Fiche 4

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 14

Licence 1 – Droit

Année universitaire 2023-2024

MÉTHODOLOGIE JURIDIQUE

Partie Droit Public

Fiche 4 – Le commentaire de texte

1
OBJET

Cette séance a pour objectif de travailler l’exercice du commentaire de texte. Son but consiste en
une lecture analytique d’un document pour l’expliquer de façon structurée, document dont la nature
comme la longueur peuvent d’ailleurs se révéler très variables. L’écueil absolu à éviter : disserter au
lieu de commenter.

MÉTHODOLOGIE DE L’EXERCICE

Il est nécessaire de vous reporter à la méthodologie du commentaire de texte telle qu’elle apparaît
dans le dossier documentaire dont la version numérique figure toujours dans l’espace ARCHE qu’il
convient de consulter et d’utiliser toutes les semaines.

SUJET PROPOSÉ

« Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. »
(Montesquieu, « De l'esprit des lois », dans Œuvres, éd. Nourse, 1767, T. 1, chap. IV, livre XI, « Des
lois qui forment la liberté politique, dans son rapport avec la constitution », p. 206)

DOCUMENTATION UTILE

1) Pour les éléments concernant le fond du devoir, c’est-à-dire des connaissances nécessaires à la
résolution du sujet, il convient de vous appuyer sur le cours magistral de droit constitutionnel.

2) Pour aller plus loin, à titre d’illustrations :

- D. Baranger, Le droit constitutionnel, Que sais-je ?, PUF, 2017.


- P. Brunet, F. Hamon, M. Troper, Droit constitutionnel, 44e éd., LGDJ, coll. « Manuel », 2023-2024.
- M.-A. Cohendet, Droit constitutionnel, 6e éd., LGDJ, coll. « Cours », 2023.

Ces ouvrages peuvent éventuellement être accessibles en ligne depuis votre ENT ou en version
papier à la bibliothèque universitaire.

2
3) Lectures complémentaires :

❖ M. Barberis, « Le futur passé de la séparation des pouvoirs », Pouvoirs, 2012/4, n° 143,


p. 5-15

Depuis trois siècles, la séparation des pouvoirs joue un rôle important dans notre imaginaire
politique et juridique. À vrai dire, personne ne s’est jamais fait trop d’illusions sur sa réalité : il s’agit
bien d’une doctrine, non d’un fait ou d’une théorie scientifique. Après avoir analysé la formulation
de la doctrine de la part de Montesquieu, l’intervention parlera du futur passé (all. Vergangene
Zukunft, à la Reinhart Koselleck) de la séparation des pouvoirs. Son passé, traité dans un deuxième
temps, paraîtra souvent semblable à son futur : comme si le temps historique de la séparation des
pouvoirs n’était qu’un court intervalle entre un passé et un futur qui la négligent.
Les séparations des pouvoirs
La doctrine exposée dans De l’esprit des lois (XI, vi) se compose de trois thèses, chacune appelée
ensuite séparation des pouvoirs bien que la dénomination ne convienne qu’à la troisième. La
première, ici appelée distinction des pouvoirs, est une définition-classification des fonctions
constitutionnelles : légiférer, exécuter, juger. Les deuxième et troisième thèses, ici appelées balance
des pouvoirs et séparation des pouvoirs au sens strict, sont des règles techniques concernant la
meilleure distribution des fonctions parmi les organes, bien entendu si l’on a pour but de garantir
la liberté politique. En fait, Montesquieu distribue les fonctions politiques (législation et exécution)
d’après la règle de la balance, et la seule juridiction d’après la règle de la séparation au sens strict.
La distinction des pouvoirs
La distinction des pouvoirs est la définition-classification des fonctions constitutionnelles que l’on
trouve au début de l’Esprit des lois (XI, vi) « Il y a, dans chaque État, trois sortes de pouvoirs [...] » :
à quelques détails de terminologie près, législatif, exécutif et judiciaire. En utilisant « pouvoirs » au
sens de fonctions, et « séparation » au sens de distinction, cette classification permet à Montesquieu,
et permettra ensuite à la dogmatique du droit public française et allemande, de distinguer une
fonction administrative et une judiciaire et de les subordonner à la législative. De façon inégale
pourtant, on attribue à l’administration un pouvoir discrétionnaire qui sera toujours refusé à la
juridiction.
Les critiques à cette classification sont connues : en théorie, il y a eu toujours plus de fonctions
constitutionnelles qu’elle n’en retient, et en pratique elle est susceptible d’une application rigide, à
trois organes ou groupes d’organes séparés entre eux. En réalité, la distinction en soi ne dicte
aucune distribution des fonctions, ni rigide ni souple, parmi les organes constitutionnels ; la
distribution, elle, ne relève que de deux règles différentes afin d’atteindre le même but : cette liberté
politique qui est conçue par Montesquieu – différemment des républicains précédents et des
libéraux suivants – comme sûreté de l’individu par rapport aux autres individus, soit particuliers
soit gouvernants. Ces deux règles sont la balance des pouvoirs et la séparation des pouvoirs au sens
strict.

