en avoit tasté. Car, à la verité, si
ie compare tout le reste de ma vie, quoy
qu'avecques la grace de Dieu ie l'aye passee
doulce, aysee, et, sauf la perte d'un tel amy,
exempte d'affliction poisante, pleine de tran-
quillité d'esprit, ayant prins en payement mes
commoditez naturelles et originelles, sans en
rechercher d'aultres ; si ie la compare, dis ie,
toute, aux quatre annees qu'il m'a esté donné
de iouïr de la doulce compaignie et societé
de ce personnaige, ce n'est que fumee, ce n'est
qu'une nuict obscure et ennuyeuse. Depuis le
iour que ie le perdis,

... quem semper acerbum,


Semper honoratum (sic di voluistis!) habebo ,

le ne fais que traisner languissant; et les


Horace, Sat. , I, 5, 44.
• Plutarque, De l'Amitié fraternelle, c. 3.
• Virgile, Enéide, V, 49.
- 173 -

plaisirs mesmes qui s'offrent à moy, au lie


de me consoler, me redoublent le regret de
sa perte : nous estions à moitié de tout; il me
semble que ie luy desrobe sa part.
Nec fas esse ulla me voluptate hic frui
Decrevi, tantisper dum ille abest meus particeps .

l'estois desià si faict et accoustumé à estre.


deuxiesme partout, qu'il me semble n'estre
plus qu'à demy.
Illam meæ si partem animæ tulit
Maturior vis , quid moror altera ?
Nec carus æque, nec superstes
Integer. Ille dies utramque
Duxit ruinam ...

Il n'est action ou imagination où ie ne le


treuve à dire; comme si eust il bien faict à
moy : car de mesme qu'il me surpassoit d'une
distance infinie en toute aultre suffisance et
vertu, aussy faisoit il au debvoir de l'amitié.
Quis desiderio sit pudor, aut modus
Tam cari capitis ?...
O misero frater adempte mihi !
Omnia tecum una perierunt gaudia nostra,

•Térence, Heautont., act. I, sc. 1, v. 7.


•Hor., Od.. II, 17, 5.
,
•Hor. , Od. , 1, 24, 1.
174

Quætuus invita dulcis alebat amor.


Tu mea, tu moriens fregisti commoda, frater;
Tecum una tota est nostra sepulta anima :
Cuius ego interitu tota de mente fugavi
Hæc studia, atque omnes delicias animi.
Alloquar ? audiero nunquam tua verba loquentems
Nunquam egote, vita frater amabilior,
Adspiciam posthac ? At certe semper amabo¹

Mais oyons un peu parler ce gascon de


seizeans.

Pource que i'ay trouvé que cet ouvraige a


esté depuis mis en lumiere, et à maulvaise
fin, par ceulx qui cherchent à troubler et
changer l'estat de nostre police, sans se sou-
cior s'ils l'amenderont, qu'ils ont mesléà d'aul-
tros escripts de leur farine, ie me suis dedict
do le loger icy. Et à fin que la memoire de
Tauteur n'en soit interessee en l'endroict de
coulx qui n'ont peu cognoistre de prez ses
opinions et ses actions, ie les advise que ce
subiect feut traicté par luy en son enfance
par maniere d'exercitation seulement, comme
subiect vuigaire et tracassé en mille endroicts
des livres. Ie ne fais nul doubte qu'il ne
creust ce qu'il escrivoit; car il estoit assez
consciencieux pour ne mentir pas mesme

Catulle, LXVIII, 20 ; LXV, 9.


• Traité de la Servitude volontaire.
175-
en se iouant : et sçais dadvantaige que s'il
eust eu à choisir, il eust mieulx aymé es-
tre nay à Venise qu'à Sarlac ; et avecques
raison. Mais il avoit une aultre maxime
souverainement empreinte en son ame, d'o-
beïr et de se soubmettre tres religieusement
aux loix sous lesquelles il estoit nay. Il ne
feut iamais un meilleur citoïen, ny plus af-
fectionné au repos de son païs, ny plus en-
nemy des remuements et nouvelletez de son
temps; il eust bien plustost employé sa suffi-
sance à les esteindre qu'à leur fournir de
quoy les esmouvoir dadvantaige : il avoit son
espritmoulé au patron d'aultres siecles que
ceulx cy. Or, en eschange de cet ouvraige se-
rieux, i'en substitueray un aultre ¹, produict
encettemesme saison de son aage, plus gail-
lard et plus enioué..

