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Chimie, chimie quantique et concept d’émergence :

étude d’une mise en relation


Jean-Pierre Llored

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Jean-Pierre Llored. Chimie, chimie quantique et concept d’émergence : étude d’une mise en relation.
Histoire, Philosophie et Sociologie des sciences. Ecole Polytechnique X, 2013. Français. �NNT : �.
�pastel-00922954�

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ECOLE POLYTECHNIQUE ET UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES

ECOLES DOCTORALES DE δ’ECτδE PτδYTECHσIQUE ET DE L’UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES

THÈSE EN COTUTELLE
Pour obtenir les grades de
Docteur de l’ECOLE POLYTECHNIQUE

Domaine : Sciences humaines et sociales


Spécialité : Épistémologie, Histoire des sciences et des techniques

Docteur de L’UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES

Domaine : Philosophie

Présentée et soutenue publiquement à l’Ecole Polytechnique le vendredi 22 novembre 2013 par

Jean-Pierre LLORED

CHIMIE, CHIMIE QUANTIQUE, ET CONCEPT D’EMERGENCE :

ÉTUDE D’UNE MISE EN RELATION

Directeur principal de thèse à l’Ecole Polytechnique : Michel BITBOL

Co-directrice de thèse à l’Université Libre de Bruxelles : Isabelle STENGERS

JURY :

BENSAUDE-VINCENT Bernadette, rapportrice, Prof. Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

BITBOL Michel, directeur de thèse, Dir. Rech. CNRS, Archives Husserl, ENS Ulm.

FRISON Gilles, examinateur, Chargé. Rech. CNRS, Laboratoire DCMR, Ecole Polytechnique.

HARRÉ Rom, examinateur, Prof. Oxford University.

LEPLEGE Alain, rapporteur, Prof. Université Paris 7 Diderot.

STENGERS Isabelle, co-directrice de thèse, Prof. Université Libre de Bruxelles.

TIMMERMANS Benoît, examinateur, Maître de Conférences, Université Libre de Bruxelles.


Remerciements

Je remercie en premier lieu mes directeurs de thèse, Isabelle Stengers et Michel Bitbol,
pour leur travail d’encadrement, leurs ouvrages stimulants et précieux, et leur indéfectible
soutien. Je remercie plus particulièrement Isabelle Stengers pour son exigence et sa lecture
serrée du présent manuscrit, et Michel Bitbol pour ses conseils de rédaction et pour m’avoir
permis d’obtenir certains financements sans lesquels je n’aurai jamais pu diriger des livres,
organiser des conférences, rencontrer des personnages clés, et publier des articles. J’ai été très
heureux d’avoir pu approcher ces deux grands intellectuels durant mon existence.
Je remercie en second lieu Rom Harré pour son aide, sa confiance, et la chance qu’il m’a
donnée d’écrire plusieurs textes avec lui. Rom Harré est un grand philosophe, inventif,
anticipateur, et développant une pensée à la fois puissante et profonde. Son humilité et sa
simplicité sont tout simplement bouleversantes et je lui souhaite, de tout cœur, de continuer
longtemps à écrire des textes qui donnent envie d’apprendre et de penser.
J’exprime toute ma gratitude à Michel Bourgine et Jean Lassègue, anciens directeurs du
CREA, Centre de Recherche en Épistémologie Appliquée, malheureusement dissous le 31
décembre 2012, pour leur soutien humain et financier. Je remercie par la même occasion,
εichel Rosso, ancien directeur de l’Ecole Doctorale de l’Ecole Polytechnique pour ses
conseils, son humanité, et le soutien financier qu’il m’a accordé pour organiser l’atelier
international de philosophie de la chimie le 11 septembre 2010 au CREA à Paris.
Je remercie Roald Hoffmann, lauréat du prix Nobel de chimie, pour nos nombreux
échanges à propos de la chimie quantique, ses conseils, et son soutien lorsqu’il a préfacé
l’ouvrage The Philosophy of Chemistry: Practices, Methodologies, and Concepts que j’ai
dirigé.
J’exprime toute ma reconnaissance à l’ensemble du personnel du δaboratoire des
Mécanismes Réactionnels, DCεR, de l’Ecole Polytechnique qui m’a accueilli lors d’une
étude menée sur le terrain des praticiens de la chimie quantique. Je remercie plus
particulièrement Gilles Ohanessian, Directeur du laboratoire, Carine Clavaguéra et Gilles
Frison, Chargés de Recherche au CNRS, Sophie Bourcier et Stéphane Bouchonnet, Ingénieurs
de Recherche, et Guy Bouchot, Professeur des Universités. Je remercie également l’équipe du
Laboratoire de Photophysique et Photochimie Moléculaires et Macromoléculaires, PPSM, de
l’Ecole σormale Supérieure de Cachan pour nos échanges à propos des propriétés
moléculaires de certains corps chimiques. J’exprime en particulier ma gratitude à Pierre
Audebert, Professeur à l’EσS Cachan, et à Gilles Clavier, Chargé de recherche au CσRS.
i
C’est un grand honneur que m’ont fait Bernadette Bensaude-Vincent, Gilles Frison, Rom
Harré, Alain Leplege et Benoît Timmermans d’accepter de faire partie du jury de la
soutenance de thèse. Je les remercie vivement d’avoir consacré leur temps précieux à
l’expertise de ce travail.
Je remercie les anciens chercheurs du CREA pour leur culture bigarrée et leur grande
énergie intellectuelle. Je remercie Marie-Jo Lecuyer et Nadiège Coranson, jadis membres de
l’administration du CREA, pour leur aide précieuse lors des démarches administratives. De la
même façon, je remercie le service administratif de l’UδB, et, en particulier, Sabrina Dejongh
en charge des cotutelles et Catherine Frenay responsable du suivi des doctorants. Ces aides
ont été d’autant plus importantes que je ne vis ni en région parisienne ni à Bruxelles.
Je remercie Jeanine et Jean-Paul Robert, Mélissa Druet et Didier Gomard, Marie-Thérèse
et Franck Castagné, Marina Banchetti-Robino et Clevis Headley, Amandine Sabatier et
Cédric Bonafé, Jacqueline et Paul Manevy, Monique Bonnet, Benoît Marcillaud, Patrick
Cansell, et Julien Bois pour l’amitié qui nous relie.
Je remercie enfin ma famille. δ’amour que j’ai reçu depuis mon enfance se retrouve dans
cette thèse, aimante, pacifiante, et ouverte. La vie est fragile, tellement fragile, nous disposons
de peu de temps alors autant l’utiliser à construire, à apprendre, et à aimer. Cette conviction
familiale, à la fois naïve, réfléchie et désarmante, anime cette thèse et l’ensemble des actions
de recherche qui, à l’échelle nationale ou internationale, ont été menées, pendant mon travail
de thèse, pour faire travailler ensemble des chimistes, des philosophes, des historiens, des
anthropologues, des scientifiques, et de nombreux autres acteurs hétérogènes.

ii
Table des matières

Avant-propos ____________________________________________________________ 4

I. Position du cadre d’étude _______________________________________________ 16

1.1 Emergence et chimie_____________________________________________________ 16

1.2 Emergence et chimie quantique ___________________________________________ 24

1.3 Progression et enjeux de ce travail _________________________________________ 32

II. Essai préliminaire : Des pratiques chimiques vers un concept d’émergence______ 41

2.1 Emergere et chimie: recherche d’une mise en relation possible _________________ 41


2.1.1 Le dauphin : discontinuité apparente et continuité réelle _____________________________ 41
2.1.2 Les étourneaux : asymétrie et émergence _________________________________________ 41
2.1.3 Le ver à soie : émergence, transformation et individuation ____________________________ 44
2.1.4 La s-tétrazine et ses dérivés : émergence, intervention et relations ______________________ 44

2.2 Emergence et chimie : Approfondissements _________________________________ 72


2.2.1 Le rôle du milieu associé et du procédé___________________________________________ 72
β.β.β Structure d’un corps chimique et procédés μ l’interne et le contextuel ___________________ 85
β.β.γ δa prolifération de l’hétérogène et la question de la dynamique de la matière ____________ 112
2.β.ζ δ’émergence comme problème et reconfigurations ________________________________ 126
β.β.η δ’émergence, les chimistes et la matière : le rôle des représentations___________________ 135
2.2.6 Négocier le multiple au quotidien ______________________________________________ 155

2.3 Premier bilan de notre enquête : emergere et chimie _________________________ 158

III. Les philosophes, l’émergence et la chimie _______________________________ 164

3.1 La chimie dans le cadre du débat philosophique à propos de l’émergence________ 164

3.2 Contexte d’apparition des premiers travaux émergentistes ____________________ 167

3.3 A la recherche d’un lien entre la chimie et le vivant __________________________ 173


3.3.1 Le vitalisme et la chimie : réfutation et mythe ____________________________________ 173
3.3.2 La causalité comme transfert de mouvement : « dynamique » et vie ___________________ 184

3.4 Composition des causes et rejet de l’essence ________________________________ 195


3.4.1 Mill et Lewes : De la collocation à la coopération _________________________________ 195
γ.ζ.β δ’émergence resituéeμ De l’essence aux relations __________________________________ 206

3.5 Nouveauté, relationnalité et l’imprédictibilité _______________________________ 227


3.5.1 Alexander : chimie, « être-ensemble » et processus ________________________________ 227
3.5.2 Morgan : émergence, chimie et relationnalité _____________________________________ 238

1
3.6 Broad, le pragmatisme et la non-déducibilité _______________________________ 247
3.6.1 Contexte et problèmes en jeu dans le travail de Broad ______________________________ 247
γ.θ.β Broad, la chimie et l’émergence μ étude d’une mise en relation _______________________ 255

3.7 Deuxième bilan de notre enquête : emergere et chimie________________________ 270

IV. Approches formelles de l’émergence et clause ceteris paribus en chimie _______ 276

4.1 L’ornithorynque et l’individu chimique ____________________________________ 276

4.2 Contextes, émergence et types de bouclage _________________________________ 300

4.3 Clause ceteris paribus, approche formelle de l’émergence et chimie ____________ 316

4.4 Clause ceteris paribus du point de vue des pratiques chimiques : médiation ______ 367

4.5 Troisième bilan de notre enquête : emergere et chimie _______________________ 402

V. Chimie quantique et émergence ________________________________________ 421

5.1 Les philosophes, la chimie quantique et l’émergence _________________________ 421


5.1.1 Emergence, chimie quantique et complémentarité _________________________________ 421
 Les cantons quantiques et la pluralité de conditions _____________________________ 421
 Conjoindre sans réduire : Affordances et contextes ______________________________ 427
5.1.2 Emergence contextuelle ______________________________________________________ 444
5.1.3 Emergence et réduction : Dissolution du débat par glissement sémantique ? _____________ 448
5.1.4 Emergence ontologique, agnosticisme et causalité descendante _______________________ 452
5.1.5 Emergence, fusion et chimie quantique : un nouveau mixte ?_________________________ 457
5.1.6 Discussion μ De l’affrontement à la problématisation _______________________________ 464

5.2 Les formalismes et la question de l’émergence ______________________________ 486


5.2.1 Etude d’une traduction des formalismes : Orbites et orbitales moléculaires ______________ 486
 Fondements empiriques ____________________________________________________ 486
 Le rôle du modèle quantique de Hund dans le scénario entre atomes et molécules _____ 490
 Molécules et atome unitaire ________________________________________________ 492
 Molécules et atomes séparés : rejet de la notion agrégative de valence ______________ 494
 Vers la notion d’un « Aufbauprinzip » moléculaire μ naissance d’un mixte ? __________ 496
 La molécule et le labeur de corrélation ________________________________________ 500
 δa notion d’orbitale moléculaire : la version probabiliste du mixte _________________ 506
 La relation entre la molécule et ses parties est-elle arbitraire ? _____________________ 509
 Le raisonnement à trois niveaux et réquisit commun _____________________________ 513
5.2.2 De la neutralité à l’inscription : émergence et approches chimiques quantiques___________ 529

2
5.3 Retour au laboratoire : La pratique d’un calcul et la question de l’émergence ____ 543
5.3.1 Le travail de tissage et le perspectivisme chimique quantique ________________________ 544
 Les fonctionnelles de la densité _____________________________________________ 545
 Les bases de calcul _______________________________________________________ 548
 Les niveaux de calcul et la question du perspectivisme ___________________________ 551
5.3.2 Suivi d’un calcul μ Enquête d’épistémologie expérimentale __________________________ 555
 Le problème à résoudre ____________________________________________________ 555
 δa pratique d’individuation μ Stratégies et procédures ____________________________ 561
 Penser et modéliser l’irruption du milieu associé ________________________________ 566

5.4 Quatrième bilan de notre enquête : emergere et chimie _______________________ 571

VI. Chimie, chimie quantique et concept d’émergence : mise en relation _________ 576

6.1 Mettre en relation : Epistémologie expérimentale et pragmatique ______________ 576

6.2 Dispositions, émergence et métachimie ____________________________________ 581

6.3 Emergence et chimie : une voie non ontologique _____________________________ 597

6.4 La dimension politique du concept d’émergence et la chimie __________________ 604

Conclusion ___________________________________________________________ 614

Annexes ______________________________________________________________ 618

Annexe 1 : Les fonctionnelles en chimie quantique ______________________________ 618

Annexe 2 : Les bases en chimie quantique _____________________________________ 619

Annexe 3 : Modélisation du milieu associé _____________________________________ 621

Références bibliographiques _____________________________________________ 624

Table des illustrations __________________________________________________ 669

Résumé en français ____________________________________________________ 673

Résumé en anglais _____________________________________________________ 674

3
Avant-propos

« [L]es choses respectables sont relatives et contradictoires, mais le fait de respecter ne


l’est pas. Et ainsi, de même que la vie, sans cesse réduite à des phénomènes physico-
chimiques par le mécanisme, se reconstitue toujours au-delà dans son irréductible vitalité,
de même la liberté, réduite à des déterminations par la science positive, se reconstitue à
l’infini dans son irréductible responsabilité. »

Vladimir Jankélévitch1

Je souhaite commencer ce travail d’écriture en expliquant brièvement les raisons qui


m’ont amené à entreprendre cette étude, tout en décrivant, avec honnêteté, quel a été mon
« état d’esprit » tout au long de cette thèse doctorale.
Ingénieur chimiste de formation, je suis sorti de mes premiers cours de chimie quantique
en me demandant souvent ce qu’il pouvait bien y avoir de « chimique » dans cet
enseignement. Je revois encore un tableau rempli d’équations différentielles, de symboles
abstraits, de calculs et d’approximations. Bref, un tableau qui n’avait rien à voir avec les
attaques sulfuriques de composés magnésiens que j’avais menées dans l’industrie ou avec les
cours, plus habituels, de chimie organique ou inorganique et de génie des procédés. J’ai donc
ressenti très tôt le besoin de prendre du recul par rapport à ma pratique de chimiste et à mes
études afin de mieux comprendre la chimie.
J’ai par ailleurs réalisé une étude en photochimie théorique durant mon DEA de chimie à
l’Université de Haute-Alsace où il était question de modéliser des barrières d’énergie dans le
cadre d’une étude de transferts d’électrons photoinduits. Ce travail utilisait les modèles
proposés par Rudolph Marcus, lauréat du prix Nobel de chimie en 1992. Cette étude m’a
permis d’étudier une mise en relation d’une approche théorique avec des résultats empiriques.
Marcus est un exemple parlant de chercheur qui cherche à établir des liens forts entre théorie
et expérience2. Il a été capable de créer des modèles hybrides qui mêlaient des approches
quantiques et semi-classiques ou différents modèles dynamiques en vue d’élucider les
échanges d’électrons et d’énergie entre molécules3. Il a ensuite étendu son approche aux
échanges d’électrons entre atomes, entre « protons » (ions H+ dans ses publications) et entre

1
JANKELEVITCH, Vladimir. Le sérieux de l’intention. Traité des vertus I, Flammarion, Champs essais, Paris,
1983, p. 4.
2
MARCUS, Rudolph, A. « Electron transfer reactions in chemistry. Theory and experiment », Pure and Applied
Chemistry, Vol. 69, n°1, 1997, pp. 13-29.
3
MARCUS, Rudolph, A. « On Quantum, Classical and Semiclassical Calculations of Electron Transfer Rates »,
in Oxidases and related redox systems, King, T.E & al. (Eds.), Pergamon Press, Oxford and New York, 1982.
4
groupements caractéristiques des molécules. Ce va-et-vient permanent entre théorie et
expérience et ce dialogue pragmatique sur l’usage conjoint de pratiques bariolées sont
constitutifs de son approche4. Je pense que ce travail mené en tant que chimiste m’a aidé à
mieux intégrer les cours de chimie quantique car l’étude méticuleuse des publications ou des
comptes-rendus de conférences tout autant que ma présence dans un laboratoire me
permettaient d’établir justement des liens que les cours que j’évoquais au paragraphe
précédent ne développaient pas. C’est à cette époque que je pris conscience de la façon dont
certains chercheurs font tenir ensemble des éléments très hétérogènes. Ces ensembles ne vont
pas de soi, ils sont construits parfois au prix d’un labeur considérable afin d’apporter une
réponse, et non pas la réponse, à un problème donné. C’est à cette époque aussi que je
m’intéresse aux réseaux qui relient diverses instrumentations, des types de réaction différents,
des cinétiques multiples, des études des processus biochimiques, la fabrication de capteurs
biologiques et de piles, etc. Bref, c’est à cette époque que je prends conscience du nombre
impressionnant de médiateurs humains et non-humains qui rendent possible la cohérence d’un
projet de recherche, en l’occurrence celui de Marcus à propos du transfert d’électrons entre
corps chimiques. J’ai retrouvé plus tard ce style de recherche dans les travaux de Robert
Sanderson Mulliken lors mon master de philosophie ; nous aurons à développer le rôle des
modèles hybrides, des transformations d’un modèle à un autre et des réseaux internes ou
externes à un laboratoire de recherche dans le cadre de ce manuscrit. Je garderai toujours en
mémoire ce travail qui m’a donné envie d’enquêter sur les façons de faire des scientifiques,
c’est-à-dire sur les façons de créer de nouveaux modèles, de nouveaux instruments, de
nouveaux composés chimiques et de lier ces « ingrédients » en un tout inédit, stabilisé à un
moment donné, quoique sans cesse en évolution.
J’ai également toujours pris au sérieux les travaux des historiens et des philosophes en les
lisant avec beaucoup d’attention et en ressentant un grand respect à leur égard, et ce très tôt,
dès mon adolescence. C’est avec un grand plaisir que je m’instruis en leur présence ou en
étudiant leurs livres. J’ai donc choisi de reprendre mes études parallèlement à ma vie
professionnelle pour y voir un peu plus clair, pour interroger mes références, mes repères.
Etant agrégé de chimie, il m’a été proposé de recommencer mes études immédiatement dans
le cadre d’une thèse doctorale en philosophie, j’ai été choqué par cette proposition que je ne
comprenais pas, qui ne correspondait pas du tout à mes attentes, et que j’ai refusée sans la

4
MARCUS, Rudolph, A. « Transition State Theory in Chemical Reactions », in Femtochemistry &
Femtobiology: Ultrafast Reaction Dynamics at the Atomic-Scale Resolutions, Nobel Symposium 101,
Sundström, V. (Ed.), Imperial College Press, London, 1997.
5
moindre hésitation. Si mon choix était d’envisager de redevenir étudiant en apprenant à
travailler différemment pour me donner la chance de comprendre un peu mieux ce que je
faisais, il me fallait au moins préalablement acquérir des bases pour travailler dans de bonnes
conditions ! « Rien ne donne plus le sens que de changer de sens » écrit Michel Serres dans
son livre le Tiers-Instruit5. Mon but était, autant que faire se peut, d’essayer vraiment
d’apprendre à poser les problèmes, à argumenter, à construire une analyse qui soit à la fois
cohérente et personnelle. Il fallait donc devenir différent et informé, bref, se métisser pour
recréer du sens à partir de la traduction intime d’un autre point de vue complémentaire.
εodifier ses ancrages n’est jamais simple, il faut du temps, du travail, de la nuance et de
la chance aussi. Comme l’écrit François Dagognet : « Philosopher consiste à pouvoir se
dépayser, à comparer et à renoncer à ses premiers repères. 6 ». Il faut intégrer ces changements
et gagner en maturité au fil des expériences en gardant toujours à l’esprit la relativité et
l’incomplétude des connaissances acquises. Semblable au bateau de Thésée, nul ne reste ni
tout à fait le même, ni ne devient tout à fait différent dès lors qu’il apprend, car apprendre est
avant toute chose une ouverture à de nouveaux rapports dont la construction ne peut se faire
que dans l’expérimentation et le risque d’une aventure. δ’acte d’apprendre nous transforme :
il ne s’agit pas de remplir un réservoir, de confirmer une identité, ou d’asseoir une essence
mais de conjoindre, de façon dynamique, de nouveaux attributs qui modifient notre définition
en tant qu’individu en fonction des contextes dans lesquels ces attributions deviennent
possibles. Comme l’écrit εichel Serres :

« δ’observateur extérieur croit volontiers que celui qui change passe d’une appartenance à
une autre μ debout à Calais comme il l’était à Douvres, comme s’il suffisait de prendre un second
passeport. Non. Cela ne se vérifierait que si le milieu se réduisait à un point sans dimension, comme
dans le cas du saut. Le corps qui traverse apprend certes un second monde, celui vers lequel il se
dirige, où l’on parle une autre langue, mais il s’initie surtout à un troisième, par où il transite […]. En
traversant la rivière, en se livrant tout nu à l’appartenance du rivage d’en face, il vient d’apprendre une
tierce chose. δ’autre côté, de nouvelles mœurs, une langue étrangère certes. εais par-dessus tout, il
vient d’apprendre l’apprentissage en ce milieu blanc qui n’a pas de sens pour les rencontrer tous. »7

δa métaphore de la traversée à la nage d’une rive de la chimie, en ce qui me concerne, à


celle de la philosophie des sciences, est intéressante quoique assez classique. Aquatique
d’abord, elle marque le passage, singulier et transformateur, d’une perspective de
connaissance à une autre en quittant ses attaches terriennes. La traversée insiste ensuite sur le

5
SERRES, Michel. Le Tiers-Instruit, Éditions François Bourin, Paris, 1991, p. 23.
6
DAGOGNET, François. Rematérialiser, Vrin, Paris, 1989, p. 235.
7
SERRES, Michel. Le Tiers-Instruit, op. cit., pp. 23 et 25.
6
vécu, le parcours, son historicité et sa contingence, il s’agit de transformations silencieuses
comme l’écrirait François Jullien8, de petites variations subtiles qui font que tout change sans
que l’on s’en rende compte au quotidien. Unde, qua et quomodo ! Il s’agit tout autant du
comment, de la manière et de l’itinéraire qui nous différencient par nos actes et que Vladimir
Jankélévitch nous conseille de ne jamais perdre de vue9. Un beau jour vous vous rendez
compte que vos cours de chimie quantique s’éclaircissent, que vous prenez du recul par
rapport à ce que vous aviez accepté sans mot dire. Votre vécu, votre travail, votre parcours
mêlés accompagnent un bouillonnement intérieur fécond qui fait, qu’à un moment donné, un
déclic se produit, vous comprenez tout simplement autrement ce qui, jadis, vous paraissez
obscur.
δ’apprentissage est une traversée « d’un jardin aux sentiers qui bifurquent » pour utiliser
la célèbre formule du poète Borgès dans son recueil Fictions10. Il s’agit aussi et surtout
d’insister sur une relation qui unit les deux rives. Les relata de chaque côté, la relation qui les
unie et les transforme au centre ; les deux pensées ensemble dans une démarche d’exploration
du monde. J’avais besoin d’interroger une connaissance, d’atteindre un autre but en traversant
un autre milieu. Ce besoin a été le moteur de cette thèse mais pas seulement, car il ne s’agit
pas que d’apprentissage par le métissage. Je m’intéresse depuis toujours aux relations qui
nous définissent et nous relient au reste du monde. Les chimistes le savent bien, des tables
d’affinité d’Etienne-François Geoffroy aux menstrues de Gabriel François Venel, de l’élément
de Dimitri Mendeleïev aux auto-assemblages de Jean-Marie Lehn, et j’en passe, ils classent et
définissent les corps chimiques par le biais d’opérations, bref, de relations. Relations et relata
sont clairement indissociables dans les pratiques des chimistes, un corps chimique est le
résultat de purifications successives qui lui permettent d’être isolé par rapport à d’autres
corps. A cette étape de purification correspond celle de médiation, pour parler avec Bruno
Latour11, qui fait proliférer instruments, verreries, dispositifs et protocoles. Le corps purifié
permet alors de définir une classe de composés qui sera étudiée par le biais de ses types de
« réactions » avec d’autres composés, bref, à partir des relations de transformation dans
lesquelles ce corps se trouve engagé. J’ai repris mes études dans cet autre domaine qu’est la
philosophie pour réfléchir sur notre description du monde en termes de relata et de relations.

8
JULLIEN, François. Les transformations silencieuses. Chantiers I, Grasset, Paris, 2009.
9
JANKELEVITCH, Vladimir. Le sérieux de l’intention. Traité des vertus I., op. cit., chapitre 1, Paradoxologie
de l’organe-obstacle.
10
BORGES, Jorge Luis. Fictions, Gallimard, nouvelle édition augmentée, 2003.
11
LATOUR, Bruno. Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Éditions la
Découverte, Paris, 1991.
7
Je ne peux m’empêcher d’exprimer à quel point ces années de travail ont amplifié mon intérêt
pour ce type de question.
J’ai eu la chance de travailler en master de philosophie à l’Université Paris X-Nanterre
sous la direction de Bernadette Bensaude-Vincent. J’ai assisté aux cours et ai validé toutes les
unités d’enseignement. Je me suis formé à l’histoire et à la philosophie des sciences, du
langage et de l’art. J’ai présenté un mémoire intitulé L’émergence de l’approximation des
orbitales moléculaires. J’ai repris au fil des publications, des comptes-rendus de colloques, et
d’entretiens avec des chercheurs, la construction de ce savoir en revisitant les pratiques
desquelles il émerge. Il était question d’éclaircir des cours en m’inspirant de ce que mon
expérience à propos de εarcus m’avait appris des mélanges empirico-théoriques, c’est-à-dire
de coopérations constitutives (au sens où elles prennent part à la constitution d’un savoir)
entre pratiques le plus souvent réputées disjointes. Je souhaitais également étudier les
relations entre la chimie, la mécanique quantique et la spectroscopie moléculaire qui avaient
conduit à ce type de savoir inédit. Je m’intéressais donc, sans en avoir pris la mesure, à
l’innovation, au processus d’individuation.
εême si cette expérience s’est très bien déroulée et a été récompensée comme telle par
ses évaluateurs, je commence, seulement aujourd’hui, à comprendre, au moins en partie,
certains cours et certaines lectures. Je fais un peu mieux le lien, par exemple, entre les façons
de faire de l’histoire et une étude épistémologique ou philosophique de la chimie. Avec plus
de maturité et de connaissances, je m’aperçois que l’étude des pratiques scientifiques a
toujours été au cœur de mon travail, même s’il reste toujours beaucoup de distance à parcourir
et surtout de chemins à construire. Je trouve cette situation motivante, il fallait prendre le
temps d’apprendre, de laisser ce savoir infuser, de lire, honnêtement, chaque auteur, ligne
après ligne, livre après livre. Je me suis instruit pendant ces années, quelle joie d’apprendre en
intégrant de nouvelles connaissances qui m’ont permis de dissoudre certaines de mes
représentations usuelles ; en un mot, quelle joie de pouvoir se construire en dépliant le
diamètre de sa propre sphère de finitude ! Cette thèse est la recherche d’un nouvel horizon
provisoire et émancipateur ainsi qu’une recherche d’un nouvel espace de partage entre
sciences et philosophie. Il s’agit d’une expérience, d’un ex perere, d’une sortie, même
partielle et provisoire, de soi. Comme l’écrit εichel Bitbol : « Un fondement arrête, alors
qu’une source jaillit. »12

12
BITBOL, Michel. De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, Flammarion,
Paris, 2010, p. 420.
8
J’ai toujours été, en outre, fasciné par la diversité des humains et des non-humains qui
nous entourent et avec lesquels nous construisons sans cesse un sens commun. Je
m’intéressais à l’émergence d’une nouvelle méthode quantique, celle développée par
Mulliken, mais au-delà de l’apparition de nouvelles méthodes ou spécialités scientifiques, je
m’intéressais aussi à l’émergence de nouvelles propriétés chimiques, de nouveaux corps
chimiques ; bref, à cette foisonnante prolifération d’hétérogénéités qui peuplent et font le
quotidien des chimistes et des humains en général. Je lisais beaucoup les philosophes de la
chimie, certains reliaient chimie quantique et concept d’émergence, quelle aubaine ! J’ai ainsi
eu idée de prolonger ma formation en philosophie en étudiant une mise en relation entre le
concept d’émergence, la chimie, et la chimie quantique. Bernadette Bensaude-Vincent a
préféré, en toute bienveillance, que des spécialistes de ces questions pointues accompagnent
ce type de travail, je me suis ainsi dirigé vers Michel Bitbol qui a été mon professeur en
master et vers Isabelle Stengers qui travaille, comme chacun sait, en liens étroits avec
Bernadette Bensaude-Vincent. Ils travaillent tous deux sur l’émergence et les approches
quantiques en interrogeant le rôle et le statut des relations et des relata dans l’économie du
savoir. δeurs visions et parcours hétérogènes ont été comme des sources d’énergie pour cette
thèse.
J’ai eu la chance aussi, grâce aux recommandations de Michel Bitbol, de bénéficier de
plusieurs financements qui m’ont permis de me rendre dans des laboratoires de recherche
pour enquêter ; de donner des conférences dans divers colloques ; d’organiser un atelier
international de philosophie de la chimie au CREA13 en septembre 2010 ; et de participer à
l’organisation du symposium annuel de la Société Internationale de Philosophie de la Chimie
en août 2012. J’ai également eu la chance d’écrire des textes en collaboration avec Rom
Harré, Michel Bitbol lui-même, Marina Banchetti-Robino ou Olimpia Lombardi et de trouver
enfin des éditeurs pour publier un double ouvrage que j’accompagne et qui regroupe les
principaux historiens, philosophes et sociologues de la chimie au niveau international ainsi
que de nombreux chimistes (encore et toujours un acte de création et de partage faisant tenir
ensemble des éléments hétérogènes !).
Ce livre devait être au départ une publication des actes de l’atelier organisé au CREA. J’ai
pris l’initiative d’étendre fortement sa portée, en l’ouvrant à un collectif plus important de
chercheurs et d’industriels. Il a été publié en langue anglaise par l’éditeur Cambridge
Scholars Publishing en juin 2013, et a donné naissance à un second livre écrit en langue

13
Centre de Recherche en Epistémologie Appliquée.
9
française qui sera publié par Hermann en 2014. Ces deux livres partagent une structure
commune même si les auteurs peuvent varier d’un livre à l’autre. Dans la première partie, j’ai
demandé à des chimistes ou des collectifs de chimistes et de philosophes, d’interroger leurs
activités chimiques quotidiennes et de faire « émerger » certaines questions d’ordre
épistémologique en vue d’initier de futurs travaux de recherche. δa chimie pour le
développement durable, la nanochimie, la chimie de la stratosphère, les nouveaux couplages
de méthodes d’analyse chimique et la nouvelle instrumentation, sont, entre autres, étudiés.
Cette partie prolonge le débat que j’avais organisé entre chimistes, historiens et philosophes
durant la journée de réflexion précédemment signalée. Pendant presque deux heures, à l’issu
de nombreuses présentations et d’échanges multiples, j’avais en effet animé un débat qui a
permis aux chimistes et philosophes de se parler, d’évoquer les points qui leur paraissaient
importants pour réfléchir à propos de la chimie dans le monde d’aujourd’hui. Ce débat a été
intense et a donné naissance à des collaborations. Dans la deuxième partie du livre, j’accueille
et prends au sérieux toutes les approches de la chimie (épistémologie historique, philosophie
analytique, approches transcendantales, épistémologie des pratiques, épistémologie des
technosciences, approches pragmatiques). J’ai demandé aux auteurs de développer ou
d’innover en leur précisant une feuille de route. Il s’agit de respecter la diversité des courants
sans les assimiler, et, par le développement de nouvelles synergies, de stimuler la créativité ;
bref de favoriser « l’émergence » de nouvelles collaborations, de nouvelles questions, de
nouveaux axes de recherche. La dernière partie du livre propose des concepts radicalement
nouveaux ou réinventés en vue de disposer d’outils pour penser la chimie dans le monde
actuel. Ces livres s’intitulent The Philosophy of Chemistry: Practices, Methodologies, and
Concepts et La chimie, cette inconnue ?
Je rends possibles d’autres mises en relation entre chimistes, historiens, sociologues et
philosophes en tant qu’éditeur associé (« Deputy Editor ») de la revue Foundations of
Chemistry qui représente le principal journal de ce milieu de recherche. Son éditeur en chef,
Eric Scerri, a souhaité m’intégrer dans son équipe afin d’ouvrir de nouvelles perspectives et
de faire travailler ensemble des chercheurs d’origines différentes. Il s’agit, dans ce cadre, de
créer des passerelles entre approches épistémologiques réputées incompatibles (philosophie
continentale et philosophie analytique) et surtout d’accompagner de nouvelles formes de
créativité, d’étendre de nouveaux réseaux, de soutenir de nouveaux chercheurs et projets de
recherche ; bref d’aider une jeune communauté de recherche à se développer. J’éditerai, à ce
titre, un numéro spécial consacré aux pratiques nanochimiques fin 2013. La philosophie de la
chimie, nous le verrons, est un domaine récent en philosophie des sciences qui
10
s’institutionnalise seulement durant les années quatre-vingt dix. Le quatorzième Congrès
International de Logique, Méthodologie et Philosophie des Sciences a organisé, pour la
première fois, une session en philosophie de la chimie en juillet 2011 à Nancy ! Cette session
comportait seulement six présentations. δa création d’un espace de partage est donc plus que
jamais d’actualité pour faire émerger cet autre domaine qui a tant à apporter à la philosophie
en général. Accompagner, relier, respecter sont des verbes porteurs de vie, de créativité et
d’émancipation μ ils permettent de passer d’une association d’éléments hétérogènes à une
autre, de créer du sens, même provisoire ; bref d’exister avec les autres ! Comme l’écrit
Jankélévitch dans Les vertus de l’amour :

« Aimer, donner, pardonner, créer, - ces quatre mots désignent quatre formes d’initiative, quatre
formes d’innocence : sous ces quatre formes la conscience accomplit un mouvement efférent et direct
vers l’autre ou vers l’objet, un mouvement sans retour sur soi. »14

Les chimistes, paraît-il, aiment les mélanges. Construisons donc des projets qui rendront
possibles de nouvelles interactions, l’apparition de nouveaux corps institués, de nouveaux
outils, et l’émergence de nouveaux sujets de recherche.
Durant cette thèse, j’ai donc pu lire attentivement et rencontrer la plupart des acteurs de ce
milieu de recherche tant en France qu’au niveau international. Je me suis rendu dans des
laboratoires de chimie qui utilisent la chimie quantique pour étudier la réactivité moléculaire.
Ce travail est aussi le résultat d’échanges et de rencontres multiples avec le lauréat du Nobel
de chimie, Roald Hoffmann, et les éminents chimistes théoriciens Brian Sutcliffe, Guy
Woolley, Chérif Matta, et Paul Popelier.
Je souhaiterais simplement conclure cet avant-propos en signalant que ce travail a été
réalisé avec sérénité, beaucoup de respect et le souci constant de partager. Au risque de
surprendre le lecteur, j’écrirais bien volontiers que je conçois la philosophie comme une
histoire d’amour, une philo-sophia. Il est ainsi question de chercher, seulement et simplement,
une voie d’articulation entre un concept et des pratiques chimiques ; je construis une
perspective, incomplète et ouverte, qui sera approfondie avec le temps. Je ne ressens pas le
besoin, en tant que chimiste et étudiant en philosophie, de me singulariser en me distinguant
des physiciens et des biologistes, et encore moins des philosophes de la physique et de la
biologie. J’envisage le réductionnisme, dont il sera en partie question dans cette thèse, avec
un recul nécessaire à toute enquête à la fois exigeante, nuancée et honnête.

14
JANKELEVITCH, Vladimir. Les vertus de l’amour. Traité des vertus II, Flammarion, Champs essais, Paris,
1986, p. 267.

11
Pourquoi évoquer ce point ? Quel est mon objectif ? Pourquoi prendre le risque d’associer
un travail en philosophie des sciences avec des valeurs morales qui semblent si lointaines du
travail réputé habituel des philosophes et des scientifiques ? Parce que beaucoup de débats
philosophiques ont tourné et tournent toujours autour de la question de la réduction d’une
discipline à une autre, d’une théorie à une autre, d’un niveau (ontologique, épistémologique,
etc.) à un autre. δa réduction est au cœur d’alternatives qui structurent le débat sur
l’émergence et la réflexion sur la chimie quantique et la chimie en général. Je prendrai donc la
distance nécessaire vis-à-vis d’une polarité forte entre holisme et réductionnisme et en
interrogerai la pertinence en partant de l’étude de ce que font les chimistes concernés et les
philosophes qui font référence à la chimie.
Il s’agit d’expérimenter une articulation d’un concept d’émergence avec un ensemble de
pratiques chimiques, bref, selon des circonstances à étudier minutieusement, de relier
philosophie et science. Toute expérimentation est risquée et à renouveler sans cesse car elle
demeure constitutivement ouverte et partielle. Les alternatives toutes faites qui nous sont
proposées à propos de l’émergence et de la chimie sont comme des stratégies d’occupation
d’un espace de réflexion, elles font partie de dispositifs, au sens foucaldien15 du terme, qui ont
permis de séparer science et philosophie, nature et culture, science et culture ; bref, de faire
comme si ces dernières étaient des entités indépendantes les unes des autres. Il faut être
conscient que ces alternatives accompagnent une définition de la science, en l’occurrence
celle la chimie (quantique ou non), et une définition de la philosophie des sciences qui
implique une façon de philosopher à propos des sciences. Ces « définitions » ont leurs
présupposés et des objectifs à atteindre, elles ne vont pas de soi, elles ne sont pas neutres !
Aimer consiste donc à enquêter, à dénouer des polarités et à créer des mises en relation
capables de stimuler une créativité, un essor d’un savoir ouvert, une quête incomplète et
inachevée du sens de ces activités. Il ne s’agit pas pour autant de tout niveler et de faire
converger science, nature, culture, philosophie en un tout indifférencié et en conséquence
flou. Articuler, mettre en relation sont des activités humaines qui n’ont rien à voir avec une
assimilation, impériale et impérieuse, mais qui permettent justement d’identifier des
différences, des modes et des degrés d’existence, des visions du monde différentes et de les
faire tenir-ensemble.

15
FOUCAULT, Michel. Le jeu de Michel Foucault, Dits et écrits, T. II., Gallimard, Paris, 1994 [1977], pp. 298-
329.

12
Crombies, Davidson, Lakatos, Kuhn, Quine, Hacking et Latour, entre autres, ont beaucoup
écrit à propos des styles et des programmes de recherche scientifiques, des paradigmes, des
réseaux, des ontologies relatives et régionales. Le XXème siècle est marqué par le
foisonnement de paysages conceptuels, logiques et instrumentaux, bigarrés ; bref de
« cantons ou micro-rationalités » comme l’écrirait Bachelard. La multiplication des types de
logique, l’invention d’instruments qui permettent d’interagir avec les non-humains à des
échelles temporelles et spatiales sans cesse modifiées de l’infiniment grand à l’infiniment
petit pour parler avec Pascal, l’éclosion de concepts enfin, n’ont cessé de célébrer
l’hétérogène là où régnaient autrefois le semblable, l’homogène, l’isotrope et la matière
passive et géométrisée. Des logiques non-booléennes aux lasers femtosecondes, des sciences
de la complexité aux mathématiques fractales, des matériaux nanocomposites aux sondes
atmosphériques, des satellites géostationnaires aux accélérateurs de particules, nous ne
cessons de redéfinir nos modes d’action et d’exploration, et, avec ces nouveaux modes, de
faire apparaître de nouveaux corps chimiques, de nouvelles relations, de nouveaux problèmes
à résoudre. Bref, nous ne cessons de stimuler une émergence luxuriante de différenciations, là
où les sciences, jadis, opéraient par répétition, démarcation et validation dialectique. Le
global devient plus dense, le local aussi ! Comment les relier sans les niveler ? Pourquoi
s’étonner par ailleurs d’un engouement pour le réductionnisme face à un tel afflux de
« pluralismes », intégratifs ou non, qui traduisent la profusion des détails géométriques,
empiriques et conceptuels ? Pourquoi s’étonner de l’existence de tentatives nombreuses visant
à ramener du nouveau à du connu, un tout à ses éléments constitutifs isolés ou en relation, une
molécule à ses atomes, une induction à une déduction ? Il n’est pas possible de construire
quoi que ce soit à partir de nulle part ! δorsque l’hétérogène devient diluvien, il faut
multiplier les amarres pour tenter de maintenir le bateau à quai.
Dans Le renard et le hérisson, Stephen Jay Gould a montré à quel point le réductionnisme
peut s’avérer être très pertinent dans un certain cadre d’étude et non dans un autre16. Il
précise :

« Je pense que le réductionnisme – puissante méthode qu’il convient d’utiliser lorsque cela est
nécessaire, et qui a été extensivement employée avec succès tout au long de l’histoire de la science
moderne - ne peut devenir (logiquement et empiriquement) une méthode de recherche généralisable
[…] »17.

16
GOULD, Stephen Jay. Le renard et le hérisson, Éditions du seuil, Paris, 2005, chapitre 9.
17
Id., p. 200.
13
Gould voit deux limites considérables à cette expansion sans fin du réductionnisme :
l’émergence de nouvelles propriétés d’une part et la contingence de leur apparition d’autre
part qu’il aborde dans le cadre de la biologie de l’évolution. Il polarise ainsi le débat mais
sans opposer les approches ; il articule selon le contexte, il apprécie des circonstances, des
enjeux, des ressources qui justifient l’utilisation d’une approche plutôt qu’une autre. Il
apprend à envisager le cas par cas à l’instar des chimistes Mulliken et Marcus dans leurs
domaines respectifs. Il prend au sérieux la diversité des approches et des situations. Cette
démarche fait preuve de mesure, d’humilité et de discernement, elle introduit une certaine
forme de pragmatisme dans un domaine de recherche rigidement balisé. La grande force de
Gould consiste à abandonner toute position de surplomb pour envisager la diversité des
terrains d’étude qu’il aborde. Il appartient à ces scientifiques à propos desquels Isabelle
Stengers affirme :

« Ceux-là, s’ils « envisagent les choses à fond », ne permettent pas de déraciner les choses du
tissu des circonstances à partir desquelles elles prennent sens, de les isoler, de construire grâce à elles
un jugement qui permette la généralisation, l’extrapolation, l’oubli de la chose pour la règle
compréhensible et utilisable par n’importe qui. »18

Gould explore minutieusement les pratiques scientifiques en restant conscient des


domaines dans lesquels les modèles et les raisonnements sont valides. Cette attitude nuancée
face au savoir me fait penser à Georges Canguilhem écrivant : « Nous pensons, quant à nous,
qu’un rationalisme raisonnable doit savoir reconnaître ses limites et intégrer ses conditions
d’exercice. »19
Gould montre à quel point également, il faut chercher à construire un nouveau lien entre
sciences humaines et sciences de la nature pour penser les sciences, les humanités et la vie
comme un tout. Il évoque une nouvelle forme de consilience en se référant au philosophe
William Whewell20, et en nous expliquant que ce terme « désigne littéralement le « saut
simultané » d’observations disparates au sein d’une explication commune capable, en
principe, d’en rendre compte avec une théorie unique »21. Gould recherche l’unité dans la
diversité, E pluribus unum, écrit-il en invoquant la devise américaine.

18
STENGERS, Isabelle. « Une science au féminin », in Les concepts scientifiques, STENGERS, Isabelle &
SCHLANGER, Judith, Folio essais, Gallimard, Paris, 1991, p. 185.
19
CANGUILHEM, Georges. La connaissance de la vie, Vrin, Paris, 2009 [1965], Introduction, La pensée et le
vivant, p. 16.
20
WHEWELL, William. Theory of Scientific Method, Butts, Robert. E. (Ed.), University of Pittsburg Press,
Pittsburg, 1968.
21
GOULD, Stephen Jay. Le renard et le hérisson, op. cit., p. 250.
14
Je n’envisagerai pas dans cette thèse d’évoquer une forme de consilience car je ne
recherche pas du tout une théorie unique, même révisable, et encore moins une unité causale
entre phénomènes disparates. Je cherche une forme de complémentarité entre perspectives
hétérogènes qui me servira de base pour mettre en relation un concept, celui d’émergence, et
un ensemble de pratiques subsumées sous le nom de chimie ou de chimie quantique. Il s’agit
d’articuler sans réduire et de réfléchir aux façons de faire de la philosophie des sciences. Dans
La Nouvelle Alliance, Isabelle Stengers et Ilya Prigogine écrivent :

« Au moment où nous découvrons la nature au sens de la physis, nous pouvons également


commencer à comprendre la complexité des questions auxquelles se confrontent les sciences de la
société. Au moment où nous apprenons le « respect » que la théorie physique nous impose à l’égard de
la nature, nous devons apprendre également à respecter les autres approches intellectuelles, que ce
soient les approches traditionnelles, des marins et des paysans, ou les approches créées par les autres
sciences. Nous devons apprendre non plus à juger la population des savoirs, des pratiques, des cultures
produites par les sociétés humaines, mais à les croiser, à établir entre eux des communications inédites
qui nous mettent en mesure de faire face aux exigences sans précédent de notre époque. »22

Les origines de ce travail de thèse, ses objectifs principaux, et l’état d’esprit dans lequel ce
travail a été abordé et accompli, sont à présent explicites. Il est temps de partager les fruits de
mon enquête.

22
PRIGOGINE, Ilya & STENGERS, Isabelle. La nouvelle alliance, Éditions Gallimard, Paris, 1979, pp. 390-
391.
15
I. Position du cadre d’étude

1.1 Emergence et chimie

δ’émergence se pose immédiatement en chimie comme un problème d’articulation entre


ce que nous connaissons d’un corps chimique (molécule ou matériau) en tant qu’entité, ce
qu’il contient (que je définirai comme une pluralité active) et le milieu dans lequel il se situe
(son contexte physico-chimique mais aussi un ensemble plus vaste, à la fois humain et non-
humain, dans lequel il est produit et se répand, et sur lequel il agit).

δ’exemple préliminaire de l’hémoglobine me semble particulièrement évocateur. Cette


molécule capte le dioxygène dans les poumons ou dans les branchies et le transporte dans les
tissus où il est stocké par la myoglobine. δ’hémoglobine contient quatre « hèmes », c’est-à-
dire quatre cycles porphyriniques liés chacun à un ion central de fer au degré d’oxydation
deux (Fe2+) dans la configuration électronique dite « haut spin »23. Les cycles porphyriniques
sont eux-mêmes reliés à un ensemble bigarré de quatre chaînes protéiques. Deux de ces
chaînes, dites « chaines bêta » en raison d’un agencement en forme de feuillets plissés de
leurs constituants, contiennent, par exemple, pas moins de cent-quarante-six acides aminés24.
Les deux autres, dites « chaînes alpha », présentent l’agencement en hélice de cent-quarante-
et-un acides aminés, dont la stabilité est liée à la présence de nombreuses liaisons hydrogène.
D’une façon générale, l’hélice peut se replier sur elle-même, les biochimistes parlent alors de
« structure tertiaire » de l’hémoglobine, déterminée par le jeu des interactions non-covalentes
(lipophilie, hydrophilie, liaisons hydrogène, interactions colombiennes) entre les portions de
l’hélice et également entre la protéine et le milieu environnant25. La structure spatiale de
l’entité émergente est donc le résultat de l’enchevêtrement actif de cette pluralité de
constituants et de leurs interactions dynamiques avec le milieu.
Aucun des constituants, quelle que soit sa nature (cycle, chaîne protéique, ion Fe2+ en
configuration « haut spin », hème, etc.), ne peut fixer séparément le dioxygène, et encore
moins permettre de prévoir sa fixation, son transport et sa libération par l’hémoglobine. Seule
l’entité qu’ils forment, que les chimistes appellent un « complexe », mot qui interpelle le
philosophe et que j’interrogerai dans cette thèse, présente ces propriétés émergentes. Selon le

23
Nous expliquerons cette notion lors de notre étude des descriptions chimiques quantiques.
24
HUHEEY, James; KEITER, Ellen & KEITER, Richard. Chimie inorganique, traduit de l’anglais par
POUSSE, André & FISCHER, Jean, DE Boeck Université, Paris, Bruxelles, 1996, chapitre 19.
25
TRONGH ANH, Nguyên. Introduction à la chimie moléculaire, Ecole Polytechnique, 1994, chapitre 8.
16
milieu, c’est-à-dire selon les circonstances, cette fixation peut être modifiée. Le monoxyde de
carbone présente, par exemple, une plus grande affinité26 pour l’hémoglobine que le
dioxygène, sa fixation progressive déplace ce dernier et peut entraîner, selon le cas, la mort
par asphyxie. δa fixation du dioxygène sur l’hème conduirait, par ailleurs, à une oxydation
irréversible de l’ion Fe2+. Si on expose au dioxygène des hèmes libres en solution, ces
derniers sont convertis presque immédiatement en hématine, complexe du fer à l’état
d’oxydation trois (Fe3+) dans lequel deux hèmes sont reliés par un pont doublement oxygéné.
Cette transformation est empêchée par différents mécanismes coopératifs faisant intervenir,
entre autres, l’encombrement lié à l’occupation de l’espace moléculaire, dit « encombrement
stérique ». Le repliement de la chaîne protéique forme autour de l’hème une poche
hydrophobe qui, tout en permettant au dioxygène d’accéder au site ferreux, protège ce dernier
du contact oxydatif avec l’eau environnante.
Ce n’est pas tout, Max Ferdinand Perutz, Prix Nobel de chimie 1962, a proposé un
mécanisme pour rendre compte de la coopérativité des quatre groupements hèmes présents
dans l’hémoglobine. Il est fondé essentiellement sur l’idée que l’interaction entre une
molécule de dioxygène et un groupement hème peut influencer la position de la chaîne qui y
est fixée, qui influence à son tour les autres chaînes protéiques au travers des liaisons
hydrogène27. Ce couplage des diverses sous-unités par liaisons faibles non-covalentes
correspond à la structure « quaternaire » des protéines. Perutz insiste sur trois facteurs
déterminants μ (1) l’environnement de l’hème ; (2) le mouvement (Perutz parle de « tension »)
des chaînes protéiques ; (3) la rupture des liaisons hydrogène qui pontaient la structure. La
fixation du dioxygène sur un hème entraîne un appariement de spins au niveau du fer qui rend
possible un tassement local de la molécule dans le plan de la porphyrine concerné. Chaque
hème fixe une molécule de dioxygène, la fixation d’une molécule a des conséquences sur les
fixations ultérieures car elle implique la réduction des tensions de cycles locaux. La fixation
de la dernière molécule de dioxygène sera alors beaucoup plus aisée que les précédentes. Les
effets de coopération entre hèmes ne sont ainsi pas linéaires, simplement prévisibles par
simple additivité, mais dynamiques et co-dépendants.

26
δa constante de formation du complexe de l’ion Fe2+ avec le monoxyde de carbone est plus élevée que celle du
complexe formé par le même ion avec le dioxygène à la même température, ceteris paribus. Je fais ici référence
à une évaluation quantitative d’un équilibre thermodynamique de formation d’un complexe chimique et non à la
notion d’affinité, si bien décrite par les historiens des sciences, à propos des faiseurs de table du XVIII ème siècle.
δ’idée de déplacement d’un composé au profit d’un autre, par union et désunion de corps chimiques, est
cependant commune à ces deux approches scientifiques hétérogènes.
27
PERUTZ, Max Ferdinand. Mechanisms of Cooperativity and Allosteric Regulation in Proteins, Cambridge
University, Cambridge, 1990.
17
Il faut retenir de cet exemple trois idées essentielles dont je ne prétends aucunement
qu’elles soient généralisables, mais qui seront, pour mon étude, comme un fil directeur dont
j’interrogerai graduellement la pertinence. Il faut retenir tout d’abord que l’entrelacement de
l’entité, de ce qu’elle contient et de son milieu est dynamique, processuel. Les termes
indiqués en italique (affinité, mécanisme, coopérativité, déplacement, couplage, interaction,
fixation, contact, réduction des tensions) sont régulièrement utilisés par les chimistes pour
expliquer la transformation chimique et l’émergence de propriétés nouvelles qui lui est
associée.
Il faut ensuite retenir que ces processus font intervenir, de manière active, un ensemble
pluriel, très vaste, de corps chimiques (ions Fe2+, Fe3+, des centaines d’acides aminés, des
hèmes, des cycles porphyriniques, des chaînes protéiques, etc.) et d’interactions hétérogènes
en nature et intensité (liaisons hydrogène, interactions hydrophobes, liaisons covalentes, etc.).
Il faut également tenir compte du solvant ou du mélange de solvants, bref du milieu extérieur,
dont la composition peut largement modifier l’entrelacement des ingrédients chimiques
contenus dans l’hémoglobine et la forme spatiale de l’entité globale obtenue dont découlent
certaines propriétés nouvelles. Entité au sens d’entitas, c’est-à-dire d’une réalité individuelle
mais indéterminée, sa nature et forme dépendent, en effet, de « ce » solvant-ci, de « cette »
valeur de pH-là, de « cette » façon de chauffer et de remuer le milieu ; bref d’une prédication
hautement circonstanciée ! La notion de pluralité, d’hétérogénéité active est capitale pour
expliquer ces processus. Il importe de « solidariser le substrat et ses capacités » et « de
devoir admettre la richesse inexhaustible et sans cesse renouvelée de ce qui est étendu » pour
parler avec François Dagognet28. Il importe également de saisir cette activité en termes
d’actualité de ces corps chimiques et de l’entité hémoglobine, le mot activité étant entendu au
sens latin d’actus. Ces entités existent pour les chimistes et les biochimistes car elles agissent,
et c’est cette forme d’action ou d’interaction qui détermine la signification du mode
d’existence de l’hémoglobine comme entité. Actus dérive de la notion d’energeia
aristotélicienne qui renvoie aux notions d’effectivité et d’existence réelle. δ’entité se définit
ainsi par son effectivité émergente, par exemple, celle liée au transport du dioxygène.

Il faut retenir enfin l’ensemble des circonstances que le chimiste doit estimer, apprécier
pour articuler les connaissances liées à la nouvelle entité, la pluralité active qu’elle contient et
son milieu. δ’agencement de ces hétérogénéités permet l’articulation de niveaux de
description qui sont « saisis ensemble », c’est-à-dire qui se définissent mutuellement par et à

28
DAGOGNET, François. Rematérialiser, Vrin, Paris, 1989, p. 166.
18
travers le processus de production de l’hémoglobine dans notre exemple, mais aussi ceux liés
à la fixation, au transport et au relâchement du dioxygène. Bref, il s’agit d’articuler des
niveaux qui se définissent mutuellement par rapport à des modes d’action, d’intervention,
c’est-à-dire à des opérations. Pour comprendre la formation et les propriétés émergentes de
l’entité hémoglobine, il ne s’agit pas de se demander ce qu’elle est mais en quoi elle consiste.
δe verbe consister renvoie à l’étymologie latine consistere qui signifie « tenir ensemble ».
Comment ces hétérogénéités tiennent-elles ensemble ?
Pour répondre à cette question, les chimistes mettent au point des stratégies elles-mêmes
hétérogènes. A un ensemble bigarré d’expérimentations et de techniques analytiques
(électrophorèse, chromatographies, résonance magnétique nucléaire, résonance
paramagnétique électronique, tests chimiques et biochimiques, etc.), viennent se greffer non
seulement des modèles de couplages électromécaniques qui simulent les mouvements et
interactions de sous-unités intégrant de très nombreux acides aminés, mais aussi des
simulations quantiques, davantage circonscrites, quasi locales, qui permettent l’étude de
« sites réactionnels ». Ces pratiques permettent, une fois agencées, de comprendre sans
réduire, c’est-à-dire sans déduire, comment et à quel point l’entrelacement des trois niveaux
rend possible une interprétation des nouvelles propriétés à l’intérieur d’une démarche
d’investigation ouverte et inexhaustible.
Quelle que soit l’ambition des pratiques mises au point par les chimistes, que ces dernières
réifient les propriétés en les considérant comme intrinsèques aux corps chimiques ou qu’elles
en proposent une approche fonctionnelle et/ou relationnelle, l’étude de la « nouveauté
chimique » fait toujours appel à une pratique d’agencement. Que les modèles quantiques
locaux usent de descriptions holistiques (en termes de densité fonctionnelle ou d’orbitales
moléculaires comme je le montrerai dans cette thèse), ou qu’il soit au contraire question de
couplages (mécaniques ou radiatifs) de sous-ensembles à une autre échelle de description,
l’ « appréciation » globale de la propriété nouvelle découlera d’une approche méréologique
d’articulation. δe vocabulaire utilisé par les chimistes et les usages qu’ils en font le soulignent
immédiatement. Il s’agit d’étudier des « sous-unités », des « portions », des « constituants »,
des « groupements », des « parties », des « fragments », des « poches hydrophobes », des
« sites réactionnels », et j’en passe. Cette approche méréologique permet d’agencer les
modèles, les résultats de nos opérations instrumentales sur la matière (que Rom Harré, j’y

19
reviendrai avec insistance, analyse par le biais de son concept « d’affordance »29), mais aussi
les procédés, les protocoles et les représentations des chimistes, dans un domaine donné
d’activité de recherche et à un moment particulier. Cet agencement ne se définit nulle part
ailleurs que dans la manière dont les éléments hétérogènes communiquent, dans leurs rapports
et mises en relation. En ce sens, l’agencement est l’unité minimale de l’existence quel qu’en
soit le registre. Gilles Deleuze et Claire Parnet écrivent : « […] l’unité réelle minima, ce n’est
pas le mot, ni l’idée ou le concept, ni le signifiant, mais l’agencement. »30 Il me semble
qu’une extension de ce propos aux pratiques scientifiques ouvre une perspective prometteuse
d’étude de l’émergence comme problème d’articulation entre niveaux codéfinis.
Ce n’est pas tout ! Il n’est pas seulement question d’un rapport épistémique, d’une quête
de sens que nous articulons a posteriori comme si nous maîtrisions pleinement le devenir de
nos actions sur la matière, comme si tout dépendait seulement de nous, de nos projets, de nos
désirs, de nos représentations. Un décentrement est nécessaire, il passe par l’évocation, la
prise en compte et l’évaluation, même partielles, de ce qui nous échappe et nous conditionne
cependant à croire le contraire. Dagognet écrit :

« [E]n conséquence, le fond, absorbé par le but, s’évanouit μ l’ustensilité, c’est-à-dire “un non-
moi” dévoué au moi, qui l’a d’ailleurs soigneusement façonné, permet à la conscience de se rencontrer
partout et d’ignorer l’au-delà du cercle où elle brille. D’entrée de jeu, on escamote un peu les
situations μ déjà l’idée se privilégie et il ne faut compter qu’avec elle. »31

Les corps chimiques manifestent des propriétés que les chimistes n’avaient pas anticipées
et qui dépassent leurs objectifs, toute téléologie réductrice. Qui aurait imaginé, par exemple,
que les recherches fondamentales en chimie des solutions colloïdales rendraient possible
l’émergence de tant de propriétés nouvelles par modulation de certains facteurs comme la
concentration en colloïdes ? Qui aurait imaginé que ces propriétés inédites permettraient à
tant de nouvelles applications d’émerger (formulation des liquides en cosmétique, pharmacie
et agroalimentaire ; traitement des eaux et fluides biologiques par colmatage ; élaboration de
nouveaux matériaux nano-structurés en ingénierie tissulaire et catalyse ; développements de
nouveaux procédés de filtration par membranes ; etc.) ?32 Qui aurait imaginé, enfin, que ces
applications allaient modifier les enjeux, les moyens et les objectifs des chercheurs et des

29
HARRÉ, Rom. « Affordances and Hinge: new tools for the philosophy of chemistry », in The Philosophy of
chemistry: Methodologies, Practices and Concepts, Jean-Pierre LLORED (Ed.), Cambridge Scholars Publishing,
New Castle, Juin 2013.
30
DELEUZE, Gilles & PARNET. Claire. Dialogues, Flammarion, Paris, 1977, p. 65.
31
DAGOGNET, François. Rematérialiser, op. cit., p. 8.
32
BACCHIN, Patrice. Génie des interactions physico-chimiques : Applications à la transformation de la matière
molle, Habilitation à diriger des recherches, Université Paul Sabatier, Toulouse, 2006.
20
industriels, en favorisant l’étude de nouveaux contextes, et donc la création de nouvelles
solutions colloïdales aux propriétés physico-chimiques inédites ?
Des travaux historiques récents ont permis d’établir à quel point les corps chimiques
échappent en partie à nos capacités de prédiction et de planification33. Ce faisant, la question
de l’émergence en chimie n’est pas seulement liée à un état actuel de connaissance d’un corps
chimique (relativement à l’ensemble des autres corps, à nos instrumentations et nos capacités
cognitives), car nous n’avons jamais une connaissance exhaustive des effets qui dépendent
des contextes et des relations mutuelles entre corps chimiques. En un mot, l’émergence ne
pose pas uniquement un problème épistémique car, dans le cadre opératoire, créateur,
producteur et actif de la chimie, le problème de la nouveauté reste en permanence et
constitutivement ouvert.
Un nouvel horizon s’ouvre autour de nos nouveautés chimiques et dans lequel de
nouveaux actants interviennent : des nouveaux corps humains renouvelés par des matériaux
composites et des médicaments mis au point par les chimistes de synthèse, des pesticides et
des inhibiteurs endocriniens qui peuplent la moindre parcelle de nos rivières et transforment
les écosystèmes, des nouveaux groupes de pression environnementaux qui influencent les
programmes politiques, et j’en passe. Bref, notre monde se rappelle à nous par le biais des
conséquences inédites que nos actions ont, en retour, sur nous-mêmes. Cette situation appelle
et consolide une approche pragmatique des sciences et des techniques auquel le problème de
l’émergence des corps chimiques est rattaché par le biais de son actualité, au double sens
d’effectivité et de présence au quotidien. Les limites du laboratoire sont repoussées par
l’entrée en scène de notre monde ; les chimistes sont mis en demeure, par un ensemble de
lois, normes et règlements d’échelles diverses, d’évaluer le devenir du corps chimique dès sa
conception. Projeter nos productions dans le temps, penser la chimie selon ses effets, la
biodégradabilité des produits, les cycles de vie, constituent des changements en chimie34.
Cette situation est intéressante pour quiconque entreprend une étude de l’émergence dans ce
domaine, car elle suppose de repenser les processus d’interaction des corps chimiques, ce qui
suppose, en outre, d’élucider les modes d’interdépendance des produits chimiques, du monde
vivant et du monde des objets qui nous entourent. Cette démarche suppose par voie de
conséquence de mettre au point de nouveaux couplages entre méthodes d’analyse et

33
KLEIN, Ursula & SPARY, E.C. (Eds.). Materials and Expertise in Early Modern Europe: Between Market
and Laboratory, University of Chicago Press, Chicago, 2010. KLEIN, Ursula & LEFEVRE, Wolfgang.
Materials in Eighteenth-Century Science. A Historical Ontology, The MIT Press, Cambridge Massachusetts,
2007.
34
LLORED, Jean-Pierre. « Approche épistémologique et chimie pour le développement durable », in La chimie
durable. Au-delà des promesses, Laura Maxim (Ed.), CNRS Éditions, Paris, 2011.
21
d’inventer de nouveaux collectifs et instruments35. Bref, cet ensemble d’exigences qui émerge
lui-même nous rappelle la dimension politique du problème de l’émergence, puisqu’il s’agit
de choix que les chimistes ont à faire, de priorités à définir, de valeurs à intégrer et à
réinventer. Le problème de la nouveauté reste en permanence et constitutivement ouvert, ai-je
écrit ; je le répète avec d’autant plus de conviction à présent que nos productions nous
dépassent et engagent notre responsabilité à des échelles multiples. Pourquoi ne pas accepter,
comme le suggère Bruno Latour dans L’espoir de Pandore, que :

« δ’action est toujours légèrement dépassée par ce sur quoi elle agit ; qu’elle dérive au gré des
traductions, qu’une expérience est un évènement dont le résultat dépasse légèrement la somme de ce
qui y rentre ; que les chaînes de médiation n’ont rien à voir avec un passage sans problème de la cause
à l’effet ; que les transferts d’information passent toujours par de subtiles et multiples
transformations […] »36 ?

Traductions multiples et effets inattendus limitent notre maîtrise, nos descriptions causales
linéaires et nos prévisions. Est-ce à dire pour autant qu’il faille renoncer à rendre intelligible
nos productions ou la nouveauté dans le monde sous prétexte qu’elles nous échappent ?
Certainement pas, il reste, bien au contraire, à reconnaître le caractère parcellaire de nos
pratiques et à l’intégrer dans une démarche dynamique, sans fin assignable, d’articulation de
nos savoirs, de nos prédictions, de nos objectifs scientifiques et sociétaux et de nos valeurs
(morales, esthétiques, etc.). δ’émergence reste ainsi abordable sous la forme d’un problème
lié à une articulation de nos connaissances et des effets qu’exercent sur nous, en retour, et
souvent sous la forme d’une surprise, nos propres créations tant symboliques que matérielles.
δ’émergence en chimie soulève le problème de la dimension également politique de nos
sciences et techniques comme le montre dans toute son œuvre Isabelle Stengers. Il n’est pas
seulement question d’opposer un tout à ses parties en accordant, selon le cas, la primauté à
l’un ou aux autres. Il s’agit plutôt de poser le problème, toujours fragmentaire, inépuisable et
en devenir, de la pertinence d’une consistance, d’un « tenir-ensemble d’éléments
hétérogènes » pour parler avec Gilles Deleuze et Félix Guattari37. Bref, d’un tenir-ensemble
qui intègre le corps chimique, ce qu’il contient, et son milieu, par le biais de processus de
transformation ou de persistance. Il faut également prendre en compte, et ce à une échelle
encore inégalée, les effets en retour de ce milieu humain ou non-humain sur ce corps

35
LLORED, Jean-Pierre. « Towards a practical form of epistemology: the example of sustainable chemistry », in
Practical realism towards a realistic account of science, Endla Lohkivi (Ed.), Studia Philosophica Estonica,
2012.
36
LATOUR, Bruno. L’espoir de Pandore. Pour une vision réaliste de l’activité scientifique, La Découverte,
Paris, 2007, p. 318.
37
DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix. Mille plateaux, Éditions de minuit, Paris, 1980, p. 398.
22
chimique, son cycle de vie, sa conception, ses propriétés émergentes, nos objectifs
scientifiques, techniques et sociétaux, nos instruments, et nos normes. Bref, il s’agit de
prendre en compte un ensemble disparate de médiateurs physiques, cognitifs et éthiques.
δ’émergence posée comme problème d’articulation doit intégrer une « boucle de rétroaction »
impliquant les effets de nos productions sur le monde, et ces boucles commencent à être
comprises par des sciences « hybrides » comme l’écologie, l’écotoxicologie, l’économétrie,
où les savoirs s’additionnent parfois ou se transforment mutuellement en de nouveaux mixtes
inédits selon le projet concerné, les moyens mis en jeu, les liens entre institutions impliquées,
les moyens d’une évaluation mise en œuvre. Dans La Traduction, Michel Serres écrit :

« δ’espace est pandoral. Amoncellement dénombrable d’êtres hétéroclites, du trivial itéré à


l’inintuitionable, du four à rayon noir au piège à éléments, du rond euclidien à la variété maladive.
Tout est nouveau par les soleils. »38

δes chimistes ne cessent d’ouvrir cet espace « pandoral » en agençant des nouvelles
entités et en synthétisant sans cesse de nouveaux corps chimiques hétérogènes 39. Ce faisant,
ils produisent des phénomènes inédits en faisant intervenir des interfaces pour mettre les
corps chimiques en relation. Ils négocient des circonstances de voisinage ou de proximité,
bref, en leur sens latin adfinitas, des affinités chimiques nouvelles. Les interfaces qu’utilisent
les chimistes sont des intermédiaires, ou mieux, des médiateurs qui permettent la création
d’un nouveau rapport de co-existence entre corps chimiques ; elles créent des détails en raison
de leurs singularités. Elles célèbrent le retour du matériau, ou montrent, pour parler avec
Dagognet, que la matière n’est pas un réceptacle passif :

« [L]a moindre parcelle [de cette matière] contient d’abord une pluralité de dispositifs, que le
laboratoire déplie et réarrange, qu’il construit. τn n’en a jamais fini avec elle. »40

En somme, mais peut-être pas seulement, il s’agit d’aborder l’émergence selon la


perspective d’un problème d’interfaces multiplement relatives. Une frontière, même poreuse,
délimite souvent de façon statique ce qu’il s’agit arbitrairement de faire tenir ensemble ; le
mot « interface » suppose en revanche une zone de contact, le lieu en devenir d’un lien, d’un
ensemble de relations. δ’interface invoquée concerne non seulement le corps chimique mais
aussi les corps qui l’environnent rendant ainsi possible une approche processuelle et
dynamique de l’émergence, mais elle concerne aussi celle qui relie le chimiste et le monde au-

38
SERRES, Michel. La Traduction, Éditions de minuit, Paris, 1974, p. 9.
39
SCHUMMER, Joachim. « The philosophy of chemistry: from infancy toward maturity », in Philosophy of
chemistry, D. Baird, E. Scerri and L. McIntyre (Eds.), Springer, Dordrecht, 2006, pp. 19-39.
40
DAGOGNET, François. Rematérialiser, op. cit., p. βζ0. δ’auteur utilise une majuscule pour écrire le terme
laboratoire.
23
delà de toute capture réaliste ou idéaliste d’une réalité telle qu’elle serait indépendamment de
nous. δ’interface enchevêtre la matière et la forme en mettant l’accent sur leur relation
mutuelle, en bref, elle est une notion, à développer, qui résiste à une « logique »
dichotomique. Cette interface dépend en effet : (1) d’une instrumentation performative sans
cesse renouvelée ; (2) de son inscription dans l’expérience humaine faisant appel à nos
capacités cognitives et nos désirs ; (3) d’une pratique révisable dans laquelle elle devient
concevable par la prise en considération d’un ensemble de projets intersubjectivement
définis ; (4) d’une temporalité qui lui permet de se constituer et de changer ; (5) d’un
agencement de dispositifs et de matières hétérogènes qui la constituent de façon primordiale ;
(6) des résistances enfin de ce que nous nommons le monde. En ce sens, l’émergence d’un
matériau, d’une molécule et de leurs attributs inédits pose un défi d’articulation qui se situe à
une interface où se nouent, se définissent mutuellement et se déploient, un intérieur et un
extérieur incluant les effets de nos productions, un ensemble de niveaux de description, et un
ensemble de pratiques opératoires provisoirement situées et stabilisées, déjà pourtant en cours
de transformation. Ce défi d’articulation posé, il est temps de présenter le cadre d’étude, notre
approche et sa progression.

1.2 Emergence et chimie quantique

Je m’intéresse à une mise en relation possible du concept d’émergence et l’ensemble des


pratiques que nous subsumons sous le terme de « chimie quantique ». Ces méthodes ont pour
objectif de déterminer, par le biais de calculs reliés directement ou non à une expérimentation,
une géométrie moléculaire, des niveaux d’énergie, la transformation d’un corps en un autre.
Elles envisagent, bien souvent, d’étudier la répartition électronique à l’intérieur des molécules
afin d’élucider leur réactivité. Une question vient immédiatement à l’esprit : comment
replacer cette étude dans le contexte plus général développé au chapitre précédent ?
Un lecteur, attentif et sceptique, pourrait, en effet, m’adresser, à juste titre, les remarques
suivantes : « Vous présentez l’émergence comme un problème d’articulation, je me permets
de vous rappeler tout d’abord que les philosophes distinguent une émergence épistémologique
et une émergence ontologique, où vous situez-vous par rapport à ces approches ? Par ailleurs,
si, comme vous l’affirmez, l’émergence de nouveaux corps chimiques n’est pas seulement
une question épistémique car nos productions nous échappent et agissent sur nos collectifs en
retour, je ne vois pas vraiment comment vous pouvez aborder l’émergence en lien avec la
chimie quantique de la même façon. En effet, il s’agit ici de calculs, de concepts, d’un

24
domaine théorique, des liens entre les molécules, les atomes, leurs noyaux et leurs électrons.
Je vous concède toutefois bien volontiers que la prévision des propriétés nouvelles est limitée
à la fois par la puissance de nos ordinateurs et nos approximations. Il ne s’agit nullement pour
autant de produire des corps chimiques qui peuvent agir sur notre monde et nous-mêmes par
un effet de boomerang. Qu’avez-vous à répondre à cette objection préliminaire ? Comment
une approche de l’émergence en termes politique et pragmatique est-elle-même tenable dans
le domaine théorique de la chimie quantique ? ».
Ces questions reflètent en partie des échanges que j’ai eus avec des chercheurs du
laboratoire des εécanismes Réactionnels de l’Ecole Polytechnique (DCεR, UεR 7θη1,
CNRS), du laboratoire de Photophysique et Photochimie Supramoléculaires et
Macromoléculaires de l’Ecole σormale Supérieure de Cachan (PPSM, UMR 8531, CNRS) et
des philosophes de la chimie au symposium de la Société Internationale de Philosophie de la
Chimie (ISPC) organisé en août β010 à l’University College d’τxford.
J’envisagerai les approches épistémologiques et ontologiques de l’émergence selon la
perspective des travaux de chimie quantique dans la deuxième partie de la thèse.
J’interrogerai la pertinence des arguments relatifs aux limitations techniques,
méthodologiques et conceptuelles dans tous les chapitres. Je souhaite seulement pour l’instant
revenir sur un point pour identifier ce qui est en jeu dans les propos qui isolent le travail
« théorique » de la chimie quantique des perspectives d’étude pragmatique et politique. Ce
type de réaction est loin d’être isolé parmi les scientifiques, il l’est encore moins parmi les
philosophes. Il engage une définition de la science et une définition de la philosophie des
sciences. Un modèle des sciences et un modèle de philosophie qui lui serait associé mais aussi
une façon de faire de la philosophie. Une séparation nette existerait entre une théorie jugée,
centrale, primordiale, estimable d’un côté, et sa périphérie, son noyau, sa ceinture, ses
pratiques, ses applications (les termes sont multiples dans les analyses épistémologiques et
philosophiques) de l’autre. Un contexte autour, le noyau au centre ; bref une approche
théorétique, qui isole le travail des scientifiques des réseaux socio-techniques dans lesquels ils
sont inscrits et prennent, au moins en partie, leur sens. Gilbert Hottois utilise le qualificatif
logothéorique pour évoquer ce type d’approche philosophique des sciences. δ’essentiel du
travail philosophique à propos des sciences reposerait, selon ces auteurs, sur l’étude de leurs
théories, de leurs langages, de leurs agencements logiques41. Bruno Latour écrit :

41
HOTTOIS, Gilbert. Philosophies des sciences, philosophies des techniques, Odile Jacob, Paris, 2004.
25
« [I]l est impossible de rendre compte des idées scientifiques si on les détache du réseau de
relations dans lequel elles prennent sens pour essayer d’en rendre compte pour elles-mêmes » 42.

Evoquons simplement un exemple pour illustrer ce point délicat, j’aurai, par ailleurs,
maintes fois l’occasion d’approfondir cette réflexion méthodologique par la suite. Je vous
propose de revenir brièvement aux premiers temps où apparaît la chimie quantique en France.

C’est à l’Institut du Radium que Raymond Daudel, ancien élève de δ’Ecole Supérieure de
Physique et Chimie Industrielles de la Ville de Paris, travaille avec Irène Joliot-Curie et
côtoie Antoine Lacassagne au Pavillon Pasteur. Ce professeur de médecine au Collège de
France étudie les applications médicales des radioéléments. Ces deux illustres chercheurs
supervisent la thèse que Daudel termine en 1λζζ et dont l’objectif principal est d’étudier la
séparation chimique de radioéléments formés par bombardement neutronique. Lacassagne est
influencé par les travaux de l’allemand τtto Schmidt sur le lien entre les effets cancérigènes
et la structure électronique des molécules43. Daudel entrevoit des liens possibles avec les
nouvelles méthodes quantiques. Un financement accordé par Lacassagne permet le
recrutement de Madame Alberte Pullman qui développe, au milieu des années quarante, « la
théorie des régions K »44. Elle propose des diagrammes moléculaires qui permettent de
prévoir les propriétés chimiques et biologiques d’une molécule. Elle établit, en outre, une
relation entre la structure électronique moléculaire, plus précisément, entre la densité
électronique de certaines « régions » moléculaires et l’activité cancérigène de certains
composés aromatiques. Les régions dites « K » sont alors fortement corrélées au potentiel
cancérigène établi par les biologistes45. Il est important de resituer le cadre de ces études pour
comprendre l’importance des réseaux de relations, bref des modalités et degrés d’extériorité
par rapport à un laboratoire scientifique.
Voilà deux chercheurs, Daudel et Alberte Pullman, qui travaillent avec des physiciens, en
lien avec des biologistes et des médecins, sur la base de la théorie de la résonance de Pauling
dans un pays où la chimie quantique ne se développe que tardivement dans les années
quarante. δa chimie qui utilise les calculs quantiques n’est pas encore acceptée et ses liens

42
LATOUR, Bruno. Le métier de chercheur, regard d’un anthropologue, 2ème édition revue et corrigée, INRA
Editions, Paris, 2001, p. 31.
43
LACASSAGNE, Antoine. « Préface », in Cancérisation par les substances chimique et structure moléculaire,
Pullman A et Pullman B (Eds.), Masson & Cie, Paris, 1955, pp. 5-8.
44
PULLMAN, Alberte. Contribution à l’étude de la structure électronique des molécules organiques. Etude
particulière des hydrocarbures cancérigènes, Masson, Paris 1946.
45
SIMÕES, Ana & GAVROGLU, Kostas, Neither Physics, nor Chemistry. A History of Quantum Chemistry,
The MIT Press, Cambridge, London, Massachussetts, 2011. LLORED, Jean-Pierre & BITBOL, Michel. «
Molecular Orbitals: Dispositions or Predictive Structures? », in Quantum Biochemistry, Chérif F. Matta (Ed.),
Wiley-VCH, Weinheim, 2010.
26
avec les autres domaines de la chimie étant quasi inexistants, il est inutile d’évoquer le
moindre lien préalable entre les biologistes et la théorie quantique. Plusieurs facteurs peuvent
expliquer cette situation, les historiens évoquent l’isolement de la science française après la
Première Guerre mondiale, l’hégémonie de la chimie organique expérimentale, l’influence du
Nobel Jean Perrin opposé à toute explication quantique de la liaison chimique, le rôle des
approches théoriques dominantes en chimie organique, la rigidité des institutions, les
conséquences du positivisme, etc.46 Je ne peux discuter ces hypothèses dans le cadre de cette
thèse, je prends simplement note de l’hétérogénéité des chercheurs en présence dans un cadre
non nécessairement favorable aux applications des théories quantiques à la chimie.
En 1947, Alberte Pullman collabore avec Coulson et change de méthode de calcul, c’est-
à-dire utilise l’approche des orbitales moléculaires proposée par Mulliken. Cette approche
rend plus pratiques les calculs semi-empiriques portant sur les molécules volumineuses qui
interviennent en biologie47. Les temps de calcul s’avèrent en effet plus courts en utilisant la
méthode des orbitales de Mulliken plutôt que celle du lien de valence proposée par Pauling.
La nature des outils mathématiques (les fonctions orbitales que seront étudiées plus tard)
utilisés est à l’origine de cette différence de mise en application pratique alors que les deux
méthodes sont évaluées comme équivalentes d’un point de vue théorique par Slater et
Coulson.
δ’année 1λζ8 marque un tournant pour la chimie quantique en France. Le Centre de
Chimie Théorique fondé par Daudel en 1943 reçoit l’appui financier du CNRS, la première
chaire de chimie théorique est attribuée à Jean Barriol à l’University de σancy, le premier
colloque international d’après guerre est organisé à Paris. Ce colloque « de la liaison
chimique » participe à la réorganisation, au niveau international, de ce milieu de recherche
après la guerre. Il marque l’entrée de la France sur la scène internationale et permet à la
chimie quantique d’être reconnue dans le domaine de la chimie théorique française ainsi que

46
GUERON, J & MAGAT M. « A history of physical chemistry in France », Annual Review of Physical
Chemistry, 22, 1971, pp. 1-23. CHARPENTIER-MORIZE, M. Jean Perrin (1870-1942). Savant et homme
politique, Paris, Belin, 1997. BLONDEL-MEGRELIS, M. « Between disciplines: Jean Barriol and the
Theoretical Chemistry Laboratory in Nancy », in Chemical sciences in the 20th century. Bridging boundaries,
Reinhardt (Ed.), Wiley-VCH, New-York, 2001, pp. 105-118. NYE, M.J. From chemical philosophy to
theoretical chemistry. Dynamics of matter and dynamics of disciplines, 1800-1950, University of California
Press, Berkeley, 1993. PESTRE, D. Physique et physiciens en France 1918-1940, Editions des Archives
Contemporaines, Paris, 1992.
47
LLORED, Jean-Pierre & BITBOL, Michel. « Molecular Orbitals: Dispositions or Predictive Structures? », op.
cit.
27
l’émancipation de la chimie théorique par rapport à la chimie physique48. Les plus grands
chercheurs sont présents comme, entre autres, Pauling, Coulson, Mulliken, Longuet-Higgins,
Lennard-Jones et Michael Polanyi. Ce colloque favorisera, en outre, des liens croissants entre
les équipes françaises et celles de Mulliken et Coulson.
En 1948 toujours, Bernard Pullman achève sa thèse sur l’effet des substituants sur la
structure électronique des molécules organiques et rejoint sa femme, ils formeront une équipe
de recherche indépendante par rapport à celle de Daudel. Le Centre de Chimie Théorique de
Daudel deviendra le Centre de Mécanique Ondulatoire Appliquée sous la tutelle du CNRS.
Daudel et son groupe travailleront principalement à une articulation du langage de la chimie
quantique et des principes fondamentaux de la mécanique quantique afin de clarifier des
notions issues des représentations chimiques non quantiques. Le groupe dirigé par le couple
Pullman se spécialise dans l’étude du lien entre la carcinogénèse et la délocalisation des
électrons dans les molécules. Ils utilisent majoritairement l’approche des orbitales
moléculaires, même s’ils font preuve, à l’instar de Coulson, d’un grand pragmatisme
méthodologique, n’hésitant pas à utiliser des méthodes diverses (interaction de configuration
en champ auto-cohérent, orbitales moléculaires, etc.) et à comparer les résultats des méthodes
en fonction des molécules étudiées et des objectifs à atteindre. Ils utiliseront des ordinateurs
de plus en plus sophistiqués dès la fin de années cinquante. Des alliances seront nécessaires
pour trouver les fonds indispensables à l’obtention de tels ordinateurs. Des liens s’établissent
entre IBM et le laboratoire de chimie théorique de Nancy, plusieurs autres institutions se
dotent d’ordinateurs (Ecole σormale Supérieure, le groupe Pullman) jusqu’à la constitution
d’un centre national de calcul en 1λθλ, le Centre Inter-Régional de Calcul Electronique
(CIRCE) qui hébergera le nouveau Centre Européen de Calculs Atomiques et Moléculaires
(CECAM)49. Ces centres sont le fruit de coopérations entre universités, de négociations avec
l’Etat français, bref d’alliances stratégiques et de mises en scène pour enrôler les partenaires
cruciaux.
Les échanges du couple Pullman avec l’étranger se multiplieront, en Suède avec Per-Olov
Löwdin, en Angleterre avec Coulson, aux Etats-Unis avec le groupe de Mulliken et Roothaan
notamment. Ils formeront par ailleurs de nombreux chercheurs comme Jeanne Bodet, Gaston
Berthier, Hélène Berthod, André Julg, εarcel εayot et Paul Rumpf. δ’idée commune que

48
SIMÕES, Ana & GAVROGLU, Kostas. Neither Physics, nor Chemistry. A History of Quantum Chemistry,
op. cit., Chapitre 4. GUERON, J & MAGNAT, M. « A history of physical chemistry in France », Annual Review
of Physical Chemistry, 22, 1971, pp. 1-23.
49
RIVAIL, J.L. & MAIGRET, B. « Computational chemistry in France: a historical survey », Reviews in
Computational Chemistry, 12, 1998, pp. 367-380.
28
partageaient ces chercheurs et institutions était de promouvoir le développement de la chimie
théorique et de la chimie quantique en France. Daudel, le couple Pullman, Barriol et Julg ont
tous écrits des ouvrages scolaires importants pour transmettre les connaissances, je citerai
volontiers : La Chimie Théorique co-écrit par Daudel et Poitiers en 1943 qui deviendra, en
raison de nouvelles coopérations issues du Congrès américain de Boulder en 1959, le livre
Quantum Chemistry co-écrit avec Lefevre et Moser50 ; Les théories électroniques de la chimie
organique (1952) ; Cancérisation par les substances chimiques et structure moléculaire
(1955) et Quantum Biochemistry (1963) co-écrits par Alberte et Bernard Pullman51.
Ces relations sont à l’origine de l’étude systématique du lien entre le phénomène de la vie
et la chimie quantique. Elles ont activement contribué à l’émergence de la biochimie
quantique qui résulte d’une traduction, au sens de Michel Callon52, de la chimie quantique
dans le domaine de la biologie, bref de la formation d’une discipline hybride, d’un mixte pour
parler avec Bernadette Bensaude-Vincent53 dans lequel tiennent ensemble une chimie, une
biologie, des mathématiques, une médecine et des logiciels informatiques54.
Cet exemple montre à quel point les travaux de Daudel et du couple Pullman sont
contingents, ils sont liés à un contexte, celui du croisement d’une chimie, d’une forme de
médecine et d’une physique des particules à l‘Institut du Radium dans un pays, la France, où
la chimie quantique n’avait pas encore droit de cité dans les années quarante. Ils résultent de
la traversée singulière et du déplacement de multiples interfaces entre chimie physique,
chimie organique, chimie théorique, physique nucléaire, physique quantique, biologie, et j’en
passe. Ils sont le résultat d’utilisation pragmatique de méthodes et de styles de recherche
différents, d’une institutionnalisation en train de se faire, de rencontres, de savoir-faire, de
concepts très sophistiqués. Le parcours du couple Pullman leur a aussi permis d’aborder la
chimie quantique autrement en adaptant des concepts et outils aux molécules qu’ils étudient.
50
DAUDEL, A., LEFEBVRE, MOSER, C. Quantum chemistry. Methods and applications, Interscience
Publishers, New York, 1959. Le lecteur notera au passage le changement de titre du livre, l’adjectif théorique est
remplacé par celui de quantique.
51
PULLMAN, A. & PULLMAN, B. Les théories électroniques de la chimie organique, Masson, Paris, 1952.
PULLMAN, A. & PULLMAN, B. Cancérisation par les substances chimiques et structure moléculaire,
Masson, Paris, 1955. PULLMAN, A. & PULLMAN, B. Quantum Biochemistry, Interscience Publishers, New
York, 1963.
52
CALLON, Michel. « δ’opération de traduction », in Incidence des rapports sociaux sur le développement des
sciences et des techniques, Roquelo, Pierre (Ed.), Cordes, Paris, 1975. CALLON, Michel. « Four Models for the
Dynamics of Science », in Handbook of Science and Technology Studies, Jasanoff, S., Markle, G., Peterson, J.C.
& Pinch, T. (Eds.), Sage, London, 1995, pp. 29-64.
53
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette. Faut-il avoir peur de la chimie ?, Les empêcheurs de tourner en rond,
Paris, 2005.
54
PULLMAN, A. & PULLMAN, B. « π εolecular orbitals and the processes of life », in Molecular Orbitals in
Chemistry, Physics and Biology, A Tribute to R.S. Mulliken, LOWDIN, P.O. & Pullman, B. (Eds.), Academic
Press, New-York and London, 1964.

29
Ce parcours contingent, les différents réseaux évoqués sont à l’origine de leur étude de
propriétés biologiques inédites à l’intérieur de collectifs eux-mêmes nouveaux. δ’extension
de ces réseaux de standardisation et de validation des calculs permettra une universalisation
de ces savoirs, « vérité du relatif » écrirait Isabelle Stengers en pensant aux travaux de
Deleuze et Guattari, j’aurai l’occasion d’y revenir.

Pour en revenir à mon étude de l’émergence comme problème d’articulation entre une
entité moléculaire, ce qu’elle contient et son milieu extérieur, nous comprenons à présent,
dans quelle mesure, le milieu extérieur est à la fois physico-chimique mais aussi social et
formel, tant humain que non-humain. Même dans un cadre d’étude d’un domaine plus
« théorique », de calculs et de modélisations, où, a priori, il pourrait être tentant de réduire le
milieu extérieur à des actants moléculaires, force est de constater que des réseaux plus vastes
interviennent, transforment et guident les choix, les concepts et les modèles des chercheurs.
Les outils quantiques utilisés sont le fruit de ces traductions et non pas le simple transfert de
connaissances établies de la mécanique quantique vers la chimie ou la biologie. Un ensemble
cohérent a été construit à partir d’éléments hétérogènes qui tiennent ensemble. Cet
agencement, pour parler avec Deleuze et Parnet, permet l’étude de l’entité chimique, de ce
qu’elle contient et de son milieu extérieur. δ’émergence des collectifs de chimistes utilisant la
chimie quantique et l’émergence des propriétés moléculaires étudiées ne sont pas disjointes,
ni assimilables pour autant. Ce sont deux types d’émergence qui se définissent mutuellement
et qui évoluent « ensemble ». Pourquoi ? Parce que la science n’est pas simplement un
ensemble d’énoncés théoriques qui expriment un type de relation au monde, ni uniquement le
reflet des structures du monde dans les structures de nos formalismes et de nos langages. Elle
est aussi un ensemble de façons de faire en pleine évolution, de réseaux et d’alliances55,
d’instruments et de modèles, d’institutions, de mises en scène pour obtenir des financements,
de théories et de concepts qui lient cet ensemble hétérogène en un tout inédit, stabilisé,
quoique évoluant. Articuler une entité, ce qu’elle contient et son milieu extérieur n’est pas
isolable des pratiques desquelles sont issues les méthodes utilisées pour mener à bien ce
travail. δa chimie et la biochimie quantiques sont le fruit d’associations d’actants hétérogènes
dont les propositions initiales se trouvent transformées par leur articulation et dont l’intensité
modifie les termes originels.

55
LATOUR, Bruno. Le métier de chercheur, regard d’un anthropologue, 2ème édition revue et corrigée, INRA
Editions, Paris, 2001, pp. 25-31.
30
Ces associations transforment le collectif engagé et font évoluer ses objectifs d’étude, ses
concepts. Lorsque Mulliken étudie durant les années vingt les spectres moléculaires en
utilisant, alternativement et de façon pragmatique, les deux premières formes de mécanique
quantique et son savoir-faire de chimiste, il modifie progressivement les concepts qui lui
permettaient initialement d’étudier les états d’énergie de la molécule. Cette association
d’éléments hétérogènes lui permet d’introduire de nouveaux concepts comme la promotion
électronique, le pouvoir liant des électrons et de proposer une nouvelle approche de la
molécule par le biais de la notion de configuration électronique. La médiation a permis le
changement du cadre d’étude qui permet, à son tour, de nouvelles associations avec les
travaux de Hund qui déboucheront sur l’approche des orbitales moléculaires, et ainsi de
suite56.
Ce n’est pas tout ! La façon dont Mulliken conçoit la chimie quantique à partir de sa
propre formation en chimie et spectroscopies atomique et moléculaire57 ; la façon dont
Pauling conçoit la chimie quantique avec sa pratique de chimiste et de cristallographe58, j’y
reviendrai ; la façon dont Alberte et Bernard Pullman étudient les molécules à l’interface entre
chimie et biologie ; la façon enfin dont Coulson étudie les molécules avec des yeux de
mathématicien diffèrent fondamentalement et orientent leurs travaux. Les réseaux ; les styles
individuels et collectifs de recherche pour parler avec Hacking59, Gavroglu60, Davidson61 ou
Crombie62 ; les formes de vie pour parler avec le second Wittgenstein63, ne sont pas les
mêmes. Je reviendrai en détail sur ce point, crucial, en particulier dans la cinquième partie de
ma thèse qui exposera comment les philosophes mettent en relation le concept d’émergence et
la chimie quantique.
Les calculs quantiques peuvent, par ailleurs, permettre d’identifier des structures
moléculaires potentiellement intéressantes à synthétiser en articulant des méthodes elles-

56
LLORED, Jean-Pierre. « Mereology and quantum chemistry: the approximation of molecular orbital »,
Foundations of Chemistry, 12, 2010, pp. 203-221.
57
LLORED, Jean-Pierre. « The role and the status of thermodynamics in quantum chemistry calculations », in
Thermodynamics - Interaction Studies - Solids, Liquids and Gases, Juan Carlos Moreno (Ed.), INTECH, 2011.
58
NYE, M.J. « Physical and Biological Modes of Thought in the Chemistry of Linus Pauling », Studies in
History and Philosophy of Modern Physic, Vol. 31, n°4, 2000, pp. 475- 491.
59
HACKING, Ian. Historical Ontology, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 2002.
60
GAVROGLU, Kostas. « Difference in style as a way of probing the context of discovery », Philosophia, 21,
1990, pp. 33-53.
61
DAVIDSON, Arnold. « Styles of reasoning, conceptual history, and the emergence of psychiatry », in The
Disunity of Science: Boundaries, Contexts, and Power, GALISON, P. & STUMP, D. (Eds.), Stanford University
Press, Stanford, 1996.
62
CROMBIE, A.C. Styles of Scientific Thinking in the European Tradition, 3 volumes, Duckworth, London,
1994.
63
WITTGENSTEIN, Ludwig. Philosophical Investigations, Translated by Anscombe, G.E.M. 2nd edition,
Blackwell, Oxford, 1997.
31
mêmes hétérogènes selon l’échelle d’étude (un site actif, une chaîne latérale qui vibre, un
couplage entre hèmes, quelques nanomètres le long d’un nanotube de carbone, etc.)64. Ces
calculs seront orientés en fonction des objectifs scientifiques et des lignes budgétaires liées à
des politiques publiques ou privées. Une étude épistémologique attentive aux pratiques
chimiques doit tenir compte de ces facteurs afin de mettre en relation la chimie quantique et le
concept d’émergence, je reviendrai sur ce point important afin de clarifier mon approche d’un
point de vue méthodologique dans la cinquième partie de cette thèse. Je me réfèrerai alors aux
travaux, à la fois éclairants et rigoureux, du philosophe et chimiste Eric Scerri. Je voudrai à
présent présenter la progression que je compte suivre avant de commencer la présentation
détaillée de mon travail.

1.3 Progression et enjeux de ce travail

Je commence ce travail par un essai préliminaire dans lequel je pars de certaines pratiques
chimiques contemporaines afin d’identifier les réquisits auxquels un concept d’émergence
devrait répondre s’il devait être mis en relation avec les travaux des chimistes. Bref, je pars de
la chimie pour penser un concept et non le contraire. Il ne s’agit donc pas d’appliquer à la
chimie un concept d’émergence constitué dans un autre cadre de la pensée humaine (la
physique, la biologie, la théorie de l’information, la micro-économie, etc.), mais, bel et bien,
d’interroger une mise en relation d’un concept d’émergence, restant à préciser, avec la chimie
d’abord, et la chimie quantique ensuite. Il s’agit donc de prendre le travail quotidien des
chimistes au sérieux et non d’utiliser des exemples issus de la chimie comme de simples
ornementations d’un concept d’émergence déjà constitué. Ce faisant, j’évoque plusieurs
aspects de la chimie contemporaine (instrumentation, mise au point de procédés, analyse
environnementale, effet de la taille sur la structure en nanochimie, etc.) et les problèmes que
les chimistes doivent résoudre afin de réinventer leurs pratiques et les adapter aux nouvelles
exigences d’un monde de plus en plus interdépendant et menacé lui-même, globalement, par
nos actions incontrôlées.
J’étudierai au chapitre trois, et ce au plus près des textes, comment les philosophes et les
chimistes relient la chimie au problème de l’émergence. Les philosophes qui pensent
l’émergence utilisent tous les mêmes références dès lors qu’il s’agit de relier leur travail à la

64
MATTA, Chérif. F. (Ed.). Quantum Biochemistry, Wiley-VCH, Weinheim, 2010. Amari S, Aizawa M,
Zhang J, Fukuzawa K, Mochizuki Y, Iwasawa Y, Nakata K, Chuman H, Nakano T. « VISCANA. Visualized
cluster analysis of protein-ligand interaction based on the ab initio fragment molecular orbital method for virtual
ligand screening », Journal of Chemical Information and modeling, 46, n° 1, 2006, pp. 221–30.
32
chimie : ils reprennent « quelques citations » des émergentistes britanniques. Mon idée est
donc de revenir à la source pour étudier dans le détail comment Mill, Lewes, Bain, Morgan,
Alexander et Broad ont associé chimie et émergence. J’engagerai ensuite une discussion avec
les conclusions tirées de mon essai préliminaire. Ce travail permettra d’identifier les différents
types d’approches dans le but d’avoir une compréhension plus large des enjeux
philosophiques et scientifiques concernés et de leurs réquisits.
Les philosophes qui utilisent les travaux des émergentistes britanniques proposent, à la
suite de εill et Broad, une analyse formelle qui conduit à réaffirmer ou à invalider l’idée
d’émergence. Cette traduction formelle tente de capturer le concept d’émergence sous la
forme d’un raisonnement logique ou nomologique. Toutes ces approches reposent, même si
elles n’en font pas toujours référence de façon explicite, sur l’application de la clause ceteris
paribus. Or le statut et le sens de cette clause changent en chimie. Le chapitre quatre en
propose une réinterprétation pragmatique et interroge les analyses proposées par Kim à l’aune
des pratiques chimiques.
Le cinquième chapitre se penche ensuite sur le recours fait à la chimie quantique pour
penser l’émergence en s’efforçant de mettre en évidence les objectifs alors poursuivis. Cette
partie pose avec encore plus d’insistance une question de méthodologie relative aux pratiques
philosophiques, c’est-à-dire liée aux façons de faire de la philosophie des sciences, en
l’occurrence de la philosophie de la chimie. Ce faisant, je mettrai en évidence
qu’indépendamment de leur rigueur et de leur qualité, les perspectives philosophiques
concernées (émergences épistémologique et ontologique) font abstraction des pratiques
quantiques auxquelles elles se réfèrent. Les résultats des recherches sont pris en compte sous
la seule forme des formalismes quantiques, c’est-à-dire du langage de la chimie quantique.
Ces études n’envisagent pas les enjeux et les problèmes à résoudre qui ont été à l’origine des
formalismes, pas plus qu’elles n’incluent les interrogations et débats que ces méthodes
suscitent toujours au laboratoire et qui sous-tendent leur intelligibilité et leur incessante
transformation. Ce qui m’apparaît être une omission dans ma perspective d’articulation n’est
pas perçue comme telle dans une autre perspective qui vise à utiliser un savoir scientifique
pour affirmer une idée, en l’occurrence celle de réduction de la chimie à la physique ou celle
de son autonomie. Les objectifs, les façons de faire de la philosophie, la méthode et les enjeux
ne sont pas les mêmes.
δ’histoire de la philosophie, tout comme l’histoire des sciences, offre de nombreux
exemples de passage d’idées ou de concepts d’une science à une autre, d’une science vers la
philosophie, de la philosophie vers la science. Isabelle Stengers distingue deux modes de
33
propagation des concepts d’une science à une autre : un mode de « diffusion » usant de
métaphores pour exprimer un concept, dont l’origine disciplinaire est clairement reconnue ;
un mode « d’épidémie » pour lequel la source du concept est oubliée et le concept utilisé en
dehors de son contexte de signification. Le milieu « infecté » peut alors prétendre à une
certaine autonomie, et ainsi redéfinir le concept à partir de son propre formalisme65. Dans Le
Passage du Nord-Ouest, Michel Serres évoque les chemins qui relient les sciences de la
nature aux sciences humaines, la route n’est, selon lui, pas donnée une fois pour toute, mais il
faut la construire, la découvrir, à chaque fois66. Carsten Reinhardt s’intéresse, quant à lui, aux
passages d’une technique d’un domaine de la science à un autre. Il a récemment montré
comment les techniques de résonance magnétique nucléaire et de spectrographie de masse ont
été profondément « déplacées et réarrangées » par les chimistes, universitaires ou industriels,
afin de les intégrer dans leurs propres pratiques67. Reinhardt établit cette transformation
ouverte et continue des pratiques et de leur intelligibilité, qu’Andrew Pickering désigne par
l’expression « the mangle of practice »68.
Stengers, Serres, Reinhardt, et Pickering, mettent en garde les philosophes tentés par des
transferts hâtifs de concepts, de techniques, d’idées et de significations d’un lieu du savoir à
un autre, d’une pratique à une autre. Leurs travaux nous rappellent que ces passages doivent
être envisagés, au cas par cas, en identifiant les enjeux, les problèmes et les situations qui
rendent une accommodation, voire une transformation complète, possibles. Ils nous signalent,
en outre, selon une approche à chaque fois singulière, que la circulation et le processus de
transformation des idées, des techniques et des concepts marquent le caractère hautement
relationnel de nos savoirs. Joseph Rouse écrit:

« δes pratiques sont ouvertes dans l’espace et le temps, c’est-à-dire, qu’elles ne peuvent délimiter
ni être confinées à l’intérieur d’une époque ou d’un espace restreints du monde.»69

Pensant trouver une terre fertile où semer les idées de « relationnalité » et de


« contextualité » qui sont dans l’air du temps à propos de l’émergence, certains philosophes
tentent de capturer ce qui, dans les approches de la chimie quantique, leur semble opportun
car en résonance apparente avec leurs propres idées. δa fonction d’onde moléculaire et les

65
STENGERS, Isabelle. D’une science à l’autre : des concepts nomades, Éditions du Seuil, Paris, 1987.
66
SERRES, Michel. Le Passage du nord-ouest, Éditions de Minuit, Paris, 1980.
67
REINHARDT, Carsten. Shifting And Rearranging: Physical Methods And the Transformation of Modern
Chemistry, Science History Pubns, 2006.
68
PICKERING, Andrew. The Mangle of Practice. Time, Agency and Science, The University of Chicago Press,
1995.
69
ROUSE, Joseph. Engaging Science. How to Understand Its Practices Philosophically, Cornell University
Press, 1996, p. 135 : « Practices are spatiotemporally open, that is, they do not demarcate and cannot be confined
within spatially or temporally bounded regions of the world. » (Ma traduction)
34
hamiltoniens (résultants ou configurationnels) moléculaires sont tour à tour invoqués pour
donner corps à une vision agrégative de la molécule ou pour revendiquer l’exclusivité, sans
appel, d’un holisme. Cette capture s’affranchit de l’étude des pratiques chimiques, jugée
secondaire, voire inutile, dans ce cadre de pensée. Ils prennent pour la plupart comme point
d’appui l’équation de Schrödinger développée dans le cadre de la physique, sans pour autant
étudier comment les chimistes utilisent cette équation et avec quels objectifs. Cette tendance,
ou mieux, cette stratégie n’est pas sans rappeler les tentatives de transfert qui ont concerné
jadis, la mécanique newtonienne en chimie ou la physique quantique en philosophie de
l’esprit. La transposition, sans étude préalable des pratiques, est un exercice risqué dont il faut
prendre ombrage. Cette remarque est d’autant plus importante que le but est précisément de
considérer l’émergence en tant que problème d’articulation. Au risque d’une transposition qui
pourrait tout à fait s’avérer au moins partiellement pertinente selon les cas, je préfère prendre
le risque d’une enquête attentive à l’élaboration des pratiques chimiques quantiques et à des
études menées en laboratoire, avant de tirer la moindre conclusion. Sur ce point, je suis en
complet accord avec Roald Hoffmann et Eric Scerri lorsqu’ils analysent ce que font les
chimistes au quotidien.
Plutôt que de forger un concept d’émergence en isolant les méthodes chimiques, qu’elles
soient quantiques ou non, de leur contexte d’origine et des réseaux que j’ai évoqués
précédemment, il est nécessaire, à mon sens, de scruter ces pratiques pour ouvrir une nouvelle
perspective de mise en relation articulatoire. Cette approche ouverte ne focalise pas son
attention sur l’opposition entre réduction et émergence, réalisme et idéalisme, ni n’ambitionne
de développer la moindre forme d’ontologie entre niveaux de description, que ceux-ci soient
considérés fondamentaux ou pas ; elle s’intéresse, en revanche, à ce que font les chimistes
lorsqu’ils étudient la réactivité des molécules et leurs nouvelles propriétés chimiques par le
biais des méthodes quantiques. En un mot, mon étude réalise un travail de médiation là où
d’autres réalisent un travail de purification pour parler avec Latour70. Je n’opposerai pas ces
deux types de travaux, j’envisagerai leur complémentarité pour étudier une science d’un point
de vue épistémologique d’abord, puisqu’il s’agit d’étudier comment ce savoir se construit et
évolue, et d’un point de vue philosophique ensuite, car il s’agit de penser un concept
d’émergence à partir d’une mise en relation avec les pratiques chimiques. Comme le suggère
Isabelle Stengers dans son livre L’invention des sciences modernes, il s’agit d’étudier la
science davantage comme un processus que comme un produit fini, comme une activité

70
LATOUR, Bruno. Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, op. cit.
35
productive plutôt que fondationnelle, comme une activité enfin qui crée des vérités plus que
« la Vérité ». La science crée de la nouveauté dans le monde, elle crée une « différence » entre
un avant et un après, bref un « évènement »71. Envisager la science comme créatrice
d’évènements entraîne des conséquences pour l’historicité de tous les ingrédients, humains et
non-humains, qui forment les circonstances de cette expérience, l’exemple choisi sur la
formation de la biochimie quantique par le couple Pullman l’a déjà en partie montré. Il s’agit
de « suivre » le processus de création des collectifs, des savoir-faire et des concepts. Il s’agit
donc d’explorer les pratiques pour étudier la possibilité de mettre en rapport un concept
d’émergence avec la chimie. Si, comme l’écrit Isabelle Stengers, « la chimie est un art des
circonstances »72, je montrerai à quel point ce point de vue est également pertinent pour la
chimie quantique, et à quel point cet art des circonstances est à l’œuvre lorsque les chimistes
théoriciens fabriquent sur mesure des outils (orbitales moléculaires, densité fonctionnelle
d’énergie) pour articuler, sans déduction et généralisation possible, une entité moléculaire
bien précise, ce qui la constitue et un milieu bien défini.
Ce faisant, je retournerai aux origines de la chimie quantique en interrogeant la
construction, les enjeux, et les objectifs de ces méthodes. Je montrerai comment les travaux
précurseurs de Mulliken ne sont pas de simples applications de la théorie quantique
transposées à la chimie, mais un réseau technoscientifique robuste dans lequel sont articulés,
entre autres ingrédients, les deux premières versions de la mécanique quantique, le savoir-
faire et les représentations des chimistes de l’époque, la culture et la pratique des
approximations, les spectroscopies moléculaire et atomique, la radiocristallographie, la
thermochimie73. Je montrerai ainsi que le formalisme et la méthode mis au point par Mulliken
prennent en charge la question de l’émergence dès le départ.
Il s’agit de proposer une enquête qui refuse l’opposition stérile entre approches
externaliste et internaliste, mais qui se fonde sur une compréhension de l’intérieur de ce
qu’étaient la cohérence et la rationalité d’une méthode, en tenant compte de ce qu’il était
possible de penser à une époque, d’une vision du monde et des rapports entre la molécule et
ses parties tels que les chercheurs se les représentaient à ce moment-là de l’histoire, et de la
manière dont s’organisaient et s’articulaient les différents savoirs. Il s’agit de montrer enfin

71
STENGERS, Isabelle. L’invention des sciences modernes, Flammarion, Paris, 1999.
72
STENGERS, Isabelle. « δ’affinité ambigüe : le rêve newtonien de la chimie du XVIIIe siècle », in Eléments
d’histoire des sciences, SERRES, Michel (Dir.), Bordas, Paris, 1989.
73
LLORED, Jean-Pierre. « Mereology and quantum chemistry: the approximation of molecular orbital », op. cit.
36
comment évoluent les méréologies chimiques et leurs réquisits (Harré & Llored, 2011 et
2012)74 pour réfléchir aux questions en jeu dans les premiers travaux de la chimie quantique.
Je soulignerai, en outre, en exposant les résultats d’une enquête menée en laboratoire, que
la plupart des méthodes décrites utilisent le principe de variation qui permet de déterminer les
grandeurs primordiales à la description de l’état d’énergie fondamental par le biais d’un calcul
récursif et auto-cohérent de minimisation d’énergie. Un tel calcul n’est pas envisageable sans
recours à « l’extérieur » de la molécule, bref sans considérer ses relations avec les autres
molécules ou une émission d’un photon même dans un vide poussé. Or, « fait » très étonnant
sur lequel je me pencherai, or, dis-je, bien souvent les équations ne contiennent que des
termes qui modélisent les interactions internes à la molécule entre électrons et noyaux
(électron/électron, noyau/électron, noyau/noyau) ! δ’étude de l’application de ce principe
dans le cadre d’un calcul réalisé au laboratoire me permettra d’achever mon identification des
réquisits que devrait respecter un concept d’émergence pour être mis en relation avec la
chimie et la chimie quantique, tout en identifiant certains paradoxes de la recherche
contemporaine.
La sixième et dernière partie de la thèse propose une mise en relation. Dans le titre de ce
travail, l’expression « mise en relation » est écrite au singulier. Et pourtant, plusieurs voies
possibles seront proposées. Est-ce une contradiction ? A cette question, je réponds
négativement, et ce sans hésitation ! δe choix du singulier montre que l’objectif principal de
cette thèse est l’acte de mise en relation, quelle que soit sa forme. Il ne s’agit pas de prétendre
proposer « la » méthode, d’ « avoir raison », là où d’autres ont cédé le pas à une approche
logothéorique, mais seulement d’étudier comment une articulation est possible, et selon quels
réquisits. Il s’agit de penser le lien possible, l’interaction entre un réseau de connaissances,
des savoir-faire technoscientifiques et le devenir d’un concept philosophique.

Je développerai dans cette dernière partie une réflexion sur les dispositions et les
« affordances » en interrogeant d’abord les travaux de Charles Saunders Peirce et Claudine
Tiercelin, et en envisageant ensuite les recherches de Rom Harré, auxquelles j’ai eu la chance
d’être associé, à propos des méréologies chimiques75. Je montrerai comment le concept
« d’affordance » permet de penser autrement le lien entre chimie et concept d’émergence.
δ’affordance est une disposition qu’a une entité à s’actualiser sous des aspects que détermine

74
HARRÉ, Rom & LLORED, Jean-Pierre. « Mereologies as the Grammars of Chemical Discourses »,
Foundations of Chemistry, 13, 2011, pp. 63-76. HARRÉ, Rom & LLORED, Jean-Pierre. « Mereology and
Molecules », Foundations of Chemistry, volume 15, issue 2, 127-144, July 2013.
75
HARRÉ, Rom & LLORED, Jean-Pierre. « Mereologies as the Grammars of Chemical Discourses, op. cit.
HARRÉ, Rom & LLORED, Jean-Pierre. « Mereology and Molecules », op. cit.
37
la structure de notre projet d’investigation76. Ce qui « s’offre » aux scientifiques est le résultat
d’une interaction entre un instrument et un corps chimique. Je montrerai comment ce concept
organise les pratiques de calibration des nouvelles méthodes quantiques qui étudient la
réactivité chimique, je dévoilerai comment, en ce sens, il ouvre une voie possible de mise en
relation entre chimie quantique et concept d’émergence. Il y sera question de métaphysique et
de « métachimie ».
J’envisagerai ensuite la voie empruntée par εichel Bitbol dans ses travaux récents sur
l’émergence et la philosophie relationnelle77. Ce dernier envisage une approche dans laquelle
les niveaux d’organisation n’ont rien d’intrinsèques mais sont constitués, définis, relativement
à un mode d’accès. En ce sens, il considère une approche où les niveaux se codéfinissent
symétriquement en tant que configurations relationnelles. Il écrit dans son article Downward
Causation without Foundations :
« δ’émergence est interprétée dans un cadre de pensée non-dualiste. Aucune distinction
métaphysique entre les niveaux d’organisation élevés ou fondamentaux n’est supposée, mais seulement
une pluralité de modes d’accès. Ces modes d’accès ne sont en outre pas construits comme de simples
moyens pour révéler des structures d’organisation intrinsèques, ils sont supposés constitutifs des
niveaux étudiés, au sens où Kant utilise ce terme. δes niveaux émergents d’organisation aussi bien que
les relations causales entre ces niveaux, ne sont ni illusoires, ni ontologiquement réels, ils sont objectifs
au sens de l’épistémologie transcendantale. Cette approche néo-Kantienne désamorce de nombreux
paradoxes liés au concept de causalité descendante, et rend possible d’en rendre compte
indépendamment de toute considération à propos de l’existence (ou de l’inexistence) d’une hiérarchie
de niveaux d’organisation. » 78

δ’approche de Michel Bitbol est interfaciale, elle relie le scientifique et le monde dans un
rapport de co-constitution. Cette version très sophistiquée et très fine de néo-kantisme
pragmatique entrelace le sujet et l’objet. Ce n’est plus le sujet, seul, individuel ou collectif,
qui impose à l’extérieur la forme requise pour une intelligibilité, ni le monde qui constitue le
sujet, mais l’un et l’autre s’entre-définissent dans un cadre d’énaction au sens de Francisco

76
HARRÉ, Rom, Varieties of Realism, Basic Blackwell, 1986, p. 281.
77
BITBOL, Michel. « Ontology, matter and emergence », Phenomenological Cognitive Sciences, 6, 2007, pp.
293-307. BITBOL, Michel. « Downward Causation without Foundations », op. cit. BITBOL, Michel, De
l’intérieur du monde. Pour une science et une philosophie des relations, op. cit.
78
BITBOL, Michel, « Downward Causation without Foundations », op. cit. : « Emergence is interpreted in a
non-dualist framework of thought. No metaphysical distinction between the higher and basic levels of
organization is supposed, but only a duality of modes of access. Moreover, these modes of access are not
construed as mere ways of revealing intrinsic patterns of organization: They are supposed to be constitutive of
them, in Kant’s sense. The emergent levels of organization and the inter-level causations as well, are therefore
neither illusory nor ontologically real: They are objective in the sense of transcendental epistemology. This neo-
Kantian approach defuses several paradoxes associated with the concept of downward causation, and enables
one to make good sense of it independently of any prejudice about the existence (or inexistence) of a hierarchy
of levels of being. » (Ma traduction)
38
Varela79. Il reste à étudier si cette approche est adaptable au domaine de la chimie quantique
et comment ? Au prix de quelles transformations ?
Je terminerai cette partie en étudiant le caractère nécessairement « politique » et
pragmatique d’un concept d’émergence mis en relation avec une science qui transforme le
monde. Cette approche n’est jamais évoquée par les philosophes, or les corps chimiques
inédits soignent et tuent, bref, leurs caractéristiques ne sont pas sans conséquences sur les
humains et les non-humains. Cette approche réintègre les conditions pragmatiques, socio-
politiques, institutionnelles et technologiques de la chimie dans le débat à propos de
l’émergence.
Cette thèse tourne donc autour de la question des liens entre la production de concepts
philosophiques et les sciences. Deleuze et Guattari affirment : « δa science n’a pas pour objet
des concepts, mais des fonctions qui se présentent comme des propositions dans des systèmes
discursifs. »80 Cette approche philosophique est logothéorique et n’envisage pas l’étude des
pratiques scientifiques desquelles émergent fonctions ou propositions. La chimie et la chimie
quantique offrent un cadre opératoire qui échappe en partie à cette forme de taxonomie qui
réduit la science à son langage, c’est-à-dire à des fonctions/propositions qui décrivent des
« états de chose ». Ils poursuivent :

« […] δa seconde différence [entre la science et la philosophie] concerne plus directement le


concept et la fonction μ l’inséparabilité des variations est le propre du concept inconditionné, tandis que
l’indépendance des variables, dans des rapports conditionnables, appartient à la fonction. »

La chimie éclaire-t-elle ce propos d’une façon nouvelle ? Comment comprendre cette


indépendance des variables dans le cadre d’un calcul qui co-définit dynamiquement une
molécule, ce qu’elle contient et son milieu ? La chimie quantique ne nuance-t-elle pas ce
propos ? Si oui, comment ? « La science des relations », pour parler avec Michel Bitbol, peut-
elle influencer le devenir de certains concepts et les façons de faire de la philosophie ? Les
philosophes naturalistes répondraient certainement par l’affirmative à ces questions, mais ce
n’est pas mon propos dans cette thèse car je m’intéresse uniquement aux articulations entre
les deux, à leur agencement et non à la signification de chacun, pris séparément. Je me limite
seulement à noter que la taxonomie invoquée par Deleuze et Guattari est relative à une
conception de la science comprise comme une activité logothéorique de représentation. Je
signale toutefois que Deleuze et Guattari, tout en soulignant l’irréductible différence entre la

79
VARELA, Francisco, THOMPSON, Evan & ROSCH, Eleanor. L’inscription corporelle de l’esprit, Seuil,
Paris, 1999.
80
DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix. Qu’est-ce que la philosophie ?, Les Éditions de Minuit, Paris, 1991,
p. 115.
39
philosophie qui « dresse des concepts » et la science qui « trace des fonctions », étaient
pleinement conscients de l’interaction et de l’agencement de ces « deux types de
multiplicité ». Ils écrivent en effet :

« La fonction en science détermine un état de choses ou un corps [par exemple le corps chimique]
qui actualisent le virtuel sur un plan de référence et dans un système de coordonnées ; le concept en
philosophie exprime un évènement qui donne au virtuel une consistance sur un plan d’immanence et
dans une forme ordonnée. δe champ de création respectif se trouve donc jalonné d’entités très
différentes dans les deux cas, mais qui présente une certaine analogie dans leurs tâches : un problème,
en science ou en philosophie, ne consiste pas à répondre à une question, mais à adapter, coadapter,
avec un « goût » supérieur comme faculté problématique, les éléments correspondants en cours de
détermination (par exemple, pour la science, choisir de bonnes variables indépendantes, installer
l’observateur partiel efficace sur un tel parcours, construire les meilleures coordonnées d’une équation
ou d’une fonction). Cette analogie impose deux tâches encore. Comment concevoir les passages
pratiques entre les deux sortes de problèmes ? εais surtout, théoriquement, les chefs d’opposition
empêchent-ils toute uniformisation, et même toute réduction des concepts aux fonctifs ou l’inverse ?
Et, si toute réduction est impossible, comment penser un ensemble de rapports positifs entre les
deux ? »81.

Je répondrai à cette dernière question en prenant l’exemple du devenir du concept


d’émergence à la lumière des pratiques chimiques, c’est-à-dire en envisageant l’interaction
entre des façons de faire de la science et de la philosophie. C’est dans le faire, « l’acte »,
disciplinaire ou d’agencement de multiplicités actives, que l’analogie, l’adaptation, la
coadaptation, la possibilité de penser un rapport positif entre les deux, prennent toutes une
consistance nouvelle.

81
DELEUZE Gilles & GUATTARI, Félix. Qu’est-ce que la philosophie ?, op.cit., pp.126-127.
40
II. Essai préliminaire : Des pratiques chimiques vers un
concept d’émergence

J’ai affirmé, dès le départ, que l’émergence se pose, en chimie, comme un problème
d’articulation entre un corps, ce qu’il contient, et le milieu associé. Il est temps à présent de
vérifier cette hypothèse et d’évaluer sa pertinence. Je propose donc d’explorer des pratiques
chimiques afin d’analyser comment les chimistes étudient les corps chimiques qu’ils
fabriquent.

2.1 Emergere et chimie: recherche d’une mise en relation possible

2.1.1 Le dauphin : discontinuité apparente et continuité réelle

Le mot émergence est issu du latin emergere qui signifie sortir de. Un dauphin, un rocher
à marée basse, émergent de l’eau dans laquelle ils étaient immergés. La discontinuité
apparente pour un observateur extérieur laisse place à une continuité non immédiatement
perceptible mais bien réelle, selon l’analyse d’Anne Fagot-Largeault82. Le dauphin et le
rocher existaient bel et bien dans l’eau, ils en sont simplement sortis temporairement ; une
variation de contexte, de l’eau à l’air, a permis de révéler cette sortie, cette émergence.

2.1.2 Les étourneaux : asymétrie et émergence

Prenons un deuxième exemple classique afin de glisser progressivement vers ce qui nous
intéresse, à savoir la caractérisation d’un type d’émergence en chimie d’abord, en chimie
quantique ensuite.

Je suis assis dans ma chambre et contemple le Canigou, superbe montagne située non loin
de Perpignan en terres catalanes. Tout d’un coup, quelque chose change, une variation de
forme, une modification liée à un mouvement font que je deviens conscient qu’un groupe
d’oiseaux, probablement des étourneaux à cette époque, s’interpose entre la montagne et moi,
bref, sort du cadre de vue précédent. Là encore, une variation liée au mouvement du groupe
d’oiseaux que j’observe comme un tout, c’est-à-dire un changement soudain de forme, bref,
une discontinuité dans mon champ de vision, est à l’origine de cette émergence d’un vol

82
FAGOT-LARGEAULT, Anne. « δ’émergence », in Philosophie des sciences, tome II, ANDLER, Daniel,
FAGOT-LARGEAULT, Anne & SAINT-SERNIN, Bertrand (Dir.), Gallimard, Paris, 2002, chapitre 8.
41
d’oiseaux dans mon acte d’observation. Avant même de pouvoir distinguer différents oiseaux
à l’intérieur du groupe, j’observe des formes et des structures collectives qui me paraissent
ordonnées à l’échelle du groupe et qui se détachent du fond montagneux.
La philosophe Sandra Mitchell nous apporte quelques éclairages sur ces comportements
collectifs en précisant que chaque oiseau utilise ses propres « capteurs » de lumière, de son,
de pression et d’odeurs pour s’adapter au mouvement de ses plus proches congénères, le
groupe formant alors un « réseau d’interactions non linéaires » dans lequel circule une
« information topologique » qui permet au collectif de « s’auto-organiser » en fonction de
l’environnement qu’il traverse83. Bref, selon cette analyse, le milieu ambiant influencerait le
groupe qui influencerait l’individu qui, à son tour, influencerait le groupe par un effet en
retour. Le groupe sort d’un précédent cadre de vision duquel il était absent pour un
observateur extérieur, mais des formes inédites, non prévisibles à partir d’une connaissance
exhaustive des oiseaux considérés individuellement, émergent, sortent elles aussi du groupe
qui maintenant occupe mon champ de vision. Le groupe contraint les évolutions possibles de
chaque oiseau. Mitchell utilise le terme de nouveauté pour désigner ces formes et structures
qui sortent du collectif, elle fait référence à des modes de description issus de la physique
comme l’auto-organisation et la non-linéarité ainsi qu’à la topologie. Elle fait un acte de
modélisation d’un collectif en reliant l’évolution de sa forme globale aux connaissances que
nous avons des modalités de repérage dont disposerait chaque oiseau à l’intérieur de ce même
collectif. εitchell structure son explication en utilisant les concepts fédérateurs d’information
et de transfert. Son approche de l’émergence est ainsi une tentative d’articulation qu’elle
qualifie bien volontiers de « pluralisme intégratif » et qui consiste à faire « tenir ensemble »
des théories physiques, des connaissances et des savoir-faire liés aux fonctionnements de
capteurs, la description biologique et physiologique des organes d’un oiseau qui elle-même
reflète des présuppositions sur la nature des liens entre un organisme et ses parties, une
approche systémique d’un collectif, la théorie de l’information, et l’atmosphère, bref, le
milieu environnant.
Contrairement au premier exemple, un dauphin qui émerge des flots, un récif visible à
marée basse, une autre modalité d’émergence, collective et irréductible, se signale ici à travers
le mouvement et la variation de forme. Dans un cas comme dans l’autre, différents
observateurs observeraient un dauphin, un récif ou un collectif d’oiseaux à partir d’endroits
différents au même moment. La variation concerne un individu dans un cas, un collectif dans

83
MITCHELL, Sandra, A. Unsimple Truths. Science, Complexity and Policy, The University of Chicago Press,
Chicago and London, 2009, pp. 34-44.
42
l’autre. Une forme d’asymétrie semble se signaler cependant. D’un côté, chaque oiseau a des
organes et manifeste des comportements qui lui seraient propres alors que de l’autre, un
comportement collectif dépendrait du mode d’accès qui le constitue, en l’occurrence mon
observation et ma prédication des formes collectives successives. Une partie de la
modélisation dépendrait donc de caractéristiques propres aux éléments qui composent un tout,
en l’occurrence les étourneaux, et une autre serait relative à notre vision, nos méthodes
d’analyse, notre conscience. δe propre et le relatif se trouvent mêlés dans ce type de
description que nous proposons à propos d’une nouveauté qui est source d’émergence.
δ’irréductibilité du comportement nouveau collectif par rapport aux comportements
individuels est expliquée en termes de non-linéarité des interactions supposées, bref, par le
biais d’un modèle qui utilise des paramètres et des fonctions mathématiques afin de décrire le
comportement d’un « système ouvert ».
Est-il étonnant de conclure à l’irréductibilité et à la nouveauté d’un comportement alors
que la base de l’explication utilise des modèles supposant des bifurcations et une sensibilité
aux conditions initiales ? Retrouvons-nous dans cette approche, des « caractéristiques
propres » au collectif décrit , aux individus qui le composent, à leurs relations avec le milieu
extérieur, ou bien celles de nos propres hypothèses, théories et modèles ? δ’asymétrie
apparente que nous avons signalée semble accompagner une certaine circularité analytique,
bref, une tautologie, dès lors que les notions d’irréductibilité et de nouveauté sont en jeu.
Sortir de suppose dans ce cas une variation par rapport à un observateur, mais aussi un
collectif, des individus qui le composent, un environnement, et l’articulation qui les relie dans
l’explication produite par des experts selon des critères de pertinence inter-subjectivement
définis et stabilisés. Il s’agit d’une « double sortie », celle qui intervient d’abord par rapport
aux individus en ce sens qu’une nouveauté devient assignable au collectif, une seconde
relativement à un cadre d’observation par fluctuation de formes et de mouvements.
δe lien fait avec l’auto-organisation et la notion de « collectif » me permet de revenir à la
chimie. Les chimistes connaissent mieux de nos jours cette notion. De la thermodynamique
des phénomènes non réversibles étudiés par le Nobel de chimie Ilya Prigogine aux auto-
assemblages en chimie supramoléculaire élucidés par le Nobel de chimie Jean-Marie Lehn ;
de la synthèse de principe actif par micellisation à celle de nano-composés par précipitation
de particules céramiques84 ; des ensembles de corps chimiques manifestent des

84
AIMABLE, ANNE. « Synthèse par précipitation de particules céramiques », in « Interfaces chimiques : de la
pratique au concept », LLORED Jean-Pierre, SARRADE Stéphane, AIMABLE Anne, BRAYNER Roberta &
43
comportements collectifs qui sortent du simple amas agrégatif des ingrédients initiaux pris
séparément. Lehn a par exemple montré comment les interactions de faible énergie entre
molécules font émerger des comportements collectifs inédits en raison de couplages entre
processus85. Une différence importante semble néanmoins se profiler par rapport aux
exemples précédents. Laquelle ? Pour répondre à cette question, je souhaite envisager un
avant-dernier exemple issu de la biologie.

2.1.3 Le ver à soie : émergence, transformation et individuation

Considérons un ver à soie. Il grandit rapidement avant de s’enrouler dans un cocon. Après
plusieurs semaines de transformation, un papillon sort du cocon, une nouvelle forme de vie
émerge. Le dauphin, les étourneaux étaient déjà constitués, ils sortaient, individuellement ou
collectivement, d’un champ de vision, d’un cadre d’observation en se signalant par un
mouvement, une dynamique ou une forme nouvelle. δe papillon sort aussi d’un cadre
d’observation mais il fait évènement dans un autre sens. δorsque j’observais, enfant,
l’ « éclosion » des cocons dans ma boite à vers à soie, il y avait bien d’abord un cocon, blanc,
fibreux, parfois un peu jauni, puis la percée et la sortie progressive du papillon. Le papillon
n’est pas un ingrédient de départ si je puis m’exprimer ainsi, mais le résultat d’étapes
nombreuses d’individuation, bref, la création d’un nouvel organisme vivant qui résulte d’une
transformation sélective et spécifique. δ’émergence est, dans ce cadre, liée à la notion de
changement, de transition d’une forme de vie à une autre. Où veux-je en venir et que peut
bien signifier « sortir de » en chimie d’abord et en chimie quantique ensuite ? S’agit-il d’une
pratique liée à un problème d’articulation comme je l’ai affirmé dès les premières lignes de
cette thèse ?

2.1.4 La s-tétrazine et ses dérivés : émergence, intervention et relations

Prenons un dernier exemple issu de la chimie cette fois, avant de proposer un premier
bilan et d’envisager ensuite comment certains philosophes ont défini l’émergence en lien avec
la chimie. Je considère l’exemple de la synthèse et de la caractérisation de la s-tétrazine et de
certains de ces dérivés. Ces molécules ont été synthétisées en 2009 par mes anciens étudiants
de BTS chimiste en stage à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan au laboratoire de
Photophysique et Photochimie Supramoléculaires et Macromoléculaires (UMR 8531).

ROZET Mathieu, in La chimie, cette inconnue ?, LLORED, Jean-Pierre (Dir.), HERMANN, Paris, à paraître en
2014.
85
LEHN, Jean-Marie. Supramolecular Chemistry: Concepts and perspectives, Wiley VCH, 1995.
44
La 1,2,4,5-tétrazine communément appelée s-tétrazine peut être représentée de la façon
suivante :
N N

N N

Cette molécule intéresse les chercheurs en raison principalement des propriétés optiques et
électrochimiques de ses dérivés qui sont utiles pour la synthèse de nouveaux matériaux. La s-
tétrazine peut être fluorescente en fonction de deux substituants qui lui sont ajoutés. Le
composé est lui-même très faiblement fluorescent et photo-instable (il se décompose aisément
en absorbant certaines radiations électromagnétiques). Soumis à des radiations dans les
domaines de l’ultra-violet ou du visible, il peut se décomposer et changer de couleurs. Un
dérivé clé pour ce type de chimie est par exemple :

N N
O Cl
N N

Figure 1 : Exemple de dérivé de la s-tétrazine : adamantane methanoxy chloro-s-tetrazine et sa forme


cristallisée après synthèse et purification par chromatographie sur colonne.

Les dérivés peuvent servir de « traceurs » ou de « capteurs » biologiques. Les propriétés


de fluorescence sont en effet indirectement utilisées pour quantifier des traces de métaux
lourds dans des effluents industriels et le seront bientôt dans l’analyse des formulations
sanguines humaines. Il s’agit de fabriquer sur mesure des édifices moléculaires qui ont la
taille et la nature chimique requises pour piéger sélectivement des ions (un ion est représenté
en rouge dans la figure suivante) :

N N
Cl O O
N N
O
N N
Cl O O
N N

Figure 2 : Schéma simplifié d'un ion complexé par le dérivé cyclique de la s-tétrazine.

45
Les chimistes produisent par exemple les molécules suivantes86 :

Figure 3 : Exemples de nouvelles molécules dérivées de la s-térazine qui formeront un nouvel édifice moléculaire
comportant l'ion à doser.

Chaque dérivé de la s-tétrazine est unique et ses caractéristiques physico-chimiques


dépendent des substituants greffés à la s-tétrazine et d’opérations chimiques ou physiques
d’analyse. Plusieurs voies de synthèse utilisant des corps chimiques différents peuvent mener
au même produit final. Les philosophes évoqueraient une sous-détermination des ingrédients
à partir de la molécule finale souhaitée ou une réalisation multiple à partir de corps chimiques
différents de la nouvelle entité. δ’essentiel est de signaler que le nombre et la nature des
opérations chimiques peuvent changer et que les méthodes de synthèse peuvent varier. Le
parcours de synthèse qui mène des ingrédients initiaux aux corps chimiques finaux, bref, les
actes des chimistes, leurs interventions sont inéliminables. Une autre façon d’agir, un
changement dans le protocole (une modalité de chauffage, un débit d’eau dans un réfrigérant,
un ordre et une vitesse d’ajout des corps en présence, etc.), le choix d’un nouveau fournisseur
qui implique une nouvelle provenance d’un réactif voire un changement dans sa méthode
d’obtention, un flacon laissé ouvert, « l’âge » des produits, la dextérité des expérimentateurs,
et j’en passe, sont autant d’éléments décisifs dans une transformation chimique. Le passage
d’un corps chimique à un autre dépend à la fois du chemin suivi et de très nombreuses sources
de changement possibles qui modifient la nature des espèces chimiques formées et influencent
le rendement de la synthèse. La clause ceteris paribus, si nécessaire aux raisonnements
philosophiques, est difficile à obtenir, voire impossible à vérifier, en chimie ! Je reviendrai sur

86
YONG-HUA G., MIOMANDRE F., MEALLET-RENAULT R., BADRE S., GALMICHE L., TANG J.,
AUDEBERT P. & CLAVIER G. « Synthesis and Physical chemistry of s-Tetrazines: Which Ones are
Fluorescent and Why ? », Chemical European Journal of Organic Chemistry, 2009, pp. 6121-6128.

46
ce point lorsque sera évoquée son utilisation par les philosophes qui utilisent des exemples
issus de la chimie pour étoffer leur approche de l’émergence.
Il est par ailleurs possible de mettre en évidence des schèmes de covariation entre les
« propriétés » des substituants et celles de la molécule synthétisée. Une corrélation est par
exemple établie entre le comportement électrodonneur ou électroattracteur du substituant
greffé au cycle de la s-tétrazine et la propriété globale de fluorescence. Les chercheurs
corrèlent le type de capacité à donner ou à prendre des électrons du substituant (effet
mésomère attracteur ou donneur, effet inductif donneur ou attracteur87) avec l’émission de
fluorescence par l’entité obtenue. Si le substituant est greffé par l’intermédiaire d’un atome
d’oxygène, la fluorescence sera possible, si un atome de soufre est utilisé, la fluorescence ne
sera pas constatée. Le tableau suivant extrait de la publication précédente le montre très bien
(HUANG-HUA et al., p. 6125) :

Absorbance dans l’UV-visible Fluorescence

Sustituant X Sustituant Y ʎ1abs (nm) ʎ2abs (nm) ʎ3abs (nm) ʎémis (nm)

OCH3 OCH3 524 345 275 575

OCH3 O(CH2)4OH 526 347 Non observée 572

OCH3 SCH3 528 394 Non observée Non observée

N N

x Y

N N

Cette étude menée dans le solvant dichlorométhane montre la singularité de chaque dérivé
de la s-tétrazine en fonction du mode d’action envisagé (une voie de synthèse pour passer
d’un composé à un autre, une irradiation spécifique à l’aide d’un laser et l’étude de la réponse
moléculaire par le biais de la spectroscopie moléculaire, etc.). En conclusion, il n’y a aucune
indépendance des propriétés et des niveaux d’organisation (microscopique, mésoscopique,
macroscopique) par rapport aux modes d’accès, tout dépend des instruments, des protocoles,

87
δes doublets libres d’électrons de l’oxygène peuvent être « donnés » au cycle de la s-tétrazine, les chimistes
parlent alors d’effet mésomère donneur. Un échange d’électrons peut aussi se faire par le biais d’une liaison
chimique, les chimistes parlent alors d’effets inductifs donneurs ou attracteurs. Pour des développements plus
fins, se référer au livre de HUHEEY James, KEITER, Ellen & KEITER, Richard. Chimie inorganique, op. cit.
47
de la synthèse, bref, de relations entre corps chimiques, instruments et ondes que le savoir-
faire des chimistes rend possibles. Ces synthèses sont le résultat de très nombreuses étapes
(interventions) comme le montre le schéma réactionnel ci-dessous :

Stable

Rendement total: 39%


Figure 4 : Synthèse de la dichloro-s-tétrazine (à gauche, composé n°10)88.

Le composé final est ensuite purifié par chromatographie colonne et est caractérisé par
résonance magnétique nucléaire, spectrométrie infrarouge, mesure d’un point de fusion,
spectrophotométrie d’absorption moléculaire, étude de la fluorescence, et d’autres techniques
d’analyse éventuelles. La chimie est un bien un « art des circonstances » comme l’écrit
Isabelle Stengers89, chaque étape relève d’un savoir-faire, d’une estimation et d’une
connaissance, liés à une pratique de terrain. Il faut choisir, modifier, travailler, purifier,
recouper des informations, puis changer, revenir, purifier, analyser et interpréter. Une
nouvelle molécule sort de cet ensemble d’actes, elle émerge de circonstances multiples et
hétérogènes que le chimiste évalue et utilise pour réussir une transformation.

Figure 5 : Purification de la dichloro-s-tétrazine par chromatographie sur colonne (figure de gauche) et


élimination du solvant dichlorométhane par utilisation d’un évaporateur rotatif à droite90.

88
MARCILLAUD, Benoît. « Synthèse de dérivés de la s-tétrazine », 75 pages, Rapport de stage de BTS
chimiste, Académie de Clermont-Ferrand, 2009.
89
STENGERS, Isabelle. « δ’affinité ambigüe : le rêve newtonien de la chimie du XVIIIe siècle », in Eléments
d’histoire des sciences, Michel Serres (Dir.), Bordas, Paris, 1989.
90
MARCILLAUD, Benoît. « Synthèse de dérivés de la s-tétrazine », op. cit.
48
Une caractéristique qui sort de la réaction entre corps chimiques est la fluorescence
moléculaire qui dépend aussi du solvant utilisé, bref du milieu environnant la molécule, ainsi
que de l’état physique de l’échantillon. δa fluorescence de certains dérivés est forte lorsque
l’échantillon est sous forme liquide mais absente lorsqu’il se trouve à l’état solide. Les
chimistes expliquent cette différence liée à l’état physique en rappelant que la distance entre
les corps chimiques est plus courte à l’intérieur d’une structure cristallisée. La fluorescence
d’un corps est ainsi absorbée, inhibée par les corps chimiques vicinaux et aucune fluorescence
globale, à l’échelle de l’échantillon solide, n’est décelable ou n’émerge (merci de vous référer
à la figure 6 ci-dessous). Un échantillon du même dérivé peut donc ne pas instancier une
propriété de fluorescence selon les circonstances. Les chercheurs cherchent à rétablir cette
propriété à l’état solide en augmentant la distance entre les corps chimiques en greffant par
exemple un substituant volumineux à la s-tétrazine (merci de vous référer à la figure 7 ci-
dessous).

Figure 6 : Absence de fluorescence d'un échantillon à l'état solide

Figure 7 : Rétablissement de la fluorescence à l'état solide par synthèse d’un nouveau dérivé de la s-tétrazine.

δ’émergence de la fluorescence dépend donc des relations entre corps chimiques à


l’intérieur de l’échantillon et d’une sollicitation électromagnétique. δ’état physique de
49
l’échantillon et la nature du solvant utilisé influencent, conditionnent ces relations possibles.
Il faut donc aussi tenir compte du milieu dans lequel se trouve l’échantillon.
Par ailleurs, aucun ingrédient contenu dans le dérivé de s-tétrazine considéré n’instancie
les propriétés de l’ensemble, ces propriétés sont seulement collectives. Il est toujours possible
cependant de remplacer un substituant chimique par un autre en réalisant une synthèse ce qui
a pour effet d’augmenter ou d’annuler certaines propriétés, comme je l’ai déjà montré à
propos de la fluorescence. La s-tétrazine est très faiblement fluorescente, la fixation de deux
« atomes » de chlore pour former la dichloro-s-tétrazine augmente fortement cette
fluorescence et la rend utilisable en science des matériaux. En effet, la s-tétrazine non
substituée (donc ne portant que des atomes d’hydrogène) est très faiblement fluorescente
(environ 1% de rendement quantique de fluorescence91) et celle portant des groupements
méthyles (CH3) à peine plus (pas plus de 2 ou 3% de rendement quantique de fluorescence).
En fait, ces deux dérivés sont photo-chimiquement instables. Sous irradiation lumineuse, leur
voie de désexcitation majoritaire est la photo-décomposition. Ainsi, la s-tétrazine (notée H-
Tz-H) donne la réaction :

H-Tz-H + radiation spécifique -> 2 HCN + N2

(Rendement quantique de photo-décomposition 99%)

et la diméthyl-s-tétrazine (Me-Tz-Me):

Me-Tz-Me + radiation spécifique -> 2 MeCN + N2

(Rendement quantique de photo-décomposition 50%)

En revanche, les dérivés synthétisés à l’EσS Cachan sont eux photo-stables (aucune
photo-décomposition instanciée à ce jour) ce qui permet à la fluorescence de se produire sans
concurrence majeure de la photo-décomposition comme c'est le cas pour les deux « dérivés
parents » pour parler avec les chimistes. Une nouvelle dynamique interne entre phénomènes
énergétiques concurrents (radiatifs et non-radiatifs) se met en place, et sort de cette nouvelle
molécule à laquelle de nouveaux substituants ont été introduits par le biais d’une
transformation chimique.

91
Le rendement quantique est le rapport du nombre de photons émis par une molécule par le nombre de photons
absorbés. δ’absorption de ces photons est à l’origine de transformations internes à la molécule qui provoqueront
le phénomène d’émission.
50
δ’énergie absorbée par la nouvelle entité peut impliquer un changement de longueur des
liaisons de la molécule (selon la coordonnée de réaction CR92 dans la figure 8 ci-après, nous
pouvons observer une rupture de liaison, une isomérisation, etc.). La fluorescence (transition
entre états électroniques de même spin s’accompagnant d’une émission de photon) et la
phosphorescence (l’émission de photon a lieu lors du passage d’un état électronique vers un
état électronique de spin différent) sont les processus radiatifs qui accompagnent l’absorption.
Le terme processus est le terme clé des explications formulées par les chimistes. Les
transitions non radiatives sont : (i) la conversion interne (transition entre deux états
électroniques de même spin) ; (ii) le croisement inter-système (transition entre deux états
électroniques de spin différents) ; (iii) la redistribution d’énergie vibrationnelle (transition
entre deux états vibrationnels dans un même état électronique c’est-à-dire le passage d’un
mode de vibration à un autre pour une même énergie des électrons dans la molécule). Les
processus chimiques comme la photoisomérisation sont « ultrarapides » (ils se déroulent
souvent dans des temps inférieurs à une picoseconde). Les transitions radiatives ont lieu avec
des temps plus longs (la fluorescence a lieu entre 10-12 et 10-6 seconde après l’absorption de
photons et la phosphorescence commence entre 10-6 et 1 seconde après l’absorption). δ’entité
formée fait tenir ensemble des changements associés à des temporalités hétérogènes. Les
parties, le tout et le milieu extérieur sont reliés multiplement par des liens dynamiques.
« Sortir de » implique donc d’envisager la dépendance mutuelle de certaines temporalités. La
continuité apparente est le résultat de discontinuités sous-jacentes et interdépendantes, le
schéma semble s’inverser par rapport à l’émergence du dauphin qui nécessitait pour être
comprise de discerner une continuité derrière la discontinuité apparente.
δes processus d’échange d’énergie de la molécule avec son environnement (molécules
semblables, autres corps chimiques, champs électromagnétiques) sont modifiés et stabilisés
sous certaines conditions. Une contrainte imposée par une opération chimique sur la structure
globale entraîne un réajustement des modes d’échanges d’énergie les uns par rapport aux
autres. δ’usage de la fluorimétrie et des spectroscopies résolues dans le temps permettent
d’inférer ces modifications de la dynamique énergétique moléculaire à partir des spectres
obtenus. Le diagramme de Perrin-Jablonski présenté à la figure 8 ci-après permet d’illustrer
ce propos. Il modélise les échanges d’énergie d’une molécule. Différents types de
transformations peuvent avoir lieu selon l’énergie des électrons dans cette molécule.

92
La coordonnée de réaction est une coordonnée monodimensionnelle abstraite qui représente l'évolution d'un
processus chimique le long d'un « chemin » de réaction. Se référer au livre : Atkins, Peter & De Paulia, Julio.
Atkins’s Physical Chemistry, Ninth Edition, The University of Oxford Press, Oxford, 2009. Elle est la
modélisation de la dépendance des transformations à « l’histoire » de la synthèse.
51
δ’émergence d’une nouvelle molécule ou d’une nouvelle caractérisation relationnelle est liée
à ces notions d’état d’énergie et de temporalités qui conditionnent et rendent possibles les
explications des chimistes. Ce diagramme articule une entité, ses parties, et son milieu
extérieur dans un même discours. Gardons à l’esprit cette coprésence dynamique et
constitutive des trois niveaux de description pour la suite de notre thèse.

Figure 8 : Processus énergétiques moléculaires93. Rappel : «C.R.» signifie «chemin de réaction ».

A l’intérieur d’une classe de composés (les chimistes préfèrent le mot de « famille ») et


par l’intermédiaire de types de transformations spécifiques (substitutions électrophiles
aromatiques, réaction de Diels-Alder, attaques « ipso » c’est-à-dire sur une position déjà
substituée, photocyclisation, etc.), les chimistes modulent et optimisent des propriétés
relationnelles (nulle fluorescence ne peut être observée sans action radiative préalable sur un
échantillon de molécules !) en fonction de leur projet. Ce faisant, ils mettent en place des
savoir-faire et des banques de « données » relatifs à leurs modes d’intervention. Ils classent
des corps chimiques à l’intérieur de classes identifiées par le biais d’opérations chimiques et
de types de réactivité chimique. Ils classent ainsi les composés relativement à des molécules
de référence dont ils connaissent les caractérisations dans tel ou tel contexte.
Si aucun des ingrédients du dérivé de la s-tétrazine étudié n’instancie la moindre propriété
identifiable au niveau de l’entité globale, cela n’empêche pas les chimistes d’établir des
corrélations entre différentes entités et de développer des discours méréologiques qui tentent
de rationnaliser, le plus souvent a posteriori, une évolution d’une « propriété »94 collective à

93
COTE-BRUAND, Isabelle. Etude théorique de la photophysique et de la photochimie de composés de
coordination, 183 pages. Thèse de doctorat en chimie quantique, Université Louis Pasteur Strasbourg I, 2002.
94
J’écris le mot « propriété » entre parenthèses pour signaler que je vais discuter le choix de ce terme
ultérieurement. Il ne sera pas forcément écrit systématiquement entre parenthèses dans la suite par mesure de
simplicité. Ce qui « propre à » est à rattacher à un « substrat » en tant que tel. En ce sens, le mot de propriété
52
l’intérieur d’une classe de composés définie par la similarité des comportements chimiques
par rapport à des modes d’intervention (instruments ou autres molécules qui permettent une
action médiée sur un collectif particulier de molécules). Des schèmes de covariation entre
certaines propriétés globales de la s-tétrazine substituée sont mis en évidence en fonction de la
nature chimique des substitutants greffés. Par exemple, les chercheurs établissent la
corrélation qui suit entre une différence d’énergie électronique moléculaire95 et une différence
de potentiels électrochimiques, c’est-à-dire une grandeur quantifiant la capacité d’échange
d’électrons de l’entité globale formée :

Figure 9 : Corrélation entre propriétés collectives. Les différences sont faites par rapport aux grandeurs associées
à la dichloro-s-tétrazine prise pour référence (LUMO1 et E01)96. L’indicateur de fiabilité de la linéarisation obtenue est
élevé (voir publication d’origine).

Cet exemple illustre bien la façon dont les chimistes travaillent. Les composés et leurs
« propriétés » sont étudiés les uns par rapport aux autres, ils sont classés relativement à des
relations mutuelles entre composés ou entre « propriétés ». Ici une référence est prise, celle de

renvoie à une description du monde peuplé de corps chimiques qui ont leurs propres caractéristiques
indépendamment de nos actions. En accord avec Denis Diderot, je montrerai, qu’au-delà des habitudes
langagières, un corps chimique participe à un pluriel de caractérisations qui se substitue à la recherche d’une
essence. Une « propriété » est indissolublement liée au mode d’opération chimique duquel elle est relative. Il n’y
a pas de fluorescence sans irradiation préalable, pas de corps chimique sans les transformations et les opérations
requises pour le synthétiser ! Je vais y revenir mais je tenais à clarifier ce qui est déjà présent dans les
paragraphes précédents.
95
LUMO signifie « Lowest Unoccupied Molecular Orbital » que je traduis par « plus basse orbitale moléculaire
non occupée ». J’étudierai précisément les orbitales moléculaires dans une partie ultérieure de la thèse. Pour
l’instant, il est simplement nécessaire de savoir qu’il s’agit d’un outil analytique qui permet d’étudier la
répartition, en termes d’énergie, des électrons sur l’ensemble de la molécule comprise comme une entité. Il s’agit
du premier niveau d’énergie vacant disponible, c’est-à-dire non encore « occupé » par des électrons comme le
disent les chimistes.
96
YONG-HUA, G. et al., « Synthesis and Physical chemistry of s-Tetrazines: Which Ones are Fluorescent and
Why ? », op. cit., p. 6124.

53
la molécule de base qui sert à synthétiser toutes les autres de la série étudiée, à savoir la
dichloro s-tétrazine, et les chimistes établissent ensuite une corrélation entre deux différences
calculées par rapport à cette « référence ». Selon la nature des substituants utilisés lors de la
synthèse (c’est-à-dire selon la nature des réactifs chimiques), ils établissent une modulation
des propriétés et quantifient leur covariation. Cette démarche méréologique (propriété d’un
tout par rapport à des parties) est hautement relationnelle !
Sortir de, émerger, signifie donc dépendre de, au sens d’être corrélé à, tout en étant
nouveau, c’est-à-dire tout en étant le résultat, inédit, d’une transformation chimique, d’une
réaction entre corps chimiques, différents ou pas. Comme pour le cas du papillon issu du ver à
soie, il y a une dépendance du papillon par rapport au ver à soie, une transformation de l’un
en l’autre et une nouveauté qualitative μ l’apparition d’une nouvelle entité. Bien entendu, la
transformation est le fait de l’action humaine dans le cas de la chimie. Cette action contraint
les évolutions possibles comme le ferait l’évolution dans le cas de la biologie. δ’invocation
d’un mode de contrainte extérieure est nécessaire pour clore le raisonnement et fermer la
possibilité d’une réduction entendue comme une déduction des propriétés de l’entité à partir
de sa base d’ingrédients isolés ou mis en relation. Dans les deux cas, une articulation est à
l’œuvre qui met en jeu une entité, ce qu’elle contient, le milieu dans lequel elle évolue (un
solvant, un écosystème, une cuve en spectrophotométrie, un réacteur en production, etc.) et
des circonstances (météorologie, température, état physique, provenance des produits,
modalités du protocole, etc.).
Emerger, sortir de, dépend donc, dans ces cas précis, de relations entre niveaux
d’organisation ou de description, je verrai plus tard quel terme il est préférable de choisir le
cas échéant, définis non intrinsèquement mais en lien avec des modes d’intervention
différents. δorsqu’un chimiste intervient par le biais d’un solvant sur l’échantillon à
dissoudre, il mesure par ailleurs une évolution des propriétés spectrophotométriques par le
biais d’un spectrophotomètre d’absorption moléculaire (augmentation de l’intensité des
signaux qualifiée d’effet hyperchrome ; diminution de l’intensité des signaux qualifiée d’effet
hypochrome ; diminution des longueurs d’onde qualifiée d’effet hypsochrome ; augmentation
des longueurs d’onde, effet dit bathochrome ; disparition de certaines bandes d’absorption ou
apparition d’autres, etc.).
Ces propriétés concernent des grandeurs molaires, un échantillon contenu dans une cuve
d’un spectrophotomètre d’absorption moléculaire contient une très grande quantité de corps
chimiques même si, à notre échelle, le volume inférieur à 1 mL paraît petit. Le chimiste infère
ensuite des informations sur l’entité prise dans ce collectif, informations qu’il stabilise par
54
ailleurs en la confrontant à un ensemble vaste de résultats d’interventions diverses (spectre
RMN du proton, du carbone 13, spectre infrarouge, fluorimétrie, modèles quantiques
hétérogènes, spectroscopies résolues dans le temps, modèles semi-classiques, savoir-faire des
chimistes, etc.). Le chimiste articule un réseau étendu d’éléments hétérogènes pour agir,
expliquer et transmettre son savoir-faire. Une nouvelle fois, il relie une entité appartenant à un
collectif, ce qu’elle contient et ce qui lui est extérieur. A aucun moment, l’entité ne dépend
uniquement des parties qui la constituent.
Le constat précédent reste d’actualité y compris dans le cadre des nouvelles pratiques que
nous subsumons sous le vocable « nanotechnologies ». Une molécule peut, par exemple, être
déplacée dans l’espace par un instrument, en l’occurrence un microscope à effet tunnel. Cette
individuation des corps chimiques est inédite dans la mesure où, depuis toujours, les chimistes
synthétisent et analysent des échantillons qui contiennent des milliards de corps chimiques
invisibles à notre échelle. Il ne faut pas oublier que la fonction que doit remplir cette entité
chimique (souvent appelée nano-machine) dépend de la relation entre cette entité et le milieu
qui lui est associé (microscope d’un type particulier, molécules voisines, transferts d’énergie,
dispositifs permettant de générer un vide puissant, etc.), ainsi que d’un compromis obtenu
entre les intentions des chercheurs et les opérations qu’ils réalisent. La molécule cible est en
relation avec une surface d’un microscope, c’est-à-dire avec un collectif d’autres corps
chimiques.
δ’individuation est le résultat d’une technologie qui met en relation des échelles de
grandeur différentes – une entité et une partie d’un instrument. Les échelles de grandeur et les
temporalités des transferts énergétiques induits entrent en scène. Du diagramme de Perrin-
Jablonski aux pratiques nanochimiques, un ensemble de corps chimiques, d’instruments, de
procédés, et de temporalités sont constitutivement co-dépendants. Par ailleurs, des
caractérisations inédites sont mises en évidence, dans la mesure où les « lois
quantiques semblent ne pas être subies » à cette échelle d’action pour parler avec les
chercheurs. « Sortir de » dépend donc des échelles de temps et d’action dans lesquelles les
chimistes sont capables d’opérer.
Parmi toutes les différences qui peuvent apparaître entre le cas du papillon et celui de la
classe des composés issus de la s-tétrazine, il y en a une essentielle pour notre étude, elle est
liée aux façons de faire des chimistes par mises en relation et classification par type de
réactivité, c’est-à-dire par type d’action ou d’intervention. Il n’est pas possible d’affirmer que
la fluorescence soit une propriété, parmi d’autres, qui émerge dans le cas de la dichloro-s-
tétrazine car elle est instanciée, même très faiblement, par certains corps chimiques qui
55
permettent son obtention. Cette fluorescence n’est pas nouvelle au sens d’une instanciation
qui serait inédite, elle sera néanmoins très fortement amplifiée. A l’intérieur d’une classe de
composés, l’acte chimique vise à moduler ces instanciations pour atteindre un objectif qui, lui,
sera inédit, comme par exemple le piégeage sélectif d’un ion de taille requise qui permet de le
doser. En revanche, aucun des ingrédients d’une entité moléculaire n’instancie effectivement
la moindre propriété collective. Une approche qualitative de la nouveauté permet donc de
distinguer la fluorescence de la capacité de piégeage d’une entité. Ce faisant, le chimiste fera
appel à des raisonnements reliant l’entité à ses parties afin de rendre ses travaux intelligibles.
De quelles « parties » s’agit-il ? A quoi se réfère-t-il ?
Il faut bien distinguer deux types de « parties » dans ce cas, celles liées au résultat d’une
analyse mentale qui consiste à dissocier la molécule en parties séparées. C’est typiquement ce
que font les chimistes dans le cadre d’une « rétrosynthèse », ils utilisent leur savoir-faire et les
corrélations qu’ils ont établies sur la base d’analogies, pour identifier et choisir, des
« synthons », c’est-à-dire des corps chimiques plus réduits, qu’ils feront réagir pour former le
composé souhaité. Il s’agit donc de partir de molécules plus simples, de préférence
disponibles au laboratoire, stables, peu toxiques et peu onéreuses pour réaliser la synthèse de
la molécule recherchée en une ou plusieurs étapes. Les parties ainsi désignées sont les
groupements, les substituants qui vont être reliés entre eux, ou des parties au sens d’étapes
d’une synthèse qui en comporte plusieurs. En partant de l’adamantane methanoxy chloro-s-
tétrazine :
N N
O Cl
N N

Il est possible de remonter aux deux synthons suivants qui réagissent en présence de
collidine (2, 4,6-triméthylpyridine) :

N N
OH N N
collidine O Cl
+ Cl Cl
N N
N N

Sachant que la collidine capte un proton « H+ » pour former le sel chloré (2, 4, 6-
triméthylpuridinium choride) suivant :

56
CH3 CH3

+
H3C N - CH3
H3C N CH3 Cl
H

Dans le réacteur, il peut y avoir toutes ces molécules, elles sont les « parties » d’un
mélange réactionnel, les médiateurs d’une série de transformations.

Figure 10 : Synthèse de l’adamantane méthanoxy chloro-s-tétrazine97.

Les parties du mélange (dont un réactif est déjà fluorescent, à savoir la dichloro-s-
tétrazine) sont ensuite séparées pour obtenir le produit final, c’est l’étape de purification98.
Les chimistes peuvent utiliser un dispositif comportant deux phases. Une phase solide dite
« stationnaire », en l’occurrence la poudre de silice dans le cas présent, et une phase
« mobile », qui est versée par le haut de la colonne et qui percole à l’intérieur de la phase
solide (se référer à la figure 11 ci-dessous). La phase mobile est typiquement un mélange de
solvants de polarités différentes qui permet de fixer une polarité globale permettant la
meilleure séparation possible dans les conditions de l’expérience. δe composé formé lors de
la synthèse précédente est d’abord dissous dans la phase mobile et l’ensemble s’écoule par
gravité le long de la colonne. δes différents corps chimiques présents n’interagissent pas de la
même façon avec la silice car ils sont différents en termes de structure et de polarité. Ils ne
s’écouleront donc pas à la même vitesse et seront recueillis à des instants différents au bas de
la colonne. δa colonne permet ainsi de séparer les constituants d’un mélange et de les
individuer de façon opératoire.

97
MARCILLAUD, Benoît. « Synthèse de dérivés de la s-tétrazine », op. cit.
98
Ibid.
57
Mélange initial

Séparation des
parties du mélange
par
chromatographie sur
colonne

Figure 11 : Purification par chromatographie sur colonne.

Le composé souhaité, une fois séparé des autres « parties » du mélange, est constitué en
effet de parties (N, O, C, H) qui, isolées, ne manifestent aucune fluorescence. Où veux-je en
venir ? Je souhaite simplement établir que la notion de parties est très relative et à chaque fois
liée à un mode d’intervention donné (une synthèse multi-étapes dans un réacteur, une
purification par séparation le long d’une colonne de chromatographies). Ce n’est pas tout !
Selon la méthode utilisée pour caractériser un composé (IR, RMN du proton ou du carbone
13) de nouvelles parties apparaissent ! δes parties dépendent de l’instrumentation, Rom Harré
parle d’ « affordances », c’est-à-dire dispositions à s’actualiser sous des aspects que détermine
la structure même du projet d’investigation99. Je vous propose de considérer deux spectres de
la molécule purifiée précédente obtenus par spectrométrie infrarouge et résonance magnétique
nucléaire afin de préciser la relativité de la notion de partie en lien avec une instrumentation et
la notion d’émergence. Envisageons tout d’abord le spectre infrarouge de la molécule
précédente (l’adamantane méthanoxy chloro-s-tétrazine). Ce spectre est représenté à la figure
12 suivante :

99
HARRÉ, Rom. Varieties of Realism, Basic Blackwell, 1986.
58
Aucune bande large
de type valence au
dessus de 3000 cm-1
Bande Ctret-H
de type
valence.

Empreinte
digitale.

Figure 12 : Spectre infrarouge de l’adamantane méthanoxy chloro-s-tétrazine.