3
La balance des pouvoirs
La balance des pouvoirs règle l’attribution des deux fonctions politiques, légiférer et exécuter la loi, à
des organes concourant à leur exercice : ici, « pouvoirs » signifie organes, et « séparation » balance.
Cette doctrine est énoncée dans l’Esprit des lois (XI, iv et vi), où l’on affirme, respectivement, que
seul le pouvoir peut arrêter le pouvoir, et que les fonctions législative et exécutive doivent être
attribuées à des organes ni spécialisés ni indépendants. En particulier, dans le chapitre IV,
Montesquieu affirme : « C’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté
à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites […]. Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir,
il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. »
Ensuite, dans tout le chapitre vi, Montesquieu applique l’idée de la balance des pouvoirs aux
fonctions politiques ; il suffira ici de souligner que dans la Constitution anglaise à l’exercice des
deux fonctions concourraient, du moins dès le XVIIIe siècle, trois organes ni spécialisés ni
indépendants : la Chambre des communes, la Chambre des lords et le monarque. Ce dernier
commençait alors à perdre son droit de veto et surtout le contrôle des ministres, qui allaient devenir
politiquement responsables devant la majorité des Communes.
Ce que Montesquieu veut obtenir en attribuant les fonctions législative et exécutive à des organes
de ce type n’est pas donc une séparation, moins que jamais rigide, mais une simple balance des
pouvoirs : concourant à l’exercice de leurs fonctions, législatif et exécutif sont contraints d’aller de
concert. Dit d’une autre manière, la doctrine de Montesquieu est purement négative ; elle ne refuse
que le monopole des trois pouvoirs, et ne prône que la séparation du judiciaire : ce pouvoir que
l’auteur avait exercé lui-même, quand il s’ennuyait à Bordeaux, et dont la séparation, selon lui, est
le caractère distinctif des États dits modérés au XVIIIe et aujourd’hui libéraux.
La séparation des pouvoirs au sens strict
La séparation des pouvoirs au sens strict – où « pouvoirs » signifie organes, et « séparation » spécialisation
des fonctions et indépendance réciproques des organes – est proposée par Montesquieu dans les
célèbres passages de l’Esprit des lois (XI, vi) sur la puissance de juger. Tandis que le législatif et
l’exécutif anglais participent exceptionnellement à la fonction judiciaire, les juges ne participent
jamais aux fonctions législatives et exécutives : ils sont donc organes spécialisés et indépendants
par rapport aux autres. Du reste, la puissance de juger est la seule que l’auteur voudrait voir
« séparée » des autres : tandis qu’il écrit que même en Angleterre les trois pouvoirs sont « distribués
et fondus ».
C’est cependant ici, où les thèses de Montesquieu sont devenues un lieu commun, qu’elles
pourraient paraître plus surprenantes. Au regard du contexte anglais, en effet, l’auteur néglige la
production du droit par les juges de common law. Même par rapport au contexte continental,
au demeurant, il paraît ignorer la participation des juges à la production du droit sous la forme de
l’interpretatio du ius commune : négligence et ignorance qui pourraient paraître curieuses à ceux qui ne
voient en Montesquieu, à la Louis Althusser, que l’héritier d’une tradition nobiliaire et anti-
absolutiste qui avait toujours tenu à l’autonomie des Parlements.
En réalité, si la faveur de l’auteur pour les juges ne se manifeste que dans la qualification du
judiciaire comme l’un des trois pouvoirs constitutionnels, jamais il ne considère ce pouvoir au
même niveau que les autres : pour lui, au contraire, il doit être un pouvoir nul dès son attribution.

4
On ne remarque jamais suffisamment, en effet, que Montesquieu attribue le pouvoir de juger à des
jurés tirés au sort dans la même classe que les particuliers soumis au jugement ; les nobles, du moins,
ne devraient être jugés que par leurs pairs, d’après cette inégalité devant la loi qui était constitutive
de la société d’Ancien Régime et que l’auteur se garde bien de contester. Mais surtout, lorsqu’on
cite Montesquieu à propos des juges, l’on suppose qu’il parle de juges permanents, tandis qu’il
évoque des jurys.
C’est bien cela qui explique les passages de l’Esprit des lois (XI, vi) à la fois les plus connus et les plus
équivoques. « De cette façon la puissance de juger, si terrible parmi les hommes, n’étant attachée
ni à un certain état ni à une certaine profession, devient, pour ainsi dire, invisible et nulle. On n’a
point continuellement des juges devant les yeux ; et l’on craint la magistrature. » Ensuite, ce sont
bien les jugements prononcés par des jurés qui, l’optimisme aidant, pourraient être fixes « à un tel
point, qu’ils ne soient jamais qu’un texte précis de la loi ». Encore, ce sont justement les jurés qui
sont présentés comme « la bouche qui prononce les paroles de la loi : des êtres inanimés qui n’en
peuvent modérer ni la force ni la rigueur ». Enfin, dès la Révolution, on a demandé à des juges
permanents ce que Montesquieu ne demandait qu’à des jurés.
Le passé de la doctrine
Il y a des auteurs et des œuvres, comme le remarque Jorge Luis Borges, qui créent leurs
précurseurs : c’est bien le cas de Montesquieu, et de ce texte inépuisable qu’est l’Esprit des lois. Ici
on ne donnera que peu d’exemples, du reste assez connus, de précédents de la séparation des
pouvoirs, en utilisant encore la grille de présentation des concepts de distinction, balance et
séparation stricte, mais avec deux précisions. La première consiste à dire qu’il ne s’agit de
précédents qu’à rebours, c’est-à-dire à la condition de relire des textes antérieurs à la lumière d’un
ouvrage suivant. La deuxième précision, c’est que la sélection des précédents pourra être
doublement anachronique : elle pourra servir à souligner les aspects du passé de la séparation des
pouvoirs qui de quelque façon anticipent son futur.
La distinction des pouvoirs
S’il est facile de retrouver des tripartitions des pouvoirs avant Montesquieu, le plus important
précédent qui comprenne aussi le judiciaire n’est pas plus moderne que le livre IV de
la Politique d’Aristote, où on lit : « Dans toute constitution, il y a trois parties […]. La première, c’est
l’assemblée générale délibérant sur les affaires publiques ; la deuxième, c’est le corps des magistrats
[…], la troisième, c’est le corps judiciaire. » C’est bien là, du reste, que la fonction de juger est
exercée par des citoyens tirés au sort, choix démocratique par excellence : à ce sujet, en effet,
Montesquieu cite en note Athènes et non l’Angleterre.
D’un pouvoir judiciaire ne parlent ni le Defensor pacis (1324) de Marsilio de Padoue, qui distingue la
fonction législative attribuée à une assemblée populaire de la fonction exécutive confiée au prince,
ni, à plus forte raison, les théoriciens modernes de la souveraineté, tels que Jean Bodin ou Thomas
Hobbes ; le second, au contraire, assimile explicitement les juges à des fonctionnaires du souverain
dans son Dialogue between a Philosopher and a Student of the Common Law of England (posthume, 1681).
Le pouvoir judiciaire n’est pas non plus thématisé par le théoricien de cette Glorious Revolution (1688)
qui avait pourtant connu l’alliance entre Parlement et common lawyers : ce John Locke toujours estimé
comme le précurseur direct de Montesquieu.