Les vingt-neuf sonnets de LaBoétie, qui se trouvent


ci-après, et que nous avons cru de nature à intéresser nos
lecteurs. Ils pourront juger à la fois le poëte et l'écrivain
politique, et se faire, par cette lecture, une idée complète
de ceque promettait l'auteur de la Servitude volontaire,
siprématurément enlevé àla gloire..
(NOTE DES EDITEURS.)
VINGT ET NEUF SONNETS
D'ESTIENNE DE LA BOÉTIE

AMadame de Grammont, comtesse de Guissen.

Madame, ie ne vous offre rien du mien, ou


parce qu'il est desià vostre, ou pource que
ie n'y treuve rien digne de vous; mais l'ay
voulu que ces vers, en quelque lieu qu'ils se
• veissent, portassent vostre nom en teste,
pour l'honneur que ce leur sera d'avoir pour
guide cette grande Corisande d'Andoins. Ce
present m'a semblé vous estre propre, d'au-
tant qu'il est peu de dames en France qui
iugent mieulx, et se servent plus à propos
que vous de la poësie ; et puis, qu'il n'en est
poinct qui la puissent rendre vifve et animee
comme vous faictes par ces beaulx et riches
accords de quoy, parmy un million d'aultres
beautez, nature vous a estrenee. Madame, сев
vers meritent que vous les cherissiez ; car
vous serez de mon advis, qu'il f'en est poinct
177-

sorty de Gascoigne qui eussent plus d'inven-


tion et de gentillesse, et qui tesmoignent
estre sortis d'une plus riche main. Et n'en-
trez pas en ialousie de quoy vous n'avez que
le restede ce que pieça i'en ay faict impri
mer soubs le nom de monsieur de Foix, vostre
bon parent : car certes, ceulx cy ont ie
ne sçais quoy de plus vif et de plus bouil-
lant; comme il les feit en sa plus verte ieu-
nesse, et eschauffé d'une belle et noble ar-
deur que ie vous diray, Madame, un jour à
l'aureille. Les aultres feurent faicts depuis,
comme il estoit à la poursuite de son ma-
riaige, en faveur de sa femme, et sentant
desià ie ne sçais quelle froideur maritale. Et
moy ie suis de ceulx qui tiennent que la
poësie ne rid poinct ailleurs, comme elle
faict en un subiect folastre et desreglé.

SONNETS

Pardon, amour, pardon; 0 Seigneur! ie te vouë


Le reste de mes ans, ma voix et mes escripts,
Mes sanglots, mes souspirs, mes larmes et mes cris;
Rien, rien tenir d'aulcun, que de toy, ie n'advouě.
178

Hélas! comment de moy ma fortune se iouë!


Detoy n'a pas long temps, amour, ie me suis ris.
Pay failly, ie le veois; ie me rends, ie suis pris.
l'ay trop gardé mon cœur, or ie le desadvouě.
Si i'ay pour le garder retardé ta victoire,
Ne l'en traicte plus mal, plus grande en est ta gloire.
Et si du premier coup tu ne m'as abbattu,
Pense qu'un bon vainqueur,et nay pour estre grand,
Sonnouveauprisonnier, quand un coup il se rend,
Il prise et l'ayme mieulx, s'il a bien combattu.

C'estamour, c'est amour, c'est luy seal, ie le sens :


Mais le plus vif amour, la poison la plus forte,
Aqui oncq pauvre cœur ayt ouverte la porte.
Ce cruel n'a pas mis un de ses traicts perçants ,
Maisarc, traicts et carquois, et luy tout dans mes sens.
Encor un mois n'a pas, que ma franchise est morte,
Que ce veninmortel dans mes veines ie porte,
Etdesíà i'ay perdu et le cœur et le sens.
Et quoy? si cet amour à mesure croissoit,
Qui en si grand tourment dedans moy se conçoit?
O croistz, si tu peulx croistre, et amende en croissant.
Tu te nourris de pleurs, des pleurs ie te promets,
Et pour te refreschir, des souspirs pour iamais :
Mais que le plus grand mal soit au moins en naissant.

III

C'est faict, mon cœur, quitons la liberté.


