Géopolitique Du Sport: Concorde Internationale Et La Valorisation Des Nations, en Regard Des Conflits

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L’économie du sport à l’heure de la révolution numérique

Géopolitique du sport
Par Pascal BONIFACE
Directeur de l’Institut de relations
internationales et stratégiques (IRIS)

Le sport moderne, et notamment les grandes compétitions sportives interna-


tionales comme les Jeux Olympiques ou la Coupe du monde de football ont dès
leur origine porté une dimension politique, soutenant à la fois la recherche de
concorde internationale et la valorisation des Nations, en regard des conflits
du XXe siècle. Avec l’essor de la mondialisation et la multiplication des États,
la dimension sportive fait désormais pleinement partie de la grammaire de la
géopolitique et les jeunes États intègrent dans le même mouvement la FIFA et
les Nations unies. Le sport, à travers ses compétitions et plus encore ses stars,
incarne un « soft power » qui soutient l’influence des États, au point de faire
du classement des médailles aux JO un marqueur de la puissance nationale. Il
représente enfin l’opportunité de construire un récit national visible au monde,
comme ce fut le cas aux JO de Sotchi ou de Pékin ou de révéler sur le planisphère
la position stratégique du Qatar.

N’est-ce pas fantaisiste de parler de « géopolitique du sport » ? Le sport est généralement


considéré comme une distraction, une compétition, un secteur économique, un spectacle
ou un fait social. Il est habituel de lire des études sociologiques, économiques, politiques à
côté des commentaires purement sportifs. Mais en faire un élément des relations interna-
tionales ou de géopolitique est bien plus récent et a fait très longtemps l’objet d’un déni.
Pourtant, il est désormais indiscutable que le sport véhicule des enjeux géopolitiques. Des
retombées de la Coupe du monde de football au Qatar en 2022 aux pressions exercées par
Donald Trump sur les autres nations pour obtenir l’édition de 2030, en passant par les
investissements saoudiens dans le sport mondial ou l’engagement de l’appareil d’État en
France pour obtenir les Jeux Olympiques (JO) de 2024, les exemples fourmillent.
Je fais souvent ce test en conférence : qui connaît Antonio Costa ? Personne ne lève
la main. Qui connaît Cristiano Ronaldo ? Personne ne la laisse inerte. Le premier est
pourtant tout à fait méritant, Premier ministre du Portugal qui a sorti son pays de la crise
économique dont il souffrait, mais le second est une star mondiale, qui incarne le Portugal
aux yeux du monde entier. Dès l’origine, le sport « c’est plus que du sport ».

Un fait géopolitique dès l’origine


Pierre de Coubertin, en réinventant les JO, avait deux objectifs stratégiques : le premier
consistait à pacifier les relations internationales (n’y avait-il pas la trêve olympique, stric-
tement respectée dans la Grèce antique ?) pour une meilleure connaissance mutuelle des
nations, ce qui est tout à fait louable mais bien loin de l’apolitisme officiellement prôné
par le mouvement sportif ; le second moins avouable était de former physiquement la
jeunesse française pour prendre une revanche contre l’Allemagne après la défaite de 1870.
Il estimait que si l’armée française avait perdu contre l’armée prussienne, c’est parce que
cette dernière était mieux préparée physiquement. D’ailleurs, il va créer le Pentathlon
moderne comprenant 5 épreuves : natation, course à pied, équitation, escrime, tir au
pistolet. Cette dernière prouve que la référence à la Grèce antique est difficile. Il s’agit