Des signaux sortent de, émergent d’un bruit de fond pour des valeurs repérées sur le
spectre par une grandeur en abscisse appelée nombre d’ondes « » (qui correspond à
l’inverse d’une longueur d’onde ʎ). δa grandeur représentée sur l’axe des ordonnées
correspondant à la transmittance T qui est égale au rapport de l’intensité I transmise par
l’échantillon sur l’intensité I0 qu’il a reçue. Plus précisément100 :

 100 et

I 1
T= =
I0

Une valeur de la transmittance égale à 100 signifie qu’aucune énergie n’a été absorbée par
l’échantillon. Une bande apparaît sur le spectre lorsqu’une partie de l’énergie incidente a été
absorbée (T inférieure à 100). Les chimistes expliquent cette absorption par le biais d’un
modèle qui considère une liaison chimique comme un oscillateur harmonique (loi de Hooke).
δ’énergie absorbée fait entrer la liaison chimique « en résonance » et permet soit une
vibration le long d’une liaison chimique (vibration d’élongation ou de valence), soit une
déformation d’un angle de liaison (vibration de déformation d’angle qui peuvent entraîner des
mouvements de rotation ayant une symétrie particulière). Les chimistes disent et écrivent que
pour une molécule « polyatomique », les modes de vibration sont nombreux. Ils se placent
donc dans le cadre où une molécule est décrite par le biais d’atomes associés entre eux.
100
SILVERSTEIN, R.M., BASSLER, G.C., MORRILL, T.C. Spectrometric identification of organic
compounds, Fifth edition, John Wiley & Sons, INC, 1991.
59
δa zone correspondant aux nombres d’ondes de valeurs supérieures à 1500 cm-1
correspond aux vibrations d’élongation. Elles permettent d’identifier une liaison ou un
groupement fonctionnel. Ils considèrent en effet les différentes liaisons comme localisées
entre deux atomes et indépendantes les unes des autres (théorie du lien de valence de Pauling
que nous évoquerons ultérieurement). Par exemple, il est possible d’identifier la présence
d’une liaison « C-H » sur le spectre « vers » 2800 cm-1 comme le disent les chimistes.
δ’absence d’une bande est aussi révélatrice. Dans notre exemple, l’absence de la bande liée à
la vibration d’élongation de la liaison « O-H » permet de montrer que la réaction chimique a
bien eu lieu dans la mesure où cette liaison est absente du produit formé alors qu’elle était
présente dans le réactif initial.
δa zone correspondant aux nombres d’ondes de valeurs comprises entre θ00 cm-1 et 1500
cm-1 correspond aux vibrations de déformation d’angle et à certaines vibrations d’élongation
moins énergétiques. Dans cette zone, des couplages de modes de vibration ont lieu et les
liaisons chimiques ne peuvent plus être considérées indépendantes. Une certaine expérience
est requise pour interpréter les spectres et déceler des informations sur la présence de certains
groupements (C-Cl, NO2, etc.) et sur leur position dans la molécule si des isomères101 sont
possibles. Cette partie est appelée « empreinte digitale » de la molécule et contient une
multitude de bandes plus petites qui traduisent les couplages entre vibrations d’une part, et
entre vibrations et rotations d’autre part. Dans notre cas, l’étude attentive révèle la formation
d’une liaison « C-O » inédite par rapport aux réactifs et qui apparaît à 1198 cm-1 dans le
spectre du produit final purifié, cette bande était « théoriquement attendue » dans l’intervalle
[1260-1000] cm-1.
Des signaux émergent, sortent d’un bruit de fond. Les chimistes étalonnent l’appareil en
enregistrant un spectre de référence en l’absence de produit (ils utilisent l’expression « faire le
blanc » pour désigner cet acte préliminaire), ils enregistrent ensuite le spectre du produit
souhaité. δ’appareil retranche les deux signaux et propose le spectre final. Ces signaux sont le
résultat d’une interaction entre le corps chimique et une onde infrarouge dont la longueur
d’onde varie linéairement ou pas selon le type d’appareil (avec ou sans transformée de
Fourier). Dans une partie du spectre, les signaux étaient prévisibles car ils correspondent à des
vibrations de liaisons quasi indépendantes les unes des autres, le spectre est donc la somme
des contributions des différents groupements fonctionnels. En ce sens, cette partie du spectre
résulte des différentes contributions prises séparément. La partie « empreinte digitale » est

101
Corps chimiques qui ont la même formule brute mais des agencements spatiaux différents.
60
plus difficile à étudier selon les composés étudiés. Des signaux « nouveaux » émergent et sont
interprétés par le biais de couplage non linéaires. Ils peuvent même être parfois prévus ou
calculés par le biais de méthodes quantiques plus élaborées ou de modèles hybrides qui
mêlent mécanique classique, mécanique quantique et savoir chimique.
Ce spectre peut-il être considéré pour autant comme déductible des modèles quantiques ?
Une étude attentive de certaines méthodes quantiques nous permettra de montrer que la
réponse à cette question est négative. Pour l’instant, retenons que les chimistes comparent des
tables de données obtenues à l’intérieur d’une famille de composés pour mettre en évidence
les différences structurales fines. Ces études comparées leur permettent de prévoir dans
quelles zones de nombres d’onde les bandes seront décelables, voire de prévoir l’allure et
l’intensité de ces bandes (fortes, moyennes, faibles).
Rien de vraiment « nouveau », me diriez-vous avec humour en rajoutant : « vous utilisez
l’exemple de la spectrométrie infrarouge pour présenter les groupements fonctionnels comme
des « parties » assignables d’une molécule dont l’identification relève d’une interaction avec
une onde. Admettons qu’il s’agisse bien d’ « affordances » et non de propriétés, vous n’êtes
pas sans ignorer cependant que les groupements fonctionnels ont été mis en évidence bien
avant que l’IR ne soit mise au point. Qu’avez-vous à répondre à cela et en quoi cette « partie »
apporte-t-elle quelque chose de plus à votre recherche préliminaire d’un sens possible du mot
émergence en chimie ? »
Je répondrais bien volontiers que les groupements fonctionnels ont bien été identifiés par
le biais de réactions chimiques et d’une chimie comparée menées depuis le 19ème siècle. De ce
fait, leur identification est le fruit de mises en relations des corps chimiques entre eux et des
étapes de purification nécessaires à leur isolement. Je répondrais également que si le spectre
infrarouge est le résultat d’une interaction, il permet de stabiliser le savoir chimique
précédemment établi en apportant une confirmation d’une autre nature. Ce faisant, il rend
possible une consilience et ne se limite pas à une simple « colligation » de faits identiques,
pour parler avec William Whewell102.
Ce n’est toutefois pas mon propos. Il s’agit ici d’établir la relativité de l’étude qui relie
une entité à des parties que nous assignons par le biais de modèles, de théories ou d’analyses
empiriques. Il s’agit aussi de montrer à l’aide de cette étude préliminaire que dès lors que le
concept d’émergence est réduit à une réflexion portant sur les liens entre une entité et ses

102
WHEWELL, William. Theory of Scientific Method, op. cit.

61
parties, son analyse devient nettement plus délicate. Le spectre infrarouge montre que la
notion d’émergence au sens de « sortir de » et aussi de « nouveauté non prévisible » peut
dépendre de la méthode d’étude physico-chimique, et qu’à l’intérieur d’une même méthode,
une définition de l’émergence peut ne pas être aussi immédiate qu’il y paraît aux premiers
abords. Une partie du spectre est prévisible car elle est la somme de contributions liées à des
parties considérées comme isolées les unes des autres. δ’autre partie nécessite de faire appel à
des couplages et ne peut ainsi être déduite de la connaissance de parties dont certaines
caractérisations sont par ailleurs connues par le biais d’autres modes d’accès. Selon la
quantité d’énergie absorbée, des liaisons chimiques peuvent être considérées comme
indépendantes ou comme liées. Une partie du spectre est résultant alors que l’autre ne l’est
pas dans le simple cadre du modèle de l’oscillateur harmonique. Tout est question de
contexte, en l’occurrence de gammes de longueur d’onde dans le cas présent.
C’est seulement le long travail des chimistes qui permettra de recouper les informations et
de stabiliser les données qui font « tenir ensemble » des synthèses chimiques, des modèles
physico-chimiques hétérogènes, des opérations chimiques de purification, et d’autres savoir-
faire comme celui lié à la préparation de l’échantillon. Il ne s’agit pas de définir une
émergence, une fois pour toute, dans l’absolu, en l’abstrayant des pratiques dans lesquelles les
nouveautés chimiques apparaissent. Il s’agit, bien au contraire, d’envisager la chaîne
d’opérations chimiques dans laquelle la notion d’émergence pourrait acquérir un sens dans ce
domaine d’activité scientifique. Il s’agit enfin d’étudier comment les chimistes articulent des
connaissances liées à des groupements fonctionnels (des parties de l’entité étudiée), un
échantillon composé de l’entité étudiée, et son milieu extérieur (l’onde IR et l’atmosphère
dans laquelle est réalisé le spectre, l’air ou un balayage de diazote ou d’hélium gazeux pour
chasser l’humidité ou le dioxygène qui pourrait réagir avec le corps étudié et fausser le
spectre) pour expliquer la formation d’une entité inédite ou l’apparition d’une nouvelle
caractérisation relative à un appareil selon un protocole précis.
Le chimiste Louis Bernard Guyton de Morveau103 évoquait au 19ème siècle, le « sang-
froid » et la « circonspection » dont les chimistes doivent faire preuve afin de mettre au point
leurs protocoles de synthèse et de valider leurs méthodes d’analyse. Si un concept

103
GUYTON DE MORVEAU, Louis-Bernard. « Laboratoire », in Encyclopédie Méthodique. Chimie,
Pharmacie, Métallurgie, Volume 4, GUYTON DE MORVEAU, L.-B., MARET, H., GUILLOT-DUHAMEL,
J.-P.-F, FOURCROY, A.-F., CHAUSSIER, F., VAUQUELIN, N.-L., WILLEMET, P.-R., Paris, Panckoucke,
1805, p. 575.

62
d’émergence devait être mis en rapport avec la chimie, il ne pourra pas passer sous silence ce
que font les chimistes au quotidien pour préparer, purifier et analyser leurs produits.
Pour finir, je souhaite insister sur cette notion de partie relative à une méthode d’analyse.
δ’action d’un corps sur un autre, l’interaction des corps par rapport à un instrument d’analyse
ou de purification sont des termes centraux en chimie. Les corps chimiques sont considérés
comme des matières actives, nombreuses et co-définies par le biais de méthodes de synthèse
et d’analyse elles-mêmes co-dépendantes. Ce n’est pas tout car l’un, c’est-à-dire un corps
chimique donné, peut aussi se révéler multiple, hétérogène. Qu’est-ce à dire ? Qu’il serait
envisagé non plus comme un tout, une entité, mais à partir de ses éléments constitutifs, bref,
de ses parties (groupements fonctionnels, réactifs d’un mélange, éléments chimiques entrant
dans sa composition) ? Pas seulement dans la mesure où les parties que nous assignons au tout
étudié dépendent elles-mêmes de la méthode utilisée. Prenons l’exemple de la résonance
magnétique nucléaire du proton (RMN 1H) et du carbone (RMN 13
C). δ’échantillon
précédemment purifié par chromatographie colonne est placé sous l’effet d’un champ
magnétique puissant et interagit avec une radiation électromagnétique de longueur d’onde
13
située dans le domaine des ondes radio pour donner le spectre de RMN C ci-après (figure
13) sur l’abscisse duquel des ensembles des noyaux de carbone présentent le même
« déplacement chimique » par rapport à un composé de référence, le tétraméthylsilane (TMS).
Ces informations qui résultent d’interaction entre la matière et une onde radio en milieu
magnétique permettent de déterminer la structure du composé et d’évaluer son degré de
pureté.

Figure 13 : Spectre de RMN 13


C. Expérience réalisée par mon étudiant Benoît Marcillaud à l’Ecole Normale
Supérieure de Cachan (France). Reproduction autorisée par le professeur Pierre Audebert.

63
Selon les modèles en vigueur, le champ magnétique externe interagit avec les spins
nucléaires de façon à générer deux types d’alignement possibles (parallèles ou antiparallèles)
au champ magnétique. Ces deux alignements correspondent à deux états d’énergie différents.
Une transition d’une forme d’alignement à l’autre est rendue possible par le biais d’une onde
radio de longueur d’onde adaptée. δes spécialistes évoquent un phénomène de résonance. δa
longueur d’onde absorbée dépend du type d’environnement du noyau considéré. Chaque
signal dépend donc de l’environnement local du noyau étudié (présence d’autres noyaux,
distance entre noyaux, etc.). Les parties ici ne sont pas les différents atomes de carbone
contenus dans la formule brute de la molécule mais des ensembles de noyaux chimiquement
équivalents du point de vue de la RMN 13
C. δa formule brute d’un composé ne permet pas
d’inférer le nombre de pics qui apparaîtront sur le spectre. Ce dernier est lié au degré de
symétrie de la molécule étudiée et donc à sa structure. Deux noyaux interchangeables par le
biais d’une opération de symétrie (rotation, symétrie centrale, inversion) apparaîtront au
même endroit sur le spectre. Des signaux nouveaux « sortent » du fond continu du spectre et
signalent des noyaux de carbone qui absorbent la même quantité d’énergie de résonance.
Il ne s’agit pas ici de groupements fonctionnels, indépendants ou pas les uns des autres,
qui interagissent avec une onde IR mais d’interactions magnétiques entre des noyaux et un
champ magnétique extérieur à l’échantillon. δe Rεσ 13
C permet donc d’articuler des
13
informations relatives aux différents noyaux de C (parties de la molécule) en fonction de
environnement moléculaire, c’est-à-dire d’une information liée à la structure de la molécule
prise comme un tout sans oublier naturellement le champ magnétique extérieur, l’onde radio,
le solvant dans lequel le composé est dissout ainsi que le tétraméthylsylane qui sert d’étalon
(déplacement chimique nul sur le spectre). δa caractérisation d’une nouvelle structure est
donc un problème d’articulation entre une entité, une catégorie de « parties » indirectement
dépendante d’une information relative au tout (environnement local), de la méthode utilisée,
et du milieu extérieur à cette entité. Le tout, les parties interconnectées, le milieu extérieur
sont simultanément pris en compte dans cette technique. Ce dispositif permet d’interagir avec
tous les ensembles de noyaux en fonction de leur localisation et de leur connectivité.

64
(3) Boitier de gestion
(2) Emetteur-récepteur de
électronique et
radiofréquences.
informatique de l’appareil.
(1) Aspect
extérieur : aimant
supraconducteur

(4) Ordinateur contenu dans un vase

permettant de Dewar typique de

contrôler l’appareil l’appareil RMN utilisé.

et de traiter les
spectres RMN.

Figure 14 : Appareil de RMN. Autorisation accordée par l’ENS Cachan.

Figure 15 : Echantillon placé dans un tube borosilicaté contenant un solvant spécifique.

Passeur
contenant
l’échantillon Rampe
. d’accès.

Introduction
de l’échantillon.
Porte-
échantillons.

Figure 16 : Passeur et dispositif d'introduction de l'échantillon. Autorisation accordée par l’ENS cachan.

Les différents noyaux signalés par des couleurs différentes à la figure 13 permettent
aux chimistes de vérifier qu’ils ont bien obtenu le produit attendu. Ils obtiennent les résultats
suivants :

65
Déplacement chimique (ppm) Identification

27,9 >C<

33,8 >CH-

36,9 >CH2

39 >CH2

77,1 CDCl3 (solvant)

80,4 >CH2

164,1 >C-Cl

167,1 >C<

Cette attribution est le résultat du travail d’un logiciel qui compare tous les résultats
obtenus au sein d’une même famille de composés et aussi de l’avis critique des chimistes
avertis qui ont de l’expérience. Chaque noyau est individualisé au sein de la molécule. Il
s’agit d’une partie de la molécule qui peut elle-même faire partie d’un ensemble de noyaux de
même déplacement chimique dans ce contexte magnétique.
Il est inutile ici de raisonner en termes de partie isolées, le signal d’un noyau dépend du
contexte moléculaire. δ’émergence du signal est liée à cet environnement moléculaire pour ce
type de RMN. Par ailleurs, chaque signal présente une « structure » fine qui reflète les
différences de couplages magnétiques entre noyaux équivalents. Ces couplages permettent
d’inférer des informations structurelles importantes. δa résolution de ces couplages dépend de
la fréquence de l’appareil de Rεσ utilisé. Un amas confus peut être résolu en une structure
fine plus facilement interprétable en utilisant un appareil de plus haute fréquence. Une fois
encore, la signature spectrale des parties dépend du contexte d’utilisation de la Rεσ.
Un spectre de RMN 1
H fait apparaître des ensembles de noyaux d’hydrogène
chimiquement équivalents pour d’autres valeurs de déplacement chimique.

66
O H

-CH2-
>CH-
N N -OH
CH CH2 O C C Cl TMS >CH2
H C CH2
H2C 2 CH C CH2 N N
CH2
HC CH2

>CH2

-CH2-
CHCl3
H2O
>CH-

Figure 17 : Spectre de RMN 1H de notre produit dans le chloroforme deutéré. Autorisation accordée par l’ENS
Cachan.

Les signaux relatifs à des ensembles de noyaux d’hydrogène émergent du spectre à des
déplacements chimiques différents qui dépendent de leurs environnements à l’intérieur de la
molécule. La forme du signal, appelée structure fine, est elle-même reliée aux interactions
entre noyaux d’hydrogène non équivalents chimiquement du point de vue de la Rεσ du
proton. Une même entité (par sa structure et sa composition), son milieu extérieur
(chloroforme deutéré, champ magnétique, onde radio, tétraméthylsilane), et d’autres parties
(les noyaux 1H dans ce cas) interviennent pour permettre d’identifier une nouvelle structure
ou de vérifier son degré de pureté. Aucun autre produit chimique n’admet ce spectre, sauf
fortuitement, aucune autre partie ne peut séparément expliquer cette caractérisation RMN,
aucun résultat n’est possible sans tenir compte des interactions avec le milieu extérieur. Il y a
ici une intervention conjointe de trois niveaux d’organisation, l’entité en tant que telle, les
parties relatives à la méthode, le milieu hétérogène dans lequel l’entité est immergée (onde,
solvant). Il ne faut pas en outre perdre de vue que l’entité n’est pas seule mais que
l’échantillon contient des milliards de molécules semblables. Il s’agit bien d’un échantillon du
composé à analyser préparé dans un solvant.
Des techniques beaucoup plus sophistiquées (RMN à deux dimensions, voire à trois
dimensions) permettent de coupler plusieurs types d’informations pour attribuer à chaque
atome de carbone les atomes d’hydrogène qui lui correspondent. Ce couplage de techniques
Rεσ s’attache donc à étudier la connectivité des parties entre elles. Le spectre de RMN à
deux dimensions de la figure 18 suivante illustre ce propos. Il s’agit du spectre du géraniol
dans le chloroforme deutéré. Le spectre de RMN 1H a été effectué en utilisant une fréquence

67
de η00 εHz et est présenté sur l’axe vertical, le spectre de Rεσ 13C effectué à une fréquence
de 125.7 MHz est représenté sur l’axe horizontal. δes corrélations qui permettent d’attribuer
aux différents atomes de carbone présents dans la formule brute les atomes d’hydrogène
auxquels ils sont reliés, sont signalées par des tirets à l’intérieur du carré.

Figure 18 : Spectre HETCOR104 de corrélation entre une analyse de RMN 1H et une analyse RMN 13C.

Les chimistes réalisent une véritable enquête pour déterminer la structure du nouveau
composé. Cette structure émerge de la réaction chimique et devient analysable une fois la
purification réalisée. Des signaux émergent d’un fond continu au sens où ils en sortent tout en
présentant une structure qui reflète la connectivité intramoléculaire.
Les techniques de RMN plus récentes permettent aussi un suivi dans le temps de certaines
transformations chimiques ainsi que la détermination de noyaux autres que le carbone et
l’hydrogène (Rεσ de l’isotope 1λ du fluor, de l’isotope γ1 du phosphore, etc.). δes parties
du tout moléculaire étudié ne sont pas seulement des parties liées à une composition, c’est-à-
dire le nombre d’atomes d’hydrogène signalés dans la formule brute. Ces parties dépendent
du mode d’accès, de l’instrumentation utilisée, de la fréquence de l’appareil de Rεσ dont
dépend elle-même la résolution du signal.
Un corps admettant une formule chimique unique, une composition bien définie, interagit
en RMN de façon à faire apparaître des ensembles de signaux hétérogènes. « δ’un » n’est pas
un tout dont l’existence est fixée a priori mais est une « affordance ». En ce sens, l’un devient
multiple car sa caractérisation dépend du mode d’accès expérimental. δes parties d’un corps
chimique ne sont pas intrinsèques, elles sont inférées à partir d’une relation entre le corps

104
SILVERSTEIN, R.M., BASSLER, G.C., MORRILL, T.C. Spectrometric identification of organic
compounds, op. cit., p. 279.
68
chimique et ce qui lui est étranger105. Un pluriel de caractérisations permet de définir un
corps chimique par le biais des relations qu’il entretient avec d’autres corps ou avec des
instruments spécifiques. La matière apparaît comme un ensemble de matières actives qui sont
décrites par le biais de discours chimiques reliant une entité à ses parties et une réactivité à
une structure, sans omettre de tenir compte du contexte (un solvant, un instrument, etc.). Ces
discours « méréologiques », c’est-à-dire des discours articulant des liens formels entre un tout
et ses parties, sont au cœur des discours des chimistes. Ces discours sont des grammaires au
sens du second Wittgenstein dans la mesure où ils rendent les pratiques chimiques
intelligibles tout en assurant la cohérence de l’ensemble du savoir chimique à un moment
donné (Harré & Llored, 2011106).
Ce n’est pas tout. A chaque fois qu’un substituant est remplacé par un autre par le biais
d’une réaction chimique, les chimistes sont capables de corréler ce changement de structure à
un changement de la densité électronique moléculaire globale. Certaines caractérisations
changent également, chaque partie de la molécule peut se voir attribuer une nouvelle densité
électronique locale. Comme je l’ai dit au chapitre précédent et comme je le démontrerai au
chapitre suivant, les calculs quantiques utilisés entrelacent la molécule, ses ingrédients et son
milieu extérieur par le biais de procédures de minimisation d’énergie. δes résultats obtenus
permettent de déterminer la densité électronique autour de chaque noyau à partir d’un calcul
faisant intervenir l’entité. Certaines zones sont presque insensibles au changement de
substituants, c’est-à-dire à la réaction chimique, alors que sur d’autres noyaux la densité
électronique a fortement évolué. La molécule globale a donc un effet en retour sur la
répartition électronique autour des noyaux. La densité électronique initiale peut varier
globalement et localement, il n’y a pas de généralisation possible. Les deux spectres de la
figure 17 (page 67) montrent bien que si la structure globale change, les signaux changent de
place et de forme. Un même atome de carbone n’a pas les mêmes caractéristiques selon la
molécule à laquelle il participe. Il faut aller plus loin et se demander ce que peut signifier, le
cas échéant, l’expression un « même atome de carbone » ? S’agit-il d’un atome de carbone
« isolé » ayant une valence définie comme une « propriété intrinsèque » ? Ou bien le même
atome relié autrement dans une autre structure ? Reste-t-il alors le même atome ?
Il apparaît rapidement qu’il faut bien faire la distinction entre le langage usuel des
chimistes et toute implication ontologique ou ontologisante. δes parties qui émergent d’un

105
HARRÉ, Rom & LLORED, Jean-Pierre. « Molecules and Mereologies », Foundations of chemistry, op. cit.
LLORED, Jean-Pierre & HARRÉ, Rom. « Developing the mereology of chemistry », in Mereology and the
sciences, Calosi, C. & Graziani, P. (Eds.), Springer, à paraître en 2013.
106
HARRÉ, Rom & LLORED, Jean-Pierre. « Mereologies as the Grammars of Chemical Discourses », op. cit.
69
spectre RMN ne sont pas des atomes pré-existants à l’analyse et possédant des
caractéristiques indépendantes de notre action, elles sont des types de noyaux équivalents du
point de vue de cette méthode. Ce dont nous avons accès en Rεσ est le résultat d’une
interaction à partir de laquelle il est possible d’inférer des résultats qui seront ensuite
stabilisés par le biais d’autres analyses impliquant de nombreux savoir-faire. En ce sens, toute
recherche d’un sens possible du concept d’émergence en chimie, à supposer qu’il y en ait un,
doit prendre la mesure des grammaires chimiques et de leurs effets d’agencement.
Souvenons-nous de la mise en garde de Pierre Duhem :

« Mais il ne faut pas en conclure que le nombre des valences d’un élément soit un nombre
entièrement déterminé, d’une manière absolue, abstraction faite de la combinaison dans laquelle cet
élément est engagé et de la manière dont il s’y trouve engagé. (…) Cette variation du nombre des
valences d’un élément avec la combinaison chimique est donc un fait indéniable. Elle n’est pas sans
embarrasser quelque peu les chimistes qui veulent envisager la valence ou l’atomicité comme une
propriété élémentaire de l’atome. »107

Duhem rajoute :

« Ainsi, la notation chimique moderne, fondée sur la notion de valence, et si improprement


nommée notation atomique, se montre admirable instrument de classification et de découvertes tant
qu’on y cherche seulement une représentation figurée, un schéma des idées diverses qui ont trait à la
substitution chimique ; mais lorsqu’on y cherche une image de l’agencement des atomes et de la
structure des molécules, on ne rencontre plus de toutes parts qu’obscurité, incohérence et contradiction.
»108

Lorsque Duhem évoque la combinaison dans laquelle « cet élément est engagé et de la
manière dont il s’y trouve engagé », il souligne à sa façon ce que notre exemple relatif à la
synthèse, la purification et la caractérisation du dérivé de s-tétrazine établit, à savoir la
relativité au mode d’accès (la manière de se trouver engagé) et donc aux contextes de tout
acte chimique. Duhem souligne également que l’usage de notions à connotations ou
prétentions réalistes est seulement grammatical. Son usage du qualificatif « engagé »
souligne, en outre, la notion d’interaction qui est nécessaire pour formuler une inférence avec
justesse. C’est une chose d’avoir recours à des descriptions dont les pouvoirs heuristique et
explicatif sont indéniables pour transmettre et poursuivre les recherches. C’est tout autre
chose d’accorder une dimension ontologique à un discours en réduisant un tout à des parties
définies dans l’absolu. Il faut discerner ce qui est de l’ordre du fonctionnel et qui rend

107
DUHEM, Pierre. Le Mixte et la Combinaison Chimique. Essai sur l’évolution d’une idée. Corpus des Œuvres
de Philosophie en Langue Française, Fayard, Paris, 1985 [1902], p. 139. δ’insistance est celle de l’auteur.
108
Ibid., p. 144.
70
possible une unification des connaissances à l’intérieur d’un ensemble de pratiques, de ce qui
est de l’ordre de la « substance », comme l’a clairement établi Ernst Cassirer109. Il faut donc
se détacher de cette approche analytique qui consiste à fragmenter une molécule en éléments,
atomes, ions, électrons ou tout autre descripteur, comme s’ils étaient des entités à part entière,
dès lors qu’une discussion sur la mise en relation des pratiques chimiques avec le concept
d’émergence est en jeu.
Au final, une opération chimique qui remplace un substituant par un autre (intervention à
l’échelle de la molécule) a pour effet de modifier la densité électronique et les niveaux
d’énergie interne. δ’action d’une onde de longueur d’onde choisie sur la nouvelle molécule
peut entrainer un changement de l’absorption moléculaire et parfois une extinction de
fluorescence. En changeant la molécule, les chimistes ont modifié les contraintes internes
entre électrons et noyaux. Une modification à un niveau peut entraîner des modifications à un
autre niveau, il faut toutefois bien garder à l’esprit que les modes d’intervention (opération
chimique, irradiation électromagnétique) sont différents. Si un chimiste intervient au niveau
de la structure globale par le biais d’une réaction chimique, il mesurera avec une probabilité p
des effets au niveau de l’émission de fluorescence, des énergies absorbées en infrarouge ou
des signaux en RMN avec tel ou tel type d’instrument. Les effets ne seront pas mesurés en
l’absence de l’intervention préalable. Si une causalité descendante est possible, elle devra
utiliser non pas une causalité efficiente mais une causalité d’intervention. J’y reviendrai dans
la dernière partie de cette thèse en me référant aux travaux de Michel Bitbol. Par ailleurs, les
types de liaison à l’intérieur de l’entité globale contraignent la structure globale. Les
différents cycles aromatiques imposent par exemple une planéité locale c’est-à-dire des
contraintes mutuelles de positionnement des parties en présence, parties en l’occcurence elles-
mêmes dépendantes des effets du solvant. La structure quaternaire de l’hémoglobine,
souvenons-nous en, dépend, entre autres, des coopérations entre hèmes et des effets du milieu
qui leur est associé (nature du solvant, pH, etc.). Ce sont ces dépendances que nous qualifions
d’ascendantes et de descendantes qu’il s’agit de penser à l’intérieur d’un même raisonnement.
Les chimistes développent des discours qui enchevêtrent le tout, ses parties relatives au
procédé et à l’instrument, et le milieu associé pour produire et comprendre l’apparition de

109
CASSIRER, Ernst (1910). Substance and function, and Einstein’s theory of relativity, Dover books, 1980.

71
molécules aux caractérisations inédites. Ces caractérisations dépendent d’échelles d’action.
Les spécialistes de génie chimique savent bien qu’un mètre cube d’un mélange dans un
réacteur ne se comporte pas de la même façon que 10 mL de ce même mélange dans un
bicol110 de laboratoire ou que quelques corps en interaction avec un instrument à l’échelle
nanométrique. Aucun discours général visant à relier le concept d’émergence entendu
provisoirement comme « sortie d’une caractérisation qualitativement inédite » n’est possible.
Les philosophes ne pourront pas faire l’économie des modes d’accès. Je propose à présent
d’approfondir cette réflexion en interrogeant davantage la coprésence et la codéfinition des
collectifs d’entités, des solvants, des procédés et des parties d’un tout, afin de penser
l’émergence en chimie.

2.2 Emergence et chimie : Approfondissements

2.2.1 Le rôle du milieu associé et du procédé

La précipitation est une voie de synthèse très intéressante car elle offre au chimiste de
multiples possibilités d’intervention. En faisant varier les conditions opératoires, il va pouvoir
directement influer sur l’une ou l’autre des étapes du procédé en vue de produire des corps
chimiques inédits.
δ’étape de germination dépend directement du nombre d’interfaces solides-liquides en
jeu. Il existe plusieurs façons de créer une sursaturation, les plus répandues étant
l’évaporation du solvant ou l’addition d’un composé formant une phase peu soluble. A partir
d’un nombre de germes différents, les particules finales seront radicalement différentes au
niveau de leur taille, voire de leur morphologie. Un ajout unique d’une grande quantité d’un
composé réactif ne conduit pas au même résultat qu’un ajout effectué goutte à goutte. Par
ailleurs, il est courant d’ajouter une petite quantité de fines particules du matériau à
synthétiser (des germes) dans le réacteur; cette surface disponible va être privilégiée pour la
précipitation, et permettre de contrôler différemment le processus. C’est le cas par exemple
avec l’ajout de germes de CaCτ3 (carbonate de calcium) qui permet de diriger la précipitation
vers une phase pure de calcite, alors qu’en l’absence de germes, les chimistes obtiennent un
mélange des phases calcite et vatérite, avec une distribution de tailles plus larges, et des
morphologies variées comme le montre la figure ci-après.

110
Récipient possédant deux cols.
72
Il existe de nombreuses manières d’influer sur l’étape de croissance, en jouant notamment
sur la composition du milieu (pH, conductivité, présence d’ions, etc.) et la présence d’additifs
organiques. Ces derniers vont être choisis pour leur « capacité à » s’adsorber sur certaines
surfaces. Ces interactions spécifiques, en inhibant ou favorisant la croissance dans certaines
directions, vont modifier la taille et la morphologie des particules, voire bloquer le mécanisme
de précipitation.

Calcite

Figure 19 : a) CaCO3 : Mélange de calcite et vatérite obtenu par précipitation, (b) CaCO3 calcite pure obtenue
par précipitation avec ensemencement (reproduit avec la permission de Donnet et al., (2005) ; American Chemical
Society COPYRIGHT111).

δa formation de complexes de calcium en présence d’un dispersant portant des


groupements carboxyliques (l’acide polyacrylique PAA) entre par exemple en compétition
avec la précipitation du carbonate de calcium CaCO3, jusqu’à inhiber parfois complètement la
précipitation pour de fortes concentrations de polymère112. La figure 20 suivante illustre
l’effet de l’acide polyacrilique sur la précipitation :

(CaCO3 à 0.02 mol.L-1) (CaCO3 à 0.02 mol.L-1)


Précipitation chaotique Après optimisation

Germes
+
Acide polyacrylique

Ca2+ CO32-

20
20 mm mm

Vatérite Calcite

Figure 20 : Effet du procédé sur la précipitation113.

111
DONET M., BOWEN P., JONGEN N., LEMAITRE J., & HOFMANN H., « Use of Seeds to Control
Precipitation of Calcium Carbonate and Determination of Seed Nature », Langmuir, 21, 2005, pp. 100 –108.
112
ASCHAUER, U. et al. « Growth modification of hematite by phosphonate additives », Journal of Crystal
Growth 310, 2008, pp. 688-698.
113
DONET M., BOWEN P., JONGEN N., LEMAITRE J., & HOFMANN H., « Use of Seeds to Control
Precipitation of Calcium Carbonate and Determination of Seed Nature », op. cit., p. 107.
73
Autre exemple, la précipitation de l’oxalate de cuivre en présence d’un dispersant
cellulosique (HPMC). Les particules deviennent plus allongées lorsque la concentration en
polymère augmente, du fait de la formation de liaisons hydrogènes sur certaines surfaces114.
Les effets de surface sont déterminants car les surfaces sont le lieu privilégié des interactions
qui guident la précipitation. La figure 21 suivante illustre clairement cet effet :

L’adsorption spécifique de polymères modifie les cinétiques de


croissance et, en voie de conséquence, la morphologie finale
des cristaux

Effet de la concentration en HPMC (hydroxypropylmethyl cellulose) sur la morphologie de


l’oxalate de cuivre

0.005 g.L-1 0.020 g.L-1 0.156 g.L-1 0.625 g.L-1

115
Figure 21 : Effet de la concentration d’un « agent » extérieur sur la morphologie d'un corps chimique .

Prenons un dernier exemple, la précipitation de ZnO (oxyde de zinc) à pH légèrement


acide s’effectue par un mécanisme d’agglomération, donnant des particules quasi-sphériques,
alors qu’à pH basique, la croissance est dirigée dans une direction privilégiée, donnant des
aiguilles116. La figure 22 ci-après illustre ce phénomène.
Enfin, même si le contrôle de la précipitation s’effectue principalement par le contrôle de
l’interface solide-liquide, le chimiste doit maîtriser l’aspect procédé. Ainsi les

114
BOWEN P. et al. « Control of morphology and nanostructure of copper and cobalt oxalates: Effect of
complexing ions, polymeric additives and molecular weight », Nanoscale, 2, 2010, pp. 2470–2477. JONGEN N.,
BOWEN P., LEMAITRE J., VALMALETTE J.-C. & HOFMANN, H. « Precipitation of Self-Organized Copper
Oxalate Polycrystalline Particles in the Presence of Hydroxypropylmethylcellulose (HPMC): Control of
Morphology », Journal of Colloid and Interface Science, 226, 2000, pp. 189–198.
115
Ibid., p. 194.
116
AIMABLE, A., BUSCAGLIA, M. T., BUSCAGLIA, V. & BOWEN, P. « Polymer-assisted precipitation of
ZnO nanoparticles with narrow particle size distribution », Journal of the European Ceramic Society, 30, 2010,
pp. 591–598.
74
développements de la microfluidique117 (le chimiste George Whitesides définit la
microfluidique comme « la science et la technologie des systèmes qui manipulent de petits
volumes de fluides (10-9 à 10-18 litre), en utilisant des canaux de la dimension de quelques
dizaines de micromètres »118) et de systèmes miniaturisés ont permis de mieux contrôler
l’étape de germination, et d’améliorer les échanges, en limitant les hétérogénéités dans le
volume du réacteur.

Objectif: Obtention de ZnO < 100 nm, avec une faible dispersion en
ZnO distribution de taille.
Application: Photoluminescence.
Précipitation dans un réacteur mini-batch à 90 C.

Effets du pH

pH 5.6 pH 11.2 pH 12.5 2 μm

119
Figure 22 : Effet du pH sur la morphologie d'un corps chimique .

Enfin, même si le contrôle de la précipitation s’effectue principalement par le contrôle de


l’interface solide-liquide, le chimiste doit maîtriser l’aspect procédé. Ainsi les
120
développements de la microfluidique (le chimiste George Whitesides définit la
microfluidique comme « la science et la technologie des systèmes qui manipulent de petits

117
MARRE, S. & JENSEN, K. F. « Synthesis of micro and nanostructures in microfluidic systems », Chemical
Soxiety Review, 39, 2010, pp. 1183-1202.
118
WHITESIDES, G.M., « The origins and the future of microfluidics », Nature, vol. 442, no 7101, 2006,
pp. 368–373
119
AIMABLE, A., BUSCAGLIA, M. T., BUSCAGLIA, V. & BOWEN, P. « Polymer-assisted precipitation of
ZnO nanoparticles with narrow particle size distribution », op. cit., p. 597.
120
MARRE, S. & JENSEN, K. F. « Synthesis of micro and nanostructures in microfluidic systems », Chemical
Soxiety Review, 39, 2010, pp. 1183-1202.
75
volumes de fluides (10-9 à 10-18 litre), en utilisant des canaux de la dimension de quelques
dizaines de micromètres »121) et de systèmes miniaturisés ont permis de mieux contrôler
l’étape de germination, et d’améliorer les échanges, en limitant les hétérogénéités dans le
volume du réacteur.
Un exemple est l’utilisation d’un réacteur à flux segmenté équipé d’un micromélangeur
pour la synthèse de nombreux matériaux : ZnO, CaCO3, BaTiO3, etc. Celui-ci permet un
mélange intime et efficace de deux solutions réactives, en des temps très courts de l’ordre de
10 à 20 millisecondes. Par la suite, grâce à la segmentation, les particules confinées dans des
gouttelettes de faible volume peuvent croître de manière plus homogène durant le trajet à
l’intérieur de tubes de diamètres très fins. Les figures 23 et 24 suivantes illustrent ce procédé
et l’utilisation que les chimistes en font122. Le tableau de la figure 24 résume les résultats des
essais (B3, B7, S7, etc.) menés à partir d’oxyde de zinc en fonction du choix du mélangeur et
du réacteur ou, pour un même réacteur tubulaire à flux segmenté123, en fonction de la durée de
parcours pour un solvant donné.

Micro-mélangeur Segmenteur
Réacteur tubulaire
(Longueur : quelques mètres à 100 m)
Solution 1
Diamètre :
Solution 2 quelques
nanomètres

Protection des parois par un film polymère afin


Solvant non miscible aux solutions 1 et 2 d’éviter toute adhésion

Réacteur SFTR

Figure 23 : Réacteur tubulaire à segmentation : illustration du rôle des procédés.

121
WHITESIDES, G.M., « The origins and the future of microfluidics », Nature, vol. 442, no 7101, 2006,
pp. 368–373
122
AIMABLE A., JONGEN N., TESTINO A., DONNET M., LEMAITRE J., HOFMANN H., BOWEN P. «
Precipitation of nanosized and nanostructured powders: process intensification and scale-out using the
Segmented Flow Tubular Reactor (SFTR) », Chemical Engineering and Technology, 34, 2011, pp. 344-352.
Autorisation de reproduction accordée par Madame Aimable A, maître de conférence à l’Ecole σationale
Supérieure de Céramique de Limoges, ENSCI.
123
Désigné par le sigle «SFTR » en anglais qui signifie « Segmented Flow Tubular Reactor », réacteur tubulaire
à flux segmenté.

76
Mélangeur de type Y
Vortex SFTR

Mélangeur Réacteur S(BET) [m2.g-1] D(DRX) [nm] dv50 [nm]


MB44 Y mini-réacteur (mini batch) (200 mg) 75 24 104
B3 Y réacteur (batch) (2 g) 57 30 109
B5 vortex réacteur batch (2 g) 64 28 82
S7 Y SFTR sans segmentation 66 29 108
SFTR avec segmentation ; solvant : dodecane ;
S10-1 vortex durée 20 min 74 24 66
S10-2 vortex SFTR segmentation ; dodecane ; 40 min 79 22 66
S10-3 vortex SFTR segmentation ; dodecane; 60 min 75 23 69
S10-4 vortex SFTR segmentation ; dodecane ; 120 min 75 24 69
S11-3 vortex SFTR segmentation ; dodecane ; 240 min (12 g) 70 20 69

Figure 24 : Rôle des types de mélangeurs et de réacteurs.

Dans le tableau de la figure 24, D(DRX) désigne le diamètre des particules mesuré par
radiocristallographie des rayons X ; Dv50 le diamètre « médian » qui correspond à la borne
supérieure d’un intervalle de diamètres partant de 0 nanomètre dans lequel se trouve 50 % des
particules cristallisées, l’indice « v » indique que le résultat a été obtenu à la suite de mesure
de volumes ; S(BET) correspond enfin à la surface spécifique exprimée en mètre carré par
gramme de composé, la technique consiste à saturer la surface d’un échantillon par une
monocouche de gaz. Stephen Brunauer, Paul Hugh Emmet et Edward Teller, qui ont donné le
nom à la méthode « BET », ont développé un modèle d’adsorption isotherme qui permet de
calculer la surface spécifique de l’échantillon à partir de l’aire estimée occupée par une
molécule de gaz adsorbée.
Nous constatons que ces trois caractéristiques évoluent avec le choix des mélangeurs et
des réacteurs. Les propriétés des composés dépendent de ces caractéristiques et non seulement
de la composition chimique. Pour un mélangeur et un réacteur donnés, les caractérisations
diffèrent. En ce sens, les nouvelles caractérisations du corps chimique dépendent du procédé
utilisé ; une mise en relation du concept d’émergence avec les travaux des chimistes, si elle
devait toutefois s’avérer possible, ne peut pas passer sous silence cette inévitable
dépendance. Il n’est pas inutile de prendre conscience, soit dit en passant, à quel point des

77
méthodes et des explications hétérogènes sont utilisées, en même temps, pour donner un sens
aux réalisations en jeu. Les paramètres S(BET), D(DRX), et Dv50 reposent sur des hypothèses,
des méthodes, et des savoir-faire différents qu’il s’agit de faire tenir ensemble afin de mettre
en œuvre et de rationaliser un nouveau champ de pratiques. C’est cette coordination qui
constitue la pensée et le savoir-faire chimiques relatifs à ce type d’activité ; c’est elle qui
donne le premier motif de compréhension de ce que les chimistes ont réalisé d’inédit par
l’intermédiaire de ce procédé.
Reprenons la figure 19 précédente (page 73), le composé CaCO3 qui émerge à une
structure, une granulométrie et des caractérisations qui dépendent constitutivement du
contexte utilisé lors de sa synthèse. Les deux composés, la calcite et la vatérite, contiennent
les mêmes ingrédients mais l’influence du milieu associé a conduit à une autre connectivité
interne et à une autre forme extérieure. Les chimistes utilisent volontiers l’expression
« morphogénèse chimique » lorsqu’ils tentent d’élucider ces types d’évolution; bref, lorsqu’ils
essaient de comprendre l’émergence d’un assemblage inédit dont les caractéristiques ne
pouvaient être prédites, a priori, abstractions faites du milieu associé et du procédé. En ce
sens, il n’est pas possible de définir un corps chimique et ses caractérisations sans tenir
compte des opérations qui permettent de les obtenir. Comme l’écrivait Gaston Bachelard dans
La philosophie du non : « (…) les conditions expérimentales s’attachent indissolublement à
l’objet à déterminer et empêchent sa détermination absolue. »124
Gardons bien en mémoire cette impossibilité d’une « détermination absolue » dès lors
qu’il s’agit de tenter une mise en relation d’un type de concept d’émergence avec le travail
quotidien des chimistes. δa compréhension d’une propriété-caractérisation d’un corps
chimique ne peut se faire, dans le cadre de la réalisation duquel ce corps sort, en définissant
une entité et ses parties de façon absolue. Il n’y a pas d’un côté une formule chimique
« CaCO3 », et de l’autre des fragments « Ca, C, et 3 O » qu’il s’agit de mettre en rapport une
fois pour toute en termes de nombre, de masse, ou de localisations spatiales relatives :
l’histoire de l’entité et le rôle du milieu doivent être pris en compte ! La matière ne peut être
définie de manière élémentaire et même univoque, « elle » ne cesse de se renouveler et de se
pluraliser au gré des circonstances, à cette échelle nanométrique d’interaction.
δ’épistémologie doit prendre la mesure de cette historicité.

124
BACHELARD, Gaston. La philosophie du non, Quadrige/PUF, 6ème édition, Paris, 2008 [1940], p.71.

78
Les chimistes évaluent par ailleurs des distributions en taille comme le montrent les
courbes associées à la figure 1λ. δe milieu n’est pas homogène, des particules de même
composition et de même structure mais de tailles différentes peuvent très bien localement
coexister avec des particules de même composition mais présentant des structures, des tailles
et des morphologies différentes. Dès lors comment définir un individu chimique ? Par une
formule ? Par l’inventaire de ses caractérisations ? Par la coordination, ouverte et sans cesse
ajustée, d’une structure, d’une voie de synthèse, d’une composition, d’une taille et d’une
morphologie ? δa réponse à cette question dépend des pratiques et de l’évolution des
instruments, des concepts, et des procédés utilisés. Les chimistes sont désormais capables
d’agir à des échelles de plus en plus réduites en utilisant un nombre toujours plus décroissant
d’ « individus ». δ’échelle des quantités change, elle passe de la mole à des distributions de
plus en plus étroites et résolues. Il n’en reste pas moins que les chimistes envisagent toujours,
et essentiellement, des distributions de composés, si fines soient-elles.
Cette situation n’est pas inédite. δa chimie des polymères avait en outre déjà amené les
chimistes à penser les corps chimiques en termes de distribution et de dispersion. Un
polymère est synthétisé en reliant un motif à lui-même un grand nombre de fois. Les
copolymères associent deux polymères différents par le biais d’une liaison chimique. Les
chimistes obtiennent-ils pour autant un seul et même « individu » ? La réponse à cette
question est sans appel et elle est négative car le nombre de motifs à l’intérieur des polymères
et des copolymères peut varier selon le procédé, les conditions de l’expérience, l’origine de la
matière d’œuvre, et bien d’autres paramètres. Dès lors, les chimistes doivent évaluer la
dispersion de ce type de composé autour d’une valeur « moyenne » de la masse molaire
moléculaire. Ce faisant, ils ont recours à une analyse par le biais, par exemple, d’une
chromatographie séparatrice, en l’occurrence une chromatographie d’exclusion stérique, qui
permet d’obtenir une résolution en fonction du volume occupé par des polymères qui
traversent un gel de structure et de porosité données ; sachant que le volume occupé par les
polymères est lui-même relié au nombre de motifs qu’il contient. Ils déterminent ainsi le
degré moyen de polymérisation en nombre (nombre moyen de motifs dans les chaînes
polymères), le degré moyen de polymérisation en masse, et « l’indice de polymolécularité »
qui donne une première idée de la distribution des masses molaires des différentes
macromolécules au sein de l’échantillon de polymère. Une nouvelle fois les chimistes
coordonnent un ensemble bigarré de concepts et de savoir-faire pour comprendre cette
dispersion. En complément de la chromatographie et des outils de description qui viennent
d’être évoqués, sont utilisées l’osmométrie, la diffusion dynamique de la lumière,
79
l’ultracentrifugation, la spectroscopie de masse de type MALDI-TOF125, ou la diffusion des
neutrons aux petits angles (en français, DNPA). δ’articulation de ces moyens permet de
définir une distribution, bref de préciser le multiple dans l’un. δa situation est tout aussi
subtile en nanochimie où il s’agit d’évaluer non plus un indice de « polymolécularité » mais
un indice de « polydispersité » qui permet d’estimer une dispersion en taille à cette échelle
d’action en fonction du procédé utilisé.

Comment définir donc un individu chimique ? Par l’articulation d’un ensemble


d’opérations et d’un langage (degré, indice, polydispersité, etc.) qui traduit des rapports et une
co-dépendance aux contextes, aux circonstances. Mon objectif est de souligner, par cette
digression, la difficulté à laquelle les chimistes ont affaire dès lors qu’il s’agit de caractériser
un corps chimique et de le définir par rapport à des normes, un cahier des charges à respecter,
un besoin de rationalisation, la recherche d’une efficacité. En lien avec l’essai préliminaire
utilisant l’exemple de la s-tétrazine, mon objectif est de soulever la question de la définition
même d’un individu chimique. Cette définition ne va pas de soi, elle n’est pas absolue et
définitive, mais reste à repenser sans cesse en fonction des circonstances, des connaissances,
des instruments, et des savoir-faire.
Un concept d’émergence pensé en lien avec le travail des chimistes ne peut passer sous
silence ces questions car c’est tout le travail de construction de ce concept qui en dépend.
δ’épistémologie doit envisager cette distribution, cette dispersion (en taille ou en masse) pour
penser l’émergence de corps inédits. Avant d’envisager la dépendance de la structure d’une
nanoparticule à sa taille, je tiens à proposer un dernier exemple afin d’insister sur la
« coopération » entre corps chimiques différents et l’apparition de nouvelles caractérisations
globales qui en découle.

Les réactifs chimiques appartiennent parfois à des phases liquides non miscibles, les
chimistes se trouvent dans l’obligation de mettre au point des stratégies pour que la
transformation chimique ait néanmoins lieu. Ils peuvent utiliser un catalyseur de transfert de
phase, le plus souvent un sel d’ammonium quaternaire126, qui permet le passage d’un réactif

125
Technique couplant une source d'ionisation laser assistée par une matrice et un analyseur à temps de vol
(Maldi-Tof est un acronyme anglais signifiant « Matrix-assisted laser destortion/ionization mass spectrometry –
Time of flight »). L'une des caractéristiques essentielles d'une spectrométrie de masse est la finesse des pics,
mesurée par la résolution du spectromètre de masse. La résolution est définie comme étant le rapport de la masse
m à l’origine du pic sur la largeur à mi-hauteur Δm. Plus la résolution est élevée, plus les pics sont fins. Il est
alors possible de visualiser deux molécules de masses proches. La technique « Maldi-Tof » permet de réaliser
une très bonne résolution pour ce type de corps chimiques.
126
Composé de formule +NR1R2R3R4, où σ est un atome d’azote et les groupements Ri peuvent contenir
différents agencements typiques en chimie.
80
d’une phase à une autre sous l’effet de l’agitation. Le catalyseur « se lie sélectivement » au
corps chimique ou « l’encapsule », pour parler avec les chimistes. Le transfert dans la phase
où le réactif n’est pas soluble est rendu possible par la propriété de solubilité du catalyseur qui
demeure, en ce qui la concerne, peu modifiée par la formation d’un lien chimique avec le
réactif à transférer. La présence de ce catalyseur rend donc possible l’action d’un réactif à
l’intérieur d’une phase dans laquelle il n’était initialement pas soluble. L’action conjointe de
corps chimiques rend donc possibles de nouvelles caractérisations d’un corps chimique dans
un contexte d’utilisation donné. Les chimistes peuvent également utiliser des milieux
tensioactifs qui s’auto-organisent comme, par exemple, des solutions de micelles, des
microémulsions ou des cristaux liquides. La présence de ce milieu rend possibles des
réactions entre corps chimiques à l’interface des deux liquides non miscibles. Les deux
méthodes sont efficaces mais requièrent plusieurs étapes afin de séparer le catalyseur de
transfert de phase ou le tensioactif du produit de la synthèse, sachant en outre que certaines
distillations ou extractions posent des problèmes pratiques récurrents. Une idée pour lever la
difficulté est d’utiliser des dispersions d’un composé solide mésoporeux. Prenons l’exemple
de l’oxydation du cyclohexène en acide adipique :

Figure 25 : Transformation du cyclohexene (à gauche) en acide adipique (à droite).

Les solides mésoporeux sont des solides très organisés dont la taille des pores varie
typiquement entre 2 et 50 nanomètres (1 nanomètre correspond à un millimètre divisé par un
million). Ce solide est composé d’oxydes de silice, d’alumine, de titane ou de tungstène qui
ont un caractère polaire, c’est-à-dire qui peuvent facilement retenir le corps chimique qui
permettra la transformation du cyclohexène, en l’occurrence le peroxyde d’hydrogène dans
notre cas d’étude. Ce dernier n’est pas directement miscible au cyclohexène. La dispersion de
solide mésoporeux dans le cyclohexène facilitera la réaction chimique à l’interface entre le
solide et le liquide. Une filtration ou une ultracentrifugation permettra de retirer les particules
solides en fin de réaction127.
Les chimistes font varier la quantité de solides, la granulométrie utilisée, la nature du
composé solide (SiO2, TiO2, WO3, voire des composés qualifiés d’« hybrides », tels que

127
BOHSTRÖM Z., RICO-LATTES I., HOLMBERG K. « Oxydation of cyclohexene into adipic acid in
aqueous dispersions of mesoporous oxides with built-in catalytical sites », Green Chemistry, 12 (10)s, 2010, pp.
1861-1869.
81
WO3/SiO2 ou Al2O3/SiO2) afin d’améliorer la réaction. δa mise en relation des deux réactifs
par le biais du solide mésoporeux est un exemple de chimie des interfaces qui rend possible
une réaction avec un rendement et un temps de réalisation intéressants et avantageux. Les
auteurs établissent que l’utilisation d’un oxyde de tungstène (Wτ3) rend la transformation
bien plus efficace que celle de l’oxyde de titane Tiτ2. Bohström et ses collaborateurs
établissent en outre que l’utilisation d’un oxyde mixte, Wτ3/SiO2, permet de rendre la
réaction quasi totale en une journée. Ils déterminent ensuite l’ensemble des paramètres
(quantités, température, ordre d’ajouts, proportions relatives d’oxyde, etc.) afin d’optimiser la
transformation. Un ensemble hétérogène de corps chimiques et d’astuces techniques a donc
amplifié les capacités d’agir des corps chimiques en présence. δe procédé, c’est-à-dire le
mode de réalisation d’une réaction chimique ou dit autrement le processus d’individuation
des corps chimiques, s’avère déterminant. Il faut retenir cette importance du contexte, des
instruments, et des technologies qui rendent possible le pluriel de caractérisations qui, selon
les chimistes, permet de comprendre un corps chimique en tant que « matière active ou
coopérative ».

Pour penser l’émergence en chimie, il faut donc inclure le procédé et les milieux associés
et non pas raisonner, seulement, à partir d’une formule chimique, c’est-à-dire d’une
composition chimique ou, de façon alternative, à partir de la structure de l’entité formée. Il ne
s’agit pas de raisonner uniquement par régression en cherchant à identifier les parties utiles à
la description d’un comportement d’une entité, en supposant que ces dernières appartiennent à
un niveau d’organisation plus fondamental peuplé de particules étudiées par la physique. Une
fois de plus, penser l’émergence en chimie est un problème d’articulation entre une entité, ses
parties et le milieu auquel cette entité est associée. Ce problème d’articulation doit en outre
tenir compte des procédés sans cesse mis au point par les chimistes pour améliorer les
synthèses réalisées. Les pratiques desquelles sont issues ces articulations sont aussi
fondamentales pour les chimistes, si ce n’est plus, que les particules élémentaires étudiées par
les physiciens.
Un corps chimique ne peut être compris en tant que simple « fragment » de matière mais
aussi en tant que « résultat » d’un processus d’individuation. Ce corps est défini par
l’ensemble des opérations chimiques qu’il réalisera, ensemble qui demeure constitutivement
ouvert à de nouvelles « affordances » ; bref, à de nouvelles « interactions ». « δ’un » (l’entité
chimique) est ainsi inexhaustible et sans cesse redéfini, non seulement en raison des
évolutions des procédés et des modèles utilisés par les chimistes pour les synthétiser ou les

82
décrire, mais aussi en raison d’opérations nouvelles dans lesquelles le corps chimique se
trouvera engagé dans de nouveaux cadres d’action. Il est par ailleurs, et il faut insister sur ce
point, analysable comme une distribution en termes d’espace, de taille, de masse, etc. Un
échantillon évolue, il s’agit d’un collectif qui a une histoire et qui n’est pas inerte !
δ’entité chimique (molécule ou matériau) est multiple pour quatre raisons principales : (1)
ses modes d’existence dépendent des contextes; (β) ses caractérisations sont relationnelles car
son individuation dépend d’un procédé instrumental ; (3) ses parties dépendent des
instruments utilisés et ne sont pas intrinsèques ; (4) sa définition est distributive et dispersée
en degrés. δ’articulation de cette multiplicité est en jeu dès lors qu’il s’agit de penser
comment un corps chimique émerge, bref comment il « sort » d’un ensemble d’opérations
sans pour autant en être réductible.

Les travaux contemporains des « nanochimistes » renforcent la conclusion précédente. Ils


établissent par exemple que des particules d’or de diamètre inférieur à cinq nanomètres
peuvent transformer le monoxyde de carbone en dioxyde de carbone. δa réaction n’a pas lieu
si leur diamètre est supérieur à cette limite128. Les nano-composés ont par ailleurs des
propriétés qui dépendent de nombreux facteurs. Comme l’écrit un collectif d’éco-
toxicologues réuni sous la direction de Günter Oberdörster dans un article devenu célèbre :

« Il est fortement vraisemblable que l’activité biologique des nanoparticules s’avèrera dépendre
de paramètres physico-chimiques qui ne sont pas usuellement pris en compte dans les études de
toxicité actuelles. Les propriétés physico-chimiques qui peuvent devenir importantes pour expliquer les
effets toxiques des matériaux testés incluent la taille et la distribution en taille des particules, l’état
d’agglomération, la forme, la structure cristalline, la composition chimique, la surface de contact
totale, la surface active chimiquement, la charge surfacique, et la porosité. » 129

Ces experts indiquent par exemple qu’à composition chimique identique, le changement
de taille du micromètre au nanomètre change les effets biologiques. Il a été établi depuis que
la fixation des protéines à la surface d’une nanoparticule limite le fonctionnement de ces

128
ZANELLA R., GIORGIO S., HENRY C.R.and LOUIS C. « Alternative Methods for the Preparation of Gold
Nanoparticles Supported on TiO2 », Journal of Physical Chemistry B, 106 (31), 2002, pp. 7634–7642.
129
OBERDÖRSTER G. et al. « Principles for characterizing the potential human health effects from exposure to
nanomaterials: elements of a screening strategy », Particle and Fibre toxicology, volume 2, 2005, pp. 1-25 :
«There is a strong likelihood that biological activity of nanoparticles will depend on physicochemical parameters
not routinely considered in toxicity screening studies. Physicochemical properties that may be important in
understanding the toxic effects of test materials include particle size and size distribution, agglomeration state,
shape, crystal structure, chemical composition, surface area, surface chemistry, surface charge, and porosity. »
(p. 2, Ma traduction)
83
dernières dans l’organisme130. Les hétérogénéités dans le cristal peuvent être responsables des
configurations électroniques propices à des réactions chimiques ou photochimiques par
échange d’électrons, sachant en outre que des phénomènes d’adsorption peuvent avoir lieu à
la surface et que des métaux en surface peuvent catalyser des cycles biochimiques et donc
modifier les modes d’action de ces nanoparticules. Les corps chimiques dépendent du milieu
associé et leurs modes d’existence sont liés non seulement à leur composition et à leur
structure mais aussi à leur texture (forme, porosité, surface spécifique), à leur charge, et à leur
taille. Tous ces paramètres étant eux-mêmes liés au milieu associé (température, pH,
viscosité, composition chimique, etc.) et au procédé de fabrication. « Pour étudier un
nanomatériau, il est indispensable de savoir comment il a été fabriqué » ne cessent de répéter
ces chimistes et écotoxicologues. δa synthèse d’un corps chimique prime, dans ce cas, sur son
analyse !

δ’émergence de nouveaux composés, chaque jour plus hétérogènes et actifs, est


constitutivement liée au corps chimique étudié, à son milieu, à sa composition, sa structure, sa
taille, son état d’agglomération, sa polydispersité, etc. δe problème d’articulation ne cesse de
prendre de l’ampleur. Il convoque des instruments toujours plus sophistiqués, des protocoles
miniaturisés, des modèles eux-mêmes hétérogènes (modèle BET, modèles de porosité,
modèles quantiques et classiques, etc.) ; bref un ensemble hétéroclite qu’il s’agit de faire
« tenir ensemble » en vue de résoudre des problèmes précis. Les nouvelles explications
relèvent le défi d’une nouvelle « consistance », d’une nouvelle démarche d’articulation qui
correspond à des « circonstances » chaque jour plus différenciées. Il ne s’agit pas ici de
réduire une particule à ses parties ou de prétendre qu’elle survient sur elles tout en leur
demeurant irréductible. Il s’agit de comprendre comment un individu agit dans un cadre
donné, de quel(s) processus il résulte, et à quelles transformations il participe, tout en étant
capable d’évaluer la distribution qui lui donne corps.
δ’individualité du composé se modifie au cours de sa genèse et de son histoire, il se
disperse, se distribue en fonction des situations. Une nanoparticule se charge et s’entoure de
molécules, elle devient un composé qui a de nouvelles caractérisations et qui, en retour,
influence le milieu dans lequel elle se trouve. Bref, ce type de corps chimique évolue dans un

130
NEL A., XIA T., MÄDLER L. and LI N. « Toxic Potential of Materials at the Nanolevel », Science, 3, 311
(5761), 2006, pp. 622-627.

84
processus d’individuation sans fin qui dépend des milieux qui lui sont associés ; parcours qui
prend fin avec la destruction de l’entité.
Un rapprochement entre ces nanoparticules que les chimistes créent et manipulent et la
définition des objets techniques proposée par Gilbert Simondon131 devient envisageable
quoique que déroutant. Les nanomachines et nanomatériaux sont en effet définis par un
processus d’individuation lié à une nouvelle instrumentation, ils brouillent la frontière entre
science fondamentale et appliquée, et ils sont définis par les opérations (prévisibles ou pas)
qu’ils réalisent dans des milieux associés. Faut-il pour autant s’étonner qu’un tel
rapprochement, même partiel et nuançable, puisse être tenté ? Peut-être pas si nous réalisons,
qu’à l’échelle d’action évoquée, la frontière entre le vivant et l’inerte s’estompe tandis que le
nombre d’individus concernés ne cessent de décroître. Les chimistes peuvent agir de manière
spécifique sur un nombre réduit de corps chimiques. La « techno-logie » et la science se
constituent mutuellement, Bernadette Bensaude-Vincent et Ursula Klein utilisent le mot de
« technoscience » pour caractériser ce type de rapport132 alors que Gaston Bachelard évoquait
celui de « phenoménotechnique »133. Les problèmes auxquels ces notions font face ne sont
pas les mêmes, j’aurai l’occasion d’y revenir, pour l’heure, je souhaite établir que l’étude de
la structure du composé chimique sous forme solide apporte des arguments intéressants pour
notre enquête. Attachons-nous à le montrer.

2.2.2 Structure d’un corps chimique et procédés : l’interne et le contextuel

Dans son livre Rematérialiser, François Dagognet écrit :

« La chimie apprend essentiellement la diversité des « liens », leurs pouvoirs respectifs, leur force,
les emplacements ou les sites, les orientations des composants. Comptent moins les corps que
l’organisation, les différences résidant dans les proportions, les types de fédération, les positions. τn
en revient, d’une certaine manière, à la séparation si nette, et d’importance entre un mélange, un amas,
une solution, et une « véritable alliance ». »134

La « véritable alliance » qu’évoque François Dagognet renvoie à l’idée d’émergence d’un


corps nouveau aux caractérisations inédites dans un contexte donné. δ’ « organisation », « les

131
SIMONDON, Gilbert. (1958). Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris, 1999.
132
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette. Les vertiges de la technoscience. Façonner le monde atome par atome,
Editions de la Découverte, Paris, 2009. BENSAUDE-VINCENT, Bernadette. « Chemistry as a technoscience? »,
in The Philosophy of chemistry: Practices, Methodologies, and Concepts, LLORED Jean-Pierre (Ed.),
Cambridge Scholars Publishing, 2013. KLEIN, Ursula. « Technoscience avant la lettre », Perspectives on
Science, 13, 2005, pp. 227-266. KLEIN, URSULA. « Materiality and Abstraction in Modern Chemistry », in
Philosophy of chemistry: Methodologies, Practices and Concepts, LLORED Jean-Pierre (Ed.), op. cit.
133
BACHELARD, Gaston (1940). La philosophie du non, op. cit.
134
DAGOGNET, François. Rematérialiser, op. cit., pp. 242-243.
85
types de fédération », les subtilités liées à des « différences » de proportions, les
« orientations » des composants, caractérisent, selon Dagognet, le travail minutieux que
réalisent les chimistes lorsqu’ils étudient chaque détail, bref « la diversité des liens ». Le
terme « différence » est sans aucun doute crucial, il met indirectement l’accent sur la variété
des corps envisagés et de leurs modes d’assemblage, ainsi que sur la subtilité d’une science
qui étudie des cas particuliers avec le souci de les articuler, localement, à l’intérieur de classes
de composés, ou, plus globalement, par analogie entre classes de composés différentes. Il
s’agit pour les chimistes de tisser des liens entre ces corps, de les classer, de les représenter
afin de comprendre leur transformation et de prédire la synthèse de nouveaux composés. En
ce sens, la structure d’un corps devient le point d’orgue de leurs raisonnements. La structure
est perçue comme un ensemble, au moins temporairement stabilisé, de relations entre
constituants internes au tout étudié, à condition toutefois que certaines conditions de
persistance soient respectées.
Prenons un exemple. Le carbone peut exister sous forme amorphe mais aussi sous forme
de diamant, de graphite, de lonsdaléite, de composés nouveaux appelés fullerènes, mais aussi
sous forme de chaoite ou de nanomousse. Cette dernière est obtenue par vaporisation de
graphite sous atmosphère inerte (argon) à l'aide d'un laser d'une fréquence de 10 000 hertz. Un
nouveau contexte opératoire permet de générer une variété de carbone inédite et ouvre la voie,
en philosophie des sciences, à une conception opératoire de la catégorie de substance. Le
mode d’accès participe à la définition du corps chimique de façon constitutive. Bachelard
écrivait : « Pour bien souligner que la substance est définie par un groupe de déterminations
externes agencées de telle manière qu’elles ne peuvent toutes ensemble se préciser assez pour
atteindre un intérieur absolu, peut-être pourrait-on retenir le nom d’ex-stance. »135

Selon le mode d’intervention, il est possible de caractériser, dans un contexte donné, le


résultat d’une interaction et de prévoir les effets de cette action en se laissant guider par
l’analogie, sous réserve d’avoir effectué un travail d’articulation des synthèses chimiques
antérieurement stabilisées. Un corps est caractérisé par les effets, les conséquences qu’un
certain type d’opération entraîne dès lors qu’elle est exercée sur lui. Le même corps présente
des structures différentes selon les conditions de sa synthèse ; bref selon le procédé pour en
revenir à mon propos. δa relation entre cette structure et la réactivité d’un corps, c’est-à-dire
entre la structure et les propriétés chimiques, est au cœur des travaux des chimistes. δa
connaissance des formes allotropiques, du grec allos, autre, et tropos, manière, est importante
135
BACHELARD, Gaston. La philosophie du non, op. cit., p. 78. Les mots écrits en italique marquent mon
insistance et non celle de l’auteur.
86
pour la synthèse, la caractérisation, et l’analyse de nouveaux matériaux. La notion d’allotropie
se réfère uniquement aux différentes formes (structures) d’un élément chimique au sein de la
même phase ou état de la matière. Un même corps chimique contenant le carbone comme
unique ingrédient peut exister sous différentes formes allotropiques, chacune étant liée à des
conditions opératoires connues de façon explicite, et chacune présentant des caractérisations
différentes aux mêmes sollicitations extérieures. δ’articulation des savoirs et savoir-faire
chimiques ne renseigne donc pas sur un « intérieur absolu », un corps de carbone en général,
mais sur ce corps de carbone-ci ou ce corps de carbone-là, c’est-à-dire sur une variété de
carbone liée à un contexte et une série d’opérations. Pourquoi ne pas utiliser alors, comme le
suggère Bachelard, le terme « d’ex-stance » au lieu de « substance » dans ce cadre précis ? Ce
faisant, il convient toutefois de préciser une nuance. En effet, le « groupe de déterminations
externes agencées » ne renvoie pas à une forme abstraite d’unification en rapport à un besoin
général de la raison mais renvoie, au contraire, à une recherche de terrain guidée par
l’analogie expérimentale. Il s’agit pour les chimistes de relier et de faire tenir ensemble des
propriétés-caractérisations liées à des interactions dans des contextes précis et divers.
δ’analogie n’applique pas un schéma a priori atemporel et universel, elle suit les
ressemblances afin de nouer des liens et en tirer l’hypothèse d’un mode de caractérisation
commun à une « famille » de corps chimiques.
Le type de structure (secondaire, tertiaire, quaternaire) d’une protéine dépend, je l’ai
indiqué à propos de l’hémoglobine, du milieu, en l’occurrence du pH local. En ce sens, la
structure est constitutivement déterminée en lien avec le contexte et non de « manière
absolue ». Bref, la structure est une caractérisation relationnelle, elle est dépendante d’une
interaction ou d’un ensemble d’interactions. δ’individu chimique, s’il reste possible de le
définir d’un point de vue philosophique, ce qui, je le répète, ne va pas de soi, est lié à sa
composition, à sa structure, elle-même dépendante du milieu, ainsi qu’aux procédés.
Les philosophes considèrent souvent la structure comme appartenant en propre à
l’individu ou au collectif étudié, ils l’envisagent comme une caractéristique uniquement
interne qui permet d’identifier le corps étudié, de lui attribuer une caractéristique invariante,
bref, une identité. Ils la considèrent souvent comme l’origine des « propriétés intrinsèques ».
Certains philosophes, comme James Ladyman, affirment même que les objets-relata sont
seulement des entités heuristiques qui sont donnés par le croisement de relations et que, en ce
sens, seule la structure a une existence « réelle » 136. Cette position fait l’objet de débat très

136
LADYMAN, James. « What is structural realism? », Studies in the History and Philosophy of Science, 29,
1998, pp. 409-424.
87
intéressants, Anjan Chakravartty va jusqu’à mettre l’accent sur certains groupes de propriétés
qui tendent à se présenter toujours ensemble. Ce faisant, il interroge leurs modalités
d’influence mutuelle137. Comme l’a très clairement montré εichel Bitbol, le type de
raisonnement proposé par Ladyman suppose, entre autres, que les individus (relata) ne sont
que des classes de variables invariantes sous des groupes de symétrie138.
Pour autant, une structure chimique dépend de son milieu, de sa composition, et, comme
nous allons le voir dans ce chapitre, de la taille du corps ou du collectif de corps étudié. Deux
structures identiques, l’une composée de carbone, l’autre de silicium, n’admettent pas
toujours les mêmes caractérisations en fonction du procédé et du milieu associé, et ce en dépit
de la proximité des deux éléments dans la classification périodique. Ces deux éléments
appartiennent pourtant à la même colonne, le silicium étant situé juste en dessous du carbone,
ce qui laisse augurer des ressemblances de comportements chimiques ; j’insiste bien sur le
mot ressemblance car il n’est en rien synonyme d’interchangeabilité ; bref, d’identité. Les
raisonnements centrés sur la recherche d’isomorphisme entre configurations atteignent leur
limite d’utilisation en chimie car le substrat, les individus, les circonstances ne sont pas
éliminables par une logique allant du simple au compliqué et qui passe le contexte sous
silence. Il ne peut s’agir de rechercher uniquement s’il est possible de transposer
formellement une structure en une autre. Il ne s’agit pas non plus de restreindre, par exemple,
l’étude d’analogies entre corps chimiques différents ayant une même structure à
l’identification de ce qui reste invariant lors de l’application d’opérations de transposition
possibles, bref d’identifier ce que Ehrenfels qualifiait de « Gestalt »139. Les chimistes savent
que l’argent, l’aluminium, la variété de fer appelée gamma, cristallisent en une même
structure cubique à faces centrées, c’est-à-dire qu’un atome occupe en plus des sommets du
cube, le centre de chaque face. Ils savent aussi que le magnésium, le cadmium, le cobalt à
l’état solide ont en commun la structure dite hexagonale compacte présentée à la figure 26 ci-
après.

137
CHAKRAVARTTY, Anjan. « The Structuralist Conception of Objects », Philosophy of Science, 70, n°5,
2003, pp. 867-878. CHAKRAVARTTY, Anjan. « The Reality of the Unobservable: Observability,
Unobservability and Their Impact on the Issue of Scientific Realism », British Journal for the Philosophy of
Science, 54, n°2, 2003, pp. 359-363.
138
BITBOL, Michel. De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, op. cit.,
Chapitre 2, partie 6 : Une ontologie des relations est-elle seulement possible ?
139
EHRENFELS, Christian VON. « On Gestalt-Qualities » [1860], translated by SMITH B., in Foundation of
Gestalt Theory, SMITH B. (Ed.), Philosophia, Munich.
88
Figure 26 : Représentations d’une structure hexagonale compacte. Le même atome occupe des positions
différentes (sont signalés en rouge ceux appartenant au plan médian).

Il est possible également d’évoquer des composés binaires, les chimistes savent que le
chlorure d’ammonium de formule σH4Cl a une structure cristalline identique au chlorure
de césium de formule CsCl. Le cation (NH4+ ou Cs+) occupe le centre de la maille
élémentaire cubique et les anions Cl- les sommets du cube. Comme dans le cas précédent,
il est toujours possible de donner une représentation purement géométrique qui fait
abstraction de la nature chimique des ingrédients. Les chimistes proposent alors la
structure suivante :

Figure 27 : Structure de la maille élémentaire de type CsCl (r+ représente le rayon du cation et r- celui de
l’anion).

Il est possible d’abstraire, bref de dématérialiser le substrat pour le représenter. Ce faisant,


la structure cristalline est décrite par la répétition périodique dans l’espace d’un atome ou
d’un groupe d’atomes. Elle nécessite la définition conjointe d’un réseau et d’un motif. δe
motif est la plus petite entité discernable qui se répète périodiquement. Pour un cristal, à
l’échelle microscopique, ce motif est un atome (εg, Cu, etc.), une molécule (H2Oglace, I2,
etc.), un groupe de particules correspondant à une stœchiométrie donnée (σaCl, CaCτ3, ZnS,
etc.). A chaque motif est associé un point de l’espace définissant sa position. δ’ensemble de
ces points est appelé réseau (de translation). Chaque point du réseau est un nœud. δa maille
dite « élémentaire » correspondant, comme cela a déjà été précisé, au plus petit

89
parallélépipède permettant de retrouver la totalité du solide par répétition. La maille ainsi
abstraite est un outil de description très précieux qui permet de prévoir la taille des sites
vacants, des conditions d’inclusion de corps étrangers, des conditions de substitution
d’éléments par d’autres. Ce réseau a une fonction unificatrice car il permet : (1) de regrouper,
sous une même structure, des corps de natures très différentes ; (2) de représenter simplement
et de façon concise les éléments minimaux permettant de décrire un tout beaucoup plus
étendu ; (3) de communiquer et de savoir rapidement quel type de structure est étudié ; (4) de
décrire et de prévoir certaines analogies entre corps différents. Il prend part à un ensemble
plus vaste de connaissances chimiques et participe ainsi à une consolidation du savoir des
chimistes.
Ils peuvent par exemple corréler l’évolution du paramètre de maille avec celle des rayons
atomiques ou ioniques qui ont été définis dans un autre cadre conceptuel. Ils peuvent
également la corréler à l’électronégativité des éléments en présence qui est elle-même reliée à
des grandeurs thermodynamiques qui renvoient à d’autres pratiques, et ainsi de suite. Et
pourtant, dès lors qu’il s’agit de comprendre des réactivités différentes pour une même
structure, le substrat et le procédé réapparaissent dans les raisonnements. La structure
formelle cède le pas aux caractérisations du corps réel et aux types de synthèse utilisés. La
compréhension des différences, même subtiles, de caractérisations, passent par
l’expérimentation et le recoupement avec des modèles quantiques qui intègrent les
particularités de chaque ingrédient et du corps global formé. Un exemple intéressant pour
montrer ce passage d’une structure abstraite à une structure concrète est la conversion par les
nanochimistes des frustules (le mot sera défini au paragraphe suivant) des diatomées.
Les diatomées sont des algues jaunes et brunes unicellulaires caractérisées par le fait
qu'elles sont les seuls organismes unicellulaires à posséder une structure externe siliceuse
enveloppant totalement la cellule. Transparente et rigide, cette enveloppe, appelée frustule, est
associée à des composants organiques et est formée de deux thèques emboîtées ayant une
symétrie remarquable. La silice qui la compose est faiblement cristallisée. Les chimistes
conservent la structure et en changent la composition en vue d’applications très intéressantes.
Ce faisant, ils mettent au point un grand nombre de procédés nouveaux comme, par exemple,
le procédé sol-gel et les synthèses hydrothermales140. La pression augmente et l’eau reste
liquide au dessus de son point d’ébullition normal. La transformation suivante, qui conserve
la structure globale en modifiant sa nature, est par exemple obtenue:

140
δe corps à transformer est chauffé en présence d’eau dans un récipient fermé (autoclave) contenant d’autres
corps à l’état gazeux.
90
Figure 28 : Conversion chimique de l’oxyde de silice en oxyde de magnésium à structure globale constante141.

D’autres étapes permettront de synthétiser le composé BaTiτ3, oxyde de baryum et de


titane, qui avec cette structure présente des caractérisations très intéressantes comme capteur
de vapeur d’eau ou de dioxyde de carbone ou amplificateur de fluorescence pour la détection
en temps réel de fluctuations thermiques. Il manifeste en outre une forte capacité diélectrique
à haute température et des caractérisations ferroélectriques qui apparaissent seulement à
l’échelle nanométrique. δes chimistes multiplient les transformations ingénieuses pour obtenir
les caractérisations les plus fines en termes de taille, de porosité, d’homogénéité. δes enjeux
sont importants, tant sur le plan scientifique qu’économique, étant données la sensibilité de ce
matériau avec cette structure et l’étendue des applications possibles.
Les chimistes doivent identifier les détails qui caractérisent cette structure globale dans un
contexte donné, s’ils veulent comprendre la venue au monde du nouveau corps qui s’avère
différent de la simple somme des ingrédients, pris séparément et isolés les uns des autres, qui
ont permis de le synthétiser. En ce sens, la propriété qu’Ehrenfels appelait « super
summativity » n’est en rien une somme au sens strict mais bien le signe d’une nouveauté non
incluse dans les termes ajoutés. Les opérations qu’ils réalisent et les raisonnements qu’ils
développent intègrent à la fois la structure globale, les ingrédients reliés qu’elle contient (Mg
puis Ba, Ti, etc.), la recherche de transposition de caractéristiques invariantes (géométrie
locale, etc.), mais aussi une foule de détails liés aux modes d’intervention (milieu associé,
procédé hydrothermal, types de raisonnements) et aux caractérisations connus du corps étudié
dans le cadre d’une interaction donné. John Dewey écrivait :

« δ’objet, le sucre, peut disparaître en solution. Il est alors mieux défini : il devient un objet
soluble. Sa constitution peut être tellement modifiée par une interaction chimique qu’il n’existe plus en

141
Dudley S., Kalem T., and Akinc M. « Conversion of SiO2 diatom frustules to BaTiO3 and SrTiO3 », Journal
of the American Ceramic Society, 89, 2006, pp. 2434-2439.
91
tant que sucre. Cette capacité à subir le changement est par conséquent une caractérisation
supplémentaire ou une propriété de tout corps qui est un sucre »142.

Le corps chimique est défini par ses fonctions spécifiques à un cadre d’interaction, « être
un objet substantiel, rajoute Dewey, définit une fonction spécifique »143. La structure
rematérialisée assure en partie cette fonction dans l’économie du savoir et les accords
intersubjectifs des communautés de chimistes. Comme l’écrit François Dagognet :

« σous souhaitons revaloriser le substrat, ce qu’on considère comme un simple véhicule ou un


porteur, alors qu’il lui arrive de conditionner [p. 221] (…) La science, du moins celle que parfois on
enseigne, la philosophie et l’art ont marché souvent du même pas, descendant cette pente, celle de la
« dématérialisation ». Ainsi le physicien reléguait un peu les supports au profit des rapports : le
signifiant ne servait qu’à exemplifier ou illustrer la loi [pp. 220-221] (…) δe support ou le moyen ne
peuvent plus être considérés comme secondaire : ils imposent parfois le contenu, du moins
l’infléchissent. δe medium, qui a évolué, entraînait avec lui le message. σe perdons pas cette leçon,
bien qu’indirecte ! [p. 247]. »144

La connaissance de la structure n’est, en ce sens, guère plus exhaustive que la


connaissance des ingrédients chimiques dotés de caractéristiques intrinsèques qui seraient
censés la composer. Ce constat n’est pas surprenant car ce dont les chimistes ont affaire est
précisément de penser l’émergence des structures ainsi que leurs propriétés-caractérisations
en fonction des ingrédients, de leurs « liens », de leur milieu, et du procédé utilisé. La
structure étudiée en faisant abstraction du substrat et les ingrédients-relata considérés comme
isolés ou, éventuellement, reliés et échangeables par des opérations de symétrie, ne permettent
pas toujours aux chimistes d’agencer leur savoir et savoir-faire pour penser, de façon
cohérente, l’émergence d’un corps inédit. δa compréhension du lien ternaire entre une
structure, ses caractérisations, et le milieu associé est ce qui est en jeu dans ce type d’activités.
Cette compréhension n’est en rien déjà totalement constituée dès le départ, elle est le résultat
d’une enquête qui tient compte de nombreux détails. En ce sens, et ce qui suit renforcera ma
présente conclusion, la structure n’est pas plus réelle que les ingrédients, la relation n’efface
pas les relata : structure et ingrédients chimiques se définissent mutuellement en lien avec le
milieu associé et le procédé utilisé ; bref, en lien avec des modes d’accès (instrumentaux et
cognitifs). δ’étude de l’émergence de nouveaux corps chimiques peut ainsi apporter de

142
DEWEY, John. Logic: the theory of enquiry, Holt and Cie, New York, 1938, p. 129: « The object, sugar, may
disappear in solution. It is then further qualified; it is a soluble object. In a chemical interaction its constitution
may be so changed that it is no longer sugar. Capacity for undergoing this change is henceforth an additional
qualification or property of anything that is sugar. » (Ma traduction)
143
Ibid., p. 129 : « Being a substantial object defines a specific function. » (Ma traduction)
144
DAGOGNET, François. Rematérialiser, op. cit.
92
nouveaux arguments au débat actuel à propos du réalisme structural ontique ou d’une version
plus modérée de réalisme structural, ou, même, à propos de leurs impossibilités respectives.
Elle permet également de réfléchir à l’intérêt d’une épistémologie pragmatique de la chimie.
Ce n’est pas tout cependant car si les chimistes se sont familiarisés avec ces notions de
variétés structurales liées à des domaines de stabilité bien identifiés, ils découvrent à l’heure
actuelle un nouveau type de variation possible, celui qui relie la structure à la taille du
nanomatériau. Un même corps de composition connue dans un même milieu, synthétisé selon
le même procédé, peut avoir une structure différente en fonction de sa taille. Il peut ainsi
changer de structure lors d’un processus de cristallisation selon les échelles de temps et
d’espace concernées. Comment définir un individu chimique ? Est-il possible de relier un
concept d’émergence à la chimie sans penser cette relation multiple entre structure,
composition, milieu, procédé, et taille ? Il semblerait que des changements épistémologiques
majeurs soient en cours en chimie car les modes d’action et les raisonnements qu’ils
stimulent, mettent en demeure les chimistes d’agencer leurs nouveaux savoirs et savoir-faire
autrement. δ’étude systématique des effets de la taille sur la structure est liée à une nouvelle
instrumentation, elle ouvre les raisonnements que les chimistes avaient jadis développés.
Cette situation me paraît suffisamment intéressante dans le cadre de mon essai préliminaire
pour m’autoriser à proposer quelques développements qui nous seront fort précieux pour
relier un concept d’émergence à la chimie d’abord, et à la chimie quantique ensuite.
Partons du raisonnement actuellement tenu par les chimistes afin de comprendre la
dépendance d’une structure à la taille d’un nanomatériau. Ce faisant, j’utiliserai le vocabulaire
des chimistes contemporains et j’indiquerai entre guillemets certains termes que je discuterai
par la suite. Soit Nv le nombre « d’atomes » présents dans le volume de l’échantillon et Ns le
nombre d’atomes présents à la surface de ce même échantillon.

Un modèle couramment utilisé considère un matériau solide homogène de forme


compacte sphérique de dimension micrométrique. « δ’essentiel » de ses propriétés sera relié à
sa composition chimique et à sa structure cristalline. Pour un collectif de corps chimiques de
cette taille Nv est très grand devant Ns. En première approximation, les « propriétés
volumiques » de l’échantillon sont largement indépendantes du nombre σs. Les atomes de
surface ne joueront un rôle déterminant que dans les « propriétés » mettant en jeu des

93
« échanges » à l’interface entre le matériau considéré et son milieu environnant ; c’est le cas
par exemple de la réactivité chimique (et la catalyse) et de la croissance cristalline145.
Si la taille du même matériau devient inférieure à 10 nanomètres146, Ns n’est plus du tout
négligeable devant Nv ; ainsi à 5 nm, il y a environ 8000 atomes en surface soit environ 20%
du nombre total d’atomes alors qu’à β nm, ce nombre devient égal à environ 500 atomes ce
qui représente 50% du nombre d’atomes. Cette estimation basée sur un modèle sphérique et
compacte tente simplement de rendre possible une articulation entre des grandeurs diverses
(thermodynamiques, spectroscopiques, chimiques, optiques, etc.) et la réactivité du corps
étudié. Une « loi » empirique a été établie dans le cadre de l’étude des matériaux des métaux
de transition, elle permet d’établir le rapport suivant :


Ns 1
Nv 2R

R étant le rayon du collectif exprimé en nm. Ns représente presque 100% du nombre total
d’atomes aux alentours de 1 nm (valeur au dessous de laquelle la formule précédente n’est
plus applicable).
Cette analyse repose sur une division du tout en atomes. Quand le nombre d’atomes en
surface devient élevé, les chimistes doivent tenir compte de l’énergie spécifique de surface et
de la contrainte de surface. δ’énergie spécifique de surface peut être définie comme le rapport
entre l’énergie produite par le clivage d’un cristal et l’aire de la surface ainsi créée, elle est
exprimée en joule par mètre carré. La contrainte de surface est liée aux contraintes élastiques
résultant de la déformation de la surface, cette grandeur, également exprimée en joule par
mètre carré, est un tenseur car elle dépend de la direction cristallographique. Ces deux
grandeurs varient en fonction de la taille du nanomatériau. Une contraction des paramètres qui
permettent de définir la structure peut être corrélée à l’inverse de la taille de la particule
comme le montre la figure suivante :

145
HENRY, Christian. « Effets de taille sur la structure et la morphologie de nanoparticules libres ou
supportées », in Les nanosciences, volume 2, Nanomatériaux et nanochimie, LAHMANI Marcel,
BRECHIGNAC Catherine, HOUDY Philippe (Dir.), 2 ème édition revue et augmentée, Belin, Paris, 2012, pp. 26-
55.
146
Nanomètre sera par la suite écrit « nm ».
94
Figure 29 : Contraction du paramètre de maille147 d’agrégats de cuivre en fonction de l’inverse de leur
diamètre148. Les cercles correspondent à des mesures de pertes d’énergie d’électrons au voisinage d’un seuil
d’ionisation (mesuré par technique SEELFS149) (d’après De Crescenzi et al., 1987)150 ; la droite représente les mesures
d’absorption X (effectuées la technique EXAFS 151) (d’après Apai et al., 1979)152.

Le paramètre de maille153 se contracte à mesure que la taille du corps décroît. Les


chercheurs se posent de nombreuses questions telles que : « δes grandeurs comme l’énergie
spécifique de surface et la contrainte de surface, qui sont des grandeurs définies par la
thermodynamique macroscopique, sont-elles encore valable à l’échelle nanométrique ? »154.
Pour y répondre, ils utilisent de nombreuses simulations en particulier dans le cas des métaux
pour lesquels ils disposent d’outils quantiques semi-empiriques performants pour décrire les
potentiels interatomiques dits « à n corps » où chaque liaison dépend de l’environnement
atomique local (calculs de type EAM, pour « Embedded Atoms Method »). J’évoquerai les
fondements de ce type de calcul dans le chapitre consacré à la chimie quantique en insistant
sur le lien que ces calculs développent entre certains descripteurs des atomes isolés et la

147
Une maille dite élémentaire est le plus petit élément de volume qui permet de retrouver l’intégralité de
l’échantillon et de sa structure par translation selon les trois directions de l’espace.
148
HENRY, Christian. « Effets de taille sur la structure et la morphologie de nanoparticules libres ou
supportées », op. cit., p. 29.
149
La technique SEELFS, « Surface Extended Electron Energy Loss Fine Structure », est réservée à l’analyse
des surfaces ou des films minces et permet d’étudier des voisinages atomiques par mesure du spectre de pertes
d’énergie au voisinage d’un seuil d’ionisation de l’atome par l’intermédiaire d’électrons d’énergie définie.
150
De CRESCENZI M., DIOCIAIUTI M., LOZZI L., PICOZZI L., SANTUCCI S. « Surface electron-energy-
loss fine-structure investigation on the local structure of copper clusters on graphite », Physical Review, B 35,
1987, pp. 5997-6003.
151
La technique EXAFS, « Extended X-Ray Absorption Fine Structure », spectrométrie d’absorption étendue
des rayons X donnant accès à la structure fine, permet de détecter à quelle distance sont situés les éléments
voisins de l’atome étudié.
152
APAI G., HAMILTON J.F., STÖHR J., THOMSON A. « Extended X-Ray-Absorption Fine Structure of
Small Cu and Ni Clusters: Binding-Energy and Bond-Length Changes with Cluster Size », Physical Review
Letters, 43, 1979, pp. 165-169.
153
Les paramètres de maille sont classiquement regroupés en trois longueurs a, b, c et trois angles α, , , qui
déterminent entièrement le parallélépipède qu'est la maille élémentaire. Les paramètres cristallins a, b, c sont
mesurés en Ångström (Å) ou nanomètres (nm) ; α, et sont mesurés en degrés (°).
154
HENRY, Christian. « Effets de taille sur la structure et la morphologie de nanoparticules libres ou supportées
», op. cit., p. 30.
95
densité électronique globale de l’entité formé par les σ atomes ! Pour l’instant, retenons que
le recours à ce type de simulations et les comparaisons des résultats obtenus par rapport aux
courbes empiriques permettent aux chercheurs d’établir que l’énergie de surface et la
contrainte de surface augmentent quand la taille du corps diminue.

Figure 30 : Stabilité des différentes structures mesurée en unité arbitraire Δ (• icosaèdre, ◆ décaèdre tronqué, □
octaèdre) d’agrégats de cuivre (Cu), argent (Ag), or (Au), palladium (Pd) et platine (Pt) en fonction du nombre
d’atomes (N). Les calculs sont effectués par dynamique moléculaire avec un potentiel à N corps. D’après Mottet et
al.155

Il apparaît nettement que le type de structure change en fonction du nombre d’atomes et


du métal. Par ailleurs, la transition entre une structure non cristalline (icosaèdre, décaèdre
tronqué) et une structure cubique à faces centrées se fait à des tailles très variables suivant le
métal, au-dessous de β00 atomes pour l’or et environ γ0 000 atomes pour le cuivre. La
différence d’énergie entre les différentes structures pour les agrégats de petite taille reste assez
faible, ce qui fait qu’en pratique, pour une température donnée, les chimistes mettent le plus
souvent en évidence une variété de formes156. Des études utilisant la microscopie électronique
établissent que les « petites » particules métalliques fluctuent sans cesse entre différentes
structures en passant par des structures désordonnées. La figure 31 ci-dessous est le résultat
d’une série de clichés de microscopie électronique à haute résolution d’une même particule

155
MOTTET C., GONIAKOWSKI J., BALETTO F., FERRANDO R., TREGLIA G. « Modeling free and
supported metallic nanoclusters: structure and dynamics », Phase Transitions, 77, 2004, pp. 101-113.
156
HENRY, Christian. « Effets de taille sur la structure et la morphologie de nanoparticules libres ou
supportées », op. cit., pp. 34-36.
96
d’or contenant 459 atomes. Cette « visualisation des projections des colonnes d’atomes »,
pour parler avec les chimistes, établit que la particule adopte alternativement une structure
cubique à faces centrées et une structure à symétrie 5. Ce phénomène de fluctuation de formes
et de structures appelé « quasi-fusion », « quasimelting » en anglais, est inhérent à la très
petite taille des particules. La structure dans ce contexte est distribuée entre plusieurs formes
possibles. A composition unique, la taille module la structure tandis que le procédé module la
taille : la technologie contemporaine ouvre le passage de la structure monadique à la structure
en procès, de l’unicité d’une forme à une distribution de formes qui dépendent du contexte ;
bref, le passage du même au multiple ! C’est pour penser cette transition que le concept de
technoscience pourrait s’avérer pertinent.

Figure 31 : Fluctuation entre structures. (e), (f) et (g) représentent une structure d’un octaèdre tronqué cubique à
faces centrées (cfc); (a), (d), (i) une polyèdre de structure cfc avec une macle 157 ; (b), (h) une structure multimaclée de
forme icosaèdrique158. Copyright 1986 par The American Physical Society.

La connaissance de cette distribution de structures dépend de l’instrumentation utilisée.


Une nouvelle génération de microscopes électroniques en transmission dits
« environnementaux » permettant des études in situ sous pression (en général jusqu’à 10-20
mBar) est dédiée à des études de catalyse. Ces microscopes offrent la possibilité d’étudier
l’évolution de la forme d’équilibre des nanoparticules sous l’effet de l’adsorption du gaz
environnant et donc de mesurer les effets du milieu sur la fluctuation. Par ailleurs, la diffusion
des rayons X aux petits angles en incidence rasante, technique dite GISAXS 159, permet

157
Une macle est une association orientée de deux ou plusieurs cristaux identiques, dits « individus », reliés par
une opération de groupe ponctuel de symétrie. Ci-dessous une macle par pénétration de trois cristaux de pyrite
(sulfure de fer pouvant contenir de nombreux métaux (cobalt, nickel, cuivre, zinc, etc.) à l’état de traces :

158
IIJIMA S., ICHIHASHI T. « Structural instability of ultrafine particles of metals », Physical Review Letters,
56, 1986, pp. 616-619.
159
GISAXS signifie littéralement « Grazing Incidence Small Angle X-Ray Scattering ».
97
d’étudier la croissance des nanoparticules in situ 160
. δ’essentiel pour les chimistes est de
contrôler la synthèse de ces particules en jouant sur l’entité, la taille, la composition, la
structure, le procédé et leur interdépendance161. δa relation entre les ingrédients, l’entité en
formation, la taille et le milieu peut déterminer une distribution de structures. Bachelard
écrivait : « τn a plus de chance de connaître le sucre en fabriquant des sucres qu’en analysant
un sucre particulier »162.
δ’étape de synthèse et le suivi de son procès sont fondamentaux dans le type de chimie
que je viens d’évoquer, car la voie de synthèse est inéliminable. δ’analyse physico-chimique
d’un produit fini ne permettrait pas d’induire un parcours, bref, un procès d’individuation.
Une autre analyse, plus cartésienne, qui diviserait le tout en parties plus simples, ne
permettrait pas de comprendre l’émergence d’un corps nouveau et de la distribution de corps
et de structures qui est associée à sa caractérisation. La synthèse de chaque matériau
« particulier » permet des recoupements et la constitution d’un ensemble, stabilisé et ouvert,
de connaissances et savoir-faire reliés les uns aux autres, dépendants les uns des autres.
Comment définir dès lors une structure ? Comment, corrélativement, définir un « individu »
chimique ? Comment comprendre enfin sa spécificité en termes d’émergence, à supposer que
ce dernier terme soit bien pertinent dans mon cadre d’étude ?

Une structure est souvent définie par la relation mutuelle que les constituants, les parties,
ou les éléments d’un tout ont entre eux. Cette relation permet de définir la « nature » ou le
caractère du tout. Le philosophe Peter Simons considère que quatre conditions sont
nécessaires, en première analyse, pour qu’un tout (Simons utilise les mots « whole » ou
« complex ») puisse être dit structuré. Il doit contenir plusieurs parties, ces parties doivent
rester solidaires les unes avec les autres selon certaines relations particulières (principe de
dépendance), ces relations doivent relier les parties du tout les unes aux autres, la relation
totale ou globale de toutes ses parties est enfin caractéristique du type d’entité en question163.
Cette relation globale est différente de toutes les relations binaires ou multiples entre les
parties. Simons fait remarquer que ces conditions ne précisent en rien la nature des parties en
jeu en fonction du type de tout considéré. Son livre analyse ce lien entre la description
formelle, la nature du tout et des parties, en vue de penser les bases d’une méréologie d’un
160
GAY P.L., BOYES E.D., HELVEG S., HANSEN P.L., GIORGIO S., HENRY C.R. « Atomic-Resolution
Environmental Transmission Electron Microscopy (ETEM) for probing Gas-Solid Reactions in Heterogeneous
Catalysis », MRS Bull., 34, 2007, pp. 1044-1050.
161
MELDRUM, Fiona C. & CÖLFEN, Elmut. « Controlling Mineral Morphologies and Structures in Biological
and Synthetic Systems », Chemical Review, 108, 2008, pp. 4332-4432.
162
Bachelard, Gaston. La philosophie du non, op. cit., p. 56.
163
SIMONS, Peter. Parts. A study in ontology, Oxford University Press, Oxford, 2003 [1987], pp. 354-357.
98
nouveau genre d’un point de vue ontologique. Tel n’est pas mon propos dans cette thèse, je
souhaite néanmoins montrer en quoi les travaux des chimistes contemporains ouvrent la base
argumentative d’une réflexion sur le lien entre un tout, ses parties, et ce qui est extérieur au
tout, afin d’identifier les réquisits éventuels d’un concept d’émergence pensé avec la chimie.
Revenons tout d’abord sur le cas de BaTiτ3 dont la structure est de type pérovskite et est
représentée à la figure 32 ci-après. Au-dessus de 120°C environ, BaTiO3 présente une
structure pérovskite dite « idéale » (groupe cubique centro-symétrique dit « groupe d’espace
Pm3m ») et présente un comportement paraélectrique alors qu’en dessous de cette
température, dite température de Curie, les trois états cristallins de BaTiO3 ne sont plus
centro-symétriques, BaTiO3 devient ferroélectrique. Une fois de plus le contexte est
déterminant à composition égale ! Le défi actuel en chimie des nanomatériaux est toutefois de
maîtriser conjointement la taille et la stœchiométrie des produits afin d’éviter toute
modification de la composition du nanomatériau durant les opérations164.

Figure 32 : Structure cristalline pérovskite non déformée, cubique, de BaTiO3 au-dessus de la température de
CURIE (cas (a): origine centrée sur un ion Ba2+ ; cas (b) : origine centrée sur un ion Ti4+) et représentations
schématiques de la déformation tétragonale de celle-ci au-dessous de la température de Curie (cas (c) et (d))165.

La description faite par les chimistes de ce type de transition est intéressante, Nièpce et
Pizzagalli écrivent par exemple : « Cette caractéristique ainsi que les conséquences, sur les

164
MILLOT, Nadine. « Rôle des interfaces sur les propriétés des nanomatériaux », Habilitation à Diriger des
Recherches. Université de Bourgogne, 2005.
165
NIEPCE Jean-Claude & PIZZAGALLI Laurent. « Structure et transitions de phase dans les nanocristaux », in
Les nanosciences, Volume 2, Nanomatériaux et nanochimie, LAHMANI Marcel, BRECHIGNAC Catherine, et
HOUDY Philippe (Dir.), 2ème édition revue et augmentée, Belin, Paris, 2012, p. 57.
99
propriétés diélectriques, de la transition entre l’état ferroélectrique et l’état paraélectrique, au
voisinage de la température de Curie, sont à l’origine de très nombreuses applications de
BaTiO3 ».166 Il est question de « transition » au « voisinage » d’une température, et de
« conséquences » sur des « applications ». Ce type de phrase rappelle l’approche
fonctionnelle de Dewey en termes pragmatiques et le rôle des circonstances en chimie même
lorsqu’il s’agit d’étudier les propriétés physiques de certains composés. Qu’en est-il de la
structure des nanograins ? En d’autres termes, la diminution des dimensions des grains du
matériau s’accompagne-t-elle d’une modification, voire d’un changement total, de celle-ci ?
Si l’on considère BaTiτ3 à l’état de poudre, et donc formé de grains de taille variable (une
dispersion), la figure 33 suivante représente les paramètres de maille cristalline, à 25°C sous
une pression d’une atmosphère, en fonction des dimensions de ces nanocristaux167 :

Figure 33 : Structure et taille des grains.

Un diamètre critique Φc de dimension égale à 80 nm apparaît sur la courbe. Si le diamètre


est supérieur à Φc, le titanate de baryum cristallise avec une structure de type tétragonale
(structure identique à celle du matériau « massif » à une plus grande échelle, par exemple de
l’ordre micrométrique). Dans le cas contraire, BaTiτ3 cristallise avec une maille pérovskite
cubique. Le paramètre de maille a augmenté (dans ce cas le paramètre de maille c devient
égale à a).
c
Le rapport des deux longueurs qui déterminent la maille évolue en fonction de la taille
a
des grains. Les dimensions des nanocristaux semblent donc jouer un rôle sur la structure en

166
NIEPCE Jean-Claude & PIZZAGALLI Laurent. Structure et transitions de phase dans les nanocristaux, op.
cit., p. 57.
167
GABOCHE G., CHAPUT F., BOILOT J.-P., NIEPCE J.C. « Titanate de baryum à grains fins pour
application diélectrique », Silic. Indus., 58, 1993, pp. 103-107.
100
influant sur la nature de la phase « stable », en provoquant des transitions de phase à
température et pression constantes, et, pour une symétrie cristalline donnée, en exerçant une
influence sur la géométrie de la maille et son volume168. Un autre paramètre déterminant est
l’état de la surface-interface externe. Les chercheurs vont soit diminuer la taille des cristaux
tout en conservant la surface dans le même état, soit modifier l’état de la surface-interface tout
en conservant la taille du nanocristal. Il doit être noté toutefois que, dans le cas d’une
réduction de la taille, seule la composition chimique de l’interface peut-être conservée en
pratique. Une modification de l’énergie de surface est en effet inévitable en raison de la
modification de la géométrie, bref de la courbure de cette interface. La « granulo-
dépendance », pour parler avec les chercheurs, est caractérisée pour de nombreux matériaux
(céramiques, métaux, semi-conducteurs).
A granulométrie constante, il est possible de modifier l’état de surface, soit par
l’adsorption de diverses espèces chimiques dans le cas des systèmes en poudre ou en solution
(interface solide-gaz ou solide-liquide), soit par le compactage des nanograins ou leur
enrobage au sein d’une matrice (interface solide-solide). La figure 34 qui suit présente les
températures de transitions de phase de titanate de baryum (BaTiO3) en fonction des
dimensions des grains, soit à l’état de poudres (interface solide-gaz), soit à l’état de
céramiques (interface solide-solide)169 :

Figure 34 : Structure et interfaces : vers une approche contextuelle de la notion de structure.

168
NIEPCE Jean-Claude & PIZZAGALLI Laurent. « Structure et transitions de phase dans les nanocristaux »,
op. cit., p. 59.
169
BERNABEN N., LERICHE A., THIERRY B., NIEPCE J.C., WASER R. « Pure Barium Titanate Ceramics:
Crystalline Structure and Dielectric Properties as a Function of Grain Size », Fourth Euro Ceramics, 5, 1995, pp.
203-210.

101
Ainsi, pour une même taille à une température donnée, il est possible de stabiliser des
phases différentes selon l’état de l’interface. Les chimistes étudient par ailleurs les effets de
l’adsorption d’un gaz sur la surface pour une granulométrie donnée. Le milieu associé et la
façon dont il est associé (le procédé) vont donc déterminer le type d’interface qui influence à
son tour, selon la taille du nanomatériau (elle-même liée au procédé), la transition de phase et
donc le changement de structure. Structure (cubique, quadratique, orthorhombique,
rhomboédrique), état de l’interface (selon le degré d’adsorption), et taille se conditionnent
mutuellement pour une composition chimique donnée dans un contexte donné d’opérations,
de précipitation et de synthèse globale. Gardons en mémoire cette dépendance mutuelle de
facteurs multiples pour penser l’apparition d’un corps chimique nouveau et la dispersion (en
masse, en taille, en structure) qui lui est associée.
Dans le cas de l’interface entre deux solides (deuxième cas envisagé à la figure γ4), les
variations de température de changement de phase (structure) varient faiblement en fonction
de la taille du grain. Il apparaît donc que ces nanograins se comportent comme des grains de
grandes tailles dans un matériau où existe ce type d’interface solide-solide. Les
caractérisations d’un matériau sont hautement contextuelles et dépendent des échelles de taille
et parfois de durée (effets cinétiques) envisagées.
Considérons l’exemple des diagrammes ternaires qui illustrera à quel point « la chimie est
un art des circonstances » pour répéter, avec davantage de force et de conviction, l’expression
d’Isabelle Stengers.
Les transitions de phase des systèmes ternaires (mélange de trois corps « purs ») ont été
très rarement étudiées à l'échelle nanométrique. Pourtant, des modifications significatives
doivent être observées par rapport aux diagrammes d'équilibre établis pour les gros grains. En
effet, puisque la contribution de l'énergie d'interface entre les phases augmente quand la taille
des cristaux diminue, les séparations de phases observées dans les cristaux micrométriques
doivent disparaître à l'échelle nanométrique, conduisant à une phase unique. De nouveaux
matériaux peuvent ainsi être obtenus à partir de mélanges de composition identique en chacun
des trois éléments et dans les mêmes conditions de température et de pression ! Ce diagramme
se présente sous la forme d’un triangle dont les sommets correspondent aux ingrédients
chimiques de base. A l’intérieur du triangle apparaissent les zones qui correspondent à une
phase stable de structure donnée. Sur les arêtes du triangle figurent les différents corps qui
sont formés par le mélange des trois ingrédients en fonction des quantités respectives utilisées
(se reporter à la figure 35 qui suit).

102
δ’exemple des ferrites de titane (système ternaire fer-titane-oxygène) nanométriques de
formule (Fe3-xTix)1- O4 où (paramètre lié à la valence170 moyenne des cations du fer et du
titane) représente la déviation par rapport à la stœchiométrie en oxygène du matériau. Cette
formule qui fait figurer des coefficients non entiers montre à quel point l’étude des corps
chimiques est complexe tant leur diversité est élevée. Au XIXème siècle avait éclaté une
célèbre dispute entre Louis Proust et Claude-Louis Berthollet à propos de la composition des
composés chimiques. Proust défendait l’existence exclusive des « composés définis » (comme
par exemple CaCO3 et Na2SO4 pour lesquels tous les coefficients sont des nombres entiers)
alors que Berthollet évoquait des proportions continûment changeantes au gré des composés
et des circonstances de synthèse. A l’époque, l’hypothèse atomique de Dalton rendait le
discours des proportions définies plus facilement recevable par le recours à une agrégation
d’atomes pour expliquer la combinaison chimique. Les composés qualifiés de « daltonides »
(composés stœchiométriques actuels) étaient opposés aux « berthollides »171.
δ’instrumentation contemporaine, instrumentation tout aussi contingente que l’hypothèse de
Dalton à une autre époque, fait apparaître, au grand jour la vaste gamme des berthollides,
mieux, elle permet une analyse détaillée de ces composés en presque chaque circonstance !
Comme l’écrit Dagognet :

« Les Berthollides ont déjà antérieurement brisé nos divisions dans la mesure où ils empêchaient
la séculaire dualité entre le cohérent et le stable, d’un côté, le non-fixe et le mêlé de l’autre. τn s’était
efforcé de séparer les « véritables objets » - caractérisés par l’unité et l’immuabilité de ce qui n’était
qu’un amas, un simple assemblage ou même un « tas ». »172

En ce sens, la figure 35 ci-dessous (p. 105) montre le diagramme de phase obtenu avec
des microcristaux au moins micrométriques (cas (a)), celui obtenu pour des cristaux
nanométriques avec des interfaces solide-solide (cas (b)), ou solide-gaz (cas (c)). Dans ce
dernier cas, la zone correspondant à la structure de type « spinelle » 173 est étendue pour des
valeurs du paramètre allant de 0 à max pour les compositions en titane (x varie entre 0.25 et
0.75). Pour les autres compositions, il n’est possible de synthétiser que des phases de type
spinelle qui sont métastables sur toute la gamme de en raison de leur taille de grains
170
La valence est le nombre maximal de liaisons qu'un élément peut former avec d'autres éléments en fonction
de leurs configurations électroniques, c’est-à-dire de la répartition des électrons d’un corps chimique suivant
leur énergie et leur spin.
171
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette & STENGERS, Isabelle. Histoire de la chimie, La découverte, Paris,
1992.
172
DAGOGNET, François. Rematérialiser, op. cit., p. 263.
173
La structure des spinelles consiste en un empilement compact cubique à faces centrées d'oxygène. Les cations
divalents occupent les sites à coordination tétraédrique (ils sont au centre d’un tétraèdre dont les sommets sont
occupés par l’oxygène) et les cations trivalents les sites à coordination octaédrique (au centre d’un octaèdre dont
les sommets sont occupés par l’oxygène).
103
beaucoup plus importante (supérieure à 30 nm). δa dimension des grains et la présence d’une
interface solide-gaz impliquent qu’une phase unique, de type cubique à faces centrées, est
stabilisée sur une large plage du diagramme ternaire et remplace le mélange de phases
observé dans le cas des cristaux micrométriques. Dans ce dernier cas, il y a en effet
coexistence sur de larges plages du diagramme, d’une phase de structure orthorhombique avec
une phase de structure rhomboédrique ou avec une phase de structure rhomboédrique avec
une phase cubique à faces centrées, selon la composition en titane et la déviation par rapport à
la stœchiométrie en oxygène 174.
δa réduction de la dimension d’un nanocristal accroît l’importance relative de la surface
ou de l’interface entre grains. δ’état de celle-ci conditionne donc également les propriétés-
caractérisations du nanomatériau. Pour articuler les connaissances nécessaires à la
compréhension de l’instanciation d’un corps nouveau aux caractérisations inédites dans un
contexte opératoire donné, il faut tenir compte des différentes distributions en composition, en
structure, en type d’interface (nature des phases en présence, phénomène d’adsorption,
orientations préférentielles des nanocristaux lors de leur croissance), en taille des corps
chimiques, en stœchiométrie des produits, le tout en tenant compte de la présence ou non de
défauts cristallins. Un tel degré d’agencement est inédit en histoire de la chimie. Comme
l’écrivait Bachelard :

« δa matière n’est plus un simple obstacle qui renvoie le mouvement. Elle le transforme et se
transforme. Plus le grain de matière est petit, plus il a de réalité substantielle ; en diminuant de volume,
la matière s’approfondit. »175

Le procédé de synthèse des ferrites de titane est également fondamental. δ’extension du


domaine de stabilité de la phase spinelle du système Fe-Ti-O n'est pas observée dans le cas
des nanocristaux préparés par mécanosynthèse (broyage) contrairement au cas précédent où la
synthèse était réalisée selon les méthodes variées de la chimie (procédés par microémulsion,
précipitation, coprécipitation, etc.). Ce comportement distinct provient de la nature des
interfaces engagées (référence à la figure 34, p. 101). Elles sont de type solide-solide pour les
cristallites nanométriques préparées par broyage et non du type solide-gaz comme pour les
poudres issues de la chimie douce ou des synthèses hydrothermales. Les énergies d'interface

174
NIEPCE Jean-Claude & PIZZAGALLI Laurent. « Structure et transitions de phase dans les nanocristaux »,
op. cit., pp. 64-65.
175
BACHELARD, Gaston (1934). Le nouvel esprit scientifique, Quadrige/PUF, 7ème édition, Paris, 2012, p. 144.

104
solide-solide étant inférieures aux énergies d'interface solide-gaz, la stabilisation de la phase
spinelle n'est alors pas réalisable.

Figure 35 : Diagrammes ternaires des ferrites de titane : tout un art de circonstances176.

176
MILLOT, Nadine. « Synthèse et propriétés de ferrites nanométriques : influence de la taille des grains et de la
nature de la surface sur les propriétés structurales de ferrites de titane synthétisées par chimie douce et
mécanosynthèse », 400 pages, Thèse de doctorat en chimie physique, Université de Bourgogne, 1998.
105
Beaucoup de questions restent au cœur des recherches comme par exemple la dépendance
de la taille des paramètres de maille et l’importance des effets de l’état de surface sur ces
paramètres. Aucune généralisation n’est possible, les chimistes explorent une grande diversité
de cas. Les chercheurs tentent également de tenir compte simultanément d’effets cinétiques et
des effets thermodynamiques. Ils cherchent à comprendre les effets de modification de la
structure électronique, ils parlent à ce propos de « confinement quantique » qui serait
responsable du raccourcissement des liaisons atomiques au sein du nanocristal. Il cherche
aussi à vérifier s’il existe un gradient de l’état cristallin à l’intérieur des nanocristaux, c’est-à-
dire à vérifier si la longueur de liaison au sein des nanocristaux varie en fonction de la
distance à la surface. Dans certains cas, les calculs quantiques ab initio permettent de prédire
une distribution non homogène des paramètres de structure au sein des matériaux comme le
montre la figure 36 suivante. Selon l’état électronique de l’élément, la variation des longueurs
de liaison en fonction de la localisation dans le corps diffère. La détermination expérimentale
reste toutefois difficile à l’heure actuelle, les chercheurs doivent apprendre à mettre au point
des méthodes d’analyse et à articuler les résultats entre eux μ l’enquête est en cours. Ces
simulations indiqueraient que le germanium et le silicium présentent des « profils »
d’évolution de longueur de liaison en fonction de la distance au centre du nanocristal, qui sont
différents selon leur état électronique.

Figure 36 : Variation de la longueur de liaison en fonction de la distance au centre de nanocristaux de


germanium (la notation Ge est utilisée pour l’état électronique fondamental du germanium alors que Ge* désigne un
état électronique excité) en haut et de silicium (Si ou Si*) en bas. Simulation ab initio177.

177
WEISSKER H.-Ch., FURTHMULLER J., BECHSTED F. « Structural relaxation in Si and Ge
nanocrystallites: Influence on the electronic and optical properties », Physical Review, B, 66, 2003, pp. 1-18.
106
δa gamme des variations ne cesse de s’étendre, les chimistes doivent penser ensemble
longueur de liaison, hétérogénéité à l’intérieur d’un même matériau, taille du collectif,
contextes, etc. Je montrerai dans les autres parties de ce manuscrit à quel point le choix des
outils quantiques qui rendent possible cette simulation, résulte du savoir des chimistes et
d’une connaissance de « terrain » qui leur permet de savoir dans quels contextes tel ou tel
outil fonctionne. Pour l’heure, il est bon de retenir cette phrase de Bernadette Bensaude-
Vincent et d’Isabelle Stengers à propos des simulations par ordinateur :

« D’autre part, dans la mesure où il s’agit de construire une mise en scène des principes qui donne
sens aux faits expérimentaux, la simulation par ordinateur illustre l’ambivalence des phénomènes
chimiques entre le règne des lois de la mécanique quantique et les circonstances qui empêchent de
transformer l’explication en manifestation d’obéissance, en conséquence déductible. (…) δa
simulation constitue un scénario où les contraintes légales, les circonstances particulières, et la
complication qui résultent de leurs concours, sont toutes mises sur le même pied, traduites en un seul
langage, spécifique à la situation. Elle [la simulation] exige donc l’art de négocier une multiplicité
d’éléments de savoir, de les articuler avec tact, d’apprendre à ne pas négliger un détail qui peut faire la
différence. »178

La situation est un peu différente ici dans la mesure où les résultats expérimentaux sont
peu nombreux et en cours d’élaboration. En ce sens, les simulations proposées à la figure γ6
guident les démarches expérimentales et appellent à des articulations encore plus fines, et à
des recoupements encore plus pertinents.
Les corps chimiques se distribuent multiplement, leur réalisation dépend d’une multitude
de facteurs que les chimistes apprennent à conjuguer, à moduler, à faire tenir ensemble dans
un contexte précis en vue de réussir de nouvelles synthèses. Cette distribution des corps en de
multiples formes d’hétérogénéité (en taille, en stœchiométrie, etc.) en fonction des contextes
et des procédés est un champ d’exploration. La mise au point de nouvelles méthodes de
synthèse, de nouvelles techniques de simulation, de nouveaux concepts et procédés est une
tâche difficile. Certains chercheurs se posent même la question qui est de savoir s’il est
encore possible de parler de forme pour des « objets » dont une grandeur physique est affectée
par des fluctuations thermiques, souvent d’amplitude presque aussi grande que la grandeur
elle-même179. Comme l’écrivent Isabelle Stengers et Bernadette Bensaude-Vincent : « Sur le

178
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette & STENGERS, Isabelle. Histoire de la chimie, Éditions de la
Découverte & Syros, Paris, 2001 [1992], p. 328.
179
PIMPINELLI, Alberto. « Modélisations et simulations de la dynamique des nano-objets », in Les
nanosciences, volume 2, Nanomatériaux et nanochimie, LAHMANI Marcel, BRECHIGNAC Catherine,
HOUDY Philippe (Dir.), 2ème édition revue et augmentée, Belin, Paris, 2012, pp. 110-117.
107
terrain, le scientifique doit apprendre, avec le temps, localement, les questions
pertinentes »180.
Le mot terrain doit être compris en se référant aux travaux du philosophe Denis Diderot
pour lequel le terrain est le lieu où se pratique une science avec ses problèmes spécifiques
inscrits dans un contexte épistémologique déterminé. Le terrain de la chimie est le lieu de
traitement de problèmes propres aux chimistes dans une pratique quotidienne de leur savoir.
Pour Diderot, la chimie est un terrain et une pratique aux multiples ramifications. Elle ne
cesse de nouer des liens étroits avec d’autres savoirs comme les sciences du vivant et la
médecine, et des liens plus complexes avec la physique mathématique de son époque181.
Diderot se soucie de la circulation des savoirs en train de se faire et de se définir
mutuellement. C’est précisément ce qui est en jeu dans le domaine des pratiques
nanochimiques de nos jours. La circulation des méthodes expérimentales et des outils
conceptuels provenant de différents domaines de la chimie, de la physique, de la science des
matériaux font apparaître de nouvelles questions, de nouveaux dispositifs expérimentaux, de
nouvelles distributions de corps là où, jadis, était supposé « exister », au sens d’être stabilisé,
un domaine d’homogénéité soumis au règne des lois et des principes universels.
δa philosophie expérimentale de Diderot, dont s’inspirent au moins en partie Isabelle
Stengers et Bernadette Bensaude-Vincent, caractérise la chimie à partir de ses terrains et de
ses alliances de pratiques spécifiques et d’objets circulant entre les sciences de la matière. Ces
objets peuvent être matériels ou liés à notre activité de modélisation et de représentation
(objets linguistiques, conceptuels, iconographiques, etc.), dans ce dernier cas, l’historienne et
épistémologue Ursula Klein parle d’ « outils de papier » qui permettent aux chimistes
d’expliquer et de prévoir des transformations chimiques en les écrivant sur le « papier »
(formule diverses, représentations de structure, diagrammes, etc.) 182.
Les simulations de la figure 36 vont évoluer, bientôt de nouvelles instrumentations
permettront d’explorer de nouvelles plages de possibilité, et de nouvelles questions prendront
corps dans ces cadres d’action. Une future étude épistémologique devra être attentive à ce

180
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette & STENGERS, Isabelle. Histoire de la chimie, op. cit., p. 324.
181
PEPIN, François. La Philosophie expérimentale de Diderot et la chimie. Classiques Garnier, Paris, 2012.
PEPIN, François. « Diderot, Philosopher of Chemistry, from the Enlightenment to Contemporary Science », in
the Philosophy of chemistry: Practices, Methodologies, and Concepts, LLORED J.-P (Ed.), Cambridge Scholars
Publishing, 2013.
182
KLEIN, Ursula (Ed.). Tools and Modes of Representation in the Laboratory Sciences, Kluwer Academic
Publishers, 2001. KLEIN, Ursula. Experiments, Models, Papers tools. Culture of Organic chemistry in the
Nineteenth Century, Stanford University Press, 2003.

108
type de déplacements de problématique mais aussi aux changements méthodologiques,
conceptuels et linguistiques en chimie contemporaine.
Je voulais dans cette partie montrer que le(s) même(s) ingrédient(s) peut/peuvent conduire
à la formation de nombreuses variétés d’un corps. Il n’est que rarement possible de réduire les
caractérisations d’un corps à celles de ses ingrédients, en tout cas en chimie. Un diacide, corps
chimique qui contient deux fonctions acides, peut parfois être dosé comme s’il était composé
de deux fonctions acides indépendantes l’une de l’autre, en particulier lorsque ces dernières
sont espacées par de nombreux groupements de type « CH2 ». Dans d’autres cas, les deux
acidités ne seront pas dosables séparément, il appartiendra aux chimistes de mettre au point
des analyses qui permettent de recouper les informations afin de déterminer la concentration
en ions H3O+ libérés par ce corps en solution. Les deux fonctions acides contenues dans la
molécule sont alors reliées d’une manière telle qu’elles dépendent l’une de l’autre de façon
inédite ; sachant en outre que l’acidité dépend du milieu, du solvant, de la température, et
ainsi de suite.
Ce constat de non-généralité des analyses par réduction du tout à ses parties est valable
tant pour les corps purifiés que pour les mélanges qui peuvent cristalliser sous des structures
variables selon les proportions des ingrédients de départ, le milieu, et, nous venons de le voir
dans l’exemple des ternaires, de la taille et des interfaces. Les mêmes ingrédients peuvent
donc donner accès à des corps (stœchiométriques ou non) qui ont des caractérisations
différentes et se comportent comme des corps purs dans des plages d’action déterminées. δa
question n’est pas tant de savoir si le corps ou seulement sa structure sont réels que d’étudier
la fonction que ce corps-ci et cette structure-là ont dans un champ d’activités à un moment
donné. Les chimistes utilisent des structures formelles, « désubstantialisées », qui permettent
de classer l’ensemble des corps et de prévoir des comportements qu’il s’agira de réaliser
expérimentalement. Cette structure est une unité d’échange et un outil de prédiction de
relations possibles.
Les chimistes utilisent tout aussi bien des structures « resubstantialisées » afin d’élucider
des variations de réactivité d’une distribution de corps (en taille, masse, concentrations, etc.) à
l’intérieur d’une même classe de composés (un même type de ferrites de titane ou de
polymère par exemple) ou entre des « familles » de composés semblables pour parler avec les
chimistes. Ils classent aujourd’hui les cristaux en fonction, entre autres, de leur surface
spécifique exprimée en mètre carré par gramme de composé. Cette grandeur permet de
comprendre la réactivité chimique car elle exprime l’étendue d’une zone de contact entre
réactifs chimiques. Considérée avec d’autres paramètres (taille, type de milieu, etc.), cette
109
surface spécifique permet de penser la différence de propriétés-caractérisations, en
l’occurrence d’un système ternaire dans le cas présent. δes fonctions de ces deux types de
structure (formelle et « matérielle ») sont complémentaires et répondent à des besoins
différents qui ne sont pas nécessairement complètement indépendants l’un de l’autre. La
complexité d’une articulation entre une entité, ses ingrédients, et ce qui lui est extérieur est
ainsi mise en évidence. Les réductions par déduction sont seulement locales et leur efficacité
est toujours circonscrite et limitée à un cadre de validité donné ; l’agencement non réducteur
reste, au contraire, toujours un problème plus global et ouvert. Je pense qu’il faut garder à
l’esprit toute cette diversité de cas pour penser la définition d’un individu chimique, ainsi que
l’instanciation de ses propriétés-caractérisations inédites dans un cadre opératoire explicite.
Un corps chimique est le plus souvent distribué sous des variétés multiples, la prise en compte
de l’ensemble des variétés connues est nécessaire pour comprendre ce qui est en jeu
lorsqu’une nouvelle caractérisation chimique est « ex-stanciée ».
Avons-nous besoin d’une nouvelle forme de perspectivisme pour penser ce qui lie cette
diversité ? Leibniz pensait le géométral comme une référence unique perçue selon des points
de vue différents. δe géométral permet l’unification des points de vue, leur coexistence dans
un monde réglé par une harmonie préétablie garante de la cohérence globale de son système.
Dès lors que la définition du corps chimique est, au moins en partie, opératoire et fait
apparaître des multitudes de cas et de distributions, comment penser ce géométral ? En termes
d’ « affordances », d’ « ex-stance », ou d’ « apropoïté » ? Nos points de vue et nos « points
d’action » nous renseignent-ils bien à propos du même corps dans la mesure où les contextes,
bref les interactions, changent ? Ce corps est-il définissable comme l’ensemble des points de
vue et des opérations qui portent sur lui ? S’il n’est qu’une somme d’actes tout en restant le
même, comment penser l’émergence de caractérisations inédites ?
Il ne s’agit pas simplement d’une question de vision mais d’acte, de transformation par
l’acte. Ces deux modes d’interaction (la vision optique ou cognitive d’une part, et la
transformation par une réaction chimique d’autre part) sont complémentaires et rendent
fonctionnelle, en tout cas en partie, la notion de géométral. Une approche fonctionnelle du
géométral pointe du doigt la dépendance mutuelle des relations et des relata dans un champ
de pratique donné, et définit des domaines précis où chacune des deux approches
(prééminence des relata ou prééminence des relations sur les relata) peut avoir un domaine
d’application et de validité, à la fois limité et utile, dans une démarche d’investigation
scientifique d’une communauté de recherche à un moment donné.

110
δes chimistes ont parfois besoin d’une structure mathématisée pour penser la conservation
des corps et rechercher des invariances, ils ont aussi besoin d’établir des liens entre structures
« matérielles » différentes pour penser une transformation chimique ou l’existence d’une
distribution de composés. Il n’y a pas lieu d’opposer des ontologies centrées sur l’identité ou
le procès d’une part, les relations ou les relata d’autre part, il est question d’identifier, par une
enquête attentive, ce qui, dans le travail des chimistes, est utile à l’édification du savoir et des
savoir-faire ou, mieux, ce qui permet aux chimistes de répondre aux questions qu’ils se
posent. Les conditions de possibilité de ces activités évoluent sans cesse dans le cadre
phénoménotechnique, il faut donc élucider, au moins en partie, comment les chimistes
articulent d’un point de vue fonctionnel l’ensemble hétérogène de leurs actions sur les corps.
Ce faisant, il est nécessaire d’envisager les instruments, les théories, les procédés, les modèles
et le langage sans accorder à l’un de ces aspects une prééminence sur les autres avant même
que l’étude épistémologique n’ait commencé.
Ces questions philosophiques et ces points de méthodes sont passionnants, j’y reviendrai
dans la dernière partie de ma thèse lorsqu’il s’agira d’illustrer des mises en relation possibles
entre un concept d’émergence clairement explicité et le travail des chimistes. La question de
la référence se retrouve convoquée dans ce type de question. Un corps chimique est-il défini
(j’écris bien « défini » et non pas « est » tout court) comme une référence commune, ou
comme un « air de famille » pour parler avec le dernier Wittgenstein ? Il me semble que ce
travail de prise en compte de la diversité et des échelles d’action est primordial pour penser
une forme d’émergence en chimie. δ’opposition entre structure formelle et structure
matérielle ne me semble pas pertinente dans le cadre d’une exploration épistémologique des
pratiques chimiques car elle ne reflète pas les préoccupations et les façons de faire des
chimistes. Comme l’écrit εichel Bitbol dans un autre cadre que la chimie :

« Pour récapituler, la structure qui intervient dans les sciences n’est pas tant une figure des
relations entre objets, ou une figure-objet, qu’un projet de mise en forme. La structure fonctionne
comme un plan de structuration par reconnaissance d’isomorphismes, comme un guide d’opération
planifiée, et comme un opérateur de transfert des planifications d’un domaine à un autre. Chaque règle
d’action dans le domaine expérimental ou technologique étant une stratégie de recherche d’objet, et
chaque cible d’action étant assimilable à un objet, la structure fonctionne du même coup comme agent
de transposition interdomaines d’un certain réseau de différenciation mutuelle entre objets. »183

Ce qu’y vient d’être souligné à propos du travail des chimistes va dans le même sens
d’une approche fonctionnelle et organisatrice des structures. δa dépendance des structures

183
BITBOL, Michel. De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, op. cit., p. 482.
111
mathématisée et matérielle est constitutive, l’une est un guide pour la classification et
l’identification d’invariants différenciateurs, l’autre permet d’explorer la différence effective
et rend possible le transfert des planifications d’un domaine de distributions (en taille, masse,
interfaces, composition) à un autre. Toute deux prennent sens par rapport aux actions des
chimistes sur les corps étudiés. Par ailleurs, relations et relata sont codéfinis en chimie ce qui
conforte l’argumentation de εichel Bitbol lorsqu’il affirme :

« δa structure est proposée comme toile de relations, mais confortée en retour par l’efficacité des
interventions qui prennent pour cible les relata définis par elle. δa dépendance réciproque de l’une et
des autres, des relations et des relata, est complète au sein de l’interface génératrice que représente
l’activité de recherche. »184

Une variété de corps était définie par le biais d’une structure (spinelle, orthorhombique,
etc.). δa radiocristallographie des rayons X a permis d’extraire une structure mathématisée à
partir d’un échantillon. Cette structure formelle a permis d’introduire et de déterminer un
certain nombre de grandeurs (compacité, coordinence, etc.) et d’établir des liens structuraux
entre corps différents afin de faire des rapprochements entre types de réactivité. Les nouvelles
distributions de corps liées à la taille et aux procédés, pour ne citer que ces paramètres, font
apparaître de nouveaux modes de structuration et des oscillations entre types de structure. Il
s’agit d’un cas d’alternance entre des corps définis par une structure antérieure et une
structure ultérieure dépendant de la granulométrie et des circonstances de synthèse et qui sert
de matrice de définition de nouvelles variétés de corps à une autre échelle d’interaction. En ce
sens, penser la nouveauté en chimie conduit à expliciter le lien entre structure, corps
chimiques et contextes par rapport à un mode d’intervention. Cette articulation conduit à une
approche fonctionnelle du concept de structure dont il faudra tenir compte dans la suite de
notre enquête, en particulier, dans le cadre des calculs quantiques que je serai amené à
expliciter. En attendant, je tiens d’abord à développer d’autres points qui permettront
d’identifier ce qu’un concept d’émergence devrait requérir dans le cadre de la chimie.

2.2.3 La prolifération de l’hétérogène et la question de la dynamique de la matière

Tout lecteur trouvera dans les manuels des chimistes des phrases semblables à celles qui
vont suivre. Elles sont inter-subjectivement admises pour rendre intelligibles la description et
la réactivité des matériaux sous forme solide. Je les utiliserai en gardant en mémoire les
conseils de Duhem.

184
id., p. 484.
112
Les « atomes » à la surface d’un matériau ont des interactions avec des atomes voisins
situés à l’intérieur de ce dernier, et aussi avec, par exemple, des espèces gazeuses situées à
l’extérieur. δa résultante de ces interactions crée une situation de dissymétrie entre l’intérieur
et l’extérieur, bref, une « tension » de surface. Cette tension dépend de la « réactivité
spécifique » de cette surface, et réciproquement. Des phénomènes d’interaction de courte
portée, rapprochent, orientent, bref, conditionnent les molécules gazeuses afin d’être
adsorbées à la surface, les scientifiques parlent de « physisorption ». Une liaison chimique
peut être ensuite créée entre la molécule gazeuse et de nombreux atomes de la surface, il
s’agit de l’étape de « chimisorption ». Cette adsorption dépend de la structure de la surface et
se développe sur des sites bien définis dont la géométrie est un facteur crucial.
Au fur et à mesure que la quantité de matière adsorbée augmente, de nouvelles
interactions attractives ou répulsives apparaissent entre espèces adsorbées à l’interface. Elles
peuvent conduire à une organisation particulière de ces dernières sous forme d’un réseau dont
l’agencement est lié à l’état de surface du matériau. δes caractérisations de la surface évoluent
à mesure que la surface change en termes de composition et de répartition de sites disponibles
et occupés. La dynamique d’occupation ou de renouvellement d’une surface détermine donc
ses capacités à agir et à se structurer en fonction du contexte. Dans certains cas, l’adsorption
implique la restructuration, partielle et locale voire beaucoup plus étendue, de la surface
d’accueil par déplacement de plusieurs atomes vers des zones rendues énergétiquement plus
stables en raison de la présence des espèces adsorbées. δa présence d’atomes étrangers à la
structure peut nettement modifier ses propriétés, sa tension de surface, la géométrie de ses
« sites actifs », la nature des transformations catalytiques mises en jeu. Les instruments
(microscopie à effet tunnel, diffraction des électrons, etc.) permettent une observation
indirecte des phénomènes atomiques sous forme de nombres et images, bref de traces
numérisées permettant un suivi dans le temps. Les chimistes savent, par exemple, pourquoi la
présence de soufre adsorbé à la surface d’un matériau, en raison de la pollution
atmosphérique, favorisera la dissolution d’un métal, « bloquera ses capacités »
d’hydrogénation catalytique ou « diminuera sa résistance » à la corrosion185.
δa cadre d’une matière peuplée de matières actives est bien à l’œuvre dans ces pratiques
chimiques et de science des matériaux. Le lien entre le substrat, son évolution, sa
composition, sa structure et sa forme est sans cesse étudié par les chimistes depuis bien
longtemps. Le problème de l’endommagement des métaux n’est pas récent. δes travaux de

185
MARCUS, P. « Chimie de surface in Surfaces et Catalyse », Friend Cynthia, Pour la Science, n°188, 1993, p.
69.
113
Raumur en 17ββ, le marquage des fers selon leur fragilité par l’Ancien Régime pour faire
face à la conversion du « fer aigre » en « fer doux », la création par le Consulat en 1801 de la
Société d’Encouragement pour l’Industrie National pour susciter des recherches
récompensées par la création de nombreux prix, sont des exemples qui reflètent l’importance
de ce problème186.
Les nouveaux instruments, comme par exemple la sonde à effet tomographique,
permettent de scruter des volumes de matière de l’ordre de quelques dizaines de nanomètre
cube. δe domaine d’hétérogénéités chimiques étudiable dans le métal ne cesse de s’étendre.
Le chimiste et le métallurgiste examinent ensemble un domaine chaque jour plus bigarré de
« ségrégations ». Ils évoquent tout à tour : (1) la ségrégation majeure (ou secondaire) à
l’échelle macroscopique qui consiste en un enrichissement en éléments d’alliage du cœur de
la zone supérieure des lingots ; (2) la ségrégation mineure (ou primaire) à l’échelle du grain
liée à un gradient de concentration entre le centre du grain et sa périphérie et qui a pour
origine la très faible diffusivité atomique dans la phase solide lors de la solidification ; (3) la
ségrégation atomique dont les interfaces concernées sont de l’ordre de l’atome ou de la
distance interatomique.
δes chimistes savent depuis longtemps que la composition chimique d’une interface peut
être différente de celle du volume des matériaux qu’elle sépare, et que cette situation peut
s’avérer énergétiquement stable dans la durée. δe monde de la technologie n’a pas cette
connaissance pratique, une interface nouvelle entre chimistes et industriels se crée donc dans
le but d’améliorer les propriétés des matériaux. Un chimiste spécialiste de catalyse connait la
notion d’empoisonnement d’une surface et donc celle de « surface active ». Cette notion est
moins admise par les utilisateurs des métaux dans le domaine de la construction mécanique187.
Des communautés apprennent donc à travailler ensemble pour comprendre l’émergence de
nouveaux comportements physico-chimiques et pour faire tenir ensemble des hétérogénéités
nombreuses, tout en considérant les matières comme fondamentalement actives et
modifiables.
Les matières et matériaux sont pensés comme une succession d’ « états » intermédiaires
dans le cadre d’un processus d’interface. Voici à présent qu’entrent en scène la variation de
concentration de l’espèce qui ségrège, l’effet de la taille des grains, la présence simultanée de
plusieurs types d’interfaces dans le métal (surfaces, joints de grain et joints interphases), les

186
CHRISTIEN, F., LE GALL, R., SAINDRENAN, G. Endommagement interfacial des métaux. Ségrégation
interfaciale et conséquences, Technosup, Les filières technologiques des enseignements supérieurs, Ellipses,
Paris, 2002, p. 9.
187
Ibid., Avant-propos.
114
compétitions entre différentes espèces chimiques qui ségrègent (co-ségrégation, compétitions
cinétiques, etc.), la présence d’impuretés, les conséquences des défauts structurels ou
réticulaires (ségrégations associées au recuit des métaux écrouis, de refroidissement continu,
dans les phases hors équilibre, etc.). La figure 37 suivante illustre cette hétérogénéité188 :

Figure 37 : Image par microscopie de l'hétérogénéité et sa représentation simplifiée.

Cette diversité « qui sort » des nouvelles pratiques en chimie des matériaux me rappelle la
phrase de Diderot :

« εais j’arrête mes yeux sur l’amas général des corps ; je vois tout en action et en réaction ; tout
se détruisant sous une forme ; tout se recomposant sous une autre ; des sublimations, des dissolutions,
des combinaisons de toutes les espèces incompatibles avec l’homogénéité de la matière ; d’où je
conclus qu’elle est hétérogène ; qu’il existe une infinité d’éléments divers dans la nature. » 189

Diderot décrivait les transformations visibles à l’échelle humaine à son époque. Son
intuition se retrouve aujourd’hui « matérialisée » à l’échelle nanométrique par les migrations
d’ions et de dislocations qui se propagent à des interfaces très actives. Lorsque nous portons
notre attention sur les opérations et les procédés de fabrication et d’analyse des matériaux, nos
instruments nous renseignent sur des multitudes de changements à une échelle inédite de
description et d’action. Les matières, jadis considérées homogènes et stables, changent. De
nouvelles distributions spatiales de structures et d’éléments apparaissent et disparaissent, bref
de nouvelles caractérisations du corps chimique émergent, sortent de ces interactions sans,
pour autant, être déductibles de la simple connaissance exclusive des parties, de l’entité, ou de
son milieu associé. δes moyens d’articulation dont disposent les chimistes pour expliquer une
transformation n’ont jamais été aussi nombreux à des échelles aussi petites de temps et

188
CHRISTIEN, F., LE GALL, R., SAINDRENAN, G., ibid., pp. 11-12.
189
DIDEROT, Denis. Principes philosophiques sur la matière et le mouvement, rédigés vers 1770, Œuvres
philosophiques, Classiques Garnier, Paris, p. 398.

115
d’espace. Mieux, à cette nouvelle échelle d’exploration et d’action, les caractérisations des
corps chimiques dépendent non plus seulement de leur composition mais aussi et surtout de
leur forme et de leur taille, si bien qu’un raisonnement qui chercherait à élucider les
caractérisations d’un corps chimique à partir de sa composition, bref à partir d’un découpage
en ses parties constitutives, est voué à l’échec, comme je l’ai déjà signalé.
Il est nécessaire, par ailleurs, de bien garder en mémoire que la taille et la forme des corps
chimiques, mais aussi les migrations internes et les ségrégations chimiques dépendent du
milieu associé et du procédé utilisé, c’est-à-dire des opérations chimiques et de l’ordre dans
lequel elles sont effectuées. Par ailleurs les propriétés de ces matériaux composites à
l’hétérogénéité galopante ne sont pas la somme ou la simple moyenne des propriétés des
ingrédients ou des différents types de joints, leurs nouveaux comportements sont
imprédictibles avant toute instanciation sur la base de la seule connaissance des ingrédients.
Comme l’écrit le chimiste André Guinier :

« Les propriétés physiques des solides à phases multiples ne sont pas une « moyenne » des
propriétés des différentes phases : elles dépendent de la texture particulière du solide, de même que
nous avions noté que la taille des grains et leurs orientations pouvaient modifier les propriétés d’un
solide à une seule phase. Cela provient des interactions entre grains contigus et c’est important parce
que les propriétés d’un matériau composite peuvent être supérieures à celles des constituants. »190

A l’adjectif « supérieur », j’ajoute, bien volontiers, celui d’« émergent », et toute la


subtilité du travail des chimistes consiste en la réalisation d’un matériau ou d’une surface
catalytique aux propriétés hautement inédites et particulièrement intéressantes pour
remplir des fonctions bien déterminées (par exemple être à la fois résistant et léger,
conducteur de chaleur et isolant électrique, etc.). Les interfaces sont cruciales car elles
sont le lieu des variations et des différentiations les plus intenses. Comme l’écrit
Dagognet :

« Elles [les nouvelles propriétés] naissent, en somme, à l’interaction ou à la jonction de deux


« formes », ce qui en crée une troisième nettement différente des deux précédentes […] l’interface des
uns et des autres donne un troisième produit qu’il ne faut pas « réduire » ni même comparer aux deux
générateurs. »191

La multiplication des gradients de concentration et des discriminations chimiques à des


échelles toujours plus petites pose le problème de la maîtrise de la multiplication de ces
interfaces et donc la synthèse des corps aux propriétés nouvelles. La maîtrise de ces synthèses

190
GUINIER, André. La structure de la matière. Du ciel bleu à la matière plastique. Hachette, CNRS, Paris,
1980, p. 175.
191
DAGOGNET, François. Rematérialiser, op. cit., pp. 182-183.
116
passent par la négociation entre les propriétés physico-chimiques, la taille, la structure, le
degré d’hétérogénéité du matériau, et … le cahier des charges des clients ! Il faut stabiliser
des synergies, trouver des compromis, se laisser surprendre aussi pour apprendre à composer
avec les matières. Dagognet rajoute :

« δ’élément joint à un autre ou à lui-même suffit pour produire un être nouveau, aux propriétés
inconnues des deux protagonistes. δ’essentiel ? τbtenir que l’ensemble se boucle sur lui et définisse
un système clos, de telle façon que les changements internes puissent alors entraîner des
« reformations » correspondantes et que se mettent en place des synergies. »192

Ce n’est pas tout ! Les chimistes contemporains ont les moyens de redéfinir leur cadre
opératoire en utilisant des méthodes qui rendent compatibles des chimies jadis
incompatibles193.
Le procédé sol-gel d’un verre de silice a été mis au point par le chimiste Jacques-Joseph
Ebelmen en 1845. Ce procédé doit son évolution à l’essor industriel des années cinquante
dans le secteur des rétroviseurs, des revêtements antireflets et des écrans de téléviseurs. A
partir de dérivés de silice qui réagissent avec l’eau et par polymérisation successives, les
chimistes forment des colloïdes (un sol) qui contient le solvant. Un lien chimique se crée entre
ses colloïdes et le solvant est progressivement chassé (passage du sol au gel). Le gel évolue
(étape de « vieillissement ») et est ensuite séché. Un substrat en silice est ainsi formé sur
lequel les chimistes peuvent « greffer » (ou dans lequel ils peuvent ajouter) des composés de
différentes natures chimiques (organique, organométallique, de coordination, biologique). La
figure suivante illustre ce procédé194 :

Figure 38 : Procédé sol-gel.

192
Id., p. 242.
193
LLORED, Jean-Pierre. Epistémologie des pratiques nanochimiques, Conférence proposée au colloque
« Nanotechnologies : des peurs irraisonnées et des attentes réalistes ? », Université Diderot Paris VII, Paris, 4 et
5 juin 2012.
194
CORRIU R. & TRONG ANH N. Chimie moléculaire, sol-gel et nanomatériaux, Les Éditions de l’Ecole
Polytechnique, Paris, 2008, pp. 53 et 63.

117
Ce procédé donne donc accès à des matériaux « hybrides » organiques-inorganiques. Il
permet le passage (la mise en « forme ») d’un « nano-objet » à un « nano-matériau » pour
parler avec les chimistes. Ce passage s’effectue à température ambiante, il est nécessaire de se
rappeler qu’une température supérieure à 400°C entraînerait la destruction des corps
organiques. Les réactions chimiques qui ont lieu à la surface des colloïdes permettent une
grande variété de greffages possibles. Le facteur temps est déterminant en particulier dans
l’étape de vieillissement, les chimistes parlent de « contrôle cinétique » de la synthèse. Ce
facteur explique en partie la diversité des textures possibles (porosité, surface spécifique,
granulométrie). D’autres substrats sont enfin utilisables à la place de la silice comme SnO2
(oxyde d’étain utile comme semi-conducteur) ou TiO2 (l’oxyde de titane utile pour ses
propriétés photovoltaïque). Plusieurs modes de synthèse existent qui donnent accès à une
variété sans fin assignable de combinaison. Les chimistes rendent possible la coexistence de
corps chimiques à l’intérieur d’un même matériau !
Prenons simplement deux exemples pour illustrer la coémergence de nouveaux composés,
de nouvelles pratiques, de nouveaux modèles et de nouveaux champs sémantiques. Tout
d’abord la synthèse dite « one pot » (un seul matériau pour différentes fonctions) illustrée ci-
dessous195 :

Figure 39 : L'hétérogène fonctionnalisé : le multiple dans l'un.

A l’intérieur d’un même substrat, les chimistes greffent des fonctions chimiques
différentes. Dans le cas ci-dessus, une fonction « acide » est greffée sur une particule solide,
une autre « basique » sur un autre. Ces deux types de particules solides ne peuvent interagir
entre elles. La suspension renferme les réactifs et assure la mise en relation avec les

195
CORRIU R. et TRONG ANH N. Chimie moléculaire, sol-gel et nanomatériaux, op. cit., p. 104.
118
catalyseurs supportés. Ce liquide entraîne les réactifs chimiques d’un lieu à l’autre. De
nouvelles synthèses chimiques sont ainsi rendues possibles tout en éliminant les étapes
intermédiaires (augmentation du rendement, diminution des pollutions).
La synthèse de matériaux « interactifs » permet de synthétiser un matériau qui remplit
plusieurs fonctions (repérer un virus et libérer un médicament, détecter des variations
magnétiques et durcir, etc.). La figure 40 ci-après illustre ce type de composé196. Il est
possible de loger des ions de lanthanide dans certains sites et des ions des métaux de
transition plus classiques dans d’autres. Chacun joue un rôle spécifique mais l’entité peut
manifester des propriétés nouvelles en fonction des quantités, de la forme, du procédé, de la
taille, de la porosité, etc. Certaines propriétés globales sont identiques à celles des parties,
d’autres sont inédites et interprétées en termes de « coopérations » entre fonctions différentes
et en termes d’interaction avec le milieu associé. Dans ce dernier cas, les chimistes parlent de
« propriétés émergentes ».

Figure 40 : Couplage interactif de propriétés localisées.

δes spécialistes en science des matériaux savent comment mettre en œuvre et penser la
localisation des propriétés. La situation est différente pour les chimistes molécularistes car ils
travaillaient en solution, ils n’avaient pas recours au concept de localisation fonctionnelle
dans les solides et, encore moins, à celui d’interactivité entre fonctions localisées dans une
matrice. Un croisement des pratiques se produit sous nos yeux et les chimistes se mettent à

196
Ibid., p. 185.

119
penser des structures qui possèdent plusieurs fonctions. Cette nouvelle chimie reste pour
l’essentiel à inventer. De nouvelles questions apparaissent qui sont liées à de nouveaux
procédés, de nouvelles interactions entre domaines différents de l’activité scientifique, de
nouveaux appareils et de nouveaux enjeux économiques et sociétaux. De nouveaux réseaux
sont en voie de constitution, ils relient collectifs, corps chimiques et instrumentations.
Il est parfois affirmé que le terme « nanochimie » est redondant dans la mesure où les
chimistes ont toujours travaillé avec des corps chimiques dont la dimension est précisément le
nanomètre. Ceux qui partagent cette conviction oublient, à mon sens, de tenir compte de
nouvelles questions et des nouveaux enjeux qui occupent les chimistes de nos jours ; bref, ils
oublient d’enquêter sur leurs pratiques et d’envisager ce qui est au cœur des travaux de ces
chimistes. Ce faisant, ils oublient les problèmes que les chimistes ont à résoudre dans certains
contextes en lien avec d’autres collectifs. Comme l’écrit Isabelle Stengers, ils oublient :

« [L]’extraordinaire processus de bricolage et de négociation qui préside aussi bien au choix des
problèmes (faisabilité, en fonction des ressources financières existantes ou possibles, des instruments
disponibles, des alliances existantes ou à créer, etc.) qu’au travail proprement dit (modifications de
sujet de recherche, de l’appareil d’interprétation »197.

δe problème de l’émergence est étroitement associé à la prolifération des matières


hybrides inédites aux propriétés qualitativement nouvelles et dépendantes des procédés, des
instrumentations, de l’entité en tant que telle, de ses parties et des milieux qui lui sont
associés. Ce problème est aussi associé aux collectifs de chercheurs et aux enjeux auxquels ils
ont à répondre. Je voudrais terminer cet essai d’épistémologie expérimentale en utilisant la
figure suivante198 :

Figure 41 : La richesse et la diversité de la chimie contemporaine.

197
STENGERS, Isabelle. L’invention des sciences modernes, Flammarion, Paris, 1995, p. 120.
198
CORRIU R. et TRONG ANH N. Chimie moléculaire, sol-gel et nanomatériaux, op. cit., p. 190.
120
La chimie de synthèse élabore, purifie et quantifie des espaceurs199 greffés en surface à
l’intérieur des pores (les sites actifs). Des espaceurs « doués » (terme usité par les chimistes)
de propriétés optiques sont même envisageables. La fonctionnalisation des pores est un « art
des circonstances » où il s’agit de greffer des corps qui agiront spécifiquement et
sélectivement. δa chimie à l’intérieur des pores n’en reste pas moins riche et ouverte. Cet
intérieur contient une solution homogène composée de solvant et de quelques produits
dissous. δe chimiste peut y introduire tous les corps qu’il souhaite en jouant sur des
interactions diverses (interactions de van der Waals, hydrophobie, liaisons de type hydrogène,
liaisons covalentes, etc.). δa plupart du temps, il s’agit d’interactions de faible intensité qui
sont mises en œuvre en chimie supramoléculaire pour former des entités qui résultent d’un
assemblage de métaux avec des composés organiques et inorganiques. La taille nanométrique
des pores est par ailleurs susceptible de provoquer un effet de confinement qui facilite des
transformations. δ’introduction d’entités fonctionnelles dans la matrice de silice (SiO2) et la
diversité des supports des matrices possibles (TiO2, In2O3, etc.) est un enjeu pour élaborer
des matériaux polyfonctionnels. δes chimistes doivent se préoccuper de l’ensemble des
interactions possibles car elles relèvent toutes d’interactions nanométriques. Comme je l’ai
fait remarquer précédemment à propos des effets catalytiques des particules d’or, la taille
modifie fondamentalement les actions des corps et donc l’intensité et les effets des
interactions qu’ils exercent entre eux. En bref, les chimistes peuvent agir au niveau des pores,
au sein de la matrice, ou au niveau de la texture globale du matériau. Ils peuvent donc agir à
toutes les échelles actuellement disponibles.
Il faut en outre garder en mémoire que le nano-matériau évolue dans le temps et que cette
« matière » est dynamique. Il est nécessaire de suivre le procédé dans le temps car les
propriétés changent. J’ai déjà évoqué la diffusion au niveau des joints et des interfaces, le rôle
des ségrégations. δ’instrumentation permet aux chimistes d’étudier ce qu’ils appellent
« l’auto-assemblage » de la matière. Prenons deux brefs exemples pour comprendre ce qui est
en jeu dans ces études afin d’affuter notre approche de l’émergence.
J’ai exposé le principe du procédé sol-gel en insistant sur les étapes de polymérisation, de
formation de colloïdes, du passage du sol au gel, du vieillissement et du séchage. La figure
suivante complète cette description en introduisant la notion d’auto-assemblage :

199
Molécules dont la longueur permet d’espacer certains groupements chimiques entre eux.
121
Figure 42 : Auto-assemblage et instrumentation200.

Les monomères de silice (enchaînement du motif ‘Si-O-Si’) se structurent à l’échelle


nanométrique, ils forment des oligomères puis des polymères d’abord séparés les uns des
autres puis reliés entre eux (les chimistes parlent de réticulation). Cette auto-assemblage a lieu
progressivement à l’échelle nanométrique et est suivi par diffraction des rayons X. δors du
vieillissement une autre organisation apparaît entre colloïdes à l’échelle micrométrique et est
suivie, entre autres, par mesure de biréfringence. Ces auto-assemblages sont liés à l’histoire
du composé, à ce qu’il contient, et au milieu associé. Ils sont un des éléments clés à articuler
avec les autres informations pour comprendre l’émergence d’une caractérisation
qualitativement inédite à une échelle donnée à un moment donné de l’histoire d’un corps. Ce
n’est pas tout car l’enquête peut parfois être très délicate comme le montre l’exemple suivant
(figure 43) :

Figure 43 : Les pratiques d'articulation et l'auto-assemblage201.

200
CORRIU R. et TRONG ANH N. Chimie moléculaire, sol-gel et nanomatériaux, op. cit., p. 139.

122
Le composé final est obtenu par deux voies de synthèse différentes. Selon la « voie »202 A,
le cuivre est inséré dans une molécule cyclique appelée cyclame silylé (molécule située en
haut à gauche de la figure 44 et qui contient quatre atomes d’azote à l’intérieur du cycle) et la
silice est ensuite polycondensée203. Selon la voie B, la complexation du cuivre fait suite à la
polycondensation du cyclame. Les matériaux issus des voies A et B, qui ont la même
composition, ont des caractéristiques très différentes selon le milieu associé ou
l’instrumentation utilisée. Le spectre RPE204 (résonance paramagnétique électronique) du
composé issu de la voie A (que je nommerai composé A par mesure de simplicité) est
conforme à ce que les chimistes attendent dans le cadre de ce type de recherche. Le spectre
RPE du composé « B » présente, comme ils disent, « un comportement très différent ». Le
composé B présente en effet un signal supplémentaire qui émerge du spectre. Ce signal est
ensuite comparé à celui d’un autre composé « C » de structure connue par le biais d’autres
études dont les résultats sont mutuellement cohérents (étape de stabilisation). La similitude
des spectres RPE des composés B et C offre la possibilité aux chimistes d’inférer que ces
composés ont une structure semblable. Le second signal est caractéristique, pour ce type de
matériau, d’une interaction entre les électrons de deux atomes de cuivre maintenus proches
dans l’espace par des groupements rigides (que les chimistes appellent tétraazamacrocycles)
comme c’est le cas pour le composé C.
Je vous propose de suivre pas à pas le raisonnement des chimistes. Dans la voie A, le
cyclame contient le cuivre avant d’être polycondensé, il est donc plus rigide que le cyclame

201
CORRIU R. et TRONG ANH N. Chimie moléculaire, sol-gel et nanomatériaux, op. cit., p. 155.
202
Ce vocabulaire n’est pas anodin, la « voie » insiste sur la notion de chemin et de sens à suivre. Ce parcours
n’est pas éliminable en chimie. Il est impossible de raisonner sur le produit fini en faisant abstraction de son
processus d’individuation.
203
Les chimistes appellent « polycondensation » le collectif de transformations interdépendantes et de corps
hétérogènes suivants (CORRIU R. et TRONG ANH N. Chimie moléculaire, sol-gel et nanomatériaux, op. cit., p.
56) :
≡Si-OR + H2τ → ≡Si-OH + ROH (Hydrolyse)
≡Si-τH + ≡Si-τH → ≡Si-O-Si≡ + H2O (Homocondensation)
≡Si-τH + ≡Si-τR → ≡Si-O-Si≡ + RτH (Hétérocondensation)
204
δe principe de la RPE est semblable à celui de la Rεσ exposé lors de l’étude de s-dichlorotétrazine. Cette
technique s’intéresse non pas aux noyaux mais aux électrons et à leurs propriétés magnétiques qui sont liées à
leur environnement local. Un champ magnétique extérieur agit sur les électrons non appariés, un deuxième
champ magnétique (champ hyperfréquence ou micro-onde) permet des transitions entre niveaux d’énergie qui
sont caractéristiques du contexte électronique local ; bref l’entité, ses parties, le milieu associé sont nécessaires
simultanément pour caractériser ce type d’électron. Cette articulation donne accès à la structure du corps
chimique étudié. Pour de plus amples développements, je suggère de se référer à l’ouvrage : BRUSTOLON, M
& GIAMELLO, E. Electron Paramagnetic Resonance: A Practitioner’s Toolkit, Wiley-Blackwell, 2009, en
particulier aux chapitres 1, 3, 4 et 10.

123
« libre » qui sera polycondensé en suivant la voie B. Le cyclame libre, moins rigide, est donc
susceptible d’adopter différentes positions que les chimistes appellent conformations. Il n’est
pas surprenant que l’auto-organisation de ces deux entités ne soit pas identique dans la mesure
où les interactions entre les cyclames non complexés (absence de cuivre) et des cyclames
complexés par des ions du cuivre seront dissemblables. La similitude des spectres RPE de la
molécule C et du complexe obtenu par la voie B illustre bien cela. Dans la molécule C les
deux atomes de cuivre sont complexés par les unités cyclames et se trouvent à une distance
bien déterminée l’un par rapport à l’autre. Comme l’écrivent Robert Corriou et σguyên Trong
Anh : « Par voie de conséquence cette similitude de comportement suggère la présence d’une
organisation des entités chélatantes [les cyclames] dans le matériau obtenu par la voie B »205.
Cette analogie permet de produire une hypothèse d’organisation qui va être testée par d’autres
expérimentations.
δa fixation d’une molécule de dioxygène entre les deux atomes de cuivre complexés par
les cyclames devrait être rendue possible car elle a lieu pour des composés de type C.
δ’expérience se révèle positive pour le composé B et sera validée par des études
spectroscopiques XANES et EXAFS206. δa méthode XAσES permet d’établir en outre la
réduction du cuivre Cu2+ en ion Cu+ qui est parfaitement cohérent avec la fixation du
dioxygène. D’autres réactions prévisibles d’incorporation d’ions des lanthanides comme l’ion
europium (III), Eu3+, sont aussi confirmées.
Que retenir de cette enquête chimique du point de vue de mon travail épistémologique ?
Que le procédé et les recoupements techniques sont nombreux et complexes. Les chimistes
étudient l’auto-organisation en maillant un réseau de corps chimiques, de relations entre eux
et de techniques instrumentales. Un même composé évolue et selon les conditions (milieu
associé, procédé), les caractérisations qui émergent peuvent changer. Il est donc nécessaire de
prendre en compte les temporalités en jeu. Pour ce faire, les chimistes doivent stabiliser des
résultats connus à l’intérieur de familles de composés en reliant plusieurs types de savoirs et
savoir-faire.

205
CORRIU R. et TRONG ANH N. Chimie moléculaire, sol-gel et nanomatériaux, op. cit., pp. 155-156. Se
référer également à la publication d’origine : DUBOIS G., REYE C., CORRIU R., BRANDES S., DENAT F.,
GUILARD R. « Coordination Chemistry in the Solid: Study of the Incorporation of CuII into Cyclam-
Containing Hybrid Materials », Angewandte Chemie International Edition, volume 40, issue 6, 2001, pp. 1087-
1090.
206
La méthode XANES, « X-ray Absorption Near Edge Structure », soit en français « spectroscopie de structure
près du front d'absorption de rayons X », mesure l’énergie nécessaire à l’arrachement d’un électron sur un atome
lié choisi. La technique EXAFS, je le rappelle, permet de détecter à quelle distance sont situés les éléments
voisins de l’atome étudié. Cette méthode permet d’obtenir une représentation au moins partielle de l’organisation
dans un système amorphe.
124
δa composition, la taille, la structure, la forme et maintenant l’auto-assemblage et donc les
temporalités dans lesquelles il s’inscrit, doivent être articulés pour penser, à la fois,
l’individuation d’un nouveau corps chimique et l’instanciation de caractérisations
qualitativement inédites. Ces caractérisations nécessitent par ailleurs d’envisager l’entité, les
parties et le milieu associé pour établir des raisonnements adéquats comme celui qui vient
d’être proposé à propos des complexes cuivrés des cyclames. Des raisonnements
synchroniques (il faut relier tous les corps en présence, les champs électromagnétiques et les
photons à un moment donné) et diachroniques (il faut étudier le vieillissement du corps au
cours du temps en fonction du contexte) sont en jeu et doivent être mis en relation afin
d’élaborer une explication chimique globalement cohérente du phénomène étudié et de
proposer une prédiction à propos d’un phénomène semblable qui pourrait advenir.
Processus, historicité, temporalités, matières, tailles et formes sont enchevêtrés dans les
raisonnements et les savoir-faire des chimistes contemporains. Les degrés d’interdépendance
et de stabilisation mutuelle de ces éléments sont liés aux échelles de temps et d’espace que les
instrumentations actuelles permettent d’explorer. Jamais le processus d’individuation des
corps chimiques n’a pu être suivi d’aussi près et avec autant de précision. Jamais notre
domaine d’action n’a été aussi localisé, nos interactions aussi sélectives. Jamais, enfin, nous
n’avons été en mesure de penser, à ce point et en même temps, la forme, la composition, la
taille, les temporalités et la structure en lien avec nos « savoir-agir » ; jamais donc, pour finir,
la question de l’émergence comme problème d’articulation n’a eu à faire tenir ensemble
autant de facteurs à la fois.
Nous sommes parvenus au point où les nouvelles pratiques conduisent les chimistes à
repenser les liens entre les grandeurs et concepts que je viens d’évoquer. Ces évolutions
mettent les épistémologues en demeure d’étudier non seulement ce que font les chimistes
mais aussi leurs manières de faire. Assistons-nous, sans en avoir vraiment pris toute la
mesure, à une redéfinition du lien entre la matière et la forme, hylé et morphè ? La matière
peut-elle être considérée comme un simple support sans forme propre à l’échelle où nous
réinventons nos modes d’action, à savoir le nanomètre ; échelle à laquelle les interactions sont
totalement modifiées par rapport aux cadres d’exploration habituels, et où la détermination
d’une forme dépend aussi bien d’un procédé que de la composition du corps, de la taille, de
temporalités diverses et, parfois, de phénomènes d’auto-assemblage ?
Je vous propose une pause historique afin de prendre la mesure des bouleversements en
jeu et de mieux cerner comment, il devient possible justement, de penser un concept
d’émergence avec la chimie.
125
2.2.4 L’émergence comme problème et reconfigurations

Je vais tenter des rapprochements historiques qui pourront peut-être surprendre mais qui
peuvent nous guider vers une compréhension de l’émergence en tant que problème à
résoudre. Souvenons-nous, à titre d’exemple, du pressentiment du chimiste, médecin et
pharmacien, Alexandre Edouard Baudrimont quant à l’influence des contraintes physiques sur
les formes cristallines. Fermement opposé à la théorie dualiste de Berzélius, il propose, dès
1833, un classement des molécules selon un « type numérique » et un « type mécanique ».
Dans son Traité de chimie générale et expérimentale (1844-1846), il reprend ces notions en
les reliant à un ensemble d’expériences et à la mise au point de nombreux procédés.
δe type numérique d’une molécule est déterminé par sa formule chimique, « un nombre
déterminé de corpuscules prêt à prendre tous les arrangements possibles selon les conditions
d’équilibre qu’on lui présentera »207. Bref, le changement de ces conditions peut provoquer,
selon lui, une redistribution des atomes dans la molécule.
Le type mécanique est exprimé par la forme cristalline associée à un collectif de
molécules semblables et, dans l’esprit de Baudrimont en accord sur ce point avec les
connaissances de son époque, à une molécule individuelle. Baudrimont reprend même
l’expression de « forme de la molécule cristallographique » que l’abbé Haüy utilisait dans son
livre La théorie de la structure des cristaux en 1792. Selon lui, une fois que « les conditions
d’équilibre sont déterminées, il en résultera un arrangement également déterminé »208. En
d’autres termes, des circonstances de travail différentes peuvent induire une polymorphie
cristalline. Il consacre à ce propos tout un chapitre intitulé De l’influence des circonstances
sur l’action chimique dans lequel il décrit, avec minutie, l’influence de la composition, celle
de l’étendue des surfaces sur la durée et la nature de l’action chimique, ainsi que le rôle de la
lumière, de la capillarité et de nombreux autres facteurs.209 Ce n’est pas tout ! Comme l’ont
fait remarquer Alain Dumon et Robert Ruft, Baudrimont va jusqu’à relier la notion de
réactivité chimique à celle d’environnement local210. Il suppose qu’à l’intérieur d’une
molécule, des atomes de même nature peuvent occuper des positions « symétriques » ou

207
BAUDRIMONT, Alexandre Edouard. Traité de chimie générale et expérimentale, tome 1, Paul Renouard,
Paris, 18ζζ, p. β7θ. J’ai travaillé avec une copie numérique disponible sur le site Gallica de la Bibliothèque
Nationale de France.
208
BAUDRIMONT, Alexandre Edouard, Ibid., p. 276.
209
J’ai maintes fois évoqué le rôle des circonstances dans les travaux des chimistes, ce passage du livre de
Baudrimont illustre avec force ce que l’expression d’Isabelle Stengers « la chimie est un art des circonstances »
signifie et montre, en l’occurrence toute l’importance du milieu sur l’individuation d’un corps inédit.
BAUDRIMONT, Alexandre Edouard. Traité de chimie générale et expérimentale, tome 1, op. cit., pp. 171-200.
210
DUMON, Alain & LUFT, Robert. Naissance de la chimie structurale, EDP Sciences, Paris, 2008, chapitre 2.
126
« non-symétriques ». Ce faisant, il s’intéresse à ce que les chimistes actuels appellent les
« sites à réactivité identique ou différente ». Il écrit :

« Dans une molécule composée, les élémens de même nature peuvent ne pas occuper des positions
symétriques. Si on cherche à les remplacer par d’autres élémens isodynamiques211, ceux qui occupent
des positions identiques abandonneront la molécule dans les mêmes circonstances. Ceux qui occupent
des positions différentes ne seront déplacés que dans des conditions différentes. Cette observation, si
simple et si naturelle, a rencontré de nombreuses applications dans les réactions du chlore sur les
composés organiques. »212

Ces associations paraîtraient finalement évidentes aux étudiants chimistes contemporains


tant ils ont été habitués à relier structure et réactivité chimiques dès le début de leur scolarité.
Elles ne l’étaient pas du tout à l’époque comme le faisait remarquer Baudrimont :

« δes études chimiques ont d’abord fixé l’attention sur la nature des parties constituantes, puis sur
leur poids, puis sur leur nombre et leur arrangement. Les deux premières conditions laissent peu de
choses à désirer ; mais il n’en est point de même des deux dernières : presque tout est encore à
faire. »213

Le travail de Baudrimont est remarquable à une époque où certaines notions que nous
jugeons fondamentales comme celles d’atomes, de molécules et de substances chimiques,
étaient en jeu dans les débats et recouvraient des significations multiples et divergentes. Ces
notions seront éclaircies et unifiées seulement à partir du congrès de Karlsruhe en 1860, c’est-
à-dire postérieurement aux travaux de Baudrimont évoqués dans ce paragraphe. Malgré
l’accord trouvé à Karlsruhe et les recommandations faites aux chimistes, l’intégration des
nouvelles définitions et du système de poids atomiques de Gerhardt et Cannizzaro sera
progressive et rencontrera des résistances. Il faut également bien garder en mémoire que
l’approche atomique des molécules n’était pas dominante et qu’elle n’était seulement qu’une
approche possible parmi d’autres (dualisme électrochimique de Berzélius et modèles
apparentés ; chimie des équivalents et approches différentes basées sur les équivalents), dont
l’importance variait de surcroît selon les pays.

211
Selon Baudrimont : « δ’ordre et le type des molécules se trouvant déterminés par le nombre et l’arrangement
de leurs parties constituantes, on comprendra facilement que des corps de natures différentes puissent jouer des
rôles semblables dans la construction de ces espèces mécaniques. C’est à ces corps jouissant d’une même
puissance que je donne le nom de corps isodynamiques (I) : le fer et le calcium sont isodynamiques, parce
qu’étant combinés à l’état des carbonates, ils sont susceptibles de cristalliser dans les mêmes systèmes, soit le
rhomboédrique, soit le prismatique droit à bases rhomboïdales. », Traité de chimie générale et expérimentale,
op.cit, p.53-ηζ. δ’auteur souligne certains mots en les écrivant en italique.
212
Cité par Dumont Alain et Luft Robert, Naissance de la chimie structurale, op. cit., p. 46.
213
BAUDRIMONT, Alexandre Edouard. Traité de chimie générale et expérimentale, tome 1, op. cit., p. 14.