5
Dans le Second Treatise of Government (1690), en effet, Locke distingue une fonction législative,
confiée au King in Parliament, et deux fonctions confiées au monarque seul et nommées exécutive et
fédérative : qui ne sont que l’exécutif de Montesquieu dans les relations respectivement internes et
externes à l’État. L’indépendance du pouvoir judiciaire sera bientôt consacrée par l’Act of
Settlement (1701) ; mais John Austin, au XIXe siècle, qualifiera les juges de délégués du monarque, à
la Hobbes : tout en reconnaissant la qualité supérieure du common law, fait par les juges, par rapport
au statute law, fait par les politiciens. Si Locke est un précurseur de Montesquieu, de toute façon,
c’est moins en raison de sa distinction des pouvoirs que du rapport institué entre eux : la balance
des pouvoirs.
La balance des pouvoirs
Les précédents les plus anciens sont dans le De republica de Cicéron et dans les Histoires de Polybe :
où la République romaine est interprétée comme gouvernement mixte de monarchie (pour les deux
consuls), d’aristocratie (pour le Sénat) et de démocratie (pour les comices). Dès alors, on reprendra
cette idée d’un gouvernement mixte toutes les fois qu’on voudra louer un gouvernement pour sa
modération : et ce sera notamment le cas de la monarchie constitutionnelle anglaise. Montesquieu,
lui, avait une autre idée de la modération : à son avis, les républiques d’Italie avaient été moins
modérées que les monarchies contemporaines, justement parce que le judiciaire n’y était pas séparé
des pouvoirs politiques.
Du reste, le passé de la balance des pouvoirs était bien dans cette dynamique féodale de classes,
corporations, bourgs, églises, qui avait fini par se sédimenter dans la Constitution anglaise : où
l’équilibre constitutionnel entre roi, Chambre des lords et Chambre des communes ne faisait que
reproduire l’équilibre social entre Cour, noblesse et peuple. Pourtant le modèle anglais n’était pas
simplement issu des nostalgies féodalistes de l’auteur ; il y avait là aussi le souvenir du Machiavel
républicain et de son éloge du conflit, qui deviendra chez les économistes le jeu des intérêts et des
passions humaines.
Le penchant pour l’aristocratie, en effet, ne fut que trop facilement deviné dans l’œuvre de
Montesquieu par les philosophes et les révolutionnaires ; en réalité, les plus éclairés d’entre eux
n’ignoraient pas que la balance of powers américaine pouvait bien se passer de l’inégalité des rangs, et
que la dynamique naturelle ou évolutive des checks and balances anglais pouvait être imitée par l’art
social. « Art social » est une expression d’Emmanuel Sieyès, qui sera pourtant l’ennemi le plus
farouche de la balance mais aussi l’ingénieur ès constitutions le plus proche, en France, de la
séparation des pouvoirs au sens strict.
La séparation des pouvoirs, distinction entre gubernaculum et iurisdictio
Ici, enfin, le seul précédent que j’invoquerai – faute de compétence médiéviste et de précédents
plus spécifiques – sera la distinction entre gubernaculum et iurisdictio retrouvée par Charles McIlwain
dans l’œuvre de Henry de Bracton De Legibus et consuetudinibus Angliae (à peu près 1260). McIlwain
est le premier théoricien, entre les deux guerres mondiales, de ce constitutionalism qui va laisser la
place au new constitutionalism après Auschwitz ; et c’est justement dans ce nouveau
constitutionnalisme que, comme on verra dans la dernière partie, la iurisdictio jouera un rôle de plus
en plus envahissant, au détriment de la séparation des pouvoirs au sens strict.