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des disciplines qu’un officier militaire du XIXe siècle doit pratiquer et connaître. Donc dès
l’origine, le sport apparaît comme un instrument de la lutte géopolitique. Sinon, comment
expliquer l’exclusion de l’Allemagne et des autres vaincus de la Première Guerre mondiale
des JO de 1920 et de 1924 ? L’objectif était alors d’éviter que ces pays ne prennent, sur le
plan sportif, la revanche de leur défaite militaire ou qu’ils aillent contester le résultat des
champs de batailles dans les stades, comme moyen de réhabilitation symbolique.
La Coupe du monde en Italie de 1934 et les JO de Berlin en 1936 ont représenté les
premiers usages politiques du sport au profit de régimes autoritaires, ceux de Mussolini
et d’Hitler. Il ne faudrait cependant pas conclure de ces deux exemples que les grandes
manifestations sportives sont nécessairement mises au service de régimes répressifs. La
Coupe du monde de 1934 a certes été organisée, pour la plus grande gloire de Mussolini,
avec un arbitrage très favorable qui a permis à l’équipe d’Italie – qui faisait le salut fasciste
à chaque début de match – d’emporter le trophée. Néanmoins, beaucoup de mauvaises
interprétations ont été faites des JO de Berlin, puisqu’Hitler a finalement été humilié de
voir Jesse Owens, un athlète noir américain, remporter 4 médailles d’or et surtout se lier
d’amitié avec Luz Long, un « bon Aryen allemand », autant d’éléments venant infirmer
les thèses de supériorité de la race aryenne en tout domaine. Jesse Owens ne sera pas
reçu à la Maison Blanche à son retour en 1936, Roosevelt refusant de recevoir un Noir en
pleine campagne électorale. Est également souvent évoquée la Coupe du monde de 1978
en Argentine sous la dictature militaire de Videla. C’est oublier que l’opposition armée
des Montoneros demandait de ne pas boycotter la Coupe du monde, mais, au contraire,
de venir en Argentine pour témoigner de l’ampleur de la répression. Et en effet, ce fut un
formidable coup de projecteur, les médias parlant beaucoup plus de la situation politique
en Argentine à l’occasion de la Coupe du monde qu’en temps habituel. Les exemples histo-
riques sont multiples. On se souvient notamment des JO de Mexico en 1968 et des poings
levés des deux sprinteurs américains qui attirèrent, à l’échelle mondiale, l’attention sur
la cause noire aux États-Unis.

Sport et mondialisation
se renforcent mutuellement

Mais, dans une actualité plus récente, on se rend compte que le sport a pris une impor-
tance croissante du fait d’une médiatisation plus forte et d’une évolution de la perception
de la puissance. L’image, le soft power, sont désormais des éléments centraux de la puis-
sance. La première Coupe du monde de football a eu lieu en 1930 en Uruguay, à l’issue
d’un voyage de plus de 15 jours pour les équipes européennes. Dans l’Auto, journal sportif
de l’époque et ancêtre de l’Équipe, il y avait seulement dix-huit lignes le lendemain du
premier match de l’équipe de France. Lors de la Coupe du monde de football de 2022,
tous les médias, y compris non sportifs, rendaient compte des résultats et évolutions de la
compétition, fournissant des pages et des heures de retransmissions. Le sport occupe donc
désormais un important espace médiatique. La télévision a permis la construction d’un
stade virtuel dans lequel le nombre de places est illimité et au sein duquel des milliards
de téléspectateurs peuvent occuper un siège et regarder, au même moment, quel que
soit leur âge, leur lieu d’habitation ou encore le régime politique sous lequel ils vivent,
la finale de la Coupe du monde ou du 100 mètres des JO. On avait inutilement peur
qu’elle vide les stades. Elle les rend au contraire plus attractifs et les démocratise, pour
que même ceux qui n’ont pas de ticket puissent suivre les compétitions. En 1896, les
premiers JO ont réuni 285 sportifs, tous masculins et amateurs, provenant de 13 pays
européens et 2 nord-américains qui s’affrontèrent dans 9 disciplines différentes. Tout sauf
un évènement planétaire. Désormais, le Comité international olympique (CIO) compte
plus de membres que l’ONU (206 contre 193). Le CIO fait cohabiter la Chine et Taïwan,
Israël et la Palestine de plein pied, ce qui n’est pas possible à l’ONU. Les JO sont donc
vraiment universels.

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La Coupe du monde et les JO sont devenus des évènements sportifs mondialisés. Ce sont
tout simplement les évènements qui rassemblent au même moment le plus grand nombre
d’individus sur la planète. Cela ne peut pas n’avoir aucun impact géopolitique.

