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SEPTEMBRE 2024 • Nº 812

GRAND ENTRETIEN
FRANCIS FORD

COPPOLA
L’UTOPIE MEGALOPOLIS

FREDERICK WISEMAN SOPHIE FILLIÈRES ALAIN DELON


TOUT FILMER MA VIE MA GUEULE SOLEIL COUCHANT
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SEPTEMBRE 2024 / Nº 812

Couverture : Francis Ford Coppola photographié par Bryan Meltz


pour les Cahiers du cinéma à San Francisco, le 23 juillet.
© Bryan Meltz

10 Événement

CANNON FILMS/COLL.CDC
Megalopolis de Francis Ford Coppola
12 Dix mille esquisses par Marcos Uzal
16 Le flux des rêves entretien avec Francis Ford Coppola
24 Prophète du présent par Guillaume Orignac
27 Adam Driver, self-made boy par Yal Sadat

30 Film du mois
Ma vie ma gueule de Sophie Fillières
32 Qui est là ? par Olivia Cooper-Hadjian
34 Sophie Fillières, passages secrets par Hervé Aubron

38 Cahier critique
38 Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof
40 Le Léopard des neiges de Pema Tseden
41 À son image de Thierry de Peretti Love Streams de John Cassavetes (1984).
42 Trap de M. Night Shyamalan
44 Rencontres du troisième acte
entretien avec M. Night Shyamalan 74 Hommage
46 Viêt and Nam de Minh Quy Truong Alain Delon
47 Vivre, mourir, renaître de Gaël Morel 76 La star impossible par Nicolas Pariser
48 Dahomey de Mati Diop 78 Le cinéma comme piège par Murielle Joudet
50 Notes sur d’autres films 80 Delon de près par Mathilde Grasset, Romain Lefebvre
54 Hors salles Hit Man de Richard Linklater, J’ai rendez-vous avec et Marcos Uzal
un arbre de Benjamin Delattre, Ricky Stanicky de Peter Farrelly,
Dreaming of England de Kicki Kjelling et Mikael Syrén, 82 DVD / Ressorties / Livres
Je suis : Céline Dion d’Irene Taylor 82 Films noirs américains
85 Bona de Lino Brocka
60 Journal 86 Johnny Got His Gun de Dalton Trumbo
60 Festivals Il cinema ritrovato, Fema La Rochelle, 87 Le Franc-Tireur de Jean-Max Causse et Roger Taverne
FIDMarseille, Karlovy Vary 87 Al Pacino, le grand jeu de Ludovic Girard
67 Rencontre Elisabeth Subrin 88 Dead for a Dollar de Walter Hill
68 Hommages Gena Rowlands, Bill Viola 89 Borges et le cinéma de Vincent Jacques
72 Disparitions
73 Nouvelles du monde 90 Cinéma retrouvé
Frederick Wiseman
90 Devant la parole par Raphaël Nieuwjaer
94 Le silence des bêtes par Alice Leroy

97 Avec les Cahiers


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SEPTEMBRE 2024 • Nº 812

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CINEASTES
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Jacques

Demy

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ÉDITORIAL

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Delon, hors la vie
RÉDACTION
Rédacteur en chef : Marcos Uzal par Marcos Uzal
Rédacteurs en chef adjoints : Fernando Ganzo
et Charlotte Garson
Couverture : Primo & Primo
Mise en page : Fanny Muller
Iconographie : Carolina Lucibello
Correction : Alexis Gau
Comité de rédaction : Claire Allouche, Hervé Aubron,
QAlainuand Jean-Paul Belmondo est mort, les
comparaisons n’ont pas manqué entre
Delon et celui dont il fut le rival en
le double mouvement du film touchait
profondément juste par rapport à ce
qu’était déjà devenu Delon, à 55 ans : un
Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène,
Philippe Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy,
Thierry Méranger, Yal Sadat, Ariel Schweitzer,
ter mes de popular ité. On constate homme égaré dans un monde qui n’est
Élodie Tamayo aujourd’hui que la mort de Delon n’a pas plus le sien, à la fois déchu et immortel.
Ont collaboré à ce numéro : Hélène Boons,
Lucile Commeaux, Jean-Paul Fargier, Circé Faure, du tout suscité les mêmes réactions que Si la mort de Delon n’engendre pas
Mathilde Grasset, Murielle Joudet, Romain Lefebvre,
Josué Morel, Raphaël Nieuwjaer, Guillaume Orignac,
celle de Belmondo : pas de flopée d’édi- beaucoup de véritable émoi, elle pousse
Nicolas Pariser, Élie Raufaste, Jean-Marie Samocki tions spéciales à la télé, pas d’hommage surtout à revenir à ses films. Dès l’annonce,
ADMINISTRATION / COMMUNICATION national aux Invalides. Et surtout, contrai- nombre d’entre eux ont été rediffusés à la
Responsable marketing : Fanny Parfus (93)
Assistante commerciale : Sophie Ewengue (75)
rement à Belmondo, on a vu combien télévision et discutés sur les réseaux
Communication /partenariats : Delon pouvait diviser, et parfois être sociaux, et le cinéma Le Champo à Paris
[email protected]
Comptabilité : [email protected]
détesté. Tout le monde a au moins de la a attiré une foule en projetant Rocco et ses
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sympathie et des souvenirs personnels frères le soir même, comme pour conjurer
Mediaobs avec Bébel, mais personne n’avait envie la figure publique et la biographie en se
44, rue Notre-Dame-des-Victoires – 75002 Paris
T: +33 1 44 88 97 70 – mail: [email protected]
d’être copain avec Delon. Cela est en par- replongeant dans son impressionnante fil-
Directrice générale : Corinne Rougé (93 70) tie dû à des raisons extérieures au cinéma, mographie. Il était avant tout une bête de
Directeur de publicité : Romain Provost (89 27)
qui en ont fait un homme infréquentable : cinéma, et c’est la seule chose que l’on
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Destination Media, T 01 56 82 12 06
outre sa mégalomanie et sa suffisance, ses tient à retenir de lui, cette présence unique
[email protected] opinions et amitiés politiques très droi- qui poussait à l’extrême une idée particu-
(réservé aux dépositaires et aux marchands
de journaux) tières (dont son lien avec Jean-Marie Le lière de l’acteur : celui qui existe d’abord
ABONNEMENTS
Pen), ses accointances supposées avec le par son aura, sa photogénie, avec tout ce
Cahiers du cinéma, service abonnements milieu du banditisme, ses rapports conflic- que cela contient de mystère mais aussi de
CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex
T 03 61 99 20 09. F 03 27 61 22 52 tuels avec ses enfants reconnus ou non, etc. vide. Je ne sais pas si Delon était un grand
[email protected] Ses rôles vont aussi dans ce sens, non sans acteur, il peut même être parfois maladroit
Suisse : Asendia Press Edigroup SA – Chemin
du Château-Bloch, 10 - 1219 Le Lignon, Suisse. une part de masochisme : il n’a jamais rien lorsqu’il tente de jouer un texte, de faire
T +41 22 860 84 01
Belgique : Asendia Press Edigroup SA – Bastion
fait pour être sympathique, attachant, mais le comédien, mais il crevait l’écran comme
Tower, étage 20, place du Champ-de-Mars 5, est toujours apparu comme un bloc de peu d’autres et ne savait peut-être faire que
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Formule intégrale (papier + numérique) : 75€ TTC. Pour le meilleur et le pire, Belmondo Si la mort de Delon ne nous émeut pas
Formule nomade (100% numérique) : 55€ TTC.
Tarifs à l’étranger : nous consulter.
évolua avec son temps, il fut un jeune loup beaucoup, c’est qu’il avait très peu à voir
des années 1960, un homme déluré des avec la vie, avec nos vies, les émotions qu’il
ÉDITIONS
Contact : [email protected] années 1970, une vedette un peu vulgaire suscitait étant d’abord question de plas-
DIRECTION des années 1980, là où Delon semblait tique, de magnétisme, pas de tendresse ou
Directeur de la publication : Éric Lenoir n’être d’aucun temps, insensible à d’empathie. Ce n’est pas un hasard si de
Directrice générale : Julie Lethiphu
l’époque, mélange de conservatisme et de Plein soleil à Nouvelle vague, en passant par
64 rue de Turbigo – 75003 Paris
www.cahiersducinema.com mélancolie. Il semblait à jamais figé et Le Samouraï, Le Professeur ou Monsieur
T 01 53 44 75 75 dépassé par ce qu’était devenu le cinéma. Klein, il a interprété beaucoup de person-
Ci-dessus, entre parenthèses, les deux derniers
chiffres de la ligne directe de votre correspondant : Le seul qui sut le filmer après les nages « déjà morts », revenus de la vie, la
T 01 53 44 75 xx
E-mail : @cahiersducinema.com précédé
années 1980 fut Godard, dans Nouvelle fuyant ou la traversant comme une impos-
de l’initiale du prénom et du nom de famille vague. Alors qu’il n’avait plus rien à faire ture, une absurdité, flottant dans les limbes
de votre correspondant.
avec Belmondo, son cinéma trouva en tels des spectres ou des vampires. Il était en
Revue éditée par les Cahiers du cinéma,
société à responsabilité limitée, au capital
Delon, bien plus qu’en Gérard Depardieu quelque sorte déjà mort depuis longtemps,
de 18 113,82 euros. (Hélas pour moi), un acteur encore capable et d’autant plus depuis que le cinéma
RCS Paris B 572 193 738. Gérant : Éric Lenoir
Commission paritaire nº 1027 K 82293. d’incarner ce qu’il voulait avant tout fil- n’avait plus besoin de lui. Aujourd’hui, il
ISBN : 978-2-37716-113-3 mer : pas un personnage, avec sa psycho- est là où il a toujours été le mieux : dans
Dépôt légal à parution.
Photogravure : Fotimprim Paris. logie, mais une figure quasi mythique. Et les films. Le reste, sa vie, on s’en fichait. ■
Imprimé en France (printed in France)
par Aubin, Ligugé.
Papier : Vivid 65g/m². Origine papier : Anjala
10-31-1601 en Finlande (2 324km entre Anjala et Ligugé).
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Certification : PEFC 100%
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CAHIERS DU CINÉMA SEPTEMBRE 2024


5
GRAND LIBRE
EXTRAORDINAIRE
VERTIGINEUX
SIDÉRANT CAPTIVANT
UNIQUE
INOUÏ FOU
COURRIER DES LECTEURS
LES GENS D’À CÔTÉ… DE LA PLAQUE ?

© DAVID J. PHILLIP/AP/SIPA
Je vous trouve injuste vis à vis du dernier
film de Téchiné. La « force lyrique » (qui
lui manque selon Jean-Marie Samocki
dans les Cahiers nº 811) est au cœur
de son œuvre. Et si elle a paru faiblir
au fil du temps, ce n’est pas la faute à
Téchiné. C’est la faute au temps qui n’est
plus au lyrisme dans le réel de l’époque.
Pourquoi le lyrisme se perd-il ? Ce n’est
pas le propos du film. Quoique… C’est la
question ambiguë qu’il pose avec intelli-
gence. Qu’est ce qui s’est perdu, en effet,
au point que « l’énergie individuelle » et
« l’idéalisme de l’élan vital » (comme vous
l’écrivez) aient été à ce point gaspillés, y
compris après avoir été durement répri-
més par les forces de police ? Rien ne
nous permet de dire des « instants épi-
phaniques » qu’ils sont « plaqués » ou que L’athlète suédois Armand Duplantis embrasse sa fiancée après avoir établi le nouveau record du monde
la femme-flic prend des risques pour de saut à la perche masculin aux Jeux olympiques 2024.
« des valeurs qui la dépassent ». Tout nous
prouve, au contraire, que si les valeurs en permet de rester sur place même quand de Sam Hendricks maculé de sang, ou
question se font jour en elle, petit à petit, il ne se passe rien. C’est alors que du ce crachat eastwoodien de Duplantis…
grâce à ces moments épiphaniques, c’est cinéma peut surgir. Car, aussitôt, c’est Lequel s’est même permis le geste du pis-
parce qu’elles y préexistaient et que la une scène qui s’en trouve délimitée. Dès tolet avec les doigts, tout droit sorti de
rencontre avec « les gens d’à côté » a servi lors, les événements du direct ne faisaient Gran Torino. Après quatre heures de film,
de révélateur. La subtilité de Téchiné est à que passer dans le champ. Le hors-champ le héros s’élança pour sa toute dernière
l’œuvre dans son film de façon magistrale. pouvait exercer sa pression qui transfigure tentative, à 6,25 mètres, son propre record
La confondre avec un édulcorant est à les images. Donner du relief aux visages, du monde à battre. Comme du temps de
mes yeux une erreur critique regrettable. intenses, de ces perchistes à la concentra- Keaton, un panoramique allait embrasser
Josette Avril (La Rochefoucauld) tion fluctuante. Assis sous des sortes d’abri- sa performance d’un seul tenant. Cette
bus en leur île, ils auraient fait de bons fois-ci, les clameurs exaltées couvriraient
POLITIQUE DES HAUTEURS personnages beckettiens si leur attente la partition ouïe jusqu’à présent : cris-
Plus vite, plus loin, plus d’angles : les J.O. n’appartenait pas au suspense. À ce ter- sements de semelles tout au long de la
sont aussi les olympiades des caméras. En reau cinématographique, il ne manquait course d’élan, choc de la perche renver-
tyrolienne pour relier Trocadéro et tour alors plus qu’un protagoniste. Ce héros sée dans le butoir, vibration tubulaire de
Eiffel, en travelling aussi rapide que les était tout trouvé : Armand Duplantis, croi- celle-ci une fois livrée à elle-même… Et
champions du 100 m, en dollies treuil- sement parfait entre Timothée Chalamet ce silence de l’envol, entre le moment de
lées sur deux axes aériens pour épouser et Buster Keaton, avenant, voltigeur, la flexion de la perche et celui du catapul-
la voltige des skateuses (Spidercam), elles flegmatique. Quant au genre, la torpeur tage de l’athlète, lorsque le corps en demi-
survolaient les athlètes en redoublant dominante était celle du western. Avant le lune se projette pieds en avant, tout en se
leurs performances. Du « MUCAR », saut, autour du duel entre le perchiste et renversant, pour chuter sur le matelas avec
couronne d’appareils peinant à repro- la barre, la réalisation construisait savam- un bruit sourd, mais les poings levés. Et
duire l’effet bullet time de Matrix – faute ment la croisée des regards. Celui de l’en- rebondir aussitôt, caméras à ses trousses,
de proximité – à la chronophotographie traîneur faisait monter la pression. Tandis courant vers son aimée pour un véritable
vidéo (quand l’image d’une gymnaste que, verrouillant leur cible, les yeux de baiser de cinéma.
laissait derrière elle la ribambelle de ses l’athlète étaient magnifiquement sépa- Alexis Couroussé-Volat (Carquefou).
figures), les nouveaux fusils photogra- rés par la perche à la verticale, dans un
phiques étaient rivés sur une pointe : le contrechamp frontal digne de Leone.
temps de la performance. C’est pourquoi le raccord suivant, les Merci d’envoyer votre correspondance
À l’opposé, le flux continu permettait regards de concurrents avachis sur leurs à [email protected] ou
d’apprécier les temps morts de l’athlé- bancs alignés comme sur le quai d’une à Courrier des lecteurs, Cahiers du cinéma,
tisme, en particulier dans l’enclave des gare, rappelait irrésistiblement l’ouverture 64 rue de Turbigo, 75003 Paris. Les lettres
perchistes. En effet, la priorité au direct d’Il était une fois dans l’Ouest. Impression sont éditées par la rédaction, également
s’y trouvait abolie, puisque le flux continu que renforçaient d’autres signes : le bras responsable des titres.

CAHIERS DU CINÉMA 8 SEPTEMBRE 2024


ÉVÉNEMENT

L’UTOPIE
MEGALOPOLIS

Megalopolis de Francis Ford Coppola (2024).


CAHIERS DU CINÉMA 10 SEPTEMBRE 2024
ÉVÉNEMENT

© 2024 CAESAR FILM LLC.

CAHIERS DU CINÉMA 11 SEPTEMBRE 2024


ÉVÉNEMENT

Megalopolis de Francis Ford Coppola

DIX MILLE ESQUISSES


par Marcos Uzal

O n sait depuis longtemps que chaque nouveau film de


Coppola est un prototype qui s’offre à nous sans que
l’on en connaisse le mode d’emploi, les règles. Serge Daney, à
l’époque de Rusty James, comparait cette sensation à la décou-
verte d’un nouveau flipper : « Comment ça marche ? Où sont
les bumpers, les couloirs, les espaces libres, les cibles, les boules cap-
tives ou supplémentaires, le “spécial” ? Quel bruit ça fait ? ». En
cela, Coppola n’a renoncé à rien, et il va même plus loin que
jamais avec Megalopolis, qui a reçu un accueil éberlué à Cannes.
Pourquoi un tel film ne peut-il pas passer dans un tel contexte,
et encore moins pour ceux qui voient d’abord en Coppola le
réalisateur du Parrain ? Parce qu’à la nouveauté s’ajoute ici la
liberté absolue de celui qui ne doit plus rien à personne, pas
même l’effort de se faire comprendre. Pour le dire autrement,
et plus généreusement : Coppola voudrait que nous soyons aussi
libres et fous que lui. Et aussi que nous soyons capables d’ou-
blier nos critères esthétiques, notamment ceux qui dictent les
notions de bon et de mauvais goût. On a vu à Cannes d’autres
films très boursouflés, clinquants, prétendument « baroques »,
tel l’Emilia Perez de Jacques Audiard. Mais la différence entre
ce film et celui de Coppola est immense : là où Audiard accu-
mule les registres, les influences, les thèmes, en maniériste malin,
Coppola se laisse aller à un rêve de cinéma éminemment per-
sonnel, jusqu’au délire, jusqu’à l’abscons. Là où Audiard ne cesse
de faire des clins d’œil publicitaires, Coppola construit un laby-
rinthe où se perdre est essentiel. Megalopolis est fait de manière
à ce qu’on y lâche prise à chaque plan. On en ressort avec la
sensation de n’avoir jamais vécu cela au cinéma, un tel alliage
de luxe et de bricolage, de mégalomanie et d’expérimentation,
un peu comme si l’on voyait un film Marvel réalisé par Raoul
Ruiz. En ce sens, Coppola n’a jamais été aussi proche d’Abel
Gance, qu’il admire, et la croyance au cinéma et en ses spec-
tateurs dont il fait preuve ici est en soi bouleversante tant elle
est anachronique, à contre-courant de la frilosité et du cynisme
qui ont depuis longtemps gagné Hollywood.

CAHIERS DU CINÉMA SEPTEMBRE 2024


ÉVÉNEMENT

Le risque lorsque l’on parle de Megalopolis est de se conten- la vedette de la télé et spécialiste de la finance Wow Platinum
ter, comme je viens de le faire, d’évoquer le geste, l’émotion (Aubrey Plaza), femme très drôle et perverse, prête à tout pour
ou la perplexité à voir une telle œuvre exister. Mais après devenir riche et puissante. Ce qui peut dérouter dans ces intri-
deux visions, on se dit qu’il en faudrait au moins deux ou trois gues politiques, c’est que Coppola n’est pas démonstratif ou
autres pour commencer à être précis et affirmatif sur ce qui la schématique, il les raconte comme s’il s’agissait d’une pièce
constitue. Tentons néanmoins de l’être un peu plus. Ce film de Shakespeare (abondamment cité dans le film), à travers
impossible à résumer se déroule dans une cité futuriste, New des personnages très singuliers, troubles, ambivalents, qu’il est
Rome, mélange du New York actuel et de la Rome antique. impossible de réduire à un caractère ou une idée. Et, comme
L’analogie entre les deux époques et les deux cités se prolonge chez Shakespeare, la hauteur de vue et le lyrisme côtoient la
dans tous les aspects du récit, réflexion sur la décadence d’une farce et la trivialité.
civilisation et appel optimiste à un réveil du génie humain. Un C’est que, même dans sa fable, Coppola reste avant tout un
artiste et inventeur prodigieux, Cesar Catilina (Adam Driver), formaliste : les diverses intrigues entremêlées valent d’abord en
inspiré à la fois d’architectes du xxe siècle et de l’aristocrate tant que spectacle, pour le petit théâtre et les images qu’elles
romain rebelle Lucius Sergius Catilina, s’oppose au maire très génèrent. La première chose à comprendre, c’est qu’ici tout
conservateur Franklyn Cicero (Giancarlo Esposito) en propo- est spectacle, les séquences se déroulant successivement sur
sant de faire de la ville une véritable utopie ; entre les deux, la des scènes, des pistes, sous des chapiteaux, dans des rues qui
fille du maire, Julia Cicero (Nathalie Emmanuel), adorant son sont aussi des plateaux de télévision, et dans une ville qui est
père tout en étant amoureuse de Cesar Catilina ; et autour, un grand bric-à-brac que l’architecte rêve de transformer en
dans les hautes sphères du pouvoir où se déroule tout le film, un espace constamment mouvant. Cesar Catilina a le pou-
des ambitieux cyniques, tels Hamilton Crassus III (Jon Voight), voir d’arrêter le temps, et il est l’inventeur d’une substance
homme le plus riche de la ville et grand-oncle de Cesar, indestructible appelée Megalon, qui peut réparer un visage
Clodio Pulcher (Shia LaBeouf), petit-fils de Crassus et cou- détruit aussi bien que servir de matériau pour la construction
sin de Cesar, que la jalousie et la soif de pouvoir poussent à d’immeubles. Ce mystérieux Megalon, c’est en quelque sorte
devenir une figure politique populiste et fascisante. Il y a aussi le cinéma lui-même, tel que le rêve Coppola : une matière

CAHIERS DU CINÉMA 13 SEPTEMBRE 2024


PHIL CARUSO/© 2024 LIONSGATE
ÉVÉNEMENT

organique capable de tout régénérer et de rendre une ville comme lui un cinéaste qui désirait « voir avant », c’est-à-dire
aussi vivante qu’un jardin. Spectacle, manipulation du temps, qui pensait d’abord en visions, en images. À l’époque de Coup
substance qui reconstruit et donne vie, mais aussi omnipré- de cœur, il déclarait à Daney : « Francis essayait de voir à l’avance à
sence des miroirs, des objets optiques, des prismes : Megalopolis, sa manière. Ce qui lui a compliqué beaucoup la vie, car plus il avait vu
c’est d’abord une forme organique qui ne cesse de se réin- moins ça lui servait, parce qu’il se retrouvait avec dix mille esquisses
venter, de se diffracter, de se nourrir d’elle-même, plan après pour un seul plan. C’est trop. Mais c’est beau quand même. » Et
plan. Il faut accepter de se laisser abandonner à son vertige, en c’est d’abord en cela que Coppola est un visionnaire, dans
l’abordant moins comme un conte philosophique que comme son désir de voir, plutôt qu’en tant que prophète. Il y a même
une fête foraine, avec tout ce que cela induit d’excès et même ici une certaine contradiction entre les deux choses : nous
de laideur. C’est une expérience sensorielle, bien plus qu’intel- sommes comme plongés dans son cerveau en ébullition, avec
lectuelle, même si, et c’est sa principale difficulté, tout semble toutes les images et les références qu’il charrie, mais à un
annoncer le contraire. tel point que le monde dont il parle ne se connecte plus au
Le pendant de son formalisme extrême et de sa distance nôtre. Bien qu’il soit magnifique de voir encore un cinéaste
souvent humoristique, c’est l’absence de tragique, d’affects, s’adresser à l’humanité tout entière pour lui parler du destin
et même d’émotions. L’amour y est omniprésent mais moins de l’espèce, on aurait tort de réduire Megalopolis à son discours
comme un sentiment que comme une idée politique, c’est le ou son message. Ici, les idées et l’idéal sont affaire de rythmes
moteur humaniste du récit, mais il ne nous émeut jamais vrai- et de visions, plus que de mots. Peut-être cela n’engendre-t-
ment. C’est que, poussant à bout ce qu’il a expérimenté dans il qu’un gigantesque cahier d’esquisses, parfois feuilleté trop
certains films – Coup de cœur, Cotton Club, Dracula, L’Homme vite et qui contient sa part de croûtes, mais ce qu’il nous en
sans âge, exemplairement –, mais en se débarrassant de son reste est souvent immense et inédit. Et ça se fait rare, l’inédit. ■
sentimentalisme, où en se situant suffisamment loin pour ne
plus vraiment y croire, Coppola conçoit Megalopolis comme MEGALOPOLIS (UNE FABLE)
une matrice à images, un flux de formes, de sons, de couleurs, États-Unis, 2024
qui tutoie le grand art autant qu’il se laisse aller à la pyrotech- Réalisation, scénario Francis Ford Coppola
nie circassienne. C’est là que réside véritablement son utopie, Image Mihai Malaimare Jr.
comme celle de Cesar Catilina (la part d’autoportrait est évi- Montage Cam McLauchlin, Glen Scantlebury
dente) : que forme et pensée ne fassent qu’une. C’était l’une Son Nathan Robitaille
des grandes questions de l’art moderne, et Coppola est l’un des Décors Bradley Rubin, Beth Mickle
derniers cinéastes à avoir encore cette ambition. Récemment, Costumes Milena Canonero
il n’y a guère qu’Annette de Léos Carax ou EO de Jerzy Musique Osvaldo Golijov
Skolimowski pour en faire autant preuve. Ces films ont en Interprétation Adam Driver, Giancarlo Esposito, Nathalie Emmanuel,
commun une hétérogénéité et une imperfection inhérentes à Aubrey Plaza, Shia LaBeouf, Jon Voight, Laurence Fishburne,
leur aspiration, une même manière de s’affranchir des critères Talia Shire, Jason Schwartzman
du beau et du laid pour triturer la forme à pleines mains, sans Production American Zoetrope, Caesar Film
craindre d’être parfois imprésentables, imbitables ou ingrats. Distribution Le Pacte
Face à ce grand collage, on pense à Godard, qui aimait Durée 2h18
bien Coppola et le côtoya un temps. Il considérait qu’il était Sortie 25 septembre

CAHIERS DU CINÉMA 14 SEPTEMBRE 2024


ÉVÉNEMENT

Le flux des rêves


Entretien avec Francis Ford Coppola

Megalopolis est un projet qui date d’il y a quarante ans, on y sent Et de tout cela vous faites de la science-fiction, et imaginez une utopie.
l’accumulation de beaucoup d’années de réflexion. Le film est plein d’amour parce que je suis rempli d’amour
Pas exactement quarante ans. Dans les années 1980, j’ai com- pour la famille humaine à laquelle j’appartiens, et ça inclut
mencé à noter et compiler des choses que je lisais, que je absolument tous les humains vivant sur terre. J’insiste là-des-
trouvais intéressantes, des articles de journaux ou des des- sus car nous vivons une époque si étrange. Il faudrait imposer
sins humoristiques politiques. Et bien plus tard, je me suis des principes fondamentaux, comme : aucun enfant ne devrait
dit que tout cela pouvait contribuer à un film s’approchant être tué. Je ne connais personne qui remettrait ça en cause, et
d’un genre que je n’ai jamais abordé : l’épopée romaine. J’ai pourtant on tue chaque jour des milliers d’enfants ; 25 000, la
beaucoup aimé ces films quand j’étais enfant, notamment des semaine dernière. C’est une absurdité : on fait une chose ter-
films muets ou, plus tard, Spartacus. Puis est venu l’idée que les rible avec laquelle personne n’est d’accord. Dans mon film, je
États-Unis étaient en quelque sorte une version moderne de veux répondre à cela en disant que l’humanité a du génie, que
l’empire romain, avec un système politique comparable : un nous sommes potentiellement capables de résoudre tous les pro-
pays qui rejette la royauté au nom de la notion de république, blèmes qui existent dans le monde. Mais on n’entend jamais ça à
l’importance du Sénat et des sénateurs, etc. Et on peut voir la télévision, parce que la publicité a besoin de gens malheureux
New York comme une ville comparable à Rome, avec ses pour leur vendre ce qui est supposé manquer à leur bonheur.
constructions immenses dans un style assez classique. De toutes Il est ironique que je fasse ce film où je montre les États-Unis
ces réflexions est venue l’idée de Megalopolis, c’est-à-dire un comme la Rome antique, au moment précis où ce pays risque
péplum transposé dans l’Amérique moderne. de perdre sa république, et pour les mêmes raisons que Rome.

CAHIERS DU CINÉMA 16 SEPTEMBRE 2024


ÉVÉNEMENT

CAHIERS
Francis DU
Ford CINÉMA
Coppola 17
photographié par Bryan Meltz pour les Cahiers à San Francisco, le 23 juillet. SEPTEMBRE 2024
ÉVÉNEMENT

Megalopolis (2024).

Vous montrez aussi une forme de populisme et de fascisme à une époque qu’il s’était aussi inspiré de moi ! Il m’a posé beaucoup de
où ceux-ci font fortement retour un peu partout dans le monde. questions en ce sens. Vous savez, tout est vrai dans ce film :
Le fascisme est très lié au spectacle. Je suis de ceux qui croient tout ce qui concerne New York ou Rome est basé sur des
que si Hitler s’est laissé pousser cette petite moustache, c’est éléments réels. Même Clodio Pulcher (Shia LaBeouf), avec
parce que Chaplin avait la même et qu’il savait que celui-ci était son comportement incestueux envers sa sœur, est conforme
l’homme le plus aimé au monde. L’idée du fascisme ne vient à certaines mœurs de l’Antiquité.
pas vraiment de Mussolini mais de Gabriele D’Annunzio. Hitler
imitait Mussolini qui lui-même imitait D’Annunzio. Et tous se Le personnage du maire, Franklyn Cicero, est aussi assez ambivalent.
référaient à la Rome antique, en allant jusqu’à reprendre le salut Il est inspiré de David Dinkins, le premier et le seul Afro-
romain.Tout ce fascisme est donc une farce folle, et c’est le rôle Américain à avoir été maire de New York. Il a été élu à un
de l’art de montrer combien tout cela est ridicule et pathétique. moment (de 1990 à 1993, ndlr) où la ville connaissait de très
gros problèmes financiers et était presque en banqueroute.
Comment définiriez-vous le personnage de Cesar, sa complexité ? L’idée que sa fille soit sa protégée, qu’il lui parle des philo-
J’ai voulu que le spectateur ne sache pas au début s’il est malé- sophes et lui enseigne le latin, ça reflète aussi quelque chose
fique ou bon, pour qu’il le découvre et le comprenne peu à de ma relation avec ma fille Sofia lorsqu’elle était petite et que
peu. Il est inspiré de plusieurs figures ayant vraiment existé : je l’emmenais sur les tournages. J’utilise ma propre vie aussi,
l’architecte allemand Walter Gropius, l’urbaniste Robert comme d’habitude.
Moses, qui a été très important dans la rénovation de New
York à partir des années 1930, et Lucius Sergius Catilina, L’idée de faire se télescoper plusieurs époques, les autres mélanges
figure historique de la Rome antique. Adam Driver m’a dit temporels, et peut-être aussi le temps de gestation du film,

CAHIERS DU CINÉMA 18 SEPTEMBRE 2024


ÉVÉNEMENT

remonte dans l’histoire, depuis que l’homme domine la pla-

© 2024 CAESAR FILM LLC.


nète, environ dix mille ans, le monde a toujours été pétri de
contradictions : la cohabitation de la beauté et de la vulgarité,
de la bonté et de l’horreur, de l’amour et du meurtre.

Diriez-vous que dans Megalopolis vous avez cherché à filmer des idées
plus qu’une histoire ?
La question est de savoir ce que l’on entend par « histoire »,
c’est une notion qui n’a pas arrêté de changer. C’est comme
dire « peinture » ou « musique », ça n’a pas toujours eu le
même sens. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont l’art est
tendu vers le futur, ce qui implique qu’il va dans l’inconnu,
quitte à n’être pas compris, comme ce pauvre Bizet dont
Carmen a d’abord été sifflé et qui est mort quelques semaines
plus tard, très jeune, avec un sentiment d’échec. Le cinéma est
encore une forme très jeune, et je suis sûr que les films que
feront nos arrière-arrière-petits enfants seront si différents de
ceux d’aujourd’hui qu’ils nous paraîtront incompréhensibles.
Je suis habitué à faire des films dont on dit : « Ça ne fonctionne
pas, ce n’est pas comme ça que l’histoire devrait être racontée. » Ça a
notamment été le cas pour Apocalypse Now. Mais le temps est
le seul juge, et ce film continue à être vu. Les œuvres résistent
plus au temps que les critiques qu’elles subissent.

Il y a beaucoup de références au spectacle dans le film : au théâtre,


au cirque, à l’opéra, à la fête foraine… Pensez-vous que le cinéma doit
rester fidèle à ces origines et à cette dimension spectaculaire ?
Le cinéma peut utiliser ce qu’il veut, et le spectacle est l’une des
choses dont il se nourrit le mieux. Il peut aussi être très intime.
Récemment, j’ai vu La Maman et la Putain de Jean Eustache.
Que c’est beau ! Le monologue de la jeune femme à la fin est
si saisissant, c’est une autre forme de spectacle : c’est le spectacle
de la vérité. Il y a beaucoup de sortes de spectacles, et j’essaie de
toutes les intégrer dans mon film, parce qu’elles correspondent
à tout ce que je ressens.

On a le sentiment que vous voulez que chaque décor soit


comme un espace scénique, comme si les personnages évoluaient
sur une scène d’opéra.
Oui, c’est pourquoi il y a ce moment où la maison se trans-
font que Megalopolis possède une temporalité très particulière. forme elle-même en théâtre. Les décors ne sont pas fixes ni
Comment la définiriez-vous ? réalistes dans Megalopolis, ils sont plutôt métaphoriques. J’ai
Dans les films commerciaux, il y a toujours la volonté de définir commencé par être metteur en scène de théâtre, c’était mon
très clairement l’époque à laquelle se déroule un film. Il y a une domaine quand j’étais jeune. Et j’ai toujours lié mon cinéma
cause économique à cela : ça permet de penser les costumes
et les décors, un film dont l’action se passe au présent étant
© 1992 COLUMBIA PICTURES

toujours moins cher. Je me sens loin de cette obsession d’un


marquage précis du temps, j’aime au contraire cultiver les ana-
chronismes ou les contradictions, en montrant par exemple des
gens avec des téléphones filaires et d’autres avec des portables
dernier cri. Le temps est le sujet de mon film, car je crois que
les artistes l’ont toujours contrôlé. Les peintres arrêtent le temps,
et Goethe disait que l’architecture est « de la musique figée ». Mais
le cinéma est sans doute la forme d’art où l’on peut le mieux
manipuler le temps.

Votre film est très imposant et ambitieux, mais aussi plein d’éléments
légers, triviaux, comiques.
Tout à fait, il y a une importante dimension comique, et même
fantaisiste, à laquelle je tiens beaucoup. Aussi loin que l’on Dracula (1992).

CAHIERS DU CINÉMA 19 SEPTEMBRE 2024


ÉVÉNEMENT

au théâtre. Je crois que les enjeux du cinéma sont encore à peu protagoniste et que l’antagoniste apparaisse dans les onze
près les mêmes que ceux du théâtre grec d’il y a trois mille ans. premières minutes, puis doit intervenir le conflit, puis le
Eschyle, Sophocle, Euripide se posaient à peu près les mêmes moment où l’antagoniste semble avoir gagné, puis le twist
questions que nous, on essaie de comprendre les mêmes choses. où le protagoniste gagne, etc. Ce ne sont que des règles, or
Fondamentalement, on n’a rien appris depuis. De nombreux il n’y a aucune règle en art. La seule que je m’impose est
effets spéciaux du film sont réalisés en direct, sur le plateau. de ne pas ennuyer le spectateur. On a reproché beaucoup
Bien sûr, ils pourraient être mieux faits d’une autre manière ; de choses à Megalopolis, mais je n’ai lu nulle part que le film
je ne cherche pas à ce qu’ils soient techniquement parfaits mais était ennuyeux.
que l’on sente qu’ils sont faits à la main, pas comme une grosse
production anonyme de chez Marvel. En quoi ce film et les techniques que vous y avez utilisées sont-ils liés
à votre conception du live cinema (lire page 24) ?
J’ai lu que vous avez utilisé la technique du LED Volume Stage C’est l’une des choses pour lesquelles j’aimerais vivre assez
(système de reproduction des décors à travers des écrans LED, longtemps pour la réaliser. L’idée du live cinema est que l’on
version contemporaine des transparences), mais que vous l’avez peut concilier la forme cinématographique avec la perfor-
en grande partie abandonnée pendant le tournage. Pourquoi ? mance en direct.
On exagère sur les possibilités du Volume Stage. Ça n’a rien de
vraiment nouveau, j’ai utilisé des techniques qui y ressemblent Il y a un élément qui va dans ce sens dans Megalopolis : vous faites entrer
pour Outsiders. C’est juste une sorte d’immense écran LED, dans la salle de projection un intervenant qui va poser une question
mais sans grand intérêt, à mon avis. Ça induit beaucoup d’ar- à Cesar lors de la conférence de presse.
tefacts qu’il faut éliminer ensuite, et donc du travail supplé- Au départ, l’idée était différente. J’aurais voulu que ce soit
mentaire. Je l’ai utilisé pour les scènes où les personnages l’un des spectateurs qui pose la question. Comme j’ai l’habi-
sont en hauteur, je voulais qu’ils aient la sensation d’y être, tude que lors d’interventions en public on me pose toujours
et cette technique créait vraiment un sentiment de vertige – à peu près les mêmes questions – « Comment était-ce de tourner
l’actrice avait peur de tomber. Mais la plupart des autres effets avec Marlon Brando ? », « Quel est le point de départ du film ? »,
spéciaux sont faits en direct, avec les mêmes techniques que « Faites-vous lire vos scénarios par quelqu’un d’autre ? » –, j’ai
pour Dracula. imaginé les questions que l’on poserait immanquablement à
Cesar Catilina et filmé toutes les réponses. Pour que ça puisse
On pourrait voir votre film comme une réponse à Marvel, par votre fonctionner de manière automatique, que les plans varient
utilisation de la mythologie, votre invention d’une ville futuriste avec son selon la question posée, on a pensé utiliser le système Alexa
peuple invisible, ses héros aux pouvoirs hors du commun… d’Amazon (assistant personnel « intelligent » réagissant à la voix
Pourquoi pas ! Marvel fait du Coca-Cola : ils veulent vous et aux mots, ndlr), mais Amazon a finalement rappelé ceux
rendre accro à un film qui serait toujours le même, répété à qui voulaient m’aider sur ce projet car il ne leur rapportait
l’infini. On préfère produire des films comme on fabrique pas autant d’argent qu’ils auraient souhaité. J’ai donc aban-
des chips, en essayant de faire croire qu’il n’y a qu’une seule donné ma première idée en ne gardant qu’une question et
manière de les faire, avec des recettes idiotes que beaucoup une réponse, qui serait à chaque fois posée par un complice
de critiques semblent valider : il faut que vous ayez un dans la salle avec un micro.

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Megalopolis (2024).

CAHIERS DU CINÉMA 20 SEPTEMBRE 2024


ÉVÉNEMENT
© 2000 BY ZOETROPE CORP.

Apocalypse Now Redux (2001).

Si Megalopolis déconcerte, c’est aussi parce qu’il semble nous comme celui qui a remporté la Palme d’or à Cannes, Anora de
demander d’être un spectateur différent. Quel spectateur voulez‑vous Sean Baker – c’est un travail magnifique. Ce qui se fait d’inté-
que le film nous fasse devenir ? ressant aujourd’hui est souvent réalisé avec très peu d’argent.
Je veux que vous soyez actifs, exigeants, que vous vous posiez
des questions nouvelles. Dans le monde actuel, le simple fait Pour vous, il était essentiel d’être totalement indépendant pour réaliser
de se parler, de discuter des choses d’une façon inédite est en Megalopolis tel que vous le désiriez ?
soi une utopie. J’ai produit le film tout seul parce que personne ne voulait
me donner de l’argent pour le faire, j’ai dû l’emprunter. Je suis
Ce qui est utopique dans votre film, c’est aussi d’imaginer une figure riche, mais je n’ai pas le niveau de fortune de mon collègue
d’artiste qui joue un rôle si important dans la société. George Lucas ! Mais je crois que les gens iront voir le film. Ce
Cela a existé à la Renaissance, par exemple, mais ça n’est plus sera comme Apocalypse Now, on continuera à le voir pendant
du tout le cas aujourd’hui. des années, on aura envie de le revoir pour y découvrir de
Mais il y a des cas comme D’Annunzio, où l’artiste a eu une nouvelles choses. C’est le genre de film où vous voyez plus
mauvaise influence ! de choses la deuxième fois que la première.