6
D’après Bracton-McIlwain, le monarque médiéval aurait eu deux fonctions, l’une étrangère au droit,
l’autre nominalement soumise à celui-ci. La fonction étrangère au droit est justement
le gubernaculum : fonction que l’on ne pourrait appeler exécutive parce qu’elle n’exécute ni le droit
ni moins encore la loi mais, comme prérogative du roi, ne fait que pourvoir librement au salut de
l’État. La fonction soumise au droit, par contre, est la iurisdictio, le ius dicere : la législation abstraite
du roi ou du Parlement ainsi que la décision concrète du juge. La distinction, à vrai dire, montre
surtout combien la tradition d’Ancien Régime était éloignée d’une quelconque séparation des
pouvoirs. Le roi médiéval était considéré comme la source unique de toute justice : ce qui pour
Montesquieu deviendra la définition même du despotisme.
Et pourtant cette même iurisdictio peut bien être vue comme le noyau originaire du
constitutionnalisme anglo-américain. Le roi anglais, en fait, ne pourra faire autre chose que déléguer
ce pouvoir aux juges ; les common lawyers tels qu’Edward Coke deviendront ensuite les plus puissants
alliés du Parlement contre le roi : et le common law lui-même finira par être appelé par Jeremy
Bentham juge-made law, droit fait par les juges. C’est là, peut-être, le véritable paradoxe du pouvoir
judiciaire. Il n’a été reconnu comme pouvoir constitutionnel par Montesquieu qu’à la condition de
le rendre nul, il sera organisé après la codification de manière à ne pouvoir qu’appliquer les codes
napoléoniens ou la loi issue du législatif. Pourtant il a continué à participer à la production du droit,
en devenant le véritable protagoniste du futur de la séparation des pouvoirs.
Le futur de la séparation des pouvoirs
Les derniers trois siècles, il faut à peine le dire, ont tout changé ; les derniers cinquante ans, en
particulier, ont vu la métamorphose de l’État législatif (Gesetzesstaat en allemand), national,
démocratique et légicentrique, en État constitutionnel (Verfassungsstaat), non seulement régi par
cette source supérieure qu’est la Constitution, mais de plus en plus intégré dans les communautés
européennes, internationale et globale. Mais surtout le futur de la séparation des pouvoirs a pris
souvent la forme d’un retour au passé ; en particulier, le phénomène qu’une littérature toujours
croissante appelle judicialisation, globalisation judiciaire ou même juristocratie est assez analogue à
la iurisdictio d’Ancien Régime pour s’autoriser à hasarder une hypothèse. Les juges ont toujours
participé à la production du droit, à titre d’interpretatio ou de simple interprétation ; la séparation du
judiciaire prônée par Montesquieu, donc, n’a été au plus qu’une exception, elle-même plus
apparente que réelle.
La distinction des pouvoirs
Dès le XIXe siècle la tendance a toujours été d’ajouter de nouveaux pouvoirs aux trois établis par
Montesquieu. L’on avait à peine distingué les pouvoirs exécutif et royal que l’on a commencé à
parler du pouvoir neutre du monarque constitutionnel ou de la plupart des présidents de la
République. Ensuite est venu le pouvoir municipal des États fédérés, des Länder ou des régions
autonomes, qui a fait parler d’une séparation verticale, entre État fédéral et ses parties, qui serait
supplémentaire, voire complémentaire à la séparation traditionnelle, rebaptisée horizontale. Et que
dire de cette constellation de pouvoirs publics et privés qui participent à la gouvernance
administrative, communautaire ou internationale ?
Avec l’État constitutionnel, on a ajouté à la liste le contrôle de constitutionnalité, bien que le judicial
review fût vieux de deux siècles aux États-Unis ; on a même essayé d’intégrer les pouvoirs étatiques
dans ce réseau de pouvoirs globaux quelquefois favorables, quelquefois tout à fait contraires au but
originaire de la séparation : la liberté, voire les droits individuels.

7
Surtout, après le quatrième pouvoir, qui aurait été la presse, on a commencé à ajouter à la liste tous
les pouvoirs sociaux (économiques, financiers, scientifiques, culturels, médiatiques…) qui, de
quelque façon que ce soit, puissent l’emporter sur les pouvoirs politiques. Le pluralisme social
devient alors l’horizon inévitable du futur de la séparation des pouvoirs, comme le particularisme
des corps intermédiaires l’était de son passé.
La balance des pouvoirs
Il faut aussi reconnaître le changement des équilibres entre les trois pouvoirs de Montesquieu. Le
Parlement, à l’exception de Westminster, a presque partout perdu la centralité que lui attribuaient
les doctrines modernes de la souveraineté et de la démocratie représentative, au profit du pouvoir
d’orientation politique acquis par l’exécutif, et dans l’exécutif par un leader de plus en plus
médiatique. La tâche du législatif, aujourd’hui, est moins de faire les lois, fonction pour laquelle il
se révèle de plus en plus inadéquat, que d’assurer le contrôle démocratique sur les décisions des
gouvernements nationaux et, dans le cadre de l’Europe, des autorités de l’Union.
Surtout, il faut encore admettre que le pouvoir judiciaire n’a jamais fini d’accroître sa prise sur la
vie sociale, à l’intérieur et à l’extérieur des États. À l’intérieur, le pouvoir nul de Montesquieu, loin
d’être attribué à des jurys, est revenu à des juges permanents et il a crû toujours, aussi pour répondre
aux attentes de justice que les autres pouvoirs n’arrivaient pas à satisfaire : croissance devenue
incontestable – même pour les juristes français – après la diffusion planétaire du contrôle de
constitutionnalité des lois dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. À l’extérieur, l’intégration des
systèmes juridiques a été favorisée moins par les pouvoirs politiques, sujets à un contrôle plus étroit
de la part des opinions publiques nationales, que par ce qu’on appelle parfois le dialogue transversal
des cours : bien que séparées, à plus fortes raisons si étrangères, ces dernières travaillent de plus en
plus ensemble à la garantie des droits.
La séparation des pouvoirs
C’est là que la doctrine de Montesquieu a remporté sa victoire à la Pyrrhus. Depuis la Révolution
et la codification, en effet, on a donné à des juges permanents cette fonction de pouvoir nul que
Montesquieu attribuait à des jurés ; en France, avec le style syllogistique de rédaction des sentences
imposé par le contrôle de Cassation, on a même cru avoir déraciné le véritable ennemi :
l’interprétation judiciaire, sinon le cauchemar du gouvernement des juges. En réalité, même au
temps et sous les formes de la séparation des pouvoirs, les juges ont continué à faire ce qu’ils ont
toujours fait : participer avec le législateur à ce que les Américains appellent legal process, c’est-à-dire
à la production du droit par plusieurs organes.
La vérité c’est que la séparation des pouvoirs serait incompatible avec le gouvernement des juges,
si celui-ci avait jamais existé, mais est parfaitement compatible avec la participation des juges à la
production du droit ainsi qu’à la garantie des droits. La politique et le droit, la législation et la
juridiction n’entrent pas nécessairement en conflit, non plus dans le cas du contrôle de
constitutionnalité, parce qu’il s’agit de fonctions différentes et complémentaires : faire les lois d’un
côté, les appliquer et même les annuler, sans pouvoir se passer de les interpréter, de l’autre. Et là la
tâche du théoricien ou de l’historien n’est pas de prophétiser quelque Moyen Âge à venir où les
juges puissent enfin se substituer aux politiciens, mais de comprendre que le refus de la production
judiciaire du droit n’a été qu’une exception dans l’histoire.