127
Il s’agissait aussi, à cette époque, de relier les notions de composition et d’arrangements
internes des corps chimiques pour expliquer, dans l’ordre chronologique où les problèmes se
sont posés, tout d’abord les différences observées de propriétés des corps chimiques et,
ensuite, l’existence de composés « isomères », dès lors que la notion d’isomérie avait gagné
suffisamment de pertinence et de consistance expérimentale pour interpeller des chimistes.
Comme l’écrit le chimiste εichel Eugène Chevreul en 18βγ :

« ... il y a des substances qui donnent à l’analyse les mêmes élémens unis dans la même
proportion, et qui sont loin d’avoir les mêmes propriétés : il faut donc, pour concevoir la cause des
différences que ces substances présentent, recourir à des arrangements divers, soit dans leurs atomes
élémentaires, soit dans leurs atomes composés ou particules. »214

Cette articulation était un enjeu important des travaux comme peut en témoigner la
diversité de certains systèmes d’écriture des formules chimiques utilisés à cette époque,
comme par exemple les formules proposées par Antoine Marc Augustin Gaudin en 1832 à
l’Académie des sciences et, plus tard, celles proposées par Archibald Scott Couper en 1858. Il
s’agit d’élucider des rapports entre les parties qui constituent le corps chimique, sachant que
la traduction de ces rapports par l’intermédiaire d’une formule chimique a été le résultat d’une
évolution dans les travaux des chimistes, et non la simple mise en œuvre d’un objectif
clairement exprimé dès le départ. Dès 1833, Baudrimont écrit :

« δes formules chimiques n’expriment pas toujours la somme215 des atomes qui entrent dans la
composition d’une molécule intégrante 216, mais simplement le rapport qui existe entre eux. »217

Il ne faut pas oublier également que durant la période pendant laquelle Baudrimont écrit
son traité, Eilhard Mitscherlich remarque en 1844 que deux substances, le tartrate et le

214
CHEVREUL, Michel Eugène. Recherches chimiques sur les corps gras d’origine animale, Éditions du
Centenaire, Imprimerie Nationale, Levrault, Paris, 1889, p. 2 (réimpression de l’édition de 18βγ). Citation issue
du livre de DUMON, Alain & LUFT, Robert. Naissance de la chimie structurale, op. cit., p. 35.
215
δ’italique marque ici mon insistance par rapport à la question de l’émergence qui guide ce recours à des
considérations historiques. δe tout n’est pas une somme des parties qui serait condensée, voire capturée, sous la
forme d’une écriture chimique, mais bel et bien l’occasion d’une réflexion sur des rapports dont la nature peut
varier en fonction des contextes, des procédés, et des modèles utilisés.
216
La molécule « intégrante » est le plus petit solide que l’on puisse extraire du minéral sans en altérer la nature.
δ’abbé Haüy postule que : « la molécule intégrante est l’élément primordial de l’édifice cristallin ; sa figuration
seule est caractéristique d’une substance définie ». Cité par DUετσ, Alain & δUFT, Robert. Naissance de la
chimie structurale, op. cit., pp. 102-103.
217
BAUDRIMONT, Alexandre Edouard. Introduction à l’étude de la chimie par la théorie atomique, Louis
Colas, Editeur du Journal de Pharmacie, Paris, 1833, p. 31. J’ai travaillé avec une copie numérique disponible
sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France.

128
paratartrate de soude et d’ammoniaque, qui ont la même composition chimique, la même
forme cristalline avec les mêmes angles, le même poids spécifique et la même double
réfraction, font tourner différemment le plan d’une lumière polarisée ! δ’arrangement et les
distances d’une part, le nombre et la nature des constituants d’autre part, sont donc
insuffisants pour penser ce type de propriétés nouvelles. δe défi d’articulation sera relevé par
δouis Pasteur à l’aide, entre autres, du concept de dissymétrie moléculaire.
Il ne faut pas oublier en outre que les méthodes chimiques d’analyse étaient en pleine
évolution et que la chimie organique était en voie de constitution à la croisée des chemins
entre pharmacie et chimie. C’est dans ce contexte dense, duquel je ne peux malheureusement
offrir qu’une image limitée et très incomplète, que l’association entre la composition, la
forme, le poids atomique, et l’arrangement interne aux corps chimiques était en train d’être
élaborée. Un problème lié à des propriétés inédites de corps de même composition et dont les
proportions sont semblables se pose μ l’émergence de ces corps pousse donc à une
reconfiguration du savoir des chimistes en vue d’expliquer la nouveauté et les différences
observées. A cette période, le réseau cohérent d’explications qui reliait composition et
proportion est devenu incapable d’expliquer certaines différences qui posaient problème. Les
chimistes ont donc dû inventer une nouvelle cohérence en associant l’arrangement des atomes
aux notions classiques de la chimie.
Baudrimont illustre un aspect de cette recherche en la reliant à une théorie des « types »
pour laquelle la notion de substitution d’un atome, en l’occurrence l’hydrogène, par des
groupements d’atomes, est centrale pour expliquer et écrire les combinaisons chimiques. Dans
ce contexte, il propose et articule un ensemble de considérations liées, entre autres, aux poids
atomiques, aux types échangés, aux formes géométriques, à des éléments de symétrie, à des
procédés. Il aboutit à une classification qui lui permet de rationaliser, bref, de faire « tenir
ensemble » les savoirs et savoir-faire hétérogènes de son époque. δ’extrait de son Traité de
chimie générale et expérimentale qui suit est éclairant, il illustre l’élaboration d’une
classification permettant d’expliquer et de prédire les transformations chimiques :

129
Figure 44 : Formes, composition, nombre, arrangements et rapports : cohérence d’une consistance218.

Baudrimont relie les parties au tout en recherchant une théorie « unitaire » qui s’oppose à
la théorie électro-chimique dualiste de Berzélius qui ne permettait pas d’expliquer la
formation de certaines molécules dans le domaine de la chimie organique, en l’occurrence
celle de l’éthane (C2H6). Berzélius envisage la molécule comme un assemblage de deux
parties électriquement antagonistes, alors que Baudrimont considère la molécule comme un
tout, un objet à considérer dans sa globalité, en gardant en vue le procédé qui a permis de
l’obtenir. A la somme des parties proposée par Berzélius est opposée une étude partant d’un
tout individué et résultant d’une certaine pratique de laboratoire, bref ayant une histoire. Au
raisonnement analytique de l’un vient se substituer le raisonnement synthétique de l’autre :
l’opposition de ces deux visions, que nous retrouverons lorsque les études chimiques
quantiques seront étudiées, est une « vieille histoire » en chimie qui se pose à chaque fois que
la consistance des explications chimiques est en jeu. Comme l’écrit, à la même époque, le
chimiste Charles Frédéric Gerhardt :

218
BAUDRIMONT, Alexandre Edouard. Traité de chimie générale et expérimentale, tome 1, op. cit., p. 14.
130
« δa méthode unitaire [est] l’ensemble des principes que j’applique à l’étude de la chimie, et qui
sont basés sur le choix d’une unité de molécule et d’une unité de réaction pour la comparaison des
formules chimiques des corps. »219

Cet individu moléculaire est une référence, elle-même relative à d’autres corps chimiques
et aux pratiques utilisées. Cette référence permet d’établir un réseau de relations qui relie tous
les corps chimiques entre eux en utilisant la notion de transfert par substitution d’un
groupement d’atomes (un type) par un autre lors d’une réaction chimique. Ce réseau de
relations devient alors un guide pour la production de nouvelles synthèses et un outil tant de
rationalisation que de classification.
δ’opposition entre Berzélius et les partisans de la théorie unitaire n’est pas sans rappeler,
partiellement tout au plus et en étant conscient des différences de contextes, celle qui a existé
entre Gabriel François Venel se faisant l’avocat, dans l’Encyclopédie de Diderot et
d’Alembert, du « mixte » chimique et tous ceux qui voulaient réduire les corps à un simple
agrégat mécanique de parties préconstituées. Malgré le recours aux atomes, Baudrimont tisse
un lien entre les formes, la composition, les arrangements, et divers rapports qu’il situe dans
le cadre d’une pratique et d’un mode d’expérimentation particulier. Il prend le point de vue
d’une molécule envisagée comme point de départ pour penser les rapports des parties entre
elles.
Cette opposition n’est pas sans rappeler également celle entre Pauling et Mulliken aux
premières heures de la chimie quantique comme je le montrerai dans cette thèse. Pauling
pense la molécule à partir de ses parties isolées les unes des autres alors que Mulliken pense
les parties à partir d’une entité moléculaire constituée.
Cette opposition n’est pas sans rappeler enfin, celle, vive, qui, de nos jours, perdure entre
Eric Drexler d’une part, et George Whiteside et Richard Smalley d’autre part, dans le
domaine des nanotechnologies auquel je reviens à présent. Drexler réduit une molécule à un
assemblage fait sur mesure, atome par atome, par des « machines » moléculaires qui sont des
dispositifs chimiques qui assurent une fonction précise le long d’une « chaîne d’assemblage ».
Ce faisant, il utilise l’image d’une usine pour figurer son propos. Aux ouvriers spécialisés
succèdent des agents chimiques spécialisés qui sont décrits comme des « assembleurs

219
Cité par DUMON, Alain & LUFT, Robert. Naissance de la chimie structurale, op. cit., p. 48.

131
moléculaires »220. A cette vision mécanique qui pense une entité moléculaire à partir de ses
parties isolées les unes des autres est opposée une vision « dynamique » de la synthèse des
nano-composés proposée par Whitesides et Smalley sur la base de la chimie supramoléculaire
et d’une approche biomimétique221.
Le rapprochement est ici plus délicat. Ces chercheurs utilisent l’hétérogénéité des corps
chimiques et la diversité des circonstances et de types de relations chimiques pour assembler
des composés hybrides. δeur mot d’ordre est le « couplage interactif » entre corps chimiques,
dans un milieu donné et dans le cadre d’un procédé particulier, en vue de fabriquer une
structure moléculaire choisie dès le départ. Ils doivent tenir compte, à un moment donné du
processus d’auto-assemblage, d’une propriété moléculaire pour penser les agencements entre
parties, bref, du tout pour envisager ses parties. Ce faisant, le raisonnement n’est pas
simplement mécaniste ou holistique dans la mesure où ils doivent penser, ensemble, les
parties et le tout dans le cadre d’un procès d’individuation. Ces chimistes dénoncent les
problèmes posés par les « assembleurs universels » de Drexler en faisant référence à la
réactivité des atomes et aux distances entre eux et les instruments222. J’ai déjà signalé à quel
point la taille des nano-composés était en jeu et à quel point elle devait être prise en compte
en utilisant des interfaces, des procédés miniaturisés, et bien d’autres paramètres.
Dans tous ces cas, nous retrouvons des formes différentes d’une opposition entre une
approche de type réductionniste pour laquelle un tout est un assemblage de parties
préconstituées, et une vision « unitaire » qui envisage une unité moléculaire, des procédés et
une unité de réaction pour penser l’émergence de propriétés et d’individus nouveaux à partir
d’une entité globale. δ’opposition peut être tranchée ou plus nuancée lorsqu’elle tente
d’articuler à l’intérieur d’un même raisonnement, une approche réductionniste aux contours
délimités, une approche holistique aux domaines d’application clairement identifiés, et la
coexistence évolutive du tout et des parties dans un processus d’assemblage, en fonction des

220
DREXLER, Eric. « Molecular engineering: An approach to the development of general capabilities for
molecular manipulation », Proceedings of the National Academy of Sciences, 78, n°9, 1981, pp. 5275-5278.
DREXLER, ERIC. Nanosystems, Molecular Machinery, manufacturing and computation, John Wiley & Sons,
New York, 1992.
221
BENSAUDE-VINCENT Bernadette. « Two Cultures of Nanotechnology », in Nanotechnology Challenges.
Implications for Philosophy, Ethics and Society, SCHUMMER, Joachim & BAIRD, Davis (Eds.), World
Scientific, 2006, pp. 7-28. BUENO Octávio. « The Drexler-Smalley debate on nanotechnology:
Incommensurability at work? », in Nanotechnology Challenges. Implications for Philosophy, Ethics and Society,
SCHUMMER, Joachim & BAIRD, Davis (Eds.), World Scientific, 2006, pp. 29-48.
222
Problèmes qui sont respectivement qualifiés des « gros doigts » (« fat fingers ») et des « doigts collants »
(« sticky fingers »). Le premier marque la nécessaire interaction entre un atome et un collectif étant donnée la
distance d’action envisagée, le second les interactions entre atomes qui rendent difficile une approche où les
atomes sont considérés comme isolés les uns des autres. Dans ce cas, ils restent « collés » les uns aux autres et
empêchent ainsi la poursuite de la synthèse « atome par atome ».
132
voies de synthèse et des temporalités explorées. Les deux raisonnements peuvent ainsi être
localement intégrés dans un suivi plus vaste d’assemblages chimiques sans pour autant perdre
leur pertinence !
Au-delà des différences conceptuelles, instrumentales, sémantiques et théoriques entre
certains chimistes du XIXème siècle cherchant à élucider la combinaison chimique à l’aide
d’un modèle de « type » chimique et les chimistes contemporains, voire au-delà même des
différences entre les chimistes appartenant à une époque donnée, il est possible de faire des
rapprochements méthodologiques entre des pratiques d’articulation et des façons de penser. Il
est possible d’étudier comment des dichotomies apparemment de même nature sont
renouvelées au cours du temps en identifiant ce dont les chimistes ont affaire à un moment
donné dans un contexte particulier.
Les notions de dénombrement et de positions des atomes sont clairement exprimées par
Baudrimont en lien avec les conditions dans lesquelles les transformations chimiques sont
effectuées. Le nombre des atomes est également relié à la notion de symétrie associée à leur
répartition. Le modèle sous-jacent est une modèle « d’équilibre », ce qui suppose une
dépendance de l’arrangement des atomes aux circonstances. Qu’est-ce qui change de nos
jours ? Certes, les façons de faire de la chimie, les instruments, les procédés, les
représentations, le langage, les théories et les modèles ont changé. Le laboratoire de Gerhardt
et Baudrimont est très différent de celui de Smalley et Whitesides. Les premiers ne
connaissaient pas la particule que nous appelons « électron » et, encore moins, notre concept
de « liaison chimique » alors que les chimistes utilisent de nos jours des modèles qui
dépendent de « densités électroniques ».
Pour pourtant, ces quatre chimistes cherchent à élucider l’émergence de nouvelles
caractérisations et de nouveaux corps par un inlassable travail d’articulation et de
recoupement des connaissances et savoir-faire liés au tout, à ses parties, aux procédés et aux
milieux associés. Un certain sens du détail technique transparaît dans leurs traités, livres,
publications, et présentations. Il est question d’expliquer le cheminement d’une synthèse, les
conditions opératoires, bref, les circonstances. Il faut aussi rattacher cette nouveauté chimique
à un corpus de connaissances afin de rationaliser un comportement chimique dans le cadre
d’une famille de composés ou par rapport à un contexte expérimental. Il faut classer les
composés dont le nombre ne cesse d’augmenter. Il faut pouvoir également représenter ces
formes, ces structures, ces corps par des figures, formules, signatures sur des spectres, clichés
de rayons X, ou autres photographies numériques. Ces quatre chimistes ont pour but de faire
tenir ensemble des éléments matériels et cognitifs très hétérogènes. La modalité de cette
133
consistance change avec l’instrumentation, le langage, les procédés et les théories, mais la
pratique d’articulation demeure ainsi que certains cadres de représentations que j’évoquerai à
la fin de cette présente partie de la thèse, et qui conduisent les chimistes à considérer les
matières comme actives, dynamiques, dotées de pouvoirs causaux.
Il est bon, me semble-t-il, de bien prendre la mesure d’un changement majeur pour penser
une mise en relation d’un concept d’émergence avec la chimie. Les procédés hors équilibre
n’ont rien en commun avec les fluides utilisés dans un état physique bien caractérisé (solide,
liquide, gaz). Voilà que sont utilisés des fluides à l’état supercritique ou, comme je le
montrerai dans le prochain paragraphe, des fluides métastables dits « complexes ». Voilà
aussi que les chimistes traquent, copient et construisent des auto-assemblages. C’est une
chose de penser l’émergence de nouveaux composés quand les comportements ne diffèrent
pas pour un procédé utilisant des corps dans un état physique stable donné ; c’en est une autre,
très différente, de proposer la même explication à partir du moment où tout change, les
solvants métastables, la taille des réacteurs miniaturisés, la réactivité selon la taille des corps,
la coexistence de corps chimiques jadis incompatibles dans un même corps inédit, etc. Les
références, les invariants ; bref, le cadre d’action et de représentation change entièrement. Le
métastable remplace le stable, la dépendance à l’échelle de taille remplace « l’universel des
lois » jadis si prisé par les philosophes, l’hétérogène remplace l’homogène, le dynamique
remplace le statique. C’est tout le cadre de référence habituel qui se fragmente et qui vole
graduellement en éclat, et avec lui, c’est toute cette ancienne forme de fixité indispensable à
l’édification et la stabilisation d’un savoir chimique cohérent qui se met à trembler. Il ne
s’agit plus uniquement de prendre en compte la composition chimique, le nombre des parties,
la forme du corps, sa structure, le solvant stable, la masse, et le procédé, mais aussi
d’envisager la dépendance à la taille du corps, la métastabilité des conditions opératoires, les
temporalités et les modes d’interaction d’un auto-assemblage, la miniaturisation des
dispositifs et donc la diversification des modes d’action à l’intérieur d’un même procédé, et,
enfin, de penser le recyclage des produits, bref, leur cycle de vie dans le cadre de nouvelles
normes et nouvelles attentes sociétales.
δ’articulation demeure. δe cadre de cette articulation, les questions que se posent les
chimistes, les problèmes et les enjeux auxquels ils font face et qu’ils contribuent à définir,
changent. Ce qui rapproche ces quatre chimistes, c’est leur tentative de reconfigurer les
réseaux chimiques d’explication en vue de s’adapter aux nouveaux individus, aux nouvelles
différences, bref leur face-à-face avec la question de l’émergence comme problème à
résoudre. Ce qui les sépare est la façon dont le problème se pose, l’ensemble des éléments à
134
faire tenir ensemble et bien sûr leurs instruments, leurs théories, leur contexte. Le
bouleversement induit par la question des isomères au XIXème siècle et celui induit, de nos
jours, par les technosciences, leurs nouvelles instrumentations, les nouveaux corps composites
et solvants instables qu’elles produisent, sont très différents. La façon avec laquelle
l’émergence pose problème oblige les chimistes à créer de nouvelles solutions, à élargir leurs
capacités d’action et de rationalisation, bref, à accroître leurs facultés.
Gardons bien à l’esprit ce lien entre la question de l’émergence et la reconfiguration des
savoirs chimiques, il nous sera utile pour établir la mise en relation que nous recherchons et
identifier ses réquisits. Je souhaite à présent évoquer le cadre linguistique et de représentation
dans lequel ces reconfigurations ont lieu avant de terminer cette partie sur une étude des
méthodes chimiques contemporaines d’analyse.

2.2.5 L’émergence, les chimistes et la matière : le rôle des représentations

J’ai proposé au début de ce manuscrit de revenir sur le sens du mot « complexe » en


chimie. Les chimistes définissent un complexe comme un corps formé d’un ion métallique en
son centre relié à des groupements neutres ou anioniques appelés ligands qui peuvent être de
natures très différentes. Il s’agit déjà de corps hétérogènes dont la structure a été étudiée dès le
XIXème siècle, en particulier, sous leur forme octaédrique par Alfred Werner. Ce corps
« complexe » a des propriétés que ni l’ion métallique central, ni les ligands n’ont. Il est aussi
« complexe » au sens des sciences de la complexité, c’est-à-dire au sens de la prise en compte
d’effets de coopération et de coexistence non-linéaires entre les parties pour penser un tout.
Bref, il possède des propriétés émergentes. Un complexe est donc le nom donné à un corps
formé d’ingrédients hétérogènes, il est aussi un « complexe », une situation structurale, une
« collocation » comme le disent, je le montrerai, les émergentistes britanniques. Bref il est
relié à la question qui est celle de savoir comment comprendre ses propriétés inédites, il est
l’occasion de penser l’émergence. En ce sens, est complexe ce qui pose le problème d’un tout
non résolu par ses parties ; est complexe ce qui a besoin de négocier l’enchevêtrement du tout
et des parties pour rendre intelligible ce que nous savons à propos du tout et ce que nous
savons à propos des parties. Bref, le complexe est une notion subtile qui négocie une
cohérence entre des raisonnements synthétiques et analytiques.
De nos jours, l’hétérogénéité s’amplifie, la dynamique, la diffusion des espèces, les
différents types de « discriminations » occupent une bonne partie de l’espace chimique, à
toutes les échelles, dans tous les types de matières actuellement existants, quel que soit leur

135
état. De nos jours encore, les chimistes créent des composés hybrides en utilisant des solvants
métastables. Bref, la métastabilité et l’hétérogénéité mêlées sont des sources de création qui
rendent possible, en la démultipliant, l’émergence de nouveaux corps et de nouvelles
caractérisations. Cette « complexité » naissante est un nouveau type de rapport au monde qui
pense ensemble matières, fonctions, masses, structures, tailles, milieux associés, procédés,
métastabilité, bifurcations et normes environnementales. Tout ce savoir est lié à de nouveaux
instruments et de nouveaux procédés. Il est entretenu et maintenu cohérent par des théories et
modèles que ces changements contribuent à faire évoluer en lien avec les autres sciences, et
qui contribuent à leur tour à faire évoluer les instruments et les procédés. Nous agissons sur
une matière toujours plus individuée, active et dynamique.
Il reste toutefois à nuancer ce propos car tout ne « vole pas en éclat », le savoir chimique
est actuellement très solidement établi. Il ne s’agit donc pas de remettre sa pertinence, son
efficience, et sa cohérence globale en question. Il n’en reste pas moins que de nouvelles
formes de chimie se développent afin de penser et mettre en œuvre la synthèse et l’analyse de
nouveaux corps chimiques en faisant appel à de nouvelles théories ou de nouveaux concepts
« unitaires ». Considérons la phrase suivante du chimiste français Rénal Backov, fondateur du
concept de « chimie intégrative » :

« De nos jours, il est demandé aux chimistes de concevoir des entités de plus en plus complexes,
multi-échelles, multifonctionnelles, capables de développer un certain degré d’autonomie, à l’instar des
organismes du monde du vivant. »223

Les mots clés sont écrits : « degré d’autonomie ». Les chimistes ont pour modèle le vivant
et disposent des instruments, procédés, modèles et théories pour fabriquer des matières dont
les caractérisations se rapprochent de celles du vivant. Il s’agit également de penser ensemble
les échelles d’organisation, le corps chimique, sa forme et ses fonctions. Comme je l’ai déjà
fait remarquer cette association est récente et reste parfois difficile à penser pour de nombreux
chimistes, en l’occurrence les chimistes molécularistes. Backov rajoute :

« Dès lors, en intégrant les différentes approches de synthèses (organique, minérale, hybride
organique/inorganique, supramoléculaire) avec la versatilité des différents modes d’organisation à
différentes échelles, nous pouvons nous rendre compte du formidable potentiel de modes de
construction, ou de morphosynthèse, permettant de combiner formes et fonctionnalités. La
fonctionnalité (ou réactivité) émergeant224 soit des molécules de base utilisées – acido-basicité,
complexation, reconnaissance moléculaire, etc. –, soit des formes et tortuosités imposées à

223
BACKOV, R. « La chimie intégrative. Une évolution naturelle des concepts de chimie douce et de chimie
supramoléculaire », Actualité chimique, n° 329, avril 2009.
224
δes italiques marquent mon insistance et non celle de l’auteur.
136
l’architecture – écoulement de Darcy225 au sein de macropores (50 nm et au-delà), diffusion de Fick226
au sein de micropores (de 1 à 20 Å), dispersion au sein des mésopores (entre 20 Å et 50 nm) –, soit des
topologies de surface et autres rugosités – par exemple l’effet nénuphar d’une surface nanotexturée qui
minimise le mouillage d’un fluide hydrophile. »

Avant d’évoquer cette chimie « intégrative », je propose de rappeler brièvement dans quel
cadre elle apparaît. En 1977, le professeur Jacques Livage utilise l’expression « chimie
douce » et met au point certaines pratiques incontournables pour la mettre en œuvre227.
δ’objectif est de synthétiser des matériaux en s'inspirant des capacités des êtres vivants de
produire du verre à partir de silicates en solution, à température ambiante. Jacques Livage et
son équipe inventent des procédés de « biominéralisation » en utilisant des bactéries pour
synthétiser sur mesure des nano-composés de formes très spéciales. Dans son sillon, l’une de
mes collaboratrices, madame Roberta Brayner, chercheuse au laboratoire ITODYS de
l’université Paris Diderot, utilise des bactéries pour synthétiser des nanoparticules d’or
comme le montre la figure 46 suivante228 :

Or
« biominéralisé »

Figure 45 : Cyano bactérie Calothrix pulvinata après production de nanoparticules d’or à l’intérieur d’une cellule
vivante. Les nanoparticules d’or apparaissent d’une couleur rosacée. Autorisation de reproduction accordée par
Roberta Brayner. Copyright CNRS.

δe vivant est une source d’inspiration, les chimistes parlent de « biomimétisme », mais
pas seulement, il devient, aussi et surtout, un « agent » de la synthèse au même titre que des
225
Le modèle de Darcy est utilisé dans le domaine de l'hydraulique et des sciences du sol, pour calculer les
coefficients de percolation, ou de circulation horizontale ou verticale de l'eau, selon la masse d'eau présente en
surface ou dans un milieu hydrophile.
226
Sous l'effet de l'agitation thermique, un déplacement des constituants des zones de forte concentration vers
celles de faible concentration est observé. Ce transfert est modélisé par des lois de Fick.
227
LIVAGE, Jacques. « Vers une chimie écologique μ Quand l’air et le feu remplacent le pétrole », Journal Le
Monde, 26 octobre 1977. A propos de l’apparition de la chimie douce, il est bon de se référer à la thèse de Pierre
Teyssier qui nuance les idées établies : TEISSIER, Pierre. « δ’émergence de la chimie du solide en France
(1950-2000). De sa formation d’une communauté à sa dispersion », Thèse de doctorat en épistémologie et
histoire des sciences et des techniques, 664 pages, Université Paris X-Nanterre, 2007.
228
BRAYNER, Roberta. « Précipitations à l’interface entre le monde minéral et le monde vivant », in
« Interfaces chimiques : de la pratique au concept », LLORED Jean-Pierre, SARRADE Stéphane, AIMABLE
Anne, Brayner Roberta & ROZET Mathieu, in La chimie, cette inconnue ?, LLORED, Jean-Pierre (Dir.), op. cit.

137
réactifs chimiques usuels. Il est utilisé en vue de synthétiser des corps aux tailles et
caractérisations bien précises. La structure et la taille des nanoparticules dépendent, par
exemple, des bactéries ou d’algues utilisées ainsi que de leur condition d’utilisation.
δ’interface entre le solide obtenu et le liquide intracellulaire conditionne la synthèse, alors
que l’interface entre le solide et les membranes cellulaires n’en est pas moins importante
puisqu’il s’agira ensuite de récupérer ces nanoparticules en les extrayant de la cellule, ce qui
suppose la mise au point de nouveaux savoir-faire.
Jean-Marie Lehn, prix Nobel 1987 de chimie, formalise les concepts de la chimie
supramoléculaire, dont le principe est d'utiliser des « briques moléculaires » qui, une fois
mélangées en solution, s’assemblent pour donner des édifices de taille nanométrique. Les
liaisons hydrogènes et les propriétés stéréochimiques des molécules sont utilisées pour créer
des assemblages inédits qui présentent une grande sélectivité de « reconnaissance » de
certains corps chimiques, un peu à l’instar des dérivés de s-tétrazine que j’évoquais
précédemment, et qui peuvent fixer sélectivement un cation particulier. Comme le font
remarquer Bernadette Bensaude-Vincent et Jonathan Simon, Jean-Marie Lehn insiste
d’ailleurs beaucoup sur l’émergence de propriétés collectives liées à ces interactions entre
briques élémentaires. δa maîtrise de ces couplages permettra, selon lui, de piloter d’abord et
de comprendre ensuite, les mécanismes de l’auto-organisation dans le monde vivant et de
faire de la chimie « la science de la matière informée »229. Une nouvelle fois, émerger signifie
dans ce cadre de travail « sortir d’un » collectif en interaction sans que la connaissance des
seules « briques élémentaires » soit suffisante pour prévoir le nouveau comportement.
La chimie intégrative est un mélange et une évolution des concepts de « chimie douce » et
de « chimie supramoléculaire ». Les synthèses, réalisées à température ambiante (principe de
la chimie douce), vont permettre de faire interagir des systèmes organiques, biologiques et
inorganiques en y associant les structures complexes de la « matière molle »230, sans
destruction de la matière organique particulièrement sensible aux élévations de température.
Par auto-assemblage via des liaisons faibles (principe de chimie supramoléculaire), la matière
organique va s’organiser et imposer sa morphologie aux entités inorganiques en croissance.
C’est le couplage entre matière organique et « fluides complexes »231 qui, par exemple, pourra

229
BENSAUDE-VINCENT, B & SIMON, J. Chemistry the impure science, op. cit., pp. 225-226.
230
La matière molle rassemble des « états de la matière » ou des matériaux connaissant une forte réponse à des
sollicitations très faibles. Par exemple, les cristaux liquides sont réorientés par application d'une très faible
tension électrique.
231
Les fluides complexes sont des mélanges binaires ayant une coexistence entre deux phases : solide-liquide
(suspensions ou solutions contenant des macromolécules telles que des polymères ou des micelles géantes),
solide-gaz (milieux granulaires), liquide-gaz (mousses) et liquide-liquide (émulsions). Contrairement aux fluides
138
servir d’ « empreinte », pour parler avec les chimistes, à la matière inorganique (dioxyde de
titane, silice, etc.), c'est-à-dire lui donner sa forme définitive : ruban, mousse, fibre, bille, etc.
Tout un langage se met en place pour identifier et décrire un type de matière toujours plus
actif et « directif » qui impose une évolution et une « morphologie » à une autre matière
qualifiée de « molle ». La matière organique co-agit avec les fluides complexes afin de mettre
en forme la matière inorganique. δes degrés de participation et d’interaction des corps
chimiques entre eux sont donc exprimés. Les chimistes disposent donc d’un langage, de
nouveaux concepts et de nouveaux savoir-faire qui leur permettent de relater leurs
expériences, de créer un scénario rationnel peuplé de corps actifs, interactifs et réactifs à des
degrés divers. Ils disposent de tout un modèle pour abolir la frontière jadis tracée entre l’inerte
et le vivant ainsi que d’un dispositif sémantique qui permet d’exprimer, tout en les modulant,
les capacités d’agir de divers « types » de matière.
Par ailleurs les milieux liquides utilisés pour effectuer ces synthèses sont eux-mêmes des
fluides « complexes » dont les caractéristiques dépendent de leur histoire, des contraintes qui
leur sont appliquées, des interfaces en jeu, et des interactions multiples entre corps chimiques.
Ils sont en outre bien souvent placés dans des conditions de métastabilité ce qui amplifie leur
interaction avec les corps chimiques. Bref, les chimistes contemporains utilisent des mélanges
d’une réactivité et d’une hétérogénéité sans commune mesure avec celles que les chimistes
savaient jadis utiliser.
δ’ancienne frontière entre la matière et la forme supposait une matière inerte, la chimie
contemporaine n’a pas affaire à ce type de matière à l’échelle où elle travaille. Il existe bien
une matière molle mais il existe surtout des « agents » différents, sensibles aux milieux
associés et aux procédés. Bref, nous changeons de cadre d’action mais aussi de cadre
instrumental et, progressivement, de cadres sémantique et conceptuel.
A la classification de Baudrimont proposée sur la base de multiples expériences qu’il
s’agissait d’ordonner et que j’ai présentée à la figure 44 (p. 130) répondent les images
obtenues par microscopie à balayage par le fondateur de la chimie intégratrice, Rénal
Backov :

simples (newtoniens), leur viscosité varie avec la contrainte qui leur est appliquée et/ou leurs « états antérieurs ».
En ce sens, les chimistes ont besoin de connaissances rhéologiques pour optimiser leurs procédés.

139
Figure 46 : Exemples d’architectures complexes obtenues par chimie intégrative. Reproduction autorisée par le
professeur Backov. Copyright CNRS232.

δ’instrumentation permet aujourd’hui de modifier, d’adapter et de remplir les nouvelles


classifications des corps chimiques. Les chimistes peuplent les différentes « classes » de
composés qu’ils définissent en disposant d’une capacité de création sans comparaison
possible avec ce qui a déjà existé. Les chimistes comme Backov répondent à leurs
prédécesseurs, en l’occurrence Baudrimont, en apportant des images d’individus chimiques
chaque jour plus hétérogènes et aux caractérisations toujours plus liées aux conditions de
l’expérience. δes formules et figures géométriques reçoivent un nouveau support de
transmission doué d’un pouvoir heuristique sans précédent μ l’image numérique individuante.
Ces images peuvent même être qualifiées, selon Michel Serres, de « paysages » : « Car,
jouissant de grandes lignes et de détails innombrables, celui-ci [le paysage] peut passer pour
donné en même temps que construit, aussi rationnel qu’expérimental, et pour stable autant
qu’évolutif. »233
Il est alors aisé de réaliser à quel point la chimie focalise son attention sur les singularités.
Un même corps peut prendre tellement de formes, de porosité, de texture, de structures
différentes, selon le milieu associé que la nécessité de penser un tout, ses parties et son milieu,
en même temps, paraît s’imposer d’elle-même. Le tout et ses parties dépendent des moyens

232
1 : Mousse de TiO2 à cellules polygonales ; 2 : Mousse de TiO2 à cellules sphériques ; 3 : Mousse de TiO2 à
parois fibrillaires ; 4 : Mousse de TiO2 à parois en rubans ; 5 : Matériau macrocellulaire de silice obtenu par
minéralisation d’une émulsion concentrée ; 6 : Matériau macrocellulaire polymère, obtenu par polymérisation
d’une émulsion concentrée où des nanoparticules ont été nucléées ; 7 : Silice condensée sous cisaillement en flux
laminaire ; 8 : Fibre macroscopique de V2O5 obtenue par extrusion ; 9 : Coques de silice obtenues en émulsion
diluées ; 10 μ σanocoques de silice multiparois obtenues par l’utilisation d’une phase lyotrope lamellaire gonflée
par du triméthylbenzène ; 11 : Cristal colloïdal tridimensionnel contenant un défaut planaire obtenu via la
technique de Langmuir-Blodgett ; 12 : Silice condensée sous cisaillement en flux lamino-turbulent; 13 : Billes de
polymères monodisperses en taille obtenues avec l’outil millifluidique ; 14 : Mésopores de matériaux à porosité
hiérarchisée hybrides organiques-inorganiques ; 15 : Vésicules phospholipidiques multilamellaires présentant
des nanoparticules d’or au sein de l’espace interfoliaire.
233
SERRES, Michel & FAROUKI, Nayla (Dir). Paysages des sciences, Éditions le Pommier-Fayard, Paris,
1999, Préface, pp. 36-37.
140
qui rendent possible leur investigation, c’est-à-dire du mode d’accès utilisé pour les constituer
comme l’écrirait εichel Bitbol234.
δes catégories de l’un et du multiple doivent être repensées à la lumière des
enseignements tirés de la chimie. δa dépendance au contexte, c’est-à-dire aux moyens
d’intervention rend l’un multiple alors que le multiple est parfois unifié par le biais de
classification et de formules chimiques.
Ces corps chimiques ne sont pas représentés, c’est-à-dire ne sont pas une image de ce qui
existe en dehors de nos interventions, d’une « réalité sans nous ». Ils ne sont pas non plus
totalement construits, car malgré notre capacité à conjuguer des paramètres et des corps très
divers, le support, les matières « résistent » à nos projets. Bref, nous ne faisons pas tout ce que
nous souhaitons, à supposer que nous maîtrisions tous les facteurs, ce qui n’est pas le cas tant
les interférences sont nombreuses et tant la situation nous dépasse. Ni représentés, ni
construits, ces corps et leurs caractérisations sont le résultat d’une interaction ; ou, peut-être,
une « affordance ». Comme l’écrit εichel Serres dans son livre La
distribution : « δ’intervention supplante le regard, la transformation de l’objet supplante
l’objet-transfert. »235
Jamais les individus chimiques n’auront été aussi dépendants de leur contexte, jamais la
chimie n’aura été un tel « art de circonstances ». Le recours aux images numériques
renforcera même l’usage du mot « art » dans l’expression précédente.
δe degré d’hétérogénéité atteignable est sans aucune mesure comparable aux synthèses
chimiques d’antan ! Nous assistons, sans le mesurer encore avec beaucoup de précision, à une
reconfiguration et une redéfinition des savoirs chimiques et des représentations de la matière
qu’ils supposent et permettent de consolider. δ’exploration des pratiques chimiques montre à
quel point nous devons tenir compte de l’ensemble de ces éléments pour penser un concept
d’émergence à partir de cette technoscience. δ’articulation de ces savoirs et de ces savoir-
faire est précisément ce qui est en jeu dans les pratiques des chimistes contemporains à la
croisée des chemins entre spécialités d’horizons différents. Comme l’écrivent les chimistes
Corriou et Trong Anh :

« Les matériaux du futur ne seront pas le prolongement des matériaux et systèmes actuellement
existants. Ils devront être capables de coupler de manière interactive plusieurs types de fonctions. On
assistera de ce fait à un bouleversement complet des technologies par la découverte et la mise en œuvre
de méthodes basées sur des principes scientifiques entièrement nouveaux. (…) Il faut cependant noter

234
BITBOL, Michel. De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, op. cit.
235
SERRES, Michel. Hermès IV. La distribution, Éditions de Minuit, Paris, 1977, p. 30.
141
que le développement des nano-objets et leur confinement dans les matrices adaptées permettront
l’émergence de comportements chimiques inhabituels ainsi que la découverte de nouvelles propriétés
physiques relatives au changement d’échelle et aux couplages entre propriétés. Ces nouveautés
déboucheront inéluctablement sur de nouveaux domaines dans lesquels la chimie trouvera sa place
grâce à son pouvoir de création, d’adaptation et d’organisation de la matière. Cependant ces domaines
devront être exploités interactivement avec d’autres scientifiques. δes physiciens et les biologistes
seront des interlocuteurs privilégiés. δ’interaction entre partenaires impliquera une réflexion commune
partant de la conception et se poursuivant tout au long de la réalisation. »236

Cette phrase résume ce que les nanochimistes pensent majoritairement et expriment durant
les conférences. Elle reflète beaucoup de travaux pluridisciplinaires en cours. Le langage
utilisé est caractéristique, il s’agit « d’émergence », de « nouveauté », de comportements
chimiques « inhabituels », de « coupler de manière interactive » des corps, etc. Il s’agit en
outre du « pouvoir » de la chimie à façonner les corps chimiques. Nous sommes bien en
présence d’une sémantique non seulement de l’action sur la matière mais aussi de sa
transformation. Les collectifs humains et les corps chimiques sont appréhendés par les mêmes
termes, les mêmes champs lexicaux de l’action, de l’opération et de la nouveauté. Étrange
situation linguistique où humains et non-humains sont décrits en des termes semblables et
entrelacés par la métaphore du réseau liant des hétérogénéités. σ’est-ce pas ce que j’ai moi-
même fait en partie dans cet essai préliminaire et depuis le début de cette thèse sans parfois en
prendre conscience ?
Cette situation linguistique est-elle pour autant aussi étonnante que cela ? Les chimistes, je
l’ai montré, considèrent la matière à la fois active et dynamique. Cette représentation de la
matière ou des matières s’applique aussi bien aux corps qu’ils créent et utilisent qu’aux
collectifs de chercheurs qu’ils forment. Je montrerai sous peu que l’étude de l’émergence en
chimie doit tenir compte de cette vision de la matière qui est tout sauf neutre ! Je retiens pour
le moment cette pensée du philosophe des pratiques, Joseph Rouse :

« δ’agencement et les agents (qui ne sont pas nécessairement limités aux individus humains) qui
interviennent dans les pratiques sont chacun partiellement constitués par la façon par laquelle ils s’y
trouvent engagés effectivement, et en ce sens, le mot « pratique » est une « catégorie » bien plus
fondamentale que celles de « sujet » et « d’objet ». » 237

236
CORRIU R. et TRONG ANH N. Chimie moléculaire, sol-gel et nanomatériaux, op. cit., pp.195-196. Les
caractères écrits en italique sont écrits en caractères gras par les auteurs afin de marquer une forme d’insistance.
237
ROUSE, Joseph. Engaging Science; How to Understand Its Practices Philosophically, op. cit., p. 135.
« Agency and agents (not necessarily limited to individual human beings) who participate in practices are both
partially constituted by how that participation actually develops, and in this sense, ‘practice’ is a more basic
category than ‘subject’ and ‘object’. » (Ma traduction)
142
Je me permets de répéter une partie de cette citation : « Agencement et agents sont
partiellement constitués par la façon par laquelle ils s’y trouvent engagés effectivement ».
Une clé à une mise en relation du concept d’émergence à la chimie est dévoilée et conforte la
conclusion tirée au paragraphe précédent. Une co-émergence d’un ordre se produit dans l’acte
même de l’agir chimique, c’est-à-dire celle d’un tout et de parties dont les caractérisations
dépendent des procédés, de la façon par laquelle les corps chimiques se trouvent engagés
effectivement. Le terme « pratique » considéré sous cet angle permet de penser ensemble le
tout et ses parties dans un cadre d’action et d’intellection constitutivement ouvert. Les corps
et caractérisations qui émergent dépendent constitutivement des moyens d’accès utilisés.
Il est toutefois nécessaire de bien garder à l’esprit que cette distinction sujet/objet est
indispensable pour faire avancer la science. Il faut bien penser qu’à ce « travail de
purification », mené a posteriori, est associé un « travail de négociation » qui tient compte de
la coévolution des collectifs humains et non-humains pour parler avec Bruno Latour238. Il est
intéressant de noter, non sans un certain humour, à quel point le langage de Latour est
emprunté aux chimistes. La « purification » qui rend possibles les relata chimiques est co-
dépendante des nouvelles opérations-négociations-relations que ces relata développent avec
les autres corps chimiques. Comme l’écrit le philosophe de la chimie Joachim Schummer :

« La chimie en son for intérieur est une science des relations particulières. Au lieu d’étudier des
objets isolés les uns des autres qu’il s’agirait seulement de mesurer, de comparer et d’intégrer dans une
classification d’ensemble, l’objet fondamental du savoir chimique est au contraire centré sur l’étude
des relations dynamiques entre objets, et c’est précisément cette étude qui permet, au même moment,
de classer les objets chimiques les uns par rapport aux autres. (…) C’est seulement parce que les
espèces chimiques conservent, par définition, leur intégrité durant une étape de purification que nous
sommes capables de relier entre eux les faits chimiques élémentaires des réactions chimiques afin de
construire un réseau systématique qui intègre tout le savoir chimique. (…) δa classification qui en
résulte présente une fois encore la structure d’un réseau ayant pour nœuds les substances chimiques et
pour connections les classes de réactions chimiques elles-mêmes. Ce réseau possède un énorme
pouvoir de classification et de prédiction des propriétés chimiques.» 239

238
LATOUR, Bruno. Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, op. cit.
239
SCHUMMER, Joachim. « The Chemical of Chemistry I: A Conceptual Approach », HYLE, International
Journal for Philosophy of Chemistry, Vol. 4, n°2, 1998, pp. 129-162. «Chemistry at the core is a science of
peculiar relations. Instead of studying isolated objects to be measured, compared and put into a classificatory
scheme, dynamic relations between objects constitute the basic set of chemical knowledge, and, at the same
time, provide the grounds for the classification of the objects themselves. (…) It is only because our chemical
species per definition retain their identity during purification, that we are able to connect single facts of chemical
relations with each other to build a systematic network of chemical knowledge. (…) The resulting classification
has turned out to be again a network structure, with substance as nodes and chemical class relation as
connections; it has enormous systematizing and predictive power with regard to chemical properties. » (Ma
traduction)
143
La métaphore des réseaux entre corps actifs est à l’œuvre tant en chimie qu’en sociologie
de la traduction que dans de très nombreux autres secteurs de l’activité humaine. Comme
l’écrit Isabelle Stengers : « c’est l’invention de nouvelles mesures, c’est-à-dire de nouvelles
relations et de nouvelles épreuves, qui distribue les identités respectives de l’homme et de la
chose »240. Je ne sais exprimer à quel point le travail des chimistes contemporains, en quête de
nouveauté et d’émergence, illustre ce propos.
Les frontières entre le savoir académique et l’industrie d’une part, la science dite
fondamentale et la science dite appliquée d’autre part, changent. Pour obtenir des
financements, les chercheurs doivent de nos jours associer un industriel en vue de proposer
des applications. δ’intégration de nouvelles technologies et des nouveaux instruments
estompent par ailleurs les différences, jadis souhaitées très nettes, entre la théorie et la
pratique. Bref, les dichotomies qui structuraient nos espaces et nos représentations
scientifiques et techniques sont en cours de reconfiguration. Penser et produire la nouveauté
en chimie passent par cette « pluri-articulation ». Comme le suggéraient déjà dans les années
90, Bernadette Bensaude-Vincent et Isabelle Stengers, il est moins question de penser et
d’agir en termes de « territoires fixes » que de négociations sur des « terrains » changeants241.
Dans son livre L’Interférence, Michel Serres écrit :

« Une science donnée a de moins en moins une existence indépendante, a de moins en moins une
existence hors de ses multiples liaisons aux autres sciences. (…) Chacune se réfère à nombre d’autres,
elle est, à son tour référence pour les autres, de sorte que l’unité de fait réside dans ce jeu complexe du
référé et du référant, que je nommerai, si l’on veut, interférence. (…) δa notion d’interférence a
l’avantage de comprendre d’un coup le jeu des interrelations qui ouvrent les régions les unes aux
autres, l’unité de circulation que je soulignais naguère et qui résulte de ce jeu, le transport en général et
la difficulté de lui assigner une source autochtone. Elle restitue, enfin, l’image du réseau, et par
intersections continuées. εais elle ruine, à tout jamais l’idée de référence. δ’encyclopédie, non
hiérarchisée, est non centrée, ou a son centre partout. (…) Le réseau, ainsi, se constitue, mais
localement, il ne saurait couvrir et geler les sciences dans leur ensemble. Peu à peu, disparaissent sous
nos yeux les régions autochtones ; des carrefours se connectent, où se jettent des sciences, qui sont
elles-mêmes des carrefours et des nœuds de connexion. δes domaines singuliers deviennent des
échangeurs, de concepts, de méthodes, de modèles. » 242

Le parcours, les relations, le contexte sont inéliminables en ce qui concerne les corps
chimiques et les collectifs humains qui les pensent et les élaborent. La déduction cède le pas à
la stabilisation des connaissances, l’homogène à la prolifération de l’hétérogène. δ’exemple

240
STENGERS, Isabelle. L’invention des sciences modernes, Flammarion, Paris, 1995, pp. 153-154.
241
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette & STENGERS, Isabelle. Histoire de la chimie, op. cit., conclusion.
242
SERRES, Michel. Hermès II. L’Interférence, Éditions de minuit, Paris, 1972, pp. 62 à 65.
144
de la chimie intégrative illustre bien ce propos. La chimie, la rhéologie, la science des
matériaux, et tant d’autres, deviennent des échangeurs, des carrefours, des nœuds de
connexion. Je reviendrai sur ces notions à propos des travaux en chimie quantique en lien
avec le concept d’émergence.
Il ne me semble pas inutile de faire un détour historique en précisant que ce n’est pas la
première fois que la forme et la taille deviennent importantes dans le cadre des explications
chimiques. Platon utilisait des formes géométriques pour expliquer le comportement des
éléments feu, eau, air, etc. Les anciens atomistes ont essayé de réduire les propriétés les plus
disparates à la simple forme des particules élémentaires. Lucrèce, quant à lui, explique
l’amertume de l’eau de mer par la forme des particules qui affecte celle des canaux des sens
en question. Il utilise des atomes entrelacés pour expliquer la dureté du diamant243. Descartes
explique l’existence des corps solides par la figure des particules « dernières »244. Robert
Boyle explique les gaz en faisant appel à des particules qui fonctionnent comme des ressorts
ayant des formes bien particulières. Une réévaluation de ses travaux menée récemment par
des historiens établit que Boyle met progressivement en place une ontologie hybride
composée de corpuscules « du premier ordre », qu’il appelle minima naturalia, et qui sont des
corpuscules fondamentales de la matière dotées de propriétés exclusivement mécaniques
(taille, forme et mouvement) et des corpuscules « du second ordre » dotées de propriétés
chimiques non réductibles aux précédentes 245. Dans son Cours de Chymie, véritable référence
à son époque, l’apothicaire et chimiste σicolas Lémery écrit :

« Pour ce qui est des alkalis246, on les reconnaît quand on verse de l’acide dessus, car aussitôt, ou
peu de temps après, il se fait une effervescence violente, qui dure jusqu’à ce que l’acide ne trouve plus
de corps à raréfier. Cet effet peut faire raisonnablement conjecturer que l’alkali est une matière
composée de parties roides et cassantes, dont les pores sont figurés de telle façon que les pointes acides
y étant entrées, elles brisent et écartent tout ce qui s’oppose à leur mouvement, et selon que les parties

243
LUCRECE. De la nature. De rerum natura, Flammarion, Paris, 1999, livre II, vers 388 et suivants.
244
DESCARTES, René. « Météores », in Descartes, Œuvres complètes : Tome 3, Discours de la Méthode suivi
de La Dioptrique, Les Météores et la Géométrie, BEYSSADE, J.-M et KANBOUCHNER, D. (Dir.), Gallimard,
Paris, 2009, chapitre 1 des météores.
245
CLERICUZIO, Antonio. « A redefinition of Boyle’s chemistry and corpuscular philosophy », Annals of
Science, 47, 1990, pp. 561-89. CLERICUZIO, Antonio. Elements, Principles and Corpuscles: A Study of
Atomism and Chemistry in the Seventeenth Century, Springer, Dordrecht, 2000. BOYLE, Robert. « Experiments
and Notes About the Producibleness of Chymical Principles », in The Works of Robert Boyle, Michael Hunter &
Edward B. Davis (Eds.), Vol. 9, Pickering and Chatto, London, 2000, pp. 19-120. BANCHETTI, Marina. « The
Relevance of Boyle’s Chemical Philosophy for Contemporary Philosophy of Chemistry », in Philosophy of
Chemistry: Methodologies, Practices and Concepts, LLORED Jean-Pierre (Ed.), Cambridge Scholars
Publishing, op. cit.
246
Les « alcalis », avec l’orthographe actuelle, regroupent la soude, la potasse, l’ammoniaque. Ce terme vient du
latin du Moyen Âge « alkali », emprunté lui-même à l'arabe « al qate, al qaly » qui signifie « la soude », plante
du genre Salsola dont il a été extrait pendant longtemps du carbonate de sodium (CaCO3).
145
qui composent cette matière sont plus ou moins solides, les acides trouvent plus ou moins de
résistance, ils font une plus forte ou une plus faible effervescence. Ainsi nous voyons l’effervescence
qui arrive en la dissolution du corail moins violente que celle de la dissolution de l’argent. » 247

Lemery évoque les pointes, les pores et se place dans une chimie comparée des
effervescences. Il explore les relations entre corps chimiques en reliant composition (argent,
corail) et formes. Ce discours trouve une résonance dans les travaux actuels des
nanochimistes. Les pointes et les formes particulières des corps restent au cœur des études
catalytiques contemporaines qui tentent d’élucider la fixation des molécules sur des « sites
actifs ». Pourquoi ? Parce que les chimistes ont plus que jamais besoin de comprendre les
interactions spécifiques entre corps hétérogènes. Cette élucidation des modes d’action et
d’interaction des corps, supposée à l’origine des caractérisations émergentes, est précisément
ce dont les chimistes ont affaire. En ce sens, ces représentations ne sont pas si éloignées de
celles utilisées par Lemery à propos des alcalis et des acides comme en témoigne la figure 47
ci-après. Ce qui rapproche Lemery des chimistes contemporains est leur exploration des
circonstances, des parcours et de l’histoire du procédé et du corps chimique. δes
représentations qu’ils proposent, même si elles diffèrent, permettent de penser des matières
actives et ces représentations sont des guides pour l’invention.

Figure 47 : Représentations chimiques contemporaines248.

Je souhaite accentuer ma remarque en citant un autre illustre chimiste du XVIIIème siècle,


Georg Ernst Stahl, dont le propos me semble entrer en résonance avec les travaux

247
JOLY, Bernard. « Chimie et mécanisme dans la nouvelle Académie royale des sciences: les débats entre
Louis Lémery et Etienne-François Geoffroy », Methodos, 8, 2008, pp. 2-22. GIRON, Didier. « Nicolas Lemery,
1645-1715 », 550 pages, Thèse de doctorat en pharmacie, Paris V, Université René Descartes, 1986.
BOURZAT, Jean-Dominique. Lecture contemporaine du Cours de Nicolas Lemery, Editions du Cosmogone,
Paris, 2005.
248
MAKOTO K., TOSHIFUMI T., TAKASHI M., HIROYUKI A. Molecular Imprinting. From Fundamentals
to Applications, Wiley-VCH, 2003, chapitre 3, p. 25.
146
contemporains que je viens d’analyser. δa citation est longue mais elle mérite toute notre
attention. J’insisterai sur certains mots clés en les signalant en italique par rapport au texte
d’origine. Georg Ernst Stahl écrit :

« δa dissolution n’est autre que la division du corps en parties très ténues et très lisses, qui se
glissent dans les pores du menstrue249, de manière à former un liquide unique. Mais cette division des
parties qui constituent le tout ne saurait s’effectuer, si la liqueur chargée de dissoudre ou de diviser ne
pénétrait dans les pores du corps à dissoudre. Il en résulte évidemment que tout dissolvant doit être
formé de parties qui, par leur figure et leur taille, c’est-à-dire leur diamètre, correspondent aux pores
du corps à dissoudre : une liqueur donnée ne pourra pas donc dissoudre tous les corps, mais seulement
certains corps. D’ailleurs un corps quelconque est construit et tissu de particules qui ne sont pas toutes
semblables entre elles, mais, au contraire, fort dissemblables ; ces particules ont des figures et des
dimensions très différentes. Les variations de la texture, de la position et de la disposition de ces
particules donnent à un même corps des pores divers μ on en conclut sans peine qu’il doit exister
divers menstrues dont les plus petites parties puissent pénétrer les pores de ce corps. Cela posé, il est
aisé de comprendre pourquoi l’eau-forte250 dissout les métaux, mais non point la cire ou le soufre, et de
même pourquoi elle dissout l’argent et non pas l’or ; et pourquoi l’eau-régale251 dissout l’or et non pas
l’argent. »252

Cette phrase a des accents étonnamment contemporains ! Malgré toutes les différences
qu’il serait aisé de mettre en avant par rapport aux travaux actuels, que nous livre Stahl ? Il
évoque le cas par cas (dissoudre non tous les corps mais certains) ; il raisonne en termes de
relations entre un tout et ses parties ; il insiste sur l’hétérogénéité des parties en évoquant la
taille et les dimensions différentes en plein cœur du mélange liquide. La phrase : « Les
variations de la texture, de la position et de la disposition de ces particules donnent à un
même corps des pores divers » reflète les préoccupations des nanochimistes contemporains.
La texture, la position, la disposition sont parmi les paramètres clés pour élaborer et penser la
sélectivité de catalyseurs comme les zéolithes (aluminosilicate avec des diamètres de pores
inférieurs ou égaux à 2 nanomètres), les matériaux mésoporeux (diamètre des pores compris
entre 2 et 50 nanomètres) et les matériaux macroporeux (le diamètre des pores est supérieur à
50 nanomètres).

249
εot remplacé aujourd’hui par celui de solvant (à l’état liquide).
250
A l’origine de l’acide nitrique, l’aqua-fortis des anciens alchimistes qui servait, en outre, dans le procédé de
gravure dès le XVIIème siècle. Se référer à TERRAPON, Michel. L’eau-forte, Bonvent, Collection les métiers de
l’art, Genève, 1λ7η.
251
Ou « eau royale » selon les alchimistes, mélange d’acide chlorhydrique et d’acide nitrique dans des
proportions précises (2 à 4 volumes du premier pour un volume du second).
252
Cité par MEYERSON, Emile. De l’explication dans les sciences. [1λβ1], Fayard, Corpus des Œuvres de
Philosophie en Langue Française, Paris, 1995, pp. 358-359.
147
De son long apprentissage de la chimie à partir de cas singuliers, Stahl prend conscience,
bien avant les chimistes contemporains, de l’individualité d’un corps chimique. Il sait par
l’usage, le labeur et le métier à quel point les corps nouveaux présentent des caractérisations
uniques dans des circonstances données. Il a le « coup d’œil » qu’évoque en 1753 Gabriel
François Venel dans l’article « Chymie » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert253. Il
sait probablement déjà à l’époque à quel point il est imprudent « d’abstraire » un corps
chimique de son milieu, du procédé ; bref, de ne pas envisager son histoire ! Il n’y a pas de
procédure universelle pour synthétiser un corps chimique. Il existe des voies adaptables et qui
peuvent être reliées entre elles, par analogie, dans certains contextes de pratique. Du réseau
qui se tisse progressivement de cas en cas, apparaît un savoir chimique qui n’en est pas moins
stabilisé et robuste. Comme l’écrit Isabelle Stengers :

« δa possibilité de définir un objet indépendamment de l’histoire de sa formation et de ses


rapports avec son ou ses environnements enchevêtrés, la possibilité de reproduire un phénomène en
laboratoire, de prévoir, de dégager des relations générales à partir des cas particuliers ne renvoie pas
alors à une question de droit, mais de fait, dont il s’agit le cas échéant de comprendre la signification et
les limites. Le caractère abstrait de certaines connaissances scientifiques n’est pas le résultat d’une
pensée abstraite mais est lié à la découverte d’une possibilité d’abstraction propre à tel ou tel aspect du
réel que les sciences explorent. »254

Toutes ces phrases parlent de formes, de structures, de taille, de mouvements, d’action,


d’interaction, de pénétration de pores, de dissolution, bref d’une matière active. δes questions
qu’évoquent ces chimistes d’antan ont une résonance contemporaine car les chimistes
cherchent aujourd’hui à relier ces mêmes facteurs à de nouveaux comme la taille des
particules ou les solvants métastables. Du diagramme de Perrin-Jablonski que j’évoquais à
propos des molécules d’une part à l’exploration des interfaces des matériaux d’autre part, une
hétérogénéité active et dynamique occupe désormais tout l’espace accessible aux chimistes en
attendant que d’autres instruments, procédés et théories viennent rendre possibles de
nouvelles caractérisations, et donc étendent encore davantage cet espace. Dans cette
perspective, les matériaux sont bien perçus comme des états successifs d’une transformation.
Un matériau « vieillit », affirmaient déjà les chimistes des siècles passés, cette expression n’a
jamais eu autant de sens qu’aujourd’hui. δes chimistes sont en effet capables de déceler des
évolutions au cours du temps en utilisant l’épaisseur d’un morceau de glace ou à partir de

253
LECORNU LEHMAN, Christine. « Gabriel François Venel : sa place dans la chimie française du XVIIIe
siècle », 702 pages, Thèse de doctorat en Epistémologie, Histoire des sciences et des techniques, Université Paris
X Nanterre, 2006.
254
STENGERS Isabelle. « Le pouvoir des concepts », in Les concepts scientifiques. STENGERS Isabelle et
SCHLANGER Judith, Gallimard, Paris, 1991, pp. 59-60.
148
l’analyse d’une feuille de salade. Les services de lutte contre la fraude disposent de techniques
qui permettent de dissocier une œuvre artistique originale d’une simple copie. La police
scientifique peut déceler des traces de cyanure dans un cheveu ou d’autres matières dopantes
dans un microlitre de sang et d’urine. La RMN et la désactivation de fluorescence permettent
de suivre des cinétiques chimiques à des échelles de temps jamais atteintes et qui sont sans
cesse réduites. σos moyens de mise en évidence du mode d’existence processuel des matières
chimiques hétérogènes n’ont jamais été aussi performants à des échelles infimes. La notion de
matières actives qui a toujours été au cœur des modèles chimiques est repensée par les
chimistes dans le cadre de nouvelles échelles de temps, d’espace et de quantités de matière
utilisées. Souvenons-nous d’une autre phrase de Diderot :

« Il n’y a qu’une seule manière d’être homogène. Il y a une infinité de manières différentes
possibles d’être hétérogène. Il me paraît impossible que tous les êtres de la nature aient été produits
avec une matière parfaitement homogène, qu’il le serait de les représenter avec une seule et même
couleur. Je crois même entrevoir que la diversité des phénomènes ne peut être le résultat d’une
hétérogénéité quelconque.»255

δa matière n’est pas homogène au sens où une interprétation mécaniste l’entendrait sur la
base d’une description géométrique des forces qui mettent en mouvement des corps supposés
inertes. Diderot avait certainement raison de le penser, de même qu’il n’y a pas
d’hétérogénéités quelconques mais bien, selon les chimistes, des hétérogénéités actives qui
résultent de processus, de transformations, et d’interactions dans des contextes bien
particuliers. Par ailleurs, les matériaux vieillissent, les chimistes répètent-ils, ils ont donc une
histoire et une historicité qui peuvent être étudiées expérimentalement. Il est possible de
réaliser des analyses d’un même échantillon à des moments différents, cette étude
diachronique permet aux chimistes de mettre au point une méthode d’analyse en vérifiant sa
fiabilité et sa répétabilité. Le « vieillissement » peut parfois également poser des difficultés
pour valider une méthode.
Les travaux des chimistes contemporains permettent toutefois de nuancer l’approche
matérialiste de Diderot à propos de l’homogénéité. Deux matières différentes, deux matériaux
différents, paraissent homogènes si des instruments grossiers d’analyse sont utilisés pour
interagir avec eux. Cette homogénéité dépend elle-même d’un type d’interaction. D’autres

DIDEROT, Denis. Pensées sur l’interprétation de la nature, 1753-1754, Œuvres philosophiques, Classiques
255

Garnier, Paris, 1770, p. 239.

149
instruments, à la fois plus spécifiques et mieux résolus, permettent de signaler des différences
de composition et de structure qui sont infimes. Il est possible qu’il y ait aussi des « manières
différentes d’être homogène », tout dépendrait, selon cette autre perspective, des échelles de
temps et d’espace utilisées ainsi que des procédés et des instruments pris en compte. Ma vue,
une analyse chimique, un cliché en diffraction des rayons X permettent, par exemple,
d’inférer qu’un matériau est totalement ou localement homogène à un moment donné. Ces
trois différents types d’interaction sont autant de façons différentes d’appréhender un type
d’homogénéité dans un cadre expérimental donné et, surtout, autant de façons qui permettent
d’introduire des degrés d’homogénéité possibles. Diderot ne disposait naturellement pas de
nos instruments et de notre savoir, il ne pouvait que célébrer, avec audace à l’époque,
l’hétérogénéité des matières contre une vision mécaniste du monde.
La dichotomie entre la notion d’hétérogénéité et d’homogénéité est relative aux moyens
d’accès (instrumentaux et cognitifs) qui permettent de caractériser une entité ou des collectifs
peuplés de corps chimiques. Il est même possible que cette dichotomie ne soit qu’un élément
d’un jeu de langage qui permet de penser la diversité des corps qui nous entourent. Dans cette
perspective grammaticale au sens du second Wittgenstein, cette dualité apparaît comme une
condition qui rend possible la description d’un corps par un autre supposé homogène et
parfait. Le « cristal parfait » que les étudiants chimistes apprennent à décrire au tout début de
leur parcours permet de penser la transformation d’un matériau en un autre, le dopage de
semi-matériaux par le bore ou le germanium, la variation de densité d’un corps lorsque des
impuretés occupent des sites vacants du réseau cristallographique, et ainsi de suite. Est-ce
pour autant qu’un tel cristal, dénué de défauts structurels et « d’impuretés », existe en dehors
de nos représentations ? Il semble qu’il soit plutôt un modèle d’un grand pouvoir explicatif et
heuristique. Ce modèle de « pureté cristalline » est un guide pour l’action ou la recherche elle-
même. Cette situation me fait penser à une phrase de Jankélévitch à propos de la pureté d’un
humain, phrase dont l’usage reste, me semble-t-il, tout à fait pertinent dans mon cadre d’étude
et qui est : « Kant aurait dit que la pureté est, en ce sens, rationnelle ; mais comme on garde le
droit de penser que l’a priori n’est pas forcément rationnel, nous nous contenterons de dire :
la pureté est une exigence normative et un idéal régulateur qui nous sert à mesurer et
apprécier, du moins, le degré de notre impureté. »256
C’est la raison pour laquelle, il ne faut pas perdre de vue que les dichotomies, et, plus
largement, les jeux de langage utilisés par les chimistes pour relier un tout à ses parties, sont

256
JANKELEVITCH, Vladimir. Le pur et l’impur, Flammarion, Collection Champs, Paris, 1960, p. 25.
150
des dispositifs qui leur permettent d’agencer leur savoir et non le reflet d’une réalité
indépendante de leurs actions. Comme l’écrit Philippe Descola dans un autre cadre:

« [J]e ne suis aucunement hostile aux oppositions dualistes en général, ce qui serait absurde car
toutes les civilisations les ont utilisées afin de mettre en contraste des propriétés du monde et leur
donner une fonction structurante : le jour et la nuit, le masculin et le féminin, le clair et le foncé, etc.
Par ailleurs, l’une des leçons importantes que l’on doit retenir de l’anthropologie structurale de Claude
Lévi-Strauss, une leçon qu’il avait lui-même tirée de la linguistique saussurienne, c’est qu’aucun
phénomène n’est significatif pris isolément et qu’il ne devient pertinent que s’il est situé dans un
réseau d’oppositions à l’intérieur d’un groupe de transformation. »257

Ce propos a un sens dans le cadre de la chimie. Le cristal « parfait » et le cristal « réel »


appartiennent à un réseau d’oppositions qui permet aux chimistes de développer et de
structurer un langage et d’agir sur le monde. Comme nous le rappelle Peirce, il faut éviter de
« prendre l’effet même de l’obscurité de notre pensée pour une propriété de l’objet auquel
nous pensons » et, d’autre part, de « prendre une simple différence dans la construction
grammaticale de deux mots pour une différence entre les idées qu’ils expriment. »258
Ce n’est pas tout, car les pratiques des chimistes engagent, je le répète, une vision du
monde pour laquelle la matière est active, réactive et dynamique. Bernadette Bensaude-
Vincent et Jonathan Simon écrivent :

« Ce que nous essayons de suggérer ici est que les chimistes développent une philosophie pratique
qui ne se limite pas à leur scepticisme légendaire. δe fait qu’ils puissent utiliser une population
d’entités matérielles en vue d’accomplir un travail qui nous est utile est en soi une marque distinctive
des pratiques conceptuelles des chimistes. Pour les chimistes, les entités invisibles ne sont pas avant
toute chose les clés qui permettent de comprendre le monde matériel, la réalité cachée derrière les
phénomènes, mais plutôt un ensemble d’outils ou d’instruments avec lesquels il est possible d’agir sur
le monde. (…) Pour autant, réduire leur ontologie à une collection d’agents qui agissent sur le monde
serait une description incomplète du point de vue des chimistes car ils ont également besoin de postuler
que ces agents ont des capacités à agir. »259

257
DESCOLA, Philippe. L’écologie de l’autre. L’anthropologie et la question de la nature, Editions Quae,
Versailles, 2011, p. 94.
258
PEIRCE, Charles Saunders. Pragmatisme et pragmaticisme, Œuvres de C.S. PEIRCE, vol. I, traduction
française de C. Tiercelin, P. Thibaud et J.-P Cometti, Editions du Cerf, Paris, p. 246.
259
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette & SIMON, Jonathan. Chemistry. The Impure Science, Imperial College
Press, London, 2008, pp. 206 et 208 : «What we are trying to suggest here is that chemists’ practical philosophy
is not limited to their notorious scepticism. The fact that they can marshal a population of material entities to
perform useful work is itself a distinctive mark of chemists’ conceptual practices. For chemists, invisible entities
are not primarily the keys for understanding the material world, the reality behind the phenomena, but rather a
set of tools or instruments with which one can bring things about acting in the world» (p.206, ma traduction) et «
Limiting their ontology to agents that can act would be insufficient for chemists; they also need to postulate
capacities for action » (p. 208, ma traduction).
151
Ce point me semble très important pour mon propos. Nous avons montré à partir de
l’étude de ce que font les chimistes au quotidien que l’émergence se pose bien comme un
problème d’articulation entre ce que les chimistes connaissent d’un corps chimique (molécule
ou matériau) en tant qu’entité, ce qu’il contient et le milieu dans lequel il se situe. Il est
d’autant plus facile de comprendre cette articulation en faisant appel à la vision du monde que
les chimistes partagent. La matière est pour eux active et les corps ont des capacités à agir
avec d’autres corps ou à interagir avec des instruments. Toutes les citations à des chimistes du
passé ou de notre époque que j’ai proposées dans cette partie traduisent cette activité.
Selon les chimistes, la transformation chimique dépend d’un ensemble de relations entre
corps. Dans cette perspective, il paraît difficile d’expliquer l’apparition d’une nouvelle
molécule et de ses nouvelles caractérisations en raisonnant comme si ce corps chimique était
isolé du monde et donc simplement analysable en termes de composition chimique, c’est-à-
dire à partir de ses éléments constitutifs isolés ou en interaction. Si les chimistes considéraient
la matière comme inerte et mise en mouvement par des forces qui lui sont extérieures, ils
pourraient, dans cet autre cadre de pensée, tenter d’expliquer l’émergence d’un corps
chimique en invoquant une combinaison de forces qui fait tenir ensemble ses parties, sachant
que l’identification de ces parties résulte d’une analyse a posteriori menée à partir de l’entité
purifiée et caractérisée par les méthodes chimiques en vigueur.
La conception du monde des chimistes est impliquée dans leurs pratiques de mise en
relation des corps chimiques, elle est exprimée dans les jeux de langage des chimistes et est
l’œuvre dans leur tentative d’articulation d’un tout, de ses parties et d’un milieu associé. Une
vision du monde ou un ensemble de visions du monde est en jeu derrière les pratiques
chimiques, elle ne peut être mise à l’écart d’une enquête philosophique qui cherche à relier un
concept philosophique d’émergence à des pratiques chimiques. La méthode utilisée pour
expliquer un tout à partir de ses parties n’est pas dépourvue d’une certaine vision du monde,
c’est-à-dire d’un ensemble de présupposés qui la guide. Dans un monde de transformations,
c’est-à-dire dans un monde « ouvert » où des échanges de matière et d’énergie ont lieu entre
corps capables d’agir, il n’est pas envisageable de penser un concept d’émergence par
opposition à un concept de réduction, il n’est pas possible d’expliquer un tout comme s’il était
isolé du monde et comme si ses parties étaient indépendantes du contexte et du procédé mis
en œuvre. Il n’est pas plus envisageable d’expliquer la formation d’une entité à partir du seul
milieu ou du seul procédé, car les ingrédients de la réaction chimique exercent une influence
sur le milieu et la réalisation pratique du procédé. Corps chimiques, opérations ou réactions
chimiques (ces deux mots étaient d’ailleurs synonymes au XVIIIème siècle comme l’a montré
152
l’historien Frédéric Holmes260), procédés, solvants et instruments, sont entrelacés et
permettent, ensemble, aux chimistes d’établir leurs taxonomies par le biais d’analogies, de
relations et de corrélations261.
Dans ce cas de figure, seule une articulation entre plusieurs niveaux d’organisation est
possible. Elle met en relation l’entité, ce qu’elle contient, et que j’appellerai avec d’autant
plus de conviction une pluralité active, et le milieu extérieur. C’est la raison pour laquelle une
étude philosophique ne peut s’affranchir de l’étude des pratiques chimiques.
Dans le cas des matériaux chimiques, des interfaces communautaires de chimistes et de
métallurgistes étudient, par exemple, le rôle de la ségrégation du molybdène et du bore dans
le joint qui les relie (une interface) et autour du joint. Ils ont appris à comprendre, ensemble,
que cette ségrégation intergranulaire du bore est à l’origine de la résistance au fluage
d’alliages complexes à base de nickel262. Les composés utilisés sont en outre souvent des
composés non stœchiométriques dont les variations autour de la stœchiométrie influencent les
propriétés, notamment mécaniques et chimiques, des alliages.
δ’univers pandoral dont parle Michel Serres est celui des hétérogénéités qui prolifèrent, il
concerne les matériaux aussi bien que les collectifs qui les fabriquent et les étudient, et les
instrumentations qui permettent de créer et de lire des indices sur des écrans. Les chimistes et
leurs confrères scientifiques, à la croisée des chemins entre recherches académique et
industrielle, évoluent-ils, sans le savoir encore, vers une nouvelle compréhension des
mélanges et mixtes chimiques ? Assisterons-nous à l’émergence de nouvelles taxonomies et
définitions ? Les épistémologues de la chimie devront être vigilants à toute modification de ce
genre s’ils veulent comprendre les évolutions de cette discipline263.
Une chose est actuellement certaine, à savoir la prolifération de trois types d’interface. δa
première concerne les corps chimiques entre eux, la seconde les collectifs qui travaillent à la
synthèse et l’analyse de ces corps chimiques, la troisième enfin redistribue les rôles entre
industrie et université. Ce n’est pas tout, il semble que la vieille taxonomie qui sépare
synthèse et analyse chimiques se déplace également. Analyse et synthèse étant activement
couplées et codépendantes à des échelles d’action où la composition, la forme et la taille
interfèrent plus fortement. Les représentations collectives que les chimistes se font de
260
HOLMES, F.L. Eighteenth Century Chemistry as an Investigative Enterprise, Office for History of Science
and Technology, Berkeley, 1989.
261
LLORED, Jean-Pierre & BITBOL, Michel. « From chemical practices to a relational philosophy of chemistry
», in Philosophy of Chemistry: Practices, Methodologies and Concepts, LLORED Jean-Pierre (Ed.), op. cit.
262
C CHRISTIEN, F., LE GALL, R., SAINDRENAN, G., op. cit., chapitres 4 et 12.
263
LLORED, Jean-Pierre. « Towards a practical form of epistemology: the example of Green Chemistry », in
Practical realism towards a realistic account of science, Endla Lohkivi (Ed.), Studia Philosophica Estonica,
2012.
153
l’analyse et la synthèse pourraient changer, bref, cette autre interface évolue car la
pluridisciplinarité s’amplifie, les crédits de recherche sont de plus en plus variés, et parce que
les technologies, la nature des projets et les concepts changent. Comme l’écrit Joseph Rouse :

« δes pratiques ne sont pas seulement des modèles d’action, mais les configurations significatives
du monde dans lesquelles s’inscrivent et deviennent intelligibles les actions, en ce sens, les pratiques
intègrent les objets qui les rendent possibles et les cadres dans lesquels elles se développent »264.

Il est illusoire dans ce contexte de penser l’émergence de nouvelles molécules, de


nouveaux matériaux et de leurs caractérisations sans envisager les procédés, les instruments,
les interfaces, et les collectifs humains et non-humains qui, réunis, donnent sens à ce concept
en chimie en lien avec des représentations. Il n’est pas possible de tenir seulement compte des
particules élémentaires d’un niveau plus fondamental ou des seuls effets du milieu associé, ni
encore moins de développer un discours holistique en évoquant l’entité causa sui. Il est
insuffisant de réfléchir uniquement à partir d’une composition chimique ou d’une formule
associée à un corps chimique. Il faut articuler une entité, ses parties et son milieu extérieur
dans un langage adapté à une circonstance donnée. δa chimie nous met sur la voie d’une
émergence comprise comme un problème, voire un défi, d’articulation qui met à l’épreuve
toute tentative de réduction de ce qui apparaît compliqué à ce qui est qualifié de simple. En ce
sens, elle remet en question la tendance que nous avons parfois à penser la matière en termes
de particules appartenant à des niveaux d’organisation toujours plus fondamentaux les uns par
rapport aux autres. La perspective ouverte par les chimistes ne vise pas une quête sans fin des
constituants ultimes de la matière, elle cherche à élucider la transformation des matières et à
mettre au point de nouveaux modes de transformation. Cela ne signifie pas que les chimistes
ne sont pas intéressés par des théories de la matière, cela signifie seulement que, jusqu’à
présent, leur objectif principal reste la transformation des corps chimiques.
Les expressions « sortir de », « devenir nouveau », « présenter des caractérisations
irréductibles à des éléments fondamentaux ou à l’effet du milieu extérieur » acquièrent un
sens en chimie parce que les chimistes ne considèrent pas qu’un niveau d’organisation prévale
sur un autre mais étudient, au contraire, leurs mises en relation possibles en fonction des
contextes. Il n’y a pas de déduction possible des caractérisations d’un corps chimique à partir
d’un niveau d’organisation et de particules qui seraient supposés plus fondamentaux que les
autres mais seulement des corps actifs dont il s’agit de penser la transformation ou la

264
ROUSE, Joseph, Engaging Science. How to Understand Its Practices Philosophically, op. cit., p. 135 : «
Practices are not just pattern of action, but the meaningful configurations of the world within which actions can
take place intelligibly, and thus practices incorporate the objects that they are enacted with and on and the
settings in which they are enacted. » (Ma traduction)
154
coexistence. Comme l’écrit Isabelle Stengers : « Dès qu’il est question d’émergence, le tout et
les parties doivent donc s’entre-définir, négocier entre eux ce que signifie une explication de
l’un par les autres. »265 Je ne sais exprimer à quel point la chimie conforte cette affirmation.
Ce n’est pas tout car au-delà du procédé chimique et des interfaces, l’origine des corps
chimiques et la variété des substrats utilisés par les chimistes sont tout aussi importants pour
penser cette « négociation » entre le tout et ses parties. Je souhaite le montrer en donnant un
ultime exemple lié à une pratique d’analyse d’un pesticide contenu dans une salade.

2.2.6 Négocier le multiple au quotidien

En chimie analytique, le terme « matrice » désigne le substrat, c’est-à-dire le milieu dans


lequel se trouvent les molécules à caractériser et à doser (fluide biologique, aliment, végétal,
eau de rivière, etc.). Il s’agit généralement d’un milieu très hétérogène au sein duquel les
molécules à étudier interagissent multiplement avec les molécules environnantes. Le dosage
d’un pesticide dans une salade pose deux types de problème principaux que je souhaite
souligner afin de comprendre le rôle et la place des négociations dans le travail des chimistes.
Le premier problème est lié à la difficulté à disposer d'une matrice « blanche », c'est-à-dire
exempte de toute contamination par l'une des molécules à analyser, afin d’éviter de fausser
l'étalonnage de la méthode. Une solution consiste à choisir une salade cultivée sous serre dans
des conditions « bio ». Ce faisant, les chimistes postulent que cette dernière présentera
exactement les mêmes caractéristiques que les salades cultivées « industriellement » qui
seront analysées après validation de la méthode. Cette hypothèse ne reflète pas
nécessairement le cas étudié ce qui explique que le protocole d'extraction optimisé puisse
s’avérer inadéquat. Les chimistes supposent néanmoins que les textures et compositions
chimiques des salades considérées seront « suffisamment » proches les unes des autres pour
que l'extraction des analytes soit répétable entre la matrice de référence et les échantillons
réels. Ils utilisent par ailleurs un ou plusieurs étalons internes (des corps chimiques connus
ajoutés au mélange selon des quantités bien déterminées et dont les caractérisations sont bien
établies par rapport à la méthode utilisée) pour compenser et corriger des disparités
éventuelles266. Le « sang froid » qu’évoquait Guyton de εorveau est de mise, les chimistes
mobilisent un ensemble bigarré de savoirs et savoir-faire pour mettre au point un protocole
par comparaison et tâtonnements. δa négociation est de rigueur, l’ensemble des démarches

STEσGERS, Isabelle. « δa vie et l’artifice μ visages de l’émergence », in Cosmopolitiques II, op. cit., p. 207.
265
266
BOUCHONNET, Stéphane & KINANI, Said. « Les limites de la chimie analytique contemporaine : aperçus
métrologiques et épistémologiques », in La chimie, cette inconnue ?, Jean-Pierre Llored (Dir.), op.cit.
155
devant être globalement cohérent. Pas plus qu’il n’existe un « cristal parfait », il n’existe de
« matrice blanche », les chimistes doivent faire des choix, évaluer leur pertinence, recouper
des informations. En bref, il faut mener une véritable investigation pour mettre au point une
nouvelle méthode adaptée à l’étude d’un type de composé dans un type de substrat.

Le deuxième problème est lié à la représentativité du protocole. Une méthode validée pour
doser des pesticides dans la laitue peut-elle être utilisée pour doser les mêmes pesticides dans
la batavia, la romaine, la frisée, la scarole ou la mâche ? Par extension, peut-elle être utilisée
pour analyser des épinards, des choux ou des poireaux ? Stéphane Bouchonnet et Saïd Kinani
montrent que la réponse est négative, car il existe ce que les chimistes appellent un « effet
matriciel », à savoir que les différents constituants du substrat matriciel interagissent avec les
analytes (corps chimiques issus du végétal) lors de la phase de préparation d’échantillon et/ou
lors de l’analyse physico-chimique. Ils ajoutent :

« Lorsque que la « constitution tissulaire »267 est modifiée, ces interactions le sont également.
Ainsi, une méthode analytique n'est applicable qu'à la matrice pour laquelle elle a été validée »268.

Les mêmes corps chimiques agissent différemment dans un végétal car le contexte est
différent. Par ailleurs, la diversité des substrats utilisés entraîne la diversité des effets
matriciels et donc celle des méthodes chimiques d’analyse. δ’hétérogénéité des méthodes
répond à celle des corps chimiques et de leurs substrats.
δes chimistes doivent coupler des méthodes d’analyse (spectrographie de masse et
chromatographie liquide par exemple) et recouper de multiples informations afin d’établir des
ensembles de résultats co-stabilisés. Ils établissent ainsi des réseaux de relations qui
permettent de classer les corps les uns par rapport aux autres en tenant compte de leur origine
matricielle, des instruments et des procédés d’extraction. δ’évolution des normes
environnementales et de l’instrumentation (colonnes chromatographiques, capteurs, systèmes
d’ionisation, appareils à faire le vide, etc.) poussent les chimistes à scruter des quantités
chaque jour plus infimes de matière, c’est-à-dire à étudier des domaines où les interactions
entre corps chimiques sont chaque jour plus déterminantes. Les comportements chimiques
changent selon les échelles de quantité étudiées mais aussi selon les substrats. Réfléchir sur
l’émergence d’une nouvelle caractérisation doit donc tenir compte des effets de matrice et
donc des substrats utilisés ainsi que des méthodes pour les étudier. Le même corps chimique
peut présenter des caractérisations inédites selon le milieu. La mise au point des pratiques

267
Parenthèses utilisées par les auteurs.
268
BOUCHONNET, Stéphane & KINANI, Saïd. « Les limites de la chimie analytique comtemporaine : aperçus
métrologiques et épistémologiques », op. cit.
156
chimiques d’analyse, le suivi des étalonnages, sont donc d’autant plus importants que le
« substrat est inéliminable » pour parler avec François Dagognet269. Les philosophes qui
tentent de relier le concept d’émergence à la chimie devraient donc étudier les mises en œuvre
pratiques qui permettent aux chimistes d’identifier et de comprendre, dans un contexte donné,
les caractérisations et les modes d’action d’un corps chimique particulier. Ces modes d’action
sont par définition ouverts car ils dépendent du substrat et des interactions avec les
instruments et les autres corps chimiques. δa définition d’un corps est toujours provisoire car
ouverte à de nouvelles relations.
L’étude systématique d’un corps chimique est comprise comme l’étude de l’ensemble de
« ses » réponses à d’autres réactifs ou instruments. Elle dépend des protocoles, des substrats,
bref, des contextes chaque jour plus locaux que les chimistes investiguent et sur lesquels ils
agissent. Cette relativité de l’action d’un corps chimique aux contextes n’est pas nouvelle, elle
se posait, par exemple, déjà au 19ème siècle lorsque les pharmaciens-chimistes affinaient
l’analyse des principes immédiats afin d’identifier l’origine des vertus médicales des
plantes270.
Les instruments des chimistes contemporains utilisés en synthèse comme en analyse, la
puissance des outils informatiques, la spécificité des protocoles, la diversité des substrats
utilisés, le rôle des normes environnementales, l’évolution des critères de pureté, le rôle des
théories de la liaison chimique et des écoulements rhéologiques, les pratiques de stabilisation
des résultats, entre autres facteurs, intensifient la prise en compte de l’hétérogénéité des corps
chimiques et de leurs modes d’action.
Cette émergence de corps composites et de protocoles inédits sont autant de piliers qui
soutiennent un cadre d’interprétation où la matière est perçue comme un ensemble de
matières qui co-agissent à des échelles diverses selon des modalités différentes qui incluent
des contextes hétérogènes. Etudier ces corps, stabiliser des résultats, tenir compte des effets
de matrice ne relèvent pas uniquement de l’application d’une logique déductive. Comme
l’écrivait Guyton de Morveau citant Pierre-Joseph Macquer :

« Les expériences de chimie tiennent presque toujours à un si grand nombre de choses accessoires,
qu’il est rare que l’on fasse attention à tout, singulièrement lorsqu’on travaille sur des matières
neuves »271.

269
DAGOGNET, François. Rematérialiser, op. cit., Préface.
270
TOMIC Sacha, Aux origines de la chimie organique. Méthodes et pratiques des pharmaciens et des chimistes
(1785-1835), Presses Universitaires de Rennes, Paris, 2010.
271
GUYTON DE MORVEAU, L-B. « Laboratoire », in Encyclopédie méthodique. Chimie, Pharmacie,
Métallurgie, op. cit., p. 571.
157
Je vous propose de faire à présent le point sur mon enquête préliminaire avant d’étudier
comment les philosophes ont relié ce concept à la chimie.

2.3 Premier bilan de notre enquête : emergere et chimie

Le dauphin change brusquement de lieu, en un instant le voilà émergeant en plein air


avant de replonger dans l’eau. Sa forme et son mouvement ont permis de le repérer par
rapport à la mer et au paysage. Un groupe d’oiseaux se détache du fond montagneux, la forme
collective et son mouvement d’ensemble attirent notre attention. Quelle est l’origine de ce
mouvement global qui paraît si cohérent nous demandons-nous ? Est-ce un simple hasard ou
bien est-ce explicable et comment ? Du dauphin au collectif d’oiseaux, nous repérons des
variations de forme et de mouvement et cherchons à imposer des modèles à cette « réalité ».
Comme l’écrit François Jullien : « Imposer, c’est-à-dire placer sur, comme pour décalquer,
mais aussi y soumettre de force. »272 Nous rentrons ainsi dans une logique de modélisation,
voire de modelage. Nous traduisons sous forme d’équations non linéaires les effets du vent,
nos connaissances liées à chaque oiseau et à ses modes de communication ainsi que des
informations sur l’évolution du groupe. δes scientifiques tentent d’articuler plusieurs
éléments de connaissance très hétérogènes pour décrire et prévoir la forme de ces
mouvements collectifs. Le circonstanciel est conçu comme ce qui se « tient-autour », circum-
stare en latin, de chaque oiseau et du groupe à titre d’accessoire ou de détails accompagnant
ce qui serait l’essentiel de la situation, son essence. σous partons ainsi d’un modèle, fourni de
préférence par les mathématiques, pour envisager ensuite à quel point la pratique en diffère.
Andrew Pickering dirait que les chercheurs entrent dans une danse273 qui, par ajustements
successifs, permet d’affiner les modèles.
Le ver à soie et le papillon font trembler cet édifice méthodologique car ils poussent les
biologistes à penser la transformation de l’un en l’autre en même temps que tout le reste. La
notion d’émergence ne répond plus au même problème, ne pose plus exactement les mêmes
questions ; bref elle ne se pose plus dans les mêmes termes. Les biologistes utilisent toujours
des modèles mathématiques et biophysiques, ils articulent toujours des éléments hétérogènes
pour stabiliser leurs explications, mais ils doivent néanmoins comprendre le vivant, son
individuation et sa continuelle transformation, et le rôle de la sélection naturelle. En bref, ils
doivent apprendre à saisir un potentiel de situation dans un contexte biologique.

272
JULLIEN, François. Traité de l’efficacité, Grasset, Paris, 1996, p.17.
273
PICKERING, Andrew. The Mangle of Practice. Time, Agency and Science, op. cit.
158
La chimie renforce cet éloignement par rapport à un schéma qui consiste à projeter des
formes idéales sur le monde en vue de le saisir. Dans les pratiques chimiques, le
circonstanciel devient crucial car c’est à travers lui qu’advient le potentiel de situation, c’est-
à-dire cette capacité à agir des corps chimiques hétérogènes en fonction des contextes. La
recherche d’une essence cède le pas au processus de transformation. Les procédés, le milieu
associé, les opérations chimiques sont inéliminables dès lors qu’il s’agit de penser l’apparition
d’une nouvelle molécule dont les caractérisations dépendent elles-mêmes du mode
d’intervention.
Relata et relations deviennent co-relatives et co-dépendantes. δa question n’est plus de
savoir si les individus, pris isolément ou en relation, suffisent à expliquer le comportement du
groupe, ou inversement. Les chimistes ne sont ni totalement réductionnistes, ni totalement
holistes. Ils définissent les corps par le biais de réactions chimiques, c’est-à-dire de relations.
Est-ce pour autant qu’une ontologie des relations trouverait en chimie un fondement solide ou
que les chimistes célèbreraient la prééminence des relations sur les relata ? Une telle
conclusion serait hâtive car les nouveaux corps chimiques, une fois purifiés, permettent de
définir de nouveaux types de relations. Les corps chimiques sont des relata qui résultent
d’opérations de purification et de caractérisation. δe corps pur est ainsi le résultat d’un
ensemble de transformations sachant que les critères de pureté dépendent des pratiques
utilisées et des normes qui les structurent. Relata, relations, procédés, et milieu associé sont
constitutivement enchevêtrés dans les taxonomies, les théories et les savoir-faire chimiques274.
δes catégories de l’individu et du processus sont interdépendantes dans ce cadre, il n’est pas
possible de penser les relata sans relations, un individu sans processus, et inversement.
δ’émergence en chimie répond à un besoin d’articulation entre une entité, ce qu’elle contient,
et ce qui lui est extérieur. Cette articulation est constitutivement ouverte dans la mesure où de
nouvelles circonstances produiront de nouvelles caractérisations, bref de nouvelles
« affordances ». Nous ne connaissons pas toutes les relations possibles et encore moins toutes
les conséquences qu’elles peuvent avoir lorsque des corps chimiques réagissent avec d’autres
corps chimiques, des vivants et des minéraux. Ces corps se répandent et agissent sur notre
planète et son atmosphère, nous ne sommes pas capables de prévoir toutes les conséquences
de cette propagation ! Cette situation nous dépasse d’autant plus que des transformations

274
LLORED, Jean-Pierre & BITBOL, Michel. « Des pratiques chimiques à une philosophie des relations », in
La chimie, cette inconnue ?, op. cit. LLORED, Jean-Pierre. « Emergence and Quantum chemistry »,
Foundations of Chemistry, 14 (3), 2012, pp. 245-274.

159
chimiques et photochimiques ne cessent de se produire, bref les corps changent en cours de
route. Les modes d’accès participent de façon constitutive aux propriétés-caractérisations. Ces
dernières deviennent, en ce sens, semblables aux « observables » de la physique quantique.
Cette articulation fait en outre appel à une vision d’un monde en pleine transformation et
peuplé d’individus qui ont des capacités à agir. Cette supposition est une condition qui rend
possible l’ensemble des pratiques chimiques, qu’elles soient discursives, opératoires ou
théoriques. Comme l’écrit le dernier Wittgenstein :

« C’est-à-dire : les questions que nous posons et nos doutes reposent sur le fait que certaines
propositions sont soustraites au doute – sont, pour ainsi dire, comme des gonds sur lesquels tournent
nos questions et nos doutes. C’est-à-dire : il appartient à la logique de nos investigations scientifiques
que certaines choses ne soient en fait pas mises en doute. Mais cela ne revient pas à dire que nous ne
pouvons pas tout vérifier et sommes donc obligés de nous contenter de présuppositions. Si je veux que
la porte tourne, il faut que les gonds restent fixes. »275

Sans cette certitude fondamentale tout l’édifice chimique s’effondrerait ! Cette certitude
n’est pas le résultat d’un raisonnement, d’une démonstration mais est, au contraire, une
conviction si enfouie, si profonde que les chimistes en sont intimement convaincus et ne la
discutent même pas ; bref elle échappe au moindre doute. Quel chimiste, en effet, pourrait
remettre en question le postulat selon lequel les corps agissent, réellement, les uns sur les
autres et ont donc des capacités à agir ? Cette certitude est une condition de possibilité des
explications chimiques. Comme l’écrivait le célèbre chimiste George Urbain :

« Il n’est peut-être pas un chimiste qui ne confonde la réalité du sulfate de baryte avec l’idée qu’il
s’en fait. J’ai eu la curiosité de poser la question à quelques-uns d’entre eux. A tous elle a paru
singulière. Au regard effaré qu’ils m’ont jeté, j’ai reconnu que tous me croyaient fou de leur poser
pareille question. Voilà qui est acquis : le chimiste actuel fait des corps le substratum absolu de leurs
propriétés, sans se préoccuper du caractère hypothétique de cette conception. »276

Les chimistes croient en la réalité des êtres créés par leur science et en leur capacité à agir.
Les corps chimistes existent car ils peuvent agir et sont utilisés pour agir. Cette
« évidence opératoire » de la réalité des corps chimiques est à rapprocher, me semble-t-il, du
réalisme d’entité développé par Ian Hacking à propos de l’existence des électrons : « si on
peut les projeter, ils sont réels »277. Michel Bitbol a analysé cette stratégie réaliste en montrant
que :

275
WITTGENSTEIN, Ludwig. De la certitude, op. cit., § γζ1 à γζγ, p. λ8. δes italiques sont celles de l’auteur.
276
URBAIN, George. Essai de discipline scientifique, La Grande Revue, Paris, Mars 1920, p. 16 du tirage à part.
277
HACKING, Ian. Concevoir et expérimenter, Christian Bourgois, Paris, 1989, p. 53.
160
« (…) ce changement de statut des électrons et des relations, de la position d’entité hypothétique à
celle d’entité présupposée par l’action (concrète ou déductive), ne leur confère aucun privilège
ontologique. Il leur donne seulement la position d’un présupposé indiscuté de l’action, d’une réserve
commune de consensus sur laquelle il n’est pratiquement plus admissible de revenir sous peine de
perte d’efficacité collective (…). Sous la surface d’une découverte de la réalité, se dissimule la
métamorphose de la relation cognitive, seule habilité à investir l’un de ses termes du qualificatif
« réel ». Etre réel pour une particule, c’est pouvoir être déplacée, dans la relation cognitive, de la
situation de ce qui est interrogé vers ce qui sert de point d’appui non interrogé aux interrogations
futures. »278

Ce besoin d’efficacité collective est amplifié par la demande sociale en nouveaux


matériaux pour le développement durable, la concurrence, et le modèle de la société basée sur
la production et la consommation. Cette situation renforce d’autant cette conviction des
chimistes en la capacité d’action des corps qu’ils fabriquent. Cette vision du monde n’a cessé
d’être consolidée par les réussites et les échecs des « révolutions » industrielles et
énergétiques. Les chimistes n’en restent pas moins, pour autant, pragmatiques et sont capables
d’utiliser des théories et modèles très différents selon leurs objectifs et les circonstances. Leur
savoir n’en est pas moins structuré, stabilisé, et massivement producteur de corps chimiques
qui participent activement à la transformation de nos modes de vie. Des conceptions du
monde que certains philosophes n’hésitent pas à qualifier d’ontologies sont engagées dans les
pratiques des scientifiques. Ces dernières ne sont pas plus neutres qu’un cristal n’est parfait,
qu’une matrice n’est blanche ou qu’un corps n’est intrinsèquement pur « dans la nature ».
δ’unité des taxonomies chimiques ne procède pas par abstraction d’essence mais, comme
l’écrit François Jullien dans un tout autre cadre, « par communication au travers de la
différence et par enfilage des cas »279. Les chimistes changent les contextes dans lesquels les
transformations ont lieu ; cet « art des circonstances » leur permet de relier entre eux les corps
chimiques en fonction de leurs caractérisations. Dans chaque cas, ils suivent les réseaux qui
attachent ces entités à d’autres et examinent, tout en les modifiant, les procédures qui les font
advenir. Ils ne cessent de différencier les modalités d’instanciation des corps qu’ils fabriquent
et analysent. Les différences permettent d’établir des classifications par enfilage des cas, ce
sont d’importants réseaux d’interdépendance qui sont progressivement mis à jour. Des tables
d’affinité ou de rapports entre corps au XVIIIème siècle aux classifications des principes
immédiats au XIXème siècle, de l’élaboration des classifications périodiques des éléments aux
diagrammes de corrélations de Mulliken en chimie quantique, pour ne citer que ces quelques

278
BITBOL, Michel. De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, op. cit., p. 404.
279
JULLIEN, François. Traité de l’efficacité, op. cit., p. 215.
161
exemples, les chimistes mettent en évidence des hétérogénéités qu’ils classent par analogie et
différentiation. La métaphore du réseau a un pouvoir heuristique tel qu’elle peut rendre
compte de ce long travail des chimistes qui vise à établir des correspondances entre les corps
qu’ils produisent. Comme l’écrit Philippe Descola dans un autre cadre d’étude :

« Chaque chose est particulière, certes, mais l’on peut trouver en chaque chose une propriété qui la
reliera à une autre, et cette autre à une autre encore, de sorte que des pans entiers de l’expérience du
monde se retrouvent ainsi tissés par la chaîne de l’analogie. »280

Je préfère utiliser l’expression « propriété-caractérisation » à celle de propriété tout court


pour souligner le rôle des interactions, bref des relations, dans la définition d’un corps
chimique. Ce mot reflète davantage le rôle inéliminable des modes d’accès (selon les cas :
instruments, autres corps, sens, concepts). Il n’en reste pas moins que la phrase de Descola me
semble adaptable au travail des chimistes.
Dans son livre Par-delà nature et culture, Philippe Descola fait l’hypothèse que les
humains sont capables de détecter des continuités et des discontinuités entre humains et non-
humains sur la base d’un contraste entre ce qu’ils perçoivent comme relevant de l’intériorité
(leurs états affectifs et mentaux) et ce qui relève de la physicalité (les corps et les processus
matériels). Il propose même une taxonomie des ontologies (naturaliste, animiste, analogiste,
totémiste) qui dépend du rôle et du statut que les peuples donnent à l’intériorité et la
physicalité281. Aujourd’hui les produits chimiques que nous avons produits reviennent en
force sur nous, entrent dans nos corps, modifient notre intériorité, allègent notre souffrance
physique, remplacent des organes déficients, ou provoquent des maladies, des allergies, la
mort. δ’émergence de nouveaux produits chimiques brouille la frontière entre humains et
non-humains dont Bruno δatour a clairement montré qu’elle résulte d’une évolution récente
de notre culture qu’il conviendrait de dépasser.282 Nous sommes contraints de plus en plus à
penser l’articulation des humains et non-humains.
δa question de l’émergence en chimie est reliée à ce type de problème de part la définition
constitutivement ouverte des corps chimiques. Il faut insister sur la dépendance de la
définition d’un corps aux ensembles d’action qui permettent de modifier les groupes de
relations qui le caractérisent. Un corps chimique n’est pas défini par une essence mais par un
ensemble de performances qu’il réalise dans un contexte donné, en fonction d’un procédé,
d’une instrumentation, des autres corps en présence et de ce qu’il contient lui-même. En ce

280
DESCOLA, Philippe. L’écologie de l’autre. L’anthropologie et la question de la nature, op. cit., p. 87.
281
DESCOLA, Philippe. Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris, 2005.
282
LATOUR, Bruno. Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, op. cit.
162
sens, sa définition est ouverte et provisoire. δa question de l’émergence ou, devrais-je écrire,
le problème de l’émergence en chimie consiste donc plutôt à penser ensemble un tout, ses
parties, les circonstances de l’individuation du tout et celles de sa persistance relative.
Pour une même composition chimique et des proportions identiques, la structure d’un
corps dépend de sa taille qui dépend elle-même du milieu associé et donc du procédé utilisé.
Il devient donc nécessaire d’articuler composition, proportion, structure, taille, milieu associé
et procédé pour penser l’instanciation d’une caractérisation inédite. Plus que jamais, les
chimistes sont capables de relier à l’intérieur d’un même corps des composés jadis
incompatibles. Si un concept d’émergence peut être relié à la chimie, il ne pourra faire
l’économie de cette dépendance mutuelle d’un tout, de ses parties et du milieu associé.
Comment définir un individu chimique ? Comme une distribution de corps que relie un air de
famille ? Un ensemble d’ « affordances » dont il s’agit de définir le géométral ? Une « ex-
stance » comme le propose Bachelard ?
La réponse à ces questions ne va pas de soi et est liée aux pratiques des chimistes et à la
question de l’émergence en chimie. δa dernière partie de notre thèse reviendra sur ces
questions fondamentales. Retenons simplement à ce point de notre travail que le rôle du
milieu associé, du procédé utilisé, des méthodes mises au point pour tenir compte des effets
de matrice sont requis pour penser cette émergence en chimie. Retenons aussi la dépendance
mutuelle des relations et des relata et l’enchevêtrement des niveaux d’organisation successifs.
Je propose d’étudier à présent comment les philosophes relient la chimie au concept
d’émergence avant d’engager une discussion et d’étudier ensuite comment se construit la mise
en relation avec la chimie quantique.

163
III. Les philosophes, l’émergence et la chimie

3.1 La chimie dans le cadre du débat philosophique à propos de l’émergence

Le nombre de publications ou de livres qui évoquent la question de l’émergence d’un


point de vue philosophique est très impressionnant, voire déroutant. Il est possible de
remonter de notre époque à la seconde moitié du XIXème siècle afin de trouver les premières
occurrences du mot « émergence » dans les textes philosophiques ; sachant que certains
travaux, comme ceux de John Stuart Mill (1806-1873), développent, dès 1843, une thèse
émergentiste en utilisant un champ lexical différent pour exprimer des idées similaires. Anne
Fageot Largeault identifie un « émergentisme britannique » et une « école française » qu’elle
associe à une forme de « positivisme spiritualiste »283.
Ces premiers travaux sont majoritairement concernés par les questions liées à l’apparition
de la vie et de la conscience. Les philosophes réfléchissent sur la liberté humaine face au
déterminisme de la mécanique et tentent d’élucider la nature des liens entre le corps et
l’esprit, la matière inerte et la matière vivante, ou entre les sciences entre elles. Ces questions
ne sont pour l’essentiel pas nouvelles, René Descartes, pour ne citer qu’un exemple, les avait
déjà prises en charge deux siècles auparavant sous la forme d’un dualisme qui affirme que
l’esprit est une substance immatérielle et en proposant sa théorie de l’animal-machine. Le
contexte a en revanche beaucoup changé et, avec lui, les questions que se posent scientifiques
et philosophes et la façon dont ils se les posent ; bref, ce à quoi les scientifiques et les
philosophes ont affaire diffère !
Je vais m’intéresser au cadre dans lequel l’idée d’émergence prend sens dans les travaux
des auteurs à l’origine de l’émergentisme. Comment expliquer ce choix par rapport à mon
travail ? δ’explication est simple μ enquêtant en premier lieu sur la possibilité d’une mise en
relation de la chimie d’abord, puis de la chimie quantique ensuite, avec le concept
d’émergence, je porte mon attention sur les façons avec lesquelles les philosophes ont établi
un rapport entre la chimie et le concept d’émergence. Il se trouve que, pour l’essentiel,
l’ensemble des auteurs qui utilisent des connaissances appartenant au domaine de la chimie se

283
FAGOT-LARGEAULT, Anne. « δ’émergence », in Philosophie des sciences, tome II, ANDLER Daniel,
FAGOT-LARGEAULT Anne & SAINT-SERNIN Bertrand (Dir.), Gallimard, Folio essai, Paris, 2002, pp. 939-
1048.

164
réfère toujours aux mêmes auteurs-sources qui sont, pour l’essentiel, ceux que nous
étudierons par la suite.
La plupart des textes philosophiques qui étudient l’émergence se réfèrent à la logique, à la
biologie, à la physique, à l’informatique, aux sciences de la complexité, à la théorie de
l’information, à la cybernétique et, aussi, à la chimie. Ce faisant, en dehors de rares exemples
faisant référence à la chimie contemporaine, comme par exemple dans les travaux de
Bachelard ou Dagognet, ou, plus proches de nous, ceux développés par les chimistes et
épistémologues Joseph Earley284 et Pier Luigi Luisi285, les philosophes qui se réfèrent à la
chimie utilisent les exemples proposés par les émergentistes britanniques. Il faut faire
remarquer que, pour l’essentiel, « l’école française » qui regroupe, selon Anne Fagot-
Largeault286, Félix Ravaisson, Jules Lachelier, Emile Boutroux, Henri Bergson, utilise
essentiellement des exemples issus de la physique, de la médecine, de la physiologie ou de la
biologie pour rejeter le mécanisme. Bergson fait parfois référence à la physico-chimie pour
évoquer la transformation de la matière comme par exemple dans l’Evolution Créatrice287, il
reste toutefois peu cité dans les travaux des philosophes qui pensent l’émergence, et ce, en
raison très certainement, de sa position en faveur des notions de « création », « d’entéléchie »
ou « d’élan vital » qui expriment son refus de toute réduction de la vie aux lois physico-
chimiques. Cette approche est rejetée par les philosophes contemporains de l’émergence
comme Paul Humphreys, Mark Bedau, William Wimsatt, Jaegwon Kim, Donald Campbell,
entre autres figures illustres.
Les philosophes de l’émergence évoquent ainsi uniquement, lorsqu’ils s’y réfèrent, les
travaux des émergentistes britanniques, soit en les citant explicitement, soit en considérant le
même type d’argument ou de raisonnement, comme, par exemple, celui qui consiste à
comparer des propriétés d’un corps chimique à celles de ces éléments pris séparément ou en
relation à l’intérieur du corps étudié. Un des exemples phares reste celui des propriétés de
l’eau liquide en comparaison à celles du dihydrogène et du dioxygène à l’état gazeux ; cet
exemple se prête bien à une formalisation de la définition de l’émergence ; bref à une
approche analytique de cette notion. δa traduction en termes logiques de l’émergence
semblant être une priorité pour beaucoup de philosophes ou, en tout cas, la garantie d’un

284
EARLEY, Joseph. « How Philosophy of Minds Need Philosophy of Chemistry », HYLE, International
Journal for Philosophy of Chemistry, volume 14, n°1, 2008, pp. 1-26.
285
LUISI, Pier Luigi. « Emergence in chemistry: Chemistry as the embodiment of emergence », Foundations of
chemistry, 4, 2002, pp. 183-200.
286
FAGOT-LARGEAULT, Anne. « δ’émergence », in Philosophie des sciences, tome II, op. cit., pp. 956-966.
287
BERGSON, Henri. L’évolution créatrice, Paris, Alcan, 1λ07. J’ai travaillé à partir d’une version numérique
en libre accès sur le site : http://www.archive.org/details/levolutioncreatr00berguoft.
165
travail suffisamment élaboré. Il devient donc aisé de comprendre le succès de tout exemple
facilitant cette démarche formelle. Je montrerai que les exemples utilisés par Charlie Dunbar
Broad ont rendu possible une première étape de formalisation et je questionnerai ensuite cette
traduction logique de la question de l’émergence en réfléchissant en particulier à la
signification que peut avoir la clause ceteris paribus dans le cadre de la chimie.
Curieusement, les exemples utilisés par les philosophes varient peu alors que la chimie ne
cesse de produire chaque année un très grand nombre de nouveaux composés ! Ceci est
d’autant plus surprenant que les modes d’action que développent les chimistes, à des échelles
toujours plus réduites et selon des modalités toujours plus sélectives et spécifiques, ne cessent
de prendre de l’ampleur, comme je l’ai montré dans le cadre de mon essai préliminaire.
Curieusement toujours, ce sont les mêmes références qui adviennent, les mêmes citations à
propos des mêmes auteurs alors que d’autres exemples, non moins intéressants, existent dans
les ouvrages cités. Bref, le recours à la chimie est réduit à des exemples-types utilisés soit en
faveur de l’émergence, soit pour en dénoncer l’absence de pertinence.
Aucun recours, à l’exception des philosophes Joseph Earley et Rom Harré, n’est fait à la
nouvelle instrumentation dont dispose les chimistes et encore moins aux façons de faire des
chimistes (synthèse, mise en place de protocoles, couplages entre méthodes d’analyse,
développements de nouveaux concepts, de nouvelles normes métrologiques et
environnementales, etc.). δes philosophes utilisent ainsi un nombre très réduit d’exemples
issus principalement des travaux de Mill ou de Broad. Les philosophes contemporains de la
chimie qui mettent en rapport la chimie quantique et le concept d’émergence raisonnent par
ailleurs sur les formalismes et les approximations utilisés, j’aurai l’occasion d’y revenir. Ce
faisant, ils n’envisagent pas, je l’ai déjà signalé, ce que font les chimistes au laboratoire et
certains des problèmes auxquels ils doivent faire face. Il semblerait donc que les exemples
issus de la chimie soient coupés de toute référence aux pratiques desquelles ils sont issus et
dans lesquelles ils prennent sens et évoluent. Afin d’éviter toute conclusion hâtive ou
affirmation gratuite, une étude au plus proche des textes est donc nécessaire et vient donc
compléter l’étude préliminaire des pratiques chimiques.
δ’idée est donc de revenir à la source et d’étudier ces mises en relation. Il s’agit de
prendre au sérieux chaque contexte, chaque originalité ; bref de respecter une œuvre en tant
que telle en échappant à la caricature ou à son utilisation, pure et simple, en vue d’illustrer une
idée préexistante de l’émergence pour laquelle il s’agirait de trouver un support dans le travail
d’autres chercheurs.

166
Je ferai donc référence à certains passages « incontournables », maintes fois cités et à
juste titre, en les replaçant dans leur contexte, et en les situant par rapport à d’autres passages
non cités, en tout cas dans les textes que j’ai pu lire, et pourtant non moins importants en ce
qui concerne la cohérence des travaux dans leur ensemble. Il sera question du vitalisme, en
tout cas en partie, car les émergentistes britanniques cherchent à le réfuter. Je ferai un détour
historique afin de comprendre, comment les chimistes eux-mêmes se positionnaient dans ce
débat à la même époque, en particulier les chimistes organiciens. Ce détour a pour but de
vérifier si cette discussion propre aux chimistes de l’époque a été prise en compte par les
émergentistes de la première heure.
Cette étude ne se veut pas un catalogue, à la fois partiel et partial, de travaux antérieurs de
mise en relation de la chimie à des concepts d’émergence qu’il s’agirait d’identifier. Elle est
pensée comme une étape de mon enquête, et l’occasion d’une discussion menée à la lumière
de l’essai préliminaire que j’ai proposé. Il est temps de préciser au préalable certains éléments
du cadre global dans lequel s’inscrit le travail des émergentistes britanniques avant de
commencer l’exploration des textes originaux.

3.2 Contexte d’apparition des premiers travaux émergentistes

Je commencerai, bien volontiers, par évoquer rapidement la place des travaux qui ont
conduit à substituer à l’idée d’un monde statique celle d’une transformation des espèces dans
la durée, c’est-à-dire l’idée d’un monde vivant en devenir.
La découverte de fossiles de squelettes qui ne ressemblent à aucun squelette d'animaux
vivants a contribué, tout au long du XVIIIème siècle, à la remise en question progressive de
l’approche « fixiste » selon laquelle toutes les espèces vivantes possibles ont été créées par
Dieu selon un ordre parfait et immuable288.
En 1809, Jean-Baptiste de Lamarck (1744-1829) défend l’idée selon laquelle un organe se
développe en fonction de son usage. δ’usage ou le non-usage d’un organe entraîne, selon lui,
son développement ou, au contraire, son atrophie289. Ainsi les espèces vivantes peuvent-elles
se diversifier en fonction des conditions dans lesquelles elles vivent, bref du milieu qui leur
est associé. Lamarck évoque l’idée d’une complexification croissante de l’organisation des
êtres vivants sous l’effet de la dynamique interne de leur métabolisme. Il postule par ailleurs

288
PICHOT, André. Histoire de la notion de vie, Gallimard, collection TEL, Paris, 1997.
289
LAMARCK Jean-Baptiste. Philosophie zoologique, Flammarion, coll. GF, Paris, 1994 [1809]. Texte présenté
et annoté par André Pichot. PICHOT, André. Histoire de la notion de vie, op. cit., chapitre 7 : « Lamarck et la
biologie ».
167
la transmission des caractères acquis d’une génération à une autre. Cette idée de strates
successives de modes d’organisation du vivant sera reprise par les émergentistes.
En 1859, Charles Robert Darwin (1809-1882) publie De l’origine des espèces dans lequel
il présente le mécanisme de la sélection naturelle pour expliquer ses nombreuses
observations. Il évoque une « descendance avec modification » d’une génération à une autre.
Les individus d'une espèce diffèrent au moins légèrement les uns des autres, seuls les
descendants des individus les mieux adaptés à leur milieu et à l'appropriation des ressources
rares parviendront à engendrer une descendance. Les individus ainsi sélectionnés transmettent
leurs caractères à leur descendance et les espèces s'adaptent en permanence à leur milieu.
δ’espèce humaine dépend donc de son milieu, de son histoire et devient aussi une espèce
parmi d’autres. Un débat sur la transmission des gènes acquis a lieu entre August Weismann
(1834-1914) et Darwin à la fin du XIXème siècle290. La redécouverte (35 ans après sa mort) des
lois du moine et botaniste autrichien Johann Gregor Mendel (1822-1884) à la fin du
XIXème siècle et au début du XXème siècle bouleverse la compréhension des mécanismes de
l'hérédité et donne naissance à la génétique291.
δ’idée de transformation, de processus prend de l’épaisseur durant le XIXème siècle et
touche les domaines du savoir humain. La transformation des formes d’énergie se traduit par
des versions successives des principes de la thermodynamique et reste au cœur des travaux
des ingénieurs. La biologie se développe progressivement de même que la physiologie
végétale en interrogeant la transformation du vivant. δ’apport de l’optique et les progrès de
l’instrumentation, en particulier en microscopie, sont des atouts tant pour la biologie, la
botanique que pour la physiologie. Le développement de la médecine sera aussi lié à celui de
la chimie et de la pharmacie. Les sciences naissantes et plus anciennes interagissent et
négocient sans cesse leurs territoires. Une nouvelle méthodologie de l'analyse chimique,
fondée sur le croisement des pratiques naturalistes et instrumentales, se met en place vers les
années 1830. Cette méthode permet la découverte rapide de nombreux « principes
immédiats » dont le nombre augmente d'un ordre de grandeur et passe de quelques dizaines à
quelques centaines entre 1785 et 1835.
L'exploration de la « matière médicale » par les pharmaciens à la recherche de « principes
actifs » aboutit, en particulier à partir de 1817, à la découverte capitale d'une série

290
JAY GOULD, Stephen. Darwin et les grandes énigmes de la vie. Réflexions sur l'histoire naturelle, Seuil,
collection Point Science, Paris, 1997.
291
GIANNINI, Adriana. « Trente-cinq ans plus tard », Les génies de la science, 35, 2008, pp. 72-78.
168
d'alcaloïdes292. Ces nouveaux composés à la pureté garantie permettent aux pharmaciens de
fonder une industrie pharmaceutique fabriquant des produits à haute valeur ajoutée. Elle
permet également aux chimistes de mettre au point un système d'analyse élémentaire
performant. La composition chimique des principes immédiats est expliquée dans le cadre de
la théorie des radicaux et leur redéfinition en tant qu’ « espèces organiques » marque
l’apparition de la chimie organique 293
.
Cette renégociation des rapports entre pratiques liées à l’analyse chimique et à la
pharmacie est complétée, et parfois alimentée, par l’essor rapide de la « synthèse organique ».
Les chimistes deviennent capables de synthétiser des composés identiques aussi bien à partir
de méthodes empruntées à la synthèse minérale qu’à la chimie organique : certains corps
chimiques extraits des êtres vivants peuvent être synthétisés en laboratoire à partir d’une
matière inorganique, c’est-à-dire inerte ! Par ailleurs, s’il est connu, depuis Joseph Priestley
(1733-1804), que les plantes utilisent la lumière et l’oxygène pour se développer, de
nombreuses questions se posent sur le rôle de l’azote, de phosphore, du calcium, et du
potassium. Il s’agit alors de comprendre comment les minéraux jouent un rôle essentiel dans
la croissance des êtres vivants. Véritables défis lancés au vitalisme et au partage des règnes
végétal, animal, et minéral qui structure les sciences naturelles de l’époque, ces questions sont
à l’origine de collaborations entre la chimie minérale et la chimie organique qui sont à elles-
mêmes à l’origine de la chimie agricole.
σ’oublions pas en outre le passage d’une société à dominante agricole et artisanale à une
société commerciale et industrielle dont l’idéologie est technicienne et rationaliste ; bref la
transformation graduelle de la société par la « révolution industrielle ». C’est toute la société
anglaise qui a radicalement changé en très peu de temps, les villes, les campagnes, les
transports, les techniques, les échanges, l’organisation des entreprises, les modes de vie,
certaines façons de se soigner, etc. La transformation apparaît partout : les espèces changent
au même titre que les sociétés et les rapports entre les humains entre eux ou avec la

292
δes alcaloïdes sont des molécules organiques cycliques contenant un ou plusieurs atomes d’azote. Ces
molécules ont des propriétés basiques et présentent une activité pharmacologique (la morphine et la codéine ont
une activité analgésique ; la quinine et la chloroquine sont des antipaludiques ; le taxol, la vinblastine et la
vincristine sont des anticancéreux). Etymologiquement, le terme « alcaloïde » dérive de alcali « base » et du
suffixe –oïde qui signifie « comme, semblable à ». Pour plus de détails, se référer à BRUNETON, Jean.
Pharmacognosie - Phytochimie, plantes médicinales, 4ème édition revue et augmentée, Tec & Doc, Éditions
médicales internationales, Paris, 2009.
293
TOMIC Sacha. Aux origines de la chimie organique. Méthodes et pratiques des pharmaciens et des chimistes
(1785-1835), op. cit.

169
« nature ». C’est dans ce cadre de « transformation » que l’émergentisme britannique se
développe.
Il est toujours risqué de poser un cadre partiel afin d’étudier le développement d’une
approche philosophique car l’évolution des mentalités ou de la pensée ne suit pas
nécessairement, strictement et rapidement celui de la société. Le passé peut tout autant
influencer la pensée philosophique qui demeure toujours en partie détachée, c’est-à-dire non
réductible à son époque. δes modalités d’existence changent avec les nouveaux outils,
instruments et concepts ; bref à mesure que notre action sur le monde change. δa pensée n’est
pas uniquement contemplative, elle n’est pas le simple reflet du monde, pas plus que le
monde n’est la simple projection de la pensée en dehors d’elle-même. Nous vivons engagés
dans le monde, la pensée concerne cette interaction, elle en émane, elle y participe. Action et
pensée, actes et symboles, sont deux aspects de notre engagement dans le monde qu’il s’agit
d’articuler, à chaque époque et dans chaque type de culture, pour atteindre une cohérence
contingente, provisoire et inévitablement révisable.
Cette approche que je défends est curieusement déjà présente, d’une certaine façon, dans
les travaux des émergentistes comme Conwy Lloyd Morgan. Le réductionnisme y est attaqué
sur la base d’une évolution des situations. En d’autres termes, il n’est pas possible de réduire
un tout à ses parties car le tout est situé dans le cadre de relations avec l’extérieur. δe
mécanisme radical suppose l’indépendance d’un tout par rapport aux modes d’accès
(instruments), dès lors les propriétés du tout sont considérées comme intrinsèques et il devient
possible de réduire le tout à des mécanismes internes.
Selon Morgan, les domaines d’existence (les niveaux d’organisation dans le langage
contemporain) ne sont pas identiques et leur situation mutuelle demeure ouverte car elle
dépend de l’environnement. Les entités en question sont en devenir. Si l’usage du mécanisme
peut s’avérer efficace dans certains contextes, comme je l’ai déjà souligné en me référant à
Gould, son usage n’en demeure pas moins problématique dès lors que l’existence (la vie),
c’est-à-dire ce à quoi nous avons affaire avec l’émergentisme britannique, dépend d’un
ensemble d’interactions ; bref reste constitutivement ouverte à des fluctuations et des
adaptations. Comment affirmer avoir réduit une entité ou même la vie si ces dernières
évoluent avec le temps en fonction des interactions, sachant que ces interactions participent
constitutivement à leur définition ? Comment penser une plante ou l’évolution d’une espèce
sur la base mécanique de ses ingrédients sans envisager les liens qu’elle développe avec
l’environnement ?

170
Le mythe de bateau de Thésée évoque, je l’ai rappelé, le bateau et son renouvellement
continué. Le bateau est toujours le même bien qu’il soit différent car partiellement reconstruit.
Que se passe-t-il dès lors que la mer entre en scène ? Que les vagues font chavirer le tout
jusqu’à l’engloutir si l’équipage n’est pas assez rapide pour le réparer, ou pis, s’il se divise en
raison de la chamaille humaine ? Comment la présence du monde bouleverse-t-elle le mythe
du bateau de Thésée ? Probablement par le changement même de registre métaphysique
auquel les philosophes doivent recourir. De deux protagonistes, le bateau et ses parties, nous
passons à trois en incluant le milieu, l’eau, la mer. Tout d’abord un bateau sans mer n’a pas de
sens : même retiré dans un musée, il a d’abord été conçu pour naviguer. Un bateau n’est pas
une entité préexistante à la mer, une causa sui. Bateau et mer ne peuvent être dissociés l’un de
l’autre, au moins dans l’ordre du langage, mais aussi dans l’ordre des actes humains. Penser la
transformation du bateau du Thésée à partir d’une logique qui réduit le tout à un ensemble de
parties pose, à un moment ou un autre, problème. C’est une vieille question de la
philosophie : comment penser le procès ? δ’émergentisme peut être considéré comme
l’articulation d’une nouvelle réponse à ce type de question.
Le bateau de Thésée n’est pas identique à lui-même, sa composition est bien sûr
renouvelée, mais les différents points de vue portés sur lui convergent en une image d’un
bateau qui est invariante : le bateau est supposé par tous opérationnel, il fonctionne ! Nous
avons besoin de ré-identifier un invariant pour penser tout objet, toute « substance ». La
métaphysique de la substance ne peut échapper à cette contrainte. Une transformation n’a
toutefois de sens que si nous sommes capables de l’identifier par rapport à ce qu’elle laisse
inchangé. Dans le cas du bateau, il s’agit d’une fonction associée à l’image du bateau :
traverser la mer, transporter des gens ou des marchandises ! εais cet invariant n’existe pas en
dehors de la variation. δe terme invariant n’a de sens que par rapport aux variations qui le
rendent possible. Invariant et variations se définissent mutuellement. δ’invariant ne désigne
pas une référence unique qu’il s’agirait de penser en dehors de la relation et de toute variation
qui l’impliquent. Il s’agit au contraire d’articuler les perspectives liées à nos modes d’accès à
cet invariant qui est, dans ce cas, au mieux réel ou au moins fonctionnel et indispensable pour
penser. La fonction dont les émergentistes ont affaire, c’est la vie : continuer à être vivant. Il
s’agit d’expliquer cela en tenant compte des perspectives scientifiques différentes et des
interactions avec l’environnement dans lequel évoluent les vivants. Ce faisant, il s’agit de
penser l’esprit, la conscience et la liberté.
Je posais tout à l’heure des questions à propos des nanocomposés : comment définir un
individu chimique ? Comme une distribution ? Un ensemble d’ « affordances » en quête de
171
géométral ? Une « ex-stance » pour parler avec Bachelard ? Les trois exemples évoqués, le
bateau de Thésée, le vivant, le corps chimique dont la structure dépend du milieu et du
procédé, posent une question semblable : comment penser une entité dont l’existence
entremêle l’environnement, le tout lui-même et ses parties, sachant que les parties peuvent
dépendre du milieu associé ou de la nature d’une interaction et que le tout évolue ? Comment
penser la persistance d’une entité constitutivement ouverte aux échanges et qui, comme l’écrit
le poète Verlaine, « n’est, chaque fois, ni tout à fait la même. σi tout à fait une autre »294 ? Il
me semble que l’émergentisme est un mode de réponse à ce type de question, qui, dans le cas
des émergentistes britanniques, refuse à la fois le mécanisme et le vitalisme, c’est-à-dire un
déterminisme radical d’un côté ou la possibilité de recourir à d’autres explications qui ne font
pas appel à la matière ou aux lois de la physique et de la chimie de l’autre.
Les émergentistes que nous allons évoquer tentent de répondre à ces questions en
envisageant la théorie de l’évolution et les connaissances de leur époque ainsi que leur
culture, leur vécu, et leur créativité intellectuelle. Ce qui est en jeu est bien d’articuler des
connaissances sans réduire la question du vivant à une science dominante, un intérêt
particulier, une idée unique et triomphante, ou une doctrine. Dans ce contexte, les questions
relatives au tout et à ses parties, le thème de la nouveauté, l’impossibilité d’une prédiction ou
d’une déduction, deviennent centrales.
Les émergentistes tentent de penser cette évolution des espèces vivantes, l’importance de
la durée, et l’apparition de nouveaux « domaines d’existence » pour parler avec Broad. Ce
faisant, ils évoquent la biologie, la physiologie végétale ou générale, la chimie, la physique, la
logique, la valeur de liberté, l’esprit, la conscience, et l’étude des comportements humains et
animaux. Une recherche d’articulation est en jeu dont un des objectifs est d’affirmer la liberté
humaine tout en élucidant les liens, considérés non réducteurs, entre les sciences elles-mêmes.
Tous ces philosophes ont un point en commun, à savoir le rejet du vitalisme. Ce faisant,
nous pourrions nous attendre à lire chez certains d’entre eux, en fonction bien sûr de la
période d’écriture et des connaissances alors disponibles, des exemples issus de l’histoire de
la chimie en vue de réfuter l’idée de « force vitale ». Nous pourrions en effet penser que telle
sera, au moins en partie, leur façon de relier la chimie à leurs travaux à propos de
l’émergence. Et pourtant, nous aurions dans ce cas une première surprise car c’est un tout
autre lien avec la chimie qui est développé dans leurs travaux. La mise en relation de la
chimie à la question de l’émergence ne passe pas par la prise en compte des synthèses

294
VERLAINE, Paul. « Mon rêve familier », in Poèmes saturniens, melancholia VI, Le livre de poche,
Classiques, Paris, 1996 [1866].
172
chimiques dont Berthelot affirme qu’elles ont mis à mal le vitalisme, pas plus qu’elle ne prend
en compte certains débats entre chimistes et biologistes à propos de la matière vivante, en tout
cas directement. Je souhaite, en premier lieu, décrire cette situation avant d’envisager la façon
avec laquelle chaque auteur a relié la question de l’émergence à la chimie.

3.3 A la recherche d’un lien entre la chimie et le vivant

3.3.1 Le vitalisme et la chimie : réfutation et mythe

Broad utilise les connaissances chimiques, en particulier à propos de l’isomérie, pour


remettre en question l’existence des entéléchies. Ce faisant, il donne des exemples précis de
composés isomères et construit tout un raisonnement dont je proposerai une analyse dans les
prochains paragraphes. Il ne glorifie pas pour autant la synthèse de l’urée pour partir en
croisade contre les vitalistes, pas plus qu’il n’insiste sur la possibilité de recréer en laboratoire
des substances extraites du vivant à partir de matières minérales inertes. Comment expliquer
cette absence de recours aux exemples « historiques » de la synthèse organique ?
Par ignorance ? Je ne pense pas, Broad connaît bien les principales expériences chimiques
de son époque tandis que Mill étudie minutieusement le raisonnement proposé par Liebig
pour expliquer l’origine de la mort par empoisonnement avec les métaux295. Ce faisant, ce
dernier entre dans des détails et ne se contente pas de survoler les travaux de Liebig. Il écrit
par exemple à propos de l’empoisonnement par les composés du plomb que : « La colique des
peintres, maladie si commune dans les fabriques de céruse296, est inconnue là où les ouvriers
prennent habituellement comme préservatif de la limonade d’acide sulfurique. τr, l’acide
sulfurique dilué a la propriété de dissoudre les composés de plomb ou de matières organiques

295
MILL, John Stuart. Système de logique déductive et inductive. Exposé des principes de la preuve et des
méthodes de recherche scientifique, Volume 1, 3ème édition traduite de la sixième édition anglaise par Louis
Peisse, Louis Alcan Editeur, Paris, 1889, Chapitre IX : Exemples divers des quatre méthodes, pp. 449-ζηζ. J’ai
travaillé à partir de la version française disponible gratuitement sur le site de la bibliothèque numérique
(Gallica).
296
La céruse encore appelée carbonate de plomb, blanc de Saturne, blanc de plomb ou blanc d'argent, fut
longtemps le seul pigment blanc couvrant connu. Dès l’Antiquité, et jusqu'à l'époque moderne, la céruse servit à
fabriquer du fard blanc, signe de distinction sous l’Ancien Régime. Les effets toxiques sont connus dès la fin du
XVIIIème siècle en particulier dans le cadre de son usage cosmétique, suite notamment aux publications du
Docteur Maurice Deshais-Gendron en 1760, puis du docteur Anne-Charles Lorry en 1777. La corporation des
gantiers-parfumeurs qui cherche alors à étendre ses prérogatives professionnelles à la fabrication des
cosmétiques est alors confrontée au coût de production et aux médecins. Le lecteur pourra se référer au travail de
Catherine LANOË, « δa céruse dans la fabrication des cosmétiques sous l’Ancien Régime (XVI e-XVIIIe siècles)
», Techniques & Culture [En ligne], 38, 2002, mis en ligne le 11 juillet 2006, URL : http://tc.revues.org/224.
173
ou d’empêcher leur formation. »297 Il serait aisé de multiplier de tels exemples de référence à
la chimie en lien avec la question du vivant ; ils présentent l’avantage de montrer que εill a
lu attentivement les travaux de δiebig afin d’étudier sa façon de raisonner. Il a donc suivi son
raisonnement, les étapes, le choix des exemples, la force de certaines inférences, et les discute
sur la base de ses propres connaissances en chimie et physiologie. Cette façon d’étudier les
travaux des scientifiques montre que l’absence de toute référence à δiebig dans le cadre du
vitalisme n’est très probablement pas liée à un manque de connaissances ; et ce d’autant plus
que Liebig est lui-même, à sa façon, un vitaliste.
δ’absence de référence aux débats internes à la chimie à propos du vitalisme, est-elle alors
due à une méthodologie particulière ? A une façon de se référer aux sciences en
philosophant ? Mill décrit les raisonnements scientifiques ; Lewes, Broad, Morgan et
Alexander interrogent les liens entre les sciences, entre le corps et l’esprit. La chimie leur
permet d’illustrer leurs thèses mais aussi de raisonner pour penser la nouveauté, et l’absence
de déductibilité des propriétés d’un tout par rapport à celles de ses parties. Ils étudient
comment les chimistes raisonnent. Leur philosophie est empirique tout en restant orientée sur
les raisonnements, la théorie, et les lois de la chimie. Ces auteurs évoquent les « lois »
chimiques : la loi des proportions définies de Proust, la loi des proportions multiples de
Dalton, la loi d’isomorphisme298 d’Eilhard Mitscherlich, etc. Même si la chimie a souvent été
mise à part par les philosophes, et continue de l’être au moins en partie de nos jours, il faut
reconnaître aux émergentistes cette ouverture d’esprit à son égard et ce sens du détail dans
l’analyse des explications scientifiques. Le modèle de la mécanique et les lois de la physique
restent le cœur battant de leurs études, même s’ils sont ouverts à la biologie, la physiologie, et
la chimie. Il y a donc quelque chose qui, dans les raisonnements des acteurs de la chimie, leur
apparaît éloigné de leurs propres desseins. Les objectifs des émergentistes expliqueraient-ils
dès lors cette absence de référence à la soi-disant réfutation du vitalisme par la chimie ?
Ce n’est pas impossible car, comme le montre Jean Jacques, la question du vitalisme n’est
pas aussi tranchée à l’époque où les émergentistes britanniques écrivent299. Beaucoup de
chimistes comme Berzélius, Liebig, ou Gerhardt, quoique d’abord fermement attachés à la
notion de force vitale défendue par le médecin biologiste et physiologiste français Marie
François Xavier Bichat (1771-1802), nuanceront progressivement leurs vues sur ce sujet tout

297
MILL, John Stuart. Système de logique déductive et inductive. Exposé des principes de la preuve et des
méthodes de recherche scientifique, op. cit., p. 452.
298
Loi relative à des corps différents cristallisant dans une même structure.
299
JACQUES, Jean. « Le vitalisme et la chimie organique pendant la première moitié du XIX ème siècle », Revue
d’histoire des sciences et de leurs applications, tome 3, n°1, 1950, pp. 32-66.
174
en restant attachés à cette notion. En ce sens, les chimistes, en l’occurrence les chimistes
organiciens, expriment des « formes » et des « degrés » de vitalisme dans l’évolution de leurs
travaux. Comme l’écrit Canguilhem à propos de certains physiologistes du XIXème siècle,
propos qui n’en reste pas moins exact concernant certains chimistes : « A cette époque, être
vitaliste ce n’était pas nécessairement freiner le mouvement de la recherche scientifique. »300
A la caricature, à la prétendue unité de l’être rationnel se substitue la complexité des acteurs
de la science, de leurs besoins, de leurs contextes et de leurs ambitions.
La synthèse de l’urée par Wöhler en 18β8 est souvent présentée, même à l’heure actuelle
par certains professeurs de chimie, comme la démonstration de l’inconsistance de la notion de
force vitale ; bref comme une « expérience cruciale ». Plusieurs historiens ont pourtant
montré qu’il ne s’agit que d’une reconstruction faite, a posteriori, par certains chimistes
comme Hofmann August Wilhelm et Berthelot301. Le mythe a remplacé la réalité car la
synthèse de l’urée n’a rien enlevé à la force vitale, ni son pouvoir explicatif, ni son pouvoir
heuristique, et encore moins sa notoriété dans les milieux de la recherche. Afin de diminuer la
portée de la synthèse de l’urée dans le cadre du débat à propos du vitalisme, Berzélius
souligne en particulier que la synthèse est faite à partir d’un cyanate (corps composé) et non à
partir des éléments (entendus comme corps simples)302. Il insiste d’ailleurs sur le fait que le
cyanate lui-même n’a pas été produit à partir de ses éléments, mais par une opération
chimique d’oxydation d’un cyanure à partir des cornes et des sabots d’animaux303. Wöhler,
lui-même, nous rappellent Bernadette Bensaude-Vincent et Isabelle Stengers, ne conclut pas
son propre article en proclamant la fin de la force vitale mais en évoquant le problème des
isomères (du grec iso-merès qui signifie parties égales). Je propose de revenir à ce texte un
court instant. Wöhler commence son bref article en affirmant que :

« [L]e fait que dans l’union de ces substances, les substances apparaissent changer de nature pour
former un nouveau corps, attira une nouvelle fois mon attention à ce sujet [la réaction entre le

300
CANGUILHEM, Georges. La connaissance de la vie, op. cit., Partie III, Philosophie, Aspects du vitalisme, p.
118.
301
BROOKE, John Headley. « Wöhler’s Urea and the Vital Force. A Verdict from the Chemists », Ambix, 15,
1968, pp. 84-114.
302
Attention ici à l’usage des mots, les notions de « molécules », « d’atomes », « d’éléments », sont en jeu à
cette époque et le choix des termes est loin d’être tranché. Je renvoie le lecteur aux travaux de clarification
proposés par Bernadette Bensaude-Vincent à propos de la notion d’élément, et à ceux de εary Jo σye à propos
de l’importance du congrès de Karlsruhe : BENSAUDE-VINCENT, Bernadette. « Le tableau de Mendeleïev »,
La Recherche, volume 15, 1984, pp. 1207-1215. BENSAUDE-VINCENT, Bernadette. « εendeleev’s Periodic
System of the Elements », British Journal for the History of Science, 19, 1986, pp. 3-17; BENSAUDE-
VINCENT, Bernadette. « Mendeleïev μ histoire d’une découverte », in SERRES, Michel (Dir.), Eléments
d’histoire des sciences, op. cit., pp. 447-468 ; NYE, Mary Jo. The Question of the Atom: From the Karlsruhe
Congress to the First Solvay Conference, 1860-1911, Tomash, Los Angeles, 1984.
303
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette & STENGERS, Isabelle. Histoire de la chimie, op. cit., Chapitre 20 :
Ecrire des synthèses, pp. 186-196.
175
cyanogène et l’ammoniaque304], et mes recherches ont conduit au résultat inattendu que la combinaison
de l’acide cyanique305 avec l’ammoniaque forme l’urée, un fait dont il est intéressant de signaler
l’existence puisqu’il fournit un exemple de production artificielle d’un organique, d’une substance en
effet communément appelée animale, à partir de matériaux inorganiques. »306

Wöhler cite cette synthèse comme un exemple de production d’une « substance animale »
par des corps inorganiques ; il s’agit d’un exemple parmi d’autres. Ce faisant, il s’inscrit bien
dans le débat de son époque à propos des liens entre l’inerte et le vivant, mais ne va pas plus
loin. Le pouvait-il d’ailleurs vraiment ? Il est en effet publié dans un journal spécialisé de
physique et de chimie, Annalen der Physik und Chemie, qui limite le cadre des digressions
non scientifiques. D’autres facteurs pourraient être pris en compte pour interroger sa position
par rapport au vitalisme, mais, quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins exact qu’il n’adopte
pas explicitement une posture anti-vitaliste dans ce texte. Il conclut son article en appelant de
ses vœux la découverte d’une loi qui dépasserait le cadre épistémique de la chimie de son
époque uniquement articulé autour des notions de composition et de proportion. Bref, il
s’interroge sur les corps qui, en dépit de leur composition commune dans des proportions
semblables, n’en continuent pas moins de manifester des propriétés, somme toute, très
différentes les unes des autres. Il reste dans une perspective de recherche en chimie et
s’exprime donc en tant que chercheur lorsqu’il écrit :

« Je renonce aux considérations qui, si naturellement, s’offrent elles-mêmes comme une


conséquence de ces faits, par exemple, à propos des proportions qui entrent dans la composition des
substances organiques, et celles à propos des compositions élémentaires et quantitatives semblables de
composés ayant des propriétés différentes, comme par exemple l’acide fulminique et l’acide cyanique,
un hydrocarbure liquide et un gaz d’oléfine307 (éthylène). Une loi générale pourrait être déduite de
futures expérimentations sur ces mêmes cas ou à partir de cas semblables. »308

304
Le cyanogène est un gaz incolore de formule [(CN)2] dont l’odeur rappelle celle de l’amande. δ’ammoniaque
est une solution aqueuse du gaz ammoniac NH3gaz.
305
δ’acide cyanique est un composé de formule HτCσ.
306
WÖHLER, Friedrich. « On the Artificial Production of Urea », Annalen der Physik und Chemie, 88, Leipzig,
1828. J’ai travaillé à partir d’une version disponible sur le site interactif de l’Académie de Paris μ
chimie.scola.ac-paris.fr/sitedechimie/hist : « The fact that in the union of these substances they appear to change
their nature, and give rise to a new body, drew my attention anew to this subject, and research gave the
unexpected result that by the combination of cyanic acid with ammonia, urea is formed, a fact that is noteworthy
since it furnishes an example of the artificial production of an organic, indeed a so-called animal substance, from
inorganic materials. » (Ma traduction)
307
Une oléfine est un hydrocarbure insaturé possédant au moins un double liaison entre deux atomes de carbone
successifs.
308
WÖHLER, Friedrich. « On the Artificial Production of Urea », op. cit. : « I refrain from the considerations
which so naturally offer themselves as a consequence of these facts, e.g., with respect to the composition
proportions of organic substances, and the similar elementary and quantitative composition of compounds of
very different properties, as for example fulminic acid and cyanic acid, a liquid hydrocarbon and olefiant gas
176
Un schéma de synthèse utilisé par Wöhler a été le suivant :

AgOCN + NH4Cl → NH4OCN + AgCl309

NH4OCN → O=C(NH2)2 (urée) [par chauffage]

Les questions que se posent Wöhler et les chimistes concernent les différences de
propriétés chimiques de l’urée et du cyanate d’ammonium (NH4OCN) alors que ces deux
composés sont produits à partir des mêmes ingrédients initiaux (AgOCN et NH4Cl). C’est
typiquement une question liée à l’émergence de nouvelles propriétés au sens évoqué dans
mon essai préliminaire. Pour différencier les deux corps, il faut noter que le procédé n’est pas
entièrement le même, la synthèse de l’urée nécessitant en effet une étape supplémentaire de
chauffage, ce qui renforce l’idée du rôle des opérations et du milieu associé pour individuer
un corps chimique. εais ce n’est pas dans cette direction que partent les chimistes de
l’époque car ils vont être intrigués par d’autres expériences qui permettent de synthétiser des
corps de même formule brute mais dont les propriétés sont différentes.
En 1823, Wöhler a déjà synthétisé l’acide cyanique (σ≡C-OH) à partir du cyanate
d’argent (AgτCσ) et δiebig a produit l’acide fulminique (C=σ-OH) à partir du fulminate de
mercure (Hg(CNO)2) qui était, soit dit en passant, utilisé comme explosif dans les amorces et
les détonateurs. Les deux composés ont la même formule brute (CNOH) mais des propriétés
très différentes. Le composé NCOH diffère du composé CNOH : à composition égale, les
propriétés sont différentes. Ici deux facteurs changent en même temps : les ingrédients
(réactifs initiaux) et les procédés. Si, contrairement à ce que j’ai essayé de faire dans mon
essai préliminaire en me basant sur des connaissances en chimie contemporaine, abstraction
est faite du procédé et du milieu associé, c’est-à-dire si nous raisonnons à partir du produit et
des réactifs pour comprendre une transformation, ces synthèses posent la question d’une
nécessaire réorganisation de la pensée chimique. Berzélius le souligne sans attendre dès 1832
lorsqu’il signale, dans son rapport annuel, qu’il est impératif pour les chimistes d’apprendre à
penser ensemble composition, proportions et arrangements des corps. Les découvertes des
propriétés optiques des isomères renforceront cette hypothèse d’une dépendance des
propriétés d’un corps à une structure interne ; bref à ce que Morgan appelle une
« relationnalité intrinsèque » ou à ce que Mill, à sa façon, traduit par le mot « collocation ».

(ethylene). From further experiments on these and similar cases, a general law might be deduced. » (Ma
traduction)
309
AgOCσ (cyanate d’argent) ; NH4Cl (chlorure d’ammonium) ; NH4τCσ (cyanate d’ammonium) ; AgCl
(chlorure d’argent).
177
Cette intégration progressive de la notion de structure constitue un tournant majeur en chimie
et donnera progressivement naissance à la « chimie structurale » dont j’ai évoqué
l’importance dans mon essai préliminaire. Composition, proportions et arrangements entre
atomes seront pensés ensemble à l’intérieur d’un nouveau « réseau » qui incorpore, entre
autres, la polarimétrie, les mesures optiques, les nouvelles synthèses organiques, les débats
avec les physiologistes, et les perspectives industrielles de la pharmacie.
Broad utilisera cette notion d’isomérie pour contester la notion d’entéléchie. Pour ce faire,
il ne clame pas haut et fort que la chimie organique a balayé le vitalisme en lançant, joyeux,
son chapeau vers le ciel. Il prend acte, au contraire, des questions que se posent des chimistes
de son époque pour montrer comment ce savoir permet de raisonner autrement à propos des
phénomènes émergents, et ce tout en refusant la moindre concession aussi bien au vitalisme
qu’au mécanisme radical. Connaissait-il les opinions des chercheurs en chimie à propos du
vitalisme ? Se contentait-il de lire les comptes-rendus scientifiques, les traités, et les cours de
chimie de son époque ? Je ne peux pas répondre à cette question avec certitude, toujours est-il
qu’il analyse les raisonnements chimiques dans le détail en vue de défendre son point de vue
émergentiste. En ce sens, il ne peut, en supposant qu’il le sache, citer des passages de ces
mêmes chimistes qui évoquent des formes différentes de vitalisme sous peine de se retrouver
dans une situation embarrassante. Avant de conclure ce paragraphe, je souhaite revenir
justement sur ce mythe de la réfutation de la force vitale mise en scène par Berthelot pour
insister sur son absence dans les textes des émergentistes.
Jean Jacques a clairement mis à jour la stratégie utilisée par Berthelot pour mettre l’accent
sur l’importance de son propre travail dans la réfutation du vitalisme310. Pour faire court, les
synthèses de Berthelot auraient fait évènement : avant 1850, les chimistes croyaient en la
force vitale, après les synthèses de Berthelot ils n’y croyaient plus ! Certains chimistes, parmi
les plus illustres, croient dur comme fer en cette version de l’histoire. Jean Jacques cite par
exemple le grand traité de François Auguste Victor Grignard (1871-1935) :

« ... De 1830 à 1850 ... une idée généralement admise comme un dogme régnait alors en maîtresse. On
posait en principe que les corps appartenant à la chimie organique ne pouvaient prendre naissance qu'à
la faveur de la force vitale, laquelle résidait exclusivement dans la nature vivante et l'emportait sur les
forces unissant les éléments de la matière inorganique. (…) Ce ne fut toutefois que devant les multiples
synthèses (acétylène, éthylène, éthane, méthane, alcool méthylique, etc.), réalisées par Berthelot de

310
JACQUES, Jean. Marcellin Berthelot. Autopsie d’un mythe, Belin, Paris, 1987.
178
1853 à 1859, que le mythe de la force vitale s'évanouit définitivement et que la chimie organique cessa
d'apparaître comme relevant uniquement des méthodes analytiques. » 311

Et pourtant, Jacques démontre que cette manière de penser est principalement développée
dans les textes et traités français et pointe ensuite du doigt les imprécisions des citations de
Berthelot (en termes de dates, de citations tronquées, et de versions successives et améliorées
des textes auxquels il se réfère et dont il ne tient pas compte). Il établit en outre qu’avant
18η0, la force vitale est loin de faire l’unanimité parmi les chimistes ; bref, il rappelle que ces
questions étaient en jeu ainsi que la diversité des opinions en fonction, entre autres facteurs,
des lieux, des cadres culturels et des projets en cours. Jacques écrit en explicitant sa méthode
d’étude μ

« C'est ainsi que, sans cesse battue en brèche par une science en progrès constants, la « force vitale
» des organiciens a connu des aspects nuancés et parfois contradictoires, peu conformes en tout cas à
l'idée schématique que l'on en a généralement. Il convient donc, pour essayer de rétablir une vérité
historique objective, d'avoir recours aux textes eux-mêmes et d'en dégager les doctrines philosophiques
ou plutôt l'ensemble d'opinions dont les divers apports constituent le vitalisme chimique, d'en préciser
les idées maîtresses et la valeur explicative qu'on lui attribuait. »312

Je marche en cordée avec Jean Jacques sur les chemins du retour aux textes et de la prise
en compte, au combien délicate à réaliser, des significations que ces textes pouvaient avoir à
l’époque. Je garde la liberté toutefois de rester distant par rapport à des mots comme « progrès
constants », « vérité historique objective », qui nécessiteraient, à mon sens, d’être explicités.
Aux idées de « progrès constants » et de « vérité » qui seraient établies une fois pour toute et
qui donneraient raison aux uns et tort aux autres, je préfère, soit dit en passant et en préparant
le terrain de mes prises de position ultérieures, me référer aux notions de « remaniement »,
« d’association-syntagme », de « substitution-paradigme »313, telles que les propose Bruno
Latour. Il est question de « différentiation » plus que de « démarcation » ; bref, il est question

311
GRIGNARD, François Auguste Victor. Traité de Chimie organique, Masson, Paris, 1935, t. 1, p. 403, cité par
JACQUES, Jean. « Le vitalisme et la chimie organique pendant la première moitié du XIX ème siècle », Revue
d’histoire des sciences et de leurs applications, tome 3, n°1, 1950, p. 37.
312
Id., p. 35.
313
Comme le précise Bruno Latour dans le glossaire de L’espoir de Pandore. Pour une version réaliste de
l’activité scientifique, op. cit : « Association, substitution ; syntagme, paradigme : ces deux paires de termes
remplacent la distinction obsolète entre objets et sujets. En linguistique, un syntagme est l’ensemble des mots qui
peuvent être associés dans une phrase (ainsi, « le pêcheur s’en va pêcher avec un panier » définit-il un
syntagme), alors qu’un paradigme est l’ensemble des mots qui peuvent chacun occuper une même position dans
la phrase (« le pêcheur », « l’épicier », « le boulanger » forment un paradigme). On généralise cette métaphore
linguistique pour formuler deux questions fondamentales : association – quel acteur peut-il mis en relation avec
quel autre acteur ? ; substitution – quel acteur peut-il remplacer quel autre acteur dans une association
donnée ? », pp. 323-324.
179
« d’explorer un collectif »314. Les partisans du vitalisme et ceux du mécanisme radical ou de
l’émergence vont tisser des réseaux qui associent humains et non-humains par des séries
d’associations et de substitutions. Cette activité d’articulation aura pour conséquence de les
différentier à un moment donné dans un espace conceptuel particulier. Le vitalisme est
graduellement mis en difficulté car la force vitale « perd en réalité », là où la force chimique
et les comportements émergents « gagnent en réalité » ou en pouvoir de conviction. Les
réseaux auxquels appartiennent la force chimique et les « lois émergentes » deviennent plus
consistants, au sens déjà précisé du latin consistere qui signifie « tenir ensemble », et plus
cohérents que celui auquel appartient la force vitale. Ces évolutions sont relatives les unes des
autres et sont sans cesse négociées ou renégociées. εais pour l’instant, laissons de côté ces
considérations et revenons à la réfutation par Berthelot du vitalisme.
A côté des ambitions personnelles et des sentiments chauvins et même au-delà des
influences qu’ils peuvent exercer sur des collectifs de chimistes, ce mythe de la réfutation
cherche aussi à donner du crédit à une science, en l’occurrence la chimie organique, qui
cherche à trouver sa place dans le domaine de la chimie elle-même. Les grands mythes sont
souvent associés à des stratégies qui permettent d’asseoir une certaine légitimité en termes
scientifiques et institutionnels. Rien ne vaut le retour précis aux textes, comme le souligne
Jacques, pour éviter les dangers de la caricature.
Avant comme après 1850, de nombreux chimistes sont vitalistes et c’est pour cela, à mon
sens, que cet état de fait n’est pas mentionné par les émergentistes eux-mêmes qui cherchent à
proposer une alternative au vitalisme. Pendant longtemps les vitalistes ont en outre tiré
argument des difficultés qu'il y a d'appliquer la loi des proportions définies à la chimie
organique, dans le but de soutenir qu’une différence essentielle existe entre les matériaux de
la vie et la matière inerte. δa situation a longtemps été ouverte, rien n’a été joué d’avance et le
vitalisme, quels que soient les attributs qui lui ont été donnés, n’en restait pas moins présent,
ne serait-ce que comme « habitude langagière », dans les textes de nombreux chimistes.
Certains d’entre eux, comme Liebig, utilisent en effet l’expression « force vitale » plus par
habitude que par conviction réelle, en particulier à la fin du XIXème siècle.
Le vitalisme est comme un « air de famille » pour parler avec Wittgenstein ; il regroupe
non pas une référence unique et statique, un concept précis de force vitale par exemple, mais
un ensemble de prises de position et de subtilités dont l’enchevêtrement constitue, à un
moment donné, une référence qui circule comme l’écrirait Bruno δatour315. D’où la nécessité

Ibid., Chapitre 5 μ Pasteur et l’historicité des choses, pp. 1η1-181.


314

LATOUR, Bruno. L’espoir de Pandore. Pour une vision réaliste de l’activité scientifique, op. cit.
315

180
d’un retour aux textes et d’une attention portée à ces multiples « fibres » qui constituent le
« câble » vitaliste pour faire référence à la métaphore du câble qui permet de maintenir le
navire à quai dont use Wittgenstein afin de remettre en question la notion de référence telle
que la propose Gottlob Frege316.
Jacques montre comment au fil des textes Berzélius et Liebig modifient leurs conceptions
du vitalisme pour le chasser du domaine de la chimie et le retrouver dans celui de la biologie.
Il est courant à cette époque, en particulier en physiologie, d’opposer la nature inorganique et
le vivant. δiebig, et plus tard son élève Gerhardt, proposent d’abord de comprendre la force
vitale à partir de ses effets qui s’opposent à la force chimique. Liebig écrit notamment :

« La faculté des corps élémentaires de former des combinaisons particulières qui se produisent par
la végétation ou par la vie animale n'est autre chose que l'affinité chimique : mais la cause qui les
empêche de s'unir et de céder aux attractions qui dans d'autres conditions les portent les uns vers les
autres, la cause donc qui les dispose dans l'être vivant et leur assigne une forme spéciale, c'est la force
vitale. Les forces chimiques sont modifiées dans leurs effets par cette cause, comme elles le sont par
l'électricité, la chaleur, le mouvement mécanique, le choc et le frottement. Ainsi elles peuvent subir par
l'influence de ces agents, un changement de direction, une augmentation ou une diminution d'intensité,
elle peut être entièrement anéantie par eux. Tel est le genre d'influence que la force vitale exerce sur les
forces chimiques et il ne faut pas lui en attribuer d'autres: ainsi partout où s'opère une combinaison et
une décomposition, c'est l'affinité chimique et la cohésion qui agissent. »317

Ces deux forces ont des effets antagonistes, idée reprise peut-être de la vision qu’a Bichat
de la vie en termes de lutte perpétuelle contre ce qui tente de la détruire. Avec la mort, en
revanche, la force chimique prend le dessus et la décomposition, la fermentation, la
putréfaction peuvent commencer.
Jacques souligne par ailleurs l’influence du christianisme sur Liebig en se référant au livre
Les lettres sur la chimie.318 La lettre II développe en effet des considérations sur la
connaissance de la nature et la connaissance de Dieu. Ce passage montre l’intérêt d’une étude
serrée des textes afin de prendre au sérieux la complexité d’un auteur. Je souhaite citer deux
passages du texte, non cités par Jacques lui-même, et qui vont me permettre de revenir à mon
étude de l’émergentisme britannique en lien avec la chimie.

316
WITTGENSTEIN, Ludwig. Le cahier brun, I, § 17, in Le cahier bleu et le cahier brun, trad. Fr.
GOLDGERG, M. & SACKUR, J., Gallimard, Paris, 1996, p. 150.
317
Cité par Jean Jacques, « Le vitalisme et la chimie organique pendant la première moitié du XIXème siècle »,
op. cit., p. 37. La référence proposée par Jacques est le Traité de chimie écrit par Liebig en 1840 (introduction, p.
9).
318
LIEBIG, Justus. Lettres sur la chimie, 2ème édition, εasgana, Baillère, Paris, 18ζη. J’ai utilisé la version
disponible en libre accès sur le site « books.google.com ».
181
Liebig est capable d’écrire à la lettre XIII, dont le sujet principal est l’étude de l’évolution
des combinaisons chimiques aussitôt qu’elles sont soustraites à l’action de la force vitale, le
paragraphe suivant :

« Les éléments constitutifs des tissus végétaux ou animaux ne se produisent que sous l’empire de
la force vitale ; c’est elle qui détermine la direction suivant laquelle les éléments s’attirent entre eux.
La force vitale est une force motrice, capable de communiquer un mouvement aux atomes au repos, et
de jouer le rôle d’obstacle à l’égard des autres forces motrices, à savoir : la force chimique, la chaleur
et la force électrique. Il est en notre pouvoir de redissoudre et de fluidifier de nouveau l’albumine
coagulée par la chaleur, mais la force vitale seule à la puissance de rétablir dans son état primitif, c’est-
à-dire de rétablir tel qu’il était dans l’œuf, le groupement des éléments qui constitue la molécule
d’albumine. δa chaire et l’albumine cuites, redeviennent dans l’organisme albumine, chaire et
sang. »319

Il suppose donc bien l’existence d’une force vitale appartenant au domaine de la biologie.
Cette force est comparée à la force chimique, à la chaleur, à l’électricité ; bref elle est décrite
dans un cadre scientifique. Dans le même livre, Liebig est capable de secouer certains
physiologistes en évoquant leur manque de rationalité et en plaidant pour davantage d’études
scientifiques. Il dénonce l’hypothèse suivant laquelle la force créatrice de la nature serait
capable de produire sans semences toutes les espèces vivantes, et remet en outre en question
la prétendue « horreur du vide », le soi-disant « esprit recteur », ainsi que la croyance en la
faculté qu’aurait un animal de fabriquer seul du fer et du phosphore. Liebig affirme que
« toutes ces rêveries sont les résultats naturels de recherches incomplètes; ce sont des filles de
l'ignorance ou de la paresse incapable de remonter à l'origine et aux causes des
phénomènes. »320
Il y a bien chez Liebig un recours au christianisme lorsqu’il écrit par exemple : « Ce qui
fait la dignité et la prééminence des sciences naturelles, c'est qu'elles viennent à l'appui du
vrai christianisme »321, mais aussi une attaque des superstitions qu’il relie à un retour au
« paganisme »322, une dénonciation du manque de rationalité de plusieurs physiologistes, et,
enfin, un usage de la notion de force vitale ! Ce mélange est singulier car il ne va pas de soi.
A la rigueur du scientifique s’allie la quête de Dieu : « En étudiant la nature, nous apprenons à
connaître la toute-puissance, la perfection et la sagesse infinie de l'Être-Suprême; nous
apprenons à connaître Dieu par ses œuvres et par ses actes. »323

319
LIEBIG, Justus. Lettres sur la chimie, 2ème édition, Masgana, Baillère, Paris, 1845, p. 149.
320
op. cit., p. 22.
321
Id., p. 30.
322
Ibid.
323
Ibid.
182
En bon chimiste qu’il est, Liebig mélange et fait tenir ensemble ces éléments hétérogènes
dans un discours cohérent sur la chimie qui est adressé à un public de chimistes, d’industriels,
et de non-spécialistes épris de connaissance. Il écrit par exemple dans la première de ses seize
lettres :

« Si l'on ne connaît pas les forces chimiques, il est impossible d'approfondir la nature de la force
vitale. (…) Assurément les physiologistes ne procédaient pas d'une manière rationnelle, lorsqu'ils
s'efforçaient d'expliquer les phénomènes de la formation des tissus, de la nutrition et de la sécrétion
dans l'organisme, avant de connaître l'aliment et les sources d'où il provient, avant d'avoir soumis
l'albumine, le caséum, le sang, la bile, la substance cérébrale, etc., à des expériences rigoureuses. Ce ne
sont encore là que des noms que l'on commence tout au plus à épeler. Avant de connaître les propriétés
de ces substances et leur manière de se comporter, avant de connaître les métamorphoses qu'elles
éprouvent quand on les met en contact avec d'autres corps, en un mot, avant de les avoir interrogées,
pouvions-nous espérer qu'elles nous diraient quelque chose ? (…) Distinguons les effets de la force
chimique de ceux qui appartiennent à la force vitale, et alors nous nous trouverons sur la voie qui peut
nous conduire à pénétrer la nature de celle-ci. Jamais la chimie ne sera en état de faire un œil, un
cheveu, une feuille. Nous savons seulement d'une manière certaine, que la production de l'acide
prussique et de l'huile d'amandes amères dans les amandes qui ont cette saveur, de l'huile essentielle de
moutarde et de la sinapine dans la moutarde, du sucre dans les semences en germination, est un résultat
de décomposition chimique ; nous voyons qu'avec le secours d'un peu d'acide chlorhydrique un
estomac de veau mort agit absolument comme un estomac vivant sur la chair musculaire et sur
l'albumine coagulée par la cuisson, qu'il dissout ces deux substances, en un mot, qu'il les digère. Ce
sont là autant de faits qui nous autorisent à conclure qu'en suivant la voie de l'observation nous
arriverons à nous faire une idée claire des métamorphoses que les aliments subissent au sein de
l'organisme ainsi que de l'action des médicaments. »324

δ’aspect relationnel de la chimie apparaît vivement dans ce texte. Liebig insiste sur la
nécessité de connaître la force chimique afin de déterminer la « nature » de la force vitale. Il
est question d’articuler ces forces en vue de proposer une explication cohérente et consistante
de la vie. Il cherche à rendre stable l’agencement de ces deux forces en les associant à
l’intérieur d’un même « réseau » ouvert aux sciences de son époque, à la spiritualité et aux
exigences industrielles et agricoles. σ’oublions pas le sous-titre du livre : Lettres sur la chimie
considérée dans ses rapports avec l’industrie, l’agriculture et la physiologie. Bref, Liebig
crée des alliances et met en scène son savoir pour renforcer l’emprise de la chimie organique.
Je n’irai pas plus loin dans cette étude. Mon objectif était de souligner d’abord que δiebig,
comme beaucoup d’autres chimistes, est concerné par la force vitale et que le sens qu’il
donnera à cette expression évoluera en fonction de sa vie, de l’évolution de la synthèse

324
op. cit., pp. 24 à 26.
183
organique et du contexte idéologique, économique, et politique de son époque. Les
émergentistes ne franchiront pas ce cap ; pour eux, s’il s’agit bien de sortir d’une alternative
dont les deux pôles sont le mécanisme et le vitalisme. Ils ne feront pas appel à la « force
vitale » en tant que telle mais auront recours aux « lois hétérotopiques » proposées par Mill,
au concept de « relationnalité intrinsèque » développé par Morgan, ou bien à la défense de
l’irréductibilité du tout à ses parties menée par Broad. Il y a un glissement linguistique qui
s’opère entre le discours de certains chimistes et celui des émergentistes. Aucun d’entre eux
ne fait référence à cet usage évolutif et polysémique de la notion de force vitale par Liebig. Ils
se limiteront à des considérations chimiques et, comme je l’ai écrit précédemment, aux
raisonnements de certains chimistes dont Liebig.
Je conclus cette partie en insistant sur le fait que ce n’est pas à la prétendue réfutation du
vitalisme par la synthèse organique que les émergentistes feront référence, et encore moins à
ce que Jacques appelle un « vitalisme » chimique. A bien y réfléchir, pouvait-il en être
autrement dans la mesure où la question du vitalisme restait un sujet de débats entre
chimistes ? Seuls les résultats empiriques et la logique des raisonnements chimiques attirent
l’attention des émergentistes britanniques. Ils n’ignorent pas les discussions internes à la
chimie, mais restent focalisés sur leur objectif principal qui est de proposer un cadre
conceptuel alternatif pour penser la vie, l’esprit et la liberté humaine.
Je tiens à souligner en guise de transition que Liebig et de nombreux chimistes font appel
aux idées de motricité et de communication du mouvement afin d’évoquer la force vitale, la
putréfaction ou la transformation chimique. C’est cette notion de transfert de mouvement en
lien avec la causalité, car il s’agit bien d’identifier les causes des phénomènes, que je vais
développer dans le prochain paragraphe en vue de comprendre comment ces émergentistes
ont mis en relation le concept d’émergence avec la chimie.

3.3.2 La causalité comme transfert de mouvement : « dynamique » et vie

Un autre argument de poids des vitalistes va être bousculé à cette époque, nommément la
thèse de la « génération spontanée ». Contre Félix Pouchet (1800-1872), Louis Pasteur (1822-
1895) parvient à établir que ce phénomène de génération est dû à la présence de larves
microscopiques dans la farine avant même l'insertion de celle-ci dans les pots325. C’est tout le
sens de l’expérience des flacons à col de cygne réalisée devant l’Académie des sciences en

325
PASTEUR, Louis. Œuvres de Pasteur Louis, Tome II, Fermentations et Générations dites Spontanées,
Œuvres réunies par Pasteur Vallery-Radot, εasson et Cie, Paris, 1λββ. J’ai travaillé à partir de la version
disponible sur le site Gallica.
184
1864 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne que d’établir comment cette astuce technique
empêche les germes d’atteindre le liquide nourricier326. Est-ce pour autant que le recours à la
génération spontanée disparaîtra du jour au lendemain ? Non, il persistera même encore
pendant des années ! Il faut se rappeler que la définition d’un microbe est en jeu à cette
époque et que, par ailleurs, Pasteur est lui-même accusé de vitalisme par des chimistes comme
Liebig !
Nous mesurons bien toute la complexité de cette époque et la nécessité, comme le
souligne Bruno Latour, de resymétriser les études en histoire des sciences afin d’éviter les
démarcations hâtives qui font que les uns auraient raison à jamais alors que les autres
disparaissent dans le flou de leurs erreurs. Ce qu’il faut retenir dans le cadre de mon étude,
c’est la multiplication, en particulier dans la deuxième moitié du XIXème siècle, des
expérimentations qui mettent en difficulté les thèses vitalistes et poussent ainsi leurs partisans
à remanier leurs arguments, à substituer de nouveaux raisonnements à des anciens, et à
proposer de nouvelles versions du vitalisme.