Une nouvelle grammaire de la puissance


Le sport est donc aujourd’hui un élément essentiel de la puissance. Auparavant, cette
dernière était avant tout militaire, démographique et bien sûr économique, technolo-
gique, etc. Ces critères classiques correspondent à ce que le géopolitologue Joseph Nye
décrit comme le hard power, la « puissance dure ». Elle consiste à donner à un acteur
politique le pouvoir de contraindre les autres, de les forcer à faire ce qu’ils n’auraient
pas fait naturellement. C’est la puissance au sens tout à fait classique du terme. L’autre
type de puissance, toujours selon Joseph Nye, est le soft power, la « puissance douce ».
C’est celle qui convainc, qui attire, qui suscite envie, respect, admiration et le sport en est
devenu un facteur important. Aujourd’hui, l’aura des sportifs est devenue extraordinaire.
Les grandes icônes du monde du sport sont devenues les citoyens d’un village global,
que tout le monde connaît, que tout le monde admire et qui dépasse non seulement les
frontières, mais également les clivages politiques, ethniques, religieux et sociaux, sans
parler des clivages de genre. Aujourd’hui, les sportifs sont des ambassadeurs en short, en
maillot de bain ou en combinaison. Ils incarnent leur pays, qui vibre tout entier lorsque
l’équipe nationale joue ou qu’un champion remporte une médaille. De Djokovic a Mbappé,
de Usain Bolt à Serena Williams, ce sont des stars planétaires dont la notoriété et plus
encore la popularité dépasse celle des chefs d’État et désormais des vedettes du show
bizz. Le prestige est énorme et il sert l’ensemble de la population au-delà des clivages
stratégiques classiques. Dans un monde globalisé où l’image, la réputation et le soft power
représentent des éléments essentiels du rayonnement d’un pays, les sportifs viennent au
service du drapeau. Le sport est devenu un atout essentiel de puissance. Cela est dû à
la mondialisation des rapports de force géopolitiques, la formidable montée en puissance
des opinions publiques, y compris internationales, la nécessité d’exister sur la carte (alors
que celle-ci est de plus en plus saturée par la multiplication d’acteurs internationaux), les
nouvelles limites de légalité et de légitimité qui restreignent ou rendent contre-productif
l’usage de la force ou l’impératif de popularité et de création d’un courant de sympathie
pour se mouvoir plus librement dans les eaux nouvelles de la géopolitique. Le sport a un
autre avantage par rapport aux autres critères de puissance. Il ne suscite ni la peur ni
le rejet ou l’hostilité – comme une puissance militaire dont on craint un usage négatif et
violent – mais exige le respect et suscite l’admiration. Pas besoin d’être argentin pour
admirer Messi, d’être brésilien pour idolâtrer Pelé, même après sa mort, ou français
pour regarder les « Bleus » avec respect. Ainsi, l’équipe nationale de football brésilienne
pouvait, à une certaine époque, battre toutes les autres équipes tout en étant admirée de
tous, alors qu’un pays qui domine les autres sur le plan stratégique ou économique suscite
des réactions moins bienveillantes. Le sport c’est la puissance mêlée à la sympathie. Les
défaites ne sont jamais permanentes, le match sera rejoué et on peut rêver à la revanche.
Il en devient donc une manière de canaliser l’affrontement de manière pacifique. On dit
souvent que le sport suscite l’antagonisme entre les nations, mais il permet plutôt d’ap-
prendre à les connaître. Le sport est une compétition régulée, arbitrée. S’il n’est pas une
guerre, il permet un affrontement symbolique entre des nations qui peuvent rivaliser de
façon pacifique.
Qu’est-ce que la mondialisation ? C’est la contraction du temps et de l’espace, la remise en
cause des frontières. Les symboles en sont l’économie de marché, la démocratie, internet,
etc. Le sport est le symbole, voire le stade ultime, de la mondialisation. On joue au football
y compris en Corée du Nord ou dans des régions où il n’y a pas d’électricité, et donc
pas de réseaux sociaux. Il y a seulement une différence de taille avec la mondialisation :
alors qu’on reproche à cette dernière d’effacer les identités nationales, l’évènement sportif

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les consolide. Chaque Nation soutien son champion ou son équipe nationale, oubliant
clivages politiques, sociaux, religieux ou philosophiques.

La vitrine des Nations


Au cours de la guerre froide, les États-Unis et l’Union soviétique rivalisaient sur de
nombreux sujets : nombre de chars, d’avions, d’armes nucléaires, de conquêtes dans les
pays du tiers-monde, de bases avancées, mais également de médailles olympiques. On
faisait le décompte, olympiades après olympiades, de celui qui avait le plus de médailles,
déterminant ainsi le « meilleur » régime. C’était une façon de communiquer sur la supé-
riorité de son régime, qu’il soit communiste ou capitaliste. La guerre froide est révolue,
mais la compétition continue. La Chine avait à cœur d’être sur la première marche du
podium pour les Jeux de Pékin. L’élimination humiliante du Brésil en 2014 (défaite 1 à 7
contre l’Allemagne) pour une Coupe du monde organisée à domicile a suscité un trauma-
tisme national. La victoire de l’Argentine lors de la Coupe du monde de football en 2022 a
constitué un puissant réconfort moral à une nation traumatisée par un sentiment profond
de déclassement. Aux JO, chaque Nation – qui défile lors de la cérémonie d’ouverture,
derrière le drapeau national et dont on joue l’hymne en cas de victoire – peut espérer
exister aux yeux du monde entier. La définition traditionnelle d’un État est la suivante :
un gouvernement, un territoire, une population. Aujourd’hui, il faut y ajouter une délé-
gation olympique ou une équipe nationale de football, qui fédèrent les pays de l’intérieur,
les font briller sur la scène internationale. D’ailleurs, les jeunes États indépendants, à la
suite de la décomposition d’un empire ou de la décolonisation, luttent pour obtenir leur
place à l’Organisation des Nations unies (ONU), mais surtout à la Fédération internatio-
nale de football association (FIFA) ou au CIO. Elles deviennent dans le Nation building
beaucoup plus importantes, efficaces et immédiates qu’une représentation au siège des
Nations unies, qui parlera moins à l’ensemble de la population. C’est le ciment rapide de
l’identité nationale, qui parle à tous les citoyens, quelle que soit leur situation sociale,
c’est de la souveraineté à visage humain.