Pensez-vous que le cinéma a aujourd’hui la même influence dans C’est un film qui va très vite, avec beaucoup de plans très courts
la société et pour les gens qu’à l’époque où vous avez commencé ? et d’éléments furtifs. On a conscience en le voyant que beaucoup
Quand j’ai commencé, il y avait des créateurs extrêmement de choses nous échappent, qu’on est loin de tout saisir.
importants, dont certains que j’ai pu rencontrer, comme Comment avez‑vous travaillé cet aspect ?
Jean Renoir ou Jerry Lewis. J’ai même rencontré Marcel J’ai laissé le film être ce qu’il devait être sans me préoccuper de
Duchamp, quand j’avais 16 ans. Jean Renoir était sur une guider le public. J’aurais pu faire en sorte que certains aspects
chaise roulante, c’était un homme très gentil, il avait un grand soient plus clairs, mais je me suis dit : « Laissons les spectateurs
sourire. C’était un cinéaste merveilleux. Je connais bien ses faire ce qu’ils veulent avec ce film, l’interpréter à leur manière. »
chefs-d’œuvre, comme La Règle du jeu, mais j’ai récemment J’aimerais que chacun voie un film différent. D’une certaine
revu French Cancan et j’ai adoré. John Huston lui a beaucoup manière, le film se fait tout seul. Quand vous ne savez pas
volé pour Moulin Rouge, qui est vraiment moins bien. Parfois comment vous allez faire votre film, ce qui était le cas pour
les vieux cinéastes sont heureux de rencontrer les jeunes, et beaucoup des miens, dont Apocalypse Now, eh bien c’est le
c’est une chose magnifique. Regardez l’influence qu’a eue film qui vous dit comment il doit être fait. Et c’est ce qui
Cocteau sur les jeunes cinéastes. Disney aurait dû lui envoyer s’est passé pour Megalopolis. Nous avons tourné beaucoup de
un chèque tous les mois pour tout ce qu’il lui devait ! Quand choses qui n’ont finalement pas été conservées, et ce qui nous
j’ai commencé, le cinéma était beaucoup plus divers, on pro- a guidés, c’était par exemple de nous dire : « Gardons tout ce qui
duisait beaucoup plus de types de films différents. Mais je est étrange. » Au moment de choisir entre plusieurs prises, on se
crois que le rôle du cinéma reste le même : vous permettre de disait que plus c’était bizarre, mieux c’était. C’est aussi ce qui
découvrir des mondes que vous n’avez jamais vus et avoir le s’est passé pour Apocalypse Now. Dans la scène où les soldats
privilège de rencontrer des gens que vous n’auriez jamais ren- lancent des fumigènes parce qu’ils sont tous sous l’emprise
contrés autrement. Il y a encore beaucoup de films brillants, de la drogue, on s’était dit : « C’est très beau, faisons plus de

CAHIERS DU CINÉMA 21 SEPTEMBRE 2024


ÉVÉNEMENT

PHIL CARUSO/© 2024 LIONSGATE


Megalopolis (2024).

choses de ce genre », et le film a suivi une pente plus surréaliste. Il semble que c’est une préoccupation de plus en plus grande
Par exemple, lors d’une répétition avec des acteurs pour une dans vos films, particulièrement perceptible depuis L’Homme sans âge.
scène où Julia est avec Cesar au Madison Square Garden, j’ai On ne pourrait pas dire ça du Parrain, par exemple.
imaginé qu’elle suive une corde ; nous avons essayé sans uti- Parce que Le Parrain était d’abord un livre écrit par quelqu’un
liser la corde et avons trouvé ça plus beau, alors on a décidé d’autre. J’étais jeune, on m’a demandé de l’adapter. D’ailleurs,
de tourner la scène de cette façon, comme s’il elle tenait une quand j’ai fait des adaptations, que ce soit Le Parrain ou Dracula,
corde imaginaire. Beaucoup de choses sont inventées comme j’ai toujours inclus le nom de l’auteur dans les titres : Mario
ça, pour que les acteurs expérimentent. Puzo’s Godfather, Bram Stoker’s Dracula… Au contraire, Megalopolis
est quelque chose qui vient totalement de moi, même si tout
Il y a cette scène où les personnages sont sur un échafaudage ce que je vois et lis peut influencer mes films. Pour Megalopolis,
suspendu au-dessus d’une maquette. C’est une idée scénique qui met un livre a beaucoup compté, notamment pour sa construction,
les acteurs en condition. écrit par celui qu’on a considéré comme une sorte de Proust
Dans cette scène, le maire veut convaincre de son projet, alors chinois : Le Rêve dans le pavillon rouge de Cao Xueqin.
il construit cet échafaudage, mais celui-ci chancèle et je voulais
que toute la scène chancèle. Comme quand Abel Gance dans Vous parliez d’Abel Gance, et l’on sent effectivement que c’est un film
Napoléon filme pendant un orage comme si le film lui-même très nourri d’autres films, comme l’était Dracula.
était dedans. Là, je voulais donner le sentiment physique que Oui, j’ai pris tout ce que j’ai aimé dans d’autres films tout au
toute la ville est instable. long de ma vie : les films d’Abel Gance, que j’adore, mais aussi
Michael Powell ou Les Mondes futurs produit par Korda d’après
Pour revenir au montage, j’ai été frappé par son extrême fluidité. H.G. Wells (réalisé par William Cameron Menzies en 1936, ndlr).
On a moins le sentiment d’une succession de plans que d’un flux
d’images et de sons. J’ai beaucoup pensé à Orson Welles, à cause de l’aspect très
Parce que je me suis beaucoup inspiré de mes rêves, et j’aime- shakespearien du film et de son montage.
rais que l’on ait le sentiment que tout le film est un rêve. On Oui, Orson Welles, et aussi Kubrick, Fellini,Visconti, Godard…
voit même des gens rêver dans Megalopolis, mais ça se mêle au Pour ce film, j’ai volé des choses à tous ceux que j’aime.
reste, ça n’est pas détaché comme dans La Maison du docteur
Edwardes. Pour moi le cinéma est très proche de la perception Vous aimez changer de style selon les films, et même en mélanger
des rêves, du moins c’est ce que je cherche à atteindre. plusieurs dans un même film.
Oui, j’ai fait beaucoup de films avec des styles très différents,

CAHIERS DU CINÉMA 22 SEPTEMBRE 2024


ÉVÉNEMENT

et à un moment donné ça m’a fait me demander quel serait les deux qualités à la fois, comme Al Pacino.C’est aussi le cas
mon propre style… quand je l’aurai trouvé. Je suis très impres- d’Adam Driver, qui est à la fois très doué et très intelligent.
sionné par Ozu, qui a vite défini son style et n’a cessé de le C’est un très bon collaborateur, il a beaucoup d’idées, il m’a
travailler. Autrefois, je me demandais si cela m’arriverait un fait d’excellentes suggestions, au-delà de son propre travail, et
jour, quand je serai vieux. y compris au moment du montage, quand je ne savais plus
quoi garder ou quoi couper.
On retrouve cette hétérogénéité chez les acteurs.
Vous ne cherchez pas à uniformiser le jeu, et ça donne au film Préparez-vous un nouveau film ?
une vie et une musicalité particulières. J’en prépare deux. Le premier, je veux le faire pour le plaisir,
Ce qui m’intéresse d’abord chez un acteur, c’est qu’il soit le pour vivre un tournage léger après celui de Megalopolis. C’est
seul dans son genre : il n’y a pas deux Adam Driver, pas deux l’adaptation d’un roman d’un grand auteur (il s’agit certaine-
Jon Voight, pas deux Shia LaBeouf, de même qu’il n’y a pas ment de The Glimpses of the Moon d’Edith Wharton, ndlr), une
dans le monde deux personnes comme vous. C’est ce que je histoire d’amour qui serait tournée en Europe : à Londres,
cherche d’abord chez un acteur : non pas qu’il se conforme en Allemagne, en Italie, à Paris. Je vais faire du roman une
à ma volonté, mais qu’il exprime ce qu’il a d’absolument comédie musicale, parce que je m’intéresse beaucoup à la
unique. Et ça vient toujours d’abord de lui. Quand on félicite manière dont on peut raconter une histoire à travers la danse.
un cinéaste pour la grande performance d’un acteur, c’est de On sera plus proche de Jacques Demy ou de Ken Russell ! Et
la connerie, le réalisateur est juste un coach pour les acteurs, l’autre projet, c’est de réaliser enfin A Distant Vision, en live
l’essentiel vient d’eux, toujours. cinema (film dont il a réalisé une première version avec des étudiants
d’Oklahoma et de Californie en 2016, ndlr). J’aimerais avoir le
Adam Driver apporte l’ambiguïté nécessaire au personnage de Cesar. temps de finir ce que j’ai à finir, je suis déjà un vieil homme.
C’est un acteur qui peut paraître très noir, voire antipathique, Mais je crois que je vais vivre longtemps. Ma santé est bonne,
aussi bien que lumineux et attachant. et j’ai perdu du poids. Lorsque vous êtes vieux, la pire chose
Il y a des acteurs qui s’appuient d’abord sur leur grande intel- pour votre santé, c’est d’être trop gros.
ligence, comme Warren Beatty ; d’autres ne s’appuient que sur
leur talent inné, ils n’aiment pas avoir à réfléchir à ce qu’ils Entretien réalisé par Marcos Uzal,
font, comme c’était le cas pour Robert Duvall. Et certains ont en visioconférence, le 22 juillet.
PHIL CARUSO/© 2024 LIONSGATE

Francis Ford Coppola et Adam Driver sur le tournage de Megalopolis (2024).

CAHIERS DU CINÉMA 23 SEPTEMBRE 2024


ÉVÉNEMENT

PROPHÈTE DU PRÉSENT
par Guillaume Orignac

M ais à quel jeu s’amuse Coppola ? Dans un repli de son lacis


de miniatures chromatiques et de tableaux pompiers, le
cinéaste a malicieusement fait tomber une image pour briser le
quatrième mur de la projection cinématographique. L’image est
celle de Cesar Catilina, interprété par Adam Driver, convoqué
à une conférence de presse dans ce récit aussi baroque qu’un
roman de Thomas Pynchon, auquel Coppola emprunte d’ail-
leurs un goût des patronymes grotesques, du carnaval tragique
et de l’uchronie éclairante. Lors de toutes les projections du film
qui ont eu lieu jusqu’ici, un intervenant a surgi à ce moment
précis dans le cinéma pour s’adresser directement au person-
nage de Cesar, et faire de la conférence de presse à l’écran une
conférence de presse dans la salle. Dans un film qui s’aventure à
marier les genres et les tonalités sans craindre de dérouter, cette
intrusion d’un dispositif théâtral interroge : vaine coquetterie
de cinéaste ou audace d’un démiurge accroché à ses prophé-
ties visionnaires ? Ce qui est sûr, c’est qu’au crépuscule de sa
carrière Coppola appuie toujours plus son chromo enfantin
d’artiste mégalomane, sans égards pour l’image de pâle sérénité
attendue des vieux maîtres.
Car le geste dépasse le simple clin d’œil postmoderne au
quatrième mur. Qu’on songe au décrochage qu’il produit : un
brouillage de la temporalité de la projection, qui perturbe la
linéarité confortable du récit par un surgissement de présent
pur, dans la fragilité des aléas de l’instant. Si bien qu’à travers ce
jeu de questions-réponses entre la salle et l’écran, le spectateur
sort du film sans pour autant le quitter. Une ubiquité temporelle
qui se double d’un autre procédé, spatial celui-ci : au moment
du happening, le cadre du film se réduit en une portion de
fenêtre projetée dans le bas de l’écran, comme si l’image était
littéralement tombée au sol.
C’est que la chute est la grande affaire de cette opération :
chute de l’éternité du film dans le temps de sa projection, et
chute de l’image d’Adam Driver de l’Olympe du cinéma
dans le panier de nos existences ordinaires, à échelle humaine.
Coppola s’autorise une reprise profane, bouffonne, de la kénose
chrétienne qui voit la figure divine du Christ s’abaisser à la
condition terrestre de Jésus. Ici, c’est le corps astral de l’acteur
de cinéma qui choit dans la contingence du spectacle vivant.
Megalopolis est un film à double détente qui, par le grotesque et
la profusion, élève aussi bien qu’il rabaisse ses idées et ses per-
sonnages. Un film qui veut le Ciel et la Terre, mu par le vieux
désir souterrain de son auteur de faire chuter le cinéma dans
le temps éphémère et ingrat du présent. On le sait : le succès
des Parrain a été le salut et la malédiction de Coppola, qui n’a
cessé depuis de vouloir se déprendre de ces films pétrifiés dans
le marbre du Panthéon pour se revendiquer éternel étudiant
en cinéma. Et, pour cela, d’aller chercher d’autres images, pro-
duites dans le temps du présent, impures quand elles viennent
des scènes de Broadway, ou méprisées quand elles sont issues de

CAHIERS DU CINÉMA SEPTEMBRE 2024


ÉVÉNEMENT

© ZOETROPE STUDIOS/COLUMBIA/COURTESY EVERETT COLLECTION/AURIMAGES

Francis Ford Coppola (au centre) sur le plateau de tournage de Coup de cœur (1981).

CAHIERS DU CINÉMA 25 SEPTEMBRE 2024


la technologie télévisuelle. Après quarante ans de cette quête, il
y a donc cette scène, dans son dernier film, où Coppola nous
force à baisser la tête pour accrocher le regard d’Adam Driver.
Une scène qui nous contraint, par ce geste, selon la formule de
Godard, à regarder momentanément de la télévision là où nous
pensions voir le magnum opus de son auteur.
Si Coppola joue avec les attentes de ses spectateurs, c’est
qu’il sait bien que son obsession à lui est ailleurs que dans leur
rêve de classicisme virtuose. Cette obsession a un nom, le live
cinema, ou cinéma en direct, dont il a formulé les principes et
l’état des recherches dans un livre paru en 2017 (Live Cinema
and Its Techniques, jamais traduit en français). Sa rédaction venait
après deux importantes séances de travail imaginées en colla-
boration avec des étudiants à l’université de l’Oklahoma City
Community College et de l’UCLA. Coppola voulait y éprou- Rip Van Winkle (1987).
ver les concepts attachés à cette forme cinématographique par
la réalisation de quelques séquences tirées d’un projet au long
cours. Les scènes, filmées donc dans les conditions du direct, ont des décennies et découvre à son réveil un monde bouleversé.
donné lieu à un film, Distant Vision, resté à ce jour invisible car Une fable sur le temps, déjà, qui voit le cinéaste s’emparer des
voué à n’être distribué que sous les conditions du live. Du rêve outils télévisuels pour mêler théâtre et cinéma à travers l’usage
coppolien subsiste donc avant tout ce livre où l’auteur pose les d’incrustations, de toiles peintes et de décors scénographiés.
bases du concept au croisement du théâtre, du cinéma et de la Coppola avait déjà pu approcher l’utilisation de plans vidéo
télévision, trois formes narratives où fermentent depuis toujours composites en télédiffusant en direct, dès 1980, le premier dis-
ses ambitions d’artiste total. Coppola a débuté au théâtre avant cours de campagne de Jerry Browne, qui se présentait aux pri-
de s’orienter vers le cinéma. Mais son sens esthétique s’est aussi maires démocrates pour la présidentielle. Dans cet essai live,
forgé dans l’enfance, au contact des dramatiques télévisées diffu- fièrement intitulé « The Shape of Things to Come », le visage
sées alors en direct. Le livre est ainsi dédié à John Frankenheimer, du candidat émergeait sur fond de plans du Capitole et de la
et moins au cinéaste qu’au réalisateur de nombre de ces œuvres foule venue l’écouter, tapissant son discours de ferveur popu-
éphémères, dont The Comedian, auquel Coppola rend un hom- laire et de foi majestueuse dans l’avenir. Sauf qu’un défaut de
mage vibrant. Pourtant, lui-même le précise : son idée de live lumière tirant vers le bleu fit que les incrustations se mirent à
cinema ne se réduit pas à une création télévisée en direct. Là où baver en direct sur le visage du candidat, faisant trébucher son
l’unité de sens à la télévision reste attachée à l’événement, celle image d’une gravité de marbre vers le bricolage parodique.
du live cinéma est la même que celle du cinéma traditionnel, c’est- Coppola avait voulu filmer le sermon sur la montagne, il se
à-dire le plan. De là, deux esthétiques entièrement différentes, retrouvait avec un sketch de « Saturday Night Live », dans ce
puisque la hantise de la réalisation télévisée est de tout couvrir qu’il nommerait, des années plus tard, « The shame of things to
pour ne pas rater l’événement, tandis que le cinéma filme avec come ». L’épisode entraîna l’acquisition d’une régie mobile, le
un regard défini et situé.Voilà donc le Graal coppolien : filmer le fameux silverfish, d’où le cinéaste crut pouvoir enfin piloter ses
monde comme un démiurge prophétique, mais en faire l’expé- rêves démiurgiques d’un cinéma électronique, mariant harmo-
rience à hauteur d’enfance. Être à la fois Christ et charpentier. nieusement les images en direct depuis sa console de contrôle.
Esthétique cinématographique, télédiffusion en direct Mais le tête-à-queue du grotesque a toujours été le gage
et scénographie théâtrale : le live cinema de Coppola est une des ambitions démesurées de Coppola. La coulure des incrus-
chimère qu’il poursuit depuis le début des années 1980. Une tations sur le visage de Jerry Browne ne fut ainsi que la conta-
chimère jamais accomplie, inscrite au tableau des regrets quand, mination d’une posture d’éternité olympienne par les accidents
à quelques semaines du premier jour de tournage de Coup du présent. Ce à quoi, au fond, Coppola se risque depuis des
de cœur, il renonce à l’idée de filmer sa comédie musicale en décennies. Car comment comprendre autrement son obsession
direct, devant l’insistance de son chef opérateur,Vittorio Storaro, pour un live cinema qui, une fois réalisé, ne se différencie en rien
inquiet d’avoir à éclairer pour neuf caméras. Le film porte du cinéma traditionnel ? Le live est une quête de revitalisation
encore aujourd’hui la trace du projet initial dans sa scénogra- du septième art par l’inoculation de l’aléatoire. C’est autant du
phie de studio où les décors glissent les uns sur les autres sous « direct » que du « vivant » injecté dans le monde fossilisé de
des lumières changeantes. Déjà, Coppola filme des raccourcis ce grand cinéma dont Coppola est à la fois le dernier artisan, le
et des ellipses, des images idéales et fantasmées, raccordant des vieux prisonnier et le démolisseur acharné. Paradoxe en marche
songes et des mondes dans un mouvement contigu pensé sans d’un artiste total toujours mobilisé par la quête d’un cinéma
le recours au montage. Son rêve de live cinema va désormais absolu, tissé d’images en surimpression cristallisant toutes les
vivre à l’état d’ébauche, de projets remisés et d’expériences temporalités, mais qui ne les croit recevables que traversées par
secondaires, comme un murmure qui hanterait toute l’œuvre le risque du présent. Paradoxe, aussi, de celui qui croit à son
de ces quarante dernières années. immortalité d’artiste, comme le Cesar Catilina de Megalopolis,
Rip Van Winkle, qu’il tourne pour la télévision en 1987, est avec cette idée que le contrôle du temps est ce qui permet
l’une de ces expérimentations méconnues où Coppola filme, d’éviter la chute. Qu’arrive-t-il alors quand la chute se fait jus-
dans la continuité et d’un seul tenant, l’adaptation d’un conte tement dans le temps du présent ? C’est le dernier grand rêve
de Washington Irving sur un homme qui s’endort pendant en date du cinéaste Coppola. ■

CAHIERS DU CINÉMA 26 SEPTEMBRE 2024


ÉVÉNEMENT

ADAM DRIVER,
SELF-MADE BOY
par Yal Sadat

© CG CINÉMA
Adam Driver dans Annette de Leos Carax (2021).

C haque époque a le Gary Cooper qu’elle mérite. Malgré


bien des défauts, les années 2020 n’ont pas à rougir du
leur : Adam Driver. Si la figure centrale de Megalopolis est
Qui aurait pu l’imaginer avec les traits d’Adam Driver ?
Pas seulement Coppola. Alors qu’il n’a que 40 ans, l’acteur
joue depuis quelques années déjà les visionnaires mi-adu-
la réincarnation d’un empereur romain, c’est surtout celle lés, mi-décriés par la foule. Star de stand-up doublée d’un
de Howard Roark, l’architecte pugnace du Rebelle de King Gepetto engendrant une enfant-poupée (Annette de Leos
Vidor (1949). Coppola multiplie les clins d’œil à Vidor et Ayn Carax, 2021), businessman aux dents longues (House of Gucci
Rand qui, écrivant le roman originel La Source vive, se serait de Ridley Scott, 2021), constructeur automobile (Ferrari de
inspirée de la vie de Frank Lloyd Wright pour façonner son Michael Mann, 2023), puis concepteur d’une utopie contro-
héros. Cooper, en héritant du rôle, lui a donné ses traits solides versée : Driver est devenu l’incarnation du créateur sulfureux
d’icône chevronnée, fort d’une autorité annonçant celle du chez les auteurs d’Hollywood ou d’ailleurs. D’un cas à l’autre,
shérif dans Le train sifflera trois fois (Fred Zinnemann, 1952). il est bien sûr l’alter ego des démiurges que sont les auteurs
De quoi souligner d’autant mieux les principes individualistes eux-mêmes, lancés chacun dans un magnum opus aux accents
du personnage – plutôt détruire sa création que de céder quoi testamentaires, et confessant leurs torts en forçant le trait – que
que ce soit à l’État interventionniste. Depuis, dans les yeux de l’avatar soit un capitaliste impétueux, un comique coupable de
l’Amérique libertarienne, l’archétype du self-made man fron- féminicide, un héritier aux instincts rapaces ou un ingénieur
deur a l’allure de Gary Cooper à la fin du Rebelle : un maître toxique pour sa famille. Certes, Cesar Catilina n’est pas le plus
dressé au sommet de son édifice, invitant Patricia Neal et le imbuvable des esprits démiurgiques ; il compte échafauder un
spectateur à l’admirer en contre-plongée. futur humainement respirable (à la façon des « Bleeding Heart

CAHIERS DU CINÉMA 27 SEPTEMBRE 2024


ÉVÉNEMENT

© HBO
Girls de Lena Dunham, saison 5 (2016).

Libertarians », qui prônent à la fois l’autonomie des marchés Signe des temps : il ne peut plus y avoir d’Howard Roark
et la justice sociale), s’opposant à un pouvoir conservateur au premier degré, l’illusion des machinistes vertueux et souve-
et peu soucieux du bien commun. L’inverse de son modèle rains a fait long feu. Ils ne peuvent apparaître sur l’écran – de
Howard Roark, donc. Mais Driver insuffle à son leadership cinéma, mais aussi de smartphone lorsqu’ils se mettent en scène
quelque chose d’adolescent, d’à la fois fougueux et trop fébrile, sur les réseaux sociaux – qu’à condition de ressembler, comme
qui rend l’architecte instable voire inquiétant. Si l’acteur est Driver, à des créatures ou des pantins. Ce n’est pas seulement
vieilli dans Ferrari, on ne parvient jamais à oublier tout à fait dû à la politique d’Hollywood qui, cherchant à se donner des
son aura juvénile des années 2010, en dépit de quoi il se forge airs progressistes, ferait la chasse aux personnages de patrons
de film en film les épaules d’un pater obscur (juste après avoir virilistes. C’est aussi le témoignage d’une ère dans laquelle la
assumé celles du fils tragique par excellence, en tant que Kylo logique capitaliste est plus que jamais à nu (du moins pour qui
Ren dans les Star Wars). sait regarder le monde avec l’acuité d’un Coppola ou d’un
Ce statut bâtard de père-enfant n’est-il pas justement ce Carax). Ni dieux vivants, ni rois du monde, les alter ego de
qui incite à le choisir pour jouer les magnats malades, les nos cinéastes-démiurges ne sauraient donc qu’être des objets,
patriarches détraqués ? Il y a moins de dix ans, Driver était mais des objets volontiers imparfaits, assumant leurs défauts de
avant tout Adam Sackler dans la série Girls de Lena Dunham fabrication. Car, aussi mégalos soient-ils, les auteurs en question
(2012) : un garçon-objet à peine entré dans l’âge adulte, n’en restent pas moins lucides quant à leurs failles : se projetant
capable de réifier les filles et même d’en abuser sexuellement. dans le meurtrier d’Annette, Carax faisait de Driver son objet
Mais un objet sexuel tout de même, exposé comme spécimen transitionnel, extrapolant ses tares pour mieux les conjurer. S’il
d’une masculinité à la fois banale, mal dégrossie, piteuse et l’a surtout employé dans des rôles d’artistes ou d’intellos sans
fascinante. Les médias ont prolongé cette persona en faisant grande emprise – encore que le jeune père de Marriage Story
de Driver un it-boy, comme on dit dans la mode : une icône (2019) est un metteur en scène respecté –, Noah Baumbach
remarquée pour son apparence singulière, un « ça » à la noto- semble pareillement avoir fait de lui un réceptacle de toutes les
riété fulgurante, une idole prête à s’envoler mais menaçant anxiétés modernes et des siennes au premier chef – dans White
de chuter presque aussitôt – comme au début de Megalopolis. Noise (2022), surtout.
Voici donc ce bel objet, voire ce bidule baroque (nez un peu Avec sa beauté cassée, Driver amène sans mal cette imper-
trop développé, oreilles décollées, voix caverneuse de géant fection. L’immaturité de son moi de rechange, Adam Slacker,
engourdi) ironiquement mis dans la position du sujet suprême, fait sans cesse retour. La brutalité de Kylo Ren aussi : il est prêt
tenant le monde entre ses mains pour mieux fabriquer des à tuer le père (ou plutôt l’oncle) dans House of Gucci, mais sur-
créatures, alors qu’il en est une lui-même ; Pinocchio casté tout à détruire sa descendance. Dans Annette, il écrabouille sa
dans le rôle de Gepetto. Il est tour à tour le géniteur d’une fille dans un cauchemar ; dans Ferrari, il se voit reprocher par sa
fillette-pantin à la voix prodigieuse, d’une cité futuriste, de femme Laura la mort du fils Dino. Ce founding father symbolique
bolides sportifs, d’empires financiers, textiles, technologiques. fait un mauvais père de famille, car il est lui-même un bloc de
L’étrange machine sexuée qu’était le Driver des années Girls glaise juvénile, un adulte pas fini. Il est en cela le reflet contem-
est devenue elle-même maîtresse des machines, au sens propre porain du self-made man d’inspiration néo-libertarienne, façon
comme au sens deleuzien du terme : il est la chose désirable Trump ou Musk : histrions puérils, gros bébés tempêtueux, ces
juchée à la tête d’une chaîne de production désirante. Si bien maîtres-là sont aussi des Cronos dévorant leurs propres rejetons
qu’on n’est jamais obligé d’y croire tout à fait, et qu’on peut (on sait que Musk a renié son enfant à la suite d’un change-
continuer de voir en lui l’icône passive, le « ça », le « it », pure ment de genre à 16 ans, estimant l’avoir « perdu » : manière de
fabrication cachée dans le costume du manitou self-made. l’enterrer avec son ancienne identité). Le patron de Tesla et ses

CAHIERS DU CINÉMA 28 SEPTEMBRE 2024


ÉVÉNEMENT

coreligionnaires de la Silicon Valley sont d’ailleurs aussi, à leur toute sa fureur d’enfant gâté (tempérée lorsque Cesar devient
façon, des it-boys : moins des inventeurs ou des défricheurs que père, passage symbolique dans le camp des adultes) et lui accorde
des objets, mais au sens d’hommes-machines, de robots excellant dans le même temps une chance de rédemption : grave chevalier
à produire absurdement du désir ; moins des figures de génies surplombant le peuple en habit noir, quelque part entre Kylo
nerdy (ce qu’était la génération d’avant, celle de Bill Gates et de Ren et l’écuyer violeur du Dernier Duel de Scott (2021), Driver
Steve Jobs) que des produits sur pattes, exposés sur les réseaux est en même temps ce grand gamin dont la naïveté invite à lui
et le marché pour vanter leurs performances. laisser le bénéfice du doute, à croire dans sa vision politique.
Bien que mûri pendant des décennies, Megalopolis tombe, de Cette dualité transpire dans tous les plans investis par la star,
ce point de vue, à pic. L’immaturité des roitelets du moment – mais surtout dans ceux qui contredisent sa maîtrise absolue :
c’est-à-dire d’après l’ère où les puissants affichaient une dignité lorsque Cesar, couché à plat ventre dans sa cellule, cherche en
adulte, fût-elle de façade – transparaît dans le Catilina que com- vain à figer le temps comme dans l’ouverture, il est nargué par
pose Driver, et surtout dans les visions qui l’habitent. Elles cor- une mouche qui virevolte en ignorant son injonction (« Time,
respondent à une fantasmagorie enfantine, sa cité évoquant un stop! »). Avec Gary Cooper, la scène aurait évoqué une bête à
Disneyland calqué sur le Tomorrowland (À la poursuite de demain terre, un colosse effondré. Driver, lui, ressemble à un petit gar-
en VF) de Brad Bird, remercié au générique de fin (en 2015, çon las, jouant sans conviction au maître du monde sur le tapis
cette épopée bâtie autour des parcs Disney fut d’ailleurs atta- de sa chambre. Un Howard Roark qu’on regarderait de haut,
quée en raison d’un sous-texte identifié comme ultra-liberta- non sans compassion, voire avec un certain attendrissement –
rien). En confiant le rôle à Driver, Coppola rend à l’archétype et sûrement pas en contre-plongée. ■
© 2021 MGM PICTURES INC.

House of Gucci de Ridley Scott (2021).


© 2016 LUCASFILM LTD. &

Star Wars : Épisode VIII - Les Derniers Jedi de Rian Johnson (2017).

CAHIERS DU CINÉMA 29 SEPTEMBRE 2024


© CHRISTMAS IN JULY FILM DU MOIS

FILM DU MOIS
CAHIERS DU CINÉMA 30 SEPTEMBRE 2024
FILM DU MOIS

Ma vie ma gueule
de Sophie Fillières

CAHIERS DU CINÉMA 31 SEPTEMBRE 2024


FILM DU MOIS

Ma vie ma gueule de Sophie Fillières

QUI EST LÀ ?
par Olivia Cooper-Hadjian

Pde ourquoi faire semblant ? Posée de façon rhétorique par


Barberie Bichette (Agnès Jaoui) pour commenter son choix
la police de caractères Arial, l’interrogation s’avérera pro-
Le drame de celle que l’on surnomme Barbie est moins de ne
pas en être une que de le savoir. Loin d’être futile, le problème
de la beauté exprime cette inquiétude fondamentale, qui a des
fonde et lancinante. Barberie entame la rédaction d’un texte effets plus graves qu’à l’accoutumée. Le jeu de contaminations
qui porte le titre Ma vie ma gueule, installant d’emblée le prin- entre Barberie et ceux qui l’entourent prend des airs de ter-
cipe d’une écriture réflexive où ses questionnements feront rible spirale. Son sentiment de ne plus être attirante inhibe sa
écho à ceux de la cinéaste. Pourquoi faire semblant, d’abord, propre capacité à désirer. Les réticences qu’elle perçoit sèment le
de rire lorsque l’on voudrait pleurer ? Frappant contrepoint trouble en elle – tantôt elle envoie au miroir des « mon amour »,
aux précédentes œuvres de Sophie Fillières, où l’angoisse était tantôt un doigt d’honneur.
si habilement contournée par les personnages qu’ils avaient Barberie ne se connaît que trop bien, et cette lucidité se
moins l’air d’en souffrir que d’en jouer, Ma vie ma gueule retourne comme un gant. La conscience de ses limites conduit
pratique le comique du désespoir. La drôlerie ici procède de à une incertitude absolue, et cette absence de prise, vers une
l’expression frontale d’une noirceur, la première n’annulant forme de terreur. La possibilité d’un regard nu, voilà peut-être
pas la seconde. le principal enjeu de ce film, pour son personnage et pour la
La parole de Barberie circule abondamment lorsqu’elle cinéaste, qui eut seulement le temps d’achever le tournage avant
est seule – dans la première partie du film, le soliloque son décès, en juillet 2023. Barberie est-elle capable de vivre ainsi
domine. Avec les autres, cependant, la communication n’est éveillée ? Sans enrober son vieillissement, sa mortalité, de déni
pas loin d’être rompue – son psy refuse de s’exprimer, ses et d’optimisme forcé ? Qu’elle accepte sa finitude ou la refuse,
enfants l’évitent, sa sœur la critique –, sentiment qui culmine le résultat est le même : la simple présence de la fin, du rien
lorsqu’elle propose à un médecin de s’identifier elle-même (terme récurrent dans sa bouche), chasse la vie en elle. De ce
comme « personne à prévenir en cas d’urgence ». Les traits d’hu- qu’il faut bien appeler une dépression, le film scrute le paradoxe
mour volontaires ou non semblent alors tomber dans un puits fondamental : cet état incline à penser des choses vraies qui sont
de solitude, et chacun renvoie le silence infini de sa chute. Le en même temps fausses. En lui se concentre le sort bizarre d’une
rire tend vers le jaune, prend des accents douloureux. Dans espèce conjointement portée par un instinct et par une raison
l’écriture de Sophie Fillières, les tons se côtoient moins par aux suggestions souvent contradictoires. Le vide existentiel de
des ruptures qu’à la faveur d’un enchevêtrement qui se fait Barberie est autant une vérité qu’une illusion – il est erroné,
ici particulièrement âpre (en témoignent les titres des deux dans un sens platonicien, en ce qu’il est mauvais, incompatible
premières parties, « PIF ! » et « PAF ! », qui sonnent comme avec la vie. La seule façon de creuser ce paradoxe est probable-
des claques). Les écarts se logent à même les phrases, au creux ment l’invention, prenant pour Barberie la forme d’une écri-
de chaque mot – comme lorsque la fille de Barberie, Rose ture qui bâtit de nouveaux ponts au sein du réel. Redoublant
(Angelina Woreth), affirme que sa mère est « ailleurs », avant la nudité du regard que le personnage porte sur lui-même,
de répéter l’énoncé sur le mode interrogatif. Ces glissements Sophie Fillières élève au carré le défi qu’il pose : elle adopte sur
instantanés d’un registre à un autre, du drame au trivial, du la tentation de l’immobilité un point de vue lui-même lucide
littéral au figuré, insinuent partout le doute. et tranchant, qui ne souffre aucun enrobage, se donne sans
La conscience de ne plus guère compter pour le monde, filtre – photographie réaliste, corps sans apprêt, musique rare
à 55 ans, conduit Barberie à questionner sa propre épaisseur. et diégétique, à travers la présence de Philippe Katerine dans
Depuis sa situation particulière, elle reformule ce qui a tou- son propre rôle. Le regard de la cinéaste reste soudé à Barberie,
jours hanté les personnages de Fillières : quelle image de soi est et grossit sa solitude plutôt que de l’atténuer par l’espace qui
la plus juste ? Celle que perçoivent les autres ou celle que l’on pourrait être créé autour d’elle. Ses plans tendent à dissoudre
s’offre à soi-même ? Est-il en notre pouvoir d’être différent ? le hors-champ, à résister à l’appel du contrechamp, comme si

CAHIERS DU CINÉMA 32 SEPTEMBRE 2024


FILM DU MOIS

le personnage aspirait tout. Le brouillage entre le monde inté- lieux. En préservant, aussi, la possibilité de la solitude, dont il
rieur de Barberie et la réalité extérieure est soutenu par l’aspect ne s’agit pas de faire une maladie.
trompeur du médium, qui ne nous montre que ce qu’il veut Par une triste ironie, le sort de Barberie est d’autant plus
bien nous laisser voir – le montage ouvre la porte aux censures intimement lié à celui de Sophie Fillières que celle-ci a
autant qu’aux extrapolations. laissé Ma vie ma gueule inachevé. Alors que le personnage se
De même que Barberie touche à une lisière de ce que demande sans cesse quelle est sa « vraie nature », la mort de la
peut endurer une conscience, et finit par basculer, Fillières cinéaste en juillet 2023 a rendu la question insoluble : film et
se confronte à une limite de la représentation : le person- personnage auraient été légèrement différents si elle avait pu
nage non désirant, qui ne sait plus ce qu’il cherche puisqu’il participer aux dernières étapes de leur fabrication. Plus encore
ignore qui il est. Il n’est pas indifférent que cet « il » soit ici qu’un autre, ce film-ci déborde la personnalité de son autrice,
une « elle », répondant aux défis que notre culture impose et trace sa route au-delà de sa vie. Rose et Junior, les enfants
singulièrement aux femmes : se sentir valable même lorsque de Barberie, l’accompagnent au seuil de son voyage ; Sophie
l’on est jugée physiquement périmée, élever des enfants pour Fillières a confié aux siens, Agathe et Adam Bonitzer, la mis-
qu’ils nous quittent, être « gentille » (titre d’un précédent film sion de superviser la postproduction de son œuvre.
de Sophie Fillières) mais pas assez bête pour se faire rouler. La Barberie n’oublie jamais qu’elle est poète, son art la défi-
question du positionnement revêt une acuité particulière pour nit en partie, elle s’accroche à ce fait : ce qu’elle a publié lui
celles que les attentes sociales poussent à se rendre utiles aux survivra. Mais elle ne sait pas qu’il restera d’elle des images,
autres – et chez qui le respect de soi a tôt fait d’être corrélé empreintes inaltérables d’un personnage mémorable, et d’une
à la perception d’une fonction au sein d’une communauté. cinéaste d’exception. ■
C’est dans le basculement de Barberie que le film lui résiste.
Il trouve alors un nouveau point de vue : celui de ses enfants, MA VIE MA GUEULE
venus lui apporter des affaires à l’hôpital psychiatrique où elle France, 2024
est internée. Résilient, Ma vie ma gueule lui offre la possibi- Réalisation, scénario Sophie Fillières
lité d’un rebond. Un personnage joue un rôle littéralement Image Emmanuelle Collinot
charnière entre les trois parties du récit : un ami (amoureux ?) Montage François Quiqueré
d’enfance qui la reconnaît un jour dans un café, et qu’elle ne Son Damien Luquet
parvient pas à situer. Bertrand (Laurent Capelluto) vient brus- Décors David Faivre, Camille Arthuis
quement incarner une continuité entre plusieurs états d’un Costumes Élise Vilain-Gosselin
seul être, entre l’insouciance de la jeunesse et les misères de Musique Philippe Katerine
l’âge mûr. C’est peut-être le vertige de retrouver son épais- Interprétation Agnès Jaoui, Angelina Woreth, Édouard Sulpice,
seur temporelle qui fait tomber Barberie dans le délire ; et ce Valérie Donzelli, Laurent Capelluto, Philippe Katerine
même vertige qui, abordé sous un angle différent, l’aide à en Production Christmas in July
sortir. Le voyage en Écosse qui constitue la troisième partie Distribution Jour2fête
du film renoue avec une forme de sérénité, en permettant de Durée 1h39
nouveau la rencontre avec d’autres personnes, de nouveaux Sortie 18 septembre
© CHRISTMAS IN JULY

CAHIERS DU CINÉMA 33 SEPTEMBRE 2024


FILM DU MOIS

© CLAIRE NICOL/CHRISTMAS IN JULY/COLL. CDC


Hélas, Ma Vie, ma gueule vient clore l’une des filmographies les plus singulières,
vives et cohérentes du cinéma français de ces trente dernières années. Retour sur l’œuvre
secrètement tourmentée de Sophie Fillières.