8
❖ J. Boudon, « Les faux-semblants de la séparation des pouvoirs », Titre VII, 2019/2, n° 3,
p. 34-41.

La séparation des pouvoirs est partout : elle est au cœur du constitutionnalisme libéral, avec les
oscillations ou hésitations relevées par Michel Troper il y a cinquante ans, mais elle est aussi
surabondante dans les discours politiques et juridiques. On a dénoncé ailleurs les approximations
qui en résultent encore aujourd’hui dans notre vocabulaire : le « pouvoir » désigne-t-il une fonction
ou bien un organe ? quid du pouvoir judiciaire dans des pays qui n’y voient qu’une « autorité » ou
qui articulent deux ordres juridictionnels ? comment se satisfaire du substantif ou de l’adjectif
« exécutif » tant cela fait belle lurette que la mission du pouvoir « exécutif » ne se borne plus à
l’exécution des lois ? Bref, la séparation des pouvoirs conçue par les auteurs libéraux des XVIIe et
XVIIIe siècles n’a plus grand-chose à voir avec ce que nous identifions comme telle de nos jours.
Il y a pire : la séparation des pouvoirs est souvent instrumentalisée pour justifier des postures
politiques ou juridiques qui sont sans rapport avec elle. L’actualité l’illustre à merveille :
l’interdiction faite au président de la République de pénétrer dans les hémicycles parlementaires se
justifierait par la séparation des pouvoirs (I), laquelle expliquerait aussi que les commissions
d’enquête parlementaires ne puissent pas mener des investigations touchant à la présidence de la
République (II). Dans l’un et l’autre cas, l’argument de la séparation des pouvoirs est fallacieux car
les deux interdictions s’expliquent par d’autres considérations, qui tiennent à l’histoire politique
française ou encore à la dignité de la fonction présidentielle.
I. Le droit d’entrée du président de la République dans les enceintes parlementaires
Lors de la révision constitutionnelle de 2008, il a beaucoup été question de la modification de
l’article 18 de la Constitution et de l’ajout d’un second alinéa permettant au président de la
République de convoquer le Parlement en Congrès. Le sujet n’est pas de savoir si cette modification
était heureuse ou pas (on la croit malheureuse) mais d’expliquer les raisons du premier alinéa selon
lequel le chef de l’État communique avec les chambres par des messages lus par d’autres que lui,
sous la Ve République par le président de l’Assemblée nationale ou du Sénat. Bien sûr, il semble
difficile de permettre d’un côté la réunion du Congrès à Versailles et de l’autre d’interdire l’accès
au Palais-Bourbon et au palais du Luxembourg : la salle du Congrès pourrait être considérée comme
une enceinte parlementaire, par exemple lors des révisions constitutionnelles, et, bien que le
Président de la République soit ici doté de l’initiative aux termes de l’article 89 de la Constitution,
il n’est jamais venu à Versailles défendre son texte. En sens inverse, on soutiendrait qu’il convient
de distinguer entre les enceintes parlementaires permanentes et celles qui ne sont qu’occasionnelles.
Mais peu importe ici : l’essentiel tient à la raison pour laquelle le président ne peut toujours pas
pénétrer dans les hémicycles parlementaires et pourquoi la faculté à lui donnée de réunir le
Parlement en Congrès a suscité tant de discussions.
C’est ici qu’intervient l’argument de la séparation des pouvoirs. Dans un sens ou dans un autre, il a
été très mobilisé par les députés et les sénateurs. Comme l’indiquait Jean-Luc Warsmann, président
de la commission des lois à l’Assemblée nationale et rapporteur du projet de loi constitutionnelle
de 2008, « Certains soutiennent que l’interdit qui frappe les relations entre le Parlement et le
président de la République matérialise dans sa plus pure expression la séparation des pouvoirs ».

