Georges Berthu "La Fin de L Euro Est Ineluctable"
Georges Berthu "La Fin de L Euro Est Ineluctable"
Georges Berthu "La Fin de L Euro Est Ineluctable"
Georges Berthu a été dix ans député européen (1994-2004), membre de la Commission des affaires
constitutionnelles. La monnaie unique, affirme-t-il à Liberté politique, est un « facteur aggravant de la
crise ». Elle sombrera lorsque la solidarité, « pilier constitutif de l’euro » s’écroulera.
Liberté politique. — Dans votre essai À chaque peuple sa monnaie paru en 1998, vous annonciez
l’échec de l’euro, machine à fabriquer du chômage en l’absence de zone monétaire optimale.
Comment l’euro a-t-il attaqué et continue-t-il d’attaquer la compétitivité française ?
Georges Berthu. — À l’origine, on nous annonçait que l’euro allait améliorer la compétitivité des pays
européens. D’abord, parce qu’en introduisant davantage de transparence sur les prix à l’intérieur de la zone,
il allait stimuler la concurrence. Et aussi parce qu’une gestion monétaire unifiée allait produire des
synergies, des économies d’échelle, un élargissement des marchés financiers, bref une rationalisation
générale qui ne pouvait qu’être favorable à la performance de la zone.
Aujourd’hui, avec un peu de recul et avec l’expérience, il devient plus difficile de nier les inconvénients de
l’euro. Du point de vue de la compétitivité, il y a une contradiction flagrante : à l’heure où tout le monde
demande de la flexibilité pour résister à la concurrence dans un monde en mouvement, l’unification
monétaire a installé au cœur de l’Europe une zone de change parfaitement rigide. Plus question d’ajustement
souple des monnaies les unes par rapport aux autres en fonction de l’évolution de chaque pays. Et en plus
cette rigidité contamine les secteurs périphériques, comme la coordination budgétaire.
Nous avons réinventé à l’échelle européenne un système rigide, une sorte de copie, dans son esprit, de
l’étalon-or de triste mémoire.
Au total, les inconvénients du point de vue de la compétitivité s’avèrent supérieurs aux avantages. Et cela
arrive au plus mauvais moment, puisque simultanément ou à peu près, l’Union européenne a intensifié la
concurrence des pays tiers en signant les accords de Marrakech.
Face à une monnaie contraire à nos intérêts, quelles alternatives s’offrent à nous ? Peut-on modifier le
fonctionnement de l’euro, ou la fin de la monnaie unique est-elle inéluctable ?
On peut bien sûr essayer d’améliorer le fonctionnement de l’euro, et les gouvernements le font
régulièrement. On a mis en place des mécanismes européens de soutien aux pays en difficultés, la Banque
centrale européenne s’est mise en position d’aider les banques, de racheter la dette des États sur le marché
secondaire. Ces modifications peuvent faire illusion pour traiter les crises dans des pays petits ou même
moyens, mais elles seront impuissantes lorsque la crise se propagera à un grand pays.
Et elle se propagera forcément. Il ne faut pas se laisser étourdir par les discours des politiciens et des
banquiers centraux. Nous devons au contraire ne jamais perdre de vue les caractères fondamentaux de cet
étrange système européen : l’ouverture des frontières aux échanges inéquitables et aux flux humains
déracinés, joue le rôle d’un choc asymétrique qui fait diverger les États les uns des autres ; la divergence
s’inscrit sur l’appauvrissement des populations, les déficits publics et les endettements qui ne sont pas
maîtrisables, sauf à faire appel à la solidarité des pays entre eux. Mais comme un nombre grandissant a
besoin d’aide, la solidarité va devenir insupportable pour le petit nombre de ceux qui restent. Or cette
solidarité est un pilier constitutif de l’euro. Sans elle, il s’écroule.
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Si l’on considère ces fondamentaux, la fin de l’euro est inéluctable, quels que soient les petits artifices et les
montages financiers branlants qui sont imaginés aujourd’hui par les gouvernements européens.