SOPHIE FILLIÈRES,
PASSAGES SECRETS
par Hervé Aubron

L(1988),
’un des films d’études de Sophie Fillières, à la Fémis,
s’intitule La Fille du directeur et la Correspondante anglaise
et à la fin de l’ultime Ma vie ma gueule, l’alter ego de
rentre pas chez elle et se replie dans un grand terrier (Arrête ou
je continue, 2014), ou cet homme qui ne serait pas étonné d’y
converser avec des fleurs puisqu’il suggère qu’une jeune femme
la cinéaste, Barberie (Agnès Jaoui), éprouve le besoin de se s’est peut-être ici transformée en arbre (Aïe).
rendre au Royaume-Uni pour revoir sa correspondante de Comme Alice, les femmes de Fillières (les fillères ?) se
jeunesse. Elle s’appelle Maddie, mais comme souvent chez demandent qui elles sont (leitmotiv des prénoms d’emprunt, ou
Fillières, ce n’est peut-être pas son vrai prénom. On penche- confondus), ce qu’elles veulent, quelle est leur place, affabulent
rait plutôt pour Alice. par commodité et se transforment sans cesse, jusqu’à avoir des
Fillières a parfois affiché la couleur, par exemple en rejouant doutes sur leur taille. Grande petite (1994), son premier long
deux fois le thé chez les fous d’Alice au Pays des merveilles dans métrage, le dit dès son titre, et son plan inaugural où Bénédicte
Gentille (2005) : une fillette servant cérémonieusement du thé (Judith Godrèche) mange un croissant dans un manteau trop
dans une dînette à un couple d’adultes, puis un drôle de dîner cintré rappelle Alice prise d’une crise de croissance après avoir
virtuel chez les parents de l’homme. Ils sont venus un soir trop croqué un gâteau. À la fin d’Aïe, Robert (André Dussollier)
tôt et ils les trouvent en robe de chambre, prêts à se coucher. raconte qu’il a vu la jeune femme éponyme (Hélène Fillières)
Les voilà tous les quatre autour d’une table vide. Comme le rapetisser sous ses yeux jusqu’à disparaître.
Chapelier de Lewis Carroll, qui propose à Alice un vin dont il Auparavant, Aïe a prétendu être une extraterrestre venue
ne dispose pas, la mère (Bulle Ogier) détaille au conditionnel d’une lointaine planète, mais où « tout est pareil » que sur
ce qu’elle aurait préparé, du lapin notamment (ou du Lièvre de Terre, comme s’il ne s’était agi que de la traversée d’un miroir.
mars ?), tandis que le père (Michael Lonsdale) s’endort brus- Des miroirs, il y en a beaucoup chez Fillières : on se met en
quement, à la manière du Loir carrollien. Ailleurs, un placard scène seule devant celui de la salle de bains dans Grande petite,
devient comme un passage secret où un homme et une femme Gentille, Ma vie ma gueule. Dans La Belle et la Belle (2017),
se retrouvent à leur grande surprise (Aïe, 2000), ou bien l’on deux Margaux (Sandrine Kiberlain et Agathe Bonitzer), côte
erre dans des forêts de nulle part, telle cette épouse qui ne à côte, se reconnaissent dans une glace comme la même

CAHIERS DU CINÉMA 34 SEPTEMBRE 2024


FILM DU MOIS

La Belle et la Belle (2018).

femme à des âges différents. Il est fréquent, en ce monde, en puissance chez eux. Le trop méconnu Pierre Zucca est un
de demander à d’autres d’être son image, de nous « représen- aîné plus proche. Son Rouge-gorge (1985) siffle en arrière-fond
ter », comme dit la jeune Anaïs (Agathe Bonitzer) dans Un dans Grande petite, dont l’héroïne se débat avec un mystérieux
chat un chat (du Cheshire ?), lorsqu’elle vient à la place de sac rempli d’argent : chez Zucca, une jeune femme, Reine (cela
Célimène (Chiara Mastroianni) à sa fête d’anniversaire, tan- pourrait être une fillère, sérieuse et imprévisible, et au prénom-
dis que Bénédicte, dans Grande petite, ne cesse de déléguer à substantif, comme Fontaine ou Pomme) est de même aux prises
d’autres ses interactions sociales. avec une réalité cryptée et un trafic de billets.
Comme Alice, les « fillères » font du rodéo avec le langage, Dans Logique du sens, Gilles Deleuze considère que le
dont elles expérimentent toutes les ruades : lapsus, paradoxes, nonsense de Carroll ne peut se déployer que sur une surface,
aberrations, expressions que l’on prend au pied de la lettre, ono- ou un échiquier : une pantomime du refoulement, une obs-
matopées… Les mots, les choses et les actions ne se distinguent cénité seconde dès lors qu’elle a évacué tout un soubassement
plus vraiment. Les mots provoquent des choses, ne sont pas des insupportable, mais qu’elle ne cesse de le mimer. Ce dont le titre
vues de l’esprit. En amour avant tout, qui relève le plus souvent d’Un chat un chat (2009) peut être le manifeste : à la fois un jeu
chez Fillières du performatif : « Tout ce que je fais, c’est exprès. formel et une littéralité sauvage – s’il faut appeler un chat un
[…] Si vous voulez, je peux tomber amoureuse de vous », prétend chat, autant appeler une chatte une chatte. Deleuze oppose à
Aïe. « Qu’est-ce que tu veux entendre ? C’est ça ? C’est pas ça ? », cette « surface » le non-sens « profond » d’Antonin Artaud, qui
demande un ex à Bénédicte (Grande petite). a pu s’essayer à transposer Carroll en français. Depuis Rodez,
La singularité de Fillières tient à ce qu’elle convertit le déco- où il est interné, il écrit : « J’ai essayé d’en traduire un fragment,
rum psychologique et social d’une certaine bourgeoisie cita- mais cela m’a ennuyé. […] Je n’aime pas les poèmes ou les langages
dine, ses conflits intérieurs ou plutôt d’intérieurs, en nonsense – de surface et qui respirent d’heureux loisirs et des réussites de l’intel-
passion rare dans le cinéma français. Bien sûr, Rohmer a lect, celui-ci s’appuyât-il sur l’anus mais sans y mettre de l’âme ou
pu concevoir ses personnages comme des cartes à jouer, et du cœur. […] Quand on creuse le caca de l’être et de son langage, il
Rivette a parfois lorgné sur Carroll. Mais cela restait comme faut que le poème sente mauvais […]. »

CAHIERS DU CINÉMA 35 SEPTEMBRE 2024


FILM DU MOIS

© STÉPHANE MILON/PIERRE GRISE PROD/COLL. CDC


Aïe (2000).

Nonsense de la représentation aplanie et non-sens hideux mais tu pues », résume Fontaine dans Gentille, à l’adresse d’un
de l’informe : il est apparemment difficile, ou impossible, de ex-amant. Le mari d’un couple en crise reproche à sa femme
chercher à concilier les deux. Il faut choisir. Fillières ne le d’avoir dépanné une autre randonneuse réclamant sans fausse
veut pas. La photogénique Aïe, d’emblée, raconte à Robert pudeur « du PQ » : « Ça se voyait sur sa gueule qu’elle avait envie
qu’elle se fait « gerber » après avoir mangé, « ni vu ni connu », de chier » (Arrête ou je continue). « She’s thinking she’s shit » : dans
sauf qu’elle « pue de la gueule ». Puis elle le convie à un repas Un chat un chat, une femme décrit ainsi à un étranger, dans un
chez ses parents. Une fois les rideaux fermés sur le jardin, on anglais schématique, la dépression dont souffre Célimène, qui
ne sert qu’un plateau d’œufs mayonnaise qu’on mange sale- précise : « Quelquefois, j’arrive à plus rien dire. Un peu de bruit
ment à la main, tout en découvrant le patronyme de Robert, qui sort de ma bouche » – des mots-excréments.
Salé (c’est salé, oui), puis en achoppant, par un simple mot, D’emblée, dans le court métrage de fin d’études Des
sur une confusion entre sexualité et digestion : la mère ayant filles et des chiens (1991), des lycéennes rivalisent d’odieux
le hoquet, Robert invoque le muscle du diaphragme, tout de dilemmes, dont : « Tu préférerais manger une cuillérée de merde de
suite compris par les parents comme le moyen contraceptif. chien ou boire un demi-litre de pisse de Louise ? » Fontaine, dans
Tout est voué à être absorbé, digéré. À l’intérieur des couples Gentille, touche au sublime lorsqu’elle se décide à fouiller à
et des familles, dans le corps aussi. Dans Aïe, on ne sait quoi la fourchette sa crotte du jour pour y retrouver la bague que
faire du reliquat en décomposition du cordon ombilical, son compagnon, après une demande en mariage, a noyée
dressé sur le ventre d’un poupon, tandis que dans La Belle dans un yaourt en guise de surprise, et qu’elle a préféré ava-
et la Belle, Marc (Melvil Poupaud) évoque son reflux gas- ler pour ne pas répondre. Comme le remarque Charlotte
trique : « Mon œsophage mange mon estomac. » Dans Gentille, la Garson dans son introduction à un livre d’entretien avec
patiente d’une clinique psychiatrique évoque un proche dont Sophie Fillières qui paraît ce mois-ci (Playlist Society), « le
les radiographies crâniennes ont révélé une petite mâchoire cake d’amour de Peau d’âne, où la princesse dissimule l’anneau
incrustée, vraisemblable reliquat d’une absorption d’un fœtus pour son prince, en prend un coup ». Dans Un chat un chat, la fille
jumeau par un autre. de Deneuve, Chiara Mastroianni, fait, durant ses crises de
Il faut être très forte pour tenir cette asymptote entre somnambulisme, un cake pareillement immangeable, où elle
grâce et abjection, drôlerie et horreur. Comme l’écrit la laisse toujours les coquilles d’œuf. Avec l’anorexie, le pica (la
cinéaste dans sa note d’intention de Ma vie ma gueule : « Il pulsion d’absorber des éléments non comestibles) est l’autre
s’agit, porté à son comble, à mon comble même, de l’effet d’un grand trouble alimentaire : la bague de Gentille, la bouteille
hyper frontal retour sur soi, et de ce que ça induit de comique et de de champagne qui explose au congélateur et dont on suce
violence, d’une forme d’épouvante de soi-même. » « Tu sens bon les glaçons au risque d’avaler du verre brisé dans Arrête ou je

CAHIERS DU CINÉMA 36 SEPTEMBRE 2024


FILM DU MOIS

continue, ou les Lego que Bénédicte, dans Grande petite, pré- Margaux d’assister à l’enterrement de son amie, parce qu’elle se
tend avoir ingérés enfant. “visualise” dans le trou. […] Fillières offre à Pomme [Arrête ou
Partout des toilettes de bar où les fillères doivent se retran- je continue] un abri pour la nuit qui ressemble à une tombe, et, à
cher : Bénédicte connaît une crise de panique alors qu’elle Barberie [Ma vie ma gueule], un pays à soi qui s’achète comme
se retrouve enfermée dans le noir aux chiottes, Aïe va s’y une concession au cimetière ».
faire gerber. Première question d’une inconnue au tout début Perclus de trous, de coupes intempestives, Grande petite est
d’Arrête ou je continue : « Où sont les toilettes ? » – où, plus tard, le plus inquiet et inquiétant de ses films, tant Judith Godrèche
le mari de Pomme prétend qu’elle est pour ne pas avoir à est toujours à deux doigts de s’effondrer. Il est d’ailleurs trou-
avouer qu’elle l’a quitté. blant qu’elle apparaisse là alors qu’elle vient d’échapper à
De l’attrait comme de l’épouvante du trou, Jean Eustache l’emprise de Benoît Jacquot – d’autant qu’elle s’appelle ici
fut en France le grand cinéaste. Comme Aïe, le personnage de Bénédicte et vit avec un homme qui pourrait être son père.
Veronika, dans La Maman et la Putain, qui n’aime rien tant que À cet égard, Fillières fut peut-être la cinéaste la plus féministe
l’adjectif « merdique », parle et dégueule à la fois. Dans la der- de sa génération, non sur un mode explicite ou militant, mais
nière scène, elle ne répond pas à une demande en mariage en clinique : ce qu’on fait du corps des femmes, ce qu’elles en
chiant, comme Fontaine, mais en vomissant : « Passez-moi une font. Les hommes ne sont pas particulièrement mis à l’index :
cuvette, si vous voulez m’épouser. » Dans Gentille, le père de Michel ils sont tout aussi déboussolés, souvent dans une semi-absence,
(Lonsdale) révèle à la seule Fontaine qu’il a été « clodo » pendant à l’image des êtres rencontrés par Alice chez Lewis Carroll –
deux ans : Eustache lui-même s’abandonna à la déchéance chez qui sont sans doute, cela dit, de grands pervers assoupis.
lui, et Lonsdale fut l’un des narrateurs de son film-trou par Au bord du trou, Fillières aura toujours veillé à d’inespérés
excellence, Une sale histoire, racontant comment toute sa vie a happy ends, des ouvertures tout au moins. Ma vie ma gueule
pu se réduire à une cavité dans une porte de toilettes de bar, par n’échappe pas à la règle. Après le générique apparaît un arc-
lequel il pouvait voir le sexe des clientes. Dans un autre court en-ciel au-dessus des Highlands écossais. À la veille de sa mort,
de jeunesse, intitulé Rien (1987), Fillières interpelle justement, Fillières aura troqué un pays « merveilleux » contre un autre,
sur un mode documentaire, les usagers d’une piscine, à propos le Wonderland contre le pays d’Oz, over the rainbow. ■
des multiples trous creusés dans les cloisons des vestiaires.
Le trou des chiottes est aussi celui de la fosse mortuaire, Rétrospective Sophie Fillières à la Cinémathèque française, Paris, du 16 au 23 septembre.
notre devenir-déchet ultime : ainsi que le note Charlotte Sophie Fillières, l’endroit de l’envers de Charlotte Garson, Quentin Mével
Garson, « dans La Belle et la Belle, la phobie de la mort empêche et Dominique Toulat. Playlist Society.
LES FILMS DU LOSANGE/COLL. CDC

Gentille (2005).

CAHIERS DU CINÉMA 37 SEPTEMBRE 2024


FILMS DU MOIS CAHIER CRITIQUE

EN SALLES Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof


Alien : Romulus de Fede Alvarez 50
La nuit se traîne de Michiel Blanchart 52

Où est la maison
Trap de M. Night Shyamalan 42

4 SEPTEMBRE
À son image * de Thierry de Peretti
La Partition de Matthias Glasner
Tatami de Guy Nattiv
À l’ancienne d’Hervé Mimran, Dreamland de Théophile Moreau,
41
52
53
de mon ennemi ?
Mi bestia de Camila Beltrán, Une vie rêvée de Morgan Simon
par Charlotte Garson
11 SEPTEMBRE

Lchutent
Dahomey de Mati Diop 48 e ficus religiosa, dont les graines, « conte- propres enfants. Rasoulof met en scène
L’Effet Bahamas d’Hélène Crouzillat 51
Kill de Nikhil Nagesh Bhat 51
nues dans les déjections d’oiseaux, ce glissement avec un sens du détail pro-
Langue étrangère de Claire Burger 52 sur d’autres arbres », et qui finit bant : importe alors la finesse aguicheuse
Le Léopard des neiges de Pema Tseden 40 par « étrangler l’hôte autour duquel il s’en- d’un sourcil épilé ou l’ampleur de l’uni-
Le Procès du chien de Laetitia Dosch 53 roule », fournit à Mohammad Rasoulof forme de lycée ; à ce rognage impossible
Anaïs, 2 chapitres de Marion Gervais, Beetlejuice Beetlejuice
de Tim Burton, Le Fil de Daniel Auteuil, Silex and the City – le film son exergue et son titre en même temps du poil ou du tissu se mesure l’empiète-
de Jean‑Paul Guigue, Tahiti les jours du retour de Benjamin Delattre qu’un écueil aux proportions d’iceberg : ment totalitaire sur l’intimité de chacune
chez le fabuliste qui fit déjà par le passé qui met le feu aux poudres entre les filles
de divers lieux clos (prison, paquebot, et leur mère proche d’elles, moderne et
18 SEPTEMBRE maison) les métaphores d’un État iranien tolérante. Le film tient sur son traitement
Les Barbares de Julie Delpy 50 étouffant et déliquescent, la description hyperréaliste de l’espace domestique, dont
Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof 38
Ma vie ma gueule de Sophie Fillières 31 d’un système foncièrement coercitif est il parvient à faire ressentir la configuration
Jour de colère de Jean-Luc Herbulot, Look Back de Kiyotaka Oshiyama, à la fois massive et d’une grande net- exacte, les matériaux. Le rendu marquant
Ni chaînes ni maîtres de Simon Moutaïrou, Rue du conservatoire teté de trait. Mais jamais, pour autant, le de cet intérieur ne tient pas à ce seul huis
de Valérie Donzelli, Speak No Evil de James Watkins,
Toxicily de François‑Xavier Destors, L’Usage du monde, cinéaste multi-condamné, emprisonné et clos de la longue première partie (bien
voyage entre nature et culture de Agnès Fouilleux, Veni Vedi Vici désormais exilé n’abandonne une certaine des films iraniens récents campent dans
de Daniel Hoesl et Julia Niemann rigueur formelle, savant dosage de volumes une seule maison, par exemple Leila et
dans la composition, d’accélérations dans ses frères de Saeed Roustaee). Un choix
25 SEPTEMBRE le récit, les décisions de ses personnages simple mais d’une liberté inédite le sous-
longuement retenues fusant d’un coup tend : chez elles, les femmes ne portent
After d’Anthony Lapia 50
Les Belles Créatures de Guðmundur Arnar Guðmundsson 50 comme un ressort. L’efficacité n’évite pas pas le voile, donc les actrices ne le portent
Emmanuelle d’Audrey Diwan 51 la linéarité ou le didactisme ; au contraire, pas non plus. Aucun film « autorisé »
Megalopolis de Francis Ford Coppola 12 elle se repose sur eux. Au quotidien d’une n’échappe habituellement à la conven-
Riverboom de Claude Baechtold 53
Viêt and Nam de Truong Minh Quy 46
famille de Téhéran, le film frotte un deu- tion : tourné clandestinement, le film lui-
Vivre, mourir, renaître de Gaël Morel 47 xième bloc aux accents de thriller. Iman, même devient ainsi une marge d’intimité
L’Heureuse Élue de Frank Bellocq, Mother Land d’Alexandre Aja, le père (Misagh Zare), enquêteur, se voit regagnée, une planche de salut morale,
Les Voix croisées de Raphaël Grisey et Bouba Touré, promettre une promotion : un poste de voire un maquis face auquel le lieu de tra-
Week‑end à Taipei de George Huang
juge au « tribunal révolutionnaire ». Face vail du père rétrécit comme une peau de
à la menace qu’il considère peser sur sa chagrin. C’est ce contrepoids au pouvoir
sécurité et celle des siens, il déplacera sa suprême du paterfamilias qu’orchestre
femme et ses filles de leur trois-pièces de la l’économie spatiale et narrative rusée des
capitale à sa propre maison natale. Mais dès Graines du figuier, ses vases communicants
avant ce déménagement précipité, la mère conférant à l’enquêteur tantôt un quant-
énonce le nouveau règlement intérieur : à-soi qu’il cache à son gynécée familial,
non seulement elle et son mari révèlent tantôt un abîme de solitude. Cheminer
à leurs filles la teneur des activités de leur sur cette corde raide des pressions hiérar-
père comme on repasserait le mistigri de chiques implique pour Iman l’aide d’une
la paranoïa du bourreau à son voisin, mais épouse facilitatrice. Là encore, rien de
elle pense à tout. Pendant que certaines nouveau dans le fait que le patriarcat ait
femmes enlèvent leur voile en public et ses adjuvantes, mais il faut voir Najmeh
manifestent, il faudra que les jeunes filles (Soheila Golestani) couper les cheveux et
surveillent leurs paroles et leurs fréquenta- la barbe de son mari pour comprendre ce
tions, sans parler des réseaux sociaux. qui la lie à cette « banalit­é du mâle ».
Quand la loi s’insinue partout, rendant Mais Les Graines du figuier sauvage se
la frontière entre intérieur et extérieur réduirait à un jeu d’engrenages psycho-
* Film (co)produit ou distribué par une société dans laquelle
l'un des actionnaires des Cahiers du cinéma a une participation. non pertinente, on sait qu’elle dévore ses sociaux si une autre matière d’images, un

CAHIERS DU CINÉMA 38 SEPTEMBRE 2024


RUN WAY PICTURES CAHIER CRITIQUE

autre régime, ne venait perturber sa chro- manifestations du mouvement « Femme, à sa fin, Rasoulof la pointe aussi dans un
nique familiale. Autour d’une arme de vie, liberté » opère une trouée car ce cinéma sans dehors, peut-être même tout
service, c’est le polar qui s’invite à gros qui s’y voit sidère, dépasse tout discours. le cinéma que l’on peut encore tourner
sabots. L’incongruité de l’accessoire dans Tournées sur téléphones portables, ces en Iran : une fiction en apparence réa-
l’appartement où l’on parle plutôt tein- images, insérées au montage avec un liste mais tissée de conflits familiaux, de
ture de cheveux et vernis à ongles fait sens du kairos virtuose, tranchent par dilemmes moraux, d’allégories politiques
office de bascule vers un festival de genres. leur rythme heurté et le caractère frag- si diluées qu’elles en deviennent illisibles.
Le thriller se mâtine de reflets horrifiques, mentaire de ce qui peut y être saisi avec En se transformant en écrin pour ces
de road-movie, de southern gothic, de wes- les pourparlers familiaux et profession- documentaires de poche, Les Graines du
tern. La maison de jeunesse du père maté- nels à la faconde rutilante. Ces vidéos figuier fait exploser sa propre dramaturgie,
rialise surtout un temps où l’islam por- se révèlent aussi antidotes à la pratique sans retour livrée aux oiseaux et à leurs
tait les couleurs de la révolution, ou une habituelle des tortionnaires iraniens des fructueuses déjections. ■
époque encore antérieure où les voix des faux aveux filmés (à laquelle Mehran
chanteuses n’étaient pas encore bannies Tamadon consacre son documentaire LES GRAINES DU FIGUIER SAUVAGE
des ondes – un passé que le père a litté- Là où Dieu n’est pas, Cahiers no 809). De (DÂNEYE ANJIRE MAÂBED)
ralement remisé. Dans ce deuxième foyer même que, plus tard, un son à la fois Allemagne, France, Iran, 2024
qui prolifère en sous-espaces inquiétants beau et assourdissant sera amplifié via Réalisation, scénario Mohammad Rasoulof
(jardin ensauvagé, cave, resserre), la loi du un antique porte-voix de manifestant de Image Pooyan Aghababaei
père supplante le règlement de la mère ; 1979, la verticalité de ces images contem- Montage Andrew Bird
les portes sont en fer, le verrou rem- poraines passées plein écran fait accroc Son Philipp Kemptner, Hassan Shabankareh
place la serrure, la force prend moins de dans le tissu du film puis les font persis- Décors Amir Panahifar
gants, et le style de Rasoulof enfonce le ter, irréductibles à un statut de cautions Musique Karzan Mahmood
clou de sa frontalité éhontée – un didac- du réel. Quand le père se gausse de son Interprétation Misagh Zare, Soheila Golestani,
tisme droit dans ses bottes parce qu’il sait aînée qui prétend connaître les rouages Mahsa Rostami, Setareh Maleki, Niousha Akhshi,
qu’en face, le virilisme fasciste profiterait du régime, Rezvan (Mahsa Rostami) Reza Akhlaghi, Shiva Ordooei, Amineh Arani
de toute délicatesse. réplique : « Tu n’en sais pas plus que moi Production Run Way Pictures, Parallell45
Dans ce jeu à quitte ou double entre sur le système parce que tu es dedans : tu y Distribution Pyramide Distribution
réalisme politique et efficacité fictionnelle, crois et tu le protèges. » Cette intériorité Durée 2h48
l’utilisation de métrage clandestin de auto-immune qui voue toute dictature Sortie 18 septembre

CAHIERS DU CINÉMA 39 SEPTEMBRE 2024


CAHIER CRITIQUE

Le Léopard des neiges de Pema Tseden

Fauve à l’œil
par Romain Lefebvre

Ldes’ultime séquence de Balloon (2019) réu-


nissait par le montage ses personnages,
principaux aux secondaires, levant
Léopard, Tseden filme son image sur un
moniteur, et, la nuit venue, tout le monde
se réunit pour voir des documentaires
se fait aussi passerelle entre les êtres et les
mondes, franchie par les sauts du montage.
Le Léopard des neiges conjugue ainsi
les yeux au survol d’un ballon rouge. Le animaliers sur l’ordinateur de Dradul. contact avec l’animal et rapport à l’image,
dernier film de Pema Tseden, figure du Mais le moine lui-même, qui provoque en toute cohérence avec une donnée
cinéma tibétain, prématurément décédé la panique en pénétrant dans l’enclos et essentielle : le léopard est une créature
l’an dernier à 53 ans, poursuit ce geste semble spirituellement lié au léopard, se générée par ordinateur, la fascination pour
englobant. C’est ici vers un léopard des distingue par un goût peu orthodoxe pour la nature rencontrant celle pour l’illusion
neiges, retenu captif dans l’enclos d’une la photographie. de son reflet numérique. Magie du cinéma
ferme après avoir tué neuf béliers, que S’il lorgne vers la chronique sociale, plutôt que frontières ontologiques : il faut
l’attention se porte en même temps que le film se construit subtilement à travers que l’enclos s’ouvre et les êtres tantôt bru-
les appréciations divergent : l’animal est un jeu de contrastes et d’emboîtements, taux et tantôt tendres se frottent, tel le léo-
une menace pour un berger sur les nerfs couvrant un spectre allant de l’homme à pard au moine et à son père avant de se
et rustaud, un être respecté pour son père l’animal, entre le prosaïsme de certaines fondre à l’horizon. Belle conclusion pour
paisible et imprégné de bouddhisme, un situations et la majesté des paysages, l’ou- un cinéaste qui, dans la labilité de ses récits,
spécimen d’espèce protégée pour les verture du cadre et l’étroitesse des écrans, divise autant qu’il englobe, tisse ensemble
autorités inflexibles, ou encore un « bon les visions de Dradul et de sa petite amie peinture sociale et vision philosophique. ■
sujet » pour l’équipe de télévision régio- et les images du léopard filmées par le
nale avec laquelle l’on gagne les lieux. moine avec une caméra cachée dans la LE LÉOPARD DES NEIGES (GSA’)
À rebours des attentes, l’incursion de montagne. En visionnant ces images, le Chine, 2023
cette équipée citadine dans le haut pla- moine et Dradul éprouvent un curieux Réalisation, scénario Pema Tseden
teau reculé théâtre du massacre ne sert sentiment, comme si le léopard se tournait Image Matthias Delvaux
pas à une satire en règle de l’informa- vers l’objectif. Retournement du regard Montage Jin Di
tion. Comme en témoignait la confron- improbable, mais que Tseden opère bien Son, Musique Dukar Tserang
tation d’un berger à l’univers urbain dans lors des flash-back qui nous font passer Interprétation Tseten Tashi, Jinpa,
Tharlo (2015),Tseden fait se rencontrer des dans le point de vue de l’animal. Que le Genden Phuntsok, Xiong Ziqi
mondes hors des oppositions caricaturales : premier de ces basculements se fasse par le Production Mani Stones Pictures,
un caméraman qui peine à respirer en alti- biais d’un plan où la silhouette du moine Beijing Nanji Film, Dzona Pictures
tude apprend par ailleurs le tibétain, et le apparaît dans l’œil de la bête participe d’un Distribution ED Distribution
reporter Dradul (Genden Phuntsok) est jeu d’inversion : reflet dans une pupille Durée 1h49
un ami de collège du cadet de la famille ou dans une lentille, la surface de l’image Sortie 11 septembre
des bergers, un moine qui l’a averti du
drame en cours. S’il retrouve dans Le
Léopard des neiges une considération pour
les nuances sociales et culturelles,Tseden y
déploie à nouveau ce penchant anti-natu-
raliste qui, de reflets en optiques défor-
mées, distille dans ses films l’impression
d’une réalité étrangement décollée d’elle-
même, jusqu’à se dédoubler en rêve dans
Jinpa (2018).
Le Léopard des neiges intègre deux flash-
back où la couleur le cède à un noir et
blanc de gravure, et utilise aussi en fili-
grane la présence de caméras et d’écrans
qui décalent le regard et la promesse de
spectacle ou de mysticisme bon marché
liés à l’animal sauvage. L’équipe de télévi-
sion amène ainsi avant tout une forme de
recul : lors de la première apparition du

CAHIERS DU CINÉMA 40 SEPTEMBRE 2024


CAHIER CRITIQUE

À son image de Thierry de Peretti

Contrechamps corses
par Thierry Méranger

LdeePeretti
dernier long métrage de Thierry de

© ELISE PINELLI
s’inscrit d’abord dans la lignée
plusieurs de ses films précédents et
revisite l’histoire contemporaine de la
Corse en décrivant le quotidien d’une
jeunesse que déchirent la ferveur et les
contradictions de son engagement poli-
tique. S’il est bien question ici, docu-
ments d’époque à l’appui, d’événements-
jalons qui renvoient à la chronique des
combats indépendantistes souvent intes-
tins de la fin du xxE siècle, la réussite
de l’entreprise dépasse pourtant de loin
toute reconstitution documentaire. Tout
se joue d’un titre de ses films à l’autre : À
son image, adapté d’un roman de Jérôme
Ferrari, fait de la représentation l’enjeu de
son récit, apparaissant comme le contre-
champ littéral et symbolique d’Une vie
violente (2017). Il résonne aussi comme
une dédicace à sa protagoniste, Antonia
(Clara-Maria Laredo, lumineuse révéla- s’accompagne du constat, plus sévère « Et nous, on fait quoi ? C’est quoi nos vies ?
tion), personnage de pure fiction, que sa encore, d’une impossible concomitance On porte le deuil, on subit, on fait le café,
vocation de photographe, entre immer- puisque la captation arrive toujours trop on élève seules vos enfants ? » Cette fémi-
sion et distanciation, fait basculer des tard et que « la mort est déjà passée au nisation du débat contribue ainsi, toute
reportages de terrain pour Corse-Matin à moment même où une main anonyme actionne distance assumée, à faire entendre la voix
la mise en scène clicheteuse de mariages le déclencheur ». C’est ce que semble illus- du cinéaste qui, interprétant lui-même,
en bord de mer. trer le recours, en un prologue saisissant, entre perfecto et chasuble, le rôle central
Le film dit ainsi l’insatisfaction per- au flash-forward où se déroulent, en du prêtre, conscience morale de la com-
manente de l’artiste dont l’expérience vrai-faux baisser de rideau – et sans lien munauté et initiateur de l’héroïne à la
de photoreporter – engagée, de sur- apparent avec l’arrière-plan politique –, photographie, signe in fine un film à son
croît – témoigne d’un double écueil. l’accident fatal et les obsèques d’Antonia. image, passionnant et intime. ■
Celui, d’abord, d’une mythification Cette disparition programmée, qui
presque obligée du sujet qui s’oppose- fait de la photographe l’unique person- À SON IMAGE
rait à l’idéal d’une prise de vues conçue nage tragique du film, amorce de fait France, 2024
comme dévoilement. C’est ainsi que sont un changement de perspective radical, Réalisation Thierry de Peretti
évoqués en voix off les amis de la photo- véritable originalité dans le travail d’un Scénario Thierry de Peretti, Jeanne Aptekman
graphe impliqués dans la lutte clandestine cinéaste qui dans Lutte jeunesse (2017) (d’après le roman de Jérôme Ferrari)
qui, « sous son objectif », ressemblent à « des filmait le casting masculin de sa fiction Image Josée Deshaies
personnages de tragédie en proie à d’indicibles à venir. Peretti valorise ici un point de Montage Marion Monnier, Nina Desiles
tourments, alors que le problème [est] précisé- vue exclusivement féminin. Antonia, au- Son Martin Boisseau, Raphaël Mouterde,
ment l’absence totale de tragédie ». Parmi les delà de sa lucidité démystificatrice et sans Nicolas Moreau, Stéphane Thiébaut
séquences remarquables figure ainsi celle renier sa cause, choisit de ne pas se sacri- Décors Toma Baquéni
où Antonia, consciente de la nature his- fier et refuse de n’être que la compagne Interprétation Clara-Maria Laredo, Marc’Antonu
trionique du spectacle, couvre une confé- résignée d’un prisonnier politique. Elle Mozziconacci, Louis Starace, Barbara Sbraggia,
rence de presse d’autonomistes cagoulés. appuie ainsi le réquisitoire d’une amie, Saveria Giorgi, Thierry de Peretti
MANI STONES PICTURES

Il en va de même pour la seule excursion qui, dans un magnifique plan-séquence Production Les Films Velvet
hors Corse du récit, où l’ex-Yougosla- de groupe cadré au cordeau par Josée Distribution Pyramide Distribution
vie apparaît elle aussi comme un théâtre Deshaies, s’oppose à la pseudo-légiti- Durée 1h53
masculiniste décevant. Cette insatisfaction mité de la violence politique des mâles : Sortie 4 septembre

CAHIERS DU CINÉMA 41 SEPTEMBRE 2024


CAHIER CRITIQUE

Trap de M. Night Shyamalan

Papa ou tuer
par Fernando Ganzo

Cdant’est peut-être un cliché, mais certains


s’y reconnaîtront : on peut parler pen-
des heures avec un autre cinéphile à
chat et de la souris et une brillante illu-
sion de miroirs déformants. Le premier
est construit selon une logique de l’étau
condition de ne jamais discuter de sa vie resserré progressivement sur Cooper sous
personnelle, et, a contrario, quand dans la direction d’une profileuse futée du
un cadre familial un autre cinéphile nous FBI (Hayley Mills, ancienne enfant star
parle, on fait tout pour ne pas être démas- pour un rôle où la duplicité était encore
qué comme tel. Ces deux sauces-là ne plus extrême, celui des sœurs jumelles de
se mélangent pas. Cooper (Josh Harnett) La Fiancée de papa, en VO… The Parent
n’est pas un cinéphile. Il est un peu pire Trap). Les astuces de Cooper pour s’en
que cela : un tueur psychopathe. Mais sortir, aussi brutales soient-elles (pousser
personne ne le sait. Le piège tendu pen- une jeune femme dans un escalier, faire
dant le concert d’une star de la pop, Lady exploser la friteuse de l’employée du fast-
Raven (Saleka Shyamalan), est donc dou- food qui finit défigurée…), créent un
blement dangereux pour lui : non seule- mode d’identification très basique avec
ment il risque de se faire arrêter, mais sa ce Monsieur Verdoux dans une souri-
fille de 12 ans, Riley (Ariel Donoghe), cière où il sème constamment les poli-
qu’il a emmenée voir son idole, décou- ciers, sorte de version négative du héros
vrirait alors que son père est le redoutable d’Incassable (« inarrêtable » ?) au parcours
et sanguinaire « Boucher » tant recherché. profondément ironique : obligé de sauver
C’est connu, M. Night Shyamalan est les apparences devant sa fille, il déguise
l’un des rares cinéastes actuels à s’adresser ses manœuvres en excuses improbables
en même temps à un public très cinéphile mais qui systématiquement rapprochent
et à un autre très large, à celui d’Apichat- un peu plus l’adolescente de son rêve
pong Weerasethakul et à celui de Scream, de rencontrer Lady Raven. Cela com- un père américain idéal (« J’apprécie vos
et ce avec la même intensité et autant de mence par l’achat d’un tee-shirt rare afin valeurs », lui dit le vendeur), aussi ignobles
dévotion. Trap a la singularité de mettre d’obtenir des informations d’un vendeur que soient les moyens (faire croire que
exactement cela en scène : l’exception trop loquace et finit par une invitation à Riley est leucémique).
et la règle, le particulier et la foule, dans monter sur scène et même à aller back­ Face au Boucher, le minoritaire absolu,
un même espace – un stade couvert. Le stage. Soit : plus Cooper essaye de sauver il y a la masse, le populaire, l’idole. Car
résultat est à la fois un très amusant jeu du le Boucher, plus le Boucher fait de lui en parallèle de la traque, le film opère
un autre resserrement, sur la chanteuse
star interprétée par Saleka Shyamalan, fille
du cinéaste (c’est dire s’il ne s’en moque
pas, et si la question père-fille est essen-
tielle pour lui), d’abord aperçue depuis
une passerelle à son arrivée au stade, puis,
encore plus inatteignable, depuis les places
éloignées de l’orchestre où se trouvent le
père et la fille, à peine relativisées par la
présence des écrans géants qui diffusent
© 2024 WARNER BROS. ENTERTAINMENT INC.

sa performance en direct. Paradoxe : c’est


la star distante qui représente dans le film
une forme d’identification plus directe.
Quiconque a vu un concert important
d’un artiste de moins de 35 ans l’aura
remarqué : il est devenu très fréquent
qu’il ou elle parle entre les morceaux

CAHIERS DU CINÉMA 42 SEPTEMBRE 2024


CAHIER CRITIQUE

de ses problèmes psychologiques, de la Déduire que de cette dialectique dans le cinéma de Shyamalan, de retour
difficulté de la vie, de ses souffrances et Shyamalan tire une vision idéaliste, voire ici comme dans Split ou The Visit, et
ses traumas, pour en appeler à une forme tout simplement optimiste, n’aurait non pas comme un énième clin d’œil
d’empathie avec le public. Shyamalan en cependant pas de sens. Que son esprit hitchcockien : la vie sera tragique ou ne
fait la meilleure scène du film : Lady blagueur ne nous trompe pas : si le pre- sera pas. Trap raconte à sa façon l’éternel
Raven invite tout le monde dans la salle mier plan du film le relie directement au recommencement de cette angoisse. Et
à pardonner « cette personne qui vous a fait tout dernier de Knock at the Cabin (un s’il est marqué par le rire, c’est bien celui
mal » et à lever son téléphone, lampe père et sa fille écoutent une chanson dans qui précède le hurlement d’un arrache-
allumée, s’ils réussissent cet exercice de une voiture), c’est parce que le même ment dont on ne revient pas. ■
miséricorde. C’est ainsi une myriade de désespoir l’habite, le cinéaste considérant
scintillements qui pullulent tout autour comme son devoir de chercher, malgré TRAP
de Cooper, témoin étonné d’un pardon tout, ce qu’une émotion humaine peut États-Unis, 2024
et d’une commisération de masse dont procurer au milieu d’une condamna- Réalisation, scénario M. Night Shyamalan
il sait qu’il ne fera jamais l’objet. On a tion inéluctable. Surprise : c’est ce plan Image Sayombhu Mukdeeprom
rarement vu à un tel degré d’essentialisa- sublime d’une étreinte d’une fille et de Montage Noemi Preiswerk
tion la confrontation du normatif et du son père démasqué et révélé comme Décors Debbie DeVilla, Aleks Cameron
marginal. D’autant plus que Lady Raven monstre qui concentre dans le plus réduit Musique Herdís Stefánsdóttir
se servira des réseaux sociaux, comme à des espaces le plus profond et lumineux Interprétation Josh Hartnett, Ariel Donoghue,
la fin de Glass, pour combattre l’intelli- abîme de l’âme. La famille comme un Saleka Shyamalan, Hayley Mills, Alison Pill, Marnie McPhail
gence du Boucher, à travers une chaîne choix impossible entre libération et sacri- Production Blinding Edge Pictures,
d’entraide figurée par des pouces en l’air fice, et l’amour, s’il survit, comme véri- Warner Bros. Pictures, Domain Entertainment
et des cœurs flottants : un espoir commu­ table forme de miracle. C’est ainsi qu’on Distribution Warner Bros. France
nautaire qui rappelle celui de La Jeune peut lire aussi la présence de figures Durée 1h45
Fille de l’eau. maternelles terrifiantes ou traumatisantes Sortie 7 août

CAHIERS DU CINÉMA 43 SEPTEMBRE 2024


CAHIER CRITIQUE

Rencontres du troisième acte


Entretien avec M. Night Shyamalan

S’identifier à un tueur en série, ce n’est pas machinations du Boucher sont, somme En termes d’identification, plusieurs dialogues
rien. Quels enjeux de mise en scène ont découlé toute, assez ludiques. Quand il se sent filmés en champ‑contrechamp frontal sont
de ce principe ? piégé ou sous pression, il s’en tire de façon très étonnants : celui avec son complice
C’est tout simplement ce qui m’a donné très joueuse. J’ai aussi atténué tout le côté involontaire ou celui avec la mère des autres
envie de faire ce film. Quand j’en ai eu obscur : les victimes, l’histoire des crimes, filles, par exemple. Comment avez-vous
l’idée, je pensais plutôt rester dans un tout ce qu’on aurait vu dans un film nor- conçu ces vues subjectives à la valeur de plan
rôle de producteur et confier la réalisa- mal, la traque du FBI qui apprend petit à assez frappante ?
tion à quelqu’un d’autre. L’idée du piège petit plus de choses sur le tueur… On ne J’ai brisé une règle. Normalement, et c’est
me plaisait, certainement, mais je n’ai eu voit rien de tout ça. Ce récit-là est éludé presque de l’ordre de la bible du cinéaste
envie de mettre en scène moi-même que pour privilégier son point de vue à lui. pour moi, quand je filme un dialogue, je
quand j’ai eu l’idée qu’il fallait être tout fais toujours des cadres plus serrés sur la
le temps du côté du tueur. On arrive avec Vous avez beaucoup réfléchi sur le moment personne à laquelle je veux qu’on s’iden-
lui, on tombe amoureux de lui. Cet aspect où l’on apprendrait que Cooper est le Boucher ? tifie. Par exemple, si je filme quelqu’un
de la structure narrative et ce point de vue Je me suis rendu compte que ce qui était qui passe un entretien d’embauche, le
m’intéressaient pour ce que cela impli- original et amusant, c’était non pas le protagoniste sera cadré de plus près que
quait dans les émotions du spectateur : mystère mais de s’identifier à lui tout en son interlocuteur. Parfois c’est très subtil,
quand on découvre que Cooper est le sachant que c’est l’assassin. Que le pro- mais on sera toujours plus près de ce per-
tueur traqué, on est déjà connecté à lui, tagoniste et l’antagoniste soient la même sonnage. Ici, nous avons fait le contraire :
on l’aime déjà. C’est en particulier grâce personne fait constamment fluctuer les alors que tout l’enjeu est de s’identifier
à sa belle relation avec sa fille, qui per- émotions du spectateur à son égard. C’est au Boucher, les cadres sur Josh Harnett
met d’atteindre cette identification. Il ne ça qui m’a poussé à avoir une structure sont légèrement plus larges que ceux sur
restait qu’à choisir un acteur mignon et peu orthodoxe. Certains m’ont dit que les autres personnages avec qui il inte-
charismatique, et à rendre le personnage j’aurais dû faire durer le mystère davantage, ragit. Ça donne le sentiment qu’il rend
drôle pour faire que n’importe qui se mais il fallait que ce grand basculement les gens mal à l’aise, qu’il les scrute. C’est
voie un peu en lui. Avec Josh Harnett, arrive très tôt : tout le film tient dans ce purement instinctif : ce n’est pas qu’il
nous nous sommes rendu compte que les troisième acte. soit plus intense dans ses échanges, c’est

SABRINA LANTOS/© 2024 WARNER BROS. ENTERTAINMENT INC.