Dequoy meshuy serviroit la deffence,
Que d'agrandir et la peine et l'offence?
Plus nesuis fort, ainsy que i'ay esté.
-179 -

La raison feust un temps de mon costé :


Or, revoltee, elle veult que ie pense
Qu'il fault servir, et prendre en recompence
Qu'oncq d'un tel neud nul ne feust arresté.
S'il se fault rendre, alors il est saison,
Quand on n'a plus devers soy la raison.
Ie veois qu'amour, sans que ie le deserve,
Sans aulcundroict, se vient saisir de moy ;
Et veois qu'encor il fault à ce grand roy,
Quand il a tort, que la raison luy serve.

IV

C'estoit alors , quand les chaleurs passees s


Le sale Automne aux cuves va foulant
Le raisin gras dessoubs le pied coulant,
Que mes douleurs feurent encommencees.
Le paisan bat ses gerbes amassees ,
Et aux caveaux ses bouillants muis roulant,
Et des fruictiers son automne croulant,
Se venge lors des peines advancees ,
Seroit ce poinct un presage donné
Que mon espoir est desià moissonné ?
Non, certes, non. Mais pour certain iepense,
l'auray, si bien à deviner i'entends,
Si l'on peult rien prognostiquer du temps,
Quelque grand fruict de ma longue esperance.

l'ay veu ses yeulx perçants, i'ay veu sa face claire ;


Nul iamais, sans son dam, ne regarde les dieux:
Froid, sans cœur me laissa son œil victorieux,
Tout estourdy du coup de sa forte lumiere.
Comme un surpris de nuict aux champs , quand il esclare.
Estonne, se pailist, si la fleche des cieulx
Sifflant luy passe contre, et luy serre les yeulx ;
Il tremble, et veoit, transy, Iupiter en cholere.
-
180 -

Dis moy, Madame, au vray, dis moy, sı tes yeulx verts


Ne sont pas seulx qu'on dict que l'amour tient couverts
Tu les avois, ie crois, la 'ois que ie t'ay veue;
Au moins il me souvient qu'il me feust lors advis
Qu'amour, tout à un coup, quand premier ie te vis,
Desbanda dessus moyet son arc et sa veue.

VI

Cedictmaint unde moy, dequoy se plainct il tant,


Perdant ses ans meilleurs en chose si legiere?
Qu'a il tant à crier, si encore il espere?
Et s'il n'espere rien, pourquoy n'est il content?
Quand i'estois libre et sain, i'en disois bien autant.
Mais , certes , celuy là n'a la raison entiere,
Ains a le cœur gasté de quelque rigueur fiere,
S'il se plainct de ma plaincte, et mon mal il n'entend.
Amour tout à un coup de cent douleurs me poingt,
Et puis l'on m'advertit que ie ne crie poinct.
Si vain ie ne suis pas que mon mal i'agrandisse
A force de parler : s'on m'en peult exempter,
le quite les sonnets, ie quite le chanter !
Qui me deffend le deuil, celuy là me guarisse.

VII

Quant à chanter ton los par fois ie m'adventure,


Sans oser ton grand nom dans mes vers exprimer,
Sondant le moins profond de cette large mer,
le tremble de m'y perdre, et aux rives m'asseure.
le crains, en louant mal, que ie te face iniure.
Mais le peuple estonné d'ouïr tant t'estimer,
Ardant de te cognoistre, essaye à te nommer,
Et cherchant ton sainct nom ainsy à l'adventure,
Esblouf, n'attaint pas à veoir chose si claire;
Et ne tetreuve poinct ce grossier populaire.
Qui, n'ayant qu'un molen, ne veoit pas celuy tas
-
181 -

C'estque, s'il peult trier, la comparaison faicte


Des parfaictes du monde, une la plus parfaicte,
Lors, s'il a voix, qu'il crie hardiment : la voylà!

VIII

Quand viendra ce iour là, que ton nom au vray passe


Par France, dans mes vers ? Combien et quantesfois
S'en empresse mon cœur, s'en demangent mes doigts ?
Souvent dans mes escripts de soy mesme il prend placé.
Maugré moy ie t'escris, maugré moy ie t'efface.
Quand Astree viendroit, et la foy, et le droict,
Alors ioyeux, ton nom au monde se rendroit.
Ores, c'est à ce temps, que cacher il te face,
C'est à ce temps maling une grande vergoigne.
Donc, Madame, tandis tu seras ma Dourdouigne.
Toutesfois laisse moy, laisse moy ton nom mettre;
Aye pitié du temps ; si au iour ie te mets,
Si le temps ce cognoist, lors, ie te le promets,
Lors il seradoré , s'il le doibt iamais estre.
IX

0, entre tes beautez, que ta constance est belle !


