8.LEHMANN - Pour Une Approche Culturelle - Aula 8

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L'état de la question

Pour une approche culturelle de la connnunication spécialisée


I11

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l "
1.1. Nécessités et difficultés
d'une intégration didactique
Pour une approche
Au-delà de l'acceptation des différences, c'est-à-dire ici du
culturelle de la principe selon lequel des différences existent et font obstacle
à la cornrnunication, se pose la question de la connaissance
COD1.D1.unication concr-et.e de celles-ci; une pr'erniê re étape consisterait
évidernrnent à fournir aux enseignants, plutôt qu'une
connaissance directe qui est sans doute rnoins affaire de
spécialisée savoir livresque sur une société donnée que de fréquentation
de cette derrriere, les outils d'analyse des faits de culture
[...] l'acquieition. d'une autre langue [...] ne constitue que L'un. lesquels outils présentent en outre l'avantage de pouvoir:
des facteurs de communication et de coopératíon auec des mutatis mutandis, s'appliquer à la diversité des contextes.
« étrangers .», Car il y a de» I'étrange »clanele concept d'étranger. Deux constats perrnettent de penser que, sur ce point, de
C'est-à-dire non seulement quelqu'uri qui est d'urie autre nation ; sensibles progrês ont été réalisés depuis rnoins de dix ans
mais aussi comme le dit le La.roueee, quelqu'un qui par la didactique; restera à étendre ces avancées au
« n'appartie/tt pas à la chose dont on parle »» ••• qui peut ag~rde dornaine de la cornrnunication spécialisée.
, façon» contraíre à l'usage, ~ L'ordre, au ?on sens » ! TL!;p;alller~
,~ communiquf!T_Lcréer_a_u._ekd'sLutres .impâique-doauz.que st_o-!l!_T_es D'une part et pour ne prendre d'abord, sous réserve
conâTtLonssoient réunies que la se-ulepossession d'urudangll_e__ d'inventaire pe ce qui. peut se passer ailleurs, qu'un exemple
commune. [...] La premiêre conçl.i1tQl1 çQ1}sisteà fa.ire l~eff()rtde_ emprunté a la situation française, les programmes
connaUre et de cornprendre, a min.irna, les fondements et le_s_ universitaires de formation au français (que l'on nomme
déterminants de la culture.de-l'autre. [...]C'est donc un uéritable « langue étrangêre ») comportenté aujourd'hui en France des
trauail de reconnaissance et de décodage qtc'iis'agit de conduire enseignements dits d« anthropologie culturelle» dont
pour sentir ce qui détermi1!e les raisons d'~tre et de se c0r:tporter l'objectif - pas toujours respecté iI est vrai - consiste préci-
dans les échanges techriiquee, cornrnercuxu.xou relatzonnels.
Car ii faudra sans cesse y réintégrer des relacione,p~u~-êtretre,! sément à foumir les outils de «lecture» des sociétés dont iI
différentes, aux hommes et aux fernrnes, au ternpe, a 1argent, a est question ici ; pas seulement, cela est à noter, la lecture de
la « face », à l'autorité, d'autres « logiques de L'hon.neur »» [. •• ]. la société française, mais celle des sociétés en général.
Ces réflexions de P. Casparl, tout à fait inconcevables iI D'autre part, rernarque qui là ne s'applique pas qu'au
ya seulernent quelques dix an~, ,illustrent excellern~ent la seul contexte français, l'enseignernent de la «civilisation
profonde évolution des rnentahtes concemant la part de la française» a fait l'objet d'évolutions que chacun peut
cornposante culturelle dans l'apprentissage des langues observer: iI y a quelques années déjà que se sont
étrangeres. rnultipliées les publications3 prônant une approche
sociologique et ethnologique qui, dans les faits (c'est-à- dire
Peut-on surrnonter l'ethnocentrisrne, inhérent à tout dans les rnanuels et dans les cours), vient supplanter la
individu et qui le pousse à faire cornrne si tout se rnesurait quincaillerie de cartes postales et de stéréotypes qui a bien
à l'aune de ses propres cornporternents? Un ethno- longternps tenu lieu d'enseignernent de la civilisation,
centrisrne sans doute aggravé dans les sociétés occi-
dentales, tout particulierernent dans celles ou, à l'irnage de
la société française, chacun sernble considérer, depuis des 2. Dans le cadre de la maitrise, donc au programme de la quatrieme année
siecles, cornrne tout sirnplernent naturel que les autres uni versi taire.
apprennent sa langue et s'impregnent de sa culture. 3.Voir, parmi les plus notables, L. Porcher (coord.), La ciuilisation CLE
international (coI!.DLE), ~985 ; G. Zarate, Enseigner uneculture étrangere,
Hachette (co1l.F), 1986 ; Etudes de linguistique appliquées 69, « Observer
II 1. Préface à P. Carré, Organiser l'apprentissage des langues étrangeres, et décrire les faits culturels » (coordonné par G. Zarate), 1988.
II Les éditions d'organisation, 1991, p. 13.
ii
.' '1"L'é~t de la question
..:'12 , Pour une approche culturelle de la cOUlIl1unication
spécialisée
L'état de la question
Pour une approche culturelle de la cOUlIl1unication
spécialisée
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L'un des grands paradoxes de 1'enseignement de la


communication spécialisée aux publics dits spécifiques - et 1.2. Les différences
sans doute est-il nécessaire d'insister sur le fait qu'il s'agit
probablement là du paradoxe essentiel - tient à ceci: d'un de comportement
côté chacun se convainc et peut vérifier, intuitivement au
moins s'il voyage quelque peu, des différences de dans la vie professionnelle
comportement existant entre divers peuples ; Il est dês lors
aisé d'en conclure que des gens qui, par exemple, ont des
modes alimentaires différents4, ne peuvent que manifester Tou~e information concernant les comportements
des différences de comportement dans leurs activités profeSSlOnnels.ayant cours dans tel pays, telle profession,
professionnelles. Ces différences, chacun est encore prêt à tel groupe social, telle entreprise, revêt un intérêt d'autant
en convenir, ne peuvent pas ne pas introduire des plus .grand que le «monde du trayaiL», comme on dit
complications voire des perturbations dans les contacts - et parfois en pensant à celuI de l'usine du commerce de
donc dans la communication professionnelle - entre natifs l:entrepri~e ~n g~néral, !lst _la pl~ aº:iJ:Y~I!t_E~rf_aite~ent
de sociétés diverses.
:!:'~~~~Í':ii~E~e~~lftfé;ai~~~fi~~ 1~:r:lesP~iI~:-~ar:~
Pourtant, d'un autre côté, telle est la force de l'habitude
pédagogique que la composante culturelle n'est à peu pr'ês ~od~s,. ce monde es~ p~n~r lui un mys tê re quasiment
jamais prise en compte dans la construction des mdechiffrable. On VOltd a.ifle'ur-s bien là la dimension du
problême : 1'enseignant de frªnçais spécialisé devra d'abord
programmes d'apprentissage de la communication
ID~A~Là_~iE;n- un_e__ ª_ççyJ.t_uratiou_persoouelle_- (intra- --_
spécialisée, même lorsque son importance est reconnue,
voire proclamée, et que le traitement qui en est fait se culturelle SI lon veut) _ªv~!!Ld'~tK_e ~!l_ID_eª.!rr~_9-e
fa~Qriser__
réclame des principes que I'on vient d'évoquer. De ce point ~h~~_les ª-p_P_J:enªIlg,__~_y~ç_ qui_il ba:v:aiUe-FR une autr,s-
de vue encore, le «traitement pédagogique» des publics a~culturaticW2__ calle-Ià, 00 est souvent tenté
i~t_~r-:cult_1,ITelle
spécifiques ne pré sente pas de spécificités telles qu'il soit en de pen;ser q~e Te peu de goüt. ma?ifesté par les enseignants
rien justifié de lui appliquer d'autres regles que celles qui ~our 1errseigmernerrt ,du franç~Is aux publics spécifiques
valent pour l'apprentissage des langues étrangeres en t~en~ pour ~eau.coup a leur crairrte face aux rnystêz-es que
général: nécessité, ici comme ailleurs, d'une part des 1.~IV~rs sClentIf_iqueet technique étale à leurs yeux de
Iit.tér-airos. La dehcate acculturation dont on a parlé plus
savoirs - et plus encore des outils de savoir - concernant
haut ne peut que renforcer les réticences . l serait sans
les réalités culturelles en contact, d'autre part des
í

instruments didactiques permettant 1'intégration de ceux-ci dout~ avisé de multiplier les outils de 'formation des
eriaergrrarrta destioés à la favoriser.
dans les programmes d'apprentissage. C'est donc dire que
là comme ailleurs - sinon même plus encore qu'ailleurs -la . S'agissant des ~ifférences de comportements profes-
prise en compte de la composante culturelle ne saurait se aiormels comme de bien d'autres spécificités de type culturel
comprendre comme une juxtaposition à la composante les fron~ier~s ne son,~en effet pas seulement celles des pays ~
Iangagiere, vague cerise sur le sommet du gâteau, et que en partlCuh,er, ce q~ 11est c?nvenu. de nommer aujourd'hui la
son intégration pleine et errtiere au sein du programme «culture d entrepnse» faít. partIe de ces savoirs sur les
d'apprentissage représente un impératif en même temps comporternents dans le travail susceptibles d'intéresser la
que le moyen de résolution du paradoxe exposé plus haut. conceptlOn de programmes d'enseignement des langues.
Mais tentons d'abord, à partir de quelques exemples, de
cerner les caracteres propres de la dimension culturelle
dans le cas des publics spécifiques. 1.2.1.Le monde des affaires
et les relations internationales
. , Peut-être est-on là en train d'évoquer un inatteignable
4.Voirl'exemplebanal des différencesimportantes dans la chronologiedes Ideal, dans la mesure ou les études interculturelles sur les
repas (pour ne pas parler de leur composition)chez ces proches voisins que
sont les Allemands, Anglais, Espagnols, Français et Italiens. comportements dans le travail ne sont pas légion. S'ajoute
,:14
'I',
, j'
i:')é~atde la question
Pour une approche culturelle de la cOIIllI1unication
spécialisée L'état de la question
Pour une approche culturelle de la cOIIllI1unication
spécialisée