CAHIERS DU CINÉMA 44 SEPTEMBRE 2024


SABRINA LANTOS/© 2024 WARNER BROS. ENTERTAINMENT INC. CAHIER CRITIQUE

M. Night Shyamalan et Saleka Shyamalan, interprète de Lady Raven, sur le tournage de Trap.

juste sa façon de voir la vie : il focalise. Cooper et de sa fille, la présence d’autres Le Boucher et Lady Raven. La différence
Ces deux dialogues que vous évoquez personnes qui crient derrière eux est avec Lady Raven est que son identité est
traduisent cette intensité, ils permettent constante. Il fallait que l’on sente la pré- dévoilée, elle est publique. Et donc le tra-
de voir à quel point il peut se concen- sence de la foule mais que l’on n’y pense vail que le film fait sur elle consiste à révé-
trer et vous contrôler pendant qu’il vous pas, parce que Cooper n’y pense pas, sauf ler sa vraie personne, notamment dans les
parle. Comme si son charme était celui à quelques rares moments, comme quand séquences dans la voiture et dans la maison.
d’un hypnotiseur. tout le monde allume la lampe de son L’idée est que, si elle reste Lady Raven, le
téléphone et qu’il voit 20 000 personnes jeune homme enfermé par le Boucher va
Ça faisait longtemps que vous n’aviez pas en train de réagir à ce que dit une chan- mourir. Quand je discutais avec Saleka sur
fait un film à si grande échelle, avec autant teuse. C’est pour travailler cette claustro- son rôle, je lui demandais : « Est-ce que tu es
de figurants dans un vaste décor. Mais la mise phobie que j’ai décidé de filmer dans un vraiment cette personne devant la foule ? Est-ce
en scène et le récit sont toujours acheminés stade fermé et pas à ciel ouvert. Quand que dans l’instant décisif tu seras quelqu’un
vers des petits espaces, et vers l’intimité nous avons trouvé celui-ci en particulier d’autre ? » Quand Cooper lui dit : « Tu n’as
du personnage. (situé à Toronto, même si le film est censé se qu’à hurler, et on m’attrapera, mais ce garçon
Si je voulais avoir des foules, c’était dérouler à Philadelphie, ndlr), j’ai passé trois mourra », elle devient qui elle est vraiment.
justement pour montrer l’isolement. On mois à l’arpenter et, en voyant quelques Quand à Cooper, son identité est incon-
dit toujours que la vie à New York est pièces, certains espaces, les toilettes, les nue, comme un superhéros dans sa vie
très solitaire, et c’est vrai. C’est dans les coulisses, j’avais l’impression que le film civile, comme Superman avec ses lunettes.
petites villes qu’on se sent accompagné, s’écrivait tout seul, et que ce serait l’his- On retrouve dans le film des idées chères
qu’on s’adresse à nous dans la rue si on a toire de quelqu’un qui tente de sortir par aux comics – comment chacun s’identifie
besoin d’aide ou juste pour dire bonjour. ces pièces, puis se retrouve à nouveau à son rôle, qui est publiquement connu et
Ici, Cooper est au milieu d’une marée de repoussé vers l’orchestre et la foule. qui reste un mystère, comment les person-
fans obsédés par une seule personne, qui nages sont connectés entre eux ou isolés
se trouve sur scène : Lady Raven. Il vit Pourrait-on dire que le vrai champ-contrechamp des autres, quelle idéologie ils représentent
une expérience complètement différente du film est celui entre Lady Raven et Cooper ? et laquelle est la meilleure.
de celle des gens qui l’entourent. Donc La star, sur scène, et l’anonyme dans la foule
il est très seul, et, ironiquement, claustro- qui est en quelque sorte la star secrète…
phobe parmi les filles qui hurlent. C’est C’est curieux, parce que j’avais pensé Entretien réalisé par Fernando Ganzo
pourquoi, dans les plans rapprochés de au film comme à une bande dessinée : par visioconférence, le 29 juillet.

CAHIERS DU CINÉMA 45 SEPTEMBRE 2024


CAHIER CRITIQUE

dont la dépouille jamais retrouvée gît pro-

EPICMEDIA PRODUCTIONS
bablement quelques pieds sous la surface
d’un champ de bataille ou d’une jungle.
Intimité et universalité se mêlent ainsi
inextricablement, tant l’histoire déchi-
rée de l’orphelin et aspirant migrant du
couple amoureux se lit en filigrane de
celle de son pays.
La verticalité qui constitue l’épine dor-
sale du film est ainsi intimement liée au
principe de partition qui le structure. En
témoigne, outre la tension entre la sur-
face et les profondeurs, l’apparition du
titre à son mitan, confortée par l’astuce
onomastique et humoristique qui suggère
un diptyque. Pourtant, loin de se conten-
ter de rappeler la fracture historique du
Vietnam ou de souligner une divergence
d’aspiration des protagonistes – qui ne
seront jamais vraiment différenciés l’un de
l’autre –, cette construction dynamise le
récit, permettant aux deux jeunes amants,
accompagnés de la veuve et de l’ancien
combattant qui fut le dernier à croiser le
chemin du défunt, de se résoudre à par-
tir sur les traces du passé pour rejouer le
Viêt and Nam de Truong Minh Quy dernier trajet vers le Sud du père disparu.
Si la révélation qui s’ensuit témoigne de
la possible libération de la parole, l’essen-

Viet-viet underground tiel pour le cinéaste ne se résume pas à


un quelconque twist scénaristique : la
deuxième­ partie du film – où rôde le
par Thierry Méranger fantastique d’Apichatpong – lie la resti-
tution de la mémoire aux visions fanto-
matiques qui peuplent les rêves des per-
sonnages et investissent le réel, à l’image

Atroisième
près The Tree House (2019), poste d’ob-
servation très remarqué en festival, le
long métrage de Truong Minh
la fable historique ou à l’essai onirique,
au fil de séquences qui s’affranchissent
le plus souvent de toute obligation de
d’une medium excavatrice dont il importe
finalement peu de savoir si les dons sont
feints, ou d’une gerbe d’étincelles qui
Quy propose une plongée dans les profon- continuité chronologique et stylistique. envahit l’écran lors d’une séance chez
deurs de son Vietnam natal. L’immersion Chaque segment, superbement filmé en le barbier. Cette magie sans prestidigita-
est à la fois littérale et symbolique : le film argentique comme il aurait pu l’être en tion fait à elle seule de Viêt and Nam une
s’ouvre au noir, dans un lieu souterrain où 2001 (la seule datation possible de l’ac- œuvre stimulante. ■
résonne l’écho de quelques bruits d’eau et tion tient à une mention des attentats du
d’un halètement non identifié. Un corps 11 Septembre), semble revendiquer une VIÊT AND NAM (TRONG LONG DAT)
nu, ectoplasmique et anamorphosé, par- mise en scène ou un dispositif qui lui est Vietnam, Philippines, Singapour, France, Pays-Bas,
court furtivement l’écran. Un générique propre. La belle surprise de l’expérience Italie, Allemagne, États-Unis, 2024
qui ne révèle pas de titre fait apparaître est la cohérence de l’ensemble qui, sans Réalisation, scénario Truong Minh Quy
deux jeunes hommes amoureux, mineurs lever tous les mystères de ses récits entre- Image Son Doan
de fond qui ne seront jamais nommés mais lacés toujours intrigants, invite constam- Montage Félix Rehm
dont les propos évoquent un cauchemar ment à les mettre en rapport. Au motif de Son Vincent Villa
et une expérience de suffocation qui ne l’enfouissement représenté par la claustra- Décors, costumes Truong Trung Dao
renvoient pas à leur travail un kilomètre tion des extracteurs de charbon répond Interprétation Pham Thanh Hài, Dào Duy Bào Djnh,
sous terre. D’emblée, étrangeté hybride à l’enfermement mortifère des candidats Lê Viêt Tung, Nguyen Thj Nga
l’appui, se révèle l’essentiel des enjeux de à l’émigration – parmi lesquels l’un des Production Epicmedia Productions, Purin Pictures,
Viêt and Nam. Son déroutant foisonne- deux amants – dans des containers censés E&W Films, An Original Picture, Volos Films, Scarlet Visions,
ment aussi. Car le film empruntera d’un permettre leur évasion. Mais aussi celui, Cinema Inutile, Lagi Limited, Deuxième Ligne Films
bout à l’autre à la romance queer, à la plus fantasmatique, de la disparition d’un Distribution Nour Films
chronique ouvrière, au pamphlet socio- père mort au combat pendant la guerre Durée 2h09
politique, à la quête psychanalytique, à civile – avant la naissance de son fils – et Sortie 25 septembre

CAHIERS DU CINÉMA 46 SEPTEMBRE 2024


CAHIER CRITIQUE

combinatoires (couple homo/couple


Vivre, mourir, renaître de Gaël Morel hétéro/parentalité/mariage) déployées
en autant d’horizons utopiques. Utopies

L’homme d’à côté


que Gaël Morel tisse et construit en un
vertigineux paradoxe. Plus la mort se rap-
proche, plus le récit lui oppose des forces
de vie et d’inventivité qui la débordent
par Élisabeth Lequeret de toutes parts.
« Si tu me quittes, je te tue. » Loin de la
menace liminaire, c’est Emma qui consacre
ce renversement. Quand Cyril voudrait

JEmma
usqu’où peut mener l’amour ? « Si tu
me quittes, je te tue », déclare en incipit
(Lou Lampros) à Sammy (Théo
chaque mouvement sa couleur et son
timbre singulier. À commencer par celui
de l’innocence, saisi en instantanés –
prendre le large « quelques mois », c’est elle
qui lui demande de rester. Pragmatisme
ou amour total ? Le film choisit de ne
Christine). Mauvaise réponse, bonne scènes coupées en plein élan, contrastes pas répondre, manière de ne pas ralentir sa
question. C’est la nuit, la route vers Paris appuyés – marquant une frontière musi- course en dérivant vers l’explication psy-
est encore longue. Le long du canal de cale entre les deux couples : pour Sammy chologique, s’infléchissant vers une tout
l’Ourcq, de rares lampadaires éclairent le et Emma, Tchaïkovski et Debussy ; pour autre dimension, où ce n’est plus le désir
profil des deux amants fêtards : jeunesse et Sammy et Cyril, Bowie et son Modern mais l’urgence qui guide l’action, submer-
beauté distribués à égalité entre la longue Love, lors d’une scène qui offre au gée par les enjeux plus grands de l’amour
tige blonde et son sculptural compagnon. Mauvais Sang de Leos Carax un contre- et de la survie. Après qu’Orphée fut déchi-
Un enfant est né, un appartement, point ironique. queté, sa tête tranchée, jetée sur l’Hèbre,
bientôt retapé pour l’accueillir : balises Si le cœur secret du mélodrame tient continuait à chanter. Laissons-nous porter
que rien ne semble pouvoir faire dériver, à la longueur d’avance du spectateur, par ce chant, il dit tout de l’émotion pro-
pas même ce long baiser échangé entre celle-ci est ici prise en charge par le fonde qui nous étreint à la fin du film. ■
Sammy et un inconnu – en même temps regard de Cyril. Photographe, « la mort
qu’un ecsta. La scène impose un regard au travail » est son affaire, et doublement. VIVRE, MOURIR, RENAÎTRE
plus qu’un personnage, et avec elle un Les années 1990 et leur arsenal d’acro- France, 2024
désir qui ne se laisse pas oublier, posant nymes (CD4, AZT, ARV…) affolent les Réalisation Gaël Morel
son ombre légère sur ce bonheur parfait. compteurs, renversant temporalités, âges Scénario Gaël Morel, Laurette Polmanss
Comment, en 2024, filmer un couple et apparences. Quand Sammy, porté par Image David Chambille
à trois ? À la faveur du plus trivial, répond Emma, traverse péniblement la rue, deux Montage Catherine Schwartz
le film. Chez lui, Sammy casse une cloi- petits vieillards, sur le trottoir opposé, leur Son Jean Minondo
son. En voisin contrarié mais conciliant, offrent un cruel miroir. Décors Hélène Dubreuil
Cyril (Victor Belmondo), photographe Car désormais le temps ne se compte Costumes Helena Gonçalves
déjà connu, sonne à sa porte. Gaël Morel plus qu’à rebours : celui de Cyril autant Interprétation Victor Belmondo, Lou Lampros,
saisit l’espace de l’immeuble comme un que celui de ses modèles, à commencer Théo Christine, Elli Medeiros
labyrinthe du désir. En haut, l’apparte- par Sammy. C’est ce lent glissement que Production ARP
ment : lumineux, théâtre d’une joyeuse Vivre, mourir, renaître prend en charge, Distribution ARP Sélection
conjugalité. En bas : le studio qui abrite s’assagissant en de longs plans-séquences, Durée 1h49
la chambre noire de Cyril – « ma caverne », recomposant en 110 minutes toutes les Sortie 25 septembre
dit-il. C’est l’une des plus belles idées du
film : dessiner une sensualité qui se tait
encore, logée dans les creux du quoti-
dien – billets glissés, tels des mots doux,
dans la boîte aux lettres de Cyril, pour
l’informer des jours où le bruit l’empê-
chera de travailler, et qui auront, bien sûr,
l’effet inverse. Donc : ménage à trois ?
À quatre, plutôt. Car les cartes du genre
et de ses possibles avatars vaudevillesques
vont être rebattues par un joueur qui a
pour nom VIH.
Si ses premiers films étaient des fugues,
Gaël Morel vise ici l’ampleur d’une tra-
versée, voire d’une fresque. Sitôt son dis-
positif (si téchinesque) constitué, Vivre,
mourir, renaître déploie un récit en trois
© ARP SELECTION

temps, chacun pr is en charge par le


regard d’un personnage qui imprime à

CAHIERS DU CINÉMA 47 SEPTEMBRE 2024


CAHIER CRITIQUE

LES FILMS DU BAL


statue-narratrice, il recoupe des entités
Dahomey de Mati Diop labiles. Écrite en collaboration avec l’au-
teur haïtien Makenzy Orcel, puis adaptée

Les statues rêvent aussi


en langue fongbée, cette voix off est scan-
dée par un chœur aux timbres pluriels et
au rendu métallique. Autant d’opérations
qui restituent quelque chose d’une traduc-
par Élodie Tamayo tion impossible de la langue des statues,
aussi énigmatique que celle des morts.
Dahomey cherche donc moins à bor-

NBénin)
ovembre 2021. Après plus d’un siècle,
vingt-six trésors du Dahomey (actuel
retournent de Paris à leur terre
et jeux de reflets). S’il naît d’une saine
colère face à l’histoire des spoliations, cet
arc réparateur minore la dimension inter-
ner le sens de l’événement qu’à le faire
vibrer et résonner, notamment par l’en-
trelacement des musiques de Dean Blunt
d’origine, devant la caméra de Mati Diop. nationale des réflexions postcoloniales et Wally Badarou. La caisse de résonnance
Leur pillage par les colons français eut lieu sur les pratiques muséales ainsi que les provient de l’épaisseur du temps, soit du
alors que la technique du cinéma émer- enjeux diplomatiques, juridiques et éco- retour, des revenants mais aussi du rêve
geait. Que se serait-il passé si ce rapt avait nomiques qui motivent les restitutions. (qui viendrait de l’ancien français « res-
été filmé ? La prise de vues aurait-elle De même, la violence incarnée par ces ver », re-errer). Car, à la suite d’Atlan-
redoublé la capture de ces pièces, ou se trophées de guerre est peu traitée, alors tique, Dahomey entrelace le document (ici,
serait-elles révoltées contre la machine qu’ils exaltent le pouvoir militaire et d’as- à des fins d’archive) à des traits fantas-
pour en déjouer la saisie ? Dahomey (Ours sujettissement des anciens rois (comme tiques. On glisse « de la trace à la transe ».
d’or à Berlin) rêve de cette « dé-prise », cette statue ayant pour base un cercle de L’émancipation tient dans ce choix de
celle qui transformerait l’objet en sujet femmes ligotées). La voix off d’une de ces renverser l’aliénation en devenant posi-
et le vu en voyant, adaptant sa mise en effigies viriles, non genrée et sous-titrée tivement alien. Soit de revendiquer une
scène à la liberté retrouvée de ces effigies. en écriture inclusive, propose à cet égard part d’étrangeté, voire d’hallucination, au
Soit une voie pour conjurer l’avertisse- un contrepied déroutant. présent comme au passé, face à une his-
ment formulé dans Les statues meurent aussi Pour autant, la polyphonie rouvre l’in- toire manquante. Il est donc vrai que, dans
d’Alain Resnais et Chris Marker (1953) : terprétation. Mati Diop réunit de jeunes cet interstice, les statues rêvent aussi. ■
« Un objet est mort quand le regard vivant qui universitaires en une stimulante agora
s’est posé sur lui a disparu, et quand nous qui sonde le sens voire le non-sens de DAHOMEY
aurons disparu, nos objets iront là où nous ces objets, entre crainte d’une récupéra- Bénin, France, Sénégal, 2024
envoyons ceux des “Nègres” : au musée. » tion politique et promesse d’une culture Réalisation Mati Diop
Ce projet libérateur est paradoxa- à réinventer. Sans travail mémoriel, ce Image Joséphine Drouin Viallard
lement guidé par quelques partis pris sont de simples « trucs », des « statuettes » Montage Gabriel Gonzalez
rigides. Le trajet du film tend à un cer- sans signification, assène un participant. Son Corneille Houssou, Nicolas Becker, Cyril Holtz
tain manichéisme : du noir tombeau du On pense à d’autres universitaires : ceux Musique Dean Blunt, Wally Badarou
Quai Branly (les plans y sont cliniques, du Carnet de notes pour une Orestie afri- Production Les Films du Bal, Fanta Sy
mutiques, obscurs) à la révélation dia- caine de Pier Paolo Pasolini (1970), assu- Distribution Les Films du Losange
phane de l’exposition béninoise (une mant un rôle de contradicteurs face Durée 1h08
mise au jour toute en puits de lumière au cinéaste. Quant au « je » usité par la Sortie 11 septembre

CAHIERS DU CINÉMA 48 SEPTEMBRE 2024


CAHIER CRITIQUE

After Fede Álvarez entend revenir à l’essence tout un second degré dont on peine à
d’Anthony Lapia du film matriciel, en radicalisant l’orga- saisir la force subversive. Il semble désor-
2023, France. Avec Louise Chevillotte, nicité monstrueuse de son imaginaire : mais aller de soi que les conditions d’ac-
Majd Mastoura, Natalia Wiszniewska. 1h09. les facehuggers insèrent de force un ovipo- cueil des migrants soient dans le cinéma
Sortie le 25 septembre. siteur aux mensurations anormales dans français interrogées à coup d’auto-égra-
L’aspect le plus séduisant du premier long la bouche de leurs victimes tandis que tignure, qu’il s’agisse ici de ridiculiser
métrage d’Anthony Lapia est lié à son les cocons des xénomorphes ressemblent des locaux bas du front ou d’écorner sa
dispositif de tournage : quatorze nuits plus que jamais à de gigantesques vagins propre figure d’artiste affligée par l’état
d’une fête techno organisée par la pro- dégoulinant de fluides. Mais les choses se du monde. Après sa satire de la vie de
duction durant laquelle la caméra se mêle gâtent peu à peu à partir du moment où quadragénaires américaines dans sa série
à l’événement dans un geste immersif, le film décongèle littéralement les créa- On the Verge, Delpy montre sans rien nous
captant de l’intérieur les mouvements des tions de H. R. Giger pour reparcourir apprendre la petitesse de Français peu-
corps, les vibrations de la musique et de l’intégralité des précédents épisodes, dans reux et incompétents. Seul moment où
la danse. Des plans serrés s’attardent lon- une logique de mue continue. Le véritable le marasme ambiant atteint une puissance
guement sur les visages des fêtards dans Alien, c’est au fond le film : un parasite pathétique : la scène où le garde-cham-
un état proche de l’extase. Petit à petit, qui pénètre un hôte pour y déposer ses pêtre (M. Fraize) chante longuement au
des bribes de fiction interviennent dans œufs et passer d’une forme à l’autre. Álva- Syrien « Quelque chose de Tennessee ».
la narration et deux visages se dégagent rez troque ainsi la pesanteur froide de son La grandeur rêvée a capella suspend un
de la communion collective : Félicité amorce pour des scènes de fusillade et des temps un humour qui tourne à vide, mais
(Louise Chevillotte) et Saïd (Majd Mas- courses-poursuites heurtées convoquant ne suffit pas à ouvrir le microcosme gau-
toura), qui viennent de se rencontrer et respectivement les souvenirs de Cameron lois de Paimpont à une vie plus désirable.
qui vont poursuivre la soirée ensemble et de Fincher. Ouvert sous les auspices du Mathilde Grasset
dans l’appartement de la première. Dans Huitième passager et clos dans le grand-
cette deuxième partie où la fiction prend guignolesque et la dégénérescence de
le dessus apparaissent aussi les limites du La Résurrection de Jeunet, Romulus est en Les Belles Créatures
film. C’est l’union de deux personnages cela emblématique de la dynamique de la de Guðmundur Arnar Guðmundsson
en apparence opposés : elle, avocate issue saga, dont les entreprises de « renaissance » Islande, Danemark, 2022. Avec Birgir Dagur
d’un milieu bourgeois, lui, chauffeur (nom de la station spatiale du film) actent Bjarkason, Áskell Einar Pálmason, Viktor Benóný
VTC d’origine immigrée. La tentative l’impossibilité de recouvrer l’éclat de son Benediktsson. 2h03. Sortie le 25 septembre.
de dessiner un horizon politique à cet inspiration première. Dès les premières minutes des Belles Créa-
After semble forcée et insuffisante : alors Josué Morel tures, Guðmundur Arnar Guðmundsson
que Saïd croit à la nécessité de la lutte superpose d’épaisses couches de détresse
sociale et du combat politique (le film sociale et de violence, pour mieux y
fait allusion aux Gilets jaunes), Félicité Les Barbares chercher la lumière. C’est que, dans la
est résignée et pense que rien ne peut de Julie Delpy famille « caméra portée », son approche
empêcher le triomphe du néo-capita- France, 2024. Avec Julie Delpy, Sandrine Kiberlain, évoque celle d’une Andrea Arnold plutôt
lisme. Une esquisse d’un questionnement Laurent Lafitte. 1h41. Sortie le 18 septembre. que le misérabilisme programmatique des
qui aurait mérité un développement plus Au cœur de la forêt de Brocéliande, un frères Dardenne. De son Islande natale,
large, mais que le film à la durée très village s’apprête à accueillir une famille le cinéaste laisse le pittoresque au pla-
courte (69 minutes) ne prend pas la peine de réfugiés syriens : on commente, on card – Reykjavik y apparaît tristement
d’approfondir. Reste une belle rencontre s’organise, les électeurs RN et l’institu- ordinaire – pour s’intéresser à la ren-
entre deux âmes de la nuit au hasard trice de gauche (Julie Delpy) se disputent. contre entre le chétif Balli, victime de
d’une fête dont l’énergie dionysiaque fait La candeur avec laquelle le film clame harcèlement, et un groupe de terreurs
trembler les images. son ambition politique, d’autant plus qui semblent comme lui déjà vouées à
Ariel Schweitzer déconcertante que sa caricature de l’ex- un funeste destin. N’observant jamais ces
trême droite paraît aujourd’hui stérile, est jeunes adolescents à la façon d’un ento-
habillée de références censées la soutenir : mologiste détaché, le cinéaste accom-
Alien : Romulus celle du conte (« Il était une fois à Paim- pagne au contraire leurs mouvements
de Fede Álvarez pont », nous dit un carton), du théâtre (le jusqu’à frôler leurs peaux, à pénétrer leurs
États-Unis, 2024. Avec Cailee Spaeny, David Jonsson film est divisé en actes) et du faux docu- rêves et leurs intuitions, comme s’il fal-
Fray, Isabela Merced. 1h59. Sortie le 14 août. mentaire (une équipe de journalistes suit lait, pour entrer en lien avec eux, en pas-
Le début de Romulus a de quoi séduire : les aventures des villageois pour la télé ser par la sensation brute, l’émotion nue
tablant sur une qualité de silence et d’es- régionale). La première est aussitôt gal- qui fondent encore grandement leurs
pace inédite dans la franchise Alien depuis vaudée : l’institutrice apprend à ses élèves actions. La caméra portée cherche alors
le premier volet réalisé par Ridley Scott, que, quelle que soit la princesse, « passés à combler un gouffre, à faire renaître un
le film dessine d’abord un horizon plus 30 ans, c’est toujours la même histoire ». À la âge de la vie où le champ des possibles
orthodoxe que postmoderne, entre décors seconde, le film emprunte sa galerie de s’ouvre, prématurément, devant des indi-
concrets et effets pratiques (la plupart des personnages vaudevillesques et l’unité de vidus impulsifs et vulnérables. La singula-
créatures sont des animatroniques et des lieu, sans faire varier les systèmes d’oppo- rité du film tient dans les questions pré-
marionnettes rehaussées numériquement). sition prévisibles. La dernière ajoute au cises que l’Islandais creuse délicatement.

CAHIERS DU CINÉMA 50 SEPTEMBRE 2024


CAHIER CRITIQUE

OUTPLAY FILMS
Les Belles Créatures de Guðmundur Arnar Guðmundsson.

Sur la base d’un travail abouti avec ses sous le pseudo de « Rosecelavi­», aide des de l’ensemble ne serviront qu’à alimenter
jeunes acteurs, dont il tire des figures chômeurs démunis face aux méandres de une rhétorique réactionnaire assénant
attachantes, il dépeint avec acuité une l’administration et au spectre de la radia- que #MeToo a détruit l’érotisme. Le
perméabilité entre violence et érotisme, tion. Démarche ouverte qui mène sur les personnage incarne ainsi le faux point
agressivité et soin. lieux de la négociation de la réforme, où focal d’un à-plat qui se déploie sans
Olivia Cooper-Hadjian la cinéaste ne récolte que le silence du perspective ni point de vue, que ce soit
directeur de l’Unédic, mais discute avec celui du male ou du female gaze. Dans les
un boulanger croisé au hasard. L’Effet couloirs aseptisés d’un hôtel hongkon-
L’Effet Bahamas Bahamas produit un geste de retour- gais défilent des escorts interchangeables
d’Hélène Crouzillat nement : à une « rumeur » médiatique aux relents coloniaux, zombies sans âme
France, 2024. Documentaire. 1h35. mise en scène avec humour et au fan- ânonnant des banalités. Non content
Sortie le 11 septembre. tasme des « profiteurs », il oppose la voix d’uniformiser les corps, les lieux, les situa-
54 centimètres. Soit l’épaisseur de docu- de la rue et des visages. Un film d’utilité tions, le film annule toute la potentielle
ments mesurés dans les bureaux d’un publique, assurément. portée subversive charriée par l’érotisme
avocat. Chiffre éloquent : la réforme de Romain Lefebvre ou même la pornographie. Ne reste plus
l’assurance chômage n’est pas une mince pour le spectateur qu’à diagnostiquer une
affaire, et il est difficile de concevoir un schizophrénie qui n’aurait pu échapper à
sujet plus rébarbatif. Hélène Crouzillat Emmanuelle l’aporie que dans un film de Catherine
s’en saisit pourtant avec brio, s’écarte du d’Audrey Diwan Breillat, entre l’aspiration théorique à
sentier battu du film-dossier en se don- États-Unis, France, 2024. Avec Noémie Merlant, l’indiscipline et l’hiératisme angélique de
nant le rôle d’enquêtrice. Sur le mur d’un Will Sharpe, Naomi Watts. 1h57. l’érotisme chic. Qui cherche du sexe sans
appartement en bord de mer, la cinéaste Sortie le 25 septembre. le choc se perd dans le toc.
confectionne ainsi au fil de ses recherches Cinquante ans après le malicieux navet Hélène Boons
une mind map où coupures de presse, embrasé de Just Jaeckin resurgit un Emma-
noms d’organismes de gestion et photo- nuelle sans braise ni humour, sirupeuse-
graphies s’agglomèrent et se relient par ment peine-à-jouir, nimbé de l’éclat Kill
des fils de laine. Bricolage ingénieux qui orangé d’une publicité pour produit de de Nikhil Nagesh Bhat
répond à une visée pédagogique – recons- luxe. Le roman signé par Emmanuelle Inde, 2023. Avec Laksh Lalwani, Raghav Juyal,
truire un dispositif et faire apparaître le Arsan, certes daté, bénéficiait au moins Tanya Maniktala. 1h45. Sortie le 11 septembre.
détricotage d’une politique publique – d’une aura libertaire ; que n’est-il réac- Pour convaincre Tulika (Tanya Manik-
dans les atours fantaisistes d’une instal- tualisé au service d’une radicalité qui se tala) de se marier avec lui alors qu’elle est
lation d’art plastique. Mais le début sur hisserait à la hauteur de notre époque ? fiancée par son père à un homme riche,
des manifestations signale que cette opé- L’Emmanuelle de 2024 pose, masse ses Amrot (Laksh Lalwani), un membre des
ration d’intérieur se noue à l’extérieur rides, se rase joliment, se masturbe sage- Forces spéciales indiennes, s’embarque
à travers des plans de manifestations et ment. Même nue, la poupée demeure dans le train pour New Delhi que la
les interventions de syndicalistes, d’un corsetée. La moue boudeuse, elle fait jeune femme prend avec sa famille, sans
sociologue, ou de Rose-Marie Péchallat, l’amour comme d’autres font leurs savoir qu’une bande de truands cruels
ancienne employée de Pôle Emploi qui, courses. Les factices apparences féministes et sanguinaires a prévu de s’en emparer.

CAHIERS DU CINÉMA 51 SEPTEMBRE 2024


CAHIER CRITIQUE

Contorsions burlesques, dilemmes de qui avait commencé par planter un décor allemand des trente dernières années
mélodrame, assauts guerriers, chorégra- rattaché à l’actualité – cité bruxelloise, et fille du fondateur des Verts) à ses ex-
phies d’arts martiaux, le tout parsemé de violences policières, manifestations contre beaux fils pour masquer sa séparation à
giclées gore : l’impureté du cinéma de celles-ci –, prend le tour d’un thriller tor- ses propres parents. Cette phrase, le film la
genre est portée à son apogée, faisant de tueux. Bonne idée de départ que de dissi- fait aussi entendre comme la devise d’un
chaque séquence un modèle d’hybridité muler un autre monde, et donc un autre biculturalisme franco-allemand renouvelé
d’autant plus jubilatoire qu’elle est étirée film possible derrière une porte interdite, à la chute du Mur et qui a baigné l’ado-
jusqu’à saturation. En se pliant à la claus- magique à sa façon. Mais pourquoi semer lescence de la cinéaste. Dommage que
trophilie du film de train, Nikhil Nagesh les indices d’une société existante, d’un le programme psychologique entrave ici
Bhat épuise l’espace conventionnel du quotidien (sub)urbain, pour ensuite les la porosité entre les échelles familiale et
wagon ou de la cabine à des fins gra- dissoudre dans une para-réalité nocturne européenne qui aurait pu donner à ce
phiques et abstraites, le déconstruit puis le très fabriquée, mise sur pieds avec une coming of age une portée allégorique.
reconstruit par des plongées zénithales ou application pas loin d’être rigide, et qui Charlotte Garson
des profondeurs de champ très appuyées. finit par réduire l’arrière-plan politique
Bien que Kill se déroule principalement à un prétexte ? Symptôme classique : le
dans deux wagons, le train y paraît infini. contexte sociologique est dessiné par le La Partition
Paradoxalement, il s’affaiblit dès qu’il scénario comme s’il devait compenser le de Matthias Glasner
cherche à fonder la fiction sur des senti- fait de n’engendrer « que » du suspense Allemagne, 2024. Avec Lars Eidinger,
ments davantage que sur le mouvement et (pourquoi s’en excuser ?), et les portes Corinna Harfouch, Lilith Stangenberg. 3h.
le rythme. Le basculement vers le revenge trompeuses ouvrent sur des enfers un peu Sortie le 4 septembre.
movie le rallonge et l’alourdit, tout en trop polis, où les problèmes contempo- Trois décès, deux enterrements, quelques
affirmant une vision politique pénible. Les rains sont noyés dans une nuit de cau- naissances : La Partition joue en quatre
policiers chargés de la sécurité à bord du chemars joliment photographiés – mais parties la petite phrase de plusieurs vies
train dorment sans rien entendre du mas- déconnectés des angoisses du jour. rayonnant autour d’une seule, celle de
sacre qui s’y joue. Face à l’incompétence Yal Sadat Tom Lunies (Lars Eidinger), chef d’or-
de la police, Kill réhabilite les militaires, chestre aux parents déclinants et à la sœur
les seuls à veiller sur les citoyens. Au alcoolique éthérée (Lilith Stangenberg).
début, ils puent. Le héros fait même sa Langue étrangère Passent les mois et les années, passent aussi
déclaration d’amour dans les toilettes du de Claire Burger plutôt bien ces trois heures animées par de
train, après avoir ouvert la fenêtre, comme France, Allemagne, Belgique, 2024. séduisantes ruptures de rythme et d’on-
s’il était dans son milieu originaire. Il aura Avec Lilith Grasmug, Josefa Heinsius, Nina Hoss. doyantes dégringolades de ton similaires à
fallu ce bain de sang nourri de machettes 1h46. Sortie le 11 septembre. celles de l’existence. Chaque scène confi-
et de poignards pour faire comprendre Native de Moselle, Claire Burger y a gure son propre tempo et vaut en elle-
au spectateur à quel point l’armée, même tourné plusieurs fois ; Langue étrangère même, insulairement sinistre ou burlesque,
nauséabonde, est indispensable et même creuse son sillon d’un cinéma géogra- en même temps qu’elle fait partie d’un
digne d’être aimée. phiquement et formellement fronta- tout : ici une intervention dentaire ino-
Jean-Marie Samocki lier (la mère borderline de Party Girl, les pinée, là une longue conversation entre la
longues coulées proches de la captation mère et le fils, là encore un réveillon de
théâtrale de C’est ça l’amour, tous deux Noël arrosé par le suicide d’un composi-
La nuit se traîne tournés à Forbach). Fanny (Lilith Gras- teur dépressif et commenté au téléphone
de Michiel Blanchart mug), lycéenne strasbourgeoise harce- par le héros perplexe. Cela nivelle l’en-
Belgique, France, 2024. Avec Jonathan lée en classe, est expédiée à Leipzig chez semble des péripéties, comme pour rap-
Feltre, Natacha Krief, Romain Duris. 1h31. une ancienne amie de sa mère, dont la peler l’illisibilité de la condition humaine
Sortie le 28 août. fille, Lena (Josefa Heinsius, excellente), sa au moment où elle s’éprouve, puisque ce
Ouvrir la mauvaise porte, et basculer dans correspondante imposée, « ne [lui] corres- n’est qu’à l’heure du trépas, et pas avant,
un cauchemar hitchcocko-kafkaïen : c’est pond pas ». La greffe commence par ne que l’individu comprend (peut-être) qui
ce qui arrive à Mady (Jonathan Feltre), pas prendre, la jeune militante d’extrême ou quoi a pour lui le plus compté. Le titre
serrurier la nuit pour financer ses études. gauche snobant l’ado française dépressive allemand (Sterben, « mourir ») s’explique
À la demande d’une jeune femme soi- à la valise pleine de bonbons. Langue étran- ainsi. Loin toutefois de se laisser traverser
disant coincée sur son palier, il déver- gère décolle quand le point de vue bas- par une structure rayonnante apte à ouvrir
rouille l’accès à un lugubre appartement cule de Fanny à Lena, qui semble mieux des brèches, la fresque valorise in fine le
©BANDE À PART FILMS/ATELIER DE PRODUCTION

où il subit l’agression d’un homme en s’en tirer que les deux générations qui cocon familial sur le mode de la série, en
furie. En ripostant légitimement, Mady l’élèvent (une mère alcoolique, un grand- célébrant la continuité générationnelle
provoque un bain de sang et bute à la père « ostalgique » et raciste). La mise en au-delà de la rupture et en optant pour
fois sur une sombre histoire de pactole, scène relâche les mailles narratives, l’amitié des cadrages vus et revus.Toute vraie sur-
sur une poignée de gangsters (dont un devient elle-même frontalière de l’amour prise est bannie de ce grand cycle de la
Romain Duris dans son registre « atten- et le titre se charge d’un sens organique, vie qui ne l’aime pas assez fort, la vie, pour
tion chien méchant ») et sur le mensonge érotique. « On fait un jeu : comme si on vivait s’attacher à ce qui, en elle, relève de l’im-
de son énigmatique cliente, qui l’a poussé tous ensemble », dit la mère de Lena (Nina prévisible absolu.
sans scrupule dans ce traquenard. Le récit, Hoss, actrice emblématique du cinéma H.B.

CAHIERS DU CINÉMA 52 SEPTEMBRE 2024


CAHIER CRITIQUE

Le Procès du chien une féminité joyeusement malpolie, hors au ras d’un quotidien fait à la fois de
de Laetitia Dosch normes. À force de multiplier les registres moments déterminants et de trivialité du
Suisse, France, 2024. Avec Laetitia Dosch, et les pistes nar ratives (les relations quotidien, on regrette que ce récit soit
François Damiens, Jean-Pascal Zadi. 1h20. d’Avril avec un jeune voisin maltraité et parasité par un attirail envahissant : une
Sortie le 11 septembre. avec un dresseur incarné par Jean-Pascal voix off surécrite à l’humour adolescent,
Si un chien n’est pas un objet, contraire- Zadi s’ajoutent à la tambouille), Le Procès un chapitrage peu utile, des éléments gra-
ment à ce que laisse entendre la loi suisse, du chien finit par ressembler à une pelote phiques relevant d’une pop culture seven-
alors ne mérite-t-il pas d’être jugé pour de fils emmêlés, dont chaque extrémité ties de série Z dont on comprend mal
ses actions ? C’est ce qui arrive à Cos- mène rapidement à un nœud. la nécessité. Autant d’affèteries formelles
mos, mordeur récidiviste, pour lequel O.C.-H. qu’on n’a cependant pas de difficulté à
l’avocate Avril Luciani obtient la tenue écarter du film, tant le matériau docu-
d’un procès en bonne et due forme. mentaire brut passionne.
Derrière et devant la caméra dans le Riverboom Lucile Commeaux
rôle principal, Laetitia Dosch prolonge de Claude Baechtold
la réflexion entamée dans son spectacle Suisse, 2023. Documentaire. 1h39.
HATE (2020), tentative de dialogue avec Sortie le 25 septembre. Tatami
un cheval qui questionnait notre relation Quelle incroyable matière, retrouvée par de Guy Nattiv et Zar Amir
à la nature et à l’altérité. Cette fois pour- l’éditeur et photographe suisse Claude Géorgie, États-Unis, 2023. Avec Arienne
tant, elle court plusieurs lièvres à la fois Baechtold alors qu’il croyait l’avoir per- Mandi, Zar Amir, Jaime Ray Newman. 1h46.
et nous perd dans les bois : considérer due ! Des heures et des heures d’images, Sortie le 4 septembre.
Cosmos comme un être à part entière filmées alors qu’il avait pris la route Fruit de la collaboration entre le réalisa-
plutôt que comme une propriété paraît presque par hasard avec le grand repor- teur israélien Guy Nattiv et l’actrice ira-
légitime, mais son procès dominé par la ter Serge Michel et le photographe nienne exilée Zar Amir, Tatami s’inspire
bouffonnerie donne l’impression que Paolo Woods pour un dangereux périple de plusieurs affaires qui ont secoué le
la cinéaste ridiculise son propre pos- en Afghanistan en 2002. Montés et monde sportif iranien, faisant aussi écho
tulat. Autre problème : il s’avère que commentés, ces courts métrages réali- à la répression de la lutte des femmes
les violences infligées par Cosmos sont sés avec une petite caméra de fortune, dans ce pays (bien que le scénario ait
sexistes – telle un cousin du Chien blanc parfois cachée, racontent aussi bien un été initié avant le lancement en Iran du
de Romain Gary, il ne mord que les pays morcelé selon des logiques cla- mouvement « Femme, vie, liberté »). Au
femmes –, mais puisque c’est un chien, niques très complexes, appauvri par des cours du Championnat du monde à Tbi-
on a du mal à lui en vouloir, et les dizaines d’années de guerres successives, lissi, Leila (Arienne Mandi), une judo-
récriminations de la victime, défigurée, que l’ambiguïté fondamentale de la kate promise à une médaille, est poussée
sont d’autant moins audibles qu’elle est démarche journalistique : nos trois com- par les autorités iraniennes à quitter la
défendue par une politicienne aux dis- pères figurent autant de grands profes- compétition en simulant une blessure
cours fascisants. Si l’on file la métaphore, sionnels bien décidés à montrer ce que afin d’éviter une possible rencontre avec
Dosch semble disculper les agresseurs, personne ne voit que d’agaçantes têtes l’athlète israélienne. Face à son refus,
alors même qu’elle apparaît comme une brûlées rigolant au bord des champs de son entraîneuse (Zar Amir) tente de la
figure d’émancipation, qui incarne ici, mine. Si le film parvient à raconter la convaincre de céder, avant de progressi-
comme souvent dans ses rôles d’actrice, grande aventure du reportage de guerre vement se rallier à sa cause. Louable dans
sa visée politique, Tatami souffre de nom-
breuses faiblesses cinématographiques, à
l’image de ce noir et blanc arty et léché
dont l’usage ne semble pas justifié par le
sujet. Le film est truffé de clichés nar-
ratifs, comme ce montage alterné entre
la compétition à Tbilissi et la tentative
d’arrestation du compagnon de Leila à
Téhéran, un cahier des charges mains-
tream qui le rend prévisible et fade. Pire
encore, les combats de judo sont mal
filmés (plans serrés qui empêchent de
mesurer l’enjeu physique de la scène) et
accompagnés de commentaires redon-
dants en anglais, aussi génériques que
banals. Les bonnes intentions des auteurs
s’effondrent sous un traitement digne
d’un film de propagande qui en fait un
pamphlet anti-régime iranien maladroit
et peu convaincant.
Le Procès du chien de Laetitia Dosch. A.S.