C'est ce cœur asseuré , ce couraige constant,
C'est, parmy tes vertus, ce que l'on prinse tant:
Aussy qu'il est plus beau qu'une amitié fidelle ?
Or, ne chargedonc rien de ta sœur infidelle,
De Vesere ta sœur ; elle va s'escartant,
Tousiours flotant mal seure en son cours inconstant.
Veois tu comme à leur gré les vents se iouent d'elle?
Etnete repens poinct, pour droict de son aisnaige,
D'avoirdesiàchoisy laconstance enpartaige.
Mesme race porta l'amitié souveraine
Des bons fumeaux, desquels l'un à l'aultre despart
Du ciel et de l'enfer la moitié de sa part ;
Et l'amour diffamé de la trop belle Heleine.
182

le veois bien, ma Dourdouigne, encor humble tu vas ;


De te monstrer Gasconne en France, tu as honte.
Si du ruisseau de Sorgue on fait ores grand conte,
Si a il bien esté quelquesfois aussi bas.
Veoys tu le petit Loir comme il haste le pas?
Comme desià parmy les plus grands il se compte?
Comme il marche haultain d'une course plus prompte
Tout à costé du mince, et il ne s'en plainct pas?
Un seul olivier d'Arne , enté au bord de Loire,
Le faict courir plus brave, et luy donne sa gloire.
Laisse, laisse moy faire, et un jour, ma Dourdouigne,
Si ie devine bien, on te cognoistra mieulx;
Et Garonne, et le Rhone,et ces aultres grands dieux
En auront quelque envie, et possible vergoigne.

XI

Toy qui oys mes souspirs,ne me sois rigoureux


Simes larmes àpart toutes miennes ie verse,
Si mon amour ne suit en sa douleur diverse
Du Florentin transy les regrets languoreux,
Nyde Catulle aussy, le folastre amoureux,
Qui le cœur de sa dame en chatouillant luy perce,
Ny le savant amour du migregeois Properce ;
Ils n'ayment pas pour moy, ie n'ayme pas pour eulx.
Qui pourra sur aultray ses douleurs limiter,
Celuy pourra d'aultruy les plainctes imiter :
Chascun sent son torment, et sçait ce qu'il endure ;
Chascun parla d'amour ainsy qu'il l'entendit.
ledis ce que mon cœur, ce que mon mal me dict
Que celuy ayme peu, qui avme à lamesure !
-183

XII

Quoy! qu'est ce? O vents ! O nues ! O l'erage!


Apoinct nommé, quand d'elle m'approchant,
Les bois, les monts, les baisses vois tranchant,
Sur moy d'aguest vous poussez vostre rage
Ores mon cœur s'embrase dadvantaige.
Allez, allez faire peur au marchand,
Qui dans lamer les thresors va cherchant;
Cen'est ainsy qu'on m'abbat le couraige.
Quand i'oy les vents, leur tempeste et leurs cris
De leur malice en mon cœur ie me ris.
Me pensent ils pour cela faire rendre ?
Face le ciel du pire, et l'air aussy :
Ie veulx, ie veulx, et le declare ainsy,
S'il fault mourir, mourir comme Leandre.

XIII

Vous qui aymer encores ne sçavez,


Ores m'oyant parler de mon Leandre,
Ou iamais non, vous y debvez apprendre,
Si rien de bon dans le cœur vous avez .

Il osa bien, branslant ses bras lavez,


Armé d'amour contre l'eau se deftendre,
Qui pour tribut la fille vouleut prendre,
Ayant le frere et le mouton sauvez.
Un soir, vaincu par les flots rigoureux,
Veoyant desià, ce vaillant amoureux,
Que l'eau maistresse à son plaisir le tourne,
Parlant aux flots, leur iecta ceste voix :
Pardonnez moy maintenant que i'y veois,
Et gardez moy la mort quand ie retourne.
184

XIV

O cœur legier! o couraige mal seur!