Un autre débat lié à la question de la vie a lieu et concerne l’activité optique des composés
chimiques. La distinction entre ce qui est vivant d’une part et ce qui reste seulement chimique
de l’autre est en jeu. Pasteur remarque que les produits chimiques fabriqués en laboratoire
sont souvent dépourvus d’activité optique alors qu’ils sont synthétisés à partir d’éléments
naturels qui, le plus souvent, existent sous une forme d’isomères optiques327. Par ailleurs, il
sépare en 1848 les deux formes dextrogyre328 et lévogyre du tartrate double de sodium et
d'ammonium en utilisant des moisissures. Le tartrate double est d’abord optiquement inactif
car il contient, nous le savons aujourd’hui, la même concentration des deux isomères lévogyre
et dextrogyre. A mesure que la moisissure agit au cours de la fermentation, le plan de
polarisation de la lumière polarisée se déplace jusqu’à ce que la déviation soit maximale à la
fin de la fermentation. Le vivant différentie donc les isomères optiques, il sépare, transforme

326
LATOUR, Bruno. « Pasteur et Pouchet μ hétérogenèse de l’histoire des sciences », in Eléments d’histoire des
sciences, SERRES, Michel (Dir.), Bordas, Paris, 1989, pp. 423-445. LATOUR, Bruno. L’espoir de Pandore, op.
cit., Chapitre 5 μ Pasteur et l’historicité des choses, pp. 1η1-181.
327
Deux corps chimiques peuvent faire tourner le plan de polarisation d’une lumière polarisée différemment si
leurs structures diffèrent seulement par leur géométrie, ils sont dans ce cas qualifiés d’isomères optiques.
328
Une molécule dextrogyre, du latin dexter qui signifie droite, a la propriété de dévier le plan de polarisation de
la lumière polarisée vers la droite d'un observateur qui reçoit la lumière, contrairement à une molécule lévogyre,
du latin laevus qui signifie gauche, qui fait tourner ce même plan vers la gauche du même observateur. Les
chimistes mesurent le pouvoir rotatoire de chaque isomère optique ; encore une expression qui montre à quel
point ils considèrent la matière comme active et dotée de capacités à agir.
185
et trie les corps chimiques329. Toujours est-il que la question du critère qui permettrait de
distinguer le chimique du vivant reste posée tout au long du XIXème siècle et durant la
première partie du XXème siècle. A ce propos, le caractère vivant des ferments est lui-même en
jeu et fait l’objet de nombreux débats prenant pour ancrage l’optimisation industrielle de la
fermentation alcoolique, les travaux des botanistes et ceux des physiologistes. Pasteur écrit
par exemple que « la levure avait été regardée comme un principe immédiat des végétaux, qui
avait la propriété de précipiter en présence des sucres fermentescibles. »330
Liebig n’est pas pour autant convaincu et propose une explication qui fait tenir ensemble
la chimie et le transfert de mouvement. Il écrit :

« L'impulsion une fois communiquée, le mouvement persiste. Ainsi, quand la fermentation a


commencé dans un suc végétal, dans le lait, dans l'urine, dans la chair musculaire, l'oxygène, cause
première du phénomène, peut être désormais complètement exclu du contact de ces substances : la
fermentation n'en continuera pas moins sans éprouver d'interruption. La première molécule, dont les
atomes sont mis en mouvement par l'action chimique de l'oxygène, se trouve en contact avec d'autres
molécules qui ont une composition semblable ou différente. Le mouvement qui a lieu dans le sein
même de cette molécule, agit à la manière d'un choc sur les atomes qui la touchent immédiatement.
Maintenant le mouvement de la première molécule peut se propager au loin ou s'arrêter : cela dépend
uniquement du degré d'intensité avec lequel l'attraction s'exerce entre les atomes des molécules en
repos. Si le mouvement est plus puissant que la résistance, il se communiquera à une deuxième
molécule : dans celle-ci, les atomes vont se mouvoir d'une manière tout à fait semblable et dans la
même direction que les atomes de la première molécule. De l'identité du groupement atomique
résultera l'identité des produits : le mouvement ou la métamorphose de la seconde molécule se
propagera successivement à la troisième, à la quatrième, enfin à tous les atomes composés qui se
trouvent dans le liquide. Si la résistance ou la force qui maintient réunis les éléments des atomes
composés, est plus puissante que la cause qui tend à produire un changement dans la situation de ces
atomes et dans leur mode d'arrangement, c'est-à-dire qui tend à opérer leur séparation et la formation
de nouveaux produits, l'impulsion communiquée ira en s'affaiblissant jusqu'à ce qu'elle s'éteigne peu à
peu.»331

Liebig maintient donc que la moisissure est une conséquence de la pourriture et non sa
cause comme tendent, au contraire, à le penser, dès la fin des années 1830 et sur une base
empirique, l’ingénieur polytechnicien Cagniard de la Tour, le physiologiste des végétaux
Theodor Schwann, le botaniste et spécialiste des algues Friedrich Traugott Kützing, ainsi que

329
PASTEUR, Louis ; VAσ’T HτFF, Jacobus Henricus & WERNER, Alfred. Recherches sur la dissymétrie
moléculaire (1860-1883), Christian Bourgois, Collection Epistémé, Paris, 1986.
330
PASTEUR, Louis. Œuvres de Pasteur Louis, Tome II, Fermentations et Générations dites Spontanées, op.
cit., p. 83.
331
LIEBIG, Justus. Lettres sur la chimie, op. cit., pp. 153-154.
186
le spécialiste de la germination Pierre Jean François Turpin. Cagniard de la Tour écrit par
exemple :
« δa levure de bière (…) est un amas de petits corps globuleux susceptibles de se reproduire,
conséquemment organisés, et non simplement une substance organique ou chimique, comme on le
supposait ; 2° que ces corps paraissent appartenir au règne végétal et se régénérer de deux manières
différentes, et γ° qu’ils semblent n’agir que sur une dissolution de sucre autant qu’ils sont en état de
vie μ d’où l’on peut conclure que c’est très probablement par quelques effets de leur végétation qu’ils
dégagent de l’acide carbonique de cette dissolution et la convertissent en une liqueur spiritueuse. »332

La fermentation dépend donc de l’activité d’êtres vivants et non de processus chimiques


spontanés issus de la matière inerte. La question des liens entre la chimie et le vivant ne va
donc pas de soi à l’époque où les émergentistes s’essayent à penser le rapport de la vie à la
chimie en termes non réducteurs. Pour autant, comme le signalent Bernadette Bensaude-
Vincent et Isabelle Stengers, δiebig et de nombreux chimistes s’intéressent à la fermentation
non pas en raison de son rapport à la question de la vie, mais plutôt par rapport à la question
de la « force catalytique » soulevée par Berzélius en 1839333. Cette force se manifeste par la
seule présence du corps dans un milieu réactionnel afin de provoquer une transformation, et
non par son « affinité » vis-à-vis des autres réactifs. Liebig, bien que vitaliste, oppose à cette
force « catalytique » trop semblable, à son goût, à la force « vitale » (expression qu’il n’en
continue pas moins d’utiliser dans ses textes), l’hypothèse d’une transmission de mouvement
du corps responsable de la catalyse vers les réactifs. Selon lui, la levure est un corps en
décomposition dont les mouvements accompagnent la transformation des corps
fermentescibles par contact comme l’exprime explicitement la citation précédente. Par
ailleurs, l’idée de lier la vie non à des substances chimiques ayant une activité spécifique,
mais à un mouvement est prise très au sérieux par les physiologistes à cette époque comme le
rappellent Bernadette Bensaude-Vincent et Isabelle Stengers en se référant aux recherches du
biochimiste et historien des sciences Joseph Stewart Fruton334. La vie apparaît être une
activité permanente bien plus dense et dynamique que les corps chimiques contenus dans les
flacons.
Cette distinction sera reprise par la plupart des émergentistes pour souligner la nouveauté
qualitative de la vie, c’est-à-dire, selon eux, la radicalité du vivant par rapport à l’inerte. Mais

332
CAGNIARD DE LA TOUR, Charles. « Mémoire sur la fermentation vineuse, présenté à l'Académie des
sciences le 12 juin 1837 », Annales de chimie et de physique, 2e série, t. 68, 1838, pp. 206-222. J’ai travaillé à
partir de la version consultable sur Google Books. La citation provient de la page 221.
333
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette & STENGERS, Isabelle. Histoire de la chimie, op. cit., Chapitre 27 :
Quelle chimie pour le vivant ?, pp. 269-276.
334
FRUTON, Joseph Stewart. « Contrasts in Scientific Style: Research Groups in the Chemical and Biochemical
Sciences », American Philosophical Society, Philadelphia, 1990.
187
la connaissance de cette vie passe par la chimie qui ne cesse d’établir l’hétérogénéité active
des ingrédients qui la rendent possible, notamment à la fin des années 1880, lorsqu’il sera
établi que le protoplasme possède une composition bien plus complexe que celle prévue par
Thomas Henry Huxley. A la simple substance azotée, homogène, semi-fluide, commune à
tous les organismes vivants proposée par Huxley, succède un ensemble bariolé de protéines et
de phospholipides. δa synthèse de l’urée a laissé entrevoir la possibilité d’une synthèse des
molécules appartenant au monde vivant à partir des molécules appartenant au règne minéral.
Un espoir de type mécaniste peut être défendu par les tenants d’une synthèse totale des
molécules. Par ailleurs, le débat reste ouvert entre ceux qui, à l’instar de Ernst Heinrich
Philipp August Haeckel (1834-1919), voient en la théorie protoplasmique une vision moniste
et mécano-causale de la matière organique et soutiennent que l’origine de la vie est
déterminée par des facteurs physiques et chimiques comme la lumière, la présence d’oxygène,
l’eau et le méthane ; et ceux qui, à l’instar de Lionel Smith Beale (1828-1906), soutiennent
que les parties élémentaires des tissus des êtres vivants consistent en une substance active,
vivante, croissante, qualifiée de « matière germinale », et en une matière formée à partir
d'elle. Pour ces partisans du vitalisme, la matière germinale est active, formative et vivante.
La matière « formée » (notre phénotype) peut avoir une grande gamme de caractères, mais est
incapable de croissance, de multiplication et de conversion : elle appartient au monde de la
physique et de la chimie.
Pour revenir à présent à mon travail, je tiens à souligner que c’est à une conception
« dynamique » de la matière que vont se rattacher les émergentistes britanniques qui, même si
elle ne fait pas référence à une force vitale, prend en compte la notion de localisation des
entités dans l’espace, les forces que ces corps exercent les uns sur les autres, le rôle de la
chimie et la notion de transfert de mouvement.
Alexander Bain (1818-1903) décrit le transfert d’énergie d’un sucre à la langue, d’un
muscle aux molécules qui se mettent en mouvement. Il décrit le langage et les raisonnements
des scientifiques en recourant à de très nombreux exemples issus de la chimie, de la physique
et de la physiologie. Il étudie les liens entre ce qu’il estime être les trois types de forces : la
chaleur, la force chimique, et l’électricité335. Il s’agit d’une approche de la causalité en termes
de transfert d’énergie ou de force336. Bain ne compare nullement, soit dit en passant, ces trois

335
BAIN, Alexander. Logic, Part second: Induction, Longmans, Green, Reader, & Dyer, London, 1870, chapitre
4 : « Law of causation », pp. 15-41.
336
Pour plus de détails sur la conception de causalité en termes de transfert d’une grandeur qui se conserve, je
renvoie le lecteur au remarquable livre de KISTLER, Max. Causalité et lois de la nature, Vrin, Paris, 1999.
188
forces à la quatrième force évoquée par Liebig, c’est-à-dire à la « force vitale », lorsqu’il
étudie dans le livre V, au chapitre 4, la « logique » de la biologie337. Il définit la vie comme un
ensemble de changements, simultanés et successifs, en vue d’obtenir un résultat défini et en
lien avec des circonstances extérieures. Il écrit μ « la vie est l’ajustement continu de relations
internes à des relations externes »338. Il considère que les corps vivants sont constitués
d’éléments qui sont également commun à ceux de la matière inorganique et met ensuite
l’accent sur la structure organisée qui singularise les vivants. Cette conception relationnelle
utilise la chimie pour caractériser le vivant et non pour le réduire à une simple machine
comme le fait Descartes. Bain est parfois assimilé au mouvement émergentiste britannique, à
mon sens à juste titre, car ses travaux sont en phase avec ceux de Mill. Il s’intéresse tout
comme lui à la logique et aux raisonnements et refuse le réductionnisme. La « mécanique »
vivante est tellement complexe qu’il n’est pas possible d’appliquer un déterminisme radical.
Bain rejette par ailleurs tout autant la force vitale et écrit :

« Pour autant que nous sachions, il n’y a rien de spécial à propos de la Force, ou de l’énergie dans
les corps vivants, et ce quelle que soit leur forme. En ce qui concerne la Collocation, elle est ce qui
caractérise la structure organisée. Il n’est pas correct de parler de Force Vitale en tout autre sens que
celui des forces moléculaires et chimiques agissant dans une situation nouvelle. Il serait strictement
rigoureux de parler de Collocation Vitale des éléments, dans laquelle les forces moléculaires prennent
de nouvelles formes tout en respectant la loi fondamentale de la conversation [de l’énergie ou du
mouvement]. Ainsi la force d’un nerf est-elle quelque chose de nouveau, non par rapport à sa
dérivation par rapport à un équivalent de force antécédent, mais en raison de la particularité de la
structure du nerf qui conduit à un nouveau mode de manifestation de la force. »339

Ce passage est très intéressant, il est une des rares occurrences de la notion de force vitale
dans le livre, si nous mettons à part quelques rares utilisations du mot « vitalité » qui ont à peu
près le même sens sous la plume de Bain. La force vitale est remplacée par des forces
chimiques et moléculaires, et c’est la collocation qui, liée à une structure locale particulière,

Kistler n’y analyse pas en détail la prise de position des émergentistes mais montre la grande richesse des
notions de causalité en particulier au XXième siècle, tout en défendant son approche en termes de transfert.
337
BAIN, Alexander. Logic, Part second: Induction, op. cit, Book V: Logic of the sciences, Longmans, Green,
Reader, & Dyer, London, 1870, Chapter 4: Logic of biology, pp. 257-275.
338
Ibid., p. 257 : « Life is the continuous adjustment of internal relations to external relations. » (Ma traduction)
339
BAIN, Alexander. Logic, Part second: Induction, op. cit, Book V: Logic of the sciences, Chapter 4: Logic of
biology, p. 268 : « So far as concerns Force, or energy, in any shape, there is nothing special to living bodies. As
regards Collocation, there is the peculiarity of the organized structure. It is not correct to speak of Vital Force in
any other sense than the molecular and chemical forces, operating in a new situation. It would be strictly proper
to speak of a Vital Collocation of elements, under which the molecular forces put on new aspects, although never
inconsistent with the primary law of Conservation. Thus the nerve force is something new, not as regards its
derivation from an antecedent equivalent of force, but as regards the singularity of the nerve structure, which
leads to a new mode in the manifestation of the force. » (Ma traduction)

189
génère des relations inédites entre forces ; bref qui sous-tend la nouveauté sans qu’aucune
réduction à un mécanisme radical soit envisageable. Je me demande même, dans quelle
mesure, cette importance de la structure (locale ou globale) n’est pas déjà implicitement une
expression de ce que les philosophes appelleront plus tard la « causalité descendante ». La
structure du tout influence les relations entre forces. Les forces chimiques et moléculaires
acquièrent une nouvelle forme, de nouveaux aspects dans cette structure. Sans elle, les effets
qui résulteraient des forces chimiques et moléculaires ne seraient que la simple somme, tout à
fait prédictible, des forces isolées.
Bain fait tenir ensemble la notion de collocation, les forces nouvelles liées à la structure,
le transfert de mouvement, les sciences (physique, chimie, physiologie) et la « nouveauté ».
Les principaux ingrédients sont ainsi réunis pour proposer et défendre un concept
d’émergence. Il indique en outre que la conservation de la force (ou de l’énergie à certains
moments du texte) permet d’expliquer beaucoup de phénomènes, mais laisse, pour l’heure,
irrésolue la question de la collocation. Il centre son propos sur la notion de « pouvoir moteur »
(« moving power ») et rajoute :

« Si nous considérons la causalité comme un transfert ou une redistribution d’une certaine quantité
finie de pouvoir moteur, rien ne peut être plus simple que l’affirmation du principe [de conservation de
la force] ; et, dans plusieurs cas, nous trouvons le calcul exact simple. Mais les circonstances dans
lesquelles le transfert a lieu, la situation ou la collocation des matériaux en présence, peuvent avoir
tous les degrés de complexité. »340

Les émergentistes ne font pas référence aux travaux chimiques qui prétendent avoir
déconstruit le vitalisme, mais proposent en revanche une interprétation « dynamique » de la
vie qui « émerge ». Pour ce faire, ils font appel à une causalité liée à la notion de transfert de
mouvement. C’est dans une perspective semblable que Georg Henry δewes (1817-1878) pose
le cadre dans lequel il introduira le terme « émergence ». Ce dernier écrit en effet :

« Une solution cristalline sursaturée, ou certains composés explosifs, peuvent être transformés en
cristal, ou en explosion, s’ils sont agités par des impulsions de l’air ; et ces mêmes impulsions de l’air
agitant les molécules du mécanisme de l’audition produiront la sensation du son. σous pouvons dès
lors poser la question de savoir quelle ressemblance existe entre la Cristallisation, l’Explosion, et le
Son ?, qui ne serait pas moins pertinente que celle de savoir quelle ressemblance existe entre le
mouvement d’un agent extérieur et la sensation qu’il produit ? Ce n’est pas l’agent externe qui produit

340
BAIN, Alexander. Logic, Part second: Induction, op. cit., p. 30 : « If we view causation as the transfer or the
re-distribution of a certain definite amount of moving power, nothing can be simpler than the statement of the
principle; and, in many instances, we find it easy to make the exact calculation. But the circumstances attending
the transfer, the situation or collocation of the materials engaged, may have all degrees of complexity. » (Ma
traduction, l’insistance est celle de l’auteur).
190
la sensation ; la sensation est la co-opération de cet agent avec le mécanisme des sens. Ce n’est pas
l’impulsion de l’air qui produit la cristallisation ou l’explosion, mais sa co-opération avec les forces de
la solution ou du composé. δ’impulsion de l’air est absorbée par ces corps, et modifie leurs
mouvements en se mélangeant à eux ; les mouvements moléculaires qui résultent de ce mélange
acquièrent des trajectoires qui sont à l’origine de la forme géométrique des cristaux ; les mouvements
moléculaires des gaz acquièrent une plus large étendue qui est manifestée par l’expansion soudaine liée
à l’explosion ; de la même façon les mouvements moléculaires des tissus nerveux acquièrent une
nouvelle direction et l’énergie libérée est manifestée durant le processus neural qui est la
sensation. »341

La notion de transfert de mouvement permet à Lewes de penser l’originalité de l’esprit et


de la vie sans faire appel à la réduction mécaniste ou à une force vitale. Le défi est grand car
si la causalité est comprise comme un transfert de mouvement, il reste à expliquer pourquoi
certains phénomènes sont possiblement émergents. Il s’agit, en ce sens, de concilier une
approche dynamique et une condition de non-prédictibilité, ou, pour parler avec Mill, de
comprendre « l’entremêlement des effets »342. δewes considère qu’une chose n’est pas
« donnée » et qu’elle s’inscrit dans une perspective cosmologique plus vaste :

« Mais lorsque nous tentons une explication analytique des conditions de la Pensée, tout ce à quoi
nous pouvons accéder est la combinaison de faits élémentaires de la Sensibilité qui, dans leur
spécificité, sont objectivement réductibles aux mouvements moléculaires participant au mécanisme
nerveux. S’il apparaît que cette analyse ne permet pas de rendre compte de toutes les conditions de
façon exhaustive et nous laisse toujours en présence d’un mystère non résolu, fait que j’admets et que
je souligne bien volontiers, je rappelle cependant au lecteur que nous sommes confrontés précisément
au même mystère lorsque nous évoquons les phénomènes des substances inorganiques. Pour autant que
nous sachions, les forces qui agissent dans la Conscience sont les forces qui agissent dans
l’τrganisme ; et les forces qui agissent dans l’τrganisme sont du même type que celles du Cosmos, la
Force n’est partout rien d’autre qu’une accélération de la masse. Un courant d’énergie moléculaire

341
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind. First series: The foundations of a creed, vol 2, Boston,
Osgood R. and Company, 1875, p. 421 : « A supersaturated crystalline solution, or certain explosive compounds,
may be transformed into crystals, or explosions, if agitated by aerial pulses; and these same aerial pulses
agitating the molecules of the auditory mechanism will produce the sensation of sound. We may then ask, What
resemblance is there between Crystallization, Explosion, and Sound? which would be quite as pertinent an
inquiry as that of What is the resemblance between the motion of some external agent and the sensation it
produces ? It is not the external agent which produces the sensation; the sensation is the co-operation of that
agent with the sensory mechanism. It is not the aerial pulsation which produces the crystallization or the
explosion, but its co-operation with the forces of the solution or the compound. The aerial motion is absorbed by
the bodies, and modifies their motions by blending with them; the result of this blending is that the molecular
movements of the solution acquire definite paths, which give the geometrical forms of crystals; the molecular
movements of the gases have acquired a wider sweep, which is manifested in the explosion of sudden expansion;
the molecular movements of the nervous tissue have in like manner acquired a new direction, and the liberated
energy is manifested in a neural process, which is sensation. » (Ma traduction)
342
MILL, John Stuart. Système de logique déductive et inductive. Exposé des principes de la preuve et des
méthodes de recherche scientifique, Volume 1, op. cit.
191
provenant de la grande source cosmique traverse l’organisme, et retourne à l’océan d’où il provient.
δ’organisme est une unité dans la grande somme des choses [du cosmos]. δa continuité de l’existence
ne connaît aucune exception. σotre vie est un moment d’une vie plus large. »343

Concilier la continuité des forces, la diversité des transferts et la spécificité des


« émergents » est le défi majeur de Lewes. Pour ce faire, Lewes reprend la notion de
processus très largement débattue au XIXème siècle, entre autres personnes, par les
transformistes et les partisans du fixisme, mais aussi, nous l’avons vu, par Lamarck et
Darwin. Si ces derniers, en tant que biologistes, considèrent la vie comme une « donnée »
qu’ils cherchent à caractériser sans nécessairement en rendre compte d’un point de vue
analytique, ils s’opposent sur des questions fondamentales en partie liées au processus vital
lui-même. Lamarck pense la vie selon la durée alors que Darwin pense l’interdépendance des
espèces, c’est-à-dire la pluralité des formes de vie en rapport les unes avec les autres. Lewes
s’inscrit donc dans cette discussion complètement ouverte et incertaine. δe cours d’un
processus exerce une influence sur le processus lui-même, suggère-t-il. δ’évolution a lieu
dans un « plan d’immanence » pour parler avec Deleuze et Guattari, même si ces derniers
utilisent cette expression dans un autre cadre pour souligner la coexistence de concepts, c’est-
à-dire ce qui tient ces concepts ensemble à un moment donné dans une culture donnée 344. Ce
« plan d’immanence », cet effet du processus sur son propre devenir, la prise en compte du
devenir lui-même dans son irréductibilité, sont autant de traces qui révèlent la distance prise
par Lewes par rapport à tout transcendantalisme et toute forme de « substantialisme ».
Le processus est donc ouvert, et cette ouverture donne accès à un évènement ; bref à une
émergence. Le nouveau est possible car, d’abord, une chose est une collection, par définition
ouverte, d’attributs, et parce qu’elle entre ensuite dans des processus de transformation (ou
d’évolution) qui n’en sont pas moins ouverts. La notion de causalité par transfert de
mouvement lui permet de lier l’ensemble de ses arguments en un tout cohérent. Si la vie et
l’esprit ne sont pas des « choses », leur définition n’en dépend pas moins également des

343
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind. First series: The foundations of a creed, op. cit., pp.
413-414 : « But when we attempt an analytical explanation of the conditions of Thought, all that we can reach is
the combination of elementary facts of Sensibility which in their turn are objectively reducible to molecular
movements in the nervous mechanism. If it be said that this analysis fails to exhaust all the conditions, and still
leaves us in presence of an unsolved mystery, I admit and emphasize the fact, but remind the reader that
precisely the same mystery confronts us when we are dealing with the phenomena of inorganic substances. So
far as knowledge reaches, the forces at work in Consciousness are the forces at work in the Organism; and the
forces at work in the Organism are the same in kind as those in the Cosmos: there, as here, Force is nothing but
mass acceleration. A stream of molecular energy flows through the organism from the great cosmic source, and
returns to the ocean whence it came. For the organism is but an unit in the great sum of things. The continuity of
Existence admits no break. Our life is a moment in the larger life. » (Ma traduction, l’italique marque l’insistance
de l’auteur).
344
DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix. Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., Chapitre 2, pp. 38-59.
192
relations avec le monde. En ce sens, la vie et l’esprit sont donc, à leur tour, constitutivement
ouverts car définis par un ensemble, provisoire, de relations avec un monde lui-même en
devenir. La réduction suppose la fermeture, une essence ; l’émergence suppose l’ouverture
d’une situation, le provisoire d’un collectif d’attributs, l’inexhaustible d’une dépendance de
fait à un ensemble, flexible, de relations.
Au-delà de l’étude des raisonnements scientifiques et des liens qu’ils partagent et par-delà
les questions liées à l’apparition de la vie, à l’évolution des espèces et à la place de l’esprit
dans la nature, qui constituent véritablement le cœur des travaux des émergentistes
britanniques, se profile une autre forme de métaphysique qui tente de se dispenser de la notion
« d’essence » et qui focalise son attention sur l’innovation, l’évolution, le mouvement, et la
causalité comme transfert. Avant de conclure cette partie, je souhaite évoquer un dernier point
qui me paraît pertinent pour rendre compte du contexte dans lequel ces mises en relation ont
été opérées. Il concerne les débats qui ont lieu à l’époque à propos des machines et des
organismes.
Bain évoque une machine ou un mécanisme à l’œuvre dans le vivant sans pour autant
réduire la vie à une mécanique bien huilée. δ’organisme est, pour les mécanistes, une machine
dont la détermination totale passe par la connaissance des parties et de leurs mouvements
relatifs. Son utilisation équivalente des termes « mécanisme ou machine » à propos du vivant
est intrigante, elle ne va pas de soi mais souligne que la notion de mécanisme elle-même est
en jeu à son époque. Si, selon Canguilhem, Descartes considère la mécanique comme une
science des machines345, il est possible de la considérer aussi comme une science qui, avec
l’astronomie, a affaire aux mouvements célestes et à l’action des forces. Bref, les notions de
machine, de mécanisme, de mécanique y compris celle de « milieu » sont en pleine évolution
au XIXème siècle, tout comme le sont les notions d’atome, de molécule, de corps simple, et
d’élément. δe travail des émergentistes est ancré dans ces mouvements sémantiques.
Revenons à cette notion de mécanisme et au lien entre l’organisme et la machine. Si comme
l’écrira plus tard Canguilhem :

« Un mécanisme, c'est une configuration de solides en mouvement telle que le mouvement n'abolit
pas la configuration. Le mécanisme est donc un assemblage de parties déformables avec restauration
périodique des mêmes rapports entre parties. L'assemblage consiste en un système de liaisons
comportant des degrés de liberté déterminés : par exemple, un balancier de pendule, une soupape sur
came, comportent un degré de liberté ; un écrou sur axe fileté en comporte deux. La réalisation
matérielle de ces degrés de liberté consiste en guides, c'est-à-dire en limitations des mouvements de

345
CANGUILHEM, Georges. La connaissance de la vie, op. cit., Partie III, Chapitre 2 : « Machine et organisme
», p. 140.
193
solides au contact. En toute machine, le mouvement est donc fonction de l'assemblage, et le
mécanisme, de la configuration. »346

Cette configuration n’est pas sans rappeler la « collocation » qu’évoquent Mill et Bain. Et
pourtant, l’un comme l’autre rejettent l’idée que le corps vivant résulte de mécanismes
purement physiques ou chimiques. A l’idée de collocation n’est pas associée l’idée de
mécanisme radical mais plutôt celle d’apparition d’un nouveau mode d’existence et
d’efficience de forces et de mouvements liés à une structure (configuration). En d’autres
termes, à l’idée de collocation sont associées les idées de nouvelles lois ou de modes d’action
propres à cette collocation. Ces lois sont en outre pensées comme non prédictibles à partir des
lois de la physique et de la chimie en général, ou de ces mêmes lois considérées appliquées à
d’autres collocations dans un autre domaine d’existence. δ’évolution fait apparaître de
nouveaux organismes, ces « émergents » ne sont pas des machines mais, bel et bien, des
vivants inédits dotés de caractéristiques réelles (non-épiphénoménales) et totalement
irréductibles aux modes d’organisation qui ont existé avant eux. Si le terme « collocation » est
un terme lié aux notions d’espace et de structure, s’il reste attaché, au moins en partie, aux
actions de forces exercées dans un cadre structural particulier, cette notion « mécanique »
n’en reste pas moins rattachée à celles de nouveauté et d’émergence. Cette articulation est
surprenante et met en relief la volonté de Mill et Bain d’aller au-delà du mécanisme radical.
C’est dans ce cadre de discussion à propos de la différence entre un mécanisme biologique
et un organisme vivant que s’effectue aussi la mise en relation de la chimie avec le concept
d’émergence. La chimie, au même titre que la physiologie, servira à mettre en lumière les
qualités et propriétés « émergentes » de cet organisme, et ce en termes, non réducteurs, de
transferts d’énergie de mouvements, de relations et de structures. Les émergentistes écrivent à
une époque où les transferts d’énergie, les relations entre les espèces vivantes, et l’importance
de la structure en chimie organique sont discutées ; bref ne vont pas de soi. Je propose
d’étudier à présent, au fil des textes, comment chaque auteur a relié, à sa façon, la chimie à
l’émergence.

346
CANGUILHEM, Georges. « Machine et organisme », in La connaissance de la vie, op. cit., p. 131.

194
3.4 Composition des causes et rejet de l’essence

3.4.1 Mill et Lewes : De la collocation à la coopération

Dans son livre A System of Logic, Mill pose le problème de l’émergence en termes de
causalité en s’inspirant du modèle additif de composition des forces utilisé en mécanique
classique. Il existerait, selon Mill, une causalité de type mécanique, « a mechanic mode of
causation » selon ses propres termes, pour laquelle l’effet global d’un collectif de forces est
équivalent à la somme des effets des mêmes forces considérés isolément. La résultante des
forces est représentée par un vecteur unique qui est la somme de toutes les composantes. Bref,
les parties, les forces individuelles dans ce cas, sont sans effet les unes sur les autres ; elles
demeurent identiques dans le collectif qui les regroupe et un raisonnement purement déductif
peut alors être mis en place pour décrire l’effet résultant de leurs actions conjointes ; bref, le
tout est, dans ce cas, la somme de ses parties !

Mill évoque également une causalité de type chimique, « a chemical mode of causation »
écrit-il, qui ne vérifie pas cette clause d’additivité, il écrit :

« La combinaison chimique de deux substances produit, comme on sait, une troisième substance,
dont les propriétés sont complètement différentes de celles de chacune des deux substances
séparément, ou de toutes deux prises ensemble. Il n’y a pas trace des propriétés de l’oxygène ou de
l’hydrogène dans celles de leur composé, l’eau. La saveur du sel de plomb n’est pas la somme des
saveurs de ses composants, l’acide acétique, le plomb ou ses oxydes347; et la couleur de la couperose
bleue348 n’est pas un mélange des couleurs de l’acide sulfurique et du cuivre. Ceci explique pourquoi la
Mécanique est une science déductive ou démonstrative, et la chimie pas. Dans l’une, on peut calculer
les effets de toutes les combinaisons des causes, réelles ou hypothétiques, d’après les lois connues qui
gouvernent ces causes quand elles agissent séparément, parce que ces causes, combinées comme
séparées, observant les mêmes lois, ce qui serait arrivé en conséquence de chaque cause prise à part
arrive encore quand elles se trouvent ensemble, et on n’a qu’à additionner les résultats. Il n’en est pas
de même pour les phénomènes dont s’occupe spécialement la science chimique. δà, la plupart des
uniformités auxquelles se conforment les causes agissant séparément, disparaissent entièrement quand
elles sont réunies; et nous sommes hors d’état, du moins dans l’état actuel de la science, de prévoir,
avant une expérience directe, le résultat d’une combinaison nouvelle. »349

347
Mill évoque la saveur sucrée du diacétate de plomb de formule Pb(C 2H3O2)2.
348
Mill évoque la chalcantite, un minéral de sulfate de cuivre hydraté de formule CuSO4, 5 H2τ. δ’acide
sulfurique fraîchement préparé est incolore tandis que l’oxyde de cuivre, Cuτ, est noir.
349
MILL, John Stuart. (1843). « A system of logic, ratiocinative and inductive: being a connected view of the
principles of evidence and the methods of scientific investigation », in MILL, John Stuart. Collected Works, Vol
VII, Toronto, 1973. J’ai travaillé également à partir de la version française disponible gratuitement sur le site de
la bibliothèque numérique (Gallica) : MILL, John Stuart. Système de logique déductive et inductive. Exposé des
195
A l’absence d’additivité correspond en pratique une impossibilité de prédiction relative à
un état de connaissance donné. Il semble donc que l’approche de εill ne soit pas
exclusivement d’ordre ontologique mais qu’elle soit, en partie au moins, d’ordre épistémique
aussi bien. Par ailleurs, Mill laisse ouverte la possibilité d’une prédiction et d’une explication
des transformations chimiques lorsque les scientifiques auront acquis de nouvelles
connaissances et seront capables de mieux les articuler en termes de causalité et de
composition des causes. Le passage suivant apporte des éclairages, Mill y fait recours à la
notion d’interférence issue de la physique de son époque (interférences mécaniques à la
surface d’un lac, interférences sonores et lumineuses, sont connues):

« Il y a donc un mode d’interférence mutuelle des lois de la nature dans lequel, lorsque des causes
agissent concurremment annihilent leurs effets, chacune exerce pleinement son action suivant ses lois
propres, comme agent séparé. εais dans d’autres espèces de cas, les influences qui interviennent
ensemble cessent entièrement, et des phénomènes complètement différents se manifestent, comme
dans l’expérience des deux liquides qui, mélangés dans certaines proportions, deviennent
instantanément, non point une quantité plus grande de liquide, mais une masse solide. Cette différence
entre le cas où l’effet réuni des causes est la somme de leurs effets séparés, et le cas où il leur est
hétérogène; entre les lois qui fonctionnent ensemble sans altération et les lois qui fonctionnent
ensemble en faisant place à d’autres, est une distinction fondamentale dans l’ordre de la nature. Le
premier cas, celui de la Composition des Causes, est le fait général; l’autre est toujours spécial et
exceptionnel. Il n’y a pas d’objets qui n’obéissent, en quelques-uns de leurs phénomènes, au Principe
de la Composition des Causes ; il n’y en a pas qui ne reconnaissent des lois qui s’accomplissent
régulièrement dans quelque composition qui se trouve. »350

Mill se place résolument dans une perspective ontologique centrée sur les notions de loi
de la nature et de leur combinaison. Par ailleurs, la perspective d’une déduction d’un
phénomène à partir de ses lois est clairement exprimée au fil du texte. En parlant des végétaux
ou des corps chimiques, Mill souligne : « ces corps continuent comme auparavant d’obéir aux
lois chimiques et mécaniques, tant que l’action de ces lois n’est pas contrecarrée par des lois
nouvelles qui les gouvernent comme être organisés »351. A la composition des causes succède
la composition des lois. Des « lois nouvelles » apparaissent au sein de l’entité formée et ses
lois interagissent avec les lois de la physique et de la chimie. La nouveauté résulte de cette
coexistence de lois hétérogènes et de leur interaction. Le corps, végétal ou chimique, est le
lieu où émerge une nouvelle loi à laquelle le corps en question doit sa singularité et aussi un

principes de la preuve et des méthodes de recherche scientifique, Volume 1, 3ème édition traduite de la sixième
édition anglaise par Louis Peisse, Louis Alcan Editeur, Paris, 1889, pp. 406-407.
350
MILL, John Stuart. Système de logique déductive et inductive. Exposé des principes de la preuve et des
méthodes de recherche scientifique, op. cit., pp. 409-ζ10. δ’usage de l’italique marque mon insistance.
351
Ibid., p. 410.
196
nouveau mode d’existence et d’action. Mill rajoute : « En somme, lorsqu’ a lieu un concours
de causes qui met en jeu des lois nouvelles, n’ayant d’analogie avec aucune de celles qui se
manifestent dans l’action des causes séparées, les lois nouvelles tout en suspendant une partie
des autres, peuvent coexister avec une autre partie des autres, et même combiner l’effet de ces
lois avec le leur propre »352. Mill pense donc la nouveauté en termes de composition des lois :
une loi nouvelle caractérisant un existant (végétal ou échantillon chimique visible à notre
échelle) interfère avec d’autres; en ce sens la nouveauté permet d’agir ; ces nouvelles lois
agissent sur les autres, c’est-à-dire sont à l’origine de phénomènes nouveaux. Dans le cas où
les effets sont hétérogènes aux causes, εill introduit les notions d’effets et de lois
« hétéropathiques » afin de les différencier des effets et lois « homopathiques » qui vérifient
le principe de composition. S’il affirme l’existence de « lois nouvelles » du tout par rapport à
ses parties, il n’en reste pas moins attentif aux possibilités d’une déduction du tout à partir de
lois sous-jacentes. A propos des « lois » ou « effets » nouveaux, il rajoute à propos de l’eau :

« δorsque les lois des agents primitifs cessent complètement et qu’il se manifeste un phénomène
tout à fait hétérogène (par exemple, deux substances gazeuses, l’hydrogène et l’oxygène, perdent leurs
propriétés originelles et produisent une substance appelée eau), le fait nouveau peut, dans ce cas, être
soumis à l’expérimentation comme tout autre phénomène; et les éléments qu’on dit être ses
composants peuvent être considérés simplement comme des agents de sa production, comme des
conditions de sa manifestation, comme des faits qui complètent sa cause. Les effets du nouveau
phénomène (les propriétés de l’eau par exemple), l’expérimentation les découvre aussi facilement que
les effets de toute autre cause. Mais la détermination de sa cause, c’est-à-dire de la combinaison
particulière des agents dont il résulte, est souvent assez difficile. (…) aucune expérience sur
l’hydrogène et l’oxygène séparés, ni rien de ce qu’on sait de leurs lois, ne nous eût conduit à inférer
déductivement qu’ils produiraient de l’eau. Il nous faut une expérimentation spécifique sur les deux
agents combinés. »353

Ce recours à une « expérimentation spécifique » sur le tout formé par les « agents
combinés » marque la limite de la prédiction en l’état des théories contemporaines à εill. La
connaissance des propriétés du tout est empirique et a posteriori, elle n’est nullement a priori
et déductible de lois générales de la nature. Cette limitation est provisoire, Mill rajoute :

« Ainsi il n’y a pas à désespérer d’élever la chimie et la physiologie au rang des sciences
déductives; car, quoiqu’il soit impossible de déduire toutes les vérités chimiques et physiologiques des
lois ou propriétés des substances simples ou agents élémentaires, elles pourraient être déduites des lois

352
Ibid.
353
Id., pp. 492-ζλγ. δ’italique marque l’insistance de l’auteur. δ’hydrogène et l’oxygène évoqués par εill
correspondent au dihydrogène et au dioxygène.
197
qui apparaissent quand ces éléments sont réunis ensemble en un petit nombre de combinaisons pas trop
complexe. »354

Un déplacement de la déduction se produit, la base permettant de déduire les


caractéristiques de l’entité n’est pas constituée des parties matérielles (ingrédients chimiques
en quantités données) mais des lois à propos de ces ingrédients. Mill envisage la possibilité
d’une future déduction nomologique lorsque les connaissances scientifiques seront
suffisamment développées. Par ailleurs, la connaissance empirique des nouvelles lois peut
permettre d’agir et de proposer de nouvelles expérimentations; bref de poursuivre la recherche
en chimie. Il précise :

« Jusqu’ici, c’est en chimie qu’on a le moins réussi à réduire les lois particulières à des lois
générales dont elles découleraient et seraient déductibles. Mais, il y a, même en chimie, des
circonstances qui permettent d’espérer qu’on découvrira un jour ces lois. Sans doute, les propriétés
diverses d’un composé chimique ne représenteront jamais la somme des propriétés des éléments
séparés; mais il peut y avoir entre les propriétés du composé et celles des éléments quelque rapport
constant, qui, une fois constaté par une induction suffisante, nous mettrait à même de prévoir, avant
l’expérience, quelle espèce de composé résultera d’une combinaison nouvelle, et de déterminer, avant
de l’avoir analysée, la nature des éléments dont une substance nouvelle est composée. »355

Mill précise certaines « circonstances qui permettent d’espérer qu’on découvrira un jour
ces lois » en évoquant la loi des proportions définies et la généralisation proposée par Dalton
qu’il appelle « théorie atomique ». Il fait également référence aux « propriétés communes » à
certaines combinaisons d’acide et de base et rappelle le travail de Berthollet sur la
décomposition mutuelle de deux sels solubles produisant un composé insoluble ou moins
soluble que les deux premiers. Il précise enfin l’importance de la loi « d’isomorphisme » à
propos de l’identité des formes cristallines qui ont en commun certaines particularités de
composition chimique. Ce faisant, il insiste sur la recherche d’invariants au cours des
transformations chimiques (« quelque rapport constant ») tout en restant assez vague sur le
degré d’avancement et de stabilisation de ces travaux (« une fois constaté par une induction
suffisante »). Cette notion de rapport n’est pas si éloignée, soit dit en passant, des notions
contemporaines de corrélation ou de survenance356. Quel sera le seuil à franchir pour que, au

354
Id., p. ζ11. δ’italique marque mon insistance.
355
Ibid. δ’italique marque mon insistance.
356
Terme dont le sens philosophique a été forgé par Davidson (1970) dans son étude de la relation entre le
mental et sa « base » physique. Un aspect du monde survient sur un autre, si tout changement du premier
implique nécessairement un changement du second. Le premier dépend directement du second sur lequel il
survient tout en restant non réductible à cette base. Cette notion souligne la dépendance d’un tout à ses
ingrédients en évitant l’élimination pure et simple du tout par la base de laquelle il « survient ». Se référer au
198
sein d’un collectif de chimistes ou plus largement au sein d’une « communauté » scientifique,
la preuve de ces rapports constants soit suffisamment étoffée, pluralisée et vérifiée pour être
intersubjectivement acceptée ? Mill ne répond pas à ce type de question mais propose, tout au
long des deux volumes, une analyse détaillée et rigoureuse des modalités d’une analyse
inductive ainsi que des conditions et limites d’utilisation des méthodes de recherche qui leur
sont associées (méthode de concordance, méthode de différence, méthode des résidus,
méthode des variations concomitantes, ainsi que les utilisations conjointes de certaines de ces
méthodes). δe titre complet du livre n’est-il pas Système de logique déductive et inductive.
Exposé des principes de la preuve et des méthodes de la recherche scientifique ?

Mill concentre son étude sur la logique inductive et non sur la production et l’articulation
de certains raisonnements proposés par des chimistes, à un moment donné, en vue d’établir
une réponse, à la fois cohérente et provisoire, à un problème précis dans un cadre d’action
explicite. En ce sens, il développe une philosophie « analytique » des lois de l’induction et
utilise les résultats des recherches chimiques de son époque pour illustrer voire approfondir
son propos. En d’autres termes, il « analyse » les raisonnements des chimistes pour établir
comment ils sont construits et pour évaluer l’importance des démarches inductives dans leurs
travaux. Il faut garder à l’esprit que son enquête cherche à élucider comment un scientifique
(physicien, physiologiste, chimiste, etc.) établit la preuve d’une découverte, d’un argument,
ou celle de l’établissement d’une loi. Sa démarche s’inscrit donc dans un travail d’élucidation
de la production d’un savoir normalisé et prend son point d’appui dans l’étude des
raisonnements, en l’occurrence des chimistes, qu’il connaît bien, en tout cas au moins dans les
grandes lignes. Il conclut :

« [E]n chimie, ces lois non encore découvertes de la dépendance des propriétés du composé
relativement aux propriétés de ses éléments peuvent, réunies aux lois des éléments mêmes, fournir les
prémisses à l’aide desquelles la science est destinée peut-être à devenir un jour déductive. »357

A System of Logic est un livre volumineux centré sur les notions de composition des
causes et des lois, d’induction et de déduction. Ce livre, très argumenté à partir des
connaissances scientifiques de son époque, propose une approche à la fois ontologique et
épistémique des « lois nouvelles » qui apparaissent dans des corps « nouveaux ». Pour utiliser
un vocabulaire cher à de nombreux philosophes, ce travail est « ontologique » en ce qu’il fait
référence au cas général de la composition des lois « dans l’ordre de la nature » ; et se révèle

texte : DAVIDSON, Donald. (1970). « Mental Events », in Davidson (1980), Essays on Actions and Events.,
trad. Franç. P. Engel, Actions et événements, Paris, P.U.F., 1993.
357
Id., p. 412.
199
« épistémique » à propos des cas que Mill juge « exceptionnels », à savoir la chimie ou de la
physiologie. Il écrit, il est intéressant de le répéter : « Il n’y a pas d’objets qui n’obéissent, en
quelques-uns de leurs phénomènes, au Principe de la Composition des Causes, il n’y en a pas
qui ne reconnaissent des lois qui s’accomplissent régulièrement dans quelque composition qui
se trouve. » Le caractère « exceptionnel » de la chimie vient de nouvelles lois et de leurs
interactions avec des lois plus communes. Il n’en reste pas moins que ces lois vérifient le
principe de composition dès lors qu’elles sont combinées à d’autres lois. Le principe rationnel
de composition est général et universel mais les lois du domaine de la chimie ne peuvent être
anticipées avant d’être connues par l’expérience, c’est bien la seule nuance ; une nuance
cruciale pour penser la nouveauté des corps chimiques. Une question se pose dans le cadre de
notre enquête : comment Mill met-il en relation la chimie avec le concept d’émergence ?

Avant de répondre à cette question, il est nécessaire de faire remarquer que εill n’utilise
pas le terme émergence dans ce livre. Selon Anne Fagot-Largeault358 et Achim Stephan359, ce
terme est utilisé pour la première fois par George Henry Lewes en 1874 dans le tome II de son
livre Problems of life and Mind360. Lewes distingue les faits « émergents », que nul ne peut
exactement prédire à partir des conditions antérieures de l’expérience, des faits « résultants »
qui sont prédictibles sur la base des conditions antécédentes. Lewes nomme effets
« émergents » ce que Mill désigne par effets « hétéropathiques ». Il considère en outre que la
tâche d’expliquer le processus d’engendrement des émergents, ou du moins de le caractériser
mathématiquement, est précisément un travail scientifique361. Lewes développe une
perspective très proche de celle de εill et évoque des opérations d’addition et de soustraction
entre effets, là où Mill préfère se référer aux interférences, positives ou négatives, de ces
mêmes effets entre eux. Dans le second tome de son livre Problems of life and mind, Lewes
écrit:

« Bien que chaque effet soit la résultante de ses composants, autrement dit le produit de ses
facteurs, nous ne pouvons pas toujours suivre les étapes du processus de façon à identifier ce qui, dans
le produit des facteurs, renseigne sur le mode d’intervention de chaque effet individuel. Dans ce cas

358
FAGOT-LARGEAULT, Anne. « L’émergence », in Philosophie des sciences, tome II, ANDLER Daniel,
FAGOT-LARGEAULT Anne & SAINT-SERNIN Bertrand (Dir.), op. cit., p. 941.
359
STEPHAN, Achim. « Emergence. A Systematic View on its Historical Facets », in Emergence or Reduction?
Essays on the Prospects of Nonreductive Physicalism, BECKERMANN Ansgar, FLOHR Hans & KIM Jaegwon
(Eds.), Walter de Gruyter, Berlin, New York, 1992, pp. 25-48.
360
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind. First series: The foundations of a creed, vol 2, Boston,
Osgood R. and Company, 1875. J’ai travaillé à partir de la version consultable en libre accès, à l’adresse
électronique: http://www.archive.org/details/problemsoflifemi1937lewe
361
FAGOT-LARGEAULT, Anne. « L’émergence », in Philosophie des sciences, tome II, ANDLER Daniel,
FAGOT-LARGEAULT Anne & SAINT-SERNIN Bertrand (Dir.), op. cit., p. 941.
200
précis, je propose de qualifier cet effet d’émergent. Il sort des « agentivités »362 combinées, mais sous
une forme qui ne permet pas de suivre le processus d’interaction des agents. » 363

Ce qui est perdu est précisément le détail de la transformation, c’est-à-dire le suivi de


l’action des agents les uns sur les autres ainsi que les changements graduels qui leur sont
associés. Le cheminement est hors de portée, seul le résultat final, inédit et non résultant, est
observable ou déterminable de façon empirique. Les éléments de départ et d’arrivée sont
accessibles, parfois même certaines étapes intermédiaires, mais guère davantage. Lewes
utilise des exemples issus de la mécanique céleste pour illustrer la notion d’effets résultants. Il
écrit :

« Tout résultant est soit une somme, soit une différence des forces co-opérantes. Leur somme,
lorsque leur direction et sens sont identiques ; leur différence, quand leur direction sont identiques et
leurs sens opposés. Plus encore, tout résultant est clairement prévisible à partir de ses composants dans
la mesure où ces derniers sont homogènes et commensurables. Il en va tout autrement en ce qui
concerne les émergents. Dans ce cas, à l’addition d’un mouvement mesurable à un autre mouvement
mesurable ou de choses à tout autre chose du même type, vient se substituer une coopération entre
choses de types différents. Ce qui émerge des composants ne leur est en rien semblable mais leur reste
incommensurable, et ne peut être réduit ni à leur somme ni à leur différence. Cependant, d’un autre
côté, ce qui est émerge est semblable aux composants, ou, à strictement parler, s’identifie à ces
composantsμ rien ne peut plus ressembler à la coalescence des composants que l’émergent qui en est la
coalescence elle-même. Pour aussi différente que soit l’eau par rapport à l’hydrogène ou à l’oxygène
considérés séparément, ou ensemble en l’absence de toute combinaison, rien ne peut plus être
semblable à l’eau que leur combinaison, c’est-à-dire l’eau elle-même. » 364

362
Le terme « agentivité » existe en philosophie contemporaine en langue française. Bien que son utilisation
dans le cadre de cette traduction soit sujette à discussion, je le préfère à ceux « d’activité », « d’actions », ou de
« pouvoir d’action » pour deux raisons essentielles : (1) ces termes me paraissent ajouter une notion qui ne figure
pas explicitement dans le texte de l’auteur, en particulier celle de « pouvoir d’action » ; (2) ils ne me semblent
pas non plus refléter ce que la notion d’agentivité a d’original, voire de mystérieux, en ce sens que ce terme tente
de faire tenir ensemble l’idée de processus d’interaction et d’individuation et celle, antithétique, d’identité du
tout et des parties ; or cette association ne va pas de soi !
363
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind, op. cit., Problem V: Force and Cause, Chapter 3: « The
Identity of Cause and Effect, Resultants and Emergents », pp. 368-380 : « Although each effect is the resultant of
its components, the products of its factors, we cannot always trace the steps of the process, so as to see in the
product the mode of operation of each factor. In this case, I propose to call the effect an emergent. It arises out of
the combined agencies, but in a form which does not display the agents in action (p. 368). » (Ma traduction)
364
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind, op. cit., Problem V: Force and Cause, Chapter 3: « The
Identity of Cause and Effect, Resultants and Emergents », p. 369 : « Every resultant is either a sum or a
difference of the co-operant forces. Their sum, when their directions are the same; their difference, when their
directions are contrary. Further, every resultant is clearly traceable in its components, because they are
homogeneous and commensurable. It is otherwise with emergents, when instead of adding measurable motion to
measurable motion, or things of one kind to other things of their kind, there is a co-operation of things of unlike
kinds. (…)The emergent is unlike its components in so far as these are incommensurable, and it cannot be
reduced either to their sum or their difference. But, on the other hand, it is like its components, or, more strictly
speaking, it is these: nothing can be more like the coalescence of the components than the emergent which is
their coalescence. Unlike as water is to hydrogen or oxygen separately, or to both when uncombined, nothing
201
Lewes insiste donc sur des « co-opérations » entre forces, il s’agit de caractériser le
résultat de ces actions par rapport aux actions elles-mêmes. Pour ce faire, il associe la
prévisibilité à l’homogénéité et l’imprévisibilité à l’hétérogénéité du produit par rapport aux
ingrédients. Un effet résultant est « commensurable » aux forces desquelles il provient ; un
effet émergent est « incommensurable », au sens où il n’appartient pas au même ordre
d’organisation que ses ingrédients, il se différencie en possédant des caractérisations
supplémentaires et hétérogènes. Bref, il contient du « nouveau » ; la « co-opération » a permis
de générer un effet émergent à la fois authentique (non-épiphénoménal) et imprévisible. Les
ingrédients coalescent, fusionnent pour former le tout. La coalescence marque la disparition
des éléments en tant que tels dans le nouveau corps ou le nouvel effet. Dans un chapitre relatif
à la notion d’élément chimique, dans lequel δewes tente de distinguer « ce qui est » de « ce
qui apparaît », il soutient que :

« Et que disent les faits ? Qu’est-il possible d’inférer fondamentalement à partir de l’expérience
sensible ? Que l’oxygène et l’hydrogène ont perdu dans leur combinaison toutes leurs qualités
spécifiques, et ont acquis de nouvelles qualités. Ils n’ont pas seulement perdu cette quantité d’agitation
moléculaire qui les maintient à l’état gazeux, ils ont perdu ces qualités, ces modes de réaction, qui les
distinguaient des autres gaz et des autres solides. δ’oxygène ne sera plus désormais oxydable, et
l’hydrogène ne s’enflammera plus. Si cela n’est pas de la destruction, la destruction n’a pas de sens ; si
cela n’est pas du changement, rien ne peut être changé. »365

Lewes souligne la transformation, la disparition de « modes de réaction », l’eau formée est


toute différente et a de nouveaux modes de réaction, d’action ; un émergent n’est pas un
épiphénomène. Certains philosophes contemporains de l’émergence utilisent toujours cette
notion, en particulier Paul Humphreys, même si ce dernier préfère utiliser le terme « fusion »
pour caractériser un tout sans faire la moindre concession au concept de survenance du tout
par rapport à ses ingrédients366. La notion de disparition des ingrédients dans un corps n’est
pas nouvelle, elle a été prise au sérieux dans de nombreux travaux en philosophie ; elle est
déjà évoquée, entre autres, par Aristote dans De la Génération et de la corruption367.

can be more like water than their combination, which is water. » (εa traduction, l’italique marque mon
insistance).
365
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind, op. cit, Problem II: The Principles of Certitude, Chapter
2: « Is and appears », p. 49 : « « And what says Fact? What is the plain inference from sensible experience? It is
that both oxygen and hydrogen have in combination lost all their specific qualities, and have acquired new
qualities. They have not only lost that amount of molecular agitation which kept them in their gaseous state, they
have lost those qualities, or modes of reaction, which distinguished them from other gases and solids. The
oxygen will now not oxidize, the hydrogen will not flame. If this is not destruction, destruction has no meaning;
if this is not change, nothing is changeable. » (Ma traduction)
366
HUMPHREYS, Paul. « How properties emerge », Philosophy of Science, 64, 1997, pp. 1-17.
367
Dans ce qui suit, je me réfèrerai à la version suivante : ARISTOTE. De la génération et de la corruption,
traduction et notes par Jules Tricot, Vrin, Paris, 2006.
202
J’aborderai sous peu ce problème en me référant aux travaux de Bernadette Bensaude-Vincent
à propos du « mixte et de l’agrégat » en chimie368. Pour l’instant, il faut retenir que Lewes se
place dans une perspective où la transformation des corps les uns en les autres prime et où
l’idée d’hétérogénéité des effets est déterminante. De deux choses l’une : soit deux effets sont
homogènes et appartiennent à une même classe d’effets prédictibles les uns en fonction des
autres ; soit ils sont hétérogènes et deviennent de fait incommensurables. Dans ce dernier cas,
les effets ou les propriétés (selon le cas dans le texte de Lewes) appartiennent à des mondes
différents, singuliers et dotés de caractéristiques propres (« modes de réaction ») qui ne
pouvaient être anticipées et qui restent, au moins provisoirement, non explicables à partir des
effets et des corps déjà existants à un moment donné.
Une fois le tout connu et caractérisé par l’expérience, rien ne devient plus semblable à ce
tout que le tout lui-même ! εême si la dernière partie de la phrase à propos de l’eau semble
curieuse, il ne s’agit pour autant pas, à mon sens, d’une simple tautologie : « l’eau est
l’eau ! », mais, au contraire, de l’affirmation de ce à quoi autorise une étude synthétique a
posteriori. Une fois identifié, le tout devient compréhensible pour lui-même, il acquiert une
autonomie dans l’ordre de la pensée, au sens où il peut agir et être compris comme un tout
sans faire référence à une analyse qui, de toute façon, ne peut conduire à la prévision des
caractéristiques du tout à partir de ses ingrédients originels.
La description expérimentale et holistique peut être complétée par des études analytiques
en vue de produire de nouveaux corps et de nouvelles connaissances. Pensées analytique et
synthétique ne conduisent néanmoins pas à un résultat unique qui rendrait possible d’effacer
le cheminement rationnel, elles demeurent au mieux complémentaires à une époque donnée.
δ’enjeu n’est pas d’assimiler une forme de raisonnement à l’autre dans l’hypothèse qu’ils
conduisent à un même résultat, mais bien de les articuler de façon cohérente et provisoire.
Afin de mieux se positionner et de souligner le caractère relatif d’une connaissance à une
époque, Lewes rajoute :

« σous pouvons ignorer comment chacun [l’hydrogène ou l’oxygène] passe individuellement de


l’état gazeux à l’état d’eau liquide, mais nous savons avec une certitude absolue que l’eau a émergé de
ce processus. Combler ce manque de connaissance en utilisant des mots comme « pouvoir » ou « lien
causal » serait illusoire. Un jour, peut-être, serons-nous capable de traduire ce processus actuellement

368
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette. Eloge du mixte. Matériaux nouveaux et philosophie ancienne, Hachette
Littératures, Paris, 1998.
203
imprévisible en une formule mathématique ; en attendant ce jour, nous devons considérer l’eau comme
un émergent. »369

De la même façon que Mill, il souligne l’impossibilité, peut-être seulement temporaire, de


prévoir un effet émergent à partir de la connaissance des conditions antécédentes et, en tout
cas, sans avoir mené au préalable une expérimentation qui permette de mettre cet effet en
évidence. Une fois constatée par l’expérience, il est impossible de nier qu’une émergence ait
bien eu lieu, elle est un fait du monde. Et si un jour il devient possible de comprendre cette
émergence, cela sera rendu possible par une « formule mathématique ». Ce discours est très
intéressant. Si l’explication vient un jour, elle aura la forme non pas d’une cause enfin
élucidée, d’une essence enfin caractérisée, ou d’une réduction d’un tout à des ingrédients purs
et durs ; mais sera simplement contenue dans, au sens de traduite par (Lewes utilise le verbe
traduire), une formule mathématique. Cette formule est en fait une fonction mathématique,
c’est-à-dire une traduction de certains rapports et relations entre facteurs multiples qui permet
de calculer la valeur de la grandeur associée à cet ensemble de facteurs. Une formule
mathématique exprime de façon laconique une condition de coprésence de facteurs différents
en vue d’établir et de stabiliser une relation entre le mode de covariation de ces facteurs et le
phénomène étudié. En ce sens, obtenir une formule mathématique ne signifie pas atteindre
l’essence de ce à quoi nous avons affaire, mais signifie, au contraire, proposer un lien possible
entre un savoir disponible, des expérimentations et les objectifs à atteindre dans le cadre d’un
projet. Si j’insiste sur ce point, c’est, nous le verrons bientôt, parce que Lewes rejette les
discours essentialistes.
Il rejette aussi explicitement non seulement le recours à la notion de « pouvoir »,
probablement trop métaphysique ou voisine du vocabulaire utilisé par les vitalistes, mais
aussi celui lié à la notion de « lien causal ». Cette seconde exclusion est aussi très
intéressante. Lewes pense non pas seulement en termes de cause le long d’une chaîne de
transfert de cause à effet, il reste centré sur la notion de transformation des agents dans le
processus d’individuation d’un émergent. A l’idée de « pur lien causal » se substitue celle de
transformation, de traduction en formule mathématique ; bref de changement de modes
d’existence dans le cadre d’un processus de formation. Il pose ainsi la question :

369
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind, op. cit., Problem V: Force and Cause, Chapter 3: « The
Identity of Cause and Effect, Resultants and Emergents », pp. 369-370 : « We may be ignorant of which each
passes through in quitting the gaseous to assume the watery state, but we know with absolute certainty that the
water has emerged from the process. To fill up this gap in our knowledge with the word “power”, or “causal
link”, is illusory. Some days, perhaps, we shall be able to express the unseen process in a mathematical formula;
till then we must regard the water as an emergent. » (εa traduction, l’italique marque mon insistance).
204
« Qui, avant toute expérience, aurait pu discerner l’acide nitrique dans l’azote et l’oxygène ?370
Qui aurait pu prévoir que l’or pouvait être transformé en un composé chloré s’il était plongé dans un
mélange de deux liquides (acides chlorhydrique et nitrique), sachant qu’il demeurerait inerte dans
chacun de ces liquides pris séparément ? Il n’est cependant pas extravagant d’espérer qu’un jour
viendra où nous serons capables de connaître non seulement les opérations des agents considérés
isolément, mais aussi leur transformation mutuelle à l’intérieur du produit qui émerge de leur union.
»371

δe tout n’en restera pas moins singulier en ce sens qu’il manifeste un mode d’existence
différent de celui des ingrédients. A supposer qu’un savoir complet puisse advenir, il ne
gommera pas pour autant l’inéliminable existence d’une différence, d’une organisation, ou
d’une mode d’action ! En ce sens, une explication nomologique n’abolit pas une
différenciation, elle permet au mieux d’en comprendre certains aspects et d’en générer
d’autres dans l’évolution des sciences et des techniques. Ce qui passe parfois pour une
réduction s’avère n’être qu’un simple aspect parmi d’autres d’un réseau plus vaste de
raisonnements, de machines, de concepts et d’humains qui permet de faire tenir ensemble des
explications différentes, des objectifs, des institutions, tout en stimulant l’action pour obtenir
de futures connaissances et produire de nouveaux instruments, concepts et théorèmes. La
réduction fait partie de toute articulation mais ne reste qu’un raisonnement utile parmi
d’autres. En ce sens, l’opposition entre holisme et réductionnisme est un non-sens car les deux
raisonnements, synthétique et analytique, font partie des étapes d’une recherche de cohérence,
de la mise au point d’un maillage. Comment Mill et Lewes mettent-ils l’émergence en
relation la chimie ?

D’abord par une réflexion analytique à partir du principe de composition des actions. Ils
partent donc d’un principe général issu de la mécanique pour penser l’originalité d’un
émergent. Cette démarche est audacieuse : il faut tout de même oser revenir à la mécanique
pour penser ce qui n’est pas prédictible en termes d’addition de causes ! Ils intègrent ensuite,
εill dans le cadre d’une étude sur la logique des raisonnements, δewes dans le cadre d’une
réflexion sur la vie et l’esprit, des exemples issus de la chimie pour penser la caractérisation
des émergents. Les exemples tirés de la chimie tournent tous autour de la relation entre un
tout - un composé donné - et ses parties ou éléments. Ce faisant, ils focalisent leur attention,

370
Nous parlerions de nos jours de diazote et de dioxygène.
371
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind, op. cit., Problem V: Force and Cause, Chapter 3: « The
Identity of Cause and Effect, Resultants and Emergents », p. 370 : « Who, before experiment, could discern
nitric acid in nitrogen and oxygen? Who could foresee that gold would be changed into a chloride if plunged into
a mixture of two liquids (hydrochlorid and nitric acid), in either of which separately it would remain unchanged?
Yet, it is not extravagant hope that the day will arrive when we shall not only know the separate operations of
agents, but their mutual modification in the product which emerges from their union. » (Ma traduction)
205
en particulier Lewes, sur la transformation des ingrédients en le composé. La chimie sert, au
même titre que la physiologie, de support pour penser l’émergence comme un cas de non-
application de la composition des causes, mais aussi comme un savoir nécessaire pour penser
la diversité du monde, l’apparition de la vie et la « réalité » de l’esprit dans l’existence.
Je pense néanmoins qu’il serait dommage de s’arrêter à ce point de l’étude de la mise en
relation de la chimie à l’émergence. δ’ensemble des auteurs qui pensent l’émergence utilise
au moins en partie, je l’ai déjà signalé, certaines des phrases citées précédemment, pour
illustrer leurs propres études de l’émergence, et ce quelles que soient leurs positions sur le
sujet. Ce sont toujours les mêmes citations qui reviennent, les mêmes passages des livres.
Cette répétition peut engendrer, il faut en être conscient, mimétisme et caricatures, là où des
références complémentaires à d’autres parties des mêmes textes devraient être développées
afin de mieux cerner la fabrication du concept d’émergence dans le contexte du XIXème siècle
ou, selon l’auteur, du début du XXème. Je vous propose donc d’explorer davantage la
consistance de ce concept afin de mieux comprendre sa mise en relation avec la chimie.

3.4.2 L’émergence resituée: De l’essence aux relations

Dans le chapitre III dédié aux propriétés de la matière, Lewes écrit :

« Toute qualité implique le sentir, toute propriété implique des réactions. Les choses sont des
groupes de relations, des synthèses de propriétés ; elles n’existent per se, mis à part dans notre
abstraction idéelle. Elles sont leurs propriétés, rien d’autres que leurs propriétés. »372

δewes ne recherche pas l’essence d’une chose, la chose en soi. Il définit « la chose »373 à
partir d’un ensemble d’attributs en tant que « groupes de relations ». Cette liste de résultats
est, par définition, même si Lewes ne l’écrit pas, ouverte et provisoire dans la mesure où elle
dépend des relations, c’est-à-dire des épreuves dans lesquelles la chose se trouve engagée. Les
propriétés impliquent des relations, écrit-il, rien d’étonnant donc qu’il choisisse la chimie
pour développer ses arguments, peut-être même, son affirmation puise-t-elle sa source, au
moins en partie, dans les connaissances que Lewes a de la chimie. Les choses agissent et sont
définies par leurs propriétés qui dépendent elles-mêmes des actions qui permettent de les
obtenir ; bref de relations. En ce sens, il n’est pas très loin de Whitehead, lorsque ce dernier

372
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind, op. cit, Problem IV: Matter and force, Chapter 3: « The
properties of matter », p. 240 : « All qualities involve feelings all properties involve reactions. Things are groups
of relations, syntheses of properties; they do not exist per se, except in our ideal abstraction. They are their
properties, and they are nothing else. » (Ma traduction, l’usage de l’italique marque mon insistance).
373
δa chose peut être aussi bien un objet qu’un être vivant dans le texte.
206
affirme : « Pour la physique, la chose elle-même est ce qu’elle fait »374. Dans la mesure où
l’action reste toujours ouverte au cadre changeant avec lequel, et pas seulement dans lequel,
elle se définit, il ne faut pas s’étonner que δewes en vienne à penser l’émergence à partir du
cadre, déterministe, de la mécanique classique. La chose ayant une définition ouverte, il ne
faut pas s’étonner que la nouveauté qui la caractérise soit première car la définition de la
chose elle-même dépend constitutivement des modes d’accès (sensibles, instrumentaux et
cognitifs) qui rendent possible l’élargissement du groupe de « ses » attributs. La mise en
relation avec la chimie devient alors plus claire car elle laisse entrevoir une définition
relationnelle des choses elles-mêmes et de leurs transformations et non, la quête, d’une
essence. Comme l’écrit Jankélévitch : « [S]i la science troisième est celle de la chose, et la
science deuxième celle de la relation, il faudrait dire que la science première est celle de
l’acte. »375
δa réaction (chimique ou pas), l’action sont à l’origine des attributs par la médiation
desquels nous qualifions les choses. Avec l’acte vient la relation qui pose les relata. Et, en
retour, les relata permettent de définir la relation, tout comme un corps chimique purifié
permet de produire d’autres corps chimiques, et donc de modifier l’acte technique qui permet
sa réalisation. Acte, relations et relata ont besoin les uns des autres, même si, une philosophie
non essentialiste posera chronologiquement l’acte comme premier. Cette hypothèse permet
d’adopter une posture cognitive ouverte à l’égard des choses, sans poser d’essence a priori, et
rend possible la poursuite de la quête, à la fois techno-scientifique et sensible, de notre
compréhension du monde. Bien sûr δewes n’écrit pas tout cela aussi explicitement et j’ai
volontairement fait des rapprochements, mais il n’en pose pas moins la facticité de toute
démarche essentialiste, et cette hypothèse fondamentale guide toute sa construction d’une
approche émergentiste.
δ’ « émergent » peut exister sans pour autant être défini par les catégories de la
complétude, de la suffisance et de l’indépendance. Il n’est pas un sujet adéquat à lui-même,
auto-suffisant, une monade, mais un sujet tendu, en attente d’une nouvelle « propriété-
caractérisation », au sens où j’ai utilisé ce mot dans mon essai préliminaire. Si nous faisons le
choix d’utiliser un vocabulaire dispositionnel, ce sujet peut-être dit potentiellement « en
excès » par rapport à son identité du moment (les émergentistes n’utilisent pas ce vocabulaire
car ils refusent d’évoquer des pouvoirs latents, des dispositions afin d’éviter tout lien avec le

374
WHITEHEAD, Alfred North. Adventures of Ideas, Macmillan, New York, 1967, p. 157 : « For physics, the
thing itself is what it does. » (Ma traduction)
375
JANKELEVITCH, Vladimir. Philosophie première, Presses universitaires de France, Quadrige, Paris, 2001
[1953], p. 155.
207
vitalisme). La chose est lancée vers le futur, elle est en devenir, sa définition est ouverte, et
n’a donc rien à voir avec la substance à propos de laquelle Descartes écrit : « Lorsque nous
concevons la substance, nous concevons seulement une chose qui existe de telle façon qu’elle
n’a besoin que de soi-même pour exister. »376

Toujours à propos des éléments chimiques, Lewes, s’interrogeant sur le bien-fondé de


l’hypothèse de leur conservation dans une réaction chimique, écrit :

« Dans une pincée de sel de table n’apparaît pas le métal sodium mou ou le chlore gazeux à
l’odeur âcre, que le regard mental des chimistes voit, et que toute homme de science déclarerait qu’ils
sont réellement là, en soutenant son affirmation par la présentation à nos sens du métal et du gaz. Je
maintiens, au contraire, que ni le métal, ni le gaz ne sont présents, et mon affirmation est soutenue par
le fait qu’aussi longtemps que le sel reste sel, aucune trace de gaz ou de métal n’est perceptible. Afin
de prouver son affirmation que ces éléments sont bel et bien là, sous-jacents aux apparences, le
chimiste doit complètement changer le groupe de relations, et pour ce groupe en substitue un autre,
alors, en effet, le gaz et le métal réapparaissent. »377

Il ne faut pas s’étonner de cette réflexion de δewes à propos de l’élément chimique, le


texte est publié en 1875, la distinction proposée par Mendeleïev en 1869 entre l’élément
chimique, chaînon abstrait d’un réseau périodique, et le corps simple, n’est pas connu de tous
et, surtout, est loin de faire l’unanimité, y compris parmi les chimistes378. Quoi qu’il en soit, et
en parfait accord avec lui-même, δewes affirme que si le chimiste change, par le biais d’une
transformation, le « groupe de relations » qui permet de définir un corps alors ce corps
changera. Ce faisant, il insiste bien sur la dépendance de la définition d’un corps aux
ensembles d’actions qui permettent de modifier les groupes de relations. En ce sens, Lewes
soutient indirectement que le problème de l’émergence est lié au procédé chimique utilisé,
bref au mode d’intervention. Il rajoute :

« δa théorie infère que l’oxygène est indestructible, en dépit du fait que l’oxygène a été détruit,
c’est-à-dire, que l’atome τ persiste, bien que la molécule τ 2 ait disparu ; la brique reste, bien que la
maison n’existe plus. δa surprenante réapparition de tous ses caractères initiaux, après qu’un élément

376
DESCARTES, René. « Principes de la philosophie », in Œuvres et lettres, Gallimard, Paris, 1953, p. 51.
377
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind, op. cit, Problem II: The Principles of Certitude, Chapter
2: « Is and appears », p. 51 : « In this pinch of table salt there is no appearance of the soft metal sodium, or the
pungent gas chlorine, which the mental eye of the chemist sees there, and which all men of science would
declare to be really there, supporting their assertion by dragging out both metal and gas, and presenting them to
Sense. I, on the contrary, maintain that neither metal nor gas is there; and my assertion is supported by the fact
that so long as the salt remains salt no trace of gas or metal can be perceived. To prove his assertion that these
elements are really present, underlying the appearances, the chemist has to completely alter the whole group of
relations, and for that group substitute a different group, then, indeed, metal and gas will appear. » (Ma
traduction, l’usage de l’italique marque l’insistance de l’auteur).
378
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette. « Mendeleïev μ histoire d’une découverte », in Eléments d’histoire des
sciences, op. cit., pp. 447-468.
208
ait subi une multitude de changements qui détruit ses caractères, est supposée prouver que ce qui est
donc retrouvé n’avait pas pu être perdu. Ainsi la conclusion est-elle tirée qu’à travers tous ces
changements apparents l’élément conserve réellement son intégrité. εais à y regarder de plus près, il
semble que la seule chose qui soit restée inchangée est la possibilité d’une restauration du phénomène
qualitatif lorsque les conditions quantitatives nécessaires sont restaurées ; en d’autres termes, ce qui a
disparu pourra réapparaître dès que les conditions requises à sa manifestation sont restaurées. »379

C’est-à-dire lorsque le « groupe de relations » est retrouvé à la suite d’une transformation


chimique. δewes se situe dans le débat de son époque et interprète la notion d’élément
chimique à la lumière d’une pensée de l’émergence qui s’appuie elle-même sur une définition
d’un corps comme ensemble toujours provisoire de caractérisations liées à des relations.
Refusant le vitalisme et le mécanisme radical, Lewes voit en l’émergence une alternative
compatible avec le recours à l’évènement de la nouveauté et le refus d’attribuer a priori une
essence à toute chose. Il rajoute :

« εais nous avons appris que l’électricité, le magnétisme, la lumière, et la chaleur sont des modes
de vibration différents que prennent les molécules vibrantes en relation avec différents sens et
différents corps. σous abstrayons cette vibration moléculaire, en en faisant une sorte d’entité, de la
même façon que nous abstrayons un élément matériel de toute perception, en en faisant de la matière.
Mais le Réel est chacun de ses modes spéciaux, chacune de ses relations particulières. Une chose est
un complexe de toutes ses relations et propriétés connues. Ainsi la recherche méta-empirique d’une
Chose en soi n’est-elle que pure vanité, et la recherche empirique des relations connaissables est-elle
plus sûre. »380

C’est seulement à la suite de recherches empiriques et de sensations qu’une chose acquiert


une substance dans l’économie du savoir, le mode d’accès est inéliminable. Cette substance a
la fonction d’expliquer des phénomènes apparentés et d’en prévoir de nouveaux par rapport à
nos moyens de connaissance (instruments et concepts). σ’oublions pas l’antériorité des
attributs et des relations sur la substance, nous rappelle Lewes ! δa substance n’est pas
379
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind, op. cit, Problem II: The Principles of Certitude, Chapter
2: « Is and appears », p. 49 : « Theory infers that the oxygen is indestructible, in spite of the fact that oxygen has
been destroyed,—that is to say, the atom O persists, although the molecule O 2 has vanished; the bricks remain,
although the house is no more. The surprising recovery of all the original characters, after the element has
undergone a multiplicity of changes destructive of those characters, is supposed to prove that what is thus
recovered could not have been lost. Hence the conclusion is drawn that throughout its apparent changes the
element has really preserved its integrity. But looked at closely it is seen that all which remains the same is the
possibility of a restoration of the qualitative phenomenon when its necessary quantitative conditions are restored;
in other words, what is now lost will reappear whenever the requisite conditions of its appearance are restored. »
(Ma traduction)
380
Ibid., p. 240 : « [B]ut we have learned that electricity, magnetism, light, and heat are the different modes of
vibration which the vibrating molecules take on in relation to different senses and to different bodies. We
abstract this molecular Vibration, and make it a sort of entity, as we abstract the material element in all
perceptions, and make it Matter. But the Real is each special mode, each particular relation. A Thing is a
complex of all its known relations or properties. Hence the vanity of the metempirical search after the Thing in
itself, and the security of the empirical research which is directed to the knowable relations. » (Ma traduction)
209
donnée, elle est pensée comme relais nécessaire et utile à la prolongation de l’effort
scientifique et technique. δa substance n’est pas une et une fois pour toute, elle dépend des
modes d’accès qui ne cessent de changer avec le temps. En d’autres termes et en suivant la
terminologie latourienne, la substance est le résultat de la stabilisation d’un réseau reliant
humains et non-humains, elle devient l’attribution d’une compétence à un ensemble de
performances. δe passage d’un ensemble d’attributs à l’attribution d’une substance
susceptible d’expliquer pourquoi l’acteur381 se comporte de cette façon plutôt que telle autre,
est le résultat d’ajustements entre propositions articulées et non, un fait appartenant à une
nature qui serait coupée et indépendante des actions humaines. δ’enveloppe, c’est-à-dire
l’ensemble des performances spatio-temporelles de la chose, est précisément le « complexe de
toutes ses relations et propriétés connues » évoqué par Lewes. Ce dernier reste pragmatique à
propos de la réification de certaines « qualités » des choses dans l’ordre du discours et
affirme :

« Je ne ferai pas ici l’inventaire de tout ce que nous connaissons à propos des diverses propriétés.
Une encyclopédie n’y suffirait pas. J’ai dit que toute qualité que nous sentons dans un objet appartient
réellement à cet objet ; ainsi le symbole général de Matière est-il une condensation de l’ensemble des
expériences sensibles. Mais parmi la masse des différents sentis, et des différentes qualités, certaines
sont générales ou universelles. Elles sont communément désignées de « qualités qui permettent de
définir les objets » ; mais, en réalité, toutes les qualités sont des qualités qui permettent une telle
définition, puisque c’est seulement à travers elles que la εatière devient connaissable ; si certaines
sont supposées fixes, c’est simplement par commodité. »382

La matière réifiée est comme un symbole dans le langage, une idée détachée de toute
empirie et qui est posée pour rendre possible la communication entre humains et poursuivre
l’exploration du monde. δa réification de la matière et des qualités essentielles et fixes pour la
définir est estimée seulement par rapport à son utilité dans la vie humaine et la recherche
scientifique, c’est-à-dire par la commodité des usages qui en découlent. Lewes est en ce sens

381
Dans le glossaire de L’espoir de Pandore, op. cit., Bruno Latour précise (p. 323) : « Au lieu de partir des
entités qui sont déjà des composantes du monde, l’anthropologie des sciences s’attache à la nature complexe et
controversée de ce que c’est pour un acteur que d’advenir à l’existence. δe point clé est la définition de l’acteur à
partir de la façon dont il se comporte –ses performances– lorsqu’il est soumis à des épreuves de laboratoire. Par
la suite, on en déduit sa compétence, avant de l’incorporer à une institution. Puisque en français, le mot
« acteur » est souvent réservé aux humains, le mot « actant », emprunté à la sémiotique, est parfois employé pour
inclure les non-humains dans la définition. »
382
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind, op. cit, Problem IV: Matter and force, Chapter 3: « The
properties of matter », p. 240 : « This is not the place for an exposition of what is known of the various
properties. An Encyclopedia would not suffice. I have said that every quality we feel in an object is really in that
object; so that the general symbol Matter is a condensation of all sensible experiences. But amid this mass of
various feelings, various qualities, there are some which are general and some universal. These are commonly
fixed upon as the "defining qualities"; but, in truth, all qualities are defining qualities, since it is only through
these that Matter is known; if some are fixed upon in preference, it is merely for convenience. » (Ma traduction)
210
pragmatique, il évalue l’usage d’un terme en fonction de ses conséquences et de sa fonction
dans l’économie du savoir. Ce faisant, il continue sur sa lancée à propos de l’ « inertie » de la
matière lorsqu’il écrit en citant, en français, le traité de mécanique de Siméon Denis Poisson
(1781-1840):

« « Ce mot ne signifie pas que la matière soit incapable d'agir ; car, au contraire, chaque point
matériel trouve toujours dans l’action d’autres points matériels, mais jamais en lui-même, le principe
de son mouvement. » (…) Pour qu’il y ait mouvement, il doit y avoir un changement de position ; et
pour qu’il y ait changement de position, il doit y avoir au moins deux termes en relation ; par
conséquent un corps, s’il est conçu comme étant isolé, et non relié à d’autres corps, ne pourrait être ni
au repos ni au mouvement. Dans cette situation imaginaire d’indépendance par rapport à toute relation,
la Matière serait bien sûr indifférente au mouvement ou au repos, et incapable d’être dans l’un de ces
deux états. Il n’existe pas en réalité de tel corps sans relation ; il y a des corps mutuellement
dépendants, mutuellement actifs. C’est cette nécessité d’introduire un mouvement extérieur, comme un
second terme d’une relation, de façon à rendre le changement intelligible, qui est à l’origine de la
fiction mathématique d’une εatière considérée comme inerte et qui la justifie, malgré sa contradiction
avec la conception métaphysique d’une εatière nécessairement active dans la mesure où cette dernière
est identique à la notion de force. »383

Lewes décrit le recours à un mouvement imposé de l’extérieur comme une stratégie de


description qui permet de construire une approche scientifique efficace et commode. Il rajoute
d’ailleurs quelques phrases plus loin :

« Mais il y a des avantages évidents à considérer le changement comme dû à une force extérieure
facilement mesurable agissant sur un corps inerte, bien que nous sachions que le corps ne soit pas
inerte mais qu’il réagit en fonction de sa masse et de son accélération. »384

Lewes est lucide et pragmatique, il intègre sa conception de l’émergence dans le cadre


d’une philosophie relationnelle qui définit la chose par des opérations, des actes et non par
une essence ou une inertie fondamentale. Ce faisant, il reste conscient de l’utilité des

383
Id., p. 269 : « « Ce mot ne signifie pas que la matière soit incapable d'agir ; car, au contraire, chaque point
matériel trouve toujours dans l’action d’autres points matériels, mais jamais en lui-même, le principe de son
mouvement. » (…) For movement there must be change of position; for change of position there must be at least
two related terms; therefore one body, if we conceive it to be isolated, and not related to any other, could be
neither moving nor resting. In this imaginary independence of all relation, Matter would of course be indifferent
to motion and rest, and incapable of either. In reality there is no such unrelated body; there are bodies mutually
dependent, mutually active. It is this necessity for the introduction of an external movement, as a second term of
the relation, to render change thinkable, which has originated and justified the mathematical fiction of Matter as
necessarily inert, in contradiction to the metaphysical conception of it as necessarily active, in so far as it is
identical with Force. » (Ma traduction)
384
Id., p. 271 : « But there are obvious analytical advantages in regarding the change as due to an external, easily
measurable force, acting on an inert body although we know the body not to be inert, but to react according to its
mass and acceleration. » (Ma traduction)
211
abstractions pour établir des connaissances. εill, l’émergentiste logicien, n’affirme pas autre
chose à propos de la réification de la matière, lorsqu’il écrit μ

« A mesure que la philosophie progresse, elle retire la vie et l’activité aux objets et les laissent
inactifs et morts. τn trouve qu’au lieu de se mouvoir volontairement, ils sont mus nécessairement ;
qu’au lieu d’agir ils pâtissent ; et la Nature apparaît comme une grande machine dans laquelle une roue
est mise en mouvement par une autre ; celle-ci par une troisième ; et jusqu’où se poursuit cette
succession nécessaire le philosophe l’ignore. »385

Mill à propos de la philosophie, Lewes à propos de la mécanique, sont chacun attentifs à


la tendance que nous avons à isoler les choses pour construire une connaissance. Ils sont tous
les deux favorables à une conception dynamique de la matière active qui, il est bon de le
souligner une seconde fois, était prise très au sérieux par les physiologistes de leur époque. Il
ne faut pas s’étonner qu’ils aillent puiser en chimie des ressources pour défendre cette activité
de la matière et leurs points de vue émergentistes. Ils savent que de nombreux philosophes et
scientifiques font comme si la matière était inerte et réductible à quelques principes physiques
afin de la mieux penser, mais n’ont d’autre choix possible, refusant le vitalisme et le
mécanisme radical, que de rendre compte des effets émergents ; l’un, εill, par l’étude
minutieuse des modes de raisonnements scientifiques ; l’autre, Lewes, par une réflexion
ancrée dans les sciences et ouverte à la « philosophie de l’esprit ». C’est dans cet intervalle de
possibilités conceptuelles que se noue la relation entre la chimie et le concept d’émergence
dans leurs travaux respectifs. Cette prise en compte de la relativité d’une définition par
rapport à des actes, des modes d’accès ou des intérêts cognitifs, dans l’ordre de la logique
pour Mill, ou dans celui du ressenti ou du « sentir » pour Lewes, me font penser à la phrase de
Jankélévitch :

« [δ]’empêchement de penser la substance « en soi » ou absolument est par le fait même le moyen
de la penser « en un autre », c’est-à-dire relativement ; c’est l’inconnaissable qui est paradoxalement,
qui est ironiquement la condition du connaître ! Ce qui passe la relation nous surpasse ; et l’irrelatif, de
son côté, est à la lettre, l’impensable, car il ne se prête qu’à des « tautologies ». »386

Lewes développe une philosophie relationnelle basée sur le sentir (« feeling »), il pense la
relation de l’esprit aux choses et étudie cette ancrage du vécu humain et de la conscience dans
la vie. Ce faisant, il est intéressé par l’étude du lien entre les causes et la volonté, entre les lois
de la chimie et l’apparition de l’esprit. Il faut, à mon sens, vraiment replacer son travail dans
sa perspective relationnelle pour comprendre la démarche d’élaboration du concept

385
MILL, John Stuart. Système de logique déductive et inductive. Exposé des principes de la preuve et des
méthodes de recherche scientifique, op. cit., p. 398.
386
JANKELEVITCH, Vladimir. Philosophie première, op. cit., pp. 101-102.
212
d’émergence et son lien, tantôt direct, tantôt indirect, avec la chimie. La conscience des
stratégies de réification renforce son argumentation à propos du rôle des relations et des
contextes dans la définition, toujours provisoire, d’un corps, d’une chose ou d’une substance.
Lewes écrit :

« Puisqu’une substance est seulement cause dans la mesure où elle agit effectivement, et puisque
cette efficience ne repose pas sur une seule substance, ni sur une seule forme, ni dans la combinaison
des deux, mais seulement dans la relation que cette substance formée a avec d’autres substances, qui
de fait l’influencent, nous devons, si nous voulions ne retenir qu’une abstraction, considérer l’Efficient
comme ce qui est déterminant ; et ce qui est devra alors, dans chaque cas, dépendre du groupe des
relations qui changent et de la Différence qui les fait changer. Ce sont les relations, et non les
substances, que la Causalité implique spécifiquement. Tout changement de conditions des corps est
une redistribution des pressions. Le sable strié reste la même substance que ses différentes formes
soient façonnées par le vent ou séparées en morceaux par les vagues, et chacune de ces formes est la
résultante de pressions qui sont la somme algébrique des pressions des molécules. Nous pourrions, si
nous le souhaitions, abstraire la relation de ses termes reliés, et l’appeler la causa efficiens ; mais
évidemment l’efficiens est seulement l’aspect actif de la materia, et il disparaîtrait sitôt que les termes
reliés disparaîtraient eux-mêmes. »387

Considérer « l’Efficient comme ce qui est déterminant » est une hypothèse, ou mieux, une
abstraction utile pour ériger un système cohérent de connaissances à propos de la matière.
Lewes relie la causalité aux relations, ce qui était sous-entendu, dans une certaine mesure, par
Bain et Mill, en l’occurrence lorsqu’ils font usage du mot de « collocation ». Lewes introduit
la notion de « Différence » écrite avec une lettre majuscule en pleine phrase. La
« Différence » des circonstances permet de discriminer les « complexes » de propriétés que
sont les choses. Cette notion de « Différence » me semble cruciale pour comprendre comment
Lewes propose une solution au problème de la construction d’une alternative au mécanisme et
au vitalisme par le biais de l’émergence. Si, comme il le suggère, la notion d’essence doit être

387
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind, op. cit, Problem V: Force and cause, Chapter 2: « The
four causes », p. 357 : « Since a substance is only cause in so far as it is effective, and the efficiency does not lie
in the substance alone, nor in the form alone, nor in both combined, but solely in the relation which this formed
substance has to some other substance, thereby influencing it, we must, if we would fix on one abstraction, fix
on the Efficiens as the determinant ; and what that is will in each case depend on the group of relations to be
changed, and the Difference which changes it. It is relations, and not substances, that Causation specially
involves. Every change in the condition of bodies is a redistribution of pressures. The ribbed sand has the same
substance throughout its different forms raised by the wind and scattered by the waves, and each of these forms
is the resultant of pressures which are the algebraical sums of the pressures of the molecules. We may, if we
please, abstract the relation from its related terms, and call it the causa efficiens; but obviously the efficiens is
only the active aspect of the materia, and would vanish with its vanishing related terms. » (Ma traduction, les
italiques sont celles de Lewes).

213
remplacée par celle, dynamique et provisoire, de conjonction d’attributs relatifs à des modes
d’accès dans le cadre de la définition d’une chose, d’un vivant, bref d’un individu, il est clair
que la définition même de cette « Différence » pose problème. En effet, dans ce cas, différer
ne peut signifier s’écarter d’une identité supposée dans la mesure où la définition même de ce
à quoi nous avons affaire reste ouverte et dépend de relations, d’un ensemble de rapports. En
ce sens, il me semble que Lewes échappe, au moins en partie, à une pensée, que Deleuze
remettra plus tard en question388, et qui consiste à considérer toute différence comme une
différence « entre » des entités préconstituées, bref entre des « objets » qui s’offrent à un
« sujet pensant » dans le cadre d’une représentation.
Lewes évoque la nécessité du sentir mais écrit aussi, je l’ai souligné, que ce que nous
sentons est dans la chose aussi bien que dans notre sentir, à ceci près que toute prétention à
une essence reste illusoire. Il affirme : « Ainsi la signification que nous pouvons donner à la
Réalité est que tout Réel correspond à un sentir ou un groupe de « sentirs » (« feelings »),
certains étant actuels, d’autres virtuels. δes Réels sont des jugements objectifs et les
jugements sont des groupes de sujets et prédicats, de sensations, et d’inférences. »389 Lewes
conçoit donc une articulation de sensations, de prédicats, bref tout sauf une simple copie du
monde dans l’esprit, et il pense aussi qu’il existe des idées dans l’esprit humain qui ne sont
pas en lien avec ce qui est « senti ». Tout consiste à savoir comment faire tenir ensemble ces
deux aspects de la vie d’un humain, le réel et l’idéel, en lien avec son expérience. Il écrit :

« Le sens de la réalité objective est sa capacité à être sentie – une apparence sensible et non
idéelle. (…) Il y a donc deux sens du mot est, un sens direct et un sens indirect, un sens réel et un sens
métaphorique, le sens étant, dans les deux cas, équivalent à ce qui apparaît. Le sens direct et ordinaire
exprime qu’une expérience sensible possède un objet extérieur corrélatif, ou réel. Le sens indirect ou
métaphorique exprime qu’une idée existe vraiment dans le monde de la pensée, et que cette idée est un
symbole qui a son corrélat dans le groupe des expériences symbolisées, qui peut être soit un ensemble
de généralisations des sentis sans modification de leur ordre, soit des généralisations avec plus ou
moins de modifications de leur ordre, mais en aucun cas des expressions précises de faits
sensibles. »390

388
DELEUZE, Gilles. Différence et répétition, Presses Universitaires de France, 11ème édition, 2003 [1968].
389
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind, op. cit, Problem II: The Principles of Certitude, Chapter
2: « Is and appears », p. 42 : « Thus the only meaning we can attach to Reality is that every Real has a
corresponding feeling or group of feelings, some of these actual, others virtual. Reals are objective judgments;
and judgments are groups of subjects and predicates, sensations and inferences. » (Ma traduction)
390
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind, op. cit, Problem II: The Principles of Certitude, Chapter
2: « Is and appears », p. 53 : « The meaning of objective reality is capability of being felt, — a sensible, not an
ideal, appearance. (…) There are thus two meanings of the word is, a direct and an indirect, a real and a
metaphorical, meaning, both being equivalent to appearance. The direct and ordinary meaning expresses that a
sensible experience has a correlative external object, or real. The indirect and metaphorical meaning expresses
214
Lewes a franchi un cap, cette « Différence » qu’il signale rend possible, au moins en tant
qu’abstraction, une pensée de l’individuation, c’est-à-dire une pensée de l’émergence de
nouveaux individus. En ce sens, concevoir la matière comme fondamentalement active est
une hypothèse utile qui permet à l’émergence de prendre une certaine consistance. Dans cette
perspective, Lewes pense les bases d’une philosophie de l’évènement compatible avec les
notions d’émergence, d’évolution et de transformation chimique. Il écrit explicitement :

« Nous pouvons sans risque de nous tromper faire la supposition que la distinction correcte entre
être et apparaître, au lieu de revêtir le caractère d’une distinction méta-empirique entre le noumène et
le phénomène, a le caractère empirique de l’idéel et du réel, ou du général et du particulier. Toute
chose, objet, évènement, est à la fois général et particulier, selon que nous les considérons comme la
représentation idéelle de certaines relations générales, ou la manifestation réelle de certaines relations
spécifiques. Chaque chose est un groupe de relations, une conjonction d’évènements. σous pouvons la
considérer de façon synthétique comme un groupe, comme une conjonction ; ou nous pouvons
l’envisager de façon analytique en considérant ses différents éléments. C’est-à-dire que nous pouvons
découper ce qui est donné comme un tout dans le sentir en ses éléments constitutifs que nous inférons
comme tels. Nous avons ce qui est Ici ; et nous cherchons à évoquer par l’intermédiaire des idées la
vision de ce qui était Là, et de ce qui sera Ailleurs. La reproduction idéelle des expériences du passé
est absolument nécessaire pour la connaissance. Mais pour aussi important que soit le complément
idéel par rapport au sentir réel pour guider nos actions, nous ne devons jamais oublier qu’il est sujet à
l’illusion ; et que, quoiqu’incontestable puisse être une proposition qui concerne uniquement des
aspects idéels, elle ne peut être appliquée à des aspects réels, et a, par conséquent, simplement une
valeur de vérité abstraite. »391

Cette phrase est complexe et riche car Lewes agence des éléments de nature hétérogène. Il
est question de points de vue analytique ou synthétique d’un tout et de ses parties. Ces deux
points de vue sont indispensables pour penser tout corps dans le monde. Ils ne sont pas

that an idea actually exists in the world of thought, and that this idea is a symbol which has its correlative in the
group of experiences symbolized, which may be either generalizations of sensibles without modification of their
order, or generalizations with more or less modification of their order, but in no case accurate expressions of
sensible facts. » (εa traduction, l’insistance est celle de l’auteur).
391
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind, op. cit, Problem II: The Principles of Certitude, Chapter
2: « Is and appears », pp. 46-47 : « [W]e may without danger of misconception proceed on the supposition that
the proper distinction between is and appears, instead of having the character of the metempirical distinction
between noumenon and phenomenon, has the empirical character of ideal and real, or of general and particular.
Every thing, object, event, is at once general and particular, according as we view it as the ideal representative of
certain general relations, or the real manifestation of certain special relations. Each Thing is a group of relations,
a conjuncture of events. We may view it synthetically as a group, as a conjuncture; or we may view it
analytically in its several elements. That is to say, we may dissect what is given as a whole of Feeling, into what
is inferred to be its constituent parts. We have what is Here; and we seek to conjure up ideally the vision of what
was There, and will be Elsewhere. The ideal reproduction of past experiences is absolutely necessary for
Knowledge. (…). But important as the ideal complement of real feeling may be in guiding our actions, we must
never forget that it is liable to illusion ; and that, however indisputable some proposition may be which concerns
only ideal aspects, it may be inapplicable to real aspects, therefore have simply an abstract truth. » (Ma
traduction, l’insistance sous forme d’italique est proposée par l’auteur).
215
disjoints, bref radicalement indépendants l’un de l’autre, mais, pour utiliser une expression
avec laquelle Merleau-Ponty évoque le « corps voyant » et le « corps visible », « il y a une
insertion réciproque et entrelacs de l’un dans l’autre. »392 Une négociation va prendre le relais
de ces deux points de vue afin que la relation du tout à ses parties puisse devenir cohérente et,
qu’avec elle, l’émergence d’un tout à partir d’ingrédients dans un contexte d’instanciation
particulier devienne conceptualisable. C’est à travers l’action de nos moyens de connaissance
(sens, instruments, concepts) que peut se constituer une connaissance à propos de nos
relations dans le monde.
A mon sens, un enjeu important dans le débat à propos de l’émergence est justement cette
articulation entre le point de vue analytique et le point de vue synthétique, c’est-à-dire entre
une vision holistique d’une part et la priorité aux parties ou aux causes d’autre part. Pascal
n’avait bien-entendu pas la même connaissance scientifique que les auteurs émergentistes de
la seconde moitié du XIXème siècle peuvent avoir. Pour autant, il n’en écrivait pas moins μ

« Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes
s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens
impossible de connaître les parties sans le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître
particulièrement les parties. »393

En ce sens, Pascal tente de concilier les raisonnements analytique et synthétique. Cette


conciliation est, comme le suggère Canguilhem, le signe chez Pascal d’une tentative
d’articulation entre la nouvelle pensée scientifique qui fait de l’univers un milieu indéfini et
indifférencié et l’antique cosmologie qui fait du monde une totalité finie référée à un centre394.
δ’homme occupe une place intermédiaire entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. Il est
un « milieu » pour parler avec Pascal qui tente de faire « tenir ensemble » le tout, les parties,
sa propre vie et Dieu. Les émergentistes réalisent, à nouveaux frais, cette nécessaire
conciliation des formes de raisonnements pour atteindre, à un moment donné, une
connaissance de la vie stabilisée quoique provisoire, cohérente bien qu’incomplète, ouverte
encore qu’inscrite dans un contexte socio-historique délimité.
« Chaque chose est un groupe de relations, une conjonction d’évènements », écrit Lewes.
Avant d’étudier plus précisément en quoi cette notion d’évènement me paraît capitale, je
pense qu’il faut approfondir la distinction que Lewes fait à propos de ce qui est de ce qui

392
MERLEAU-PONTY, Maurice. Le visible et l’invisible, Gallimard, Paris, 1964, p. 178.
393
PASCAL, Blaise. Pensées, Editions Brunschvicg, Paris, 1897, Section II μ « εisère de l’homme sans Dieu »,
7β, p. 18. J’ai travaillé à partir de la version électronique en libre accès à l’adresse :
www.samizdat.qc.ca/arts/lit/Pascal/Pensees_brunschvicg.pdf.
394
CANGUILHEM, Georges. La connaissance de la vie, Vrin, Paris, 1965, Chapitre 3 : « Le vivant et son
milieu », p. 194.
216
apparaît pour comprendre le fondement de son approche émergentiste et, corrélativement, sa
mise en relation avec la chimie. Il écrit :

« Une chose, étant un groupe de relations, varie selon des relations variables. Evidemment ce
groupe changeant n’est pas le même tout au long des changements, mais il correspond ici et là à ce qui
précisément apparaît ici et là ; ce qui est manifesté change avec les conditions. Un mot n’a pas de sens
en dehors de la relation : son sens dépend du contexte. Il en est de même avec les sentirs qui sont les
signes des choses. Ce que la célèbre distinction entre une chose et son apparence indique
véritablement, c’est que nous considérons une chose comme le groupe de toutes ses relations connues,
et ses apparences ou manifestations, ici et là, comme une spécification d’une ou de plusieurs de ses
relations. Quand nous disons qu’une pierre apparaît grosse ou petite, grise ou dure, froide ou rugueuse,
mais qu’elle est bien plus que tout cela, nous pourrions aussi bien dire qu’elle est tout cela dans les
mêmes relations. Par conséquent, la célèbre distinction entre ce qui est et ce qui apparaît, est soit un
artifice logique, soit une illusion spéculative. δ’artifice logique concerne la distinction entre des
relations générales ou des relations particulières. δ’illusion spéculative fait l’hypothèse que la
connaissance de la vraie nature des choses n’est jamais possible dans la mesure où nous ne connaissons
que des apparences. »395

Lewes soulève des questions philosophiques qui ont traversé toutes les époques : le tout,
les parties, le mouvement, la chose en soi, le phénomène, les attributs, les accidents, etc. Il
tente de penser le changement, le devenir, à partir de groupe de relations, de conditions
d’émergence d’un corps à partir d’une instanciation de ce groupe de relations dans un cadre
donné. C’est dans cette perspective qu’il peut relier la chimie à son travail et prendre du recul
par rapport à l’ontologie des substances et les effets de la logique. Il écrit toujours à propos de
la notion d’élément chimique :

« Dans la région idéelle de la Possibilité, cet élément idéel préserve son identité. Dans la
région de l’Actuel, l’élément réel est devenu différent. Si l’on accepte qu’il y a eu destruction,
l’oxygène est tout autant détruit quand il se transforme en eau en présence d’hydrogène que lorsqu’il
réagit avec le fer pour former la rouille ; de même que la plante est détruite lorsqu’elle est ingérée par
un animal et assimilée par ses tissus. Il y avait un groupe défini à partir de qualités sensibles, c’est-à-

395
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind, op. cit, Problem II: The Principles of Certitude, Chapter
2: « Is and appears », pp. 38-39 : « A thing, being a group of relations, varies under varying relations. Obviously
this changing group will not be the same throughout the changes, but it is here and there precisely what it
appears here and there; the manifestation changes with the conditions. A word has no meaning, does not exist as
a word, except in relation: the meaning lies in the context. So with the sensibles, which are the signs of things.
What the popular distinction between a thing and its appearance truly indicates is, that we regard the thing as the
group of all its known relations, and its appearances or manifestations, here and there, as specifications of one or
more of these relations; when we say the stone appears large or small, gray or hard, cold or rough, but that it is
far more than these, we might equally well say the stone is these in these relations. The famous distinction,
therefore, between is and appears, is either a logical artifice or a speculative illusion. The logical artifice points
to the distinction between general relations and particular relations. The speculative illusion assumes that the
knowledge of things, being only of appearances, can never be a knowledge of things as they are in their inmost
nature. » (Ma traduction)
217
dire, une existence objective présentant certains modes de réaction, modes à partir desquels cette
existence est définie ; et ce groupe –oxygène, fer, ou plante- n’existe plus dès lors. Pourquoi inférons-
nous, lorsque nous voyons que le groupe et ses modes [de réaction] ont été changés, que ce groupe n’a
pas changé alors que ses modes l’ont été ? De toute évidence parce que nous supposons que la
distinction logique, entre un groupe et ses modes, admet une distinction correspondante dans le réel, la
somme n’étant pas la somme des entiers, le tout n’est pas la somme de ses parties ! Et dans ce cas,
l’abstraction à propos du groupe tient pour réel, et les modes concrets à partir desquels l’abstraction a
été faite tiennent pour de « simples apparences ». »396

δe raisonnement de δewes est cohérent avec ses hypothèses. δa possibilité est de l’ordre
de l’idéel et l’actuel est de l’ordre du sentir, de l’empirique, bref, ici, du réel. Si un
prolongement de la distinction logique est fait, avec pour présupposition que le groupe peut
être détaché de ses modes de réaction, bref si identification est faite de ce groupe à une
substance ou à un équivalent métaphysique de cette notion de substance, alors, selon Lewes, il
devient possible de commettre une inversion dans l’ordre de « ce qui est » et « de ce qui
apparaît ». δ’émergence de nouvelles qualités, en fonction des conditions d’instanciation du
groupe des relations, est la charpente qui tient l’ensemble des raisonnements qu’il nous
propose.
Le pragmatisme de Lewes et sa distance par rapport à toute ontologie de la substance
expliquent, à mon sens, qu’il puisse tenir dans le même discours, ce que les philosophes
contemporains tiennent pour deux approches distinctes, à savoir une approche ontologique et
une approche épistémique de l’émergence. τntologique car l’émergence est considérée
comme un fait appartenant au monde ; épistémique car relative à une théorie scientifique
particulière. De nombreux philosophes, comme Hempel et Oppenheim397, adossent la
définition de l’émergence à une théorie de l’explication. Est émergent ce qui ne peut être
expliqué, au sens de ce qui ne peut être déduit des propositions entre elles. Ainsi l’occurrence
d’une propriété W dans un corps w est émergente relativement à une théorie « T », une

396
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind, op. cit, Problem II: The Principles of Certitude, Chapter
2: « Is and appears », p. 50 : « In the ideal region of Possibility this ideal element preserves its identity. In the
region of Actuality the real element has become different. If destruction be recognizable at all, the oxygen is as
completely destroyed when it passes with the hydrogen into water or with the iron into rust, as a plant is
destroyed when eaten and assimilated into tissue by an animal. There was a definite group of sensible qualities,
that is to say, an objective existence having certain modes of reaction, by which modes it was specified; and this
group —oxygen, iron, or plant—is there no longer. Why, when we see that the group and its modes have been
changed, do we infer that the group has not been changed, although its modes have been? Obviously this is
because we have supposed that the logical distinction, between a group and its modes, has a corresponding real
distinction, the sum not being the sum of its integers, the whole not being the whole of its parts! And here this
abstraction "group" stands for the reality, the concrete modes out of which the abstraction was raised standing
for the "mere appearances". » (Ma traduction)
397
HEMPEL, Carl & OPPENHEIM, Paul. « Studies in the Logic of Explanation », Philosophy of Science, 15,
n°2, 1948, pp. 135-175.
218
relation des parties « Pt » au tout, et une classe « G » d’attributs, si cette occurrence ne peut
être déduite, par l’intermédiaire de « T », d’une caractérisation des différentes parties « Pt »
de w en ce qui concerne tous les attributs de « G ». Une caractéristique W est émergente
relativement à « T », « Pt » et « G », si son occurrence dans tout objet est émergente dans le
sens précédemment explicité nous précisent Hempel et Oppenheim398.
Ainsi dans la plupart des publications qui ont été écrites entre 1930 et nos jours, il est
souvent affirmé qu’une approche ontologique de l’émergence est problématique et qu’il est
préférable de renoncer à cette notion. Ces mêmes philosophes conseillent de rester agnostique
en se contentant de défendre une version épistémique de l’émergence. εais à y regarder d’un
peu plus près, cette distinction entre émergence épistémique et émergence ontologique est-elle
bien pertinente dans le cadre qui m’intéresse ? Renseigne-t-elle bien sur le problème de
l’émergence en tant que tel ou plutôt sur ses propres présuppositions et le cadre métaphysique
qui la sous-tend ? En d’autres termes, cette distinction n’est-elle pas, en grande partie, liée à
une façon de poser le problème ?
δ’exemple de δewes permet de réfléchir à ces questions. Si une chose est définie comme
un faisceau, provisoire et ouvert, d’attributs liés à nos moyens de connaissance (les sens, les
instruments, les concepts) alors sa connaissance correspond, à un moment donné, à
l’articulation des relations connues et stabilisées de ce dont nous avons affaire. En ce sens, le
recours à une théorie pour qualifier l’émergence paraît bien limitatif. Tout n’est pas relatif aux
prédictions d’une théorie dans la mesure où, dès le départ, la définition de la chose est
constitutivement ouverte aux contextes, aux circonstances, et aux modes d’accès. En
revanche, si je considère que je connais l’essence d’une chose et que les propositions du
langage reflètent le monde lui-même, au sens d’en être une fidèle « re-présentation » ou bien
au sens où est établie entre eux une corrélation robuste, alors je peux me contenter de
considérer seulement le tout, ses parties considérées comme indépendantes des contextes, et
l’acte de prédication dans le langage. Il me paraît plus intéressant, tant sur le plan pratique
que conceptuel, de penser l’émergence dans le cadre d’une métaphysique qui définit un
individu comme une série ouverte d’attributs qui dépend de relations que de la penser et de la
justifier dans le cadre d’une ontologie essentialiste qui accorde la prééminence aux relata en
faisant abstraction des contextes, des « conditions requises » comme l’écrit δewes.
δa coexistence dans une même approche de l’émergence de considérations épistémiques
et ontologiques n’est donc pas le signe d’une erreur logique, catégoriale, ou, pis, d’une

398
Ibid., p. 151.
219
ineptie ; elle reflète davantage la façon dont est posé le problème ainsi que le type de
métaphysique qui est engagé, comme par exemple l’affirmation d’une essence ou la
considération de paquets d’attributs pour définir une chose. Je pense qu’il est possible d’ aller
plus loin et que cette fameuse distinction entre approches épistémique et ontologique, dont il
est tant question dans les recherches contemporaines à propos de l’émergence, implique une
conception de ce qui est idéel et de ce qui ne l’est pas. Si, à l’instar de Platon, je considère que
l’idée est de l’ordre de l’essence et non de l’ordre des accidents et des affections, il ne m’est
pas possible de penser une chose comme un complexe ou une « collocation » de relations,
bref de penser en même temps l’évènement ainsi que l’irréversible, l’horizon de sens et la
cohérence qui lui sont associés pour le rendre intelligible. Si, contre Hegel, je considère
qu’une idée n’est pas le négatif et la contradiction, le déroulement d’une dialectique dans
laquelle l’esprit se révèle, mais ce qui est « problématique » comme le soulignent chacun à sa
façon Kant et Deleuze, alors il devient possible de penser le travail de la connaissance en
termes d’idéal ou d’horizon unificateur avec Kant ; ou d’accéder à un au-delà de l’expérience
sensible où sont situées des conditions transcendantales étalées dans un « plan virtuel »,
comme le suggère Deleuze dans Différence et répétition399.
δa conception d’Hempel et τppenheim implique que les propositions du langage soient
dans un rapport de correspondance avec le monde, Platon considère le rapport d’une idée aux
relations réelles comme celui d’une ressemblance entre une copie sensible et son modèle
intelligible. A partir de ces deux approches, il devient possible de ne considérer seulement que
le lien entre une théorie, un tout, ses parties et la prédication dans le langage, tout en faisant
abstraction des circonstances, des usages, des relations et des contextes. Si je sors de ce cadre
et que j’envisage avec Deleuze, l’idée de rapport de correspondance entre un « plan empirique
actuel », celui des solutions, et un plan virtuel, celui des problèmes, alors la distinction
ontologique/épistémique n’a plus guère de pertinence dans le cadre qui m’intéresse. Nager,
par exemple, est une solution inventée qui renvoie à l’idée de mer400. Les systèmes qui
pensent qu’il existe une conformité entre le concept et la chose, entre le possible et le réel,
sont des systèmes de représentation. Il s’avère que, le plus souvent, de tels systèmes de pensée
nient l’émergence ou ne lui accordent qu’un statut épistémique.

δ’exemple de δewes est différent, le monde est pris dans le sentir, la connaissance est un
mélange actif et non passif de sensations, de concepts, d’affects, qui sont pris ensemble, le
tout lié avec un refus de l’essentialisme, du vitalisme et du mécanisme radical. δewes tisse un
399
DELEUZE, Gilles. Différence et répétition, op. cit., Chapitre 4 : « Synthèse idéelle de la différence ».
400
Ibid.
220
réseau globalement cohérent pour inventer une solution au problème de l’émergence. Ici
l’émergence est posée comme un problème, ou, plus précisément, comme un problème
d’articulation pour revenir à l’expression que j’ai immédiatement utilisée dans ce manuscrit.
Dans cette perspective, il convient de penser « l’enveloppe spatio-temporelle » d’un corps à
un moment donné en lien avec nos modes d’accès. δa question que pose l’émergence n’est
pas : qu’est-ce qu’un tout par rapport à ses parties ? Elle consiste plutôt à penser ensemble un
tout, ses parties, les circonstances de l’individuation du tout et celles de sa persistance. Ce
faisant, la pensée doit s’engager dans le parcours des multiplicités et des différences pour
parler avec Deleuze. Il faut donc revenir à l’idée de création de quelque chose de nouveau, de
« disparation » comme l’écrivent Deleuze et Gilbert Simondon, c’est-à-dire de mise en
relation de deux séries hétérogènes ou disparates. C’est précisément ce que nous disent εill,
Bain et surtout Lewes quand il associe la prévisibilité à l’homogénéité et l’imprévisibilité à
l’hétérogénéité du produit par rapport aux ingrédients. Dans un chapitre dédié à la relation
entre le sentir et le mouvement, qui s’inscrit d’ailleurs complètement dans le cadre d’une
causalité comprise comme transfert de mouvement que j’ai précédemment évoqué, Lewes
étudie le mouvement comme un « mode du sentir », et écrit ce faisant :

« Ainsi lorsque nous disons que toutes les manifestations de la sensibilité tirent leur origine de
la condition moléculaire du mécanisme nerveux, nous affirmons qu’elles sont les actions de ce
mécanisme, juste de la même façon que nous soutenons que la contractilité a son origine dans le tissu
musculaire contractile. Insister sur le fait que nous ne savons pas comment ces multiples conditions
émergent du phénomène Sentir, revient à dire que le fait synthétique n’a pas été analytiquement résolu
en tous ses facteurs. Il est également vrai que nous ne savons pas comment l’eau émerge de l’oxygène
et de l’hydrogène. Ce que nous savons à propos d’une émergence et dont nous pouvons être certains
est que ce qui émerge est l’expression de ses conditions, tout effet étant le procès de sa cause. »401

δ’émergence implique la non-convergence des raisonnements synthétique et analytique. Il


n’est pas possible de les faire se superposer, il faut donc négocier leur coexistence, étudier
leur dépendance mutuelle à un moment donné. δ’évènement est certain, l’eau a bien émergé
et elle n’est identique ni à l’oxygène ni à l’hydrogène, elle possède même des attributs que ces
ingrédients n’ont pas : elle possède des « modes de réaction ». Lewes, comme la plupart des

401
LEWES, George Henry. Problems of Life and Mind, op. cit., Problem VI: The Absolute in the correlation of
feeling and motion, Chapter 4: « Motion as a mode of feeling », p. 412 : « Hence when we say that all the
manifestations of Sensibility have their conditions in the molecular condition of the nervous mechanism, we say
they are the actions of that mechanism; just as all the manifestations of Contractility have their conditions in the
contractile muscular tissue. To urge that we do not know how these manifold conditions emerge in the
phenomenon Feeling, is to say that the synthetic fact has not been analytically resolved into all its factors. It is
equally true that we do not know how Water emerges from Oxygen and Hydrogen. The fact of an emergence we
know; and we may be certain that what emerges is the expression of its conditions, — every effect being the
procession of its cause. » (Ma traduction)
221
émergentistes, considère que l’évènement appartient au monde. Reste à savoir comment
articuler cette nouveauté avec ce que nous savons sur l’eau, l’hydrogène, l’oxygène et les
conditions opératoires ?
Répondre à cette question signifie chercher une solution à un problème qui consiste à
rendre intelligible la nouveauté ; ce n’est en rien un exercice qui consisterait seulement à
réduire l’émergence à une théorie « T », des parties « Pt » et des conditions d’attribution
« G » dans le langage. Il ne s’agit pas de réduire mais d’articuler. Pourquoi ? Parce que la
définition du tout, des parties, et des conditions d’individuation restent ouverte ; elle dépend
de relations, d’actions, d’opérations. Lewes insiste bien : nous avons autant besoin de ce qui
est dans le monde et que nous saisissons dans le sentir, bref, selon lui, du réel empirique, que
de ce qui est idéel, et qui résulte d’une activité mentale sans lien direct avec le sentir. Le réel
et l’idéel sont nécessaires en même temps, de même que, dans l’ordre du raisonnement, le
synthétique et l’analytique doivent coopérer et non être opposés. Lewes est à la fois réaliste à
propos des évènements et pragmatique à propos de nos théories et raisonnements. δ’eau
émerge, elle existe dans le monde, c’est indéniable ; tel raisonnement plutôt que tel autre est
utile pour penser et permet de guider les recherches ultérieures. Lewes écrit :

« En pratique, comme en philosophie, la grande leçon à retenir est de ne pas séparer le réel de
l’idéel, de ne pas sacrifier l’un pour l’autre, mais de reconnaître l’idéel dans le réel, et fondre les deux
en un. »402

Dans cette perspective, il pense le phénomène en tant que processus et réaffirme la


nécessité d’articuler des raisonnements de nature hétérogène. Il écrit :

« Finalement, j’affirme que la recherche des causes est une recherche des conditions particulières
qui rendent possible et constitue les effets, et non la recherche vaine de quelque chose d’autre. Un
phénomène est un processus ; sa causalité est son procès ; ceci peut être vu d’un point de vue
analytique à partir des causes et des conditions qui le composent, et d’un point de vue synthétique à
partir de l’effet qui en résulte. »403

Les notions de processus et de causalité comme procès d’une chose renforcent la


définition de cette même chose comme « un groupe de relations, une conjonction
d’évènements ». Whitehead évoquera plus tard la notion de « concrescence » pour évoquer le

402
Id., p. 377 : « In Practice, as in Philosophy, the great lesson to be learned is not to separate the real from the
ideal, not to sacrifice the one to the other, but to recognize the ideal in the real, and blend the two in one.» (Ma
traduction)
403
Id., p. 376 : « Finally, let me say that the search after causes is the search after the special conditions which
enter into and compose the effects, and not the idle search for something else. A phenomenon is a process; its
causation is its procession; and this may be viewed analytically in its component causes, conditions, and
synthetically in the resultant effect. » (Ma traduction)
222
procès d’individuation. Pour Lewes, comme pour Whitehead, le concept d’évènement devient
important, même si Lewes ne le développe pas davantage. Comment définir un
évènement dans cette perspective ?
La question a été largement débattue par de nombreux philosophes depuis Lewes comme,
par exemple, Russell, Whitehead, Deleuze, Stengers, Dastur, Romano, Franck Ramsey,
Davidson, et j’en passe inévitablement. Russel et Whitehead sont pour l’essentiel partis d’une
réflexion à propos de la théorie de la relativité404. Russel propose une théorie causale de la
perception, un peu à l’instar de δewes, dans laquelle la perception a des causes extérieures
dont il est possible d’extraire quelque chose touchant à ce qui a été perçu. Une perception
correspond pour Russel à un évènement qui s’inscrit dans une chaîne causale. Ce faisant, il
intègre son travail dans la continuité des émergentistes britanniques et de nombreux
physiologistes du XIXème siècle. Pour Russel, contrairement à Lewes en revanche, la structure
du langage correspond à la structure du monde et donc, une analyse logique du langage doit
permettre d’élucider la structure du monde. A sa façon, Mill est un précurseur de ce type de
pensée. Quoi qu’il en soit, ces auteurs se rejoignent sur un point : les évènements sont des
« faits » du monde, ils marquent un « avant » et un « après » ; une nouveauté s’est inscrite
dans le monde sans retour possible en arrière, et cette nouveauté agit sur les autres existants,
elle a ses propres modes d’existence. Il s’agit d’une ontologie non pas de substances mais
d’évènements qui dénonce le caractère inadéquat de l’analyse du langage au moyen du
schème sujet/prédicat.
Ramsay introduira une distinction selon laquelle l’évènement est une entité du monde
tandis que le fait reste une « entité linguistique » car il n’est pas daté ou localisé. Le fait
équivaut, selon Ramsay, exactement au contenu exprimé par une proposition405. Davidson
estime que la référence à des évènements comme entités du monde est très avantageuse car
elle permet : (1) de rendre compte de la forme logique des phrases d’action, (β) d’expliquer
des phénomènes, (γ) de rendre la relation causale intelligible, et (ζ) d’éclaircir la relation
entre le monde mental et le monde physique406. δa philosophie analytique va s’emparer de
cette réflexion à propos des évènements dans le cadre de l’analyse du langage et de la vie
quotidienne. Ces philosophes développent, pour la plupart, une approche réaliste des
évènements, au sens où ils considèrent que l’évènement appartient au monde

404
RUSSELL, Bertrand. ABC de la relativité, tr. fr., 10/18, Paris, 1985 ; L’analyse de la matière, tr. fr., Payot,
Paris, 1965. WHITEHEAD, Alfred North. The concept of Nature, Cambridge University Press, Cambridge, 1983
[1920].
405
RAMSAY, FRANK. « Facts and propositions », Aristotelian Society, Suppl. Vol. 8, 1927, pp. 153-170.
406
DAVIDSON, Donald. Actions et évènements, tr. fr., Presses Universitaires de France, Paris, 1993.
223
indépendamment de nos moyens de connaissance407. Dans la Logique du sens, Deleuze
propose une version très subtile de l’évènement en en précisant, en particulier, la temporalité
propre408. δ’évènement devient l’ouverture des possibles qui ne se confond pas avec ce qui
arrive. « Il est » plutôt quelque chose dans ce qui arrive, quelque chose qui bouleverse les
manières d’être et de sentir et qui ne se laisse pas identifier, représenter ou reconnaître. C’est
à partir d’un tel évènement « pur », non chronologique, non représentable, que nous pouvons,
individuellement ou collectivement, communiquer, représenter et construire des jugements.
δ’évènement prend, pour Deleuze, une valeur transcendantale dans la mesure où il est la
condition qui rend possibles le langage et la pensée. Pour expliquer la valeur transcendantale
de l’évènement, il faut faire appel à la « théorie des facultés », exprimée dans Différence et
Répétition, selon laquelle toute faculté naît du contact de sa limite. C’est la temporalité de
l’évènement, du devenir, du déplacement perpétuel du sens, qui nous met en demeure
d’inventer des solutions à quelque chose qui heurte notre sens commun, nos concepts
antérieurs et notre « re-présentation » du monde. δ’évènement pose un problème dont il s’agit
d’inventer une solution.
Je ne développerai pas davantage, pour le moment, ce type de considération. Je voulais
simplement ici, retracer, de façon lacunaire et brève, une orientation dans la pensée
contemporaine. Il est important de retenir cette notion de devenir et de rupture marquée par un
« avant » et un « après » ; le rôle de la datation et de la localisation ; le lien avec la nouveauté
de modes d’action et d’existence qui distinguent l’évènement d’un épiphénomène ; la notion
de rupture par rapport à une attente de sens, bref par rapport à nos schèmes ordinaires
d’intelligibilité. Ces mots expriment la notion de déplacement de sens, ce faisant ils
permettent de penser l’origine d’une transformation irréversible conduisant à un individu ou
un acte inédit de façon à ce qu’elle ait un sens pour nous, bref pour qu’elle nous soit
cohérente. Pour revenir à δewes, et aux émergentistes britanniques d’une façon générale,
j’utiliserai quatre brèves références qui me permettront de mieux faire ressortir l’importance
de la notion d’évènement dans la construction que δewes propose de l’émergence et la mise
en relation qu’il opère avec la chimie. εichel Serres écrit :

« Qu’appeler évènement ? Quand des causes connues se développent de sorte que les effets
attendus restent homogènes à ce qui précède, la séquence plonge dans le format prévisible par la règle
ordinaire de la causalité μ les heures s’ensuivent, coule la durée, chacun s’ennuie ou vit sa part de
bonheur. Mais que survienne un fait colossal qui provoque des effets inattendus, en dimension ou en

407
BÄCHTOLD, Manuel. « δe possible, l’actuel et l’évènement en mécanique quantique », 633 pages, Thèse
doctorale en philosophie, Université Paris I, 2005.
408
DELEUZE, Gilles. La logique du sens, Éditions de minuit, Paris, 1969.
224
nature, et que dévie, par exemple en direction, le format monotone des règles antérieures, alors nous
les appelons évènements. »409

δ’analogie entre le recours à la composition des causes pour définir l’émergence proposé
par Mill et Lewes et cette phrase de εichel Serres à propos de l’évènement est frappante.
δ’émergence, comme l’évènement, induisent une surprise due à l’hétérogénéité de l’effet par
rapport aux causes. Nul ne s’attendait à cela, nul ne peut expliquer cette nouveauté à partir des
règles usuelles de la pensée (théories, concepts, etc.). Notre attente est contrariée, nos
projections ne fonctionnent plus, nous perdons le contrôle de la situation ! Nous sommes donc
obliger d’ « inventer » de nouvelles perspectives, de nouveaux savoirs, de nouvelles
techniques, de nouveaux mots, de nouvelles pratiques. δ’évènement, comme l’émergence,
bousculent notre vision du monde, la débordent de toutes parts, et stimulent la création de
nouvelles facultés. En ce sens, ils déplacent nos articulations et génèrent des traductions, des
créations, des innovations. Comme l’écrit Claude Romano :

« δ’évènement reconfigure à chaque fois le monde pour celui à qui il survient. (…) Il ne s’agit
plus (…) de penser l’évènement comme ce qui survient « de l’extérieur » à un sujet autonome,
autarcique, et libre de toute implication dans ce qui lui arrive, mais inversement, de penser la
« subjectivité » elle-même – destituée de son rôle d’instance ontologique et, par conséquent, déchue
des privilèges du « sujet » - comme ce qui survient à partir de l’évènement. »410

δ’évènement agit donc sur celui ou ceux qu’il implique. Il génère une nouvelle donne,
d’où la question μ comment penser l’émergence sans faire appel à ces notions de rupture et de
nouveauté qu’implique l’évènement ? Françoise Dastur écrit : l’évènement est « ce à quoi on
ne s’attend pas, ce qui sur-vient et vient ainsi sur nous par surprise », il est « l’inattendu au
sens fort, c’est-à-dire (…) ce qui contrarie et ruine l’attente dans sa structure même »411. Dans
Entre le temps et l’éternité, Isabelle Stengers et Ilya Prigogine nous rappellent, en outre, que
pour penser l’évolution biologique, trois exigences minimales sont nécessaires : (1) inclure la
notion d’irréversibilité qu’ils évoquent comme une « brisure de symétrie entre l’avant et
l’après », (β) la possibilité de donner un sens à la notion d’évènement qui doit être « porteuse
de sens », et (γ) que de nouvelles cohérences soient stabilisées à propos de l’évolution
impliquée par l’évènement412.

409
SERRES, Michel. Rameaux, Éditions le Pommier, Paris, 2004, p. 122.
410
ROMANO, Claude. L’évènement et le monde, Presses Universitaires de France, Paris, 1998, pp 60 et 75.
411
DASTUR, Françoise. « Pour une phénoménologie de l’évènement μ l’attente et la surprise », Etudes
phénoménologiques, 25, 1997, pp. 64 et 70.
412
PRIGOGINE, Ilya & STENGERS, Isabelle. Entre le temps et l’éternité, Flammarion, Collection Champs,
Paris, 1992 [1988], pp. 46-47.
225
Il faut reconnaître aux émergentistes britanniques (Lewes, Broad, Morgan, Alexander)
d’avoir fait tenir ensemble les notions d’émergence et d’évènement pour intégrer l’évolution
dans un discours philosophique à propos de la vie, de la place de l’esprit dans la nature et de
la liberté humaine. Ils pensent d’abord la rupture liée à l’apparition de nouvelles espèces
vivantes, de nouveaux domaines d’existence. Cette rupture, bien que provisoire car le monde
est en devenir et bien qu’il soit parfois possible de décomposer une molécule en ses
ingrédients, n’en reste pas moins irréversible au sens où corps vivants et molécules agissent
sur les autres corps et ont des effets sur eux. Une fois apparus, « émergés », ils participent à
de nouvelles relations, prennent part à de nouvelles temporalités, instancient de nouvelles
« lois » de la nature, bref modifient le monde contre toute attente. Pourquoi ? Car, selon eux,
les « émergents » agissent sur le monde et parce que, selon Lewes, il faut définir la chose
comme une collection d’évènements et un « complexe » de relations. Comme l’écrivent
Prigogine et Stengers : « Un évènement ne peut, par définition, être déduit d’une loi
déterministe μ il implique, d’une manière ou d’une autre, que ce qui s’est produit « aurait pu »
ne pas se produire, il renvoie donc à des possibles que nul savoir ne peut déduire »413.
C’est précisément ce qu’affirment les émergentistes britanniques. εill et δewes montrent
que la synthèse de l’eau n’est en rien prévisible et déductible à partir du principe de
composition des causes, seule une expérimentation peut mettre à jour ce mode d’existence et
non une anticipation logique. Une attente reposant sur des « lois » de la nature déjà identifiées
ou des corps déjà existants ne peut permettre la moindre déduction. δ’eau crée, de ce point de
vue, une surprise, elle existe contre toute attente fondée sur la connaissance de ses ingrédients
et des « lois » qui les « gouvernent ». Lewes et Mill doivent donc « inventer » une nouvelle
explication qui rend l’évènement « apparition de l’eau » intelligible et cohérent.
En ouvrant mon étude à plusieurs passages du texte de Lewes, je souhaitais présenter les
hypothèses fondamentales sur lesquelles sa pensée se développe et sans la prise en compte
desquelles elle perd toute consistance. Il utilise une ontologie des relations et des évènements
pour penser l’émergence tout en maintenant un regard pragmatique sur la commodité des
raisonnements et des théories. δewes refuse le concept d’essence et pense l’humain comme
impliqué dans le monde à travers le sentir (« feeling »). Je ne développerai pas autant les
autres études au cas par cas, mais je soulignerai à chaque fois, les présuppositions des
systèmes proposés.

413
Ibid., p. 46.
226
3.5 Nouveauté, relationnalité et l’imprédictibilité

3.5.1 Alexander : chimie, « être-ensemble » et processus

Dans son livre Space, Time, and Deity, Samuel Alexander (1859-1938)414 défend la thèse
de la créativité de la nature en termes de processus évolutif de type cosmologique. La nature
évolue et le nombre des nouveaux modes d’organisation qui prennent forme augmente
graduellement par sauts qualitatifs qui correspondent justement à l’ « émergence » de
nouvelles qualités. δ’idée d’apparition chronologique de niveaux d’organisation différents est
fondamentale dans ce contexte. Ce faisant, Alexander développe, ce que les philosophes
appellent de nos jours, une forme « d’évolutionnisme émergent » qui renvoie à une approche
métaphysique de la nature. Il écrit :

« De nouveaux ordres de phénomènes finis viennent à l’existence avec le temps; le monde se


développe réellement ou historiquement à partir de sa condition d’Espace-Temps première ou
élémentaire, qui ne possède aucune autre qualité si ce n’est celle que nous nous accordons à appeler la
qualité spatiotemporelle du mouvement. Mais, comme une nouvelle complexité de mouvement
apparaît à l’existence avec le temps, une nouvelle qualité en émerge, ce qui signifie qu’un nouveau
complexe possède, en tant que fait empirique observé, une qualité nouvelle ou émergente. »415

Le contexte dynamique que j’ai évoqué précédemment est immédiatement posé : le


mouvement est un des points essentiels du raisonnement. δ’émergence est associée à un
« complexe » de mouvements duquel « sort » une nouvelle forme d’existence possédant de
nouvelles qualités. Il précise alors ce qu’il entend par l’expression « qualité émergente » :

« δ’émergence d’une nouvelle qualité à partir d’un niveau d’existence quel qu’il soit signifie qu’à
ce niveau advient à l’existence une certaine constellation ou collocation de mouvements appartenant à
ce niveau et possédant la qualité propre à ce niveau, et que cette collocation possède une nouvelle
qualité qui appartient en propre à un complexe de niveau supérieur. La qualité et la constellation
auxquelles il appartient sont à la fois nouvelles et exprimables en des termes qui ne font aucunement
référence au moindre processus appartenant au niveau duquel elles émergent ; de la même façon que
l’esprit est une qualité nouvelle distincte de la vie, avec ses propres méthodes et comportements, pour

414
ALEXANDER, Samuel. Space, Time, and Deity, Macmillan and Co, London, 1920. J’ai utilisé la βème édition
publiée en deux volumes par The Humanity Press à New York en 1927. Pour consulter le volume 1, j’ai utilisé le
site internet des Gifford Lectures : www.giffordlectures.org/Browse.asp. Pour le second volume, j’ai utilisé le
site en libre accès suivant : http://www.archive.org/details/spacetimeanddeit00alexuoft.
415
ALEXANDER, Samuel. Space, Time, and Deity, The Humanity Press, New York, 1920, vol. II, p. 45 :
« New orders of finites come into existence in Time; the world actually or historically develops from its first or
elementary condition of Space - Time, which possesses no quality except what we agreed to call the
spatiotemporal quality of motion. But as in the course of Time new complexity of motions comes into existence,
a new quality emerges, that is, a new complex possesses as a matter of observed empirical fact a new or
emergent quality. The case which we are using as a clue is the emergence of the quality of consciousness from a
lower level of complexity which is vital. » (Ma traduction)
227
la raison déjà explicitée auparavant que la collocation à l’origine du complexe qui possède un esprit,
bien qu’elle-même appartenant à l’ordre du vivant, est déterminée au niveau même de sa propre
complexité ; en ce sens elle n’appartient pas simplement au niveau du vivant même si elle en
provient. »416

La notion de nouveauté est cruciale dans ce discours, de même que celle d’impossibilité
de prédire les nouvelles qualités en termes des processus inhérents au niveau inférieur. Nous
retrouvons la même idée que dans le texte de δewes à savoir qu’il est impossible de prévoir
cette nouvelle qualité sur la base de ce qui est connu des choses existantes, sauf qu’ici
apparaît, dès le départ, la notion de « processus » et non celles de cause et de loi. δ’émergent
a en outre ses qualités propres qui n’existent qu’au niveau d’organisation auquel il appartient,
ce qui n’est pas sans rappeler la notion de « mode de réaction » de Lewes. Tout comme Mill
et Bain, Alexander utilise le mot « collocation » qu’il associe en revanche à celui de
« constellation » pour souligner qu’une organisation (structure) dans l’espace et le temps est
nécessaire pour qu’un processus devienne possible. Une certaine disposition des mouvements
est requise pour générer ce nouvel existant dont les qualités sont inédites. Dans le livre II
dédié aux catégories, Alexander se penche plus particulièrement sur la catégorie de substance
(chapitre θ) et considère qu’une chose est une substance complexe définie par un contour de
l’espace (c’est-à-dire un volume avec un contour) dans lequel se produisent les mouvements
corrélés aux qualités des choses. Cette substance complexe ou « chose » correspond à la
persistance dans le temps de ce contour spatial contenant les mouvements qui le
définissent417.
Comme ce fut le cas pour Lewes, une réflexion sur le statut des relations et des relata est
menée dans les travaux d’Alexander. Pour qu’il y ait émergence, il faut des mouvements et
des relations entre eux, une organisation (collocation) et des qualités déjà existantes à
l’origine d’une qualité inédite ; bref, relations et relata, qualités et structure (constellation),
mouvements et collocation sont requis et, surtout, ne peuvent être pensés les uns sans les
autres si le but est de définir l’émergence. Alexander consacre toute une étude sur les relations

416
Ibid., pp. 45-46 : « The emergence of a new quality from any level of existence means that at that level there
comes into being a certain constellation or collocation of the motions belonging to that level, and possessing the
quality appropriate to it, and this collocation possesses a new quality distinctive of the higher complex. The
quality and the constellation to which it belongs are at once new and expressible without residue in terms of the
processes proper to the level from which they emerge; just as mind is a new quality distinct from life, with its
own peculiar methods or behaviour, for the reason already made clear that the complex collocation which has
mind, though itself vital, is determined by the order of its vital complexity, and is therefore not merely vital but
also vital. » (Ma traduction)
417
ALEXANDER, Samuel. « Substance, Causality, Reciprocity », Chapter 6, Book 2, in Space, Time and Deity:
The Gifford Lectures at Glasgow, 1916-1918, Vol I., Macmillan & Company, 1927, pp. 269-304.
228
(Livre 2 intitulé « Les Catégories » ; chapitre 4 intitulé « Relation »). Il se pose la question de
savoir si les relations sont internes ou externes aux choses. A ce propos, il écrit :

« Les relations et les choses qu’elles relient sont au même titre des éléments d’une seule et même
réalité et jusqu’ici sont des réalités différentes. εais la fonction de la relation est de relier, et il n’y a
par conséquent pas de relation sans choses qu’elle relie, choses qui sont appelés ses termes. (…) Ainsi
aucune des deux alternatives, « les relations sont externes » ou « les relations sont internes », n’est
vraie sans condition ou selon un sens digne de valeur. Si nous séparons le monde en termes et relations
associées, nous faisons une abstraction. δes choses sont conçues comme si elles n’avaient aucune
action mutuelle (ce qui est impossible dans l’Espace-Temps) ou comme si elles n’étaient pas reliées ;
et les relations comme si elles ne reliaient rien. Le monde consiste en choses dans leurs relations. »418

Alexander est réaliste à propos des relations et des relata, elles sont dans le monde, et « le
monde consiste en choses dans leurs relations ». Il est conscient de la nécessité de penser les
deux en même temps malgré leur différence de nature. δ’émergence a besoin de relations
dans une collocation et de relata (mouvements) pour être pensée. Cette coprésence des
relations et des relata peut conduire à des résultants ou à des émergents, selon qu’apparaissent
ou pas des qualités inédites dans une collocation. δ’émergence problématise donc la
coprésence des relations et des relata pour penser l’évolution de la complexité des espèces
dans le temps.
Alexander utilise la science de son époque pour renforcer sa définition de l’émergence. Il
faut retenir, comme le fait remarquer Anne Fargot-Largeault419, que la méthode utilisée par
Alexander est « empirique », c’est-à-dire scientifique. En ce sens et à l’instar de δewes, Bain
et Mill, il se réfère aux connaissances scientifiques de son époque en physique, chimie,
physiologie, et étude du psychisme ainsi qu’à ses connaissances en philosophie afin
d’élucider comment les « ordres de faits » sont reliés entre eux, c’est-à-dire, afin de
comprendre leur « être-ensemble » selon sa propre terminologie. Pour désigner ce type de
relation, Alexander utilise le mot « togetherness » ou celui de « compresence » (coprésence).
Pour Alexander, comme le rappelle Anne Fargot Largeault420, l’acte mental n’est pas un acte
fondateur, le reste du monde existe indépendamment de lui, il y a toutefois un continuum
418
ALEXANDER, Samuel. Space, Time, and Deity, The Humanity Press, New York, 1920, vol. I, Book II,
Chapter 4, pp. 249-251 : « The relations and the things they relate are equally elements in the one reality and so
far are separate realities. But the business of a relation is to relate, and there is consequently no relation without
things it relates, which are then called its terms. (…) Thus neither of the alternatives, relations are external,
relations are internal, is true without qualification or in a valuable sense. If we separate the world into terms and
their relations we are making an abstraction. The things are conceived as if they did nothing to each other (which
is impossible in Space-Time) or were unrelated; and the relations as if they did not relate. The world consists of
things in their relations. » (Ma traduction, l’insistance est celle de l’Alexander).
419
FAGOT-LARGEAULT, Anne. « L’émergence », in Philosophie des sciences, tome II, ANDLER Daniel,
FAGOT-LARGEAULT Anne & SAINT-SERNIN Bertrand (Dir.), op. cit., p. 986.
420
Id., p. 987.
229
supposé entre les deux. Pour exprimer son idée, Alexander évoque la contemplation d’un
arbre qui nous permet de « jouir » de nous-mêmes en tant qu’êtres conscients (vol I,
introduction, p. 13)421. Ce qui est contemplé (« contemplated »), l’arbre, et ce qui contemple,
mon acte mental qui est joui (« enjoyed »), sont coprésents, tout comme le sont les relations et
les relata. Dans cette « satisfaction » (« enjoyment »), un « sentir » complexe unique est
constitué et « ce qui contemple » se réalise pleinement en tant qu’unification de ses sentirs. Il
rajoute :

« Ce qui est important c’est la reconnaissance qu’en toute expérience l’esprit jouit de lui-même, et
contemple son objet ou, devrions-nous écrire, son objet est contemplé, et que ces deux existences,
l’acte de l’esprit et l’objet tels qu’ils sont dans l’expérience, sont des existences distinctes unies par
une relation de coprésence. δ’expérience est un élément du monde dans lequel ces deux existences
affirment leur être-ensemble. δa première d’entre elles, celle qui est jouie, la jouissance elle-même, ou
qui s’expérimente elle-même en tant que jouissance ; et l’autre existence, celle qui est contemplée, est
expérimentée par celui qui jouit. Celui qui jouit et ce qui est contemplé viennent ensemble. »422

Alexander ancre son approche de l’émergence dans l’expérience humaine, ce qui revient à
affirmer, même s’il ne l’écrit pas en ces termes, qu’il envisage la « co-émergence » de l’esprit
et du monde en lien avec la question de la conscience. Il y aurait un double continuum d’actes
mentaux et d’aspects des choses du monde, ces deux éléments étant deux aspects d’une seule
et même réalité. C’est dans ce cadre que l’émergence est pensée et qu’elle sera mise en
relation avec la chimie, non pas en utilisant des exemples de corps chimiques pour illustrer
l’émergence de qualités appartenant à un tout par rapport à celles de ses parties ou des
ingrédients de la réaction, mais en tant qu’appartenant à un niveau d’organisation sur lequel la
vie et la conscience surviennent : le niveau des atomes et des molécules. Alexander étudie les
liens entre le domaine du vivant et ceux de la physique et de la chimie qu’il est convenu
d’appeler de nos jours : le domaine de la « physico-chimie ». La mise en relation du concept
d’émergence avec la chimie se limite, à l’exception près d’un exemple décrivant la formation
d’un cristal dans l’eau, à cette relation entre niveaux d’organisation différents. Alexander,

421
ALEXANDER, Samuel. Space, Time, and Deity, The Humanity Press, New York, 1920, vol. I, p. 13 : «The
contemplation of a contemplated object is, of course, the enjoyment which is together with that object or is
aware of it. »
422
Ibid : « What is of importance is the recognition that in any experience the mind enjoys itself, and
contemplates its object or its object is contemplated, and that these two existences, the act of mind and the object
as they are in the experience, are distinct existences united by the relation of compresence. The experience is a
piece of the world consisting of these two existences in their togetherness. The one existence, the enjoyed,
enjoys itself, or experiences itself as an enjoyment; the other existence, the contemplated, is experienced by the
enjoyed. The enjoyed and the contemplated are together. » (Ma traduction adaptée)

230
contrairement à Mill, Lewes ou à d’autres auteurs que j’étudierai bientôt, ne raisonne pas sur
les corps chimiques en tant que tels mais sur les types de relation qui existent entre les
niveaux d’organisation liés à la physico-chimie, la vie, l’esprit et la conscience.
Ce faisant, il cherche à dégager des traits généraux (catégories) du réel qui seraient laissés
implicites par la science. Il cherche à relier globalement ce que les sciences spécialisées
étudient localement. Il décrit et analyse les connaissances scientifiques afin de les confronter à
ses hypothèses philosophiques. Cette relation dynamique entre connaissances scientifiques
d’une part et philosophie d’autre part est constitutive de son approche, elle est une méthode
pour penser. Dans son livre Adventures of Ideas, Whitehead écrira plus tard qu’élucider
signifie construire une harmonie et une cohérence entre les différentes parties de l’expérience.
La fonction de la philosophie serait, selon Whitehead, de « coordonner des expressions
actuelles de l’expérience humaine, expressions contenues dans le langage commun, dans les
institutions sociales, dans les actions, dans les principes des diverses sciences particulières, en
élucidant l’harmonie et en exposant les désaccords. »423 Alexander développe une démarche
semblable, il étudie d’abord les notions de temps, d’espace, et de catégories de l’expérience
(volume I) avant de concentrer son effort sur la notion d’esprit (volume II). « Il faut d’abord
examiner l’acte de connaître avant d’examiner le contenu de la connaissance », nous rappelle-
t-il424. Cette entreprise lui permet de penser le devenir à partir des sciences de son époque ; la
coprésence de ces sciences est indispensable pour mener à bien son projet. Alexander tente
donc d’articuler les sciences en vue de penser l’évolution en termes de devenir et, donc, dans
cette optique, d’émergence. Comment exprime-t-il cette mise en relation entre la chimie et sa
définition de l’émergence ? En écrivant précisément que :

« Les choses matérielles ont certains mouvements qui leur sont propres et qui expriment leur
qualité d’être matérielles. En présence de lumière, elles acquièrent la qualité seconde de la couleur. Les
processus physiques et chimiques d’une certaine complexité ont la qualité appartenant à la vie. La
qualité supérieure émerge du niveau inférieur où elle s’enracine, elle en émerge et n’appartient pas à ce
niveau inférieur, mais fait du niveau qui la possède un nouvel ordre d’existence avec ses lois propres
de comportement. δ’existence de qualités émergentes répondant à cette description devra être
constatée, diraient certains, sous la pression brute des faits empiriques, ou, comme je préfère le dire en

423
WHITEHEAD, Alfred North. Adventures of Ideas. The Macmillan Co., New York, 1933 ; Aventures d’idées,
trad.fr. J.-M. Breuvart et A. Parmentier, Le Cerf, Paris, 1993, p. 290.
424
ALEXANDER, Samuel. Space, Time, and Deity, The Humanity Press, New York, 1920, vol. I, p. 10 : «
Before you examine the contents of knowledge you must examine knowing itself. »
231
termes moins rudes, elle devra être acceptée avec la « piété naturelle » de l’investigateur. Elle ne
s’explique pas. »425

La mise en relation de l’émergence à la chimie permet d’affirmer qu’il n’est pas possible
d’expliquer cette nouveauté qualitative qu’est la vie à partir des qualités propres au niveau
chimique ou physico-chimique. Ce passage nous rappelle Lewes et Mill affirmant que seule
une expérimentation permet de connaître l’émergent et non une anticipation à partir de la
connaissance de ses antécédents (ingrédients). Ce qui émerge surprend donc nos attentes et
doit être accepté avec une « naturelle piété ». δ’émergent n’est pas le pur produit d’une
déduction, il est un fait empirique incontestable et imprédictible qui dépasse nos facultés
d’anticipation et d’intellection. Il limite lui-même l’étendue de son travail et de sa mise en
relation avec la chimie de la façon suivante :

« σous avons considéré la qualité de l’esprit comme un émergent par rapport au niveau de
l’existence des vivants avec sa qualité propre de vie. δ’esprit en tant que chose est un être vivant avec
la qualité mentale que nous appelons conscience. En suivant ce raisonnement, nous pouvons considérer
la vie comme émergent de l’existence matérielle. Je n’aborderai pas ici la question, que j’estime être
au-delà de ma compétence, qui est de savoir si la vie se situe au niveau succédant immédiatement celui
de la matière ou si les processus chimiques ne constituent pas eux-mêmes un niveau intermédiaire
entre l’existence des phénomènes physiques et vitaux, c’est-à-dire la question de savoir si la matière
chimique n’est pas si radicalement différente, en termes de complexité, de la simple matière physique ;
bref si le « chimisme » est à proprement parler une nouvelle qualité émergeant de l’existence des
particules physiques. Il s’agit là d’une question à laquelle seul un expert peut vraiment apporter une
réponse de laquelle la philosophie devra s’inspirer. Je me contenterai ici de la pensée habituelle selon
laquelle les processus physiques et chimiques sont simplement matériels. La vie pourrait être alors une
qualité émergente prise par un complexe de processus physico-chimiques qui appartiennent au niveau
matériel, ces processus prenant place à l’intérieur d’une structure présentant un certain niveau de
complexité duquel les processus sont les fonctions. Un processus vivant est par conséquent aussi un
processus physico-chimique ; mais tous les processus physico-chimiques n’ont pas la qualité du vivant,
de la même façon que tout processus mental est aussi physiologique, et non le contraire. »426

425
ALEXANDER, Samuel. Space, Time, and Deity, second edition, The Humanity Press, New York, 1927, vol.
Book III, chap. 2 : The order of qualities, pp. 46-47 : « Material things have certain motions of their own which
carry the quality of materials. In the presence of light they are endowed with the secondary quality of colour.
Physical and chemical processes of a certain complexity have the quality of life. The higher quality emerges
from the lower level of existence and has its roots therein, but it emerges therefrom, and it does not belong to
that lower level, but constitutes its possessor a new order of existent with its special laws of behaviour. The
existence of emergent qualities thus described is something to be noted, as some would say, under the
compulsion of brute empirical fact, or, as I should prefer to say in less harsh terms, to be accepted with the
"natural piety" of the investigator. It admits no explanation. » (Traduction personnelle adaptée de la traduction
proposée par Anne Fagot-Largeault dans son chapitre Emergence, op. cit., p. 990).
426
Ibid., pp. 61-62 : « The quality of mind we have regarded as an emergent from the stage of living existence
with its distinctive quality of life. Mind as a thing is a living being with the mental quality or consciousness.
Following this clue we may interpret life as an emergent from material existence. I pass over here as beyond my
232
Alexander estime ne pas pouvoir répondre à la question de l’autonomie des processus
chimiques par rapport aux processus physiques. La question de la « réduction » d’une science
à une autre ou d’une théorie à une autre, pour parler avec les philosophes qui lui ont succédé,
n’est pas son propos et reste envisageable, selon lui, par les scientifiques eux-mêmes, sachant
que les philosophes ont tout intérêt, selon Alexander, de se tenir au courant de ces discussions
entre scientifiques. Alexander réaffirme donc bien sa méthode empirique afin de philosopher.
Il distingue les processus et, ce faisant, il définit sa notion d’émergence. δes qualités sont
immanentes à des « constellations » de complexité requise. Les sciences ont des objectifs
différents car elles étudient des domaines qualitativement différents ou, pour parler avec
Alexander, des « structures de comportement » (« patterns of behavior ») différentes. Le
critère pour identifier une qualité émergente est lié au caractère distinctif des processus. Ce
caractère se manifeste par degré de complexité croissante au fil de l’évolution427. Il affirme
ainsi que la biologie doit être considérée comme une science à part entière ayant son propre
objet d’étude lié à la qualité inédite du vivant. Chaque science étudie des émergents, elle
s’empare d’un domaine d’existence en décrivant les collocations et les qualités qui le
caractérisent. Chaque science correspond à un degré de complexité du monde et il s’agit bien
de penser leur coprésence pour comprendre le devenir du monde. Il écrit :

« Tout fini [en parlant d’un existant] appartenant à un niveau possède la caractéristique propre à ce
niveau, mais tous les finis, quels qu’ils soient, sont en relation les uns avec les autres, relations
desquelles ils dérivent au final en tant que complexes spatio-temporels qui sont contenus dans un seul
et unique Espace-Temps. »428

Alexander s’intéresse aux liens entre les sciences qui ont pour objet des émergents
spécifiques, il n’est pas question dans cette perspective, de réduire une théorie à une autre ou
de considérer qu’une science, en l’occurrence, la physique, domine les autres. Il est, au

competence the question whether life is the next level of existence to matter, or whether chemical process is not
an independent intermediate level between physical existence and vital: whether, that is to say, chemical matter
is not so distinctively different in the way of complexity from mere physical matter that ‘chemism' is properly a
new quality emerging from physical existence. Such a question is one which can properly be answered only by
the expert, from whom philosophy has to take its material. I am content here to follow the usual habit of thought
and lump together physical and chemical processes as merely material. Life then would be an emergent quality
taken on by a complex of physico-chemical processes belonging to the material level, these processes taking
place in a structure of a certain order of complexity, of which the processes are the functions. A living process is
therefore also a physico-chemical one; but not all physico-chemical processes are vital, just as every mental
process is also physiological but not all physiological ones are mental. » (Ma traduction)
427
τ’CτσστR, Timothy & HONG YU Wong. Emergent properties, The Stanford Encyclopedia of Philosophy,
ZAδTA Edward σ. (editor), Winter β00β Edition. J’ai travaillé à partir de la version numérique en libre accès à
l’adresse μ httpμ// plato.sanford.edu/archives/winβ00β/entries/properties-emergent/.
428
ALEXANDER, Samuel. Space, Time, and Deity, op. cit., vol.2, chap. 10 : Freedom, p. 333 : « All finites
according to their level of existence possess the character distinctive of that level, but all of them alike stand in
relations to one another which they derive ultimately from being spatio-temporal complexes which are contained
within the one Space-Time. » (Ma traduction)
233
contraire, question de penser le devenir du monde à partir des études scientifiques locales. Et
pourtant, dans une perspective spinoziste, Alexander se réclamant de Spinoza dans la préface
de la deuxième édition de Space, Time and Deity affirme que :

« δes caractéristiques fondamentales que l’esprit partage avec les autres choses et les relations par
lesquelles il entre en relation avec les autres choses, sont les témoins que l’esprit et les choses qui ne
sont pas esprits partagent en raison de leur commune origine. »429

Alexander utilise même l’expression « matrice commune » (p. γγζ), il s’agit d’un
monisme, esprit et corps, sentir et chose, sont deux aspects d’une même réalité, des
« attributs » d’une même substance. Ce monisme ne réduit pas les sciences les unes aux
autres, et encore moins les complexes de mouvements les uns aux autres, mais clame
l’imprédictible diversité des émergents et la singularité de chaque mode d’existence par
rapport aux niveaux d’organisation qui le précédent dans le temps. C’est une philosophie du
devenir et de la persistance qui, refusant le vitalisme et le mécanisme, pense l’évolution à
l’aide du concept d’émergence. Tout comme Spinoza qui, dans l’Ethique, cherche à concilier
le déterminisme et le libre-arbitre, Alexander cherche à concilier les lois des sciences avec
l’évolution des espèces, les lois déterministes avec l’esprit et la conscience. Il est question de
comprendre le devenir sans le réduire, et de comprendre aussi le « conatus »430 des choses
qu’il nomme leur « principe d’inquiétude » (« principle of unrest »)431. Emergence et devenir
sont des concepts inséparables μ à chaque étape d’une émergence, la tendance, la visée qui
l’anime agit à l’intérieur de sa réalité effective et n’a rien à voir avec les entéléchies de Hans
Driesch432 ou toute autre cause extérieure, c’est la collocation des mouvements, la
constellation des ingrédients qui est sa propre cause (« causa sui, self-created », écrit-il dans
Artistic Creation and Cosmic Creation). Il propose dans le même texte (p. 15) une analogie
entre la croissance d’un cristal et celle d’un embryon en insistant sur le fait que la croissance
influe sur elle-même, les étapes précédentes de cristallisation guident les étapes qui leur sont
postérieures, les étapes font le processus sans qu’il est besoin d’invoquer des forces
mystérieuses. Il n’est pas loin en ce sens de δewes affirmant qu’une chose est un processus.

429
Ibid., pp. 334-335 : « The fundamental features which mind shares with other things and the relations into
which it enters with other things are the witnesses that minds and things which are not minds share in the
consequences of their common origin. » (Ma traduction)
430
Spinoza nomme conatus la puissance propre et singulière de tout « étant » à persévérer dans cet effort pour
conserver et même augmenter, sa puissance d'être : « Chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de
persévérer dans son être. » Éthique III, Proposition VI.
431
ALEXANDER, Samuel. « Artistic Creation and Cosmic Creation », Proceedings of British Academy, vol.
XIII, 1λβ7. J’ai consulté la version en libre accès μ http://www.archive.org/details/artisticcreation00alexuoft
432
Alexander rejette explicitement les entéléchies de Hans Driesch (Space, Time and Deity, op. cit., Volume 2,
Livre III, Chapitre 2 : « The Order of Empirical Qualities, Partie B : « The Order of Qualities », Paragraphe :
« Entelechy », 1920, p. 64).
234
Cette situation me fait également penser à une phrase de Sartre qui, quoique écrite dans un
autre contexte de sens, n’en reste pas moins intéressante à relier à la notion de processus
émergent ou d’évolution : « faire et en faisant se faire et n’être rien que ce qu’on fait »433.
Alexander anticipe les futures découvertes de la cristallogenèse et de l’embryogénèse, et,
d’une certaine façon, l’avènement des sciences de la complexité. La dynamique ascendante de
l’univers qu’il appelle « nisus » est une réinterprétation de la « nature naturante » et, je l’ai
déjà signalé, du « conatus » de Spinoza. Le temps accroît la complexité du monde, il écrit :

« δ’ascension a lieu, semble-t-il, à travers la complexité. Mais à chaque changement qualitatif, la


complexité se condense sur elle-même et trouve son expression sous la forme d’une nouvelle
simplicité. La qualité émergente est ce rassemblement intégratif des composants matériels en une
nouvelle totalité. »434

La qualité émergente est la structuration qui permet à la complexité de s’actualiser sous la


forme la plus simple possible. Le cristal fait tenir ensemble, à l’état solide, les corps
chimiques à l’état liquide qui lui donnent naissance. La structure du cristal exprime ce
nouveau complexe dans la simplicité d’une nouvelle entité, d’une nouvelle comprésence
inédite, d’un nouvel « être-ensemble » imprévisible et doté de qualités propres. Une vie
émerge, de la même façon un cristal émerge, de processus. Ils ont tous deux des qualités qui
sont propres à leur complexité et pourtant « l’être-ensemble » qu’ils réalisent est simple d’un
point de vue structurel et fonctionnel. La chimie a donc un double rôle dans son discours. Elle
permet d’abord de raisonner sur les liens entre niveaux d’organisation pour mieux définir le
concept d’émergence, elle permet ensuite, par de rares renvois métaphoriques, comme par
exemple celui de la cristallisation, d’insister sur la notion de processus qui est indispensable
pour penser ensemble émergence et évolution. A l’instar de εill et δewes, il se pose la
question de savoir s’il ne sera pas un jour possible de prévoir cet émergent grâce à l’essor de
la science. Sa réponse est alors claire :

« Une question supplémentaire qui est directement soulevée par toute l’interprétation des
nouvelles qualités en tant qu’émergent d’un base inférieure est de savoir à quel point ces nouvelles
qualités peuvent être prédites. Il est préférable de repousser cette discussion au moment où nous
aborderons la question de la liberté humaine. En attendant il est suffisant d’observer que le monde est
prédictible à partir d’un savoir suffisant seulement à un seul égard, celui de sa dimension spatio-

433
SARTRE, Jean-Paul. L’Etre et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Gallimard, Paris, 1976 [1943].
434
ALEXANDER, Samuel. Space, Time and Deity, op. cit., Volume 2, Livre III, Chapitre 2 : « The Order of
Empirical Qualities, Partie B : « The Order of Qualities », Paragraphe : « Entelechy », 1920, p. 70 : « Ascent
takes place, it would seem, through complexity. But at each change of quality the complexity as it were gathers
itself together and is expressed in a new simplicity. The emergent quality is the summing together into a new
totality of the component materials. » (Ma traduction)
235
temporelle. Un calculateur qui connaîtrait l’état de l’univers à un certain nombre d’instants ou à un
seul instant et les lois qui expliquent son changement pourrait, avec un pouvoir de calcul suffisant,
calculer quelle condition spatio-temporelle le monde aurait à tout moment ultérieur. Mais il ne pourrait
pas, selon notre interprétation [de l’émergence], prédire quelles qualités il serait possible d’évoquer à
propos du complexe dont il a prédit l’existence dans l’Espace-Temps, à moins qu’il vive pour les
voir. »435

Il revient sur l’exemple du calculateur qu’il qualifiera cette fois directement de


« calculateur de Laplace » dans le chapitre sur la liberté, en écrivant :

« εais ce qu’il ne pourra pas prévoir est le monde lui-même en sa temporalité et sa perpétuelle
croissance, produisant de nouvelles combinaisons. (…) δe déterminisme et la prédiction sont par
conséquent deux idées distinctes, et le déterminisme est compatible avec l’imprédictibilité, et la liberté
avec la prédictibilité. » 436

δe fait qu’il y ait des « lois » déterministes n’implique pas que le monde soit totalement
déterminé a priori car certaines qualités sont impensables en dehors de toute expérimentation
ou vécu. En ce sens, le déterminisme à un niveau peut être compatible avec l’imprédictible
entre niveaux (ce qu’affirmait εill par le biais des lois « trans-ordinales ») et la liberté reste-t-
elle compatible avec la prédictibilité de certains phénomènes « résultants ». Ce type de
conclusion n’est pas sans rappeler l’effort fait par Spinoza pour concilier la liberté avec le
déterminisme. Il n’est pas inutile de rappeler, soit dit en passant, que le XX ème siècle a
renforcé ce type de conclusion. Michel Bitbol fait remarquer que des comportements en
apparence déterministes peuvent résulter d’une régularité statistique tandis que des
comportements apparemment indéterministes peuvent être le reflet d’un comportement sous-
jacent déterministe comme c’est le cas dans la physique du chaos 437. Attention donc aux
inférences et aux associations d’idées trop hâtives ! J’ai signalé dans l’avant-propos de ce
manuscrit comment Gould nous met en garde contre toute généralisation : il est des domaines

435
ALEXANDER, Samuel. Space, Time, and Deity, second edition, The Humanity Press, New York, 1927, vol
1, Book III, chap. 2 : The order of qualities, pp. 72-73 : « A further question which is directly raised by the
whole interpretation of new qualities as emerging from a lower basis is how far such new qualities can be
predicted. The discussion is better deferred till we can raise the question of human freedom. Meanwhile it is
enough to observe that there is only one respect in which the world is predictable with sufficient knowledge, and
that is the spatio-temporal. A calculator given the state of the universe at a certain number of instants or at one
instant with the law of its change could, given sufficient powers, calculate what the spatio-temporal condition of
the world would be at any given later instant. But he could not on our interpretation predict what qualities would
be evoked by the complexes he predicts in Space-Time, unless he lived to observe them. » (Ma traduction)
436
ALEXANDER, Samuel. Space, Time, and Deity, op. cit., vol 2, Book III, chap. 10 : « Freedom », pp. 328-
329 : « But what it will be he cannot foretell, for the world itself is in Time and is in perpetual growth, producing
fresh combinations. (…) Determinism and prediction are therefore distinct ideas, and determinism is compatible
with -unpredictability, and freedom with predictability. » (Ma traduction)
437
BITBOL, Michel. « La mécanique quantique comme théorie des probabilités généralisées », in Prévision et
Probabilité dans les Sciences, Klein, E & Sacquin, Y. (Eds.), Editions Frontières, Paris, 1988.
236
où l’usage de la réduction est pertinent et utile et d’autres où il ne l’est pas. Rabelais ne nous
rappelle-t-il pas qu’une « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » ?438 Cette
conscience est à la fois morale et méthodologique, elle doit connaître les limites des usages
des modèles pour mieux les penser et pour « créer ».
Il faut donc qu’une constatation empirique ait lieu afin d’affirmer l’existence d’une
nouvelle qualité, car elle ne peut être anticipée sur la base de la connaissance des qualités déjà
existantes et des lois qui organisent les domaines d’existence auxquels elles appartiennent et
dans lesquels elles se manifestent. Il reste toujours possible de caractériser une qualité a
posteriori et d’induire l’occurrence de qualités semblables dans des conditions comparables
comme dirait Lewes. Il est toujours possible de développer une approche analytique a
posteriori et de tenter de l’articuler à la connaissance synthétique que nous obtenons de
l’entité. Dans Procès et Réalité, Whitehead se réfère aux « gouttes d’expérience » de James
pour traduire cette recherche analytique d’intelligibilité, en citant James, il rappelle que :

« Ou bien votre expérience ne comporte ni contenu ni changement, ou bien on peut y percevoir


une somme de contenu ou de changement. Votre familiarité avec la réalité s’accroît littéralement par
boutons ou gouttes de perceptions. Intellectuellement et à la lumière de la réflexion, vous pouvez
diviser ces boutons ou ces gouttes en leurs composants, mais – en tant qu’ils sont immédiatement
donnés – ils adviennent totalement ou pas du tout. » 439

δe raisonnement analytique reste toujours possible mais il n’est pas suffisant en lui-même
car il perd pour l’essentiel le caractère indivis des gouttes qui sont des totalités à part entière.
Les divisions, les analyses méréologiques sont en ce sens « idéelles » ; elles relèvent d’une
représentation en éléments distincts de ce qui apparaît seulement comme une entité. Comme
l’écrit Canguilhem dans un discours en partie semblable à celui des émergentistes
britanniques :

« La vie est connaissance de formes, la connaissance est analyse des matières informées. Il est
normal qu’une analyse ne puisse jamais rendre compte d’une formation et qu’on perde de vue
l’originalité des formes quand on n’y voit que des résultats dont on cherche à déterminer des
composantes. Les formes vivantes étant des totalités dont le sens réside dans leur tendance à se réaliser
comme telles au cours de leur confrontation avec le milieu, elles peuvent être saisies dans une vision,
jamais dans une division. Car diviser c’est, à la limite, et selon l’étymologie, faire le vide, et une
forme, n’étant que comme tout, ne saurait être vidée de rien. »440

438
RABELAIS. Pantagruel, Le livre de poche, Collection Classiques, 1979 [1532].
439
JAMES William. Some problems of philosophy, cité par Whitehead dans Procès et réalité, op. cit., p. 140. La
traduction en français est celle propose par Dominique Janicaud et ses collaborateurs dans la version française.
440
CANGUILHEM, George. La connaissance de la vie, op. cit., Introduction, La pensée et le vivant, p. 14.
237
Lewes répondrait toutefois que ces divisions peuvent devenir utiles pour la pensée
seulement ; mais ce seulement ne serait pas qu’une restriction car il pourrait ouvrir la voie à
tant de travaux, d’innovations et d’applications. Je propose d’étudier à présent comment
Conwy Lloyd Morgan (1852-1936) a pu relier la chimie au problème de l’émergence sachant
que lui aussi a travaillé sur l’évolution. δa chimie n’est-elle utilisée qu’en tant que domaine
des sciences à part entière ou comme métaphore ? Morgan revient-il, comme Lewes et Mill, à
des exemples mettant en scène les corps chimiques eux-mêmes ? Je propose de répondre à ces
questions en étudiant ses textes.