CAHIERS DU CINÉMA 53 SEPTEMBRE 2024


HORS SALLES CAHIER CRITIQUE

contemporain, ce qui se traduit notam-


ment par l’évocation du nationalisme
Hit Man de Richard Linklater blanc et l’usage des réseaux sociaux.
De façon plus substantielle, Hit Man

Double jeu imagine surtout une suite. En guise de


conclusion, Hollandsworth racontait com-
ment Johnson avait décidé d’aider une
femme battue par son mari plutôt que de
par Raphaël Nieuwjaer contribuer à son inculpation. Linklater et
Powell voient là les prémices d’une rela-
tion amoureuse. L’idée semblerait conven-

Loctobre
’article de Skip Hollandsworth avait
de quoi retenir l’attention. Publié en
2001 dans le Texas Monthly, « Hit
Richard Linklater et Glenn Powell, cos-
cénariste et interprète de Gary, n’ont pas
seulement retenu la trame générale de l’ar-
tionnelle si elle ne déplaçait profondément
l’enjeu des transformations. Dans un pre-
mier mouvement, la comédie naît de la
Man » relate l’histoire de Gary Johnson, ticle, mais aussi le genre de détails qui ne succession imprévisible des rôles et des
professeur à temps partiel de psychologie s’inventent pas. Ainsi, la fréquentation par apparences. Avec un plaisir communicatif,
et de sexualité jouant pour la police le le protagoniste des écrits de Carl Gustav Glenn Powell métamorphose sa voix, son
rôle de tueur à gages. Responsable d’une Jung ou du Mahatma Gandhi, aperçus sur visage, jusqu’à sa silhouette, incarnant tour
soixantaine d’arrestations sur quelque trois son bureau et sa table de chevet. Le fait à tour un Russe à la mâchoire proémi-
cents affaires, celui qui se faisait appeler que ses chats s’appellent Ça et Ego, en nente, un psychopathe sophistiqué ou le
Jody Eagle ou Chris Buck se forgeait une hommage à la seconde topique freudienne. Patrick Bateman d’American Psycho. Face
identité correspondant à chaque comman- Ou qu’un adolescent a proposé deux dol- à Madison (Adria Arjona), Gary ne peut
ditaire potentiel. Nonobstant les différences lars trente et sept jeux vidéo pour un job. cependant porter qu’un costume. Certes,
de statut social ou de motivation, le scé- Fidèle, le film l’est donc assurément, ce qui celui-ci est avantageux. Pas de lunettes, si
nario se répétait : quelqu’un faisait part de n’empêche pas quelques libertés. D’abord, ce n’est de soleil, chevelure ondoyante,
son désir d’éliminer mari, épouse, collègue un double déplacement, géographique et voix profonde, décontraction à toute
ou patron ; le confident alertait les autori- temporel. Le Texas devient la Louisiane, épreuve, tel est Ron.
tés ; Johnson était envoyé pour enregistrer ce qui donne à Linklater l’occasion de À la façon de Docteur Jerry et Mister
en secret la requête, si celle-ci se confir- filmer la Nouvelle-Orléans. Sans tout à Love, le fade enseignant se révèle soudain
mait effectivement. Aussitôt interpellé, le fait sacrifier à la carte postale, il vise une irrésistible, électrisant jusqu’à ses col-
client était jugé pour ce que le code pénal certaine couleur locale (musiques d’Allen lègues, hommes et femmes confondus.
texan nomme « solicitation of capital murder », Toussaint, antiques tramways et façades en Miracle du relooking ? L’affaire est plus
« commande d’un meurtre ». bois). Et, d’autre part, le récit est rendu subtile, et plus drôle. Car Ron est moins le

CAHIERS DU CINÉMA 54 SEPTEMBRE 2024


BRIAN ROEDEL/© 2023 ALL THE HITS CAHIER CRITIQUE

produit d’un changement de nature que des archétypes (son côté jungien, préci- de soutien. Outre qu’elle s’inscrit dans
de perspective. Les difficultés de Gary à sément). Comme l’indique un montage une théorisation discutable des bénéfices
avoir des relations longues, son goût de d’extraits aussi malicieux que raffiné, le génétiques du meurtre, la mort de Jasper,
la solitude, sa modeste voiture même ne tueur à gages est avant tout une figure suffoquant en arrière-plan la tête dans un
sont plus les indices d’une existence étri- cinématographique. Et le beau gosse sac plastique tandis que le couple scelle
quée, que d’aucuns jugeraient ennuyeuse qu’est Ron, ami des chiots, amant géné- son union, achève complaisamment sa
ou médiocre, mais les conséquences de reux et liquidateur efficace, répond lui- transformation en déchet. Pour qu’il y ait
son activité de tueur, condamné à la dis- même à des clichés, mélange de doux et là quelque chose d’amoral, comme dans
crétion. Sa neutralité n’est plus un défaut, de dur, d’Éros et de Thanatos. Quant à Bernie, il aurait fallu que le film s’acharne
mais un style. Pour Linklater, cela pour- la sexualité, grande absente du cinéma moins à justifier un tel acte. Plutôt que
rait presque tenir de la profession de foi, de Linklater, elle n’aura finalement eu le noir secret de la comédie romantique,
tant son œuvre, si elle n’est pas avare en besoin pour s’épanouir que d’un théâtre cette agonie persiste comme une faute de
expérimentations, de Slacker à Waking de poche où mimer l’autorité et l’aban- mise en scène. ■
Life, de Tape à Boyhood, tire l’essentiel de don, Madison se déguisant également –
son charme à la fois de sa discrétion et en hôtesse de l’air, on a vu plus original. HIT MAN
de sa versatilité. Toujours est-il que les Plutôt qu’un éloge de la singularité, Hit États-Unis, 2023
puissances insoupçonnées que Gary se Man est une apologie du jeu – petit écart, Réalisation Richard Linklater
découvre au contact de Madison sont pas de côté, simulation créatrice. Scénario Richard Linklater, Glen Powell
imaginaires avant d’être physiques. Le film atteint ainsi son plein régime (d’après l’article de Skip Hollandsworth)
Le discours d’inspiration nietzschéenne lorsque se multiplient les interférences Image Shane F. Kelly
que le film fait entendre à travers des entre Gary et Ron, et que Madison à son Montage Sandra Adair
scènes de classe, et que le récit s’emploie tour se charge d’ambiguïté. Hélas, il n’est Musique Graham Reynolds
à réaliser, ne saurait se réduire au mythe pas aussi généreux avec Jasper (Austin Interprétation Glen Powell, Adria Arjona, Austin Amelio,
d’une pure et simple invention de soi. Amelio, découvert comme Powell avec Retta, Molly Bernard
La formule finale, « Saisissez l’identité que Everybody Wants Some!!), dépeint uniment Production AGC Studios, ShivHans Pictures, Monarch Media,
vous désirez pour vous-même », est d’ail- sous les traits du flic corrompu et violent. Barnstorm Productions, Aggregate Films, Cinetic Media,
leurs équivoque, suggérant que l’iden- Ce faisant, Hit Man reconduit brutale- Detour Filmproduction
tité préexiste à son saisissement. De fait, ment la hiérarchie entre protagoniste Durée 1h55
Hit Man montre la force mobilisatrice et personnage secondaire, star et acteur Diffusion sur Canal +

CAHIERS DU CINÉMA 55 SEPTEMBRE 2024


CAHIER CRITIQUE

J’ai rendez-vous avec un arbre de Benjamin Delattre.

J’ai rendez-vous avec un arbre avec Klee, Botero ou Miró. Ce versant Ricky Stanicky
de Benjamin Delattre moins funèbre, dont les tonalités évoquent de Peter Farrelly
France, 2022. Documentaire. 1h17. les romans de Patrick Modiano, s’efforce États-Unis, 2024. Avec John Cena,
Diffusion sur Arte au contraire de redonner à un être son Riley Stiles, Zac Efron. 1h52.
«J’avais entendu parler d’Eudaldo, un peintre existence et sa chair. Disponible sur Prime Video.
chilien auteur d’un millier de toiles, disparu Delattre cherche à concilier deux gestes Il aura fallu près de quinze ans pour que
depuis longtemps. On m’avait donné une profondément contradictoires : enregistrer le scénario de Ricky Stanicky soit tourné.
adresse au bord de la Loire, au numéro 640 la trace juste avant qu’elle ne s’évanouisse Pourquoi maintenant, pourquoi ainsi ?
d’une route qui n’existait déjà plus », déclare définitivement, et reconstituer toute une La liste des acteurs considérés pour le
Benjamin Delattre en ouverture. Au existence à partir de quelques objets. Du rôle-titre (James Franco, Joaquin Phoe-
début de sa recherche, Eudaldo se réduit coup, J’ai rendez-vous avec un arbre paraît nix et Jim Carrey, rien de moins) laisse
à un nom effacé de quasiment toutes les écartelé entre le dernier souffle de l’extinc- entrevoir ses potentialités. Inventé par
mémoires. Les quelques témoins rencon- tion et l’exaltation du monument. Cette trois chenapans pour couvrir leurs farces
trés ne font part que de leur manque de tension se retrouve au début d’un film du et méfaits, Stanicky est une machine à
souvenirs. Le documentariste enregistre même cinéaste, Tahiti les jours du retour (qui fantasmes que chacun aurait pu investir
alors les traces d’une absence, ce qui donne sortira à Paris le 11 septembre), construit à sa manière. Si le choix de John Cena
lieu à de beaux plans durassiens de maisons lui aussi sur la constitution impossible semble un pis-aller, l’ancienne star du
éventrées ou de toiles d’araignées déchi- d’une mémoire, celle des soldats polyné- catch apporte en fait une ambivalence
rées. L’image se nourrit de la mélancolie siens qui ont combattu pour la France. fructueuse, qui tient à la nature même de
du caveau et relève les traces de la dis- Les îles du Pacifique sont perdues dans son jeu. Précisons : désormais adultes, les
parition d’un homme. Mais, au fur et à la brume, frêles silhouettes qui s’érigent à amis continuent d’invoquer Stanicky dès
mesure que son enquête s’approfondit, la peine dans le lointain. La voix de Damien qu’ils souhaitent échapper à leurs vies
vie d’Eudaldo prend forme. Des photo- Bonnard énonce alors : « Il paraît que les de couple respectives. Soudain contraints
graphies le montrent aux côtés de Pablo premiers navigateurs européens sont passés à tra- de se justifier, ils n’ont d’autre choix
Neruda au Chili, avec Picasso à Céret, par- vers la Polynésie sans jamais voir aucune île. » que d’embaucher un acteur reconverti
lant à Zoran Mušic à Paris. Sa compagne C’est sans doute l’utopie du documenta- dans les reprises obscènes de chansons
croise la route de la chanteuse de cabaret riste que de ne pas choisir entre le fantôme pop. Or, non seulement Rod « Rock
Suzy Solidor. Les tableaux retrouvés au et la matière, l’oubli et la mémoire, entre Hard » se révèle crédible, mais, en artisan
fond d’un entrepôt montrent même la presque rien et presque tout. dévoué, soucieux de trouver la réplique
façon dont la peinture d’Eudaldo dialogue Jean-Marie Samocki juste pour chaque interlocuteur, il finit

CAHIERS DU CINÉMA 56 SEPTEMBRE 2024


CAHIER CRITIQUE

par concentrer une attention qu’il aurait (conflits adolescents entre les amis et devant la voiture de son mari, sent son
© MELISANDE FILMS

dû détourner. D’abord un nom, Ricky l’amour, peur de s’engager la quarantaine corps traversé par le vertige de ne plus
devient un corps – massif, quelque peu passée), c’est du côté de Barbro, grand- être regardée, dévoilent une grammaire
engoncé et bientôt encombrant. C’est mère exemplaire, que la série dépasse émotionnelle très complexe. C’est l’un
la pente Disjoncté du film, hélas écartée son apparente légèreté télévisuelle. Sa des plus grands plaisirs de la télé, lieu où
au profit d’une réconciliation générale. frustration croissante ne vient pas d’une une forme d’humour constant, particu-
Reste Cena. Son double rôle brouille la simple jalousie envers la très libérée Ju- lièrement doux et peu ironique (mention
distinction du bon et du mauvais jeu, Anita, voisine pornocrate de cette petite spéciale à la Fête de la saucisse, événe-
mais aussi de l’acteur et du personnage. ville imaginaire de Braxinge : grâce à ment local immanquable dont le som-
L’autodérision dont il fait preuve atteint l’actrice (maîtresse du débit de parole met est l’élection de « Miss Pudding »),
une grandeur pathétique. Endossant les puis de sa rupture crispée), elle devient peut partager le même air que les plus
costumes les plus divers, cultivant sa res- l’expression d’un gouffre spirituel inson- violentes déchirures. Détrompez-vous, il
semblance avec Alf, Cena se dépouille dable. Les déroutes sexuelles vécues par y a plus de Bergman dans Dreaming of
de tout ce qui avait constitué sa per- les trois femmes dans le quatrième épi- England que dans toute la filmographie
sona de catcheur – virilité, succès, pro- sode, reliées par un troublant montage de Ruben Östlund et autres petits maîtres
bité. Les scènes de cabaret participent parallèle, ou ces deux longs plans, à deux européens amateurs de Palmes d’or.
de ce mauvais goût burlesque auquel épisodes d’intervalle, où Barbro, campée Fernando Ganzo
Peter Farrelly semblait avoir renoncé
depuis Green Book, et qui trouve encore
ici quelques expressions hilarantes – à
© BEN KING/AMAZON PRIME

travers un nouveau-né glouton accro-


ché au téton de son père, une circonci-
sion au coupe-cigare ou une débauche
involontaire d’« air masturbation ». Certes,
le soufflé retombe lourdement. Mais
arrêtez-vous à 1h25, et vous tiendrez
presque un chef-d’œuvre.
Raphaël Nieuwjaer

Dreaming of England
de Kicki Kjellin et Mikael Syrén
Suède, 2020. Avec Emma Broomé,
Elina Sätterman, Lotta Tejle.
6 épisodes de 44 minutes.
Diffusion sur Arte.
Il faut peut-être être suédois pour rêver
de passer un été en Angleterre. Mais
c’est surtout l’été comme plage de temps
qui compte, ici, comme le prouve un
titre original, Sommaren 85, prudemment Ricky Stanicky de Peter Farrelly.
modifié pour éviter toute confusion avec
le film de François Ozon. Les vacances
COURTESY ARTE

sont en effet la brèche ouverte par cette


fiction dans la vie d’Asa et Lena, une
jeune mère célibataire et sa fille ado,
duo complice dont le quotidien est fait
de traits d’esprit et d’affection indélé-
bile (les créateurs de la série avaient-ils
à l’esprit Gilmore Girls, chef d’œuvre
d’Amy Sherman-Palladino sur une ami-
tié semblable ?). Lena aspire à accompa-
gner ses camarades en voyage scolaire en
Grande-Bretagne, Asa à trouver l’argent
nécessaire pour payer ce voyage et puis
partir elle aussi, à Corfou. Si ces voyages,
réussis ou frustrés (on ne verra jamais
la Grèce) sont pour elles l’expression
d’une crise somme toute assez classique Dreaming of England de Kicki Kjellin et Mikael Syrén.

CAHIERS DU CINÉMA 57 SEPTEMBRE 2024


CAHIER CRITIQUE

faille du présent sans trop donner d’indi-


Je suis : Céline Dion d’Irene Taylor cation de durée et en brouillant un mon-
tage trop chronologique. Elle enregistre
l’après : celui de la solitude, de la détresse

Pour que tu chantes encore et de la maladie. Plus qu’un discours sur


la vanité de l’existence et la tragédie de
ceux qui se croient invulnérables, Je suis :
par Jean-Marie Samocki Céline Dion met en scène la fragilité d’un
corps qui brusquement se scinde en deux.
Dion n’a plus sa voix, et soudain c’est

Econsacre,
st-ce seulement parce que, dans le
documentaire qu’Irene Taylor lui
Céline Dion ne le nomme
Las Vegas n’existe qu’à travers de faibles
lumières qui clignotent dans le loin-
tain. Les archives, réduites à la portion
tout son être qui s’écroule.Taylor montre
comment la chanteuse recherche à chan-
ter, à retrouver la tessiture qu’elle avait. La
que par ses initiales américaines (pour congrue, sont systématiquement asso- violence des séquences traumatiques pro-
Stiff-Person Syndrom) que SPS sonne ciées à un passé définitivement perdu. vient justement de cette voix qui disparaît
comme SOS ? Au moment d’Adieu au Les scènes démesurées, la foule, le strass à l’image et de ce corps qui reste, para-
langage, Jean-Luc Godard déclarait que, essaiment les signes de ce qui est révolu. lysé, souffrant, vidé de ce qui le fait agir
dans l’acronyme SMS, il lisait « Save My La chanteuse reste le plus souvent enfer- et le justifie aux yeux du monde. Dion
Soul ». Il s’agit peut-être bien d’âme ici – mée dans des espaces vastes qui se trans- est violemment séparée d’elle-même et
celle que la chanteuse cherche coûte que forment peu à peu en chambres d’hôpi- il n’y a rien pour compenser ni combler
coûte à sauver alors que la maladie la tal. Les costumes extravagants sont rangés cette dislocation. Après ce documentaire,
prive de cette voix qui a rendu sa renom- dans des entrepôts comme des tombes la fin de la cérémonie d’ouverture des
mée planétaire. dans un mausolée. Le visage n’est plus jeux Olympiques, lorsque Dion chante
Le film a beau commencer comme un maquillé, obstrué le plus souvent par des « L’Hymne à l’amour », n’en apparaît que
portrait en majesté de l’artiste – l’air de masques respiratoires, parsemé de rides et plus émouvante : il ne s’agit plus d’un
Carmen qu’elle interprète au générique la de cheveux blancs qui rappellent la fra- comeback, mais, associé à la résurrection du
plaçant sur le même piédestal que Maria gilité de l’intimité humaine. Le corps de chant, d’un hymne à l’adieu. ■
Callas –, dès la première séquence tout la star est débarrassé des marques de la
bascule, et le spectateur semble se retrou- splendeur et de la souveraineté. Le film JE SUIS : CÉLINE DION
ver dans un remake de Safe, ce film de se termine même par l’enregistrement États-Unis, 2024
Todd Haynes dans lequel Julianne Moore d’une crise de paralysie pour congé- Réalisation Irene Taylor
se cloître dans sa propriété californienne dier tout happy end artificiel. Taylor se Image Nick Midwig
par peur d’une infection microbienne. détourne finalement autant de la success Montage Richard Comeau, Christian Jensen
Rien dans Je suis : Céline Dion n’est story que du récit édifiant d’une résilience Musique Redi Hasa
pourtant imaginaire, et Taylor ne cesse conquise de haute lutte. Production Amazon MGM Studios
de montrer des formes de réclusion, ren- La documentariste fait le choix de Durée 1h42
dant chaque espace oppressant et carcéral. se concentrer quasi uniquement sur la Diffusion Prime Video

COURTESY AMAZON PRIME

CAHIERS DU CINÉMA 58 SEPTEMBRE 2024


CAHIER CRITIQUE

HORS-SÉRIE Nº
Nº 3
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12,90 €
CINEASTES
HORS-SÉRIE N°3

Jacques

Demy
132 PAGES
CAHIERS DU CINÉMA 59
Entretiens, archives
et documents inédits
SEPTEMBRE 2024
JOURNAL CAHIERS DES

SVENSKA FILMINSTITUTET
Visage de femme de Gustaf Molander (1937).

va l’incarner quatre ans plus tard


FESTIVAL. La 38e édition du plus grand festival de films restaurés a eu lieu pour George Cukor dans Il était
dans une Bologne particulièrement fraîche et humide, loin des torpeurs une fois), se dévoile finalement
estivales qui la caractérisent : un climat parfait pour redécouvrir des œuvres dans toute sa fragilité. Molander
suédoises et japonaises, mais aussi pour se perdre dans les méandres concentre ainsi cette perméa-
des Alpes post‑nazies. bilité que Bergman aura par la
suite, malléable au fil des rôles

Eau de Bologne et des scènes – et donc inépui-


sable. Un aperçu donc de l’his-
toire du cinéma capturé dans un
instant, soit la définition même

P arfois un festival (ce qui, en


l’occurrence, veut dire plus de
300 films) peut se résumer à un
Les Parapluies de Cherbourg, choi-
sie pour l’affiche de la 38e édi-
tion d’Il cinema ritrovato, dont
par l’étreinte de l’enfant dont
elle s’occupe dans Visage de
femme (1937), film-phare du
de l’esprit du festival. Des huit
titres que comporte cette rétros-
pective, Visage de femme est sans
seul plan. Cette image est pour- la restauration du film de Demy cycle consacré au Suédois doute le plus célèbre, avec la plus
tant très loin de celle, magni- a été l’un des événements qui a Gustaf Molander sous le titre que décente première adaptation
fique, de Catherine Deneuve aux attiré le plus de spectateurs. Il « Le cinéaste des actrices ». Ce d’Ordet (1943) pour laquelle
côtés d’Anne Vernon sur le seuil s’agit du visage en noir et blanc visage, auparavant défiguré et Victor Sjöström avait choisi
de la bijouterie Dubourg dans d’Ingrid Bergman, bouleversée surtout cruel (Joan Crawford Molander comme metteur en

CAHIERS DU CINÉMA 60 SEPTEMBRE 2024


scène et qui est d’ailleurs visible du soleil couchant dans la très von Borsody (1948) est un bon l’image du Modernissimo, la salle
en ce moment sur Netflix (en belle scène de rencontre adul- exemple de cette déchirure fau- souterraine Art déco récemment
compagnie de cinq autres réali- tère des protagonistes, comme tive hantant tout un peuple : restaurée, le festival italien offre
sations du Suédois, dont une, La si les couleurs dialoguaient avec bergère des montages rêvant le privilège de retrouver le visage
Femme sans visage – 1947 – était les émotions et les frustrations de la culture et des mondanités du cinéma, changeant mais tou-
également présentée à Bologne). des êtres occupant l’espace. Son de la ville, la femme du titre, en jours sincère. La ville devient
Celle de Molander était seu- respect d’un découpage clair et rentrant de la vente d’une brebis, pour un temps un lieu de ren-
lement l’une des nombreuses bien ficelé offre un équilibre sty- croise un train transportant des contre avec des figures amicales
rétrospectives monographiques, listique étonnant, comme si ses juifs. Après la sidération (d’une familières, comme Bernard
dont deux consacrées à des élans formels dignes d’Antonioni réalité qu’elle semblait deviner), Eisenschitz, qui avait choisi le
actrices : Delphine Seyrig, sui- trouvaient une terre d’accueil elle en abritera un, au grand très émouvant Le Lutteur et le
vant un fil biographique de dans l’harmonieuse efficacité dam de son mari, garde forestier Clown et de Boris Barnet (1957)
Qui donc a rêvé ? (Liliane de du classicisme. Mais c’est dans médiocre obsédé par l’obéissance pour présenter son ouvrage sur
Ker madec, 1965) à Golden le plus irrégulier Les Habits de la aux règles et la hiérarchie. C’est le cinéaste russe (Éditions de
Eighties (Chantal Aker man, vanité (1951) qu’une scène tota- dans la distance entre un espoir l’œil). Le festival se souvenait
1986), et Marlene Dietrich. En lement déconnectée de la trame impossible (car conjugué au cette année des camarades dispa-
ce qui concerne les cinéastes, en (une balade à vélo de la prota- passé : celui de ne pas se trom- rus comme Adriano Aprà, David
plus de celles de Pietro Germi goniste et d’une amie) cristallise per d’utopie) représenté par la Bordwell, Edgardo Cozarinsky,
et d’Anatole Litvak, les restau- avec une violence sèche ce que femme et la très banale banalité Carl Davis et Giuliano et Vera
rations des films de Kozaburo le propos du cinéaste comporte du mal qui se cache derrière le Montaldo, à qui il était dédié.
Yoshimura sont devenues un de terrible : tandis que la caméra principe d’efficacité de son mari Sa capacité d’attrait parmi les
rendez-vous incontournable panote sur Kyoto, le dialogue (sans doute le personnage le plus jeunes cinéphiles européens
des festivaliers, prêts à redécou- célèbre la beauté d’une ville intéressant – et interprété par le nous rappelle cette leçon de
vrir ce cinéaste perdu quelque « qui n’a pas été bombardée, et c’est meilleur acteur, Otto Woegerer) l’art : c’est dans son passé qu’il
part entre les grands maîtres du dommage, car elle aurait ainsi perdu que le film devient le microscope trouve inévitablement son ave-
cinéma classique japonais, dont il la fierté qui l’empêche de se détacher privilégié d’un temps insaisissable. nir. Olena Honcharuk (Centre
est l’apprenti, et une modernité de ses traditions ». Si la fraîcheur et la pluie ont national Dovzhenko de Kiyv) ne
qu’il annonce discrètement et rendu étranges les très popu- cachait pas sa douleur en présen-
presque malgré lui. L’origine de Films au foyer laires séances en plein air de la tant Andriech, tout premier long
cette contradiction trouve peut- Cette violence de l’His- Piazza Maggiore (et celles, plus métrage du géorgien Sergueï
être sa source à Kyôto, où une toire, le programmateur Olaf secrètes et magiques, du projec- Paradjanov (1954), présenté au
bonne partie de son œuvre se Möller a tenté de la regarder teur au charbon de la Piazzetta sein de la rétrospective des films
déroule, ville-symbole d’une tra- en face dans l’étonnant cycle Pier Paolo Pasolini), elles en ont ukrainiens du cinéaste, conçue
dition japonaise que le cinéaste « Dark Heimat » : au début été d’autant plus inoubliables, en temps d’invasion. La magie
confronte en permanence aux des années 1950, l’Allemagne comme celle de La Prisonnière enfantine du film donnait au
forces d’une évolution sociale, et l’Autr iche raffolent des du désert en 70 mm, l’écran géant festival son plus beau message :
culturelle et économique du films de terroir dont le cœur fondant en trompe-l’œil le pay- l’espoir d’une lumière à retrou-
monde qu’il filme. Rivière de est la question du foyer, la sage de Monument Valley dans ver après les nuages de la guerre.
nuit (1956), à la lumière de sa vie à la campagne, les mœurs les briques rouges de Bologne. À Fernando Ganzo
sublime restauration, semble le locales, tendance qui culmi-
plus abouti de ses films. On y nerait dans les très populaires
COLL. JAMES STEFFEN

suit les péripéties d’une modiste Sissi. Présentés avec audace et


qui conçoit des kimonos avec un humour par Möller, critique pas
goût profond pour cet artisanat avare d’anecdotes et de subtili-
familial, doublés d’une vision tés historiques et politiques de
audacieuse de l’art traditionnel l’époque, ces films proposent un
de la teinture. La façon dont voyage étrange dans deux pays
elle garde son indépendance où toute idéalisation est deve-
en s’occupant directement des nue impossible mais obligés de
échanges avec les points de vente renouveler l’imaginaire collectif
et en assumant une histoire après l’apocalypse nazie. Derrière
d’amour avec un homme marié ces œuvres peu nobles, on devine
la confronte à une impasse exis- parfois la frustration de tout un
tentielle que Fukijo Yamamoto art peinant à exister mais indus-
incarne avec une dignité iné- triellement poussé à le faire,
branlable, héroïque. Daltonien premières pierres d’une recons-
selon les biographes, Kozaburo truction que la série Heimat
Yoshimura articule pourtant d’Edgar Reitz chroniquera des
tout un réseau chromatique, décennies plus tard. L’étonnant
des tonalités des habits à celles Die Frau am Weg d’Edouard Andriech d’Andreï Paradjanov (1954).

CAHIERS DU CINÉMA 61 SEPTEMBRE 2024


JOURNAL

FESTIVAL. Du 21 juin au 7 juillet, le cinéaste kirghiz Aktan Arym Kubat


était l’invité du Fema La Rochelle pour une rétrospective de six films,
dont Emside (2022), inédit en salles.

Retour au Kirghizstan
le présent de son pays, ramené contre l’érosion de l’identité
KYRGYZFILM

à l’échelle d’un village dont culturelle kirghize s’est impo-


les spectateurs de La Rochelle sée comme un programme au
connaissent désor mais tous détriment du souffle existentiel
les recoins. qui animait ses premiers films.
Lors d’une rencontre ani- Dans Emside, son dernier en
mée par Zvonkine et le critique date, il joue un homme revenu
Emmanuel Raspiengeas, Arym amnésique parmi les siens, après
Kubat s’est confié avec humour des années de travail en Russie.
sur sa manière de faire, guidée Évidemment, lui se souvient de
par l’intuition, le pragmatisme l’essentiel (il ramasse, machina-
(« Pourquoi je filme les mains de lement, les ordures qui salissent
mes acteurs non professionnels ? le paysage), quand le village a
Pour cacher le fait qu’ils jouent depuis longtemps jeté toutes ses
mal »), l’absence revendiquée de valeurs à l’égoût. Même le pro-
Le Fils adoptif d’Aktan Arym Kubat (1998). curiosité pour « ce qui se fait ail- pos écologique paraît euphémisé,
leurs ». Face aux salles de cinéma pour qui a vu le documentaire

A près le Kazakh Adilkhan


Yerzhanov l’an dernier, le
public du Fema a pu faire la ren-
et son style : après une superbe
trilogie autobiographique (La
Balançoire, 1993 ; Le Fils adoptif,
bondées, il ne s’est pas privé de
taquiner le jeune représentant du
ministère de la Culture kirghiz,
La Colline de Denis Gheerbrant
et Lina Tsrimova (2022), cen-
tré sur les travailleurs miséreux
contre d’un autre réalisateur issu 1998 ; Le Singe, 2001) marquée qui l’escortait sans connaître son d’une décharge à ciel ouvert,
d’Asie centrale, le seul qui soit par l’emploi de son fils Mirlan travail : « Maintenant, il comprend près de Bichkek.
véritablement parvenu, depuis comme comédien et alter ego qui je suis ! » Le risque inverse, On préfèrera donc ses films
l’indépendance d’avec URSS, truffaldien, il est passé à son cela dit, serait d’être trop bien adultes sur l’enfance (de La
à faire exister le Kirghizstan sur tour devant la caméra, inaugu- compris. D’une trilogie à l’autre, Balançoire au Singe, la sexualité
la carte des cinémas du monde. rant un cycle que la chercheuse on regrette en effet que cet apparaît comme un mystère
Comme pour compenser cet Eugénie Zvonkine, instigatrice ex-chef décorateur ait troqué d’autant plus trouble que le
isolement, Aktan Arym Kubat de la rétrospective, traduit par l’opacité et les trouvailles poé- père revit l’initiation érotique
semble s’être littéralement « Je vis et j’ai mal » (ou « je suis tiques pour la clarté démons- via le corps de son fils), où il
dédoublé. Au cours des années bouleversé »). Les fables morales trative du conteur. S’il s’en s’agit toujours de s’intégrer à
2000, il a délaissé son ancien dont il incarne depuis le héros remet toujours aux hasards du une communauté (la famille,
nom de famille (Abdykalykov) (Le Voleur de lumière, 2010 ; plan-séquence, et si ses scéna- les hommes), aux films enfan-
pour endosser ceux de ses deux Centaure, 2016 ; Emside, 2022) rios possèdent encore un aspect tins sur des adultes dévoyés, où
pères (biologique et adoptif). Il ne se situent plus dans un passé joliment déstructuré, la lutte qu’il le cinéaste-acteur ne fait, à des-
a aussi renouvelé sa méthode intime et remémoré mais dans mène depuis Le Voleur de lumière sein, plus rien comme les autres.
Alors, promesses non tenues ? Il
faut voir le verre à moitié plein :
passer de la beauté inentamée des
premiers films au didactisme plus
lisse des suivants avive un peu
plus l’aura mythique des jeunes
personnages joués par Mirlan
Abdykalykov (devenu depuis,
inévitablement, réalisateur).
Ceux-ci semblent heureux de
s’ébattre dans un hors-temps,
charriant un rêve de recommen-
cement esthétique qui fut, de De
Sica à Kiarostami, le lot de tous
les enfants de la modernité.
La Balançoire d’Aktan Arym Kubat (1993). Élie Raufaste

CAHIERS DU CINÉMA 62 SEPTEMBRE 2024


JOURNAL

FESTIVAL. Pour sa 35e édition, avancée de juillet à juin en raison des JO, le FIDMarseille se détournait
d’approches purement conceptuelles au profit d’une mise en avant de l’expérience esthétique.

Communautés sensibles

D ans bluish, deuxième long


de Lilith Kraxner et Milena
Czernovsky et Grand Prix de
À Vienne, on rencontre Errol et
Sasha, qui fréquentent en paral-
lèle le milieu de l’art contem-
de simples clignements d’yeux,
ou fait des tours sur elle-même,
le regard rivé sur son GPS.
se livre Sasha s’étend à la salle
de cinéma entière, pour nous
mener avec elle à l’apaisement.
la compétition internationale, porain sans jamais se croiser, Non sans cruauté, les réalisa- Également attaché à décrire
comme dans plusieurs autres dans une atmosphère engour- trices refusent de faire advenir les attitudes quotidiennes des
films de cette programmation, die post-confinement. Épurée, la rencontre attendue entre les corps, en 16 mm, À la lueur de
la représentation de pratiques la fiction révèle la poésie du deux femmes, mais nous lient à la chandelle s’inspire des souve-
artistiques exprimait une quête quotidien, lorsque Errol com- elles par la sensation lorsqu’une nirs que le Portugais André Gil
plus large d’affects et de sens. munique avec une petite fille par session de méditation à laquelle Mata garde d’une maison où sa
grand-mère vécut toute sa vie,
qui devient le cadre unique du
RUA ESCURA

récit. À partir du réveil de deux


vieilles dames, différentes strates
de temps font surface. Le cinéaste
aiguise lui aussi les sens en se
tenant à l’écart d’une intrigue
qui viendrait tout subsumer, et
restitue la texture de moments
où prédomine un sentiment
de solitude à travers une rela-
tion aux objets et aux espaces,
lentement arpentés à travers
des travellings hypnotiques.
L’incommunicabilité prend un
tour plus humoristique chez le
Mexicain Nicolás Pereda, qui
relèvera dans la discussion suivant
Lázaro de noche que les vérités,
une fois énoncées, sonnent par-
fois comme des idioties. Placé
À la lueur de la chandelle d’André Gil Mata (2024). sous le signe d’un tel paradoxe, le
film adopte la forme d’un réseau
ANDOLF

d’inadéquations entre Lázaro,


Luisa et Francisco, aspirants
comédiens formant un triangle
amoureux. Il explore des zones
d’inconfort, comme lorsqu’un
cinéaste enjoint Lázaro, en guise
d’audition, à simplement boire
un verre d’eau, et Luisa à faire
sa vaisselle. Dans sa dernière par-
tie, le film déplace la question
du désir inassouvi dans un récit
inspiré de l’histoire d’Aladin, et
renforce au passage la logique
de rêve qui pointait déjà sous
la trivialité.
Dans son moyen métrage
Un círculo que se fue rodando
(Prix de la compétition Flash),
7 promenades avec Mark Brown de Pierre Creton et Vincent Barré (2024). Liv Schulman travaille aussi

CAHIERS DU CINÉMA 63 SEPTEMBRE 2024


JOURNAL

EN CHINGA PRODUCCIONES
Lázaro de noche de Nicolás Pereda (2024).

une forme d’absurdité et tente verbaux parvient à convoquer dissidence esthétique : quelque collective. Coréalisé par Pierre
de révéler l’inconscient du lan- le passé et le présent de tout un part entre le cinéma structurel Creton et Vincent Barré, 7 pro-
gage. Elle insémine de la fiction pays. Autre performance collec- et la vidéo activiste, il subvertit menades avec Mark Brown (Prix
dans les rues de Buenos Aires tive bricolée : Défaillance critique les technologies numériques du Centre national des arts
en faisant surgir dans l’espace (Prix Georges-de-Beauregard de l’intérieur pour leur rendre plastiques) constitue une sorte
public ses acteurs, auxquels la de la compétition française), où leur potentiel démocratique. de spin-off documentaire d’Un
caméra s’accroche successive- Phœnix Atala trouve dans l’hu- Rien ne doit arrêter les forces prince. Cette fois, le botaniste
ment, écoutant leurs conversa- mour les conditions mêmes d’un du changement : les scènes qui anglais guide les coréalisateurs
tions bizarrement théoriques, rapport contestataire à la repré- n’ont pas été tournées faute et quelques acolytes dans la
ou s’attardant sur leurs tee- sentation. Il y incarne Youssef, de temps seront comblées par campagne normande, en quête
shirts porteurs de slogans divers. qui, aux côtés de Désiré·e, des voix off rappées, et une 3D de plantes indigènes qui exis-
D’autres mots y répondent : les s’attelle à réaliser un « film queer, déconfite viendra suggérer une taient bien avant l’être humain.
panneaux omniprésents voués militant, décolonial, racisé, sans façon d’exister hors de toute Une caméra numérique saisit
à stimuler les échanges com- budget ». La satire cohabite ici forme fixe. les joyeuses découvertes qui
merciaux. L’étourdissant jeu de avec l’autodérision, et le cinéaste ponctuent ces promenades
ping-pong entre ces fragments renouvelle le répertoire de la Œuvrer collectivement et le travail d’Antoine Pirotte
Dans Avant qu’il ne soit trop tard, qui, assisté de Sophie Roger,
Mathieu Amalric capte ce qui filme en parallèle les végétaux
© PANAMA FILM

sera le dernier enregistrement en 16 mm. Mais après les sept


du Emerson Quartet – des balades s’ouvre une deuxième
pièces de Schönberg, Hindemith partie du film, bouleversante :
et Chausson – avec la soprano l’herbier fixé sur pellicule défile
Barbara Hannigan. Les perfor- sous nos yeux, tandis que la voix
mances des musiciens soulèvent douce de Mark Brown nomme
une question riche de réso- les variétés des spécimens saisis.
nances : comment faire pour Si nous avons alors tout le loisir
jouer ensemble ? Chacune et de contempler la singularité de
chacun doivent successivement chacun, c’est à distance, dans un
accepter de guider et de se lais- temps caractérisé par la sépara-
ser guider, pour atteindre non tion, qui pourrait être celui
pas la perfection, mais l’accord, d’après leur disparition.
rythmique et harmonique. Dans Une même ambivalence
de nombreux films, l’expérience caractér ise le premier long
de la beauté et de l’art appa- métrage de Léa Lanoë Frieda TV,
bluish de Lilith Kraxner et Milena Czernovsky (2024). raissait ainsi dans sa dimension Grand Prix de la compétition

CAHIERS DU CINÉMA 64 SEPTEMBRE 2024


JOURNAL

française, nourr i aussi bien scène de cabaret. La caméra de classique de l’élaboration d’une que Llinás imaginait en réponse
d’un esprit de collaboration Léa Lanoë, qui alterne entre œuvre des plasticiens, inspirée du à l’œuvre de Mondongo, dans
que du caractère « collectif » numérique et Bolex, saisit sa livre de Johannes Itten L’Art de une logique d’émulation : tenter
d’un seul être. Gerda, Frieda, lucidité aussi bien que sa vulné- la couleur. L’affaire se corse dans de saisir les couleurs propres du
Janett, Mathias : sa protagoniste rabilité, que les masques cachent le second, Retrato de Mondongo, cinéma. Un dialogue avec l’éta-
androgyne oscille entre les pré- et aident à surmonter. Dans le éternel work in progress dont lonneuse du film sur la question
noms comme elle articule les silence des images argentiques, les cartons sont tapés à mesure s’agence avec une conversion
différentes facettes de sa person- la distance s’instaure qui permet qu’ils se pensent et la musique, fictive d’une discussion avec
nalité. La cinéaste invente avec de trouver sa place auprès d’elle, principalement puisée chez Mondongo, Llinás se costumant
celle qui est aussi une amie les à la fois admirative et inquiète. Hitchcock, est cherchée au fil en Fritz Lang pour incarner le
moyens de ne pas la réduire à L’amitié qui se situe au de YouTube. En un vertigineux méchant. Il faut considérer les
une étiquette – d’ailleurs, même fondement de la trilogie que tissage mêlant les époques et les trois parties ensemble pour com-
la psychiatrie n’a pas su laquelle Mariano Llinás a consacrée régimes d’images, l’évocation du prendre leur véritable nature, le
lui donner. Frieda propose des au duo d’artistes argentins projet de Llinás et du conflit qui désespoir qu’elles charrient et la
idées de saynètes pour le film, Mondongo, elle, n’y survécut a empêché son accomplisse- détermination qui subsiste : celle
comme elle le fait dans la vie, pas. Le cinéaste présenta le pre- ment se mue en réflexion sur la d’inventer des formes à partir
elle qui a compris que la meil- mier volet, Mondongo: la materia nature profonde de l’amitié. Le d’un médium incroyablement
leure façon d’être au monde y la obra, comme un « échec » ; troisième volet, Kunst der Farbe, versatile, en bonne compagnie.
était de l’aborder comme une il s’agit de la description assez présente, lui, des traces de ce Olivia Cooper-Hadjian

REDÉCOUVERTE. Restauré par l’irremplaçable Milestone aux États-Unis et présenté de pointer la médiocrité d’un
au dernier FIDMarseille, le film de Bridgett Davis est enfin visible en France après cinéma en panne d’inspiration
quelque trente ans d’oubli. que d’explorer le trajet d’une
émancipation, celui d’un corps

Naked Acts, éthique de l’amour empêché – abusée par un com-


pagnon de sa mère alors qu’elle
était adolescente, Cicely a long-
temps été en surpoids avant de

C omme il arrive souvent aux


femmes, et plus encore aux
femmes noires, Bridgett Davis
qu’à la place qu’y occupent les
femmes. Son personnage prin-
cipal, Cicely (Jake-Ann Jones),
De retour à New York, elle se
confronte à Lydia Love, sa mère,
perplexe à l’idée de la voir
maîtriser un corps qui lui est
presque étranger.
Comme Kathleen Collins
n’a tourné qu’un seul film. marquée par le poids d’une filia- embrasser une telle carrière avant elle (Losing Ground, 1982),
C’est dans l’écriture de romans tion difficile à porter – une mère (« Ils te feront jouer une pute ou une Davis revisite les motifs de la
et d’essais qu’elle s’est affirmée. icône de la Blaxploitation et vamp noire exotique »), et tente Blaxploitation pour définir sa
Naked Acts, dont elle a aussi une grand-mère comédienne à sa chance dans le cinéma indé- propre voie dans l’histoire d’un
signé le scénario et assuré la pro- laquelle étaient seulement acces- pendant. Hélas, même fauché, le cinéma noir. Lydia Love, égé-
duction en 1996, adresse pour- sibles les rôles d’esclave ou de cinéma d’auteur veut déshabiller rie bien peu maternelle aux
tant des questions essentielles à domestique –, aspire à trouver sa les actrices. Ces « scènes de nu » airs de Tamara Dobson, tient
l’histoire du cinéma aussi bien place dans cette lignée d’actrices. (naked acts) sont moins l’occasion un petit vidéoclub. Elle arbore
encore une coupe afro quand
sa fille porte des perruques
COURTESY OF MILESTONE FILMS AND KINO LORBER.

lisses et des vêtements sages.