à cela qu'étant généralement destinées aux professionnels


eux-mêmes, ces études risqueht de sembler assez peu bien connus du lecteur, notamment européen. On ne sera
«parlantes» à ceux qui n'ont jamais pénétré le domaine sans doute pas bouleversé d'apprendre, par exemple, que
professionnel décrit. Qu'enfin, lorsqu'elles sont réalisés par les allemands sont tres attachés à ce que les produits soient
des auteurs peu soucieux de sociologie ou d'anthropologie d'excellente qualité, durent longtemps et ne connaissent
sociale, elles adoptent souvent un point de vue par trop pas de défai llarices de fonctionnement, ce qui ne serait pas
anecdotique, celui même que 1'0n récuse aujourd'hui dans le cas aux Etats-Unis : lorsque ça ne marche plus (ou tout
l'enseignement de la civilisation. . simplement lorsque ça ne marche pas) on jette et on
remplace. Cependant, l'accumulation d'inforrnations de ce
De ces travaux on donnera maintenant un premier type - et il en est de beaucoup plus inattendues - constitue
ensemble d'exemples, qui justement présentent la en elle-même un «corpus» exemplaire, chaque différence
particularité d'avoir été foumis par des anthropologues, et de comportemerit représentant une potentialité de blocage
non des moindres, puisqu'il s'agit de Edward T. Hall et et d'incompréhension dans les échanges professionnels,
Mildred Reed Hall. On se souvient de la sorte de révélation indépendamment des verbalisations auxquelles pourrait
que représenta, iI y a plus de vingt ans, la publication de donner lieu la situation, c'est-à-dire indépendamment de la
La dimension cachée: ainsi, à lire Hall, les êtres capacité «linguistique» de chacun à s'exprimer dans la
communiquaient non seulement par le langage dit naturel langue de l'autre.
(incarné dans des langues), t!ais .au.aaí..par leurs
Par exemple :
comportements, postures ou .~ttitudes corporellesj
organisés en autant de signes---et-ae messages Une cause importante de friction et de conflits dans le monde
interprétables par autrui. Déjà l'auteur se livrait à des des affaires internationales est la conception différente de
comparaisons interculturelles dans le cadre de l'activité l'engagement. Cette conception, contre toute attente, diffêre
professionnelle, et ce qu'il disait de l'agencement des d'un pays à l'autre. Ce qui, dans un pays, est considéré comme
bureaux, du sens à qttribuer à une porte ouverte ou un engagerneritcontraignant peut três bien être vu différemment
ferrnée, différents aux Etats-Unis et en France - outre que dans un àutrepays.
Il nous semble qu'en France seul l'engagement écrit est
cela est passé au rang des quasi lieux communs - laissait contraignant. Il est donc préférable pour des étrangers de
déjà imagine r l'ouvrage que 1'0n voudrait évoquer ici : un toujours demander confirmation écrite d'un entretien. Un
Guide du comportemeritdans les affaires internationales engagement verbal, pris en face à face ou au cours d'une
(Allemagne,Etats-Unis, Fra.ncese . conversation téléphonique, est souvent remis en questiono En
1982,leprésident Reagan, convaincu d'avoirl'accorddeFrançois
Mitterrand, annonce que les Alliés ont décidé d'une politique
Des corpus de traits de oorapor-temerü économique commune envers l'URSS. Un démenti des Français
suit de três prês, avec une déclaration du président français
Comme l'indique son titre, I'ouvr'age est destiné aux stipulant en derniere minute que la France ne s'associerapas au
«managers» des trois pays cités afin de les aider à se projeto
comprendre et à travailler ensemble. II décrit donc En matiêre de bilans, en France comme ailleurs, il serait aussi
successivement quelques-uns des traits de comportement imprudent de prendre pour argent comptant les assurances
que l'auteur a pu observer chez les uns et les autres. Ceci données verbalement ou les états financiers produits.
L'assistance d'un banquier ou d'un expert financier est indis-
ne représente pas la contribution la plus novatrice de peneableP
l'ouvrage, d'autant que ces traits ne sont évidemment pas
toujours spécifiques des comportements de travail, mais
également observables dans la vie « de tous les jours », et
que bon nombre d'entre eux pourront sembler banaIs et

6. Op,cit., pp. 229-230. Portrait peuflatteur ou réalité anthropologiquement


? E.T. Hall et M. Reed Hal], Guide de cornportemeritdans les affaires objective? C'est, ilest vrai, à un homme politique français en vue (mais qui
internationales (Allemagne,Etats-Unis, France), Editions du Seuil, 1990, se trouve ne pas être celui dont parle Hall ...) que l'on prête, à tort ou à
pour la traduction française. raison, des propos selon lesquels < les promesses n'engagent que ceux à qui
on les a faites o>.
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Pour une approche culturelle de la co:nununlcabonspeclahsee
- - " - L'état de la question
Pour une approche culturelle de la co:nununicationspécialisée

Des rnéth.odeset des princlpes explicatifs La référence au contexte co:nunevariable


S'agissant de l'environnement, Hall propose une
Mais plus encore que cet ens~mble d'in!0rmations c'est? dichotomie entre cultures ou la communication fonctionne à
peut-on penser, la méthodologíe proposee par Hall qUI l'aide de nombreuses références au contexte et cultures ou, à
mérite attention; elle compte au nombre des outIls l'inverse, il est três peu fait référence au contexte dans la
susceptibles d'aider ensedgrrarrta .et concepteur:s de comrnurricataon'i. Dans le premier cas (ou «haut contexte »),
matériels pédagogiques a or ga n i s er le re<:u~:nl ~e la part des implicites sera importante alors que, dans le
l'information nécessaire. On en présentera ICI t.rois second (<< bas contexte »), on sera porté à fournir un grand
exemples. Le premier (<< interfaces» c~turell~s! p~:r:tesur nombre de détails. Les situations de communication entre
les situations dont l'étude mé~ter~it d etre, prrvilégiée. Les locuteurs respectivement «haut contexte» et «bas
deux suivants ont également a vorr avec I'orgarriaation de contexte» seront donc rendues difficiles par l'inégal
la recherche d'information ; ils nous invitent à ~ent~e:r:cette ajustement de la quantité d'information requise par les uns
recherche sur des modes de fonctiorrnernerrt tr~s gener~~, et les autres, mais ces difficultés de communication risquent
sortes de matrices comportementales relatlves ~ la mamere fort de se doubler de complications relationnelles : le sujet
dont chaque culture se situe vis-à-vis de l'envlJ:on~e~ent: «bas contexte» trouvera que son interlocuteur «haut
en particulier vis-à-vis du contexte et VIs-a-VIS de contexte » ne fait rien pour lui faciliter la tâche, voire « fait
l'organisation du temps. Dans l'~n et ~'.~utre c~s on de l'obst.ruction . en ne lui fournissant pas le niinimum des
retrouve d'ailleurs certaines corice ptaorrs déjà ~x;posees et informations dont il estime avoir besoin; à l'inverse, le
conceptualisées dans des ouvrages anteneurs de second soupçonnera pour sa part son interlocuteur de le
E.T. Hall.7 sous-estimer radicalement en lui infligeant une foule de
détails que lui-même considere en toute bonne foi comme
parfaitement superflus. Dans un cas aussi bien que dans
Étudier les « interfaces » culturelles l'autre, on :rIisque d'atteindre rapidement les limites de
Citons, tout d'abord, une rn a rrí.e r e ,d~orie~~er l'offense, si n'intervient pas le mécanisme d'ajustement des
l'investigation qui est définie par référence a. a .no IOr: interfaces dont iI a été question plus haut.
technologique d'« interface» : les auteurs nous l~~tent a
concentrer l'investigation sur les com:portements a I oeuvre La référence au te:rnpsco:rn:rne
variable
dans les situations de contact, ce qUI e,E?t s,ans dou~e J?l~s
économique et plus efficace que de s rntéresscr Irrdiffé- Une autre caractéristique importante et de grande
remment à toutes sortes d'aspects des comportements de valeur explicative est celle du rapport au temps. De ce
chaque groupe culturel pris isolément. point de vue, on pourra distinguer des individus - et des
civilisations - «monochroniques» et des individus «poly-
En somme, que se passe-t-il Ior sque ~es, individus chroniques », Les uns ne font qu'une chose à la fois,
appartenant à des sociétés h.umai nes diffé.rerrte s se attendant d'avoir achevé une tâche pour en entreprendre
rencontrent pour accomplir une tâche commune ? Dans ces une nouvelle :
situations de contact, quelles dífféren~eE?de comportements Dans les cultures « monochroniques », Ie temps est perçu et
nécessiteront quelles procédures d aJustement de leur utilisé d'une maniere tres Iinéaire. II est une route conduisant
part ? Et, traduit dans la terminologie de l'ouvrage : du passé au futuro C'est un temps que I'on peut découper,
décomposer en segments de plus en pIus fins. Chaque segment
Chaque culture, chaque groupe soc_ial,chaque actiui~é doit reçoit une affectation crécise, il est réserué à un projet
trouuer et établir des systemes de m~seen phase auec d autres parfaitement déterminé.
cultures : ce sont ses interfaces.
8. Le terme « référence » pourra sembler quelque peu ambigu : il est à
comprendrecommeréférence implicite et non pas explicite; en ce sens,
faire référenceau contextec'est se fier à l'interlocuteur pour qu'il en fasse
7. Outre La dimension cachée, déjà citée, on lira avec profitAu-~elà ~e la lui-même autant, en aUant y puiser les informations nécessaires à
culture, Éditions du Seuil (coU.Points), 1984, Le langC!'ge ,st!e.ncteux, l'interprétation de messages laconiques.
Éditions du Seuil (coB.Points), 1984et La danse t:!ela me, EdItIons du
Seuil, 1984,tous trois pour la traduction en françaIs. 9. Gp. cit., p. 42.
,I, L'état de la question
L'état de la question
Pour une approche culturelle de la co:nununicationspécialisée
18 , Pour une approche culturelle de la co:nununicationspécialisée