Vous n’employez pas les expressions « sortie de l’euro » ou « démontage de la monnaie unique ».
Pourquoi ?
Effectivement, je n’utilise pas l’expression « sortie de l’euro », car je crois que c’est une fausse fenêtre.
Ceux qui l’utilisent pensent à une sortie concertée, volontaire, organisée. Une sortie qui résulterait d’une
négociation dans le calme, dans la transparence, entre gouvernements de bonne volonté qui se rallieraient
tous à une solution de bon sens et d’intérêt commun. Mais ce monde féerique n’existe pas.
Vous pensez bien que les hommes politiques et les partis dits « de gouvernement », qui ont tous trempés
dans la mise œuvre de l’euro, qui se sont trompés et qui ont trompé leurs concitoyens, qui nous ont plongé
dans un système au coût démesuré — quelle qu’en soit l’issue d’ailleurs — ne vont pas tout d’un coup
reconnaître leurs erreurs.
Au contraire, ils vont essayer de tenir le plus longtemps possible, et plus cela durera, plus cela coûtera cher
finalement.
L’issue la plus probable, c’est une rupture du système dans les cris et les larmes le jour où les divergences
entre les États seront devenues insoutenables. Ce jour-là, on n’en sera plus à calculer le coût de telle variante
par rapport à telle autre. On n’en sera plus à rêver à ce qui serait souhaitable. Le système se détruira parce
qu’il ne pourra plus tenir, tout simplement.
Tous les pays de la zone euro ont-ils intérêt à ce retour aux monnaies nationales ? L'Allemagne
n'entrerait-elle pas en récession ?
Finalement, je crois que tous les pays de la zone ont intérêt à un retour aux monnaies nationales.
L’Allemagne, bien sûr, y a trouvé un grand intérêt, dans un premier temps, parce que ses concurrents
européens ne peuvent plus dévaluer et se trouvent pieds et poings liés face aux importations allemandes.
Mais, dans un deuxième temps, ces pays entrent en crise, et l’Allemagne, qui se découvre attachée à eux
dans le même système monétaire rigide, sera appelée à faire preuve de solidarité et à mettre la main à la
poche.
Au total, l’Allemagne va s’apercevoir qu’il faudra rembourser d’un seul coup ce qu’elle a gagné pendant des
années ! Acceptera-t-elle de se ruiner pour sauver les autres ? Probablement pas. Non par égoïsme, mais
parce qu’elle s’apercevra que même si elle se ruine, elle ne sauvera personne. Le système diabolique euro +
libre-échangisme génère de l’appauvrissement et des déficits à un rythme tel que même l’Allemagne ne
pourra pas faire face pour les autres.
Quant aux autres États de la zone, en dehors de l’Allemagne et de sa périphérie, leur cas est encore plus
clair : ils ont bénéficié de taux d’intérêt très bas, d’abord à cause de l’optimisme des marchés sur l’euro, et
maintenant parce que les banques centrales injectent massivement des liquidités. C’est une situation
anormale, défendable ponctuellement, mais qui ne peut pas durer éternellement. Quand elle prendra fin et
que les taux remonteront, les pays concernés resteront avec les pertes de compétitivité et les disciplines
imposées. Seul avantage qui subsistera : la satisfaction de participer à un système européen beau comme une
usine à gaz.
Il serait démagogique de faire porter tous les péchés à l’euro. L’euro est un facteur aggravant de la crise,
mais ce n’est pas la cause première.
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La cause première est double. D’un côté, les pays européens ont depuis longtemps vécu dans le déficit, et
cela continue bien que certains parlent d’austérité. D’un autre côté, ces mêmes pays – et pas seulement ceux
de la zone euro – ont ouvert leurs frontières inconsidérément, sans chercher à graduer l’ouverture en
fonction de ce que leurs économies pouvaient supporter. D’où une déstabilisation générale dont j’ai
récemment analysé les mécanismes.
Si l’on veut récupérer notre équilibre économique et budgétaire, il faudra donc faire des efforts bien au-delà
de la fin de l’euro.