Pour qu’elle cesse de juger sa
mère, il faudra que Cicely com-
prenne enfin que la nudité n’est
pas une marque d’infamie mais
une question de regard. Ce n’est
pas son amant piètre cinéaste
qui l’amènera à cette prise de
conscience, mais une autre
femme, photographe (Renee
Cox, photographe de renom
dans la vie) dont la nudité assu-
mée dans une belle scène aux
bains publics ou dans des auto-
portraits en majesté enseigneront
à Cicely l’amour de soi.
Alice Leroy

CAHIERS DU CINÉMA 65 SEPTEMBRE 2024


JOURNAL

politique, percutante et vision-


FESTIVAL. À l’occasion du centenaire de la mort de l’écrivain, le festival de Karlovy naire du roman. Dimension poli-
Vary a offert du 28 juin au 6 juillet une riche programmation permettant de tique aussi présente chez Masao
mesurer l’impact de Kafka sur des cinéastes de différents continents et générations. Adachi, qui adapte en 2015 la
nouvelle Un artiste de la faim, un

Du cinéma comme art kafkaïen objet radical, souvent choquant


(scènes de défécation), traversé
d’allusions à l’engagement du
cinéaste dans la lutte armée : un

D ésir de devenir un Indien » :


« le titre de cette parabole
fragmentaire, publiée en 1912
de Shinya Tsukamoto (1989),
dont le fantastique paranoïaque
et la vision de la symbiose
Nemec dont on a pu découvrir
à Karlovy Vary la version tour-
née en 1974 pour la télévision
pamphlet anticapitaliste enragé,
qui fustige la récupération de
toute protestation (en l’occur-
dans le recueil Contemplation, a entre l’homme et la machine, allemande, avec, hélas, une mise rence, un homme qui refuse
inspiré celui de cette ambitieuse la chair et le fer, peuvent se en scène figée par le dispositif de s’alimenter durant quarante
programmation conçue par lire comme une variation sur du studio. jours) par la société du spectacle
Lorenzo Esposito et Karel Och La Métamorphose. Les mêmes N’ayant pu obtenir les droits et son système économique.
pour la 58E édition du festival réminiscences se retrouvent du Château, Marco Ferreri décide La présence dans le pro-
tchèque. Les vingt-deux films dans The Grandmother de David de garder le roman comme gramme de trois films japonais
choisis, dont de nombreuses Lynch (1970), où l’isolement du source d’inspiration lointaine (outre ceux de Tsukamoto et
raretés, se répartissaient entre protagoniste face à l’hostilité de pour L’Audience (1971). Ici, d’Adachi, l’animation Médecin
des adaptations de romans ou sa famille provoque une série c’est le palais du Vatican qui de campagne de Kôji Yamamura,
de nouvelles et des œuvres ins- de transformations qui rendent fait office de « château », et les 2007) et d’un film sénégalais (Le
pirées par ce qui est défini plus floues les frontières entre l’hu- tentatives désespérées pour ren- Mandat d’Ousmane Sembène,
vaguement comme « l’univers main, l’animal et le végétal. La contrer le pape d’un homme 1972) montre que l’influence
kafkaïen ». Cette seconde ten- Métamorphose est d’ailleurs le ordinaire pris dans les rouages de Kafka s’étend bien au-delà
dance comportait entre autres texte de Kafka le plus adapté, de la bureaucratie italienne et du cadre occidental. À ce titre,
Tetsuo, le brillant ovni cyberpunk entre autres par le Tchèque Jan cléricale évoquent clairement il est dommage que l’adaptation
les malheurs de K dans le roman de La Colonie pénitentiaire par
inachevé de 1926. Par ailleurs, le Chilien Raoul Ruiz (1970)
ce roman avait déjà fait l’objet n’ait pas figuré dans la sélection
d’une adaptation en 1968 par en raison de problèmes avec
l’Allemand Rudolf Noelte, film la copie existante. En guise de
magnifique et méconnu (mal- compensation, on a pu décou-
gré sa sélection en compétition vrir ce qui est considéré comme
à Cannes dans la fameuse édition la toute première adaptation de
arrêtée à cause des événements Kafka, K de l’Italienne Lorenza
de mai). Contrairement au film Mazzetti, un film de 29 minutes
de Ferreri ou au Kafka de Steven tourné en Angleterre en 1953.
Soderbergh (1989), qui situent Signatrice du manifeste du Free
le centre du récit dans la grande Cinema, écrivaine reconnue par
ville (Rome ou Prague), Noelte la suite, Mazzetti a réalisé plu-
demeure fidèle au roman en le sieurs courts métrages, dont
The Grandmother de David Lynch (1970). plaçant en pleine campagne, dans cette œuvre expérimentale et
un petit village perdu, surplombé poétique en 16 mm qui se réfère
PHOTOS COURTESY FILM SERVIS FESTIVAL KARLOVY VARY

par un château, un choix qui ne à La Métamorphose tout en évo-


fait que renforcer l’aspect étrange, quant d’autres textes de l’écri-
quasi surréaliste, de l’ordre vain. Entre une flânerie dans les
bureaucratique qui y règne. rues et sur les toits de Londres
Chez Jean-Mar ie Straub où Gregor Samsa tente déses-
et Danièle Huillet, la fidélité pérément de se faire embaucher
à l’écrivain se manifeste non par un employeur ingrat, et des
seulement au niveau du récit scènes d’intérieur étouffantes
mais également dans le respect une fois qu’il est devenu insecte,
de la langue et des dialogues, ce film singulier récemment res-
restitués avec précision dans tauré par les laboratoires de la
Amerika, rapports de classe (1984). Cinémathèque de Bologne s’im-
Définissant l’écrivain comme pose comme un objet précieux
« le seul grand poète de la civili- pour les amoureux de l’écrivain
sation industrielle », les Straub et la communauté cinéphile.
Tetsuo de Shinya Tsukamoto (1989). mettent en avant la dimension Ariel Schweitzer

CAHIERS DU CINÉMA 66 SEPTEMBRE 2024


JOURNAL

RENCONTRE. L’artiste et cinéaste états-unienne Elisabeth Subrin comptait


parmi les invités d’honneur de la 13e édition du Champs-Élysées Film Festival,
qui s’est tenue à Paris du 18 au 25 juin 2024.

Elisabeth Subrin, portrait(s)

© THE ARTIST/COURTESY OF VIDEO DATA BANK, SCHOOL OF THE ART INSTITUTE OF CHICAGO

5 A 7 FILMS

Shulie d’Elisabeth Subrin (1997). Maria Schneider, 1983 d’Elisabeth Subrin (2022).

E lles se suivent, mais ne se


ressemblent pas – à l’excep-
tion d’une abondante cheve-
espace dialectique où se tressent
imitation et diffraction, évanes-
cence du sujet original et actua-
guettés par la décomposition.
Peu à peu, la cinéaste se
rapproche de la figure de
films n’existeraient pas sans les
actrices, elles vous obsèdent, et pour-
tant vous n’avez aucune envie de
lure noire et bouclée. Elles ne lisation de son expérience par le l’actrice. En 2008, Sweet Ruin découvrir la vie intérieure de l’une
se ressemblent pas, mais ont en corps des autres. adapte librement un scénario d’entre elles, ni la façon dont elle se
commun d’être actrices. Et de Très tôt, Elisabeth Subrin abandonné de Michelangelo retrouve contrôlée, manipulée pour
ranimer, avec leurs inflexions manifeste un goût pour les Antonioni datant des raconter vos histoires. »
propres, leurs inscr iptions biographies, surtout lorsqu’elles années 1960, Technically Sweet. Depuis la pandémie de
sociales spécifiques, la parole permettent de redonner place À la faveur d’un split-screen, Covid-19, la cinéaste développe
d’une absente. Récompensé et voix aux femmes. Curieuse, Gaby Hoffmann tient en même un nouveau projet de fiction
l’an dernier par le César du après une première lecture à des- temps les rôles dévolus à Jack consacré à Maria Schneider.
meilleur court métrage docu- tination du jeune public, d’en Nicholson et, déjà, à Maria « J’ai rencontré beaucoup de ses
mentaire, Maria Schneider, 1983 apprendre davantage sur l’autrice Schneider. Le site de la réflexi- proches, des membres de sa famille,
a fait découvrir en France le nom des Quatre Filles du docteur March vité commence à se déplacer, du fouillé les archives. J’ai des centaines
d’Elisabeth Subrin. Grâce au (1868), elle découvre dans un document vers l’interprète, qui de pages de notes. Ce qui en tout cas
Champs-Élysées Film Festival, le livre des pans bien plus sombres devient pour Subrin une méta- me touche particulièrement, c’est que,
voile est désormais levé sur une de la vie de Louisa May Alcott. phore des rapports sociaux de après le succès du Dernier Tango
œuvre entamée à la fin du siècle « Le schisme entre les deux récits genre. À la lecture du scénario à Paris, Maria aurait pu accepter
dernier, au croisement du cinéma m’a profondément choquée. J’ai alors d’A Woman, A Part (2017), son d’autres rôles de ce genre, et devenir
expérimental et de l’art vidéo. entrevu tout ce qui demeurait sous premier long métrage de fiction, un sex symbol. En refusant d’être
Premier constat : en fai- la surface de l’histoire officielle. Par un potentiel financeur explique objectivée davantage, en séparant son
sant rejouer à Manal Issa, Aïssa la suite, j’ai eu le désir de m’appro- qu’il n’a « aucune envie de voir travail et sa vie, elle s’est vraiment
Maïga et Isabel Sandoval un cher de ce qui était caché, oublié, la crise de la quarantaine d’une marginalisée. C’était pourtant le
segment de l’émission « Cinéma effacé, jugé trop difficile à voir », se actrice hollywoodienne retournant seul moyen pour elle de survivre. »
Cinémas », Subrin prolonge une souvient-elle. En 2000, Subrin à New York pour renouer avec le Espérons que le cinéma de
recherche entreprise dès ses pre- réalise ainsi The Fancy, évoca- milieu théâtral underground de sa Subrin offre à cette âme blessée
miers courts, Swallow (1995) tion méthodique et spectrale jeunesse ». « C’était pourtant peu un nouveau refuge.
et Shulie (1997), autour de la de la photographe Francesca ou prou la trame du Birdman Raphaël Nieuwjaer
question du portrait. Loin de Woodman, suicidée à 22 ans d’Iñárritu », lui réplique le pro-
se réduire à une valorisation de et aujourd’hui reconnue pour ducteur Scott Macaulay. Et Propos recueillis
l’individu, chaque film ouvre un ses autoportraits énigmatiques, Subrin de commenter : « Les en visioconférence le 23 juin.

CAHIERS DU CINÉMA 67 SEPTEMBRE 2024


JOURNAL

HOMMAGE. Morte le 14 août à l’âge de 94 ans, Gena Rowlands a réinventé


l’actrice de cinéma dans sa gestuelle singulière.

Celle qui a ouvert la nuit


S i Gena Rowlands a débuté
dans le New York en ébul-
lition des années 1950, une
qu’on pourrait la comparer. Il
ne s’agit jamais ni du même
personnage qui vieillirait de
chaque fois, s’efforce de regarder
la réalité comme elle peut, alors
que les hommes s’écroulent
personnage féminin accomplit
déjà une forme de modernité
et une quête de vérité.
époque où, comme elle le rap- film en film, ni du même jeu dans leur idéalisme : cowboy C’est avec Faces (1968)
pelait en 1992 aux Cahiers, « il qu’elle reproduirait comme obsolète (Kirk Douglas dans qu’elle trouve sa première
y avait des pièces de télé en direct, une méthode. Rowlands veille Seuls sont les indomptés de David véritable incarnation – mais au
Hemingway et des tas d’auteurs à associer une forme de souve- Miller en 1962), médecin que bord de l’épuisement, à travers
modernes », sa réinvention du raineté solitaire (y compris et son humanisme ne sauve pas l’emballement et l’accélération.
jeu pour le cinéma paraît insé- surtout dans les plans de groupe) du délire (Rock Hudson dans Son inventivité gestuelle ne
parable du nom de son époux et les convulsions de son jeu à L’Homme de Bornéo de Robert prend véritablement son sens
John Cassavetes. Dans chaque une conscience renouvelée de Mulligan la même année) ou que dans la chute, le silence, le
film qu’ils ont tourné ensemble, son âge et de sa féminité. psychiatre qui doit abandon- spasme, l’effondrement. L’enjeu
la prise de risques de l’actrice Leur premier film ensemble, ner les principes de sa thérapie est plus plastique que psycholo-
n’a de cesse de déséquilibrer Un enfant attend (1963), se rat- (Burt Lancaster dans ce film de gique. Dans cet ensemble choral,
la mise en scène pour mieux tache à la première période Cassavetes). À l’heure où les chaque acteur est traversé par les
la faire exister en retour. Dans de Rowlands, lorsqu’elle a la schémas narratifs classiques du mêmes circuits d’énergie et de
l’histoire du cinéma, il n’y a charge de tenir tête aux stars western, du film d’aventures dépossession. La comédie Minnie
peut-être qu’au travail de Liv de son époque dans des films et du mélodrame se fissurent, et Moskowitz (1971) semble
Ullmann avec Ingmar Bergman passionnants. Son personnage, à bien qu’encore secondaire, le moins radicale en se plaçant

COLUMBIA PICTURES/COLL. CDC

Gena Rowlands dans Gloria de John Cassavetes (1980).

CAHIERS DU CINÉMA 68 SEPTEMBRE 2024


JOURNAL

sous le sceau d’un enchante- rend explicitement héroïque.

UNIVERSAL/ COLL. CDC


ment entre deux êtres qui n’au- Sans jamais se départir de son
raient pas dû s’aimer : Minnie élégance new-yorkaise, elle se
(Rowlands) travaille dans un réapproprie les gestes masculins
musée alor s que Seymour du film noir, les absorbe pour
Moskowitz (Seymour Cassel) est les convertir en tendresse abso-
gardien de parking. Les signes lue. Les béances par lesquelles
de disjonction, toujours présents son jeu se révélait deviennent
pourtant, se fondent dans une désormais autant des marques
forme de sublime amoureux. de puissance que d’enfance.
Les motifs classiques de la ren- La violence d’une femme qui
contre tels que le baiser ou la doit protéger un enfant accom-
danse s’intègrent à une logique pagne aussi la conscience d’une
de conte. La libération gestuelle tendresse qui emporte tout et
de Gena Rowlands devient peu construit la ligne de fuite de son
à peu le foyer ardent de la mise jeu. Love Streams (1984) consti-
en scène. tue peut-être la collaboration
la plus émouvante entre John
Faire l’affect Cassavetes et Gena Rowlands :
C’est ce qu’approfondit Une ils y sont frère et sœur, deux par-
femme sous influence (1974), ties d’une même entité. Ce qu’ils
où son interprétation mêle le jouent ensemble à l’écran se
malade et le galvanisant, l’excès nourrit de tout ce qu’ils ont été
et la beauté, au plus près de la et l’usure des corps se sédimente
faille du geste. Cassavetes observe aussi de tout un passé d’images.
de façon unique l’invention de Séparés lors de la première par-
l’actrice : non seulement ce tie, ils ne se retrouvent que pour
qu’elle fait, mais surtout com- se dénouer l’un de l’autre, la part
ment ses gestes la donnent féminine du duo rendue à une
à exister. À travers Mabel forme de liberté quand la part Gena Rowlands dans Seuls sont les indomptés de David Miller (1962).
Longhetti, Rowlands réinvente masculine s’abîme dans une soli-
des formes de dérive, se dégage tude funèbre. l’intérieur. Pour Paul Schrader, anges et sa chevelure blonde
de tout modèle (psychiatrique, Leur travail ne se réduit pas dans Light of Day (1987), elle léonine amplifie sa lumière
social) et invente des affects à leurs propres films. Quand s’inspire de son personnage de auratique. Davies garde d’elle
jamais vus. Elle s’appuie sur la Cassavetes perfectionne chez Mabel pour mieux finalement sa voix rauque, qu’elle utilise
ritualisation du quotidien pour d’autres (Polanski ou De Palma) s’en séparer : la mère de famille pour chanter un standard d’Ella
donner une dimension choré- son interprétation de la veule- qu’elle incarne allie inflexibilité Fitzgerald, sa façon de danser,
graphique extraordinaire à son rie masculine, Rowlands se et intransigeance. De même, la seule ou à plusieurs, et les situe
jeu, mais il s’agit d’une danse contente de tourner avec des Marion Post d’Une autre femme dans un temps suspendu de la
désarticulée, grippée, comme amis comme Peter Falk : pour de Woody Allen (1988) pour- mémoire où Rowlands scelle
folle, défaite, refaite, libéra- un film de William Friedkin, rait se placer dans la continuité une figure de légende et de
trice, testant son endurance, et Têtes vides cherchent coffre plein d’Opening Night, mais les gros paix, même si elle délivre aussi
d’autant plus dangereuse qu’on (1978), comme pour un épi- plans sur son visage la figent in extremis une part de cruauté.
ne sait jamais lorsque la coupe sode de Columbo. Elle rejoint dans une position d’écoute Pourtant, son der nier film
va surgir. John cependant pour un thril- qui la contraint au silence et à bouleversant appartient à son
Sans jamais se répéter, ler aux airs de film-catastrophe, l’introspection et l’amène vers fils Nick : dans N’oublie jamais
Rowlands continue d’ouvrir Un tueur dans la foule de Larry un optimisme de la renais- (2004), celui-ci filme les derniers
la nuit de l’être, de la traverser, Peerce (1976) ou une réécriture sance. Les gestes sont comptés, gestes d’un vieil homme (James
de tournoyer jusqu’au bout, shakespearienne, Tempête de Paul ralentis, décantés. Schrader et Garner) envers sa compagne de
jusqu’à l’aube et la régéné- Mazursky (1982). Mais ses per- Allen se nourrissent évidem- toujours (Rowlands), que détruit
ration. Opening Night (1977) sonnages ont peu de consistance, ment d’un passé cassavetesien. une maladie dégénérative. En
la confronte à deux spectres : induisant l’idée fausse d’un jeu Rowlands veille à donner à ses reprenant les thèmes cassavete-
celui d’une jeune femme qui qui ne peut s’épanouir qu’au interprétations un autre destin. siens de l’amour inconditionnel,
vient la hanter et celui de la contact de partis pris radicaux, Cette forme de bienveillance le fils enregistre un âge que John
vieillesse, que la photographie ce que finalement elle ne veille culmine dans La Bible de néon n’a pas eu l’occasion de regarder
d’une vieille dame ridée au à démentir qu’après la mort de de Terence Davies (1995), où et s’inscrit dans son héritage à
centre de la scène rappelle. Par son mari. Son jeu cesse d’être sa prestation dialogue avec celle partir d’une place utopique où
l’amour du théâtre, elle s’extirpe exubérant pour devenir plus de Lillian Gish dans La Nuit du le fantôme de son père rejoint sa
du vertige de la dissolution mesuré et tranchant au service chasseur. La vieillesse qu’elle mère dans sa dernière apparition.
qui l’envahit. Gloria (1980) la d’un classicisme revivifié de invente possède l’éternité des Jean-Marie Samocki

CAHIERS DU CINÉMA 69 SEPTEMBRE 2024


PHOTO: KIRA PEROV © BILL VIOLA STUDIO JOURNAL

The Passing de Bill Viola (1991). À la mémoire de Wynne Lee Viola, vidéo, N/B, son mono, 54'22.

HOMMAGE. L’œuvre du vidéaste américain Bill Viola, mort le 12 juillet, est hantée moniteur vidéo), Viola nous
par le sommeil et la mort. Jean-Paul Fargier, qui fut son ami et lui consacra signifie de quel côté se trouve
de nombreux articles ainsi que deux ouvrages – The Reflecting Pool de Bill Viola le secret de la vie parfaite. Secret
(Yellow Now, 2005), Bill Viola, au fil du temps (De L’Incidence éditeur, 2014) – qu’il énonce comme étant
et un film (Viola ou l’expérience de l’infini, 2014), l’évoque pour nous. sa devise, lorsque, à la fin d’un
entretien filmé à Los Angeles

Bill Viola, vidéaste aux yeux fermés en 2013, je le soumets au ques-


tionnaire de Proust : « La nais-
sance n’est pas un commencement,
la mort n’est pas une fin. » C’est

L e 12 juillet, Bill Viola, à l’âge


de 73 ans, au terme d’un long
Alzheimer, a fermé ses yeux une
yeux de fatigue mais peut-être
pas seulement, accédant au terme
de ses efforts à une perception
serrées, se retenant de respi-
rer : sous l’eau. Dans la position
même qu’il a fait prendre à ses
la simplicité même, base d’une
confiance en soi comme source
de possibilités vitales illimitées.
dernière fois. Définitivement. Il inédite, sereine. Avec The Passing Dreamers, il s’ajoute pour l’éter- L’autorisation d’être par exemple
s’entraînait depuis longtemps à (1991), évocation de l’agonie nité à ces sept gisants dont les un artiste.
entrer dans cet ultime état. Il de sa mère, il se filme endormi visages calmes lumineux flot- Mais fer mer les yeux en
existe de nombreuses photos d’abord dans un lit puis au fond tants prouvent qu’ils sont éga- méditant sur ce principe, adopté
de lui, extraites de ses vidéos ou d’un lac. Fermer les yeux : la pos- lement des voyants. Les yeux clos par une multitude de sages à
posées pour un photographe, ture vaut signature. Le confirme s’ouvrent intérieurement sur un travers les siècles, ne suffit pas
où il s’offre les yeux clos. Dans l’autoportrait qu’il donne en autre monde, un monde infini, pour produire toutes les visions
Reasons for Knocking at an Empty 2013 aux Offices de Florence dont la simulation du sommeil que Viola a génialement instal-
House (1983), au bout d’une per- pour figurer, insigne honneur, est la porte. Déjà en 1992, avec lées dans l’histoire de l’art : le
formance de trois jours et trois dans la collection des autopor- ses Sleepers endormis dans leurs déclic singulier de ses créations,
nuits où l’artiste s’empêche de traits d’artistes. Il s’y présente puits de béatitude (sept bidons il l’attribue à un accident sur-
dormir, il finit par fermer les yeux fermés, lèvres et narines remplis d’eau contenant un venu dans son enfance, qu’il se

CAHIERS DU CINÉMA 70 SEPTEMBRE 2024


JOURNAL

plaisait à conter, étonné, dans ses

PHOTOS: KIRA PEROV © BILL VIOLA STUDIO


dernières interviews. J’y ai eu
droit, moi aussi, en 2013. « J’ai
fait l’expérience étant jeune d’être
presque noyé. C’était incroyable et
cela a changé toute ma vie. Je pense
que c’est l’expérience la plus impor-
tante que j’ai vécue : quand j’avais
6 ans, de tomber dans l’eau. Mon
oncle était là, par pur hasard, il s’est
jeté à l’eau et m’en a sorti. Moi
j’étais au fond, un petit moment,
expérience émotionnelle très puis-
sante, je n’avais pas peur, je serais
resté là s’il n’avait pas plongé et
j’aurais été très heureux. » Voilà
une scène primitive capable de
charger quelqu’un d’un des-
tin exceptionnel. Qui rétros-
pectivement justifie toutes les
images sidérantes qu’il a créées.
Pourtant nous avons admiré Bill
Viola dès ses premiers essais sans
connaître cette histoire fonda-
trice, tardivement livrée. Et Viola
lui-même les a déchaînées, ces
images insensées, à son insu sans
doute longtemps. Mais un jour
ses yeux se sont ouverts sur ce
qui les faisait se fermer pour
regarder à l’intérieur de lui. Et
nous voyons bien maintenant
que ce frôlement paradoxalement
heureux de la mort dans un plon-
geon involontaire a travaillé à lui
inspirer, comme le goût d’une
madeleine pour Proust, un lot
éblouissant de représentations
incroyables, dont la suite consti-
tue sa Recherche d’un temps
infini, insaisissable et retrouvé.
Voici donc par-delà les arrêts
sur image, les ralentis extrêmes,
les mouvements inversés, marque
stylistique de Viola, voici donc
la danse sans fin des plongeons
et des surgissements hors de
l’eau, des renversements et des De haut en bas : Junkyard Levitation et The Space Between the Teeth, extraits de Four Songs de Bill Viola (1976), série
ascensions, des flux et des flots, de vidéos, couleur, son mono, 33’ au total.
qui tissent la réplique sans fin
d’un même trauma sans cesse fermés bouche béante, de The et Isolde, mise en scène Peter L’American Center) qui fut
sur monté. Trois exemples Space Between the Teeth, auquel Sellars, quatre heures d’images baptisé en juin 1994 par une
parmi cent. 1976 : le visage de fait écho le plouf dans un lac vidéo pour seul décor, avec cette installation de Bill Viola ? On
l’artiste reflété dans la cuvette précédé d’un cri étiré sur image fin sublime : l’ascension lente de y voyait, sur cinq écrans ver-
de Migration puis dans la goutte arrêtée, de Truth Through Mass Tristan aspiré par une trombe ticaux, cinq plongeurs, tête en
d’eau de He Weeps for You, tandis Individuation. 1991, The Passing : d’eau inversée. bas, flottant entre deux eaux.
que Four Songs, la même année, Bill endormi sous trois mètres E t s a ve z - vo u s q u e l a Passé le pont Langlois, les fan-
propulse sur fond d’un lanci- d’eau à côté d’une table, d’une Cinémathèque française loge à tômes de Viola viennent encore
nant filet d’eau s’écoulant dans lampe et d’un bouquet pareil- Bercy dans un bâtiment (signé à votre rencontre.
un évier le cri énorme, yeux lement immergés. 2004, Tristan Frank Gehry pour y installer Jean-Paul Fargier

CAHIERS DU CINÉMA 71 SEPTEMBRE 2024


JOURNAL

DISPARITIONS
Frankenweenie (1984), Roxanne Jean-Claude Brisseau (Un jeu
LION'S GATE/COLL. CDC

de Fred Schepisi (1987), À fleur brutal, 1983 ; De bruit et de


de peau de Steven Soderbergh fureur, 1988 ; Noce blanche,
(1996) ou Portrait de femme 1989), Michael Haneke
de Jane Campion (1996). (Le Temps des loups, 2003 ;
Caché, 2005 ; Le Ruban blanc,
Yvonne Furneaux 2009 ; Amour, 2012 ; Happy
Née en France, la franco- End, 2017). Germanophone,
britannique Yvonne Furneaux elle avait établi un lien entre
fit la plus grande partie de sa le Losange et l’Allemagne, et
carrière en Angleterre et en produisit ainsi Flocons d’or
Italie. Cette brune au regard très de Werner Schroeter (1976),
bleu, d’une grande élégance, L’Ami américain de Wim
alterna films commerciaux et Wenders (1977) et Heimat de
films d’auteurs prestigieux. Edgar Reitz (2013). Parmi ses
Shelley Duvall dans Trois femmes de Robert Altman (1977). Dans la première catégorie, autres fonctions, elle présida
on se souvient notamment Unifrance entre 2003 et 2006.
Jacques Boudet Shelley Duvall d’elle dans La Malédiction des
D’abord acteur de théâtre, Aux yeux de beaucoup, Shelley pharaons de Terence Fisher Robert Towne
Jacques Boudet a souvent été Duvall, morte le 11 juillet à 75 (1959) ou Docteur Mabuse Le scénariste Robert Towne
cantonné à de petits rôles, ans, aura été l’actrice d’un seul et le rayon de la mort d’Hugo débute sa carrière avec Roger
notamment dans L’important rôle, celui de Wendy Torrance Fregonese (1963). Du côté Corman, pour lequel il écrit de
c’est d’aimer d’Andrzej dans Shining de Stanley des grands noms, on la vit nombreux scripts, dont celui
Zulawski (1972), Une étrange Kubrick (1980). Son visage dans Femmes entre elles de de La Tombe de Ligeia (1964).
affaire de Pierre Granier-Deferre de femme terrifiée au point Michelangelo Antonioni (1955), Après avoir été consultant pour
(1981) ou Un amour de Swann de devenir lui-même terrifiant son rôle le plus marquant, La Bonnie and Clyde d’Arthur
de Volker Schlöndorff (1984). reste effectivement inoubliable. dolce vita de Federico Fellini Penn (1967), il devient l’un
En 1984, Rouge midi marque Ce personnage fit aussi son (1960), Répulsion de Roman des scénaristes importants du
sa première collaboration avec malheur, puisqu’elle raconta Polanski (1965), Le Scandale nouvel Hollywood, notamment
Robert Guédiguian, dans les ensuite comment Kubrick la de Claude Chabrol (1967) et remarqué pour sa collaboration
films duquel il apparaîtra très martyrisait pendant le tournage Au nom du peuple italien de avec Hal Ashby – La Dernière
régulièrement par la suite pour la mettre en condition : Dino Risi (1971). Puis elle mit Corvée (1973), Shampoo
(quatorze fois). Il y incarne « Il me faisait pleurer 12 heures fin à sa carrière au début des (1975) – et pour Chinatown
généralement le patriarche par jour pendant des semaines ». années 1970, non sans devenir de Roman Polanski (1974),
râleur et désillusionné, entre Et il semble qu’elle ne s’était un objet de fascination pour qui lui vaudra un Oscar. Il
autres dans Marius et Jeannette jamais totalement remise de certains cinéphiles. Elle est signe ou cosigne également les
(1997), À l’attaque ! (2000) ce traumatisme. Outre Annie morte le 5 juillet à 98 ans. scénarios du magnifique Les
La ville est tranquille (2000), Hall de Woody Allen (1977), flics ne dorment pas la nuit
La Villa (2017), Et la fête elle n’avait avant sa rencontre Margaret Menegoz de Richard Fleischer (1972),
continue ! (2023). Entretemps, avec Kubrick tourné qu’avec Morte le 7 août à 83 ans, d’À cause d’un assassinat
on l’a notamment vu chez Robert Altman, qui la découvrit Margaret Menegoz (née Margit d’Alan J. Pakula (1974),
Claude Lelouch (Tout ça... pour et en fit son actrice fétiche, Katalin Baranyai, à Budapest) Missouri Breaks d’Arthur Penn
ça !, 1993 ; Les Misérables, en lui offrant ses plus beaux fut gérante de la société de (1976), Greystoke, la légende de
1995), Bertrand Blier (Merci personnages : Brewster McCloud production Les Films du Tarzan de Hugh Hudson (1986),
la vie, 1991), Bertrand Tavernier (1970), John McCabe (1971), Losange de 1975 à 2021. À Frantic de Polanski (1988) et
(L.627, 1992 ; Laisser-passer, Nous sommes tous des voleurs ce titre, elle fut la productrice Mission impossible de Brian de
2002), Claude Chabrol (L’Ivresse (1974), Nashville (1975), des films des deux piliers du Palma (1996). Il est également
du pouvoir, 2006), Étienne Buffalo Bill et les Indiens Losange – Eric Rohmer (à de réalisateur de quatre films :
Chatiliez (Tanguy, 2001 ; (1976), Trois femmes (1977) et partir de Perceval le Gallois, Personal Best (1982), Tequila
Agathe Cléry, 2008), Dominique Popeye (1981), où elle incarne 1978) et Barbet Schroeder (à Sunrise (1982), le plus connu,
Cabrera (Le Lait de la tendresse Olive, comme pour exorciser son partir de Koko, le gorille qui avec Michelle Pfeiffer et Mel
humaine, 2001) ou Michel rôle d’épouse dans Shining ! parle, 1978) –, mais aussi, Gibson, Without Limits (1998)
Leclerc (Le Nom des gens, Sa carrière déclinera ensuite, entre autres, de Jean-François et Demande à la poussière
2010 ; La Lutte des classes, mais on la voit dans Bandits, Stévenin (Le Passe-montagne, (2003), d’après John Fante.
2019). Cet acteur très attachant bandits de Terry Gilliam (1981), 1978), Andrzej Wajda (Danton, Il est mort le 1er juillet à 89 ans.
est mort le 15 juillet à 89 ans. le court métrage de Tim Burton 1983 ; Les Possédés, 1988), Marcos Uzal

CAHIERS DU CINÉMA 72 SEPTEMBRE 2024


JOURNAL

NOUVELLES DU MONDE
AFRIQUE vont jusqu’à renoncer aux pionnières et avant-gardistes, notamment Sabrina Agresti-
armes réelles, préférant les de découvrir celles qui ont foulé Roubache, ex-productrice et
AGB an 01 effets spéciaux pour limiter les rives du futur, d’honorer secrétaire d’État chargée de la
Côte d’Ivoire. Du 8 au les risques (Libération, les créateurs qui renouvellent Ville et de la Citoyenneté, proche
15 septembre se tiendra la Courrier international). les dogmes par l’esthétique et du couple Macron, ou Olivier
première édition des Ateliers de creusent de nouveaux mondes Henrard, président du CNC
Grand-Bassam, un projet issu News from David par la pratique. […] On constate par intérim.
du Ouaga Film Lab, premier États-Unis. Dans une interview une grande diversité, mais
laboratoire de développement pour Sight and Sound publiée aucune œuvre exceptionnelle », Fin de l’affaire Ly
et de coproduction subsaharien en août, David Lynch annonçait a déclaré le jury présidé par France. Accusés de
situé au Burkina Faso. souffrir d’emphysème, une Guan Hu (Black Dog). détournements de fonds destinés
4 projets documentaires, maladie pulmonaire causée à l’école Kourtrajmé et à la
6 projets de fictions et par des années de tabagisme. EUROPE société de production Lyly Films,
2 séries en provenance Contraint de rester chez le cinéaste Ladj Ly et son frère
de 12 pays bénéficieront lui par risque de Covid, le Un CNC attend ont reconnu leur culpabilité,
d’un accompagnement afin cinéaste a déclaré son manque France. À la suite de la évitant un procès public. Ils ont
de faciliter leur accès aux d’enthousiasme à l’idée de démission de Dominique remboursé les fonds concernés
festivals et marchés du film. réaliser à distance. Après une Boutonnat (condamné à trois entre 2020 et 2022. Ladj
Ils concourront pour des prix vive réaction de ses fans, il a ans de prison dont un ferme Ly écope d’une amende de
internationaux : Sud Écriture néanmoins ajouté sur X qu’il pour agression sexuelle), une 50 000 euros au Trésor public
de Tunisie, le Moulin d’Andé était en excellente santé son tribune de plusieurs collectifs et Amadou Ly d’une amende de
de France, Les Ateliers de emphysème mis à part, et qu’il de la profession appelait à 100 000 euros et six mois de
l’Atlas et le Fidadoc du Maroc, ne prendrait jamais sa retraite. une nomination rapide pour prison avec sursis. Kourtrajmé,
ou encore le Brandenburg lui succéder en concertation fondée par Ladj Ly en 2018, est
d’Allemagne (AIP). Fiasco californien avec les membres du métier. « aujourd’hui dirigée par une
États-Unis. Cinq jours avant Celle-ci tarde pourtant. Parmi les nouvelle équipe » (Mediapart).
Zanziwood ? le début du tournage du candidat·e·s, Libération évoque Circé Faure
Tanzanie. L’acteur britannique prochain film de Todd Haynes
Idris Elba s’est vu accorder en Californie, Joaquin Phoenix
80 hectares de terrain sur l’île s’est finalement retiré,
d’Unguja, dans l’archipel semi- précipitant la production
autonome de Zanzibar, afin d’y dans un « cauchemar », selon
construire un studio de cinéma l’expression de Christine Vachon.
moderne. « Nous ne sommes pas Le film, un projet de Phoenix
encore sûrs du nom, Zollywood lui-même, devait raconter une
ou Zawood » a déclaré le ministre histoire d’amour entre deux
de l’Investissement de Zanzibar, hommes dans les années 1930
Shariff Ali Shariff (BBC). et aurait probablement été
interdit aux moins de 17 ans
AMÉRIQUES pour sa dimension sexuelle,
selon Haynes. Impossible
Les pistolets en plastique à remplacer, l’acteur pourrait
États-Unis. La Californie souhaite faire l’objet de poursuites
durcir l’encadrement des judiciaires (Screendaily).
armes à feu sur les plateaux de
tournage bénéficiant d’un crédit ASIE
d’impôt à partir de 2025. Les
productions devront engager L’audace, c’est ça
un conseiller sécurité, et les Chine. Lors du FIRST
armuriers devront suivre une International Film Festival qui
formation complète et obtenir un s’est tenu du 20 au 28 juillet à
permis d’État spécifique. Après Xining, sur le plateau tibétain,
la mort par balle de la directrice aucun film ne s’est vu remettre
de la photographie Halyna le Prix du meilleur long métrage.
Hutchins sur le tournage de Rust « Un festival de cinéma se
en 2021, certaines productions doit d’encourager les œuvres

CAHIERS DU CINÉMA 73 SEPTEMBRE 2024


HOMMAGE

1935 - 2024

Alain Delon
« À part celle de Brando, vous en connaissez beaucoup, des carrières d’acteurs avec autant de ce que
vous appelez vous-mêmes des classiques ? », demandait crânement Alain Delon aux Cahiers dans l’entretien
qu’il leur accordait en 1996 (nº 501). Sa filmographie extraordinaire (du moins jusqu’au milieu
des années 1970) contient aussi bien des films taillés à sa mesure, comme ceux de René Clément
ou Jean‑Pierre Melville (sans parler des polars des années 1970-80 uniquement construits
pour lui), que de films qui le déplacent dans une modernité cinématographique qui n’est a priori pas du tout
son affaire, comme ceux d’Antonioni ou Godard. Déplacer est le mot : Delon n’a jamais vraiment
changé, mais il s’est déplacé. Et c’est ce qui nous intéresse ici : comment il se déplaçait dans les plans,
mais aussi d’un film à l’autre, comme autant de variations sur une figure immuable.