Chaque État a sa diplomatie sportive


On voit également que tous les États, à leur manière, disposent d’une diplomatie sportive.
En 2013, le ministère français des Affaires étrangères a nommé un ambassadeur pour le
Sport. Cela montre bien que la réussite sportive ou l’organisation de grandes compétitions
permet d’augmenter le prestige et le rayonnement du pays. Est également significatif
le cas du Qatar, petit pays très riche, qui mise beaucoup sur le sport pour exister sur la
carte. Avant le début des années 2000, le pays était inconnu du grand public. En 1993,
le prince héritier de ce pays se rendant au Royaume-Uni s’est vu demander « Ah, c’est où
le Qatar ? ». Plus personne aujourd’hui ne poserait la question. Déjà, en 1930, c’est pour
être un « point sur la carte » – un défi majeur pour ce petit pays coincé entre le Brésil
et l’Argentine – que l’Uruguay a voulu organiser – et remporter – la première Coupe
du monde. Après le rachat du club du Paris-Saint-Germain en 2011 pour 70 millions
d’euros et l’obtention de l’organisation de la Coupe du monde 2022, le nombre d’articles
portant sur le Qatar a explosé. Il est désormais imité par l’Arabie saoudite qui investit
massivement dans l’organisation d’évènements sportifs (et devrait accueillir la Coupe
du monde de football en 2030). Mais cette politique de communication par le sport est
parfois appelée sport washing. Les États-Unis entretiennent également une diplomatie
sportive, en envoyant des sportifs de renom, notamment sur le continent africain, afin de
populariser l’image du pays. La Chine en fait de même en organisant les JO de 2008 à
Pékin, qui lui permettent de se placer au cœur de la mondialisation. 2001 est finalement
une année charnière pour la Chine, qui obtient l’organisation des JO et entre à l’Organi-
sation mondiale du commerce (OMC). On a également vu comment Vladimir Poutine s’est

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servi des Jeux de Sotchi pour laver l’affront du boycott de 1980 et des JO de Moscou, tout
comme il s’est servi de la Coupe du monde 2018 pour montrer au monde l’image d’une
Russie ouverte et moderne, ce qui n’était pas évident pour tous. Londres est également
devenue la première destination touristique mondiale dans la foulée de l’organisation
réussie des Jeux de 2012, et le pays tout entier en a tiré parti.
Chaque pays, selon sa tradition et ses compétences, essaie de valoriser au mieux sa
capacité à organiser des compétitions sportives, qui font l’objet d’une féroce compétition
interétatique, mais également à obtenir des médailles afin de rayonner au firmament
des étoiles mondiales. Mais c’était déjà le cas auparavant. Dès 1960, après des JO catas-
trophiques pour le palmarès français, le Figaro publiait à sa une un dessin de Jacques
Faizant, représentant le général de Gaulle en survêtement avec des baskets disant « déci-
demment dans ce pays, si je ne fais pas tout moi-même ». Quant à de Gaulle, qui voulait
« relever la France », il expliquait que cette dernière ne pouvait rayonner dans le monde si
ses sportifs étaient humiliés dans les stades. S’en suivit donc la création de Font-Romeu,
de l’INSEP et la mise en place d’une véritable politique sportive, pour faire émerger les
talents sportifs français sur la scène internationale. Celui qui avait « une certaine idée
de la France », sans être un fan de sport, estimait pourtant indispensable que son pays
s’incarne également par le sport. Le sport a pris une importance gigantesque dans nos
sociétés. Il participe au rayonnement d’un pays, à l’affirmation pacifique de son identité
nationale.

Références bibliographiques
BONIFACE P. (2023), Géopolitique du Sport, Éditeur Dunod poche, septembre 2023,
264 pages.
AUBIN L. (2024), Sport Power - Le sport : nouvel atout géopolitique pour les villes fran-
çaises ?, Éditions autrement, 144 pages.

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