Les autres menerrt de front plusieurs activités et ne 1.2.2.« Culture d'entreprise »11
voient aucun inconvénient à s'interrompre momenta-
nément et à enchâsser les tâches les unes dans les autres. Mais on s'accorder-a sans peine à considérer que les
frorrtier-es des Etats, pas plus que les limites des territoires
Ces différences dans la conception et la gestion du ethniques ou linguistiques, ne suffisent à tracer la carte
temps représentent elles-aussi des obstacles .à la des différences et des difficultés à cornrnuniquer. Et
cornmunication professionnelle, et l'ouvrage en forrrrrit; un puisque la cornrnunication spécialisée est avant_tout une
exemple tout à fait éclairant : _ªff~i:re__ill:l....çornrn~~~at~ dan~_le tr-ªyail, on cornplétera
La filiale mexicaine d'une grande entreprise américaine est m airrterrarrt ce qui preceaeen faisant référence à des
dirigée par un mexicain. La direction générale vient à l'.!exico recherches consacrées à la connaissance des lieux de
pour definir les objectifs de ~'ann~esuiva,nte.. La réu_n.wn_ se travail et des rnentalités qui s'y façonnent.
déroulesuivant leprogramme établipar la direction.amertcatne.
Qui a tout préuu, sauf de laisser à la direction mexicaine la Le travail cornrneobjet d'analyse
possibilité de s'exprirner sur cer~ains p'roblem~s locaux, ~ont
pourrait bien dépendre la. su_rvzede l ent:epnse. M__algre se_s La chose est désormais possible par la notable évolution
efforte, la direction rnextcacne ne PC!rment pas a obtenir des travaux en sociologie et en ethnologie qui, les uns
L'in.scripciori de son projet à l'ordre du four: [. ..] cornrne les autres corraidê rerrt aujourd'hui l'entreprise
Bien sür, on peut décréter qu/il e'agit:Ià, tout simpl~'!';ent, d'uri cornme un objet d'étude, aboutissant ainsi à se pencher sur
mauvais management. Mais la faute est am.plifiée par la la notion de!« culb.lre-a""entréj?riSey)Cpourn'évoquer ici que
distance entre deux cultures, l'une monochronique (USA) et l'aspect de ces recherches qui conceme plus particulie-
l'autre polychronique (un pays d'Arnérique latine).IO rernent notre propos). Que cache, ou que révele, cette
expression aujourd'hui t.res à la rnode ? Ernanant de deux
sources distinctes - c rnanagers » d'un côté, chercheurs
Agrégats ethnologues ~t sociologues de l'autreI2 - elle pourrait donc
On notera enfin que Edward T. Hall et Mildred Reed bien représenter I'erublêrne de deux croisades différentes
Hall établissent une relation rnéthodologique entre ce qui n'exclut évidernrnent ni qu'elles se cornbattent ni qu~
l'ensemble de ces données. Outre le rôle des interfaces dans la seconde armée vienne à l'occasion prêter rnain forte à la
la régulation des différences interculturelles, ces der-niê.res prerrriere.
s'appréhendent par le truchernent d'agrégats de concepts
tels que ceux que l'on a pris ici en exernples. C'e~t arnsr que Mais avant d'évoquer ces deux sources distinctes de la
les civilisations « haut coritexte » seront en rnerne ternps notion de culture d'entreprise, tentons de préciser quelque
« polychrones », alors que les civil~sations « bas contexte» peu la notion, sans que pour autant la citation qui suitI3
se caractériseront par une gesbon « monochrone» du doive être considérée cornrne une véritable définition :
ternps. II va sans dire que tout n'est p~s aussi tranché et Telle qu'elle est aujourd'hui comprise, la culture d'entreprise
que les diverses nuances - et les dIverses cultures consiste en principes plus ou moins clairement exprimés, en
peuvent se répartir le long d'un axe bo;rné p~r l~s ,deux
extrêrnes. Des individus ou groupes socIaux sItues a ces 11. J e remercie vivement François Faraut, Conseiller régional à l'ethnologie
au Ministere de la culture, pour les éclairages qu'il m'a obligeamment
deux extrêmes seraient évidernrnent ceux pour qui les fournis sur cette questiono
difficultés à communiquer et à travailler en commun 12. <?ommunauté réduite ici, comme dans ce qui suit, de maniere
seraient les plus importantes, ceux pour qui le travail de abuslvement réductrice et excessivement territoriale aux sociologues et
mise en place des interfaces serait le plus nécessaire ; ce aux ethnologues. Psychologues sociaux, économistes historiens
pourrait donc bien être dans ces contextes d'apprentissage sociolinguistes et ethnographes de la communication y ont également leu;
place.
des langues que la part du culturel s'avererait la plus
13. Ph.-J. Bernard, « Culture, structures et innovation. Questions au
déterminante. colloque », Introduction à Culture, structures et innovation École
Polytechnique, 29-30 octobre 1990, sous le haut patronage du Ministre de
la Recherche et de la Technologie. Multigraphie, p. 4. Ce colloque réunissait,
comme beaucoup d'autres sur la question, des chercheurs et des cadres ou
dirigeants d'entreprises.
10. Op. cit., pp. 45-46.
20
'I', L'ét.at de la question
PoUr une approche culturelle de la cODlD1unication
spécialisée
L'état de la question
Pour une approche culturelle de la cODlD1unicationspécialisée

