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La société - Cours de philosophie

La société

Les enjeux de la notion – une première définition

La notion de société désigne en premier lieu tout groupement d’individus,


dépendant les uns des autres et agissant selon des schèmes communs. En ce sens, il est
possible de parler de sociétés animales. Pourtant, le plus souvent, le terme de société désigne
exclusivement les groupements humains caractérisés par leur dynamisme, leur capacité à
changer, à évoluer, à se donner de nouvelles formes et de nouvelles règles, à se doter
d’institutions, etc. Lorsque l’on traite de la société, il semble difficile de ne pas faire
intervenir la notion d’individu. Les différentes formes de société semblent pouvoir être
caractérisées par le rôle qu’y joue l’individu, par la reconnaissance dont il jouit en tant qu’être
singulier, par la considération de ses intérêts particuliers, etc. Ce qui est en question, c’est
donc la relation de la partie au tout de la société. On aurait ainsi, d’un côté, des
sociétés individualistes reposant sur l’utilité, le bénéfice que retire chaque individu de sa
participation à la vie en commun, et de l’autre côté, des sociétés qu’on pourra dire
« communautaristes » (à condition de délester ce terme de toutes ses connotations
péjoratives), dans lesquels le lien social est premier, précède la définition de ceux qui sont
« liés », autrement dit dans lesquels la visée de l’intérêt individuel est subordonnée à celle du
bien commun. Si l’on se place à présent du point de vue desthéories de la société, on
constatera une division analogue. En effet, lorsqu’on se pose la question de savoir ce qu’est
une société, quelles en sont les conditions d’existence et les formes possibles, on peut débuter
par la considération de ses constituants ultimes, les individus séparés, pour ensuite examiner
la manière dont leur association fait naître la société. Mais on peut aussi considérer cette
même société comme un tout dont la réduction à ses éléments ferait perdre ce qui la constitue
en propre, un tout qui est bien plus que la somme de ses parties. Ces deux perspectives sur la
société peuvent être respectivement qualifiées d’individualisme et de holisme. Notons enfin
que le fait qu’on retrouve une scission similaire de l’individuel et du social tant dans les
formes de société que dans les théories de la société nous rappelle ceci qu’il ne saurait exister
d’indépendance complète entre les unes et les autres. Mais ceci nous incite également à être
prudent à l’égard de la théorisation d’une telle scission en ce qu’elle est elle-même située dans
un contexte historique et social.

L’homme, animal politique

« C’est pourquoi toute cité est un fait de nature, s’il est vrai que les premières
communautés le sont elles-mêmes. Car la cité est la fin de celles-ci, et la nature d’une chose
est sa fin, puisque ce qu’est chaque chose une fois qu’elle a atteint son complet
développement, nous disons que c’est là la nature de la chose, aussi bien pour un homme, un
cheval, ou une famille. En outre, la cause finale, la fin d’une chose, est son bien le meilleur, et
la pleine suffisance est à la fois une fin et une excellent. Ces considérations montrent donc que
la cité est au nombre des réalités qui existent naturellement et que l’homme est par nature un
animal politique » Aristote, La politique.

