Minard - Histoire Connectee
Minard - Histoire Connectee
Minard - Histoire Connectee
Philippe MINARD
En restituant les conditions dans lesquelles se sont effectués les premiers contacts
entre Hollandais, Malais et Javanais au tournant du XVIIe siècle, Romain Bertrand nous
offre un maître-livre appelé à faire école, et illustre la fécondité heuristique de l’histoire
connectée. En ces temps de timidité intellectuelle et de pusillanime prudence, il fait souffler
un vent rafraîchissant sur la discipline historique.
Recensé : Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales, Paris, Seuil, 2011, 670 p., 28,40 euros.
Le 22 juin 1596, quatre vaisseaux hollandais commandés par Cornelis de Houtman jettent
l’ancre en rade du port de Banten, à Java. Ils sont venus chercher les précieuses épices, le poivre
en particulier, dont l’accès leur est devenu bien difficile en Europe depuis que leur adversaire
acharné, le roi d’Espagne Philippe II, est devenu aussi roi du Portugal. À Banten, Houtman et ses
hommes découvrent une cité de 40 000 habitants, un kaléidoscope linguistique déroutant (on y
parle javanais, malais, soundanais…), des marchands persans, gujaratis et chinois aux réseaux
bien installés, et une société complexe en proie à d’intenses conflits politiques. Le paradoxe est
que le tout premier contact passe alors par l’intermédiaire d’émissaires portugais envoyés par les
autorités locales !
1
Comment les Hollandais seront-ils reçus, et que peuvent-ils comprendre de cet univers
inconnu ? Tel est le point de départ du beau livre de Romain Bertrand, un ouvrage érudit,
palpitant et foisonnant à la fois, servi par une langue élégante et de nombreux bonheurs
d’écriture, même si son architecture subtile et originale peut surprendre, de prime abord, un
lecteur habitué à de plus sages ordonnancements.
Penser la rencontre
Les voyageurs hollandais sont plongés dans un univers d’incertitudes radicales : ils ne
parlent pas les langues locales, ignorent les rituels en usage. Ils sont là pour commercer, mais
comment s’accorder sur les conditions de l’échange, quand tout vous est inconnu ou suspect, du
système des poids et mesures aux équivalences monétaires ? Le premier contact, note joliment
l’auteur, est fait de « petits drames métrologiques », et le secours d’intermédiaires chinois et de
pilotes locaux s’avère indispensable à cette aventure commerciale en Insulinde. Au-delà, la
question posée est celle des conditions de possibilité même du contact, des conventions
minimales permettant l’interaction entre des univers aussi distants.
La rencontre procède d’abord du choc : les Hollandais ignorent tout des règles de civilité et
des codes qui régissent la haute société javanaise ; ils multiplient les impairs, souvent à leur corps
défendant, et heurtent profondément les élites palatines et leur sens de la bienséance et de
l’harmonie bien ordonnée. À l’aune de la conception javanaise et malaise de l’ordre socio-
politique et de l’ascèse qu’il exige, les Européens apparaissent agités, incivils et grossiers, ils
gesticulent et parlent à tort et à travers, introduisant un désordre intolérable. Les hommes de
Houtman sont vus comme des brutes épaisses : ils s’adonnent au jeu et à l’alcool. Pire, ils urinent
debout et mangent avec les deux mains, ce qui dénote une profonde incivilité. Les élites des cités-
États musulmanes d’Insulinde vivent ces attitudes comme autant de scandales. Aux yeux des
aristocrates javanais, ces Hollandais sont donc des marchands sans manières, sans morale ni sens
de l’honneur. Dans les affrontements qui ne tardent pas à survenir, ils font preuve d’une fourberie
coupable. Le « choc » relève bien moins d’un conflit entre des « cultures » qu’il ne procède d’un
antagonisme social : il confronte « une poignée de marins et de marchands sans manières » à
« des aristocrates épris de convenances » (p. 446). Leurs univers de référence apparaissent ainsi
incommensurables.
2
La distance est telle entre ces univers sociaux qu’on peut même se demander si la rencontre
a pu avoir lieu. De fait, cette question de la commensurabilité hante tout le livre et constitue son
fil directeur1. L’unicité même du monde de la rencontre apparaît problématique, au regard du
gouffre qui sépare les régimes d’historicité dans lesquels évoluent les acteurs de part et d’autre.
Dans un très beau chapitre consacré à l’analyse des rapports au temps et de la différence entre les
systèmes calendaires européens et les chronodicées insulindiennes, Romain Bertrand montre que
les protagonistes vivent dans des univers radicalement hétéronomes : « la texture même du temps
diffère en densité et en qualité » (p. 308), de sorte qu’il n’existe pas vraiment de « lieu commun »
de la rencontre. Plutôt qu’un monde de la rencontre, c’est la rencontre entre des mondes qui fait
l’objet de l’étude.