9
En effet, lors de la discussion en séance plénière, André Vallini s’exclame au nom du groupe
socialiste : « La règle selon laquelle le président ne peut venir s’exprimer devant les assemblées (…)
vient, non seulement de 1873 et des enseignements tirés des relations entre Adolphe Thiers et le
Parlement, mais plus profondément de Montesquieu : je veux parler de la règle constitutionnelle,
propre à toute démocratie, de la séparation des pouvoirs. Or les pouvoirs sont aussi séparés
symboliquement, par une distance qu’il faut mettre entre eux, et nous voulons conserver ce
symbole ». Les sénateurs de gauche entonnaient la même antienne. Peu auparavant, le rapport du
comité présidé par É. Balladur affirmait nettement que « les Constitutions de 1946 et de 1958 ont
consacré cette conception étroite de la séparation des pouvoirs ». La doctrine n’est pas en reste, du
moins en partie. Esmein parlait d’une « conséquence logique du principe de la séparation des
pouvoirs ». Même Eugène Pierre tirait de la loi du 13 mars 1873 « ce principe qu’une Assemblée ne
saurait délibérer librement en présence du Chef du Pouvoir exécutif ». L’adverbe « librement » est
révélateur : c’est parce qu’elle serait esclave que l’Assemblée – au nom de son indépendance – utilise
la rhétorique de la séparation des pouvoirs pour exclure le président de la République.
On se rend rapidement compte que cette explication ne résiste pas à l’examen. Si l’on admet que
l’exécutif, au sens d’organe, est composé du président de la République et du Gouvernement,
pourquoi ce qui est interdit à l’un serait-il autorisé à l’autre ? L’article 18 contraste en effet avec
l’article 31 selon lequel « Les membres du Gouvernement ont accès aux deux assemblées. Ils sont
entendus quand ils le demandent ». Le règlement des deux chambres ajoute que les ministres ont
également accès aux commissions parlementaires. Ainsi l’article 45 du règlement de l’Assemblée
nationale dispose que « Les ministres ont accès dans les commissions ; ils doivent être entendus
quand ils le demandent » (de même à l’article 18 du règlement du Sénat). En séance plénière,
complète l’article 56 RAN, ils ont un droit inconditionnel de parole (de même à l’article 37 RS). La
jurisprudence du Conseil constitutionnel a conforté la liberté ministérielle : peu après la révision
constitutionnelle de 2008, l’article 13 de la loi organique relative à l’application des articles 34-1, 39
et 44 de la Constitution confiait aux règlements des assemblées le soin de fixer les « modalités » de
l’audition d’un ministre en commission. Le Conseil a censuré la disposition, y voyant une restriction
du droit d’accès du Gouvernement aux travaux des commissions. Le principe est en effet que les
membres du Gouvernement sont toujours les bienvenus dans les commissions. Le Conseil le
résumera dans sa décision du 25 juin 2009 : « Ces dispositions constitutionnelles impliquent que le
Gouvernement puisse participer, quand il le souhaite, aux travaux des commissions consacrés à
l’examen des projets et propositions de loi ainsi que des amendements dont ceux-ci font l’objet et
assister à l’ensemble des votes destinés à arrêter le texte sur lequel portera la discussion en séance ».
Comment justifier cette différence de traitement ? On touche là à plusieurs impensés de la doctrine
constitutionnelle française. En premier lieu, la différence s’expliquerait parce que le Président de la
République est irresponsable et inviolable, tandis que les ministres sont responsables devant le
Parlement. L’argument n’est guère convaincant, surtout dans un régime républicain : par essence,
le président d’une république est responsable et il l’est devant le Parlement. D’où le mécanisme de
l’article 68 : le Parlement, constitué en Haute Cour, peut démettre le chef de l’État de ses fonctions.
On dira qu’il s’agit là d’une responsabilité pénale et non politique : c’est approximatif. La
responsabilité présidentielle est indistinctement pénale et politique : comment pourrait-il en aller
autrement alors qu’un organe politique (le Parlement) inflige à un autre organe politique (le
président de la République) une peine éminemment politique (la destitution) et pour des motifs qui
ne sont pas d’ordre pénal (le manquement aux devoirs de la charge) ? Seules les monarchies
connaissent des chefs de l’État irresponsables et inviolables en tant que capita regni : tel n’est pas le
cas de la France depuis 1875.

10
C’est donc une fausse piste que d’alléguer l’irresponsabilité de l’un et la responsabilité des autres.
Ou plutôt : continuer à parler le langage de la responsabilité démontre l’immaturité de notre régime
républicain, qui repose encore sur une superstructure de type monarchique, legs de l’histoire.
En second lieu, on pourrait mettre en avant la dignité de la fonction présidentielle : l’argument est
techniquement recevable et c’est pour cela que l’article 18 prévoit à son deuxième alinéa que le
débat du Congrès se fera hors la présence du président de la République (Emmanuel Macron a eu
bien tort de vouloir y revenir en juillet 2018). Le chef de l’État ne saurait essuyer sans dommage les
lazzis des parlementaires, « d’éventuelles interpellations sans doute incompatibles avec la dignité de
la fonction présidentielle ». Mais cette explication ne résiste pas aux leçons de l’histoire. Les députés
et les sénateurs ne les ignoraient pas au moment de la discussion constitutionnelle de 2008 : nombre
d’orateurs ont rappelé les origines du « cérémonial chinois » qui n’avait d’autre but que d’écarter
Thiers, orateur redouté et républicain enfin déclaré, de l’enceinte parlementaire.
Il n’est pas nécessaire d’y insister trop longtemps : comme le septennat du mandat présidentiel, la
quasi-interdiction faite au président d’accéder aux hémicycles doit tout à des circonstances
politiques propres à la période 1870-1875 dont les fruits ont survécu pendant des décennies et qui,
pour certains, existent encore. On rappelle au passage que le chef de l’État était politiquement
responsable devant l’Assemblée en vertu de la loi Rivet du 31 août 1871 et que la loi du 13 mars
1873 conciliait donc la responsabilité du Président et la limitation drastique de l’accès à l’enceinte
parlementaire. Car il n’était pas interdit d’y pénétrer : la procédure était compliquée à l’excès mais
permettait encore à Thiers de prendre la parole au sein de la chambre – c’est l’article 6 de la loi
constitutionnelle du 16 juillet 1875 qui versera dans l’interdiction pure et simple. Mais elle n’était
en rien la conséquence de la séparation des pouvoirs. On peut en dire autant des investigations des
commissions parlementaires, et notamment des commissions d’enquête.
II. Les investigations des commissions d’enquête parlementaires au prisme de l’affaire
Benalla
En juillet 2018, au moment où éclate ce qu’on appelle commodément l’affaire Benalla, l’Assemblée
nationale et le Sénat décident de former des commissions d’enquête en leur sein ou plutôt
d’accorder les prérogatives de ces commissions à leurs commissions des lois. En effet,
l’article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des
assemblées parlementaires prévoit un tel dispositif au profit des commissions permanentes ou des
commissions spéciales dont les investigations dépasseraient « le domaine de compétence d’une
seule commission permanente ». La commission des lois de l’Assemblée nationale a fait preuve
d’une particulière célérité – elle avait réclamé un mois – puisqu’elle s’est réunie quinze fois entre le
19 juillet et le 1er août 2018, jour où elle a présenté le bilan de ses travaux visant à « faire la lumière
sur les événements survenus à l’occasion de la manifestation parisienne du 1er mai 2018 ». La
séparation des pouvoirs est alléguée à un seul égard : pour éviter que l’enquête porte sur des
éléments faisant l’objet de poursuites judiciaires, on y reviendra.
Au même moment, le 23 juillet 2018, le Sénat confiait exactement les mêmes pouvoirs à sa
commission des lois, mais pour une durée de six mois. Bien évidemment, nul n’était dupe, la
configuration politique de chacune des deux chambres devait influencer sur l’intensité du contrôle
effectué : à l’Assemblée nationale, la majorité En marche ! limitait la portée des auditions, au point
de provoquer la démission du co-rapporteur, le député Guillaume Larrivé, tandis qu’au Sénat,
l’alliance de la gauche et de la droite donnait une ampleur inédite aux investigations de la
commission des lois.