Débutons avec Aristote dont on peut affirmer qu’il est le premier théoricien
dufait politique, fait qu’il décrit sans ignorer la contingence qui l’affecte (à la différence de
Platon qui s’était avant tout consacré dans La République à prescrire une forme idéale de cité,
gouvernée par les philosophes, et réglée sur la science du Bien). Pour Aristote, les hommes se
regroupent tout d’abord en famille ou foyer (lieu des relations homme/femme, maître/esclave,
père/enfant) puis en village et enfin en cité, celle-ci n’étant rien d’autre que la communauté
politique. Si l’analyse aristotélicienne part des constituants ultimes de la cité, de sa matière, à
savoir des hommes en tant qu’individus, cela ne signifie en aucun cas que ceux-ci puisse être
définis adéquatement si on les considère à l’état isolé, en tant qu’être solitaire. Que la cité ne
soit pas originelle (au sens où elle présuppose des formes antécédentes de réunion des
hommes) n’implique pas qu’elle ne soit pas naturelle. En effet, pour Aristote, ce qui définit la
nature d’un être, ce n’est pas ce qui se dévoile originellement en lui. La nature d’un être est
constituée de puissances ou de possibilités qui attendent leur réalisation. (par exemple, le
langage appartient à la nature de l’homme et pourtant l’homme ne parle pas à sa naissance).
La nature d’un être, c’est ce à quoi il tend. Or les formes inachevées de la réunion des
hommes (foyers, villages) montrent déjà cette tendance de l’homme à la vie dans la cité.
L’homme « solitaire » est incapable de pourvoir à lui seul à certains de ses besoins : pour se
reproduire, l’homme doit se lier à une femme ; pour exécuter les tâches qu’il conçoit, le
maître doit se lier à un esclave. Ainsi, l’homme couvre ses besoins vitaux… mais
exclusivement ceux-ci. Il existe d’autres besoins qui ne peuvent être comblés que par la
réunion des foyers dans des villages. Mais le village à son tour appelle son dépassement dans
la cité. Seule cette dernière est en mesure d’êtreautarcique, c’est-à-dire de subvenir à tous ses
besoins. Elle est ainsi à elle-même sa propre fin (au sens à la fois d’achèvement et de finalité).
On comprend donc que, pour Aristote, ce n’est pas par contrainte que les hommes s’associent
mais par nature. L’homme est un animal politique, c’est-à-dire que tant qu’il ne vit pas dans
la communauté politique, c’est un être inachevé. On est très loin de Protagoras pour qui
l’homme ne vivait en société que pour son intérêt particulier. Bien au-delà de celui-ci, ce que
permet la cité aristotélicienne (et qu’elle est la seule à permettre), c’est la réalisation
du bonheur.

On trouve également chez les stoïciens une conception selon laquelle la société
est un fait naturel. Selon eux, nous participons à deux républiques : la première regroupe
l’ensemble des hommes et des dieux (c’est le monde) ; la seconde, ne regroupe qu’un nombre
déterminé d’hommes attachés à elle par le hasard de la naissance. Pour les stoïciens, l’homme
doit vivre en conformité avec la nature et cela signifie participer pleinement au gouvernement
de la cité du monde. Certes, on a là une identification de la nature et de la cité, mais cette
dernière ne semble n’avoir aucune signification politique et être tout à fait étrangère à la
« petite cité » dans laquelle nous vivons concrètement. Cependant, cela ne remet aucunement
en cause le caractère naturel de l’association des hommes. Vivre conformément à la nature,
c’est tout d’abord vivre conformément à sa propre nature. Or, il y a en tout être un instinct
d’appropriation qui le pousse à suivre sa nature, à choisir ce qui lui est approprié. Le corps et
ce qui permet sa conservation forment le premier cercle dans lequel est inscrit l’individu.
Mais ce dernier est également inscrit dans un second cercle (plus éloigné du centre) qui
enveloppent les parents, frères, femmes et enfants. Il y a ainsi une série de cercles : celui des
concitoyens, celui des habitants des villes, celui des membres du même peuple, celui du genre
humain tout entier. Certes la distance qui sépare l’individu de la circonférence des derniers
cercles fait qu’il ignore le plus souvent ce qui le lie à tout ce qu’embrassent ces cercles. Mais
vivre en conformité avec la nature, ce sera justement reconnaître cette communauté naturelle.
État de nature et contrat social

« La cause finale, le but, le dessein, que poursuivirent les hommes, eux qui par nature
aiment la liberté et l’empire exercé sur autrui ; lorsqu’ils se sont imposé des restrictions au
sein desquelles on les voit vivre dans les Républiques, c’est le souci de pourvoir à leur propre
préservation et de vivre plus heureusement par ce moyen : autrement dit, de s’arracher à ce
misérable état de guerre qui est, je l’ai montré, la conséquence nécessaire des passions
naturelles des hommes, quand il n’existe pas de pouvoir visible pour les tenir en respect, et de
les lier, par la crainte des châtiments, tant à l’exécution de leurs conventions qu’à
l’observation des lois de nature. » Hobbes, Léviathan.