Ce constat dicte la méthode adoptée et la structure du livre : voulant rendre compte des
conditions de la rencontre sans adopter un point de vue qui serait nécessairement un parti pris,
fût-ce involontaire, l’historien entend « naviguer » entre les deux mondes, aller de l’un à l’autre,
pour maintenir la part égale entre eux.
1
Sanjay Subrahmanyam, « Par-delà l’incommensurabilité : pour une histoire connectée des empires aux temps
modernes », Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine, 54-4 bis, supplément 2007, p. 34-53. Sur La Vie des
Idées, voir l’entretien d’Anne-Julie Etter et Thomas Grillot avec Sanjay Subrahmanyam, « Le goût de l’archive est
polyglotte », 27 janvier 2012, http://www.laviedesidees.fr/Le-gout-de-l-archive-est.html
2
Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris,
Albin Michel, 2010, et La Force de l’empire. Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait
mieux que la Chine, Alfortville, éditions è®e, 2009. Sur La Vie des Idées, voir la recension d’Éric Monnet, « Le
charbon et l’Empire », 21 janvier 2010, http://www.laviedesidees.fr/Le-charbon-et-l-Empire.html
3
aucun récit bantenois de la rencontre avec les Hollandais comparable aux récits de voyages
publiés en Europe, le constat d’une incontestable asymétrie documentaire ne doit pas conduire à
renoncer à maintenir « la part égale » entre les deux univers : dans les deux cas, on doit
pareillement restituer les logiques narratives et les biais idéologiques des sources.
Ce constat est essentiel : il invalide irrévocablement toute analyse en termes de « choc des
civilisations », ou de conflit entre islam et chrétienté, même si la rencontre tournera fréquemment
à l’affrontement mortel invoquant le motif religieux. Côté occidental, en pleine période de
guerres de religion, il est bien difficile de rassembler catholiques et protestants sous la bannière
de la croisade missionnaire, après la Grande Révolte des Pays-Bas, et à l’heure de la lutte des
Provinces-Unies calvinistes contre l’Espagne (et le Portugal) catholiques. Côté insulindien, le
pluralisme est de règle et l’empreinte bouddhiste reste forte, même si la région connaît depuis
plusieurs siècles une islamisation réelle : celle-ci s’est opérée « en dents de scie », dans un va-et-
vient permanent d’hommes et d’idées entre la péninsule arabique, le sud de l’Inde, et le monde
malais, produisant des identités distinctes, et des querelles d’interprétation mystiques dans
lesquelles le rapport aux Européens ne joue aucun rôle. En fait, le motif religieux se trouve bien
souvent instrumentalisé au profit de motifs politiques, et, comme l’écrit Romain Bertrand, « en
guise de martyrs de la Foi, on trouve le plus souvent des victimes de représailles militaires et
4
d’intrigues commerciales. L’allégeance confessionnelle n’est pas la raison des conflits, mais son
vocabulaire » (p. 259).
On doit souligner aussi que cette rencontre javanaise ne se joue pas en vase clos. À
l’échelle locale, rappelons les présences marchandes indienne et chinoise. De même, les armées
qui s’affrontent sont rien moins qu’homogènes : dans les troupes de la VOC qui défendent
Jakarta-Batavia dans les années 1620, on trouve des mercenaires japonais, mais aussi suisses et
français, des métis nés dans les comptoirs portugais du sous-continent indien, des Chinois de
Macao, des esclaves noirs. Bref, une armée métisse. Enfin, si l’on élargit la focale, en passant du
gros plan au plan large, l’Insulinde apparaît comme un lieu « global » : Java est en effet reliée par
des « connexions au long cours » avec la Chine impériale via ses marchands, avec le monde
persan et l’empire ottoman via les oulémas, avec le Gujarat via ses marins et négociants. On
retrouve ici le type d’emboîtements décrits par Denys Lombard dans sa remarquable étude sur Le
Carrefour javanais. Aussi cet ouvrage manifeste-t-il la force heuristique de l’histoire connectée,
mettant en exergue les connexions et les circulations mondiales à partir de variations de la focale,
en jouant sur les différentes échelles spatiales3. Où l’on comprend que l’analyse de type micro-
historique peut parfaitement s’articuler avec l’échelle des circulations à grande distance, quoi
qu’en disent les esprits chagrins4 : Romain Bertrand nous livre une description dense (pour
reprendre l’expression de Clifford Geertz) des événements de Banten, tout en analysant les
multiples liens qui relient Java au reste du monde.