Mais dans votre question, il y a aussi une affirmation sous-jacente : nous serions supposés vivre
actuellement une époque d’austérité, sous-entendu « budgétaire ». Ce n’est pas exact. Il y a bien un
appauvrissement de la majorité des Français, dû à la déstabilisation de l’économie. Mais en ce qui concerne
l’austérité budgétaire, elle n’existe pas. Jamais les déficits publics et l’endettement de l’État n’ont été aussi
grands. Et ils continuent de galoper parce que beaucoup d’États, dont la France, estiment qu’il faut déverser
encore plus de dépenses sociales pour calmer les souffrances des peuples engendrées par la déstabilisation
de l’économie.
D’ailleurs, on pourrait même soutenir que l’euro a eu pour inconvénient supplémentaire et accessoire de
différer les mesures d’austérité : après son entrée en vigueur, la bienveillance des marchés a maintenu les
taux d’intérêt si bas pour tous les pays membres que beaucoup ont trouvé plus pratique d’emprunter que de
faire des réformes. Sous cet angle aussi, l’euro n’a fait qu’aggraver la crise.
Donc finalement, on ne peut pas limiter la critique à un système, celui de l’euro, qui serait pervers et aurait
engendré tous nos problèmes. Il faut remettre en cause en même temps plusieurs politiques publiques
enchevêtrées qui amplifient mutuellement leurs effets négatifs. C’est assez compliqué.
Peut-on imaginer les mesures qu’il faudra prendre au moment de la rupture de l’euro ?
Des experts travaillent actuellement sur ce sujet, et c’est très bien. Mais il faut rester prudent sur le détail des
mesures car évidemment nous ne connaissons pas les circonstances précises qui prévaudront lorsque cette
rupture se produira. En tout cas, la concertation risque de n’être pas très grande.
En gros, nous voyons bien les conséquences d’une rupture pour les pays qui sortiront : dévaluation de la
nouvelle monnaie nationale, inflation à deux chiffres temporairement, remontée des taux d’intérêt,
redémarrage de la croissance après une période assez dure d’au minimum deux ans.
Je voudrais insister sur deux points. D’abord, au cas où l’euro perdurerait entre l’Allemagne et ses
« clients » périphériques, il faudra relibeller notre dette en nouveaux francs. Sinon, compte tenu de la
dévaluation de notre monnaie, la dette deviendrait encore plus écrasante. Je sais bien que les banquiers vont
lever les bras au ciel, et qu’ils agiteront le spectre de la faillite – et peut-être certains assureurs aussi. Leurs
investissements dans les titres publics des pays sortants perdront en effet de la valeur. C’est une
conséquence négative qu’il faudra gérer. En tout cas, pour les pays sortants, je pense qu’il n’y a pas
vraiment le choix : il faut relibeller la dette dans la nouvelle monnaie.
Mais surtout, il faut souligner que les mesures à prendre ne concerneront pas seulement l’euro stricto sensu.
Comme je l’ai dit, ce que l’on appelle improprement « crise de l’euro » est en réalité une crise de l’euro et
de plusieurs autres politiques publiques qui enchevêtrent leurs effets. Donc cela signifie que les
gouvernements devront agir sur plusieurs registres à la fois, notamment celui du resserrement des dépenses
publiques, d’une véritable révision des politiques publiques, d’une reprise en mains des frontières et d’une
renégociation des accords commerciaux européens.
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puisse redémarrer. Et pour qu’elle puisse redémarrer assez vite, il faut que ses meilleures activités n’aient
pas été toutes délocalisées. Sinon, il faudra relocaliser, c’est-à-dire attendre les effets positifs d’une
renégociation des accords commerciaux européens. Or cela peut prendre assez longtemps.
Et en plus, bien entendu, certains de nos partenaires européens ne voudront pas renégocier les accords
commerciaux. Ils voudront rester dans un système libre-échangiste. Il faudra donc aller vers des formules de
coopérations différenciées au niveau européen. Tout cela ne sera pas simple. Il faudra qu’à la fin d’un
système monétaire rigide corresponde la fin d’une Europe rigide.