Venons-en à présent à une conception toute différente de la société, de sa


naissance comme de sa nature et de sa fonction. Cette conception trouve son point de départ
dans une description de ce qu’est l’homme à l’état de nature (ou ce qu’il serait si on le
considère comme une hypothèse logique ou méthodologique et non comme une réalité
passée). Pour Hobbes, l’état de nature est un état d’isolement complet de l’individu. Autrui
n’est présent que sous la forme d’une menace constante ; il est présent comme celui dont la
puissance peut provoquer la mort ; pour parvenir à se détacher d’une telle crainte de la mort,
l’individu manifeste sa propre puissance aux yeux des autres. Ce jeu de la puissance ne peut
que conduire à un état de guerre perpétuelle : « l’homme est un loup pour l’homme ». À l’état
de nature, chacun a un droit illimité sur toutes choses, celles-ci devenant l’enjeu de luttes
incessantes ; l’égalité du droit (identifiée à la force) ne signifie rien d’autre qu’une égalité
dans le droit à se nuire mutuellement. Hobbes refuse catégoriquement l’idée d’une sociabilité
naturelle de l’homme. Si les hommes en viennent néanmoins à former des États, c’est
seulement parce qu’en vertu d’un calcul de la raison, ils jugent que leur situation est
intolérable et que dans leur intérêt particulier, il vaudrait mieux que chacun se défasse d’une
partie de sa puissance et la transfère à un souverain. Telle est la source du pacte ou contrat
social. L’origine de la société est ainsi purement artificielle.
Rousseau conçoit quant à lui l’état de nature comme une condition primitive de
l’homme, dans laquelle il ne connaît aucune forme de vie en commun. Ce sont certains
évènements fortuits, telles les catastrophes naturelles, qui conduisent à la formation des
premières sociétés, à l’intérieur desquelles se développent le langage, les techniques, le
travail, et les passions. C’est indissociablement la naissance d’une inégalité fondée non en
nature mais sur des actes d’appropriation (usurpation) des biens par certains individus. La
formation de l’État s’enracine dans cette inégalité ; l’État naît lorsque l’individu renonce à sa
liberté sans limites et ce afin que tous les autres en fassent de même. Les volontés
individuelles cèdent la place à la volonté générale.

La société : disposition naturelle ou contrainte

« L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son
espèce : elle veut la discorde. Il veut vivre commodément et à son aise ; mais la nature veut
qu’il soit obligé de sortir de son inertie et de sa satisfaction passive, de se jeter dans le travail
et dans la peine pour trouver en retour les moyens de s’en libérer sagement. Les ressorts
naturels qui l’y poussent, les sources de l’insociabilité et de la résistance générale, d’où
jaillissent tant de maux, mais qui en revanche provoquent aussi une nouvelle tension des
forces, et par là un développement plus complet des dispositions naturelles, décèlent bien
l’ordonnance d’un sage créateur, et non pas la main d’un génie malfaisant qui se serait mêlé
de bâcler le magnifique ouvrage di Créateur, ou l’aurait gâté par jalousie. » Kant, Idée pour
une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