11
Ces dernières ont été mené entre juillet 2008 et janvier 2019, et ont abouti le 20 février 2019 à la
publication d’un rapport d’information « sur les conditions dans lesquelles des personnes
n’appartenant pas aux forces de sécurité intérieure ont pu ou peuvent être associées à l’exercice de
leurs missions de maintien de l’ordre et de protection de hautes personnalités et le régime des
sanctions applicables en cas de manquements ».
Durant cette période, l’argument de la séparation des pouvoirs est revenu comme un leitmotiv. Il
a été mobilisé lors des auditions et par de nombreux ministres s’exprimant dans les médias. Ainsi
Mme Belloubet, ministre de la Justice et garde des Sceaux, écrivait-elle une tribune le 15 septembre
2018 dans le journal Le Monde. Elle reviendra à la charge le lendemain de la publication du rapport
de la mission d’information du Sénat, de même que le Premier ministre. Dans tous les cas, la
séparation des pouvoirs était dite profondément blessée par l’action de la commission des lois.
Celle-ci avait répondu de manière anticipée et de façon très articulée dans le rapport du 20 février.
Mais son président et les deux rapporteurs ont également répliqué par un communiqué laconique
du 21 février : « Ils rappellent leur profond attachement au principe de séparation des pouvoirs
qu’ils ont scrupuleusement respecté. Il importe aussi, pour la maturité de la démocratie, que la
mission fondamentale du Parlement dans ses pouvoirs de contrôle soit pleinement respectée ».
L’invocation de la séparation des pouvoirs revêt deux dimensions. D’une part, elle concerne les
relations entre le Parlement et l’autorité judiciaire. D’autre part, elle a trait aux rapports entre le
Parlement et le pouvoir exécutif. S’agissant du premier aspect, l’affaire Benalla n’apporte rien de
très neuf : conformément aux prescriptions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958,
les commissions d’enquête (ou leurs équivalents) ne peuvent mener leurs investigations sur des faits
faisant l’objet de poursuites judiciaires. Le principe a été martelé tant à l’Assemblée nationale qu’au
Sénat, et il a d’ailleurs été remarqué que les travaux de la première avaient dû s’interrompre assez
rapidement aussi parce que la commission des lois s’intéressait aux événements du 1er mai sur la
place de la Contrescarpe (à deux reprises, la garde des Sceaux avait indiqué que la justice était saisie
et qu’une enquête était en cours). Ici, les députés et les sénateurs se sont renfermés scrupuleusement
dans les bornes de leurs attributions, telles que rappelées par le Conseil constitutionnel dans sa
décision du 25 juin 2009 : « Considérant que, conformément au principe de la séparation des
pouvoirs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 susvisée, d’une part, interdit que soient
créées des commissions d’enquête sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi
longtemps que ces poursuites sont en cours et, d’autre part, impose que toute commission
d’enquête prenne fin dès l’ouverture d’une information judiciaire relative aux faits sur lesquels elle
est chargée d’enquêter ».
La seule nouveauté est que le rapport sénatorial du 20 février 2019 exhume une recommandation
faite dix ans plus tôt par le comité de réflexion présidé par É. Balladur et affranchissant les
commissions d’enquête des limites posées par les poursuites judiciaires en cours. Le rapport du
comité se montrait assez elliptique, y voyant un moyen de renforcer le Parlement, tandis que les
sénateurs ont pris le temps de développer leur revendication. Ils affirment d’abord que les
investigations de la commission des lois n’ont pas porté sur des faits ayant suscité des poursuites
judiciaires. Ils soutiennent ensuite qu’une mise en examen n’est pas un obstacle à une audition
devant une commission d’enquête, pas plus que le déroulement de l’instruction. Ils en concluent
que la mission d’information du Sénat a respecté les prescriptions de la Constitution et en profitent
pour réclamer la suppression de l’interdit figurant à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre
1958 qui « nuit au plein exercice, par le Parlement de sa mission constitutionnelle ». Le rapport du
20 février 2019 souligne que les deux enquêtes, judiciaire et parlementaire, ne sont pas
incompatibles et même complémentaires.