3.5.2 Morgan : émergence, chimie et relationnalité

Morgan pense, avant toute chose, l’évolution des espèces vivantes et c’est dans ce cadre
qu’il développe sa propre thèse de l’émergence, en particulier dans deux livres intitulés
Emergent Evolution441 et The Emergence of Novelty442. Il a en tête l’idée de paliers évolutifs
et celle d’accroissement progressif de la complexité des ordres de la nature. Il propose lui-
même une double définition de l’évolution en tant que manifestation à l’extérieur de ce qui
était déjà présent à l’intérieur d’une membrane comme l’éclosion d’une fleur ; et en tant que
venue au monde de quelque chose qui n’était pas là auparavant443. Ce faisant, il traduit dans
le cadre de l’évolution, une vieille polémique philosophique entre les partisans de la théorie
de la préformation qui évoque le déploiement de structures préexistantes dans l’œuf, et ceux
qui défendent la théorie de l’épigénèse qui stipule que les organes apparaissent
progressivement au cours de la croissance embryonnaire sous l'influence de forces extérieures
(idée de processus)444. A l’instar de Mill, Lewes ou Alexander, il rejette le vitalisme sous
toutes ses formes (il se dit, à ce titre, très distant par rapport aux travaux de Bergson) et le
mécanisme radical. Comment relie-t-il la chimie au concept d’émergence dans ce contexte ?
Pour répondre à cette question, je concentrerai mon étude sur l’analyse de deux chapitres
particuliers du livre Emergent Evolution ; le premier dédié à la question de l’émergence, et

441
MORGAN, C.Lloyd. Emergent Evolution, Williams and Norgate, London, 1923. J’ai travaillé à partir de la
deuxième édition publiée en 1λβ7 par Williams and σorgate et qui disponible gratuitement sur la toile à l’adresse
suivante : http://www.archive.org/details/emergent evolution 032372.
442
MORGAN, C.Lloyd. The Emergence of Novelty, Williams and Norgate, London, 1933.
443
MORGAN, C.Lloyd. Emergent Evolution, Williams and Norgate, London, 2ème edition, 1927, chapitre 4,
paragraphe 20, pp. 111-11β μ « the unfolding of something already in being…and the outspringing of something
that hitherto not been in being. »
444
GOULD, Stephan Jay. Ontogeny and Phylogeny, Belknap/Harvard, 1977.
238
l’autre à la question des « types de relationnalité » qui relient les parties à l’entité qui les
contient ou les entités entre elles445.
Le premier chapitre du livre intitulé Emergence correspond à la première des conférences
qui ont été proposées à l’Université de Saint Andrews en 1922 dans le cadre des Gifford
Lectures dont ce livre est issu. Le premier paragraphe reprend le vocabulaire introduit par
δewes et s’intitule Emergents and Resultants. εorgan y assimile immédiatement l’émergence
à l’avènement du nouveau, il écrit :

« Sous ce que j’appelle ici évolution émergente réside une insistance sur l’avènement de la
nouveauté. Des exemples remarquables nous sont offerts par l’avènement de la vie, de l’esprit et de la
pensée réflexive. Mais dans le monde physique, l’émergence n’en est pas moins illustrée par
l’avènement d’un nouveau type d’atome, et d’un nouveau type de molécule. Dénombrer toutes les
instanciations de l’émergence est une tâche qui se situe au-delà de l’intelligence humaine. εais si rien
de nouveau n’émergeait, s’il n’y avait que des regroupements d’évènements préexistants et rien
d’autre, alors il n’y aurait pas d’évolution émergente. »446

Morgan égratigne au passage les partisans du « fixisme » en évoquant, dans la dernière


phrase, l’évolution émergente et l’impossibilité d’un statut quo des formes de vie. Il est hors
de question pour lui de recourir à des entités situées en dehors du monde physique (un
pouvoir, un élan, une entéléchie, Dieu, etc.), il se place dans une perspective qu’il définie lui-
même comme scientifique et naturaliste. Il se réfère aux recours à la chimie et à la physiologie
proposés par Mill et Lewes. Après avoir rappelé que, selon ces deux auteurs, certaines
propriétés d’un corps résultent de la somme de celles des parties alors que d’autres restent
totalement imprédictibles en termes de composition de causes, il propose lui-même un
exemple issu de la chimie en écrivant :

« Quand le carbone qui possède certaines propriétés se combine avec le soufre qui en possède
d’autres, ils forment, non un simple mélange, mais un nouveau composé dont certaines propriétés sont
sensiblement différentes de celles de chaque composant. Le poids du composé est dès lors un résultant
par addition, c’est-à-dire correspond à la somme des poids des composants ; et cette propriété pouvait
être prédite avant que toute molécule de sulfure de carbone ait été formée. On pouvait toujours

445
Morgan utilise le terme « relatedness ».
446
MORGAN, C.Lloyd. Emergent Evolution, Williams and Norgate, London, 2ème edition, 1927, chap. 1, § 1,
pp. 1-2 : « Under what I here call emergent evolution stress is laid on this incoming of the new. Salient examples
are afforded in the advent of life, in the advent of mind, and in the advent of reflective thought. But in the
physical world emergence is no less exemplified in the advent of each new kind of atom, and of each new kind
of molecule. It is beyond the wit of man to number the instances of emergence. But if nothing new emerge if
there be only regrouping of pre-existing events and nothing more then there is no emergent evolution. » (Ma
traduction)

239
affirmer à l’avance que si le carbone et le soufre se trouvent combinés dans certaines proportions
particulières connues, le poids du composé qu’ils formeraient aurait telle ou telle valeur en tant qu’il
est un résultant. Mais diverses autres propriétés sont des émergents de constitution qui, nous pouvons
l’affirmer, ne pouvaient être prévues avant l’instanciation de chaque combinaison en jeu. Une fois que
nous savons ce qui émerge dans une circonstance donnée, il devient bien-entendu possible de prévoir
l’instanciation de ce qui émerge dans le cas de circonstances semblables. On a alors appris quelque
chose à propos du plan naturel de l’évolution émergente. »447

Morgan considère qu’un « émergent » marque une rupture dans l’ordre de la nature
contrairement à un « résultant » qui traduit une certaine continuité. Tout comme Lewes, Mill
et Alexander, il est réaliste à propos des émergents qui, selon lui, sont des faits du monde. Il
se rapproche de la notion de discontinuité proposée par Mill et Lewes tout en utilisant non pas
le mot qualité mais celui de « propriété ». Les propriétés des émergents sont hétérogènes par
rapport à celles des ingrédients. Il propose alors une formulation plus abstraite de l’émergence
sous la forme :

« Considérons qu’il existe trois niveaux successifs d’évènements naturels, A, B, et C. Considérons


qu’il existe au niveau B un type de relation qui ne soit pas présent au niveau A ; et qu’il existe au
niveau C un type de relation qui ne soit pas présent au niveau B ou A. Si alors quelqu’un vit et acquiert
de l’expérience au niveau B, il ne pourrait pas prédire le caractère émergent du niveau C car les
relations, desquelles elles sont l’expression, n’existent pas encore. De la même façon, quelqu’un qui
vivrait au niveau A ne pourrait pas prédire le caractère émergent des évènements du niveau B, parce
que, par hypothèse, de tels évènements n’existeraient pas encore. Ce que, affirmons-le, personne ne
peut prédire alors est l’expression émergente d’un nouveau type de relationnalité au milieu des
évènements préexistants. Nul ne pourrait prévoir le caractère émergent des évènements vitaux
seulement à partir de la connaissance la plus complète possible des évènements physico-chimiques ;
si la vie était une symphonie émergente et pas seulement une simple somme, bien que complexe, de
notes appartenant au niveau A. Telle est l’hypothèse acceptée dans le cadre de l’évolution
émergente. »448

447
Ibid., chap. 1, § 1, p. 3 : « When carbon having certain properties combines with sulphur having other
properties there is formed, not a mere mixture but a new compound, some of the properties of which are quite
different from those of either component. Now the weight of the compound is an additive resultant, the sum of
the weights of the components; and this could be predicted before any molecule of carbon-bisulphide had been
formed. One could say in advance that if carbon and sulphur shall be found to combine in any ascertainable
proportions there will be such and such weight as resultant. But sundry other properties are constitutive
emergents which (it is claimed) could not be foretold in advance of any instance of such combination. Of course
when one has learnt what emerges in this particular instance one may predict what will emerge in that like
instance under similar circumstances. One has learnt something of the natural plan of emergent evolution. » (Ma
traduction libre)
448
Ibid., chap. 1, § 1, p. 6 : « Let there be three successive levels of natural events, A, B, and C. Let there be in B
a kind of relation which is not present in A; and in C a kind of relation, not yet present in B or in A. If then one
lived and gained experience on the B-level, one could not predict the emergent characters of the C-level, because
the relations, of which they are the expression, are not yet in being. Nor if one lived on the A-level could one
predict the emergent character of b-events, because ex hypothesi, there are no such events as yet in existence.
240
Dans l’exemple précédent, A pourrait être la matière, B représenterait alors la vie, et C
l’esprit. εorgan se place dans le modèle pyramidal proposé par Alexander pour hiérarchiser
les niveaux d’organisation présents dans la nature. δ’émergence de la vie « survient »449 en
plus de ce qui était déjà là, et ce surgissement ne pouvait pas être prévu uniquement sur la
base de ce qui existait déjà. Il faut accepter cette nouveauté, ces discontinuités de l’existence
avec une « piété naturelle » écrit-il en reprenant à son compte l’expression d’Alexander450.
Dans la quatrième partie du chapitre 1 qu’il intitule Vers l’Espace-Temps (« Towards Space-
Time »), Morgan marque toutefois sa différence par rapport à Alexander en ce qui concerne le
vocabulaire utilisé. Là où Alexander utilisait le mot « qualité », Morgan évoque une mise en
relation et insiste sur le mot « relationnalité » (pp. 18-19). Un « émergent » est une nouvelle
organisation, un nouvel ensemble de relations qui tiennent ensemble dans des circonstances
précises (les « constellations » d’Alexander et les « collocations » de Mill). Il utilise alors les
expressions de « relationnalité intrinsèque » pour désigner les qualités internes à une entité, et
de « relationnalité extrinsèque » pour désigner les propriétés des entités qui sont liées aux
relations que les entités entretiennent entre elles. Il introduit ainsi une nuance entre les
qualités qui appartiennent en propre aux entités et les propriétés relationnelles. Reste
toutefois à remarquer qu’une entité est définie, en premier lieu, par la « relationnalité
intérieure ». Morgan précise :

« Ce qui survient à chaque niveau émergent du progrès induit par l’évolution est une nouvelle
sorte de relationnalité – termes nouveaux entrant dans des relations nouvelles – non instanciée jusque-
là. En vertu de ces nouvelles sortes de relationnalité, non seulement des entités naturelles ont des
qualités nouvelles qui leur sont propres, mais elles ont aussi des propriétés nouvelles relativement aux
autres entités. Les entités du niveau supérieur ne sont pas seulement différentes par elles-mêmes ; mais
elles agissent et réagissent différemment en présence des autres. A chaque niveau donné d’évolution
émergente les questions qui se posent sont donc : Quelle est la nouvelle sorte de relationnalité qui
advient ? Quels nouveaux termes, quelles relations ? Quelle différence intrinsèque recèle l’entité qui

What, it is claimed, one cannot predict, then, is the emergent expression of some new kind of relatedness among
pre-existent events. One could not foretell the emergent character of vital events from the fullest possible
knowledge of physico-chemical events only, if life be an emergent chord and not merely due to the summation,
however complex, of constituent a-notes. Such is the hypothesis accepted under emergent evolution. » (Ma
traduction, δ’insistance sous forme d’italique est celle de l’auteur).
449
Morgan utilise le verbe « to supervene » (survenir) dès la page 18 au deuxième sous-chapitre du chapitre 1
qu’il intitule A Pyramidal Scheme (une organisation pyramidale) en se référant explicitement au modèle
pyramidal proposé par Alexander.
450
MORGAN, C.Lloyd. Emergent Evolution, Williams and Norgate, London, 2ème edition, 1927, chap. 1, § 2, p.
8 : « Under naturalistic treatment, however, the emergence, in all its ascending grades, is loyally accepted, on the
evidence, with natural piety. »
241
atteint ce niveau, et quelle différence existe-t-il dans sa relationnalité extrinsèque aux autres
entités. »451

La nouveauté est soulignée presque à chaque phrase et, lorsqu’elle n’est pas nommée
explicitement, est relayée par la notion de non-instanciation. Une nouvelle relationnalité
caractérise chaque entité à un niveau donné. εais cette entité n’est pas nouvelle et singulière
seulement en raison de ses qualités qui sont liées à sa « relationnalité intrinsèque », c’est-à-
dire à un « ensemble de relations à l’intérieur d’elle-même », écrit-il au chapitre 4, mais aussi
en raison des nouvelles actions auxquelles elle participe ; bref à ses capacités à agir sur
d’autres entités (« relationnalité extrinsèque »). δ’entité apparue dans l’espace au fil du temps
selon une séquence temporelle donnée, n’est pas un épiphénomène, elle agit sur le monde au
sens où le sulfure de carbone agit sur d’autres corps chimiques en influant le cours des
transformations chimiques. Il traduit l’importance de ces modes de relationnalité à travers une
succession de questions qu’il juge pertinentes pour envisager la problématique liée à
l’émergence. δ’émergence est un problème lié à l’explication de la survenance de modes de
relationnalité nouveaux. Il est intéressant de souligner que εorgan, à l’instar de δewes,
insiste sur la notion de « différence ». La différence de comportement à un niveau donné et la
différence entre modes d’action sur les autres entités. Cette « différence » permet de penser la
singularité d’une persistance et d’une organisation interne.
Morgan n’évoque ni force, ni pouvoir dans son propos, il réaffirme (p. ββ) que la notion
de « relationnalité » permet d’éviter l’ambiguïté de ces termes. Il peut ainsi écrire qu’il existe
un « mode de relationnalité effectif » au niveau C (esprit) qui n’est pas présent au niveau B (la
vie) et au niveau A (la matière). Morgan insiste sur « l’inséparable coexistence », nonobstant
leurs différences, des qualités propres et des propriétés acquises dans les « faits concrets »452.
Il revient alors sur le sens qu’il faut donner à l’adjectif « nouveau » dans ce cas et évoque la
« nature spécifique » d’un émergent qui ne peut être prédite avant sa première instanciation
(chapitre 4, § 1, pp. 64-65). Il propose l’exemple de molécules à l’état gazeux qui passeraient,
par refroidissements successifs, d’abord à l’état liquide puis à l’état solide. Supposons, écrit-il

451
Ibid., chap. 1, § iv, p. 19-20: « What is supervenient at any emergent stage of evolutionary progress is a new
kind of relatedness – new terms in new relations – hitherto not being. In virtue of such new kinds of relatedness,
not only have natural entities new qualities within their own proper being, but new properties in relation to other
entities. The higher entities are not only different in themselves; but they act and react differently in presence of
the others. At any given stage of emergent evolution the questions, then, are: What is the new kind of relatedness
that supervenes? What are the new terms and what the relations? What intrinsic difference is there in the entity
which reaches this higher level, and what difference is there in its extrinsic relatedness to other entities? » (Ma
traduction)
452
MORGAN, C.Lloyd. Emergent Evolution, Williams and Norgate, London, 2ème edition, 1927, chap. 4, § 11,
p. 64 : « Its own qualities and its acquired properties, as I use these words (cf. § XXXIII.), are distinguishable
though they co-exist inseparably in concrete fact. »
242
(p. 65), que les molécules à l’état de vapeur aient une activité mentale réflexive. Elles ne
pourraient pas prévoir le type de relations qu’elles auraient à l’état liquide ou solide sur la
base de ce qu’elles connaissent de leur état actuel car le nouvel état n’a pas encore été
instancié. Il insiste ensuite sur le caractère changeant du monde concret, sur son procès 453. Il
est toujours possible de recourir à une forme d’immobilité par le biais d’un raisonnement
abstrait mais rien, selon Morgan, très proche sur ce point de Lewes, n’est immobile dans le
monde concret, tout est évènement, changement, mouvement. Il évoque la « rythmicité »
interne à un atome et la coexistence de phénomènes internes qui explique sa persistance.
Remarque très intéressante si on tient compte des connaissances en spectroscopie atomique de
son époque, il anticipe l’image dynamique d’un atome que j’ai soulignée dans mon essai
préliminaire (figure 8, p. 52), c’est-à-dire l’ensemble des rotations, vibrations, transferts par
fluorescence, phosphorescence, et couplages divers que les scientifiques sont actuellement
capables d’explorer avec des instruments permettant de sonder des temporalités diverses.
L’évolution émergente cherche donc à faire tenir ensemble la persistance et la continuité
des évènements naturels avec l’avènement progressif de la nouveauté. Bref, elle renoue avec
un débat philosophique qui se pose à chaque époque à propos des notions d’identité et de
changement des substances et des états ; le bateau de Thésée et l’éternel retour d’Héraclite
doivent à présent coexister avec les travaux de Darwin, des botanistes, des
thermodynamiciens ou des chimistes : une reformulation du problème et une nouvelle
conceptualisation deviennent nécessaires afin d’atteindre une nouvelle consistance dans
l’ordre de la pensée. Morgan, comme tous les émergentistes britanniques, cherchent à
construire une nouvelle cohérence ; bref à édifier une nouvelle connaissance, un nouvel
équilibre, au sens, peut-être, où Canguilhem entend le mot équilibre lorsqu’il écrit :

« La connaissance consiste concrètement dans la recherche de la sécurité par réduction des


obstacles, dans la construction de théories d’assimilation. Elle est donc une méthode générale pour la
résolution directe ou indirecte des tensions entre l’homme et le milieu. εais définir ainsi la
connaissance c’est trouver son sens dans sa fin qui est de permettre à l’homme un nouvel équilibre
avec le monde, une nouvelle forme et une nouvelle organisation de sa vie. »454

Ce discours inclut la vie de la pensée et la recherche de nouveaux équilibres, de nouvelles


articulations dans les réseaux qui tiennent ensemble humains et non-humains. Pour créer cette
cohérence, Morgan ne pense pas le concept « d’être-ensemble » dans une métaphysique du
sentir à l’instar d’Alexander ; ou la chose comme faisceau, ouvert et provisoire, d’attributs et

453
Ibid., chap. 4, § 11, p. 66 : « The concrete world we seek to interpret is a going concern. »
454
CANGUILHEM, George. La connaissance de la vie, op. cit., Introduction, La pensée et le vivant, p. 12.
243
d’évènements comme δewes ; ou comme non-composition des causes comme Mill et Bain ; il
centre son discours sur le concept de « relationnalité ». J’ai souligné à quel point une
réflexion sur les relations et les relata est importante pour comprendre comment la chimie est
embarquée dans le projet de conceptualisation de l’émergence défendu par les émergentistes.
εorgan revient sur l’exemple des atomes et des molécules, bref sur la chimie, pour
développer et illustrer sa notion de « relationnalité », il écrit :

« Ainsi, selon l’usage que j’en fais, la relationnalité des molécules à l’intérieur d’une goutte d’eau
est intrinsèque à cette goutte considérée comme un système naturel ; et la relationnalité des atomes à
l’intérieur d’une molécule est intrinsèque à cette molécule. εais la relationnalité d’un atome à un
autre, ou d’une molécule à une molécule est extrinsèque, en ce sens que nous regardons à présent
chaque molécule ou chaque atome, comme étant soi-même un tout intégral, c’est-à-dire comme un
système de statut subordonné. »455

Cet exemple emprunté à la chimie renforce l’idée de la singularité de chaque corps


exprimée en termes de qualités et de propriétés. Il tente aussi d’articuler raisonnements
holistique et analytique. Qu’est ce que cela implique d’un point de vue chimique ? Dans le
prolongement de la pensée de Morgan, mais en usant d’un exemple auquel il n’a pas recours,
il est possible d’affirmer qu’en dépit des écritures « CH4 » (méthane) ou « CS2 » (sulfure de
carbone) dans lesquelles le symbole « C » du carbone se trouve engagé, il n’y a pas un seul et
même atome de carbone dans chacune de ces entités chimiques dans la mesure où sa mise en
relation avec d’autres atomes est spécifique au type d’entité dans lequel il est inclus. Les
propriétés de ce carbone changent d’une molécule à l’autre en fonction du contexte
moléculaire auquel il appartient.
Les chimistes mesurent actuellement ces différences par le biais d’expérimentations,
j’aurai l’occasion de revenir sur les méthodes quantiques utilisées par εulliken afin de
caractériser un noyau donné dans une molécule. Ce faisant, ils évoquent la « population » ou
la « densité » électronique d’un noyau particulier dans une liaison chimique ou dans le cadre
plus global d’une molécule. Pour l’instant, retenons que l’écriture d’une formule chimique est
« trompeuse » malgré son incontestable avantage explicatif, heuristique et anticipateur. Le
« C » de « CH4 » ou « CS2 » n’implique pas la rémanence de l’identité stricte d’une particule
réelle nommée « carbone » dans les deux contextes moléculaires différents, il renvoie

455
MORGAN, C.Lloyd. Emergent Evolution, Williams and Norgate, London, 2ème edition, 1927, chap. 4, § 11,
p. 70 : « Thus, in my usage, the relatedness of molecules within a drop of water is intrinsic to that drop regarded
as a natural system; and the relatedness of the atoms within a molecule is intrinsic to that molecule. But the
relatedness of atom to atom, or of molecule to molecule is extrinsic, for we are now regarding each molecule, or
each atom, as itself an integral whole i.e. as a system of subordinate status. » (Ma traduction)
244
seulement à une notion abstraite, un élément, qui permet de rendre compte des
transformations chimiques et qui n’est pas un corps simple.
δ’atome réel diffèrerait ; l’élément resterait μ le conditionnel marque ici l’objet d’un débat
entre chimistes de l’époque. Nous retrouvons la discussion proposée par Lewes à propos de
« ce qui est » et de « ce qui apparaît », discussion que beaucoup de chimistes ont eue avant et
après le congrès de Karlsruhe. Il est bon, une nouvelle fois, de rappeler que les notions
d’atomes, de molécules, d’éléments changent au cours du XIXème siècle et au début du XXème
siècle ; ces notions étaient en jeu. Par ailleurs, la nomenclature introduite à la suite des
travaux de δavoisier n’est pas neutre par rapport à la question de l’émergence. Ecrire « CH4 »
pour représenter la molécule de méthane peut laisser comprendre que « CH4 » équivaut à « C
+ 4 H », bref qu’un tout est la somme de ses parties desquelles il peut être déduit ; ou encore
qu’un corps est la somme de corps « simples », « élémentaires » que l’analyse permet de
retrouver.
Ce que je souhaite réaffirmer est qu’indépendamment des présuppositions métaphysiques
que les émergentistes britanniques peuvent avoir à propos de la matière ou de tout autre sujet,
la représentation moléculaire des chimistes elle-même engage une vision des corps chimiques
qui n’est pas simplement scientifique. Elle est une convention dont l’application doit être
simple, utile et efficace tout en répondant à la vision de Lavoisier des éléments résolus en
corps simples. En d’autres termes, elle correspond à la fois à une convention et à une
interprétation « analytique » de la matière ; analytique tant au sens des opérations de l’analyse
chimique qu’au sens d’un raisonnement abstrait qui pense le tout à partir de ses parties.
Comme je l’ai signalé dans mon essai préliminaire, il faut attendre que se posent des
problèmes liés à l’isomérie pour que la « relationnalité » qu’évoque Morgan commence à être
abordée et intégrée dans les explications des chimistes. Comme l’écrit François Dagognet : «
le chimiste n’a pas cessé d’ailleurs de « déconstruire » ses anciens cadres pour en rebâtir
d’autres, susceptibles d’abriter des cristaux liquides, les solutions acides, la gamme des
amorphes ou des plastiques »456.
Morgan ne dispose, bien-entendu, pas des connaissances théoriques de Mulliken ou
d’autres chimistes du XXème siècle, mais il sait fort bien, en l’occurrence, qu’empiriquement,
les corps ont des propriétés qui dépendent des contextes et des opérations que les chimistes
réalisent en leur présence ; de même qu’il connaissait la distinction entre élément et corps
simple introduite par Mendeleïev. C’est pourquoi la façon dont il pose une définition des

456
DAGOGNET, François. Rematérialiser, op. cit., p. 263.
245
types de relationnalité (intrinsèque et extrinsèque) est importante pour comprendre comment
il situe la chimie dans le cadre de sa réflexion sur l’émergence et l’évolution. Il tente
d’articuler le tout, ses parties et le milieu associé comme tentent de le faire les partisans de
l’évolution. Il y a chez Morgan une expression de la singularité des corps qui est liée au corps
lui-même et à son contexte. En ce sens, la définition d’un corps tient compte de ses relations
dans un mode d’organisation et non seulement de ses ingrédients abstraits de toute structure.
Sous cet angle, Morgan est proche de Lewes quand il introduit la notion de « relationnalité
extrinsèque » qui tient compte des relations avec les autres corps dans la définition même de
ce corps.
δe tout, ses parties et son milieu peuvent être pensés ensemble par le biais d’un concept
double de « relationnalité ». Cette double forme de relationnalité permet d’expliquer les faits
du monde. δ’émergence est en effet posée comme un « fait » qui nécessite, pour être pensé, la
mise au point d’une articulation entre des entités d’un certain niveau d’organisation avec leurs
ingrédients qui appartiennent à un niveau qui lui est antérieur du point de vue chronologique
de l’évolution, mais aussi avec les autres entités du même type ou appartenant à d’autres
niveaux. Bref, Morgan propose un raisonnement à trois niveaux ! Il précise qu’il s’intéresse
au rôle que joue un atome dans telle ou telle « instanciation de relationnalité », c’est-à-dire à
sa fonction à l’intérieur d’un type d’organisation particulier ; bref d’une molécule. C’est en ce
sens qu’il qualifie les atomes de « termes » d’une relation spécifique donnée (chapitre 4, § 12,
p. 72). La définition des relata est, en ce sens, au moins en partie fonctionnelle. Il pense
même la dépendance mutuelle des relata et des relations lorsqu’il écrit :

« Selon cette acception, les termes, en tant que tels, parviennent à l’existence avec les relations en
tant que telles dans la course du progrès de l’évolution. Ils [termes et relations] sont donnés ensemble
en ce sens que si vous en trouvez un des deux, vous êtres obligés de trouver l’autre. Ils n’ont ni
existence de fait, ni signification dans notre pensée, en tant que séparés les uns des autres. Nous
évitons ainsi l’erreur qui consiste à supposer qu’ils puissent y avoir des termes (au sens où j’utilise ce
mot) préexistants et en attente de relation afin d’être reliés entre eux, ou des relations préexistantes à
l’affût, pour ainsi dire, de termes qu’elles pourraient relier. »457

Morgan pense ainsi que termes et relations se définissent mutuellement, ils dépendent l’un
de l’autre, et ne peuvent être pensés l’un sans l’autre. En ce sens et non sans humour,

457
MORGAN, C.Lloyd. Emergent Evolution, Williams and Norgate, London, 2ème edition, 1927, chap. 4, § 11,
p. 73 : « On this understanding the terms, as such, spring into existence with the relations as such in the course of
evolutionary progress. Both are given together in the sense that if you find the one you are bound to find the
other. They have neither existence in fact, nor significance for our thought, as sundered. We thus avoid the error
of supposing that there can be terms (as I use the word) in existence awaiting some relation to connect them, or
relations in existence on the watch, so to speak, for some terms which they may connect. » (Ma traduction)
246
pourquoi ne pas écrire que, selon Morgan, relata et relations co-émergent à un moment donné
de l’évolution ? C’est le nouvel ordre qu’il s’agit de penser dans le cours des phénomènes et
non des termes ou relations per se. Même si Lewes évoque les « conditions » d’action et
laisse entendre, je l’ai signalé, l’importance du milieu associé, c’est εorgan qui conceptualise
ce même lien à travers le concept de « relationnalité extrinsèque ». Et pourtant, il ne va pas
plus loin. Quand il donne des exemples chimiques, il considère seulement le tout et ses
ingrédients ou, à l’instar d’Alexander, des liens entre niveaux (chimique et biologique par
exemple). Son anticipation conceptuelle du rôle du milieu associé ne se retrouve pas dans le
texte à travers des exemples qui montrent clairement le rôle du solvant dans une synthèse
chimique. Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître à εorgan d’avoir inclus, au moins
conceptuellement, le « milieu », dans le débat de l’émergence à propos de l’émergence. J’ai
montré, dans le cadre de l’essai préliminaire, qu’une mise en relation de la chimie
contemporaine avec le concept d’émergence ne peut faire l’économie du milieu associé et des
procédés. Il est tout à fait intéressant de remarquer que certains émergentistes britanniques
(Lewes et Morgan en particulier) avaient déjà intégré cet aspect du débat à propos de
l’émergence. Retenons aussi que Morgan et Alexander rattachent l’émergence à la notion
d’imprédictibilité. Je propose d’étudier à présent les travaux de Broad avant de tirer quelques
conclusions sur ce retour aux textes.

3.6 Broad, le pragmatisme et la non-déducibilité

3.6.1 Contexte et problèmes en jeu dans le travail de Broad

Dans son livre The Mind and its Place in Nature (1925), Broad (1887-1971) cherche en
premier lieu à comprendre l’existence des organismes vivants, il se demande si les différents
types de corps matériels qui nous entourent sont irréductiblement différents458. Ce faisant, il
refuse à la fois le mécanisme et son implacable déterminisme jugé inconciliable avec la liberté
humaine, ainsi que le dualisme ontologique défendu par les partisans du vitalisme. Tout
comme Lewes, Mill, Alexander et Morgan, il choisit de se placer en dehors de la polémique
qui opposait alors les philosophes affiliés à ces deux approches dans le but de proposer une
autre perspective à propos du vivant et de la place de l’esprit humain dans la nature. Ce livre
est issu des célèbres Tarner lectures organisées à l’Université de Cambridge en 1λβγ et dont

458
BROAD, Charlie Dunbar. The Minds and its Place in Nature, Harcourt, Brace & Company, New York, 1925,
Section A, Chapter 2: Mechanisms and its alternatives, pp. 43-λζ. J’ai travaillé à partir de la version électronique
consultable en ligne à l’adresseμ archive.org/.../minditsplaceinna00broa.
247
l’objectif principal était d’étudier s’il existe des relations entre les sciences, afin, le cas
échéant, de mettre en évidence comment ces dernières sont reliées les unes aux autres, c’est-à-
dire d’établir comment elles dépendent les unes des autres.
Je vais étudier le raisonnement proposé par Broad en citant plusieurs passages de ce livre
afin de comprendre comment il a pu mettre en relation un certain concept d’émergence, que je
préciserai, avec la chimie. Dans cette perspective, il est utile, à mon sens, de revenir aux
objectifs que se fixe Broad dans le premier chapitre du livre intitulé « Introduction. General
Remarks on Methods. Pluralism and Monism ».
Broad prend de la distance à la fois par rapport à une forme de philosophie qu’il qualifie
de spéculative et une recherche scientifique « spécialisée ». Ce faisant, il pointe du doigt ce
qu’il considère être deux erreurs méthodologiques opposées. Les philosophes envisageraient
trop souvent la « réalité » comme un « tout » que l’utilisation de quelques principes généraux
rendrait intelligible. Cette approche présente, selon Broad, l’inconvénient d’écarter les
problèmes qui sont précisément en jeu dans l’étude d’un tout et de ses parties. δes
scientifiques étudieraient au contraire des secteurs bien délimités de la « réalité », mais, forts
de certains résultats probants, s’empresseraient de généraliser certaines caractéristiques
établies localement à l’ensemble de la « réalité ». « δ’un est incapable de voir le bois pour les
arbres, et l’autre les arbres pour le bois » écrit-il459. Bref, Broad s’interroge sur la possibilité
d’une méthode qui permet d’étudier un tout et ses parties. En ce sens, son rejet de l’alternative
entre le mécanisme et le vitalisme s’inscrit dans une démarche méréologique qui vise à relier
le tout à ses parties sans forcément privilégier un des deux pôles. C’est dans ce cadre qu’il
pense l’émergence de l’esprit dans la nature et qu’il aura recours à la chimie pour étoffer son
discours, voire pour expliquer son raisonnement. Comment s’y prend-t-il ?
Il propose une démarche allant du local au global tout en intégrant, au fil des étapes, les
connaissances à propos des relations que les parties développent entre elles ainsi que certaines
caractéristiques relatives au tout. Bref, il propose une forme de méréologie « rétroactive » où
les connaissances relatives au tout et celles relatives à ses parties s’ajustent mutuellement,
c’est-à-dire ont besoin les unes des autres afin d’être pensées à un moment donné du
déploiement du raisonnement. Il écrit :

« Il [le philosophe] doit alors analyser et concevoir chacune d’entre elles [les parties]
exhaustivement avec toute la précision dont il est capable jusqu’à atteindre le point où la prise en
compte des relations entre les parties devient elle-même nécessaire à la poursuite de son investigation.

459
BROAD, Charlie Dunbar. The Minds and its Place in Nature, op. cit., p. 5 : « The one cannot see the trees for
the wood, and the other cannot see the wood for the trees. » (Ma traduction)
248
Au même moment, il doit toujours garder à l’esprit que les départements [les parties] qu’il étudie
séparément sont en fait reliés aux autres, et que tous les résultats qu’il a obtenus à propos de l’un
d’entre eux devront probablement être corrigés et modifiés en tenant compte des relations qu’il a
jusqu’à présent ignorées. »460

Cette réflexion prolonge les travaux de Lewes, Alexander et Morgan à propos de la


dépendance des relations et des relata. Broad résume sa méthode d’investigation de la façon
suivante :

« La procédure générale à respecter consiste donc : (1) à passer progressivement des parties au
tout en envisageant d’abord les caractéristiques communes des éléments présents dans chaque partie
avant de prendre en compte leurs différences caractéristiques à l’intérieur de cette même partie ; et (2)
à reconsidérer à chaque étape les résultats obtenus à l’étape précédente en évaluant à quel point et
comment ils doivent être modifiés afin de tenir compte des dernières évaluations. »461

Broad définit une méthode itérative d’ajustements ; bref un mode d’articulation tenant
compte d’abord du tout déjà constitué et des parties « isolées », puis du rapport de ce même
tout aux parties reliées entre elles à l’intérieur de ce tout. Il considère également comment les
ingrédients de chaque partie peuvent être pensés en fonction de la prise en compte des
relations entre les différentes parties. Ce raisonnement n’est ni uniquement synchronique car
Broad envisage des moments successifs différents dans sa description du lien entre le tout et
ses parties (le tout, les parties isolées, le tout et les parties isolées, les parties reliées dans le
tout) ; ni uniquement diachronique car, à un moment donné du raisonnement, il envisage les
liens entre un tout et un type de parties dont il s’agit d’ajuster la description. Ce raisonnement
est un mélange de considérations de nature différente où se trouvent regroupés la
connaissance empirique des substances et le souhait d’élucider le processus de transformation
menant des parties isolées au tout constitué. Broad évoque, avec une profonde déférence, les
travaux de Whitehead dont il signale que ce dernier inaugura le cycle de conférences Tarner.
Process and Reality paraîtra seulement en 1929, soit quatre ans après la parution de The Mind
and its Place in Nature, il n’en reste pas moins que les travaux de Whitehead influencent son
approche « itérative ». Broad tient à préciser son approche en termes de « caractéristiques

460
Ibid., p. 6 : « He must then analyse and reflect upon each of these in turn as carefully and exhaustively as he
can until he finds himself nearing a point at which no further progress can be made in understanding one without
a detailed study of its relations to the others. In the meanwhile he will always bear in mind that the departments
which he is treating separately are in fact connected with each other, and that any results which he has reached
about one of them will probably need some correction and modification when he takes into account those
relations with the rest which he has hitherto been ignoring. » (Ma traduction)
461
Ibid., p. 7 : « Thus the general procedure is (1) gradually to work forward from the parts to the whole and
from the common features of each part to the characteristic differences within it; and (2) at every stage to look
back on one's earlier results and see how far and in what direction they need to be modified in the light of the
later ones. » (Ma traduction)
249
communes » et de « différences » entre éléments d’une même partie en situant son propos
dans le cadre d’une réflexion de type ontologique. La « différence » évoquée par Lewes et
εorgan est une nouvelle fois intégrée dans le discours à propos de l’émergence. Broad
précise en effet :
« J’ai à présent exprimé tout ce que je souhaitais dire à propos de la méthode à utiliser [pour
penser la relation d’un tout avec ses parties]. Ce faisant, j’ai cependant introduit la notion de Réalité
divisée en « départements » relativement isolés bien qu’ils soient de fait reliés les uns aux autres. J’ai
également évoqué les différences de catégorie en apparence fondamentales entre des choses
appartenant à un même département. Afin de clarifier ces notions, il sera nécessaire d’évoquer la
traditionnelle opposition entre « Pluralisme » et « Monisme ». Ces termes sont considérablement
ambigus, et je pense qu’il est à la fois utile et pertinent de les clarifier à ce point de mon
raisonnement. »462

C’est dans ce travail de clarification que le recours à la chimie et à la notion d’émergence


va se produire. Broad évoque que, selon certains matérialistes, il existerait une pluralité de
types différents de particules matérielles, comme par exemple les atomes d’oxygène et les
atomes d’hydrogène. Il signale également que tous les matérialistes ne partagent pas cette
vision du monde et que d’autres parmi eux soutiennent qu’il n’existerait qu’un seul type de
particule matérielle et qu’ainsi les différences entre l’oxygène ou l’hydrogène seraient
uniquement liées à la structure ou au mouvement de ces particules (pp. 21-ββ). Ce débat n’est
pas sans rappeler, soit dit en passant, l’opposition de εendeleïev à l’hypothèse de Prout à la
fin du 19ème siècle463. Mendeleïev rejette en effet le fait selon lequel tous les éléments
découleraient de l’hydrogène ! La question du pluralisme était en jeu aussi bien dans les
débats liés à la vie ou à l’esprit qu’en chimie, physiologie et médecine, entre autres domaines
de la recherche scientifique de l’époque.
Broad cherche à cerner la notion de « substance ». Il considère que certains « attributs
substantiels »464 sont nécessaires à la définition d’une substance dans la mesure où ils y
participent de façon constitutive : toutes les substances possèdent ces attributs en commun et,
sans eux, ne pourraient exister en tant que substances ! Il affirme en outre que chaque
substance doit posséder des attributs qui lui sont propres afin que sa singularisation soit

462
Ibid., pp. 17-18 : « I have now said all that I want to say about method. In doing so, however, I have
introduced the notion of Reality falling into relatively isolated, though connected, "departments". I have also
talked of apparently fundamental differences of kind among things which belong to the same department. To
explain these notions further it will be necessary to say something about the traditional antithesis of "Pluralism"
and "Monism". These words are terribly ambiguous, and I think it will be both useful and relevant to clear up
their ambiguities at this stage. » (Ma traduction)
463
Se référer au livre Histoire de la chimie de Bernadette Bensaude-Vincent & Isabelle Stengers, op. cit.
464
Broad utilise l’expression « substantial attributes » (p. 22).
250
possible et exprimable et parle, dans ce cas, « d’attributs différentiateurs »465. Il engage alors
une discussion à propos de la pertinence de l’utilisation des attributs différentiateurs dans
certains cas posant, selon lui, problème. Il suppose par exemple que la propriété d’être de l’or
ou de l’argent est une propriété irréductible et « ultime ». Si tel est bien le cas, ces propriétés
correspondraient à des valeurs de grandeurs qui existeraient seulement à un niveau
d’organisation (il parle de « départements ») plus élevé comme celui de la « matière ». Il n’y
aurait dans cette perspective, conclut-il, aucune raison de se référer aux attributs
différentiateurs des particules individuelles afin de rendre compte de leur singularité. Il remet
par ailleurs en question le raisonnement qui consiste à attribuer à chaque partie une propriété
que posséderait le tout en tant qu’entité déjà constituée. Il introduit alors la notion
d’émergence en affirmant :

« Une qualité émergente est une qualité qui appartient strictement au complexe considéré dans sa
globalité et non à ses parties. Certaines personnes considèrent que la vie et la conscience sont des
qualités émergentes d’agrégats matériels présentant un certain type et un certain degré de complexité.
Si de telles qualités existent, nous ne souhaiterions, à aucun moment, les considérer comme des
attributs différentiateurs. »466

Le problème d’imprécision du vocabulaire mis à part (recours à des termes divers comme
qualité, propriété, sans la moindre explication qui permettrait de les différencier) ; considérer
qu’une qualité d’un collectif est nécessairement une qualité de ses ingrédients est une des
erreurs méréologiques classiques qu’il convient d’éviter. De la même façon considérer que
des parties étaient contenues dans un tout parce qu’elles proviennent de sa désagrégation, par
exemple par le biais d’une réaction chimique, est une erreur d’inférence majeure467. Il n’est
pas possible de transférer simplement une propriété d’un tout à ses parties, et réciproquement.
Une prise en compte des effets liés au type d’agrégat et à son degré de « complexité » est
nécessaire. La complexité est liée à la taille du tout ainsi qu’au nombre d’interactions entre les
ingrédients qui le constituent d’une part et les parties entre elles d’autre part. Ce mot
« complexité » n’a pas ici le sens que lui donneront, durant la seconde moitié du 20ème siècle,
les sciences justement dites « de la complexité ». Il n’est toutefois pas inintéressant de noter
que Broad adopte une forme de raisonnement « systémique », déjà ouvert, au moins en

465
Broad utilise l’expression « differentiating attributes » (p. 22).
466
Ibid., p. 23 : « An emergent quality is roughly a quality which belongs to a complex as a whole and not to its
parts. Some people hold that life and consciousness are emergent qualities of material aggregates of a certain
kind and degree of complexity. If there be such qualities we do not want to have to count them as differentiating
attributes. » (Ma traduction)
467
HARRÉ, Rom & LLORED, Jean-Pierre. « Molecules and Mereology », Foundations of Chemistry, op. cit.

251
principe et en tant qu’étape nécessaire d’un raisonnement, à la notion d’effets rétroactifs. Il
tente, en effet, à l’instar de δewes, Alexander et εorgan, de prendre en compte certaines
caractéristiques connues du tout afin d’ajuster les conclusions d’un raisonnement pour lequel
les parties sont en premier lieu considérées comme des briques élémentaires indépendantes les
unes des autres.
Broad va et vient entre la chimie, le vivant et la question de l’esprit et interroge, pour ce
faire, les notions de substances, d’attributs (substantiels et différentiateurs), et d’émergence. Il
articule l’ensemble de ces notions par le biais non seulement d’un discours ontologique
portant sur le monisme et le pluralisme mais aussi d’une réflexion méthodologique sur l’étude
des liens entre un tout et ses parties. Sa démarche est très différente de celle proposée par Mill
qui étudie les lois de la nature et médite sur l’induction lorsqu’il utilise les notions de non-
additivité et de lois « hétérotopiques ». Broad développera également des considérations à
propos des lois « intra-ordinales » et « trans-ordinales », comme j’aurai l’occasion de le
montrer, mais son propos et son objectif sont par nature différents de ceux de Mill. Il est
nécessaire, me semble-t-il, de bien prendre la mesure de ces différences entre auteurs pour
cerner ce dont il est question dans chaque édification du concept d’émergence en lien avec la
chimie. Broad reprend son discours en affirmant :

« Aucune substance n’est seulement un morceau de matière ; elle possède les propriétés de
l’oxygène, de l’hydrogène, ou du chlorure d’argent, etc. De la même façon, aucun esprit n’est
seulement une substance pensante ; il possède les propriétés caractéristiques de l’esprit d’une huître,
d’un chien, d’un homme, ou d’un ange, etc. Je désignerai l’ensemble de ces caractéristiques
spécifiques, qui permettent de différentier des « catégories naturelles » [« natural kinds »] de
substances ayant les mêmes attributs différentiateurs, par l’expression « propriétés spécifiques ». Et
j’appellerai l’ensemble des agrégats de substances qui ont un attribut différentiateur en commun, un
« domaine d’existence ». De la même façon, il est possible de parler de « domaine mental » ou de
« domaine matériel ». La question suivante peut alors être posée : Existe-t-il différents types ultimes de
substances à l’intérieur d’un unique domaine d’existence, ou bien l’ensemble des différentes propriétés
spécifiques à l’intérieur de ce domaine d’existence est-il réductible à une seule ? De la même façon, les
propriétés de l’oxygène et de l’hydrogène doivent-elles être simplement considérées comme ultimes ou
peuvent-elles être déduites de propriétés communes à toute matière comme l’étendue, l’arrangement
spatial, ou le mouvement des particules, etc. ? »468

468
BROAD, Charlie Dunbar. The Minds and its Place in Nature, op. cit., pp. 24-25 : « No material substance is
just a bit of matter; it has the Oxygen properties, or the Hydrogen properties, or the Silver Chloride properties,
and so on. Similarly, no mind is just a thinking substance; it has the characteristic properties of an oyster's mind,
or of a dog's, or of a man's, or of an angel's, and so on. I will call these more specific features, which distinguish
different "natural kinds" of substances having the same differentiating attribute, "Specific Properties". And I will
call the aggregate of substances which have a common differentiating attribute, taken together, a "Realm of
Being". E.g., we can talk of the "Mental Realm" and the "Material Realm". The question can then be raised: "Are
252
Le verbe déduire est utilisé, de même que la notion de « domaine d’existence » succède à
celle de « département » et renvoie à la « collocation » de Mill ou à la « constellation »
d’Alexander. Un glissement sémantique graduel est opéré à mesure que Broad précise son
raisonnement et utilise des rapprochements entre chimie et biologie. Il décrit différents types
d’oppositions entre monisme et pluralisme dont l’une d’entre-elle s’articule autour de la
notion d’attributs différentiateurs. δa compatibilité de ces attributs entre eux sous-tendrait,
selon lui, un monisme substantiel alors qu’une incompatibilité de ces mêmes attributs serait la
base solide d’une forme de pluralisme substantiel. Il étudie aussi la différence entre monisme
et pluralisme du point de vue des propriétés spécifiques et compare alors les travaux de
Descartes, Leibniz, Spinoza, et Bradley en montrant qu’un pluralisme des attributs peut être
compatible à un pluralisme des propriétés spécifiques, à quelques nuances près. Bref, il classe
des systèmes ontologiques dans le but de penser le lien entre des corps (chimiques ou
humains) appartenant à des domaines d’existence différents ou à un même domaine.
Cette réflexion laisse entendre que pour Broad tout ce qui existe est matériel et organisé
selon une hiérarchie de domaines d’organisation qui seraient apparus avec le temps de
l’évolution. En ce sens, il est en phase avec Alexander et Morgan. Il termine son introduction
en évoquant la difficulté de définir et de différencier les notions d’état et de substance pour
des corps dont la durée de vie est très courte par rapport aux moyens d’investigation
disponibles. Ce faisant, il évoque les notions de persistance et fait la différence entre une
substance et un évènement. Il va même jusqu’à proposer la notion de « degré de
substantialité »469 en fonction de la durée de persistance et du degré d’indépendance d’un
corps par rapport aux autres. δ’esprit comme le nitrate d’argent, précise-t-il, persistent et toute
la question consiste à penser, selon lui, ce lien entre esprit, chimie, physiologie en termes de
maintien d’un certain type de relation entre un tout et ses parties ; bref à penser l’émergence
de l’esprit dans la nature.

Il est intéressant de noter à quel point Broad intègre la notion de « temporalité » dans son
discours. Il s’agit bien de comprendre la temporalité d’un phénomène, sa formation, son
maintien, la durée et les conditions de son existence. Par ailleurs, le lien qu’il établit entre une

there several ultimately different kinds of substance within a single realm of being, or are all the apparently
different specific properties within a realm of being really reducible to a single one? E.g., must the Oxygen-
property and the Hydrogen-property simply be accepted as ultimate; or can they both be derived from certain
common properties of all matter, such as extension, spatial arrangement, motion of particles, etc.? » (Ma
traduction, l’italique marque l’insistance de l’auteur).
469
Broad écrit (p. 31): « Now I would suggest that it is quite reasonable to talk of "degrees of substantiality".
Cæteris paribus, an existent is more of a substance the longer it lasts and the less dependent it is on anything
else. »
253
particule et la durée de sa persistance est intéressant car ce même type de lien à guider les
chimistes, en fonction des instruments qui ont été à leur disposition tout au long du XXème
siècle, à penser les mécanismes en termes soit d’intermédiaires réactionnels identifiables par
le biais d’une expérimentation, soit « d’états de transition » non isolables à l’aide des
techniques de laboratoire disponibles à une époque donnée.
Après avoir présenté le cadre de travail de Broad, je souhaite à présent étudier plus
précisément comment Broad met en relation la chimie avec sa définition de l’émergence.
δ’essentiel de ce travail est réalisé dans le deuxième chapitre du livre intitulé « Mechanisms
and its alternatives » dans lequel il reprécise immédiatement la place de la chimie dans son
raisonnement. Il écrit :

« Il est incontestable que les êtres vivants se comportent différemment de ceux qui ne le sont pas ;
mais il est tout aussi vrai que les substances qui interagissent chimiquement se comportent
différemment de celles qui ne font que se percuter comme des boules de billards. La question qui est
de savoir si le comportement chimique est au final différent du comportement des corps en
mouvement, paraît tout aussi raisonnable que celle qui consiste à savoir si le comportement d’un être
vivant est au final différent de celui des non-vivants. Il paraît plus vraisemblable que nous puissions
répondre correctement à cette dernière question si nous l’envisageons en lien avec des questions
semblables qui pourraient être posées à propos des autres différences de catégories qui sont apparentes
dans le monde matériel. »470

Etudions à présent cette mise en relation et comment Broad pense les liens entre les
sciences en faisant appel à la notion d’émergence. Son propos semble indiquer qu’il cherche
une explication globale de la différence entre vivants et non-vivants ; explication qui
s’appuierait sur l’étude de l’ensemble du domaine matériel. Cette démarche fait donc
l’hypothèse implicite d’une unité de la réalité en considérant que des enseignements tirés de
domaines d’existence différents peuvent converger dans une démarche d’élucidation d’un
autre domaine ; hypothèse sans laquelle aucune étude scientifique ou philosophique de l’esprit
n’est possible, indépendamment de son bien-fondé. δa compréhension de la place de l’esprit
dans la nature passe ainsi par l’étude de la matière qui est donc perçue par Broad comme son
origine ultime. Par ailleurs, Broad semble recommander le recours à la science dans toute

470
Id., p. 44 : « Certainly living beings behave in a very different way from non-living ones; but it is also true
that substances which interact chemically behave in a very different way from those which merely hit each other,
like two billiard balls. The question: Is chemical behaviour ultimately different from dynamical behaviour?
seems just as reasonable as the question: Is vital behaviour ultimately different from non-vital behaviour? And
we are much more likely to answer the latter question rightly if we see it in relation to similar questions which
might be raised about other apparent differences of kind in the material realm. » (Ma traduction)

254
construction philosophique. En ce sens, sa démarche rappelle celles des autres émergentistes
britanniques et peut être qualifiée de « philosophie empirique » ou « naturaliste ».

3.6.2 Broad, la chimie et l’émergence : étude d’une mise en relation

Après avoir présenté l’objectif du vitalisme et ce qu’il appelle « l’idéal du mécanisme


pur », Broad souligne trois façons différentes de rendre compte des différences
caractéristiques de « comportements des objets extérieurs»471, à savoir les théories faisant
intervenir un composant spécial472, la théorie de l’émergence et la théorie mécaniste. Broad se
demande si les différences entre les comportements manifestés par les individus appartenant
aux domaines de la physique, de la chimie, et du vivant, sont simplement ultimes et
« irréductibles »473 ? Il se demande également si les différences de comportement chimique
entre l’oxygène et l’hydrogène, ou les différences de comportement en tant qu’êtres vivants
entre des arbres, des huîtres et des chats, sont ultimes et irréductibles ou pas ?
δa première forme de mise en relation entre la question de l’émergence et la chimie est
indirecte et concerne la critique du recours aux « entéléchies » par les vitalistes. Broad
considère les différentes théories proposées afin de rendre compte des différences radicales
entre comportements de nature différente. Certaines d’entre elles rattachent l’explication des
comportements aux notions de structure et de composition en supposant que l’organisation
microscopique du corps est « complexe », hypothèse dont le bien-fondé n’est jamais aisé à
réfuter empiriquement selon Broad. A l’intérieur de cette « catégorie » de théories, certaines
mettent l’accent sur la nécessaire présence d’un même composant particulier dans tous les
corps qui présentent le même comportement. Il donne l’exemple de la différence de
comportement chimique entre le chlorure d’argent et le sel de table, le chlorure de sodium, en
expliquant la différence par la différence de composition, le sodium remplaçant l’argent dans
le deuxième composé. Ces corps ont bien un élément commun le chlore mais il semble que ce
dernier ne soit pas l’ingrédient dont la présence imposerait un comportement chimique
« macroscopique » analogue aux deux corps. Il reste à noter ici que Broad ne précise pas le
procédé utilisé par les chimistes pour produire ces deux corps, ni même le milieu dans lequel

471
Broad utilise en effet l’expression « behaviour among external objects » en revenant sur la notion de couleur,
bref, sur le débat philosophique à propos des « qualités secondes ».
472
Broad utilise l’expression « The Theory of a Special Component ».
473
Broad utilise bien le terme anglais « irreducible » dans ce contexte.

255
le comportement de ces sels est caractérisé. Il raisonne à partir des composés constitués et,
selon toute vraisemblance, déjà purifiés.
Broad prend alors un second exemple pour souligner le rôle de la structure du composé. Il
considère la propanone (acétone) et le propanal dont les formules semi-développées sont :

Figure 48 : Propanone (à gauche) et propanal (à droite).

Ces deux composés ont la même composition (3 atomes de carbone, 6 atomes


d’hydrogène et un atome d’oxygène) mais des structures et des propriétés différentes. Broad
suppose implicitement qu’à composition égale, les composés possédant la même structure
microscopique ont le même comportement chimique macroscopique, ceteris paribus. Il est
donc question de l’échelle où se manifeste le comportement et c’est précisément ces échelles
(microscopique et macroscopique) qu’il convient de penser ensemble.
Il revient ensuite à ce qu’il appelle le « vitalisme substantiel » qui fait également appel à
la présence d’un composé particulier nécessaire pour expliquer la vie, à savoir une
« entéléchie ». Cette entéléchie est absente des composés inorganiques et des organismes
morts. Broad compare le rôle de l’entéléchie en biologie à celui de structure en chimie. Il
revient d’abord sur le caractère non isolable des entéléchies et fait un parallèle avec la
situation des éléments chimiques dont l’existence avaient d’abord été simplement supposée
avant d’être établie, afin d’expliquer les comportements des corps chimiques. Broad fait par
ailleurs remarquer qu’il existe des groupements chimiques comme « CH3 » (groupement
méthyle) ou « C6H5 » (groupement phényle) qui sont fondamentaux pour expliquer les
comportements des corps auxquels ils appartiennent. Il rappelle en outre que ce rôle ne peut
être expliqué en considérant ces groupements isolément.
La démonstration consiste alors à mettre en relief ce qu’il appelle une « fausse analogie »
entre l’effet de la présence de l’entéléchie sur l’assimilation d’un corps extérieur par
l’organisme et l’effet d’orientation qu’exercent certains substituants du benzène sur le cours
d’une réaction chimique à laquelle le benzène « C6H6 » participe. La chimie est donc mise à
contribution sur un mode analogique. Comment s’y prend-t-il pour poursuivre son
raisonnement ?
Il part de la question suivante : « Pourquoi dès lors la majorité d’entre nous est pleinement
persuadée de la véracité de l’explication chimique alors qu’elle ne peut s’empêcher de rester

256
sceptique à propos de l’explication, pourtant analogue du point de vue formel, du
comportement vivant à partir d’entéléchies ? »474 Il met en avant, pour y répondre, que
contrairement aux éléments chimiques qui ont fini par être isolés, parfois au prix d’un labeur
important, aucune entéléchie n’a pu l’être à ce jour. En ce sens, elles ont un statut de simple
hypothèse. Il précise par ailleurs que les groupements responsables des comportements d’une
entité chimique sont connus en termes de composition et de quantité, même si parfois ils ne
sont pas isolables. Il évoque même le concept de valence pour montrer à quel point des
explications existent quant à la nature de ces groupements, tout en prenant soin d’insister sur
le caractère résolument mystérieux des entéléchies. Il note qu’il est possible d’étudier
chimiquement le transfert d’un groupement d’un composé à un autre, peut-être même a-t-il à
l’esprit la « théorie des types » qui était connue à son époque. Il indique ensuite qu’aucune
preuve semblable ne peut expliquer, ou même permettre de suivre, le passage d’une entéléchie
d’un corps à un autre. Il remet même en question leur existence dans l’espace tout court.
C’est à ce moment précis, étant convaincu d’avoir invalidé le « vitalisme substantiel »,
qu’il introduit la théorie de l’émergence. Broad utilise l’isomérie pour prendre le contrepoids
du vitalisme, mais ne fait, comme je l’ai souligné au début de ce chapitre, à aucun moment
référence à la mythique réfutation du vitalisme par Berthelot, pas plus qu’il ne relate les
débats des chimistes eux-mêmes à propos du vitalisme. Broad utilise seulement des exemples
de composés chimiques, il raisonne à partir de ces composés en vue de démontrer que la
notion d’entéléchie doit être abandonnée. Il convient d’étudier à présent comment la chimie
est mise à contribution dans ce nouveau cadre d’explication des différences fondamentales
entre corps. Cette contribution ne se fait pas attendre et intervient dès la définition de
l’émergence, Broad écrit :

« Dans sa forme théorique initiale, le comportement caractéristique d’un tout ne pouvait être,
même en principe, déduit de la connaissance la plus exhaustive du comportement de ses composants,
considérés séparément ou présents dans d’autres types de combinaisons, ainsi qu’à partir de leurs
proportions et arrangements à l’intérieur de ce tout. Cette alternative, que j’ai soulignée à grands traits
et que je m’apprête à discuter en détail, correspond à ma façon de comprendre la « Théorie de
l’Emergence ». (…) Je ferai simplement remarquer, qu’en l’état actuel de la science, le comportement
caractéristique du sel commun ne peut être déduit de la connaissance la plus exhaustive du sodium

474
BROAD, Charlie Dunbar. The Minds and its Place in Nature, op. cit., p. 57 : « Why then do most of us feel
pretty confident of the truth of the chemical explanation and very doubtful of the formally analogous explanation
of vital behaviour in terms of entelechies? » (Ma traduction libre)
257
isolé, ou du chlore isolé, ainsi que de la connaissance d’autres composés sodés comme le sulfate de
sodium, ou d’autres composés chlorés comme le chlorure d’argent. » 475

δorsque Broad se réfère à ce qu’il identifie comme étant la première expression


« formelle » de la théorie de l’émergence, deux éléments sautent aux yeux. D’un côté, il
semblerait qu’il s’agisse d’une prise de position ontologique dans la mesure où la déduction
est dite impossible « même en principe » alors que quelques lignes plus loin Broad fait
prudemment référence à « l’état actuel des connaissances scientifiques ». Tout comme Mill,
Lewes et Alexander, il a besoin de recourir à des affirmations ontologiques et
épistémologiques pour définir l’émergence. Probablement ce double recours est-il explicable
en termes de prudence et de modestie par rapport à l’évolution de la connaissance
scientifique. Quoi qu’il en soit la coexistence de ces deux types d’arguments participe
constitutivement à la formulation d’une définition de l’émergence.
Il est, par ailleurs, intéressant de remarquer que Broad ne réduit pas les parties d’un tout
aux éléments isolés mais envisage aussi leur présence dans d’autres composés chimiques et
dans le composé lui-même. Nous retrouvons sous une autre forme la distinction entre types de
relationnalité introduite par Morgan. Cette extension permet d’invalider la moindre inférence
au composé étudié d’une connaissance du comportement relative à des composés différents
contenant les mêmes ingrédients. Il s’agit d’une affirmation très nettement en faveur d’un
pluralisme de la matière. Chaque corps est irréductible au sens de non-déductible par rapport
à un corpus de connaissances à un moment donné. Broad ne raisonne pas seulement en termes
d’éléments isolés, bref en termes purement analytiques en découpant un tout en parties
préexistantes comme le sodium ou le chlore dans l’exemple qui nous importe. Il envisage
aussi l’ensemble des corps et des combinaisons dont lesquels les mêmes éléments se trouvent
engagés afin d’affirmer la singularité de tout corps particulier. Il est nécessaire toutefois de
remarquer, qu’à aucun moment, en tout cas à ce point du discours, il ne fait référence aux
pratiques chimiques impliquées dans la synthèse ou l’analyse de ces composés. Il se réfère
soit aux éléments isolés et purs (même s’il ne mentionne pas ce critère de pureté), soit aux

475
Ibid., p. 59 : « On the first form of the theory the characteristic behaviour of the whole could not, even in
theory, be deduced from the most complete knowledge of the behaviour of its components, taken separately or in
other combinations, and of their proportions and arrangements in this whole. This alternative, which I have
roughly outlined and shall soon discuss in detail, is what I understand by the "Theory of Emergence". (…) I will
merely remark that, so far as we know at present, the characteristic behaviour of Common Salt cannot be
deduced from the most complete knowledge of the properties of Sodium in isolation; or of Chlorine in isolation;
or of other compounds of Sodium, such as Sodium Sulphate, and of other compounds of Chlorine, such as Silver
Chloride. » (Ma traduction, l’italique marque l’insistance de l’auteur).

258
autres composés isolés ayant donc subi des opérations de purification. Cet ensemble de corps
ne permet pas de déduire le comportement du nouvel individu, ni même de l’expliquer par
induction.
Etonnement, Broad n’évoque jamais, contrairement à εill, cette notion d’induction alors
même qu’il étend la classe des occurrences des ingrédients du tout et donc la prise en compte
de leurs diverses modalités d’existence (réelles ou fonctionnelles). Bien sûr une impossibilité
de principe fondée sur la déduction est un argument bien plus fort qu’une impossibilité fondée
sur une « extension de garantie » de nature inductive, en tout cas lorsqu’on se place dans une
perspective ontologique ; force est toutefois de constater cette absence du recours à
l’induction dans le discours de Broad ! Est-elle le signe d’une recherche d’une
conceptualisation de l’émergence à la fois mathématisée et abstraite souhaitant s’affranchir de
tout support empirique ? La poursuite de notre étude permettra peut-être de répondre à cette
question. Quoi qu’il en soit, Broad rend sa définition de l’émergence plus formelle lorsqu’il
écrit :

« Formulée en termes abstraits, la théorie de l’émergence affirme qu’il existe certaines entités
composées des ingrédients A, B, et C dans une relation R les uns avec les autres ; que tous les
ensembles composés de constituants de types A, B, et C entrant dans des relations de type R, ont
certaines propriétés caractéristiques ; que A, B, et C peuvent être présents dans d’autres types
d’ensemble au sein desquels la relation n’est pas du même type R ; et que les propriétés
caractéristiques de l’ensemble R(A, B, C) ne peuvent, même en théorie, être déduites de la
connaissance la plus exhaustive des propriétés de A, B, et C pris isolément ou dans d’autres ensembles
qui ne sont pas de la forme R(A, B, C). La théorie mécaniste rejette la dernière clause de cette
assertion. »476

Il précise sa pensée en opposant la théorie de l’émergence au mécanisme un peu à l’instar


de Mill et Lewes bien qu’il ne s’attarde pas sur la loi de composition des causes. Il donne
l’exemple du fonctionnement d’une montre pour étoffer son discours sur le mécanisme. Le
fonctionnement de cette machine « montre » est totalement déductible de la connaissance de
ses parties prises isolément. Ce faisant, il replace son discours dans le cadre de la
compréhension du vivant en évoquant une forme de « mécanisme biologique » dans le but de
l’opposer à une théorie expliquant le vivant en termes d’émergence. δe mécanisme biologique

476
Ibid., p. 71 : « Put in abstract terms the emergent theory asserts that there are certain wholes, composed (say)
of constituents A, B, and C in a relation R to each other; that all wholes composed of constituents of the same
kind as A, B, and C in relations of the same kind as R have certain characteristic properties; that A, B, and C are
capable of occurring in other kinds of complex where the relation is not of the same kind as R; and that the
characteristic properties of the whole R(A, B, C) cannot, even in theory, be deduced from the most complete
knowledge of the properties of A, B, and C in isolation or in other wholes which are not of the form R(A, B, C).
The mechanistic theory rejects the last clause of this assertion. » (Ma traduction)
259
prétendrait pouvoir déduire le fonctionnement de l’organisme à partir de la connaissance des
lois physiques ou chimiques de ses constituants considérés isolément ; bref il prétendrait
réduire un organisme vivant à une machine sans degré de liberté !
Le discours glisse progressivement de l’explication d’un « comportement » à celui de
« propriétés caractéristiques ». δ’émergence caractérise certaines relations entre composants,
c’est-à-dire un mode d’organisation dont la composition est fixée à la fois en termes
qualitatifs (éléments) et quantitatifs (proportions). Cette organisation ne peut être déduite de
la connaissance des constituants qu’ils soient non reliés entre eux ou bien coprésents selon
d’autres modalités relationnelles dans d’autres composés. Par ailleurs, les lois de la physique
et de la chimie ne permettent pas de déduire cette forme d’organisation R. δ’inconnue
demeure la relation R entre ses composants dans le composé étudié. Broad écrit :

« Si nous voulons expliquer le comportement de toute entité en termes de structures et de


composants, nous avons toujours besoin de deux types d’information indépendants. Nous avons
besoin de connaître (a) comment les parties se comportent séparément, et (b) la loi ou les lois selon
laquelle/lesquelles le comportement des parties séparées évolue dans le composé à mesure que ces
parties interagissent pour une composition et une structure données. »477

La nécessité de cette double connaissance montre bien à quel point Broad entre dans une
description de l’émergence en termes de lois de la nature. Il propose ensuite plusieurs
exemples extraits de la chimie et écrit :

« δ’oxygène a certaines propriétés et l’hydrogène en a d’autres. δeur combinaison forme l’eau


pour des proportions relatives connues. Rien de ce que nous connaissons à propos de l’oxygène lui-
même ou de ses combinaisons avec tout autre élément que l’hydrogène ne nous donnerait la moindre
raison de penser qu’il puisse être combiné avec ce dernier. Rien de ce que nous connaissons à propos
de l’hydrogène lui-même ou de ses combinaisons avec tout autre élément que l’oxygène ne nous
donnerait la moindre raison de penser qu’il puisse être combiné avec ce dernier. Et la plupart des
propriétés physiques et chimiques de l’eau n’ont aucun lien connu, aussi bien qualitatif que quantitatif,
avec celles de l’oxygène et de l’hydrogène. Aussi loin que nous puissions nous prononcer, ce cas de
figure illustre clairement que les propriétés d’un tout composé de deux constituants ne pouvaient pas
être prédites à partir de la connaissance des propriétés des constituants considérés isolément, ou de
celles de leur combinaison dans d’autres composés. »478

477
Ibid., p. 61 : « If we want to explain the behaviour of any whole in terms of its structure and components we
always need two independent kinds of information. (a) We need to know how the parts would behave separately.
And (b) we need to know the law or laws according to which the behaviour of the separate parts is compounded
when they are acting together in any proportion and arrangement. » (Ma traduction, l’italique marque l’insistance
de l’auteur).
478
Ibid., p. 63 : « Oxygen has certain properties and Hydrogen has certain other properties. They combine to
form water, and the proportions in which they do this are fixed. Nothing that we know about Oxygen by itself or
in its combinations with anything but Hydrogen would give us the least reason to suppose that it would combine
260
Le verbe prédire est utilisé dans ce paragraphe. Broad utilise tout à tour les verbes déduire,
prédire, et expliquer ou des mots comme comportements et propriétés. Le champ sémantique
utilisé est très ouvert. Malgré ce balancement sémantique, Broad précise sa réflexion à propos
des lois de la chimie. Il revient sur l’exemple du chlorure d’argent et affirme, à l’instar des
autres émergentistes britanniques, que la seule possibilité de connaître les propriétés
(physiques ou chimiques) de ce composé est d’étudier directement les échantillons par le
moyen d’une analyse chimique. Il exprime un refus de toute généralité, en ce sens il affirme à
sa façon que la chimie est un art de circonstances lorsqu’il écrit :

« δe point essentiel est qu’il serait tout aussi inutile d’étudier les composés chimiques en général
et de comparer leurs propriétés avec celles de leurs éléments [constitutifs] dans l’espoir de découvrir
une loi générale de composition à partir de laquelle les propriétés chimiques de tout composé
pourraient être prédites, dès lors que les propriétés des éléments séparés sont connues. Pour autant que
nous sachions, il n’existe aucune loi générale de ce type. Il est même inutile d’étudier les propriétés
des autres composés de l’argent et du chlore dans l’espoir de découvrir une loi générale grâce à
laquelle les propriétés des composés de l’argent pourraient être prédites à partir de celles de l’élément
argent, et une autre loi générale grâce à laquelle les propriétés des composés chlorés pourraient être
prédites à partir de celles de l’élément chlore. »479

Cette situation ne remet pas en question, selon Broad, le fait que les propriétés du
chlorure d’argent soient complètement déterminées par le chlore et l’argent, en ce sens que
tous les composés qui contiennent ces deux éléments avec les mêmes proportions et les
mêmes relations (en particulier de structure) ont les caractéristiques du chlorure d’argent, et
que tout composé ne vérifiant pas toutes ces conditions ne les possède pas. C’est précisément
ce que l’écriture formelle R (A, B, C) signifie. Le point important est que « la loi reliant les
propriétés du chlorure d’argent à celles de l’argent et du chlore ainsi qu’à la structure du

with Hydrogen at all. Nothing that we know about Hydrogen by itself or in its combinations with anything but
Oxygen would give us the least reason to expect that it would combine with Oxygen at all. And most of the
chemical and physical properties of water have no known connexion, either quantitative or qualitative, with
those of Oxygen and Hydrogen. Here we have a clear instance of a case where, so far as we can tell, the
properties of a whole composed of two constituents could not have been predicted from a knowledge of the
properties of these constituents taken separately, or from this combined with a knowledge of the properties of
other wholes which contain these constituents. » (Ma traduction)
479
Ibid., p. 64 : « The essential point is that it would also be useless to study chemical compounds in general and
to compare their properties with those of their elements in the hope of discovering a general law of composition
by which the properties of any chemical compound could be foretold when the properties of its separate elements
were known. So far as we know, there is no general law of this kind. It is useless even to study the properties of
other compounds of silver and of other compounds of chlorine in the hope of discovering one general law by
which the properties of silver-compounds could be predicted from those of elementary silver and another general
law by which the properties of chlorine-compounds could be predicted from those of elementary chlorine. » (Ma
traduction)
261
composé est, pour autant que nous sachions, une loi unique et ultime. »480 Cela signifie
d’abord que, pour Broad, la relation R (A, B, C) qui se produit dans le composé, à partir de
quantités précises des ingrédients A, B, et C, ne résulte pas du remplacement par des valeurs
singulières de certaines grandeurs reliées ensemble par une loi générale qui mettrait en
relation les propriétés de tout composé chimique à celles de ses éléments séparés, tout en
tenant compte d’informations structurales liées au composé lui-même. Cela signifie
également que, pour Broad, cette même relation R ne résulte pas non plus de la combinaison
de deux ou plusieurs lois générales, l’une d’entre elles reliant les propriétés de tout composé
argenté à celles de l’élément argent, et les autres celles de tout composé chloré à celles de
l’élément chlore. « Pour autant que nous sachions, de telles lois n’existent pas », rajoute
Broad481. Rien à voir donc avec le fonctionnement d’une montre où le moindre détail est
entièrement déterminé par les lois de la mécanique. La chimie offre ainsi, selon les mots
prudents de Broad, l’exemple le plus « plausible » de comportement émergent482. Selon lui, il
est possible de décrire cette situation de la chimie de deux façons différentes d’un point de
vue théorique, sachant que ces deux descriptions restent toutefois équivalentes pour penser
l’émergence.
Il est possible tout d’abord de considérer que ce que les chimistes appellent « propriété
d’un élément chimique » est une « proposition très large » à propos des composés qu’il peut
former avec d’autres éléments sous certaines conditions. En ce sens, une des « propriétés » de
l’argent est qu’il peut, si certaines conditions sont respectées, se combiner avec le chlore pour
former un composé qui a les propriétés du chlorure d’argent et, de la même façon, une des
propriétés du chlore est de se combiner, sous certaines conditions, à l’argent pour former un
composé qui présente les propriétés du chlorure d’argent. Il précise :

« Ces « propriétés » ne peuvent pas être déduites de la moindre prise en compte d’autres propriétés
de l’argent et du chlore quelle qu’elles soient. σous pouvons ainsi affirmer que nous ne connaissons
pas toutes les propriétés du chlore et de l’argent avant qu’ils soient mis en présence l’un de l’autre ; et
qu’aucune connaissance à propos des propriétés qu’ils manifestent dans d’autres circonstances ne nous
permet d’affirmer, quelle propriété, à supposer qu’il y en ait une, ils manifesteront dans les
circonstances qui nous intéressent. Exprimée en ces termes, la situation est donc que nous ne
connaissons pas toutes les propriétés d’un élément, quel qu’il soit, et que la possibilité qu’il puisse

480
Ibid., pp. 64-65 : « the law connecting the properties of silver-chloride with those of silver and of chlorine and
with the structure of the compound is, so far as we know, an unique and ultimate law. » (Ma traduction, l’italique
marque l’insistance de l’auteur).
481
Ibid., p. 65 : « So far as we know there are no such laws.» (Ma traduction)
482
Ibid., p. 65 : « The situation with which we are faced in chemistry, which seems to offer the most plausible
example of emergent behaviour, may be described in two alternative ways.» (Ma traduction)
262
manifester des propriétés imprédictibles dans de nouvelles situations reste toujours possible. Ceci est
particulièrement vrai lorsqu’un composé est préparé ou découvert pour la première fois.» 483

Ce passage est particulièrement évocateur car, pour la première, au moins explicitement,


Broad laisse entendre que la notion de propriété serait, au moins en partie, une notion
relationnelle et non une caractéristique purement intrinsèque. Par ailleurs, le rôle du contexte
est envisagé sous la forme de conditions de synthèse différentes. Broad utilise les termes
« circonstances », « situations », et, dans le reste du texte, celui de « conditions » pour
traduire cette dépendance au contexte de la synthèse chimique. En d’autres termes, les
« propriétés » du tout dépendent des ingrédients, des proportions et de la relation R (A, B, C)
qui dépend elle-même des « conditions » de la synthèse. δ’explication des propriétés reste
ainsi une démarche essentiellement postérieure à la synthèse ou à la découverte d’un nouveau
corps. Il est toujours possible de tenter d’expliquer, après coup, une propriété mais cela reste
impossible a priori ! En ce sens, Broad clamerait la non-exhaustivité de la matière et la
singularité des circonstances. Cette dépendance au contexte serait au cœur de l’émergence car
elle empêcherait toute prédiction et toute déduction qui s’affranchirait de ce contexte. Il ne
serait alors pas étonnant, dans ces conditions, qu’aucune loi et qu’aucune combinaison de lois,
universelles et affranchies du contexte, ne puissent rendre compte, exhaustivement, d’une
propriété d’un nouveau composé dans la mesure où chaque composé sortirait d’une
combinaison unique dans un contexte donné.
Mais les choses ne sont pas aussi simples car Broad indique seulement qu’il est possible
de définir une propriété d’un point de vue relationnel mais ne prend nullement partie en
faveur de cette définition. Il propose en effet une deuxième approche, qu’il juge équivalente,
de la notion de propriété lorsqu’il affirme :

« δa deuxième façon d’aborder la question consiste à restreindre le mot « propriété » aux


caractéristiques que les éléments manifestent lorsqu’ils n’interagissent pas chimiquement avec d’autres
éléments, c’est-à-dire, aux caractéristiques des éléments isolés. Dans ce cas, nous pouvons
effectivement être tentés de dire que nous connaissons toutes les propriétés de chaque élément ; mais
que nous devons admettre que nous ne connaissons pas les lois selon lesquelles les éléments, qui ont
ces propriétés lorsqu’ils sont isolés les uns des autres, produisent ensemble des composants présentant
telle ou telle autre propriété caractéristique. Le point essentiel est dans ce cas que le comportement

483
Ibid., p. 66 : « These "properties" cannot be deduced from any selection of the other properties of silver or of
chlorine. Thus we may say that we do not know all the properties of chlorine and of silver until they have been
put in presence of each other; and that no amount of knowledge about the properties which they manifest in other
circumstances will tell us what property, if any, they will manifest in these circumstances. Put in this way the
position is that we do not know all the properties of any element, and that there is always the possibility of their
manifesting unpredictable properties when put into new situations. This happens whenever a chemical
compound is prepared or discovered. » (Ma traduction)
263
d’un composé qui n’a pas encore été examiné par voie chimique ne peut être prédit à partir des
connaissances relatives aux propriétés des éléments isolés, ou des propriétés qu’ils manifestent dans
d’autres composés. Il importe peu de savoir si nous pouvons rendre compte de cette situation en ayant
recours à l’existence d’innombrables propriétés « latentes » de chaque élément, chacune se manifestant
seulement en présence de certains autres éléments ; ou en invoquant une absence de principe général
de composition, comme par exemple la loi du parallélogramme dans le domaine de la dynamique, à
partir duquel le comportement de tout composé chimique pourrait être déduit de sa structure et de la
connaissance du comportement de chaque élément considéré isolé de tous les autres. »484

Le raisonnement utilisé est totalement différent dans ce second cas car les propriétés de
chaque corps sont considérées comme intrinsèques et le recours au contexte est passé sous
silence. Ce qui fait défaut, selon Broad, et qui empêche ce faisant l’application d’un
raisonnement de type mécaniste, est, précisément l’absence dans le monde, d’une loi de
composition chimique qui serait analogue, d’un point de vue explicatif et heuristique, à la loi
de compositions des causes ; ou bien, dans une autre perspective, le recours à une supposée
« latence » des éléments, c’est-à-dire à une métaphysique faisant appel aux « dispositions » de
la matière et qui rappellerait certains arguments proposés par les vitalistes.
Broad est fort pragmatique dans ce passage décidément très étonnant de son livre. En
effet, il n’entre pas dans une discussion qui chercherait à déterminer si l’absence de lois
générales de composition chimique est plus « vraie » ou « vraisemblable » qu’une approche
dispositionnelle en vue d’invalider le mécanisme dans un cadre de pensée qui considère les
propriétés des éléments chimiques comme intrinsèques. Il affirme simplement que les
conséquences de ces deux types d’explication sont les mêmes du point de vue de la
formulation du concept d’émergence par le biais de raisonnements faisant appel à la chimie.
δes deux explications conduisent au même résultat, à savoir l’impossibilité d’une
déduction du tout à partir de la connaissance des parties isolées et de la structure du tout lui-
même ! Cette situation me fait penser, soit dit au passage, à ce qu’écrit William James dans
son livre Pragmatism :

484
Ibid., pp. 66-67 : « The other way to put the matter is to confine the name "property" to those characteristics
which the elements manifest when they do not act chemically on each other, i.e., the physical characteristics of
the isolated elements. In this case we may indeed say, if we like, that we know all the properties of each element;
but we shall have to admit that we do not know the laws according to which elements, which have these
properties in isolation, together produce compounds having such and such other characteristic properties. The
essential point is that the behaviour of an as yet unexamined compound cannot be predicted from a knowledge of
the properties of its elements in isolation or from a knowledge of the properties of their other compounds; and it
matters little whether we ascribe this to the existence of innumerable "latent" properties in each element, each of
which is manifested only in the presence of a certain other element; or to the lack of any general principle of
composition, such as the parallelogram law in dynamics, by which the behaviour of any chemical compound
could be deduced from its structure and from the behaviour of each of its elements in isolation from the rest »
(Ma traduction)
264
« δa méthode pragmatique dans de tels cas consiste à essayer d’interpréter chaque notion en
identifiant ses conséquences pratiques respectives. Quelle différence cela pourrait-il faire à quelqu’un
en termes pratiques si cette notion plutôt que telle autre est vraie ? Si aucune différence ne peut être
mise à jour, alors les deux notions alternatives sont équivalentes d’un point de vue pratique, et la
discorde engagée à leur propos est vaine. »485

Broad est doublement pragmatique pour ainsi dire. S’il considère que les dispositions et
l’absence de lois de composition chimique jouent des rôles équivalents en termes des
conséquences qu’elles impliquent dans un cadre d’interprétation donné, il considère que
l’approche relationnelle des propriétés est tout aussi équivalente à une approche qui considère
ces mêmes propriétés intrinsèques et donc indépendantes de toute relation avec d’autres
corps ! Broad écrit bien qu’il s’agit de deux approches théoriquement différentes mais
équivalentes du point de vue pratique de la définition de l’émergence. Ce qui retient son
attention, c’est bien qu’il soit possible, dans chaque cas, de définir l’émergence comme
alternative au vitalisme et au mécanisme, et non une prise de position en faveur d’un type
d’interprétation philosophique plutôt qu’un autre. Il ne s’attarde d’ailleurs pas davantage sur
cette double possibilité de définir une « propriété » en vue de poser la définition de
l’émergence mais revient immédiatement à la caractérisation du comportement d’un être
vivant. Cette étude est un tremplin nécessaire qui lui permet de passer de la chimie au seul
problème qui motive vraiment sa recherche μ le vivant et la place de l’esprit dans la nature.
Comment opère-t-il ce passage de la chimie à l’organisme vivant ?
Il part de l’idée que le corps est lui-même composé de corps chimiques dont certains ont
déjà été étudiés et synthétisés au laboratoire. Il n’écarte d’ailleurs pas l’hypothèse que les
chimistes deviennent capables un jour de synthétiser l’ensemble des corps chimiques que
contient le corps humain. Il définit alors le corps vivant comme un composé du « second
ordre », c’est-à-dire un composé contenant lui-même des composés chimiques. Dans cette
perspective, le composé chimique est un composé du « premier ordre » au sens où, insiste
Broad, le chlorure d’argent est composé des éléments argent et chlore. Il y aurait, selon cette
analyse, des ordres différents dans la nature ; affirmation au demeurant en parfait accord avec
la vision pluraliste que Broad a déjà exprimée nombre de fois. Il transpose alors le discours
proposé sur les composés du premier ordre à ceux du second ordre en affirmant :

485
JAMES, William. Pragmatism, Dover Philosophical Classics, New York, 1995, p. 18 : « The pragmatic
method in such cases is to try to interpret each notion by tracing its respective practical consequences. What
difference would it practically make to anyone if this notion rather than that notion were true? If no practical
difference whatever can be traced, then the alternatives mean practically the same thing, and all dispute is idle. »
Ma traduction, la version originale a été publiée en 1905 par Longmans, Green and Company, à New York.
265
« A présent il est évidemment possible que, de la même façon que le comportement des composés
du premier ordre ne pouvait être prédit à partir de la moindre connaissance des propriétés des éléments
isolés ou de celles des mêmes éléments dans d’autres composés du premier ordre, les propriétés des
composés du second ordre ne pouvaient être prédites à partir de la moindre connaissance de ses
composants du premier ordre isolés ou appartenant à d’autres environnements. »486

A partir de ce moment, il applique, stricto sensu, le même raisonnement pragmatique aux


« propriétés » du vivant qui peuvent être soit considérées comme relationnelles, ou purement
intrinsèques. Il recourt dans le premier cas aux conditions et au contexte alors que, dans le
second cas, il évoque soit des dispositions, soit une absence de loi naturelle de composition. Il
définit alors ce qu’il appelle un « vitalisme émergent » et insiste sur sa différence sans appel
avec le mécanisme, il écrit :

« Si la théorie de l’émergence des composés chimiques est vraie, un archange mathématicien, doté
du pouvoir supplémentaire de percevoir la structure microscopique des atomes aussi bien que nous
percevons des bottes de foin, ne pourrait pas davantage prédire le comportement de l’argent et du
chlore ou les propriétés du chlorure d’argent sans avoir observer au préalable des échantillons de ces
substances que nous ne pourrions nous-mêmes le faire à présent. Il ne pourrait pas plus déduire le reste
des propriétés d’un élément ou d’un composé, à partir de plusieurs de ses propriétés que nous ne
pourrions le faire nous-mêmes. »487

δ’hydrogène et l’azote488, relate-t-il, soumis à une décharge électrique produisent un gaz


appelé ammoniac, de formule NH3, soluble dans l’eau et possédant une odeur âcre. Si
l’archange, avocat par excellence du mécanisme, est capable de percevoir la structure
microscopique de l’ammoniac sans la moindre difficulté, il ne peut, en aucun cas, prévoir son
odeur. Il pourrait, dans le meilleur des cas, prévoir des changements qui se produiraient au
niveau de la muqueuse nasale et des nerfs olfactifs, mais, en aucun cas, déduire de cette
connaissance la moindre odeur en général, et encore moins l’odeur particulière de
l’ammoniac, sans en avoir préalablement entendu parler. Il conclut de cet exemple que si les
« propriétés secondes » devaient dépendre du mouvement et de l’arrangement des particules
matérielles qui ne possèdent pas elles-mêmes ces mêmes propriétés, alors les lois qui

486
BROAD, Charlie Dunbar. The Minds and its Place in Nature, op. cit., p. 67 : « Now it is obviously possible
that, just as the characteristic behaviour of a first-order compound could not be predicted from any amount of
knowledge of the properties of its elements in isolation or of the properties of other first-order compounds, so the
properties of a second-order compound could not be predicted from any amount of knowledge about the
properties of its first-order constituents taken separately or in other surroundings. » (Ma traduction)
487
Ibid., p. 71 : « If the emergent theory of chemical compounds be true, a mathematical archangel, gifted with
the further power of perceiving the microscopic structure of atoms as easily as we can perceive hay-stacks, could
no more predict the behaviour of silver or of chlorine or the properties of silver-chloride without having
observed samples of those substances than we can at present. And he could no more deduce the rest of the
properties of a chemical element or compound from a selection of its properties than we can. » (Ma traduction)
488
Dans le langage des chimistes contemporains, il s’agit du dihydrogène et du diazote.
266
traduisent cette dépendance sont certainement des lois émergentes, ultimes et uniques ; ainsi
le mécanisme n’est-il d’aucune utilité pour comprendre les comportements des êtres vivants,
conclut-il. Cet épisode de l’archange rappelle celui du calculateur de δaplace d’Alexander et
l’impossibilité de déduire les propriétés du tout par rapport à celles de ses ingrédients.
Broad estime qu’il lui importe, en tant que philosophe, non pas de trancher la question de
la pertinence du recours au mécanisme ou à la théorie de l’émergence dans les domaines de la
chimie et de la biologie, mais de réfléchir sur le statut logique de ces deux théories. Il affirme
cependant qu’aucun chimiste ou physiologiste ne peut, en pratique, recourir uniquement à la
théorie mécanique. Broad admet qu’il est des cas où le raisonnement mécaniste est pertinent
pour déduire un tout à partir de ses parties en termes de position, taille, forme, mouvement et
arrangements. Ceci est toutefois loin d’être toujours possible. Ainsi les chimistes et les
physiologistes se retrouvent donc obligés, indépendamment de leurs propres idées en la
matière, de faire comme si les complexes qu’ils étudient avaient des propriétés émergentes
afin que leur travail demeure cohérent et l’horizon de leurs recherches ouvert489. En ce sens,
l’émergence est une hypothèse utile, fédératrice et constructive. Que de pragmatisme !
Le mot de « niveau » apparaît alors dans le texte pour désigner l’organisation de la
matière en différents agrégats à des échelles d’espace différentes (microscopique,
macroscopique) ainsi que celui de « hiérarchie » pour désigner une description des liens entre
les sciences (p. 77) : « Nous pourrions, si nous le souhaitons, suggère-t-il, nous accorder sur la
vision qu’il n’existe qu’une seule catégorie fondamentale de « matériau » à l’origine de tous
les autres corps. εais nous nous retrouverions dans l’obligation d’admettre qu’il existe des
agrégats de différents ordres. »490

Broad, à l’instar d’Alexander, se réfère à un monisme : il existe une seule matière mais
des modes relationnels différents. Broad adapte son vocabulaire afin de décrire la hiérarchie
entre niveaux d’organisation qu’il vient d’introduire explicitement. Il se réfère aux « lois
intra-ordinales » et aux lois « trans-ordinales » pour compléter sa caractérisation de
l’émergence. Il étend également sa classification des propriétés du niveau « le plus élevé »,
qui pouvaient jusqu’à présent être « réductibles » dans le cas du mécanisme ou « ultimes »

489
BROAD, Charlie Dunbar. The Minds and its Place in Nature, op. cit., p. 76 : « No physiologist in practice
professes to deduce the laws of living matter simply from what he knows of the properties which the constituents
of living bodies, or substances more or less like them, exhibit in non-living wholes; any more than a chemist in
practice professes to deduce the properties of a compound wholly from the properties of its elements when free
or in other combinations and from the supposed structure of its molecules. Thus, whatever the ultimate truth of
the matter may be, both the chemist and the physiologist are forced in practice to behave as if the complexes
with which they deal had emergent properties. » (Ma traduction)
490
Ibid., p. 77 : « We might, if we liked, keep the view that there is only one fundamental kind of stuff. But we
should have to recognise aggregates of various orders. » (Ma traduction)
267
dans le cas de la théorie de l’émergence, en intégrant la catégorie des « propriétés neutres »
que des corps appartenant à tous les niveaux d’organisation peuvent manifester. Bref, il
recherche à définir l’émergence d’un point de vue nomologique après l’avoir définie en
termes de propriétés non réductibles d’un domaine d’existence à un autre et l’avoir
partiellement formalisée sous la forme R (A, B, C). Il écrit :

« Une loi trans-ordinale serait une loi qui connecte les propriétés d’agrégats d’ordres adjacents. A
et B seraient adjacents et en ordre ascendant, si chaque agrégat d’ordre B est composé d’agrégats
d’ordre A, et s’il a certaines propriétés qu’aucun agrégat de l’ordre A ne possède et qui ne peuvent pas
être déduites des propriétés d’ordre A et de la structure du complexe d’ordre B, par l’intermédiaire
d’une loi de composition qui se serait manifestée à des niveaux moins élevés. Une loi intra-ordinale
serait une loi qui relie les propriétés des agrégats appartenant à un même ordre. Une loi trans-ordinale
serait une affirmation du fait irréductible qu’un agrégat, composé d’agrégats d’ordre immédiatement
inférieur pris dans tels ou tels proportions et arrangements, aurait telles ou telles caractéristiques et
propriétés non-déductibles. »491

Broad définit ainsi les lois émergentes en les identifiant aux lois « trans-ordinales » qui
sont des lois irréductibles. Il donne l’exemple de ce qu’il appelle le « pouvoir de
reproduction » d’un organisme qui serait une caractéristique « ultime » du vivant. La loi qui
permettrait d’affirmer que tous les agrégats, composés de telles et telles substances chimiques
dans telle ou telle proportion ou relation (configuration), ont le pouvoir de se reproduire serait
une loi « trans-ordinale ». Les lois qui relieraient la reproduction aux autres caractéristiques
ultimes des corps vivants seraient des lois « intra-ordinales ».
Un grand nombre d’autres faits comme les battements du cœur doivent être des
caractéristiques réductibles au niveau de l’organisme, c’est-à-dire que bien qu’ils soient
caractéristiques des êtres vivants, ils devraient, en principe, être déductibles de ce que nous
savons non seulement des propriétés chimiques, physiques et mécaniques des agrégats non-
vivants, mais aussi de la structure particulière du corps vivant. δa conservation de l’énergie,
la propriété de la masse inertielle et gravitationnelle, entre autres exemples, seraient des
propriétés « ordinales neutres », puisqu’elles apparaissent inchangées aux niveaux des êtres

491
Ibid., pp. 77-78 : « A trans-ordinal law would be one which connects the properties of aggregates of adjacent
orders. A and B would be adjacent, and in ascending order, if every aggregate of order B is composed of
aggregates of order A, and if it has certain properties which no aggregate of order A possesses and which cannot
be deduced from the A-properties and the structure of the B-complex by any law of composition which has
manifested itself at lower levels. An intra-ordinal law would be one which connects the properties of aggregates
of the same order. A trans-ordinal law would be a statement of the irreducible fact that an aggregate composed of
aggregates of the next lower order in such and such proportions and arrangements has such and such
characteristic and non-deducible properties. » (Ma traduction)

268
vivants, des composés chimiques et des éléments. Le statut épistémologique des lois « trans-
ordinales » et des caractéristiques « ultimes » apparaît clairement lorsque Broad écrit :

« Il n’y a rien, autant que je sache, de mystérieux ou de non scientifique à propos d’une loi trans-
ordinale ou de la notion de caractéristique ultime d’un ordre donné. Une loi trans-ordinale est aussi
bonne que n’importe quel autre type de loi ; et, une fois qu’elle a été découverte, elle peut être utilisée
comme tout autre loi pour suggérer des expérimentations, faire des prédictions, et nous permettre
d’avoir un contrôle pratique sur les objets extérieurs. δa seule particularité des lois trans-ordinales est
que nous devons attendre que son instanciation soit effective dans un objet d’un ordre supérieur avant
de pouvoir la découvrir en tant que loi ; et que nous ne pouvons pas la déduire à partir de la
combinaison de lois que nous avons découvertes en observant des agrégats appartenant au niveau
inférieur. »492

Le pragmatisme de Broad est net dans ce paragraphe, en particulier lorsqu’il écrit : « Une
loi trans-ordinale est aussi bonne que n’importe quel autre type de loi. » Du moment que cette
loi permet, à l’instar des autres lois connues, d’expliquer, de prédire, bref de continuer à faire
avancer la science, il n’y a aucune raison de voir en elle quelque chose de « mystérieux » et
de « non scientifique ». Broad retient surtout le rôle fonctionnel des « lois » en science.
Une nouvelle fois, le recours à des considérations ontologiques et épistémiques dans le
même livre ne renvoie pas à ce que de nombreux philosophes considèrent comme deux
approches incompatibles de l’émergence, à savoir « l’émergence ontologique» et
« l’émergence épistémologique », mais à une approche simplement pragmatique de
l’émergence. Cette dualité n’est qu’apparente dans les textes de la plupart des émergentistes
britanniques. Quelle qu’en soit la raison, une métaphysique des relations et des relata, la
définition ouverte et provisoire d’un corps défini comme faisceau de propriétés, une
cosmologie du sentir et de « l’être-ensemble », une forme de pragmatisme couplée à des types
ontologiques de « relationnalité », ces systèmes émergentistes n’en sont pas moins autant
d’exemples d’articulation de l’émergence avec la théorie de l’évolution, la chimie, la
physiologie, le rejet du vitalisme et du mécanisme, et tant d’autres facteurs humains et non-
humains.
Les réseaux formés acquièrent une cohérence provisoire et une certaine mobilité au gré
des circonstances, des connaissances qui ne cessent de changer, et des problèmes à résoudre

492
Ibid., p. 79 : « There is nothing, so far as I can see, mysterious or unscientific about a trans-ordinal law or
about the notion of ultimate characteristics of a given order. A trans-ordinal law is as good a law as any other;
and, once it has been discovered, it can be used like any other to suggest experiments, to make predictions, and
to give us practical control over external objects. The only peculiarity of it is that we must wait till we meet with
an actual instance of an object of the higher order before we can discover such a law; and that we cannot
possibly deduce it beforehand from any combination of laws which we have discovered by observing aggregates
of a lower order. » (Ma traduction)
269
qui se reformulent à mesure que la science et la société changent. Le retour aux textes
originaux montre, une nouvelle fois, à quel point la séparation entre émergence ontologique
d’un côté et émergence épistémologique de l’autre est nuançable, si ce n’est révisable, car elle
ne tient pas du tout compte de la singularité des agencements accomplis par les auteurs eux-
mêmes. σ’est-elle, en ce sens, qu’une classification normative utile pour comparer des
approches entre elles et non une étape nécessaire de caractérisation de l’émergence ? Quelle
que soit la réponse, et indépendamment de la grande qualité des travaux proposés, leurs
argumentations ne peuvent s’affranchir d’un retour aux textes eux-mêmes, dans leur totalité
et dans le détail, et ne pourront se confiner elles-mêmes dans la répétition à la fois normative,
normalisante et ornementative de passages choisis. Il est temps de faire un deuxième bilan à
ce stage de notre enquête.

3.7 Deuxième bilan de notre enquête : emergere et chimie

J’ai simplement voulu rétablir, dans ce chapitre, la densité et la richesse des travaux des
émergentistes britanniques et montrer que ces approches doivent être comprises dans le cadre
des problèmes auxquels ces philosophes ont souhaité apporter des éléments de réponse. La
seule référence que nous lisons, le plus souvent, à propos de Lewes dans la littérature
contemporaine relative à la question de l’émergence est liée à l’introduction du terme
émergent contre celui de résultant. Où sont passés sa philosophie des évènements, sa
définition de la chose comme « groupes de relations », et tant d’autres détails qui donnent
corps à son concept d’émergence ? Détails, dis-je ? En sont-ils vraiment ? De la même façon
où sont passés les nombreux développements que propose Mill à propos du débat entre
nominalistes et universalistes et sans lesquels son approche logique puis nomologique de
l’émergence perd une partie de son sens ?
J’exprime ma surprise par rapport au fait que de nombreux philosophes de l’émergence
qui se réfèrent aux émergentistes britanniques, souvent en citant les mêmes passages liés à la
chimie, ne prennent pas davantage en considération l’ensemble du texte qui permet de
mesurer les enjeux, les choix, et les problèmes à résoudre. Il n’est, bien sûr, pas possible
d’approfondir ce type de considération dans une publication dont la longueur est soumise à
des restrictions. Il me semble toutefois que le cadre de pensée, ses présuppositions, et son
évolution mériteraient d’être davantage évoqués.
εais il ne s’agit pas seulement de longueur de texte et de priorités dans l’élaboration
d’une publication, contraintes et choix que nous connaissons tous, il s’agit surtout, à mon

270
sens, de méthode, de façons de faire de la philosophie. Pouvons-nous abstraire une pensée de
la pratique philosophique de laquelle elle est issue ? Pouvons-nous « décontextualiser » une
pensée, sans la caricaturer et la « dénaturer » ? La réponse va de soi et elle est négative. Il
n’empêche, qu’en pratique, beaucoup de travaux utilisent les exemples chimiques des
émergentistes britanniques afin d’illustrer leur propos, ou, parfois et plus rarement, comme
sources de raisonnement, sans se référer à la philosophie relationnelle que Lewes, Alexander
et Morgan ont tâché de construire. Extraire un texte, des passages choisis, comme s’ils étaient
autonomes, pose problème. δe sens émerge d’un tout, non de la somme de parties ! Certes,
mais d’un tout qui apparaît dans l’usage des propositions comme l’a montré le second
Wittgenstein493, bref, d’un tout situé au milieu d’un ensemble d’usages ancrés dans la vie !
Les concepts ont une histoire. Oublier ce point, les couper de tout ancrage dans la vie, revient
à tarir une source, bref, à fermer des portes.
Toute comme William James mais avant lui, Friedrich Nietzsche a souligné la dimension
historique des concepts494. Il a en outre mis en relief leur ancrage dans les pratiques humaines
et a largement insisté sur leur utilité et leur plasticité495. Pourquoi ai-je tant insisté sur la
forme de mimétisme qui me semble présente dans la plupart des publications à propos de
l’émergence ? Pour les disqualifier ? Certainement pas ! Pour les inclure dans une perspective
plus ouverte qui montre d’autres facettes de la question de l’émergence en vue d’échapper à
une opposition des sciences ? Oui, en partie au moins, à condition de se rappeler la définition
que Deleuze et Guattari proposent d’un concept dans Qu’est-ce que la philosophie ? :

« [U]n concept a un devenir qui concerne cette fois son rapport avec des concepts situés dans le
même plan [d’immanence]. Ici, des concepts se raccordent les uns aux autres, se recoupent les uns les
autres, coordonnent leurs contours, composent leurs problèmes respectifs, appartiennent à la même
philosophie, même s’ils ont des histoires différentes. En effet, tout concept, ayant un nombre fini de
composantes, bifurquera sur d’autres concepts, autrement composés, mais qui constituent d’autres
régions du même plan qui répondent à des problèmes connectables, participent d’une co-création. Un
concept n’exige pas seulement un problème sous lequel il remanie ou remplace des concepts
précédents, mais un carrefour de problèmes où il s’allie à d’autres concepts coexistants. »496

493
WITTGENSTEIN, Ludwig. Philosophical Investigations, Translated by Anscombe, G.E.M. 2nd edition,
Blackwell, Oxford, 1997.
494
NIETZSCHE, F. W. All Too Human: A Book for Free Spirits, Trans. R. J. Hollingdale, Cambridge University
Press, Cambridge, 1926 [1878]. La version française existe sous le titre Humain, trop humain. Un livre pour
esprits libres et a été publiée à maintes reprises. Le hasard de mon parcours a fait que j’ai lu les versions
anglaises des textes de Nietzsche, je les prends donc comme références bibliographiques.
495
NIETZSCHE, F. W. The will to power, in The complete works of Friedrich Nietzsche, LEVY, O. (Ed.), Foulis
T.N., Edinburgh and London, 1910 [1901]. Traduit en français sous le titre La volonté de puissance.
496
DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix. Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., pp. 23-24. δ’italique est
celle des auteurs.
271
Ma démarche devient à présent plus claire. Je ne pouvais pas ne pas explorer
attentivement les textes des émergentistes britanniques, il me fallait identifier le carrefour de
problèmes dans lequel le concept d’émergence prend son sens pour chaque auteur lorsqu’il
utilise des exemples issus de la chimie. Cette enquête est d’autant plus importante, et ce au-
delà de la traversée du désert qu’implique la lecture de livres de plus de mille pages en langue
étrangère pour la plupart, que les publications se réfèrent toutes à quelques mêmes passages.
Il est question de connexions, de consistances à mettre en relation avec des pratiques sous
réserve de les respecter, c’est-à-dire d’avoir identifié des réquisits qui permettent de les
ponter à un concept qui n’a d’autres prétentions que d’être pertinent et utile dans ce cadre
d’activités humaines. δe retour aux textes et le retour aux pratiques ne pouvaient ainsi qu’être
coprésents dans mon enquête. Deleuze et Guattari précisent :

« [C]haque concept renvoie à d’autres concepts, non seulement dans son histoire, mais dans son
devenir ou ses connexions présentes. (…) [δ]e propre du concept est de rendre les composantes
inséparables en lui : distinctes, hétérogènes et pourtant non séparables, tel est le statut des
composantes, ou ce qui définit la consistance du concept, son endo-consistance. (…) [C]haque concept
sera donc considéré comme le point de coïncidence, de condensation ou d’accumulation de ses propres
composantes. (…) δes rapports dans le concept ne sont ni de compréhension ni d’extension, mais
seulement d’ordination, et les composantes du concept ne sont ni des constantes ni des variables, mais
de pures et simples variations ordonnées suivant leur voisinage. Elles sont processuelles, modulaires.
(…) δe concept est à la fois absolu et relatif : relatif à ses propres composantes, aux autres concepts, au
plan sur lequel il se délimite, aux problèmes qu’il est censé résoudre, mais absolu par la condensation
qu’il opère, par le lieu qu’il occupe sur le plan, par les conditions qu’il assigne au problème. Il est
absolu comme tout, mais relatif en tant que fragmentaire. »497

δes concepts d’émergence proposés par δewes, εill, Broad, Alexander et εorgan
répondent à de nombreux problèmes que j’ai, au moins partiellement, explicités. Ils sont
« absolus » de part l’articulation qu’ils proposent, unique et centrale, mais relatif de part leur
circulation, leur échange, leur procès en lien avec le cadre de pensée de chaque auteur. Ils se
connaissent pour la plupart et font souvent référence aux travaux des autres, les arguments ont
partiellement circulé et ont entraîné des variations dans chaque articulation. Les problèmes à

497
Ibid., pp. 24-βθ. δ’italique est celle des auteurs. Je reprécise toutefois que je ne peux pas suivre Deleuze et
Guattari dans la distinction qu’ils proposent entre concepts, propositions et fonctifs. Cette distinction, qui répond
principalement à une vision logothéorique de la Science, ne me semble pas adaptée au contexte de certaines
(techno)sciences dont fait partie la chimie. Deleuze et Guattari reconduisent ainsi, sans avoir pris conscience,
une philosophie qui considère la physique et la mécanique classique comme les seuls modèles de production de
la scientificité, bref comme le seul mode de véridiction, l’unique façon de faire science. Je me permettrai de
faire, à ce propos, une remarque. Il est troublant de constater, en effet, à quel point le travail composite des
chimistes, cette mise en réseau, est semblable à la connexion des concepts qu’évoquent Deleuze et Guattari dans
le cadre de la pensée philosophique. δa technoscience chimique et la dynamique des concepts n’ont pas que des
points de divergence, bien au contraire. Je n’irai pas plus loin.
272
résoudre n’étaient pas forcément les mêmes, l’étude de la logique et de l’induction pour εill a
peu de choses à voir et à partager avec l’étude du lien entre le corps et l’esprit proposée, entre
autres, par Broad ou Lewes. Tous ont utilisé la chimie et la botanique. Tous se réfèrent à
l’idée d’évolution en biologie. Tous refusent le réductionnisme et le vitalisme. Ces
connexions leur ont valu d’être associés, a posteriori, à un mouvement émergentiste
« britannique ». Mais veillons à bien respecter la condensation que ces chercheurs ont réalisée
chacun singulièrement, en particulier si le but d’une étude les concernant est de saisir la
consistance et la densité du concept d’émergence dans chaque cas.
Je montrerai bientôt comment, en ne raisonnant que sur les formalismes de la chimie
quantique et à partir d’exemples bien choisis qui sont d’ailleurs repris d’une publication à une
autre, certains philosophes ont oublié que ces formalismes sont constitutivement liés, dès le
départ, au problème de l’émergence qu’ils ont pourtant l’ambition de penser ! Les méthodes
que nous utilisons, les langages que nous déployons, ne sont pas neutres et préconstitués. Ils
se construisent en contact avec les autres, humains et non-humains, de la même façon qu’ils
participent à les construire. C’est toute la différence entre une transposition, d’une méthode
ou d’un langage d’un cadre à un autre, et une traduction-transformation située qui est en jeu
dans mon travail.
δa situation est claire. Si je m’en tiens aux citations toujours rabâchées dans les
publications, étant donné l’essai préliminaire que j’ai proposé, je ne peux que disqualifier les
mises en relation du concept d’émergence avec la chimie qui ont été tentées par les
émergentistes britanniques. Et pourtant, si une attention toute particulière est accordée aux
textes alors il apparaît que Lewes a parfaitement compris le rôle constitutif des modes
d’intervention dans la définition de la chose ainsi que la codépendance des relations et des
relata. Il envisage même un scénario ouvert au procédé de fabrication dans le cadre d’une
métaphysique des corps actifs pensés comme groupes d’attributs. Et pourtant toujours,
εorgan propose, même s’il ne va pas plus loin, une définition d’un corps qui tente d’articuler
relationnalités intrinsèque et extrinsèque et qui ouvre la voie à un raisonnement à « trois
niveaux » : le tout, les parties, et le milieu associé. Alexander lui-même ne pense-t-il pas la
dépendance mutuelle des relata et des relations ainsi que l’évènement et le procès ? Je retiens
également la notion relationnelle de « collocation » proposée par Mill et Bain ou celle de
« constellation » proposée par Alexander, même si j’ai tendance à les penser en dehors du
cadre de la mécanique classique et plus en termes de structure relative à un mode d’accès, un
solvant ou la taille d’un nanocomposé. Bref, ces émergentistes ont partiellement identifié
certains réquisits que mon essai préliminaire a permis de clarifier, même s’ils avaient une
273
autre connaissance, une autre façon de faire de la philosophie des sciences, et des objectifs
bien différents des miens.
Je me devais donc, en tant qu’apprenti en philosophie et en épistémologie, de revenir à ces
textes pour prendre toute la distance nécessaire par rapport à une nuée de publications trop
convergentes qui ne cessent de répéter les mêmes citations et qui oublient ce faisant que, non
loin du passage cité, parfois seulement quelques lignes plus loin, est exposée la notion de
« groupes de relations » qui ouvre des perspectives très intéressantes pour penser
l’émergence. Bien sûr, une thèse ne peut exposer toute la richesse de ces travaux, et je suis
conscient qu’une vie de travail n’y suffirait pas. Toujours est-il qu’il ne m’était impossible de
ne pas évoquer, même très partiellement, ces textes dans une enquête, à cette heure ouverte, à
propos d’une mise en relation du concept d’émergence avec la chimie et la chimie quantique.
Le retour aux textes philosophiques et aux pratiques technoscientifiques marquent deux choix
forts de ce travail de thèse. Je refuse le mimétisme. Je refuse le confort de chemins tracés
d’avance que je n’ai pas au moins partiellement explorés et compris par moi-même. Je refuse
la passivité intellectuelle ! Je souhaite prendre au sérieux les textes par respect pour les
auteurs et par envie de réfléchir sereinement et de m’instruire.
Des différences nettes apparaissent inévitablement entre ces travaux et le mien. Les
émergentistes britanniques n’explorent pas, dans le détail, les façons de faire des chimistes.
Mill et Bain se concentrent sur les raisonnements que les chimistes proposent, Lewes évoque,
sans les développer, les opérations de laboratoire. En ce sens, si Lewes a intégré le rôle du
« milieu » d’un point de vue conceptuel, il n’a pas franchi le cap de l’étudier dans le cadre de
sa pratique philosophique, le but de ses travaux n’était pas d’explorer des pratiques dans les
laboratoires de l’époque, et ce d’autant plus que cela ne se faisait tout simplement pas. Par
ailleurs, comme l’a montré Canguilhem, la notion de milieu elle-même (terme qui n’apparaît
qu’une fois, à la page λλ, dans le texte de δewes dans l’expression « vie et milieu inerte ») est
en jeu au XIXème siècle, elle ne va pas de soi498. Il faudra attendre le XXème siècle pour voir
apparaître, ou plutôt réapparaître si nous nous souvenons des travaux comme ceux de Diderot,
ce type d’études pratiques avec des chercheurs comme Harré, δatour, Dagognet, Bensaude-
Vincent, Stengers, Pickering, Caillon, Hacking, Lynch, Galison, et bien d’autres.
Par ailleurs, je ne peux à l’évidence pas suivre les philosophes émergentistes britanniques
lorsqu’ils proposent, en dépit du concept de relationnalité extrinsèque, une ontologie reposant
sur un modèle linéaire et stratifié des niveaux d’organisation car, je l’ai montré, les chimistes

498
Canguilhem, Georges. La connaissance de la vie, op. cit.
274
pensent et « agissent » ensemble le tout, ses parties et le milieu associé ; bref ils pensent la
codépendance des niveaux et mettent au point des moyens pour la renforcer. De la même
façon, je ne peux pas les suivre dans un scénario qui ne fait intervenir finalement, et ce margé
quelques ouvertures, que l’entité et ses parties. Peu importe mes différences de pensée avec
ces chercheurs, la richesse de leurs travaux est comme un panneau indicateur qui m’oriente
vers des travaux sans cesse plus personnels et plus approfondis.
Je suis sensible pour finir à l’interprétation des travaux de εill proposée par σancy
Cartwright, en particulier à son insistance sur le recours proposé par Mill à la notion de
« tendance » de la nature499. δe travail de Cartwright m’a conduit à relire le texte de εill afin
de relier cette notion d’émergence à celle de tendance. δes causes peuvent fluctuer et
interférer mais parfois certains arrangements spécifiques sont stabilisés et provoquent des
comportements émergents, tant que ces arrangements persistent. Mill écrit en effet : « Toutes
les lois de causation, étant susceptibles d’être contrariées, doivent être énoncées en termes
affirmant seulement des tendances et non des résultats actuels. »500 La stabilité des tendances
de la nature est une piste intéressante pour penser l’émergence en termes dispositionnels ou de
capacités ; termes sur lesquels je reviendrai dans la dernière partie de ce manuscrit en les
confrontant à la notion d’ « affordance » proposée par Rom Harré.
Avant d’explorer les pratiques chimiques quantiques, car rien ne garantit, a priori,
qu’elles nous conduiront à identifier les mêmes réquisits ou d’autres bien différents, je tiens à
continuer mon enquête à propos des approches formelles (logiques et nomologiques) de
l’émergence qui ont été ouvertes, je l’ai montré, par εill et Broad. Pour ce faire, je vais me
référer à d’autres travaux philosophiques qui ne s’intéressent pas forcément à la chimie, mais
dont la signification devient toute autre dès lors que la spécificité des travaux chimiques est
prise en compte. Je vais ainsi m’interroger sur le sens que peut avoir en chimie, à supposer
qu’il y en ait un, l’élément indispensable à toute consistance logique ou nomologique d’un
concept d’émergence quel qu’il soit, à savoir la clause ceteris paribus.

499
CARTWRIGHT, Nancy. Nature capacities and their measurements, op. cit.
500
MILL, John Stuart. Système de logique déductive et inductive. Exposé des principes de la preuve et des
méthodes de recherche scientifique, Volume 1, op. cit., Chapitre X , « De la pluralité des causes et du mélange
des effets », p. 500.
275
IV. Approches formelles de l’émergence et clause ceteris
paribus en chimie

« Par l’étonnement, l’évident devient incompréhensible, l’ordinaire extraordinaire


sans que cela ait lieu sur le mode familier de l’incompréhensible ou d’un pur et simple
retournement. L’étonnement rend le bien-connu inconnu, et cela en un sens jusqu’alors
inconnu, le familier non-familier et cela en un sens non familier.»

Eugen Fink501

4.1 L’ornithorynque et l’individu chimique

Toutes les conclusions de l’essai préliminaire n’ont pas été tirées et je tiens ici à en
développer un nouvel aspect. Cette mise en place progressive de mon cadre de pensée me
permet d’expliquer ma démarche sans saturer l’espace de la réflexion dès le départ, et ce tout
en laissant possibles des ouvertures et l’établissement de liens nouveaux.
J’ai insisté dans mon essai préliminaire sur l’importance du contexte dans lequel se pose la
question de l’émergence. δ’émergence d’un dauphin des eaux océaniques n’implique pas les
mêmes considérations, ne serait-ce qu’en termes de continuité et de discontinuité des
phénomènes, que l’émergence de comportements collectifs à l’intérieur d’un groupe
d’étourneaux, pas plus qu’elle n’implique les mêmes enjeux et raisonnements que la sortie
d’un papillon d’un cocon dans lequel s’est produite la transformation d’un ver à soie, ou,
enfin, qu’elle ne corresponde à la situation relative à la synthèse de la s-tétrazine et à la
spécificité du travail quotidien des chimistes. C’est tout l’intérêt, à mon sens, d’un retour à
l’étude des contextes dans lesquels l’émergence est en jeu, que de faire apparaître ce lien à la
fois constitutif et sémantique, lien entendu au sens d’une dépendance, entre la question de
l’émergence et les pratiques et usages qui permettent de la penser. C’est ensuite seulement
qu’une mise en relation peut-être établie, a posteriori, entre un contexte, des enjeux, des
objectifs, des solutions à inventer et un concept d’émergence dont il s’agit de définir les
contours et le rôle dans ce cadre d’étude précis. Il ne s’agit donc pas, je le répète, d’envisager
un concept « absolu » d’émergence, à supposer qu’il soit possible de mener cette tâche à bien,
en faisant comme s’il était indépendant de tout ancrage dans une pratique. Il m’appartient, au
contraire, d’étudier dans le détail comment est localement rendue intelligible toute

501
FINK, Eugen. De la phénoménologie, traduction française D. Franck, Éditions de Minuit, Paris, 1975, p. 202.
276
instanciation considérée inédite et irréductible par rapport aux phénomènes qui lui sont
antérieurs ; à moins qu’il ne m’incombe plutôt d’élucider comment une articulation entre un
tout, ses parties, et le milieu associé est tentée dans un contexte bien particulier. Il s’agit ainsi
d’envisager les réquisits que devrait pouvoir satisfaire un concept d’émergence pour être
pensé et pouvoir être utilisé dans un cadre déterminé de l’action humaine, en l’occurrence
celui de la chimie ou de la chimie quantique. Ce concept, à supposer qu’il soit formulable,
devrait être relatif à un ensemble de façons de faire plutôt qu’être détaché des contextes dans
lesquels il est utilisé. Ce faisant, il ne devrait pas, à mon sens, être considéré comme
atemporel et métempirique. Mais alors et en d’autres termes, s’agirait-il d’un « concept non
général » ? Cette dernière expression retentit comme un insupportable oxymore, à la fois
risible, dérangeant et audacieux, à moins qu’elle n’invite, étonnamment, à envisager une
exploration de ce que nous désignons par « pensée ou science du général » à l’aune de la
chimie contemporaine et par « concept » à l’aune d’une épistémologie des pratiques ?
Je suppose les concepts que nous inventons ancrés dans notre vécu. « Ancrés » ne signifie
pas pour autant « entièrement dépendants » du vécu tel que nous le percevons ou le
représentons. « Ancrés » signale un défi d’articulation, dont les termes sont sans cesse
redéfinis, entre nos expérimentations et expériences d’un côté, et les facultés sensibles et
intellectuelles, changeantes et donc provisoires, réelles ou simplement postulées, dont nous
disposons à un moment donné, collectivement et individuellement, et avec lesquelles nous
vivons, de l’autre. « Ancrés » signale que nous nous plaçons dans un cadre de pensée qui
considère, pour être cohérent et fonctionnel, que ce qui est à notre portée concerne les
interactions dans lesquelles nous sommes engagés et desquelles il s’agit de produire un sens
de l’intérieur de ce vécu. Dans cette perspective, il ne peut y avoir de « point de vue de nulle
part », la production de concepts est une activité humaine qui dépend de notre vie, de nos
façons de faire, des modes d’accès à ce vécu, des situations auxquelles nous devons apporter
des réponses pour continuer à vivre en évitant, autant que faire se peut, de souffrir ; bref en
restant en contact étroit avec des besoins vitaux, des valeurs et des choix. Le cadre lexical et
réflexif auquel je me réfère est résolument empirique μ il fait appel à l’expérience, au vécu, à
des expérimentations, à des facultés, à une notion d’ancrage. Ces mots ont stimulé, et ne
cessent d’ailleurs de le faire, de nombreuses discussions en philosophie, en l’occurrence en
phénoménologie. Je m’en fais, bien volontiers, le vecteur de propagation, non pas en les
hypostasiant, mais en souhaitant montrer comment leur utilisation conjointe est
fonctionnellement auto-consistante dans le cadre d’une approche de l’émergence et d’une

277
réflexion à propos de la possibilité de toute capture logico-formelle de ce concept dans le
cadre de la chimie, tâche à laquelle je m’atèle dans cette partie de mon travail.
Ce choix lexical étant clarifié, toute la difficulté consiste alors à penser ensemble nos
facultés d’abstraction et de sentir, elles-mêmes dépendantes de cet ancrage, et l’écart par
rapport à nos attentes ; bref, la surprise d’une émergence, ou d’un « étonnement » pour parler
avec Fink. Et oui !, à un moment donné, les relations dans lesquelles nous sommes engagés en
tant qu’humains ne sont pas telles que nous les concevions, collectivement et
individuellement, en fonction de nos règles, outils théoriques, habitudes, désirs, attentes et
expériences passées. Notre propre définition en tant qu’humains dépend elle-même de cette
articulation, provisoire et risquée, que nous tissons entre nos désirs et nos intentions et ce à
quoi nous disons avoir affaire ; quel que soit, d’ailleurs, le vocable que nous attribuons à cette
« réalité qui résiste » afin de rendre intelligibles les limites de nos désirs qui s’imposent à
nous de facto. « Le langage [de souche indo-européenne], nous rappelle Umberto Eco, ne
construit pas l’être ex novo μ il l’interroge, en trouvant toujours, d’une manière ou d’une autre,
quelque chose de déjà donné (mais déjà donné ne veut pas dire déjà fini et complet). »502
Je me permets d’insister sur la présence « déjà donnée » de ce « quelque chose » et
l’incomplétude qui lui est attribuée pour pouvoir le penser. Je souhaite toutefois que ne naisse
pas ici un malentendu à propos de mes intentions. δorsque j’évoque ce « déjà là », je ne
suggère pas, à l’instar de Karl-Otto Apel503, qu’au cœur même de la pratique scientifique se
trouve « toujours déjà »504 présupposés des énoncés de nature prescriptive et non pas
seulement descriptive. εon objectif n’est pas de « découvrir les conditions éthiques de
possibilité et de validité de l’argumentation humaine et par là même de la logique »505. Je
reconnais, bien volontiers, que les normes éthiques jouent un rôle considérable dans
l’instauration des pratiques scientifiques, et ce bien au-delà de la seule prise en compte des
soi-disant « faits naturels », comme le soutient, en particulier, Jürgen Habermas lorsqu’il
utilise l’expression de « communauté d’argumentation »506. Mais attention, le « déjà là » que
je prends en charge n’est pas la traduction d’une présupposition, toujours déjà faite, paraît-il,
lorsque je commence à argumenter que la vérité pourra être atteinte, sans violence, dans un
consensus ultime et universel. Je ne recherche pas, « sur un mode performatif, la possibilité de
502
ECO, Umberto. Kant et l’ornithorynque, traduit de l’italien par Julien Gayrard, Grasset & Fasquelle, Paris,
1999 [Kant E L’Ornitorinco, Bompiani, εilan, 1λλ7], p. 77. Umberto Eco marque son insistance par l’usage de
l’italique.
503
APEL, Karl-Otto. L’Ethique à l’âge de la science, traduction française de R. Lelouch, Presses Universitaires
de Lille, 1986, p. 108.
504
Le fameux « immer-schon » de l’herméneutique.
505
APEL, Karl-Otto. L’Ethique à l’âge de la science, op. cit., p. 108.
506
HABERMAS, Jürgen. Connaissance et intérêt, traduction française de G. Clémençon, Gallimard, Paris, 1976.
278
satisfaire discursivement la validité intersubjective des prétentions subjectives à la vérité »507,
bref je ne vise pas un « a priori communicationnel », ou « des présupposés d’entente mutuelle
non pas historiques-contingents mais irréfutablement universels, qui en tant qu’ils fondent la
possibilité du doute et de ses limites et constituent à ce titre la fondation ultime des
prétentions à la validité, transcendent par principe les ressources relativisables des formes de
vie historiques-contingentes et sont à ce titre transcendantaux. »508 Bref, je ne porterai pas
mon attention essentiellement sur les règles immanentes d’une discussion entre chimistes,
mais serai très attentif aux fréquentes réévaluations de leurs pratiques en fonction de l’écart
des résultats empiriques par rapport à leurs attentes ; même si, reconnaissons-le, ces écarts
stimuleront d’autres consensus, a posteriori. La question que je me pose et qui me guide n’est
pas : « Si logique et science présupposent la morale, ne sommes-nous pas moraux qu’à la
condition de vouloir être logiques ? Et pourquoi le vouloir ? »509 Le « déjà là » que j’évoque
s’intègre dans une tentative de mise en relation du concept d’émergence avec la chimie et la
chimie quantique μ c’est l’incomplétude postulée de ce « déjà là » qui m’intéresse, et ce au
plus haut point.
La définition de ce quelque chose reste ouverte comme c’était déjà le cas, je l’ai signalé,
dans les écrits de certains émergentistes britanniques. Ouverte, dis-je, mais pourquoi ? Parce
que nous rendons intelligible notre vécu en affirmant qu’une résistance émerge de nos actions
et que ce bouleversement entraîne un redéploiement des processus sémiosiques510 face à un
phénomène inconnu et/ou inattendu dans un cadre d’expectatives donné. Comment faire face
alors à cette modification liée à une résistance ? Comment lui donner du sens ? En faisant
appel à une intuition platonicienne ? En considérant, avec les scolastiques, que l’entendement
humain accueille la quiddité de cette chose ? En estimant, au contraire et avec les empiristes
britanniques cette fois, que nous connaissons non des substances mais des sensations et que
l’entendement construit cette chose par association d’idées simples, primaires ou
secondaires ? En suivant Kant et en assignant une fonction synthétique-productive, et non pas
seulement abstractive, au vieil intellect agent ? Ou bien en nous référant à une articulation des

507
APEL, Karl-Otto. Le logos propre au langage humain, traduction française de M. Charrière et J.-P Cometti,
Combas, Editions de l’Eclat, Paris, 1λλζ, p. η1.
508
APEL, Karl-Otto. Philosopher avec Habermas contre Habermas, traduction française de M. Charrière,
Combas, Éditions de l’Eclat, Paris, 1λ8λ, p. 11.
509
THOMAS-FOGIEL, Isabelle. Référence et autoréférence. Etude sur le thème de la mort de la philosophie
dans la pensée contemporaine, Vrin, Paris, 2005, p. 152.
510
Dans son livre Lector in fabula, publié en italien 1985, puis en français en 1989 aux éditions Grasset (Biblio
essais) avec pour sous-titre Le rôle du lecteur, Umberto Eco introduit l’adjectif « sémiosique » pour désigner le
caractère du processus de la sémiosis. Sémiosique diffère de l’adjectif sémiotique en ce qu’il désigne un
mouvement du signe et non pas, contrairement à ce dernier, un état du signe ou une appartenance à une théorie
du signe.
279
notions et percepts antérieurs, comme le suggère Peirce, en parvenant, au fil d’une démarche
abductive, à l’élaboration d’une nouvelle entité, ou, encore, à celle de nouvelles corrélations
entre divers modes de production des signes, comme le propose Umberto Eco511 ?
Dans la Critique de la Raison Pure, Kant insiste sur l’indispensable co-présence des
catégories et des intuitions sensibles. Nulle dérivation de lois à partir des catégories n’est
possible sans expérience, de la même façon que nulle dérivation de ces mêmes lois ne le
devient à partir de l’expérience sans faire appel aux catégories. Il faut, au contraire, envisager
les dépendances mutuelles des unes et des autres en faisant appel au schème transcendantal
comme médiateur ; le schème étant lui-même un produit de l’imagination512. Le divers est
donné dans l’intuition sensible, mais l’unité du divers en général ne nous est accessible qu’en
vertu d’un acte de synthèse de l’entendement513. Deleuze insiste sur les aspects procéduraux
et diagrammatiques du schème et affirme que ce dernier : « ne consiste pas en une image,
mais en relations spatio-temporelles qui incarnent ou réalisent des relations proprement
conceptuelles. »514 Les anticipations de la perception supposent que la réalité dont nous
faisons l’expérience est un continuum segmentable. Cette hypothèse n’est pas, selon Kant, un
résultat d’une observation parmi d’autres mais un présupposé de la connaissance de la nature
en général qui permet la construction des schèmes.
Cette continuité se retrouve, soit dit en passant, au cœur des principes qui permettent aux
chimistes d’associer des mécanismes réactionnels aux transformations chimiques qu’ils
mettent au point. Dans la théorie de l’état de transition, le postulat de Hammond précise
que lorsque deux états, par exemple un état de transition et un intermédiaire instable, se
succèdent dans un processus réactionnel et ont presque la même énergie, alors leur

511
ECO, Umberto. La production des signes, Librairie Générale Française, Paris, 1992 [1976].
512
Je ferai abstraction, dans un seul souci de focalisation sur la problématique de la thèse, de la discussion, fort
intéressante au demeurant, à propos du statut de l’imagination en lien avec le schématisme kantien. Est-elle
simple intermédiaire entre entendement et sensibilité (2 ème édition) ou bien leur source originaire (1 er édition) ?
Je fais simplement remarquer que tout auteur peut évoluer sur son parcours singulier de réflexion et que la
question de l’interprétation de son œuvre reste ouverte et fait appel à une stratégie d’étude, et à des choix
d’analyse des liens entre un tout et ses parties. Devons-nous, en effet, considérer chaque production isolée du
reste de l’œuvre ou, au contraire, étudier seulement l’ensemble ? « Tout », « parties », « études diachroniques ou
synchroniques » : le sens de tous ces mots est lié à des choix qui dépendent eux-mêmes de l’objectif de l’étude
menée, sachant, en outre, que ces mêmes choix reposent sur une hypothèse aisément discutable μ l’auteur crée
son œuvre de fond en comble ! Que dire, justement, si cette œuvre co-émerge avec son auteur ? Que dire, en
somme, si elle n’était pas prévisible en tant que telle dès le départ, bref si elle est en procès, inanticipable sous sa
forme publiée, voire instaurée au sens de Souriau ? Et si les questions d’herméneutique étaient liées à une
théorie de la connaissance tout autant qu’à une œuvre à proprement parler ? La question des liens entre un tout,
ses parties, et le milieu associé (cadres d’étude, linguistiques ou culturels ; objectifs assignés ; etc.) resurgit une
nouvelle fois et engage des choix méthodologiques et la quête d’assignation d’un sens, bref d’une consistance,
qui sont indissociables de leurs modes d’accès.
513
KANT, Emmanuel. Critique de la Raison Pure, Traduit en français par A Tremesayges et B Pacaud, Presses
Universitaires de France, Collection « Quadrige », 1993 [1781-1787].
514
DELEUZE, Gilles. La philosophie critique de Kant, Presses Universitaires de France, Paris, 1963, p. 28.
280
interconversion ne nécessite qu'une faible réorganisation des structures moléculaires 515. Une
fois cette continuité structurale supposée, il devient possible de construire des topologies
énergétiques sous la forme de surfaces d’énergie qui permettent, à leur tour, d’expliquer la
transformation moléculaire. Ce faisant, cette continuité permet une « schématisation » d’un
genre nouveau qui articule un ensemble de points dans l’espace, des algorithmes de calcul,
des concepts et des méthodes de la chimie quantique, des logiciels informatiques, et bien
d’autres ressources empiriques médiatrices.
Que se passe-t-il, nous demande Umberto Eco, lorsque nous devons construire le schème
d’un « objet » encore inconnu, comme un ornithorynque516 ? Découvert à la fin du XVIIIe
siècle en Australie, cet animal quadrupède paraît inclassable avec son bec, ses pattes palmées,
sa fourrure, sa queue de castor, les œufs qu’il pond et les petits qu’il allaite ; véritable
singularité parmi les singularités ! Que se passe-t-il, rajouterai-je, lorsque nous devons penser
tous ces individus chimiques qui prolifèrent à mesure que nos moyens d’action investissent
des espaces et des temporalités chaque jour plus réduits ? Comment penser cet individu
nouveau lorsque apparaissent inconciliables les parties que nous lui attribuons ? Comment
comprendre enfin les comportements inédits et les propriétés-caractérisations inattendues de
ces individus déroutants ? En réduisant le problème à une question de relation entre un tout et
ses parties ? En rangeant les qualités particulières sous un concept plus général ? En faisant
appel à un problème d’articulation et à un milieu associé à cet individu ?
J’ai insisté dans mon essai préliminaire sur le haut degré d’hétérogénéité des
nanocomposés, ornithorynques d’un genre nouveau, non-vivants bien évidemment, mais
tellement singuliers et faisant coexister, en leur sein, et ce de façon totalement impensable,
des corps qui étaient, il y a encore peu, jugés incompatibles entre eux par les chimistes les
plus expérimentés. Coexister, dis-je ? Il s’agit souvent bien plus que d’une agrégation ou
d’une somme de parties rendues coextensives, pour ainsi dire, dans un même corps, mais, au
contraire, d’une transformation partielle ou totale de ces parties à l’intérieur d’un tout inédit
sous un rapport particulier avec le milieu associé. Allons-nous, dans ce cas, appliquer une
« structure » d’un matériau en général pour les décrire par différentiation ? La diversité de ces
nanomatériaux impliquera-t-elle, en retour, la refonte des modèles structuraux, des procédures
diagrammatiques et des concepts chimiques qui permettront de prolonger l’activité
exploratoire de recherche ?

515
HAMMOND, G. S. « A Correlation of Reaction Rates », Journal of the American Chemical Society, 77,
1955, pp. 334-338.
516
ECO, Umberto. Kant et l’ornithorynque, op. cit.
281
Voici que les chimistes multiplient les détails aux interfaces, à la surface des grains, à
l’intérieur d’un corps, ou sur une courbe en chimie quantique. Ils recherchent le corps dont la
singularité permettra de répondre à un objectif précis comme celui de capturer tel ou tel
polluant et donc de le différentier d’autres individus chimiques, parfois très semblables, dans
un même mélange. C’est la différence qui importe et non plus la seule répétition d’une
structure ou d’une forme, bref la seule stabilisation d’un composé dont le degré de pureté
permet d’envisager une utilisation ou sa commercialisation. Cette capacité, inédite,
d’hétérogénéisation des matières dont disposent les chimistes, consacre le particulier et son
individuation tout en insistant sur leurs dépendances à un ou plusieurs milieux associés et un
ou plusieurs types de procédés. Il ne s’agit plus de classer les corps selon des fonctions
chimiques (alcools, aldéhydes, etc.) ou des « propriétés » (matériaux hydrophobes,
fluorescents, etc.), mais aussi et surtout de créer des corps composites en vue de réaliser une
tâche chaque fois plus sélective et spécifique ; bref d’agir et de faire agir autrement. A ce
corps correspond un type de procédé qu’il convient d’affiner sans cesse dans une succession
de modifications où procédé et corps se codéfinissent. La synthèse et l’analyse de ce corps
visent à établir sa singularité, sa différence fondamentale par rapport aux autres membres de
la classe de composés à laquelle il est dit appartenir par commodité d’usage. Les chimistes, en
dépit de la nécessité de taxonomies, ne confondent pas cette différence individuante avec ce
qui est identique, semblable, analogue ou opposé entre corps d’une même classe. Il s’agit de
produire, de décrire, d’inventorier et de mettre à profit des détails individuants et de les
identifier en caractérisant les relations que ce corps entretient avec d’autres corps selon les
contextes utilisés. Bref, pour parler avec Deleuze, la différence ne devient pas un objet de
représentation « par rapport à une identité conçue, à une analogie jugée, à une opposition
imaginée, et à une similitude perçue »517. Il ne s’agit pas exclusivement de reconnaître, de
répartir, de reproduire, et de subsumer par ressemblances des corps particuliers sous des
aspects plus généraux et unificateurs, mais de produire et de décrire une prolifération de
détails tout en déterminant des modes d’action inédits, bref en particularisant la science
chimique en autant de propriétés-caractérisations qu’il y a de modes d’accès explorés.
Les mêmes ingrédients, dans les mêmes proportions, peuvent, rappelons-le, se présenter
sous des structures très différentes en fonction du milieu et du procédé utilisés. Par ailleurs,
nous ne maîtrisons pas tout ! Une partie de nos actes nous échappe lorsque les corps
manifestent des propriétés-caractérisations que nous n’avions pas prévues ou lorsque leurs

517
DELEUZE, G. Différence et répétition, op. cit., p. 180.
282
effets sur la planète et nous-mêmes nous dépassent. En ce sens, la question du rapport entre le
particulier et le général à laquelle nous sommes renvoyés, en tout cas en partie, par l’irruption
d’un tout inédit, doit échapper à un discours de la maîtrise. Il me semble opportun de
souligner que la mise en relation de la question de l’émergence à la chimie que je vais établir
autorisera cette réflexion, tant éthique qu’épistémologique, qui ne se fait pas le vecteur de
propagation d’un discours de la maîtrise de la technique et de nos productions. Ce faisant,
cette approche ne considère pas que tout ce qui nous entoure relève du déploiement, linéaire
et inévitable, de la raison ou de la réalisation, pleine et irrésistible, de nos seuls besoins et
désirs.
Comment penser ce lien donc entre le particulier et le général alors que les modes d’accès,
chaque jour plus sophistiqués, restent inéliminables et que le rapport au milieu devient
déterminant ? En pensant la « catégorie de l’individu » ? « Quelle drôle d’idée ! »,
m’objecteriez-vous, et ce à juste titre. Kant pense la catégorie de l’unité, et non celle de
l’individu ! Ce faisant, il s’intéresse, au moins en partie, à la possibilité de fonder la vérité de
nos propositions sur les objets constitués par l’activité de la raison. Comme l’écrit Gérard
Sondag dans l’introduction de sa traduction du livre Le Principe d’Individuation de Scot :

« Si l’humanité peut être individuée chez « cet homme-ci » et « cet homme-là », et si elle l’est de
facto, le concept d’homme, quant à lui, ne le peut pas μ l’humanité possède, en tant qu’espèce, une unité
spécifique, tandis que l’homme, en tant qu’objet de l’esprit, a l’unité numérique d’un concept : une nature
est individuable et non-prédicable, un concept est prédicable et non-individuable (il est seulement
divisible en ses parties essentielles). »518

Comment penser alors un ensemble de propriétés-caractérisations qui émergent chacune


d’une interaction dans un milieu donné et selon un procédé particulier, sachant que ces
caractérisations peuvent très bien se retrouver incompatibles entre elles dès lors que le mode
d’accès varie ? En ayant recours au concept de « disposition » et en défendant un dualisme
des « propriétés » entre les propositions dispositionnelles d’une part et leur base
« catégoriale » de l’autre ?519 Ce faisant, plusieurs problèmes surgiraient comme l’éclair. Sans
prétendre à l’exhaustivité, j’en conçois aux moins trois. D’abord parce que la base, par

518
SONDAG, Gérard. « Introduction », in Le Principe d’Individuation de Duns Scot, traduit en français par
Gérard Sondag, Vrin, Paris, 2005, p. 33. La dernière partie de cette phrase est très intéressante car elle souligne
la non-compatibilité, selon Sondag, d’un concept avec un individu. La référence à une « nature » individuable et
non-prédicable reste, à mon sens, très discutable.
519
BROAD, Charlie Dunbar. The Minds and its Place in Nature, op. cit., p. 435. WEISSMAN, D. Dispositional
Properties, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1965. WEISSMAN, D. « Dispositions as
Geometrical-Structural Properties », Review of Metaphysics, n°32, 1978, pp. 275-297. PRIOR, E. W.
Dispositions, Aberdeen University Press, Aberdeen, 1985. THOMPSON, I. J. « Real Dispositions in the Physical
Word », British Journal for the Philosophy of Science, 39, 1988, pp. 67-79. ARMSTRONG, D. M., PLACE, U.
T., MARTIN, C. B. Dispositions: A Debate, Routledge, London, 1996.
283
exemple, la structure d’un nanocomposé donné, peut changer elle-même avec le contexte !
Ensuite car le sens du mot « propriété » à associer aussi bien aux dispositions qu’à la
microstructure qui est censée en être la « cause » est problématique. Enfin car le type de
causalité impliqué mériterait une réflexion de plus grande ampleur.
Comment faire alors ? En rendant intelligible cette structure en termes de dispositions des
éléments qui la composent sans oublier le rôle du milieu qui intervient sur eux ? Et si
l’individu auquel les chimistes ont affaire faisait voler en éclat les derniers vestiges d’un
raisonnement analytique, asymétrique et à caractère ontologique, qui vise à disjoindre
« propriétés dispositionnelles » et bases catégoriales pour penser le divers en faisant, au
contraire, apparaître encore plus clairement leur dépendance mutuelle ?
Comment définir, concevoir et « travailler » avec cet individu décrit comme groupe de
relations ou faisceau de performances, alors que sa définition dépend du procédé expérimental
et du milieu associé ? Est-ce même toujours un « individu » dans la mesure où sa définition
est ouverte, provisoire et contextuelle ? « Est »-il autre chose qu’une commodité langagière
qui vise à accorder des propriétés-caractérisations, différentes voire incompatibles, en
maintenant l’usage du couple sujet/prédicat dans le cadre performatif de traduction d’un type
de vécu ? Quelle généralité pouvons-nous évoquer dans ce contexte précis de pratique ? La
généralité d’une conjonction, d’une disjonction, ou d’une dépendance mutuelle entre un tout,
ses parties, et le milieu associé ?
Cette dernière question renvoie à une généralité apportée par une traduction mathématique
du problème et qui renvoie l’individu-objet à : (1) la limite d’une série de points de vue ou,
selon l’approche, à une somme indéfinie d’attributs ; (2) une intersection à la recherche d’une
référence commune perdue ; (3) un couplage qui articule des équations non linéaires qui
traduisent sa présence intermédiaire entre macro-niveaux et micro-niveaux. Nous ne cessons
d’inventer des outils mathématiques sur lesquels la pensée s’appuie pour réfléchir à la
question de la nature des choses et du résultat de nos actions sur elles. De nombreux
philosophes ont pris en charge ce problème, parmi lesquels, Platon, Descartes, Leibniz, Kant,
Bolzano, Husserl, Frege, Gonseth, ou, plus proche de nous, Anthony Wilden, Michel Bitbol et
Isabelle Stengers.
Quelle généralité pouvons-nous évoquer dans ce cadre précis de pratique ?, dis-je. S’agit-
il, au plus, d’un degré de généralité ? Ou bien, au contraire, des « contraintes formelles
générales », existantes ou postulées en raison de leur utilité, auxquelles tous les phénomènes

284
seraient censés se soumettre520 ? Faut-il envisager une théorie émergentiste de la connaissance
pour aborder ce type de questions ? Et si tel est bien le cas, la chimie peut-elle nous être d’un
quelconque secours ?
Il est possible d’apporter des éléments de réponse à ces questions en se référant aux
travaux de Peirce. Ce dernier suggère en effet de focaliser l’attention sur le résultat d’un
ensemble d’opérations ou d’un tissage de signes. Il écrit dans cette perspective :

« Si l'on cherche la définition du lithium dans un ouvrage de chimie, on trouvera peut-être qu'il s'agit
d'un élément dont le poids atomique est approximativement de 7. Mais si l'auteur est doué d'un esprit
plus logique, il indiquera que si vous choisissez parmi les minéraux vitreux, translucides, gris ou
blancs, très durs, cassants et insolubles, celui qui donne à une flamme incolore une coloration
cramoisie ; si vous mélangez ce minéral avec de la chaux ou de la mort-aux-rats pilée et si vous pouvez
dissoudre partiellement ce mélange dans de l'acide muriatique, puis une fois la solution évaporée, après
avoir extrait le résidu avec de l'acide sulfurique et l'avoir dûment purifié, si vous pouvez le transformer
en un chlorure par la méthode habituelle, obtenir ce chlorure à l'état solide, le fondre et l'électrolyser
avec une demi-douzaine d'éléments puissants jusqu'à ce qu'il en sourde un globule de métal argenté et
rosâtre qui flottera sur de l'essence, le matériau résultant de tout cela serait un spécimen de lithium » 521.

Cette approche du lithium permet d’échapper à un discours essentialiste et permet une


définition, ouverte et provisoire, de ce corps qui inclut des actes à reproduire, des relations du
lithium sur d’autres corps, et des degrés de généralité par classification. Selon cette définition,
le mot « lithium » représente en effet, non pas une essence, mais l’origine ou le résultat d’une
action. δa définition met l’accent sur la séquence des actions à accomplir sur et avec le
lithium ainsi que sur la série des contextes où tout chimiste a déjà travaillé avec du lithium et
doit s’attendre à le retrouver une nouvelle fois. Le mot lithium signifie donc l’ensemble des
règles procédurales que tout chimiste, en tant qu’agent, doit suivre pour former ou identifier
ce dernier. Ces contextes et procédures laissent la définition d’un corps chimique ouverte et
provisoire dans la mesure où, en utilisant le vocabulaire que j’ai précédemment proposé, de
nouvelles propriétés-caractérisations viendront s’agglutiner aux précédentes, voire en
permettront la réévaluation tout en ouvrant de nouvelles pistes d’exploration, bref en
stimulant la mise en place de nouvelles pratiques de recherche. Ce faisant, Peirce ne suit

520
PETITOT, Jean. Morphogénèse du sens, Volume 1, Presses Universitaires de France, Paris, 1985 et
« Modèles morphodynamiques pour la grammaire cognitive et sémiotique modale », Recherches sémiotiques, 9,
1-3, 1989, pp. 17-51.
521
Cité par Umberto Eco dans son article « Peirce et la sémantique contemporaine », traduit en français par
François Peraldi, in Langages, 14ème année, n°58, 1980, pp. 75-91 [86]. La citation est extraite du deuxième
volume de la série « Collected papers » consacrés à Peirce et publié, en huit volumes, par Harvard University
Press entre 1λγ1 et 1λη8. J’ai travaillé à la fois à partir du texte original et des travaux de Umberto Eco. J’ai
également étudié l’ouvrage de Claudine Tiercelin, Peirce et le pragmatisme, publié par les Presses Universitaires
de France en 1λλγ, afin d’élargir mes vues.
285
absolument pas la devise d’τckham ; il montre, bien au contraire, comment un terme se
substitue à la globalité de l’information qu’il transporte, ce qui suppose, en outre, une
approche dynamique, voire processuelle, du langage et de l’interprétation des signes.
Comme le souligne Umberto Eco, si le fait que le lithium soit vitreux ou dur semble
relever d’une prédication en termes de qualités générales, qu’en est-il du fait qu’il soit
mélangé avec de la chaux ? Etre dur correspond à une qualité ; réagir d’une certaine manière à
une manipulation donnée est une sorte de comportement ou d’ensemble de faits qui
confirment une hypothèse522, mais aussi, rajouterai-je, et ce bien volontiers, de faits qui
peuvent dépasser nos attentes et donc nous mettre en demeure de penser. A la logique
évoquée au début de la citation et qui nous porte à penser per generalia, c’est-à-dire en
réunissant des individus, ou des « spécimens » pour parler avec Peirce, sous des ensembles
(durs, vitreux, blancs, etc.), se substitue une attention accordée au processus de transformation
d’un individu en d’autres individus avant de repenser, même si Peirce ne le précise pas, de
nouvelles classes de réactions chimiques, comme je l’ai montré dans mon essai préliminaire.
Pour Peirce, la réalité est davantage un résultat qu’une simple donnée et l’idée de
signification implique une référence à un but. Je rajouterai également que ce à quoi nous
disons avoir affaire nous déborde et nous pousse à inventer des pratiques et des moyens de
traduire notre expérience en ayant recours au concept de signe. « Comprendre un signe, c’est
apprendre ce qu’il convient de faire pour produire une situation concrète où l’on pourra faire
l’expérience perceptuelle de l’objet auquel ce signe réfère », nous rappelle en substance
Umberto Eco523. Comme l’écrit Peirce lui-même :

« [L]a particularité de cette définition [du lithium] – ou plutôt de cette prescription qui est plus
utile qu’une description – c’est de nous dire ce que dénote le mot « lithium » en prescrivant ce qu’il
faut faire pour avoir de ce mot une connaissance perceptuelle. »524

δ’argument d’utilité introduit par Peirce dans ce dernier passage est très intéressant dans
la mesure où il indique le caractère non ontologique de sa démarche. Si la prescription est
plus « utile » qu’une description, elle va toutefois de pair avec elle car Peirce fait également
appel à l’analyse des qualités du spécimen lithium. Ce dont il est question est de comprendre
comment notre recours à la généralité ne peut être dissocié de la manière dont une fonction-
signe relie une expression donnée à un contenu particulier sous un certain rapport qu’il s’agit
de mettre à jour. Par voie de conséquence et du point de vue de la signification d’un terme, la

522
ECO, Umberto. « Peirce et la sémantique contemporaine », op. cit.
523
Ibid., p. 90.
524
Cité par Umberto Eco, et traduit en français par François Peraldi, in « Peirce et la sémiotique
contemporaine », op. cit., p. 90.
286
qualité blanc ou gris du lithium n’est pas incompatible à la réponse procédurale à une
hypothèse à propos des transformations possibles dans lesquelles le lithium se trouve engagé !
Comme le montre Umberto Eco, les expressions peuvent être utilisées pour se référer aux
choses ou états du monde mais renvoient à la culture et spécialement aux contenus élaborés
par une culture, en l’occurrence, tel ou tel domaine de pratiques chimiques dans notre cas
d’étude. L'univers sémiotique n'est plus alors composé de signes mais de fonctions
sémiotiques et de modes de production de signes dans un cadre prospectif particulier ce qui,
rajouterai-je, laisse ouverte la possibilité d’inventer ou de proposer de nouvelles articulations.
Sachant que, avec Umberto Eco toujours, l'invention est définie comme un « mode de
production qui exige que le producteur de la fonction sémiotique choisisse un continuum
matériel, non encore segmenté en fonction des intentions qu'il se propose, et suggère une
nouvelle manière de le structurer pour y opérer les transformations des éléments pertinents
d'un type de contenu »525. Sachant encore et enfin qu’« il n'y a jamais de signes en tant que
tels, et beaucoup de soi-disant signes sont des textes ; et les signes et les textes sont le résultat
de corrélations où entrent divers modes de production. »526
Le mot renvoie non plus à une référence unique mais à un réseau d’actions et de
prescriptions où s’entremêlent des fonctions sémiotiques et des productions de signification
en lien avec les « choses » qui nous font agir et communiquer et que nous faisons agir. Je
rajoute toutefois une condition à ce propos qui est celle de bien garder en mémoire que nous
sommes souvent pris au dépourvu car nos prescriptions et que nos actions dépassent bien
souvent nos attentes par leurs conséquences inattendues et imprévisibles.
Comment aborder ce qui n’est pas encore un « spécimen » par rapport à une classe
d’appartenance ? Comment évoquer ce tout, cet ornithorynque-ci, ce nanocomposé-là qui
sortent du divers ? Emergere, ai-je rappelé, vient du latin et peut être traduit par « sortir de »,
expression qui requiert un sens bien particulier, nous l’avons vu, dans le cadre des pratiques
chimiques. Peirce et Eco mettent en place une forme d’articulation en vue de répondre à ces
questions. δe tout est d’abord analysé selon des qualités (il est dur, blanc, vitreux, etc.) ; bref
il est segmenté, totalement ou selon quelques parties, afin d’être défini. Cet acte de division
ou d’abstraction du tout en qualités participe à une stratégie de dématérialisation qui consiste
à subsumer un tout par le biais de généralités qualitatives. Il s’agit d’une démarche de
purification qui sépare, segmente, associe, identifie, et reconnaît. δ’individu devient
équivalent à une somme de qualités. Pour autant, cette démarche ne suffit pas, selon Peirce et

525
ECO, Umberto. La production des signes, op. cit., p. 95.
526
Ibid., p. 111.
287
Eco, car elle conduirait à réifier quelques qualités en les substituant à l’individu, bref à nier la
singularité à laquelle ils pensent avoir affaire. Ni Peirce ni Eco ne visent à effectuer cette
réification qui conduirait à identifier des essences et, donc, à définir des propriétés
intrinsèques d’un couple « tout-parties », considéré comme coupé du monde et qui serait
pensé sans faire appel à la notion de temporalité. Ce faisant, ils se différentient d’un Scot
affirmant : « il est impossible que la substance soit individuée par un quelconque accident,
c’est-à-dire qu’elle soit divisée en parties subjectives par quelque chose qui lui viendrait de
dehors, et par quoi elle serait « celle-ci » et ne pourrait pas ne pas être « celle-ci ». »527 Ils
sortent par leur articulation de la position qui consiste à maintenir que la signification est
indifférente à toute position d’existence.
Il faut alors envisager le même individu comme un tout agissant, selon certaines
conditions prescrites et provisoirement stabilisées, sur d’autres individus dans un milieu
précis. Voici donc qu’entre en scène, et ce de façon complémentaire, une approche holistique
de l’individu qui prend en charge ses transformations. Il s’agit ici d’une démarche de
médiation qui porte son attention sur le rôle constitutif des relations et des modes d’accès
dans le devenir d’un corps-signe.
Ces deux démarches n’ont pas les mêmes objectifs et il serait inutile et non anodin, du
point de vue de la pensée et de la représentation, de faire comme si elles étaient utilisables
l’une sans l’autre. La première, qualitative, procède essentiellement par fragmentation de
l’individu. Elle abstrait des qualités dans le but de viser la classe qui le subsume. La seconde,
davantage quantitative, passe des prescriptions qui portent sur des types de relation, telle ou
telle classe de réaction chimique en l’occurrence, au tout non fragmenté. Ce faisant, elle prend
en charge des classes de propriétés-caractérisations, constitutivement définies par un mode de
préparation donné, et ce en vue de revenir sur l’individu en tant qu’ensemble des informations
que ses transformations véhiculent. Le premier raisonnement est analytique et réduit le tout à
une somme de qualités et de parties. La seconde, davantage holistique et synthétique, focalise
son attention sur un procès, bref sur la « transformativité » même de l’individu sous un
rapport particulier au monde qui l’entoure. Ce raisonnement concerne le tout, son milieu
associé, et certaines de ses parties qui sont définies comme dépendantes du contexte dans
lequel ce tout est inclus, comme par exemple la microstructure ou la macrostructure d’un
composé. Il vise, entre autres, des prédicats qui ne sont pas entièrement déterminés par le seul
sujet-individu. Cette démarche tente de définir un individu par ses modes opératoires de

SCOT, Duns. Le Principe d’Individuation, traduction française de Gérard Sondag, Vrin, Paris, 2005, § 111, p.
527

153.
288
disparition ou de persistance dans un milieu donné. A l’instar de δewes, Peirce et Eco, sans le
dire de cette façon, articulent donc deux types de description et, ce faisant, relient le tout, ses
parties, et le milieu associé en vue de produire une définition, ouverte et provisoire, d’un
individu-signe interprété dans un cadre fonctionnel et, donc, non essentialiste. Un mouvement
de réduction per generalia est associé à une série indéfinie de termes traduisant le devenir de
l’individu et les conditions de sa persistance. Réductionnisme et holisme se trouvent dépassés
par cette articulation qui tente de penser la définition mutuelle du tout, des parties, et du
milieu. J’interrogerai la convergence ou la divergence de cette série, ou en tout cas l’intérêt de
ces notions, lorsque, dans la dernière partie de cette thèse, des types de mise en relation du
concept d’émergence avec les pratiques chimiques, quantiques ou non, seront proposés.
A l’acte d’abstraire des qualités est associé l’acte de conjoindre des propriétés-
caractérisations afin de garantir la souplesse et l’ouverture d’une définition de ce à quoi nous
pensons avoir affaire. Cette alliance, subtile, d’une description par réduction et fragmentation
avec une conjonction ouverte de prescriptions permet de saisir ensemble un tout, ses parties,
le milieu associé dans le cadre d’une description fonctionnelle. Il est intéressant de faire
remarquer que l’individu disparaît et apparaît sans cesse dans cette articulation. Il disparaît
quand il laisse place à certaines qualités, il réapparaît quand des opérations sont prescrites
pour l’identifier, le purifier comme pour un corps chimique, et étudier sa persistance, et il
disparaît à nouveau quand il se transforme en présence d’autres corps. Il se disperse,
rajouterai-je, quand il correspond, en chimie, à un ensemble hétérogène de corps qui ont en
commun les mêmes ingrédients dans les mêmes proportions, mais dont la structure et
certaines propriétés-caractérisations dépendent du milieu associé et du procédé utilisé. Il est
même préférable d’écrire que la définition de cet individu a besoin de recourir à la notion de
dispersion pour pouvoir être rattachée au cadre des pratiques chimiques. Un problème de
passage à la limite va se poser. δ’individu deviendra t-il concevable à la manière d’un « pôle
d’identité » pour reprendre une expression chère à Husserl. δ’usage du mot identité devient
troublant ici. Identité de quoi ? D’un corps comme s’il était indépendant du contexte ? C’est
peu vraisemblable. D’un ensemble de prescriptions, bref de préparations expérimentales et
perceptives stabilisées ? Peut-être. Toujours est-il que cette définition devra renoncer au
principe du tiers-exclu et prévoir, au plus de façon fonctionnelle, l’idée d’une gradation-
dispersion de ce à quoi nous affirmons avoir affaire afin de rendre intelligible notre vécu.
Cette définition doit prendre en charge le procès d’individuation en tant que tel. Comme
l’écrit Simondon à propos des individus vivants :

289
« Pour penser l’individuation, il faut considérer l’être non pas comme une substance, ou matière,
ou forme, mais comme un système tendu, sursaturé, au-dessus du niveau de l’unité, ne consistant pas
seulement en lui-même, et ne pouvant pas être adéquatement pensé au moyen du principe du tiers
exclu ; l’unité et l’identité ne s’appliquent qu’à une phase de l’être, postérieure à l’opération
d’individuation. »528

Je rajouterai, bien volontiers, pour adapter ce propos au cas de la chimie que l’identité
serait plutôt celle d’une préparation stabilisée que celle d’un corps à part entière. J’insisterai
bientôt sur ce fait lorsque j’expliquerai le sens que peut avoir la clause ceteris paribus en
métrologie chimique. Quant à l’unité, son usage me semble problématique de par la
dispersion des corps et la réactivité qui leur est associée pour rendre les pratiques chimiques
intelligibles. Il me semble également que la notion de sursaturation au-delà de l’unité pourrait
être associée au caractère ouvert et provisoire d’une définition de l’individu, telle qu’elle est
envisageable à la suite des travaux des émergentistes britanniques. Je pense qu’une notion de
sursaturation comme dépassement de l’unité peut s’avérer utile pour penser l’émergence en
chimie. Elle pourrait même être rapprochée de la notion « d’ex-stance » que j’ai évoquée à
propos des travaux de Bachelard. Gardons en mémoire également les propositions
développées par Simondon et Scot à propos de l’impossibilité de définir un individu par la
seule quantité, la seule forme, ou les seuls ingrédients. Je n’ai cessé de l’écrire moi-même à
propos de la chimie dans mon essai préliminaire. Retenons également avec eux, mais aussi
avec Bachelard et Dagognet, qu’un individu ajoute quelque chose à la nature commune qu’il
n’épuise pas ; bref qu’un individu est à la fois plus et moins que l’espèce à laquelle il est dit
appartenir. Ces phrases ne sont pas sont rappeler les très nombreux travaux contemporains à
propos de l’émergence, même si curieusement ces auteurs ne sont que très peu, voire pas du
tout, cités par les philosophes contemporains qui se réfèrent massivement, je l’ai signalé, à
certains passages des travaux des émergentistes britanniques.
Je ne rejette pas enfin l’idée d’un singulier défini comme acte, approche qui peut être mise
en relation, à mon sens et sous certaines conditions, avec les travaux de Peirce et Umberto
Eco. Il sera nécessaire de confronter cette idée de singulier à celle de dispersion dans un
milieu donné. J’avoue en revanche être très distant de cette notion de « nature commune »
présentée par Scot, en particulier quand il souligne son indépendance par rapport aux modes
d’accès. Je reviendrai sur ces questions à la fin de manuscrit. Pour l’heure, une question
« survient », pardonnez-moi le jeu de mot, qui concerne l’analyse des mots par abstraction.

528
SIMONDON, Gilbert. L’individuation psychique et collective, Aubier, Paris, 1989, pp. 13-14.
290
Comment définir en effet le verbe « abstraire » dans ce cas ? Que signifie « abstraire des
parties ou des qualités » dans le but d’articuler un tout, ses parties et le milieu associé ?
Avons-nous affaire à type d’abstraction au sens où le chimiste « abstrait » tel ou tel corps
d’un milieu par une technique de séparation (chromatographie, distillation, précipitation
sélective et filtration, etc.) pour le représenter et le penser comme point de départ de nouvelles
transformations ? S’agit-il d’un « faire-sortir-de », d’un « tirer-de » à la manière des
scolastiques ? τu bien d’un « construire-au-moyen-de » en suivant, sur ce point, les
empiristes britanniques ? Ce type d’abstraction renvoie-t-il, enfin, à un « pur considérer-
séparément » en suivant la démarche proposée par Kant ?
La réponse à cette question ne va pas de soi et est rendue compliquée en raison des
variations sémantiques attachées à des mots comme schème ou catégorie dans la littérature
philosophique en général, et contemporaine en particulier. La définition se faisant par genre et
différence spécifique chez Aristote, appliquer des catégories revient dans ce cas à établir la
liste des prédicables alors que les catégories telles que les pensent Kant renvoient à des
actions et des fonctions de l’entendement qui sont bien plus abstraites. D’où l’intérêt, je le
répète, d’étudier attentivement les écrits des auteurs et de prendre la distance nécessaire pour
éviter toute confusion liée à l’usage de mots semblables. δa psychologie cognitive
contemporaine ne désigne-t-elle pas par l’adjectif « pré-catégoriel » ce qu’Aristote appelait
catégories ?
Mais revenons à notre propos, comment définir le fait d’abstraire ? Comme une démarche
de purification qui permet de réduire un tout à ses parties et qui devra être complétée par une
indispensable démarche de médiation, comme je l’ai montré à propos de la conceptualisation
des structures des nanocomposés ? Une nouvelle alliance entre linguistique et sémiotique
semble nécessaire pour répondre à ces questions. Sera-t-elle suffisante ? Quel lien ce propos
entretient-il avec le concept d’émergence et la chimie ? Je m’apprête à répondre plus
précisément à cette question, mais je souhaite d’abord, pour les besoins liés à la cohérence de
mon propos, développer davantage le raisonnement que je viens d’amorcer.
δ’hétérogène se démultiplie, ai-je souligné. Les chimistes n’en continuent pas moins, pour
autant, de classer et de répertorier, d’inférer et de subsumer, et de mettre au point des
procédés, des méthodes d’analyse et des règles performatives à rayon d’action toujours plus
local. Ils n’en utilisent pas moins certaines méthodes quantiques chimiques, bien plus
générales car applicables à des corps différents, qu’ils articulent ensuite à un réseau de
connaissances, de résultats d’expérience et de savoir-faire plus hétérogène encore ! Comment

291
se redéfinit, de nos jours, le rapport entre le général et le particulier, ou, pour parler avec les
philosophes contemporains, entre le type et l’occurrence (« token ») ?
δes deux individus, le nanocomposé et l’ornithorynque, peuvent être définis en termes de
dispersion en taille, en structure, en forme, et en composition. Cette dispersion constitue la clé
de voute des pratiques chimiques en vue de répondre fidèlement à un cahier des charges. Ce
constat est également partagé par les vétérinaires et le monde médical dans son ensemble.
Vétérinaires et médecins savent, tout autant, qu’il n’est pas rare que les jambes d’un même
individu n’aient pas exactement la même longueur, de la même façon qu’ils savent que les
glandes parathyroïdes, généralement au nombre de quatre chez les humains, peuvent changer
de localisation selon les patients, ce qui peut poser des problèmes dans le cadre d’une
chirurgie d’un patient atteint d’une parathyroïdie529.
Aller chercher deux ornithorynques strictement identiques, et revenez me les montrez si
vous les trouvez !
« Vieille question de la philosophie qui opposait déjà nominalistes et universalistes à
l’époque médiévale », me diriez-vous. D’ailleurs, à ce propos, Mill, l’émergentiste, n’évoque-
t-il pas lui-même, et ce largement, la question des universaux dans son traité A System of
Logic lorsqu’il pense l’émergence ?
« Mais pourquoi insistez-vous sur le b.a.-ba du quotidien ? », me demanderiez-vous, en
rajoutant : « Vous prenez ainsi, et c’est bien regrettable, le risque de sombrer dans le sens
commun ? » Si tel était votre réaction, je vous répondrais probablement comme suit :

« Parce que, ivres de représentation, nous effaçons bien souvent la différence d’un individu
derrière un exercice, supposé, de récognition, là où les concepts de rencontre fondamentale ou
d’émergence pourraient tout aussi bien être invoqués avec sérieux. Parce que nous ne cessons
d’évoquer des individus et des objets comme s’ils étaient indépendants des contextes et comme s’ils
pouvaient être rangés dans quelques tiroirs que signalent encore de rares étiquettes écrites à l’encre
supposée indélébile. Parce que, ce faisant, nous agissons comme si notre connaissance du monde était
d’une précision illimitée et comme si nous maîtrisions toute la situation. Parce que, toujours, nous
continuons bien souvent, sur le plan métaphysique tout au moins, à mettre de côté le caractère
approché de nos connaissances ou à mettre nos approximations sur le compte des seules « limites » de
nos instruments, de nos techniques et de nos facultés, en oubliant le rôle constitutif, au demeurant si
riche en implications philosophiques, des modes d’accès et des relations dans la définition même de
l’individu auquel nous affirmons avoir affaire. Parce que, pour finir, avant même de le pouvoir

529
CONTE-DEVOLX, Bernard & HENRY, Jean-François. « Traitement de l’hyperparathyroïdie primitive », in
Médecine Thérapeutique Endocrinologie & Reproduction, Volume 2, Numéro 4, Juillet-Août 2000,
Thérapeutique, pp. 335-339. ANCELLE, Thierry. Statistiques. Epidémiologie, 3ème édition, Maloine, Paris,
2011. BOUYER, Jean. Méthodes statistiques. Médecine et biologie, Estem, Paris, 1996.