Les deux parties précédentes dévoilent l’opposition entre la théorie


aristotélicienne de la société et la pensée de l’état de nature du contrat social. Pour Aristote, la
nature de l’homme ne pouvait être pensée en dehors de son inscription dans la cité, en dehors
de ses relations à autrui, au concitoyen. L’homme « solitaire » est un homme qui n’a pas
réalisé sa nature, un homme inachevé. Au contraire, la postulation d’un état de nature
implique que l’homme se définisse premièrement en tant qu’individu séparé de ses
semblables ; l’humanité de l’homme n’engage pas son association avec d’autres hommes en
ce que cette association est contractuelle et donc artificielle. L’homme à l’état de nature est un
être achevé. Au lieu de partir de la cité ou de la société pour comprendre l’individu et ses
actions comme le faisait Aristote, on part de l’individu pour comprendre ce qui le conduit à
créer la société. Ce n’est plus les conditions d’existence de l’homme qui définissent celui-ci ;
c’est au contraire la nature de l’homme qui est l’origine de ses conditions d’existence. Il
semble que l’on se trouve acculé à l’alternative suivante : ou bien la société est
une disposition fondamentale de l’homme et elle est naturelle, ou bien elle s’impose à lui, elle
est contrainte : il en est alors le créateur, mais c’est une création qui ne repose que sur le désir
d’éviter un plus grand mal.

De telles oppositions ne sont pas cependant irrémédiables. Citons l’exemple


deSpinoza qui prend lui aussi pour point de départ l’homme à l’état de nature, dont le droit
est défini par la puissance, mais ce sans considérer pour autant que la société est unartifice.
Certes, l’homme recherche ce qui lui est utile en propre mais s’il parvient à se libérer des
passions qui le trompent sur ce qu’il lui est réellement utile, il ne pourra que reconnaître
qu’ « il n’y a dans la Nature aucune chose singulière qui soit plus utile à un homme qu’un
autre homme vivant conduit par la Raison ». Mais même les relations conflictuelles
témoignent du fait que l’homme est toujours lié aux autres hommes. L’homme n’est peut-être
pas naturellement sociable ; il n’en demeure pas moins qu’il est d’emblée
socialisé. Kant pour sa part offre la possibilité de dépasser l’opposition de la nature et de la
contrainte. Il pose l’insociable sociabilité de l’homme. Ce qui rend les hommes
insupportables les uns aux yeux des autres, ce qui les oppose (la vanité, l’envie, etc.) est
indissociablement ce qui suscite en eux le désir de se dépasser eux-mêmes, de cultiver leurs
facultés et par-là même rend possible le progrès. L’homme aimerait se reposer dans
la concorde, mais la nature lui prescrit la discorde qui, en lui interdisant le repos et la
passivité, lui permet de poursuivre le développement de ses dispositions naturelles. C’est par
le détour du mal que la société progresse.

Société et échanges
« Mais l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est
en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance (…) Il sera bien plus sûr de réussir, s’il
s’adresse à leur intérêt personnel et s’il leur persuade que leur propre avantage leur
commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. (…) Ce n’est pas de la bienveillance du boucher,
du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin
qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur
égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur
avantage. » Smith, Enquête sur la nature et les cause de la richesse des nations.

La société peut également être définie non plus d’un point de vue exclusivement
politique mais économique, depuis l’axe des échanges. L’objet n’est plus alors l’État mais
la société civile. Certes, pour Aristote, le domaine de l’économie ne pouvait en aucun cas
prétendre à former un corps social. On sait que le mot « économie » vient du grec « oikos »
qui signifie famille ou foyer. Cette communauté domestique relève de ce qu’on appellerait
aujourd’hui la sphère du privé. Il en va tout autrement depuis quelques siècles ; l’économie a
une fonction politique éminente et l’expression d’économie politique en est un indice.