Penses tu plus que souffrir ie te puisse ?
Obonté creuze! o couverte malice,
Traistre beauté , venimeuse doulceur!
Tu estois donc tousiours sœur de ta sœur ?
Et moy, trop simple, il falloit que i'en fisso
L'essay sur moy, et que tard l'entendisse
Ton parler double et tes chants de chasseur
Depuis le jour que i'ay prins à t'aymer,
l'eusse vaincu les vagues de la mer .
Qu'est ce meshuy que ie pourrois attendre ?
Comment de toy pourrois ie estre content?
Qui apprendra ton cœur d'estre constant,
Puis que le mien ne le luy peult apprendre ?

XV

Cen'estpasmoy que l'on abuse ainsy ;


Qu'à quelque enfant ces ruses on employe,
Qui n'a nul goust, qui n'entend rien qu'il oye
le sçais aymer, ie sçais hair aussy.
Contente toy de m'avoir iusqu'icy
Fermé les yeulx, il est temps que i'y voye,
Et que meshuy, las et honteux ie soye
D'avoir mal mis mon temps et mon soucy.
Oserois tu , m'ayant ainsy traicté,
Parler à moy iamais de fermeté?
Tu prends plaisir à ma douleur extreme;
Tume deffends de sentir mon torment ;
Et si veulx bien que ie meure en t'aymant,
Si ie ne sens, comment veulx tu que i'ayme
185-

XVI

Olay ie dict? Helas ! l'ay ie songé?


Ou si pour vray i'ai dict blaspheme telle ?
S'a fauce langue, il fault que l'honneur d'elle,
Demoy, par moy, dessus moy, soit vengé.
Mon cœur chez toy, ô ma dame, est logé :
Là, donne luy quelque geene nouvelle;
Fais luy souffrir quelque peine cruelle;
Fais, fais luy tout, fors luy donner congé.
Or seras tu (ie le sçais) trop humaine,
Et ne pourras longuement veoir ma peine :
Mais un tel faict, fault il qu'ilsepardonne?
A tout le moins hault ie me desdiray
Demes sonnets, et me desmentiray :
Pour ces deux faux, cinq cents vrays ie t'en donne.

XVII

Si ma raison en moy s'est peu remettre,


Si recouvrer astheure ie me puis,
Si i'ay du sens, si plus homme ie suis,
le t'en mercie, o bien heureuse lettre !
Qui m'eust (helas !), qui m'eust sceu recoghoistre.
Lors qu'enragé, vaincu de mes ennuys,
Enblasphemant ma dame ie poursuis?
De loing, honteux, ie te vis lors paroistre,
O sainct papier ! alors ie me revins,
Et devers toy devotement ie vins.
lete donrois un autel pour ce faict,
Qu'on vist les traicts de cette main divine.
Mais de les veoir aulcun homme n'est digne;
Ny moy aussy, s'elle ne m'en eust faict.
186

XVIII

l'estoispres.d'encourir pour iamais quelque blasme;


De cholere eschauffé mon couraige brusloít,
Ma fole voix au gré de ma fureur bransloit,
Iedespitois les dieux, et encores ma dame :
Lors qu'elle de loing iette un brevet dans ma flamme,
le le sentis soubdain comme il me rabilloit,
Qu'aussy tost devant luy ma fureur s'en alloit,
Qu'ilme rendoit, vainqueur, en sa place mon ame.
Entre vous, qui de moy ces merveilles oyez,
Que me dictes vous d'elle?et, ie vous pri' , veoyez,
S'ainsi comme ie fais, adorer ie la doibs?
Quels miracles en moy pensez vous qu'elle face
De son œil tout puissant, ou d'un ray de sa face,
Puis qu'enmoy firent tant les traces de ses doigts ?