On voit à quel point l’attentisme des gouvernements actuels est désastreux : le temps passe, l’industrie
délocalise, le redressement sera encore plus difficile le moment venu, lorsque l’euro se rompra. Mais nous
n’y pouvons rien. Nous aurons seulement l’amère satisfaction d’avoir dit ce qu’il fallait au moment où il le
fallait.
Vous avez évoqué à plusieurs reprises les responsabilités des gouvernements européens. Pouvez-vous
préciser comment on en est arrivé à la situation que vous dénoncez ?
Il n’y avait pas a priori de majorité en Europe pour une unification monétaire. C’était une aventure trop
risquée, à moins de lancer tous les pays dans une construction politique de type fédéral. Mais de cette
construction fédérale, personne ne voulait car elle ne correspondait pas à l’état de l’Europe : il n’y a pas de
zone monétaire optimale pour une unification parce que, avant tout, il n’y a pas de zone politique optimale
pour une fédération. Les conditions n’y sont pas réunies pour faire vivre une démocratie européenne. Bref,
en un mot, le projet d’unification monétaire était destiné à avorter.
Aucun de ces deux groupes ne pouvait à lui seul porter le projet de la monnaie unique. Mais alliés, ils étaient
complémentaires et représentaient une force bien plus considérable.
Pris en tenailles entre les manœuvres des eurocrates, très bien décrites par Bernard Connolly, et les
exigences de ce très grand patronat, les gouvernements n’ont pas su résister. Ils ont lancé le projet, et réussit
le lancement. Mais évidemment les réalités sont toujours là, et le succès ne suit pas. Ce sont les peuples qui
paieront.
Cette triste histoire devra servir de leçon. Notre « gouvernance » européenne donne un pouvoir démesuré
aux eurocrates, et elle présente incontestablement une fragilité face aux exigences de la finance
internationale. Recentrer l’Europe sur les démocraties des différentes nations, c’est aussi vouloir réparer
cette fragilité.
Dans cette Europe il n’y aurait donc plus de monnaie unique. En revanche, appelez-vous toujours de
vos vœux un nouveau système monétaire européen, avec une monnaie commune superposée aux
monnaies nationales ?
La proposition d’un système européen doté d’une monnaie commune, se superposant aux monnaies
nationales sans les éliminer, était présentée il y a une vingtaine d’années dans un but bien précis : intercaler
une étape intermédiaire avant la monnaie unique, permettant de tester prudemment certains aspects du
système avant de faire le grand saut. Et bien sûr, je pensais que le test serait négatif.
Les circonstances aujourd’hui ne sont plus les mêmes : nous avons fait le grand saut, et d’ailleurs nous
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allons nous écraser. Je ne vois plus très bien ce que la monnaie commune pourrait nous apporter.
Mais on peut toujours essayer de réfléchir à d’autres systèmes monétaires, à condition qu’ils soient souples :
par exemple recréer un « serpent monétaire » auquel participeraient les États sortis de l’euro, avec leurs
nouvelles monnaies nationales, et l’euro lui-même s’il en subsiste un pour certains pays.
Je ne veux pas interdire les réflexions. Encore une fois, nous ne connaissons pas à l’avance toutes les
circonstances de la fin totale ou partielle de l’euro. Mais franchement, je pense qu’avec la fin de la monnaie
unique et compte tenu des souffrances qu’elle aura engendrées, tout le monde sera dégoûté pour un moment
des mirifiques montages monétaires européens. C’est aussi, hélas, une des conséquences de l’euro que nous
avions prévue depuis longtemps.
Mais nous vivons d’espoir. À chaque peuple sa monnaie était aussi un plaidoyer pour une Europe de la libre
coopération, respectueuse de ses peuples, appuyée sur ses démocraties nationales qui d’ailleurs auraient bien
besoin d’être revivifiées elles aussi. Voilà un chantier digne de tous nos efforts.
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