292
connaître, nous avons effacé, au moins en partie, l’individu au profit d’une classe d’équivalence ou
d’un concept trop général alors que le chimiste cherche à individuer chaque jour davantage les corps. »

Si « l’approximation, c’est l’objectivation inachevée », comme l’écrit Bachelard pour


soutenir l’idée d’une dynamique profonde de la pensée530, il n’en reste pas moins que les
chimistes réalisent des matrices de référence par mélange de corps qu’ils apprennent, avec
l’expérience, à considérer comme « représentatifs » d’un contexte étudié. Il n’en reste pas
moins, tout autant, qu’ils effectuent des contrôles aléatoires de la qualité des produits à toutes
les étapes de leur production, et que les normes qui guident leur action reposent sur des tests
statistiques strictement encadrés et nombreux. Il n’en reste pas moins, enfin, que leurs
simulations et leurs calculs quantiques expriment des probabilités de réaction, des densités de
probabilité des électrons dans une molécule, ou bien les chances que la transformation ait lieu
d’une façon plutôt que d’une autre. Bref, le travail des chimistes utilise couramment ce
faisceau d’outils statistiques et probabilistes afin de faire face à cette dispersion en nombre,
masse, et structure, des individus qu’ils font agir au quotidien. Ils apprennent, non sans
difficulté, l’usage des mathématiques n’ayant jamais été l’apanage des chimistes, à associer
ces méthodes à leurs savoir-faire, afin de donner du sens à leur activité et de faire face à la
transformation inévitable des collectifs de corps ou des individus qu’ils utilisent, selon
l’échelle qu’ils explorent et les prérogatives qui sont les leurs.
Cette hétérogénéité des corps, cette diversité liée au contexte, cette dépendance mutuelle
des relations et des relata, cette omniprésence des intervalles de confiance dans une mesure,
cette habileté du chimiste à maintenir les corps dans un état de pureté acceptable
suffisamment longtemps pour qu’une réaction ait lieu ; bref, tout ce qui fait le caractère
approché et délicat de cette science est précisément ce qui est en jeu et que le philosophe
devrait prendre en charge. Alors, oui, je reviens bien volontiers à ce soi disant b.a.ba afin de
développer une épistémologie et une philosophie de la chimie à partir de et avec cette
dernière.
Chimistes et médecins, dis-je donc, utilisent des études statistiques pour traduire cette
notion opératoire et heuristique de dispersion. Cette statistique permet d’intégrer une forme
de généralité à partir de grandeurs moyennes, d’indicateurs de dispersion et de tests de
conformité ; sachant que ces grandeurs moyennes ne correspondent pas nécessairement à une
grandeur mesurée et qu’elles permettent néanmoins de faire des comparaisons et de prendre
des décisions sur la conformité de tel ou tel produit par rapport à un cahier des charges ou une

530
BACHELARD, Gaston. Essai sur la connaissance approchée, Vrin, Paris, 1986 (1927).
293
norme. Cette statistique utilisée dans le cadre des analyses chimiques ou les calculs de
probabilité réalisés à l’aide d’ordinateurs sont les ciments qui permettent de relier entre eux le
type de généralité d’un calcul, la puissance opératoire du concept de « réactivité chimique » et
la particularité d’une situation. Il est bon par ailleurs de se rappeler que la signification d’une
valeur moyenne peut être problématique, comme je l’ai souligné en évoquant le cas de
l’absence de matrice de référence dans le dosage des pesticides contenus dans les laitues ou
dans l’eau d’une rivière ; absence à laquelle tout chimiste qui fait des analyses
environnementales est confronté.
De fait, la valeur moyenne introduite ; la généralité des calculs utilisés mais aussi leur
particularité car certains tests statistiques sont plus adaptés que d’autres à une situation
donnée ; le sens à donner à une articulation impliquant le résultat d’une transformation ou
d’une mesure et l’usage de concepts opératoires ; tous ces éléments réunis prennent sens
ensemble et se définissent mutuellement en intégrant, dès le départ, le rôle du milieu associé
et des modes d’accès. Ce sont ces éléments que le chimiste fait tenir ensemble, et non les
seuls outils statistiques ou quantiques.
Une science arrive, paraît-il, à maturité lorsqu’elle atteint un degré suffisant de
mathématisation. Pas de science, sans généralité mathématique ; pas d’objectivité, sans
l’usage de fonctions déréifiantes ; pas de général, sans symbolique. Ces affirmations
supposent une représentation de la science, en l’occurrence celle d’une science qui traite du
général pour reprendre la devise d’Aristote, et non celle d’une science qui a affaire au
particulier ou à l’individu. τr nos instruments ont changé, de même que nos méthodes de
travail. Notre faculté de produire des concepts suivra-t-elle ce changement ? Notre inventivité,
notre pensée même, vont-elles changer dans ce nouveau contexte de production de savoir, de
savoir-faire, et de vie ? Un nouveau type de savoir va-t-il émerger de ce nouveau groupe de
relations, et ce en lien avec lui et relativement à lui ? Scot lui-même, soit dit en passant, se
pose des questions semblables, avec une argumentation qui naturellement lui est propre,
lorsque, dans son livre L’Image, il considère que la connaissance n’est ni le retrait, par
abstraction, de la forme à la matière, ni l’ajout d’une intuition et d’un concept à cette matière,
mais qu’elle est la co-production d’une espèce par l’action conjuguée de l’objet et de
l’intellect agent531. Nous parlons de nos jours de co-émergence des catégories de la pensée et
des objets constitués, mais cette idée est bien plus ancienne qu’il n’y paraît…

531
SCOT, Duns. L’Image, traduit en français par Gérard Sondag, Vrin, Paris, 1993.
294
Le modèle de science largement accepté que je viens de rappeler est le fruit d’une
réflexion pluriséculaire menée à propos d’une science, la physique, et encore en portant une
attention quasi exclusive et unanime à la mécanique de Newton, au travail de Galilée, ou aux
différentes versions de la théorie de la relativité et de la physique quantique. δ’ironie de
l’histoire veut, comme l’a montré Cassirer dans Substance et Fonction532, que la généralité
d’une fonction et la prise en compte par cette dernière des relations plutôt que des substances
ont contribué à contester la correspondance, supposée par Aristote, entre l’universalité du
concept et la réalité ontologique qu’il traduit et subsume. δes mathématiques auraient un
caractère synthétique qui permettrait, selon Kant, de déterminer a priori les objets par une
dynamique de composition et d'unification qui se concrétise dans l'activité de mise en accord
des éléments du divers selon une règle de construction a priori. Dans cette perspective, les
mathématiques ne sauraient trouver de justification empirique étant donné le caractère
universel et apodictique qui leur est assigné. Pas plus qu’elles ne résulteraient directement de
la logique formelle car elles courraient alors le risque d’être tautologiques et vidées de tout
contenu épistémique. Ce faisant, elles relèveraient des jugements synthétiques a priori. Kant
justifie d’ailleurs le caractère synthétique de toutes les propositions de l’arithmétique en
soulignant l’impossibilité d'expliciter le prédicat à partir de l'analyse du sujet. Ceci suppose,
soit dit en passant, que le prédicat et le sujet sont saisis ensemble en rapport à la réussite ou à
l’échec d’une réduction de l’un par l’autre. Que dire si le prédicat émerge de l’ensemble qui
correspond au sujet et à son contexte, sans pour autant leur être réductible et encore moins
être anticipable ? Rien d’autre, si ce n’est que les raisonnements synthétique et analytique
sont implicitement associés à un type de méréologie qui elle-même engage une métaphysique
particulière qui est tout sauf neutre au regard de la théorie de la connaissance impliquée,
comme je le montrerai dans cette partie du manuscrit.
Cassirer adaptera ce kantisme en historicisant et en régionalisant, pour parler avec
Bachelard, les catégories de l’entendement relativement aux activités de recherche qui sont
localement engagées. Dans ce cas, chaque forme a priori consiste en une présupposition
constitutive de ce mode d’activité, et doit être abandonnée dès que l’activité est
redéfinie. Mais pour Kant comme pour Cassirer, les mathématiques construisent et organisent
les concepts des sciences. Que dire de ce modèle quand les sciences contemporaines
s’intéressent bien moins au général qu’au particulier et à l’individu ? Que dire à propos du
rôle des mathématiques en chimie contemporaine, en sciences des matériaux, en physique

532
CASSIRER, E. Substance and function, and Einstein’s theory of relativity, op. cit.
295
« appliquée », en écologie, et en sciences du vivant ? Les règles de construction qui
permettent d’associer un concept à l’intuition qui lui correspond, à supposer qu’elles existent,
ne seraient-elles pas au moins bousculées par cette prolifération sans précédent des individus
dans les sciences contemporaines ? Assistons-nous, sans en avoir pris toute la mesure, à une
reconfiguration du rôle des mathématiques dans les sciences contemporaines et, avec elle, à
l’évolution des critères de la scientificité et des objectifs des sciences ?
A la géométrie euclidienne et aux mathématiques mises en avant par Kant pour justifier la
physique de σewton d’un point de vue transcendantal ; aux géométries non-euclidiennes
intégrées à la méthode transcendantale par l’approche fonctionnaliste de Cassirer, se
substituent, dans cet autre domaine qu’est celui de la chimie, d’autres règles de construction et
d’autres types de véridiction, à redéfinir et dont l’aspect transcendantal est tout sauf évident et
sera étudié dans la dernière partie de cette thèse. S’agit-il d’une autre forme de schématisme
plus composite et dont l’efficacité resterait circonscrite à un champ étroit de pratiques
performatives provisoirement stabilisées, incluant la dépendance constitutive aux modes
d’accès et l’évaluant au moyen de tests statistiques de conformité dès le départ ?
δa première Critique de Kant s’ouvre (Introduction vii) en déclarant que les concepts
contenant en eux quelque chose d’empirique ne doivent pas apparaître dans la philosophie
transcendantale μ l’objet de la synthèse a priori, ne peut pas être la nature des choses, qui est
« inépuisable ». Inépuisable car, pourrais-je rajouter, provisoire et ouverte, dans la mesure où
elle dépend de modes d’accès multiples et sans cesse renouvelés. Inépuisable toujours car
suspendue à de nouveaux types de relation, elles mêmes indéfinies et souvent imprévisibles.
Dans la Critique de la faculté de juger533, Kant définit le jugement comme la faculté de
penser le particulier comme contenu dans le général. Si le général est déjà connu, le jugement
est qualifié de « déterminant », il reste alors à « spécifier » le concept universel en « ramenant
le divers sous lui »534 ; si seul le particulier est connu, le général (règle, loi) restant à
déterminer, le jugement s’en trouve « réfléchissant ». Sachant que, dans ce cadre,
« réfléchir », c’est-à-dire « examiner par la réflexion », signifie : « comparer et tenir ensemble
des représentations données, soit avec d’autres, soit avec son pouvoir de connaître, en relation
avec un concept rendu par là possible. »535
Peut alors commencer une stratégie qui consiste à étudier la chose comme si elle était de
telle ou telle façon en vue de mettre au point un nouveau cadre législatif général pour pouvoir

533
KANT, Emmanuel. Critique de la faculté de juger, traduction française de Alain Renaut, GF Flammarion,
Paris, 1995 [1790].
534
Ibid., p. 105.
535
Ibid., p. 101. δ’italique marque mon insistance.
296
expérimenter. Kant évoque le « pouvoir » de la faculté de juger à « rencontrer »
« l’incommensurable diversité » des choses, ainsi qu’une « affinité » suffisante qui permette
d’inscrire le particulier dans une forme de généralité. Cet accord générique des particuliers
permet l’instauration de nouvelles classifications536. La faculté de juger suppose, dans ce
cadre, un « système » de la nature également d’après les lois empiriques, et cela a priori. Ce
faisant, la nature est pensée à l’aide d’un principe transcendantal et « possède les qualités
nécessaires à la constitution d’un système logique de sa diversité sous des lois
empiriques. »537 Kant rajoute : « Si la nature se spécifie elle-même dans ses lois empiriques,
sur le mode requis pour une expérience possible capable de se représenter comme un système
de connaissance empirique, une telle forme de la nature contient une finalité logique, à savoir
celle de son accord avec les conditions subjectives de la faculté de juger du point de vue de la
structuration possible des concepts empiriques dans le tout d’une expérience. »538
Comme le souligne Michel Bitbol539, c’est dans un texte moins connu, Réponse à
Eberhard,540 que Kant réfute l’idée reçue selon laquelle les formes a priori précèderaient
chronologiquement, et non seulement logiquement, l’expérience. Elles ne sont ni innées ni
acquises à partir d’une expérience organisée mais sont le fruit d’une « acquisition
originaire »541. Ce qui suppose, insiste Michel Bitbol, ni priorité ni hiérarchie, mais plutôt
« une parfaite concomitance et une stricte égalité entre l’émergence de l’expérience et
l’ « acquisition » de ces formes constitutives. »542 Il rajoute :

« En extrapolant ces remarques de kant, on est tenté d’admettre que, selon lui, la part formelle des
phénomènes n’est ni antérieure à l’expérience ni tirée de l’expérience ; elle est coproduite avec
l’expérience, et automatiquement coadéquate à elle. C’est en tout cas ce genre de variation sur le thème
transcendantal qu’ont développé par la suite les philosophes de l’Ecole de εarbourg. Je n’en veux
pour preuve que cette critique du fondationnaliste asymétrique de la déduction transcendantale
kantienne, où P. Natorp insiste pour se garder de vouloir « fonder l’être sur la pensée ». Bien au
contraire, écrit-il, la méthode transcendantale arrivée à maturité, telle que la met par exemple en œuvre

536
J’utilise ici le vocabulaire proposé par Kant dans le chapitre De la faculté de juger réfléchissante de la
Critique de la faculté de juger, op. cit., pp. 101-107, essentiellement p. 105.
537
Ibid., p. 10ζ. Kant marque son insistance par l’usage des mots écrits en italique.
538
Ibid., in « De la finalité des formes de la nature considérées comme autant de systèmes particuliers », p. 107.
539
BITBOL, Michel. « Arguments transcendantaux en physique moderne », in La querelle des arguments
transcendantaux, Presses Universitaires de Caen, Cahiers de philosophie de l’Université de Caen, n°γη, Caen,
2000, pp. 81-101.
540
KANT, Emmanuel. « Sur une découverte selon laquelle toute nouvelle critique de la raison pure serait rendue
superflue par une plus ancienne », in Œuvres philosophiques II, Gallimard (Pléiade), Paris, 1985.
541
Ibid., p. 1351.
542
BITBOL, Michel. « Arguments transcendantaux en physique moderne », in La querelle des arguments
transcendantaux, op. cit., p. 94.
297
H. Cohen consiste à « chercher la présentation d’une réciprocité contraignante, dans lequel il n’est ni
prius ni posterius »543. »544

Nous retrouvons une nouvelle fois cette idée de « co-surgissement » et de co-


émergence évoquée par Scot, Lewes, Cohen, et, entre autres, Michel Bitbol, dans des
registres de pensée très différents. Bref, l’idée que les facultés d’abstraction co-
émergeraient avec les « choses » du monde, ex ipsorum actuum qualitate.
Dans l’Opus Postumum545, Kant va envisager les lois particulières de la physique qui ne
peuvent être déduites des seules catégories. Si le schème des concepts empiriques est
construit dans un processus d’enquête à propos des objets de l’expérience, et si la synthèse
des concepts empiriques est toujours incomplète dans la mesure où l’expérience rend possible
l’instauration de nouveaux aspects du concept, alors les schèmes eux-mêmes deviennent à
leur tour, dirions-nous aujourd’hui à la suite des penseurs de l’Ecole de εarbourg et avec
Michel Bitbol, révisables et historicisables ! Ce qui en d’autres termes, comme l’indique Paci,
peut revenir à considérer que les concepts empiriques sont fondés non pas sur la nécessité,
mais sur la possibilité546. Dans cette perspective, l’étude du lien entre le particulier et le
général et l’articulation du tout, des parties et du milieu associé, dépendent d’une contrainte
mutuelle entre l’intellect agent et le monde. δes émergentistes britanniques ont proposé de
rendre cohérent ce bouclage en invoquant une théorie du sentir et, selon le cas, une prise en
compte des capacités de la nature (Mill, Broad). Il est tout aussi possible de proposer une
théorie des facultés.
Face au risque du faillibilisme, le « transcendantal » même s’est historicisé et a été ancré,
je l’ai signalé, dans le processus de consensus des communautés. Nous utilisons, de nos jours,
l’expression « assertabilité garantie » pour évoquer une supposée « catégorie sociologique »,
et ce dans le cadre de conceptions holistiques du savoir547. Ce faisant, le débat pluriséculaire
entre nominalistes et universalistes trouve un nouveau souffle en métaphysique
contemporaine.

543
CASSIRER E., COHEN H., NATORP P., L’Ecole de Marbourg, Cerf, Paris, 1988, p. 55.
544
BITBOL, Michel. « Arguments transcendantaux en physique moderne », in La querelle des arguments
transcendantaux, op. cit., pp. 94-95.
545
KANT, Emmanuel. Opus Postumum, traduit française de François Marty, Presses Universitaires de France,
Collection Epiméthée, Paris, 1986 [1936-1938].
546
PACI, Enzo. « Relatizionismo e schematismo trascendentale », in Dall’ esistenzialismo al relazionismo,
D’Anna, Biblioteca Di Cultura Contemporanea, Messina, 1957. Je remercie Madame Jeanne Fenant, professeure
agrégée d’Italien, pour son aide et sans laquelle je n’aurai pu découvrir le travail de Paci qui est cité par Umberto
Eco dans De l’Arbre au Labyrinthe, op. cit., p. 642.
547
ECO, Umberto. De l’arbre au labyrinthe. Etudes historiques sur le signe et l’interprétation, traduit de
l’italien par Hélène Sauvage, Grasset, Paris, β00γ, Chapitre 1γ : « Sur le silence de Kant », pp 602-644.
298
Que signifie donc abstraire dans ce contexte de surgissement d’un ornithorynque ou d’un
individu chimique ? Couper ou segmenter des parties d’un tout, à la manière de Kant ? Si
n’est retenue de Kant que la Critique de la Raison Pure, ma réponse est négative et sans
appel. Si nous envisageons la Critique de la Faculté de Juger, la Réponse à Eberhard et
l’Opus Postumum, la question reste ouverte dans un cadre co-émergentiste d’un genre
différent sans « prius » ni « posterius », en laissant, le cas échéant, une possibilité de
collaboration avec une approche pragmaticiste et sémiotique inspirée, pourquoi pas, de Peirce
et d’Umberto Eco, et qui allie abstraction per generalia et prescriptions opératoires. Non,
abstraire ne revient pas à couper et à isoler un tout de façon purement mentale comme s’il
était isolé du monde. Abstraire suppose également de penser ensemble le tout et ses parties
dans un lien de co-surgissement et de contraintes mutuelles sous un certain rapport avec un
milieu. En ce sens, la question de l’articulation entre un tout, ses parties et le milieu associé,
peut être évoquée sans dissymétrie, de la même façon que devient pensable, la
complémentarité, suggérée dans un autre cadre de pensée par Bruno Latour, entre étapes de
purification et de médiation.
Il me semble qu’un concept d’émergence mis en relation avec la chimie ouvre d’autres
perspectives et je vais m’attacher à le montrer dans la suite de ce manuscrit. Je montrerai
comment certains types de mathématiques tiennent ensemble avec des éléments forts
hétérogènes en métrologie chimique et en chimie quantique. Ce que je veux souligner à ce
stade de mon raisonnement et je vais m’y employer davantage dans ce qui suit, c’est que la
question du lien entre le tout et des parties, au cœur du débat contemporain à propos de
l’émergence, doit laisser une place suffisante à d’autres questions non moins pertinentes qui
évoquent, entre autres, le rapport du général au particulier, le rapport entre dénotation et
connotation, la définition et le rôle d’un individu, la question du devenir et du procès
d’individuation, l’intégration de la temporalité dans un cadre où le principe du tiers exclu
n’est plus applicable, une réflexion sur les fonctions sémiotiques, le rôle des mathématiques
dans les sciences du particulier, et les types de méréologie qui permettent de saisir comment
un corps inédit est agi, pensé et représenté par les chimistes.
Le débat sur l’émergence, je l’ai souligné, fait essentiellement référence à certains auteurs
et tournent quasi-exclusivement autour d’un affrontement entre réductionnistes, holistes et
émergentistes à propos des liens entre un tout et « ses » parties. Les émergentistes
« britanniques » avaient pourtant entamé cette exploration plus ouverte, en prenant en charge
des questions qui font débat depuis très longtemps en philosophie comme celles à propos des
universaux et du particulier ; des dispositions et d’une base catégoriale ; du statut des
299
relations et des relata ; du lien entretenu entre les mots, les concepts et les choses ; de la
définition d’une chose ; du rôle des mathématiques et, surtout, de la logique dans l’étude d’un
tout, de ses parties, et parfois de leur milieu ; et du choix, dirions-nous aujourd’hui, entre une
sémantique extensionnelle et une sémantique intensionnelle. Pourquoi ne pas renouveler cette
discussion et l’ouvrir en lien avec une philosophie et une épistémologie de la chimie ? Ces
notions sont liées car d’elles dépendent justement les suppositions, choix et méthodes qui
nous permettent d’étudier un tout, ses parties et le milieu associé. C’est le réseau qui entrelace
ces notions qu’il faut explorer et non seulement un aspect du problème comme celui qui
consiste à accepter l’idée que la seule prise en compte du tout et de ses parties est suffisante
pour penser la question de l’émergence.
Et si, à l’heure où s’ouvre, chaque jour davantage, « une science des individus », et non
plus une science du général, la généralité même, le fait d’abstraire, l’acte d’inférer, le concept
de schématisme, les critères de scientificité, devaient être à leur tour repensés ? Les nouveaux
individus ont à la fois une portée générique et qualitative. Nous inventons un nouveau cognitif
procédural lié aux opérations, aux nouveaux instruments, et aux algorithmes. Ce nouveau
savoir, en partie lié aux technosciences, dérange la pensée abstraite déclarative. Je vais à
présent montrer comment la chimie permet d’aborder ces questions, et, ce faisant, d’apporter
un nouvel argumentaire pour penser un concept d’émergence en lien avec des pratiques.

4.2 Contextes, émergence et types de bouclage

La répartition métaphysique classique à propos des modalités μ le possible, l’impossible,


le contingent et le nécessaire, ne devrait pas être considérée comme une « classification
absolue », évidente et valable une fois pour toute. Elle a permis et permet toujours, le plus
souvent, de donner un sens acceptable à notre situation dans le monde. Elle est une grille de
lecture de ce que nous vivons, un moyen de relier nos vécus de façon intelligible en fonction
des repères qui sont les nôtres à un moment donné dans un cadre de vie particulier. Ce carré
des modalités signale un type de relation cognitive au monde : une découpe des actions à
l’échelle humaine. Dans Le mot et la chose, Quine propose « de considérer nos inventions
scientifiques comme des activités à l’intérieur du monde que nous inventons »548. La création
de concepts et l’établissement des règles logiques n’échappent pas à ce constat comme l’a
montré, entre autres, Wittgenstein dans De la certitude. Dès lors comment étudier la

548
QUINE, Willard Van Orman. Le mot et la chose, traduit de l’américain par Dopp Joseph et Gochet Paul,
Editions Champ, Flammarion, Paris, 1977, p. 30. Titre original Word and Object, The MIT Press, Cambridge
Massachusetts, 1960.
300
connaissance elle-même ? Avant Le mot et la chose, Quine avait déjà souligné que pour
chercher ce qu’est la connaissance, il faut utiliser cette connaissance : nul ne peut abstraire
cette connaissance de la situation dans laquelle elle est située. Bref, il ne nous est pas possible
d’étudier la connaissance comme si elle était extérieure à nous-mêmes car, tôt ou tard, ce
fameux « nous-mêmes » que nous cherchons à éliminer resurgit sous la forme d’un principe,
d’un règle d’inférence ou d’un souvenir. Ce « principe d’immanence », que je qualifie bien
volontiers de « principe d’immersion », et que Quine revendique, exclut tout fondamentalisme
et vise à une « anthropo-logisation » de la logique elle-même. Dans Du point de vue logique,
conscient de cette incessante reconstruction de nos outils conceptuels et de leur
interdépendance à l’intérieur d’un « réseau de croyances », Quine écrit :

« Nous pouvons le modifier [le schème conceptuel] morceau par morceau, planche par planche,
quoiqu’en même temps rien d’autre que le schème conceptuel en évolution ne puisse nous porter.
Neurath a raison de comparer la tâche du philosophe à celle d’un marin qui doit réparer son bateau en
pleine mer (…) σous pouvons améliorer morceau par morceau notre schème conceptuel, notre
philosophie, tout en continuant d’en dépendre de manière vitale ; mais nous ne pouvons pas nous en
détacher et le comparer objectivement avec une réalité non conceptualisée. »549

Je ne discuterai pas ici la signification de l’expression « schème conceptuel »550, je signale


seulement qu’associer à la vie humaine un schème conceptuel global est audacieux et
suppose, en l’occurrence, une unité a priori de la pensée humaine, ce qui, à mon sens, ne va
pas de soi, en tout cas a priori. La notion de schème pourrait répondre elle-même à un besoin
d’unification de l’expérience ou, aussi et entre autres, à un principe unificateur qui vise et
rend possible la cohérence de nos vies et sa mise en perspective intersubjective. Comme
l’écrivent Deleuze et Guattari : « δa notion d’unité n’apparaît jamais que lorsque se produit
dans une multiplicité une prise de pouvoir par le signifiant, ou un procès correspondant de
subjectivation. »551 Bref, elle n’est qu’un résultat, qu’une prise en masse d’une signification
amorcée a posteriori en vue d’une « reterritorialisation ». Admettons toutefois l’existence
d’un tel schème pour le besoin du propos qui va suivre, cette hypothèse n’étant en rien
gênante pour mon propos.
A cette mobilité interne du « schème » face aux situations que nous vivons s’ajoute nos
productions opératoires, nos actions sur la composition même du monde, bref la mobilité que
549
QUINE, Willard Van Orman. « Identité, ostension et hypostase », in Du point de vue logique, traduction
française sous la direction de Laugier Sandra, Vrin, Paris, 2003, pp. 121-122. Titre original From a logical point
of view: nine logico-philosophical essays, Harvard University Press, Cambridge Massachusetts, 1953.
550
Je renvoie le lecteur au travail de Davidson : DAVIDSON, Donald. « On the Very Idea of a Conceptual
Scheme », in Inquiries into Truth and Interpretation, Clarendon Press, Oxford, 1984 ; traduction française de
Pascal Engel, Enquêtes sur la vérité et l’interprétation, Éditions Chambon, Nîmes, 1993).
551
DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix. Mille plateaux, op. cit., p. 15.
301
nous provoquons par nos actes ! Or la chimie crée des corps qui changent le monde.
δ’émergence de ces corps inédits pose problème dans la mesure où elle n’est pas sans
conséquence sur nos vies, les écosystèmes, les choses elles-mêmes et leurs définitions ! A la
triple relativisation que défend Quine552, par rapport à ce qu’affirment nos théories d’abord,
par rapport à leur arrière-plan représentationnel ensuite, et par rapport à la traduction,
forcément indéterminée, de la théorie « objet » dans la théorie « d’arrière-plan » enfin, devrait
être ajoutée la relativisation de nos opérations et de nos productions elles-mêmes par rapport
aux conséquences de nos actions sur le monde et nous-mêmes ; bref une quatrième
relativisation qui intègre, de façon complémentaire, la notion d’émergence. Il ne devrait pas
seulement être question d’une immanence, méthodologique voire même ontologique, par
rapport aux seules connaissances exprimées par des langages, il devrait être question
également de situer nos actions et leurs conséquences par rapport à nos objectifs et aux effets
en retour de ces mêmes actions sur nous, les autres vivants, notre planète Terre et le peu
d’univers à notre portée au moment où j’écris. Bref, notre immersion est double : à notre
« embarquement » vis-à-vis des signes doit être ajouté notre « embarquement » par rapport à
nos actions et à celles qu’ont sur nous les non-humains, vivants ou non. Quine n’a pas perçu
cette seconde immersion qui va pourtant de paire avec celle qu’il défendait lui-même.
Le « bateau » n’est pas simplement un véhicule qui contient un collectif qui serait isolé du
monde μ il permet d’explorer le monde, d’habiter de nouvelles terres, de créer des liens qui
métamorphosent le commerce, les civilisations, les vivants, les techniques et les langages ; il
peut aussi polluer les eaux ou participer à des convois humanitaires ; il peut encore chavirer
sous l’effet du vent, de la houle et des autres cataclysmes dits « naturels » ; il peut enfin
participer à la disparition des baleines comme veiller à les protéger des contrebandiers attirés,
tels des pies, par tout ce qui brille. Les voyages en bateau sont toujours risqués, leur réussite
chaque fois incertaine ; nous ne sommes pas seuls dans ce périple, nous ne décidons pas de
tout ! Sans la houle et la tempête, il ne peut y avoir de marins expérimentés, d’armateurs
habiles, de techniciens ingénieux, de matériaux nouveaux, pas plus qu’il ne peut y avoir de
collectifs compétents ! La compétence est consécutive à la performance du trinôme {bateau-
équipage-mer} et ne lui est en rien préexistante. Michel Serres et Bruno Latour parlent de
« quasi-sujets » et de « quasi-objets » pour insister sur cette co-émergence d’ « êtres en
relation », je vais y revenir, mais revenons pour le moment à la métaphore de Quine.

552
QUINE, Willard Van Orman. « Relativité de l’ontologie », in Relativité de l’ontologie et autres essais,
traduction française proposée par Jean Largeault et présentée par Laugier Sandra, Aubier Philosophie, Paris,
édition de 2008 [1977], pp. 39-82. Titre original Ontological Relativity and Others Essays, Columbia University
Press, New York, 1969.
302
Le « schème conceptuel » peut être débordé par un manque d’adéquation entre les
prédictions qu’il suscite et le résultat d’une préparation expérimentale stabilisée, il peut être
aussi pressé de se renouveler dès lors que nos actions mettent en danger l’avenir et le devenir
des humains. σous ne pouvons pas sortir de notre position de l’intérieur du monde alors que
nous ne maîtrisons pas entièrement ce que nous faisons. Ne mettons pas de côté ce qui nous
dépasse, ne nous abritons pas dans le confort, à la fois rassurant et partial, d’une réflexion
uniquement centrée sur le langage et les questions d’herméneutique. Le rejet du
fondamentalisme si criant de nos jours, et qui n’est peut-être que provisoire, est une
remarquable avancée pour la pensée humaine. σ’oublions pas toutefois la double dimension
de notre immersion, à la fois symbolique et opératoire. Nous changeons les conditions dans
lesquelles nous vivons et ce changement nous touche en retour, collectivement et
individuellement. Comme l’écrit le physicien Werner Heisenberg :

« Dans le processus de ce développement [des sciences] au cours des deux siècles, la technique a
toujours été la condition et la conséquence des sciences de la nature (p. β0). (…) Dans l’avenir, les
nombreux appareils techniques seront peut-être aussi inséparables de l’homme que la coquille, de
l’escargot ou la toile, de l’araignée (p. ββ). (…) δa science, cessant d’être le spectateur de la nature, se
reconnaît elle-même comme partie des actions réciproques entre la nature et l’homme (p. 34). »553

Ce faisant, Heisenberg est-il vraiment « moderne » ? Polarise-t-il la description du monde


entre les humains d’une part et la « nature » d’autre part ? La notion « d’actions réciproques »
participe d’une démarche de purification mais laisse aussi entrevoir une interdépendance,
c’est-à-dire l’amorce d’une démarche de médiation. La chimie se trouve précisément dans
cette démarche double de purification et de médiation : elle illustre ces « actions
réciproques », participe à leur élaboration et intervient dans la définition mutuelle des
humains, des choses, des paysages, des êtres vivants, des roches et des gaz. En ce sens,
l’émergence devient un problème ou fait partie d’un problème à résoudre μ concilier l’agir, la
pensée, la vie en commun, les symboles, le langage, les signes dans leur ensemble,
l’exploration risquée du monde, nos conditions matérielles de survie, les valeurs de respect de
la vie et de l’environnement, les autres formes de vie, la définition de ce que nous sommes et
celle des « corps inertes », entre autres questions fondamentales. Bref cette question de
l’émergence est en rapport avec la conciliation de tout un ensemble d’éléments hétérogènes
qu’il s’agit de faire tenir ensemble, ni plus ni moins, à condition toutefois de laisser notre

553
HEISENBERG, Werner. La nature dans la physique contemporaine, traduction française de Karvélis U. et
Leroy A.E., Collection « Idées », Gallimard, Paris, 1962, pp. 20, 22 et 34.
303
réflexion ouverte à ce qui nous dépasse, à ce qui est qualifié d’incertain, bref à la définition
provisoire et ouverte de notre type d’existence.
δ’émergence passe d’une situation où nous devions inventer une réponse, intelligible et
acceptable, à l’absence de réduction logique ou nomologique d’un tout à ses parties à celle où
nous sommes mis en demeure de trouver une articulation, à la fois nécessaire et menée a
posteriori, de nos actions, de leurs conséquences sur la vie, de la définition même de l’humain
à un moment donné dans un collectif particulier, et de nos exigences en termes de droits et de
devoirs. Le mot « nécessaire » étant entendu dans ce cas comme ce qui est déterminant pour
la survie de l’espèce humaine en lien avec le choix de valeurs, de cadres normatifs, d’une
éthique, voire d’une esthétique, et n’est en aucun cas relié à une quelconque forme
d’universalité supposée préétablie. Voilà une ouverture considérable que peut apporter la
chimie à la philosophie en lien avec la question de l’émergence de nos productions ! La
mobilité du « schème » est embarquée dans le faisceau de nos actions : tout bouge en même
temps, parfois de façon perceptible ou, parfois, de façon plus subtile.

δes philosophes défendent souvent l’idée de « naturalisation » pour saisir la notion de


« sujet percevant et connaissant » par le biais des sciences de la nature. Ce faisant, ils ne
discutent plus, pour la plupart, la possibilité d’une future invalidation de la théorie de
l’évolution, ni même n’envisagent ses possibles transformations. Perdre de vue le caractère
provisoire et inachevé des connaissances scientifiques peut s’avérer non seulement dangereux
pour la pensée mais peut aussi inhiber son déploiement, sa créativité. Comme l’écrit
Canguilhem : « Le prestige du travail scientifique lui vient d’abord de son dynamisme
interne. »554 Par ailleurs, comme le montre Philippe Descola, la conception que nous nous
faisons de la nature et de ses lois est récente, elle pourrait très bien changer plus ou moins
rapidement555. Par ailleurs toujours, et avec Bruno Latour cette fois, il devient possible
d’interroger ce « projet » de naturalisation des « modernes » en suivant de près le
développement des réseaux et la mise en place, à chaque fois risquée et inachevée, de
nouvelles articulations. Et oui, l’idée de naturalisation ne doit pas devenir un nouveau dogme,
et oui, toujours, il faut au moment même où nous affirmons cela, être conscient des limites du
modèle de « l’acteur-réseau », afin de prendre le recul nécessaire et de ne pas soutenir, à notre
insu, un autre type de dogmatisme.

554
CANGUIHEM, Georges. La connaissance de la vie, op. cit., Partie III, Philosophie, Aspects du vitalisme, p.
119.
555
DESCOLA, Philippe. L’écologie de l’autre. L’anthropologie et la question de la nature, op. cit.
304
Souvenons-nous en effet qu’il devient possible d’évoquer des articulations entre
« éléments hétérogènes », une fois que ces derniers ont été identifiés, et qu’une telle situation
n’est pas toujours immédiatement possible, cette identification dépendant elle-même de
« codes de reconnaissance » qui peuvent très bien, comme l’a montré Umberto Eco 556, ne pas
être disponibles au moment où est menée l’enquête anthropologique, épistémologique ou
sémiotique : « on ne dispose de l’expression adéquate [sans laquelle nulle articulation ne
devient possible] que lorsqu’on a différencié à un degré suffisant le système du contenu »557.
Articuler suppose des codes culturels, des fonctions sémiotiques, des corrélations558, et
nécessite, en outre, un apprentissage, comme l’a montré Gibson559. Je rajoute bien volontiers,
et je vais le montrer dans un instant, qu’articuler suppose aussi un type de méréologie.
N’oublions pas, en outre, les « lignes de fuite » pour parler avec Deleuze et Guattari560,
c’est-à-dire cette impossibilité de toute dimension supplémentaire (obtenue par le travail des
biologistes par exemple), sans que la multiplicité (l’ensemble des agencements proposés par
ces biologistes afin de concevoir et d’expérimenter le vivant) se transforme suivant cette
ligne. La naturalisation est incluse dans une vision du monde qui engage une théorie de la
connaissance et une théorie des signes qui, elles-mêmes, supposent le « sujet-collectif »
visant, son projet, et l’objet qui en découle ou auquel le « schème » de ce sujet
« correspond ». Cette naturalisation est à la fois polyglotte : elle peut évoquer des « lois du
monde », des « régularités », des « dispositions », « l’actualisation d’une puissance ». Elle est
aussi protéiforme : elle peut être réaliste ou idéaliste, à des degrés divers traduits par de
multiples vocables. Et si le langage n’était pas qu’un simple intermédiaire mais un médiateur
? Et si la puissance laissait la place à l’ « affordance », à la co-émergence jamais totalement
contrôlable, c’est-à-dire « pro-jectuelle », des « choses » du monde et de nous-mêmes ?
Lewes ne nous met-il pas sur cette voie ?
Un autre point mériterait d’être signalé à ce stade de l’enquête : à la « naturalisation » des
questions épistémologiques pourrait tout à fait être substituée la notion
« d’opérationnalisation » ou de « technicisation » de ces mêmes questions comme n’a cessé
de le rappeler Gilbert Hottois dans toute son œuvre. Tout est question de perspectives, et de
théories de la connaissance impliquées. Si la nature est l’ « extérieur » par excellence, si la
science vise à en découvrir les « lois », alors la stabilisation, qui n’est certainement que

556
ECO, Umberto. La production des signes, Librairie Générale Française, 1992 [1976].
557
Ibid., p. 30.
558
ECO, Umberto. Les limites de l’interprétation, Grasset & Fasquelle, 1992 [1990].
559
GIBSON, James J. The senses considered as perceptual systems, Allen & Unwin, London, 1966.
560
DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix. Mille plateaux, op. cit.
305
provisoire, de la théorie de l’évolution sous sa forme actuelle, permet de prétendre à une
« naturalisation » des questions épistémologiques, voire même de la conscience (extension
que Husserl lui-même aurait vigoureusement condamné), tout autant que celle de la
philosophie561, de la métaphysique562, et de tous les domaines de vie humaine en général ;
expansion dont il devient, soit dit en passant, urgent de s’inquiéter et qu’il faudrait interroger,
à nouveaux frais, en argumentant en faveur de la diversité des types de véridiction.
Revendiquer une forme d’empirisme est une chose, sombrer dans une nouvelle forme de
scientisme en est une autre : la vigilance reste plus que jamais de mise !
Comme le fait par ailleurs remarquer Sandra δaugier, il est possible d’invoquer d’autres
types de naturalisme qui ne sont pas fondés uniquement sur les sciences de la nature, mais sur
nos accords dans le langage et nos formes de vie, et sur les certitudes auxquelles nous tenons
(anthropologisation de la nécessité)563. Il est tout aussi possible d’évoquer avec John
McDowell un « naturalisme de la seconde nature »564 qui fonde notre connaissance du monde
dans l’immanence de notre culture et sur notre capacité d’apprentissage, notre forme de vie et
de nos usages du langage. Nous ne pouvons pas faire autrement, selon Mc Dowell, que d’être
certains de telle ou telle proposition. S’agit-il dès lors d’exprimer une nécessité naturelle ?
Bien sûr cette liste n’est pas exhaustive et je n’ambitionne pas de développer davantage ces
considérations. Je souhaite simplement souligner ce qui est présent dans la plupart des formes
de naturalisme, à savoir une réflexion sur la nature de la nécessité et sur la pertinence des
561
WIMSATT, William C. Re-Engineering Philosophy for Limited Beings. Piecewise approximations to reality.
Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, and London, 2007. PIHLSTRÖM, Sami. Naturalizing the
Transcendental. A Pragmatic View. Humanity Books, New York, 2003. Wimsatt écrit par exemple : « And our
bodies and minds are naturally engineered objects-evolved cognitive capabilities and all. Reason and rationality,
traditional domais of the philosopher, are no less engineered than the rest. As Dennett suggests “Biology is not
like engineering-biology is engineering.” » WIMSATT, William C. Re-Engineering Philosophy for Limited
Beings. Piecewise approximations to reality, op. cit., chapitre « Engineering an Evolutionary View of Science »,
p. 313.
562
Dans leur livre, Every thing Must Go. Metaphysics Naturalized (Oxford University Press, Oxford, 2007),
James Ladyman, Don Ross, David Spurrett et John Collier écrivent (p.1) : « The aim of this book is to defend a
radically naturalistic metaphysics. By this we mean a metaphysics that is motivated exclusively by attempts to
unify hypotheses and theories that are taken seriously by contemporary science. » Ce faisant, ces chercheurs
revendiquent comme motivation exclusive de la métaphysique « les tentatives faites pour unifier les hypothèses
et les théories qui sont prises au sérieux par la science contemporaine ». Ce scientisme radical est logothéorique
et ne retient des sciences que leurs hypothèses et leurs théories et non pas le réseau, plus vaste, fait de signes,
d’institutions, d’actes et de pratiques, d’humains et de non-humains, qui permet, à un moment donné, d’instaurer
une « co-hérence » provisoire et de lancer une persistance, de fait, risquée. J’écris bien « co-hérence » car il
s’agit de faire tenir ensemble tous ces éléments hétérogènes tout en les justifiant de façon interne. Cette forme de
naturalisme, à supposer après tout qu’il s’agisse bien d’un naturalisme comme le prétendent ces auteurs, est au
moins doublement inquiétante μ elle glorifie d’une part un type de véridiction au détriment de tous les autres et
elle consolide enfin une théorie de la connaissance comme s’il n’en existait qu’une et une seule !
563
LAUGIER, Sandra. « Langage, scepticisme et argument transcendantal », in La querelle des arguments
transcendantaux, Presses Universitaires de Caen, Cahiers de philosophie de l’Université de Caen, n°γη, Caen,
2000, pp. 11-34.
564
MCDOWELL, John Henry. Mind and World, Havard University Press, Cambridge, Massachusetts, 1994 ;
traduction française de Christophe Asaleh, L’esprit et le monde, Vrin, Paris, 2007
306
raisonnements synthétiques a priori. Il s’agit en effet pour Quine de débarrasser la logique de
son statut de vérité conventionnelle que lui ont accordé les philosophes empiristes afin de
rejeter l’idée de synthétique a priori alors que Strawson ne cesse de souligner l’impossibilité
de penser hors d’un cadre conceptuel, le pensable définissant ce qu’est le monde pour nous565.
Face à ce débat, quelqu’un comme Stanley Cavell, affirme que le langage produit autant
l’accord intersubjectif qu’il n’est construit par lui. Son évocation de cette co-construction du
langage et de l’accord s’appuie sur la notion de nécessité naturelle et celle de formes de vie
pas seulement sociales, culturelles ou linguistiques mais physiques et biologiques566. Quoi
qu’il en soit, tous raisonnent comme si le monde était un objet d’observation, quelle que soit
la définition qu’ils donnent au mot « objet ». Que dire du monde que nous transformons par
nos opérations et nos produits chimiques et qui agit sur nous en retour ? Que nous subissons
comme les autres le règne de l’évolution ? Certainement pas, la temporalité invoquée n’est
pas la même. Nous transformons nos corps progressivement, nous procréons différemment,
notre action chimique et biochimique sur nos capacités contribuent à nous redéfinir. La
technoscience bouleverse le cadre de penser précédent qui était essentiellement théorétique.
Et si le cercle des invités autorisés s’ouvrait non pas aux seuls langages, accords
intersubjectifs, sujets humains et objets non humains, mais aussi à nos productions, aux
réseaux dans lesquels elles existent et qu’elles contribuent à façonner, et à leurs conséquences.
Changeons de cadre : si je considère, au contraire, que la science « co-construit » un
monde par le biais des actions humaines, que la découverte est de fait une invention ou,
mieux, le résultat d’une interaction ou d’une co-adaptation, alors il devient possible de
prétendre à une « technicisation » des mêmes questions épistémologiques : vigilance, dis-je !
Que dire si je considère que la seule possibilité pour nous de rendre le monde intelligible est
ancrée dans une co-définition du monde et de nous-mêmes ; bref dans ce que nous modélisons
par le mot « interaction » ou des concepts comme ceux « d’interface », de « co-construction »,
d’ « énaction », d’ « instauration », de « pratiques », ou d’ « acteur-réseau » qui nuancent et
renouvèlent les perspectives ouvertes par l’ancien constructivisme.
« Naturalisation » et « technicisation » sont deux aspects différents d’un même problème
qu’il s’agit de résoudre : penser nos vies dans le monde en lien avec une théorie de la
connaissance sans pour autant nier, ou mépriser, notre vécu quotidien, les autres types de

565
STRAWSON, Peter Frederick. Scepticism and Naturalism. The Woodbridge Lectures 1983, Methuen,
Londres, 1985. STRAWSON, Peter Frederick. The Bounds of Sense. An Essay on Kant’s “Critique of Pure
Reason”, Methuen, Londres, 1966.
566
CAVELL, Stanley. The claim of Reason: Wittgenstein, Skepticism, Morality and Tragedy, Oxford University
Press, Oxford, New York, 1979).
307
véridiction et les autres formes d’existence, dont il est urgent de reconnaître la présence en
vue d’inventer de nouvelles éthiques appliquées. Il ne faut pas en rester à une étape de
« purification » où ces deux notions, la naturalisation et « l’opérationnalisation-
technicisation », sont séparées comme des corps chimiques le seraient à la suite d’une
distillation fractionnée. Il faut penser également « l’étape de médiation » qui les relie d’une
façon dynamique, sans oublier que toute médiation transforme ce dont il est question. La
séparation entre naturalisation et technicisation est utile voire efficace pour penser le monde
en favorisant le développement de théories de la connaissance différentes ainsi que leur
dialogue, leur antagonisme voulu ou supposé, et leur dépassement μ il s’agit là tout au plus de
stratégie ou de la logique binaire de la dichotomie. La médiation permet, à son tour, d’étudier
leurs évolutions mutuelles en lien avec d’autres activités humaines et les choses qui nous
dépassent.
Purification et médiation sont deux étapes d’une même enquête, il est parfois bon
d’insister sur ce point. A les séparer définitivement et de façon arbitraire, nous fermons le
détroit de la compréhension de nos vies à la circulation de nos connaissances et de nos
partages existentiels : Charybge et Scylla ne fermaient-elles pas le détroit de Messine en
laissant aux marins le « choix » de leurs modes d’extinction ? A les penser ensemble, à
« dédramatiser » leur utile et risquée séparation, nous rétablissons, ne serait-ce que
partiellement, la circulation, l’interférence et la traduction de nos connaissances, vécus et
savoir-faire. Il devient urgent de penser comment « naturalisation » et « technicisation »,
malgré leurs différences irréductibles, doivent être pensées ensemble dans un discours tant
philosophique que sociétal, politique et éthique, car notre avenir dépend de cette autre
articulation.
Il est tout aussi urgent de faire preuve de lucidité en constatant que ces deux notions
dépendent d’une même vision et d’une même définition de notre « modernité ». σ’oublions
pas, en outre, ai-je besoin de le répéter, que nous ne décidons pas tout, que notre aventure,
notre vie ne correspond pas à l’actualisation d’un « pro-jet », hypothèse à la source de l’idée
de catégorie immuable du sujet connaissant, au même titre qu’elle ne correspond pas non plus
à l’autoréalisation dialectique d’un esprit qui serait, en quelque sorte, sa propre cause. Ces
descriptions ont eu un sens et une histoire, il faut les étudier, patiemment et dans le détail, afin
de s’en détacher. C’est à l’aune de l’ensemble de nos activités humaines, qu’il nous faut à
présent apprendre à penser au milieu, c’est-à-dire à penser l’interaction, la
« coparticipation », bref l’émergence en tenant compte de modes d’accès et des milieux
associés. Il n’est pas ici question d’un consensus mou, d’un partage « mi figue-mi raisin » ; ce
308
dont il est question, au contraire, est bien la création d’une communicabilité entre ces deux
approches dans le cadre d’une « éco-logie » des pratiques. Une tension existe entre la
démarche de médiation et celle de purification, il convient de les envisager comme deux
ressources dont l’« écart » est une source de prospection pour le travail inventif de la pensée
humaine, bref, un point de départ d’autres explorations épistémologiques possibles, et non
seulement un point d’arrivée. Ce dont il est question n’est donc pas de proclamer une
référence unique, en l’occurrence la Nature et ses lois universelles, en vue de naturaliser et de
normaliser tous les savoirs humains, mais bien de « générer de l’intelligible », pour parler
avec François Jullien, c’est-à-dire de construire une intelligence commune, en gardant bien
présent à l’esprit que : « le commun n’est pas un état, un acquis – il est toujours à conquérir, à
déployer. »567
Je formule l’hypothèse que la question de l’émergence doit être reliée à cette production
de l’intelligible. Je pense également qu’une mise en relation de ce concept d’émergence avec
la chimie peut nous aider à réussir à produire de nouvelles approches épistémologiques. Cette
mise en relation ouvre cette perspective de médiation, sans que soit pour autant perdu de vue
le fait que nos actions nous échappent et qu’il ne s’agit pas uniquement d’un bouclage ou
d’un « projet » anthropologique : nos actes, nos signes, et nos symboles nous dépassent et
sont eux-mêmes inachevés en ce sens que leurs conséquences et la signification qu’ils
prennent dépendent des contextes. Ce faisant, ils impliquent d’autres formes de vie, nos
« choses », les gaz, les liquides et les pierres. Leur existence dépend de ces « choses ».
Comme l’écrit Canguilhem, ne perdons pas de vue : « l’immanence du mesurant au mesuré, et
le contenu des protocoles d’observation relatif à l’acte même de l’observation. »568
Il ne faut pas perdre de vue non plus que nous ne maîtrisons pas toute la situation. Pas plus
que nous ne devons oublier que nos sciences les plus robustes se sont maintes fois cassées les
dents pour stabiliser un lopin de terre ou de cosmos un bref instant par rapport ne serait-ce
qu’à l’histoire de l’humanité. Retenons bien ces cinq adjectifs : ouvert, provisoire, « co-
participatif », risqué et inachevé car ils initient une autre métaphysique qui pourrait être
associée au déploiement des sciences, comme je vais le montrer. Et si nos concepts de
« remplissement » et « d’intentionnalité » étaient eux-mêmes à reconsidérer à l’aune de cette
coparticipation d’un quasi-sujet et d’un quasi-objet ? Remplissement, dis-je ? Mais
remplissement de quoi ? Serions-nous les seuls à décider de tout tels des réservoirs

567
JULLIEN, François. De l’Universel. De l’uniforme, du commun, et du dialogue entre les cultures, Fayard,
2008, p. 215.
568
CANGUIHEM, Georges. La connaissance de la vie, op. cit., Partie III, Philosophie, Aspects du vitalisme, p.
122.
309
d’automobile qui actionneraient, de leur propre chef, la « pompe à essence » à la station
service du supermarché métaphysique du coin ? Ces réservoirs eux-mêmes, à supposer qu’ils
« soient » bien « là », ne résulteraient-ils pas aussi d’une coparticipation, ou d’une
« énaction » pour parler avec Varela569, ou encore, dans un cadre très différent, d’une
« instauration » pour reprendre le terme proposé par Souriau570 ?
J’emploie le verbe résulter mais en pensant à Lewes, peut-être serait-il pertinent d’utiliser
le verbe émerger en fonction du contexte ? Ou, mieux, n’avons-nous pas besoin de tels
concepts pour repenser notre rapport au monde du point de vue de l’émergence ? Nous
arrivons probablement, sans en avoir pris toute la mesure, à un seuil à partir duquel s’amorce
une nouvelle « ligne de fuite » pour la phénoménologie, ligne déjà en partie esquissée de
façon théorique par Merleau-Ponty lorsqu’il écrit dans La structure du comportement :

« δ’organisme, justement, ne peut être comparé à un clavier sur lequel joueraient les stimuli
extérieurs et où ils dessineraient leur propre forme pour cette simple raison qu’il contribue à la
constituer (…). δes propriétés de l’objet et les intentions du sujet (…) non seulement se mélangent,
mais encore constituent un tout nouveau »571 ?

Selon cette analyse, notre organisme donnerait sa forme à son « environnement » en


même temps qu’il serait façonné par lui. Ce faisant, elle prolonge l’idée de « monde propre »,
« Umwelt », suggérée par Jacob von Uexküll. Un « tout nouveau » sort de cette
coparticipation ; il ne correspond ni à une projection d’une partie, le sujet, sur une autre,
l’environnement, ni à la copie de la partie environnement à l’intérieur de la partie sujet ! Le
tout est nouveau, il ne résulte pas des parties, bref il émerge ! A ceci près qu’au mot
« propriété » utilisé par Merleau-Ponty, il devient possible de substituer, dans un mouvement
d’ouverture, celui d’ « affordance » ou de « propriété-caractérisation ».
« Le remplissement de quoi », ai-je écrit ? Et si le signifié transcendantal n’était pas déjà
donné, et s’il ne pouvait pas davantage être saisi grâce à une intuition eidétique ? Derrida572 et
Umberto Eco573 ont montré à quel point la phénoménologie de Peirce et celle de Husserl
diffèrent, ouvrant ce faisant de nouvelles perspectives phénoménologiques à part entière.
Selon eux, Peirce est plus proche du fondateur présumé du mot phénoménologie, à savoir

569
VARELA, Francisco, THOMPSON, Evan & ROSCH, Eleanor. L’inscription corporelle de l’esprit, op. cit.
570
Je renvoie ici le lecteur au texte intitulé « δe sphinx de l’œuvre » coécrit par Isabelle Stengers et Bruno
δatour en guise de présentation de la réédition des livres d’Etienne Souriau, Les différents modes d’existence,
suivi Du mode d’existence de l’œuvre à faire, Presses Universitaires de France, Paris, 2009.
571
MERLEAU-PONTY, Maurice. La structure du comportement, Presses Universitaires de France, Paris, 1942,
p. 11. δ’italique marque mon insistance par rapport à la thématique de l’émergence.
572
DERRIDA, Jacques. De la grammatologie, Editions de Minuit, Paris, 1967.
573
ECO, Umberto. Les limites de l’interprétation, op. cit.
310
Lambert574, lorsque ce dernier se propose d’identifier la théorie des choses à la théorie des
signes dans le cadre d’une théorie des syllogismes probables. La manifestation, selon Peirce,
ne révèle pas une présence, elle fait signe. Mais ce signe renvoie à une sémiosis triadique
entre un signe, son objet et l’interprétant qui est potentiellement illimitée575. Comme l’écrit
Umberto Eco à propos de la phénoménologie de Peirce : « Mais même si le signe ne
manifeste pas la chose même, toutefois, à long terme, le processus de la sémiosis donne
naissance à une notion socialement partagée de ce à quoi la communauté reconnaît la qualité
d’être vrai. δe signifié transcendantal n’est pas à l’origine du processus mais il doit être
postulé comme but possible et transitoire de tout processus. »576 Sachant que, rajouterai-je, ce
processus d’assignation dynamique de sens et d’interprétation est ouvert à de multiples co-
émergences, bref à l’enchevêtrement performatif des relations et des relata, lui-même parfois
non prévisible et qui pousse, par ses effets, à redéfinir des codes, des corrélations et des
règles.
Notre « finitude » inclut cette marge de créativité, serait-il même audacieux et impertinent
d’oser ajouter qu’elle inclut une marge d’émergence ? Emergence dans le sillon de laquelle le
tout, ses parties, et le milieu qui lui est associé (humain et non-humain) prennent sens
ensemble sans qu’aucun type de purification ne puisse, à lui seul, réduire ce mode de co-
présence active à une somme de sujets et d’objets préétablis ou à l’idée même de « pro-jet » ?
Et si l’émergence, telle qu’elle devient concevable en chimie au fil de notre enquête, nous
invitait à redéfinir notre finitude et la responsabilité qui lui est corrélative ? Ce renouvèlement
ne se ferait pas nécessairement en repensant notre « mort globale », comme le suggère Michel
Serres dans Retour sur le contrat naturel577, mais par le biais d’une définition dynamique et
positive de la chose et de la vie, par un redéploiement conceptuel des notions de co-
constitution et d’instrumentation, bref par un appel à la vie, au provisoire, et à l’inachevé.
Pourquoi ne pas faire appel à l’enthousiasme d’une forme de liberté elle-même contrainte
par les modes qui en offrent l’accès, voire à la redéfinition de la joie qui, d’abord entendue au
sens où Spinoza utilise ce terme, recouvrerait un autre sens, inédit, qu’il s’agit d’inventer à
l’aune de notre vécu contemporain ? « Fini » non pas car seulement mortel par rapport à ce
qui est prétendument immuable, fini car également provisoire et ouvert, fini car dépendant des
modes d’accès, bref fini car ouvert, inachevé, risqué, co-construit. « L'homme est grand en ce

574
LAMBERT, Jean-Henri. Phénoménologie, trad. Gilbert Fanfalone, Vrin, Paris, 2002, 5ème section, pp. 109-
191.
575
PEIRCE, Charles Saunders. Ecrits sur le signe, Textes rassemblés, traduits et commentés par Gérard
Deledalle, Seuil, δ’ordre philosophique, Paris, 1λ78.
576
ECO, Umberto. Les limites de l’interprétation, op. cit., p. 382.
577
SERRES, Michel. Retour au Contrat naturel, Bibliothèque Nationale de France, Paris, 2000.
311
qu'il se connaît misérable » écrit Pascal578. δ’humain deviendra grand car il se saura
ontologiquement dépendant des modes d’accès, il le sera d’autant que sa propre définition lui
échappe et reste ouverte aux circonstances, il le sera enfin par l’humilité et la responsabilité
que cette situation impose sur sa pensée-agir et les autres domaines de son existence.
« Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale » rajoutait Pascal579, et il ne
trouvait pas si bien dire !
Il n’y a ici aucune recherche de correspondance d’un autre genre, et encore moins la
moindre prétention à toucher du doigt une parcelle de réalité indépendante de notre action. Il
s’agit, au contraire, de rechercher non seulement un autre cadre conceptuel ouvert à la fois à
l’émergence de ce qui nous définit et nous dépasse, mais aussi un autre regard, respectueux
des différences, porté sur les activités humaines en lien avec les non-humains, vivants ou non.
Bien que mon présent travail s’inscrive dans le cadre d’une thèse en philosophie des sciences,
il n’en reste pas moins, comme le laissent présager mes références aux travaux de
Jankélévitch, en lien avec des éléments de philosophie morale auxquels conduit,
inévitablement, me semble-t-il, une articulation de l’émergence avec la chimie. Je reviendrai
sur ces notions en concluant ce travail de thèse.
Nous changeons le monde et nous ne maîtrisons pas les conséquences de nos
transformations car elles restent en partie ouvertes aux interactions qui les instancient.
Comment définir le lithium nous demande Peirce580 ? Par une somme indéfinie et ouverte de
prescriptions couplée à une recherche per generalia des qualités.
Nous ne maîtrisons pas les effets des corps chimiques sur nos propres corps, pas plus que
nous ne savons actuellement estimer, avec suffisamment de confiance, les effets de leur
coprésence dans nos organismes. σous sommes mis en demeure d’inventer les méthodes
d’analyse chimique, les instruments et les coopérations entre experts qui le permettront. En ce
sens, nos actions conditionnent nos actes présents et futurs ainsi que la perception de nos actes
passés. Au bouclage tautologique de la logique formelle répond le bouclage rétroactif de nos
actions dans le monde. Nous changeons de type de bouclage afin de rendre nos vécus
intelligibles et acceptables dans le contexte globalisant qui est le nôtre au niveau
international. Nos actions nous engagent en termes de responsabilité et redéfinissent notre
rapport au monde et à nous-mêmes. Ou, mieux, comme l’écrit Gilbert Hottois : « les
578
PASCAL, Blaise. Pensées, op. cit., § « δa grandeur de l’homme ».
579
Ibid.
580
PEIRCE, Charles Saunders. Collected papers, op. cit.

312
technosciences excèdent l’anthropologique, ou plutôt le bouclage anthropologique suivant
lequel l’animal symbolique se sublime au centre de la création et au sommet de
l’évolution. »581, ou, encore, comme l’écrivent Deleuze et Guattariμ « il y a des Devenirs non
humains de l’homme qui débordent de toutes parts les strates anthropomorphes. »582

δa mise en relation de l’émergence à la chimie pose ce problème de notre rapport au


monde. Comme l’a très finement signalé Gilbert Hottois, dire que la raison est
anthropologique, c’est affirmer « qu’elle ne jouit pas d’un statut onto-théologique qui la
sauverait de l’empiricité de la forme de vie humaine. »583 Et pourtant cette anthropologisation
de la raison est insuffisante car nos actes nous dépassent et le « schème conceptuel » change
sans cesse !
Les considérations qui vont suivre interrogent, en prolongeant mon essai préliminaire,
cette mise en relation entre un concept d’émergence et ce que font les chimistes dans le
quotidien de leur métier. δ’ « anthropo-logisation » de la logique passe par la prise en compte
de nos actions qui nous dépassent et, non seulement, et ce malgré l’intérêt qu’elle présente
dans une perspective à la fois épistémologique et cognitive, par une réflexion sur la
relativisation de l’ontologie dans une perspective logothéorique. Pourquoi ? « Car c’est
toujours en marge de la physis et à partir d’elle que l’on symbolise, et pas simplement en
marge et à partir des symboles »584. « Qu’en sera-t-il de l’homme dans un million, cent
millions d’années ? » demande Hottois. Aucune tradition, aucune herméneutique, aucune
mémoire symbolique ne permet de répondre à cette question585. Pourquoi ? Parce que
l’émergence est inéliminable pour penser le monde comme processus ; car il n’est pas
possible de prévoir ce qui se produira aussi loin de nous, parce que l’univers change, se
déploie ou se contracte, parce que les formes de vie changent ; parce que nous ne sommes pas
seuls avec notre pensée comme unique compagne, les « choses » agissent sur nous comme
nous agissons sur elles et parce que, ajouterais-je, les modes d’accès sont inéliminables de la
définition de ces choses et de nous-mêmes. A ceci près que notre capacité d’anticipation est

581
HOTTOIS, Gilbert. Entre symboles et technosciences. Un itinéraire philosophique, Collection Milieux
Champ Vallon, Paris, 1996, p. 206.
582
DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix. Mille plateaux, op. cit., p. 628.
583
HOTTOIS, Gilbert. Entre symboles et technosciences. Un itinéraire philosophique, op. cit., p. 86.
584
Id., p. 211.
585
HOTTOIS, Gilbert. « Some remarks on the origin, the scope and the evolution of the notion of
“technoscience” », in The Philosophy of chemistry : Practices, Methodologies, and Concepts, Llored Jean-
Pierre (Ed.), op. cit., pp. 320-330.

313
limitée dans le temps et l’espace, et ce malgré l’ensemble de nouveaux instruments. Hottois
rajoute :

« Le lointain futur est radicalement ouvert et opaque : il défie la conceptualisation et la


compréhension. Il ne se livre à aucun regard ni à aucune parole. Il est symboliquement inanticipable.
Le temps de la technoscience ne se symbolise pas μ le symbole ne permet pas de faire l’économie de
son développement. Il manifeste l’impuissance advenue du signe, la fin de son primat, de cette époque
où le Verbe providentiel pouvait avec assurance guider l’action des hommes vers l’unique fin de
l’histoire. δa temporalité dans laquelle opèrent les technosciences opacifie le miroir de la spéculativité
et brise la boucle de l’herméneutique. Ce temps-là n’est plus philosophique. D’abord parce qu’il est
plus réel que toute éternité ou que toute vision (intuition, révélation) qui feindrait l’enjamber pour en
saisir le sens et donc la fin, ensuite parce qu’il est processus, processus au pluriel. δe temps de la
technoscience n’est pas symbolisable, ni historicisable, du moins anticipativement. Après coup, on
peut symboliser, le raconter diversement, et cette diversité même de la symbolisation récitative a
posteriori, la diversité des herméneutiques du passé, collaborera à la production du futur. (…)
δ’époque des eschatologies, des sotériologies, des utopies, des gnoses historiques et temporelle est
révolue. Pour une part considérable, notre rapport au temps n’est plus fondamentalement symbolique,
mais technique et opératoire. σous produisons le futur, nous opérons l’avenir, nous faisons le
processus. Et ce que nous faisons n’est compréhensible, jusqu’à un certain point, qu’à très court terme.
Compréhensible, c’est-à-dire sensé en fonction de notre lecture du présent et du passé. »586

Nous avons intégré à notre vie quotidienne des centaines de milliers de molécules
supplémentaires en seulement quelques années et nous ignorons presque tout de leurs modes
d’action sur le monde. Des pesticides contenus dans nos salades ; des inhibiteurs endocriniens
présents dans nos nappes aquifères et rivières ; des nanoparticules contenues dans nos ambres
solaires, désinfectants et déodorants ; des polymères en tout genre qui composent nos
vêtements, objets et organes artificiels ; des antioxydants ajoutés dans les aliments contenus
dans les boites de conserve aux « alicaments » présents dans nos yaourts ; des multiples
mélanges chimiques photosensibles concentrés dans la troposphère et la stratosphère, nous
savons, en somme, très peu de choses ! Comment agissent sur nous un mélange d’inhibiteurs
endocriniens, de bisphénol A (corps chimique entrant dans la composition des bouteilles en
plastique qui permettent de commercialiser l’eau minérale), de pesticides en tout genre et de
médicaments à l’intérieur des corps humains, végétaux ou animaux ? Comment agissent-ils
même à l’intérieur de la pierre, de la terre et des milieux liquides ou gazeux ? Aucun
écotoxicologue, aucun chimiste, aucun minéralogiste ne peut répondre dans le détail à cette
question de nos jours ! Nous commençons seulement à mettre au point des instruments, des

586
Id., pp. 211-212.
314
concepts et des méthodes qui pourraient nous permettre d’espérer pouvoir répondre à ces
questions.
Il ne s’agit pas seulement d’une modification profonde de notre rapport au temps, mais
aussi, je l’ai signalé, de celle relative au rapport à l’espace car nous pouvons agir à des
échelles toujours plus réduites et faire proliférer l’hétérogène au cœur d’un volume de matière
jadis pensé homogène. Tout change, notre rapport symbolique et opératoire au temps et à
l’espace, nos corps, nos sociétés, ce que nous appelons « environnement » et « nature », nos
instruments et nos techniques. La chimie contribue fortement à ce changement par le biais des
corps qu’elle produit et transforme. Gilbert Hottois évoque, à juste titre, le rapport à un futur
lointain qui supplante nos capacités anticipatives et appelle de ses vœux un dépassement des
façons traditionnelles de philosopher.
Nous avons tout intérêt à intégrer cette mise en garde, cette conscience de notre finitude
rationnelle et pas seulement de finitude existentielle. Force est de constater toutefois que nous
ne pouvons même plus anticiper un futur « à notre portée » tant les mélanges que nous
produisons sont devenus complexes et nombreux ! Une pensée de l’émergence mise en
relation avec la chimie doit intégrer cette situation à des fins tant épistémologiques,
philosophiques qu’éthiques ; et il y a urgence car nos actions ont des effets sur la planète terre
à l’échelle globale. Il y a urgence, enfin, car nos actions impliquent des souffrances et des
inégalités supplémentaires parmi les peuples.
Le tout global de notre planète change de même que les parties qui le composent. La
question méréologique se déplace à des échelles de temps, d’espace, d’action et de
responsabilité inédites. δ’interdépendance du tout, de ses parties et du milieu associé, ici
l’espace et le cosmos, change d’échelle dans les pratiques humaines. Un nouveau problème
d’articulation se pose dans le but de penser ensemble nos vies, nos actions, notre monde
immédiat et celui dont la durée et la taille nous dépassent. Il nous faut inventer de nouvelles
méthodes scientifiques, de nouveaux concepts, des instruments, des normes, des règles
éthiques, des modes de vie en commun, bref, il nous faut repenser tout ou presque tout en
rapport avec nos techniques et nos valeurs. Voilà un des principaux défis auxquels la
philosophie doit faire face en intégrant la chimie à sa réflexion.
Nous assistons donc, je le répète, à une transition entre formes de bouclage qui rendent
possible le renouvellement de la pensée. Les bouclages logiques ou nomologiques de nos
propositions cèdent le pas au bouclage pragmatique de nos actions sur nous-mêmes : la
fermeture auto-cohérente du symbole sur lui-même est bousculée et est même concurrencée,
dans l’ordre de la pensée, par une prise en compte des effets en retour de nos productions sur
315
nous-mêmes. Nous devons réinventer une façon de faire tenir ensemble le symbolique et
l’opératoire, nous devons renégocier leur coexistence tout en interrogeant notre
« modernité ». La mise en relation de la chimie avec le concept d’émergence participera,
selon toute vraisemblance, à l’édification de nouveaux bouclages productifs de pensée.
Attachons-nous à montrer comment cette transition peut être opérée.

4.3 Clause ceteris paribus, approche formelle de l’émergence et chimie

Un corps chimique fait partie d’un échantillon, c’est-à-dire d’un collectif situé dans le
monde. δe vide peut n’être que partiel au-dessus du flacon, dès que ce dernier est ouvert le
corps entre toujours davantage en relation avec d’autres corps. Selon la réactivité des corps en
présence mais aussi selon la température, la pression, la quantité des produits et la cinétique
des transformations chimiques, le corps se transforme plus ou moins rapidement et le flacon
qui le contenait ne contient dès lors qu’un mélange de produits. Pis, un prélèvement peut ne
pas être « homogène » car, quel que soit son état physique, solide ou liquide, la surface et le
cœur de cet échantillon ne sont pas exposés de la même façon au milieu associé ; il n’existe
que des « degrés d’homogénéité », eux-mêmes relatifs, je l’ai signalé, à des instrumentations.
Pis encore, deux « mêmes » composés peuvent provenir de fournisseurs différents si bien que
leur degré de pureté, leur compacité, leur texture, les « effets de matrice », et bien d’autres
caractéristiques, peuvent différer. Pis toujours, les instruments, les méthodes, les savoir-faire
et les procédés peuvent varier d’un collectif de chimistes à un autre, d’un lieu à un autre, d’un
type de ressource à un autre, d’un expérimentateur à un autre, d’un objectif à un autre. Pis
enfin, la taille d’un composé peut influencer sa structure en fonction du procédé et des
solvants métastables utilisés. Bref, la chimie est un domaine où la clause ceteris paribus ne
semble pas d’un grand secours, ce qui limite, dès le départ, la possibilité d’une approche
purement formelle de l’émergence en lien avec ce secteur d’activité.
δ’indispensable supposition « toutes choses étant égales par ailleurs », ceteris paribus sic
stantibus, implique, ex hypothesi, la conception d’un monde passif en attente
d’être découvert dans un contexte expérimental qu’il s’agit de figer. Bref, l’utilisation de
cette « clause » consiste à fixer tous les paramètres dont dépend une expérimentation à
l’exception d’un seul afin d’élucider le rôle de ce dernier toutes choses étant égales
(identiques) par ailleurs. Il peut être supposé par exemple que l’influence de la variation d'une
quantité (la variable explicative) sur une autre (la variable expliquée) peut être examinée à
l'exclusion de tout autre facteur dans le cadre de l’application d’un modèle théorique. Ce type

316
de démarche permet en l’occurrence de mettre en place un cadre d’hypothèses restrictives à
propos des évolutions de certaines variables. Il devient parfois possible, selon le contexte, de
considérer que certains effets sont négligeables ou trop compliqués à estimer, et qu’il
convient, dans ce cas, de les exclure du modèle : toutes les variables autres que celles étudiées
sont considérées comme inchangées. Cette approximation devrait ensuite être
systématiquement justifiée, en « toute rigueur », par une étude comparative qui permet de
cerner le domaine où l’utilisation du modèle est pertinente.
La clause ceteris paribus, indispensable à la philosophie analytique, à la philosophie de la
logique, à la philosophie des sciences, aussi bien qu’aux sciences elles-mêmes, fait partie
d’une démarche de modélisation du monde. Elle est inscrite et prend seulement tout son sens
dans une pratique d’élucidation du monde dont le but est de régler des problèmes, d’estimer
des rapports entre termes et paramètres, de définir des priorités et de trouver des réponses à
notre besoin de compréhension de ce qui se passe autour de nous. Pas de « si et seulement si »
ou de « si…alors » sans la possibilité d’une variation d’un facteur lorsque tous les autres
restent invariants, et ce quel que soit le type de raisonnement, scientifique ou pas.
Toute clôture logique, je vais y revenir, ou toute clôture nomologique, suppose, stricto
sensu, la vérification de cette clause fondamentale, la présence d’un repère fixe lorsqu’un seul
paramètre varie. εême lorsque rien n’est supposé être en lien avec les « lois » du monde,
même quand seule l’application des règles qui gouvernent l’utilisation des « outils » logiques
est dite en jeu, il suffit de changer plusieurs prédicats et quantificateurs en même temps pour
que toute la structure globale du raisonnement s’en trouve altérée. Je peux raisonner en termes
d’extension dans un raisonnement logique, bref, remplacer des mots par d’autres mots qui ont
la même fonction à un endroit donné d’une phrase et d’un raisonnement dans lesquels ils sont
inclus, si la structure globale du faisceau de phrases reste étroitement ficelée. Comme l’écrit
Husserl dans Recherches Logiques :

« Des lois analytiques sont des propositions absolument générales (et par conséquent exemptes de
toute position d’existence, explicite ou implicite, de l’individuel) qui ne contiennent pas d’autres
concepts que des concepts formels, et, par conséquent si nous remontons aux concepts primitifs, pas
d’autres catégories que des catégories formelles. (…) σous pouvons donc définir des propositions
analytiquement nécessaires comme étant celles qui comportent une vérité pleinement indépendante de
la nature concrète particulière de leurs objectités (conçues comme déterminées ou dans une généralité
indéterminée), ainsi que de la factualité éventuelle du cas donné et de la valeur de la position
éventuelle d’existence. (…) Dans une proposition analytique, il doit être possible de remplacer chaque
matière concrète, en maintenant intégralement la forme logique de la proposition, par la forme vide
quelque chose, et d’éliminer toute position d’existence en passant à la forme de jugement

317
correspondante ayant « une généralité inconditionnée » ou le caractère d’une loi. (…) Et c’est là une
loi analytique, elle s’édifie purement sur des catégories logiques formelles et des formes
catégoriales. »587

Le point crucial est, par rapport à mon propos, de pouvoir, comme l’écrit Husserl,
« maintenir intégralement la forme logique de la proposition ». Je change les mots ou, mieux,
j’introduis un concept formel qui rend possible de futures substitutions parce qu’il ne
correspond pas à un référent « concret ». Ce faisant, il peut avoir « la forme vide » : « quelque
chose » et se ramener à une catégorie « purement » formelle et générale. Nous retrouvons
cette idée de pureté liée à une coupure et à la prééminence du général par rapport au
particulier. Elle n’est pas sans lien avec une ancienne métaphysique exprimée, entre autres
philosophes, par Aristote lui-même. Le formel comme charpente du langage libère ses usagers
de l’ineffable diversité des choses qui nous entourent tout en en permettant la capture. Il
permet des opérations : classer, comparer, substituer, ajouter, soustraire, réduire, déduire, etc.
Il fait partie d’une démarche qui présuppose que, pour exprimer ce que nous percevons du
monde, il faut accorder un avantage aux éléments « purement » généraux, c’est-à-dire faire
entrer les références hétérogènes dans des classes moins nombreuses qui les contiennent et sur
lesquelles nos opérations logiques et linguistiques agissent efficacement. Ainsi l’adverbe
« purement » et les idées de simplicité et de pureté qu’il capture se trouvent-ils associés à
l’idée de catégorie logique formelle dès le départ. Leur agencement permet à toute une
métaphysique de se déployer, à ceci près que cette association elle-même échappe à la logique
qu’elle rend possible, au sens où elle lui est extérieure si on s’en tient à la définition de la
logique proposée usuellement ! Cette pureté-simplicité est rendue possible par une
articulation entre des règles logiques et des présuppositions métaphysiques. Bref et avec
humour, cette pureté dépend d’un mélange fertile, d’une greffe d’une métaphysique sur une
pousse logique, à moins que ce ne soit le contraire.
Dans le « toute chose égale par ailleurs », un invariant structurel est supposé, au moins, au
niveau logique ou grammatical. Faisons l’hypothèse de remplacer des mots les uns par les
autres tout en changeant la structure du raisonnement, le cafouillage sera immédiat ! S’il est
possible de changer des mots dans une phrase à l’intérieur d’un raisonnement, leur fonction

587
HUSSERL, Edmund. « Recherche III : De la théorie des touts et des parties », in Recherches Logiques, Tome
II, Recherche pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, Traduit de l’allemand par Elie Hubert,
Kelkel Arion L. et Schérer René, Presses Universitaires de France, 3 ème édition, 1993 [1961], pp. 39-39.
δ’insistance est celle de l’auteur. Voici quelques exemples de concepts formels proposés par Husserl (Ibid., pp.
35-36) : « quelque chose, ou une chose quelconque, qualité, relation, connexion, pluralité, nombre, ordre,
nombre ordinal, tout, partie, grandeur. »

318
doit être identique pour un type de syntaxe donné afin qu’une inférence devienne acceptable
ou que la phrase soit tout simplement comprise. Les phrases étant reliées les unes aux autres à
l’aide de connecteurs, les degrés de liberté de cet acte de substitution deviennent minces. Que
peut vouloir dire l’expression ceteris paribus dans ce contexte ? Un type de mobilité interne
soumise à des contraintes définies dans le cadre d’une analyse holistique qui étudie les
raisonnements en termes de fonction et de structure globale ? Un degré de liberté à noyau
structuro-fonctionnel constant et corrélatif à un type particulier d’analyse du langage ?
Définir la « catégorie » grammaticale d’un mot selon sa fonction n’est pas une tâche
simple mais dépend de l’articulation de plusieurs critères morphologiques, sémantiques,
syntaxiques et, selon le cas, de critères distributifs, lorsque l’analyse du contexte linguistique
est envisagée. Aucun de ces critères n’est suffisant en lui-même, seule la prise en compte de
l’ensemble qu’ils forment permet d’obtenir une identification relative et acceptable des
catégories grammaticales en jeu dans un type de discours donné. De plus, ces critères ne sont
pas neutres mais engagent avec eux une vision du monde, des présuppositions quant à la
nature même des mots. Le critère sémantique peut par exemple impliquer la supposition
réaliste que chaque mot nomme un élément de la réalité extralinguistique perçu par l'esprit
humain. Ce faisant, il devient possible et acceptable de distinguer des substances, désignées
par les noms, des processus, décrits par les verbes, des qualités des objets, exprimées par les
adjectifs, et ainsi de suite. Nous nous trompons lorsque nous pensons parfois qu’il est possible
de changer plusieurs facteurs en même temps dans les raisonnements considérés comme
« purement » logiques ou formels car nous raisonnons alors à fonction locale et structure
globale constantes. Ce couple {fonction locale-structure globale} de l’ensemble de mots et
phrases reliés entre eux à l’intérieur d’un raisonnement définit ce qu’il est acceptable
d’entendre par clause ceteris paribus dans ce cadre d’activité humaine particulier, et ce dans
le cas même où serait tenue pour pertinente l’hypothèse, souvent défendue par certains
philosophes, d’une autonomie forte de la logique par rapport à nos vies et raisonnements
quotidiens. Il est possible et acceptable de moduler le « facteur mot » sous réserve que le
couple {fonction locale-structure globale} du raisonnement reste identique par ailleurs. La
congruence lexicale dépend d’une forme logique fixe : telle est la traduction opératoire de la
clause ceteris paribus pour ce type de logique si nous supposons, ce qui reste discutable, que
les propositions logiques sont entièrement étudiables par une analyse structurale et
fonctionnelle.
Le sens que peut avoir, à un moment donné, cette clause ceteris paribus, devrait être
rattaché aux contextes de pratiques dans le cadre desquels elle est utilisée. Cette clause ne
319
devrait pas être considérée comme un axiome métacontextuel qui permet les raisonnements
mais, peut-être, comme une condition de possibilité d’une forme de conclusion d’un certain
type de raisonnement inclus dans le cadre d’une activité de recherche singulière. Elle fait
partie d’un ensemble d’éléments hétérogènes, pouvant varier d’un domaine de recherche à un
autre, qui stabilise et normalise ce qu’il est acceptable de conclure dans un cadre de recherche
particulier. Je montrerai dans un moment, quel sens, en supposant qu’il y en ait un, la clause
ceteris paribus peut avoir en métrologie chimique contemporaine. δ’intérêt d’une étude de ce
que font les grammairiens et les logiciens lorsqu’ils explorent les langages quotidiens ou
formels pour en comprendre l’élaboration et la possibilité d’évolution, devient donc encore
plus flagrant. δa notion même de catégorie grammaticale change de temps à autre, elle n’est
pas figée une fois pour toute mais répond, à un moment donné, à un besoin d'expliquer les
mécanismes de la syntaxe de manière plus cohérente. Les logiques elles-mêmes changent en
intégrant, par exemple, des modalités ou bien les contextes dans lesquelles elles opèrent. Cet
ensemble de règles, de descripteurs, de mots, de phrases ne cesse d’évoluer, il faut veiller à ne
pas le figer dans la glace, à ne pas l’hypostasier.
Ce n’est pas tout ! Car ces règles, ces critères engagent également des hypothèses
méréologiques et les choix méthodologiques qui leur sont associés. Considérons, afin de le
montrer, un des domaines des plus formels et des plus abstraits qui soient de nos jours :
l’analyse des langages informatiques. Les spécialistes de ce domaine d’activité utilisent des
« analyseurs syntaxiques » qui sont des programmes dont le but est de retracer le
cheminement d'application des règles de syntaxe qui ont mené de l'axiome au texte analysé588.
Comment s’y prennent-ils ? Ils proposent deux méthodes qui impliquent une conception des
liens entre un tout et ses parties afin d’étudier les grammaires non-contextuelles (grammaires
de « type 2 » dans la hiérarchie de Noam Chomsky589). δ’analyse descendante retrace cette
dérivation en partant de l'axiome et en essayant d'appliquer les règles pour retrouver le
texte590. Cette analyse procède en morcelant la phrase en éléments de plus en plus réduits
jusqu'à atteindre les « unités lexicales ». A contrario, une analyse ascendante retrouve ce
cheminement en partant du texte, en tentant d'associer des lexèmes en syntagmes de plus en
plus larges jusqu'à ce que soit retrouvé l'axiome. Bref, nous voici replongés à l’intérieur d’un
engagement méréologique où l’articulation de ces deux stratégies, ascendante et descendante,

588
AUTEBERT, Jean-Michel & BOASSON, Luc. Transductions rationnelles : Application aux Langages
Algébriques, Masson, Paris, 1988.
589
CHOMSKY, Noam. « Three Models for the description of a Language », I.R.E. Transactions on Information
Theory, 2, (1956), pp. 113-124.
590
AHO, Alfred V., LAM, Monica S., SETHI, Ravi & ULLMANN Jeffrey D. Compilers: Principles,
Techniques, and Tools, Second Edition, Prentice Hall, Englewood (New Jersey), 2007 [1986].
320
devient déterminante. En ce sens, l’analyse des programmes informatiques n’implique pas
seulement des règles et leur rigoureuse application mais aussi des techniques et des méthodes
propres à l’analyse des raisonnements, des phrases, des textes, des listes de symboles ainsi
que les présuppositions relatives au tout et à ses parties qui orientent cette analyse. Par
ailleurs, la division proposée par Noam Chomsky d’un énoncé en syntagme nominal et
syntagme verbal ne suppose-t-elle pas une hypothèse non grammaticale d’ordre méréologique
dès le départ ?
La situation précédente n’est pas singulière, elle reflète l’analyse, voire la production, des
logiques elles-mêmes, c’est-à-dire le travail quotidien des logiciens sur lequel une enquête
épistémologique devrait être menée dans le détail. Bref, dans le domaine, la logique, que
beaucoup supposent, à l’instar d’Husserl, bien souvent indépendant de l’empirie et des autres
domaines de l’action humaine, agissent, aussi, des méthodes qui dépendent de choix
conceptuels et méréologiques. Sans même chercher midi à quatorze heures, lorsque nous
écrivons simplement A implique B, que je noterai : « A → B », les parties-relata A, B, et la
l’implication « → », d’un côté, et le tout de la proposition « A → B » lié à l’ordre de
succession, de l’autre, sont pensés ensemble. Le modus ponens, « A et A → B donc B », porte
son attention sur le relata A et la relation d’implication afin de conclure, à propos de la
proposition comprise comme un « tout », à la présence de B. Le modus tollens, « A → B ≡
(équivaut à) ¬B → ¬A », porte son attention sur le relata ¬B et la relation de contraposition
afin de conclure à propos de « l’entité propositionnelle » que la négation du conséquent B
implique « automatiquement » la négation de l’antécédent A591. La contraposition exprime le
fait que B est une condition nécessaire de A au sens où l’instanciation de A ne peut être
obtenue sans celle de B. Bref, ce type de logique fait tenir ensemble, des ingrédients A et B
(prédicats simples ou ensemble de mots agencés), des relations (implication, contraposition),
des stratégies d’inférence liées au choix d’un couple {relata (A ou B)-type de relation et/ou
d’ordre de succession}, une proposition et une conclusion qui la concerne en tant que tout
{relata-relation-ordre de succession}. Cela suppose en outre un type de méréologie : les
parties du tout ne sont pas altérées lorsqu’elles sont séparées de ce tout (A reste A, B reste B),
elles conservent leur intégrité en tant que « parties » monadiques schématiques à variable
libre, sachant que la conclusion du raisonnement porte sur une proposition globale « A → B »

591
« tollens » est le participe présent du verbe latin « tollere » qui est traduit par ôter ou enlever en langue
française ».
321
et non sur A et B pris isolément592. En ce sens, cette conclusion concerne la légitimité de
l’implication.
Les tautologies « A est A ; B est B ; → est → » permettent d’évaluer la pertinence de la
proposition « A implique B ». Sans tautologie, aucune inférence logique n’est possible. Sans
clause d’identité « A est A », il n’est pas possible de penser A en rapport avec B, C, D, ou
quoi que ce soit d’autre. De la même façon, il devient impossible, en l’absence d’une
tautologie de définir le principe de non-contradiction : « Il est impossible qu’un même attribut
appartienne et n’appartienne pas en même temps et sous le même rapport à une même chose »
comme l’écrit Aristote593 ou bien le principe du tiers exclu : « Il n'est pas possible qu'il y ait
aucun intermédiaire entre les énoncés contradictoires : il faut nécessairement ou affirmer ou
nier un seul prédicat, quel qu'il soit. »594 Bref, la disjonction « A ou non A » est vraie si je
pose « A est A ». Que devient ce type d’articulation rationnelle quand A dépend de B, C, D,
et E ? Que dire de A lorsque son « identité » dépend constitutivement des modes d’accès, des
procédés d’instanciation, du contexte ? Que dire de A enfin quand ce dernier se transforme
avec le temps ? Que nous devons changer de type de logique ? Que la clause d’identité est
corrélative à un type de métaphysique ? Que nous devons remplacer le principe de non-
contradiction par le « principe de complémentarité contradictoire » comme le suggère
Lupasco en intégrant la mécanique quantique595 ?
Nous ne prenons bien souvent pas au sérieux les lapalissades, vérités sans intérêt tant elles
sont évidentes, immédiates et stériles. Ce faisant, nous oublions que sans lapalissade et sans
tautologie, sans la chute d’une pierre dès lors que nous la lâchons, sans l’identité « une pierre
est une pierre », il n’a pas de logique et de sciences de la nature qui puissent fonctionner.
δapalissades et tautologies sont le point de départ de l’exploration rationnelle du monde et
impliquent avec elles, implicitement ou explicitement, la possibilité de disjoindre un « objet »
de son mode d’accès, de penser une forme d’identité comme si l’objet existait par lui-même et
pour lui-même. Ce n’est pas tout car lapalissades et tautologies supposent également des
choix méréologiques. Qu’est-ce à dire ?

592
CASATI, R. & VARZI, A. Parts and Places: the structures of spatial representation, MIT Press, Cambridge
(Massachusetts), London, 1999. LESNIEWSKI, Stanislas. Collected Works, Surma, S.J., Srzednicki, J.T.,
Barnett, D.I., and Rickey, F.V., eds. and trans., Kluwer, 1992.
593
ARISTOTE. Métaphysique, livre Gamma, chap. 3, 1005 b 19-20. J’ai utilisé le livre « Aristote. Métaphysique
Gamma : Edition, traduction, études », traduit par Myriam Hecquet-Devienne, Editions Peeters, Louvain-La-
Neuve, 2008.
594
Ibid., 1011 b 23.
595
LUPASCO, Stéphane. L'expérience microscopique et la pensée humaine, Presses Universitaires Françaises,
1941, p. 286.

322
Lorsque le sodium, après le lithium évoqué précédemment, devient un ingrédient d’un
raisonnement en vue d’une inférence comme c’est le cas, par exemple, dans la proposition
suivante : « si je place du sodium dans l’eau alors une réaction très violente se produit », je
considère que « le sodium est le sodium » et que « l’eau est l’eau », avant de penser leur
réaction. Bref, je pense une relation en partant des corps-relata. A aucun moment, je n’écris :
« le sodium, noté « Na », est le métal pouvant être obtenu industriellement par électrolyse
d’une solution de chlorure de sodium à partir d’un mélange (46 % de chlorure de baryum
BaCl2, 26 % de chlorure de calcium CaCl2 et 28 % de chlorure de sodium NaCl fondant à 550
°C) permettant d'opérer vers 600 °C avec quatre électrodes en graphite, une électrode
annulaire en acier, quatre diaphragmes en toiles métalliques situés entre les électrodes pour
empêcher la recombinaison entre le sodium et le chlore, et un collecteur qui est une sorte de
cloche portant les diaphragmes, placé au dessus des anodes et recueillant séparément le
sodium et le chlore ». Pas plus que je n’indique que : « le sodium issu de l'électrolyse contient
des « impuretés » insolubles qui sont éliminées par filtration sur un treillis métallique, c’est-à-
dire contenant : (1) environ 6% de calcium, dont le chlorure est partiellement électrolysé ; (2)
des oxydes de sodium formés par des contacts accidentels avec l'atmosphère ; (3) des
chlorures du bain d'électrolyse entraînés par le flux de sodium. » δ’éclipse de la définition
opératoire au profit de la tautologie « le sodium est le sodium » est un raccourci pour penser,
seulement un raccourci formel et fonctionnel. δ’ « identité » du sodium dépend des
opérations d’électrolyse et de purification ; bref du procédé et du milieu associé. Ce deuxième
« registre d’identité » est ouvert et provisoire, et peut-être exprimé de façon efficace par
l’idée, je l’ai indiqué, de faisceau de performances. La logique suppose une identité formelle
« l’élément σa est l’élément σa » ; les sciences façonnent une identité opératoire. Le défi
consiste à d’articuler ces deux formes d’identité pour inférer, inventer, répondre à des
besoins, expliquer, prévoir, transmettre le savoir et le savoir-faire, et faire face à ce qui nous
dépasse. Identités opératoire et formelle doivent être pensées ensemble : l’opératoire stimule
l’écriture formelle qui stimule de nouvelles opérations.
Dans l’essai préliminaire, j’ai souligné à quel point les structures empiriques sont en lien
avec les structures formelles dans les pratiques des nanochimistes. A la purification
heuristique et modélisatrice qui isole, avec efficacité, le symbole de l’acte doit être ajoutée
une démarche de médiation ! Cette médiation devant être attentive à ce qui nous dépasse, aux
effets inattendus, aux conséquences en retour de notre production. Ce faisant, elle passe par
l’étude des pratiques et cette étude révèle des engagements méréologiques. En effet, lorsque
j’écris : « Na est Na », j’engage un type de méréologie sans pour autant l’exprimer clairement.
323
δ’affirmation « Na est Na » suppose implicitement que toutes les parties de l’échantillon de
sodium « sont » du sodium, l’échantillon « Na » est la somme uniforme de tous les « Na »
qu’il contient et seulement cette somme. Toute partie du sodium est semblable au tout auquel
elle appartient ! Cette invariance par changement d’échelle traduit l’idée de pureté par
régression homogène : en sondant la matière, je retrouve les mêmes parties partout, véritable
composition « fractale ». Ce « principe de composition unique » exprime qu’il existe un
unique « être » correspondant à la somme ou à la « fusion » d’une certaine collection d’êtres
de même nature pour lequel ces êtres sont des parties, et qui ne peut contenir d’autres parties
que celles-là596. Cette méréologie est transitive : si l’atome de sodium est contenu dans un
grain de sodium et que le grain est contenu dans un échantillon plus grand, alors l’atome
appartient à cet échantillon597. Rom Harré et moi-même avons qualifié de méréologie C (C
pour classique) ce type d’analyse598. δorsque j’écris « l’eau est l’eau » comme j’écris « le
sodium est le sodium », implique ai-je, pour autant, le même discours méréologique ?
δ’océan peut être considéré comme une somme de grands volumes d’eau, eux-mêmes
composés de molécules d’eau ! Que faire de l’entité moléculaire à ce point de la régression ?
δe sodium est sodium, mais l’eau « contient » deux éléments μ l’hydrogène et l’oxygène. Pour
répondre à cette question, je passerai sous silence les différentes espèces moléculaires liées à
la formation de liaisons de type hydrogène (H3O+, H5O2+, H7O3+, H9O4+, etc.), bref ce que j’ai
appelé une « dispersion » lorsque j’ai tenté de définir un « corps chimique » dans mon essai
préliminaire. Leur prise en compte n’apporterait rien de plus à mon propos mais leur absence
ne l’invalide pas.
Lewis propose une méréologie basée sur des ensembles, des sous-ensembles, et des
« super-ensembles »599. La fusion de tous les chats est composée de tous les chats qui existent,
et de rien d’autre, affirme-t-il 600
en posant que : (1) une classe est une partie d’une autre
classe si et seulement si elle est une sous-classe de cette dernière ; (2) nulle classe ne possède
de partie qui n’est pas une classe ; (3) la réalité est divisée exhaustivement en classes et
individus ; (4) nulle classe ne peut être une partie d’un individu ; et (5) toute fusion
d’individus est un individu601. Je passe aussi sous silence toute discussion à propos de la
distinction possible entre fusion et somme. Dans la mesure où un membre d’un élément d’un
596
SIMONS, Peter. Parts. A study in ontology, op. cit., axiome MA3.
597
Ibid., Axiome MA2.
598
HARRÉ, R. & LLORED, J.-P. « Mereologies as the Grammars of Chemical Discourses », op. cit. LLORED,
J.-P & HARRÉ, Rom. « Developing mereology of chemistry », in Mereology and the Sciences, Claudio Calosi
and Pierlugi Graziani (Ed.), Springer, à paraître en 2013.
599
LEWIS, D. Parts of Classes, Blackwell, Oxford, 1991. Lewis utilise les mots « sets, subsets, supersets ».
600
Ibid., p. 1.
601
Ibid., p. 7.
324
ensemble n’appartient pas, en général, à cet ensemble, l’adhésion à un ensemble ne
correspond pas au même type de relation que celle qui unie les parties au tout. Il s’ensuit des
deux premiers principes posés par Lewis que les fusions des individus ne sont pas des classes
pour lesquelles l’adhésion en tant que membre est extensionnellement équivalente aux
individus qui composent cette fusion. Ce faisant, en utilisant le concept de fusion, Lewis
étend et reconfigure la méréologie de δesniewski par le biais d’une méréologie basée sur les
ensembles et les sous-ensembles602 que Rom Harré et moi-même désignons par le vocable
« méréologie S » (S pour « set » (ensemble) en anglais)603. Lewis suppose que cette
méréologie vérifie : (1) la transitivité ; (2) le principe de composition non limitée : dès lors
qu’il existe des choses, il existe des fusions de ces choses ; et (3) le principe de composition
unique reformulé en termes de fusion : il est impossible que des choses identiques donnent
lieu à des fusions distinctes. Il introduit par ailleurs la classe « singleton », d’extension égale
à un, pour stabiliser l’ensemble de ses hypothèses en un « tout » fonctionnel d’un point de vue
méréologique.
A partir de là plusieurs questions « ontologiques » peuvent être posées à propos de l’entité
moléculaire « eau » : δes constituants de l’eau sont-ils les membres de sous-ensembles
singletons d’un ensemble moléculaire plus vaste ? δes atomes et ions de l’hydrogène et de
l’oxygène sont-ils des sous-ensembles de l’ensemble des molécules d’eau ? Si tel est le cas,
chaque molécule d’eau serait alors un sous-ensemble appartenant au super-ensemble de la
matière eau. Cependant, quelle serait l’intension d’un ensemble duquel deux ensembles, les
deux atomes d’hydrogène et l’atome singleton oxygène, sont des sous-ensembles ?
Les réponses à ces questions ne vont pas de soi. « L’eau est l’eau », disais-je ? Voici
qu’apparaît un ensemble hétérogène de principes, de concept (somme, fusion), des types de
méréologie, d’hypothèses ontologiques, d’écritures logiques, pour décrire et donner un sens à
la tautologie. Lapalissades et tautologies sont prises pour évidentes, ai-je écrit ? Ce n’est pas
le cas de la tautologie. « A est A » n’est pas uniquement un axiome qui permet au
raisonnement bien huilé de tourner en roue libre. Nous avons besoin d’être performatifs, de
décrire ce A, de lui donner une représentation, un sens, pour agir collectivement sur le monde
en fonction de nos besoins et objectifs. Ainsi la tautologie n’est-elle pas seulement posée mais
se retrouve aussi embarquée dans un ensemble bien plus vaste d’activités humaines. C’est cet
ensemble articulé qui a un sens, et non seulement l’application d’une règle de logique
reposant sur une tautologie « purement » formelle. C’est à cet ensemble que la clause ceteris

602
Ibid., p. 74.
603
HARRÉ, R. & LLORED, J.-P. « Mereologies as the Grammars of Chemical Discourses », op. cit.
325
paribus est rattachée et dans lequel elle prendra tout son sens. Son analyse suppose un
décentrement sur d’autres dimensions et d’autres registres. δe sodium est le sodium, l’eau est
l’eau : ces tautologies peuvent très bien faire coexister des types différents de méréologie à
l’intérieur d’un même raisonnement. Certes, mais pouvons-nous affirmer le contraire sans
prendre le risque d’ôter leurs gonds aux grammaires des chimistes ? Si l’eau est l’eau, il
n’empêche que l’eau puisse réagir pour se transformer ou transformer un autre corps. Et si
identité et processus n’étaient pas aussi inconciliables qu’il n’y paraît de prime abord ! Les
chimistes théoriciens, je le montrerai, utilisent certains modèles qui conçoivent les molécules
isolées afin de penser leur réactivité intermoléculaire ! Comment s’effectue cette articulation ?
Comment rendre compte de sa performativité sans étonnement ?

Je citais Fink à propos de l’étonnement au commencement de cette troisième partie de ma


thèse, il est très « étonnant » en effet qu’une telle articulation soit aussi performative, de la
même façon qu’il est étonnant de pouvoir penser le changement, la transformation du monde
en posant au préalable une tautologie et un principe d’identité. Etonnant enfin qu’il faille
attendre les débats épistémologiques autour de la relativité et de la mécanique quantique pour
que reparte de plus belle la réflexion à propos de la difficulté qui consiste à penser le monde
en termes d’identité et de propriétés intrinsèques. Plusieurs philosophes nous avaient mis en
garde bien avant ces développements scientifiques. Héraclite, Epicure et Hegel, entre autres,
ont rejeté le principe de non-contradiction, alors que Kant en a montré les limites. Les
chimistes ont pourtant toujours établi des interdépendances entre les relations et les relata et
ont toujours souligné la non-exhaustivité des matières ainsi que la dépendance de la définition
d’un corps au procédé et au milieu associé.
Etonnement, disais-je ? Oui, étonnement et mieux encore, car les deux types de
méréologie (S et C) envisagés sont co-dépendants dans le cas de la chimie ! Si l’ion « H+ » et
l’ion « O2- » sont des sous-ensembles de l’ensemble des molécules d’eau, quelle est la
propriété commune qui fait d’eux les membres de cet ensemble ? Celle d’appartenir en tant
que constituants à cette molécule. Par conséquent, l’application de la méréologie de type S à
l’entité chimique eau dépend, en dépit de la variété de ses ingrédients, d’une méréologie de
type C qui permet de comprendre la relation entre les atomes et les ions d’une part et la
molécule desquelles ils sont des parties d’autre part604.
Faisons le point : Les règles de logique impliquent des choix ontologiques, des
représentations du monde, des types de méréologie, la fixité d’un couple {fonction locale-

604
LLORED, J.-P & HARRÉ, Rom. « Developing mereology of chemistry », op. cit.
326
structure globale}, des tautologies, des principes, des relata, des relations, des quantificateurs,
des symboles, des régimes de signes différents, mais aussi des statuts d’états de choses, et des
méthodes d’analyse qui sont très hétérogènes. Etonnement enfin de voir ainsi la tautologie si
solitaire devenir si solidaire d’un corpus de pratiques très hétérogènes qui traduit une fluence,
un mouvement, une dynamique, une succession de traductions. δ’étonnement est cet
ébranlement au sein d’une stabilité qui survient en particulier lorsque nous oublions le
caractère local, ouvert et provisoire, de cette même stabilité. Fink utilise cette notion pour
mieux saisir le sens de l’épochè ; je l’utilise pour ma part à propos du passage des axiomes de
nos logiques et des principes de nos sciences d’une forme de stabilité dans des domaines
« purifiés », c’est-à-dire isolés les uns des autres, à une stabilité qui implique de nombreuses
machines logiques, nomologiques, ontologiques, méréologiques et plurinormatives.
C’est dans ce cadre qu’il faut interroger le sens de la clause ceteris paribus, pas à pas,
domaine de recherche par domaine de recherche. Tous les ingrédients que je viens de signaler
dépendent du domaine étudié, la nature et le contenu des principes peuvent varier selon les
contextes, de même que les conditions de véridiction et le type de méréologie engagés, mais
aussi les types de relata, de relations, de modèles, d’objectifs, etc. Bref, la clause « toute
chose égale par ailleurs » peut très bien ne pas avoir le même sens et encore moins le même
rôle si la combinaison de ces ingrédients change : ferions-nous l’erreur de « juger » de la
véracité et de la légitimité d’un résultat en utilisant des conditions de véridiction, des normes,
des prises de position ontologiques et des raisonnements qui ne s’appliquent pas au domaine
de pratique envisagé ? Comme l’écrivent Deleuze et Guattari : « Un agencement est
précisément cette croissance des dimensions dans une multiplicité qui change nécessairement
de nature à mesure qu’elle augmente ses connexions. »605 La clause ceteris paribus peut très
bien avoir un sens et un statut différents selon les agencements auxquels elle contribue. σ’est-
elle qu’un simple « principe » en chimie ? Je ne vais pas tarder à répondre à cette question.
Rom Harré et moi-même avons, par ailleurs, évoqué deux types d’erreurs méréologiques
qu’il convient d’éviter. La première consiste à attribuer à une partie une propriété-
caractérisation portant seulement sur un tout en oubliant le rôle des modes d’accès et des
contextes. Il s’agirait en l’occurrence d’associer un prédicat à cette clause qui ne serait valable
qu’à propos de l’agencement auquel elle est intégrée. La seconde consiste à inférer que les
produits obtenus à partir d’un tout par réaction chimique ou toute analyse fractionnaire sont
des parties de ce même tout, en omettant, ce faisant, la transformation qui a eu lieu afin de

605
DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix. Mille plateaux, op. cit., p. 15.
327
former ces parties606. Il s’agirait alors d’associer à cette même clause un statut qu’elle n’a pas
en supposant qu’elle reste inchangée, qu’elle soit ou non incluse dans l’agencement étudié.
D’où l’intérêt d’étudier minutieusement les pratiques chimiques et non de transposer les
résultats ou les présuppositions d’un domaine à un autre de l’activité humaine. Comme
l’écrivent Deleuze et Guattari : « δe repérage ne dépend ici d’analyses théoriques impliquant
des universaux, mais d’une pragmatique qui compose les multiplicités. »607
Sans clause ceteris paribus, nul ne peut appliquer avec rigueur les raisonnements « si et
seulement si » et « si…alors », bref nul ne peut définir de façon formelle un concept
d’émergence sans que soit remise en cause la légitimité de sa démarche. C’est tout l’enjeu de
ce passage de mon travail : si l’objet est ici d’interroger la possibilité d’une approche formelle
de l’émergence en lien avec la chimie, il faut au moins se poser la question qui est de savoir
ce que peut signifier cette clause qui sous-tend la viabilité d’un tel projet dans le cadre
d’activité de la chimie et, non, passer sous silence la possibilité de sa variation selon le
contexte. Il faut ainsi définir ce à quoi autorisent les pratiques des chimistes. Il s’agit d’être
attentif à des traductions, c’est-à-dire de dénouer, autant que faire se peut, les liens entre
éléments hétérogènes au sein d’un ensemble provisoirement consistant et non pas de trancher,
à l’instar d’Alexandre, le nœud Gordien qui les fait tenir ensemble d’un seul et même coup de
glaive. Pour ce faire, il faudra prendre ombrage des deux types d’erreurs méréologiques que
j’ai précédemment soulignés et articuler les démarches de purification et de médiation.
Ce n’est pas « tout » ! Cette approche de la proposition que nous avons rappelée dépend
elle-même du type de logique impliqué. δes conséquences à tirer d’une contradiction diffèrent
de la logique classique à la logique intuitionniste ou minimale et, avec elles, change
également le statut des implications « A → B » et « ¬B → ¬A » dans la proposition608. Bref,
l’ensemble ne se réduit pas à l’application routinière de quelques règles syntaxiques mais
intègre de multiples méthodes, choix analytiques, principes qui, ensemble, atteignent une
certaine stabilité en vue de normaliser l’acte d’inférer dans un contexte donné d’application
(formel, sémantique, modal, temporel, etc.)609. C’est dans cet ensemble très hétérogène, je le
répète, que la clause ceteris paribus prend tout son sens, bref qu’elle devient « anthropo-
logisable ».
606
HARRÉ, Rom & LLORED, J.-P. « Molecules and Mereologies », Foundations of Chemistry, op. cit.
607
DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix. Mille plateaux, op. cit., p. 23.
608
QUINE, Willard Van Orman. « Référence et modalité », in Du point de vue logique, op.cit.
609
BLANCHE, Robert. Introduction à la logique contemporaine, Collection Armand Colin, Paris, 1957.
BLANCHE, Robert. Le raisonnement, Presses Universitaires de France, Paris, 1973. GAMUT, L.T.F. Logic,
Language and Meaning. Volume 1: Introduction to Logic, The University of Chicago Press, Chicago and
London, 1990. GAMUT, L.T.F. Logic, Language and Meaning. Volume 2: Intentional Logic and Logical
Grammar, The University of Chicago Press, Chicago and London, 1990.
328
Poser une tautologie ne dispense pas de l’articuler à l’édifice d’activités humaines dans
lequel elle prend place μ l’étape de médiation peut alors commencer. Comme l’écrit εichel
Bitbol : « les clés d’une compréhension des sciences sont plus vraisemblablement à chercher
dans l’analyse minutieuse du « commun » des pratiques que dans l’identification du rapport
que sont susceptibles d’établir les théories avec quelque ailleurs que ce soit. »610 Cette
remarque n’en reste pas moins pertinente à propos de la logique elle-même. δ’étude des
pratiques des logiciens sera plus instructive que l’identification du rapport que les principes et
les règles syntaxiques sont supposés entretenir avec la « réalité extralinguistique ».
Cette clause ceteris paribus est le plus souvent associée par les philosophes à certaines
« lois » des sciences, ou, pour utiliser une expression chère à Nancy Cartwright, aux
« machines nomologiques »611, mais peu ou prou, aux « machines logiques » elles-mêmes, si
je puis me permettre de m’exprimer ainsi. Or, il me semble, que les contraintes qui pèsent sur
la construction des raisonnements en termes de cohérence, de fiabilité et de rigueur imposent,
d’un point de vue fonctionnel, la présence d’un noyau invariant et le changement d’un seul
type de facteur à la fois. Une telle description reste toujours envisageable quel que soit le type
de logique considéré. La logique suppose une fixité interne, un ordre de succession dont
dépend la conclusion du raisonnement.
Si des choix apparaissent, je viens de le signaler, à propos des critères sémantiques quant à
la nature du lien entretenu par les mots avec une « réalité extralinguistique », d’autres
610
BITBOL, Michel. L’Aveuglante proximité du réel. Anti-réalisme et quasi-réalisme en physique, Champs
Flammarion, Paris, 1998, p. 20.
611
CARTWRIGHT, Nancy. The dappled World. A study of the boundaries of science, Cambridge University
Press, Cambridge, 1999. Se reporter en particulier au troisième chapitre de la première partie intitulé : «
Nomological machines and the laws they produce », pp. 49-74. Cartwright écrit : « What is a nomological
machine ? It is a fixed (enough) arrangement of components, or factors, with stable (enough) capacities that in
the right sort of stable (enough) environment will, with repeated operation, give rise to the kind of regular
behavior that we represent in our scientific laws. » (p. 50). Cette définition suppose l’efficacité d’un arrangement
de dispositifs expérimentaux et doit recourir aux « capacités » de la nature pour trouver sa propre consistance. Ce
faisant, Cartwright a besoin de faire appel à la notion de stabilisation des résultats (régularité) dans des
circonstances données. Si je retiens ici, la notion de « machine nomologique », utile à mon propos, je préfère
évoquer des « préparations » scientifiques (Bitbol, Mécanique quantique. Une introduction philosophique,
Flammarion, Paris, 1996, chapitre β) et faire appel aux notions d’ « affordances » (Harré, 1986) ou à celle de
« caractérisation-propriété », telle que je l’ai définie dans l’essai préliminaire, et ce afin d’insister davantage sur
le rôle des modes d’accès dans la constitution même d’un phénomène. Je débattrai de ces notions dans la
dernière partie de la thèse. Je signale simplement, à ce stade de ma démarche, que Nancy Cartwright, en dépit de
son insistance à propos des circonstances, me paraît prendre position en faveur d’une indépendance, au moins
partielle, de ces « capacités de la nature » par rapport aux modes d’accès. En ce sens, la stabilisation (suffisante)
de l’arrangement expérimental renforce l’idée de capacités, prédéterminées ou préformées, qui serait « vraie »
dans ce contexte expérimental circonstancié et non « vraie universellement » pour parler avec Cartwright. La
notion d’ « affordance » n’évoque, quant à elle, que le complexe {appareil-monde}. Par ailleurs, comme l’écrit
Michel Bitbol : « Prédiquer des propriétés d’un objet, c’est au minimum considérer la possibilité de conjoindre
les contextes de prédication comme horizon du discours. » (Bitbol, 1996, op. cit., p. 47). Or cette conjonction et
la définition de l’objet étudié sont précisément en jeu et ne vont pas de soi, en particulier dans le débat à propos
de l’émergence en lien avec la chimie, quantique ou non. Par ailleurs supposer que les capacités sont toujours
déjà là n’est pas supposer qu’elles co-émergent avec le mode d’accès. A suivre…
329
discussions, aussi bien métaphysiques que méthodologiques, ont lieu entre les experts qui
élaborent les logiques à propos, par exemple, de l’existence des universaux. La question de la
référence qui a tant été discutée au XXème siècle implique avec elle une analyse et une
conception du monde, elle n’est pas neutre vis-à-vis du monde qu’elle implique. Au-delà de
l’application presque « mécanique » de règles en vue de garantir l’acceptabilité en tant que
raisonnement logique d’une production intellectuelle, la logique, ou, mieux, les logiques, sont
le lieu de débats ontologiques majeurs qui conditionnent des choix méthodologiques à propos
de l’analyse quotidienne des langages menée par les praticiens de ces logiques. Ainsi, la
clause ceteris paribus peut-elle avoir un sens, même limité, dans cet autre domaine d’activité
soi-disant coupé des « lois » ou des « régularités » que les sciences étudient. A cette variété de
l’acte de comprendre, acceptio en latin médiéval, s’ajoute la nécessité d’un tenir-ensemble,
d’un consistere, à propos d’un sens acceptable qu’il s’agit de proposer pour pouvoir penser le
monde dans lequel nous vivons et communiquer ce sens entre nous. C’est au cas par cas que
la clause ceteris paribus prendra ou pas un sens dans un secteur de l’activité humaine.
Une épistémologie attentive à ce que font les logiciens et les scientifiques avec leurs
symboles, leurs règles, leurs méthodes, leurs théories et leurs instruments, peut aborder cette
diversité des situations avec sérénité et en toute rigueur. Cette élaboration de bouclages,
provisoires et locaux, et de dispositifs efficaces d’intégration d’une structure opératoire dans
le flux hétérogène de l’expérience rend possible notre compréhension du monde. Il n’y a pas
de pensée sans bouclage ; pas de variation d’un seul paramètre sans fixité, même relative.
Reste à donner ensuite un sens régional, voire « cantonal », à cette clause ceteris paribus et,
non, à la supposer, de fait, une et indivise, universelle et absolue. De la métrologie chimique
aux structures formelles et phénoménologiques des nanochimistes, de la macroéconomie à la
microéconomie, de la mécanique classique à la physique du chaos, des mots aux phrases, des
propositions du langage aux « faits » du monde, beaucoup de chercheurs, philosophes ou
scientifiques, associent les mêmes questions ou bien, de façon plus modérée, des « airs de
famille ». Toujours est-il que si la question du rapport du tout à ses parties semble participer à
la construction du sens que nous donnons aux « phénomènes », elle ne répond pas à chaque
fois aux mêmes enjeux et problèmes, pas plus qu’elle ne fait partie des mêmes pratiques et
méthodes, qu’elle n’utilise les mêmes logiques ou types d’instrumentation, qu’elle ne court
les mêmes risques, et qu’elle ne sert les mêmes objectifs et intérêts.
δa recherche d’une unité sous-jacente aux phénomènes changeants est un guide pour la
découverte et la dynamique des sciences. Permanence à travers la variation et airs de famille
sont deux démarches intellectuelles distinctes qui permettent de penser et de parler du monde
330
dans lequel nous vivons. La première démarche suppose bien souvent une biunivocité de la
chose et du mot alors que la seconde favorise le rapprochement des cas singuliers, voire
envisage la multiplicité des modes d’existence. La première focalise son attention sur une
référence et le rapport de « circonscription » du concept et de la chose qu’elle implique612 ;
l’autre raisonne en utilisant des « concepts à bords flous », selon l’expression chère à
Wittgenstein, afin de penser la chose comme un faisceau de ressemblances et d’interférences
et non comme liée à une seule et même référence613. Ces deux approches impliquent chacune
un rapport différent entre un tout et les parties qui lui sont associées. δa thèse de l’identité, de
l’invariant par variation, défendue notamment par Frege, suppose une référence autour de
laquelle gravitent des mots et des concepts, le tout qu’ils forment est circonscrit et est posé
comme prémisse du raisonnement. La thèse des airs de famille rassemble des parties qui, par
leur chevauchement et leurs ressemblances, conduisent à inférer un tout : le « concept-tout »
résulte, voire émerge, des parties selon le cas envisagé.
Ces deux positions correspondent, au moins d’un point de vue fonctionnel dans le cadre
d’une analyse du langage, à une étape de « purification » qui consiste à concevoir un type de
rapport entre un tout (référence, concept, mot, raisonnement, etc.) à des parties (concept, mot,
phrase, proposition, etc.). La fixité, point de départ rigide dans la thèse de la référence,
devient un point d’arrivée, variable et provisoire, dans la thèse des airs de famille. Comment
penser une médiation de ces deux approches ? Comment compléter cette purification ?
Réponse : En étudiant les pratiques qui entrelacent les règles de syntaxe, la clause ceteris
paribus, et les autres principes et prémisses qui conditionnent la production intellectuelle. La
médiation passe par l’anthropologisation des règles et des principes à condition de garder en
mémoire le caractère inachevé et évolutif de l’édifice logique étudié.
δes raisonnements dépendent d’une fixité relative, la clause ceteris paribus est associée à
ce besoin de fixité, son statut et son sens dépendent des autres éléments (principes, règles de
syntaxes, types de grammaires et de logiques, lois, instrumentations, méthodes d’analyse, type
de méréologie, conceptions du monde, métaphysiques engagées, regard porté par la société)
qui tiennent ensemble dans chaque domaine de l’activité humaine afin de trouver une solution
à une situation particulière et qui tentent de se maintenir face à l’imprévu et aux fluctuations.

612
WITTGENSTEIN, Ludwig. « Le cahier brun », I, § 17, in Le cahier brun et le cahier bleu, traduit de
l’allemand par ε. Golberg et J. Sackur, Gallimard, Paris, 1λλθ, p. 1η0.
613
WITTGENSTEIN, Ludwig. Recherches philosophiques, traduit de l’allemand par Françoise Dastur, εaurice
Elie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud, Elisabeth Rigal, La Nouvelle Revue Française, Gallimard, Paris,
2004, § 71, § 108.
331
C’est cet ensemble que je continue à appeler « machine nomologique » avec la nuance
précédemment introduite.
Cette clause devient un « outil » qui permet de refermer sur eux-mêmes les raisonnements
logiques d’abord et les raisonnements nomologiques en lien avec l’expérimentation ensuite. Il
s’agit de boucler nos propositions langagières sur elles-mêmes comme si elles étaient
indépendantes du monde avec lequel elles sont toutefois censées être en correspondance plus
ou moins étroite. Une fois un rapport biunivoque établi entre les propositions et les « faits »
du monde, il faut pouvoir abstraire ces mêmes propositions de ce rapport afin qu’elles
deviennent fonctionnelles seulement en lien avec des règles de syntaxe. La clause ceteris
paribus opère ce que les chimistes appellent bien volontiers une « réaction de cyclisation », à
savoir une opération de fermeture d’un composé chimique précédemment non refermé sur lui-
même.
δ’application de cette clause absorbe le monde et nos contraintes existentielles et
rationnelles à l’intérieur d’un raisonnement par l’intermédiaire d’une condition de
permanence : « toutes choses étant égales par ailleurs » et cette condition met l’ensemble du
dispositif intellectuel en roue libre. Cette égalité requise suppose une identité dans le temps et
l’espace des arrangements expérimentaux mais elle suppose aussi des « choses » reliées entre
elles ou repliables les unes sur les autres. « Egalité » au sens d’identité et « choses » sont les
mots clés de cette clause. Ces deux mots ne peuvent être pensés séparément dans ce contexte,
ils doivent être rappelés ensemble puisqu’il s’agit précisément de faire tenir ensemble les
expérimentations et les raisonnements en vue de produire une explication et d’inférer des
prédictions à l’aide d’analogies et de modèles efficaces. En ce sens, je rejoins complètement
Nancy Cartwright, lorsque cette dernière insiste, dans son livre How the laws of physics lie,
sur le caractère normatif de cette clause qui permet d’expliquer et de définir quel type
d’explication est acceptable ou pas614.
Il me semble que la chimie peut nous aider à ouvrir davantage la réflexion à propos de la
clause ceteris paribus. Cette égalité-identité suppose souvent que l’instrument utilisé soit une
fenêtre sur le monde, un révélateur des phénomènes du monde. Dans ce cas, cette clause n’est
pas neutre, purement rattachée à une description formelle et autoréférentielle qui concerne
uniquement des descripteurs logiques ; elle implique une conception du rôle des instruments
et pose le statut épistémologique de nos dispositifs expérimentaux. Elle peut même impliquer

614
CARTWRIGHT, Nancy. How the laws of physics lie, Clarendon Press, Oxford, and The Oxford University
Press, New York, 2002 [1983], p. 48 : « One thing that ceteris paribus laws do is to express our explanatory
commitments. They tell what kinds of explanations are permitted. »
332
une conception de l’empirisme en considérant, par exemple, une correspondance entre nos
sensations et la formation de concepts comme l’a souligné σancy Cartwright 615 en affirmant
elle-même se placer dans le sillon creusé par Rom Harré616. La clause ceteris paribus serait-
elle, pour les raisons précédemment évoquées, dépendante d’une conception « méta-
physique » qui fait des instruments que nous fabriquons des « miroirs » du monde et des
structures du langage un reflet des « structures du monde » ? Si tel est bien le cas alors les
propositions du langage, dès lors qu’elles sont censées refléter ce même monde, sont
repliables sur les résultats des expérimentations sous réserve d’une clause d’identité : la
« cyclisation » entre les propositions, les instruments-miroirs et les « faits » du monde est
donc réalisée ! Le raisonnement auto-suffisant du « si et seulement si » va pouvoir
commencer à tourner sur lui-même tel une porte autour de ses gonds ! Tout ce travail de mise
en relation entre les propositions du langage et le monde dépend de la clause ceteris paribus
afin de poser un « si et seulement si » ou un « si…alors ». La condition de bouclage ainsi
réalisée devient opérationnelle et il devient alors possible et acceptable de porter son
attention, essentiellement ou uniquement, sur l’analyse logique de la syntaxe. Comme l’écrit
Carnap : « La philosophie doit être remplacée par la logique de la science, c’est-à-dire par
l’analyse logique des concepts et des phrases des sciences, parce que la logique de la science
n’est rien d’autre que la syntaxe du langage de la science. »617 Ce dernier n’hésite pas à
rajouter, en rejetant le rôle de la métaphysique, que :

« Selon cette perspective, les phrases de la métaphysique sont des pseudo-phrases dont l’analyse
logique révèle la vacuité ou leur violation des règles de syntaxe. Des prétendus problèmes
philosophiques, les seules questions qui ont un sens sont celles de la logique de la science. Le fait de
partager cette vision implique de substituer la syntaxe logique à la philosophie (p. 8). (…) δa fonction
de l’analyse logique est d’analyser toute la connaissance, toutes les affirmations de la science et de la
vie quotidienne, afin de clarifier le sens de chacune de ces affirmations et des connections qu’elles
peuvent avoir entre elles. Une des principales tâches de l’analyse logique d’une proposition donnée est
de découvrir la méthode qui permette de vérifier cette proposition (pp. 9-10). »618

615
CARTWRIGHT, Nancy. The dappled World. A study of the boundaries of science, op. cit., p. 73 : « Once we
have forsaken the impressions-and-ideas theory of concept formation defended by Hume and all forms of sense-
data theories as well, how are we to draw a distinction between facts about occurent properties and ones about
capacities in the first place ? »
616
HARRÉ, Rom. Laws of Nature, Duckworth, London, 1993. HARRÉ, Rom & MADDEN Edward H. Causal
Powers: Theory of Natural Necessity, Blackwell, London, 1975.
617
CARNAP, Rudolph. The logical syntax of language, Kegan Paul Trench, Trubner & Co, London, New York,
1937, phrase extraite de l’avant-propos : « Philosophy is to be replaced by the logic of science-that is to say, by
the logical analysis of the concepts and sentences of the sciences, for the logic of science is nothing other than
the logical syntax of the language of science. » (Ma traduction)
618
Id., p. 8 et pp. 9-10 : « According to this view, the sentences of metaphysics are pseudo-sentences which on
logical analysis are proved to be either empty phrases or phrases which violate the rules of syntax. Of the so-
333
Permettez-moi de citer cet autre passage de Carnap tout aussi cinglant et sans appel à
propos de la métaphysique :

« Je suis bien sûr d’accord avec Quine pour dire que le problème du « nominalisme », tel qu’il
l’entend, est un problème sensé ; il s’agit de la question de savoir si la totalité de la science de la nature
peut être exprimée dans un langage « nominaliste », c’est-à-dire ne contenant que des variables
d’individu dont les valeurs sont des objets concrets, non des classes, des propriétés, et autres choses
semblables. Je doute pourtant qu’il soit judicieux de transférer l’étiquette « nominaliste », héritière
d’un vieux problème métaphysique, à ce nouveau problème, qui appartient à la logique ou à la
sémantique. (…) Je préfèrerais éviter le mot « ontologie », s’agissant des entités qu’on reconnaît en
introduisant des variables. Cette façon de parler me paraît pour le moins trompeuse ; car on pourrait la
comprendre comme impliquant que la décision d’utiliser certains genres de variables doit être fondée
sur des convictions ontologiques, métaphysiques. » 619

Il y a cependant un problème ! Ce qui est nécessaire dans cette approche n’est pas,
contrairement à ce qui est admis, une « loi » du monde ou les règles de syntaxe elles-mêmes,
mais seulement une condition de production d’une conclusion d’un raisonnement d’un certain
type sans laquelle la conclusion du raisonnement perd sa pleine validité et légitimité. En ce
sens, la clause ceteris paribus est nécessaire à toute approche formelle, elle est « toujours
vraie » indépendamment de toute « donnée » de l’expérience. A ceci près que la définition de
ce qui est nécessaire devient pragmatique et ne concerne plus une caractéristique qui aurait
quelque chose à voir avec le monde tel qui serait en tant que tel, c’est-à-dire qui aurait
quelque chose à voir avec les propositions vérifiées de la science elles-mêmes en rapport
biunivoque avec le monde. La clause ceteris paribus est une condition de possibilité de
l’efficacité et de la pertinence des productions logiques et nomologiques dont le statut et
l’objet peuvent varier selon les contextes. Avec elle, les raisonnements peuvent tourner ; sans
elle, la machine logique ou nomologique s’arrête en raison d’une « panne tautologique » ou
d’un « panne inductive » quasi immédiate. Comme l’écrit Quine : « Les critères qui guident

called philosophical problems, the only questions which have any meaning are those of the logic of science. To
share this view is to substitute logical syntax for philosophy. (…) The function of logical analysis is to analyse
all knowledge, all assertions of science and of everyday life, in order to make clear the sense of each such
assertion and the connections between them. One of the principal tasks of the logical analysis of a given
proposition is to find out the method of verification for that proposition. » (Ma traduction)
619
CARNAP, Rudolph. Signification et nécessité, traduction française de François Rivene et Philippe de
Rouilhan, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, Paris, 1977, pp. 101-102. Texte original : Meaning and
Necessity. A Study in Semantics and Modal Logic, The University of Chicago Press, Chicago, 1947. La
traduction est celle proposée par François Rivene et Philippe de Rouilhan. Je me suis référé au texte original
pour apprécier les fluctuations liées à la traduction.

334
notre appréciation des modifications basiques du schème conceptuel ne doivent pas être des
critères réalistes mais des critères pragmatiques. »620
Et si l’effectivité de nos raisonnements était liée, au contraire, à une métaphysique sous-
jacente et non, seulement, à la logique elle-même supposée sans ancrage dans le monde
« concret » ? Et si notre besoin de repérer des « choses » fixes dans un monde peuplé
d’ « objets » passifs en attente d’être découverts par des appareils-miroirs rendait acceptable
et possible la circularité productive de nos raisonnements ? Et si la clause ceteris paribus,
dont le sens est supposé indépendant de tout contexte621, axiome parmi les axiomes, ne
pouvait acquérir sa pleine acceptabilité et signification seulement à l’intérieur d’une vision du
monde, bref d’une métaphysique qui implique des choses passives, des « faits » du monde,
des instruments-miroirs, des modes d’accès éliminables, des normes, des règles de syntaxe,
des propositions, des expérimentations, des principes, des choix méréologiques et
méthodologiques, des hypothèses ad-hoc et une conception de la vérification en science,
c’est-à-dire une conception de la vérité ? Et si c’était l’ensemble de ces éléments hétérogènes
qui seul donnait un sens à la clause ceteris paribus dans un contexte de pratique donné et non
son caractère « universel » ou le seul cadre supposé atemporel et transcendant des règles
formelles ? Et si, encore, les « faits » n’étaient pas « donnés » mais « co-construits » par le
biais de nos actions sur autre « chose » que nous-mêmes ? Et si, toujours, ces raisonnements
étaient bien plus « ouverts » à notre vécu qu’il n’y paraît ? Et si, enfin, le « phénomène » ne
désignait plus quelque chose d’indépendant des circonstances instrumentales de sa
manifestation comme je l’ai montré dans mon essai préliminaire ?
« Le fait de partager cette vision implique », pour reprendre les termes de Carnap, d’autres
visions du monde qui tiennent ensemble et, non, seulement, des règles à appliquer, « toutes
choses égales par ailleurs ». Au moment même où Carnap exclut la métaphysique, il semble
oublier que la production de règles de syntaxe et que l’instauration d’une biunivocité entre les
faits et les propositions du langage dépendent de présuppositions, de certitudes au sens où
Wittgenstein utilise ce terme, de choix et de méthodes qui auraient, peut-être, pu être tout à
fait différents si notre parcours sur terre avait lui-même été différent. Bref, il oublie que notre
idée de la nécessité dépend de l’idée que nous nous faisons de la contingence et que notre idée
de la contingence dépend du type de nécessité qui est pensé, à un moment donné, pour
résoudre un problème. Ce faisant, il oublie que les quatre sommets du carré des modalités

620
QUINE, Willard Van Orman. « Identité, extension et hypostase », in Du point de vue logique, op. cit., p. 122.
621
En ce sens, l’expression « toutes choses étant égales par ailleurs » aurait le même sens dans tous les
domaines. J’ai précisé un sens possible en logique, je montrerai bientôt qu’en chimie un autre sens peut être
associé à cette clause, ou, plus exactement, à la fixité nécessaire à l’opérationnalisation de cette clause.
335
sont interdépendants et se définissent mutuellement et de façon holistique, et ce tant à propos
de leur extension que du point de vue de leur intension. Comme l’écrit Husserl : « [D]es
termes corrélatifs se postulent l’un l’autre réciproquement, ils ne peuvent être pensés ni
exister l’un sans l’autre. »622
Ainsi Carnap raisonne-t-il à partir de modalités « purifiées » et non « médiées » ou
« médiatrices ». Son raisonnement est incomplet car il n’envisage qu’un aspect du problème :
étudier le bouclage syntaxique, abstraction faite des contextes dans lesquels ces règles sont
utilisées et prennent sens. δe contexte compte cependant, il n’est pas un simple décor, un
tableau posé au mur d’une salle de conférence. δe fond et la forme, le contexte et les règles
sont liés : les séparer systématiquement reviendrait à défendre une hypothèse méréologique
qui ne peut, au plus, qu’être localement pertinente et efficace, ni plus ni moins. Il importerait
de compléter l’approche proposée par l’empirisme logique par l’étude des façons de faire des
acteurs engagés dans l’utilisation et la production de ces mêmes règles et de montrer comment
l’approche formelle peut tenir avec l’ensemble des réalisations humaines en proposant une
approche épistémologique plus ouverte. Comme l’écrit εeyerson : « On ne peut faire de la
science, ni parler science, sans inclure comme substrat un ensemble de suppositions sur
l’être. »623 εeyerson n’hésite d’ailleurs pas à rajouter à titre d’exemple : « On ne peut,
évidemment, concevoir une énergie calorifique, une entropie ou une accélération, sans penser
aux choses. En d’autres termes ce que l’interprétation ajoute aux données mathématiques,
c’est proprement de l’ontologie. »624 Pas plus, rajouterai-je bien volontiers, que nous ne
pouvons concevoir une réaction chimique sans supposer que les corps chimiques sont actifs et
capables d’agir, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse permettant aux explications chimiques
d’être pertinentes et efficaces. Meyerson précise :

« Car, nous le savons, les lois, contrairement à ce qu’affirme le positivisme, ne contiennent pas
que des rapports : elles contiennent ou, du moins, elles impliquent des supports, des suppositions sur
l’être, et il est tout à fait chimérique de vouloir les dégager de cet élément inhérent. »625

Cette association du support et du rapport est particulièrement pertinente en chimie en


raison de la codéfinition des relations et des relata. Avant l’idée de sous-détermination de la
théorie par l’expérience défendue par Quine, εeyerson, auquel Quine se réfère bien

622
HUSSERL, Edmund. « Recherche III : De la théorie des touts et des parties », in Recherches Logiques, Tome
II, Recherche pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, op. cit., p. 36.
623
MEYERSON, Emile. De l’explication dans les sciences, op. cit., p. 632. Le chapitre 15 du livre IV intitulé
« La science et les systèmes philosophiques » est particulièrement évocateur de l’inséparabilité de la science et
de l’ontologie selon εeyerson.
624
Id., p. θθ0. δ’usage de l’italique marque l’insistance de l’auteur.
625
Id., p. 677.
336
volontiers, avait écrit : « Incapable de fixer son choix entre les systèmes, la science, tout en ne
pouvant pas se passer de métaphysique, se trouve cependant au fond, à l’égard de celle-ci,
comme dans un état d’indifférence ou, si l’on veut, d’ataraxie. »626. Je pense qu’il en est
également ainsi, au moins partiellement, en analyse formelle et en logique. Certains
philosophes et scientifiques font comme si, et ce en en étant de plus intimement persuadés, la
métaphysique était totalement disjointe de la science et de la logique. Cette hypothèse vient
de l’accord, chaque fois surprenant, de certaines de nos méthodes scientifiques avec ce que
nous appelons les phénomènes du monde : « Incroyable à quel point les mathématiques
collent à la réalité du monde dans lequel nous vivons ! » ; « Incroyable à quel point nos
logiques sont efficaces pour penser le monde ! » ; nous entendons ou lisons tous de telles
affirmations. Ces phrases sont des énoncés provenant d’une induction : nos raisonnements
logiques conduisent parfois à des prédictions efficaces. La généralisation prend ensuite le
relais. Ces allégations supposent une coupure entre nos facultés « internes » d’une part, et le
monde « externe » d’autre part. Bref, il s’agit de penser l’établissement d’un lien entre le sujet
et l’objet comme s’ils étaient préconstitués en accordant, ce faisant, toute primauté aux relata
dans le cadre d’une métaphysique qui défend un type de correspondance entre le monde, nos
sensations, nos expérimentations et nos concepts.
Cette réification conditionne le bon fonctionnement de notre langage et la pertinence de
nos propos logiques et nomologiques. Dans La poursuite de la vérité, Quine ose même
affirmer que : « la réification contribue aux connexions logiques entre l’observation et la
théorie en resserrant le dispositif des fonctions de vérité. »627 δ’épistémologie a pour objet
d’étudier ces « conditions de vérité » et la façon avec laquelle une induction est généralisée,
c’est ce que fait σancy Cartwright par exemple en évoquant la notion de machine
nomologique et la nécessité d’un recours aux capacités de la nature, c’est ce qu’a tenté, avant
elle l’émergentiste britannique εill en proposant une logique qu’il voulait centrée
uniquement sur les faits. Une fois que la machine tourne, son rendement peut être élevé pour
une activité donnée μ l’accord intersubjectif en vue de produire un sens et de répondre à nos
besoins existentiels fera le reste. Ce faisant, ces phrases qui célèbrent la surprenante
adéquation de l’abstrait et du concret engagent une vision du monde et retrouvent, sous la
forme d’une conclusion, ce qu’elles présupposaient dès le départ : le rapport d’un sujet et d’un
objet indépendants l’un de l’autre. Elles sont donc tautologiques en raison de leur ontologie et

626
Id., p. 683.
627
QUINE, Willard Van Orman. La poursuite de la vérité, traduit de l’anglais par εaurice Clavelin, Éditions du
Seuil, δ’ordre philosophique, Paris, 1λλγ, p. ηζ. δa version originale a été publiée sous le titre Pursuit of Truth
par Harvard University Press en 1990.
337
de leur méréologie implicites ! Elles supposent le tout {sujet-objet} étudiable en parties
séparées {sujet plus objet, isolés l’un de l’autre}. Or une propriété-caractérisation du tout
n’est pas forcément une propriété-qualification des parties !628
La logique serait donc, à en croire Carnap et tant d’autres avant et après lui, affranchie de
toute métaphysique une fois lavée, purifiée, bref une fois pimpante et prête à l’emploi. Le
philosophe serait ainsi l’ouvrier méthodique d’une catharsis, un véritable agent de
purification ! Cette horreur de la métaphysique, ce besoin d’un rationalisme sans borne
répondent à des abus du passé, à des formes de despotisme, à un besoin d’affranchissement
par rapport à l’occulte et au flou, à une exigence d’affirmer un type unique de véridiction afin
de normaliser « l’Objectivité » et pour célébrer, à l’intérieur d’un type de société, la
séparation des pouvoirs. Cette horreur de la métaphysique, ce besoin de rationalisme « sans
faille », dis-je, ont des histoires comme vous et moi, et, à l’instar de Protée, prennent de
multiples formes. Il est possible d’en rendre compte en échappant cependant à la démarcation
hégémonique entre ce qui est « Scientifique » et ce qui ne l’est pas, démarcation qui place les
Experts d’un côté, les « Amateurs » et les « Charlatans » de l’autre. Des abus, oui il y en a eus
et il y en aura. Il y a toujours ceux qui exploitent la détresse et la souffrance des autres, il y a
toujours des despotes et des gens malhonnêtes y compris aux royaumes des sciences et de la
philosophie. Il faut être vigilant et résister à cette méchanceté et à cette malhonnêteté, peut-
être est-ce même une des tâches des plus significatives de la philosophie ; toujours est-il qu’il
est impossible de rendre compte des types de logique sans faire appel à des choix
métaphysiques à un moment ou à un autre de leur analyse. La recherche de « la » vérité ne
doit pas conduire au despotisme, à l’écrasement des types de véridiction par une seule et
même Référence avec un grand R, devenue alors le seul véritable « étalon » d’une objectivité
incontestable. Il s’agit, au contraire, comme je l’ai souligné dans mon avant-propos en me
référant à Isabelle Stengers et Prigogine dans La Nouvelle Alliance, de « respecter », ou
d’ « apprendre à respecter », les autres formes de véridiction, de savoir et de vies tout autant.
« Vérité du relatif », une fois de plus !
Je propose de prendre un dernier exemple, fort intéressant pour notre discussion à propos
des approches formelles et de la régionalisation du statut de la clause ceteris paribus.
Revenons en Grèce trois à quatre siècles avant Jésus Christ. Les stoïciens ne comparaient-ils
pas leur système à un œuf dont la coquille était la logique, le blanc, la morale et le jaune, la

628
HARRÉ, Rom & LLORED, Jean-Pierre. Molecules and mereology, op. cit.
338
physique629 ; logique, morale et science dépendant toutes trois d’engagements métaphysiques
aussi bien que de séquences normalisées de successions valides ? La métaphore holistique de
l’œuf ne souligne-t-elle pas à quel point le couplage de la logique à la métaphysique est vital
afin qu’éclose un organisme vivant ?
Dans son livre Etudes de Philosophie Ancienne et de Philosophie Moderne, Brochard a
montré à quel point ces logiques stoïciennes différaient de la logique d’Aristote, entre autres
points, en raison de leur nominalisme630. Faut-il affirmer que l’attribut est compris dans le
sujet, ou que le sujet est contenu dans la classe d’êtres représentés par l’attribut ? Cette
question n’a cessé d’être débattue par les logiciens d’époques diverses en particulier à propos
de la traduction du syllogisme hypothétique en syllogisme catégorique631. La réponse de
Zénon de Citium et Chryssipe est claire μ ni l’une ni l’autre de ces réponses n’est acceptable.
Pourquoi ? Car la logique ne traite pas, selon eux, de genres qui contiennent des espèces ou
des concepts définis par des différences spécifiques. Le raisonnement porte, au contraire, sur
des individus et des groupes de qualités liés selon des lois nécessaires. Je ne peux
m’empêcher ici, permettez-moi ce rapprochement plutôt inattendu, de relier cette notion de
groupes de qualités à celle de « groupes de relations » proposée par l’émergentiste britannique
Lewes dont le texte possède une tonalité résolument nominaliste. Les groupes de qualités
dépendent des groupes de relations, bref des lois et de leurs combinaisons dans
une « collocation » donnée. La logique des stoïciens repose, dès l’époque du Portique, sur
l’hypothèse que si une chose présente toujours une certaine qualité ou un groupe de qualités,
elle présentera aussi la qualité ou les qualités qui coexistent toujours avec les premières. Selon
cette perspective, il n’est plus question de genre, ni d’espèce, ni d’essence. δa définition d’un
« être » devient une énumération des caractères propres à chaque être, en ce sens comparable
aux prescriptions opératoires de Peirce. La logique du « et…et…et » peut alors prendre place.
Comme l’écrivent Deleuze et Guattari : « Il y a dans cette conjonction assez de force pour
secouer et déraciner le verbe être. »632 Il y assez de force en tout cas pour déloger toute
généralité. Il n’y aurait pas de sciences que de général, mais seulement des individus : les
taxonomies indispensables à la science viendraient après.

629
CHOURAKI, Pierre. Philosophie gréco-latine, Editions France Loisirs, Collection « Philosophies », Paris,
2000.
630
BROCHARD, Victor Charles Louis. Etudes de Philosophie Ancienne et de Philosophie Moderne, Édition
Félix Alcan, Paris, 1λ1β. J’ai travaillé à partir d’une version publiée par σabu Press en β011.
631
CEVOLANI, J. Notes sur diverses questions de logique formelle, Revue néo-scolastique, 14° année, N°53,
1907, pp. 65-80. J’ai travaillé à partir de la version consultable gratuitement sur la toile à l’adresse suivante :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0776-5541_1907_num_14_53_2088.
632
DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix. Mille plateaux, op. cit., p. 36.
339
Cette énumération, selon Brochard, « n’indique pas la différence spécifique : elle compte
les différences »633, et ce par le biais de propositions composées, voire composites,
conditionnelles ou disjonctives. Dans cette perspective « comptable », les notions générales,
si chères à Aristote, ne correspondent plus à rien de prééminent. Si seuls les individus sont
réels, la proposition doit exprimer cette réalité et non un prétendu rapport de convenance ou
de disconvenance entre deux idées, ou entre un individu et une idée. Lewes proposera plus
tard une théorie du sentir pour penser le rapport de l’idéel et du réel et la différence, je l’ai
signalée, entre ce qui est et ce qui apparaît. Toujours est-il que Zenon, Chryssipe et Lewes
font tenir ensemble, dans des réseaux à chaque fois singuliers et avec des objectifs différents,
une forme de réalisme, un type de nominalisme, et la prise en compte des « lois » nécessaires
de la « nature ».
Si tel individu possède telle qualité, alors une autre est donnée en même temps. Il ne s’agit
pas, dans ce cadre de pensée, de relations entre concepts, mais d’un ordre de succession entre
choses concrètes exprimé par le biais de lois de la nature. Comme l’écrit Brochard : « Un
rapport de succession constant ou de coexistence est substitué à cette existence substantielle,
impliquant l’idée d’entités éternelles et immuables, admise par tous les socratiques. En
d’autres termes, l’idée de loi remplace l’idée d’essence. »634 Les stoïciens gardent l’idée
d’invariance d’un rapport de succession entre évènements et celle de coexistence de qualités
afin de penser le monde et la science. Cette succession, véritable pierre de voûte de ce type
d’articulation, est supposée nécessaire. A l’idée de l’universel se substitue l’idée du
nécessaire μ il n’y a de science, non pas que du général, mais que du nécessaire ! Question :
Comment justifier cette hypothèse ? Réponse : En sortant de la logique et en faisant encore
plus des choix d’ordre métaphysique. Ce faisant, les stoïciens proposent graduellement une
articulation entre l’affirmation que la nécessité est dans les choses et une définition du signe :
entre le signe et la chose qu’il désigne, il y a un rapport de nécessité. δe signe n’est pas une
copie de la chose, il en révèle la signification, il y a un rapport de traduction entre eux, ce
rapport étant nécessaire. Signe et chose dépendent mutuellement l’un de l’autre, si la chose
disparaît, le signe s’évanouit, il faut donc penser le couple {signe-chose} et non chaque partie
séparément ; encore et toujours une forme de méréologie…
Comment justifier cette nécessité ? En supposant de façon circulaire que la raison est dans
l’univers et qu’elle agit toujours en vue du meilleur : la raison est donc la nécessité, elle se

633
BROCHARD, Victor Charles Louis. Etudes de Philosophie Ancienne et de Philosophie Moderne, op. cit., p.
223.
634
Ibid., p. 226.
340
découvre elle-même par la science. Comment est-ce justifiable, dis-je ? En se référant à une
accumulation d’expériences faites par tout le monde, bref à un « empirisme » incontesté, non
réfléchi, qui n’est pas sans rappeler, en partie seulement, un type de certitude très
wittgensteinien ! Cette justification repose sur une certitude incontestable, fondamentale, non
d’abord rationalisée, non immédiatement soumise à ordre et méthode, qui fonde ensuite une
induction per enumerationem simplicem. Ce fondement inébranlable du quotidien du collectif
humain est associé à une méthode de découverte recourant à l’hypothèse, sachant que la vérité
de cette dernière est confirmée par les conséquences qu’elle implique. Bref, les stoïciens ont
construit une logique sur la base d’une métaphysique plutôt nominaliste, d’une certaine
définition du rapport entre le signe et la chose, d’un recours à une évidence sensible, d’une
théorie de la vérité centrée sur la vérification des hypothèses par la sensation ou l’expérience
et dont l’évolution a largement dépendu de la farouche opposition des épicuriens en quête
d’une méthode expérimentale plus sophistiquée, et enfin sur la base d’une supposition selon
laquelle les lois de la nature sont immuables et nécessaires en vertu de la raison souveraine et
parfaite. En découvrant les lois, notre raison se retrouverait elle-même dans la raison
universelle. σous sommes au cœur d’un réalisme nominaliste et d’un empirisme intégral :
l’individu se donne tel qu’il est, il inscrit sa marque et sa vérité dans l’âme du sujet qui en
propose une « représentation compréhensive ». Le monde et Dieu deviennent alors
coextensifs, tout est régi par une rationalité universelle qui a pour nom le Destin, nœud de
causes ne laissant rien au hasard, Providence en vue de l’harmonie du tout. Comme l’écrit
Chouraki à propos de cette harmonie : « δ’homme fait partie de ce tout. Son âme est une
étincelle de l’âme divine. »635 La logique nominaliste et empirique se trouve associée à une
physique panthéiste-immanentiste et est articulée à une morale μ être libre, c’est adhérer
volontairement à l’harmonie entre le cosmos et l’individu. Tout individu se réalisera lui-
même s’il accepte cette nécessité et s’il participe lui-même à la bonne marche du Tout. La
sagesse ne va pas de soi, elle devient ascèse et redressement auxquels seront graduellement
associées une morale de la modération et de la précaution ainsi qu’une nouvelle
conceptualisation par εarc Aurèle de l’égalité des hommes à l’intérieur d’une même
communauté636. C’est l’œuf tout entier qu’il faut considérer et non sa coquille logique sans la
physique qui compose le jaune et encore moins sans le blanc qui en exprime la morale. C’est
même, les multiples entrelacs entre ces trois composants qu’il faut prendre au sérieux pour

635
CHOURAKI, P. Philosophie gréco-latine, op. cit., p. 215.
636
Ibid., p. 222.
341
aborder l’étude des logiques stoïciennes, et non le seul type de syllogisme hypothétique qu’ils
utilisent, bref la seule évocation de leurs formalismes.
Comment comprendre que pour ce type de logique, l’objet propre du raisonnement n’est
pas d’affirmer une ressemblance, mais bien de passer de cette ressemblance à une autre qui lui
fait suite dans le temps, sans prendre au sérieux la métaphysique qui lui est corrélative ?
Comment comprendre encore que dans le syllogisme stoïcien, il n’y a pas de rapport
d’inclusion ou d’exclusion entre des concepts, mais un rapport de concomitance ou de
séquence entre qualités particulières, sans se référer à leur métaphysique, leur physique et leur
morale ? Comment comprendre enfin que le signe n’est pas, comme dans le syllogisme
classique, une identité mais une séquence nécessaire, sans penser le réseau global à l’intérieur
duquel un type d’empirisme et de rationalisme se constituent mutuellement ? Comment faire
sinon ? En étudiant les formalismes stoïciens du seul point de vue formel ? En évaluant ces
mêmes formalismes à l’aune de la logique formelle contemporaine ou de toute autre époque ?
Pis, en méprisant ces formes de logique et en leur refusant le droit d’être reconnues comme
des logiques formelles, bref de véritables logiques à part entière ?
Ayons, au contraire, le sens du détail et gardons en mémoire que nous subsumons sous le
nom de logique stoïcienne un ensemble bigarré de logiques qui partagent, dans le meilleur des
cas, un certain air de famille. δ’articulation que je viens de proposer ne reflète pas, comme le
souligne Brochard, le Portique tout entier et encore moins le moyen stoïcisme ou le stoïcisme
impérial. De la même façon que lorsque les philosophes contemporains parlent
« d’émergentisme britannique », ils proposent toujours une reconstruction et des
rapprochements menés a posteriori. A y regarder de plus près, les différences de styles,
d’intérêts et d’hypothèses reprennent le dessus. D’où encore, à mon sens, la modestie, la
rigueur, la prudence et le respect qu’impose une étude attentive des pratiques, quelle que
puisse en être la difficulté et quelles qu’en soient les limites. Cette approche sera au moins
complémentaire des autres approches, et sera comme libératrice et initiatrice d’autres projets
de recherche. Mais là encore, nous retrouvons la complémentarité des deux raisonnements
méréologiques différents. Dans le premier d’entre eux, les stoïciens ou les émergentistes
britanniques prévalent comme un ensemble, un tout qui est le résultat d’un chevauchement, de
rapprochements, et d’interférences ; dans l’autre, les différences entre individus sont au centre
de l’enquête. Il manque l’étude des effets du tout sur les parties qui le composent, c’est-à-dire
les effets du collectif et du monde sur les individus qui composent ce tout, les effets du
mouvement intellectuel dans son ensemble sur un philosophe particulier ; bref l’étude des

342
émergences rendues possibles par un tout constitué en devenir et en prise avec ce qui le
dépasse.
Que penser donc de la tentative de Carnap ? Certainement, qu’elle a rendu possible un
travail important de purification, qui, en dépit de sa rigueur, de sa grande qualité et des
perspectives philosophiques qu’elle a contribué à ouvrir, doit être réassociée à un travail de
médiation en vue de penser, par exemple, le rapport entre l’idéel et le formel pour parler avec
Lewes ou de réinvestir, à nouveaux frais, des partages entre types d’épistémologie, entre types
de raisonnement (analytique, synthétique), entre objet et sujet préconstitués, et entre de
nombreuses autres frontières qu’il devient urgent de repenser. Il ne s’agit pas de tout
mélanger, la logique, la morale, la science, et cetera ; ou, pis, de tout niveler à l’eau tiède. Il
ne s’agit pas de tout déconstruire ! Il s’agit d’explorer les réseaux, les fléchages, les
maillages, les bouclages et d’interroger une type de consistance, les conditions d’une
persistance, l’instauration d’un ensemble de « co-constitutions ». Comme l’écrit Brochard :

« Il est vrai que la question de l’origine des idées n’appartient pas en propre à la logique : elle lui
est extérieure ou antérieure ; c’est le droit strict du logicien d’envisager les concepts une fois formés,
de quelque manière qu’ils soient formés. Cependant, à y regarder de plus près, la logique n’est pas une
science entièrement indépendante μ il faut, pour qu’elle soit solidement établie, que la question de
l’origine des idées soit résolue, au moins à titre de prolégomènes. En fait, tout logicien a une opinion
sur cette question, fût-ce une pensée de derrière la tête, et de cette opinion dépend la conception qu’il
se fait de la logique. σégliger cette question, prendre les idées toutes faites, telles qu’elles sont dans
l’esprit, confondre celles qu’il construit entièrement a priori (s’il y en a de telles) et celles qui lui sont
au moins suggérées par l’expérience, c’est se priver du moyen de distinguer sûrement celles qui sont
bien formées de celles qui sont fausses ; les mettre toutes sur le même pied, sans se soucier de leur
provenance, sans leur demander leurs titres, c’est-à-dire sans les confronter avec les faits, c’est
s’enfermer dans un monde artificiel où l’esprit ne pourra que travailler à vide et se consumera en
stériles efforts. C’est précisément parce qu’elle a coupé ses communications avec le monde réel et s’est
confinée dans un orgueilleux isolement que l’ancienne logique a été convaincue d’impuissance et
qu’elle est tombée dans un juste discrédit. δa logique est bien libre de se constituer dans l’abstraction
pure, et elle ne cesse pas pour cela, au point de vue formel, d’être rigoureuse ; mais elle est inutile, si
elle n’a pas réglé ses concepts sur la réalité, et, comme une horloge sans balancier, elle joue
follement. »637

Je resterai, une nouvelle fois, très distant par rapport à cette notion « d’abstraction pure »
défendue ici par Brochard. Il n’en reste pas moins vrai qu’il souligne avec clarté cette
dépendance de la logique et des faits. La distinction du vrai par rapport au faux nécessite un

637
BROCHARD, Victor Charles Louis. « La logique de J. Stuart Mill », in Etudes de Philosophie Ancienne et de
Philosophie Moderne, op. cit., pp. 384-445, en particulier pour la citation pp. 420-421.
343
type de rapport entre les règles de logique, les faits du monde, les concepts et les mots : leur
rapport instaure un type de véridiction, dirions-nous de nos jours. C’est le tout qui prend sens
dans un milieu associé, et non chaque partie individuelle coupée du reste. Ce faisant,
Brochard met l’accent sur le contexte dans lequel la logique devient intelligible. Il montre par
exemple que si la « Logique » de Port-Royal, mot qu’il écrit avec une majuscule, dit quelques
mots rapides sur l’origine des idées, et si elle accepte de faire une place au sens, elle n’en
privilégie pas moins les concepts que la pensée produit, selon elle, de façon a priori. Cette
logique propose une théorie de la définition qui ne distingue pas les concepts mathématiques
des idées générales dont l’origine sensible ne saurait pourtant, toujours selon Brochard, être
contestée. Elle ne distingue pas davantage le syllogisme mathématique, dont les prémisses
sont considérées comme a priori, du syllogisme empirique, dont les prémisses sont, nous
rappelle Brochard, des propositions contingentes. La logique de Port Royal ne se préoccupait
pas des rapports des idées avec la réalité, car elle considérait que la réalité était la somme des
idées. Si ce type de réalisme serait aujourd’hui qualifié d’idéalisme, il n’empêche qu’il reflète
une situation déjà ancrée à l’époque médiévale, à savoir, comme le souligne Brochard, la
prévalence de l’idée. « Et pourtant » comme l’écrirait δévinas, ce fameux « et pourtant » qui,
soit dit au passage, a tellement rendu l’œuvre de δévinas si pleine de subtilités638 ; « et
pourtant », dis-je, à y regarder de plus près, comme le fait Brochard, la logique de Port Royal
puise ses sources dans les faits. δ’étude des textes situés à la fin de la seconde partie montre
que les genres connus a priori sont « des souvenirs de faits ; une expérience vague les a
formés ; le langage les a fixés ; le travail de plusieurs générations successives les a peu à peu
rectifiés et mis en harmonie avec les choses, à mesure que l’observation en découvrait les
inexactitudes. Une fois achevés, on oublie leur origine et on prend ces points d’arrivée de la
pensée pour des points de départ ; mais la pensée n’est possible et en fin de compte n’a
d’utilité que grâce au contenu des idées qui est emprunté aux faits. »639
Il ne faut en effet pas prendre « ces points d’arrivée de la pensée pour ces points de
départ ». Oui !, en effet, il ne faut pas oublier la temporalité de ces cheminements, leur
densité, bref le parcours. A ne regarder que les formalismes une fois institués, nous nous
exposons aux pires aveuglements. De la même façon Brochard montre que Mill se contredit
lui-même dans son Système de Logique. Voulant rebâtir la logique sur la base non plus des

638
LEVINAS, Emmanuel. L'Éthique comme philosophie première, Rivages, collection « Rivages poche », Paris,
1998 et Autrement qu'être ou Au-delà de l'essence, Librairie Générale Française, Le Livre de poche, collection
« Biblio-essais », Paris, 1990.
639
BROCHARD, Victor Charles Louis. « La logique de J. Stuart Mill », in Etudes de Philosophie Ancienne et de
Philosophie Moderne, op. cit., p. 424.
344
concepts, mais sur celles des individus et des faits, Mill fait intervenir, pour sauver son
système, la considération de l’universel. εill repasse du nominalisme au conceptualisme car
la ressemblance entre faits n’est pas perçue, elle est pensée. Mill écrit : « Nous ne pouvons
décrire un fait sans y mettre plus que le fait. La perception ne porte pas que sur une chose
particulière μ mais décrire cette chose, c’est affirmer une connexion entre elle et toutes les
autres choses dénotées ou connotées par les termes employés. » A la suite de sa polémique
avec Herbert Spencer à propos des raisonnements portant sur les choses et non sur les idées,
Mill reconnaît que le nom exprime, non pas les individus, mais leur ressemblance, le type qui
leur est commun, la référence qui permet l’articulation du divers qu’ils composent. Mill
invoque un fait comme preuve, ce faisant il inclut ce fait dans la pensée. Ce fait n’a valeur de
preuve que par l’acte de pensée qui l’envisage comme tel. Son nominalisme n’a pu proscrire
la référence à l’universel. Si les concepts ne sont pas, selon Mill, des universaux indépendants
des choses particulières, ils ne sont pas uniquement que des noms.
La logique de Port Royal, centrée sur les concepts et les règles, a besoin des faits ; la
logique de εill centrée sur les faits a besoin de l’universel. Logiques de la vérité et de la
conséquence dépendent l’une de l’autre ainsi que de choix métaphysiques et méréologiques
qui leur sont associés. Que penser de la position de Carnap ? Qu’elle permet l’étude des règles
et qu’elle reste utile et efficace pour étudier une logique du point de vue formel et fonctionnel
et qu’elle doit être respectée comme telle. Selon une autre perspective, plus historique ou
épistémologique, il conviendra d’explorer cette même logique en détaillant ces choix
méréologiques, sa conception du signe et de la définition, le rapport qu’elle entretient avec le
« réel », en prenant ombrage de la mobilité de ce concept, le réel médiéval ressemblant, à
grands traits, à un type d’idéel contemporain. Ces approches sont complémentaires et
devraient être respectées comme telles. Logique et métaphysique sont deux activités humaines
différentes mais reliées entre elles, elles dépendent l’une de l’autre, en particulier dans la
perspective d’une étude globale d’un type de véridiction à l’intérieur d’un type de
raisonnement scientifique, lui-même inclus dans un cadre lié à une activité de recherche dans
un domaine donné.
Que deviennent donc toutes les questions précédentes à propos de types de logique que
j’ai évoqués jusqu’à présent, si l’on considère le réseau des humains et des non-humains,
provisoire et ouvert, dans lequel ces mathématiques, règles et analyses formelles sont
construites et prennent leur sens en lien avec les autres activités humaines ? Que deviennent
ces questions toujours si je considère non pas les relata séparés, le monde et nous, mais aussi
et surtout leurs interrelations ? La réponse à ces questions implique une « médiation ». Je
345
n’assimile pas la logique, la science et l’ontologie en un même amas confus et indifférencié ;
j’affirme seulement la nécessité dans laquelle nous nous trouvons de les penser ensemble
malgré leurs différences (ou celles que nous sommes en mesure d’accepter) afin de faire face
aux défis philosophiques, scientifiques et sociétaux qui sont actuellement les nôtres640. Ces
différences évoluent d’ailleurs, elles dépendent d’accords intersubjectifs et de valeurs, et sont
indispensables pour penser le monde à partir de références distinctes. Je reviendrai sous peu à
ces considérations ; il est temps à présent de focaliser notre attention sur les approches
formelles de l’émergence afin d’évaluer ce qu’elles deviendraient si elles devaient être
transposées à la chimie : retournons donc à des questions de méthode.

Prenons trois exemples représentatifs des approches formelles du concept d’émergence ;


un concept qui traverserait, paraît-il, les pratiques sans s’y arrêter. A l’instar de Broad et de
Morgan, Ansgar Beckermann, Mark Bedau et Jaegwon Kim utilisent un nombre, n,
d’ingrédients (C1,…, Cn ou N1,…, σn) et un type de relation R entre ces ingrédients pour
définir l’émergence. Ils préfèrent les termes « réalisateurs » ou « microstructure » à ceux de
« collocation » ou de « constellation » que j’ai signalés dans les écrits des émergentistes
britanniques. Ansgar Beckermann écrit par exemple:

« Considérons que le système S possède la microstructure [C1,…, Cn ; R], alors F est une propriété
émergente de S si et seulement si : (a) il existe une loi selon laquelle tous les systèmes possédant cette
microstructure ont la propriété F, mais (b) F n’est pas micro-réductible à [C1,…, Cn ; R]. »641

Dans un célèbre article à propos d’une version « faible » de l’émergence, Bedau propose
la définition différente suivante :

« Un état macroscopique P d’un système S ayant une microdynamique D est faiblement émergent
si et seulement si P peut être dérivé de D et de conditions extérieures à S seulement par voie de
simulation informatique. »642

640
A cette fin, je renvoie en particulier aux travaux de Guattari, Stengers et Latour à propos du développement
d’une écologie politique.
641
BECKERMANN, Ansgar. « Supervenience, Emergence, and Reduction », in Emergence or Reduction?
Essays on the Prospects of Nonreductive Physicalism, Beckermann Ansgar, Flohr Hans, Kim Jaegwon (Eds.),
Walter de Gruyter, Berlin, New York, 1992, pp. 94-118 [115] : « Let S be a system having the microstructure
[C1,…, Cn ; R], then F is an emergent property of S iff (a) there is a law to the effect that all systems with this
microstructure have F, but (b) F is not microreductible to [C1,…, Cn ; R]. » (Ma traduction, l’italique marque
mon insistance).
642
BEDAU, Mark A. « Weak Emergence », in Philosophical perspectives: Mind, Causation, and World, vol 11,
Tomberlin J. (Ed.), Blackwell, Malden, Massachusetts, 1997, pp. 375-399 [378] : « Macrostate P of S with
microdynamic D is weakly emergent iff P can be derived from D and S’s external conditions but only by
simulation ». (Ma traduction, l’italique marque mon insistance).
346
Lorsque Kim propose sa non moins célèbre approche fonctionnelle de l’émergence, une
des étapes de son raisonnement consiste à affirmer que :

« La propriété ε est émergente à partir d’un ensemble de propriétés N1,…, σn, seulement si M
n’est pas fonctionnellement réductible à l’ensemble des σ qui sont ses réalisateurs. »643

Ces approches pensent la question de l’émergence en réfléchissant sur les types de


réduction d’une théorie à une autre, ou des propriétés et des états du tout aux parties. Ces
définitions sont basées sur la supposition que toutes les choses restent égales par ailleurs.
Sans cette supposition, non exprimée dans les phrases qui précèdent, aucune conclusion ne
serait possible en termes d’inférence. Prenons deux exemples issus des arguments de Kim
afin de mieux comprendre comment il raisonne à propos de l’émergence au moyen de
considérations d’ordre logique. Pour ce faire, il est bon de rappeler brièvement que
fonctionnaliser une propriété E signifie, pour Kim, que « E doit être construite ou
reconstruite comme une propriété définie par ses relations causales-nomiques avec les autres
propriétés, en particulier celle de la base de réduction B. »644 Pour qu’une réduction
fonctionnelle soit possible, il faut alors identifier des réalisateurs de E dans la base de
réalisation B et rechercher une théorie appartenant au niveau B qui explique « comment les
réalisateurs de E accomplissent la tâche constitutive de E »645.
Kim cherche à invalider une objection classique qui consiste à affirmer qu’il n’y a
aucune raison d’identifier l’instance de E à l’instance d’un réalisateur Q en vertu de laquelle
l’émergent E est réalisé à cette occasion. Il serait plus pertinent d’identifier E au fait que le
système S possède telle ou telle propriété satisfaisant la « spécification causale » qui permet
d’expliquer que Q puisse générer E. Il écrit :

« Si S a E en vertu d’un réalisateur Q de E, il est difficile de voir comment nous pourrions éviter de
dire que les pouvoirs causaux de cette instance de E sont exactement les pouvoirs causaux de cette
instance de Q. C’est ce que j’ai appelé le « principe de l’héritage causal » : Si une propriété
fonctionnelle E est instanciée en une occasion donnée en vertu de l’un des réalisateurs, Q, qui est
instancié, alors les pouvoirs causaux de cette instance de E sont identiques aux pouvoirs causaux de
cette instance de Q. Si ce principe est accepté, l’instance de E et l’instance de Q ont des pouvoirs

643
KIM, Jaegwon. « δ’émergence : Idées et problèmes fondamentaux », in Trois essais sur l’Emergence,
traduits de l’américain et présentés par εulcey εathieu, Éditions Ithaque, Paris, 2006, p. 19. δ’italique marque
mon insistance.
644
KIM, Jaegwon. « Comprendre l’émergence », in Trois essais sur l’Emergence, traduits de l’américain et
présentés par Mulcey Mathieu, Editions Ithaque, Paris, 2006, p. 40. Originellement intitulé « Making sense of
emergence » est publié dans le numéro n°95 de la revue Philosophical Studies en 1999 (pp. 3-36).
645
Id., p. 42.
347
causaux identiques, et cela nous pousse fortement à les identifier. Quel avantage y aurait-il à les tenir
pour différentes ? Si différence il y avait, elle ne pourrait même pas être perçue. »646

En premier lieu, il faut noter que le « principe de l’héritage causal » est extérieur aux
règles syntaxiques dont l’usage correct permet des inférences. Il est une « prémisse », posée
comme vraie, du raisonnement et fait partie des « propositions explanans » en vue d’expliquer
la « proposition explanandum » pour parler avec Hempel dans le cadre du raisonnement
déductif-nomologique647. Une fois ce cadre posé, il faudrait rajouter une condition implicite
qui est que « toutes choses soient égales par ailleurs » pour pouvoir conclure à partir de cette
prémisse et des règles. Cela implique au moins deux conséquences : soit Q génère E en
disparaissant, cas de la fusion que j’ai déjà évoqué et que j’étudierai en lien avec la chimie
quantique lorsque j’envisagerai la conception de l’émergence proposée par Paul Humphreys,
mais alors la base de réalisation disparaît ; soit Q génère E et conserve son intégrité, cas d’un
simple transfert de causalité d’un agent à un autre.
Dans le premier cas, qui peut être mis en relation avec la chimie, un ingrédient (un ion,
une autre molécule, etc.) disparaît en formant la nouvelle entité mais cela n’implique pas du
tout que cette entité ait les mêmes pouvoirs causaux que ses ingrédients. La s-tétrazine peut
fixer des ions de taille requise sans pour autant que ses « réalisateurs » en soient capables par
eux-mêmes ; bref il existe bien une différence et elle est perceptible pour retourner
l’affirmation de Kim. Dans le deuxième cas, la conservation de l’intégrité de Q implique qu’il
n’y ait pas de transformation chimique et donc pas de formation de E, en dehors du cas,
inintéressant pour mon propos, d’un simple changement d’état physique qui ne correspond
pas à une réaction chimique. Il est toujours possible de faire remarquer que Q pourrait bien
être un catalyseur qui est régénéré en fin de transformation et donc que la clause ceteris
paribus est finalement respectée. Ce serait oublier que d’autres corps ont été transformés par
l’intervention de ce catalyseur. Ce serait aussi méconnaître les phénomènes de catalyse car le
catalyseur est transformé pendant la réaction chimique, même s’il est régénéré à la fin. Il faut
rappeler aussi que le catalyseur n’est plus régénéré après un certain nombre de cycles dans
lesquels il intervient, il perd graduellement son activité avec le temps et l’usage. Il est donc
impossible de maintenir l’hypothèse de l’invariance stricte d’un seul facteur à la fois en
chimie pendant toute la durée de l’expérience. Pourquoi ? Car les corps agissent et les
appareils utilisés participent de façon constitutive à l’émergence de ces transformations et de

Id., pp. 48-49. δ’italique marque mon insistance.