conduite du métier, accomplissement de la vocation, rêgles de les fondements des rapports sociaux de la grande société
conduite, normes de comportemênt, attitudes en réponse à des industrielleconvalescentede deuxguerreset tirant desesstructures
situations données.Elle estfaite de valeurs idéologiques,morales de production la source même de ses liens sociaux.14
et professionnelles, de conceptions de base, croyances
fondamentales plus ou moins bien perçues qui constituent le Aujourd'hui, accompagnant (?) la «réhabilitation» de
cc subconscient » de la firme. l'entreprise dans les médias, l'opinion publique et la spbêr-e
politique, la sociologie française l'érige en «catégorie
pertinente »15.TI semble en aller de même pour l'ethnologie,
Enjeux de la recherche et enjeux du m-arohô quelque peu en peine de terrain (Ie temps n'est plus aux
«bons sauvages» quand Guayaquis et Trobriandais
D'un côté des «managers» que l'on peut classer comme roulent en Mitsubishi), mais surtout en chantier de
modemistes, convaincus qu'aujourd'hui l'amélioration des remembrement épistémologique (ce n'est pas le terrain,
performances passe par la responsabi_lisation d~s agents de donc l'objet de la recherche, qui définit une science),
tous niveaux . qu'en somme le tayloTIsme a fait son temps
et qu'une ent;eprise qui =r=ro~<;lest b!en moins c~~le.ou
prédomine le sentiment d une hierarchie toute mifit.arre
renouvelant sa légitimité en se tou'rriarrt de plus en plus
vers les sociétés dites développées, les sociétés
industrielles, vers l'entreprise elle-même, pour en faire un
que celle ou se partage celui d'une ~ppartenance fort~ ~ objet de recherche ; avec autant que possible quelque
une communauté tendue vers un meme but. De ce cote, prudence, comme Ie souIigne Gérard Althabe16 :
l'expression «culture d'entreprise» représente donc
l'étiquette d'une tentative visant à. associer d'une ~art Il est d'abord nécessaire de désacraliser (dans nos esprits)
modification industrielle des techrriques de p'rod.uct.iorr, I'erüreprise, la considérer comme un terrain d'investigation
comme les autres, un terrain banal en quelque sorte. En effet,
introduction d'innovations technologiques, modification pendant des décades on a fait du travail industriel et des
concomitante des modes d'organisation impliquant la ouvriers les porteurs de l'historicité ; depuis 1980 les positions
disparition plus ou moins prononcée de modeles ont été invlfrsées et les entrepreneurs se sont transformés en
étroitement hiérarchiques et pyramidaux, et d'autre part héros de la construction de la modernité : l'entreprise est ainsi
un changement dans les modes de relations au travail, aux présentée comme le lieu ou se fabrique le destin du monde, la
personnes, et plus généralement à l'entreprise ; ceei ét~n~ caverne ou se dissimule le secret de l'engendrement de notre
bien entendu supposé favoriser cela. En ce sens, pa.rverrrr a société.Cefaisant, toute approche de l'entrepriseest transformée
ce que se forge une forte culture d'entreprise est donc, pour en une rencontre avec le sacré, ce qui entre autres encrcüne la
certains « managers » modernistes, un moyen parmi soumission à une logique d'u n. fonctionnement présenté comme
intouchable. Nous devons nous Libérer de cet enchantement.
d'autres d'améliorer les performances de l'entreprise. Et
c'est de ce côté que la formule est aujourd'hui t.res en vogue. Du point de vue des chercheurs en sciences humaines, iI
y aurait en somme des cultures d'entreprise comme iI y a
D'un autre côté la communauté scientifique des des cultures nationales ; on a déjà vu, avec E.T. Hall- et on
chercheurs en sciences humaines. Et en premier lieu les le on verra plus encore avec d'autres travaux - ce qui lie
sociologues, pour qui l'entreprise et son u~:livers ?e étroitement ces deux types de culture.
représentaient guere, avant la fin des années soixarrte-díx,
un objet de recherche : On remarquera néanmoins que, d'une source à l'autre,
si Ies projets sont différents, les discours eux-mêmes ne
[' ..J l'objetscientifique de recherchen'était pas l'e_11;t,;eprise
en.soi, sont pas nécessairement antagonistes; que l'on en juge -
mais bien plutõt le destin de la grande société induetrielle
d'apres-guerre, qui se jouait profondément dans les efr.ets
structurants d'uri travail industriei en constante progresston.
dans les villes, elles-mêmes alimentées par L'exode "_ural. 14. R. Sainsaulieu, «Changer l'entreprise, une affaire de société »,
Comprendre l'aliénation et la division sociale du trcusail, les Introduction à L'entreprise, une affaire de société, R. Sainsaulieu (dir.),
greveset le militantisme syndical, lesl?hé,,!-omenes relation'!l~lset Presses de la Fondation Nationale des SciencesPolitiques, 1990,pp. 13-14.
conflictuels de la vie dans les organieattone, la.complexzte des 15. Pour paraphraser le titre d'un colloque et d'un ouvrage collectif :
jeux decommunication et dedécision,leseffetssoctau.xinattendue L'eritreprise, catégoriepertinente de la sociologie ?, PUL, 1987.
du changement technique liés à l'autor:z-ationet aux débuts_de 16. «Désacraliser l'entreprise : un terrain ethnologiquebanal ", Entretien
l'informatique ...était l'objectifdecessocwlogues.Ilsy cherchalent avecMoniqueSelim,Journal des anthropologues43-44,juin1991,pp. 17-21.
22 I L'état de la question
Pour une approche culturelle de la cOJDJDunication
spécialisée L'état de la question
Pour une approche culturelle de la cOJDJDunication
spécialisée 123
trop hâtivement sans nul doute ;- au seul titre de l'ouvrage
intemationales, non plus cette fois dans la négociation
dirigé par R. Sainsaulieu 17, ou encore à travers les propos
mais dans la gestion des entreprises, dans ce qu'il nomme
d'un ethnologue18 : les <rruxn.iê ree spécifiques de gérer et de travailler
Le point d'ancrage spécifique de I'eth.nologue dans l'entreprise, et ensemble »22. .
même le clou sur lequel ii tape, e'affirme en effet de la considérer
d'abord (pasau déni du reste,production, financement, technologie ~es comparaisons, menées sur trois pays, France, États-
etc., mais comme préalable) comme une communauté de travail Um~ et. Pays-Bas, permettent de dégager des principes
(non homogêne) organisée culturellement dans un projet, une exphcatIfs des comportements au travail respectifs, l'accent
attitude vis à vis de son environnement (publics, parte naires, étant partãculierernerrt mis sur les relations hiérarchiques
concurrence, etc.). Communauté signifie immédiatement pour et la conception que l'on se fait, dans chacun de ces pays, de
un ethnologue que la finalité de l'interoentiori est d'éch.apper à la ses devoirs vis-à-vis des tâches à accomplir et, plus
dualité dirigeant-agent, si souvent source de pusillanimité ou de g~néraleIl_lent,de l'entreprise à laquelle on appartient. On
conscience malheureuse du chercheur sociologue, Car pour dispose la de quelques excellents exemples des déficits
l'ethriologue, le discours identitaire constitutif en ceuure -
explicitement ou irnplicitement, dans l'ouuerture ou l'injonction, potentiels de communication entre professionnels
sclérosé ou vivant - travaille L'eneernble de la communauté qui a~pa~enant à de~ cultures différentes, le tout méritant que
elle-rnême le forge. IUlsoierrt consacrees quelques lignes.

Sans aucunement entrer dans le débat théorique19 Une logique de l'honneur


concernant la légitimité et la valeur respectives des
diverses écoles en présenceõ on se contentera d'indiquer que Pour ce qui est tout d'abord du comportement dans les
le même R. Sainsaulieu2 y recense «la sociologie du entreprises françaises, le principe explrcatif proposé par
travail d'inspiration rnarxiste », «La psychologie ... inspirée d'lribarne est celui d'une « logique de l'honneur» -
de l'école rogérienne de Béthel (Etats-Unis), du Tavistock catégorie empruntée à Montesquieu, et qui dorme son titre
Institute de Londres et ensuite de l'école socio-technique à l'ouvrage 1. tempérée par ce qu'il nomme un «devoir de
scandinave », «la sociologie des organisations d'inspiration modération ».
wéberienne et américaine, et reprise en France autour de On pourrait dire, en reprenant les catégories de Montesquieu
M. Crozier », enfin « une sociologie des identités collectives [...], que l'ori se trouve dans une logique de l'honneur (qui insiste
et des cultures professionnelles puis organisationnelles ». sur les deooirs, fixés par la coutume, par lesquels le groupe
auquel on appartient se distingue), plus que par une logique de
la vertu (qui incite à respecter les lois qui s'appliquent à tous).23
Des eomp-arai.eone interculturelles
Ce qui fonde cette logique serait donc avant tout l'idée
On fera ici surtout référence à la derrrier-e de ces que chacun se fait de ses devoirs et de l'honneur qui
tendances, dans la mesure ou elle est, plus que les autres, s'attache à les accomplir. Des lors l'interprétation prend le
porteuse de la notion de culture d'entreprise, mais aussi pas sur le rêg'lemerit, l'esprit sur la lettre, la tradition
parce qu'à l'égal de l'ouvrare de E.T. Hall et M. Reed Hall établie sur le texte écrit. On touche sans doute alors à ce
longuement cité plus haut2 ,l'une des publications récentes qui rend les comportements des français à peu pr-es
de Philippe d'lribarne s'attache à des comparaisons incompréhensibles à quiconque ne se convainc pas qu'il y a
bien là une logique, que l'addition des sens de l'honneur et
du devoir, fussent-ils hautement subjectifs, n'équivaut
17.Voirla note 14,p. 21.
nullement à celle des purs intérêts individueIs. En somme
18. Ph. Denoun, « L'entreprise et l'ethnologue. Tours et détours",
communicationau colloque Identité culturelleet entreprise, Université que cette logique parvient à une certaine efficacité . mieux
Paris 7, 1er et 2 juin 1992,Actes à paraitre. ou moins bien que d'autres, telle n'est pas véritable::nent la
19. Lequel débat est assez abondamment illustré par certaines des questiono
références bibliographiques fournies ici-même, et plus encore par les
bibliographiesdes ouvrages cités.
20. R. Sainsaulieu, dir. (1990),Op.cit., pp. 20-21. 22. ~h. d'Iribarne, La, logique de l'honneur. Gestiondes entrepriseset
tradttionsnationales,Editions du Seuil, 1989.
21.Voirla note 5, p. 14.
23. Op.cit., p. 28.
241 L'éi~t de la question
Pour une approche culturelle de la co:nnnunicationspécialisée
L'état de la question
Pour une approche culturelle de la co:nnnunicationspécialisée
I 25