Pour Smith, ce qui est le propre d’une société humaine, c’est l’échange des biens
tandis que l’animal ne connaît que la force et la plainte. L’homme ne peut que produire et
échanger des biens dans la mesure où, à la différence de l’animal, il ne saurait assurer seul la
conservation de sa vie. Mais dans une telle société des échanges, chacun ne vise que son
utilité propre, son intérêt égoïste ; il ne recherche qu’un profit dont il pourra jouir seul. Tous
les sentiments altruistes sont bannis ou plutôt ils sont inutiles, ils ne définissent en rien le
mode de fonctionnement de cette société. Mais comment alors peut-on continuer à parler de
« société » ? Pourquoi ne s’effondre-t-elle pas étant donné qu’elle est fondée sur des actes
égoïstes ? La réponse de Smith est décisive : la société des échanges assure mieux l’intérêt
collectif qu’une société fondée sur l’altruisme. Elle fait donc beaucoup plus que présenter les
réquisits minimaux d’une société ; elle en est la forme optimale. C’est ici qu’intervient
la main invisible qui fait que la somme des intérêts particuliers se transforme en intérêt
général. La concurrence assure l’association.
Cette conception libérale, Marx entreprend d’en saper les fondements. Il est illusoire
de penser que la société forme un tout indifférencié. Au contraire, elle est divisée en classes
sociales dont les intérêts sont opposés. La société est conflictuelle (cela est manifeste dans la
société capitaliste dans laquelle s’opposent les propriétaires des moyens de production et les
travailleurs). C’est ce que Hegel disait déjà de la « société civile » : la somme des égoïsmes ne
peut donner lieu à l’unité (il voyait alors dans l’État une unité supérieure dépassant les
confrontations individuelles). Terminons ici en soulignant que Marx n’a cessé d’affirmer la
nature sociale de l’homme. Celui-ci ne peut être défini en dehors de son rapport aux autres, de
son travail, etc. « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier.
Dans sa réalité effective, elle est l’ensemble des rapports sociaux. »

Société et communauté

« La décomposition de l’humanité en individus proprement dits ne constitue qu’une


analyse anarchique, autant irrationnelle qu’immorale, qui tend à dissoudre l’existence sociale
au lieu de l’expliquer, puisqu’elle ne devient applicable que quand l’association cesse. Elle
est aussi vicieuse en sociologie que le serait, en biologie, la décomposition chimique de
l’individu lui-même en molécules irréductibles, dont la séparation n’a jamais lieu pendant la
vie. (…) Suivant un principe philosophique posé, depuis longtemps, par mon ouvrage
fondamental, un système quelconque ne peut être formé que d’éléments semblables à lui et
seulement moindres. Une société n’est donc pas plus décomposables en individus qu’une
surface géométrique ne l’est en lignes ou une lignes en points. » Comte, Système de politique
positive.

Comte, que l’on peut considérer comme le fondateur de la sociologie, pense que
la société forme une totalité organique dont on ne saurait rendre compte à partir de ces
éléments, les individus. Plus encore, l’individu est inséparable de cette totalité qui le précède,
le dépasse, lui fournit ses conditions d’existence, de telle manière qu’en dehors d’elle il n’est
qu’une abstraction. Le fait social est irréductible ; la sociologie devra être une discipline qui
classe et explique le fonctionnement des différents types de société.

Il est impossible ici de donner un aperçu adéquat sur la pensée sociologique.


Contentons-nous de relever une distinction qui a joué un rôle important dans le
développement des sciences sociales. Pour Tönnies, les groupes sociaux se différencient
selon la volonté qui ordonnent les rapports entre leurs membres. Lorsque la volonté
naturelle est première, lorsque prédominent les liens familiaux, amicaux, ou de voisinage, on
est alors présence de la Gemeinschaft, de la communauté. Lorsqu’au contraire c’est lavolonté
rationnelle qui est première, lorsque le lien social repose sur le calcul permettant d’adapter
des moyens à des fins, on est en présence de la Gesellschaft, de la société (de marché).
Tönnies fournit ainsi une forme scientifique à des idées ou intuitions qui parcouraient la
pensée allemande depuis le romantisme qui opposait aux intérêts individuels régissant la
société, l’unité sociale de la communauté. La société est un groupe d’individus qui ne
partagent pas d’objectifs communs mais trouvent dans leur association les moyens de
poursuivre des objectifs individuels tandis que la communauté unifie le rapport au monde
qu’entretiennent ses membres, leur confère une vision commune.