646
647
HEMPEL, Carl. Eléments d’épistémologie, Traduction de Bertrand de Saint-Sernin, Deuxième Édition,
Armand Colin, Paris, 2004 [1972], pp. 78-79. Titre original : Philosophy of Natural Science, Prentice Hall,
Englewood Cliffs (New Jersey), 1966.
348
ces corps. δa surface d’une électrode d’un électrolyseur ne varie-t-elle pas tout au long de la
transformation ? Que deviendraient le milieu associé et les procédés si ce « principe
d’héritage causal » devait être appliqué à la chimie ? Certainement pas grand-chose car le
principe est seulement « binaire », il ne tient compte que de E et de sa base de réalisation B et
ignore le reste, bref, ce qui importe en chimie.
De deux choses l’une. Soit Q disparaît, cas de la fusion, et donc « toutes les choses ne sont
pas égales par ailleurs » au sens strict car le réalisateur disparaît progressivement et un
mélange se forme dans le milieu réactionnel alors que d’autres paramètres comme la
composition d’une colonne échangeuse d’ions ou la surface d’une électrode varient
également. Soit Q se conserve et alors E n’existe pas en tant qu’entité émergeant de la base B.
εême le cas de l’équilibre chimique ne résiste pas à l’analyse. A une température donnée, le
rapport des activités des corps concernés est constant mais pas les quantités des différents
corps en présence, plusieurs facteurs changent donc en même temps ! Bref, les difficultés de
mise en relation avec la chimie apparaissent immédiatement, sans chercher midi à quatorze
heures, et elles deviendront vite insurmontables. La clause ceteris paribus est difficile à
respecter en chimie, en tout cas au sens d’une variation d’un seul paramètre pour un obtenir
un résultat particulier. Changer de prémisse, c’est-à-dire remplacer le principe d’héritage
causal par un autre, ne changerait pas grand-chose à cette situation : avec des corps réactifs,
fixer un seul paramètre dans une préparation expérimentale est au plus une démarche qui
guide l’action mais jamais un « état de fait » complètement contrôlable.
La démonstration de Kim repose sur l’hypothèse, sous-jacente, de la clause ceteris
paribus. Cette dernière est nécessaire, au sens d’indispensable, mais ne s’avère pas suffisante.
Il faut aussi supposer des réalisateurs qui gardent leur intégrité tout en participant à une
chaîne de transmission de causalité. Bref, telle une chaîne humaine visant à éteindre un
incendie, il faut supposer que chacun s’active à passer un seau rempli d’eau d’une personne à
une autre sans se mouiller les mains ni même se blesser ou être choqué par l’évènement ! En
chimie, il ne s’agit pas seulement de définir une base de réalisateurs et d’identifier une
relation R spécifique qui permet de penser leurs interrelations, il faut tenir compte de la
réactivité des corps en question, de la taille de l’échantillon, du milieu associé et du protocole.
Cet ensemble d’éléments hétérogènes complique la situation car la composition même du
milieu change graduellement. Par ailleurs une réaction chimique peut produire ou consommer
de l’énergie et donc le facteur température est également impliqué. Un réfrigérant peut bien-
entendu être utilisé pour stabiliser la température mais la stabilisation s’effectue à l’échelle de
l’échantillon et non à l’échelle locale d’une partie du milieu réactionnel. La question des
349
échelles de description et d’action devient importante. La clause ceteris paribus devrait
impliquer la notion d’échelle de temps et d’espace, elle ne devrait pas être tenue pour
adimensionnelle. τr à l’échelle où travaillent les chimistes, celle de la mole, ou celle
d’échantillons de taille nanométrique, le nombre d’entités et de facteurs engagés,
l’accroissement de l’hétérogénéité évoquée dans l’essai préliminaire, notre impossibilité d’un
contrôle total de ces collectifs, et, enfin, l’inéliminable implication des instruments, font que
la clause ceteris paribus reste une modélisation utile dans des cas simples sous réserve
d’approximations justifiables et vérifiées a posteriori. Elle n’est donc pas une prémisse
indiscutée et indiscutable mais ce vers quoi il faut tendre pour s’accorder,
intersubjectivement, à propos de l’acceptabilité d’un résultat expérimental en fonction de
normes (environnementales ou institutionnelles), du cahier des charges, des objectifs techno-
scientifiques à atteindre, des financements disponibles, des opinions publiques, de ce qu’il est
convenu d’appeler un « résultat expérimental acceptable » dans un domaine donné, et, bien
sûr, de certaines décisions politiques. En ce sens, la clause ceteris paribus devient davantage
un défi ou un guide qu’un fondement des raisonnements ; un point d’arrivée plus qu’un point
de départ. Elle acquiert donc un sens pragmatique et devient une condition locale de
possibilité d’une validation expérimentale incluse dans un contexte de production, sachant
que les critères de normalisation sont relatifs à chaque domaine d’activité. Ce faisant, elle est
« anthropo-logisée » et change de statut épistémologique : elle n’est plus uniquement le point
de départ venu de nulle part ou bien le support des raisonnements déductifs et nomologiques,
mais une condition à adapter au domaine d’activité où elle acquiert un rôle tant heuristique
qu’opératoire ainsi bien qu’un sens bien particulier.
Je reviendrai dans un instant sur le rôle des instruments et des méthodes en métrologie
chimique, ce que je souhaitais simplement mettre en évidence pour le moment est la difficulté
de l’application de la clause ceteris paribus en chimie, en particulier quand il s’agit de définir
l’émergence d’un point de vue formelle sans adapter cette clause à l’activité des chimistes. Il
s’agit aussi de montrer en l’occurrence que la transposition d’une approche formelle de
l’émergence du domaine de la philosophie de l’esprit à celui de la chimie est hautement
problématique. Il faut toujours garder en mémoire qu’une traduction transforme ce qui est
traduit et ne se contente pas de l’exprimer à « l’identique » dans un autre cadre. Il faut prendre
ombrage de ceux qui appliquent une approche d’un domaine à un autre sans précaution,
comme si de rien n’était !
Si le monde est peuplé de matière inerte, mue de l’extérieur par des forces, et en attente
d’être révélée par un instrument-miroir, et si, après validation par confrontation avec
350
l’expérience, nous ne retenons dans le langage scientifique que les propositions qui sont mises
en rapport biunivoque avec des « faits » du monde, alors il devient possible, dans ce cadre
normatif « lexico-métaphysique », de comprendre les partisans de l’application stricte de la
clause ceteris paribus, même si l’établissement de cette biunivocité reste problématique tant
d’un point de vue pratique que conceptuel. Changez à présent de cadre, évoquez des corps
actifs, des processus de transformation, des complexes {appareils-monde} et des
« affordances », des modes d’accès inéliminables, une autre conception des « choses »
définies en tant que faisceaux de performances, la définition mutuelle des relata et des
relations, bref le contexte de la chimie, et tout doit être repensé !
δ’épistémologie de la chimie appelle-t-elle une réévaluation du statut épistémologique de
la clause ceteris paribus ? Il semblerait que la réponse à cette question soit positive. Les
thèses de Kim à propos de l’émergence, en dépit de leur clarté et de leur rigueur, ne peuvent
pas être mises en relation, en tout cas en l’état, avec la chimie. De nombreux philosophes ont
cherché à débouter ces travaux de Kim dans son propre domaine d’application qu’est la
philosophie de l’esprit, et ce à partir des mêmes outils formels et en utilisant la même
méthodologie, là où une réflexion sur les pratiques et les présuppositions associées à
l’utilisation de la clause ceteris paribus auraient mérité d’être développée et n’en susciterait
pas moins d’intéressantes discussions. Ce faisant, ces philosophes adhèrent, sans forcément en
avoir pris toute la mesure, au rejet de la métaphysique et à la coupure, voulue car
probablement supposée garante d’une science à la fois noble et neutre, de la logique par
rapport aux intérêts changeants des humains. Cette coupure n’est qu’une hypothèse parmi
d’autres, seulement une hypothèse dont la valeur devrait être mesurée à l’aune de ses
conséquences philosophiques, scientifiques et éthiques plutôt que par rapport à une
conception réaliste du monde qui voudrait que la science soit désintéressée, « pure » et neutre
et que le monde soit en attente d’être « révélé ». Il est question ici de conception du monde et
d’ontologie et non seulement, je le répète, de règles de syntaxe et d’auto-consistance formelle.
J’ai par ailleurs souligné que cette analyse formelle dépend elle-même de choix qui sont
extérieurs à la constitution et à l’application des règles syntaxiques. La clause ceteris paribus
est un élément d’un réseau stabilisé autour de l’idée, tout à fait respectable et compréhensible
par ailleurs, que la science représente le monde. Elle est intégrée et prend seulement tout son
sens dans cette conception spéculaire du monde. Elle devient un des gonds qui font tourner un
jeu de miroirs relativement les uns par rapport aux autres afin de capturer la signification du
monde dont il est question. Tels σarcisse regardant son visage dans le miroir de l’eau, nos

351
instruments nous feraient miroiter le monde alors que notre langage en reflèterait les
structures profondes, ultimes éléments réels selon des penseurs comme Ladyman.
Et si tout cela n’était qu’une « vision » du monde, ni plus ni moins ? La chimie fait
apparaître la fragilité de cette conception soi-disant affranchie de toute trace métaphysique. Si
seul un facteur change à chaque fois alors le raisonnement est faisable : il devient possible de
conclure. Que faut-il faire dès lors que plusieurs facteurs changent en même temps de façon
inévitable ? La méthode qui consiste à faire varier paramètre par paramètre a eu, et a toujours,
des résultats très probants dans divers domaines de l’action humaine. Son application devient
difficile pour les systèmes ouverts, la compréhension des phénomènes en science de la
complexité, et le reste depuis toujours pour la compréhension des expériences chimiques.
Cette méthode d’analyse suppose en outre que le « tout » expérimental est étudiable si
seulement un élément de l’expérience, par exemple un facteur physique ou chimique, change
lorsque les autres « parties » de l’expérimentation demeurent invariantes. Bref, la méthode
engage une présupposition fondamentale : le tout est étudiable partie par partie. Question :
Que se passe-t-il quand le mode d’accès devient inéliminable comme en chimie ou en
mécanique quantique et qu’il contribue à la constitution du tout et de ses parties ? Que se
passe-t-il quand le tout et les parties s’entre-définissent ? Réponse : Nous devons changer de
méthode scientifique ou de raisonnement et probablement de métaphysique associée ! La
simulation informatique et le couplage de méthodes chimiques d’analyse remplacent l’étude
par variation d’un seul paramètre ; la métaphysique des propriétés intrinsèques est aussi
remplacée par une métaphysique des dispositions ou par celle, davantage
« phénoménotechnique », qui considère une chose comme un faisceau, ouvert et provisoire,
de performances ou d’ « affordances ». Il faut envisager le complexe {préparation
technoscientifique-métaphysique(s) associée(s)} pour situer et comprendre l’origine des
prémisses de nos raisonnements, et ne pas seulement s’occuper de bien huiler la machine
logique ou nomologique en faisant comme si les règles ne dépendaient pas des conditions de
leur production, bref en supposant qu’elles sont anhistoriques et autonomes par rapport à nos
vies. Plusieurs cas de figure peuvent se présenter qui sont regroupés dans le tableau suivant :

352
Préparation technoscientifique

(Instrumentations, théories, langages, Remplacement Remplacement Rétention Rétention


raisonnements, logiques, procédés, etc.)

Présuppositions métaphysiques

(Types d’ontologie ou de cosmologie, postulats, Remplacement Rétention Remplacement Rétention


principes de correspondance, eschatologies, etc.)

Les quatre combinaisons précédentes seront confrontées à l’ensemble des connaissances


du domaine étudié afin d’estimer quelle combinaison il convient d’intégrer au complexe, bref
quel couple est le plus acceptable, non pas en termes de réfutation d’une théorie par
l’expérience, mais en termes de cohérence globale d’une préparation avec un ensemble de
présuppositions métaphysiques dans un cadre de recherche donné à l’intérieur d’un collectif
particulier en vue de résoudre un problème identifié ou en cours d’identification. Il ne sera
pas forcément question que de cohérence car les scientifiques sont guidés par d’autres
« principes » comme celui de simplicité ou d’économie, de vraisemblance, d’élégance, etc. A
chaque complexe {préparation technoscientifique-présuppositions métaphysiques} fixé
correspond les quatre types de modifications possibles du tableau précédent. Le nombre de
couples peut par ailleurs être élevé car leur contenu peut changer. Il y a donc beaucoup de cas
créatifs et parfois plusieurs choix possibles : le contexte, les objectifs, les normes, les valeurs,
les tabous d’une société, les intérêts collectifs et particuliers, les valeurs esthétiques et
morales, le retour inattendu de nos actions sur nous-mêmes contribueront au choix provisoire
d’une communauté de recherche ou d’un ensemble plus vaste dans lequel elle est incluse (une
institution nationale, une société, une organisation internationale). A chaque fois, il s’agira de
créer du sens et de recouper les informations, d’associer et d’étendre, bref de composer, de
traduire, de bouger, de transformer.
Par ailleurs, les remplacements et les rétentions ne sont pas forcément stricts, des
ajustements mutuels sont possibles afin que le couple formé soit acceptable et efficace, c’est-
à-dire fonctionnel, collectif et opératoire. Il ne faut pas confondre une fois de plus « la
relativité de la vérité et la vérité du relatif », comme nous le rappellent, je l’ai déjà signalé,
Deleuze ou Isabelle Stengers. « Vérité du relatif » dans ce cas, car il est question de
stabilisation, dans un cadre normalisé, de nouveaux modes de recherche par intégration,

353
ouverture, et adéquation du nouveau couple ou complexe {préparation technoscientifique-
métaphysique(s) associée(s)} à un ensemble performatif d’éléments hétérogènes déjà
constitué. Les chimistes, comme je vais l’établir, parlent volontiers « d’inter-comparaison »
lorsqu’ils établissent des résultats en métrologie chimique à partir de méthodes diverses. A
l’idée de représentation succède celles de dépendance aux modes d’accès et d’articulation.
La métaphysique associée change et stimule des nouvelles expérimentations qui suscitent de
nouvelles méthodes qui appellent de nouvelles métaphysiques et de nouvelles ontologies, et
ainsi de suite, à condition que les effets de nos productions ne viennent pas briser toute la
chaîne et continuent à permettre la survie de l’espèce humaine. La relation entre les membres
du complexe {préparation technoscientifique-métaphysique(s) associée(s)} est ouverte,
productive et provisoire. Une nouvelle fois, relata et relations s’entre-définissent ; le tout, les
parties, le milieu associé et le procédé sont pensés et agis ensemble. δes modes d’accès sont
inéliminables.
Le tableau précédent paraît « purifié », il y aurait les préparations technoscientifiques d’un
côté, la métaphysique de l’autre. σon ! C’est l’ensemble, le « complexe », qu’il s’agit de
penser en identifiant des parties qui « co-évoluent » et dont il s’agit d’étudier les évolutions
mutuelles lorsque le complexe peut tenir ces éléments ensemble dans un environnement
donné. Cette méthodologie intègre la notion de codépendance du tout et des parties, bref
suppose une autre méréologie dès le départ tout en étudiant les conditions de persistance de ce
tout. Ce faisant, je me dois d’être lucide : je propose progressivement une approche qui
cherche à mettre le concept d’émergence en relation avec la chimie sachant que la
méthodologie qui s’esquisse progressivement contient, à ce stade du raisonnement, une
définition de l’objet comme faisceau de performances, une conception de l’instrumentation
comme inéliminable par rapport au phénomène étudié, et un type de méréologie qui vont de
pair avec mon objectif. Il sera difficile, dans le cadre de cette approche, de réduire un tout à
ses parties, que ce soit d’un point de vue formel ou non. Avec une définition ouverte d’une
chose, une dépendance au mode d’accès, un langage et des représentations des chimistes
associés aux matières actives, il sera difficile de considérer les transformations et les corps
chimiques comme des épiphénomènes qui surviennent sur la base des particules
fondamentales. Puis-je conclure ce que je suppose ? Cette mise en relation ne conduira-t-elle
pas à une nouvelle tautologie ? Le bouclage ne sera peut-être pas si simple si j’intègre aux
symboles les conséquences de nos actes et si j’envisage ce qui nous dépasse ! Il n’en reste pas
moins que la méthodologie utilisée et le choix d’un complexe {préparation
technoscientifique-métaphysique(s) associée(s)} ne sont pas neutres et impliquent à leur tour
354
une conception de la connaissance. Il s’agira dès lors de prendre une posture pragmatique ou
de penser un autre type de coalition entre épistémologies réputées incompatibles ; bref il
faudra créer d’autres courbes de pensée, d’autres articulations pour finir ce manuscrit. Rom
Harré a montré à quel point la notion de « lois » de la nature peut-être remplacée par une
explication utilisant des pouvoirs causaux de la « nature »648 : les deux approches sont aussi
fonctionnelles l’une que l’autre. Comme l’écrit σancy Cartwright : « Le savoir à propos des
capacités est plus fondamental, en particulier quand il associe ces capacités à telle ou telle
caractéristique [d’un corps ou d’un arrangement expérimental]. (…) ‘Plus fondamental’ n’est
pas à comprendre ici en un sens épistémique ou ontologique. (…) Il s’agit plutôt de
comprendre que ce savoir à propos des capacités est plus fondamental au sens où il est à la
fois plus large et bien plus utile [en philosophie des sciences et peut-être pour les sciences
elles-mêmes] que le savoir reposant sur des régularités. »649 S’agira-t-il seulement de changer
de cadre métaphysique ? Les deux couples {préparation technoscientifique-métaphysique}
sont-ils équivalents et de quel point de vue ? La question est ouverte, je prendrai position le
moment venu quand des mises en relation seront tentées entre un concept d’émergence, la
chimie et la chimie quantique.
Si nous appliquons les méthodes utilisées pour décrire séparément un tout et des parties à
des situations où les relations entre le tout et les parties s’entre-définissent, nous serons
confrontés aux pires difficultés : il peut, par exemple, devenir impossible de comprendre la
réactivité moléculaire en raisonnant à partir des seuls ingrédients d’une entité et en supposant
une rétention des propriétés de ces derniers à l’intérieur du tout. Par ailleurs, pour une même
méthode engagée, les présuppositions peuvent conduire à des conclusions très différentes,
voire antagoniques. Vous aurez affaire, dans un cadre métaphysique particulier, aux
propriétés intrinsèques des « substances » alors que dans un autre cadre, seules des
« affordances » seront accessibles. Le « problème de la mesure » a consisté à concevoir le
résultat de méthodes scientifiques différentes d’un même point de vue ontologique dans le
cadre d’un type de logique précis. Changez de forme de logique et d’approche philosophique
en passant par exemple d’une forme de réalisme à une forme pragmatique de néo-

648
HARRÉ, Rom. Laws of Nature, op. cit.
649
CARTWRIGHT, Nancy. The dappled world. A Study of the Boundary of Science, op. cit., p. 77 : « More
basic is knowledge about capacities, in particular about what capacities are associated with what features. (…)
‘εore basic’ here is meant neither in an epistemic nor in an ontological sense. (…) Rather knowledge of
capacities is more basic in that it is both more embracing and more widely useful than knowledge of regularities.
» (Ma traduction libre)

355
transcendantalisme est ce problème est résolu, comme l’a très clairement montré Michel
Bitbol650. Par ailleurs ce que j’ai appelé « préparation technoscientifique » regroupe des
instruments, des types de raisonnements, des procédés, des algèbres (booléennes ou des
« orthoalgèbres »), des types de logique (distributifs ou non), des types de méréologie
(extensionnels ou pas), des théories de probabilités, des dispositifs de calcul, des laboratoires,
des modèles classiques et quantiques, des sous-traitants de matières premières et d’analyses
chimiques, bref cette « préparation » fait tenir ensemble un ensemble disparate et coordonné
d’éléments hétérogènes. C’est seulement l’efficacité, la cohérence et la pertinence du
complexe {préparation technoscientifique-métaphysique} qui pourront conduire à des accords
intersubjectifs temporaires en fonction des objectifs, des conséquences acceptables et des
contraintes scientifiques, éthiques, budgétaires, esthétiques, politiques, philosophiques,
techniques et sociales.
Il est question de consistance et non de seulement de faillibilité des théories, sachant que
cette consistance nous échappe au moins en partie et apparaît à mesure que sont articulés les
éléments hétérogènes ; rien n’était prévu, en l’état, dès le départ. Comme l’écrivent Deleuze et
Guattari : « Procédant par consolidation, la consistance agit nécessairement au milieu, par le
milieu, et s’oppose à tout plan de principe ou de finalité. »651 Nous verrons bientôt comment
la philosophie de la « voie moyenne » proposée récemment par Michel Bitbol652 permet de
développer ce point en lien avec la question de l’émergence.
Comme nous l’a rappelé Wittgenstein, nous prenons parfois pour des problèmes
philosophiques des complications liées au fonctionnement de notre langage653. De la même
façon, pouvons-nous rajouter en épistémologie, nous prenons parfois au sérieux des
conclusions qui sont seulement dépendantes d’une méthodologie. La difficulté et l’embarras
auxquels nous sommes souvent confrontés à propos des inférences des raisonnements qui ont
été développés indiquent, seulement, qu’il faut changer de préparation technoscientifique
ou/et de métaphysique ! C’est leur association qui n’est pas adaptée à l’étude d’une
situation : à la classique erreur de « catégorie » vient se greffer, en guise d’ouverture, celle de
la pertinence d’une association entre une préparation technoscientifique d’une part et d’un
type ou un mélange de types de métaphysique d’autre part. Les approches formelles de
l’émergence ont principalement considéré jusqu’à présent un type de relation entre un tout et

650
BITBOL, Michel. Mécanique quantique. Une introduction philosophique, op. cit.
651
DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix. Mille plateaux, op. cit., p. 633.
652
BITBOL, Michel. De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, op. cit.
653
WITTGENSTEIN, Ludwig. Recherches philosophiques, traduit de l’allemand par Françoise Dastur, εaurice
Elie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud, Elisabeth Rigal, La Nouvelle Revue Française, Gallimard, Paris,
2004.
356
ses parties supposées intrinsèques, entre une molécule et ses atomes, ou entre une molécule,
les noyaux et les électrons, et cetera. Ce raisonnement a donné la priorité au tout ou aux
parties dans une discussion sans fin entre partisans de l’holisme et du réductionnisme, sans
entrevoir la dépendance mutuelle du tout et des parties par rapport au milieu associé ou aux
protocoles expérimentaux, bref aux modes d’accès. Or cette dépendance est inéliminable en
chimie et je montrerai bientôt que cela n’en reste pas moins « vrai » en chimie quantique. Il
serait dommage de compter pour « réel » ou « vrai absolument », le contenu d’une conclusion
hâtive liée à une préparation technoscientifique ou à une métaphysique ou bien encore à une
association des deux qui ne serait pas appropriée au problème en cours de formulation ou de
résolution. Il serait tout aussi dommageable de prendre pour « réel », le contenu d’une
inférence d’une association temporairement plus heureuse. Il est question de fonctionnalité en
lien avec une ou plusieurs consistances, mais pas seulement !
Il est question aussi bien de ce qui nous échappe, de la chute d’un météore à la temporalité
non-anticipable évoquée par Gilbert Hottois, et des effets, à plus courts termes, de nos actes
sur le monde et nous-mêmes. La thèse de la vérification des théories par l’expérience est
« transformée silencieusement » par celle, à la fois pragmatique et éthique, qui porte son
attention sur les consistances d’humains et de non-humains, leurs conditions de possibilité et
de persistance. Une nouvelle théorie de la connaissance se profile, elle devra articuler les
temporalités que nous attribuons au cosmos, l’effet sur la santé des molécules comme les
parabènes654, la transformation des corps humains et non-humains par voie chimique ; bref
elle devra intégrer la question de l’émergence comme problème d’articulation d’un genre
nouveau.
Il ne faut par ailleurs pas oublier que nous exprimons ce que nous savons de ce complexe
{préparation technoscientifique-métaphysique(s) associée(s)} par l’intermédiaire de langages.
Ces derniers peuvent être spécialisés lorsqu’ils sont développés et utilisés dans le cadre de
démarches scientifiques et techniques particulières ou dans ceux relatifs à des types de
logique, de mathématiques ou de programmes informatiques. Ils peuvent tout aussi bien être
plus « communs », s’il s’agit de notre langue officielle ou de dialectes plus locaux ou de
styles de langage liés à une génération ou un milieu socioprofessionnel. Ces langages eux-

654
Les parabènes sont des molécules d’ester phénolique ( ) utilisés comme conservateur dans
les cosmétiques, les médicaments, les dentifrices et les aliments en raison de leurs propriétés antibactériennes et
antifongiques. En 2010, leur utilisation a fait l’objet d’une controverse à propos de leur effets sur les récepteurs
des œstrogènes, la fertilité humaine et la multiplication de tumeurs œstrogéno-dépendantes, comme le cancer du
sein. Le 3 mai 2011, l'Assemblée nationale a adopté une proposition de loi interdisant l'utilisation du parabène en
France. Ils sont encore utilisés dans d’autres pays.
357
mêmes peuvent ne pas refléter les mêmes présuppositions métaphysiques et se retrouver en
conflit les uns avec les autres : Michel Bitbol a établi à quel point les confusions linguistiques
ont favorisé la multiplication des interprétations de la mécanique quantique et ont contribué,
parmi d’autres facteurs, à les rendre incompatibles655. Ces incompatibilités ne concernent pas
la physique quantique « en tant que telle », à supposer que cette expression ait un sens ; elles
sont relatives, au contraire, à l’ensemble {préparation technoscientifique-métaphysique(s)-
langage(s)} impliqué. Le problème qui consiste à faire tenir toutes ces hétérogénéités
ensemble afin de donner du sens à nos vies et à nos productions est tout sauf simple, même si
notre besoin de simplicité tend bien souvent à nous faire conclure le contraire. Le rasoir
d'Ockham est un principe de raisonnement, rien de plus qu’un principe, parmi d’autres !

D’où l’intérêt, une fois de plus, d’une étude attentive à ce que font et disent les
scientifiques qui viendrait en complément des études uniquement focalisées sur des
formalismes et des théories. D’où l’intérêt aussi d’étudier également les philosophies et
métaphysiques qui agissent à l’intérieur du couple-complexe {préparation technoscientifique-
métaphysique(s) associée(s)}. A la segmentation purificatrice doit être ajoutée la médiation
reconfiguratrice. C’est leur articulation qui pourrait permettre d’évaluer la consistance d’un
complexe {préparation technoscientifique-métaphysique} et non, uniquement, la validation ou
le rejet d’une hypothèse par l’expérience. Cette dernière coupe la science de ses racines, de
ses rhizomes et de ses feuilles nourricières. A n’envisager que la tige en sa pleine verticalité,
nous perdons la signification que peut avoir pour nous une science qui transforme et
représente le monde !

Il est temps de prendre un deuxième et dernier exemple issu du travail de Kim pour
conforter notre propos. Je vais m’intéresser à sa réfutation de la notion de « rétrocausalité ».
Rappelons simplement que Kim signale trois types de causalité dans une description liée à la
notion de « niveau » d’organisation : (1) la causalité de même niveau ; (2) la causalité
ascendante de la base B à l’émergent E ; et (3) la causalité descendante où le tout formé agit
en retour sur la base qui contient ses réalisateurs. Il distingue alors deux formes de causalité
descendante, synchronique ou diachronique. Cet exemple est très intéressant car il est
représentatif du type d’approches formelles de l’émergence. Par ailleurs, la causalité
descendante est défendue par Alexander qui refuse l’épiphénoménalisme, et semble bien être
« cruciale » pour certains émergentistes, pour parler avec Kim lui-même.

655
BITBOL, Michel. Mécanique. Une introduction philosophique, op. cit.
358
Kim suppose qu’à un certain temps t, un tout T a une propriété émergente M et que T
possède une « décomposition complète » en parties « a1, …, an », chacune d’entre elles
possédant la propriété Pi. Ce faisant, il envisage la relation R entre toutes ces parties. Il traduit
ensuite la causalité descendante synchronique en les termes suivants : « Pour un quelconque
aj, le fait que T possède M à t cause le fait que aj possède Pj à t. »656 Kim fait appel au
« principe d’effectivité du pouvoir causal » pour mettre à mal la forme synchronique de
causalité descendante, il écrit :

« Pourquoi un tel cas de figure semble-t-il d’une certaine façon circulaire et incohérent ? De plus,
que se passe-t-il avec la circularité causale, pour qu’elle soit inacceptable ? Une explication possible,
que je trouve moi-même plausible, c’est que nous souscrivons tacitement à un principe métaphysique
du genre suivant : Pour qu’un objet x exerce à un temps t les pouvoirs causaux ou déterminants qu’il
possède en vertu du fait d’avoir la propriété P, x doit déjà posséder P à t. Quand x est causé à acquérir
P à t, il ne possède pas encore P à t et il n’est donc pas capable d’exercer les pouvoirs causaux ou
déterminants inhérents à P. »657

Une fois ce principe posé, voici le raisonnement « logique » développé par Kim à propos
de la version synchronique :

« [δ’]hypothèse selon laquelle T ayant ε à t cause aj à avoir Pj à t implique, conformément au


principe d’effectivité du pouvoir causal, que aj n’a pas encore Pj à t. Cela signifie, toujours en vertu du
même principe, que aj ne peut pas exercer, à l’instant t, son pouvoir causal ou déterminant en vertu du
fait d’avoir Pj. Ce qui à son tour implique que la base d’émergence admise pour que T ait ε à t s’est
évanouie et que T ne peut pas avoir ε à t. δe cas 1 [hypothèse d’une causalité descendante
synchronique], par conséquent, s’effondre. »658

Voici un exemple d’utilisation conjointe d’un « principe métaphysique », de règles


syntaxiques, d’un type de méréologie (le tout et décomposable en parties) qui permet de tirer
une conclusion qui invalide, ou en tout cas qui souhaite invalider, la causalité descendante
synchronique. Ce raisonnement nécessite, sans la nommer explicitement, la clause ceteris
paribus pour pouvoir acquérir sa légitimité. Kim mobilise des éléments hétérogènes afin de
conclure. Ce n’est pas tout car, sans la nommer explicitement, il engage aussi une conception
des parties. Qu’est-ce à dire ? D’abord qu’il n’y a que le tout et une décomposition complète
en parties qui sont pris en compte, il n’y a pas de milieu associé ; bref le tout et ses parties
sont isolés du monde, ils sont considérés comme autonomes et auto-suffisants. A aucun

656
KIM, Jaegwon. « Comprendre l’émergence », in Trois essais sur l’Emergence, op. cit., p. 67. δ’italique est
celle de l’auteur.
657
Ibid., p. 67.
658
Ibid., p. 68.
359
moment Kim ne suppose que les parties peuvent dépendre de façon constitutive d’un mode
d’accès, même partiellement. Il n’y a pas trente-six solutions dans ce cas : admettons donc
que ces parties soient intrinsèques à ce tout dans la mesure où aucune relation du tout n’est
envisagée avec ce qui lui est extérieur. Il s’agit là d’un raisonnement purement analytique qui
isole, par la pensée, le tout et ses parties et qui décompose « complètement » ce tout en
parties. Il s’agit bien d’une décomposition faite « mentalement ». A partir de là, Kim envisage
une relation R qui relie toutes ces parties dans le tout T. Et bien sûr, il conclut qu’il n’est pas
possible que, en vertu du principe d’effectivité du pouvoir causal, T ait M à t car aj ne peut
avoir Pj à t, ceteris paribus, me permets-je de rajouter.
Que s’est-il passé pendant la décomposition ? Soit tous les aj ont R, ils sont donc déjà dans
le tout (car R est une propriété holistique), et ont donc Pj à t car sinon le tout n’existerait pas.
Dans ce cas, le problème de la rétrocausalité ne se pose pas, même s’il conviendrait
d’identifier ce qui importe le plus pour Kim, à savoir la relation R ou l’ensemble des
propriétés Pj ; distinction qui, au demeurant, est d’autant moins évidente que l’émergence est
définie comme un type R (a1, …, an) « non réductible fonctionnellement ». Envisageons à
présent une seconde possibilité : les parties aj ont implicitement changé de statut pendant la
recomposition, elles sont passées du stade, virtuel, d’isolement les unes par rapport aux autres
à celui d’interdépendance en vertu de la relation R dans le tout T. Dans ce cas de figure, Kim
supposerait, grosso modo, que les parties conservent une bonne part de leur intégrité
lorsqu’elles passent de l’état d’isolement à l’état de relation dans le tout. Ce faisant, Kim se
placerait dans une perspective réductionniste sans l’avouer. Si tel est bien le cas, il ne serait
pas étonnant que la propriété émergente soit considérée comme non-existante car elle a été
réduite avant même d’avoir existé. Ceteris paribus donc ? Je crains que non car la nature des
parties a changé, au moins partiellement. Contrairement à ce que pense Kim, il n’aurait alors
pas invalidé la possibilité d’une forme synchronique de causalité descendante, mais aurait
seulement retrouvé en conclusion ce qu’il avait présupposé dès le départ : un type de
réduction analytique rendu possible en raison des propriétés intrinsèques des parties
(ontologie des relata). Cette hypothèse se confirme quand Kim aborde la variété diachronique
de la causalité descendante. Il suppose que l’effet causal de T « ayant M à t cause aj à avoir Q
à t + Δt »659. Il affirme quelques lignes plus loin, en utilisant la notion de « tranche
temporelle », notée entre crochets selon le schéma [chose concernée, instant choisi], que « [aj,

659
Ibid., p. 69.
360
t + Δt] n’est pas un constituant de [T, t], et c’est ce qui dissipe le soupçon de réflexivité
présent dans le cas 2 [cas de la causalité descendante diachronique]. »660
Si ε existe à t + Δt, aj peut encore posséder la propriété Pj à t tout en restant en lien R
avec les autres parties car c’est précisément R (a1, …, an) qui réalise M. Une propriété de aj a
changé du fait de T ayant M mais cela ne change pas la relation R (a1, …, an), car rien ne dit
que Qj soit en lien avec toutes les parties aj et qu’elle participe effectivement à l’émergence de
M. Ceteris paribus donc ? Pas certain car seul Qj change mais les termes Qj sont nombreux à
changer entre l’instant t et l’instant t + Δt, il y a donc autant de paramètres Qj qu’il y a de
parties aj et rien n’impose que ces propriétés soient identiques ou semblables. La discussion
reste ouverte !
Ce que je voulais montrer ici c’est que Kim se met en difficulté quand il fige le décor en
ne considérant que le tout et sa décomposition complète en parties en isolant ce couple {tout-
parties} par rapport au reste du monde ; hypothèse qui, au demeurant, fait que son
raisonnement n’est pas transposable à la chimie. Il utilise aussi, comme je l’ai signalé, un
mélange savant de principes métaphysiques, de règles logiques, et de présuppositions sur la
nature du tout et des parties qui lui permet de conclure. εais dans un cas comme dans l’autre,
synchronique ou diachronique, l’utilisation de la clause ceteris paribus qui contraint la forme
logique de son discours n’est pas forcément respectée. Qu’en serait-il si les parties
dépendaient d’un mode d’accès, d’un milieu associé ou d’un protocole ? Bref, si le scénario
articulait le tout, les parties et le milieu qui leur est associé ? Que fait vraiment Kim ? Il nous
affirme sans l’écrire, et pour revenir à la chimie, que l’atome de carbone de la molécule CH4
est le même que celui de la molécule HCOOH, tout en pensant ces molécules « isolées » dans
le monde. Or un chimiste traite de collectifs : chaque molécule CH4 et HCOOH est entourée
de molécules semblables ou différentes et les échanges d’énergie entre ces molécules, bref
leurs interactions, permettent aux spécialistes de chimie quantique, de déterminer des
structures qui fluctuent à l’intérieur de certains intervalles. Les distances des liaisons et leurs
angles doivent rester compris dans certaines limites pour que le corps puisse persister dans le
temps. Au-delà, il y a transformation chimique. Le raisonnement de Kim transposé à la
chimie reviendrait à faire de la valence de l’atome une propriété qui lui serait intrinsèque. Or
un tel raisonnement conduit bien souvent à réduire les molécules à des agrégats d’atomes et
c’est précisément ce que Pauling fera, comme nous le verrons dans la partie relative aux
pratiques chimiques quantiques.

660
Ibid.
361
Il me semble que certaines conclusions auxquelles Kim aboutit peuvent être rapprochées
de certaines conclusions tirées par Lavoisier lui-même à partir d’un raisonnement
majoritairement analytique : je peux toujours connaître le tout en le réduisant à des parties par
le biais d’instruments. Je suspecte les raisonnements de Kim et de Lavoisier d’être en partie
réductionnistes, et ce dès le départ. Si cette hypothèse devait être confirmée, il ne faudrait pas
s’étonner des conclusions que tire Kim car elles exprimeraient son hypothèse de départ μ il n’y
a pas de causalité descendante et donc pas de propriétés émergentes au sens ontologique du
terme. Si tel est le cas, son raisonnement serait circulaire sans pour autant que soit assuré le
respect de la clause ceteris paribus : la situation serait donc compliquée, quelle qu’elle puisse
être, alors que reste possible, à chaque instant, la possibilité des deux types d’erreurs
d’inférence méréologique.

Pour finir lorsque Kim suppose qu’il existe le niveau « L » (où sont définies deux
propriétés émergentes M et M*) et le niveau « L-1 » qui possède les bases de réalisateurs (P
pour M et P* pour M*), il suppose en outre que les éléments de deux niveaux ne sont pas du
même type afin de penser l’émergence. Les corps émergents devraient avoir, s’ils existent,
des propriétés, des modes d’organisation et des pouvoirs causaux inédits. Pour Kim, et ce en
philosophie de l’esprit, il y aurait des propriétés physiques P et P* au niveau « L-1 » et des
propriétés mentales émergentes M et M* au niveau « L ». D’où le schéma suivant :

Causalité émergente

M M*

causa
Causalité descendante
Causalité ascendante

P P*

Causalité physique

A l’issu du raisonnement, Kim affirme que trois options restent possibles : (1) soit
l’instanciation de ε et P cause l’instanciation de P* (cas de surdétermination causale) ; (2)
soit ε est disqualifiée et l’instanciation de P cause l’instanciation de P* (cas de clôture
causale du monde physique et exclusion de M) ; soit (γ) P est disqualifiée et l’instanciation de
ε cause l’instanciation de P* (cas du rejet, selon Kim, de la clôture causale du monde
physique et donc préséance de la causalité émergente). Je ne discuterai pas de l’applicabilité

362
de la clause ceteris paribus au cas des « propriétés » mentales et les « états » neuraux pour
trois raisons essentielles μ tout d’abord, ce n’est pas mon propos ; ensuite, parce que je ne
comprends pas vraiment le sens des termes « propriétés » et « états » dans ce contexte ; enfin,
car je ne connais pas les pratiques expérimentales qui tentent de faire tenir ensemble des
caractérisations mentales et neurales en fonction des appareils et contextes utilisés. En
revanche, je peux poser la question qui est de savoir si ce schéma est transposable à la chimie
dans le cadre d’une étude formelle de l’émergence.
En chimie, trois niveaux interviennent : les électrons et les noyaux au niveau « L-2 », les
atomes au niveau « L-1 », et les molécules au niveau « L ». Problème ! La moindre des
transformations chimiques met en danger le schéma de Kim. En chimie, M, M*, P et P* sont
d’abord pensés ensemble, les relations et les relata sont co-définies. Les réactions chimiques
qui génèrent des corps nouveaux aux propriétés inédites, comme la s-tétrazine, impliquent,
nous l’avons vu, des molécules et parfois des atomes (si des conditions très particulières sont
respectées). Les chimistes peuvent donc utiliser des éléments des niveaux « L-1 » et « L » en
même temps, et parfois des électrons du niveau « L-2 » par le biais d’électrodes ou d’autres
appareils ou procédés spécifiques. Bref, les chimistes peuvent utiliser les trois niveaux en
même temps dans le cadre d’une même synthèse ou d’une même analyse. Je montrerai qu’ils
utilisent aussi tous ces niveaux pour conceptualiser l’énergie des électrons dans une molécule
et trouver ainsi des structures moléculaires à partir de calculs quantiques faits sur mesure pour
étudier un type de réaction donné. δe modèle de Kim n’est donc pas du tout transposable à la
chimie, pas plus que ne le sont les modèles formels de l’émergence en raison de la difficulté à
appliquer la clause ceteris paribus à la chimie en lui conservant un sens identique à celui
utilisé dans d’autres domaines de la physique. Cette situation est également liée au travail
particulier des chimistes eux-mêmes qui pensent et agissent ensemble le tout, ses parties, et le
milieu associé.
Les modèles diffèrent, les préparations technoscientifiques (au sens élargi que j’ai défini
précédemment) changent, les métaphysiques engagées ne sont pas les mêmes. Les complexes
{préparation technoscientifique-métaphysique(s) associée(s)} impliqués ne sont donc pas
utilisables en même temps, pas seulement parce qu’ils font intervenir des préparations
expérimentales qui s’excluent les unes des autres à un instant donné (au sens de la
complémentarité de Bohr), un dispositif permettant d’obtenir majoritairement un produit
chimique par voie thermique quand un autre permet d’obtenir un composé très différent par
voie photochimique, mais aussi parce que ces couples font intervenir des « méta-physiques »

363
différentes aux présupposés distincts, si bien qu’à langages semblables, les chants
sémantiques, les objectifs, les représentations, et les attentes des collectifs au travail diffèrent.
En dépit des variations lexicales (état, propriété, réalisateur ; microdynamique,
microstructure) et bien que ces approches de l’émergence diffèrent entre elles, les termes
choisis par Beckermann, Bedau et Kim ont des fonctions identiques dans ces phrases, salva
veritate. Ces changements locaux conservent le même couple {structure globale-fonction
locale}. Ces trois définitions de l’émergence reposent sur un « si et seulement si » ou un
« seulement si » qui repose lui-même, même si cela n’est pas exprimé explicitement car
probablement considéré comme trivial, sur le respect de la clause ceteris paribus. Or ce
respect est loin d’aller de soi et dépend lui-même du couple {préparation technoscientifique-
métaphysique(s) associée(s)} engagé. Il est toujours possible de discuter les notions de
« réduction à une simulation » et celles de « conditions extérieures » utilisées par Bedau et
d’interroger de la même façon la notion de micro-réductibilité défendue par Beckermann,
toujours est-il que ces trois chercheurs utilisent une approche formelle de l’émergence sans
pour autant réfléchir sur la faisabilité d’une telle mise en relation de l’émergence avec une
approche logique ou nomologique. La clause ceteris paribus est inéliminable dans ce cadre
supposé « purement » formel, nous ne pouvons pas nous en affranchir car si plusieurs
paramètres varient en même temps, sans pour autant que leur covariation soit évaluable de
façon fiable, il n’est pas possible de conclure, en tout cas rigoureusement. Il faut au moins
préciser ce que peut signifier, dans chaque contexte, l’expression « toutes choses étant égales
par ailleurs ».
C’est ici qu’une réflexion prenant pour appui les actes des chimistes devient indispensable
pour penser la mise en relation de l’émergence avec la chimie. Tout expérimentateur en
chimie, dès la période de sa formation, sait à quel point la situation à laquelle il fait face est
plus complexe. Tous les étudiants de chimie qui fabriquent un produit ont un jour posé la
question suivante aux professeurs qui encadrent les travaux pratiques : « Je n’ai pas mon
produit et pourtant j’ai appliqué le protocole à la lettre, est-ce normal ? ». Il n’est pas
acceptable d’éluder cette question tant sur les plans pédagogique qu’épistémologique. Elle est
inévitable, il faut lui faire face, penser sa pertinence et inventer des réponses acceptables.
Le mot « normal » renvoie à une attente « normative » et une recherche de compréhension
de la situation. « Je ne comprends pas, j’ai bien appliqué le mode opératoire mais je n’ai pas
le produit », cette phrase accompagne les chimistes pendant toute leur vie. Certains

364
philosophes661, et il faut s’en réjouir, développent de nos jours une épistémologie de la mesure
en interrogeant les notions d’incertitudes expérimentales et le sens qu’il convient de donner
aux résultats expérimentaux en lien avec une précision requise dans un contexte donné. Ce
faisant, ils réfléchissent à propos des « propriétés de fiabilité de nos protocoles
d’expérience », en vue d’ « évaluer », s’ils nous permettent ou non de nous prononcer sur
l’ « objectivité de nos théories scientifiques ». La réponse à ce type de question ne va pas de
soi en chimie ! Je ne souhaiterais pas toutefois que s’installe ici un malheureux malentendu.
εon objectif n’est pas de nier la pertinence ou l’utilité de la notion d’objectivité en chimie en
limitant la portée de la clause ceteris paribus dans ce domaine : il me semble que sans cette
notion d’objectivité aucune science ne peut être établie et ne peut évoluer ou, en tout cas, ne
peut être pensée avec les références qui sont actuellement les nôtres. Si l’objectivité reste une
condition de possibilité pour penser la « science », il faut toutefois bien comprendre que ce
que nous appelons « la science » est un vocable qui subsume des pratiques scientifiques et des
univers d’action très différents, situés dans une société, et qui sont en devenir. Les sciences
sont des complexes d’activités humaines qui ne sont liées entre elles que par des relations de
parenté proches ou lointaines et qui ont évolué historiquement de façon significative, tout en
conservant, malgré tout et dans le cadre d’une réflexion menée d’abord a posteriori à propos
de la science, une certaine communauté d’orientation (il s’agit d’expliquer le monde ou d’agir
sur lui), mais probablement rien de plus que tout cela et, par voie de conséquence, même pas
nécessairement une même communauté d’objets et de problèmes. Je souhaite simplement
souligner, au contraire, que la façon avec laquelle l’objectivité est constituée en chimie est
particulière aux façons de faire des chimistes eux-mêmes, ni plus ni moins.
δa constitution d’objectivité passe par la construction d’invariants, de points fixes. La
fixité en chimie est relative et opératoire : un corps est défini par un ensemble de réactions et
d’opérations qu’il contribue à son tour à redéfinir. Il importe alors d’identifier certains
ensembles regroupant des corps chimiques estimés « globalement invariants » par rapport à
des instruments, des opérations chimiques, d’autres réactions chimiques, des conditions de
mise en œuvre et des procédés. Cette invariance est un horizon de recherche extensible, un
défi à relever, un enjeu auquel il faut faire face à un moment donné, un réseau à étendre tout
en assurant une cohérence d’ensemble. Cette invariance est provisoire et relative à des modes
d’accès, elle n’est jamais donnée, elle ne va pas de soi ! Ainsi la clause ceteris paribus est-elle
difficile, si ce n’est impossible, à appliquer, sans discernement, en chimie.

661
BOUVERESSE, Jacques & WAGNER, Pierre (Dir.) Mathématiques et expérience : L’empirisme logique à
l’épreuve (1918-1940), Odile Jacob, Collection Collège de France, 2008.
365
Il est toujours possible de faire remarquer cependant que cette clause est au moins possible
en principe et qu’elle perd une partie de sa consistance du fait des imprécisions liées à toute
mesure ou à toute intervention de la part d’un expérimentateur. Il y aurait d’un côté un
« savoir absolu » possible, en principe, et de l’autre la réalité des limites instrumentales et
humaines. Cette vision de la mesure et cette façon de penser ne sont pas neutres, est-il encore
nécessaire de le rappeler ?, mais engagent des conceptions du monde, de la science, de la
connaissance, de l’action humaine, des instruments et de la matière. Le célèbre « problème de
la mesure » aurait pu ne pas attendre la physique quantique pour être posé et résolu car les
chimistes n’ont jamais cessé de nous montrer à quel point les circonstances et les procédés
sont inéliminables pour penser les corps chimiques qu’ils produisent ou purifient. A l’instar
du concept de « pureté », la clause ceteris paribus s’apparente, par ses effets, à un principe
unificateur qui permet de comparer des résultats d’expérience et d’en inférer les
conséquences, sachant que ces comparaisons ne sont jamais complètement réalisables. Cette
clause est un défi qui n’est jamais complètement tenu, il n’empêche que les chimistes n’en
continuent pas moins d’avancer sur leur route, voire de tracer leur propre route en lien avec
les autres activités humaines. Cela n’empêche pas non plus les chimistes de proposer un
savoir robuste et objectif qui permet d’innover, de transformer le monde, d’expliquer, et de
prévoir.
Faisons le point. J’ai d’abord montré comment les sciences du particulier qui se déploient
de nos jours nous poussent à repenser le particulier et le général et nous invitent, ce faisant, à
créer un nouveau concept d’émergence. J’ai ensuite proposé une définition opératoire des
corps chimiques qui n’est pas sans rappeler la chimie de Rouelle au XVIIIème siècle. Il a été
nécessaire de resituer la logique dans le cadre anthropologique qui est le sien en insistant, en
particulier, sur le rôle constitutif et fonctionnel d’éléments « extérieurs » à la logique
formelle. J’ai ainsi insisté sur le nouveau type de bouclage, à la fois (nomo)logique et
pragmatique, qui permet de rendre consistant le complexe {préparation technoscientifique-
métaphysique(s) associée(s)} qui guide l’action des chimistes. La clause ceteris paribus rend
possibles tous ces bouclages, sa signification et sa portée doivent être prises au sérieux,
domaine d’activité par domaine d’activité, car les complexes {préparation technoscientifique-
métaphysique(s) associée(s)} changent. Il est grand temps d’étudier le sens que peut avoir
cette clause en chimie. Cette étude permettra de discuter plus rigoureusement la pertinence
d’une capture formelle du concept d’émergence dès lors qu’une mise en relation avec la
chimie est tentée.

366
4.4 Clause ceteris paribus du point de vue des pratiques chimiques : médiation

δes chimistes savent bien qu’un flacon correctement fermé d’acide sulfurique concentré à
98% se conserve relativement bien dans le temps en fonction, bien sûr, de la température
utilisée et de l’étanchéité du flacon alors que des pastilles de soude (hydroxyde de sodium de
formule « NaOH ») réagiront plus rapidement avec le dioxyde de carbone contenu dans l’air
situé au dessus de l’échantillon durant la même période. La soude se carbonate facilement en
présence d’air. Ce faisant sa concentration diminue avec le temps, ce qui fausse les dosages
chimiques si nul n’y prend garde. Dans « les mêmes conditions », l’acide sulfurique concentré
à 98% se conserve mieux que la soude ! Avant même qu’un paramètre soit modifié tout en
maintenant les autres constants, le corps évolue en contact des autres corps ambiants. Nous
changeons donc de contexte d’application de la clause ceteris paribus dès le départ : la notion
même de fixité se trouve remise en question et doit changer.
Dans ces conditions toujours, les chimistes peuvent comparer la réactivité relative d’un
composé dans un milieu associé par rapport à celle d’un autre composé dans le même milieu.
δ’acide sulfurique et la soude ne réagissent pas de la même façon à ce milieu associé (l’air de
la salle de travaux pratiques à température et pression supposées constantes). Il n’est pas
possible de dissocier « l’objet étudié » et les conditions opératoires qui lui sont appliquées.
Bref la clause ceteris paribus, si elle doit avoir un sens en chimie, concerne non pas les corps
chimiques mais l’indissociable couple {corps chimique-milieu associé}. Un seul paramètre
doit varier afin de pouvoir étudier les propriétés-caractérisations de ce couple, toutes choses
étant égales par ailleurs. En ce sens, l’utilisation de cette clause ne permet pas d’inférer une
quelconque implication nomologique à propos des propriétés intrinsèques des corps : la
conclusion d’un raisonnement chimique porte sur le couple {corps chimique-milieu associé}.
Prenons l’exemple d’une séance de travaux pratiques d’une durée de cinq heures. Si les
étudiants ne placent pas les pastilles de soude dans un dessiccateur662 entre le moment où ils

662
Un dessiccateur est un équipement servant à protéger des substances de l'humidité de l’air ambiant. Il est
constitué d'une cuve circulaire surmontée d'un couvercle ; l'ensemble est en verre épais ou en polycarbonate. La
liaison des deux parties peut être réalisée par un rodage en verre ou un joint torique en élastomère et sera graissé.
Certains modèles sont équipés d'une prise de vide avec robinet en vue d’établir le vide par l’intermédiaire d’un
raccordement à une pompe. Les techniques de réalisation du « vide » peuvent varier selon le « degré de vide »
requis. Le corps à protéger est placé directement ou non sur un disque perforé. Au préalable, une quantité
suffisante de desséchant (tel le gel de silice) souvent bleu (présence d'indicateur coloré) est disposée au fond du
dessiccateur dessous le disque perforé. Lorsque le « dessiccant » (desséchant) change de couleur (virant souvent
au rose), il faut le régénérer par étuvage (chauffage à l’étuve). δe sel de silice a préférentiellement capté les
traces d’eau contenue dans l’air car son « affinité » pour l’eau est plus élevée que la plupart des composés qui
sont stockés dans le dessiccateur. Ce dispositif fait donc tenir ensemble plusieurs éléments très hétérogènes
(parties en verre, rodages, plateaux, dessiccant, indicateurs colorés), des concepts scientifiques (affinité, vide,
367
les sortent de l’étuve convenablement utilisée et celui où ils pèsent ces pastilles avant de les
dissoudre dans une fiole, et s’ils ne replacent pas les pastilles restantes dans le dessiccateur
après pesée avant de les replacer à l’étuve, une dispersion importante des résultats des
dosages sera observée en fonction du moment où le dosage de l’acide sulfurique a lieu durant
la séance. Les étudiants qui ont effectué leur dosage en début de séance obtiendront des
résultats qui peuvent être très différents de ceux obtenus par d’autres étudiants qui auront
réalisé ce même dosage vers la fin de la séance. J’ai déjà évoqué cette notion de « dispersion »
à propos de la définition d’un corps chimique, voici qu’elle apparaît dans le cadre des
analyses quotidiennes des chimistes. Tous les étudiants présenteront leurs résultats en
précisant la valeur de la concentration molaire volumique « C » trouvée, l’incertitude qui lui
est associée, notée ΔC, et l’unité (mol.δ-1), selon la forme :
(C ± ΔC) mol.δ-1
δes chimistes savent par ailleurs comment déterminer cette incertitude ΔC. Ils savent, par
expérience, que le résultat d’un dosage sera considéré comme acceptable si la grandeur
déterminée présente au plus un écart de 0.5% en plus ou en moins par rapport à la valeur
attendue pour ce type de dosage acido-basique. Ils savent également que le même dosage
effectué par conductimétrie663 (autre méthode d’analyse) peut bénéficier d’une marge qui peut
être étendue le plus souvent de 0.5 à 0.8%. Ils savent enfin que les dosages impliquant
d’autres corps et d’autres méthodes d’analyse (électrochimiques, spectrophotométriques,
émission de flamme, complexométriques, etc.) auront des marges différentes pouvant aller
généralement de 1 à 3% selon le cas. Comment parviennent-ils à déterminer ces marges et à

hydroscopie, acido-basicité, etc.), d’autres appareils (étuves, pompes à vide). δa photographie numérique ci-
dessous montre un dessiccateur usuel utilisé en laboratoire :

663
δe dosage conductimétrique consiste, par exemple, à mesurer l’évolution de la conductance électrique d’une
portion de volume du milieu réactionnel comprise entre deux électrodes alimentées en courant alternatif en
fonction du volume d’un réactif versé dans le bécher (flacon) qui contient l’espèce chimique à doser. Cette
conductance est l’inverse de la résistance électrique de la portion de volume étudiée et est proportionnelle à la
quantité (concentration molaire volumique) du corps à doser. Ainsi le suivi d’une grandeur électrique associée au
dosage permet-il de déterminer, avec une certaine précision, une quantité de corps chimique : voici un exemple
simple de traduction.

368
obtenir un résultat fiable ? En comparant, je vais le montrer, les résultats et en les stabilisant
par rapport à un réseau vaste d’instruments, d’algorithmes, de savoir-faire et d’outils
statistiques.
Je viens d’évoquer le couple {corps chimique-milieu associé} pour définir ce sur quoi
porte une inférence en chimie, je dois à présent l’adapter aux pratiques d’analyse chimique en
évoquant le complexe {appareil-méthode d’analyse-corps chimique(s)-milieu associé}. Le
pourcentage de tolérance et donc l’intervalle dans lequel un résultat est acceptable dépendent
de ce complexe et non du corps étudié comme s’il était indépendant du reste. Il ne dépend pas
davantage de l’appareil comme si ce dernier était indépendant du type de corps étudié, pas
plus qu’il ne concerne uniquement la méthode choisie et les procédés qui permettent de la
définir. A ce propos, je fais le choix d’inclure le procédé dans la définition même d’une
méthode chimique d’analyse afin de simplifier mon propos ; sachant que le milieu associé
peut être un mélange de plusieurs solvants. Si la clause ceteris paribus peut avoir un sens
dans ce cadre d’activité, elle concernera ce complexe {appareil-méthode-corps-milieu
associé} et non le corps étudié avec lequel il s’agirait d’établir une correspondance stricte, à
supposer que cette expression ait un sens en dehors du complexe {préparation
technoscientifique-métaphysique(s) associée(s)} qui la rend intelligible.
Les chimistes savent bien que l’étude par chromatographie en phase vapeur d’un mélange
d’antibiotiques varie selon le milieu contenant le mélange (solvant et matrice d’origine), les
antibiotiques présents dans le mélange, mais aussi les éléments internes à la méthode : nature
et débit du gaz vecteur ; nature chimique et caractéristiques de la colonne séparatrice
(longueur, porosité, surface spécifique, diamètre, colonne remplie ou pleine, colonne creuse
ou à tubes capillaires) ; température de l’injecteur et du four ; type de capteurs ; facteurs
d’atténuation choisis. Par ailleurs, la paramétrisation et l’utilisation de cet appareil peut
conduire à définir plusieurs méthodes quantitatives pour relier l’aire des pics obtenus à une
quantité de produit (méthode de normalisation interne, méthode de l’étalon interne, méthodes
dites des aires, etc.) en fonction des corps étudiés et des milieux associés. Elle implique par
ailleurs le choix de méthodes et tests statistiques. Bref, la résolution des signaux, la précision
des mesures et les inférences possibles sont relatives à ce complexe {appareil-méthodes-
corps-milieu associé}, c’est-à-dire à une « machine nomologique » d’un autre type que les
épistémologues de la chimie se doivent d’investiguer. δe même appareil n’est pas préparé de
la même façon selon la nature et la quantité du corps étudié, la méthode d’analyse n’est pas
utilisée de la même façon pour un autre appareil, l’association de l’appareil et de la méthode

369
dépend aussi du milieu associé dont dépendent les propriétés-caractérisations du corps lui-
même. Les quatre éléments de ce complexe sont adaptés les uns aux autres.
J’écrirai à partir de maintenant le terme méthode au pluriel afin de souligner le fait que
sont articulées ensemble des méthodes de préparation de l’appareil et de l’échantillon relatives
à un type de milieu associé, des méthodes statistiques, des méthodes d’analyse chimique et des
méthodes de validation prévues par des normes, des méthodes probabilistes et informatiques,
et les savoir-faire des techniciens, des chercheurs et des ingénieurs, ces fameuses « astuces »
nées avec le métier. Cet ensemble de méthodes hétérogènes, de discontinuités en coprésence,
permet d’établir un résultat pour un appareil, un type de corps chimique (ou une famille de
corps apparentés) et un type de milieu utilisé. δa force du câble dépend de l’entrelacement de
ces multiples fibres : elles sont saisies ensemble ; bref elles sont co-stabilisées et se répondent
mutuellement. C’est précisément la nécessité de prise en charge de ce complexe qui change le
cadre dans lequel doit être pensée la clause ceteris paribus. Les philosophes qui
« formalisent » le concept d’émergence pensent comme si la clause ceteris paribus, qui
conditionne la légitimité de cette formalisation, ne faisait que se déplacer d’un domaine du
savoir à un autre, tel un livre passant d’une étagère à une autre dans une bibliothèque. Et si
cette clause était elle-même transformée au sens où son contenu et son statut diffèreraient dans
le domaine de la chimie ?
Le déplacement pas plus que la traduction ne sont des généralités opératoires, ils sont au
plus des modes d’activité humaine localement pertinents dans un régime d’action particulier.
Il faut donc vérifier, au cas par cas ce qui s’est produit, avant de conclure ou de formaliser un
concept, bref avant de le conditionner pour le mettre en relation avec des pratiques, sachant
que la conclusion de l’enquête qui s’engage est incertaine : le simple déplacement sera peut-
être avéré. « Si tel est le cas, vous avez perdu votre temps », me diriez-vous. « Non », vous
répondrais-je, en précisant que « l’étude des détails et du cheminement aura au moins conduit
à compléter la purification par une démarche de médiation, sachant que l’ensemble de ces
deux démarches apporte une compréhension plus large de ce à quoi nous avons affaire ». Ce
type de détachement fait partie d’une démarche préliminaire indispensable à tout travail de
recherche. δ’élimination de cette étape est une prise de risque considérable pour la pensée
elle-même et est, me semble-t-il, symptomatique d’une approche particulière du rapport entre
non seulement la philosophie et les sciences, mais aussi entre le sujet connaissant (j’envisage
ici un collectif) et l’objet connu. Cette situation me fait penser au jeu des sept différences que
nous avons tous pratiqué dans notre enfance. La première image concernerait la clause ceteris

370
paribus et l’objet chimique purifiés alors que la seconde nous les présenterait médiés : je vous
propose de trouver certaines de ces différences ensemble.
« δ’intervalle de confiance » dont parlent les chimistes est relatif à une précision qui est
intersubjectivement décidée. Voici ce qu’indique à son propos un document proposé par
l’industrie ERASTEEL qui est représentatif de ce domaine d’activité :

« δ’intervalle de confiance caractérise la confiance ou la crédibilité que nous pouvons accorder au


résultat de mesure obtenu. Cet intervalle a une probabilité donnée, généralement 95 % ou 99 %, de
contenir la valeur vraie cherchée. Il se calcule à partir de l’écart type caractérisant la dispersion du
processus opératoire utilisé. Cette dispersion doit obligatoirement prendre en compte les différentes
conditions d’analyse de routine observables dans la pratique courante du laboratoire. »664

Nous voici, en quelques mots, plongés dans le quotidien du chimiste. Les valeurs de
probabilité égales à λη % ou λλ % sont utilisées dans l’ensemble des méthodes statistiques à
sa disposition, il est question « d’accorder » une confiance à un résultat de mesure si ce
dernier appartient à un intervalle déterminé à partir d’un écart type665 qui mesure une
dispersion. Le calcul de cet écart type intègre le contexte de l’analyse, bref les conditions
d’une « pratique courante de laboratoire ». Il dépend en outre de l’appareil choisi et de la
méthode utilisée ainsi que des corps étudiés et du milieu associé. Ce faisant, il intègre le
« processus opératoire utilisé ». δ’évaluation d’une dispersion prend en compte des résultats
qui dépendent des modes d’accès de façon constitutive. Si la clause ceteris paribus doit avoir
un sens en chimie, elle se trouvera rattachée, inexorablement, à cette démarche d’évaluation
d’une probabilité et au « niveau » de confiance associé à la crédibilité d’un ensemble de
résultats obtenus. La dispersion mesurée exprime la fluctuation d’une mesure qui dépend de la
coadaptation constitutive de l’appareil, des méthodes utilisées, du corps étudié et d’un milieu
associé, à travers une relation performative. Les facteurs fluctuants sont nombreux mais le
résultat final doit appartenir à un intervalle donné pour que la valeur soit certifiée conforme
aux attentes du chimiste. C’est cette coadaptation et la stabilisation des résultats à l’intérieur

BOIS, Julien. Détermination de la fidélité d’une procédure analytique au laboratoire de chimie ERASTEEL
664

 x  x 
Commentry, rapport interne, avril-mai 2002.
n
2

S n   i 1
i

n 1
665
δ’écart type, S, se calcule à partir de la formule suivante : où n correspond au

x
nombre de mesures, xi aux mesures individuelles, et x à la moyenne arithmétique d’une série de mesures
n

 i 1
i
(x ).
n
371
d’un intervalle qu’il s’agit de mettre en évidence afin de réfléchir sur le sens que pourrait
avoir la clause ceteris paribus en chimie et sur la nature de « l’objet » sur lequel elle pourrait
porter.
Prenons un autre exemple issu de la formation d’un chimiste. δa précision attendue pour
une mesure faite par un étudiant lorsqu’il dose une solution d’acide sulfurique à l’aide d’une
solution d’hydroxyde de sodium par pH-métrie est liée à une marge de 0.η % d’erreur tolérée.
Ce pourcentage d’erreur résulte d’une étude portant sur un grand nombre d’essais, bref de
statistiques que nos inspecteurs de l’éducation nationale, réalisent, à l’échelle du pays, avant
de proposer les résultats définitifs des épreuves d’examen. Cette marge de tolérance (0.5%,
1%, etc.), qui fait qu’un étudiant aura la note maximale si son résultat expérimental est inclus
dans l’intervalle qui lui correspond, est le résultat pratique d’une étude statistique, menée sur
plusieurs années et qui porte sur l’ensemble des résultats acceptables pour un type de
complexe {appareil-méthodes-corps-milieu associé} particulier en fonction des critères qui
définissent ce que « bien manipuler » signifie dans ce cas. Il est intéressant de s’arrêter
brièvement sur cette méthode statistique utilisée dans le cadre scolaire.
Un cours de métrologie en physique commence par le calcul des différents types
d’incertitude et des règles d’ajout des différentes incertitudes afin d’optimiser l’incertitude
globale. Il faut ajouter l’incertitude propre à l’appareil utilisé (spectrophotomètre,
conductimètre, laser, voltmètre, etc.) à celle correspondant à chaque ustensile emprunté (type
de pipette ou de burette, résistor, capacités, etc.), tout en tenant compte des incertitudes liées à
l’expérimentateur lui-même. Bref, le « tout » de la préparation expérimentale est scindé en
« parties » sur lesquelles portent des évaluations relatives au calcul d’incertitude. Il s’agit
d’une approche analytique qui considère le tout comme séparable en parties distinctes et
relativement indépendantes. Cette démarche utilise une technique de calcul passant par une
différentielle d’expressions logarithmiques. Les cas les plus défavorables sont toujours
envisagés de façon à rendre la somme de toutes les sources d’incertitude la plus large
possible. Cette démarche, il est bon d’y insister, n’est pas neutre : elle implique des
présuppositions sur la nature de la relation qui lie une chose à son mode d’accès, un tout à ses
parties, notre science au monde.
δ’évaluation chimique, scolaire ou industrielle, repose, quant à elle, le plus souvent, sur
des statistiques qui portent sur un appareil, une méthode (type d’analyse, outils statistiques,
procédés, etc.), un type de corps (un échantillon aqueux d’arsenic, un morceau de molybdène
solide, du monoxyde de carbone dans l’air, etc.) et un milieu associé (une matrice minérale ou
organique, un solvant ou un mélange de solvants, un gaz vecteur, la présence d’un étalon
372
ajouté au mélange, d’un catalyseur, etc.). Elle est holistique et procède par répétition de la
préparation technoscientifique afin de déterminer son domaine d’utilisation exploitable car
stabilisé. Elle établit si le travail effectué correspond à des résultats acceptables du point de
vue des compétences exigibles définies par un programme d’enseignement ou bien du point
de vue d’un ensemble de normes à respecter. Bref, elle concerne de fait un complexe
{appareil-méthodes-corps chimique-milieu associé} et le type de véridiction qu’il contribue à
définir.
Cette étude statistique définit, par essais successifs, les conditions à respecter pour obtenir
une stabilisation de résultats utilisables car conformes aux marges acceptables exigées par une
norme et un cahier des charges. Ainsi les calculs d’incertitude en métrologie physique et en
métrologie chimique n’engagent-ils pas forcément les mêmes présuppositions méréologiques
et ne sont pas systématiquement conduits de la même façon d’un point de vue pratique. Ils ne
sont d’ailleurs pas toujours compris de la même façon par les praticiens dont les objectifs, les
modèles et les langages peuvent différer. A la segmentation du tout en parties souvent utilisée
en métrologie physique classique correspondent, en métrologie chimique, la recherche d’une
stabilisation des résultats portant sur le complexe {appareil-méthodes-corps-milieu associé}
pris comme un tout et la définition d’une compétence dont la reconnaissance s’évalue en
termes d’inclusion d’un résultat dans un intervalle de confiance donné. Parfois même,
certaines pratiques métrologiques mélangent ces deux approches à l’intérieur d’une même
étude, c’est en particulier le cas dans l’analyse de la pollution de la stratosphère où des
méthodes chimiques et d’autres méthodes davantage physiques faisant appel, en particulier, à
l’optique sont utilisées pour déterminer la quantité d’un polluant en fonction de l’altitude. Les
chercheurs déterminent cette quantité à l’aide d’instruments variés et de méthodes différentes.
La concordance des résultats obtenus devient alors l’enjeu de leurs travaux666. Un réseau de
mesures mutuellement stabilisées est alors tissé progressivement en faisant appel à moult
sciences de la nature, théories indépendantes, outils mathématiques et informatiques
disparates, concepts et types de représentation. Bref, les chercheurs tissent un vrai manteau
d’arlequin qui donne corps à une analyse de polluants de l’air. Si nous déterminons la quantité
d’un corps dans un certain volume d’air, par exemple un oxyde d’azote particulier, par des
couples {appareil-méthodes} différents, alors les mesures ne prendront un sens que
relativement les unes par rapport aux autres.

666
RENARD, Jean-Baptiste et al. « Validation of GOMOS-Envisat vertical profiles of O3, NO2, NO3, and
aerosol extinction using balloon-borne instruments and analysis of the retrievals », Journal of Geophysical
Research, 113, A02302, doi: 10.1029/2007JA012345, 2008.
373
Si la clause ceteris paribus doit acquérir un sens par rapport au couple {préparation
technoscientifique-métaphysique(s) associée(s)} de la chimie contemporaine, elle devra
intégrer les changements majeurs que je viens de souligner : la « non-séparabilité » des modes
accès par rapport aux corps engagés et obtenus ; la validation statistique et holistique, voire
hybride, des résultats d’analyse ; une métaphysique des matières actives et non celle de la
« matière géométrisée et inerte ». Le tout formé par une méthode, un appareil et un ensemble
de corps fait apparaître des propriétés-caractérisations qu’aucun élément, la méthode,
l’appareil et l’ensemble des corps, n’a indépendamment des autres. La métrologie chimique
inclut, en ce sens, la question de l’émergence dans sa façon même de raisonner et de
travailler!
Il est estimé que bien manipuler dans les conditions précises revient à obtenir un résultat
contenu dans cet intervalle d’acceptabilité [C - ΔC ; C + ΔC]. Toutes les « choses » sont-elles
égales par ailleurs, et si oui, en quel sens ? δe résultat d’un raisonnement étant relatif, en
chimie, au complexe évoqué précédemment, il ne permet pas de prévoir exactement le résultat
du même dosage (même réaction chimique) effectué par une autre méthode, par exemple en
utilisant un conductimètre plutôt qu’un pH-mètre ou un indicateur coloré acido-basique. Les
chimistes s’attendent seulement à des valeurs proches et font des calculs pour estimer la
concordance des résultats qui tiennent comptent de la précision de chaque méthode. Bref, ils
cherchent à stabiliser un résultat par ce qu’ils appellent de plus en plus souvent une
« procédure d’inter-comparaisons »667. Ce faisant, les chimistes comparent les résultats
relatifs à différents complexes {appareil-méthodes-corps-milieu associé} et parviennent, après
un travail délicat qui nécessite beaucoup d’efforts et de métier, à co-stabiliser l’ensemble des
résultats qui se répondent mutuellement. Bref, les chimistes instaurent, à grands frais, une
correspondance, limitée, non pas entre le langage et le monde, mais entre les complexes qu’ils
utilisent. C’est le réseau qui relie cet ensemble d’activités qui est stabilisé, c’est de ce type de
correspondance-là qu’il s’agit. Bref, c’est dans cette recherche de correspondance entre
synthèses et analyses chimiques issues de complexes différents que la clause ceteris paribus
devrait prendre son sens.
Cette clause concerne une articulation de complexes {appareil-méthodes-corps-milieu
associé} qui nous permet de rendre intelligibles les interactions que nous invoquons entre nos
réseaux d’action et le monde afin d’expliquer notre vécu. La clause ceteris paribus doit donc
être adaptée à cette double relativité. La relativité du corps par rapport au milieu associé ; et la

667
« Cross-comparison » en anglais.
374
relativité de cet ensemble {corps-milieu associé} au couple {appareil-méthode} choisi. Un
même appareil paramétré différemment peut donner des réponses divergentes lors de
l’analyse d’un corps dans un milieu associé. Les démarches routinières de certification668 d’un
appareil et d’accréditation669 d’une méthode en chimie analytique sont adaptées à cette double
relativité. Si un facteur doit être changé, toutes choses étant égales par ailleurs, il le sera dans
le cadre de pratiques qui intègrent cette double relativité. La clause ceteris paribus doit par
ailleurs être comprise dans le cadre d’une évaluation scolaire, d’un audit dans l’industrie ou
d’un contrôle qualité au laboratoire. Tout chimiste doit apprendre à manipuler correctement
dans des circonstances bien particulières et doit savoir utiliser correctement les appareils et
interpréter leurs couplages, tout en étant conscient de leurs conditions d’utilisation et de leurs
limites. C’est la précision du résultat obtenu, sa fiabilité, et la stabilité obtenue par répétition
qui sont garantes d’une compétence technique, du respect d’une norme, de la validation d’une
méthode, et d’une accréditation lors d’un audit.
δ’essai préliminaire a montré, en soulignant les problèmes liés aux effets de matrice, à
quel point l’articulation de méthodes analytiques hétérogènes est délicate et cruciale afin de
rendre les résultats expérimentaux intelligibles, c’est-à-dire « exploitables » pour parler avec
les scientifiques. Ce travail nécessite de nombreuses co-stabilisations et de multiples
recoupements. La robustesse des résultats du complexe est un enjeu, elle n’est en rien une
« donnée initiale » pour un ingénieur, un technicien ou un chercheur. Par ailleurs, les groupes
industriels ne cessent de développer des méthodes statistiques afin d’améliorer le contrôle
qualité et l’utilisation de couplages entre couples {appareil-méthodes} différents pour un
même ensemble {corps-milieu associé}. δe couplage d’un spectromètre de masse avec une
chromatographie liquide sous haute pression, HPLC, nécessite de nombreux ajustements
mutuels avant qu’un type de chromatogramme soit stabilisé pour un type de produit dans des
conditions particulières. Pour évaluer la reproductibilité, la répétabilité, bref les formes de
fiabilité de leurs résultats sur de nombreux échantillons, ingénieurs, techniciens, chercheurs,
statisticiens et informaticiens mutualisent leurs compétences au cas par cas, complexe par
complexe, audit après audit. δ’évaluation de la dispersion des résultats est un enjeu majeur à
l’heure où les normes concernent des quantités chaque fois plus infimes de produits

668
La certification est une attestation réalisée par une tierce partie relative à des produits, des processus, des
systèmes, ou un service, et stipulant que ces derniers sont conformes aux exigences spécifiées (Guide ISO 2,
1996).
669
Une accréditation est une attestation délivrée par une tierce partie, ayant rapport à un organisme d'évaluation
de la conformité, constituant une reconnaissance formelle de la compétence de ce dernier à réaliser des activités
spécifiques d'évaluation de la conformité (Guide ISO 2, 1996). Se référer au site internet de la COFRAC :
http://www.cofrac.fr/fr/accreditation/distinction.php.
375
chimiques. La validation des méthodes d’analyse qui, soit dit en passant, mériterait toute
l’attention des épistémologues afin de comprendre ce qui est en jeu dans les mesures
chimiques et le contrôle qualité, est une étape clé qui conditionne la qualité du travail et son
évaluation. Elle ne cesse en outre d’évoluer. Une nouvelle norme stimule l’invention de
nouveaux instruments et initie donc de nouveaux couplages entre complexes {appareil-
méthodes-corps-milieu associé} qui, à leur tour, suscitent la transformation des normes en
rendant possible l’accès à de nouvelles échelles d’action et d’exploration.
δ’appréciation de la qualité du travail mené est relative à un cadre de pratiques et à des
objectifs à atteindre, et ne correspond pas à une situation où l’expérimentation reflèterait le
monde tel qu’il serait indépendamment de nos actions. δe résultat d’une analyse doit être
acceptable ou rejeté, validé ou non validé, alors qu’un appareil sera, dans le meilleur des cas,
certifié. Pour ce faire, il faut mettre au point une machine nomologique, ou mieux une
préparation technoscientifique stabilisée et adaptée à la double relativité à laquelle font face
les chimistes. Ainsi l’expression « Toute chose égale par ailleurs » a-t-elle, au plus, un sens
pragmatique dans ce contexte. δes chimistes savent que les corps qu’ils utilisent réagissent et
tout leur savoir-faire dépend de cette prise en compte de la transformation continue de ce à
quoi ils ont affaire. La « chose » dont il est question est considérée comme un corps réactif et
exposé au monde dans le cadre d’un processus opératoire. Les propriétés-caractérisations de
cette chose dépendent de façon constitutive des modes accès instrumentaux, bref,
d’interactions. Les mélanges que les chimistes utilisent sont en devenir et les instruments
qu’ils mettent au point agissent sur ces corps pour les transformer ou les quantifier. Il faut
ainsi préparer, c’est-à-dire étalonner ou calibrer, l’appareil en faisant le choix de méthodes
adaptées à ce type de réaction chimique ou d’analyse. Par ailleurs, la « chose » qui est étudiée
peut persister pendant l’analyse et cette analyse sera alors qualifiée de non-destructrice,
comme par exemple l’étude par Rεσ ou par le biais d’une chromatographie en phase liquide,
mais elle peut tout aussi bien être transformée en autre « chose » comme lors d’une analyse
par spectrométrie de masse ou un dosage électrochimique. Bref, les chimistes doivent étudier
les conditions de persistance de ce à quoi ils ont affaire tout en étant capables de relier cette
persistance ou cette transformation de la chose à l’ensemble des éléments hétérogènes du
complexe {préparation technoscientifique-métaphysique(s) associée(s)} qu’ils mettent en
œuvre. Comme l’a très justement souligné Rom Harré, la question : « Dans quel état le
sodium métallique se trouve-t-il dans la nature ? » est totalement illégitime car l’électrolyseur

376
produit le sodium à l’état métallique670, ce dernier ne préexiste pas à cette action, en tout cas
dans les conditions terrestres de température, de pression, et de réactivité des sels de sodium
(composés contenant l’ion σa+). Le sodium Na est une « affordance », il est le résultat du
« complexe appareil-monde » pour utiliser l’expression chère à Rom Harré671. Je ne
discuterai à ce point de ma thèse les implications de ce concept d’ « affordance », je réserve
cette étude à la dernière partie de mon travail dans laquelle il s’agira de proposer des concepts
possibles d’émergence pour la chimie et la chimie quantique qui respectent les réquisits que
j’aborde depuis le début de ce travail et ceux que j’identifierai par la suite. Je me contente
pour l’instant de souligner qu’avec Rom Harré, je pense qu’il appartient aux philosophes de
développer une nouvelle métaphysique des instruments afin de penser notre rapport au
monde672. La chimie peut les aider dans cette démarche. Mais revenons à nos considérations
sur l’évaluation des dispersions en vue d’interroger l’utilisation de la clause ceteris paribus
dont dépendent, il est bon de le répéter une nouvelle fois, toutes les approches formelles et
nomologiques de l’émergence. De telles approches ne peuvent pas faire l’économie de cette
condition sous peine de perdre leur auto-consistance.
δa validation des méthodes d’analyse dépend de normes : la norme ISO 5725673 parue en
1994 qui définit l’ « exactitude » et la « fidélité » d'une méthode de mesure ; la norme 17025
parue en 2005 qui précise un ensemble de prescriptions générales concernant la compétence
des laboratoires d'essai et d'étalonnage (compétences « management » de la qualité et
compétences techniques). Voici un extrait très intéressant de ce type de document :

« Le but de l'ISO 5725 est : a) de donner les grandes lignes des principes généraux à comprendre
lors de l'estimation de l'exactitude (justesse et fidélité) des méthodes et des résultats de mesure, et dans
des applications, et d'établir des estimations pratiques des différentes mesures par l'expérience (ISO
5725-1) ; b) de fournir une méthode de base pour l'estimation des deux mesures extrêmes de la fidélité
des méthodes de mesure par l'expérience (ISO 5725-2) ; c) de fournir une procédure pour l'obtention
des mesures intermédiaires de fidélité donnant les circonstances dans lesquelles elles s'appliquent, et
des méthodes pour les estimer (ISO 5725-3) ; d) de fournir des méthodes de base pour la détermination
de la justesse d'une méthode de mesure (ISO 5725-4) ; e) de fournir des alternatives aux méthodes de

670
HARRÉ, ROM. Varieties of realism, op. cit. HARRÉ, Rom. « The Materiality of Instruments in a
Metaphysics for Experiment », in The Philosophy of Scientific Experimentation, H. Radder (Ed.), University of
Pittsburg Press, Pittsburg, 2003.
671
Ibid. Rom Harré évoque dans la plupart de ses ouvrages le « apparatus/world complex ».
672
HARRÉ, Rom. « The Materiality of Instruments in a Metaphysics for Experiment », op. cit. HARRÉ, Rom.
Modeling: Gateway to the Unknown, Daniel Rothbart (Ed.), Elsevier, 2004.
673
Le sigle ISO signifie « International Standard Organization » qui signifie : Organisation Internationale de
Standardisation. Se référer au site internet accessible librement : www.iso.org.
377
base données dans l'ISO 5725-2 et l'ISO 5725-4, pour la détermination de la justesse et de la fidélité
des méthodes de mesure pour utilisation dans certaines circonstances (ISO 5725-5). » 674

La dépendance des protocoles aux circonstances saute immédiatement aux yeux dans cette
phrase. Tout est évalué au cas par cas en fonction de normes précises et adaptées à ces cas
d’étude. δa stabilisation des résultats d’analyse est un travail d’orfèvre hautement normalisé
et multiplement évalué. Chaque terme, chaque acte fait l’objet de définitions et de protocoles
opératoires. Bref, il s’agit d’un réseau de pratiques hautement ramifié en vue d’une co-
stabilisation des résultats. C’est dans ce contexte d’articulation qu’il faut explorer ce que font
les chimistes afin de se donner toutes les chances, en tant qu’épistémologue, de saisir le sens
que peut avoir la clause ceteris paribus dans le cadre étudié. C’est aussi à partir de ce sens
qu’il conviendrait d’interroger la possibilité d’une approche formelle de l’émergence en lien
avec la chimie et non seulement à partir de critères formels soi-disant transversaux.
Permettons-nous d’être précis à propos du vocabulaire utilisé et des démarches mises en
œuvre par les chimistes. Je vais proposer quelques définitions et présenter certaines étapes
d’une validation d’une méthode d’analyse chimique afin de prolonger mon enquête. Pour
mener ce travail à bien, j’indiquerai entre guillemets certains termes empruntés aux chimistes
qui me paraissent importants pour ma discussion et qui reflètent les représentations sous-
jacentes à propos des matières actives ainsi que la définition opératoire des corps et
procédures chimiques dont il a été question jusqu’à présent.
La qualité des résultats d'analyse, outre la formation et l'expérience des chimistes dédiés à
ce travail, repose pour l’essentiel sur la validité des méthodes d'analyse et la fiabilité de
l'appareillage. La qualification d’un appareil a pour but d’établir qu’il est adapté à son usage
et qu’il est maintenu et étalonné de façon appropriée pour continuer à assurer cette fonction
durant toute la période où il sera utilisé au laboratoire. Une fois l’appareil qualifié, la
validation de la méthode retenue consiste à étudier ses « performances » au travers de certains
critères (spécificité/sélectivité, exactitude, fidélité, linéarité, limites de détection et
quantification, intervalle d'application, robustesse). La validation est « l’ensemble des
opérations nécessaires » pour établir que le protocole est « suffisamment exact et fiable pour
avoir confiance dans les résultats fournis et ceci pour un usage déterminé ». Par la suite, il
faudra s'assurer que ces performances soient maintenues lors de l'application de la méthode en
routine en utilisant des « tests de conformité » relatifs au couple {appareil-méthodes} et aux
des échantillons de contrôle de qualité (corps de référence et milieu associé). Bref, ces tests

674
Se référer au site internet accessible librement : www.iso.org.
378
ont pour but de démontrer que le complexe {appareil-méthodes-corps de référence-milieu
associé} correspond bien aux exigences fixées pour effectuer la mesure. Ces tests font
intervenir de nombreux essais successifs dont l’étude statistique permet d’étudier la dérive des
résultats, bref l’évolution des dispersions. Dans l'industrie pharmaceutique, les tests de
conformité sont en général réservés aux analyses chimiques et relèvent de ce qu’il est
convenu d’appeler des « Bonnes Pratiques de Fabrication ou BPF », tandis que les
échantillons de contrôle de qualité sont la règle en bioanalyse qui relève des « Bonnes
Pratiques de Laboratoire ou BPL ».
Ce contrôle qualité assure la « performance du processus ». Ils ne trouvent pas si bien
dire ! « Performance d’un processus » : il y a des interactions en devenir entre les corps, le
milieu associé et le couple {appareil-méthodes}. Ce processus permet de décrire une
performance du complexe {appareil-méthodes-corps-milieu}. Le mot performance renvoie
d’abord à une ou plusieurs propriétés-caractérisations exploitables de ce complexe pour
signifier ensuite la capacité de l’appareil qualifié et de la méthode validée à reproduire cette
première performance en vue de quantifier un corps, bref en vue de mener à bien une analyse
chimique. Ce complexe est donc doublement performatif, il génère des propriétés-
caractérisations mesurables d’abord, il est conditionné ensuite pour permettre leur
stabilisation et quantifier le même corps dans des proportions semblables.
Changez un détail, le corps (nature et/ou quantité), le milieu (matrice ou solvant(s)), la
méthode (d’analyse, de préparation d’un échantillon, etc.), l’appareil, bref un seul facteur (une
température, une pression, une longueur d’onde, un débit, une colonne, un capteur, un corps,
etc.) et tout change ! Il faut tout refaire, requalifier l’appareil, revalider la méthode, refaire des
tests de conformité sur les échantillons et sur le couple {appareil-méthodes} afin de stabiliser
un domaine de mesure pour lequel l’usage du complexe {appareil-méthodes-corps-milieu
associé} conduit à des résultats fiables et interprétables. Une fois le complexe stabilisé, bref
une fois les résultats validés, que peux bien signifier l’expression « Toutes choses étant égales
par ailleurs » ? Pour le comprendre, attachons-nous à montrer comment se fait cette
stabilisation en prenant l’exemple d’un dosage de certains xénobiotiques675 contenus dans

675
Les xénobiotiques, corps chimiques étrangers aux organismes vivants, proviennent des utilisations humaines
et vétérinaires, et sont présents dans les eaux de différentes origines. Les rejets des industries chimiques et
pharmaceutiques ainsi que ceux des établissements de soins, les eaux usées collectées par les égouts mais aussi
les rejets d’élevages industriels, contiennent des xénobiotiques d’origine médicamenteuse [LANGFORD, K.H.
& THOMAS K.V. « Determination of pharmaceutical compounds in hospital effluents and their contribution to
wastewater treatment works », Environment International 35, 2009, pp. 766-770]. Bien souvent non totalement
éliminés dans les stations d’épuration [PIRAε, A. et al. « Development and optimisation of a single extraction
procedure for the LC/MS analysis of two pharmaceutical classes residues in sewage treatment plant3 », TALANTA,
Vol 74/5, 2008, pp. 1463-1475], ces corps sont rejetés dans le milieu naturel qu’ils perturbent avant de se
379
l’eau du robinet. δes chimistes cherchent à décomposer ces corps par l’action de radiations
spécifiques, ils parlent de dégradation par voie photochimique. Ils mettent au point un
complexe {appareil-méthodes-corps-milieu} qui leur permet d’étudier la diminution de la
quantité de xénobiotiques dans le volume liquide irradié676.

Figure 49 : Réacteur de dégradation photochimique. Laboratoire IRMCP, Université Paul Sabatier.

Figure 50 : Mélange avant dégradation photochimique (à gauche) et après dégradation (à droite). Laboratoire
IRMCP, Université Paul Sabatier.

Il s’agit pour eux de pouvoir évaluer l’efficacité de leur travail en dosant les xénobiotiques
par chromatographie liquide. Un mélange d’antibiotiques est choisi pour effectuer cette étude.
δe choix porte sur trois composés le plus souvent rencontrés dans l’eau du robinet, à savoir

retrouver à nouveau dans le circuit d’alimentation et de distribution d’eau potable [ετεPEδAT, S., δE BτT,
B., et THOMAS, O. « Occurrence and fate of pharmaceutical products and by-products, from resource to
drinking water », Environment International 35, 2009, pp. 803-814]. Leurs impacts sur la santé humaine sont
encore mal connus mais leurs conséquences à d’infimes concentrations (de l’ordre du nanogramme par litre) sur
le comportement et la biologie de la faune piscicole ont déjà été mises en évidence [LANGE, A. et al. « Altered
sexual development in roach (Rutilus rutilus) exposed to environmental concentrations of the pharmaceutical
17alpha-ethinylestradiol and associated expression dynamics of aromatases and estrogen receptors », Toxicol
Sci, 106 (1), 2009, pp. 113-123].
676
Je fais référence en particulier aux travaux de thèse que Madame Marion Martignac effectue au sein de
l’équipe εAPES (εolécules bioActives ou Photoactivables pour l’Environnement et la Santé) du laboratoire
des IMRCP, Laboratoire des Interactions Moléculaires et Réactivité Chimique et Photochimique, qui est une
unité mixte de recherche entre le CσRS et l’université Paul Sabatier (Toulouse). δe sujet de thèse porte sur la
dégradation photochimique de médicaments antibiotiques présents dans l’eau.

380
des pénicillines (pénicilline G, amoxicilline, et cloxacilline). A partir d’échantillon venant
d’un même fournisseur et dans la qualité a été précédemment vérifiée à l’aide de tests
aléatoires, ils préparent une gamme de dilution de 10 en 10 qui couvre le domaine de
concentration allant de 1.10-4 mol.L-1 à 1.10-8 mol.L-1 dans de l’eau purifiée par une résine
échangeuse d’ions (action d’un corps sur un autre). Afin de choisir le capteur approprié en
chromatographie liquide qui permettra de quantifier les corps résiduels après irradiation, les
chimistes réalisent le spectre d’absorption UV-VISIBLE de chaque pénicilline séparément et
superposent les courbes obtenues à l’écran :

Figure 51 : Détermination des longueurs d’onde d’absorption maximale.

δ’absorbance est une grandeur additive définie par un logarithme677, elle permet donc de
justifier, sous certaines conditions opératoires, que le « mélange-tout » ait été séparé en trois
parties contenant chacune une solution aqueuse de pénicilline différente. La détermination des
longueurs d’onde d’absorption de chaque composé aurait été plus difficile à réaliser
directement à partir du mélange, étant donné que chaque antibiotique absorbe dans la même
zone de longueur d’onde. Un impératif technique et pratique justifie ici une hypothèse
méréologique. Voici les résultats obtenus :

I 0  
I  
677
δ’absorbance A est définie par le rapport : A ( ) = Log où I0 ( ) représente l’intensité de la radiation

incidente à la longueur d’onde , et I ( ) l’intensité de cette même radiation après la traversée de la solution de
corps qui absorbe.
381
Pénicilline λmax (mesurée) en
nanomètre

Amoxicilline 228.82

Pénicilline G 192.82

Cloxacilline 198.82

Ils décident de programmer le capteur à la longueur d’onde de β00 nm, afin que tous les
composés soient proches de la longueur d’onde où l’absorbance est la plus grande, et ce en
vue de réaliser une analyse qui soit la plus précise possible pour quantifier les corps. Ce choix
est guidé par les études déjà réalisées auparavant sur ce type de corps dans ce type de milieu
(eau traitée par cette résine échangeuse d’ions) pour ce spectrophotomètre UV-VISIBLE.
Chaque solution est préparée dans une eau purifiée par la résine échangeuse d’ions afin que
d’autres corps ne viennent pas modifier la dégradation photochimique et la mesure. Sachant
qu’un échantillon d’eau potable n’est pas purifié de cette façon. Ils utilisent ensuite un
appareil de chromatographie de type UPLC678.
Le mélange à analyser est injecté puis transporté au travers du système
chromatographique par un mélange de solvants (le milieu associé). Les composés en solution
se répartissent alors suivant leur affinité entre la phase mobile et la phase stationnaire. En
sortie de colonne, grâce à un détecteur approprié, les différents solutés sont caractérisés par un
pic représentant chacun des composés. δ’ensemble des pics enregistrés est appelé
chromatogramme. δ’aire comprise entre le pic et la ligne de base renseigne, après
stabilisation de cette préparation technoscientifique, sur la quantité de produits détectés par
unité de volume. Un certain nombre de paramètres sont fixés pour permettre d’avoir la
meilleure séparation des pics en sortie de colonne (type colonne, type de filtre pour arrêter les
matières en suspension, programmation des pompes, nature du mélange liquide (éluant) qui
entraîne les produits, mode d’injection, pression, débit, etc.). Il est possible d’injecter en mode
678
Le sigle UPLC signifie « Ultra Performance Liquid Chromatography », chromatographie liquide ultra
performante. Dans cette dernière technique, les dimensions de la colonne utilisée en chromatographie (phase
stationnaire) sont très réduites (les colonnes utilisées ont une granulométrie inférieure à β m) par rapport à
celles utilisées en HPLC (« High Performance Liquid Chromatography » pour chromatographie liquide à haute
performance). Cette diminution des dimensions de la colonne permet d’améliorer la résolution
chromatographique, la vitesse d'analyse et la sensibilité, ce qui a pour avantage d’améliorer des performances de
séparation (en limitant les volumes morts) tout en restant une méthode compatible avec les pressions générées
(de l'ordre de 550 à 1000 Bar, à comparer avec 170 à 400 Bar en HPLC). La consommation de solvant est en
outre jusqu’à λη% inférieure par rapport à la HPδC et cette technique consomme moins d’énergie.
382
isocratique, si les quantités d’éluant restent les mêmes tout au long de l'analyse ou en mode
gradient, c'est-à-dire avec une variation de la concentration des constituants du mélange
d'éluants.
C’est à ce moment que commence le travail de stabilisation mutuelle. Je vais décrire
rapidement ces démarches et détailler simplement deux étapes pour comprendre la notion de
complexe {appareil-méthodes-corps-milieu associé} et le sens que nous pouvons attribuer à la
clause ceteris paribus dans ce contexte d’activité humaine. Ce faisant, je reviens à un type
d’épistémologie à l’affût des pratiques en définissant des mots importants en métrologie
chimique 679.
Une méthode associée à l’appareil est définie par le choix des paramètres et le type de
détermination de l’aire. Le couple {appareil-méthodes} doit d’abord être spécifique au couple
{corps-milieu associé}. La spécificité est la « capacité » de la méthode à permettre une
évaluation non équivoque de l'analyte en présence de composants qui sont susceptibles d'être
présents (effet de matrice, solvants, autres composés d’une formulation). Il fait donc préparer
un complexe spécifique, il n’y a rien de général dans ce propos, c’est la raison pour laquelle
ici un mélange de trois antiobiotiques est placé dans l’eau purifiée.
Il faut ensuite établir la linéarité de la méthode qui est la « capacité », dans un intervalle
donné, d'obtenir des résultats de dosage directement proportionnels à la concentration ou à la
quantité d'analyte dans l'échantillon. Cette linéarité est valable dans un intervalle précis de
quantités de produit, elle n’est pas valable dans tous les cas. Elle résulte donc d’une
préparation et est le résultat d’une identification d’un domaine qui rend cette proportionnalité
possible. δe choix du capteur et de la longueur d’onde est déterminant, ce qui explique l’étude
spectrale préliminaire.
Il convient ensuite de définir l’exactitude qui, selon la norme ISO 5725, correspond à
comme « l’étroitesse d'accord entre le résultat d'essai et la valeur de référence acceptée »
tandis que la justesse est définie par la même norme comme l’étroitesse d’accord entre la
valeur moyenne obtenue à partir de larges séries d'essais et une valeur de référence acceptée.
δ’exactitude cherche à évaluer l’erreur systématique d’une valeur obtenue par rapport à une
valeur considérée « exacte ». Cette étape nécessite des comparaisons (méthode de référence,
préparation d’échantillons reconstitués (matrices, étalons, quantité connue d’analytes) et un

679
Notes prises lors de la conférence intitulée « Validation des méthodes d’analyse » proposée par Marie-
Dominique Blanchin aux Journées Qualité et Chimie 2010. Une démarche qualité au service de la chimie,
Institut des Biomolécules Max Mousseron, Autrans, 14 octobre β010. De façon complémentaire, l’ouvrage très
documenté suivant pourra intéresser l’épistémologue et le philosophe de la chimie et des sciences : BLANCHIN
Marie-Dominique, FABRE Huguette & PERRIN Catherine. Qualification de l’Appareillage Analytique,
Éditions des Techniques de l’Ingénieur, Paris, β008.
383
nombre suffisant d’analytes de concentrations différentes. Des droites sont tracées, des écarts
relatifs mesurés (les chimistes parlent de « taux de recouvrement »), des ajustements produits,
jusqu’à obtenir une stabilisation acceptable en fonction des normes et du cahier des charges.
Rien d’évident en somme. δe corps, le milieu associé, la méthode et l’appareil sont de plus en
plus adaptés les uns aux autres.
Vient ensuite l’étude de la fidélité qui est définie comme l’étroitesse d’accord entre une
série de mesures obtenues dans des conditions prescrites à partir de prises d’essais multiples
provenant d’un même échantillon homogène et homogénéisé. Les chimistes parlent de
« degrés de dispersion » et « d’écart aléatoire » de valeurs par rapport à une valeur moyenne
dont il s’agit d’interroger la signification. Cette étude des erreurs aléatoires suppose une étude
de la répétabilité, de la fidélité intermédiaire et de la reproductibilité.
La répétabilité exprime la fidélité évaluée dans des conditions opératoires identiques
(même analyste, même équipement, même laboratoire, le fameux ceteris paribus des
philosophes logiciens mais enchâssé cette fois dans un réseau de procédures beaucoup plus
complexe et bien souvent non séparables) et dans un court intervalle de temps. Il faudra
répéter la mesure (un minimum de six mesures est requis pour un même échantillon) et la
méthode (6 répétitions ou 3 séquences de 3 vérifications séparées au minimum sont
nécessaires). La démarche de stabilisation du complexe s’accentue. Il faut définir une fidélité
intermédiaire qui exprime la « variabilité intra-laboratoire » : jours différents, analystes
différents, équipements différents, etc. De la même façon, il convient d’établir la
reproductibilité exprime la « variabilité inter-laboratoires » (études collaboratives)
habituellement appliquées à la standardisation de la méthodologie. Les déterminations sont
toutes faites avec un échantillon provenant du même fournisseur et préparé de la même façon.
Les étapes se précisent et le réseau se tisse peu à peu. Simple clause ceteris paribus ou vaste
réseau de constitution de robustesse ?
Il faut ensuite définir un intervalle de validité qui est l’intervalle compris entre la
concentration (quantité) la plus élevée et la plus faible de l'échantillon dans lequel il a été
démontré que la méthode d'analyse présente une fidélité, une exactitude et une linéarité
« satisfaisantes ». Dans ces conditions, il faut également définir : (1) une limite de détection
de la méthode d’analyse (LDM), exprimée en nanogramme ou microgramme, qui est la plus
petite quantité d’analyte « qui peut être détectée mais pas nécessairement quantifiée comme
une valeur exacte » ; et (2) une limite de quantification de la méthode (LQM), elle aussi
exprimée en nanogramme ou microgramme, et qui correspond à la quantité la plus faible
d’analyte dans un échantillon qui peut être déterminée quantitativement avec une fidélité et
384
une exactitude « appropriée ». Chaque démarche implique des étapes d’évaluation qui font
appel à des techniques et savoir-faire variés comme l’étude du rapport signal sur bruit ou celle
du lien entre la pente d’une portion de droite et la valeur d’un écart type. Rien de trivial à
l’horizon mais une calibration d’un appareil selon une méthode faite sur mesure pour un type
de corps, dans un type de milieu donné, ceteris paribus ? Développons un peu ce travail de
tissage.
Pour établir ces limites, une gamme de dilution est préparée de façon à couvrir l’intervalle
de concentrations allant de 1.10-4 mol.L-1 à 1.10-8 mol.L-1 qui correspond aux quantités qui
avaient été utilisées pour établir les spectres d’absorption moléculaire. Cette gamme est
injectée γ fois dans la colonne. δa moyenne de l’aire obtenue est calculée afin de tracer la
courbe qui représente le logarithme de l’aire moyenne en fonction de la concentration de la
gamme utilisée. Les résultats obtenus pour la pénicilline G sont :

CF (mol.L-1) 1,18 × 10-4 1,18 × 10-5 1,18 × 10-6

Aire 1 (µV.s) 1726682 192078 17419

Aire 2 (µV.s) 1734790 192339 17219

Aire 3 (µV.s) 1734345 192413 18020

Aire moyenne (µV.s) 1731939 192277 17553

S : écart type de l’aire 4558,12933 175,9839008 416,8936715

La courbe obtenue est présentée avec sa modélisation :

385
Figure 52 : Représentation du logarithme decimal de l’aire obtenue en chromatographie en fonction
du logatithme décimal de la concentration molaire volumique en pénicilline G.

Les chimistes remarquent que certains points ne sont plus alignés (non représentés sur la
courbe ci-dessus). Ils savent, en fonction de leur savoir-faire, que dans ce cas la concentration
est proche de la limite de quantification LQM. Ils réalisent donc une autre gamme de dilution
encadrant la concentration où a été observé le commencement de détachement à la droite.
Cette gamme faite, ils réinjectent chacune des concentrations obtenues six fois pour obtenir
une plus grande précision. Le maillage de proche en proche continue. Un même corps utilisé
dans des proportions différentes ne permettra pas de qualifier le dispositif, s’il est analysé
avec le même appareil, la même méthode et le même milieu associé. Ces quatre éléments ne
peuvent pas coexister de n’importe quelle façon étant donné l’objectif à atteindre. Leur co-
adaptation progressive permet d’instaurer le complexe {appareil-méthodes-corps-milieu}
performant pour doser une quantité qui appartiendra à la gamme préparée avec un certain
risque d’erreur.
Il faut ensuite déterminer des grandeurs qui expriment des variations, comme le
coefficient de variation CV qui se calcule à partir de l’écart type S(n) et de la concentration x
de la solution préparée, selon la formule :
SN 
CV (%) =  100
x
Ce coefficient est un indicateur sans dimension qui permet d’établir des comparaisons en
mesurant la dispersion des « données ». De la même façon, l’aire moyenne obtenue à partir
de chacune des dilutions est déterminée ainsi que la déviation standard, notée SD en anglais et
dans le tableau ci-après, qui correspond aux écarts types de chacune des aires des différentes
concentrations. Rien d’évident à tout cela. Il s’agit de se doter de coefficients qui permettent
d’évaluer des variations en vue de stabiliser le complexe {appareil-méthodes-corps-milieu

386
associé}. Dans le cas de la pénicille G, les résultats obtenus sont regroupés dans le tableau
suivant :

C (mol/L) 1,07E-04 8,00E-05 5,33E-05 2,67E-05 1,07E-05 8,00E-06 5,33E-06 2,67E-06 1,07E-06 8,00E-07 5,33E-07 2,67E-07 1,07E-07
835331 639008 381290 130271 57889 39510 24133 9696 3424 4189 2220 1552 597
836077 638324 380750 130056 58057 39405 24234 9709 3528 4167 2168 1524 549
Aires 834624 639286 381999 130034 57934 39319 24166 9814 3380 4159 2187 1449 505
injections 835880 638741 381308 129819 58014 39682 24188 9707 3433 4268 2172 1583 541
836260 640046 382113 130027 58310 39907 24280 9955 3455 4195 2220 1528 515
835141 638084 380979 130200 58323 39903 24499 9778 3455 4184 2183 1494 535
Aire
moyenne 835552,17 638914,83 381406,50 130067,83 58087,83 39621,00 24250,00 9776,50 3445,83 4193,67 2191,67 1521,67 540,33
SD 626,645 706,480 545,385 157,235 186,688 251,086 132,473 99,134 48,775 38,872 23,019 46,418 32,266
CV % 0,075 0,111 0,143 0,121 0,321 0,634 0,546 1,014 1,415 0,927 1,050 3,050 5,971

Figure 53 : Paramètres mesurant la variation.

Le nombre de répétitions devient important, et j’ai résolument choisi un exemple


relativement « simple » afin de souligner la densité du travail de maillage réalisé au quotidien
par les chimistes. Que peut signifier « toute chose égale par ailleurs » quand plusieurs
paramètres et grandeurs ne cessent de changer simultanément en présence de corps qui
passent à travers un couple {appareil-méthode} mis au point pour « répondre », les chimistes
parlent de « coefficients de réponse » d’un tel couple, à cette traversée de corps présents sous
l’effet d’un milieu associé donné ? La métaphysique des matières actives dotées de capacité
agir est requise pour traduire ces résultats. Le complexe plus global constitué de cette
métaphysique et de la préparation technoscientifique dont il est question depuis le début peut
tourner en roue libre, il devient performatif et son pouvoir explicatif et heuristique est
important dans ce cadre.
A partir du tableau précédent, il devient possible de tracer une courbe dont la modélisation
permet de déterminer la limite de quantification de la méthode.

Figure 54 : Modélisation et maillage du complexe.

387
Pour une valeur du coefficient de variation de 1.5%, les chimistes trouvent une limite de
quantification égale à 1,02 × 10-6 mol.L-1 alors que pour une valeur égale à 3%, la limite de
détection devient 3.37 × 10-7 mol.L-1. Ces valeurs du coefficient de variation sont prises de
façon arbitraire afin de qualifier ces limites de détection et de quantification. Elles dépendent
du savoir-faire relatif à ce type de complexe. Je ne rentrerai pas dans les détails calculatoires,
ce n’est pas mon objectif, même si une étude attentive de ces méthodes de calcul serait
intéressante pour montrer l’hétérogénéité des hypothèses appliquées en vue de stabiliser la
performance du complexe {appareil-méthodes-corps-milieu} étudié. Une étude similaire est
bien entendu menée pour les deux autres antibiotiques du mélange et les grandeurs obtenues
ne sont pas les mêmes car le corps changent, ce qui n’empêche pas le mélange d’être
étudiable de façon fiable par ce complexe pour une gamme de concentration donnée avec un
pourcentage de risque donné.
δ’ensemble de ces démarches conduit à l’établissement d’une robustesse qui est définie
comme la stabilité du protocole par rapport à des variations faibles délibérément introduites
dans les paramètres de la méthode. La robustesse fournit une indication sur la fiabilité du
protocole dans des conditions normales d’utilisation.
Les chimistes procèdent-ils à tous les tests possibles en vue de stabiliser le complexe ? La
réponse à cette question est négative pour des raisons à la fois financières et d’organisation.
Leurs expériences accumulées et la circulation de certaines informations par le biais des
publications permettent de gagner un temps précieux. Ils utilisent en outre des « plans
d’expérience » pour identifier les paramètres clés qu’il s’agira ensuite de coadapter afin de
d’obtenir un complexe global efficace et fiable. Toutes les combinaisons ne sont pas
explorées, toutes les propriétés-caractérisations relatives aux modes d’accès ne sont ainsi pas
utilisées, voire mêmes connues.
Le chimiste qui commence une étude de plan d’expériences s'intéresse à une grandeur,
appelée réponse, dont il détermine la valeur à chaque essai. Cette dernière dépend de plusieurs
variables, appelés facteurs. La réponse dépend donc d’un ou de plusieurs facteurs : la valeur
donnée à un facteur pour réaliser un essai est appelée niveau. δorsqu’il étudie l'influence d'un
facteur, en général, le chimiste limite ses variations entre deux bornes. La borne inférieure est
le niveau bas (appelé -1) et la borne supérieure est le niveau haut (appelé +1)680. Il détermine
alors une matrice d’expériences qui est le tableau qui récapitule l’ensemble des essais en code

680
TRIBOULET, Philippe. Eduscol-éducation disponible sur :
http://eduscol.education.fr/rnchimie/math/triboulet/plans_experiences.pdf

388
+1 et -1, ces codes seront les niveaux +1 et -1. Pour améliorer la résolution des
chromatogrammes obtenus par la chaîne UPLC précédente, il est possible de faire varier
plusieurs facteurs présentés dans les tableaux qui suivent :

Facteurs niveau -1 niveau +1

X1 Type de colonne HSS T3 BEH C18

X2 Température du four (°C) 30 45

Méthanol Acétonitrile
X3 Solvant organique
MeOH ACN

X4 % d'acide formique dans la phase aqueuse 0,1 0,01

X5 Débit (mL.min-1) 0,3 0,6

Réponse

Y1 Facteur de rétention k de l'amicilline sur la colonne

Le chimiste sait, par expérience, que la variable Y1, définie dans le tableau ci-dessus, peut
s’écrire sous la forme :

Y1 = b0 + b1X1 + b2X2 + b3X3 + b4X4 + b5X5 + b2-4X2 X4 + b3-4X3 X4 + b3-5X3 X5

Les termes qui font intervenir un produit de deux facteurs tentent d’évaluer leurs
interférences mutuelles. Les différents coefficients « bi » peuvent être déterminés à partir des
valeurs de Xi et des Yi mais les valeurs des paramètres Xi étant des variables aléatoires, les
chimistes déterminent à chaque fois les valeurs des coefficients « bi » et trouvent ainsi des
dispersions pour chacune d’entre elle. Afin de valider statistiquement le modèle généré, un
test statistique adapté est utilisé, appelé test de F-Snedecor, avec un pourcentage de risque
accepté, 1% en l’occurrence dans ce cas. δe principe est de comparer les variances681 liées à
la régression et les résidus (déterminée via la répétition d’une expérience) avec la valeur

681
δa variance correspond au carré de l’écart type. C’est un indicateur de dispersion d’un échantillon.
389
tabulée en fonction des degrés de liberté682. La détermination est validée avec les valeurs
suivantes avec 1% de risque d’erreur :

Figure 55 : Détermination des coefficients du modèle.

Le diagramme ci-dessus permet d’établir les coefficients qui l’emportent dans le modèle
et d’envisager ensuite les diagrammes à deux facteurs suivants :

Figure 56 : Etude ciblée des conditions optimales par modèles utilisant chacun deux facteurs à la
fois.

682
Le degré de liberté des résidus correspond au nombre de répétitions moins un et le degré de liberté de la
régression correspond au nombre d’expériences au total auquel est retranché le degré de liberté des résidus.

390
Par comparaison avec plusieurs diagrammes d’interactions à deux facteurs, le chimiste
déduit une meilleure interaction entre les facteurs méthanol et acide formique 0.1% avec la
colonne de type HSS T3 à une température de 30°C pour un débit de 0.600 mL.min-1. Il va
pouvoir ainsi réaliser moins d’expériences et stabiliser le complexe {appareil-méthodes-
corps-milieu associé} le plus performant par rapport à ce choix. Ces inférences utilisent des
batteries entières de tests statistiques parfois sophistiqués pour certifier un appareil. Certaines
méthodes sont holistiques lorsqu’elles font intervenir l’ensemble du complexe, d’autres sont
plus réductionnistes lorsqu’elles tentent d’étudier le rôle prépondérant d’un ou plusieurs
facteurs. δ’ensemble des démarches consistent à articuler des méthodes aux hypothèses très
hétérogènes en vue de trouver une consistance performative. Ce dispositif permettra d’étudier
la cinétique de dégradation photochimique d’antibiotiques comme le montre la superposition
de courbes qui suit :

Figure 57 : Evolution en fonction du temps du rapport de l’absorbance A sur l’absorbance Ao avant irradiation.

σous pouvons noter qu’en moins d’une demi-heure les trois composés sont éliminés de
l’eau. Il faudra ensuite adapter ce complexe à l’eau non purifiée afin d’intégrer les effets liés à
la présence de tant d’autres corps. δe chimiste se livre à un véritable travail d’orfèvre pour
atteindre un lopin de stabilité et de fiabilité d’action alors que tant de variations interviennent.

Reprenons notre réflexion à propos de la place, du statut et de l’objet de la clause ceteris


paribus dans ce cadre. Le corps est introduit dans l’appareil, généralement avec un milieu
associé (solvant ou mélange de solvants, gaz vecteur ou liquide sous pression, autres éléments
matriciels, etc.) dans des quantités différentes. Si l’étude porte par exemple sur la teneur en
antibiotiques d’une eau issue d’une station de traitement des eaux usées, les chimistes
s’attendent à une certaine quantité de produit en se basant sur les analyses précédentes et des

391
statistiques développées sur un grand nombre d’échantillons répartis sur une période
temporelle d’amplitude suffisamment élevée. Quoi qu’il en soit, ils ne peuvent cependant pas
prévoir la quantité précise qui sera mesurée tel jour à telle heure dans tel échantillon en
provenance de tel endroit du site (amont et aval de la station de traitement, étape de la chaîne
de traitement de l’eau, etc.). Cette quantité est imprévisible, bref elle fluctue au gré de la
météorologie, des pollutions, des périodes de forte consommation d’antibiotiques, etc.
Lorsque que le complexe {appareil-méthodes-corps-milieu associé} est stabilisé, le facteur
changeant est la quantité à déterminer. Pourtant rien ne permet d’affirmer que le débit du gaz
ou du liquide vecteur ait été strictement constant tout au long de la durée de l’expérience et
qu’il sera semblable dans sept jours, rien ne permet d’affirmer que les quantités des matières
n’ont pas localement et temporairement été modifiées lors de la traversée d’une colonne
séparatrice en chromatographie, d’une réaction à la surface d’une électrode, ou d’une
désinfection à l’aide d’un ozonateur, etc. δes corps sont actifs et réactifs mais c’est le
complexe dans son ensemble qui est stabilisé au prix d’une articulation d’un ensemble fort
bigarré de pratiques. Ainsi, en dépit de la présence des matières, c’est-à-dire de l’absence
d’une « Matière » avec un grand M, inerte et mue de l’extérieur par des forces ; ainsi, dis-je,
devient-il possible d’évoquer le changement d’un seul facteur à la fois même si plusieurs
termes changent à la fois à différents moments du parcours de traitement des eaux ou de
l’analyse elle-même. Ainsi l’expression « Toutes choses égales par ailleurs » concerne un
complexe stabilisé et des matières en vue d’une validation impliquant des performances, des
compétences, des normes et des décisions à prendre en cas de non-validité.
La situation est très différente du cas d’un appareil, par exemple un voltmètre, qu’il suffit
de relier à n’importe quelle source de tension électrique sous réserve, bien entendu, que cette
tension soit mesurable par le voltmètre utilisé. Il s’agit, au contraire, de trouver un
agencement fait sur mesure et souvent très sophistiqué, afin de quantifier un corps chimique
dans un milieu associé bien particulier par rapport à un type d’instrumentation et une méthode
d’analyse. Ce complexe n’est pas en correspondance biunivoque avec le monde, pas plus que
le langage utilisé pour le décrire, il traduit une double performance et établit une corrélation
entre une valeur indiquée à l’écran et la quantité de matières actives introduite. La
stabilisation du complexe préparé, la fiabilité de cette stabilisation et de la détermination de la
quantité inconnue sont en jeu, elles correspondent à ce à quoi les chimistes doivent aboutir,
elles ne sont pas « données », ou, mieux, ce ne sont pas « des données ».
La clause ceteris paribus n’est pas utilisée ici dans un contexte « purement » logique, ni
« purement » nomologique, à supposer que l’adverbe purement ait un sens dans ces cas,
392
puisqu’il s’agit de stabiliser un résultat par création d’une performance (propriété-
caractérisation), sachant que cette performance peut faire concourir plusieurs types de
régularités à la fois. Il s’agit bien d’une « collocation » de régularités mais cette coprésence ne
laisse rien inférer à propos d’un corps dont l’instrument serait le miroir. Cette collocation
génère une « affordance » qui est située par rapport à un ensemble de valeurs reliées entre
elles sur un spectre, une courbe, un chromatogramme. Le complexe est préparé à un type de
situation, l’échantillon de concentration inconnue est préparé pour être introduit dans ce
complexe en vue d’être analysé. Cette co-adaptation du complexe et de l’échantillon implique
une co-réponse du produit à doser et de ce complexe de mesure. Ce sur quoi porte la clause a
changé, bref son contenu a changé, et avec lui sa signification. La clause a une signification
pragmatique et porte sur le résultat d’une analyse issue d’un complexe préparé. Comme je l’ai
montré dans l’essai préliminaire, il n’y a pas de signal Rεσ sans coprésence d’un corps, d’un
champ magnétique extérieur et d’une onde radio ; pas plus qu’il n’y aura le moindre
phénomène de fluorescence sans la coprésence de corps et de photons incidents de longueur
d’onde requise. De la même façon, il ne peut y avoir de mesure sans appareil préparé et
méthode validée. Il ne s’agit pas de changer un facteur en fixant le reste afin d’assurer la
légitimité d’une inférence. Il s’agit de créer une propriété-caractérisation à l’aide d’une
articulation de méthodes, concepts et arguments afin d’assurer la fiabilité de cette chaîne de
mesure pour des matières actives spécifiquement préparées. Par ailleurs, ce complexe est
taillé sur mesure pour une gamme de quantités du corps à analyser. Prenez le même corps
dans d’autres proportions et tout sera à refaire. Changer l’état physique du corps est tout sera
à recommencer. En nanochimie, changer la taille et la structure du corps en modulant le
procédé d’obtention, et tout devra être réadapté et revalidé !
Le changement de couple {préparation technoscientifique-métaphysique(s) associée(s)}
implique une transformation (traduction), au moins partielle, de ce sur quoi porte la clause
ceteris paribus et, par voie de conséquence, de son statut épistémologique dans ce nouveau
contexte de véridiction et d’inférence. Du statut de postulat applicable quelle que soit la
situation in abstracto, la clause ceteris paribus acquiert le statut de résultat d’une démarche
d’articulation et de stabilisation qui passe par une « rematérialisation » pour parler avec
Dagognet, c’est-à-dire par le biais des matières. Résultat qui, une fois obtenu, permet de
valider ou de ne pas valider une mesure lorsque seule la quantité du corps étudié peut varier
alors que les autres variations sont canalisées par la stabilisation (rapport signal sur bruit fixé,
modélisations avec indice de corrélations requis, normalisation d’une courbe statistique en
vue d’appliquer la loi normale, etc.). Tout est ficelé ! Ce faisant, il devient possible de donner
393
un sens à une circonstance analytique, à un cas particulier ou à une évaluation, à condition
que le complexe duquel ce sens « émerge » soit maintenu performant au double sens du terme
que j’ai signalé.
Le relationnisme impliqué par ce complexe {appareil-méthodes-corps-milieu associé}
modifie le type de véridiction et donc ne peut que modifier le contenu et le statut d’une clause
prétendument principielle dans un autre couple {préparation technoscientifique-
métaphysique(s) associée(s)}. La clause devient utilisable même en présence de plusieurs
fluctuations pour peu que le tout en devenir soit stabilisé. Elle devient le résultat de pratiques
de stabilisation et ensuite seulement une condition de correspondance entre l’analyse et une
norme, une réglementation, une loi, bref, un choix humain ! Valider signifie dans ce cas
correspondre à une attente liée à une expérience antérieure et à des normes dès lors que la
réponse mutuelle du couple {appareil-méthodes} et du couple {corps-milieu associé} est
devenue suffisante, pour qu’ils forment le complexe qui les englobe et par rapport auquel la
mesure est intelligible et acceptable à un pourcentage de risque près. Dans ce cadre, la clause
ceteris paribus n’est plus un principe de logique mais une conséquence de l’apparition d’un
complexe : sans stabilisation, sans « co-adaptation », sans maintenance d’une double
performance, aucun facteur ne peut varier lorsque les autres restent constants ! Le verbe varier
prend ici tout son sens par rapport à la stabilisation de la « réponse » du complexe car, dans ce
contexte de matières actives, plusieurs changements ont inévitablement lieu simultanément le
long d’une chaîne de transformation. La clause ceteris paribus peut donc avoir un sens en
métrologie chimique, mais ce sens a varié par rapport à celui utilisé en logique ou dans le
cadre déductif et nomologique proposé par Hempel, il a été transformé et non pas simplement
transposé d’un domaine d’activité à un autre.
Pourquoi ? Parce que les types de véridiction ont changé et sont passés d’un couple
{préparation technoscientifique-métaphysique(s) associée(s)} à un autre. Nous affirmons bien
souvent que les types de véridiction changent lorsque nous passons du religieux aux sciences
de la nature et aux sciences humaines. Il n’en reste pas moins « vrai » d’affirmer que les types
de véridiction se transforment en fonction et à l’intérieur des sciences elles-mêmes. Pourquoi
encore ? Parce que justement il n’est pas seulement question de préparation technoscientifique
mais aussi de choix métaphysiques et ontologiques, d’accords intersubjectifs, de croisements
entre types de langage différents, de types d’activité de normalisation, d’intérêts et de valeurs
différentes, et de décisions parfois très divergentes. Pourquoi toujours ? Parce que la
préparation technoscientifique est elle-même incluse dans des réseaux plus vastes qui
participent à la compréhension qu’une société se fait, à un moment donné, du monde et d’elle-
394
même. Le XXème siècle nous a permis d’intégrer dans nos pratiques le passage de la Logique
aux logiques différentes. Ce passage a été rendu intelligible en termes de présuppositions,
d’orientation à propos de la non-contradiction, d’inclusion de modalités, etc. Bref, il est lié au
contenu des logiques : les structures, les hypothèses, les axiomes, les quantificateurs, etc.
Peut-être le moment viendra également où nous serons en mesure de nous accorder à propos
de la traduction même d’un type de logique d’un domaine d’activité à un autre ? Un même
type de logique peut être en effet traduit différemment selon le « canton » scientifique étudié
dans la mesure où les principes, les hypothèses, les axiomes, voire certaines structures, et les
pratiques qu’il inclut, sont eux-mêmes transformés, prennent eux-mêmes un autre sens
sémantique, opératoire et technique en fonction de ce à quoi les scientifiques ont localement
affaire.
δa métaphysique de la εatière et la métaphysique des matières n’ont pas les mêmes effets
sur les mots et les sens que nous leur attribuons lorsque nous nous accordons à propos de nos
préparations technoscientifiques, de la même façon qu’elles n’ont pas les mêmes effets sur les
inférences liées aux résultats stabilisés qu’elles produisent. Il n’est pas aberrant, à mon sens,
de supposer que ces complexes {préparation technoscientifique-métaphysique(s) associée(s)}
n’ont pas les mêmes effets sur nos facultés à inventer des solutions, de nouveaux concepts, de
nouveaux instruments, et de nouveaux imaginaires productifs. Il est clair, ne serait-ce que
d’un point de vue technique, qu’en tant qu’ingénieur, je ne construirais pas le même dispositif
expérimental si je conçois la matière inerte dans un contexte ou si je la conçois réactive dans
ce même contexte ou dans un autre. Je ne prendrai pas les mêmes décisions pour stocker des
flacons d’acide sulfurique concentré à λ8% ou des thermomètres ! De la même façon que je
n’élaborerais pas le même protocole expérimental si j’utilise un composé chimique sensible à
l’humidité ou un composé relativement inerte dans la même situation. C’est le b.a.–ba de
toute élaboration technique, le quotidien de tout inventeur ! D’où l’intérêt de la notion de
« canton » proposée par Bachelard, car il peut y avoir des variations à l’intérieur même d’une
science. C’est la raison pour laquelle, à mon sens toujours, il n’y a aucune raison de supposer
que « l’espace logique » est forcément homogène et indépendant du cadre de pratiques dans
lequel il est intégré. Il ne faut pas oublier que ce que nous appelons « chimie », à un moment
donné, dépend d’une façon de subsumer un ensemble bariolé de pratiques hétérogènes, plus
ou moins reliées entre elles, et dont l’air de famille participe à créer un sens ainsi qu’une
image collective. Bref, cette chimie dépend d’un acte de subsomption, ou, pour l’exprimer
autrement, d’une hypothèse de nature méréologique ! La variation de sens et de statut de la
clause ceteris paribus en chimie est subtile et doit être relevée.
395
« Relativisme ! », me direz-vous ? A moins que vous ne préfèreriez utiliser les mots
tombés comme un couperet :

« Ce que vous affirmez est inacceptable, c’est tout de même le bouquet ! Comment osez-vous
niveler de la sorte la pureté formelle des fonctionnements logiques ? Avez-vous, ne serait-ce qu’un
instant, compris que la logique, ou, mieux, et vous avez raison de le signaler, les logiques, ne
concernent que l’espace formel des descriptions et les règles d’agencement puisque vous semblez
affectionner l’usage de ce mot ? δ’exclusivité de cette pureté, vous-aurez-t-elle échappée ? Vous
participez de surcroît, et il est bon de le faire remarquer, à cor et à cri, à un mouvement relativiste qui
contribue à la désagrégation de la valeur de Vérité. Monsieur, je vous le dis sans ambages, vous
ressaisir vous devriez, c’est dans votre intérêt ! ».

Si tels devaient être les mots choisis par cet interlocuteur fictif, ma réponse serait alors
probablement :
« Qu’entendez-vous par l’adjectif « formel » ? Ne pensez-vous pas qu’il reste possible
d’aborder cette notion et de la décrire de façon elle-même non formelle en lien avec les autres activités
humaines ? Nos points de vue diffèrent mais ne ménageons pas la chèvre et le chou. Comme l’écrit
Deleuze dans Le pli. Leibniz et le baroque : « Tel est le fondement du perspectivisme. Celui-ci ne
signifie pas une dépendance à l’égard d’un sujet défini au préalable : au contraire, sera sujet ce qui
vient au point de vue, ou plutôt ce qui demeure au point de vue. (…) Ce n’est pas la variation de la
vérité avec le sujet, mais la condition sous laquelle apparaît au sujet la vérité d’une variation. »683
Laissez-moi, s’il vous plaît, vous signaler que c’est exactement ce que j’ai voulu montré en parlant de
la costabilisation du couple {appareil-méthode} avec le couple {corps-milieu associé} en métrologie
chimique. »

Le complexe {appareil-méthodes-corps-milieu associé} ainsi mis au point et le collectif


chargé de statuer sur la validation du résultat à propos de l’échantillon à analyser résultent, si
ce n’est émergent, si nous tenons compte de la distinction faite par Lewes, de la démarche de
stabilisation sous laquelle apparaît au collectif de chimistes la vérité de cette variation. Le
complexe devenu performant, la mesure elle-même, le collectif guidé par des normes, ses
savoirs et savoir-faire ne peuvent être définis et décrits qu’ensemble. Tant et si bien que le
collectif de chimistes métrologues en passe d’inférer et le complexe qui rend cette inférence
possible surgissent ensemble et se constituent mutuellement, et ce malgré la présence, dès le
début, de normes et règles formelles qui guident l’action plutôt rigidement μ c’est l’ensemble
qui bouge et qui devient une condition de possibilité de l’étude d’une future variation ! Une
fois la stabilisation atteinte, la vérité de la variation étudiée est instituée, la condition est
vérifiée pour que le collectif infère une conclusion avec un certain degré de confiance. Ce
faisant, les conditions sont réunies pour qu’il « joue » pleinement son rôle de « sujet ».
683
DELEUZE, Gilles. Le pli. Leibniz et le baroque, Éditions de Minuit, Paris, 1988, p. 27.
396
δ’ensemble des « résistances et des accommodations » pour parler une nouvelle fois avec
Andrew Pickering permet d’atteindre la vérité d’une variation et non de dissoudre la vérité en
autant de collectifs qu’il est possible d’en imaginer. Il s’agit non pas d’une « désagrégation »
de la vérité mais d’une « co-constitution » du pôle sujet/objet qui n’enlève rien au sérieux et à
la profondeur des sciences car il n’est pas possible de dire et d’inférer tout et n’importe quoi à
propos d’un complexe {appareil-méthodes-corps-milieu associé}. Une fois stabilisé, cet
ensemble d’éléments hétérogènes permet une inférence dans des conditions scientifiques tout
à fait respectables mais aussi d’instaurer un régime de véridiction, d’expliquer, de prévoir et
d’anticiper, de répondre à des objectifs, de prendre des décisions, de cerner des différences, de
poursuivre l’aventure scientifique, sociétale et humaine.
Bien sûr, une fois stabilisé, tout se passe comme si les étapes « intermédiaires » étaient
gommables, les modes d’accès éliminables, mais assurons-nous toutefois à ne pas mettre la
charrue devant les bœufs ! Dès qu’une quantité ne correspondra pas à la préparation du
complexe, elle ne sera pas validée et il faudra prendre une décision, refaire une manipulation,
diluer le produit, mettre au point un autre complexe et procéder à une étude par inter-
comparaisons successives ou bien dépolluer, prévenir la préfecture, bref agir, décider, modifier
son savoir et savoir-faire au fil des expériences. Dissocier le complexe, la mesure, le corps, le
collectif qui les étudie est le résultat d’une démarche de purification. Cette fragmentation n’est
qu’une étape d’une démarche analytique qui répond en échos à une hypothèse méréologique
qui considère que l’information liée à un tout n’est pas perdue quand ce dernier est segmenté
en parties. Les relier au contraire fait partie d’une démarche de médiation, elle-même
synthétique et suivant une autre pente méréologique. J’affirme, avec d’autant plus de
conviction, que nous avons besoin des deux démarches pour rendre intelligible ce que font ces
chimistes. A ne retenir que sujet et objet purifiés, nous échappons peut-être au relativisme, ce
qui reste toutefois à vérifier précisément, toujours est-il que, ce faisant, nous cloisonnons un
domaine de recherche par un intérieur et un extérieur et lui attribuons un type de
correspondance supposée entre le monde et les mots. Ce cloisonnement correspond à une
conception des sciences, un type de rapport entre le langage scientifique et le monde, une
« Matière » vidée de son contenu, une conception du rôle des instruments, une forme de
méréologie, une forme de logique, un ensemble d’institutions sociales, et une répartition qui
depuis Auguste Comte ne cesse de structurer l’espace universitaire des savoirs ! Le réseau qui
tient ensemble ces divers éléments a du plomb dans l’aile en particulier depuis le « tournant
pratique » en philosophie et en sociologie des sciences, mais aussi en raison des mutations des
domaines du savoir elles-mêmes liées aux innovations technologiques. Malgré cela, ce réseau
397
n’en reste pas moins très présent et solidement institué. Peut-être même pourra-t-il bientôt
s’étendre à nouveau et se fortifier en se renouvelant par l’inclusion de nouvelles formes de
réalisme et de matérialisme ? Quoi qu’il en soit, le temps est à l’enquête épistémologique
attentive, comme l’écrit Andrew Pickering :

« La réponse classique proposée en philosophie et en sociologie des sciences était que pour
comprendre la notion de fermeture il était nécessaire d’invoquer quelque chose de fixe et d’invariant
de façon à couper l’herbe sous les pieds à toute forme d’ouverture [dans l’expansion d’un domaine
scientifique] (…) δ’idée que chaque communauté scientifique possède un grand paradigme sert à
ériger une frontière autour de la science, il devient alors possible de penser la science en tant qu’entité
se suffisant à elle-même et indépendante. (…) δa question qui est de savoir où se situe la frontière
entre l’intérieur et l’extérieur de toute science est plus une question d’enquête historique qu’une
détermination philosophique a priori »684

« Vérité du relatif », disais-je, en pensant à Deleuze et Isabelle Stengers, et en reliant


cette expression à la stabilité d’un complexe et à la traduction de la clause ceteris paribus. La
robustesse de ce complexe donne une idée des variations des mesures possibles entre les jours
et les laboratoires. Son établissement est une étape préliminaire avant le transfert des
méthodes en vue d’études collaboratives entre laboratoires. Tout sera vérifié : les étalons, les
échantillons, leur préparation, les temps de réponse des appareils ; bref, le maillage se
poursuit et sa densité impose l’humilité d’une clause ceteris paribus d’un genre nouveau qui
fait tenir ensemble des protocoles très divers en vue d’établir une validation initiale. Pour ce
faire, il n’y a pas de règles générales, seules quelques recommandations sont disponibles, il
n’y a pas non plus de protocole figé mais des adaptations liées à l’usage et aux exigences. δa
routine des chimistes correspondra alors à une validation in situ lorsque la validation initiale
devient applicable. Toutes ces démarches font correspondre des tests statistiques de
conformité, des paramètres et des critères d’acceptation. δ’appareil est conditionné pour
étudier un type particulier de composé dans des conditions comprises dans certains intervalles
acceptables. La calibration et la qualification d’un appareil sont des étapes initiales et
fondamentales d’une analyse chimique.
Faisons le point. Le complexe {appareil-méthodes-corps chimiques-milieu associé}
étudié est indissociable car il est constitutivement préparé en utilisant ces quatre éléments, en

684
Pickering, Andrew. « Reading the Structure », Perspectives on Science, vol 9, n°4, 2001, 499-510 : « The
standard answer in philosophy and sociology of science was that to understand closure it was necessary to
invoke something fixed and unchanging to cut down the space of openness. (…) [T]he idea that each scientific
community has one big paradigm serves to conjure up a boundary around science – it makes it possible to think
about science as a self-sufficient and self-contained entity. (…) [J]ust where the boundary lies between the inside
and the outside of any given science becomes a matter for historical enquiry rather than a priori philosophical
resolution. », pp. 504 et 506. (Ma traduction libre).
398
les adaptant les uns aux autres. Les conditions de fonctionnement de l’appareil et les
méthodes que nous pouvons lui associer dépendent du produit dont le conditionnement, la
texture, la granulométrie ou la concentration, selon son état physique, dépendent, en retour, de
cet appareil pour un milieu associé bien particulier. Ce n’est pas tout car les parties d’un
échantillon, ce qu’il contient, dépendent aussi de cette codéfinition de l’appareil et du corps
en vue de valider une méthode. Une fois de plus, il n’est pas possible d’envisager l’appareil
(le mode d’accès est soumis à une évaluation quantitative), l’entité chimique et ses parties,
comme s’ils étaient indépendants les uns des autres et du milieu associé.
Voilà pourquoi se contenter d’évoquer une clause ceteris paribus toujours valable en
principe est hautement suspect dans ce cadre de travail. Le sens très particulier, très humble et
toujours provisoire que cette clause peut avoir en chimie, est lié à une élaboration continue de
la robustesse d’un réseau d’une densité à couper le souffle. δ’expression « Toutes choses
étant égales par ailleurs » désigne l’inclusion d’un résultat de mesure dans un intervalle avec
un pourcentage de risque d’erreur donné. δ’intervalle est lui-même le résultat de la
codéfinition des éléments qui forment le complexe, sachant que la portée des validations est
toujours limitée et soumise à de nombreuses contraintes, sachant encore que les parties du
corps peuvent dépendre de l’interaction avec l’appareil et le milieu associé sous un rapport
que détermine une méthode ou un ensemble de méthodes donné.
Une approche purement formelle d’un concept d’émergence ne pourra pas être mise en
relation avec la chimie, ne serait-ce qu’en raison du sens différent que prend la clause ceteris
paribus dans ce contexte de pratiques. δ’expression « Toutes choses étant égales par
ailleurs » signifie, dans ce cadre, que le complexe plus global {appareil-méthodes-entité-
parties-milieu associé} est stabilisé temporairement pour fonctionner à l’intérieur d’un
domaine de validité aux marges précises en réponse à des tests, des paramètres et des critères
d’acceptation. Le « purement » nomologique ou logique devient en partie pragmatique : le
changement épistémologique du rôle et du statut de cette clause fondationnelle est net, toute
approche nomologique et déductive est vouée à rencontrer les pires difficultés dès lors qu’elle
tentera de soumettre les actes chimiques à sa contrainte. Il n’est plus question de se référer à
un calculateur de δaplace dont l’intelligence et les capacités de calcul seraient sans limites
assignables et qui déduirait le monde à partir des ingrédients initiaux et des conditions
initiales. Il s’agit seulement de construire des réseaux sans extension assignables a priori pour
atteindre des objectifs d’action.
δorsque certains philosophes comme Hempel et τppenheim, pour ne citer qu’eux,
évoquent une émergence purement nomologique et mettent à mal toute forme d’émergence
399
ontologique, ils se prêtent à un exercice qui consiste à situer le problème de l’émergence dans
un contexte purement discursif où la clause ceteris paribus devient indispensable pour générer
des déductions nomologiques. Faut-il être étonné de la négation de toute émergence
ontologique dans ce contexte ? Faut-il s’étonner qu’ils soutiennent souvent une démarche de
réduction du tout à ses parties ? Non, pas du tout, car ces positions expriment, à mon sens, un
ensemble de présuppositions qui permettent justement à ces auteurs de proclamer soit la
réduction, quel que soit le moyen qui permet de l’atteindre, soit, au contraire, l’absence de
réduction. Ce faisant, ils polarisent le débat entre une émergence d’un tout par rapport à ses
parties ou la réduction de ce tout par rapport à ces mêmes parties comme si le monde était
neutre vis-à-vis du couple {tout-parties}. Ce faisant, ils se font l’écho, même s’ils le refusent
explicitement, d’une métaphysique qui n’est pas adaptée aux préparations technoscientifiques
des chimistes. Bref, ils « parlent » de tout autre « chose ».
Dans le contexte de travail qui est le leur, la clause ceteris paribus reflète, entre autres,
une conception du monde où la matière est inerte et agie. La conclusion qui consiste à nier
l’émergence ou à la cantonner dans le domaine relatif des théories est la conclusion inévitable
d’un raisonnement dont une prémisse inavouée est l’inertie de la matière ou l’existence de
propriétés monadiques, ce qui n’est qu’une représentation du monde. δ’émergence n’existe
pas dans l’univers, pas plus que la nouveauté, tout est explicable à condition d’avoir la
connaissance requise ! Comment voulez-vous que quelque chose émerge si la matière est
inerte ? Voilà que resurgit le problème du monisme et du pluralisme qui a tant occupé les
philosophes. Supposons avec les philosophes logiciens que la seule hypothèse plausible soit
celle du monisme physicaliste, tout découle de la matière sans l’intervention de Dieu ou d’une
force vitale ou de tout dualisme quel qu’il soit. Supposons cette matière inerte, les problèmes
arrivent alors au galop. Il n’y a plus d’émergence possible ! Bref, la conclusion du
raisonnement permet de retrouver une des hypothèses de départ : la matière est inerte ou
l’existence de monades pures. Cette conclusion est une tautologie : elle « prouve » une de ses
hypothèses !
Si je considère maintenant la matière comme active et que l’appareil n’est pas un miroir
du monde, mais que ce à quoi les chimistes accèdent est une propriété-caractérisation du
complexe précédent, tout change alors. Je discuterai le statut dispositionnel, réel ou
fonctionnel, de cette caractérisation dans la dernière partie de ma thèse. Pour le moment, je
souhaite simplement établir que si j’accepte que la définition des corps est ouverte et
provisoire et qu’elle dépend des modes d’accès, non seulement la clause ceteris paribus prend
un tout autre sens, mais les problèmes ne se posent plus de la même façon. δ’émergence
400
devient plausible dans le cadre d’une phénoménotechnique. δa singularité d’une interaction,
la possibilité d’un évènement permet de penser alors l’émergence comme un problème
d’articulation entre un tout, ses parties et le milieu associé. Toute approche logique ou
nomologique du concept d’émergence en chimie, devrait, au moins, intégrer le nouveau sens
que prend la clause dans ce cadre de pratiques. Ne pas en tenir compte soulève de nombreuses
difficultés que je me suis attaché à mettre en évidence, pour certaines d’entre elles pour le
moins, dans ce chapitre.

Ce que je voulais montrer dans cette partie est que tous ces discours sur l’émergence qui
polarisent le débat autour des relations entre un tout et sa base de survenance, en particulier
ceux qui se veulent entièrement analytiques ou nomologiques, embarquent avec eux des
présuppositions sur la matière, l’instrumentation, la connaissance, la science, le monde, le
langage et sa structure. Bref, ils sont moins épurés ou purs qu’ils ne le prétendent, ils sont des
éléments d’un réseau qui pense le monde comme connaissable en tant que tel. Il n’est pas
simplement question de logique dans ces travaux mais aussi de représentation du monde.
Mais attention toutefois à ne pas attribuer à un discours une portée qu’il refuse. εon but n’est
pas de déconstruire les approches déductives-nomologiques ou de couper l’herbe sous les
pieds des philosophes analytiques et du langage. D’abord mon travail ne le permet pas pour
plusieurs raisons évidentes, par ailleurs mon seul objectif est d’établir, en revanche, que le
contexte de la chimie et aussi celui de la chimie quantique, comme je vais le montrer, ne
permettent pas de mettre en relation ce type de concept d’émergence « purement formel »
avec ce que font les chimistes.
Avant de dresser un troisième bilan de mon enquête, je souhaite faire une dernière
remarque. Elle concerne le corps chimique. J’ai commencé cette partie en évoquant l’acide
sulfurique et la soude. τr l’acide sulfurique concentré est en fait un mélange d’acide
sulfurique et d’eau, les chimistes parlent d’ « azéotropes »685. C'est à la concentration de

685
Un mélange azéotrope ou azéotropique (a privatif, du grec zêin bouillir et tropos action de tourner) est un
mélange liquide qui bout à température fixe en gardant une composition fixe et qui ne peut être séparé ou
modifié par distillation. Un mélange azéotropique est donc un mélange qui présente, pour une composition
particulière, une phase vapeur ayant la même composition que la phase liquide avec laquelle elle est en équilibre.
Pour comprendre les enjeux liés à l’utilisation de ces azéotropes en chimie de laboratoire, le lecteur pourra se
référer à l’excellent ouvrage : LUYBEN, William L. & CHIEN, I-Lung. Design and Control of Distillation
Systems for Separating Azeotropes, Wiley-Blackwell, 2010. δe philosophe qui s’intéresse à la chimie pourra
trouver dans ce livre une illustration de ce que font les chimistes au quotidien pour régler des problèmes
énergétiques et environnementaux ainsi que des éléments qui peuvent consolider sa réflexion en philosophie et
métaphysique : corps purs et mélanges, définition opératoire de la matière, dispositions et propriétés
relationnelles, individus et azéotropes, etc. Si la chimie est à l’heure actuelle utilisée par la plupart des
philosophes comme une illustration de leur pensée, tôt ou tard, une étude attentive des procédés chimiques,
401
l'azéotrope qu'il est le plus stable, et c'est entre 95 et 98 % que l'acide sulfurique dit
« concentré » est distribué commercialement. Les individus dont parlent les chimistes sont
parfois des mélanges et leur purification est un défi. Je parlais dans mon essai de distributions
en masse, en structure, en taille, et en nombre des corps chimiques. δe corps chimique n’est
pas un et unique sur terre, il le devient relativement après des opérations de séparation. Ne
perdons pas de vue cette multiplicité de l’un en chimie, elle est cruciale pour penser la
spécificité des circonstances qui permettent de définir un « objet chimique » par rapport à des
modes d’accès. δa constitution d’objectivité en chimie passe par la pluralisation de cet objet
en lien avec les milieux associés, les procédés, et les protocoles. Son analyse suppose de plus
la robustesse d’un complexe {appareil-méthodes-corps-milieu associé}. Il est temps à présent
de dresser un nouveau bilan de notre travail.

4.5 Troisième bilan de notre enquête : emergere et chimie

La question de la clause ceteris paribus doit être prise au sérieux et son caractère
indispensable doit être analysé et pensé secteur d’activité par secteur d’activité. Ce qui est en
jeu n’est ni plus ni moins que la possibilité de définir le concept d’émergence logiquement ou
monologiquement, ce à quoi se consacre une grande majorité des philosophes qui pensent
l’émergence. La description et l’analyse du travail de normalisation, de calibrage, et de
stabilisation, donnent un sens pragmatique et local à la clause et permet d’établir à quel point
les travaux de Kim ou de Bedau ne sont pas adaptés à une mise en relation de la chimie à la
question de l’émergence, en tout cas en l’état. Par ailleurs, ce travail indique un sens possible
pour adapter les travaux de formalisation de l’émergence proposés par Broad à la chimie.
δ’ensemble R (A, B, C) qui permet à Broad de penser la relation R entre les ingrédients A, B,
C qui conditionne l’émergence d’une propriété nouvelle, mériterait d’être pensé en termes de
« propriétés-caractérisations » relatives aux modes d’accès, et ce dans le cadre de la
stabilisation du complexe {préparation technoscientifique-méthodes-corps-milieux associés}.
Une nouvelle fois, mon intention était de montrer la richesse des problèmes qui adviennent et
de confronter ces travaux, en particulier ceux de Kim, au quotidien des chimistes. Il s’agissait
d’ouvrir la réflexion à des questions qui me semblent importantes pour penser l’émergence en
pleine période d’essor des sciences de l’individu. Les renvois à la sémiotique ou à d’autres
notions sont simplement des pistes évoquées pour redonner à l’émergence une consistance qui

induira des changements profonds dans notre conception du monde. Il reste à souhaiter que les circonstances
d’un tel changement seront réunies.
402
lui permette d’échapper à un simple débat entre partisans de la réduction et de l’holisme. Il me
semble que l’étude des liens entre le tout et les parties mériterait d’être développée dans le
cadre d’une approche prescriptive et non seulement descriptive du monde, des milieux
associés et de nos actions sur eux. D’où l’intérêt également de rattacher la question de
l’émergence à celle des valeurs en tenant compte des conséquences de nos productions sur le
monde et nous-mêmes. δa chimie est un domaine d’activité qui permet de penser ensemble
des valeurs et la question de l’émergence telle qu’elle se pose en lien avec notre
transformation du monde.

Je souhaite pour terminer cette discussion interroger un scénario bien connu qui consiste à
expliquer l’effondrement de l’émergentisme britannique en se référant aux applications de la
physique quantique au domaine de la chimie. Ce travail me servira de transition pour aborder
les pratiques chimiques quantiques.
δ’étude du dihydrogène proposée par Heitler et London en 1927686 permettrait, paraît-il,
de rendre compte de la formation du « tout » dihydrogène à partir des deux « parties » que
sont les atomes d’hydrogène isolés. De là est née l’idée, et ce malgré la simplicité du cas du
dihydrogène par rapport à des molécules plus importantes, d’une possible déduction des
« propriétés » moléculaires à partir des « propriétés » atomiques, bref de la chimie à partir de
la physique quantique687. Cette situation a contribué à remettre en question les hypothèses de
non-déductibilité et d’imprévisibilité faites par les émergentistes britanniques688. Ce coup dur
a été renforcé par l’avènement de la biologie moléculaire et de la chimie prébiotique 689. A
titre d’exemple, l’année 1ληγ sera marquée par la publication, dans la revue Nature, d’un
article fondamental de Watson et Crick à propos de la structure de l’ADσ690 et par celle, dans
la revue Science, d’un article écrit par εiller concernant la synthèse abiotique d’acides
aminés691. Le premier article ouvre la voie à une explication du fonctionnement des
organismes vivants et de leur reproduction en termes moléculaires. Le second établit, dans la

686
HEITLER, Walter & LONDON, Fritz. « Wechselwirkung neutraler Atome und homoopolare Bindung nach
der Quantenmechanik », Zeitschrift fur Physik, 44, 1927, pp. 455-472.
687
GAVROGLU, Kostas & SIMÕES, Ana. « The Americans, the Germans and the beginnings of Quantum
Chemistry », Historical Studies in the Physical and Biological Sciences, 25, 1994, pp 47-100.
688
MCLAUGHLIN, Brian. « The Rise and the Fall of British Emergentism », in Emergence or Reduction.
Essays on the Prospects of Nonreductive Physicalism, BECKERMAN, A., FLOHR, H., and KIM, J. (Eds.), de
Gruyter, Berlin, New York, 1992, pp. 49-93.
689
MALATERRE, Christophe. Les origines de la vie : émergence ou explication réductive ?, Thèse de doctorat
en philosophie, 700 pages, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, 2008.
690
WATSON, James & CRICK, Francis H.C. « A Structure for Desoxyribose Nucleic Acid », Nature, 171, 1953,
pp. 737-738.
691
MILLER, Stanley. « A Production of Amino Acids Under Possible Primitive Earth Conditions », Science,
117, 1953, pp. 528-529.
403
lignée des travaux Wölher, de Boutlerov et d’autres nombreux chimistes organiciens du
XIXème, que des réactions chimiques « simples » peuvent, dans des conditions abiotiques, être
à l’origine de molécules organiques relativement élaborées ; bref que les molécules du vivant
pouvaient être reproduites par la chimie sous certaines conditions.
A la perspective d’une réduction de la chimie à la physique et à celle d’ancrage de la vie
dans des « phénomènes physico-chimiques » s’ajoute un contexte philosophique qui amplifie
cette discréditation de la pensée émergentiste. Hempel et Oppenheim proposent, nous l’avons
vu, une lecture uniquement épistémique de la notion d’émergence en soulignant la relativité
de cette notion à une théorie à un moment donné de l’histoire de la connaissance humaine692.
De la même façon, σagel affirme qu’une propriété est émergente s’il n’est pas possible de
déduire logiquement les énoncés qui concernent l’occurrence de cette propriété à partir des
énoncés théoriques qui portent sur les composants de l’entité étudiée693. Selon cette approche,
l’émergence concerne des relations logiques entre certaines propositions du langage des
sciences et non des « propriétés du monde ». δa convergence de l’ensemble de ces
contrecoups scientifiques et philosophiques aurait eu pour effet d’affaiblir la pensée
émergentiste.
Toujours, selon le même scénario, cette pensée trouvera un nouvel élan en philosophie de
l’esprit avec des chercheurs comme Davidson694, Putnam695, Sperry696, Bunge697 ou encore
Popper et Eccles698. Cette nouvelle forme d’émergentisme s’accompagne d’une critique des
fondements du positivisme logique. Quine remet en question la faisabilité de la vérification
par une approche holistique de la connaissance699 tandis que Popper n’admet pas que la
scientificité d’une théorie puisse être uniquement établie à partir de l’étude de ses énoncés et
préfère mettre en avant le critère de « falsifiabilité »700. Le renouveau de la pensée
émergentiste est également lié au rejet du réductionnisme qui se traduit principalement par
une remise en question du bien-fondé des lois de correspondance proposées par Nagel701.
Fodor souligne leur impossibilité pratique en sciences humaines, en particulier en

692
HEMPEL, Carl & OPPENHEIM, Paul. « Studies in the Logic of Explanation », op. cit.
693
NAGEL, Ernest. The Structure of Science. Problems in the Logic of Scientific Explanation, Hackett
Publishing Company, Indianapolis, Cambridge, 1979 [1961].
694
DAVIDSON, Donald. « Mental events », in Experience and Theory, FOSTER, L. & SWANSON, J. W.
(Eds.), University of Massachussetts Press, Amherst, 1970, pp. 79-101.
695
PUTNAM, Hilary. « Psychological Predicates », in Art, Mind, and Religion, CAPITAN, W. H. & MERRILL,
D. D. (Eds.), University of Pittsburgh Press, Pittsburgh, 1967, pp. 37-48.
696
SPERRY, Roger W. « Macro- Versus Micro-Determinism », Philosophy of Science, 53, 1986, pp. 265-270.
697
BUNGE, Mario. « Emergence and the Mind », Neuroscience, vol. 2, 1977, pp. 501-509.
698
POPPER, Karl R. & ECCLES, J. C. The Self and Its Brain. Springer, New York, 1977.
699
QUINE, Willard V. From a Logical Point of View, op. cit.
700
POPPER, Karl R. The Logic of Scientific Discovery, Basic Books, New York, 1957.
701
MALATERRE, Christophe. « Les origines de la vie : émergence ou explication réductive ? », op. cit.
404
économie702, tandis que Hull insiste sur le manque de pertinence du modèle de réduction
inter-théorique à propos de la biologie dès lors qu’il s’agit de la réduire à la physique et à la
chimie703.
La pensée émergentiste fera un retour remarqué avec les sciences de la complexité704 dans
le dernier quart du XXème siècle aussi bien parmi les scientifiques que parmi les
philosophes705. En physique, l’émergence sera par exemple associée aux phénomènes de
transition de phase706, à la non-linéarité, aux systèmes chaotiques707, et aux attracteurs708. Des
exemples sont issus de la chimie comme les structures dissipatives étudiées par Prigogine709,
la célèbre réaction de Belousov-Zhabotinsky710, ou la notion d’auto-organisation711 ; mais,
pour l’essentiel, ces « illustrations chimiques » sont rattachées à un concept d’émergence mis
en relation avec la physique. En sciences de la vie, l’émergence est associée, par exemple, à la
complexité des « lois génétiques »712. Bref, voici que pour penser l’émergence, il faut faire
appel aux notions de « système » ouvert, d’information, d’organisation, d’auto-organisation,
mais aussi à celles de complexité, d’ordre, de désordre, ou d’ « organisaction »713. J’ai
souligné dans mon essai préliminaire comment la notion d’auto-organisation était utilisée en
chimie en me référant aux travaux de Jean-εarie δehn. δ’ensemble de ces termes tente

702
FODOR, Jerry. « Special Sciences, or the Disunity of Science as a Working Hypothesis », Synthese, 28, 1974,
pp. 97-115.
703
HULL, David. « Reduction in Genetics – Biology or Philosophy? », Philosophy of Science, 39, 1972, pp.
491-499.
704
LE MOIGNE, Jean-Louis. La théorie du système général. Théorie de la modélisation, Presses Universitaires
de France, 1977.
705
CUσσIσGHAε, B. « The Reemergence of ‘Emergence’ », Philosophy of Science, 68, 2001, pp. S62-S75.
706
KAUFFMAN, Stuart A. The Origins of Order: Self-Organization and Selection in Evolution, Oxford
University Press, New York, 1993.
707
HOLLAND, John. Emergence: From Chaos to Order, Perseus Books, Cambridge, Massachussetts, 1998.
708
NEWMAN, David V. « Emergence and strange attractors », Philosophy of Science, 63 (2), 1996, pp. 245-
261.
709
PRIGOGINE, Ilya. « Chemicals Kinetics and Dynamics », in Chemical Explanation: Characteristics,
Develoment, Autonomy, Joseph Earley, Sr. (Ed.), Annals of the New York Academy of Sciences, New York,
2003, pp. 128-132. PRIGOGINE, Ilya & STENGERS, Isabelle. La Nouvelle alliance, op. cit.
710
PECHENKIN, Alexander A. « Understanding of the History of the Belousov-Zhabotinsky Reaction », Studia
Philosophica IV, 40, Proceedings of the 7th summer symposium of the international society for the philosophy of
chemistry, VIHALEMM Rein, EARLEY, Joseph, Sr., and HALLAP, Tiiu (Eds.), Tartu University Press, 2004,
pp. 106-130.
711
NÄPINEN, Leo. « Understanding of the World and the Scientific Paradigm of Self-Organization », Studia
Philosophica IV, 40, Proceedings of the 7th summer symposium of the international society for the philosophy of
chemistry, op.cit., pp. 156-177.
712
MORANGE, Michel. Les secrets du vivant. Contre la pensée unique en biologie, La Découverte, Paris, 2005.
713
MORIN, Edgar. La Méthode, Volume 1, La Nature de la Nature, Editions du Seuil, Paris, 1977. Ce terme
signifie une organisation active. Edgar Morin rajoute (p. 156) : « Cela signifie que l’action a créé de
l’organisation qui crée de l’action. Cela signifie que des interactions, transformations se font dans l’organisation,
par organisation et constituent cette organisation. Cela signifie que les procès sauvages de génèse se
transforment en procès organisationnels de production. » (δ’italique marque l’insistance de l’auteur).
405
d’articuler la transformation et la production des matières, la notion d’émergence et celle de
contraintes714, avec les idées de générativité et d’immanence.
Les arguments liés à la non-prédictibilité ou à la non-réductibilité des émergentistes
britanniques demeurent mais sont de nos jours associés aux sophistications de nos sciences et
à cette idée de processus de formation du tout et de transformation des parties. Un exemple,
certainement « réducteur », pardonnez-moi ce jeu de mot, mais tellement évocateur, est celui
d’Edgar εorin lorsqu’il écrit avec une forte résonance ontologique :

« Le système est à la fois plus, moins, autre que la somme des parties. Les parties elles-mêmes
sont moins, éventuellement plus, de toute façon autres que ce qu’elles étaient ou seraient hors système.
(…) Cette formulation paradoxale nous montre en même temps qu’un système est un tout qui prend
forme en même temps que ses éléments se transforment. δ’idée d’émergence est inséparable de la
morphogénèse systémique, c’est-à-dire de la création d’une forme nouvelle qui constitue un tout :
l’unité complexe organisée. Il s’agit bien de morphogénèse, puisque le système constitue une réalité
topologiquement, structurellement, qualitativement nouvelle dans l’espace et le temps. δ’organisation
transforme une diversité discontinue d’éléments en une forme globale. δes émergences sont les
propriétés, globales et particulières, issues de cette formation, inséparables de la transformation des
éléments. Les acquisitions et les pertes qualitatives nous indiquent que les éléments qui participent à un
système sont transformés, et d’abord en parties d’un tout. Nous débouchons sur un principe
systémique clé : la liaison entre formation et transformation. Tout ce qui forme transforme. Ce principe
deviendra actif et dialectique à l’échelle de l’organisation vivante, où transformation et formation
constituent un circuit récursif ininterrompu. »715

Ce type d’hylémorphisme systémique centré sur la notion d’ « organisaction » ne fait pas


explicitement référence au rôle du milieu associé sans lequel le concept d’émergence ne peut,
à mon sens, être relié à la chimie. Toujours est-il que le renouveau de l’émergence passe par
cette définition mutuelle du tout et des parties dans l’acte de formation-transformation. Une
forme de continuité s’établit, étonnamment, dirions-nous une nouvelle fois avec Fink, entre
les travaux des émergentistes britanniques et ceux issus de la pensée « complexe », au sens où
le discours est focalisé sur une forme ontologique de nouveauté qui concerne un tout par
rapport à ses ingrédients ou ses parties. Le contexte scientifique a changé, les connaissances
également, le tout n’est pas seulement plus que les parties, il devient aussi moins ou autre
qu’elles. Malgré ce changement, l’idée de propriétés nouvelles, relatives à une opération de

714
ASHBY, W. R. « Principles of the self-organizing system », in Principles of self-organization, von
FOERSTER, H. & ZOPF, G. W. (Eds.), Pergamon Press, New York, 1962. Ashby soutient l’idée que la
présence d’une organisation entre variables est équivalente à l’existence de contraintes sur la production de
possibilités. C’est lorsque les composants ne peuvent adopter tous leurs états possibles qu’il forme un système.
En ce sens, le tout est moins que les parties !
715
MORIN, Edgar. La Méthode, Volume 1, La Nature de la Nature, op. cit., p. 115. δ’italique marque
l’insistance de l’auteur.
406
formation-transformation qui constitue le tout et les parties en même temps, demeure. Vous
pourriez m’objecter que la biologie a modifié ce schéma en soulignant le rôle du milieu sur
l’évolution des espèces. Je rajouterais alors bien volontiers que certains chercheurs, comme
Campbell en biologie et Edelman dans le domaine des neurosciences, ont tenté de donner un
contenu empirique au concept de causalité descendante par l’intermédiaire de l’immersion
d’un système complexe (un organisme vivant, la conscience) dans une logique sélectionniste
faisant intervenir l’environnement716. Dans ce cas, l’action causale descendante qu’exerce
l’environnement du système sur sa base de survenance peut être saisie dans le cadre d’une
analyse par réduction invoquant les interactions causales de même niveau entre cette base de
survenance et celle du milieu associé.
Je maintiens toutefois que la chimie apporte un élément qui fera la différence. Elle amène
en effet à penser l’interdépendance des relations et des relata ainsi que la nature relationnelle
des propriétés-caractérisations du tout qui sont constituées par des modes d’accès, particuliers
et inéliminables, pouvant intégrer le milieu associé. Il faut faire intervenir une propriété-
caractérisation « systémique », c’est-à-dire se situant à l’échelle du tout, pour penser les
parties en lien avec le milieu associé. Je reviendrai sur ce point dans la dernière partie de la
thèse en me référant aux travaux de εichel Bitbol à propos d’un type d’émergence
relationnelle et du type de causalité qui peut lui être associé dans la perspective d’une mise en
relation éventuelle avec la chimie. Pour l’heure, retenons que la chimie comme la biologie
peuvent apporter un troisième acteur à ce débat : le milieu associé comme agent de
coconstitution du tout et des parties.
εon intention n’est pas de remettre en question la totalité de ce scénario. Je souhaite, en
revanche, insister sur deux points qui me semblent importants dans mon enquête afin de bien
situer la place que la chimie et la chimie quantique peuvent prendre dans la réflexion à propos
de l’émergence.
Il me semble tout d’abord que la question de l’émergence n’a pas attendu l’émergentisme
britannique pour être posée, se développer, être ensuite mise entre parenthèses, et enfin
rejaillir plus étincelante que jamais. Si les travaux contemporains à propos de l’émergence se
réfèrent abondamment aux mêmes passages des écrits des émergentistes britanniques, ils
oublient pour l’essentiel que la question de l’émergence avait déjà été posée autrement dans

716
CAMPBELL, Donald T. « Downward Causation in Hierarchically Organised Biological Systems », in Studies
in the Philosophy of Biology, AYALA, F. J. & DOY, T. (Eds.), University of California Press, 1974.
EDELMAN, Gerald M. Biologie de la conscience, traduction française de GERSCHENFELD Ana, Odile Jacob,
Paris, 2000.
407
d’autres cadres de l’activité humaine à d’autres époques. Comme l’écrit Bernadette Bensaude-
Vincent :

« Un concept ne tient pas tout entier dans sa définition. Il faut voir aussi comment il opère dans un
réseau conceptuel et l’utilisation qui en est faite dans un contexte historique précis. δe concept n’est
pas seulement un mot abstrait et général qui recouvre une collection d’éléments, c’est aussi un
opérateur dans un ensemble théorique, un outil permettant de façonner un projet intellectuel. »717

Dans cette perspective, Bernadette Bensaude-Vincent a souligné que la question de


l’émergence est, au contraire, bien plus ancienne si l’attention est cette fois portée sur la
chimie. Elle correspondait dans ce cadre à d’autres projets intellectuels comme, en
l’occurrence, celui qui consiste à répondre à l’énigme du « mixte »718.
Ce problème se pose dès lors qu’il s’agit d’expliquer certains types de mélanges de corps,
en particulier des mélanges solides homogènes. Dans son livre De la génération et de la
corruption719, Aristote fait une distinction entre un « mixte pour les yeux » dans lequel les
ingrédients se conservent dans le mélange, toutes les parties juxtaposées pour former le tout
étant identiques entre elles, et le mixte véritable (« mixis ») pour lequel la nature du tout
formé est différente des ingrédients qui ont disparu lors de sa formation-transformation,
pourrions-nous écrire en utilisant le vocabulaire proposé par Edgar Morin. Il y a donc eu
« génération » d’un nouveau corps qui est homogène, et « corruption » des ingrédients,
sachant en outre que chaque portion de ce tout est faite de ce même individu « tout » et de lui
uniquement. Si les ingrédients sont mis en présence en quantité à peu près égales, bref si
aucun n’est largement prépondérant par rapport aux autres, et s’il est possible de reformer les
ingrédients par le biais d’opérations spécifiques, alors le tout est bel et bien un « mixte » et
n’a rien à voir avec une agrégation apparaissant homogène relativement à notre vision. Par
ailleurs, contrairement à une juxtaposition qui « résulte » de la somme de parties prises
isolément et qui, au final, leur correspond, le mixte en « émerge », pour parler une nouvelle
fois avec Lewes.