commun accord. Un tel mode de fonctionnement suppose


Car, si elle n'est guêre respectueu'se des rêgles, cette rruiniêre de d'abord que les reglos en question soient parfaitement
faire s'associe à un sens du devoir qui, tout en étant différent?-u explicites; inversement, seules les regles admises comme
sens du devoir américain (ou hollandais) ne parait pas moine
explicites, c'est-à-dire celles qui ont bien été marquées
intense.24
comme t~lles, ont à être respectées; et seule la
Simplement, pour ce qui est des conséquences tr-ansgreseicn de ces rêg'les mêmes peut être légitimement
concemant l'activité larigagiêre au travail, nombreux sont sanctionnée. 11 est donc assez évident que, dans les
les effets de nature à scandaliser l'observateur ou r~h~.tionsde tr~vail, l~ poids des mots ne se mesure pas
l'interlocuteur étranger. Par exemple, et sans doute ventablement a la meme balance qu'en France. Philippe
particulierement ré volt ante pour un anglo-saxon, la d'Iribame en fournit l'exemple suivant, mettant aux prises
désinvolture manifestée à l'égard de la chose écrite (ce sur un cadre français et son subordonné arnér-icairiê? :
quoi les observations de d'lribame divergent sensiblement Je viens de faire une évaluation d'un ingénieur à quij'ai fait une
de celles des Hall) en même temps que la fréquence et la évaluation corrosive, un bon décapage. Un de mes points a été
facilité avec laquelle une rêgte non-écrite peut se trouver de di1:eà cet ingénieur que je reconnaissais qu'il avait fait un
subrepticement modifiée. Ou encore la mâle vigueur de certairi nombre de progres, Mais il y auait d'autres points sur
certains affrontements verbaux dont la force (qui n'est pas lesquels il n'avait pas trauaillé et qui me paraissaient être des
seulement illocutoire25) ne pourrait que se transformer, points fondamentaux, en conséquence de quoi sa note avait
baissé. Sa r~ponse a été :« Oui,je comprends bien, ça fait un an
ailleurs qu'en France, en haines inextinguibles. Si tel n'est qu'on traoaille ensemble, vous m'auez changé mes objectifs. »
pas le cas c'est qu'intervient le devoir de modération dont
seule la transgression est de nature à créer l'irréparable. Par sa r~action l'ingénieur manifestait que, pour lui, les
On se dit alors qu'il est bien français ce principe selon «autres poirrts sur lesquels i] n'avait pas travaillé» ne
lequel il faut savoir «jusqu'ou ne pas aller trop loin » : figuraient pas au contrat initial, et qu'en conséquence il
Si les « accrochages »forit partie des rapports normaux (et si on était injuste ~et certainement pas vertueux du tout) d'en
est três loin du caractére « lisse » des relations néerlandaises), tirer argument pour le sanctionner.
ils sont menés avec un grand sens des limites à ne pas dépasser, Dans une telle logique de contrat, on voit donc que la
sous peine de basculer dans quelque chose de gr~ve que, tous transparence est également censée caractériser les relations
ueulent éviter. Ils constituent une sorte de ritu.ei ou les
protagonistes s'inuestissent de façon à la fois.notab~ee.t?imité~ interpersonnelles: chacun est responsable devant son
(à la maniêre des affrontements ritiuele des tribue prirrsitiues, ou supérieur - comme devant un client - de la bonne exécution
l'agressiuité manifestée par les adversaires est larg;.merl;~ver:bale du contrat; chacun travaille «<potrr » son supérieur et
et symbolique cependant que les dommages qu il.s s infligent répond des actes de ses subordonnés directs. Mais une
restent modestes}.26 régulat.ion interpersonnelle harmonieuse n'est possible que
SI les procédures, aussi objectives et objectivées soient-elles,
s'accompagnent de mreurs « vertueuses »,visant à l'équité, à
Une logique de la vertu la bonne foi et à l'honnêteté des décisions, toutes attitudes
Pour ce qui est maintenant des Ét.ats-Urris, Philippe correspondant à ce qu'en anglo-américain l'on nomme
d'Iribame impute les comportements en entrepnse qu 11a «fairness »; On voit d'ailleurs aussi, avec cette notion de
pu observer non pas à la logique de 1'honneur mais à celle « faimess» ou des principes tels que celui de l'égalité des
de la vertu (toujours en référence aux catégories de personnes, à quel point les valeurs de l'entreprise
Montesquieu). Cette logique se caractérise par l'acceptation américaine sont celles de la société américaine dans ses
et le respect, du moins dans l'idéal, de regles fixées d'un fondements historiques : une société de « marchands pieux »,
nous rappelle d'lribame apres Tocqueville. C'est bien dire
qu'à côté de «pieux » iI y a « marchands » ..., que les affaires
24.IbideTn,p. 27. sont les affaires et qu'il n'y aurait pas de regles à la
25. On se souvienteneffetque, dans la terminologiede J .L.Austin (Quand compétition si la compétition n'était pas de regle.
dire c'est faire, Éditions du Seuil, 1970, pour la traduction française),
l'illocutionré:tereà l'intention de produire un effet sur l'interlocuteur en
parlant tandis que la perlocution s'attache à l'effet produit. 27. IbideTn,pp. 138-139.
26. Ph. d'Iribarne (1989),Dp. cit., pp. 31-32.
I
26 ,
L'état de la question ..
Po~r une approche culturelle de la COlDDlunlcatIon
speclabsee
, . . , L'état de la question
Pour une approche culturelle de la cOlDDlunicationspécialisée

Une logique du consensus les aspects les plus évidents et Ies plus probants en
Les Pays-Bas représentent le t.roi aiê me et ~e;nier privilégiant l'évoeation de travaux eonsacrés à des
exemple. Par opposition aux affrontements codifiés de comparaisons internationales. Ceci n'était cependant
l'entreprise nord-amé.ricain:a et aux. rapp~rts de fo!ce de qu'une cornrnodité d'exposition et ne devrait pas laisser
l'entreprise fr-a n a ise , I errtz-e pr-íse n ée r l a rrda ise se
ç
croire que la réalité des eultures d'entreprise ne serait
caractériserait principalement par la recherche du isolable qu'à travers des eomparaisons de pays à pays. Si,
consensus, seul moyen de régulation possible dês lors que eomme on l'a dit, la culture d'entreprise est aujourd'hui une
ni les procédures t.res étroitement régleme~tées _propresau arme mise au serviee de la produetivité, eette arme
systeme américain ni l~s incess~tes presslOn~ i?forme~les n'intéresse pas que les entreprises installées sur les
caractérisant l'en~r~pnse française n~ sont lC! de :~rlll?e; marchés internationaux. En la rn a t i r-e, de fortes
ê

Mais rapporter l'ldee de consensus a celle d unanlmlte différenciations peuvent s'observer panni les entreprises
représenterait un total contresens, alors que e'est d'un seul et même pays. Ce qui est d'ailleurs dans la nature
justement le ferrne attaehe:tpen,~d~ <:hacu.nà ses ~dées, et des choses : quel rapport y a-t-il en effet entre la vie d'une
done une forme t.res marquee d irrdi vidtralisrne, qUIle rend irnrnense multinationale et eelle d'une entreprise de einq
néeessaire; et ce pàr'art d'ailleurs être là le paradoxe personnes? Outre la taille, vont peser toutes sortes de
essentiel de l'entreprise néerlandaise pour l'observateur parametres: l'histoire (entreprise familiale ou non,
étranger. La recherehe de consensus aneienneté du métier et de la société) ; le statut (privé ou
ne désigne pas aux Pays-Bas une contrain,te rigide exercéepar nationalisé) ; les relations à l'environnement professionnel
le groupe sur des indiuidus sournie, mass un pr?c;s~US par (type de clients et de foumisseurs) et au rnilieu (métropole,
lequelles conuictions des uns et des autres tendent a s 'ajueter et petite ville ou campagne) ; le degré de syndicalisation et le
à conuerger.28 type de légitimité que s'est forgée la direction ; le « métier»
lui-même (eonfection, bâtiment, électronique, ...) et ses
De sorte qu'il n'y a g'uêr'e de décision possible .sans éventuelles t;raditions (formes de eompagnonnage), le
diseussion préalable, et que cette de~ere ne peut joue'r niveau de formation requis et les filieres de formation
son rôle de régulation dans les relahons entre persom?-es dominantes au sein de l'entreprise ; les modes de
que du fait de l'attaehement de chacun aux donnees production (artisanal ou fortement automatisé, fractionné
factuelles et à l'objectivité. ou globalisé, « taylorisé » ou « responsabilisé »), etc.
II est sans doute superflu de multiplier les exemples
montrant que la culture d'entreprise se forme dans
1.2.3.lncidences l'entreprise elle-même, avant d'être façonnée par - et
éventuellement pour - le marché international. On lit
Au terrne de cette réflexion concemant quelques aspects fréquemment dans la presse française que les eonflits
eulturels des comportements dans l'activité professionne~le, sociaux affectant des entreprises telles que la SNCF ou la
il est probablement souhaitable d'insister sur cer-t.aán.s RATp29 ne tiendraient pas plus à des revendications
enseignements d'ordre général. concemant les conditions de travail ou de rémunération
qu'à de profondes divergenees sur la nature des métiers ou
la coneeption de l'entreprise et la philosophie de son
Comparaisons internationales fonetionnement30.
et variantes nationales
Afin de ne pas alourdir une présent~tion déjà, lo:r;t~~
des incidences culturelles dans la pratIque de. I actrvité
professionnelle, iI a semblé opportun de ne souhgner que 29.Respectivement SociétéNationale des Chemins de fer Français etRégie
Autonome des Transports Parisiens (autobus et métro) ; deux entreprises
qui ne sont donc que marginalement concernées par le marché intemational.
30. On pourra lire R. Sainsaulieu, L'identité au travail. Les effets culturels
28, Ibidem, p. 211.
de l'organisation, T'roiaiêrne édition, Presses de la Fondation N ationale des
Sciences Politiques, 1988.
28 I L'état de la question
Pour une approche culturelle de la COInlllunicationspécialisée
L'état de la question
Pour une approche culturelle de la cOInlllunicationspécialisée
I 29