CAHIERS DU CINÉMA 74 SEPTEMBRE 2024


HOMMAGE

© MICHEL GINFRAY/GAMMA-RAPHO

CAHIERS
Alain DelonDU
sur CINÉMA
le plateau de Monsieur Klein de Joseph Losey (1976). 75 SEPTEMBRE 2024
HOMMAGE

La star impossible
par Nicolas Pariser

Osesndefrères),
connaît l’histoire : au début des années 1960, en l’espace
quelques mois et en deux films (Plein soleil et Rocco et
René Clément et Luchino Visconti inventent ou
Des cinéastes indépendants, il y en eut des dizaines et leurs
aventures se sont souvent mal finies. Griffith et Coppola ruinés,
Cassavetes et Melville morts jeunes, épuisés. Des stars indé-
découvrent Alain Delon. L’Éclipse et Le Guépard suivront pendantes, des stars sans star system, je n’en vois pas d’autres.
en 1962 et 1963, achevant de faire de l’acteur une immense Hollywood aura bien essayé dès 1965 d’inclure Delon dans son
star internationale. L’intensité et la rapidité du succès qu’il écurie puisqu’il y signe un contrat de sept ans avec la MGM,
rencontre, sa beauté anachronique, son aura, sa bestialité en mais, pas plus que les autres majors hollywoodiennes, celle-ci
même temps que son aristocratie renvoient son avènement à n’est en mesure de concevoir une carrière de star pour Delon,
une époque très lointaine : celle de Rudolph Valentino, Greta ni pour qui que ce soit dans ces années-là. Il raconte ainsi sou-
Garbo ou Marlene Dietrich, c’est-à-dire celle de la fin du vent qu’il quitta les États-Unis avant la fin de son contrat car la
muet. Pourtant, cette apparition a lieu dans le cadre du cinéma France lui manquait. Il paraît pourtant évident que l’échec de
moderne, c’est-à-dire à l’intérieur d’une industrie en crise sa carrière américaine vient du fait que l’Amérique de 1965 ne
esthétique (après le déclin du classicisme hollywoodien) et sait plus quoi faire d’une star de cette dimension.
surtout économique (avec l’arrivée de la télévision). Très vite, il eut l’intuition qu’il devait être son propre pro-
Dès ses débuts donc, Alain Delon occupe une fonction ducteur. En 1964, il met en chantier L’Insoumis, un beau film
industrielle dans une industrie qui n’a plus la puissance de la qui est à la fois le deuxième d’Alain Cavalier et le premier où
rendre possible. Il est instantanément trop grand pour le cinéma la figure tragique que Delon incarnera désormais apparaît : celle
de son temps. Suivra donc à ces mois glorieux du début des de l’homme seul pour qui, quelque effort qu’il fasse, tout sera
années 1960 une carrière accidentée, nécessairement décevante, toujours foutu d’avance. En 1964, il n’a sans doute pas encore
en réalité impossible, mais magnifique et surtout en tout point conscience que cette figure et sa carrière se confondront. Mais
unique dans l’histoire du cinéma. Il s’agit en effet de la seule dès son retour d’Amérique, la star se met en tête d’être une
carrière de star de cinéma qu’un homme ait voulu mener en major américaine à elle seule. On peut se moquer des parfums,
indépendant, ayant l’intuition géniale et tragique qu’il ne pour- des cigarettes, des chaussettes Alain Delon, y voir une forme de
rait plus s’adosser à aucune industrie. Or, on peut être facilement mégalomanie. Je pense que c’est tout le contraire : la star essaie
artiste, acteur, chanteur hors d’un système, mais la star est par de sauver les meubles du cinéma à elle toute seule. Delon essaie
définition une pure création de l’industrie du divertissement. d’être à la fois Bogart et Jack Warner. On peut penser ce que
Créer et surtout entretenir une star est un gouffre financier l’on veut de l’acteur Alain Delon, mais l’homme a tenté ce
que seule une énorme entreprise œuvrant dans un secteur en que peu ont tenté : continuer à faire tourner « l’usine à rêves »
expansion peut se permettre. envers et contre tout.

CAHIERS DU CINÉMA 76 SEPTEMBRE 2024


HOMMAGE
© JEAN-PIERRE BONNOTTE/GAMMA-RAPHO

Alain Delon pendant le tournage du Professeur de Valerio Zurlini (1972).

Entrepreneur et artiste, Delon ne cessera de produire des celui du double étant sans doute le plus évident (Plein soleil,
autoportraits et mettra en scène (par réalisateurs interposés, William Wilson, Monsieur Klein, Nouvelle vague, entre autres). Mais
grands ou petits) sa propre impossibilité et son anéantisse- il s’agit là d’un motif littéraire (comme celui du transfert de
ment final. S’il se dépeint pratiquement dès le début comme culpabilité chez Hitchcock) qui ne dit pas grand-chose du style
un homme d’un autre temps plongé dans un monde qu’il ne de l’artiste. Le thème du double dans Monsieur Klein, par exemple,
reconnaît plus, ce n’est pas par fascination pour des figures plus est secondaire par rapport à la manière qu’a Klein-Delon d’habi-
anciennes (Cagney, Gabin) et pour les valeurs réactionnaires ter le monde. L’acteur n’est pas très sûr de jouer, le personnage
qu’elles véhiculent, mais par conscience que lui, Delon-star, pas très sûr d’exister, au point de penser qu’un autre lui-même
arrive trop tard dans un cinéma qui ne sait plus du tout quoi existerait vraiment, et d’aller jusqu’à le suivre dans la mort.
faire de lui. Ce « trop tard », élément clé de sa biographie Puis Hollywood se releva et le cinéma moderne se mua en
artistique, va devenir un motif esthétique, voire un concept, cinéma d’auteur. Deux industries parallèles se mirent en place,
une sorte de « trop tard » métaphysique sur lequel il brodera à à nouveau capables de produire des stars : Tom Cruise d’un
l’infini, en artiste virtuose inattendu. En cela, Delon est incon- côté, Almodóvar de l’autre. La carrière de Delon, qui n’avait pas
testablement un auteur quand bien même les deux ou trois films prévu cette mutation et concevait le cinéma comme un (Godard
qu’il réalisa (il ne les signa pas tous) sont au mieux mineurs (Pour disait « Seul le cinéma »), ne s’en est pas relevée. Les années 1980
la peau d’un flic), sinon médiocres (Le Battant). et 1990 furent ainsi une sorte de chemin de croix et une lente
Ainsi, à partir du Samouraï vont se succéder des films dans agonie artistique pour lui. Au cœur de ce cauchemar, c’est le
lesquels Delon incarne celui qui n’a plus sa place dans le monde, plus grand des modernes qui signa son beau testament en le
qu’il soit une sorte d’alien ou de mort-vivant. Il est celui qui a filmant comme on filmerait une usine abandonnée ou une
failli être, qui a failli habiter le monde mais qui, inapte à y être machine mise au rebus. « – Qu’est-ce que vous faites ? – Je fais
accueilli, se voit condamné à une existence de spectre. Delon pitié », dit Delon dans Nouvelle vague en 1990. Pour la première
tourna sans doute moins de chefs-d’œuvre dans les années 1970 du film, il monta les marches cannoises avec une broche sur
que dans les années 1960, pourtant c’est entre 1972 (l’année laquelle était écrit le mot « Star » et sa carrière prit fin défi-
du Professeur de Zurlini) et 1977 environ que son art sera le nitivement. On le vit ensuite un peu au théâtre, beaucoup à
plus grand. Hagard, fantomatique, errant, cassé, raté, mourant, il la télévision, il devint une personnalité médiatique qui parlait
invente une forme pour exprimer un affect mais aussi un état sans cesse des morts qu’il avait aimés et d’un temps révolu (en
de son art et de son industrie. La modernité et l’intensité de son réalité un temps qui n’avait jamais existé). Il fut beaucoup objet
expression font de l’acteur-producteur un des artistes de cinéma de moqueries mais, pour quelques-uns, il restera comme une
les plus précieux de la première moitié des années 1970. Certains des figures purement cinématographiques les plus importantes
ont noté que des thèmes récurrents traversent sa filmographie, et les plus bouleversantes de la seconde moitié du xxe siècle. ■

CAHIERS DU CINÉMA 77 SEPTEMBRE 2024


HOMMAGE

Le cinéma comme piège


par Murielle Joudet

Cquelque
omme acteur, Alain Delon n’avait qu’un seul regret, qu’il
exprimait à la fin de sa carrière : « Avant de mourir, il y a
chose que j’aurais aimé faire, c’est travailler avec une femme
maquereau. Mais, comme j’ai aussi des femmes dans un autre quar-
tier de Paris, je deviens une star. » À Saint-Germain, il rencontre
Zizi Jeanmaire, qui lui fait rencontrer Brigitte Auber ; celle-ci le
comme metteur en scène. » Près d’une centaine de films et jamais présente à Yves Allégret qui lui offre en 1957 son premier rôle
un regard de femme cinéaste posé sur lui. Il avait pourtant souf- dans un film au titre génialement programmatique – Quand la
flé le nom de celles qui l’intéressaient (Maïwenn, Lisa Azuelos), femme s’en mêle. Delon, c’était les décisions des hommes mais
attendait leur coup de fil, pressentait qu’il devait faire peur à la le désir des femmes.
nouvelle génération qui n’aurait sans doute pas su quoi faire de Les Félins de René Clément (1964) métaphor ise
lui, à part documenter sa vieillesse, tourner autour du monu- méthodiquement la manière dont le cinéma s’est refermé sur
ment. Bien qu’aucune ne l’ait filmé, il savait ce qu’il devait aux Delon comme un piège tendu par des femmes : l’acteur y
femmes : dans la chambre verte qu’était devenue sa vie, il par- incarne une énième fois le rôle d’un homme traqué, qui fuit
lait de Romy, de Mireille, de Bardot, son double, et de sa mère, sur la Côte d’Azur et atterrit dans un foyer pour sans-abris où
dont il avait exaucé le destin (« J’étais tout ce qu’elle aurait voulu une riche Américaine et sa gouvernante l’embauchent comme
être ») et à qui il devait tout, à commencer par sa beauté. On chauffeur dérivant vite vers le gigolo. On apprend bientôt que
ne sait pas si l’anecdote est vraie, mais elle est splendide ; tout Barbara, l’Américaine, dissimule un amant dans les passages
remonte sans doute au jour où sa mère, le promenant au parc secrets de sa demeure : il est recherché par la police pour avoir
lorsqu’il était bébé, avait accroché une pancarte sur le berceau : tué son mari. Les deux amants manigancent un plan : ils veulent
« Regardez-moi, mais ne me touchez pas ». éliminer Delon afin d’usurper son identité et de s’enfuir en
Amérique du Sud. Les Félins, bancal et épais, typique de ce
Quand la femme s’en mêle cinéma français sous influence du roman noir américain mais le
Officiellement, Delon a traversé le cinéma qui est le monde singeant plus qu’autre chose, a le mérite de tout contenir, tout
des hommes, peuplé de producteurs, de grands cinéastes, d’ac- résumer : la star prise dans les filets du désir féminin, glissant le
teurs. Mais lui racontait une autre histoire, celle, souterraine, long d’un récit dont un autre tire les ficelles. La fiction est cette
des femmes qui l’ont fait, du travail invisible de leur désir qui traque, puis ce complot ourdi contre lui.
l’a porté au sommet. En 2018, il racontait au Monde : « Je tombe
dans ce métier grâce à des femmes. Ce sont elles qui me font faire du Le journal d’un condamné
cinéma. Ce sont les femmes qui me veulent, me font, me donnent Et puis la figure de l’autre homme, du double, si récurrente et
tout, des femmes tombées amoureuses de moi. Elles ont, minimum, si souvent commentée : Delon est lié par la mort aux autres
6 ou 7 ans de plus que moi. Je veux voir alors dans les yeux de ces acteurs. La coexistence est impossible : il faut que l’un meure
femmes que je suis le plus beau, le plus grand, le plus fort, et c’est pour pour que l’autre existe. C’est en quelque sorte la formule phi-
ça que je deviens acteur. » En 1956, lorsqu’il rentre d’Indochine, losophique de la star : on ne peut pas être deux. Extralucide,
il descend à l’Hôtel Regina, qui jouxte un bar de voyous où l’acteur le comprend dès son premier grand film, lorsqu’il insiste
il a ses habitudes. « Au bout d’un ou deux mois, j’ai huit jeunes auprès des frères Hakim, producteurs de Plein soleil, pour camper
filles qui sont amoureuses de moi et qui veulent travailler pour moi. le premier rôle : on lui avait proposé Greenleaf, noceur invétéré
J’ai des femmes dans un certain quartier de Paris, et je dois devenir un qui se fait assassiner au premier tiers du film, mais Delon veut

CAHIERS DU CINÉMA 78 SEPTEMBRE 2024


HOMMAGE

être Tom Ripley, le tueur qui vole la vie dorée de son ami. Une les codes et les fétiches du film noir américain (trench, chapeau,
folie aux yeux des producteurs et du cinéaste, qui se laisseront flingue) dans un Paris haussmannien qui aurait pu être à son
convaincre par Bella Clément – encore une femme – qui s’ex- tour un décor de studio. Delon est ravi, parce qu’Hollywood
clamera au milieu d’une nuit à parlementer : « Le petit a raison ! » est venu jusqu’à lui sous la forme des studios Jenner, le garage
Plein soleil fait naître Delon, le fait entrer dans la mort : après où le cinéaste a construit son utopie de cinéma. Il trouvera chez
son meurtre, Ripley flâne le long d’un marché aux poissons. Melville ce qui gisait déjà dans la deuxième partie de Plein soleil,
Clément filme dans une succession de gros plans l’étalage de mais amplifié, généralisé : une qualité de silence, le repos de
poissons morts, les têtes gisant au sol, faisant face au regard l’action pure. Le « behaviorisme » qui lui assure une sidérante
bleu acier du jeune Delon qui, de cette simple déambulation intensité de présence : fermer une porte, enfiler son trench,
extirpe un moment de bascule, une épaisseur qui ne le quittera prendre le métro, descendre des escaliers, fumer sur son lit…
plus. Lui qui était si solaire, fringant, minet, au début du film, Delon, lorsqu’il est génial, ne donne pas la réplique, ne sourit
plonge les yeux dans son destin de cinéma : solitude, silence, pas, ne parle pas : il est à son sommet d’expressivité lorsqu’il est
mort au travail. Ses plus grands films tiendront scrupuleusement filmé à la troisième personne – d’où, sans doute, l’usage pas que
le journal d’un condamné, d’un animal traqué : le temps du mégalo qu’il en faisait en entretien.
film est un sursis. La vie de criminel qu’il a si souvent jouée racontait le
destin obligatoire de la star : isolée, traquée, à côté du monde.
L’acteur abstrait Delon avait besoin du crime pour infléchir sa beauté : de
La France de Delon est introuvable tant elle s’arrache au réa- solaire, il l’avait rendue neigeuse, méditative – pascalienne. Elle
lisme. Il y a une France de Jean Gabin, de Bardot, de Depardieu, était devenue un cloître. Il était lié aux spectateurs par autre
de Belmondo. Chez Delon, ni geste, ni mœurs « à la française ». chose de plus fort que de la sympathie, de la séduction, ou
L’homme est nulle part, ne documente rien, il habite la mise en de l’identification. Il était comme une vanité qui plongeait
scène, disparaît lorsqu’il n’y en a plus. Il y a en lui du Japonais, ses yeux dans les nôtres. Il avait tout eu, mais ce « tout » –
de l’Italien, beaucoup d’Américain. En cela, son double fémi- tout le monde s’en rendait compte – glissait sur un bloc de
nin est moins Bardot que Catherine Deneuve. Beauté surréelle, glace, une solitude insondable qui déterrait la nôtre. Par-delà
présence entièrement contenue et épuisée par le cinéma, épais- le public et les cinéastes, ses gestes semblaient s’adresser à une
seur de pellicule, écheveau d’imaginaire déroulé film après film. entité abstraite, une présence au-dessus de lui, la mise en scène
C’est sans doute Jean-Pierre Melville qui portera jusqu’à tentait d’en dresser les contours. Un œil qui le fixait épiait ce
l’abstraction les propriétés de l’acteur. Le cinéma y est dernier acte qu’il ne cessait de rejouer en boucle. Monsieur
systématiquement un piège qui le livre à la mort. Chez Melville, Klein, Ripley, Jeff Costello, le Professeur : dans ses plus grands
le Delon métaphysique indémêlable du petit garçon joue avec rôles, Delon ne semble vraiment s’offrir qu’au regard de Dieu. ■

© CORONA/DR/PROD DB/KCS/AURIMAGES

Le Cercle rouge de Jean-Pierre Melville (1970).

CAHIERS DU CINÉMA 79 SEPTEMBRE 2024


HOMMAGE

TITANUS
Delon de près
Acting out
Notre histoire de Bertrand Blier (1984)

« Uunneautrain.début
évolution nécessaire », titre le journal que Delon,
de Notre histoire de Bertrand Blier, lit dans
Le personnage tourne le dos à sa famille et l’acteur
abandonne son rôle de héros à la mâchoire serrée, plus
radicalement encore que dans Le Professeur de Valerio
Zurlini. Notre histoire, parmi les multiples scénarios que
les personnages inventent à même le film, « c’est l’histoire »
d’un Delon « complètement out », avachi sur un fauteuil, Le pansement et la larme
vaseux. « On la voit la bière dans tes yeux », « T’as vu ses yeux,
on dirait des yeux de fou », entend-on. Il peut vider des Rocco et ses frères de Luchino Visconti (1960)
cannettes et tituber, entrouvrir béatement la bouche,
c’est bien lorsque son regard de légende s’éteint, se vide
tout à fait, qu’il s’écorche le plus. Dans plusieurs scènes,
il se fige, ne répond plus aux autres, sourd et aveugle, retiré
FMoins
ace à la prostituée Nadia (Annie Girardot), Delon dans
le rôle de Rocco n’est pas un bourreau des cœurs.
loup qu’agneau. Sa séduction vient de la compassion
du jeu, comme si, pour être moins, il lui fallait n’être pas. de ses paroles, d’un visage où les sourcils levés apportent
Lors d’un moment d’absence, alors que l’un de ses copains un supplément de candeur. La beauté se confond
lui demande s’il se souvient de sa famille, il ne réagit avec la bonté dans Rocco et ses frères, film qui, en montrant
pas, l’air presque idiot, puis tourne mécaniquement les yeux Delon à la fois comme un fils couvé, cousant au détour
de droite à gauche, comme on dirait « non » de la tête. d’une scène, et comme soldat et boxeur, laisse entrevoir
Plan étonnant au cours duquel son regard exprime le spectre extrême des virtualités d’un acteur, entre
peut‑être quelque chose, mais alors sans éclat ni nuance, part féminine et masculine, mais aussi entre douceur
mimant simplement un geste, qui plus est de refus. et force. Si la maestria de Visconti dans les scènes chorales
Delon va ici très loin dans le jeu de la médiocrité, est indiscutable, la sidération opère lors de travellings
jusqu’à s’abandonner physiquement, mais c’en est même qui s’arrêtent en gros plan sur le visage de Delon.
trop, au point que son contre-emploi paraisse dans Tout en s’abandonnant à l’objectif, l’acteur s’échappe
le fond impossible : il démissionne pour être pitoyable, vers un ailleurs par un regard hors champ ou se fait
laisse son regard s’évanouir pour n’avoir plus rien d’aimable, le réceptacle de la violence environnante. Alchimie morale
s’engourdit pour incarner une souffrance sans beauté. du casting : pour jouer le jeune campagnard exilé dans
On comprend à la fin du film que tout cela n’était l’enfer de la ville, Visconti choisit celui dont la beauté peut
qu’un mauvais rêve : la nullité ne peut toucher Delon sembler tombée du ciel, dont le visage se fera bouclier
qu’en étant déniée. ■ et miroir de la corruption ambiante. Face au trapu Renato
Mathilde Grasset Salvatori, dont la déchéance se double d’une brutalité
animale, Delon n’a qu’à apparaître pour se charger d’une
sainteté inquiète. Il suffit d’un plissement du front,
d’une ombre qui dessine un relief, pour qu’une altération
se perçoive, affecte le spectateur en même temps que
l’apparence de l’acteur. Rocco, c’est aussi Delon ensanglanté,
en sanglots, baigné de sueur et de tristesse après la boxe.
Mais le moment le plus déchirant est peut-être celui
où, au sommet de la cathédrale de Milan, son visage
réapparaît en gros plan après s’être dissimulé contre la pierre,
et sacrifie d’une phrase son amour avec Nadia : « Nous ne
devons plus nous revoir. » Un pansement sur son arcade
droite grignote sa face et en souligne étrangement la beauté.
Sur la joue gauche, une larme coule. La plaie est visible
mais cachée, le masque percé sans abandonner sa superbe.
Conjonction parfaite de l’émotion et de la rétention,
ADEL PROD/FILMS A2

deux signes pour trahir l’impassibilité du visage. Dans Rocco


et ses frères, Delon n’est ni un jeune premier lisse, ni un
modèle de virilité, pas davantage l’épure melvillienne qui

CAHIERS DU CINÉMA 80 SEPTEMBRE 2024


HOMMAGE

éloigne la sensibilité autant que sa flétrissure. À la fin,

SARA FILMS/PERIPHERIA FILMS


Luca, le frère cadet, caresse sur une affiche le visage de son
frère devenu boxeur à succès. Sans doute l’attachement
à un acteur peut-il tenir, jusque dans des rôles de flics,
à la quête d’un inoubliable jeune homme dont le visage
recouvre un idéal perdu. ■
Romain Lefebvre

Anatomie d’une star


Traitement de choc d’Alain Jessua (1973)

Dmonstre
ans Traitement de choc, Alain Delon joue plus qu’un
salaud, un vrai monstre, probablement le plus grand
de toute sa filmographie : le docteur Devilers, Les yeux mouillés
inventeur d’un traitement permettant à de puissants
bourgeois de régénérer leurs cellules dans un institut Nouvelle vague de Jean-Luc Godard (1990)
de thalassothérapie de Belle-Île-en-Mer, son secret étant
d’utiliser le sang de jeunes immigrés portugais à son
service. Dans ce rôle de savant-fou vampirique, le charisme
félin de Delon apporte un contrepoint qui contribue
DLe ans Nouvelle vague, Godard ne se contente pas de filmer
un Delon perdu, désemparé, tel qu’on le voit dans
Professeur ou Notre histoire, mais il parvient à le montrer
à l’horreur feutrée du film. Dans une séquence qui fit en train de douter, véritablement. Ce n’est pas une affaire
du bruit à l’époque, il va rejoindre un groupe de curistes de scénario, de tragédie du personnage, mais d’attitude
qui se baignent nus dans la mer. La seule scène de nu de l’acteur pendant la prise. On le sent souvent surpris,
de sa carrière frappe par la façon dont elle tire profit parfois même interrogatif. Dans un plan situé dans
au maximum de cette impudeur, l’acteur s’effeuillant un restaurant, le cinéaste lui offre un total contre-emploi
lui‑même puis s’exhibant avec une désinvolture inédite. en lui faisait déclamer cet appel à l’empathie tandis
Jessua raconte : « Tous les acteurs ont été pris d’une espèce que son regard se charge d’une détresse rare : « Vous n’avez
de folie et tous se sont mis à poil. Est arrivé Delon qui a vu rien compris à mon silence, vous parlez, vous parlez... Comment
des gens de tous âges tout nus. Il s’est demandé dans quoi il avait pourriez-vous comprendre qu’il y a des autres, des autres qui
mis les pieds mais, finalement, il a été pris au jeu lui aussi existent, qui pensent, qui souffrent, qui vivent ? Vous ne pensez
et il a fait son strip-tease. Et hop, toute la journée, ils ont tourné qu’à vous. » Puis, quelques secondes et quelques phrases
dans cette eau glaciale. » En jouant dans les vagues, Delon, plus tard, il se fige dans une pose, une forme d’abandon
qui n’abandonne pas son narcissisme dans le laisser-aller, à la pensée, la tête posée sur une main, le regard perdu.
se retourne régulièrement vers la caméra, prenant des On se dit que, pour parvenir à cela, il lui aura fallu laisser
poses, les bras écartés. Grand sourire aux lèvres, zizi à l’air, tomber bien des résistances, et s’oublier comme rarement.
il se lâche comme jamais, et c’est le seul moment Sans doute en faisant précisément ce qu’il vient de dire :
de sa filmographie où il est un corps avant que d’être ne plus penser à lui, ou pas seulement. Le plan dure,
un visage. C’est légèrement ridicule et pas très le temps se suspend pendant quelques secondes où il pétrifie
érotique, mais pour une fois il semble s’amuser totalement sa pose. Qu’est-ce qui tranche fondamentalement
franchement, oublier son masque. ■ avec le jeu habituel de Delon ici ? Il ne plisse plus les yeux
Marcos Uzal comme d’habitude, et comme font ceux qui s’amusent
à l’imiter, mais il les maintient écarquillés, et les sourcils levés.
Pendant un très court instant, on sent même sa tentation
de les plisser à nouveau, mais il reprend l’écarquillement
et son regard bleu-gris cesse d’être magnétique pour devenir
profondément émouvant, laissant affleurer une tristesse
qui semble venir de loin.
M.U.
A.J. FILMS/LIRA FILM

CAHIERS DU CINÉMA 81 SEPTEMBRE 2024


DVD / RESSORTIES LIVRES

COLL. LA CINEMATHEQUE FRANÇAISE

Photographie de plateau de La Rue rouge de Fritz Lang (1946), montrant une séquence coupée au montage.
DVD/ RESSORTIES – LIVRES

L’Emprise de John Cromwell (1934), L’Évadée d’Arthur Ripley (1945),


RESSORTIE

La Rue rouge de Fritz Lang (1946), Le Piège d’André De Toth (1948)

U.S. gone home : films noirs


et enfer domestique
par Charlotte Garson

Cn’aedistributeur,
quatuor de ressorties par le même

© LES FILMS DU CAMELIA


Les Films du Camélia,
pas la prétention de donner une
définition du film noir ; chaque film
diffuse sa noirceur de biais, loin des
chefs-d’œuvre du genre et même de
ses propres modèles. Au jeu des compa-
raisons, L’Emprise (Of Human Bondage),
connu comme le premier grand rôle de
Bette Davis, l’enserre dans un accent
de pimbêche populo-londonienne ;
Le Piège (Pitfall) balaie sur le passage
d’Assurance sur la mort de Wilder, La
Rue rouge (Scarlet Street) n’arrive pas à
la (chaîne de) cheville du génie cruel
de La Chienne de Renoir dont il est le
remake ; quant aux séquences cubaines
de L’Évadée (The Chase), elles n’ont pas
la moiteur du Mexique frontalier de La
Soif du mal. Du film de Lang, une photo
de plateau frappante circule de livre en
livre, issu d’une scène coupée : Edward L’Emprise de John Cromwell (1934).
G. Robinson, juché sur un poteau élec-
trique aux abords de Sing Sing, guette le électrique, c’est la nôtre, aux aguets qu’il n’a pas de talent artistique, étudie
son du courant qui, à 23 heures pile, pas- dans l’espoir d’un courant furtif qui la médecine mais peine à obtenir son
sera dans les fils pour exécuter l’amant fait dévier chaque film des recettes du diplôme tant sa passion pour une ser-
de sa maîtresse, condamné à sa place genre, un détail qui singularise la série B, veuse dédaigneuse et cupide le dévore
pour le meurtre de la jeune femme. comme le rouge à lèvres qui déborde à chaque revoyure. Souffrant d’un pied-
Cette posture étrangement on top of ou le sourcil trop fourni d’une Lizabeth bot congénital, il claudique dans sa propre
the world de son antihéros Chris Cross, Scott dans Le Piège. vie, s’inhibe, laisse passer d’autres chances
rond-de-cuir et peintre du dimanche Ainsi L’Emprise séduit-il par son amoureuses. Devant le squelette pédago-
au nom raturé qui est aussi le titre d’un étrange traîne d’esthétique de film muet gique d’une salle d’étude médicale, il voit
autre film noir (Criss Cross de Siodmak), après l’heure : comme chez Ida Lupino, en surimpression le corps plus charnu
Lang l’a écartée au montage parce qu’il le réalisme social y cuisine les reliefs du de sa serveuse… Le surplace existentiel
la trouvait involontairement comique. mélodrame dans cette autre histoire de contamine ce film boiteux aux ellipses
Pourtant, cette attente sur le poteau peintre amateur, Philip, qui, constatant mal négociées et aux transitions voyantes

CAHIERS DU CINÉMA 83 SEPTEMBRE 2024


DVD/ RESSORTIES – LIVRES

le gadget du butor qui l’engage comme


© LES FILMS DU CAMELIA

chauffeur : un accélérateur actionnable


depuis la banquette arrière, histoire de
parasiter une conduite trop sage. Autant
dire que l’action avance dans le dos de
ce héros dont les aventures finales seront
même révélées de manière décevante
comme un délire dû à la malaria. C’est
comme si, après-guerre, le cinéma était
condamné à ne plus croire à l’action qu’il
raconte. Les femmes fatales portent des
impers en plastique, les gold diggers ont
la flemme de croquer les diamants (dans
La Rue rouge, l’amant de Bennett la sur-
nomme « jambes paresseuses »). Le cais-
sier du film de Lang survit à la chaise
électrique, mais une fois clochard, il n’a
rien de la canaillerie libertaire du Michel
Simon de La Chienne. Le verso de la carte
postale glamour hollywoodienne appa-
raît de moins en moins comme un enfer
Le Piège d’André De Toth (1948). désirable que comme un espace vide.
À cet égard, c’est Le Piège d’André
(décadrage ou panoramique filé vers la secrètement persuadé que son handicap De Toth qui fait mouche le plus direc-
séquence suivante, fermetures au volet, ne l’autorise guère à un amour « frontal ». tement : John Forbes (Dick Powell) n’a
rêveries amoureuses en fondus). Mais Ne pouvoir s’offrir que le revers lui aucun problème pour s’offrir le petit
centré autour du « lien » (bondage), il réus- du rêve américain : c’est ce à quoi se déjeuner, c’est même sa femme qui le
sit à rendre marquant le différentiel entre résignent tous les hommes de ces films, lui sert, comme tous les matins, le film
deux visages au teints faussement sem- non sans un sursaut. Fraîchement démo- s’ouvrant comme L’Évadée sur un gros
blables. La pâleur appétissante de Bette bilisé et traumatisé par la guerre, Robert plan d’œufs au plat. Mais ce courtier en
Davis devient cadavérique et ses yeux Cummings, dans L’Évadée, salive devant assurances n’en peut plus de la routine,
séduisants, exorbités ; les traits délicats de un diner sur un petit déjeuner qu’il ne il s’indigne d’être devenu, en ses termes,
Leslie Howard font de Philip un éternel peut pas s’offrir, mais tombe par hasard « the average man », l’homme moyen.
spectateur à qui la vedette tourne le dos. sur le portefeuille garni d’un gangster, Le film parodie presque un film noir :
Quand il drague Mildred et qu’elle se dont la femme n’est autre que Michèle bobonne martèle la norme sociale tandis
détourne, il commente, admiratif : « Joli Morgan. Dérouté par le monde violent qu’une belle mannequin amoureuse d’un
dos ! », pas vexé qu’on l’ignore à demi, et qu’il pénètre, il est tout de même titillé par malfrat vient apporter l’air manquant à ce
joueur de bridge malgré lui. Mais « Go
home. Stay there », rentrez chez vous et
© LES FILMS DU CAMELIA

restez-y : même la séductrice croit en la


primauté de la vie domestique, elle refuse
de « jouer les garces ». Le coup de jus donne
moins l’impulsion d’un redémarrage
que d’une décharge de Taser, dans une
fin heureuse au goût piégeux. « L’esprit,
explique Forbes à son fils, c’est comme un
appareil photo qui fonctionne depuis qu’on est
né. Parfois, une image s’échappe et glisse dans
notre sommeil, ça devient un rêve ; l’astuce,
c’est de ne prendre que de belles photos, pour
n’avoir que de beaux rêves. » En dévoilant,
l’amertume aux lèvres, le fonctionne-
ment de la machine hollywoodienne,
l’acteur des musicals extravagants de
Busby Berkeley, cloué chez lui comme
un ado puni, anticipe l’ère Eisenhower
qui s’avance, et la mélancolie sirkienne
qui rendra au noir ses couleurs. ■

L’Évadée d’Arthur Ripley (1945). Versions restaurées. En salles le 18 septembre.

CAHIERS DU CINÉMA 84 SEPTEMBRE 2024


DVD/ RESSORTIES – LIVRES

RESSORTIE Bona de Lino Brocka (1980)

Fureur de Brocka
Pgrâceratiquement invisible depuis sa sortie,

© 1980 MS NORA CABALTERA VILLAMAYOR AKA NORA AUNOR


récupéré à la fin d’un long périple
entre autres à Pierre Rissient, à
José B. Capino, au laboratoire Cité de
mémoire et au distributeur Carlotta,
Bona, comme Bayan Ko, Insiang ou
Manille, multiplie les moments où la ten-
sion est poussée à un extrême presque
incontrôlable et dont résulte une émo-
tion qui déborde de partout alors que
la précision ne manque nulle part. Dans
le cinéma de Lino Brocka, ce genre de
geste risque d’être réduit à un cri de
dénonciation. Dans cette histoire d’ad-
miration au-delà du raisonnable d’une
femme pour un acteur, ce risque est
totalement absent par la façon dont
le Philippin suit les actes et les émois
de son héroïne éponyme sans aucune
forme d’interrogation ou de critique, et
cela jusqu’aux plus profondes ambiguï-
tés. Le tout premier de ces gestes ne se
fait pas attendre. On le croirait presque
rossellinien. À l’ouverture du film, Bona
se retrouve au milieu d’une foule venue
voir défiler avec une dévotion qui frôle
le fanatisme les figures des saints, du Ces éléments, en l’occurrence, Bona notamment une joyeuse bande de lascars
Christ et de la Vierge. Or Bona est inter- les vit à l’intérieur de sa chair. Après une qui jouent des reprises des Beatles autour
prétée par Nora Aunor, vedette de la journée de tournage, Gardo se fait tabas- d’un feu de fortune, cet endroit, en par-
chanson à la célébrité tellement déme- ser dans la rue alors que sa fan l’accom- ticulier la maison de l’acteur décorée à sa
surée que ses admirateurs ont rendu pagne, et elle décide, au grand dam de propre gloire, deviendra pour Bona le lieu
le tournage impraticable. Cette scène son père, de quitter son domicile pour- d’une existence soumise mais sublime.
n’aura aucune incidence sur la trame, il tant confortable pour s’installer dans le La vraie force du cinéma de Brocka,
ne sera plus jamais question de saints, ni misérable taudis où habite l’acteur. Ce proche en cela d’un Rainer W. Fassbinder
d’Église, ni de procession. Mais il sera n’est donc pas pour accéder à une quel- ou d’un José Celestino Campusano, tient
question de dévotion, celle de Bona conque gloire du star-system qu’elle à la façon dont il lie intimement un récit
pour Gardo (génial Phillip Salvador), laisse derrière elle sa vie, mais pour se à une matière. Il porte à son comble
acteur de deuxième rang dans des films soumettre à un être médiocre qu’elle cette réalité sensible dans la très étrange
d’exploitation et dont elle deviendra une admire. L’inversion a beau être schéma- scène du massage transformé en rapport
« alalay », groupie cinéphile qui devient tique, elle est profondément étonnante : sexuel (qui n’empêchera pas Gardo de
l’assistante (voire l’esclave) de la « star ». Bona n’abandonne pas son cadre fami- continuer à amener ses conquêtes chez
C’est cet aveuglement-là que la scène lial relativement aisé pour se libérer, mais lui et de faire travailler Bona pour elles).
initiale introduit, littéralement : la foule pour s’enfermer davantage. Un syndrome La lenteur des gestes, la circulation des
est tellement aveuglée par les icônes de Stockholm (le sujet était cher au réa- regards, l’insistance du découpage à
religieuses que personne ne remarque lisateur de Manille) qui fait de Bona une décrire des mouvements indéfinissables
la présence de la vraie vedette. Pour le figure presque pieuse : l’amour pour son (s’agit-il d’érotisme ou de l’assouvisse-
spectateur, connaître le statut de l’actrice idole la pousse à faire le bien chez lui ment d’un besoin ?) poussent dès lors
dans la vie réelle n’a certes pas d’inci- (qui ne le mérite pas) et dans son entou- le film vers une radicalité qui culmine
dence, mais il accentue néanmoins cette rage, au point de devenir une présence dans l’une des fins les plus inoubliables
vision de Bona comme une sorte d’In- lumineuse dans ce nouveau quartier que de l’histoire du cinéma. ■
grid Bergman gravissant le Stromboli, Brocka filme avec sa frontalité habituelle. Fernando Ganzo
un corps soumis à des éléments qui Des modestes demeures habitées par des
dépassent tout son être. familles humbles aux ruelles où traîne Restauration 4K. En salles le 25 septembre.

CAHIERS DU CINÉMA 85 SEPTEMBRE 2024


DVD/ RESSORTIES – LIVRES

RESSORTIE Johnny Got His Gun de Dalton Trumbo (1971)

Body aurore
T u sais y faire ? », demande son beau-
« père à Joe alors qu’il s’apprête à
entrer dans la chambrette de sa fiancée,
de ses souvenirs plus ou moins déli-
rants. La mécanique est simple, binaire.
Chaque flash-back coloré (comme celui,
quelques mois d’écart (un psychopathe
y était ligoté, paupières tirées vers le
ciel, face à des images sordides censées
la veille de son départ au front. Savoir y très beau, de la chambrette) répond par le purger de sa barbarie). Même réédu-
faire avec le corps, qu’il s’agisse du sien, contraste à l’horreur quasi expression- cation morale par l’omniscience, même
de celui d’une femme, du corps militaire niste inscrite noir sur blanc et subie au vision englobante de l’atrocité dans son
ou de la corporéité au sens phénoméno- présent, si l’on ose dire – car le temps entier : on n’échappe pas au kitsch des
logique : c’est l’enjeu de cette séquence devient sujet à caution. Les étreintes réminiscences, au motif de l’eucharistie
de Johnny Got His Gun, faite de gestes d’hier font d’autant mieux éprouver la fourré partout, via le faux Christ joué
timides esquissés en vue de passer à prison corporelle du soldat réduit à un par Donald Sutherland ou les bribes
l’acte – sexuel, ou guerrier ? Le lit est-il tas de chair parqué dans l’ombre, tragi- de catéchisme qui remontent. Même
un avant-goût du champ de bataille qui quement conscient de lui-même. impression d’obscénité, aussi, puisqu’on
attend Joe, et dont il reviendra amputé, Charcuter la chronologie, démem- ne rejoint pas le personnage dans sa
défiguré, privé de ses sens ? Le corps brer le temps, est-ce un gage de solida- cécité. Mais le rapport au corps que tout
est en tout cas la grande affaire de cette rité avec Joe ? On aboutit à l’inverse : cela instigue est plus fin que ce lavage de
célèbre charge antimilitariste. On s’en autant le malheureux n’y voit rien et cerveau. En nous forçant non à souffrir
souvient comme d’un hapax dans la vie n’entend plus, autant le spectateur voit avec Joe mais à le contempler comme
de Dalton Trumbo, plume de Wyler ou tout, en sait trop. Le passé se rejoue, la monstre de foire (il implore d’ailleurs
Preminger et membre des Dix d’Hol- vie intérieure se révèle en voix off. Il d’être exhibé dans un cirque, pour exis-
lywood (cinéastes et scénaristes blacklis- y a quelque chose d’ironique, de hon- ter un peu en étant regardé), Trumbo
tés pour communisme), dont c’est teux presque, à ne pas perdre une miette esquisse peut-être l’aurore d’un cinéma
l’unique réalisation, tirée de son propre du calvaire (et du sous-texte qu’il sert) d’épouvante fondé sur l’organique, pour
roman. On se souvient surtout du cau- tandis que l’homme-tronc qui le subit qui le corps sera le principal vecteur de
chemar à-demi éveillé de Joe (Thimothy hurle en silence ; on suit même les prise de conscience politique, et même,
Bottoms), martyr de la Grande Guerre, glaciales conversations des huiles aux- pour citer Cronenberg, « le seul lien pos-
et de l’opposition noir et blanc / cou- quelles il n’a pas accès. C’est pourtant sible à une quelconque réalité ». ■
leur séparant deux espaces : l’enfer de le projet de Trumbo qui, sans le savoir, Yal Sadat
l’hôpital militaire où il est mutilé par des réserve à son public le « traitement
médecins cyniques, et la zone mentale Ludovico » d’Orange mécanique, sorti à Restauration 4K, en salles le 11 septembre.

