Viete Guichard

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Histoire des maths

François Viète, un juriste mathématicien,


le créateur de l’algèbre littérale
Jean-Paul Guichard
Notre collègue Jean-Paul Guichard, qui a collaboré à l’ouvrage « François Viète : un mathématicien
sous la Renaissance » (Vuibert) a bien voulu nous dresser ce « hors d’œuvre » à l’intention de ceux qui
viendront vivre les journées de Nantes.

Frontispice de la traduction en français par Vasset de


l’Algèbre nouvelle de Viète (1630).
Le personnage de gauche représente Apollonius, et celui
de droite Viète, l’Apollonius français, celui qui a résolu le
problème des quatre cercles tangents qu’évoque la figure
sous ses pieds.
Viète tient dans sa main gauche un bandeau sur lequel est
écrit B + D, symbolisant sa création du calcul littéral.

Aux Marais des Iles de Monts, la seconde nière main à son texte fondateur de l’algè-
année du règne de notre très chrétien et bre littérale. Il a 51 ans. C’est un juriste,
très auguste roi, Henri IIII. Ainsi avocat à 21 ans, conseiller au parlement
s’achève la dédicace à Catherine de de Bretagne et conseiller privé du roi
Parthenay, qui précède l’Introduction à depuis 1574, puis maitre des requêtes
l’Art Analytique de Viète. C’est donc à (charge à vie, au service exclusif du roi) à
une soixantaine de kilomètres au sud- partir de 1580, mais aussi amateur de
ouest de Nantes, tout près de Beauvoir- mathématiques : Moi qui ne fais pas pro-
sur-Mer, où il possède une résidence fession de mathématicien, mais que
secondaire, que François Viète met la der- l’étude des Mathématiques charme,

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quand j’ai du temps libre. Du temps libre l’alphabet. Logistique est le mot savant,
il en eut quelques années auparavant, car d’origine grecque, pour dire calcul.
il fut éloigné de la cour du roi Henri III de C’est donc une nouvelle algèbre que Viète
1585 à 1589 sous la pression de la Ligue. met en place : une algèbre entièrement lit-
Il rejoint alors son Poitou natal et y rédige térale qui permet de calculer sur n’im-
son projet d’une Algèbre nouvelle : L’art porte quel type de grandeur, en particulier
que je produis aujourd’hui est un art nou- sur les grandeurs géométriques, permet-
veau. tant ainsi de résoudre par le calcul des
problèmes de géométrie.
L’Algèbre nouvelle de Viète
Voici sa démarche, telle qu’il la décrit.
L’ouvrage publié à Tours en 1591, en
latin, a pour titre Introduction à l’Art ana- - Écrire avec des lettres les relations entre
lytique. Mais en première page figure le les grandeurs du problème : les grandeurs
plan de l’ouvrage complet envisagé par cherchées avec la lettre A ou toute autre
Viète, dénommé Ouvrage d’analyse voyelle E, I, O, U, Y, les grandeurs don-
NDLR : Le terme zété-
mathématique restituée ou Algèbre nou- nées avec les lettres B, C, D ou d’autres tique fut introduit par
velle, en dix traités, dont l’Introduction en consonnes. Viète pour décrire l’art
Exemple : trouver deux nombres de modéliser un pro-
est le manifeste et le premier traité. Ces blème géométrique
dix traités de l’Algèbre nouvelle n’ont pas connaissant leur somme et leur diffé- sous forme algébrisée.
été édités dans l’ordre indiqué, certains rence (Zététiques I 1). Il resta peu utilisé par
Viète note A + E aequatur B et A – E la suite.
l’ont été après la mort de Viète ou pas du
tout. aequatur D ce que nous notons mainte-
En quoi cet Art analytique est-il novateur, nant, à la suite de Descartes, x + y = a
voire révolutionnaire ? Suivons ce qu’en et x – y = b.
dit Viète lui-même. - Respecter la loi des homogènes, c’est-à-
Quel est cet Art ? La science de bien trou- dire la dimension des grandeurs.
ver dans les mathématiques. Dimension 2 : A carré, B plan ; dimen-
Quel est son but ? L’Art analytique s’at- sion 3 : E cube, F solide…
tribue justement le magnifique problème Exemple : trouver les deux côtés d’un
des problèmes qui est : résoudre tout pro- rectangle connaissant son aire et la dif-
blème. férence des carrés des côtés (Zététiques
Quel est l’outil qui va permettre de mettre II 9).
en œuvre la méthode ? Une invention Viète note A in E aequatur B plano et
nouvelle : « la logistique spécieuse », A quadratum – E quadratum aequatur
c’est-à-dire un calcul sur des symboles, et D plano ce que nous notons maintenant
de fait un calcul littéral. La forme sous xy = a et x2 – y2 = b.
laquelle on doit aborder la recherche - Extraire les grandeurs inconnues des
exige les ressources d’un art spécial, qui grandeurs données : pour cela, on apprend
exerce sa logique non sur des nombres, à transformer les équations pour pouvoir
suivant l’erreur des analystes anciens, les résoudre grâce à des formules litté-
mais au moyen d’une logistique nou- rales préétablies.
velle […]. Logistique spécieuse est celle Exemple : résolution de l’équation x2 –
qui est exposée par des signes ou des 2ax = b.
figures, par exemple, par des lettres de Donnons-en l’idée générale.