Les comparaisons internationales suffiront à une Cultures d'entreprise


sensibilisation grossiere, pour peu que leur caractere de
généralité ne prête pas trop à la production de nouveaux
et comportemense langagiers
stéréotypes culturels (le français «braillard » en casquette On voudrait enfin souligner une fois encore I'étroite
bleue, à côté de celui au béret et à la baguette de pain). relation existant entre les com ortements au travail et les
Mais une appréciation plus fine des principales différences p_!'~tiquesla?gagi~res __ q~ __~!l_~on!'_l'~x_pre~~J,º!!.ans les
françaises sera sans doute nécessaire à I'étranger venant t.rois.c:as pre~~n~~ par Ph. d :rnJ:)ame - ajustement des
travailler dans (ou avec) des entreprises françaises co~dItIons ? équ.i.líb're requises par l'application de la
déterminées. logique de I hon~eur, fixation des termes de I'échange en
vue de la pasaation du contrat de travail recherche enfin
du consensus par la mise à plat des donné~s factuelles de la
Donner des exernpdee s~tuati~n - c'e~t à. t!~vers la. verbalisation que s'opere la
régulauion de I acbVlté. collecbve de travail. TIy a du lieu
ou donner en escernpde? c~mI?un~et donc aUSSIquelque vérité sans doute, dans la
La seconde remarque est une mise en garde : elle porte dist.in ct.ion entre professions à forte verbalisation
sur le fait - amplement souligné par d'Iribame - qu'il ee!lseignant~, ayocats, joumalistes, ...) et professions à
serait tentant mais abusif et totalement riarf de se faire de faible verbalíaation (les professions dites manuelles). Mais
tel ou tel des processus sociaux de régulation à I'oeuvre ~n aperçoit assez bien ::n~intenant de quel intérêt peuvent
dans tel pays aussi bien que dans telle entreprise une etre les travaux amehorant notre connaissance des
représentation idyllique. compo~ements langagiers dans le travail, quel qu'il soit.
On qurtte alors ~es.te:r;resde la sociologie et de I'ethnologie,
Référer aux valeurs historiques de la société américaine entre autres d.iac'iplin es , pour évoquer des recherches
comme explication des comportements américains, relevant cett,~ fois des sciences du langage, en particulier
notamment en empruntant à Montesquieu et à Tocqueville de ce que I on peut recouvrir du terme suffisamment
les termes de «vertu» et de «vertueux », n'est en quoi que général de linguistique sociale. Évoquer seulement car iI
ce soit suggérer que cette société-Ià est plus vertueuse que sera. nécessaire de reprendre ce point lorsque edans le
les autres. De même la recherche du consensus basée sur cI;aI?It,re8) le moment sera venu d'examiner la place des
I'objectivité comme caractéristique des comportements ne re:aIItes proprement Iarig'ag'iêr-es - et donc du rôle des
fait pas de I'entreprise néerlandaise le paradis des s~aenc~sdu langag~ - dans la construction d'un « appareil »
travailleurs. Même si la polysémie de certains termes d.iduct.iq'uesusceptible de fournir une réponse à la demande
(<< exemple » et « modele » en font partie) se prête à toutes de fOI"_Illatior_;t
~es publics spécifiques. Bien que ces travaux
les facilités et à tous les glissements, iI ne viendrait ne soierrt generalement pas conçus dans une perspective
évidemment à l'idée de personne de prendre pour exemple c.omp~r~tiste (izrte.rcu.lt.ur-el le), leurs ancrages, dans la
à suivre ce qui n'est qu'exemple proposé à l'observation, pas l~nguIstIque. soeiale, dans l'ethnolinguistique ou dans
plus que comme modele à imiter ce qui n'est que modele de I ethn__ograPh!ede la communication, les prédisposent en
comportement. effet a contnbuer à cette connaissance de 1'« étrange » dont
parlait Pierre Caspar.
Simplement, dans chacun des cas évoqués, on perçoit
assez bien que les procédures de régulation, plus ou moins
formalisées, plus ou moins conflictuelles, sont en quelque
sorte ajustées à des faisceaux de valeurs et à des faisceaux
de comportements spécifiques de chacune des cultures qui
en même temps les engendrent. En somme la forte
congruence des cultures nationales et des cultures
d'entreprise se trouve confirmée par les difficultés que I'on
observe à I'exportation de ces procédures dans d'autres
cultures que celles qui les ont produites.
L'état de la question ..
Pour une approche culturelle de la COJI11DUnlcatlon
, . . ,
speclahsee
L'état de la question
Pour une approche culturelle de la cOJI11Dunication
spécialisée
I 31

magasin des curiosités historiques que ses fondements


1.3. Universalité ou cosmogoniques avaient permis de lui attribuer l'en-
combrant statut d'ancêtre glorieux mais pré-scientifique.
spécificité de la science? Cet exemple des mathématiques est en fait doublement
instructif. D'abord parce que cette science est réputée la
plus « dure » de toutes, au point que - vieux débat, vieille
mystification - l'on ait parfois pu tenter de faire croire
Reste que cet «étrange» ne tient sans doute pas qu'aux qu'elle était exempte d'idéologie. Ensuite parce que la mise
comportements des individus apparte!lant à des ,cultures en évidence par R. Jaulin des implications cosmogoniques
différentes mais aussi bien aux produIts rencontres de ces de la mathématique arabe releve d'une rna n iê r-e
cultures, n'otamment à ce qu'il est aujourd'?ui convent;Lde d'appréhender la science en relation étroite avec les modes
nommer avec le sociologue Pierre Bourclieu , les «blens de pensée dominants d'une société, qu'ils s'expriment à
symboliques » : les productions iIIII?~té~e!les de l~ pensée. travers les manifestations du sens commun ou par le
Or si la reconnaissance des specIficItes ethnlque~ .ou truchement des écoles philosophiques. Le raisonnement est
nationales d'un folklore, d'une littérature, d'une tr~ditlO~ alors sensiblement de même nature que celui de
musicale ou plastique ne pose aucun probleme maJeur? 11 Ph. d'lribame s'agissant de la relation entre les compor-
ne semble pas en aller de même c;le la ~rO?UctlOn tements dans l'entreprise et les valeurs de la société. On
à car-act.ê re scientifique ou t.ech nolog'i.q
ue , ICl I ethn?- pense également, dans le domaine de la production
centrisme se nourrit du sentiment commun d'une supposee architecturale cette fois, qui est donc d'ordre technique
objectivité de la science - d'autant plus objective d'ailleurs autant qu'esthétique, à la démonstration faite par Erwin
qu'elle serait plus «dure », ou plus «~xac~e P?ur :>, Panofsk)r32 de la relation entre la naissance de la pensée
employer des expressions en elles-~êmes bjeri revelatnces scolastique et le passage de l'architecture romane à
du monolithisme des repr-éserrtataons communes de la l'architecturQ gothique dans la construction des cathé-
pensée scientifique.- et d~nc d'~n intemationalisme poussé drales : les savoirs savants et philosophiques ainsi que leur
et unificateur rnars aUSSlde lldee que la marche vers le diffusion (qui, jusqu'à la Renaissance, sont l'exclusivité des
progres (et qu;y a-t-il de pl~s em~lématique du progres ~ue clercs, religieux et théologiens) produiraient ce que
la science et la tochnologie P) s accomrnoder'art mal d un Panofsky nomme une « force créatrice d'habitudes » venant
ordre dispersé. façonner toutes les sp'hêr-es de la pensée et de la création,
y compris technique.

1.3.1.Traditions philosophiques À l'occasion d'une publication antérieure consacrée aux


publics spécifiques33, qui se voulait une sorte d'état des
et traditions scientifiques lieux, iI avait semblé nécessaire de marquer d'autant plus
fortement la place de la dimension culturelle qu'elle
Dire que l'intensification d~s échanges d'info:r:_ma1;.ions apparaissait comme le grand absent des constructions
conduit tout droit à cette urrification est, par la-meme, méthodologiques antérieures à destination de ces publics.
admettre que tout n'est pas s~ uni~o~e que l'on eut :v C'est ainsi que, traitant de cet aspect culturel de la pensée
et de l'expression scientifiques, Dominique Pestre34
parfois le croire dans l~ p~nsee sc~en.tIfiqu~. Et SI les
travaux semblent aujourd hUI se multIpher qUItendent au montrait, en évoquant quatre exemples empruntés à
contraire à mettre à jour ce qu'il y a de spécifique dans
les modes de pensée scientifique propres à différe~tes
sociétés, il y a beau temps déjà que Rol?ert, J~uhn31 32. E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Éditions de
Minuit, 1967.
rappelait (avec la complicité de Bemard Jaul.ln) I eXls~ence
d'une mathématique arabe, d'autant plus 'vite range e au 33. J .-C. Beacco et D. Lehmann (éds), Publics spécifiqueset communication
spécialisée,Hachette (coll. F- Recherches etapplications), 1990. La prerniere
parti e de cette publication, soit cinq contributions, s'intitule
cReprésentations culturelles et enseignernent fonctionnel »',