XIX

Ie tremblois devant elle,et attendois, transy,


Pour venger mon forfaict quelque iuste sentence,
Amoy mesme consent du poids de mon offence,
Lors qu'elle me dict : Va, ie te prends à mercy.
Quemon loz desormais par tout soit esclaircy :
Employe là tes ans : et sans plus, meshuy pense
D'enrichir de mon nom par tes vers nostre France;
Couvre de vers ta faulte,et paye moy ainsy.
Sus donc, ma plume, il fault, pour ioufr de ma peine,
Courir par sa grandeur d'une plus large veine.
Mais regarde à son œil, qu'il ne nous abandonne.
Sans ses yeulx, nos esprits se mourroient languissants.
Ils nous donnent le cœur, ils nous donnent le sens.
Pour se payer de moy, il faut qu'elle me donne.
-187-

XX

Ovons, maudits sonnets, vous qui printes l'audace


De toucher à ma dame ! o malings et pervers,
Des Muses le reproche et honte de mes vers!
Si ie vous feis iamais, s'il fault que ie me face
Ce tort de confesser vous tenir de ma race,
Lors pour vous les ruisseaux ne feurent pas ouverts
D'Apollon le doré, des Muses aux yeulx verts;
Mais vous reçeut naissants Tisiphone en leur place.
Si i'ay oncq quelque part à la posterité,
le veulx que l'un et l'aultre én soit desherité .
Et si au feu vengeur dez or ie ne vous donne,
C'est pour vous diffamer : vivez chetifs, vivez;
Vivezaux yeulx de tous, de tout honneur privez,
Carc'est pour vous punir, qu'ores ie vous pardonne

XXI

N'ayez plus, mes amis, n'ayez plus cette envie


Que ie cesse d'aymer; laissez moy, obstiné,
Vivre et mourir ainsy, puis qu'il est ordonné :
Mon amour, c'est le fil auquel se tient ma vie.
Ainsy me dict la Fee; ainsy en Eagrie
Elle feit Meleagre à l'amour destiné,
Et alluma sa souche à l'heure qu'il feust né,
Et dict : Toy, et ce fen, tenez vous compaignie.
Elle le dict ainsy, et la fin ordonnee
Suyvit aprez le fil de cette destinee.
La souche (ce dict on) au feu feut consommee;
Et dez lors (grand miracle !), en un mesme moment,
On veid, tout à un coup, du miserable amant
La vie et le tison s'en aller en fumee.
-
188

XXII

Quand tes yeulx conquerants estonné ie regardo,


l'y veois dedans à clair tout mon espoir escript,
ly veois dedans amour luy mesme qui me rit,
Et m'y montre mignard le bonheur qu'il me garde.
Mais quand de te parler par fois ie me hazarde,
C'est lors que mon espoir desseiché se tarit ;
Et d'advouer iamais ton œil, qui me nourrit,
D'un seul mot de faveur, cruelle, tu n'as garde,
Si tes yeulx sont pour moy, or veois ce que ie dis :
Ce sont ceulx là, sans plus , à qui ie me rendis.
Mon Dieu, quelle querelle en toy mesme se dresse,
Si ta bouche et tes yeulx se veulent desmentir !
Mieulx vault, men doux tourment, mieulx vault les despartir
Etque ieprenne au mot de tes yeulx la promesse.

XXIII

Cesont tesyeulx tranchants qui me font le couraige a


le veois saulter dedans la gaye liberté ,
Et mon petit archer, qui mene à son costé
La belle gaillardise et le plaisir volaige.
Mais aprez, la rigueur de ton triste langaige
Me montre dans ton cœur la fiere honnesteté ;
Et condamné, ie veois la dure chasteté
Là gravement assise, et la vertu sauvaige.
Ainsy mon temps divers par ces vagues se passe;
Ores son œil m'appelle, or sa bouche me chasse.
Helas ! en cet estrif, combien ay ie enduré !
Et puis, qu'on pense avoir d'amour quelque asseurance ;
Sanscesse nuict et iour à la servir ie pense,
Nyencor de mon mal ne puis estre asseuré.
189 -

XXIV

Or, dis le bien, mon esperance est morte;


Or est ce faict de mon ayse et mon bien.
Mon mal est clair : maintenant ie veois bien,
l'ay espousé la douleur que ie porte.
Tout me court sus, rien ne me reconforte,
Tout m'abandonne, et d'elle ie n'ay rien,
Si non tousiours quelque nouveau soubstien
Qui rend ma peine et ma douleur plus forte.
Ce que i'attends, c'est un iour d'obtenir
Quelques souspirs des gents de l'advenir :
Quelqu'un dira dessus moy par pitié :
Sa dame et luy nasquirent destinez,
Esgalement de mourir obstinez,
L'unen rigueur, et l'aultre en amitié.