Durkheim fonde une typologie des sociétés qui sans recouper celle de Tönnies
ne lui est néanmoins pas tout à fait étrangère. Il s’agit pour lui de relever les différents types
de solidarité qui gouvernent les sociétés. Il faut opposer dit-il la solidarité mécaniqueà
la solidarité organique. La solidarité mécanique est à l’œuvre lorsque les règles, les valeurs et
les activités sont les mêmes pour tous les individus, à quelques exceptions près. Le lien social
y est alors très fort et la considération de l’individu quasi inexistante. La solidarité organique
est à l’œuvre dans les sociétés qui connaissent une forte division du travail, sociétés dans
lesquelles les activités des individus sont diverses et complémentaires. Le lien social réside
alors dans cette nécessité qu’a chacun du travail de l’autre pour exécuter le sien propre. Pour
Durkheim, l’évolution des sociétés consiste dans un passage progressif de la solidarité
mécanique à la solidarité organique.
Société ouverte et société close

La distinction entre société close et société ouverte fut d’une certaine manière un
« lieu commun » de la pensée du 20ème siècle. Plutôt que de tenter d’exposer le noyau commun
aux différentes formulations de cette distinction, il sera plus utile de présenter la pensée de
deux philosophes, Bergson et Popper. Pour Bergson, la société close est la société qui
développe les dispositions naturelles de l’homme ; les individus y participent comme les
cellules participent à un organisme. Une telle société a des règles intangibles, des traditions
inaliénables qui interdisent toute nouveauté. Son principe d’organisation est hiérarchique, il
repose sur des rapports de commandement et d’obéissance. La société close vise avant tout à
sa propre conservation et celle-ci suppose la défense à l’égard de l’extérieur, la guerre contre
les voisins, etc. Le tableau dressé par Bergson est « pessimiste » et il l’est d’autant plus que la
société close est naturelle et qu’on voit mal comment pourrait s’y substituer un autre type de
société. Cependant, Bergson constate qu’il existe des sociétés qui peu à peu substituent à la
clôture l’ouverture, au caractère statique un caractère dynamique. Un tel mouvement est selon
lui initié par l’action de grands hommes qui arrachent leur congénère à leur immobilisme.
L’action est bien le moteur de la société ouverte dans la mesure où elle est refus du pur calcul
visant la conservation (une répétition du même) et création d’une situation nouvelle. Elle
ouvre la possibilité d’une morale ouverte qui exige un effort, une mobilité pour résister aux
instincts qui ne peuvent cesser de tendre à un retour à la société close.

Popper va lui aussi se livrer à une défense de la société ouverte. Il s’appuie pour
cela sur son travail épistémologique et notamment sur la thèse selon laquelle une théorie
scientifique est une théorie qui accepte de se soumettre à des tests de falsification ou
réfutation par l’expérience (à la différence du marxisme et de la psychanalyse qui se refusent
à tout contrôle par l’expérience). La connaissance scientifique est ainsi un symbole de la
société ouverte et de ses valeurs en ce sens qu’elle est « ouverte » au débat et à la discussion
et ne craint pas d’être modifié, amélioré, etc. Défendant une position libérale, Popper
s’oppose au marxisme, dans la mesure où celui-ci, affirmant l’unicité et l’absoluité d’un
certain savoir, ne peut que favoriser une société close, et même totalitaire. D’une manière
similaire, le philosophe-roi de la République de Platon, homme possédant
l’unique savoir véritable (et immuable) et gouvernant en ne suivant que celui-ci, interdit
irrémédiablement le jeu (discussion, débat, etc.) nécessaire à toute société ouverte.

Ce qu’il faut retenir

- L’homme, animal politique : Pour Aristote, l’homme est un animal politique.