31. R. Jaulin,« Analyse formelle de la géomancie », dansAnthropologie et 34. « La science, du texte au contexte », Ibidem, pp. 30-34.
calcul, UGE -10/18 (Série 7), 1971.
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3~
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L'état de la question
'Pour une approche culturelle de la cOIIUllunicationspécialisée L'état de la question
Pour une approche culturelle de la cOIIUllunicationspécialisée

l'histoire mondiale de la physique, que cette science ne se serait moins lisible puisque non linéaire. Ceci d'autant plus
pratiquait pas et ne se « diaait'» pas de la même marriere en que les évolutions ainsi observées ne seraient pas que le
Allemagne, en Grande-Bretagne, en France ou ailleurs, et fruit d'une recherche sans cesse inaboutie de la vérité mais
rapportait ces différences à l'histoire générale de la pensée subiraient aussi, toujours selon Kuhn, et d'autres avec lui, le
et à ses évolutions par-ticufiêr'es dans les divers pays. En poids de surdéterrninations extra-scientifiques telles que les
d'autres termes, iI soulignait enjeux de pouvoir au sein de la discipline, toutes choses
l'irnportancedécisive des cadres culturels et linguistiques da_ns particuliêrernent délicates à démêler pour un observateur
les rnariiêresde pense r, de réfléch.ir, d'innooer dans le dornaine étranger.
scien.tifique, i'irnportance décisive des cadres culturels et
linguistiques dans lesquels sont éduqués et vivent les hommes Au bout du compte, aux difficultés culturelles dues aux
de science, cadres qui modêlent, souvent à leur insu, leurs spécificités des comportements viennent donc s'en ajouter
structures mentales. r,..] la science, ou plutôt l'activité d'autres, liées cette fois aux modes d'organisation des
scientifique, n'est pas le déploiement d'urie raison universell.e disciplines ainsi qu'à leurs modes d'exposition. Ces de'rrriêr-es
qui ne ferait que dire un vrai désincarné, et qui avanc~ratt difficultés ne sont pas moins redoutables, puisqu'elles
linéairement, mais [...] l'actiuité scientifique est cahotique, affectent aussi bien la forme des publications spécialisées
toujours partiouliére, [...] elle est à jamais imbriquée dans les que la forme de l'enseignement des sciences dans leur
cadres propres qui la voient e'épan.ouir: r,..] con.trairemerüà ce ensemble. En d'autres termes, la forme de la discipline
qu'une rhétorique facile dit parfois, la Nature neparle pa.s,elle
n'a rien à dire, et ce sont les hommes qui s'exprirnerit et nous pourrait être la même, que la rnarriere de l'enseigner n'en
racontent cequ/iis tiennent pour sa voix. Et ces hommes parlent serait pas pour autant analogue à tout coup. C'est ainsi que
dans une langue, et avec tout ce que celle-ci véhicule de propre. pour l'enseignement des sciences économiques par exemple,
s'agissant d'une même théorie, l'accent sera mis avec
insistance sur ses aspects mathématiques (économétriques)
dans tel pays, alors que dans tel autre la tradition
1.3.2.Matrices scientifiques universitaire Iportera à les négliger pour privilégier plutôt
les attendus philosophiques ou les incidences socio-
Outre des différenciations culturelles proprement politiques.
nationales, D. Pestre évoque, seulement en passant, un
caractere de l'évolution générale des sciences qui peut à Bien évidemment, ces divers types de difficultés
l'occasion venir renforcer le sentiment d'étrangeté culturelles se rencontreront diversement dosées selon les
qu'éprouverait un scientifique étranger introduit, par le publics d'apprenants; polairement, selon qu'il s'agit de
biais de l'apprentissage du français, aux réalités publics apprenant le français afin d'accéder à des contenus
scientifiques françaises: le fait que cette évolution soit scientifiques qui (ne) se trouvent forrnulés (qu')en français,
«cahotique». On peut sans doute voir là une référence aux qu'il s'agisse là d'étudiants (ou d'éleves) aussi bien que de
theses aujourd'hui largement répandues de Th.S. Kuhn35, praticiens de la discipline, pour qui primera le repérage des
pour qui une nouvelle théorie scientifique ne vient pas se spécificités épistémologiques et discursives ; ou de publics
construire par opposition à une théorie antérieure tout en se dont l'objectif est d'exercer une profession impliquant
marquant comme progres de la vérité par rapport à celle-ci, l'usage du français, pour qui les aspects comportementaux
mais bien plutôt dans un acte de rupture, à l'occasion d'une seront d'une plus grande importance.
période de crise dans la discipline, par la mise en place de ce
qu'il nomme une nouvelle « matrice » scientifique, tentant de
se substituer purement et simplement à une autre. Cet 1.3.3.La culture scientifique et technique
émiettement rendrait sans doute plus malaisé encore le
repérage des différences de pratiques scientifiques à l'reuvre Nous n'avons, dans ce qui pr'écêde, évoqué que la face
dans divers pays, dês lors que l'histoire de leurs relations en traditionnelle, noble pourrait-on dire, de la science : celle
qui concerne «les scientifiques », professionnels,
enseignants, étudiants. De ce point de vue, on peut parler
35. Th.S. Kuhn, La structure des révolutions scienrifiquee, Flammarion, d'une culture scientifique, comme on a parlé plus haut
1972, pour la traduction française. d'une culture d'entreprise, c'est-à-dire de l'ensemble des
.'
",,:'I
34
L'état de la question
Pour une approche culturelle de la COID.JDunication
spéclahsee
. . , L'état de la question
Pour une approche culturelle de la cOID.JDunication
spécialisée
I 35

comportements au travail, des modes d'organisation, des inventions techniques »38, a.lors la diffusion de la littérature
méthodes de travail et des références que se donnent ~es de vulgarisation scientifique aurait tout à gagner d'une
diverses communautés scientifiques nationales. Un dosaier diffusion intemationale. L'enseignement du français sur
de la revue La recherche, rendant compte d'une enquê~e objectifs spécifiques et néanmoins culturels tient Ià une
menée à l'initiative de la Commission des communautés autre perspective et un autre public qui, pas plus que les
européennes il y a quelques années, donnait, bieI?-que ce.ne discours de vul,ªarisation ne se confondent avec les discours
füt pas Ià l'objectif premier de l'enquête,. un,e rns'tr-uctive scientifiques3 , ne se confond pas avec les publics
illustration des points communs aUSSI bie n que des scientifiques professionnels.
différences observables en Europe36.

Mais une autre manifestation de la science parait occuper


aujourd'hui une place grandissante, que l'on ,.n<?mme
également «culture scientifique et techrrique ». L Idee ~st
évidemment que dans un monde ou ~ciences,et techriologies
1.4. Représentations
tiennent le rôle que l'on voit, y compris dans IenVl!Onnement
quotidien, la cultu:r:e-. en~endu~ d~ns. s(;macceptlO~~a plus
de l'apprentissage
restreinte : celle qui fait dire qu un jrrdivrdu est c~.ltIveparce
qu'il sait beaucoup de chos~s,e~ e~ parle, avec :;tlsance.- ne
et de la langue cible
saurait se litniter aux arts, a Ihrstoire et a la philosophle. La
culture scientifique et technique est alors la sc~encepour ceux Dans la publication de 1990 citée plus haut40, deux
qui ne sont pas les scientifiqu~s dont on.p~rl~It plus haut, ou autres traits avaient été considérés comme partie prenante
qui sont des, scient~fiqu~s d autres disciplinea : celle ~~s de la culture de l'apprenant. II est nécessaire de les
musées (La VIllette a Pans), de la grande p~esse, de l,a.tele- mentionner ici car eux non plus n'avaient pas fait l'objet
vision, destinée au «vulgus » si l'on veut, puisque le véhicule par le passé d'une attention suffisante dans des
de sa diffusionporte l'affreux nom de «vulgarisat.ion », constructions méthodologiques qui se voulaient et se
disaient «centrées sur l'apprenant ». Chacune mériterait
La question de la culture scientifique, et de. la présence
de beaucoup plus amples développements, encore que les
ou non de la composante scientifique et techmque dans le
littératures didactiques et sociolinguistiques ne manquent
capital culturel de chacun, peut se. poser en terme~ plus en la rnataàre.
d'exercice de la citoyenneté, comme le fait, Bemard Cassen .
Mille {ois {orrnulée, la question de la c_apacitédu citoy;,,: ~
exercer ses pouvoirs dans une dérnocratie bute sur son déficit
d'appropriation des connaissance,s,- et donc ,dans une large 1.4.1.Représentations de la langue cible
mesure des conn_aissancesscienti/tques - lu.i perrnettant de
choisir en conncuesancede cause. II s'agit en premier lieu de l'image que se fait
l'apprenant de la langue qu'il va apprendre. Ceci recouvre
Mais s'il s'agit aujourd'hui de devenir cit?ye:r;ts de essentiellement deux aspects distincts, qui tous deux vont
l'Europe et citoyens du monde, si la culture scierrtifique peser au'r la motivation des apprenants et leur attitude vis-
était d'abord, comme le suggerent Georges Chappaz .et à-vis de la langue étrangere.
Bemard Defrance, «au-delà des savoirs. e_tdes_,sc;.vmr-fa~re
positifs, le développement de l'attitude cr~t~qu:e.a
s mterroger
sur les finalités des recherches sc~ent~f~ques et des
38. G, Chappaz et B. Defrance, «Un enjeu politique », Introduction au
Dossier« La culture scientifiqueet technique ",Cahierspédagogiques 261,
1988, p. 5. On pourra lire également P. Fayard, La culture scientifique.
36, M,N. Franklin, «La communauté scientifique en Europe ", Dossier, Enjeux et moyens, La Documentation française, 1988.
La recherche215, 1989. 39. Voir par exemple D. Jacobi, Textes et images de la vulgarisation
37 B Cassen «Vulgariser dans sa langue ", dans Quelles langues pour la scientifique, Peter Lang, 1987.
sci~n~e?, Éditions La découverte (coU,Scienceset société), 1990, p. 183, 40. J.-C. Beaccoet D. Lehmann, éds (1990).
:', ."I·
36
'L'état de la question .
Pour une approche culturelle de la cOJD.Jllunication
spécialisée
L'état de la questionl
Pour une approche culturelle de la cOJD.Jllunication
spécialisée 37