© MALAVIDA/GAUMONT

CAHIERS DU CINÉMA 86 SEPTEMBRE 2024


DVD/ RESSORTIES – LIVRES

BLU-RAY / DVD Le Franc-Tireur de Jean-Max Causse et Roger Taverne (1972)

Maquis à la cause
Lsentation
e Franc-Tireur constitue un maillon
méconnu de l’histoire de la repré-
de la Résistance au cinéma.
fin juillet 1944, accueilli dans la ferme
de sa grand-mère pendant la guerre,
« y attendant qu’elle se termine sans lui »,
hasard. Le lieutenant gaulliste (Robert
Dadiès) a fui à Bordeaux au moment
de l’armistice ; Ahmed (Serge Lahssen)
Interdit en 1972 par le pouvoir gaul- comme l’indique la voix off, jusqu’à ce ne se sent considéré comme français
liste, il ne sort en salles qu’en 2002. qu’une fusillade l’oblige à partir et à se par ses compagnons que lorsqu’il porte
Il propose d’une certaine manière le réfugier dans le maquis du Vercors. Il l’uniforme ; d’autres encore ne croient
contrechamp ou le complément de y rencontre un petit groupe de résis- ni dans l’intervention des Alliés ni dans
Lacombe Lucien (1974). Alors que le film tants, dont il ne tarde pas à remarquer le Gouvernement provisoire installé à
de Louis Malle s’attache au parcours l’hétérogénéité et la désunion. C’est sans Alger. « Ce qui compte n’est pas de savoir
singulier d’un homme sans qualités ni nul doute ce qui a gêné à l’époque : où on était il y a un mois au moment du
opinions qui devient milicien, celui de aucune trace de courage véritable, mais Débarquement, mais où on sera demain »,
Jean-Max Causse et de Roger Taverne un ensemble disparate d’individus sans déclare l’un de ces résistants tardifs.
suit Michel Perrat (Philippe Léotard) conviction forte, reliés seulement par le Causse et Taverne réussissent pour-
tant à leur donner une force tragique
en s’inspirant des codes du western ou
du film noir, perfectionnés par Raoul
Walsh ou Anthony Mann. Morts, trahi-
sons et dissensions sont relevées par le
décor grandiose du Vercors : présence
du mont Aiguille tel un dieu impi-
toyable, abri temporaire du sous-bois,
grottes enténébrées, vertige de la fuite
en haute montagne jusqu’à un final
© 1972 JEAN-MAX CAUSSE/CINE SORBONNE

étonnant au milieu des cairns et des


plateaux rocheux. La désinvolture vio-
lente de Philippe Léotard donne même
à l’ensemble une grâce mitchumienne. ■
Jean-Marie Samocki

Coffret Blu-ray / DVD, Extralucid films.

du travail d’un comédien et à l’ampleur


LIVRE Al Pacino, le grand jeu de Ludovic Girard dramatique du « grand jeu ». Il s’attache
à mettre en relief les raisons qui déter-

La méthode Pacino minent les choix de rôle de Pacino,


tout en expliquant ce qui l’a conduit
à se tromper à des moments détermi-
nants. À l’étape de la lecture du scéna-

Lgurants
a carrière cinématographique d’Al
Pacino est erratique. Des débuts ful-
dans la première moitié des
notamment). Quentin Tarantino (Once
Upon a Time… in Hollywood) et Martin
Scorsese (The Irishman), à la fin des
rio, l’acteur identifie la « personnalité du
rôle » : « les conflits, les problèmes et les choix
que le personnage doit faire ». Il cherche
années 1970, marqués par ses deux années 2010, lui donnent l’occasion de ensuite à abolir la différence avec le per-
collaborations avec Jerry Schatzberg revenir au premier plan dans deux rôles sonnage au moment de la prise. Il faut
(Panique à Needle Park, L’Épouvantail) et aux dimensions pourtant opposées. En « tendre vers le moment où on ne joue plus,
les deux volets du Parrain, le placent au choisissant une forme chronologique où on n’a plus à jouer. Quand vous savez
cœur du Nouvel Hollywood. Au cours stricte où chaque film, majeur comme ce que vous dites, pourquoi vous le dites, ce
des années 1980 et 1990, se succèdent mineur, occupe une place à peu près dont vous parlez, à qui vous parlez et ce que
échecs patents (Révolution de Hugh équivalente, Ludovic Girard prend le vous ressentez en le disant, alors il n’y a plus
Hudson) et interprétations impression- risque de tout mettre à plat. Il contourne à jouer ». En renversant les perspectives,
nantes (L’Impasse de Brian de Palma, cet écueil en initiant le lecteur à la réalité Girard montre l’importance du théâtre

CAHIERS DU CINÉMA 87 SEPTEMBRE 2024


DVD/ RESSORTIES – LIVRES

dans son jeu et développe des rencontres


PARAMOUNT PICTURES/ZOETROPE/COLL. CDC

décisives (Lee Strasberg, le fondateur


de l’Actors Studio, fait figure de men-
tor ; avec Charlie Laughton, dont il a
été l’élève, il s’agit davantage d’un rap-
port de confiance fraternel). Rythmant
l’ouvrage par un va-et-vient constant
entre la scène et le cinéma, le goût de
Pacino pour des préparations infinies et
la passion qu’a celui-ci pour Shakespeare,
Girard sait aussi donner du relief à des
détails qui rendent l’acteur plus humain
et incarné : par exemple, son écoute en
boucle des albums de Leonard Cohen au
moment de Serpico ou ses disputes avec
Coppola au sujet de la coupe de cheveux
de Michael Corleone sur Le Parrain 3. ■
Jean-Marie Samocki
GM éditions, 2024.
Al Pacino dans Le Parrain, 3 e partie de Francis Ford Coppola (1990).

idéologique absolument progressiste.


BLU-RAY / DVD Dead for a Dollar de Walter Hill (2022) Max (Christoph Waltz), le chasseur de
primes, cache sous son cynisme culture et

Petites coupures humanité ; Rachel (Rachel Brosnahan),


la femme qu’il recherche, exceptionnel-
lement courageuse, défie au péril de
sa vie le mari qui la bat ; l’outlaw qu’il

W alter Hill a toujours revendiqué l’in-


fluence du western sur son œuvre, y
compris sur les films qui ne s’y rattachent
Boetticher qui, dans les années 1950, n’a
quasiment jamais voulu s’écarter de ses
canons, revendique même une filiation
combat (Willem Dafoe) est sensible à
une forme de justice ; le soldat noir
qui le seconde (Warren Burke) défend
pas explicitement. Ce genre incarne pour avec l’âge classique. Une lumière jaune coûte que coûte une idée optimiste de
lui la forme narrative par excellence, la poussière recouvre l’image en perma- la nation américaine ; le déserteur en
plus plastique, la plus apte à concilier nence ; très peu d’ombres ; quasiment pas fuite avec Rachel (Brandon Jones) ne
réflexion et spectacle. Même s’il a tourné de scènes de nuit. Cependant, les arché- souhaite que défendre faibles et oppri-
Dead for a Dollar à l’âge de 80 ans, Hill types visuels qui construisent le genre més. Chacun a le temps d’exposer son
le dégage de ses oripeaux crépusculaires (visages burinés et marqués, minéralité histoire et ses convictions morales et
et refuse de l’envisager comme un wes- abstraite des paysages, silhouettes ultra- politiques. Le western permet désor-
tern terminal. La dédicace finale à Budd découpées) s’associent à un retournement mais de soutenir un discours antiraciste,
féministe, qui accepte l’étranger. Hill
défend ces valeurs égalitaristes jusqu’à
fragiliser le montage. Les fondus au noir
clôturent trop arbitrairement les fins de
séquence. Les confrontations théâtrales
gèlent le mouvement du récit. Les situa-
tions propres au genre sont évidées ou
condensées à l’excès : partie de poker
sans aucun plan de cartes, duels hyper-
rapides sans tension, traques sans sensa-
tion de déplacement. Ce que Hill espère
gagner sur le plan symbolique, il le perd
LEWIS JACOBS/© 2022 2326352 ALBERTA LTD.

en rythme et en vivacité au risque de


créer une forme plus moribonde qu’il
ne le croit et d’en renforcer malgré lui la
dimension anachronique. ■
Jean-Marie Samocki

Blu-ray et DVD, M6 Vidéo.

CAHIERS DU CINÉMA 88 SEPTEMBRE 2024


DVD/ RESSORTIES – LIVRES

LIVRE Borges et le cinéma de Vincent Jacques

Projections de Borges
Rd’unevisiter la pensée de Borges sur le

PROARTEL S.A.
cinéma, c’est d’abord constater l’acuité
écrivain moderne pour un cinéma
classique. Entendons par là : des films
d’avant le parlant, a fortiori d’avant le
technicolor, sons et couleurs qui sont
autant de « calamités », selon ses propres
termes. Il y a le Chaplin de La Ruée
vers l’or, mais certainement pas celui des
Lumières de la ville ou d’Un roi à New
York… Il y a Buster Keaton, Josef von
Sternberg, Ernst Lubitsch, King Vidor,
Greta Garbo ou Emil Jannings… et le
reste n’a pas beaucoup grâce à ses yeux.
En s’appuyant sur divers entretiens
donnés par Borges tout au long de sa vie,
plusieurs articles critiques rédigés dans
les années 1930 et des scénarios écrits
pour le cinéma à partir des années 1950,
Vincent Jacques circonscrit les grandes
idées sur le cinéma de l’écrivain, même
lorsque celui-ci joue avec des injonctions Invasión d’Hugo Santiago (1969).
sous-tendues par une mauvaise foi évi-
dente en des volte-face surprenantes, et proche d’une musique concrète, à propos « capacité de se transformer à tout moment
souvent drôles. Il dit par exemple aimer de laquelle Jacques étudie l’usage qui est en une sorte d’avocat du diable » ! Notion
le film tiré du scénario co-écrit avec fait du retentissement de cris d’oiseaux qui n’est pas étrangère à la démonstra-
son compagnon de route Adolfo Bioy d’une scène à une autre. tion de Jacques qui précise que « lecture
Casares, Invasión, réalisé en 1969 par Borges a été scénariste d’autres pro- et écriture ne sont qu’un perpétuel procès de
Hugo Santiago, et témoigne de son émo- jets : Les Autres, réalisé cinq ans après transformations », justifiant ainsi les allers
tion à la découverte du film achevé, qu’il Invasión par Santiago également (autre et retours de Borges entre littérature et
n’hésite pas à comparer à celle éprou- chapitre du livre) ; plus tôt, Jours de haine cinéma, en proposant quelques belles
vée quarante-cinq ans plus tôt lors de la de Leopoldo Torre Nilsson (1954), adap- pages sur le thème des miroirs et sur ce
parution de son premier livre. Pourtant, tation de sa nouvelle « Emma Zunz » qui arrive à l’anti-héros Spinoza dans Les
ce « récit de science-fiction concret » sera cri- (1948) à laquelle il a manifestement par- Autres. Ce va-et-vient artistique englobe
tiqué peu de temps après : « J’espère que ticipé même s’il y a nié toute contri- alors la vie elle-même : lors d’une
le nouveau film sera meilleur qu’Invasión : bution par la suite ; Los orilleros (scéna- conversation, l’auteur de L’Invention de
l’histoire était absurde, on ne comprenait rio publié en 1955 mais réalisé vingt Morel dit à son camarade : « Les meil-
rien » ! Ce film – auquel une belle place ans après par Ricardo Luna), qui est leurs souvenirs de la vie, les plus émouvants,
est réservée dans ce livre – est à la lisière « mal filmé », comme Jacques le répète correspondent à des films. » Et Borges de
du cinéma de Bresson (dont Santiago fut plusieurs fois, et que Borges ignora. répondre : « C’est clair : les plus drama-
l’assistant) et de la pensée « alephienne » L’adaptation de la nouvelle « L’Homme tiques, du moins. Ils sont mieux formés que
de Borges : soit des courses-poursuites au coin du mur rose » par René Múgica nos souvenirs personnels ». Littérature et
dans le grand labyrinthe qu’est la ville en 1962 fut, quant à elle, assez sévère- cinéma s’entretiennent substantiellement
imaginaire Aquilea. Dans cette série de ment critiquée en 1972 par l’écrivain – dans son esprit, jusqu’à se confondre à sa
chassés-croisés, de bombes, d’incendies qui l’encensera quelques années plus tard propre vie ; car n’est-elle pas, elle aussi,
et de coups de flingue qui seront, petit à à la radio nationale espagnole… Bioy qu’une succession d’« actes imaginaires »
petit, fatals à un groupuscule résistant face Casares disait vrai dans la préface de et d’« impressions errantes » ? ■
à l’ennemi envahisseur dont on ignore Jorge Luis Borges : sur le cinéma d’Edgardo Philippe Fauvel
les motivations, le montage est tranchant, Cozarinsky (1979, un des seuls livres
le noir et blanc contrasté, la bande-son sur le sujet jusqu’alors) : Borges a une Quidam éditeur, « Le cinéma des poètes », 2024.

CAHIERS DU CINÉMA 89 SEPTEMBRE 2024


© ZIPPORAH FILMS CINÉMA RETROUVÉ

FREDERICK
WISEMAN
CAHIERS DU CINÉMA 90 SEPTEMBRE 2024
CINÉMA RETROUVÉ

Sous le titre « Nos humanités » se tient jusque fin


décembre la première partie de la rétrospective
intégrale que la Cinémathèque du documentaire
à la BPI (Paris) consacre à Frederick Wiseman.
En parallèle, Météore films assure la sortie en copies
restaurées de Law and Order (1969), Hospital (1970)
et Juvenile Court (1973) le 11 septembre.

DEVANT
LA PAROLE
par Raphaël Nieuwjaer

Cde ’est jour de ménage. Un par un, les détenus sont sortis de
leur cellule. Certains cachent dans leur bouche un reste
nourriture. D’autres demeurent hagards. Tous sont nus ou
presque, nus comme leur chambrette, où se devine à peine une
paillasse. Face d’aigle, mais le corps marqué par la crainte, un
dénommé Jim est emmené au rasage. Deux gardiens le collent.
Ils veulent savoir pourquoi il a souillé sa pièce. « Qu’est-ce
que tu dis, Jim ? Plus fort, je n’entends pas. » L’homme répond,
en pure perte. Parfois, il se retire dans le silence. Le zoom
efface l’espace, comprime le visage. Bouche barbouillée de
crème, cou offert à la lame. La question, comme un aiguillon,
revient. Du sang coule des lèvres. Interrogatoire et rasage se
confondent. Ouvrir les chairs, en extraire une parole qui puisse
être tenue pour vraie. Mais Jim a beau dire ce qu’il est censé
dire, peut-être même ce qu’il pense, sa voix ne porte pas. « Que
caches-tu, Jim ? » Ce que les gardiens, bonhommes et sadiques,
attendent de lui, se tient hors du langage.
De retour dans sa cellule, Jim martèle le sol. De vieux
réflexes s’emparent de ses muscles. Marche au pas, « Yes,
SIR ! ». Dans un coin de la pièce, main sur la bouche, il
fixe soudain la caméra. Zoom encore, léger halo entourant le
visage, distance infranchissable d’un regard qui pourtant perce
l’image. Avec Titicut Follies, premier film tourné en 1967 dans
la prison-hôpital de Bridgewater (Massachussets), Frederick
Wiseman se risque dans une zone limite, un lieu où l’État
non seulement enferme, contraint et manipule les corps de
ses citoyens, mais s’emploie aussi à garantir la séparation entre
discours et bruit, sens et non-sens. Dans l’interaction quoti-
dienne comme dans l’examen clinique s’exerce la capacité
institutionnelle d’attribuer une valeur à la parole. Le pouvoir
fait parler, le pouvoir fait taire. À Bridgewater, les deux mou-
vements coïncident. Aux oreilles des geôliers et des psychiatres,
Juvenile Court de Frederick Wiseman (1973). les internés parlent pour ne rien dire (d’autre que la folie). La
preuve, certains – inoubliable Vladimir – voudraient démon-
trer que les conditions mêmes de réclusion minent leur santé,
notamment mentale. Cas manifeste de « psychose chronique à
tendance paranoïaque ».

CAHIERS DU CINÉMA 91 SEPTEMBRE 2024


CINÉMA RETROUVÉ

Faire parler, faire taire. Les films suivants saisiront ces western, Wiseman dira qu’il a pu « regarder la vie américaine
injonctions à l’endroit où, précisément, elles entrent en ten- presque à l’état pur ». Les célébrations sont propices aux discours
sion. L’usage de la force perdure (dans Law and Order, la prosti- officiels, et tous se chargent de rappeler l’alliance de Dieu, de
tuée prise à la gorge par un policier pour avoir osé accuser un l’État et de la nation. Les serments succèdent aux prêches,
de ses collègues) mais, le plus souvent, l’autorité ne s’impose quand les militaires, qui forment la base de la population,
qu’à expliquer, ruser, négocier. High School (1968) : les bureaux s’occupent aussi de divertir leurs concitoyens, à la radio ou à
de l’administration résonnent des débats entre élèves, parents la télévision. « Il faut croire en l’Amérique », martèle une jeune
et personnel quant à la longueur d’une jupe, l’usage d’un mot diplômée. Puis des dizaines de parachutes emplissent le ciel.
ou la pertinence d’une réaction. Basic Training (1971) : lors de Grandeur nature débute un entraînement antiguérilla.
son discours d’accueil sur la base de Fort Knox (Kentucky), le Envers : exemplairement, Welfare. Diffusé en 1975, le
lieutenant Hoffman concède que certains conscrits peuvent documentaire sonde le projet de « Grande Société » promu par
être contre la guerre du Vietnam. Il ne s’agit plus de disquali- Lyndon B. Johnson au moment où celui-ci commence à subir
fier un locuteur au nom de la raison ou de la norme, mais de la contre-offensive néolibérale. Dans les travées encombrées
circonscrire à un temps et à un lieu le libre usage de la parole. du Welfare Center de Waverly à Manhattan stagnent vétérans
« On ne combat pas un professeur. On demande la permission de sans solde, mères isolées, couples en détresse, exilés volubiles.
parler et d’être écouté », dira le CPE à un élève essayant de faire Chaque guichet s’apparente à une petite scène où plaider sa
prévaloir ses principes sur le règlement. Plus concis, le gradé cause. Un changement d’adresse, une erreur de date engagent
déclare : « C’est trop tard, vous êtes là. » des discussions byzantines. La suspicion est la règle, quand bien
Durant la première décennie de son cinéma, la plus fron- même les employés feraient preuve d’indulgence. La parole des
talement critique, Wiseman dépeint tour à tour l’endroit et usagers, désignés comme des « clients », bute contre la paperasse
l’envers des processus de reproduction sociale. D’un côté, la à laquelle l’administration voudrait réduire leurs existences.
fabrique du citoyen ordinaire ; de l’autre, le traitement des Dans ce purgatoire, des rencontres adviennent. Des rêveries
déviances. Normalisation, marginalisation. Deux régimes de s’énoncent, des vies se racontent. En attente d’une réponse
parole se dessinent. Le premier, s’il tolère en certaines circons- qui ne viendra pas, la solitude l’emporte néanmoins. Le film
tances les détours de la rhétorique et de l’expression indivi- s’achève comme il avait commencé – grincements de chaise,
duelle, a pour modèle le commandement militaire. Plus qu’un cliquetis de machines à écrire, visages perdus.
échange, il vise un effet : engrener le mot et l’acte, l’ordre et
l’exécution. Le second regroupe les épanchements de toute Communication et consolation
nature, du soliloque à la confession, de la plainte au délire. Une séquence, pratiquement au centre de Welfare, se détourne
Faiblesse et force de sujets qui, contraints de se mettre à nu, des entretiens et conciliabules pour suivre la métamorphose
attendent, exigent, espèrent encore une écoute bienveillante, des piles de dossiers écornés en bons alimentaires. Les récits
capable de les accueillir dans leur singularité. quelquefois méandreux se convertissent en trous dans des
Endroit : Canal Zone, exemplairement. Tourné en 1976 cartes et des rouleaux, les noms se rangent en listes intermi-
alors que les États-Unis fêtent leur bicentenaire, le film étend nables, les droits se fixent sur bande magnétique. Procédure
pour la première fois la sphère d’observation du cinéaste à une d’autant plus magique que l’action humaine y est réduite au
ville, Balboa, territoire sous administration américaine situé minimum. Au son, la mitraille et les tintements d’une machi-
sur la côte Est du Panama. Une tisane en élégante société est nerie complexe, aujourd’hui parfaitement désuète. Dès Law
l’occasion pour le gouverneur et président de la Compagnie and Order, Wiseman s’est plu à montrer ces opérations qui, à
du canal d’exposer les difficultés de gestion d’un tel espace, où leur manière, documentent le réel – signe à la fois d’un inté-
se mêlent indissolublement enjeux économiques et politiques. rêt jamais démenti pour le travail des petites mains (ici les
Depuis la lisière de l’empire, comme dans un avant-poste de secrétaires, ailleurs les balayeurs), et d’une curiosité certaine
pour les techniques. Se fait alors jour la lourdeur de l’archive
mais aussi, dans les scènes les plus élaborées, la chimère d’une
© 1967 BRIDGEWATER FILMS CO. INC.

gestion automatisée des personnes et des territoires (voir, sur


ce deuxième point, Sinai Field Mission, 1978).
Cette société transparente, qui se passerait de la média-
tion ambiguë de la parole, Frederick Wiseman l’a trouvée au
Centre national de recherche sur les primates de Yerkes. Dans
Primate (1974), la question, fondamentale, des rapports de l’in-
dividu et du groupe, de l’un et du multiple, du modèle et du
singulier, se reformule brutalement dans les termes du sujet et
de l’espèce. Si orangs-outangs, gorilles, ouistitis et chimpanzés
sont désignés par un prénom, les expériences qu’ils subissent
ne servent qu’à établir des statistiques. Les tentatives de com-
munication – apprendre à demander du jus de fruit en pressant
des boutons – cèdent la place à des investigations plus opaques
sur l’agressivité et la sexualité. Comédie et horreur se mêlent,
quand une assemblée de savants envisage une « électro-éjacula-
tion » afin d’obtenir du sperme frais. Car l’observation ne suffit
Titicut Follies (1967) pas : il faut stimuler. Aller chercher l’information dans les nerfs,

CAHIERS DU CINÉMA 92 SEPTEMBRE 2024


CINÉMA RETROUVÉ
© ZIPPORAH FILMS

Law and Order (1969).

le sang, le cerveau. Électrodes plantées dans le crâne, décharges et maintient l’incertitude quant à la possibilité d’un réveil.
électriques pour provoquer le coït, obtention de « réponses Espoir. Le mot revient sans cesse, passant d’abord pour
éclairs », autopsie, poubelle. L’avant-dernière séquence pourrait une concession faite à l’implacable vérité scientifique. Ayant
justifier l’insoutenable, en laissant se déplier un éloge de la entendu les soignants entre eux, le spectateur croit pouvoir
recherche fondamentale. Mais le discours d’autorité est, mon- s’affranchir des périphrases. « Non-rétablissement », vraiment ?
tage implacable, définitivement miné par ce qui suit : l’envoi Mais le cheminement est lent, pour faire entendre l’irréver-
en apesanteur d’un ouistiti coincé dans un cube de Plexiglas. sible. Et ce qui pourrait tenir du double discours se révèle de
Des corps branchés à des machines, ne s’exprimant par- façon plus profonde le lieu d’un doute salutaire. Near Death,
fois plus qu’à travers les courbes des moniteurs cardiaques et dès son titre, suggère que la mort ici se côtoie, quelquefois
respiratoires, c’est ce que Wiseman retrouve à l’hôpital Beth s’apprivoise. Avant d’être déclarée, elle chemine avec la vie,
Israel de Boston. Les animaux sont toutefois humains.Tourné brouillant nos perceptions les plus élémentaires. La médecine
dans l’unité des soins intensifs, Near Death (1989) compte devient l’art de ne pas avoir le dernier mot. Oui, l’espoir existe.
parmi les plus beaux films du cinéaste. Il est aussi celui où le Il se loge dans la prudence d’un raisonnement, la douceur
problème du langage et de la parole est le plus aigu. Comme d’une voix, la pudeur d’un contact.
le résume l’un des médecins : « Il y a très peu de situations dans En contrejour, la silhouette d’un vieil homme tassé par la
lesquelles ce que vous dites et la façon dont vous le dites ont autant fatigue. Le film paraît s’être détourné de lui, l’avoir abandonné
de répercussions qu’ici. » Affaire, ni plus ni moins, de vie et à son obstination de ne pas laisser partir son épouse, qui ne
de mort. Wiseman montre peu les patients seuls, et s’éclipse respire plus qu’artificiellement. Luttant contre le sifflement
discrètement lorsqu’ils sont avec leurs proches. Il se tient du de l’oxygène, sa voix s’était plus tôt brisée en répétant « More
côté du personnel soignant, attentif à ce qui s’apparente à un healing time… » (« Plus de temps pour guérir… »). Pour qui
travail délicat, et plusieurs fois reconduit, de traduction. C’est donc serait ce temps ? Avec Monsieur Hirsch, qui délivre le
qu’il s’agit de faire passer, dans le langage de la médecine puis monologue final de Welfare, Monsieur Factor est une de ces
dans celui des familles, des états limites du corps. Un groupe figures de l’attente qui parsèment l’œuvre de Wiseman. De
d’infirmières s’interroge ainsi sur l’usage de l’expression « mort sa gorge nouée, de ses mains tremblantes, s’élève cet appel en
cérébrale », qui contredit l’expérience des observateurs profanes quoi consiste la vie. ■

CAHIERS DU CINÉMA 93 SEPTEMBRE 2024


CINÉMA RETROUVÉ

© ZIPPORAH FILMS
Revoir l’intégralité de l’œuvre de Wiseman permet d’explorer, au-delà des rapports humains,
un autre aspect peut-être encore plus complexe : la présence animale.

LE SILENCE DES BÊTES


par Alice Leroy

© ZIPPORAH FILMS/COLL. CDC

Primate (1974).

Ldition
’essentiel de la filmographie de Frederick Wiseman a pour
territoire l’Amérique. Mais au contraire d’une longue tra-
littéraire et cinématographique, le cinéaste s’est désin-
présence mutique dans quatre de ses films, Primate (1974), Meat
(1976), Racetrack (1985) et Zoo (1993), déroute l’exercice de la
parole, d’habitude si prégnant dans son cinéma, vers une autre
téressé des grands espaces et de la vie sauvage. Il n’a jamais expérience du langage. Habités par le silence des bêtes, ces
cédé à l’appel de la forêt ou aux sirènes de la wilderness. C’est films racontent le destin d’une humanité qui se regarde dans le
même l’envers du conte pastoral de l’Amérique qu’il s’est éver- miroir de l’animal, cherchant dans la proximité du cobaye de
tué à dépeindre, celui de l’élevage industriel et de l’ingénierie laboratoire ou dans la distance de la carcasse écorchée à définir
de la vie, dans un abattoir du Colorado ou un laboratoire de sa propre nature. Car c’est l’humain qui continue d’intéresser
primatologie en Géorgie. Les animaux, chez Wiseman, sont le cinéaste, jusque dans les tares d’un humanisme corrompu par
ainsi coupés de leurs milieux de vie, ce sont des êtres « contre- la différence anthropologique qu’il fonde entre les êtres vivants,
nature », déplacés, encagés, conditionnés et transformés. Leur prétexte à d’autres frontières et d’autres exclusions.

CAHIERS DU CINÉMA 94 SEPTEMBRE 2024


CINÉMA RETROUVÉ

merveilleuse ! », s’exclame l’un des hommes assistant à l’opé-


ration, oubliant que la nature a ici été soigneusement sélec-
tionnée et supervisée par des éleveurs soucieux de la qualité
de leurs lignées de pur-sang. La scène de l’accouchement de
la femelle rhinocéros dans Zoo, là encore sous le regard de
l’équipe des soignants, obéit à une dramaturgie anthropo-
morphique qui culmine dans la tentative de réanimation du
petit mort-né avec massage cardiaque et bouche-à-bouche.
Le hiatus avec la séquence d’autopsie du petit rhinocéros est
d’autant plus violent qu’à l’empathie des gestes de soin suc-
cède la manipulation froide du corps anatomisé. L’animal est
disposé à même le sol, à côté de l’incinérateur où ses restes
seront jetés sans cérémonie une fois que les prélèvements
auront été effectués sur son cadavre et qu’il aura été décapité
pour être photographié et étiqueté.

Le sort des bêtes. Dans le sort ambivalent des bêtes s’énonce


aussi quelque chose des destins humains et de la violence
Zoo (1993). sociale exercée à l’encontre de certains. Sans jamais com-
menter ces formes de domination, Wiseman les laisse tran-
quillement advenir dans le cadre. Au Yerkes Primate Research
Hiatus. Les animaux de Wiseman se tiennent à l’horizon Center d’Atlanta comme dans les écuries de Belmont Park,
d’une histoire de la modernité occidentale, celle qui permit, la répartition des tâches obéit à une stricte division raciale et
au cours du xixE puis du xxE siècles, la création du jardin genrée ; les scientifiques, les propriétaires et les éleveurs sont
zoologique comme symbole de la domination coloniale, la systématiquement des hommes blancs, tandis que le person-
consécration de la manipulation génétique et du clonage, ou nel chargé de l’entretien des boxes et des soins aux animaux
encore la substitution d’un modèle industriel à l’économie est exclusivement noir. Quant à la nurserie du laboratoire,
artisanale de l’élevage et de l’abattage des bêtes. Ses quatre elle est entièrement composée de femmes. Les rapports de
films « animaliers » contribuent chacun à la démystification de force s’imbriquent continuellement dans les relations de tra-
l’Amérique rurale, à commencer par l’ouverture de Meat, qui vail, comme lorsqu’un scientifique dans Primate observe avec
évacue dans un montage rapide la vision bucolique de bisons son étudiante l’accouplement de deux gorilles, et commente
paissant dans l’immensité des plaines et de cowboys montés laconiquement la scène hors champ tandis qu’elle prend dili-
à cheval pour rassembler un troupeau de bœufs. Le camion gemment des notes. Le montage fragmenté et itératif de Meat
où sont chargées les bêtes nous fera basculer dans un autre entrecoupe la chaîne d’abattage avec une scène de négo-
régime iconique : celui de la haute tour de contrôle dominant ciation entre les représentants syndicaux du personnel et la
les enclos du bétail innombrable attendant d’être conduit à direction de l’usine qui tente de réduire les coûts du travail,
l’abattoir, du ballet des véhicules apportant leur chargement forçant les ouvriers à accélérer encore la cadence de leurs
promis à la mort, du travail des pelleteuses emplissant des gestes. Qu’on ne s’y trompe pas : l’animal n’est pas réductible
camions-bennes comme pour combler des charniers. Si l’on pour Wiseman à une métaphore de la condition humaine :
n’avait pas saisi la référence, elle était affichée dès le titre du sa présence muette et les investissements contraires dont il
film, inscrit en majuscules blanches sur fond noir, et dessinant est l’objet, entre empathie et distance, sollicitude et violence,
sous la lettre « T » l’emblème d’une croix gammée. Comme identité et altérité, participent à l’élaboration d’un certain
chez Franju, la métaphore de l’abattoir est d’abord celle du récit de l’humanité.
camp d’extermination, sauf qu’elle ne s’exprime pas dans le
commentaire inspiré d’un Jean Painlevé, mais dans l’économie L’origine des espèces. L’une des rares scènes de Primate qui offre
du montage qui examine un univers d’employés de bureau une explication aux expérimentations menées sur les singes
occupés à vérifier des données chiffrées sur des écrans de du Yerkes Primate Research Center fait usage d’un procédé
contrôle. Elle est aussi celle de l’entreprise néolibérale : les habituellement absent du cinéma de Wiseman. Un entretien
bouchers ici ne sont pas des forces de la nature ou d’anciens avec un scientifique est monté en alternance avec les tests
boxeurs, mais des anonymes dans un système qui les compta- électromyographiques auxquels celui-ci soumet un orang-
bilise comme le bétail et a tôt fait de les remplacer. Plus tard, outan peu coopératif. Une large surface du dos, de l’épaule
un groupe d’entrepreneurs japonais visitera le site de l’usine et du thorax de l’animal a été rasée, lui conférant une saisis-
Monfort, dans un mélange d’admiration et d’effroi, semblables sante apparence humaine, et des sondes ont été placées dans
à l’émigré lituanien découvrant les abattoirs de Chicago dans ses muscles pour mesurer leur contraction. Le singe, revêtu
le roman La Jungle d’Upton Sinclair en 1906. d’un petit pull-over, est amené jusque dans un modeste habi-
Dans cette rationalité économique, ce n’est pas simple- tacle équipé d’un trapèze où l’on tente en vain de l’intéresser
ment le rapport à l’animal qui est bouleversé mais son statut aux quartiers de pomme suspendus au plafond. L’homme en
même, comme en témoigne aussi la récurrence des motifs blouse va jusqu’à lui montrer comment utiliser le trapèze.
de la naissance et de la mort : Racetrack, par exemple, s’ouvre Il explique face caméra que l’expérience a pour but de repé-
sur une jument qui met bas. « Regardez comme la nature est rer les mécanismes d’évolution qui séparent les grands singes

CAHIERS DU CINÉMA 95 SEPTEMBRE 2024


CINÉMA RETROUVÉ

© ZIPPORAH FILMS/COLL. CDC


Meat (1976).

des humains en déterminant le centre de gravité des uns dans pour tourner leur propre safari familial, des équipes de télé-
le thorax et des autres dans le bassin. Si la parole scientifique vision filment les fauves dans une grotesque mise en scène –
occupe soudain une position si centrale et frontale dans le dis- deux assistants se relaient pour disposer devant l’opérateur
positif de Wiseman, c’est qu’elle achoppe ironiquement aux des bouquets d’herbes hautes afin de suggérer sa présence
limites de l’objectivité qu’elle revendique pour elle‑même, en dissimulée dans une improbable savane –, d’autres font un
se trouvant contrariée par le peu de velléité du cobaye à véri- sujet sur le bilan de santé du gorille auquel les soignants du
fier son hypothèse. Quinze ans après Wiseman, la philosophe zoo s’appliquent à faire un détartrage… Cette scénographie
Donna Haraway, dans son histoire critique de la primatologie, exotique convoquant la double généalogie du film d’explo-
décrira le laboratoire fondé par Robert Yerkes comme une ration et du documentaire animalier prend une tournure plus
matrice des grands récits humanistes et « une usine pilote au tragique dans la dernière séquence, quand des chiens retour-
service de la fabrique de l’humain ». En s’attelant à démonter les nés à l’état sauvage se mettent à décimer les bêtes dans leurs
mécanismes du travail symbolique à l’œuvre dans les savoirs enclos. Soudain le safari n’est plus une fiction plaisante, mais
scientifiques, Primate se présente comme une étude du com- une réalité plus triviale.Voilà les gardiens du parc juchés sur
portement humain en milieu scientifique par un cinéaste des pick-up, équipés de jumelles et de carabines pour traquer
observant ses contemporains en naturaliste. ces hôtes indésirables : alors, l’animal n’est plus seulement
l’objet du regard humain, mais sa contradiction, il n’appar-
L’anti-Eden. L’ironie est le ressort privilégié de ces films peu tient plus à un imaginaire projeté dans l’espace dénaturé du
diserts. Elle s’exprime dans la composition des plans aussi zoo, mais à l’inextricable densité du réel. Il n’est plus le signe
bien que dans les structures du montage. Tourné à Miami d’une perte et d’une nostalgie, mais d’un présent qui échappe
en 1992, Zoo décrit la spectaculaire mise en scène du regard à tout contrôle. Dans une scène précédente, c’est un loup qui
propre à ce théâtre sauvage, à travers des champs-contre- était anesthésié à la carabine pour être castré.Voilà que réen-
champs redoublés par la présence constante d’appareils de sauvagés, ces chiens tueurs contrarient le récit harmonieux de
prise de vues. La majorité des visiteurs en sont dotés comme ce jardin d’Éden et obligent les chasseurs à sortir du bois. ■

CAHIERS DU CINÉMA 96 SEPTEMBRE 2024


AVEC LES CAHIERS AVEC LES CAHIERS AVEC LES CAHIERS AVEC LES CAHIE
LE CINÉ-CLUB
L’Homme sans âge (sous réserve) Présentation et débat par la rédaction
des Cahiers. 50 places offertes aux abonnés
de Francis Ford Coppola (2007) (une place par abonnement)
Réservez vite en mentionnant votre numéro
Le 23 septembre à 20h d’abonné à : [email protected]

au Cinéma du Panthéon, Paris


AMERICAN ZOETROPE/COLL. CDC

PRÉSENTATIONS ET DÉBATS
Le 10 septembre à 18h30 Le 14 septembre à 14h au cinéma Le 28 septembre à 17h
à l’Institut Lumière, Lyon Jacques Tati, Saint-Nazaire au Centre Pompidou, Paris
Charlotte Garson donne à une conférence Raphaël Nieuwjaer présente Juvenile Court Charlotte Garson anime une masterclass
sur Cary Grant suivie d’une présentation de Frederick Wiseman (avec le soutien de l’Adrc). avec Frederick Wiseman dans le cadre
de Cette sacrée vérité de Leo McCarey à 20h30. de la rétrospective « Frederick Wiseman,
Le 15 septembre à 14h30 nos humanités » organisée par la BPI.
Le 10 septembre à 20h à L’Archipel, Paris à la Cinémathèque française, Paris
Pierre Eugène et Marie Anne Guerin présentent Élodie Tamayo donne une conférence autour Le 29 septembre à 19h
leur ciné-club « Deux dames sérieuses ». du film inachevé d’Abel Gance, Ecce homo, au cinéma Roxane Club, Versailles
avec des lectures de Virginie Di Ricci et un Charlotte Garson présente Hospital
Le 12 septembre à 20h30 accompagnement musical d’Othman Louati. de Frederick Wiseman.
au Cinématographe, Nantes
Le 15 septembre à 10h30 Le 27 septembre, à 18h et 21h Le 2 octobre à 20h au Centre des Arts,
au Concorde, La Roche sur Yon au Clap Ciné, Canet-en-Roussillon Enghien-les-Bains
Le 26 septembre à 20h30 Dans le cadre de « Retours de plage / Détours Dans le cadre de son ciné-club « Le miracle
à l’Iris Cinéma, Questembert de pages », Olivia Cooper-Hadjian présente en Capra », Charlotte Garson présente La Femme
Raphaël Nieuwjaer présente Law and Order avant-première All We Imagine as Light de Payal aux miracles de Frank Capra.
de Frederick Wiseman (avec le soutien de l’Adrc). Kapadia, puis Miséricorde d’Alain Guiraudie.
LE CONSEIL DES DIX

cotations : l inutile de se déranger ★ à voir à la rigueur ★★ à voir ★★★ à voir absolument ★★★★ chef-d’œuvre

Jacques Jean-Marc Jacques Frédéric Sandra Olivia Fernando Charlotte Yal Marcos
Mandelbaum Lalanne Morice Mercier Onana Cooper-Hadjian Ganzo Garson Sadat Uzal

Ma vie ma gueule (Sophie Fillières) ★★★ ★★★★ ★★ ★★ ★★★ ★★★ ★★★★ ★★★ ★★★ ★★★

La Prisonnière de Bordeaux (Patricia Mazuy) ★★ ★★ ★★★ ★★ ★★★★ ★★★ ★★★ ★ ★★★

Megalopolis (Francis Ford Coppola) ★★ ★ ★ ★★ ★★ l ★★ ★★ ★ ★★★


Les Graines du figuier sauvage (Mohammad Rasoulof) ★★★ ★ ★★★★ ★★★★ ★★★ ★★★ ★★

Septembre sans attendre (Jonás Trueba) ★★★ ★★ ★★ ★★ ★★★ ★★★ ★★★ ★★ ★★★

Viêt and Nam (Minh Quy Truong) ★★ ★★ ★★★

À son image (Thierry de Peretti) ★★ ★★ ★★★★ ★★★ ★★★ ★★ ★★ ★★ ★★★

Dahomey (Mati Diop) ★★★ ★★ ★★ ★★★★ ★★★ ★★ ★★ ★★

Hit Man (Richard Linklater) ★★★ ★★★ ★★★ ★★★

Trap (M. Night Shyamalan) ★★ ★ l ★★★ ★★★ ★★

After (Anthony Lapia) ★★ ★★ ★★★

Le Procès du chien (Laetitia Dosch) ★ ★★★ ★★★ ★ ★ ★★ ★★★ ★

Le Léopard des neiges (Pema Tseden) ★ ★★ ★★

Langue étrangère (Claire Burger) ★ ★ ★ l ★★ ★

La Partition (Matthias Glasner) ★★ ★★ ★ ★ ★

La nuit se traîne (Michiel Blanchart) ★ ★ ★

Les Barbares (Julie Delpy) ★★ ★

Emmanuelle (Audrey Diwan) ★★ ★★ l

Law and Order (Frederick Wiseman) ★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★ ★★★ ★★★

Johnny Got His Gun (Dalton Trumbo) ★★ ★★ ★★★ ★★ ★★★ ★★ ★★★

Jacques Mandelbaum (Le Monde), Jean-Marc Lalanne (Les Inrockuptibles), Jacques Morice (Télérama), Frédéric Mercier (Positif), Sandra Onana (Libération), Olivia Cooper-Hadjian, Fernando Ganzo, Charlotte Garson, Yal Sadat, Marcos Uzal (Cahiers du cinéma).

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