XX

Tay tant vescu chetif, en ma langueur,


Qu'or i'ay veu rompre, et suis encor en vie,
Mon esperance avant mes yeulx ravie,
Contre l'escueil de sa fiere rigueur.
Que m'a servy de tant d'ans la longueur?
Elle n'est pas de ma peine assouvie :
Elle s'en rit, et n'a poinct d'aultre envie
Que de tenir mon mal en sa vigueur.
Doncques i'auray, mal'heureux en aymant,
Tousiours un cœur, tousiours nouveau torment,
Ie me sens bien que i'en suis hors d'haleine ,
Prest à laisser la vie soubs le faix :
Qu'y feroit on , si non ce que ie fais ?
Piqué dumal, iem'obstine en ma peine.
-190

XXVI

Puis qu'ainsy sont mes dures destinees,


I'en saouleray, si ie puis, mon soucy.
Si i'ay du mal, elle le veult aussy :
I'accompliray mes peines ordonnees.
Nymphes des bois, qui avez, estonnees,
De mes douleurs, ie crois, quelque mercy,
Qu'en pensez vous ? puis ie durer ainsy,
Si à mes maulx trefves ne sont donnees?

Or, si quelqu'une à m'escouter s'incline,


Oyez, pour Dieu, ce qu'ores ie devine :
Le jour est prez que mes forces ià vaines
Ne pourront plus fournir à mon torment.
C'estmon espoir : si ie meurs en aymant,
Adonc, ie crois, failliray ie à mes peines.

XXV

Lors que lasse est de me lasser ma peine,


Amour, d'un biǝn mon mal refreschissant,
Flate au cœur mort ma playe languissant,
Nourrit mon mal,et luy faict prendre haleine,
Lors ie conceois quelque esperance vaine :
Mais aussytost, ce dur tyran, s'il sent
Que mon espoir se renforce en croissant,
Pour l'estouffer, cent torments ilm'ameine
Encor tout frez ; lors ie me veois blasmant
D'avoir esté rebelle à mon torment.
Vive le mal, o dieux ! qui me dévore !
Vive à son gré mon torment rigoureux !
Obien heureux, et bien heureux encore,
Qui sans relasche est tousiours mal'heurenx
-191

XXVIII

Si contre amour ie n'ay aultre deffence,


le m'en plaindray, mes vers le mauldiront.
Et aprez moy les roches rediront
Le tort qu'il faict à ma dure constance.
Puis que de luy i'endure cette offence,
Aumoins tout hault mes rhythmes le diront,
Et nos neveus, alors qu'ils me liront,
En l'oultrageant, m'en feront la vengeance.
Ayant perdu tout l'ayse que j'avois,
Ce sera peu que de perdre ma voix.
S'on sçait l'aigreur de mon triste soucy,
Et feust celuy qui m'a faict cette playe,
Ilenaura, pour si dur cœur qu'il aye,
Quelque pitié, mais non pas de mercy.

XXIX

là reluisoit la benoiste iournee


Que la nature au monde te debvoit,
Quand les thresors qu'elle te reservoit
Sa grande clef te feust abandonnee.
Tu prins la grace à toy seule ordonnee ;
Tu pillas tant de beautez qu'elle avoit,
Tant qu'elle, fiere, alors qu'elle te veoit,
En est par fois elle mesme estonnee.
Tamain de prendre enfin se contenta :
Mais la nature encor te presenta,
Pour t'enrichir, cette terre où nous sommes.
Tu n'en prins rien : mais en toy tu t'en ris,
Te sentant bien en avoir assez pris
Pour estre icy royne du cœur des hommes..
TABLE DES MATIÈREN

AVERTISSEMENT.. 3

PRÉFACE, par A. Vermorel . 5

DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE , par Étienne


de La Boétie.. 33
LETTRES DE MONTAIGNE relatives à La Boétie 56
DE L'AMITIÉ, par Montaigne............... 150
VINGT-NEUF SONNETS d'Étienne de La Boétie 179

Paris. Imprimerie Nouvelle (assoc. ouv.), 11, rue Cadet.


G. Masquin, directeur,
LIBRARY
UNIVERSIT
THEY
CRUZ
SANTA
CALIFORNIA
OF,
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1974
26
JUN
6 EC'D
98286 1R 9197P9
SE
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JUN 1982
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1990
29
OV
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