12
En raison des développements de l’affaire Benalla, on doute que l’exécutif accueille favorablement
cette proposition, qui fait pourtant consensus au Parlement puisque, coup sur coup, l’Assemblée
nationale et le Sénat l’ont adoptée.
La polémique a été beaucoup plus vive quant au contrôle que le Parlement pouvait exercer sur
l’exécutif lato sensu. Celui-ci a défendu une interprétation restrictive des articles pertinents de la
Constitution. Aux termes de l’article 51-2, inséré en 2008, des commissions d’enquête peuvent être
créées « pour l’exercice des missions de contrôle et d’évaluation définies au premier alinéa de
l’article 24 ». Ces missions ont été précisées dans un article 24 remodelé par le constituant en 2008 :
non seulement le Parlement exerce une fonction législative, mais « Il contrôle l’action du
Gouvernement » et « Il évalue les politiques publiques ». Toute la défense de l’exécutif a consisté à
établir une distinction au sein de l’exécutif entre le Gouvernement et le Président de la République.
Pour cette raison, la commission des lois du Sénat a soutenu qu’elle n’enquêtait pas sur la présidence
de la République et son « organisation interne », selon l’expression qui a fait florès, mais sur les
services publics placés sous l’autorité du Gouvernement. Ainsi, dans le rapport du 20 février, il est
indiqué que « les investigations de votre commission ont porté sur l’organisation et le
fonctionnement de services de l’État dépendant du ministère de l’intérieur », c’est-à-dire « sur le
fonctionnement et les moyens de services dépendant du Gouvernement ». Le dispositif de sécurité
de l’Élysée est rattaché organiquement au ministère de l’intérieur « et seulement mis à disposition
de la présidence de la République, autorité d’emploi ». Au passage, il est souligné que la
responsabilité du chef de l’État n’est pas mise en cause puisqu’il jouit d’une immunité pendant la
durée de son mandat, sauf à être destitué par la Haute Cour sur le fondement de l’article 68 de la
Constitution. Tout au plus a-t-il été question d’une éventuelle audition du président de la
République par une commission d’enquête : c’était une préconisation du comité de réflexion
présidé par É. Balladur, sans qu’elle fût étayée, et contre laquelle s’élevait en juillet 2018 le co-
rapporteur de la commission des lois de l’Assemblée nationale, Guillaume Larrivé, toujours au nom
de la séparation des pouvoirs.
Si le débat n’a jamais roulé sur une convocation d’Emmanuel Macron, les sénateurs ont dès le
départ voulu entendre ses collaborateurs. C’est pourquoi, dans un deuxième temps, la commission
des lois du Sénat a dissocié le sort du président de la République et celui de son entourage : autant
le premier est protégé par les articles 67 et 68 de la Constitution, autant le second doit déférer aux
injonctions de la commission pour l’éclairer sur « la gestion administrative » de l’Élysée. Dès la fin
de juillet, les proches collaborateurs du président déclarent à l’unisson qu’ils n’ont accepté de venir
au Sénat qu’après autorisation expresse du chef de l’État. Jean-Pierre Sueur, co-rapporteur de la
mission d’information, prendra soin, à chaque fois, de contredire cette prétention : sous réserve du
président de la République, tout citoyen est contraint de déférer à la convocation d’une commission
d’enquête. Surtout, le rapport du 20 février 2019 consacrera un long développement à la question.
L’essentiel est que les services de la présidence de la République sont soumis à plusieurs types de
contrôle : contrôle juridictionnel (illustrée par une perquisition le 25 juillet 2018 au palais de
l’Élysée), contrôle financier via la Cour des comptes et le Parlement, contrôle administratif exercé
par le Parlement et par n’importe quel citoyen. Par voie de conséquence, « rien ne semble s’opposer
à ce que les actes relevant de la gestion administrative de l’Élysée, qu’il s’agisse de la gestion des
personnels, de l’organisation des services ou encore de la passation de marchés publics, fassent
l’objet d’un contrôle par la représentation nationale, au même titre que tout autre service
administratif ». Autrement dit, l’immunité accordée au président de la République ne s’étend pas à
ses collaborateurs et à l’ensemble des services de l’Élysée, faute de quoi elle se transformerait en
impunité.

13
L’argumentation des sénateurs est convaincante mais invite à l’audace. Il faut en effet réinterpréter
les termes de l’article 24 de la Constitution. Une première piste a été suivie, elle consiste à lire
ensemble la deuxième et la troisième phrases du premier alinéa : l’évaluation des politiques
publiques complète le contrôle de l’action gouvernementale. Les rapporteurs du projet de loi
constitutionnelle y avaient insisté en 2008 : si on se limitait au contrôle de l’action du
Gouvernement, alors nombre de politiques publiques, notamment locales, échapperaient à la
vigilance du Parlement. Le rapport sénatorial du 20 février abonde en ce sens : « Les prérogatives
des commissions d’enquête parlementaires sont clairement énoncées aux articles 24 et 51-2 de la
Constitution : le contrôle de l’action du Gouvernement et l’évaluation des politiques publiques. Il
est patent que la protection et la sécurité́ du chef de l’État et des hautes personnalités sont des
politiques publiques ». Une deuxième piste peut être empruntée et elle ne porte pas sur la liaison
entre les deux dernières phrases du premier alinéa de l’article 24, mais sur le terme même de
« Gouvernement ».
On l’a relevé ailleurs : le terme « gouvernement » est ambigu. Tantôt il désigne une activité et une
politique : on parle de fonction gouvernementale. Tantôt il est réservé à un organe de l’État, à un
des pouvoirs publics de la République et on utilise la majuscule : il s’agit alors du cabinet ou du
ministère. L’article 24 de la Constitution recourt à la majuscule : faut-il considérer que le contrôle
du Parlement ne porte que sur l’action ministérielle ? La réponse est selon nous négative. Lors de
débats de 2008, le mot « Gouvernement » n’a fait l’objet d’aucun commentaire ou presque :
l’attention de la représentation nationale était focalisée sur le terme « contrôle ». La nouvelle
rédaction de l’article 24 servait à rappeler les deux missions fondamentales d’un Parlement :
légiférer et contrôler. Mais contrôler qui ? Ce serait une erreur que de relier la fonction de contrôle
et la responsabilité politique et collective du Gouvernement en tant qu’organe : le contrôle est
confié au Parlement dans son ensemble, alors que la responsabilité du cabinet est engagée devant
la seule Assemblée nationale (l’article 49, alinéa 4 est ici anecdotique). La surveillance du Parlement
ne s’arrête pas aux portes de l’Élysée, ni même aux boutons de manchette du Président de la
République : après tout, la Haute Cour n’est rien d’autre que le Parlement compétent pour destituer
le chef de l’État dont on a dit qu’il était, dans une république et malgré des représentations
contraires tenaces, foncièrement responsable. La fonction de contrôle accordée au Parlement
s’étend à l’ensemble de l’exécutif, formé du couple associant le président de la République et le
Gouvernement. Une telle vue est d’autant plus souhaitable dans la Ve République actuelle que le
président de la République est sans doute le chef de l’État relativement le plus puissant du monde
puisque ses prérogatives impressionnantes ne sont qu’à peine nuancées par une responsabilité de
principe.

14

Vous aimerez peut-être aussi