Représentations sociolinguistiques soie11;t


l~s,uecteurs et le_scirconstances (oral us écrit; face à face
ou différé, etc.) - ,:equzertet la fabrication. de rêgles de mise en
Tout d'abord la nature institutionnelle (sociologique, mots .et ,la gestwn .de représentations. L'interlangue est
sociolinguistique et politique) des relations existant entre constztue_e,en u,! poirit donné du procês d'exploratiori de la
la langue source d'une part, la langue cible d'autre part langue cible, de 1ensemble des fonctionnements attestés dans
et d'autres langues éventuellement en présence. Si les la par:olede l'apprenarü et des représentations qui l'animent
langues sont en guerre, selon la formule bien connue de et qca aflleurent par diuers biais.44
Louis-Jean Calvet41, c'est que sur un territoire donné les
relations de complémentarité sont aussi des relations de
concurrence, que certaines sont dominantes et d'autres 1.4.2.Représentations de l'apprentissage
dominées, que la possession des unes n'est pas égale à la
possession des autres42. De sorte que les attitudes des
apprenants vis-à-vis du français sont fortement 11s'agit là encore d'une variable d'ordre à la fois - c'est-
conditionnées par cet état de choses: pour ne proposer à-dire distinctement ET indissociablement - individuelle et
qu'un exemple, la concurrence entre le catalan et le culturelle, en tant qu'elle est propre à des sociétés.
castillan n'est pas sans influencer les conditions de
l'enseignement du français en Catalogne comme le Apprentissage et société
montrent H. Boyer, R. Benda et C. Mestreit43. On verra
au chapitre suivant que ces différenciations socio- Culturelle, car on sait bien que toutes les sociétés ne
linguistiques, dont on a dit qu'eUes modelaient les p~~~gent pas ~a mêII?-ec~mceptionde ce qu'est apprendre:
représentations - donc la motivation - des apprenants, ICI Iecole coraruque a íristicué la répétition et le «par cceur »
interviennent également dans la catégorisation des comme le moyen le plus élevé d'acquisition des savoirs les
principaux types de publics. plus sacrés i là l'apprentissage de la danse balinaise ne
s'e~tend q~e comme ir~litation à l'infini des gestes d'un

I
maItr~ gu id arrt et b r ida n t de ses mains, jusqu'à la
Représentations lnétalinguistiques perfection, les gestes de I'éléve enfant, tout en ne recourant
Ces représentations ont été mises en évidence par de à la verbalisation que tres exceptionnellement. Cas
t rês nombreux travaux portant sur l'acquisition des extrêmes sans do~te de distance culturelle, mais qui nous
langues. Elles portent non plus sur la valeur symbolique et alertent sur les risques encourus à l'occasion de ce Que
les espérances pratiques placées dans l'acquisition d'une Francis Debyser nommait des «transferts de didactique ,,45 :
langue éta-arigê re mais sur les mécanismes psychologiques La didacti9ue des langues a tour à tour proposé une approche
et cognitifs de cette acquisition. Sont alors en jeu l'image struc!uralzste p0l}-rla descriptio,,!-
et l'enseignement des langues,
que l'on se fait du systerne de cette langue rapporté au ens~ute un '!L0deleplus abetrait de compétence linguistique,
syatê.me de la langue source, ainsi que la g'estâon des enfiri depl!'zs 9uelc!ues a,:,-néesun modele pragmatique ou
interactions Iarigagferes avec des locuteurs de la langue cc communzcatzf» da fonctionnel-notionnel. D'oü sont uenus ces

cible: modeles et d'oü uient le dernier sur lequel un certain accord


semble sefaire actuellement ?E'accerit trés fortement mie sur un
Bien que les formulations ua.rien.t, il est admis que la modele logico-sémantique de communication rationnelle et
construction de connaissances en langue étrarigêre par effícace correspond-il uraiment à la représentation que se font
insertion dans un circuit de communication - quels qu'en. d:au!res cultures de la h.iérarch.ie des fonctione du langage ?Et
s il n y correspondpas qus a rcueon.et quza tort (indépendamment
du principe d'autorité qui donne toujours raison au dernier
41.L.-J. Calvet,La guerre des Zangueset Zespolitiques linguistiques, Payot, conférencier uenu de Paris) ?
1987.
42. Voir également P. Bourdieu, Ce que parZer veut dire. L'économie des
échanges linguistiques, Fayard, 1982. 44. D.yéronique,,«Àla re~contre?e l'autre langue :réflexionssurles repré-
r, 43. H. Boyer, R. Benda et C. Mestreit, «Des représentations sentatlOns dans 1apprentlssage d une langue étrangere », Ibidem, p. 17.
I,I"'I sociolinguistiques à l'amvre sur le marché universitaire des langues en
contexte bilingue », dans J.-C. Beaccoet D. Lehmann, éds (1990).
45. F. Debyser, « Pédagogiesvenues d'ailleurs. Transferts de didactique et
cultures », Le {rançais dans le monde 170, 1982, p. 26.
d
L'état de la question
I..;'état de la question Pour une approche culturelle de la conununication spécialisée
Pour une approche culturelle de la conununication spécialisée

On n'en conclura pas pour- autant à la nocivité radicale


des transferts didactiques et à la nécessité d'embrasser
Conclusion
purement et simplement les modeles dominants de chaque
société, mais à 1'importance, comme le dit encore Debyser,
d'une «réflexion didactique interculturelle» pesant Les observateurs étrangers se disent volontiers frappés
attentivement les conditions et modalités de ces transferts. de notre amour Immodéré pour les faux débats. S'agissant
En d'autres termes, et c'est une lapalissade, on ne peut de la diffusion du français, iI en est un qui semble avoir
peser - si on 1'estime nécessaire - sur les représentations encore de beaux jours devant lui, et qui oppose partisans
de 1'apprentissage que si 1'on a conscience et connaissance d'un français paré de ses atours culturels les plus glorieux
de leur existence et de leur caracrere46. (quitte à faire place au cognac ou au parfum à côté de
Molier-eou Camus) et partisans modernistes d'un français
Com-portements individueIs utilitaire, technologique et marchando

Des principes analogues expliquent l'attention Faux débat, politique, idéologique aussi bien que
didactique : dês lors que la dimension culturelle est au
grandissante portée aujourd'hui à des aspects des
coeur de toute activité humaine, elle pese sur les
comportements d'apprentissage qui s'appréhendent cette
comportements au travail et dans les relations d'affaires
fois de façon plus individuelle, et dont la prise en compte
comme sur tout autre comportement; elle modele le
implique une plus grande individualisation des procédures
développement des disciplines scientifiques comme de tous
d'enseignement; on conçoit tous les obstacles auxquels on
les modes de pensée ; elle influe sur les attitudes vis-à-vis
s'affronte alors: poids économique de cette individuali-
de l'apprentissage et à 1'endroit des langues ét.rangêres
sation et des matériaux, matériels et outils technologiques
comme vis-à-vis de toute réalité étr-arigêr'e. C'est en tout cas
qui la permettent, mais également rupture avec .des
ce que t.en t.a.i eri t de montrer les quelques exemples
habitudes collectives qui sont aussi des représentatlOns
contenus dans ce chapitre
parfois séculairement ancrées dans 1'esprit des enseig_nants
aussi bien que des app re n.arrt.s+". On pense ICI aux Sortir de ce débat pour s'attacher à fournir une réponse
nombreux travaux visant à la connaissance de la diversité pédagogique adaptée aux demandes de ceux qui
des attitudes, comportements, démarches, opérations apprennent le français, c'est d'abord cesser de voir des
cognitives adoptés et développés par chacun dans le cours oppositions là ou iI n'y en a pas ; c'est ensuite, lorsque les
des apprentissages: travaux inspirés ou non par les demandes apparaissent comme désignant des objectifs
neurosciences48, visant à définir des «frofils pédago- spécifiques, se donner les moyens méthodologiques
giques »49 ou des « styles d'apprentissage »5 • d'intégrer la composante culturelle dans un apprentissage
dont elle n'auraitjamais dü être absente.

46. On pourra consulterR. Bureau et D. de Saivre (éds),Appren~issage et


euZtures: Zesmaniéres d'apprendre, Actes du colloque de Censy 1986,
Karthala, 1988.
47. Voir au chapitre 7, 7.1.3., les difficultés d'une centration de
l'apprentissage sur l'apprenant.
48. Voir H. Trocmé-Fabre, J'apprends done je suis, Les éditions
d'organisation, 1987.
49. A. de la Garanderie, Les profils pédagogiques, Le Centurion (co'll.
Paidoguides), 1980.
50. Voir notamment R. Duda et Ph. Riley (éds),Learning StyZes, Presses
Universitaires de Nancy (coll.Processus discursifs), 1990.On trouve une
présentation assezsynthétiquedecesdiverstravaux ainsi quedes exemples
d'applications pédagogiques dans J.-P. Narcy, Apprendre une Zangue
étrangére, Les éditions d'organisation, 1990.

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