3
Serge Gruzinski, Les Quatre Parties du monde, Paris, rééd. Seuil, 2006 ; Romain Bertrand, « Rencontres
impériales. L’histoire connectée et les relations euro-asiatiques », Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine, 54-4
bis, supplément 2007, p. 69-89 ; Timothy Brook, Le Chapeau de Vermeer, Paris, Payot, 2010. Voir également le
récent Jean-Paul Zuniga (dir.), Pratiques du transnational, Paris, CRH-EHESS, 2012.
4
Olivier Pétré-Grenouilleau (« La galaxie histoire-monde », Le Débat, n° 154, mars-avril 2009, p. 50) fait un total
contresens (délibéré ?) sur le propos tenu dans Caroline Douki, Philippe Minard, « Pour un changement d’échelle
historiographique », in Laurent Testot (dir.), Histoire globale. Un autre regard sur le monde, Auxerre, éditions
Sciences Humaines, 2008, p. 161-176.
5
anciens avec la péninsule arabique, l’empire ottoman, la chine impériale, mais aussi le monde
persan et l’Inde moghole. D’autre part, même après l’arrivée des Européens, ce monde
insulindien ne se détermine pas en priorité par rapport à eux ; leur arrivée n’est au fond qu’un
élément parmi d’autres.
Il en résulte un grand effet de dépaysement, dont les avantages et les effets heuristiques
sont manifestes, on l’a dit, mais qui a aussi un coût. La très grande érudition de l’auteur5 expose
le lecteur à une avalanche de notions, de termes et de noms de lieux qui exigent aussi une lecture
très attentive. Le lexique et les cartes sont des aides précieuses ; une chronologie moins sèche
aurait été bienvenue. Telles sont assurément les inéluctables contraintes d’une histoire connectée
qui mobilise un savoir aussi vaste, sur des univers qui ne sont guère familiers au lecteur français.
Aussi doit-on remercier l’auteur de nous livrer le détail de toutes ces chroniques javanaises qui
nous sont inaccessibles. Une réserve toutefois : le texte oscille parfois entre l’exposition et
l’exégèse, livré à l’indétermination du style indirect libre, comme si la séduction exercée par la
chronique et l’envoûtement de la narration l’emportaient sur la prudence analytique et la mise à
distance critique dont l’auteur sait faire preuve par ailleurs dans des raisonnements d’une élégante
subtilité. Tout se passe comme s’il baissait la garde de temps à autre, et s’abandonnait au plaisir
de la narration captivante. De même, l’exposé de la critique des sources, efficace et heuristique,
vient parfois un peu tard dans le fil de l’ouvrage.
Reste que des perspectives fortes sont ouvertes. L’ouvrage offre en particulier une superbe
leçon d’anthropologie politique appliquée, en analysant les grands traités malais de la royauté.
Ancrés dans une « nappe profonde d’énoncés » (p. 347) héritée à la fois des littératures hindou-
bouddhistes de l’âge classique et de l’islam malais, ces traités mettent en avant une conception
protocolaire et très ritualisée de l’action royale, fondée sur la figure du souverain immobile
exprimant sa puissance par son impassibilité ascétique. Le negara (l’ordre politique) procède
d’une mise en ordre de la nature comme de la société par un roi-jardinier appelant chacun à
persévérer dans l’accomplissement des devoirs que lui impose son état.
5
Érudition dont attestent les notes très (trop ?) volumineuses. Regrettons simplement que les traductions françaises
de certains livres ne soient pas mentionnées : ne faut-il pas encourager les éditeurs à traduire les livres de sciences
sociales étrangers ?
6
L’auteur applique ici sa méthode d’histoire symétrique et d’aller-retour entre Asie et
Occident. Il repère d’abord la circulation de la geste alexandrine : l’empereur macédonien
apparaît sous le nom d’Alexandre le Bicornu et donne figure à la mythologie impériale. Mais
surtout, dans ces traités, on repère la possibilité du tyrannicide, discutée par les calvinistes des
Pays-Bas ou les penseurs monarchomaques français du temps, et aussi l’importance de
l’inspiration mystique et du recours à l’astrologie comme art de gouvernement, que l’auteur
rapporte aux textes européens exactement contemporains que publient Giordano Bruno
(Expulsion de la bête triomphante) ou Jean Bodin (Démonomanie des sorciers), textes oubliés
qui nous étonnent tant paraît exotique cette combinaison de la mystique et de la politique : l’effet
de dépaysement est saisissant, mais ce n’est pas le monde malais qui nous étonne, c’est l’époque,
cette fin de XVIème siècle antérieure au grand « tournant anti-mystique » de l’Occident
catholique des années 1660-1680, et qui nous paraît si étranger. L’exotisme, en l’occurrence, est
d’abord occidental. Mais la commensurabilité des modèles politiques est ici frappante, à rebours
de tous nos préjugés. La méthode de l’auteur démontre en l’occurrence son efficacité.