Autrement dit, la société ou cité n’est que le développement des dispositions naturelles
de l’homme. La famille et le village subviennent à certains besoins de l’homme, mais
il n’y a que dans la cité que l’autarcie est atteinte. L’homme, à l’état isolé ne serait
qu’un être inachevé, n’ayant pas réalisé ses possibilités.

- État de nature et contrat social : Le point de départ de Hobbes, pour penser la société
et l’État, est l’individu à l’état de nature. Cet individu est isolé et en perpétuel conflit
avec les autres ; leurs rapports ne sont que des rapports de puissance ; leur égalité est
une égalité dans la capacité à se nuire. La formation de la société repose sur un calcul
(égoïste) de la raison qui pousse les individus à reconnaître que la soumission à une
autorité commune serait un moindre mal.

- La société : nature ou contrainte : On voit bien ce qui distingue les deux modèles
présentés ci-dessus. Dans le premier, la cité accomplit la nature de l’homme si bien
que celui-ci ne saurait se définir en dehors de ses conditions d’existence dans la
société. Dans le second, le choix du contrat social est le choix que fait un individu,
déjà achevé à l’état de nature, de ses propres conditions d’existence. La société est
alors une contrainte (puisqu’elle est soumission à un souverain) mais elle libère de la
crainte de la mort. La pensée de Kant est une tentative pour dépasser l’opposition de la
nature et de la contrainte. L’homme se caractérise par son insociable sociabilité.
Certes les hommes s’opposent et se nuisent, mais cette discorde est ce qui, par un
détour, oblige à l’homme à refuser la passivité et à développer ses facultés naturelles.
Le progrès suppose le conflit.
- Sociétés et échanges : Smith pense que ce qui différencie la société humaine des
sociétés animales, c’est qu’elle est organisée autour de l’échange des biens. Dans une
telle société, chaque acteur ne fait que poursuivre son intérêt propre. Smith affirme
que l’égoïsme est plus à même d’assurer l’intérêt commun que les sentiments
altruistes. En effet, il existe une main invisible par laquelle la somme des intérêts
particuliers devient intérêt général. Marx fustige la conception libérale en ce qu’elle
pose l’unité de la société et méconnaît les rapports de force qui s’exercent entre les
classes sociales. Ajoutons que pour Marx la nature de l’homme est sociale.

- Société et communauté : Tönnies distingue la communauté de la société. Dans la


communauté prédominent les liens familiaux, amicaux, de voisinage, etc. La
communauté est traversée par des intérêts et des valeurs communes. Dans la société, le
lien social repose sur le calcul rationnel permettant l’adaptation des moyens aux fins ;
les objectifs individuels occupent le devant de la scène.

- Société close et société ouverte : Pour Bergson, la société close est la société naturelle
de l’homme. Y règnent des règles intangibles qui visent avant tout à la conservation
(et donc à la répétition) et à la protection à l’égard de l’extérieur. Toute nouveauté est
interdite. Une société ouverte est néanmoins rendu possible par l’action des grands
hommes, action qui est création de situations nouvelles. Pour Popper, la société
ouverte est celle qui laisse une place à la discussion, au débat, à la réfutation des idées,
celle dans laquelle aucun savoir ou opinion ne peut prétendre à l’exclusivité et à
l’ « intouchabilité ».

Indications bibliographiques

Aristote, La Politique ; Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion ;


Comte, Système de politique positive ; Durkheim, De la division du travail social ;
Hobbes,Léviathan ; Kant, Idée pour une histoire universelle du point de vue cosmopolitique ;
Long et Sedley, Les philosophies hellénistiques – II Les stoïciens ; Marx, Thèses sur
Feuerbach ; Popper, La société ouverte et ses ennemis ; Rousseau, Du contrat social ;
Smith,Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations ; Spinoza, Éthique ;
Tönnies, Communauté et société.

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