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La forme du premier membre de l’équa- Descartes, un progrès fulgurant des


tion, début du développement d’une mathématiques, et des sciences physiques
identité connue, (x – a)2 = x2 – 2ax + a2, et mécaniques. On a du mal à imaginer
suggère à Viète un changement d’incon- comment les contemporains et les prédé-
nue, y = x – a, qui lui permet de ramener cesseurs de Viète pouvaient faire pour
l’équation à la forme canonique y2 = b + exprimer des relations entre grandeurs : il
a2, dont la solution est connue, ce qui fallait passer par la géométrie. Il suffit de
lui donne l’expression littérale de la lire la loi de la chute des corps par Galilée
solution (positive) de l’équation de (1638) pour se convaincre du tournant qui
départ. va s’opérer en un demi-siècle.
- Appliquer à un problème particulier : - La conséquence de l’utilisation de for-
c’est la dernière étape de la méthode. Une mules littérales est la possibilité de trou-
fois la formule générale obtenue, on rem- ver de nouveaux théorèmes. C’est ainsi
place les lettres par les nombres du pro- que Viète découvre les liens entre les
blème particulier que l’on a à résoudre. racines et les coefficients d’une équation.
Pour l’application numérique, Viète uti- - Enfin, c’est la possibilité ouverte de
lise d’autres notations, pour relier son résoudre des problèmes généraux par le
algèbre nouvelle à l’ancienne : les nota- calcul alors qu’auparavant, seule la géo-
tions cossiques de l’algèbre « numé- métrie et le raisonnement permettaient de
reuse », c’est-à-dire celles des analystes traiter les problèmes dans toute leur géné-
anciens. ralité. Ainsi le célèbre problème de la tri-
section de l’angle est ramené à la résolu-
tion d’une équation du troisième degré :
L’analyste résout les problèmes les plus
fameux appelés jusqu’à présent irration-
nels tels que le problème mésographique
(duplication du cube), la section d’un
angle en trois parties égales, l’invention
du côté de l’Heptagone et tous les autres
qui tombent dans ces formules d’équa-
tions. Et c’est grâce à cette formulation
algébrique que ce problème de la trisec-
tion de l’angle et les autres constructions à
Pour prendre toute la mesure de l’innova- la règle et au compas restés sans réponse
tion apportée par Viète, il faut comparer la pendant 2000 ans vont trouver leur solu-
méthode littérale de Viète avec les tion au courant du XIXème siècle. C’est
méthodes « numéreuses » de ses contem- aussi la clé de la résolution par Viète d’une
porains, héritées des Arabes, par exemple équation du 45ème degré posée par Adrien
celles de Jacques Peletier du Mans. Romain, en 1594, à tous les mathémati-
Quels sont les grands apports de la nou- ciens de la Terre : il a vu que cette équation
velle algèbre ? équivalait au partage d’un angle en 45 par-
- La possibilité d’écrire des formules. ties égales opéré en trois étapes (en trois
Ceci va permettre, avec les améliorations parties, puis chacune des trois en trois, et
du symbolisme apportées ensuite par enfin chacune des neuf en cinq).

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Il faudra une quarantaine d’années pour Quelques problèmes pour nos élèves
que les savants s’approprient ce nouveau
Établir les règles suivantes énoncées et
calcul, mais alors les progrès vont être
démontrées par Viète.
très rapides : création du calcul différen-
1. Le double du produit de deux nom-
tiel et intégral, développements en séries,
bres, ajouté à la somme de leurs carrés
résolution de problèmes d’optique, de
est égal au carré de leur somme ; si on
cinématique et de dynamique.
l’enlève à la somme de leurs carrés, on
Les autres travaux de Viète obtient le carré de leur différence.
Les œuvres de Viète, écrites en latin 2. Le carré de la somme de deux nom-
émaillé de grec, sont d’un accès difficile, bres, ajouté au carré de leur différence
et il y a peu de choses traduites en fran- est égal au double de la somme de leurs
çais. Viète est cependant connu : carrés.
- en astronomie pour son Canon mathé- 3. Le carré de la somme de deux nom-
matique, un recueil de tables trigonomé- bres, diminué du carré de leur différence
triques très précises, utilisant les nombres est égal à quatre fois leur produit.
décimaux, avec le mode de fabri- 4. Lorsqu’on divise la différence des car-
cation (ouvrage plusieurs fois réédité) rés de deux nombres par la différence
- en cryptographie, pour avoir déchiffré des nombres, on obtient leur somme.
des lettres secrètes entre les Espagnols et 5. Lorsqu’on divise la différence des car-
la Ligue qui menaçaient la royauté, lettres rés de deux nombres par la somme des
dont le code était réputé inviolable ; nombres, on obtient leur différence.
- dans l’histoire du nombre π, pour avoir Utiliser ces règles pour résoudre, comme
donné une approximation de π, pour la l’a fait Viète dans le livre 2 de ses
première fois, à partir d’un produit infini ; Recherches (Zététiques), les systèmes de
- en algorithmique, pour ses techniques de deux équations à deux inconnues sui-
résolution numérique des équations ; vants, en les ramenant à la recherche de
- en géométrie pour avoir reconstruit la la somme et du produit de deux nombres.
solution perdue d’un problème
1) xy = 20 et x2 + y2 = 104.
d’Apollonius : construire un cercle tan-
2) xy = 20 et x - y = 8.
gent à trois cercles donnés ;
3) x - y = 8 et x2 + y2 = 104.
- en algèbre pour avoir explicité les rela-
4) x + y = 12 et x2 + y2 = 104.
tions entre les coefficients d’une équation
5) x - y = 8 et x2 - y2 = 96.
polynôme et ses racines.
6) x + y = 12 et x2 - y2 = 96.
Par contre, on connaît moins ce qu’il
7) xy = 20 et x2 - y2 = 96.
considérait comme une de ses plus mer-
8) xy + x2 + y2 = 124 et x + y = 12.
veilleuses découvertes : le mystère des
9) x3 - y3 = 316 et x3 + y3 = 370.
sections angulaires, que personne jusqu’à
10) x3 - y3 = 316 et xy = 1.
présent n’a connu (les formules et les
11) x - y = 6 et x3 - y3 = 504
équations permettant de couper un angle
12) (x - y) (x2 - y2) = 32 et
en n parties égales).
(x + y) (x2 + y2) = 272.
xy
13) x 2 + y 2 = 20 et = 2.
( x − y )2
xy
14) x 2 + y 2 = 20 et = 1.
( x − y )2

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Dans le livre 3 de ses Recherches


(Zététiques), Viète applique son calcul
avec des lettres pour trouver des for-
mules sur les triangles rectangles.
Retrouver ces formules.
1. Étant donné un côté de l’angle droit
d’un triangle rectangle et la différence
entre l’autre côté et l’hypoténuse, trou- Il démontre que :
ver cet autre côté et l’hypoténuse. 1) le rapport de EB à AB est égal à celui
Application numérique : 5 et 1 de AD×CB+DB×AC à AB au carré ;
2. Étant donné un côté de l’angle droit 2) le rapport de AE à AB est égal à celui
d’un triangle rectangle et la somme de de AD×AC-CB×DB à AB au carré.
l’autre côté et de l’hypoténuse, trouver C’est-à-dire avec nos notations :
cet autre côté et l’hypoténuse. 1) sin(a+b) = cosb sina + sinb cosa ;
Application numérique : 5 et 25 2) cos(a+b) = cosb cosa - sina sinb ;
3. Étant donné l’hypoténuse d’un trian- en notant a l’angle BAC et b l’angle
gle rectangle et la différence entre les BAD.
deux côtés de l’angle droit, trouver les
Quelques indications.
côtés de l’angle droit.
Application numérique : 13 et 7. 1) Il établit l’égalité :
4. Étant donné l’hypoténuse d’un trian- AB×EB=AD×CB+DB×AC,
gle rectangle et la somme des deux côtés puis divise par AB au carré.
de l’angle droit, trouver les côtés de l’an- Pour cela, il décompose EB et AB en uti-
gle droit. lisant les points I et G.
Application numérique : 13 et 7. Il utilise les triangles rectangles sembla-
bles de la figure ayant l’angle b en com-
Un problème pour nos lecteurs mun (AGD et CIB, GDB et CIB, ABD et
Sauriez-vous démontrer les formules AIE), en transformant des égalités de rap-
d’addition à partir de la figure de Viète ports en égalités de produits qu’il substi-
(Analyse des sections angulaires) ? tue dans la décomposition de EB×AB.
Viète trace 3 triangles rectangles dont 2) Il part de l’égalité AB×AE=AD×AI
l’angle aigu du premier ajouté à celui du (triangles ABD et AEI), de AI=AC-IC, et
second est égal à celui du troisième. conclut avec AD×IC=DB×CB (triangles
I est le point d’intersection de EB et de ADB et ICB).
AC, et DG la perpendiculaire au diamètre
AB.

Bibliographie
François Viète, Introduction à l’Art Analytique, texte latin et traduction en français de François Ritter, Cahiers François Viète
n°7, Centre François Viète, Université de Nantes, 2004.
Évelyne Barbin & Anne Boyé (dir.), François Viète : un mathématicien sous la Renaissance, Paris, Vuibert, 2005.
Jean-Paul Guichard, D’un problème de Diophante aux identités remarquables, Repères-IREM, N°53, 2003, p. 5-19 (en ligne).
Voir aussi l’article François Viète sur le Portail des IREM (CII Epistémologie et Histoire des mathématiques, rubrique
Ressources, Les mathématiciens : les grands textes) et celui sur Wikipédia (très complet et de grande qualité).

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