717
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette. « δe εixte, ou l’affirmation d’une identité de la chimie », in La Chimie
et l’Encyclopédie, LEHMAN, Christine et PÉPIσ, François (Dir.), Corpus des Œuvres de Philosophie en
δangue Française, n°ηθ, Presses de l’Université Paris τuest σanterre δa Défense, β00λ, pp. 117-142 : p. 119.
718
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette. « Le mixte : un défi au tout comme somme des parties », in Le tout et
les parties dans les systèmes naturels, MARTIN Thierry (Dir.), Vuibert, Collection Philosophie des sciences,
Paris, 2007, pp. 157-165. BENSAUDE-VINCENT, Bernadette. « δe εixte, ou l’affirmation d’une identité de la
chimie », in La Chimie et l’Encyclopédie, op. cit.
719
ARISTOTE. De la génération et de la corruption, op. cit.

408
Cette distinction proposée par Aristote prend place dans une réflexion à propos des
théories atomistes de son époque qu’il souhaitait « réfuter », dirions-nous de nos jours. Toute
la difficulté consiste à comprendre comment il est possible de « re-générer » deux ingrédients
qui ont préalablement disparu en formant un composé inédit dont les propriétés ne sont pas
celles qu’ils peuvent eux-mêmes manifester. Pour échapper à cette aporie, Aristote propose la
distinction entre la puissance et l’acte μ les ingrédients ont cessé d’exister en acte dans le
mixte mais se conservent en puissance.
Il me semble pertinent de faire remarquer à quel point ce type d’interrogation à propos du
devenir des ingrédients et de leur restauration est reconduit, d’une certaine façon qui leur est
propre, par les émergentistes britanniques. J’ai indiqué (p. 217) que Lewes évoque non
seulement la disparition de l’oxygène lors de la formation du dioxygène, mais aussi les
conditions de sa restauration. Bien sûr le vocabulaire et le cadre de pensée ont changé. Les
problèmes à résoudre ne sont pas les mêmes pour Aristote et Lewes. J’ai en particulier montré
comment la distinction entre l’Idéel et le Réel-Actuel est abordée par ce dernier, mais ce n’est
pas ce qui importe ici. La question reste la même, seule l’explication change. δewes explique
le fait que les ingrédients soient retrouvés lorsque le « groupe de relations » qui les définit est
restitué, là où Aristote utilise la notion de puissance. Lewes invoque par ailleurs
l’impossibilité de prévoir, sur la base de considérations tant mécanistes que vitalistes, les
propriétés inédites du tout formé à partir des propriétés des ingrédients.
Bernadette Bensaude-Vincent et Christine Lecornu-Lehman720 ont montré que de
nombreux chimistes ont pris en charge ces questions vers la fin du XVIIème siècle et surtout
pendant le XVIIIème siècle ; soit, pour revenir à mon propos, à peu près un siècle avant les
travaux de Lewes et des autres émergentistes britanniques.
Contrairement à Aristote, le chimiste Stahl rejette l’idée d’homéomérie et soutient la thèse
de l’hétérogénéité du mixte. Il postule la présence, en acte, de chacun des constituants dans le
mixte721 et critique ouvertement l’hylémorphisme en rejetant l’idée de forme informant la
matière et changeant sa nature722.
Cette notion sera réinvestie afin de rejeter les travaux qui, sur la base du mécanisme
cartésien, tentaient d’expliquer les propriétés corrosives, aigres ou douces de certaines

720
LECORNU LEHMAN, Christine. « Gabriel François Venel : sa place dans la chimie française du XVIIIe
siècle », op. cit.
721
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette. « Le εixte, ou l’affirmation d’une identité de la chimie », in La Chimie
et l’Encyclopédie, op. cit., p. 127.
722
SMETS, Alexis. « The Controversy Between Leibniz and Stahl on the Theory of Chemistry », in Neighbours
and Territories: The Evolving Identity of Chemistry, BERTOMEU-SÁNCHEZ, J.R., BURNS, D.T., VAN
TIGGELEN, B., Memosciences, Louvain, 2008, pp. 291-305.
409
substances à l’aide des petits corps aux formes bien particulières et en mouvement, comme je
l’ai signalé dans le cadre de mon essai préliminaire. Dans cette perspective, Venel, reprenant
cette distinction proposée par Stahl, écrit dans l’Encyclopédie :

« [C]es corps [les mixtes] ne peuvent être résolus en leurs principes, (…) on n’en peut séparer un
de leurs matériaux, sans que leur être propre spécifique périsse, au lieu que l’aggregé étant divisé dans
ses parties intégrantes & primitives, chacune de ces parties est encore un corps pareil à la masse dont
elle est détachée. C’est dans ce dernier sens que la plus petite partie d’or est toujours de l’or ; mais nul
des principes chimiques de la plus petite partie d’or, de l’or individu, du mixte appelé or, n’est de l’or ;
de même que nulle unité, concourant à la formation du nombre six, n’est six ; ni nulle somme de ces
unités, moins une, ou moins plusieurs n’est six. »723

Intéressante occurrence du mot « individu » dans ce passage, mot qui est à comprendre au
sens de l’entité appelée « mixte ». Il y a l’expression d’un type de holisme, dirions-nous
aujourd’hui, dans cette phrase de Venel. δe mixte n’est pas résoluble, sa nouveauté n’est pas
négociable, elle est une et indivise. Le tout dépasse les parties, il n’en est guère la somme.
Soit dit en passant, la dernière phrase n’est pas sans rappeler, étonnamment, ce qu’écrira Kant,
quelques années plus tard, dans la Critique de la Raison Pure, à propos de la nature
synthétique et a priori du jugement « 7 + 5 = 12 » : « Le concept de 12 n'est en aucune
manière déjà pensé du fait que je pense simplement cette réunion de 7 et de 5, et je peux bien
décomposer analytiquement aussi loin qu'on voudra mon concept d'une telle somme possible :
je n'y rencontrerai pourtant pas le nombre 12. »724 Ce troublant rapprochement est à rattacher
à la définition d’un jugement analytique qui « n’ajoute rien » au concept du sujet mais le
décompose seulement par analyse en concepts partiels qui étaient déjà pensés en lui alors
qu’au contraire les jugements synthétiques, insiste Kant, « ajoutent au concept du sujet un
prédicat qui n’était nullement pensé en lui et n’aurait pu en être tiré par aucune analyse. »725
Fondé sur l’expérience, le concept d’émergence « résulte » toutefois d’un jugement
synthétique a posteriori contrairement aux jugements mathématiques qui, pour Kant, sont
synthétiques et a priori. Ce que je souhaite souligner ici, c’est que la notion de mixte définie
par Venel fait appel à différents types de jugements qu’elle tente d’articuler. δ’échec de
l’application d’un jugement analytique dans le cas du mixte et sa réussite dans celui d’un
agrégat d’abord. δa présence, en second lieu, d’un jugement synthétique a posteriori

723
VENEL, Gabriel-François. « Mixte », in Encyclopédie, tome III, 1753, pp. 585 b-586 a.
724
KANT, Emmanuel. Critique de la Raison Pure, op. cit., p. 104.
725
Ibid., « De la différence des jugements analytiques et jugements synthétiques », p. 100. δ’italique marque
mon insistance en lien avec la non-prévisibilité et la non-réductibilité rattachées, par les émergentistes
britanniques, au concept d’émergence.
410
traduisant le nécessaire recours à l’expérience pour déterminer les « qualités » inédites du tout
par rapport à celles des ingrédients.
Or ce qui fait précisément la nouveauté du mixte, pour le chimiste Venel, est liée à la
qualité, mieux à la différence de qualités, entre les ingrédients et le mixte formé. Cette
différence étant non explicable et non déductible à partir de la mécanique cartésienne ou
newtonienne, essentiellement analytiques. Venel doit penser l’entité, sa nouveauté, les
ingrédients, leurs quantités et leurs qualités en même temps. « δ’esprit de chymie » semble
donc bien plus élaboré que Fontenelle et les réductionnistes de l’époque de Venel semblent le
supposer. Mais ne nous y trompons pas, car comme l’a fait remarquer Bernadette Bensaude-
Vincent, c’est toute la démarcation entre la chimie et la physique qui est en jeu dans cet article
et celui intitulé « Chymie » de l’Encyclopédie726. Selon Venel, la chimie a affaire aux
« mixtes » tandis que les variantes des théories mécanistes de son époque ont affaire aux
« aggregés », bref aux « résultants », selon la terminologie de Lewes. La mécanique de
Newton renvoie aux propriétés générales des masses et des mouvements alors que la
« mixtion » a affaire à la diversité qualitative, à « l’or individu », aux individus ingrédients et
à leurs proportions bien déterminées, et nécessite, en outre, le recours à la théorie des
affinités. C’est ainsi que l’émergence se trouvait déjà reliée à la problématique du mixte à
laquelle certains chimistes tentaient d’apporter une réponse. Cet autre passage écrit par Venel
est, ce me semble, fort évocateur :

« Un caractère essentiel de la mixtion chimique, du-moins la plus parfaite, c’est que les propriétés
particulières de chaque principe qui concourt à la formation du mixte, périssent, ou du-moins qu’elles
soient totalement masquées, suspendues, sopitae, qu’elles soient comme si elles n’étoient point, & que
le mixte soit une substance vraiment nouvelle, spécifiée par des qualités propres & diverses de celles
de ses principes. C’est ainsi que le nitre formé par l’union d’un certain acide, & d’un certain alkali, n’a
plus ni les propriétés essentielles de cet acide, ni celles de cet alkali, mais des propriétés nouvelles et
spéciales. C’est ainsi que plusieurs sels métalliques qui conservent la corrosivité de l’un de leurs
principes, de l’acide, ne retiennent cette propriété, que parce que cet acide est contenu
surabondamment dans ces sels, c’est-à-dire dans un état de mixtion très-imparfaite, très-improprement
dite. »727

Les « propriétés nouvelles et spéciales » de ce mixte seront qualifiées d’émergentes un


siècle plus tard. La notion de non-réductibilité est implicite ou explicite, selon le cas, dans le
rejet du mécanisme exprimé dans les articles « Chymie » et « Mixte » de l’Encyclopédie. La

726
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette. « Le mixte : un défi au tout comme somme des parties », op. cit., p.
137.
727
VENEL, Gabriel-François. « Mixte », in Encyclopédie, op. cit., pp. 586 b-587 a.
411
notion de non-prévisibilité quant à elle n’est pas abordée, mais faut-il s’en étonner dans la
mesure où les « tables de rapports ou d’affinités » sont en pleine phase d’élaboration ? Par
ailleurs, la notion de proportion devient cruciale et complémentaire à celle d’affinité. δe mixte
se fait selon des proportions bien déterminées que les « faiseurs de table » répertorient grâce à
l’étude des opérations de déplacements chimiques qu’ils mettent au point. Venel et les
faiseurs de table insisteront graduellement sur le rôle des circonstances de l’opération de
synthèse du mixte (température, état physique, vitesse d’ajout, etc.) en complément de la
notion de rapports entre corps. Pour Venel, quatre critères doivent être remplis pour former un
mixte μ (1) l’union intime per minima, (2) la réaction chimique doit être instantanée, (3) le
tout formé doit être indissoluble, et (4) les proportions des ingrédients doivent être bien
définies728. Selon lui, c’est la mixtion et ses modalités qui définissent le mixte. C’est « l’acte
chimique », pour parler avec Daumas729, qui définit le corps mixte. C’est par l’acte chimique
que les chimistes articulent, de façon constitutive, un « mixte », ses parties, et le milieu
associé.
Berthollet établira au XIXème siècle que ces réactions peuvent être incomplètes et qu’elles
dépendent aussi de la température, de l’état des réactifs dans le milieu associé, et des
proportions engagées. δ’opposition entre Proust et Berthollet a contribué, pour une bonne
part, au choix du mot « mélange » pour désigner les composés sans proportions fixes et à
celui de « combinaisons » pour qualifier les composés formés en proportions définies.
Toujours est-il qu’en raison de cette controverse et des choix de vocabulaire qu’elle a
impliqués, l’énigme du « mixte » a été simplement reléguée au second plan730. Si nous tenons
par ailleurs compte de la réforme de la nomenclature proposée en 1787 par Guyton de
Morveau, Lavoisier, Berthollet et Fourcroy, selon laquelle le nom d’un composé est formé par
la juxtaposition des mots désignant les composants, comme par exemple « chlorure » de
« sodium », nous pouvons comprendre pourquoi l’énigme du « mixte » est passée sous silence
lorsque, un siècle plus tard, les émergentistes britanniques élaborent leurs approches. Seules
la nature et la proportion des ingrédients comptent dans cette nouvelle nomenclature
résolument analytique et non l’acte chimique qui les unit. δes corps précédemment désignés

728
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette. « δe mixte, ou l’affirmation d’une identité de la chimie », op. cit., p.
139.
729
DAUMAS, Maurice. L’acte chimique. Essai sur l’histoire de la philosophie chimique, Editions du Sablon,
Bruxelles-Paris, 1946.
730
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette. « Le mixte : un défi au tout comme somme des parties », op. cit., p.
159.

412
selon le nom de leur inventeur, l’origine géographique, l’aspect physique, ou leurs propriétés
thérapeutiques, se retrouvent être qualifiés par une conjonction de noms d’ingrédients. Tout se
passe comme si les chimistes oubliaient que ces ingrédients ont disparu dans le nouvel
individu qu’ils ont fabriqué. σous mesurons ainsi, soit dit en passant, l’effet que peut avoir un
choix contingent de nomenclature sur la façon dont les questions de recherche peuvent être
orientées, et sur la façon dont la chimie et la métaphysique qui lui est associée peuvent être
ébranlées.
Si la question de l’émergence était bien posée en chimie avant que n’apparaissent les
travaux des « émergentistes britanniques », beaucoup de chimistes et bien plus de philosophes
avaient oublié, et continuent toujours de le faire, à quel point ce type de question avait été
important à diverses époques pour certains chimistes. Il faut attendre le printemps de la
chimie contemporaine et les « sciences du particulier ou de l’individu » pour que jaillissent,
dès la rosée du matin, toute cette hétérogénéité luxuriante, ces individus bigarrés, ces milieux
associés métastables, et bien d’autres facteurs de fluctuation à diverses échelles d’action, pour
que la question des « berthollides » et celle de l’émergence refleurissent les champs de la
réflexion. δ’acte reprend le dessus sur la nomenclature, la propriété-caractérisation sur
l’essence, et la prescription sur la description. Jugements synthétiques et analytiques,
purification et médiation, clause ceteris paribus et types de logique, individus et dispersions
changent de rôle et de statut dans cet élan nouveau d’articulation que stimulent, avec force, les
sciences du particulier. Assistons-nous, sans le savoir encore, à une réorientation du concept
de corps et de composés chimiques à l’aune des instrumentations et des concepts
technoscientifiques contemporains ? Si, comme l’écrit Bachelard dans le Matérialisme
Rationnel, « [t]oute perspective vers l’unité de la matière est immédiatement retournée en un
programme de créations de matières »731, il semblerait que jamais auparavant nous n’avions
été capables d’explorer et de produire une telle profusion de matières et d’individus. Saurons-
nous sauvegarder la perspective d’unité ou la renouveler ? Dans l’hypothèse d’une réponse
positive à cette question, comment parviendrons-nous à réussir ce défi ? La question reste
complètement ouverte. Comme le rajoute Bachelard μ « le problème de l’unité de la matière
qui a tant préoccupé les philosophes ne peut plus être posé comme un problème initial. Il est
exactement terminal. »732 δà encore, il s’agira d’articuler, « canton » par « canton », le
concept de matière et la profusion des matières en interrogeant le sens que peut prendre le mot

731
BACHELARD, Gaston (1953). Le Matérialisme Rationnel, Deuxième édition, Presses Universitaires de
France, Paris, 1963, p. 36.
732
Ibid., p. 35.
413
« matière » dans chaque contexte local de pratiques lié à une science du particulier (sciences
des matériaux, physique appliquée, nanochimie, chimie pour le développement durable, etc.).
Là toujours, la philosophie devra apprendre à penser ces nouveaux individus qui sont à la fois
particuliers et génériques.
Bref, le scénario propose un récit à grands traits μ la question de l’émergence remonte à
des époques bien plus anciennes que l’Angleterre du XIXème siècle. Ce n’est pas tout ! Je
voudrais à présent insister sur le fait qu’au moment où, toujours selon ce même scénario, la
physique quantique semble porter un coup fatal à l’idée d’émergence, d’autres philosophes,
auxquels la littérature contemporaine sur l’émergence fait très peu référence, pensent
néanmoins l’émergence, et ce en pleine connaissance des arguments scientifiques de leur
époque ! C’est le cas en particulier de Bachelard. Non pas le Bachelard des notions de rupture
et d’obstacle épistémologiques si abondamment et diversement commentées, mais le
Bachelard qui évoque une épistémologie « fragmentée » et la notion de
« phénoménotechnique ». Je vous propose de nous arrêter sur ce point, l’espace d’un bref
instant, avec le souci d’une prise de recul par rapport à la littérature contemporaine et le même
souhait de garder ma liberté d’enquêter à propos d’une mise en relation du concept
d’émergence avec la chimie et la chimie quantique.
Je m’étonne que les philosophes qui défendent une version, ne serait-ce qu’épistémique,
de l’émergence, ne fassent pas du tout ou très peu référence à Bachelard, malgré sa notoriété
et la traduction de son œuvre en maintes langues différentes. Bachelard écrit à propos de
l’épistémologie de Meyerson qu’il qualifie de « statique » :

« Par les progrès techniques, la « réalité » étudiée par le savant change d’aspect, perdant ainsi ce
caractère de permanence qui fonde le réalisme philosophique. Par exemple « la réalité électrique » au
XIXème siècle est bien différente de « la réalité électrique » au XVIIIème siècle. D’un autre côté, une
réduction à l’identique est à peine opérée, que les recherches de diversification recommencent. Sur
l’identique, il faudra donc sans cesse raviver la dialectique de l’identifié et du diversifié. Sur la réalité
aussi se multiplieront les dialectiques d’analyse et de synthèse, d’élagage et de construction, de
sélection et de réalisation. Une science sans cesse rectifiée, dans ses principes et ses matières, ne peut
recevoir de désignation philosophique unitaire. Elle est dialectique, non seulement dans la minutie de
ses démarches, mais encore dans le double idéal de sa cohérence théorique et de sa précision
expérimentale. (…) Elle [l’histoire des sciences] ne restitue presque jamais les obscurités de la pensée.
Elle ne peut donc bien saisir la rationalité en train de se faire. (…) Pour comprendre, il faut ici
participer à une émergence. C’est précisément d’une semblable émergence qu’il s’agit dans les
sciences physiques contemporaines. De tout autres valeurs que la constatation, la convention, la
mesure, la description, la classification, viennent d’apparaître dans les sciences de la nature. Autant

414
dire que l’empirisme est une philosophie périmée. Le philosophe qui voudra suivre en détail la vie de
la pensée scientifique connaîtra les extraordinaires couplages de la Nécessité et de la Dialectique. »733

Ce passage annonce, étonnamment, le tournant pratique de la philosophie des années


soixante-dix et quatre-vingt. Il s’agit d’étudier une science en train de se faire, et des
articulations entre ce qui est de l’ordre du normatif et ce qui relève de la contingence. Cette
forme « épistémologie historicisée », pour parler avec Hans-Jörg Rheinberger734, focalise son
attention sur la dynamique des rationalités et la diversité des « cantons » scientifiques. Il s’agit
d’une philosophie « dispersée ou distribuée »735 qui tente de faire face à la spécificité des
savoirs locaux et qui étudie, dans le détail, leur émergence et leur coévolution avec les autres
domaines du savoir. Ce « rationalisme fonctionnel »736, relatif à un corps de notions, tient
compte des résistances de la matière et des accommodations successives que ces dernières
suscitent. Ce faisant, Bachelard remet en question une phénoménologie de la « visée » et
écrit :

« La spécificité de la phénoménologie matérialiste en découle. En effet, comme la matière doit se


dévoiler dans des propriétés inter-matérielles, comme l’action inter-matérialiste n’est jamais finie,
qu’elle est toujours renouvelable dans de nouveaux rapports inter-matérialistes, il semble que tout
complément de connaissances se répercute en rectifications principielles sans fin. Ainsi la conscience
synthétisante qui s’exerce dans les processus de la synthèse chimique commence dans d’essentiels
recommencements. (…) Elle [la bonne démarche d’exploration des sciences] demande une
rectification dans plusieurs directions. Dans les grandes occasions du progrès scientifique, c’est tout un
système qui doit se rectifier à la lumière d’une expérience scientifique. δa conscience de la rationalité
s’éduque dans le changement même des systèmes de rationalité ! »737

Nous retrouvons dans ce passage la notion de relationnalité et de relativité des corps


chimiques dont la définition est ouverte et provisoire car liée aux modes d’accès. A
l’ouverture de cet « inter-matérialisme s’instruisant dans des réactions mutuelles de diverses
substances »738 répond une « phénoménotechnique » créant sans cesse de nouvelles

733
BACHELARD, Gaston. Le Rationalisme Appliqué, Presses Universitaires de France, Paris, 1949, pp. 9-11.
δ’usage de l’italique est celui de l’auteur.
734
RHEINBERGER, Hans-Jörg. On historicizing epistemology. An essay, Translated by FERNBACH David,
Stanford University Press, Stanford, California, 2010. Ce livre a d’abord été publié en allemand en β007 par
Junius Verlag GmbH sous le titre Historische Epistemologie zur Einführung.
735
BACHELARD, Gaston. La philosophie du non, op. cit.
736
Ibid., p. 32 : « Le rationalisme en se multipliant devient conditionel. Il est touché par la relativité : une
organisation est rationnelle relativement à un corps de notions. Il n’y a pas de raison absolue. δe rationalisme est
fonctionnel. Il est divers et vivant. »
737
BACHELARD, Gaston. Le Matérialisme Rationnel, op. cit., p. 24. δ’italique est celle de l’auteur.
738
Ibid., p. 17.
415
matières739. Le corps défini par les opérations et les transformations auxquelles il est rattaché
(la notion d’ « ex-stance »740 à laquelle j’ai fait référence dans mon essai préliminaire) est
saisi dans un « réseau de relations qui ne se présentent pas dans la nature ».741 Ainsi « un vrai
chimiste voit précisément des transformations là où notre pensée paresseuse voit des
extractions. »742
A cette ouverture de la définition d’un corps chimique répond l’ouverture de
l’épistémologie dispersée et de la « philosophie du non », il faut ainsi « prendre cet inter-
matérialisme à son commencement μ l’expérience de la réaction de deux matières différentes
et ne pas surcharger cette expérience par des commentaires impressionnistes. »743
δ’émergence d’une nouvelle forme de rationalité est ainsi liée de manière constitutive à
l’émergence de nouveaux corps, elle-même liée aux modes d’accès desquels elle dépend.
Bachelard rajoute : « Ce n’est pas, comme le voudrait l’esprit philosophique traditionnel, du
côté de l’unité de la matière que sont les sources de la cohérence des doctrines. C’est du côté
de la complexité ordonnée. »744 Quelle phrase étonnante, qui aurait très bien pu être écrite, à
quelques nuances près, par des gens comme Edgar Morin ! δ’articulation provisoire de
savoirs locaux est une réponse à la résistance des matières. Il y a donc une double émergence :
celle des corps dans le cadre d’un processus technoscientifique de transformation du monde et
celle du savoir qui tente de la capturer et qui évolue dialectiquement avec elle. C’est
l’ensemble qu’il faut penser et non les deux pôles simplement isolés l’un de l’autre. Bachelard
rajoute : « Plus simplement, un processus de réduction ne saurait donner un programme
suffisant pour une étude philosophique de la connaissance. Si une philosophie se complaît
dans une tâche de réduction, elle devient fatalement involutive. »745 Bachelard propose la
solution alternative d’un « rationalisme intégrant » et précise sa pensée en reliant ce type de
rationalisme à la question de l’émergence :

« Ce rationalisme intégral ou intégrant devrait être institué a posteriori, après qu’on a étudié des
rationalismes régionaux divers, aussi organisés que possible, contemporains de la mise en relation des
phénomènes obéissant à des types d’expérience bien définis. (…) Il y a désormais des noyaux
d’apodicticité dans la science physique, dans la science chimique. σe pas reconnaître cette nuance
nouvelle, c’est ignorer précisément les émergences des sciences contemporaines. δa culture est une

739
RHEINBERGER, Hans-Jörg. « Gaston Bachelard and the Notion of “Phenomenotechnique” », Perspectives
on Science, vol. 13, n°3, 2005, pp. 313-328.
740
BACHELARD, Gaston. La philosophie du non, op. cit., p. 82.
741
BACHELARD, Gaston. Le Matérialisme Rationnel, op. cit., p. 22.
742
Ibid., p. 34.
743
Ibid., p. 29.
744
Ibid., p. 35.
745
BACHELARD, Gaston. Le Rationalisme Appliqué, op. cit., p. 132.
416
accession à une émergence ; dans le domaine scientifique, ces émergences sont effectivement
constituées socialement. Il existe dans la cité mécanistique un canton relativiste. C’est une éminente
émergence de culture et on ne peut en juger qu’en y adhérant. (…) En résumé, le consensus qui définit
socialement un rationalisme régional est plus qu’un fait, c’est le signe d’une structure. »746

Les « noyaux d’apodicticité » évoqués par Bachelard renvoient à la relativité et


l’historicité des types de rationalités « régionales ». A l’ « inter-matérialisme » concerné par
l’émergence des corps par transformation chimique répond le « rationalisme intégrant » qui
prend en charge l’émergence de nouvelles formes de rationalité et de savoir-faire.
δ’assertorique et l’apodictique deviennent régionaux et nécessitent d’être étudiés dans le
détail afin de comprendre comment des îlots de connaissance se stabilisent provisoirement par
rapport à des modes d’accès particuliers et comment ils se transforment mutuellement,
ensuite. La dynamique de leur évolution et l’intensité de leur articulation avec d’autres types
de véridiction deviennent alors les points de mire de l’enquête de Bachelard. Cela suppose des
changements. D’abord une redéfinition des concepts scientifiques antérieurs lorsque émerge
le nouveau phénomène, Bachelard précise :

« Pour englober des preuves expérimentales nouvelles, il faudra alors déformer les concepts
primitifs, étudier les conditions de l’application de ces concepts et surtout incorporer les conditions
d’application d’un concept dans le sens même du concept. C’est dans cette dernière nécessité que
réside, d’après nous, le caractère dominant du nouveau rationalisme, correspond à une forte union de
l’expérience et de la raison. δa division classique qui séparait la théorie de son application ignorait
cette nécessité d’incorporer les conditions d’application dans l’essence même de la théorie. »747

La signification du concept intègre les conditions de ses applications qui dépendent elles-
mêmes des modes d’accès expérimentaux. La science est aussi et avant tout définie par ses
applications qui changent le monde et les corps. En ce sens, elle est intégrée à une société et
est pensée comme telle. La science « réalise » donc ses objets, « sans jamais les trouver tout
faits »748. Un concept devient scientifique dans la mesure où il devient technique, bref où il est
« accompagné d’une technique de réalisation »749. Théorie et pratique doivent donc être
pensées ensemble par l’intermédiaire d’une approche dialectique, même s’il faut garder à
l’esprit qu’un instrument « est une théorie réalisée, concrétisée, d’essence rationnelle »750,
hypothèse sur laquelle je ne peux suivre Bachelard, mais ceci est un autre sujet. La double

746
Ibid., pp. 132-1γγ. δ’italique est celle de l’auteur.
747
BACHELARD, Gaston. La formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris, 1938, p. 61. δ’italique marque
l’insistance de l’auteur.
748
Ibid.
749
Ibid.
750
BACHELARD, Gaston. La philosophie du non, op. cit., p. 26.
417
émergence du phénomène par transformation des corps et d’une culture scientifique régionale
appropriée par accommodations successives est pensée par le biais des notions de structure et
d’articulation. Bachelard précise :

« Il s’agit tout au contraire de multiplier et d’affiner les structures, ce qui du point de vue
rationaliste doit s’exprimer comme une activité de structuration, comme une détermination de la
possibilité de multiples axiomatiques pour faire face à la multiplication des expériences. Un des
caractères les plus nouveaux de l’épistémologie contemporaine, c’est que les différentes
approximations expérimentales du réel se révèlent solidaires d’une modification axiomatique des
organisations théoriques. δe rationalisme intégral ne pourra donc être qu’une domination des
différentes axiomatiques de base. Et il désignera le rationalisme comme une activité de dialectique,
puisque les axiomatiques diverses s’articulent entre elles dialectiquement. »751

Il s’agira donc d’articuler et d’identifier les nœuds provisoires d’un réseau lui-même en
procès. Bachelard parle de « mixtes de théories »752 pour désigner la chimie moléculaire et le
pluralisme des représentations qu’elle intègre au début de XXème siècle. δ’unité
provisoirement atteinte par ces « mixtes » est le résultat d’une démarche de comparaison
d’ensemble, « d’inter-comparaisons globales » comme le disent les chimistes contemporains ;
bref d’une « extension » de la connaissance par coordination intégrative. Il s’agit bel et bien
de coordonner des ensembles théoriques hétérogènes et non de faire appel à une
correspondance de nos théories avec le réel ou à une harmonie préétablie entre le monde et
l’entendement. Par ailleurs, il s’agit de faire face à « différentes approximations
expérimentales du réel » et non au réel lui-même. Bachelard va plus loin et relie la définition
d’un corps obtenue par conjonction de « propriétés » relationnelles à l’idée d’un « empirisme
actif »753 : « l’expérience [scientifique] n’est pas un point de départ, elle n’est même plus un
guide ; elle est un but »754. Bref, il faut adjoindre à ces connaissances chimiques un problème
ou une perspective de recherche qui sera le cadre d’une extension dialectique des réseaux liant
les matières qui résistent à nos « réalisations » en quête de performativité. « Qu’importe que
la connaissance commence par l’aperception du divers ou par la constitution de l’identique
puisque la connaissance ne s’arrête ni dans le divers ni dans l’identique ! », écrit-il en
substance755.

751
BACHELARD, Gaston. Le Rationalisme Appliqué, op. cit., p. 133.
752
BACHELARD, Gaston. Le Matérialisme Rationel, op. cit., p. 133.
753
BACHELARD, Gaston (1932). Le Pluralisme Cohérent de la Chimie Moderne, 2ème édition, Vrin, Paris,
1973, p. 229.
754
Ibid. Bachelard utilise les italiques dans son texte.
755
Ibid., p. 13.
418
Il devient bien plus approprié de s’intéresser au devenir de cette connaissance inachevée.
δ’émergence d’une culture répond à l’émergence des produits de nos actions : la ligne de mire
est la relation productive qui s’instaure entre le faire et le savoir. δes effets l’emportent sur les
faits, l’action sur la contemplation, la phénoménotechnique sur la phénoménologie, tandis que
la « métachimie »756 prend le pas enfin sur la « métaphysique ». Il ne s’agit pas d’une
connaissance à propos du monde mais d’une connaissance opérative757 qui est
spécifiquement acquise pour faire fonctionner des dispositifs ou des choses et qui est exposée
et validée par les œuvres (d’art, de technique, de science) qu’elle contribue à produire758.
Selon cette perspective « toutes les propriétés chimiques sont relatives. Dégager le caractère
corrélatif des notions de la chimie, voilà donc la véritable tâche d’une philosophie
chimique »759. δe corps chimique n’est pas un « quelque chose » défini en soi, ni un « pur »
substrat qui persiste au cours du temps. Il faudrait donc dire que « métachimiquement »
conçu, le corps est à chaque instant pleinement « réalisé » comme étant seulement ce qu’il
paraît être du point de vue du mode d’accès engagé. De façon simultanée, ce corps n’est
toutefois jamais le même, il est sans cesse transformé par les processus de sa constitution, de
sa reconstitution, et de l’apprentissage de ses voies de constitution par un collectif de
scientifiques. Il émerge des modes d’accès et, avec lui, co-émerge une culture scientifique, un
savoir-faire. Ce corps n’est rien de plus et rien de moins que ce à quoi nos modes
d’exploration permettent d’accéder. Bachelard conclut :

« En effet, alors que la subordination des attributs aux substances peut rester l’idéal d’une science
ontologique qui croit à la fois à la puissance productive de la substance et à la puissance déductive de
la connaissance, il faut en venir à la coordination des attributs entre eux, puis à la coordination des
substances entre elles, quand on veut saisir l’expérience chimique dans ce qu’elle a d’essentiellement
corrélatif, de même que la pensée théorique dans ce qu’elle a d’essentiellement inductif. »760

En plein règne de la physique quantique et durant la période d’élaboration de la chimie


quantique, Bachelard pense une double émergence des corps et des cultures scientifiques en
mettant en avant des concepts comme ceux de « phénoménotechnique » et de « métachimie »
qui ouvrent des perspectives qui seront explorées par d’autres auteurs comme Bruno δatour,
Bernadette Bensaude-Vincent, ou Alfred Normann, non pas à propos de la chimie mais de la

756
Néologisme proposé par Bachelard, essentiellement dans La philosophie du non, afin de développer une
ontologie du procès capable de tirer de la chimie des leçons valables pour l’ensemble des sciences.
757
Cette notion rappelle celle de « working knowledge » proposée par le philosophe contemporain Davis Baird :
BAIRD, Davis. Thing knowledge, University of California Press, Berkeley, 2004.
758
NORDMANN, Alfred. «Metachemistry », in The Philosophy of Chemistry: Practices, Methodologies, and
Concepts, LLORED J.-P (Ed.), op. cit.
759
BACHELARD, Gaston. Le Pluralisme Cohérent de la Chimie Moderne, op. cit., p. 26.
760
Ibid., p. 25.
419
technoscience, et avec tous les changements profonds par rapport à Bachelard que cette
orientation implique. Toujours est-il qu’alors que le scénario généralement admis à propos de
l’évolution du concept d’émergence invoque une extinction provisoire de ce concept, force est
de constater, que des auteurs comme Bachelard, et plus tard François Dagognet, auquel je me
suis référé dans mon essai préliminaire, ont contribué à mettre ce concept en relation avec la
chimie, bref à le penser.

Avec l’ensemble de ces nuances ainsi précisées, le temps est enfin venu de souligner que
malgré l’impact, incontestable, de la « chimie quantique » en termes d’acceptation de l’idée
de réduction de la chimie à la physique quantique, cette spécialité n’a jamais rendu cette
opération possible, voire même permis de l’envisager sérieusement. Je le démontrerai en deux
temps. D’abord en revenant aux premières heures de l’élaboration des méthodes chimiques
quantiques. Ensuite en explorant ce que font les chimistes qui travaillent dans ce domaine au
quotidien. Ce faisant, j’étudierai un exemple précis de calculs quantiques de routine en vue
d’établir comment les chimistes théoriciens enchevêtrent le tout, ses parties et le milieu
associé de façon constitutive. Pour l’heure, faisons le point sur les mises en relation établies
par les philosophes entre la chimie quantique et la question de l’émergence.

420
V. Chimie quantique et émergence

Je choisis de regrouper ces travaux selon quatre sous-chapitres en faisant des


rapprochements parfois étonnants. Je vais ainsi montrer comment Bachelard, Rom Harré et
Hans Primas pensent l’émergence en lien avec la notion de complémentarité introduite par
Bohr. J’évoquerai ensuite le concept d’émergence contextuelle introduit sur la base des
travaux de Primas avant de faire référence à des recherches qui renouvèlent la notion de
réduction et qui permettent indirectement d’ouvrir la réflexion concernant l’émergence. Il sera
alors temps d’évoquer un débat qui oppose certains philosophes contemporains de la chimie à
propos d’une forme ontologique d’émergence pensée à partir de la chimie quantique. Pour
finir, je présenterai la notion de fusion telle que la développe Paul Humphreys en lien avec la
notion de liaison chimique dans un cadre qui se veut résolument quantique. Je reprends dans
ce chapitre, en les développant, certains points que j’ai abordés récemment dans mon article
« Emergence and Quantum Chemistry »761 ainsi que dans mon autre article « Mereology and
quantum chemistry: the approximation of molecular orbital ».762

5.1 Les philosophes, la chimie quantique et l’émergence

5.1.1 Emergence, chimie quantique et complémentarité

Pour commencer, je vais prolonger brièvement mon étude des travaux de Bachelard
auxquels aucun des philosophes que j’étudierai par la suite ne fait référence. Cette étude me
permettra de mieux préciser mon cadre de pensée. Comment donc Bachelard peut-il concilier
son approche qui dialectise deux types d’émergence avec l’avènement de la chimie quantique,
spécialité réputée expliquer la molécule à partir des atomes qu’elle « contient » pris
isolément ?

 Les cantons quantiques et la pluralité de conditions

Dans Le Matérialisme Rationnel, Bachelard se préoccupe de la notion de valence qui fera


couler beaucoup d’encre, nous le verrons, en l’occurrence dans le débat qui oppose les

761
LLORED, Jean-Pierre. « Emergence and Quantum chemistry », Foundations of Chemistry, 14 (3), 2012, pp.
245-274.
762
LLORED, Jean-Pierre. « Mereology and quantum chemistry: the approximation of molecular orbital »,
Foundations of Chemistry, 12, 2010, pp. 203-221.

421
partisans de Mulliken aux défenseurs des travaux de Pauling. δa bivalence du carbone à l’état
fondamental ne permet pas de rendre compte des structures connues dans lequel il se trouve
être au centre d’un tétraèdre ! Voici donc que l’atome de carbone serait tantôt bivalent, tantôt
quadrivalent, quelle zizanie ! Bachelard précise :

« τn peut seulement dire que l’atome de carbone devient le centre de constructions moléculaires
dans certaines conditions. Il déroge à cette structure dans d’autres conditions. Rien ne s’oppose, en
particulier, à ce qu’on réalise des conditions où apparaisse le caractère bivalent de l’atome de carbone
normal, obéissant à la formule électronique de la couche externe 2s22p2 ; avant toute excitation. »763

Selon les conditions opératoires, la valence du carbone change. La notion de valence est
conditionnelle, bref relationnelle et non intrinsèque. Si l’action du milieu associé sur l’atome
est suffisante, le carbone passe de l’état fondamental à l’état excité et « devient » tétravalent
après absorption d’un photon qui provoque passage de la configuration électronique
« 2s22p2 » à celle « 2s12p3 ». En revanche, dans les conditions « normales » de relation avec le
milieu associé, les électrons sont massivement statistiquement situés dans les niveaux
d’énergie les plus bas, cette situation correspond à l’état d’énergie fondamental. Le passage de
Bachelard renvoie à la dynamique d’échange énergétique entre l’atome, ses parties, et son
milieu associé. Cette situation implique une dépendance des caractéristiques internes de
l’atome de carbone en fonction des relations avec le milieu qui l’entoure. Nous retrouvons la
définition du corps en termes de « groupes de relations », telle que la propose l’émergentiste
britannique Lewes ! δes conditions pouvant être différentes et incompatibles, c’est-à-dire les
groupes de relations pouvant s’avérer différents et inconciliables au même moment, la valence
de l’atome peut varier avec le contexte. Elle est distribuée, réalisée, constituée par le mode
d’accès, situation qui permet à Bachelard de rajouter :

« En somme, la mécanique quantique avait raison dès le début quand elle évoquait un carbone
bivalent et c’est un triomphe de plus, pour la mécanique quantique, d’englober dans le même système
d’explication les nombreux phénomènes de la quadrivalence du carbone et ceux, plus rares, de la
bivalence du carbone. »764

δ’acte de coordination que rend possible la physique quantique permet de conjoindre des
cas que les explications qui lui étaient antérieures n’ont cessé de disjoindre. Cette célébration
de la mécanique quantique ne doit pas pour autant laisser entendre que Bachelard cède au
réductionnisme ambiant car il n’évoque pas un atome isolé du monde, un « corps en soi ». Ce
dernier rajoute en effet :

763
BACHELARD, Gaston. Le Matérialisme Rationnel, op. cit., p. 1ζ8. δ’italique est celle de l’auteur.
764
Ibid., p. 1ζ8. δ’italique est celle de l’auteur.
422
« Sous leur forme substantive les expressions : la carbone est quadrivalent – le carbone est
divalent sont contradictoires. Sous leur forme modale, une fois indiquées les conditions de
déploiement des valences dans la composition, les deux formes sont valables, les deux formes
contribuent à une explication profonde des phénomènes. »765

Le principe de non-contradiction n’est pas exploitable dans ce cadre car il ne s’agit pas de
deux attributs incompatibles (bivalent versus quadrivalent) associés à un même individu-sujet
au même moment. La définition de l’individu-sujet ne peut être dissociée du milieu associé
(modes d’accès) qui prend part à sa constitution. Si un raisonnement substantialiste est voué à
l’échec, un raisonnement modal devient pertinent car il inclut, au contraire, le contexte et les
conditions de réalisation dans la définition de ce à quoi les chimistes organiciens disent avoir
affaire. Ce recours à la modalité n’est pas sans rappeler, dans le domaine de la microphysique,
la complémentarité bohrienne ! Par ailleurs, lorsque Bachelard évoque les liaisons
métalliques, il souligne à quel point la chimie quantique devient indispensable, notamment les
travaux faisant intervenir la notion « d’orbitale » ; notion que j’aurai l’occasion d’expliciter
ultérieurement. « La chimie, traditionnelle science concrète, devient alors éminemment une
science abstraite-concrète. (…) Soudain apparaissent des raisons où il n’y avait que des
faits »766. δ’approche dialectique de Bachelard le prémunit de toute tentation de réduction. Il
s’agit bien sûr d’un rationalisme, le mot ne cesse d’être répété dans toute son œuvre, mais
d’un rationalisme du « non », bref d’un rationalisme qui se veut ouvert, non dogmatique, lui-
même inscrit dans un procès de réévaluations continuelles. Ce faisant, Bachelard affirme :

« Ainsi les faits sont mis en ordre par l’application d’un principe rationnel, compte tenu des
longues réformes théoriques instituant une rationalité régionale : la rationalité de la chimie quantique.
Bien entendu, cette nouvelle intelligibilité n’éclaire pas tout. Et surtout elle n’explique pas tout
définitivement car les problèmes foisonnent et leur solution conduit souvent à réformer la théorie. (…)
σous donnerions d’ailleurs une fausse idée de ces calculs si nous les détachions des théories qui les
soutiennent. Ces théories sont nombreuses ; elles sont diverses. (…) Selon les circonstances, selon les
effets particuliers que nous voulons discuter, nous devrons donc choisir l’une ou l’autre de ces deux
théories [l’approche de Pauling et de Bloch]. »767

Les énergétistes, qu’ils soient britanniques ou pas, insistent beaucoup sur les notions de
non-prédictibilité et de non-déductibilité du tout à partir de la connaissance des parties. Ces
termes sont absents du texte de Bachelard. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce qu’il s’agit de
métachimie et non de métaphysique, ai-je écrit. Qu’est ce que cela signifie ? Tout d’abord que

765
Ibid. δ’italique est celle de l’auteur.
766
BACHELARD, Gaston. Le Matérialisme Rationnel, op. cit., p. 152.
767
Ibid., p. 153.
423
la chose désignée et la connaissance qui lui est associée sont ouvertes et provisoires par
définition. La première dépend des contextes et des modes d’accès ; la seconde de
l’articulation de rationalités régionales ou de mixtes de « théorie-pratique » cantonaux. Dans
cette perspective où l’objet s’affine en même temps que la connaissance, bref dans une
« métachimie » du faire-savoir, la réduction est, au plus, utile dans le cadre d’une démarche
de résolution d’un problème posé et circonscrit. Le couple {préparation technoscientifique-
métachimie} nuance fortement la portée d’une démarche de réduction tant en épistémologie
qu’en philosophie des sciences. Par ailleurs, le tout et ses parties ne peuvent être dissociés des
instruments ou des autres entités présentes dans le milieu associé. Dans le chapitre le
Rationalisme de l’Energie en chimie, Bachelard rappelle un point important en spectroscopie
et chimie quantique :

« δ’objet ne s’institue qu’au terme d’un long processus d’objectivité rationnelle. δa distance qui
sépare les deux atomes d’une molécule échappe évidemment à toute mesure directe. Comment saisir
cet « objet » alors qu’il n’est jamais qu’un individu perdu dans une foule immense ? Il est insaisissable.
Si l’on veut être philosophiquement précis on ne peut vraiment pas désigner cet « objet » comme une
chose. »768

Le chimiste ne travaillait pas, à l’époque de Bachelard, avec des entités isolées, ici des
atomes et des molécules ; il apprend seulement à le faire de nos jours, et ce n’est pas acquis.
La chimie concernait et concerne toujours essentiellement des collectifs de corps. Bachelard
évoque, à propos de l’étude de la transformation « A + BC = AB + C », les reliefs de densité
électronique calculés par la chimie quantique dans le but d’insister sur cette importance de ces
collectifs.

Figure 58 : La dynamique de « l’atome-foule » vue par la chimie quantique selon Bachelard769.

768
BACHELARD, Gaston. Le Matérialisme Rationnel, op. cit., p. 187.
769
Ibid., p. 189.
424
Je me permets une nouvelle citation relativement longue afin de bien comprendre ce qui
est en jeu dans l’approche proposée par Bachelard. Voici qu’il précise :

« Le long de cette coordonnée de réaction770, il n’est pas nécessaire, semble-t-il, de briser la


molécule BC pour former la molécule AB. δ’approche des atomes en réaction est, en quelque manière,
plus douce le long du Thalweg [la ligne XZY de la figure 58 qui précède]. δ’état transitoire est
finalement un état où les électrons se réorganisent sans que les noyaux plus lourds aient à intervenir.
Les électrons subissent une transformation électronique adiabatique, transformation moins brutale que
celle qui exige des inversions de spins des électrons (« reversal of electron spins »). On comprend donc
que ce soit le long de la coordonnée de réaction, le long du Thalweg de la carte d’énergie, que
s’accumulent les molécules. Un atome isolé peut s’en aller en cheminant sur un sentier désert loin du
chemin de la vallée. Mais on ne fait pas de chimie avec quelques atomes égarés ; la chimie étudie les
lois de l’atome-foule. Et les atomes en foule suivent des chemins creux. Qu’on ne nous accuse pas de
jouer avec des images et de rêver sur carte. En fait, la carte en relief de Heitler et London résume toute
la problématique de la réaction chimique. Cette carte permet d’étudier finement les états de transition.
C’est dans ces états de transition qu’on peut se rendre compte de l’action des forces chimiques. Si nous
voulons augmenter notre pouvoir d’intervention, c’est dans le devenir même de la réaction que nous
devons maintenant tenter d’agir. Encore une fois, nous devons conclure qu’une science des résultats
est une science qui apparaît maintenant comme une science mutilée. Au matérialisme statique, le
matérialisme de l’énergie adjoint un matérialisme activiste. C’est là un champ de recherches toutes
nouvelles. Un philosophe qui se mettrait à l’école du chimiste moderne serait bien étonné en
découvrant la prodigieuse variété des devenirs de la matière. »771

Cette apologie de l’intervention au détriment de la seule représentation prend en charge un


« atome-foule » ce qui implique que la chimie quantique est une traduction probabiliste de
possibilités liées à des collectifs en lien avec un milieu associé. Si Bachelard est capable
d’évoquer la « suprématie moderne de la physique calculée sur la physique mesurée »772, il ne
sombre pas pour autant dans un réductionnisme de la chimie par la physique quantique. Il ne
s’agit pas d’étudier les seuls « résultats » de la mécanique quantique, abstraction faite des
théories engagées et des collectifs de corps auxquels les chimistes ont affaire, il faut agir sur
ces collectifs, étudier des comportements et affiner des théories qui permettent d’en rendre
compte dans ce contexte d’utilisation, et non dans tous les cas. Bref, il faut étudier comment
les théories rendent compte inductivement et non déductivement de ces résultats. En ce sens,
selon Bachelard, la « chimie quantique a deux caractères philosophiques principaux : elle est

770
J’ai défini cette grandeur à la page 56 de ce manuscrit.
771
BACHELARD, Gaston. Le Matérialisme Rationnel, op. cit., pp. 191-1λβ. Bachelard utilise l’italique pour
marquer son insistance.
772
Ibid., p. 188.
425
fondée (…) sur la quantification de l’énergie et (…) désigne l’état réel parmi une essentielle
multiplicité d’états possibles »773.
Comment est-il par ailleurs possible de proclamer une réduction de la molécule à une
somme d’atomes en invoquant la chimie quantique alors que les grandeurs énergétiques
calculées concernent des collectifs ? Question dérangeante, n’est-ce-pas ? En effectuant
l’opération mathématique de division et en revenant à une énergie par individu ? Cette
grandeur aurait-elle un sens ? δ’articulation qui concerne un tout, ses parties et le milieu
associé prend sens dans un collectif, elle ne concerne pas une entité à part entière. Bref, le
réductionnisme se trompe d’échelle et ne porte pas, comme il le prétend, sur l’individu ciblé,
en l’occurrence une molécule. Il porte dans le meilleur des cas sur un collectif donné, et ce
toujours relativement à un mode d’accès instrumental ou cognitif, sachant de surcroît que la
performativité de ce dispositif est localement circonscrite à un type de question pour un type
de corps !
Dans Le Pluralisme Cohérent de la Chimie Moderne, Bachelard rajoute à propos de la
règle de Pauli, appelée de nos jours « Principe de Pauli », selon laquelle deux électrons
appartenant à un même atome ne peuvent avoir leurs quatre nombres quantiques identiques :

« Cette règle convenablement interprétée donne la formule limitative de Bohr. Elle mesure le réel
en fixant l’impossible. Cette règle ne s’éclairera pas en méditant la nature particulière de l’électron ; au
contraire elle s’affirmera mathématiquement par des considérations de convenance générale, dans une
pensée qui enserre et systématise une pluralité de conditions. Une fois de plus, la rationalisation du
possible a précédé et préparé la rationalisation du réel. »774

Les résultats de la chimie quantique « sortent en quelque manière mathématiquement d’un


continu de simples possibilités »775 liées à un collectif de corps. D’une certaine façon cette
démarche consiste « à remplacer le critère d’identité d’un objet par celui de reproduction d’un
type de situation (perceptive ou expérimentale), et à généraliser la demande d’anticipation à
une simple évaluation probabiliste »776, pour parler avec Michel Bitbol.
Les choses ne sont néanmoins pas si simples, je montrerai comment les pratiques
chimiques quantiques négocient cet enchevêtrement du tout, des parties et du milieu associé,
en inventant des méthodes qui sont loin d’être de simples transferts de la physique quantique
à la chimie. Une épistémologie du détail conduit justement à d’autres types d’affirmation et

773
Ibid.
774
BACHELARD, Gaston. Le Pluralisme Cohérent de la Chimie Moderne, op. cit., pp. 220-221.
775
Ibid., p. 222.
776
BITBOL, Michel. « Arguments transcendantaux en physique moderne », in La querelle des arguments
transcendantaux, op. cit., p. 86.
426
de conclusion que celles de Bachelard. Pour l’heure, ce que je souhaitais établir dans ce
passage et celui qui l’a précédé, est, ni plus ni moins, que Bachelard relie la chimie puis la
chimie quantique à la double émergence qu’il dialectise, sans sombrer dans une forme de
réductionnisme. Une conjonction de propriétés-caractérisations non incompatibles entre elles,
car non liées simultanément aux mêmes modes d’accès, permet de lever certaines difficultés
liées à la réification d’un objet. δa définition ouverte et provisoire de la chose et de la
connaissance qui lui est corrélative permet d’intégrer la complémentarité pensée par Bohr
dans le contexte de ce « matérialisme activiste ». Ce faisant, Bachelard relie
« métachimiquement » des résultats portant sur un collectif de corps à un « mixte de
théories » hétérogènes ; bref il développe une pensée qui articule le faire et le savoir.
Voyons à présent comment ce lien avec la complémentarité et la contextualité a été
également pensé par Rom Harré et Hans Primas dans le cadre d’une réflexion à propos de
l’émergence sur la base de la chimie quantique.

 Conjoindre sans réduire : Affordances et contextes

Rom Harré ouvre la réflexion sur l’émergence en proposant une alternative au débat
interminable qui oppose les partisans de l’émergentisme à ceux du réductionnisme. Pour ce
faire, il propose une analyse des stratégies de discours développées par les tenants de ces deux
approches rivales. Il prend ainsi en considération les types de discours qui semblent s’exclure
mutuellement lorsque la question de l’émergence est abordée à partir de points de vue
divergents proposés par des spécialistes appartenant à deux domaines différents comme, par
exemple, la biologie et la chimie, ou bien la biologie et la psychologie.
Les frontières entre la biologie et la chimie changent sans cesse et sont même poreuses :
des pratiques peuvent passer d’un domaine à un autre et subir de nombreuses traductions
comme je l’ai souligné au début de ce manuscrit en me référant aux travaux d’Isabelle
Stengers777. Il est toujours possible d’utiliser la chimie en étudiant un problème d’ordre
biologique, et inversement. De la même façon, des corrélations sont souvent établies entre un
tout « biologique », ses parties « chimiques », et parfois le milieu qui leur est associé. Pour
autant, chaque domaine possède ses pratiques propres, ses styles de raisonnement, ses
représentations, ses concepts, ses instruments, ses problèmes à résoudre778. Une molécule
n’est pas comprise, perçue et « agie » de la même façon par un chimiste ou un biologiste car
777
STENGERS, Isabelle. D’une science à l’autre : des concepts nomades, op. cit.
778
RIVA, A. G., HÉNAUT, A., DAUGERON, D. « Current relations between chemistry and biology: The
example of microarrays », in Philosophy of chemistry: Practices, Methodologies, and Concepts, LLORED, J.-P
(Ed.), op. cit.
427
les réseaux de pratiques dans lesquels les gestes et les mots prennent sens ne sont pas les
mêmes, canton car canton, domaine de recherche par domaine de recherche. Les modes
d’accès à cet objet peuvent ne pas être les mêmes selon le domaine impliqué. Bref, les formes
de vie des protagonistes des deux domaines diffèrent et peuvent très bien ne pas se recouvrir
du tout.
Rom Harré porte son attention sur les ensembles de prédicats que chaque membre d’un
couple de domaines, par exemple le couple formé par la biologie et la chimie, attribue à la
cellule, au cerveau, aux mécanismes de respiration, bref à un « objet » à décrire dont chacun
suppose qu’il est le même pour tous. La stratégie de réduction consiste alors à éliminer un des
deux ensembles de prédicats en montrant qu’il dépend complètement de l’autre. Le but de
cette stratégie est donc de proposer un discours unifié et unique contrairement à la stratégie du
discours émergentiste qui renonce à forger un lexique commun et à célébrer un seul et même
paradigme explicatif779. Cette étude des conditions d’assimilation d’un ensemble de prédicats
à un autre conduit Rom Harré à identifier trois principes qui permettent d’exclure toute acte
de co-prédication d’un même objet à partir des deux ensembles de prédicats issus de
domaines différents.
δe premier d’entre eux est naturellement le principe de non-contradiction. Le second est
un principe de restriction de la co-prédication qui stipule qu’une seule détermination peut être
attribuée à une catégorie déterminable, ceteris paribus. Une seule teinte dominante
appartenant à la détermination d’une couleur peut être attribuée à un objet matériel se trouvant
à un endroit précis, à un instant donné, pour un même observateur. Un même crayon, situé sur
cette table-ci, ne peut apparaître bleu et rouge en même temps pour un observateur humain
dépourvu de pathologie oculaire et en bonne santé. Le principe de complémentarité780
introduit par Bohr complète les deux précédents. Il précise que les déterminations de deux
catégories ou grandeurs déterminables différentes781, comme par exemple la position et la
quantité de mouvement en microphysique, ne peuvent être déterminées simultanément et sont
donc exclues d’un acte de co-prédication parce que l’utilisation d’une méthode de
détermination de la première grandeur déterminable exclut la possibilité d’utiliser, au même

779
HARRÉ, Rom. « Resolving the emergence-reduction debate », Synthese, 151, 2006, pp. 499-509.
780
JAMMER, Max. The Philosophy of quantum mechanics. The interpretations of quantum mechanics in
historical perspective, Wiley, New York, 1974.
781
Rom Harré utilise le couple de mots « determinates/determinables » que je traduis par le couple
détermination/catégorie (ou grandeur déterminable).
428
moment et au même endroit, une deuxième méthode qui conduirait à associer une
détermination à l’autre grandeur déterminable, ceteris paribus782.
Rom Harré met en lumière que le fait de savoir si oui ou non une « propriété » émerge de
certains ingrédients regroupés en un même ensemble est davantage une question liée à la
structure de cet ensemble ou bien au type d’interaction avec un mode d’accès qui prend part à
sa constitution. δe problème de l’émergence doit être formulé en tenant compte du mode
d’accès, instrumental ou cognitif, et en termes d’interaction entre ce collectif et le milieu qui
lui est associé (autres collectifs, instruments, observateur, etc.). Cette question prend sens en
invoquant le complexe « appareil-monde »783. Pour répondre à cette exigence de relativité par
rapport au mode d’accès, Rom Harré articule le principe de complémentarité de Bohr aux
travaux de Gibson à propos des « affordances » en psychologie cognitive. Le monde
coproduit784 une particule sous certaines conditions et des ondes dans d’autres conditions
incompatibles aux premières. δ’instrument et le milieu associé participent activement à la
coconstitution de tel ou tel phénomène dans un contexte précis. Ils sont inéliminables et
permettent seulement une conjonction « d’affordances » ou de propriétés-caractérisations
pour revenir au vocabulaire que j’ai introduit dans ce manuscrit. Rom Harré pose ainsi une
question qui me semble cruciale :

« Une propriété d’une entité est-elle émergente parce qu’elle est complémentaire d’une autre
propriété qui pourrait être coproduite par un autre dispositif qui inclurait l’entité en question ? Ou bien
est-elle émergente par ce que la structure de l’entité complexe formée rend possible une propriété que
les parties qui composent cette entité n’ont pas ? »785

En d’autres termes faut-il opter pour une analyse qui privilégie la conjonction
« d’affordances » et le rôle constituant du mode d’accès ou bien pour une analyse en termes
de non réduction d’une entité « complexe » par rapport à ses parties ? Rom Harré rajoute :
« La façon par laquelle une activité est étudiée produit ses propres images distinctes en
réalisant certaines « affordances » tout en excluant la manifestation des autres. »786

782
Ibid., p. 505.
783
Rom Harré utilise l’expression « world/apparatus complex ».
784
Je décide, après réflexion, de traduire le verbe « to afford » par le verbe « coproduire ». Ce faisant, j’espère
m’éloigner le moins possible de l’idée d’interaction exprimée par Rom Harré. δ’utilisation d’une traduction plus
classique par les verbes « offrir » ou « permettre » ne me semble pas refléter la richesse du concept
« d’affordance » mis en avant par Gibson et Rom Harré.
785
HARRÉ, Rom. « Resolving the emergence-reduction debate », op. cit., p. 508 : « Is a property of an entity
emergent because it is complementary to another property, which would be displayed by some other set-up that
included the entity in question? Or is a property emergent because the structure of a complex entity makes a
property which the component parts could not have? » (Ma traduction)
786
Ibid., p. 508 : « The way an activity is examined creates its distinctive picture, realizing certain affordances
while excluding the manifestation of the others. » (Ma traduction)
429
La deuxième façon de poser la question laisse entendre que la relation du tout et des
parties est suffisante en elle-même et qu’elle peut être étudiée sans envisager que l’entité,
« ses propriétés » et, en retour, « les propriétés de » certaines de ses parties, sont coproduites
et dépendent de façon constitutive du mode d’accès787. Par ailleurs comme l’a fait remarquer
Rosen :

« δa complexité n’est pas une propriété intrinsèque des systèmes, mais plutôt provient des
multiples façons avec lesquelles nous interagissons avec un système. (…) Une pierre est l’exemple
typique d’un système considéré comme simple parce que nos façons d’interagir avec lui sont peu
nombreuses. Pour un géologue qui multiplie les façons d’interagir avec une pierre, un tel système peut
apparaître infiniment complexe. »788

Rom Harré affirme que si nous considérons la physique et la chimie, la biologie et la


chimie, ou tout autre couple de domaines d’activité habituellement séparés par une frontière,
comme complémentaires, dans la mesure où ils utilisent des modes d’accès (instrumentaux ou
cognitifs) différents, il devient alors possible d’étendre la notion de complémentarité à la
question de l’émergence car les « affordances » sont relatives à ces modes d’accès
« régionaux ». J’ai en effet souligné que ces domaines d’activité de recherche ont des
méthodes, des concepts, des représentations, voire des ontologies, qui leur sont propres ; si
toutefois, bien sûr, nous acceptons, avec Quine, l’idée de relativité des ontologies. Pour
revenir au vocabulaire que j’ai proposé dans ce manuscrit, les complexes {préparation
technoscientifique-métaphysique(s) associée(s)} coproduisent des propriétés-caractérisations
qui articulent le tout, ses parties et le milieu associé. Rom Harré va beaucoup plus loin et
affirme :

« Dans chaque contexte, la complétude des descriptions complémentaires est assurée par les
ensembles dichotomiques de catégories auxquels le principe de complémentarité peut être appliqué
afin de rendre compte de la présence d’incompatibilité entre les propriétés émergentes et les propriétés
fondationnelles. Ainsi les paires de domaine biologie/chimie, médecine/psychologie,
juridique/psychiatrique, psychologie/neurosciences, sont tous supposés définir un cadre d’application
d’une règle de complémentarité qui assure que les contradictions [entre prédications issues de paires

787
J’associerai, bien volontiers, à cette notion de mode d’accès, le milieu associé, entendu au sens large du terme
pouvant inclure une instrumentation ou une relation cognitive.
788
ROSEN, Robert. « Complexity as a system property », International System of General Systems, vol. 3, issue
4, 1977, pp. 227-232 : p. 231 : « Complexity is not an intrinsic property of systems, but rather arises from the
number of ways in which we are able to interact with a system. (…) A system like a stone typically is regarded
as simple, because we interact with it only in a few ways. For a geologist, who multiplies the number of ways in
which he interacts with a stone, such a system can appear infinitely complex. » (Ma traduction)

430
différentes] sont exclues et que chaque paire propose une description exhaustive le long de la frontière
qui la caractérise. »789

Rom Harré ouvre ainsi la voie à une nouvelle forme de perspectivisme par rapport auquel
la question de l’émergence devient un problème d’articulation « d’affordances »
complémentaires coproduites par de multiples modes d’accès hétérogènes. Ainsi devient-il
possible, « d’unifier la réalité en évitant l’aporie d’une réduction »790. Bien sûr des questions
restent ouvertes à propos des garanties d’exhaustivité et de la formulation d’une règle locale
de complémentarité. Il est possible de s’interroger sur l’incompatibilité des descriptions
proposées par chaque membre d’une paire de spécialités universitaires, bref sur l’extension
aux modes d’accès cognitifs d’un principe qui concerne en premier lieu les instruments et la
préparation qui les articule. Cette notion d’incompatibilité devrait être, à mon sens, associée à
la question de l’incommensurabilité des explications et des types de véridiction proposés.
Une enquête possible pour trancher ce type de questions consisterait à étudier, dans le
détail, la consistance du complexe {préparation technoscientifique-métaphysique(s)
associée(s)}, telle qu’elle est stabilisée à un moment donné dans le cadre d’un projet. Je me
suis attaché à le montrer lorsque j’ai souligné qu’il était pour le moins imprudent d’associer
les préparations technoscientifiques des chimistes à une métaphysique de la matière mue de
l’extérieur ou à une ontologie des relata, voire même à une ontologie des relations. Cette
association ne permet pas de rendre compte du travail quotidien des chimistes ; elle ne permet
pas de penser avec la chimie. C’est en ce sens que j’ai eu l’honneur de travailler avec Rom
Harré pour étendre cette notion « d’affordance » à la chimie et, en particulier, à la chimie
quantique791. Je développerai ce point dans l’étude des pratiques quantiques que je vais
proposer dans ce chapitre et j’y reviendrai dans la dernière partie de ce travail de thèse lorsque
je proposerai des mises en relation entre le concept d’émergence, la chimie et la chimie
quantique. Je montrerai dans quelques paragraphes comment plusieurs méthodes qui
articulent des instruments, des concepts, des savoir-faire et des hypothèses méréologiques très

789
Ibid., p. 509 : « In every context the completeness of the complementary descriptions is ensured by the
dichotomous groups of determinable to which the principle of complementarity can be applied to account for the
appearance of incompatibility between emergent and foundational properties. Thus biology/chemistry,
medicine/psychology, law/psychiatry, psychology/neuroscience are each supposed to define a place for a
complementarity rule that ensures that contradictions are excluded and that each pair supports a complete
description across each boundary. » (Ma traduction)
790
Ibid., p. 509 : « unity of reality without reduction », ma traduction.
791
HARRÉ, Rom & LLORED, Jean-Pierre. « Mereologies as the Grammars of Chemical Discourses », op. cit.
HARRÉ, Rom & LLORED, Jean-Pierre. « Mereology and Molecules », op. cit. LLORED, Jean-Pierre &
HARRÉ, Rom. « Developing the mereology of chemistry », op. cit.
431
différents peuvent produire des explications incompatibles entre elles à propos d’un type de
« molécules-foule ».
Le chimiste et philosophe Hans Primas n’affirme pas autre chose lorsqu’il étudie la
physique et la chimie quantiques. Il souligne, un peu comme le faisait Bachelard, que :

«La vision classique qui veut que la nature soit analysable en parties existant séparément doit être
remplacée par la notion de dépendance aux contextes de toute description de sorte que la théorie et
l’expérience ne peuvent désormais plus être séparées. » 792

Il rajoute en substance à nouveau dans un propos étonnamment proche de celui de


Bachelard que :

« [C]hanger les contextes signifie changer les paradigmes et la nature de l’acte de


théorisation…σous acceptons l’idée qu’il existe de multiples formes de vérité qui sont mutuellement
incompatibles sans pour autant être contradictoires puisque qu’elles peuvent être reliées par une pensée
dialectique. εême avant l’avènement de la théorie quantique, la pensée scientifique a toujours eu un
caractère résolument dialectique. »793

Pour Primas, le problème de l’émergence dans les « sciences exactes de la nature » est lié
au problème du réductionnisme794. A ceci près que la réduction dont il s’agit ne correspond
pas à une relation logique entre théories ou à une déduction d’une théorie par une autre, plus
fondamentale. Primas se démarque de penseurs comme Hempel, Nagel, Oppenheim et
Kemeny795 en insistant sur le fait que le lien entre la théorie fondamentale et les théories du
niveau supérieur sont bien plus « complexes » que ne le supposent la plupart des philosophes.
En se référant à Bernard d’Espagnat796 dont il affirme reprendre le vocabulaire, Primas
souligne que les théories fondamentales se réfèrent à « une réalité indépendante » alors que
les théories phénoménologiques renvoient à une « réalité empirique ». En d’autres termes, les
premières sont indépendantes des contextes contrairement aux secondes qui sont ancrées dans
l’empirique et doivent en rendre compte. C’est précisément dans ce cadre que la notion
d’émergence est introduite :

792
PRIMAS, Hans. Chemistry, Quantum Mechanics and Reductionism?, Springer, Second Edition, Berlin, 1983
[1981], p. 259 : « The classical notion of the analyzability of nature into separately existing parts has to be
replaced by the notion of the context-dependence of every description so that theory and experiment cannot any
longer be separated. » (Ma traduction)
793
Ibid., p. 326 : « Changing contexts means changing paradigms and changing the nature of theorizing (…). We
accept that there are many possible forms of truth which are mutually incompatible but not contradictory since
they can be interconnected by dialectical thinking. Even before the advent of quantum theory, scientific thought
always had a strongly dialectical character. » (Ma traduction)
794
PRIMAS, Hans. « Emergence in Exact Natural Sciences », Acta Polytechnica Scandinavica Ma, 91, 1998, pp.
83-98, p. 83 : « The problem of emergence in the exact natural sciences is related to the problem of
reductionism. » (Ma traduction)
795
KEMENY, J. G. & OPPENHEIM, P. « On reduction », Philosophical Studies, 7, 1956, pp. 6-19.
796
D’ESPAGσAT, Bernard. Le réel voilé, Fayard, Paris, 1994.
432
« Les propriétés émergentes ne sont pas manifestes au niveau de la théorie fondamentale, mais
peuvent être rigoureusement dérivées en imposant de nouvelles topologies, choisies en fonction du
contexte du niveau supérieur, aux principes fondamentaux qui sont indépendant des contextes. »797

Primas s’intéresse aux relations entre théories et sait qu’elles sont mathématiquement
descriptibles en termes « d’expansion asymptotique singulière »798. Cette expansion
mathématique peut ne pas être uniformément convergente dans le cadre théorique et
topologique du niveau inférieur. δa limite vers laquelle tend l’expansion peut être
« régulière », c’est-à-dire peut coïncider avec la valeur de la série lorsque la valeur de la
limite est atteinte. Dans ce cas, il y a une continuité entre les topologies des niveaux
différents. δ’expansion peut être également « singulière » quand le comportement à la limite
diffère complètement du comportement effectif au niveau supérieur : une discontinuité existe
alors entre les deux niveaux. Un changement sémantique devient dans ce cas nécessaire pour
exprimer l’apparition de « propriétés émergentes » pour reprendre les termes de Primas799.
Beaucoup de théories sont reliées par des expansions asymptotiques singulières comme,
par exemple, la mécanique classique et la mécanique quantique. Primas, comme après lui
Robert Batterman800, interprète cette singularité comme un signe révélateur d’émergence : le
comportement d’un système quand un paramètre tend vers une certaine valeur diffère du
comportement de ce système quand la valeur est atteinte. Ainsi de nouveaux phénomènes,
comme les transitions de phase en thermodynamique, peuvent-ils se manifester alors qu’ils
étaient non prévisibles et déductibles à partir du formalisme de la mécanique statistique sous-
jacente.

797
PRIMAS, H. « Emergence in Exact Natural Sciences », op. cit., p. 83 : « Emergent properties are not manifest
on the level of the basic theory, but they can be derived rigorously by imposing new, contextually selected
topologies upon context-independent first principles. » (Ma traduction)

f z
798
Soit une fonction f qui a un nombre réel z associe le nombre réel f(z). Il s’agit d’étudier le comportement de

n
cette fonction quand z tend vers l’infini. δa série f0 + f1z-1 + f2z-2 + f3z-3 + … = est qualifiée
n 0
n

« d’expansion asymptotique » de la fonction f pour z tend vers l’infini au sens de Poincaré [PτIσCARÉ, H.


limz n f z   f 0  f1z 1  f 2 z 2  f 3 z 3    f n z  n  0
« Sur les intégrales irrégulières des équations linéaires », Acta Mathematica, 8, 1886, pp. 295-344], si pour tout
entier naturel n fixé:
z 


lim z n f z   f 0  f1 z 1  f 2 z 2  f 3 z 3    f n z  n 
Même si pour tout z fixé :

z  f z   f0  f1z 1  f2 z 2  f3z 3    fn z n  peut


n
n
Dans ces conditions, la valeur absolue du produit
être fixée arbitrairement à une valeur très petite, si la valeur absolue du nombre z est suffisamment grande.
799
Ibid., p. 87.
800
BATTERMAN, R. W. The devil in the details: asymptotic reasoning in explanation, reduction, and
emergence, Oxford studies in philosophy of science, Oxford University Press, Oxford, New York, 2002.
BATTERMAN, R. W. « Emergence, singularities, and symmetry breaking », Foundations of Physics, 41, 2011,
pp. 1031–1050.
433
Bref, Primas va utiliser un modèle mathématique pour penser la réduction et l’émergence.
Ce modèle le conduit à affirmer que la « forme » d’une molécule « émerge » de la mécanique
quantique. Comment s’y prend-t-il ?
Il sélectionne tout d’abord une topologie qui traduit le contexte du niveau supérieur
étudié. Cette « topologie contextuelle » doit être compatible avec la topologie de la théorie
fondamentale. Elle n’est pas donnée a priori mais résulte des modes d’accès, cognitifs et
expérimentaux, qui permettent de faire des choix, de définir des priorités ou d’interagir avec
l’objet appartenant au niveau plus élevé. Certains aspects décrits appartenant au niveau
supérieur sont jugés pertinents tandis que d’autres sont laissés de côté par rapport à un projet
d’investigation bien particulier. Il existe ainsi plusieurs descriptions alternatives du « même »
système pour une même théorie fondamentale. Ces descriptions ne sont pas contradictoires
dans la mesure où elles ne dépendent pas des mêmes instruments, du même modèle, ou d’un
unique problème à résoudre.
La clôture scientifique de cette description du niveau plus élevé fait donc appel au
contexte et peut générer des caractéristiques qui n’appartiennent pas aux principes
fondamentaux du niveau le plus bas et qui ne peuvent être inférés à partir d’eux uniquement.
C’est en ce sens, indique Primas, qu’il devient possible d’évoquer une « émergence de
nouveauté » dans les descriptions du niveau supérieur801. Primas rejette l’idée d’une inclusion
d’une théorie dans une autre, bref l’idée d’une transitivité de la réduction : si un phénomène
est expliqué par une théorie X qui est elle-même expliquée par une théorie Z, alors ce
phénomène est-il expliqué par la théorie Z, céleris partibus. Or toutes les choses ne sont pas
égales par ailleurs car le contexte intervient désormais. Son entrée en jeu invalide ce
raisonnement transitif, en particulier dans le cadre des théories non-booléennes de la
mécanique quantique802.
Dans cette perspective et afin de montrer que la chimie n’est pas déductible de la
mécanique quantique, Primas engage une étude précise des hypothèses de la chimie quantique
moléculaire. Il considère par exemple la description « adiabatique » d’une molécule que nous
avons évoquée dans le paragraphe relatif aux travaux de Bachelard (page 424). Cette dernière
considère, entre autres choses, que le mouvement des électrons est très rapide tandis que le
mouvement des noyaux (oscillations, rotations) est très lent. Au niveau quantique, les
corrélations entre noyaux et électrons rendent leur séparation impossible. La notion de

801
Ibid., p. 86.
802
PRIMAS, H. « Theory reduction and non-Boolean theories », Journal of Mathematical Biology, 4, 1977, pp.
281-301.
434
structure faisant intervenir les noyaux d’un côté et les électrons de l’autre n’a pas de sens et
est donc absente des équations formelles. Or les molécules sont étudiées par les
spectroscopies et la notion de structure acquiert un sens qui permet de rendre compte des
opérations de transformation des chimistes. δ’idée est d’utiliser des expansions asymptotiques
et de déterminer les comportements des fonctions mathématiques à la limite de leur domaine
de définition pour comprendre le « surgissement » de la structure au niveau moléculaire.
δorsque la discontinuité apparaît et qu’elle peut être décrite en fonction d’un paramètre « »
sans dimension et de valeur positive, il s’avère utile de procéder à une « renormalisation » de
la variable de temps en utilisant la méthode des échelles de temps multiples803.
Cette méthode perturbationnelle permet de calculer une différentielle d’un vecteur réel x,

 f t , x,   , où t est positif et représente le temps alors que un paramètre très petit.


dx
notée
dt
Cette méthode repose sur une hypothèse méréologique temporelle : la dépendance temporelle
de la différentielle peut être considérée comme la résultante de comportements temporels
indépendants associés à des échelles de temps distinctes comme celle des électrons (de l’ordre
de 10-17 à 10-15 s) et celle des noyaux (de l’ordre de 10-13 s). Du point de vue de la physique
quantique, cela se traduit par le fait que pour qu'un « saut électronique » se produise, les
fonctions d'onde associées aux deux états doivent se chevaucher. En termes classiques, cela
revient à affirmer que la distance internucléaire ne doit pas changer lors du saut électronique.
δes solutions de l’équation du mouvement se mettent alors sous la forme804 :

x = x0  0 ,1, 2 ,...  x1  0 ,1, 2 ,...   2 x2  0 ,1, 2 ,  

Avec 0 =t; 1 = t, …, n = n
t.
Si le temps caractéristique du mouvement de l’électron est désigné par le symbole « 0 »
et celui des noyaux par « 1 », le rapport de ces deux temporalités est donné, selon la
méthode des échelles de temps multiples, par la formule dans laquelle apparaît le terme :

=   0   0
m
1
M

803
NAYFEH, A. H. Perturbations methods, Wiley, New York, 1973; SMITH, D. R. « The multivariable method
in singular perturbation analysis », SIAM Review, 17, 1975, pp. 221-273.
804
δ’indépendance des termes i (i = 0, 1, β, γ, …) permet de calculer la différentielle temporelle à partir de
dérivées partielles de la façon suivante :

X t  X 0  X X   X X X 
  0  1 2 0  1   
t  0   1  0    2  1  0 

435
Dans cette formule, m représente la masse d’un électron et ε la masse caractéristique du
système nucléaire. Quand tend vers zéro, les corrélations quantiques entre les noyaux et les
électrons s’atténuent jusqu’à devenir négligeables et il devient alors possible de donner un
sens à la notion de structure chimique. δ’expansion asymptotique de vers zéro permet aux
théoriciens de décrire la dynamique moléculaire en faisant appel à une hiérarchie d’échelles
de temps. δes termes proportionnels à 2
sont reliés aux vibrations de la structure nucléaire
tandis que la rotation est associée au terme 4
. Il est possible de sonder chaque échelle de
temps en utilisant un mode d’accès spectroscopique spécifique. δes spectres électroniques
sont reliés à l’échelle de temps t, les spectres vibrationnels à l’échelle de temps 2
t, et les
spectres rotationnels à l’échelle de temps 4 805
t .
Chaque temps caractéristique est mesuré par une méthode à la fois pour des raisons
techniques (appareils différents) et scientifiques (interactions entre mesures). La méthode
permet de modéliser, à partir d’une expansion mathématique singulière, ce double
mouvement des noyaux et des électrons en considérant que la configuration des noyaux est
très faiblement perturbée, bref qu’elle évolue très lentement par rapport aux électrons, étant
donnée la faible valeur du paramètre . Ainsi la topologie du niveau supérieur a-t-elle permis
de dériver à partir de la théorie quantique fondamentale, de méthodes perturbationnelles et
d’une topologie contextuelle, la notion de structure à l’échelle moléculaire. Par ailleurs, il
existe des couplages rétroactifs entre ces deux fluctuations, nucléaire et électronique, que
d’autres méthodes permettent d’évaluer, et qui font que la description adiabatique qui sous-
tend de nombreuses approches quantiques chimiques, peut ne plus être applicable (méthodes
quantiques contemporaines dites « post Born-Oppenheimer806).
Si les chimistes parviennent à modifier fortement la configuration nucléaire de la molécule
(par réaction chimique de cyclisation par exemple qui contraint les mouvements relatifs entre
noyaux en bloquant des degrés de liberté), la densité électronique sera totalement modifiée
pendant la transformation d’un corps à un autre. Bref, comme le signale Hans Primas, la
possibilité d’échec de la description adiabatique d’une molécule illustre le fait que la structure
hiérarchique du système (séparation de la « partie » nucléaire et de la « partie » électronique)
n’est jamais intrinsèque mais qu’elle dépend d’un moyen particulier d’interagir avec le
système (spectroscopie électronique, Raman, Infrarouge, action du milieu chimique associé,
transformation chimique, etc.). Primas écrit : « La description hiérarchique des molécules est

805
PRIMAS, Hans. Chemistry, Quantum Mechanics and Reductionism?, op. cit.
806
WOOLLEY, R. G. « Quantum chemistry beyond the Born-Oppenheimer Approximation », Journal of
Molecular Structure, 230, 1991, pp. 17-46.
436
appropriée si nous interagissons avec la molécule d’une façon pertinente d’un point de vue
chimique. »807 Pour lever toute forme d’ambigüité, il précise toutefois que si la méthode des
échelles de temps multiples conduit à une hiérarchie des équations du mouvement pour toutes
les quantités de type « Xi » (i étant un nombre entier naturel) avec les échelles de temps « i »
qui leur sont corrélatives, il « serait incorrect d’affirmer que le système est structuré de façon
hiérarchique »808. C’est la méthode qui, par abstractions successives, conduit à hiérarchiser le
niveau supérieur étudié, sachant que « la tâche des descriptions du niveau supérieur n’est pas
de traduire de façon approximative la théorie fondamentale mais de représenter de nouveaux
modèles de la réalité »809.
Il y a donc des domaines d’action pour lesquels cette description devient pertinente, d’où
l’intérêt d’une approche dialectique entre points de vue complémentaires pour ne pas réduire,
de façon inappropriée, telle ou telle « propriété-caractérisation » émergente à une
« propriété » prétendument déductible de la configuration nucléaire par la physique
quantique. Les formalismes quantiques et les pratiques chimiques concernées prennent ainsi
sens ensemble.
Une part importante du travail de Hans Primas consiste à explorer les premiers travaux en
chimie quantique, en particulier l’hypothèse adiabatique et le principe de Born et
Oppenheimer810, pour mettre en évidence les domaines pour lesquels leur usage n’est pas
pertinent en chimie d’un point de vue conceptuel. Ce faisant, il analyse les raisonnements
perturbationnels, les ordres de grandeur des variables utilisées, les conditions à la limite des
méthodes, et le mélange de modèles classiques et quantiques pour souligner que le
« principe » de Born et τppenheimer ne convient pas d’un point de vue quantique car il reste
rattaché à une idée de structure nucléaire qui est une idée classique. Il montre en outre qu’il
est insuffisant de développer les solutions de l’équation de Schrödinger en fonction d’un petit

m
paramètre comme 4 et de prouver ensuite la validité de cette écriture. Il rappelle, et ce
M

807
PRIMAS, H. Chemistry, Quantum Mechanics and Reductionism?, op. cit., p. 321 : « The hierarchical
description of molecules is appropriate if we interact with molecules in a chemically relevant way. » (Ma
traduction)
808
PRIMAS, H. « Emergence in Exact Natural Sciences », op. cit., p. 87.
809
Ibid., p. 87 : « The task of higher-level descriptions is not to approximate the fundamental theory but to
represent new patterns of reality. » (Ma traduction)
810
Séparant le mouvement des électrons de celui des noyaux, Born et Oppenheimer déterminent les solutions
(fonctions propres) de l’équation de Schrödinger en fixant les variables nucléaires. δa fonction d’onde
moléculaire devient un produit d’une fonction d’onde nucléaire et d’une fonction d’onde électronique. δa
« partie » nucléaire est fixée et demeure constante pendant que le calcul d’une densité pour cette configuration
nucléaire est mené. Il suffit ensuite de faire varier cette configuration et de déterminer la densité électronique
correspondant à chaque nouvelle distribution nucléaire (BORN, M. & OPPENHEIMER, R. « Zur
Quantentheorie der Molekeln », Annalen der Physik, 84, 1927, pp. 457-484).
437
point est très important, que le changement du comportement asymptotique du modèle
implique un changement du type d’algèbre associé aux observables permettant de décrire une
molécule. Il insiste ensuite sur le fait que le type d’algèbre qui correspond le mieux à la
description adiabatique bien souvent utile en chimie est une algèbre W*811. Les temps
caractéristiques dépendaient des modes d’accès instrumentaux et voici que le comportement
asymptotique de modèles dépend d’un mode d’accès cognitif μ un type d’algèbre. Il s’agit
donc d’articuler différents modes d’accès comme des instruments et des types d’algèbre afin
de produire une description des molécules. Cette articulation ne va pas de soi, Primas écrit :
« Il y a des molécules – cette expression n’est pas un truisme mais un résultat théorique
fondamentalement non trivial. Un objet moléculaire robuste est dynamiquement adapté à son
environnement, il hérite du reste du monde de plusieurs caractéristiques qui lui permettent de
distinguer des états environnementaux non équivalents. »812
Le travail de Primas consiste à proposer une nouvelle algèbre en partant d’une étude des
approximations qui conduisent asymptotiquement au système étudié. Primas propose une
étude des relations qui permettent la transformation d’un modèle en un autre par passage à la
limite. Il porte en particulier son attention sur le modèle Hartree-Fock que de nombreuses
méthodes en chimie quantique utilisent. Il évalue dans quelle mesure ce modèle est
« asymptotiquement exact »813 pour les systèmes moléculaires importants. Il pointe du doigt
le fait que le modèle Hartree-Fock utilise une factorisation qui conduit, étonnamment, à
éliminer les variables liées à l’environnement moléculaire, alors que le but du chimiste
théoricien est bien de comprendre la réactivité d’une molécule ! Il souligne en outre que si le
modèle Hartree-Fock est appliqué à un système moléculaire (les fameuses « molécules-
foule » de Bachelard) interagissant avec son propre champ électromagnétique, cela implique
que les états du système restent en permanence cohérents. Il signale que cela n’est en rien
surprenant dans la mesure où la modélisation du champ interne à la molécule proposée par
cette méthode utilise un champ stochastique classique de type gaussien. Un fait troublant

811
Pour un système W*, l’algèbre A des observables s’écrit comme un tenseur A  B  C où B décrit les degrés
de liberté des électrons et C est une algèbre commutative des « atomes libres » qui décrit la structure moléculaire
et le mouvement stochastique classique des noyaux. Voici un nouvel ensemble d’éléments hétérogènes ! Pour
plus de renseignements, se référer à ATMANSPACHER, H. & AMANN, A. « C*- and W*-Algebras of
Observables, Their Interpretations, and the Problem of Measurement », in On Quanta, Mind and Matter. Hans
Primas in Context, ATMANSPACHER, H., AMANN, A., MÜLLER-HEROLD, U. (Eds.), Springer,
Fundamental Theories of Physics, Vol. 102, 1999, pp. 57-79.
812
PRIMAS, H. Chemistry, Quantum Mechanics and Reductionism?, op. cit., p. 306 : « There are molecules –
this is not a commonplace but a highly nontrivial theoretical result. A robust molecular object is dynamically
adapted to its environment; it inherits from the rest of the world some of the characteristics which distinguish
environmental states. » (εa traduction, l’italique est utilisée par l’auteur).
813
Ibid., p. 334. Voir le chapitre 6, « Reductionism, Holism and Complementarity », pp. 308-355.
438
toutefois s’ajoute à cette analyse car la disparition des effets de l’environnement dans le
formalisme implique que l’équation de Schrödinger qui décrit l’évolution du vecteur d’état du
système devient non linéaire814. Primas met en évidence que le formalisme contient des zones
d’ombre, des « mystères ».
Ce n’est pas tout car Primas insiste sur le fait que les méthodes sont basées sur des
conditions de jauge qui sont incompatibles avec l’étude des interactions de la matière avec des
champs électromagnétiques. La condition de jauge de Coulomb sépare, par exemple, le
champ de Coulomb attribué à la molécule et le champ électromagnétique provenant de
l’environnement. Cette séparation se retrouve sous la forme d’une factorisation dans le
formalisme. Dans ce cas de figure, la théorie des perturbations n’est plus applicable aux
systèmes qui présentent un état fondamental dégénéré. Il faut impérativement changer
d’algèbre sous-jacente.
Primas établit que les travaux de pionniers de la mécanique quantique ne peuvent pas
apporter une description de la structure moléculaire qui soit à la fois cohérente du point de
vue de la théorie quantique et pertinente du point de vue des chimistes. Il admet toutefois
qu’il est impossible d’éliminer le concept de structure du domaine chimique815. Il considère
que la chimie mériterait de meilleures théories qui permettraient de décrire les propriétés
classiques et les propriétés quantiques en même temps, tout en restant pertinentes pour un
travail de chimistes816.
Il y a plusieurs façons d’étudier une molécule et il serait imprudent, selon lui, de supposer
qu’il existe une meilleure description qui soit indépendante de nos choix. Il écrit en
témoignant d’un certain pragmatisme : « Ni la description proposée par les pionniers de la
mécanique quantique ni la caricature adiabatique ne sont d’une meilleure qualité l’une par
rapport à l’autre, elles sont deux descriptions incommensurables de la même réalité, elles ne
devraient pas être pensées comme contradictoires en quelque sens que ce soit. Elles servent
des objectifs différents. »817 Je m’interroge sur le sens que Primas donne à cette « même

814
Primas fait référence aux travaux suivants : DAVIES, E. B. « Symmetry breaking for a non-linear
Schrödinger equation », Communications in Mathematical Physics, 64, 1979, pp. 191-210. PFEIFER, P. « A
nonlinear Schrödinger equation yielding the shape of molecules by spontaneous symmetry breaking », in
Classical, semiclassical and quantum mechanical problems in mathematics, chemistry and physics,
GUSTAFSON, K. & REINHARDT, W. P. (Eds.), Plenum Press, New York, 1981.
815
Ibid., p. 345.
816
Ibid.
817
Ibid., p. 346 : « Neither the description by pioneer quantum mechanics nor the adiabatic caricature is of
higher quality than the other, they are two incommensurable descriptions of the same reality, they should not be
thought as contradictory in any sense. They serve different purposes. » (Ma traduction) Primas utilise le mot de
caricature pour qualification une approximation qui simplifie le problème étudié dans un certain contexte
d’application (p. 331).
439
réalité » dans la mesure où les modes d’accès (instruments, milieu associé, procédé utilisé,
etc.) participent à la constitution des corps chimiques. Il me semble que la notion
« d’affordance » permet d’échapper à cette aporie. Je discuterai ce point dans la dernière
partie de la thèse. Primas affirme que la description d’une molécule proposée par les pionniers
de la mécanique quantique et celle mise en avant par les chimistes sont complémentaires.
Toujours est-il qu’il existe, selon lui, une façon de dériver rigoureusement la description
chimique à partir des travaux quantiques en utilisant un raisonnement asymptotique qu’il
explicite818. Cette dérivation n’a toutefois pas le sens pour lui d’une élimination ou d’une
réduction pure et dure. Il s’agit d’affirmer que nous touchons au réel et que cette convergence
à la limite des différentes « caricatures » renseigne sur le caractère « ontique » des propriétés
dynamiques de ces systèmes, même s’il souligne, au même moment, le caractère
intersubjectif de ces propriétés qui dépendent de nos abstractions819. C’est dans ce contexte
qu’il pense l’émergence, en particulier une forme « contextuelle » d’émergence, en lien avec
la chimie quantique. Il précise :

« Pour la plupart des phénomènes, la logique booléenne est un langage bien trop simple. La Nature
se manifeste elle-même à un scientifique selon plusieurs modes complémentaires. Nous avons besoin,
y compris dans le domaine étroit des sciences exactes, de points de vue mutuellement exclusifs et de
concepts antinomiques. Nulle description particulière de la nature n’est exhaustive, nulle abstraction
unique n’est appropriée à tous les contextes. Un compte-rendu complet exige l’articulation simultanée
des modes complémentaires de description. Il peut être seulement atteint en élargissant l’univers du
discours de façon à inclure toutes les descriptions complémentaires de la réalité. Une logique
quantique non booléenne procure une telle structure aux sciences exactes de la nature. Selon
l’interprétation ontique de la logique quantique, l’existence de propriétés potentielles incompatibles est
la racine de l’existence de descriptions complémentaires et la condition fondamentale pour
l’émergence d’une nouveauté. »820

818
Ibid., p. 350 : « These two descriptions of a molecule are complementary, they correspond to the
complementary ways physicists and chemists interact with nature. Nevertheless, the higher-level chemical view
follows in a mathematically rigorous way by an asymptotic caricature.
819
Primas écrit en effet (p. 293) : « The crucial point is the triviality that nothing can be said about nature unless
some abstractions have been made. Objects exist only by virtue of abstractions. The notion “object” is
abstraction-dependent but it can be taken as being mind-independent. » δ’italique marque l’insistance de Primas.
820
Ibid., p. 151 : « For most phenomena Boolean logic is far too simple a language. Nature manifests herself to
a scientist in many complementary modes. Even within the narrow compass of exact science we need mutually
exclusive viewpoints and antithetical concepts. No particular description of nature is complete, no single
abstraction is appropriate for all contexts. A full account requires the simultaneous articulation of
complementary modes of descriptions; it can be achieved only by enlarging the universe of discourse to include
all complementary descriptions of reality. Non-Boolean quantum logic provides such a common frame for the
exact natural sciences. According to the ontic interpretation of quantum logic, the existence of incompatible
potential properties is the root of the existence of complementary descriptions and the basic condition for the
emergence of novelty. » (Ma traduction)
440
C’est parce qu’il existerait des « propriétés potentielles incompatibles » que nous sommes
amenés à proposer des descriptions complémentaires de la réalité et que « l’émergence d’une
nouveauté » devient envisageable. Primas recherche une articulation entre la logique non-
booléenne, un type d’algèbre, un ensemble d’instruments et de modèles, et le travail des
chimistes. C’est dans ce cadre qu’il relie la chimie quantique au concept « d’ontologie
contextuelle » en prenant soin de définir que le concept « d’état ontique » d’un système se
réfère à un système individuel et non à un ensemble de systèmes et qu’il est en outre
indépendant de toute notion probabiliste. δ’état « ontique » est attribué à un système fermé
dont il importe peu de savoir si nous pouvons ou pas le connaître. « Les états ontiques sont
reliés aux propriétés réellement existantes et n’ont par conséquent aucune signification
opératoire a priori »821. Les « états épistémiques » sont, au contraire, relatifs à notre
connaissance.
Il serait aisé de remettre ce point de vue en question en particulier en interrogeant le sens
des mots « propriétés » et « ontique » dans le domaine quantique. Ce va-et-vient entre la
reconnaissance de la non-séparabilité du système avec son contexte et le postulat de
l’existence des états ontiques, à supposer qu’il ne soit proposé qu’à titre de simple guide pour
la pensée, est hautement problématique. Afin de préciser sa pensée, Primas soutient qu’un état
épistémique d’une théorie dérivée renvoie à notre connaissance partielle de l’état ontique de la
théorie fondamentale. S’il est vrai que les résultats issus de nos recherches empiriques
dépendent des choix des catégories et du cadre conceptuel, alors une théorie dont la
formulation dépendrait des contextes et qui serait dérivée d’une théorie plus fondamentale
reflèterait toujours, selon une interprétation ontique, certains aspects de la réalité
indépendante822. Ainsi Primas pense-t-il pouvoir introduire la notion « d’ontologie
contextuelle » à propos des théories dérivées. Si nous nous accordons sur la relativité d’un
objet par rapport à un contexte, il est toujours possible de faire comme si ces « objets
contextuels » avaient une existence indépendante. Il écrit par exemple qu’en l’absence de tout
contexte, il serait absurde de parler de la lune, de la molécule d’ammoniac, de l’atome
d’hydrogène ou des électrons. Ce qui ne nous empêche pas de réifier ces « objets » dans nos
vies quotidiennes. Primas boucle alors sa mise en relation de la chimie quantique avec la
question de l’émergence en revenant à son idée de complémentarité par le biais de ces
« ontologies contextuelles ». Il écrit :

821
Ibid., p. 265 : « Ontic states relate to properties having a real being, hence they have no a priori operational
meaning. » (Ma traduction)
822
PRIMAS, H. « Emergence in Exact Natural Sciences », op. cit., p. 96.
441
« Une ontologie contextuelle ne se réfère pas à une réalité indépendante mais à des propriétés
émergentes qui surgissent de caractéristiques latentes de la réalité indépendante. De telles structures
cachées deviennent manifestent uniquement lorsque nous choisissons une topologie capable de
distinguer des caractéristiques pertinentes de celles qui ne le sont pas. Il ne peut être question de savoir
si telle ontologisation particulière est « plus vraie » ou « plus réelle » qu’une autre. Nulle description
opérationnelle unique n’est légitime à elle seule, et aucune d’entre elles n’est suffisante ; c’est
l’ensemble de ces descriptions qui est nécessaire. (…) C’est seulement si nous maintenons des
ensembles multiples d’ontologies contextuelles que nous pourrons tolérer la coexistence de points de
vue complémentaires sur notre expérience de la réalité. Alors qu’une réalité indépendante est en elle-
même inaccessible, les nombreuses descriptions contextuelles qui sont non-équivalentes nous
permettent de pénétrer plus profondément la structure de la réalité indépendante. »823

Ce passage est très étonnant. Un contresens à ne pas faire serait d’affirmer que Primas est
explicitement partisan des théories des variables cachées au sens d’Einstein, c'est-à-dire des
variables dites « locales » et respectant le principe de causalité. Il les rejette en effet en tout
cas sous leurs formes locales824. Par ailleurs, l’expression « ontologies contextuelles »
renvoient à d’autres travaux. En 1967, Kochen et Specker établissent que toute théorie à
variables cachées qui rend compte des résultats des expériences de physique quantique est
contextualiste. Cette approche n’affaiblit pas pour autant la théorie des variables cachées non
locales proposée par Bohm825. Il est toujours possible d’affirmer que l'entité « réelle », qui
possède toutes les caractéristiques déterminant le résultat de la mesure, ne soit plus constituée
des particules seules, mais des particules et de leur contexte. Cette interprétation globale reste
envisageable dans le cadre de variables cachées non locales et cette forme de réalisme est
parfois nommée « ontologie contextuelle »826. Il n’est pas évident de relier l’approche de
Primas à ces approches réalistes, il est possible en revanche de faire remarquer que Primas

823
Ibid., pp. 96-97 : « A contextual ontology does not refer to an independent reality but to emergent properties
arising from latent features of the independent reality. Such hidden structures becomes manifest only by
choosing a topology capable to distinguish the relevant and irrelevant features. It cannot be a question whether a
particular ontologization is “more true” or “more real” than another. σo single operational description is
uniquely legitimate, and none is sufficient; all of them together are necessary. (…) τnly if we maintain multiple
sets of contextual ontologies, we can tolerate the coexistence of complementary views in our experience of
reality. While an independent reality itself is directly inaccessible, the numerous inequivalent contextual
descriptions allow us to get deeper insight into the structure of independent reality. » (εa traduction, l’italique
marque l’insistance de Primas)
824
PRIMAS, H. Chemistry, Quantum Mechanics and Reductionism?, op. cit., pp. 110-111 : « So, an interesting
feature of hidden variables theories is their potential to suggest new and stringent tests of quantum mechanics.
All experimental tests carried out so far have confirmed quantum mechanics and given strong evidence against
any kind of local variable theories. »
825
BOHM, David. Quantum theory, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, New Jersey, 1951. BOHM, David. «
Hidden variables in the quantum theory », in Quantum theory, vol. 3, Radiation and high energy physics,
BATES, D. R. (Ed.), Academic Press, New York, 1962, pp. 345-387.
826
STRAUMANN, N. « A simple proof of the Kochen-Specker Theorem on the problem of Hidden Variables »,
invited talk (birthday contribution for Ruth Durrer, Geneva, January 25, 2008), disponible en ligne :
arXiv:0801.4931v1.
442
rejette explicitement l’interprétation de Copenhague de la mécanique quantique, ce rejet
permet d’éclairer la dernière phrase à laquelle je viens de me référer. Primas précise avec
conviction que :

« E ta t u’oppos e à la th o ie des s st es, u e th o ie fondamentale de la matière non


seulement doit représenter mais elle doit aussi expliquer. Afin de mener à bien cette tâche, la
a i ue ua ti ue doit t e plus u’u e th o ie des elatio s e t e o se va les. Le référent
ultime de la théorie fondamentale doit être la matière et les radiations, et non les expérimentations
ou l’e p ie e. Ce ui evie t à di e ue d’u poi t de vue fo da e tal l’u i ue i te p étatio
adé uate de la éca i ue ua ti ue est l’i te p étatio o ti ue. »
827

Reste ouverte toutefois la signification de l’expression « propriétés émergentes » dans ce


contexte. Elles seraient des « caractéristiques latentes de la réalité indépendante ». Est-à-dire
que Primas, après avoir fait référence à des expansions mathématiques singulières et aux
algèbres C* et W*, et ce avec une maîtrise rare des formalismes qui impose le respect,
revient, en complément, à une interprétation dispositionnelle de l’émergence ? A une virtus
dormitiva qui attend le contexte qui la révèle ? Je fais le choix de revenir sur ce point dans la
dernière partie de la thèse qui évoquera les dispositions, les capacités, les « affordances », et
leurs subtilités dans mes propositions de mise en relation de l’émergence avec la chimie et la
chimie quantique. Je souhaitais simplement pour l’heure montrer le cadre de travail de Primas
en lien avec le thème de mon enquête, ni plus ni moins.

Bachelard, Rom Harré et Hans Primas relient la physique et la chimie quantique à l’idée
d’émergence par le biais de la relativité aux modes d’accès. Ils évoquent le rôle du
contexte828, des conditions opératoires et la complémentarité des points de vue. Etudions à
présent comment Robert Bishop et Harald Atmanspacher élaborent le concept « d’émergence
contextuelle » sur la base des travaux de Primas à propos des ontologies contextuelles et du
passage à la limite entre des modèles macroscopiques et des modèles microscopiques.

827
PRIMAS, H. Chemistry, Quantum Mechanics and Reductionism?, op. cit., p. 152 : « As opposed to system
theory, a fundamental theory of matter not only must represent it must also explain. In order to fulfill this task,
quantum mechanics must be more than a theory of relations between observables quantities. The ultimate
referent of a fundamental theory has to be matter and radiation, and not experiments and experience. That is,
from a fundamental point of view the only adequate interpretation of quantum mechanics is an ontic
interpretation. » (εa traduction, l’italique marque l’insistance de l’auteur).
828
ATMANSPACHER, H., AMANN, A., MÜLLER-HEROLD, U. (Eds.), On Quanta, Mind and Matter. Hans
Primas in Context, Springer, Fundamental Theories of Physics, Vol. 102, 1999.

443
5.1.2 Emergence contextuelle

δe débat à propos de l’émergence ou de la réduction n’a jamais cessé de tourner autour de


la nature des relations entre : (1) des théories, des lois ou des régularités ; (2) deux types de
propriétés ; (3) le tout et ses parties (méréologie). Les philosophes ont essentiellement porté
leur attention sur le langage des sciences et les théories afin de discuter la possibilité d’une
réduction de la chimie à la physique. Ce faisant, ils évaluent dans quelle mesure la dérivation
de la chimie reste envisageable à partir des formalismes et des lois de la physique, en
l’occurrence la physique quantique. Le philosophe Robert Bishop et le physicien Harald
Atmanspacher proposent une classification des stratégies discursives afin de clarifier ce qui
est en jeu lorsque nous essayons de relier les propriétés d’un niveau supérieur à une propriété
de niveau inférieur. Ce faisant, ils mettent l’accent sur les « modalités » de la dérivation et
sur sa « rigueur ». Ils distinguent quatre stratégies829.
La réduction fondamentale (« basic reduction ») selon laquelle les propriétés (incluant les
lois) appartenant au niveau inférieur de description sont à la fois nécessaires et suffisantes
pour « dériver rigoureusement » les propriétés du niveau supérieur. Il s’agit du cas de figure
le plus commun et le plus controversé.
Ils considèrent un deuxième cas pour lequel les propriétés (incluant les lois) du niveau
inférieur sont nécessaires mais non suffisantes pour expliquer les propriétés du niveau
supérieur. En s’inspirant des travaux de Primas830, ils introduisent un ensemble de conditions,
contingentes et contextuelles, rattachées au niveau supérieur et dont la connaissance permet,
une fois associée aux propriétés nécessaires du niveau inférieur, de dériver rigoureusement
toute propriété du niveau supérieur. C’est dans ce cadre qu’ils introduisent le concept
« d’émergence contextuelle ».
Ils envisagent ensuite que les propriétés (incluant les lois) du niveau inférieur sont
suffisantes mais non nécessaires pour permettre la dérivation des propriétés du niveau
supérieur. C’est typiquement le cas de la « réalisation multiple » de la propriété de niveau
supérieur par différentes propriétés appartenant au niveau inférieur. Il s’agit dès lors d’étudier
les corrélations entre les niveaux de façon à élucider comment les propriétés du niveau

829
BISHOP, R.C. & ATMANSPACHER, H. « Contextual Emergence in the Description of Properties »,
Foundations of Physics, Vol. 36, No. 12, 2006, pp. 1753-1777.
830
PRIMAS, H. Chemistry, Quantum Mechanics and Reductionism?, op. cit. PRIMAS, H. « Emergence in Exact
Natural Sciences », op. cit.

444
supérieur « surviennent » à partir du niveau inférieur, sachant que la survenance ne permet
aucune dérivation rigoureuse des propriétés du niveau supérieur à partir de celles du niveau
inférieur.
Pour finir, ils évoquent le cas de l’émergence radicale selon laquelle les propriétés
(incluant les lois) appartenant au niveau inférieur de description ne sont ni nécessaires ni
suffisantes pour « dériver rigoureusement » les propriétés du niveau supérieur.

δ’émergence contextuelle articule une théorie phénoménologique du niveau supérieur qui


dépend des contextes avec des lois ou des principes du niveau inférieur qui sont indépendants
des contextes. Cette connexion nécessite de prendre en compte les modes d’accès,
instrumentaux ou cognitifs, que Primas qualifie de « procédés de reconnaissance de
structures »831. Primas souligne, à l’instar de Rom Harré, qu’un mode d’accès est toujours
éclectique μ il retient certains aspects d’une interaction en laissant d’autres aspects de côté. En
bref, il opère une sélection, c’est-à-dire une abstraction qui dépend des perspectives
scientifiques engagées. Il est cependant mathématiquement possible, comme nous venons de
le voir à propos de Primas, d’introduire une « topologie contextuelle » non spécifiée par la
théorie du niveau inférieur, pas plus qu’elle n’est dérivable à partir d’elle. Elle est en outre
« contingente » dans la mesure où elle dépend du mode d’accès qui aurait bien pu être tout à
fait différent. D’un point de vue technique, cette connexion entre les deux niveaux est réalisée
au moyen d’expansions asymptotiques singulières. Bishop et Atmanspacher reprennent donc
le travail de Primas.
Afin de légitimer leurs arguments, ils soulignent que l’émergence contextuelle vérifie les
critères proposés par Kim pour définir l’émergence. δes propriétés émergentes découlent de
propriétés et de relations appartenant au niveau inférieur sans pour autant être prédictibles et
explicables à partir d’elles, même dans l’hypothèse d’une connaissance complète du niveau
fondamental. Toujours selon Bishop et Atmanspacher, l’émergence contextuelle permet de
clarifier le problème de la causalité descendante dans la mesure où ils considèrent que les
propriétés sont autant de contraintes qui génèrent de nouveaux effets. Ils parlent alors
« d’efficacité causale » et affirment que l’utilisation conjointe d’une nouvelle algèbre associée
aux observables et d’une topologie contextuelle ouvre la voie à une compréhension
mathématique de l’efficacité causale. Ils prennent ensuite les exemples de la forme

831
PRIMAS, H. « Emergence in Exact Natural Sciences », op. cit.
445
moléculaire et de la chiralité pour défendre leur point de vue en se référant aux travaux de
Hans Primas et de Robert Woolley832. Ce dernier signale que :

« δ’application systématique de la mécanique quantique à une molécule ne conduit pas (…) à la


description, usuelle et indéniablement essentiellement correcte, des phénomènes chimiques qui sont
obtenus par la chimie quantique orthodoxe. (…) De nouveaux concepts qui ne peuvent pas être inférés
à partir des lois fondamentales sous-jacentes sont requis. »833

δ’exemple classique proposé par Woolley est celui de la structure moléculaire qui ne peut
être prédite à partir de l’équation de Schrödinger. Différents isomères peuvent ainsi avoir des
structures très différentes alors que leurs vecteurs d’état sont régis par la même équation de
Schrödinger. Pour Woolley, et cela rappelle les conclusions de Primas à propos du modèle
Hartree-Fock, cette situation montre bien que nous ne savons pas comment formuler la
mécanique quantique afin qu’elle permette de déterminer la structure moléculaire à partir de
calculs. Woolley rajoute : « δe problème n’est pas que nous ne disposions pas d’ordinateurs
suffisamment puissants, il correspond plutôt au fait que nous ne savons pas quoi calculer par
leur intermédiaire. Cela signifie que nous avons besoin d’une nouvelle idée »834.
Woolley, comme Primas, recherche une nouvelle formulation de la mécanique quantique
qui soit adaptée à la chimie. La réduction de la chimie n’est pas possible parce que le cadre
actuelle de la chimie quantique n’est pas adéquat et doit être reconfiguré. Pour Woolley, la
forme d’une molécule est un concept et rien de plus. Primas s’accorde à dire également que
les propriétés moléculaires comme la structure ne peuvent être déduites et dérivées du
formalisme de la mécanique quantique. Il affirme :

« Une raison pour laquelle une petite partie de la chimie a été déduite de la mécanique quantique
moléculaire fondamentale est que la plupart des concepts chimiques ne sont pas (ou, peut-être, pas
encore) définis dans un langage qui puisse être intégré à la théorie fondamentale (p. γβ8). (…)
Conformément à l’usage général qu’en font les chimistes, le concept de structure moléculaire renvoie à
quelque chose que la molécule possède, et duquel il est possible de discuter en utilisant des langages
booléens non restreints. Ce qui revient à dire que la structure moléculaire est un concept classique et
qu’il devrait être représenté par des observables classiques. Il n’y a cependant pas de tels observables
en mécanique quantique fondamental. Nous utilisons néanmoins ce cadre comme point de départ et

832
WOOLLEY, R. « Quantum theory and molecular structure », Advances in Physics, 25, 100, 1976, pp. 27-52.
WOOLLEY, R. « Must a molecule have a shape? », Journal of the American Chemical Society, 100, (4), 1978,
pp. 1073–1078. WOOLLEY, R. « Is there a quantum definition of a molecule? », Journal of Mathematical
Chemistry, 23, 1998, pp. 3-12.
833
WOOLLEY, R. « Quantum theory and molecular structure », op. cit., pp. 31-32 : « [T]he systematic
application of quantum mechanics to a molecule does not lead (….) to the usual, and undoubtedly essentially
correct, description of chemical phenomena that is obtained from orthodox quantum chemistry. (…) New
concepts which cannot be inferred from the underlying fundamental laws are required. » (Ma traduction)
834
WOOLLEY, R. « Is there a quantum definition of a molecule? », op. cit., p. 11.
446
nous dérivons ensuite la structure moléculaire en tant que structure asymptotique d’un calcul à la limite
en envisageant le cas singulier des masses moléculaires infinies. δ’attention doit être ici attirée sur le
fait que la situation à la limite dépasse le cadre formel de la mécanique quantique. Cette limite est
cependant bien définie dans un système dynamique ayant deux niveaux hiérarchiques décrit par une
algèbre W* (p. 335). »835

Dans la lignée des travaux de Primas, Bishop et Atmanspacher proposent un nouvel


argument pour renforcer le concept d’efficacité causale de la structure qui émerge au niveau
supérieur. Ils reviennent sur la disparition des corrélations entre les noyaux et les électrons
lorsque le paramètre tend vers zéro et rappellent que les niveaux d’énergie adjacents
(électronique, vibrationnel, rotationnel) sont reliés entre eux par des effets de boucles
récursives. Par voie de conséquence, chaque niveau de plus haute énergie, le niveau
électronique vis-à-vis du niveau vibrationnel et ce dernier par rapport au niveau rotationnel,
exerce une contrainte sur l’énergie du niveau qui lui est inférieur. Ils affirment même que
cette contrainte modifie le « comportement » du niveau inférieur. Ainsi le couplage entre ces
niveaux est-il, selon eux, un cas intéressant de causalité descendante. Bishop et Atmanspacher
concluent à propos de la chiralité :

« Dans la mesure où le niveau de description quantique est nécessaire pour dériver la propriété de
chiralité au niveau supérieur, les principes ou les lois de la mécanique quantique ne peuvent être violés
par aucune description du niveau supérieur qui tient compte de la chiralité. Le fait que le niveau de
description de la mécanique quantique ne soit pas suffisant à lui seul est reconnaissable par le fait qu’il
ne permet pas de déterminer un type d’algèbre incluant la chiralité à moins que des conditions
contingentes supplémentaires ne soient proposées. »836

Contrairement à Rom Harré qui veille à rétablir une symétrie entre les niveaux, ce concept
d’émergence contextuelle maintient une dissymétrie et intègre une topologie qui est censée
traduire le « contexte » phénoménologique de l’entité. Il y a une dérivation d’un genre
835
PRIMAS, H. Chemistry, Quantum Mechanics and Reductionism?, op. cit, p. 328 et p. 335 : « One reason why
a tiny part of chemistry has been reduced to fundamental molecular quantum mechanics is that most chemical
concepts are not (or, maybe, not yet) defined in a language which can be transferred to the fundamental theory
(p. γβ8). (…) According to the general use of this concept by chemists, a molecular structure is something a
molecule has, and which can be discussed by using an unrestricted Boolean language. That is, molecular
structure is a classical concept, and should be represented by classical observables. However, in pioneer quantum
mechanics there are no classical observables. Nevertheless, we use pioneer quantum mechanics as a starting
point, and derive the molecular structure as an asymptotic pattern in the singular limit of infinite molecular
masses. Here attention must be paid to the fact that the limiting situation goes beyond the scope of pioneer
quantum mechanics. However, the limit is well-defined as a dynamical W*-system having two hierarchical levels
(p. 335) » (Ma traduction, l’italique est celle de l’auteur).
836
BISHOP, R.C. & ATMANSPACHER, H. « Contextual Emergence in the Description of Properties », op. cit.,
p. 1772 : « Since the quantum level of description is necessary to derive the higher-level property chirality,
quantum mechanical principles or laws cannot be violated by any higher-level description incorporating
chirality. That the quantum mechanical level of description alone is not sufficient is recognized by the fact that it
does not give rise to an algebra of observables including chirality unless additional contingent conditions are
given. » (Ma traduction)
447
nouveau. C’est à la notion de causalité descendante que s’adresse plus particulièrement ce
travail dans l’espoir de consolider l’émergence en lien avec la chimie quantique. Bishop et
Atmanspacher utilisent une causalité efficiente dans le cadre de leur travail. Il est possible
d’interroger cette démarche en réfléchissant sur le type de causalité à introduire dans le cadre
de la chimie quantique. Je reviendrai sur ce point en me référant aux travaux de Michel Bitbol
dans le dernier chapitre de cette thèse. Pour l’heure, retenons que ce travail renouvèle la
notion de réduction en articulant une entité, les éléments qu’elle contient et un contexte. Le
qualificatif « émergent » surprend bien sûr car il s’agit tout de même de « dériver
rigoureusement » les lois ou propriétés du niveau supérieur à partir de celles du niveau
inférieur. Même si elles ne sont pas suffisantes, ces dernières demeurent nécessaires. Une
discussion s’est progressivement développée en philosophie contemporaine et consiste à
interroger et à redéfinir ce que nous entendons par le mot « réduction ». Ces travaux
bousculent la ligne de démarcation instaurée par les partisans de l’émergence ou de la
réduction. Je tiens à en présenter un exemple significatif.

5.1.3 Emergence et réduction : Dissolution du débat par glissement sémantique ?

Le philosophe Jeffry Ramsay insiste sur le fait que la « forme » d’une molécule dépend du
type de mesure auquel elle participe. Il se réfère aux travaux de Berry837 et rappelle que le
groupe de symétrie de la molécule d’ammoniac peut être le groupe « C3v » pour lequel la
molécule a une structure de pyramide trigonale ou bien le groupe « D3 » décrivant deux
pyramides trigonales jointes par leur sommet. Tout dépend en fait du type de niveau d’énergie
concerné par la mesure. Ramsay souligne l’importance de l’échelle de temps utilisée et de la
résolution spectrale des appareils. Il intègre ainsi des éléments métrologiques dans le cadre du
débat philosophique à propos du concept de forme moléculaire. En accord avec William
Wimsatt838 et Mary Jo Nye839, il remplace le concept ontologique de « niveau » par le concept
fonctionnel de « perspective ». Chaque mode d’accès, qu’il soit instrumental ou cognitif, à sa
propre « signature » et ouvre une perspective. Chaque intervention capture différentes
caractéristiques des molécules étudiées en fonction des questions que nous posons, de

837
BERRY, R.S. « A Generalized Phenomenology for Small Clusters, However Floppy », In Quantum
Dynamics of Molecules: The New Experimental Challenge to Theorists, WOOLLEY, R.G. (Ed.), Plenum Press,
New York, 1980.
838
WIMSATT, W. « The Ontology of Complex Systems: Levels of Organization, Perspectives, and Causal
Thickets », in Biology and Society, MATTHEN, M. & WARE, R.X. (Eds.), Canadian Journal of Philosophy,
supplementary volume 20, 1995, pp. 207-274.
839
NYE, M.J. From Chemical Philosophy to Theoretical Chemistry: Dynamics of Matter and Dynamics of
Disciplines, 1800-1950, University of California Press, Berkeley, California, 1993.
448
l’instrumentation utilisée et de la nature des molécules ciblées. Cela n’est pas sans rappeler la
notion de « procédés de morcellement » introduite par Destouches afin de souligner que tout
système est relatif à une opération de découpage et qu’il reste « insécable » par rapport à ces
procédés de production840.
Ramsay affirme que : « Si la forme est conçue comme une caractéristique de certains
systèmes physiques qui, il est bon d’y insister, est dépendante de la mesure et de l’échelle de
temps considérée, alors il est possible d’affirmer que la forme est approximativement
réductible d’un point de vue ontologique »841. Les approximations proposées par les
scientifiques et les incertitudes de la mesure conduisent Ramsay à ajouter que : « comme tout
concept, celui de forme est un concept approché et interprétatif. Cela ne signifie pas pour
autant que les concepts classiques soient d’une façon ou d’une autre coupés de toute réalité ou
qu’ils soient des « objets de croyance » »842.
C’est justement ce travail sur les approximations qui va conduire Ramsay à introduire une
autre définition du mot réduction. Affirmer que la réduction ontologique est possible, c’est
oublier cette dépendance au mode d’accès et le rôle de l’acte de modélisation. δa
construction du sens à donner à la précision d’une mesure est le résultat d’une activité de
stabilisation comme je viens de le montrer à propos de la métrologie chimique. Oublier cet
indispensable travail revient à couper toute réduction éventuelle du degré de plausibilité qui
est le sien en réponse à un problème donné. S’il est étonnant que Ramsay ne fasse pas la
moindre référence au rôle de l’environnement chimique sur la forme des molécules, il faut lui
reconnaître cet effort de prise en compte du travail quotidien d’interprétation des mesures et
de modélisation des scientifiques.
Ramsay a raison de souligner qu’une réduction n’est pas qu’une simple affaire
d’explication mais qu’elle renvoie, tout autant, à une pratique d’élaboration. Pour éclaircir son
propos, il étudie comment certains scientifiques tentent de résoudre des équations qui
n’admettent aucune solution analytique ou computationnelle. Il montre comment ces
chercheurs réduisent le nombre de variables qui permettent de définir l’état du système en
utilisant de nombreuses techniques mathématiques qui sont associées à des hypothèses
chimiques et physiques. Ce faisant, il retrace comment le problème insoluble donne lieu à
840
DESTOUCHES, Jean-Louis. Principes fondamentaux de physique théorique, volume 2, Hermann, Paris,
1942.
841
RAMSEY, J.L. « When reduction leads to construction: Design considerations in scientific methodology »,
International Studies in the Philosophy of Science, 7:3, 1993, p. 244 : « If shape is conceived as a feature of
some physical systems but is one which does not exist independently of measurement and time-scale
considerations, then there is a sense in which shape is approximately ontologically reducible. » (Ma traduction)
842
Ibid., p. 246 : « Like all concepts, shape is an interpretative, approximate concept. This does not make
classical concepts somehow unreal and not an “object of belief”. » (εa traduction, l’italique est celle de l’auteur)
449
l’ « émergence » de modèles théoriques localement performatifs843. En ce sens, il se place
dans le sillon tracé par Primas. Aucune approche théorique ne contient l’autre, le modèle n’est
pas déduit de la théorie, il est élaboré à partir d’elle et d’un mélange d’éléments hétérogènes
(autres hypothèses, outils, etc.) dans le cadre d’une résolution d’un problème. J’ai montré
dans un autre cadre comment Mulliken a créé de nouveaux concepts, comme celui de
promotion électronique, à partir de la spectroscopie moléculaire, des deux premières formes
de mécanique quantique, de mathématiques appliquées et des connaissances et savoir-faire de
la chimie844. δe produit final n’est à aucun moment la simple somme des éléments qui ont
servi à le construire, il possède en revanche des caractéristiques nouvelles qui sont définies
par rapport à un problème à résoudre et des modes d’accès. Ramsay écrit : « La pratique
scientifique de transformation par réduction [du nombre de variables, etc.] est similaire sur ce
point à la conception technique »845.
Bien entendu, cette approche ne correspond pas du tout à la façon dont les philosophes, et
en particulier Nagel, définissent habituellement la « réduction-dérivation » en réfléchissant
comme si les théories étaient utilisées telles quelles par les scientifiques dans leur travail
quotidien. Réduire ne signifie pas inclure mais différentier des grandeurs intéressantes,
diminuer le nombre de variables et proposer des modèles. Ces transformations produisent des
effets qui peuvent être testés et participent à la création de nouvelles relations fonctionnelles
entre grandeurs théoriques et phénoménologiques. Ramsay montre que les relata impliqués
par ces élaborations successives ne correspondent pas nécessairement à deux théories
préexistantes qu’il s’agit de relier d’un point de vue logique, mais sont, le plus souvent, une
théorie et un modèle d’application restreinte créé à partir d’elle846. En se référant au
philosophe Sohatra Sarkar847, Jeffry Ramsay soutient qu’il faut aller au-delà du modèle
nagélien de réduction par inclusion pour comprendre la réduction dans le cadre d’une pratique
de résolution d’un problème. δ’essentiel n’est pas de trouver des lois de correspondance mais
bien de mettre au point des solutions à des équations insolubles à partir d’une théorie et de
choix auxiliaires. Il n’y a pas de solution toute prête ; le scientifique fait des choix en fonction

843
RAMSEY, J.L. « When reduction leads to construction: Design considerations in scientific methodology »,
op. cit. RAMSEY, J.L. « Molecular Shape, Reduction, Explanation and Approximate Concepts », Synthese, 111,
1997, pp. 233-251.
844
LLORED, Jean-Pierre. « Mereology and quantum chemistry: the approximation of molecular orbital », op.
cit.
845
RAMSEY, J.L. « When reduction leads to construction: Design considerations in scientific methodology »,
op. cit., p. 242.
846
RAMSEY, J.L. « Construction by reduction », Philosophy of Science, 62, 1995, pp. 1-20.
847
SARKAR, S. (1992). « Models of Reduction and Categories of Reductionism », Synthese, 91, 1992, pp. 167-
194.
450
des enjeux et des objectifs. Il lui incombe d’inventer de nouveaux outils qui lui permettront
d’agir. A l’idée négative, voire éliminatiste, d’inclusion succède l’idée positive d’action et de
résolution d’un problème. William Wimsatt avait déjà insisté sur le caractère fonctionnel de
toute réduction848, Ramsay attire davantage l’attention sur les effets fonctionnels
complémentaires qu’une « réduction-transformation » implique en termes de pouvoir
explicatif et de capacité de prédiction. En accord avec Hilary Putnam 849, il prend au sérieux
ces travaux de transformations multiples qui permettent de donner un sens local à une activité.
Les chimistes, je vais le montrer, ont transformé la mécanique quantique et ont créé la chimie
quantique pour résoudre leurs problèmes, en accord avec leurs savoir et savoir-faire. La
chimie quantique émerge d’un travail de création et ne résulte pas d’une simple transposition
des résultats d’un domaine à un autre : elle est une traduction au sens de Michel Callon et de
Bruno Latour.
Pour étudier le lien entre les théories, il faut envisager cette activité de transformation et
replacer les théories dans le cadre plus vaste des réseaux technoscientifiques et culturels dans
lesquels elles prennent sens. Ainsi le blocage de la réflexion à propos de l’émergence suivant
le partage établi par les partisans de l’émergence et de la réduction est-il d’autant plus
arbitraire qu’il dépend d’une définition de la réduction. Remplacer le modèle de l’inclusion
par celui de l’expansion créatrice est la démarcation s’évanouit μ le problème de l’émergence
doit alors être pris au sérieux différemment. Je n’ai cessé d’établir à quel point les travaux des
émergentistes britanniques étaient bien plus riches que ne le signalent les auteurs qui en font
référence. De la même façon, je signale à présent que la réflexion à propos de la réduction est
bien plus ouverte qu’il n’y paraît, ce qui déplace inévitablement le débat. « Déplacer le
débat », ai-je affirmé ? Mais quel débat ? Comment prend-t-il forme en lien avec la chimie
quantique ? Il est temps de se pencher sur cette question afin de comprendre comment les
philosophes mettent en relation le concept d’émergence avec la chimie quantique.

848
WIMSATT, W. « Reductive Explanation: A Functional Account », In PSA 1974, Part II, COHEN, R.,
HOOKER, C.A., MICHALOS, A.C., EVRA, J.W. (Eds.), Reidel, Dordrecht, 1976, pp. 671-710.
849
PUTNAM, H. « The Corroboration of Theories », In Philosophical Papers, Vol. 1, Mathematics, Matter and
Method, second edition, Cambridge University Press, New York, 1979, pp. 250-269.

451
5.1.4 Emergence ontologique, agnosticisme et causalité descendante

εc δaughlin considère qu’il n’y a pas la moindre preuve, contrairement à ce qu’affirmait


Broad, de l’existence de « forces configurationnelles » ou d’une quelconque causalité
descendante. Ces forces qui se manifestaient lorsque les particules avaient une certaine
disposition les unes par rapport aux autres ne résistent pas, selon McLaughlin, à la physique
contemporaine850. εc δaughlin souligne par ailleurs qu’elles remettent en question le principe
de conservation de l’énergie ainsi que la clôture causale de la physique. C’est pourtant sur la
base des arguments proposés par Broad que Robin Finlay Hendry prend le contrepoids total
de Brian McLaughlin lorsque ce dernier prétend que la chimie est complètement déductible à
partir de la physique.
Hendry prend au contraire très au sérieux la possibilité de penser l’émergence dans le
cadre de la chimie quantique851. Il considère que la description des molécules est gouvernée
par des hamiltoniens « configurationnels » et non des hamiltoniens « résultants ». Ce faisant,
il soutient que le comportement des molécules ne peut être déterminé par les lois générales
qui régissent le comportement de leurs constituants. En prenant l’exemple du dioxyde de
carbone, il écrit :

« [N]ous utilisons la mécanique quantique pour expliquer les mouvements des parties de la
molécule à l’intérieur du contexte défini par la structure de la molécule prise comme un tout. Un
émergentiste considèrera qu’il s’agit bien là d’un cas de causalité descendante : nous ne retrouvons pas
la structure du CO2 à partir de l’hamiltonien « résultant », connaissant les charges et les masses des
différents électrons et noyaux. Nous considérons plutôt les mouvements de ces électrons et de ces
noyaux à partir des contraintes que fait peser sur eux la molécule de laquelle ils sont les parties. »852

Les caractéristiques des parties, ici le mouvement, dépendent du tout. A une modification
de la structure globale correspond une modification des parties locales. Pour garantir qu’il
s’agit bien d’un exemple de causalité descendante, Robin Hendry fait appel à la rupture de
symétrie due aux effets de l’environnement moléculaire. Il affirme ainsi :

850
MC LAUGHLIN, B. « The Rise and the Fall of British Emergentism », op. cit.
851
HENDRY, R.F. « Is there Downward Causation in Chemistry? », in Philosophy of Chemistry: The Synthesis
of a New Discipline, BAIRS D., SCERRI E.R., MCINTYRE L. (Eds.), Springer, Heidelberg, 2006. HENDRY,
R.F. « Ontological reduction and molecular structure », Studies in History and Philosophy of Modern Physics,
41, 2010, pp. 183-191.
852
HENDRY, R.F. « Is there Downward Causation in Chemistry? », op. cit., p. 183 : « [W]e use quantum
mechanics to explain the motions of parts of the molecule within the context of a given structure for the
molecule as a whole. The emergentist will see this as a case of downward causation: we did not recover the CO 2
structure from “the resultant” Hamiltonian, given the charges and masses of the various electrons and nuclei;
rather we viewed the motions of those electrons and nuclei as constrained by the molecule of which they are
part. » (Ma traduction)
452
« Un problème de symétrie se pose en premier lieu dès lors que l’on considère l’équation de
Schrödinger d’une molécule isolée, et la solution évidente consiste à tenir compte des interactions avec
l’environnement qui peuvent être traduites par la rupture de symétrie du terme non coulombique de
l’équation de Schrödinger de cette molécule. La forme particulière que prend ce terme qui rend compte
de la rupture de symétrie doit être cependant justifiée, et il apparaît assez mystérieux d’expliquer
comment cette rupture se produit si on considère que les molécules de l’environnement sont toutes
décrites par des hamiltoniens coulombiques. »853

σous retrouvons l’idée développée par Hans Primas et Guy Woolley d’une relative
inadéquation des formalismes quantiques à la situation de la chimie. Des hamiltoniens
entièrement coulombiques et résultants ne permettent pas d’expliquer les phénomènes
chimiques. Par ailleurs, le rôle de l’environnement devient crucial pour penser la structure du
tout. δ’interaction avec le milieu permet la détermination d’une structure qui conditionne à
son tour les comportements de parties analysés par différents instruments.
A l’instar de Bishop et Atmanspacher, Hendry prend pour point de départ de son
raisonnement l’approximation de Born et τppenheimer et l’utilise pour montrer que le
problème de circularité causale dénoncé par Kim est évité854. Il affirme en effet que la
molécule ne manifeste ses nouveaux pouvoirs causaux qu’à partir du moment où elle est
formée, bref lorsqu’elle acquiert sa structure. Par ailleurs, cette structure, nous rappelle-t-il,
n’est en rien déterminable à partir des lois des niveaux atomique et subatomique. En se
réclamant d’Alexander, Hendry identifie les nouveaux pouvoirs causaux qui émergent à
l’échelle moléculaire et qui autorisent, selon lui, les chimistes à définir les notions de
« propriétés » et « d’identité » moléculaires. C’est dans ce cadre qu’Hendry met en relation la
chimie quantique avec une version ontologique du concept d’émergence en espérant rester
fidèle aux travaux de Broad et d’Alexander. La question de la causalité descendante est
centrale dans ce propos. Cette version de l’émergence est résolument ontologique car Hendry
affirme que l’hamiltonien « configurationnel » n’est pas réductible à partir des
« propriétés intrinsèques ou relationnelles » des parties, et ce que ce soit pour des raisons
pratiques en raison de l’impossibilité d’un calcul computationnel intégral ou pour des raisons
épistémiques liées au pouvoir explicatif des lois sous-jacentes. Il remet en question la clôture

853
HENDRY, R.F. « Ontological reduction and molecular structure », op. cit., p. 186 : « The symmetry problem
arises in the first instance by considering the Schrödinger equation for an isolated molecule, and the only
obvious solution is to appeal to the molecule’s interaction with its environment, which would be represented by a
symmetry-breaking non-Coulomb term in the molecule’s Schrödinger equation. The particular form of the
symmetry-breaking addition must be justified however, and it is quite mysterious how that could work if all one
has in the environment are more molecules described by Coulombic Hamiltonians. » (Ma traduction)
854
Kim parle, je l’ai indiqué (p. θζλ), de « principe d’effectivité du pouvoir causal » et accuse la variété
synchronique de causalité descendante. δe tout devrait dès le départ posséder la propriété qu’il génère pour
exister…
453
causale de la physique855 : il existe des « propriétés » chimiques causalement efficaces et non
explicables à partir des lois de la physique.

Cette position fait l’objet d’un débat animé avec le philosophe de la chimie Eric Scerri qui
remet totalement en question la pertinence des interprétations de Hendry. Scerri prend pour
point de départ une analyse attentive de la façon avec laquelle les chimistes théoriciens
étudient les structures moléculaires856. Comme à son habitude, Scerri pose toujours la
question de savoir si une approche philosophique donnée est consistante du point de vue de la
chimie, c’est-à-dire si elle répond ou non à ce que font les chimistes.
Il revient d’abord sur la nécessité pour les chimistes d’avoir des informations atomiques
afin d’étudier le comportement des électrons857. A ce sujet, la détermination de la
configuration électronique d’un atome à l’état fondamental repose sur une minimisation de
l’énergie de cet atome sans qu’entre en ligne de compte l’approximation de Born-
Oppenheimer858. Scerri montre par ailleurs, à l’instar de Ramsay, Bishop, Primas, Woolley et
bien d’autres, que la notion de structure dépend de l’échelle de temps impliquée.
Contrairement à ces autres chimistes et philosophes, c’est en prenant appui sur la notion de
décohérence qu’il développe son propos, il précise en effet :

« δe concept de structure moléculaire devient par conséquent relativisable en fonction de l’échelle


de temps utilisée. Si nous considérons une échelle de temps plus courte que la femtoseconde et un
système de molécules complètement isolé de tout environnement, incluant le récipient qui contient les
molécules, alors oui nous sommes dans le cas où les molécules existent sous la forme d’une
superposition d’isomères et la notion de « structure », au sens usuel en chimie, devient ambigüe. En
revanche, pour tous les autres cas plus réalistes rencontrés tant en chimie qu’en physique, la
décohérence se produit rapidement et il peut être affirmé qu’une structure ou une autre ou bien un
isomère existe. »859

855
Principe selon lequel « tous les évènements physiques sont entièrement déterminés par des évènements
physiques antérieurs selon les lois de la physique » (PAPINEAU, David. « Why supervenience? », Analysis, 50,
1990, pp. 66-71.) Papineau parle de « complétude » pour exprimer l’idée que les causes physiques suffisent
pleinement pour les effets physiques.
856
SCERRI, E.R. Collected papers on the Philosophy of Chemistry, Imperial College Press, London, 2008.
857
SCERRI, E. R. « Chemistry, Spectroscopy, and the Question of Reduction », Journal of Chemical Education,
68, 1991, pp. 122-126. SCERRI, E. R. « Has the Periodic Table been Successfully Axiomatized », Erkentnnis,
47, 1997, pp. 229-243.
858
SCERRI, E. R. « Electronic Configurations. Quantum Mechanics and Reduction », British Journal for the
Philosophy of Science, 42, 1991, pp. 309-325.
859
SCERRI, E.R. « Philosophy of chemistry: Where has it been and where is it going? », in Philosophy of
chemistry: Practices, Methodologies and Concepts, LLORED, J.-P. (Ed.), op. cit., p. 222 : « The concept of
molecular structure therefore becomes relativized according to the time scale involved. If one considers time
scales shorter than a femtosecond and a system of molecules that is completely isolated from its environment,
which includes the container holding the molecules, then yes it is the case that the molecules exist in a
superposition of various isomers and that ‘structure’ in the normal chemical sense is ambiguous. However, for
454
Scerri traduit la relativité au mode d’accès en évoquant la durée de l’interaction. La forme
de l’entité dépend de la temporalité explorée. Par ailleurs, il est très critique à propos de la
signification que peut avoir l’expression « hamiltonien configurationnel ». Aussi, écrit-il : « Il
est inutile de préciser que nul ne peut immédiatement conclure qu’un hamiltonien est
configurationnel ou pas par un simple examen des expressions mathématiques du formalisme
quantique, contrairement à ce que semble pourtant indiquer Hendry. »860
Eric scerri remet par ailleurs également en question les travaux de Brian Mc Laughlin en
les confrontant aux travaux contemporains menés en chimie quantique afin de montrer que la
proclamation d’une réduction ontologique est aussi hasardeuse que celle d’une émergence
ontologique proposée par Hendry861. Dans ces mêmes articles, il récuse les arguments de
Robin Le Poidevin à propos de la valence atomique. Le Poidevin affirme en effet qu’il ne
peut y avoir de changement de valence d’un atome sans qu’il y ait un changement de
configuration électronique862. Cette façon de corréler une « propriété » de l’atome à une
configuration des électrons semble suspecte à Scerri. Il prend l’exemple de l’atome de soufre
qui peut manifester plusieurs valences différentes en fonction du composé auquel il appartient
alors qu’il ne possède qu’une seule et même configuration électronique à l’état fondamental.
Scerri en profite pour rappeler qu’il faut envisager l’état actuel de l’entité en l’étudiant dans le
corps qu’elle a contribué à former : raisonner à partir des ingrédients isolés serait une erreur
lourde de conséquences. Ainsi, selon Scerri, il n’y a aucun argument en faveur d’une
réduction ontologique de la chimie dans l’exemple de la valence pris par δe Poidevin mais
seulement la preuve d’une erreur de raisonnement dès le départ ! Scerri précise :

« Des positions philosophiques comme le réductionnisme, l’atomisme et l’émergence ne peuvent


pas être évaluées uniquement sur la base d’une théorie contemporaine particulière ou d’une autre. De
plus, si l’on choisit d’étudier les résultats d’une théorie dans le but de tirer des conclusions de nature
ontologique, il est essentiel que ce travail soit effectué de manière précise. (…) Il est encourageant de

all other more realistic situations encountered in chemistry and physics too for that matter, decoherence sets in
very quickly and one or other structure or isomer may be said to exist. » (Ma traduction)
860
SCERRI, E.R. « Top-down causation regarding the chemistry-physics interface: a skeptical view », Royal
Society Publishing, volume 2, issue 1, 2012, p. 23 : « Needless to say, one cannot just examine the mathematical
expressions in quantum expressions in quantum mechanics and immediately conclude that a Hamiltonian is
configurational, or not, as Hendry seems to be implying. » (Ma traduction libre)
861
SCERRI, E.R. « The Ambiguity of Reduction », Hyle, Vol.13, 2, 2007a, pp. 67-81. SCERRI, E.R. «
Reduction and Emergence in chemistry », Proceedings of the Philosophy of Science Association, 74, (5), 2007b,
pp. 920-λγ1. SCERRI, E. R. « Realism, Reduction, and the “Intermediate Position” », in Of Minds and
Molecules. New Philosophical perspectives on Chemistry, BHUSHAN, N. & ROSENFELD, S. (Eds.), Oxford
University Press, New York, 2000, pp. 51-72.
862
LE POIDEVIN, R. « Missing Elements and Missing Premises. A combinatorial Argument for the Ontological
Reduction of Chemistry », British Journal for the Philosophy of Science, 56, 2005, pp. 117-134.
455
constater que le courant philosophique dominant s’intéresse à présent à la chimie. εais il est sûr qu’ils
ont également besoin de bien comprendre la chimie. »863

En l’état actuel des sciences, Eric Scerri opte pour une forme « d’agnosticisme »864 par
rapport à toute réponse réaliste ou, plus largement, ontologique, à la question qui est de savoir
si oui ou non l’émergence et la causalité descendante sont « d’authentiques phénomènes ».
Selon lui, le seul type d’émergence acceptable actuellement est au mieux épistémologique. Il
rejoint sur ce point Lee McIntyre865 ainsi Jaap van Brakel lorsque ce dernier affirme : « La
propriété d’être de l’eau pure est une propriété émergente relativement à la chimie
moléculaire alors qu’être H2O est une propriété émergente relativement à la mécanique
quantique. »866

Hendry, Le Poidevin et Mc Laughlin scrutent les équations utilisées dans certains modèles
chimiques quantiques. Scerri prend en plus en charge une analyse élargie des pratiques
spectroscopiques ainsi que l’histoire de la classification périodique. Ce faisant il prend des
distances par rapport aux affirmations à caractère ontologique. Je ne peux que soutenir sa
démarche étant donné tout ce que j’ai écrit auparavant. Tous étudient en revanche le
formalisme comme s’il était indépendant de la question de l’émergence. J’apporterai ma
contribution en montrant que tel n’est pas le cas et que cette question a pris part, de façon
constitutive, à l’élaboration de ces méthodes, dès le départ. Avant de rentrer dans ce type
« d’épistémologie du détail », je souhaite évoquer une dernière mise en relation possible entre
la chimie quantique et le concept d’émergence proposée par Paul Humphreys et qui pourrait
renouer, d’une certaine façon, avec la notion de « mixte » à laquelle je me suis précédemment
référé.

863
SCERRI, E.R. « Reduction and Emergence in chemistry », op. cit., p. 931 : « Philosophical positions such as
reductionism, atomism and emergence cannot be judged only on the basis of some contemporary theory or other.
In addition if ones consult the findings of scientific theories to draw ontological lessons it is essential for one to
do so in an accurate manner. (…) It is encouraging to see mainstream philosophers now taking an interest on
chemistry. But surely they also need to get the chemistry right. » (Ma traduction)
864
SCERRI, E.R. « Top-down causation regarding the chemistry-physics interface: a skeptical view », op. cit., p.
20.
865
MCINTYRE, Lee. « Emergence and reduction in chemistry: ontological or epistemological concepts? »,
Synthese, volume 155, issue 3, 2007, pp. 337-343.
866
VAN BRAKEL, J. Philosophy of Chemistry, Leuven University Press, Leuven, 2000, p. 57 : « The property
of being pure water is an emergent property relative to molecular chemistry and being H 2O is an emergent
property relative to quantum mechanics. » (Ma traduction)
456
5.1.5 Emergence, fusion et chimie quantique : un nouveau mixte ?

δ’écriture Pmi xri t1 représente pour Humphreys une entité xr associée au niveau i et
instanciant une propriété Pm au niveau i à l’instant t1. Il représente l’opération de « fusion » en

Pmi xri t1 et Pni xsi t1 , donnent-elles lieu à une fusion notée [ Pmi xri t1 * Pni xsi t1 ]. La fusion
utilisant le symbole [.*.]. Ainsi deux instanciations de propriétés de deux entités xr et xs,

t1, Pl i 1 xli 1 t2 , qu’Humphreys identifie à un cas d’émergence, en l’occurrence diachronique.


correspond à l’instanciation d’une nouvelle propriété Pl au niveau i+1 à l’instant t2 supérieur à

Au moment où la « propriété émergente » apparaît au niveau supérieur, les éléments xr et xs


disparaissent, et avec eux l’instanciation des propriétés précédemment identifiées au niveau
inférieur i. La fusion est une « opération physique » est non, selon Humphreys, une simple
opération mathématique ou logique, ou même une forme de prédication des propriétés en vue
d’expliquer le phénomène observé867. Il précise : « δ’affirmation selon laquelle la propriété
émergente du niveau i+1 est instanciée seulement parce que la base d’émergence est
instanciée est fausse, la "base d’émergence" n’est pas la raison qui explique l’instanciation
d’une propriété émergente, c’est le passage du niveau i au niveau i+1 par fusion qui nous
donne l’émergence. »868
Ce faisant, il adopte une attitude réaliste et utilise l’adjectif « ontique »869 pour définir sa
position. Il remet en question un argument fondamental des partisans de la survenance selon
lesquels la base de survenance persiste après que la propriété du niveau supérieur soit apparue
et coexiste donc avec elle870. Humphreys précise qu’il ne s’intéresse pas aux propriétés en
elles-mêmes et encore moins aux façons dont ces propriétés de niveaux différents dépendent
les unes des autres. Il focalise son attention sur les instanciations de propriétés et sur les
relations causales que ces instanciations entretiennent les unes avec les autres. Le processus

propriété Pl i 1 xli 1 t2 peut causer l’instanciation d’une propriété Pki 1 xki 1 t3 au même niveau
causal principal se déroule au niveau d’organisation le plus élevé. δ’instanciation de la

i+1 à un instant t3 supérieur à t2. Cette nouvelle propriété instanciée peut très bien être
émergente ou pas. Ce passage peut se faire par une transformation de la propriété instanciée
au niveau supérieur en raison de la présence d’autres propriétés instanciées au même niveau, à
867
HUMPHREYS, P. « How properties emerge », op. cit., p. 10.
868
Ibid., p. 14 : « [T]he claim that an i+1-level emergent property is instantiated only because its i-level
emergence base is instantiated is wrong-the ‘emergence base’ is not the reason the emergent property is
instantiated-it is the move from the i-level to the i+1-level by fusion that gives us emergence. » (Ma traduction)
869
Ibid., p. 15.
870
HUMPHREYS, Paul. « Emergence, not supervenience », Philosophy of Science, 64, 1997, pp. S337–S345.
HUMPHREYS, P. « Aspects of emergence », Philosophical Topics, 24, 1996, pp. 53-70.
457
moins que la dite propriété instanciée ne participe à la transformation d’une tierce propriété
toujours instanciée au niveau supérieur. Humphreys évite ainsi l’aporie de

δ’instanciation de la propriété Pk, Pki 1 xki 1 t3 , peut, selon le cas, donner naissance à deux
l’épiphénoménisme et rejette l’hypothèse de la clôture causale du niveau inférieur.

entités, xu et xv, associées au niveau i et instanciant chacune une propriété, respectivement


nommées Pu et Pv, au niveau i à l’instant t4. Humphreys parle de décomposition, Michel
Bitbol propose le terme de « submergence » forte ou fissionnelle871. Le processus global
implique donc le niveau supérieur et peut être résumé par le schéma suivant :

Implication causale

Pl i 1 xli 1 t2 Pki 1 xki 1 t3

Fission
Fusion

Pmi xri t1 Pni xsi t1 Pri xui t4 Psi xvi t4

Figure 59 : La fusion selon Humphreys.

Humphreys associe l’intrication quantique à la fusion. La non-séparabilité872 des vecteurs


d’état des parties et du tout lui semble être un exemple fort de son approche holistique : ce
sont les états du tout qui déterminent ceux des parties et non l’inverse873. Voici que le schéma
s’inverse, il n’est plus orienté du bas vers le haut mais du haut vers le bas. Il s’en réfère aux
phénomènes macroscopiques directement observables, comme la supraconductivité ou la
suprafluidité, pour donner du crédit à ses affirmations et surtout pour atténuer ses hésitations,
en particulier lorsqu’il fait référence aux difficultés avérées de proposer une interprétation
réaliste de la théorie quantique. Il propose également l’exemple de la liaison chimique
covalente. Cette liaison s’établit entre deux atomes lorsque chacun d’entre eux apporte un
électron et que la paire d’électrons appariés appartient aux deux atomes à la fois. Il souligne
en outre que la densité électronique se répartit sur l’ensemble de l’édifice moléculaire
biatomique en se référant à des modèles de chimie quantique874. Humphreys signale que

871
BITBOL, Michel. De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, op. cit., p. 642.
872
La non-séparabilité correspond à la non-factorisabilité des vecteurs d’état ou des opérateurs hamiltoniens.
873
HUMPHREYS, P. « How properties emerge », op. cit., pp. 15-16.
874
HUMPHREYS, P. « A defence of ontological emergence », International School on Complexity 9:
Emergence in the Physical and Biological Worlds, Ettore Majorana Foundation, Sicily, 2008. Conférence
458
certaines propriétés demeurent inchangées après que la fusion des deux atomes ait eu lieu,
comme c’est le cas par exemple pour la charge électrique et la masse des noyaux ainsi que
pour la charge électrique globale de la molécule. Par effet de contraste, il précise que l’énergie
globale de la molécule ne correspond plus aux énergies respectives des atomes isolés et est
même légèrement plus faible qu’elles.

Niveau d’énergie de l’état


fondamental de la molécule H2
stabilisé par rapport aux atomes
séparés.

Figure 60 : Liaison chimique et énergie de l'entité dans le cas du dihydrogène.

Il soutient que cette énergie qui « émerge de la fusion » est responsable des propriétés
caractéristiques de la molécule. Pour renforcer son propos, il oppose deux types de liaisons
chimiques. La liaison ionique entre un cation et un anion d’une part qui obéit à lois de
l’électrostatique et peut être traduite dans le cadre d’une ontologie compositionnelle qui
considère un tout comme un agrégat de ses parties. La liaison covalente d’autre part qui
correspondrait, selon lui, à une fusion et qu’une ontologie compositionnelle ne permet pas
d’expliquer. Il écrit : « la molécule n’est pas simplement un arrangement spatial de deux

rapportée par Alexandru Manufu : MANAFU, A. « Emergence and reduction in science. A case study », 218
pages. Thèse de doctorat en philosophie, Université de Western Ontario, 2011.
459
atomes (…) ce qui constitue un des arguments qui permettent de distinguer la fusion de la
composition. »875
Ce type de discours n’est pas sans rappeler, avec toute la modestie que cela impose
nécessairement, les propos de Venel à l’égard de Fontenelle ou de toute personne qui utilise à
outrance une ontologie compositionnelle associée à une vision mécaniste pour expliquer la
chimie. δa molécule qui naît d’une fusion est en ce sens un « mixte » dans lequel les
ingrédients ont disparu. Par ailleurs une opération chimique entre entités d’un même niveau
ou une opération technique entre un collectif d’entités et un instrument chimique, rendent
toutes deux possible la reformation des entités du niveau de départ. Si nous reprenons le

propriétés Pmi xri t1 Pni xsi t1 au niveau i sont remplacées, à l’instant t4, par les entités xu et xv qui
schéma illustré ut supra (figure 59), les entités xr et xs qui, à l’instant t1, instanciaient les

instancient les propriétés Pri xui t4 et Psi xvi t4 au même niveau i. Le lieu causal prépondérant se

(irradiation, chauffage, etc.) : passage de Pl i 1 xli 1 t2 à Pki 1 xki 1 t3 , puis de Pki 1 xki 1 t3 à
joue au niveau supérieur lors d’une transformation chimique ou de toute autre opération

Pri xui t4 et Psi xvi t4 . Je souhaite donner un exemple typique issu des travaux de Mulliken en
chimie quantique alors qu’il n’a pas encore donné une dimension probabiliste à l’outil
d’orbite moléculaire qu’il utilise.
Pour Heitler et δondon, la valence d’un atome correspond au nombre d’électron(s) non
apparié(s) qu’il contient. Dans cette perspective, un atome comme l’hélium, de symbole He,
dont les sous-couches sont toutes saturées est censé ne pas former de liaison chimique.
δ’expérience montre cependant que les molécules HeH et He2+ existent bel et bien. Mulliken
explique cette formation en étudiant le spectre moléculaire et propose le bilan suivant :

He (1s2) + He+ (1s) → He2+ (1s 2βp )

Deux électrons, dont le terme spectroscopique moléculaire associé est «1s 2», participent à
renforcer la liaison et ont une contribution liante plus importante que l’effet déstabilisant de
l’électron dit « promu », dont le terme spectroscopique moléculaire associé est «2p », et qui
est localisé sur une orbite délocalisée sur toute la molécule876. Bref, les atomes séparés et
leurs déterminations spectroscopiques disparaissent dans l’entité formée. Une radiation

875
Ibid., p. 7 : « molecule is not simply a spatial arrangement of the two atoms (…) is one of the things that
distinguishes fusion from composition. » (Ma traduction)
876
MULLIKEN, R.S. « Bonding power of electrons and theory of valence», Chemical Review, 9, issue 3, 1931,
pp. 347-388.
460
spécifique permet en revanche de dissocier He2+ en atomes He et He+ ayant chacun des
énergies de vibration particulières en fonction de l’intensité du rayonnement absorbé :

He2+ + photon → He (état vibrationnel particulier) + He+ (état vibrationnel particulier)

Dans la mesure où les entités peuvent différer en nature ou, ici, en termes d’état d’énergie,
le niveau supérieur peut provoquer la formation d’entités de niveau inférieur. δe schéma
proposé par Humphreys semble donc trouver un écho dans les premiers travaux de Mulliken
auquel ce dernier ne se réfère toutefois pas. Je me permets par ailleurs de faire un
rapprochement entre la phrase d’Humphreys citée à la page précédente et celle de Mulliken
lorsque ce dernier affirme :

« Selon le point de vue "moléculaire" que j’ai mis en avant dans ce propos, l’existence d’une molécule
en tant qu’entité distincte faite de noyaux et d’électrons est soulignée, alors que, selon le point de vue
atomique usuel, la molécule est considérée comme composée d’atomes ou d’ions maintenus ensemble
par des liaisons de valence. Selon le point de vue moléculaire, c’est une question de seconde
importance de déterminer selon quel mécanisme intermédiaire (union d’atomes ou d’ions) la molécule
finale est formée le plus facilement possible. Il n’est pas nécessaire de penser aux liaisons de valence
comme si elles existaient dans la molécule. » 877

Mulliken est intéressé par une approche énergétique holistique de la molécule, il considère
que les atomes disparaissent lors de sa formation. Au concept de valence, considéré comme
une propriété intrinsèque de l’atome, il préfère utiliser, le concept de « pouvoir liant » d’un
électron dans une orbite donnée et celui de « promotion » d’un électron d’une orbite à une
autre. δe mixte dépasse l’agrégat pour expliquer les faits empiriques liés aux observables
spectroscopiques. Humphreys mériterait d’explorer les travaux de εulliken qui contribuent
au rejet d’une ontologie compositionnelle qui sera, nous le verrons, au contraire défendue par
Pauling. δ’utilisation qu’Humphreys fait des modèles des liaisons ionique et covalente est de
plus maladroite. En effet, ces deux modèles limites cachent une multitude de cas où une
liaison présente un certain degré d’ionicité, les chimistes parlent d’ « iono-covalence »878. Par
ailleurs, le rejet d’une ontologie compositionnelle en chimie quantique ne va pas de soi. Il
existe des approches chimiques quantiques de la molécule qui sont agrégatives ou holistiques
et qui pourtant sont équivalentes du point de vue des résultats qu’elles proposent aussi bien
877
Ibid., p 369 : « In the ‘molecular’ point of view advanced here, the existence of the molecule as a distinct
individual built up of nuclei and electrons is emphacized, whereas according to the usual atomic point of view
the molecule is regarded as composed of atoms or of ions held together by valence bonds. From the molecular
point of view, it is a matter of secondary importance to determine through what intermediate mechanism (union
of atoms or ions) the finished molecule is most conveniently reached. It is really not necessary to think of
valence bonds as existing in the molecule ». (Ma traduction)
878
HUHEEY James, KEITER Ellen & KEITER Richard. Chimie inorganique, op. cit.
461
que du point de vue formel, j’aurai l’occasion d’y revenir. Le statut des entités « x » dans le
propos d’Humphreys qui porte essentiellement sur les instanciations de propriétés reste à
élucider. S’agit-il de corps ce qui rendrait cette notion possiblement applicable à la chimie ?
S’agit-il de particules subatomiques ? Humphreys n’évoque que les termes « entités » et
« propriétés » lorsqu’il exemplifie la variable x. Quel support des propriétés Humphreys
prend-t-il en charge ? Une réponse consistante à la fois d’un point de vue quantique et
chimique ne va pas de soi dans son propos. Ce n’est pas tout car d’autres difficultés
apparaissent.
Le philosophe Hong Yu Wong a signalé une double difficulté au niveau de la disparition
de la base d’émergence879. D’abord car pourraient disparaître avec elle des propriétés
structurales indispensables à l’entité d’un point de vue fonctionnel. Ensuite en raison de ce
que Wong qualifie de « problème de corrélation » : toute science qui explore un domaine du
monde dépend de phénomènes sous-jacents décrits par d’autres sciences. δ’étude des activités
mentales ne peut être menée, ajoute-t-il, sans l’idée corrélative d’un synchronisme des
propriétés neurophysiologiques avec ces activités mentales. En réponse à Wong, Humphreys
dissocie les propriétés qui fusionnent et disparaissent de celles qui persistent et participent aux
fonctionnements de l’entité sans pour autant fusionner880. Cette « justification » ad hoc reste
problématique, et ce plus encore dans le domaine de la chimie. Woolley et d’autres auxquels
je me suis précédemment référé ont établi que la notion de structure moléculaire ne peut être
disjointe du milieu associé et de la préparation technoscientifique qui l’instancie. Humphreys
ne fait étonnamment pas référence à cette dépendance aux modes d’accès.
Par ailleurs, Michel Bitbol se demande si la « fusion » d’entités ou de propriétés est une
traduction fidèle en langage courant de la non-séparabilité ; aucun formalisme quantique ne
conforte effectivement l’idée d’une disparition complète des parties au sein du tout. εichel
Bitbol précise : « δe paradigme quantique ne favorise pas tant la thèse d’un évanouissement
des parties dans le tout que celle d’une relation mutuelle de cosurgissement des parties et du
tout. »881 Il est par ailleurs possible de se demander quel peut être le sens du terme
« propriété » dans le cadre quantique qui utilise le concept relationnel d’observable. δes
propriétés, fait remarquer Michel Bitbol, ne sont plus associées à des systèmes ou à des
particules mais à des entités mathématiques élaborées (matrices, etc.). Or une observable
traduit formellement un ensemble de phénomènes expérimentaux relatifs à un mode d’accès

879
WONG, H. Y. (2006). « Emergents from fusion », Philosophy of Science, 73, issue 3, 2006, pp. 345–367.
880
HUMPHREYS, P. « A defence of ontological emergence », International School on Complexity 9:
Emergence in the Physical and Biological Worlds, op.cit.
881
BTBOL, Michel. De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, op. cit., p. 645.
462
qui les constitue. Si la notion de propriété n’a pas le même sens, de quelle fusion est-il
possible de parler dans ce cadre alors ? Michel Bitbol fait aussi remarquer que les
coordonnées des systèmes individuels sont des observables contraintes par des relations de
commutation alors que les nombres qui interviennent dans l’hamiltonien sont de simples
degrés de liberté du système global et non pas les énumérations des coordonnées des sous-
systèmes locaux882. Ainsi le recours d’Humphreys à la mécanique quantique pour illustrer sa
notion de fusion se trouve-t-il être hautement problématique. Ce n’est pas tout car, toujours
selon Michel Bitbol, le concept d’émergence ontologique doit être remis en question dans le
cadre quantique, il précise en effet :

« δe concept très formel de propriété intrinsèque est mis à mal dans la mesure où il n’est pas
possible dans ce cadre d’envisager autre chose que des phénomènes relationnels et leurs corrélations.
(…) δ’information (une information relative à un contexte expérimental) est impliquée ; et non des
propriétés intrinsèques. (…) En l’absence de véritables propriétés intrinsèques au niveau supérieur où
sont établies des corrélations entre observables du système aussi bien qu’en l’absence d’observables
individuelles au niveau inférieur, il devient faux d’affirmer que la mécanique quantique permet de
soutenir une forme « ontologique » d’émergence. Ce qui émerge est seulement un nouveau mode de
relation cognitive possible entre l’environnement microscopique et la classe disponible de procédures
expérimentales. Ici encore, le concept d’émergence ontologique ne peut être soutenu. La mécanique
quantique n’apporte aucun nouvel argument en faveur de l’émergence de nouveaux niveaux
d’existence. »883

Ainsi la version ontologique d’émergence soutenue par Hendry et sa justification de la


rétrocausalité par des hamiltoniens configurationnels sont-elles objets d’une remise en
question liée à la pertinence des conclusions que l’auteur tire de la mécanique quantique. δa
situation est identique pour la version forte d’émergence fusionnelle défendue par
Humphreys. La discussion est possible, je ne la développerai guère car j’estime que cette
critique n’apportera rien de plus à mon travail.

Je rajouterai en revanche une remarque qui me semble importante. Une exploration des
pratiques quantiques chimiques s’impose à ce stade de mon travail. Il serait hâtif de

882
Ibid., p. 650.
883
BITBOL, Michel. « Ontology, matter and emergence », op. cit., p. 303 : « The very formal concept of
intrinsically possessed property is threatened, in so far as one cannot go beyond relational phenomena and their
correlations. (…) Information (information relative to an experimental context), is involved; not intrinsic
properties. (…) In the absence of true intrinsic properties at the high level of holistic correlation observables, and
at the low level of individual observables as well, it is wrong to assert that Quantum Mechanics displays
“ontological” emergence. What emerges is only a new mode of possible cognitive relation between the
microscopic environment and the available range of experimental devices. Here again, the concept of ontological
emergence cannot be sustained. Quantum mechanics provides no fresh argument in favor of emergence of new
levels of being. » (εa traduction, l’italique est celle de l’auteur).
463
considérer que la chimie quantique est une simple transposition de la mécanique quantique à
la chimie et, ce faisant, de reconduire les raisonnements développés par les philosophes
précédents dans le cadre de la chimie. Je vais montrer qu’il y a bel et bien eu une traduction et
la formation d’un mixte de pratiques qui fait tenir ensemble des savoir-faire et des savoirs
chimiques, des techniques opératoires (spectroscopies, techniques du vide, opto-électronique,
synthèse organique, etc.), des mathématiques appliquées, et tout un ensemble bigarré qui
permet aux chimistes de donner un sens à leur travail. Bref, si la notion de « propriété » doit
être remplacée par celle de « propriété-caractérisation » en chimie, et si Humphreys reste
silencieux à l’égard du rôle du milieu associé et des modes d’accès, il reste toutefois à prendre
la mesure de l’originalité des méthodes chimiques quantiques avant de raisonner seulement à
la seule lumière d’une épistémologie de la physique quantique. Une épistémologie de la
chimie quantique devient nécessaire pour penser les mises en relation possibles de la chimie
quantique avec le concept d’émergence. Ce n’est pas parce que telle ou telle approche de
l’émergence est au final controversable du point de vue d’une forme d’épistémologie de la
mécanique quantique qu’elle le sera pour autant du point de vue d’une épistémologie de la
chimie quantique, et réciproquement. Si elle le devient, elle le sera a posteriori, et a posteriori
seulement. S’affranchir du développement d’épistémologies régionales est le meilleur moyen
pour penser en général là où, au contraire, nous avons besoin de penser le rôle du contexte car
il pourrait s’avérer être un facteur crucial non seulement de différenciation entre points de vue
épistémologiques mais aussi de problématisation de la question de l’émergence en tant que
telle. A taire les traductions, nous perdons de vue le problème de l’articulation entre ce que
requiert et ce à quoi répond un phénomène émergent. Avant d’explorer davantage ce que font
les chimistes qui créent ou utilisent les méthodes de la chimie quantique, je vous propose de
faire le point sur ce qui vient d’être écrit dans ce chapitre.

5.1.6 Discussion : De l’affrontement à la problématisation

La présentation que je viens de faire montre que la question de l’émergence se pose dans
des contextes très souvent polémiques où le refus du réductionnisme s’affirme haut et fort.
Même si l’époque, le cadre et les questions qui posent problème les séparent, Scerri et Venel
refusent la réduction de la chimie à la physique et revendiquent son autonomie. Tous deux
n’ont de cesse de mettre en évidence les limites de la pensée analytique de leurs époques. Ils
opèrent chacun un retour aux pratiques des chimistes. Scerri par l’étude des formalismes et du
travail des théoriciens, Venel par l’exploration des pratiques de mélange et d’analyse des

464
corps en lien avec le travail des « faiseurs de tables ». Ce rapprochement s’arrête bien sûr
aussi rapidement qu’il vient de commencer et ne présente d’intérêt que parce qu’il souligne le
contexte d’affrontement qui oppose certaines sciences entre elles. La question de la réduction
et celle de sa redéfinition éventuelle sont omniprésentes dans les travaux auxquels je viens de
me référer. Elles en constituent l’enjeu principal, son attracteur robuste, sa source d’énergie
intarissable.
Mis à part le travail de resymétrisation ouvert par Rom Harré et celui, se voulant
« agnostique », d’Eric Scerri, tous ces chercheurs pensent la réduction ou l’émergence dans
un scénario où existent un niveau fondamental et des niveaux dérivés. Les modalités de la
dérivation fluctuent mais le modèle demeure quasi intact. Primas n’affirme-t-il pas qu’une
topologie contextuelle est nécessaire pour « dériver rigoureusement » le niveau supérieur à
partir du niveau inférieur ? Bref, la plupart reprennent à leur compte le modèle promu par
Morgan et Alexander, sans pour autant s’intéresser nécessairement à la causalité descendante.
Robin Finlay Hendry scrute certains formalismes de la chimie quantique et insiste, à
l’instar de Jeffry Ramsay, sur les démarches d’approximation et de modélisation qui
« libèrent » la chimie quantique du joug de la mécanique quantique884. Et oui, le niveau des
particules fondamentales ne peut permettre de déduire la chimie nomologiquement. Bien
entendu le propos peut s’inverser. Paul Humphreys ne revendique-t-il pas une émergence
forte pour laquelle le niveau supérieur devient fondamental ?
δ’opposition des sciences et la focalisation sur la base de survenance ou l’entité crispent
le discours. Le problème local que pose un type d’émergence est perdu au profit d’une
polarisation du débat à propos de l’émergence. Je ne peux m’empêcher, face à cette situation
d’affrontement qu’il s’agit de transformer en situation problématique et pratique, de faire
référence à Isabelle Stengers lorsque cette dernière nous rappelle que :

« Dès qu’il est question d’émergence, le tout et les parties doivent donc s’entre-définir, négocier
entre eux ce que signifie une explication de l’un par les autres. La version holistique de l’émergence
nie la possibilité de cette négociation car elle donne pour fin au « tout » de manifester des propriétés
qui affirment son irréductibilité aux parties. La version réductionniste de l’émergence transforme cette
fin en destin car elle ne s’intéresse au « tout » que dans la mesure où il promet de s’expliquer à partir
des parties. Reste à voir dans quelle mesure, interrogée du point de vue de cette négociation, la
question de l’émergence peut cesser d’être un champ de bataille où s’affrontent des définitions du

884
HENDRY, R.F. « Models and Approximations in Quantum Chemistry », in Idealization in Contemporary
Physics, SHANKS Niall (Ed.), Poznan Studies in the Philosophy of the Sciences and the Humanities, 63,
Amsterdam, Atlanta, 1998.
465
« tout » et de la « partie » prétendant à la fois à l’autonomie et au pouvoir d’assigner à l’autre sa
signification. »885

Il pourrait être objecté à Isabelle Stengers que Primas propose un scénario qui dépasse la
bipolarisation qu’elle dénonce. Il affirme en effet que la topologie contextuelle dépend du
niveau supérieur et prend sens par rapport à un mode d’accès. Il devient alors impossible que
les propriétés du niveau plus élevé découlent simplement des lois du niveau inférieur. Je suis
navré mais cette objection ne tiendrait pourtant pas car Primas n’explicite pas la dépendance
de cette topologie par rapport aux instruments utilisés. Il s’en tient en effet à une possibilité
d’existence mathématique et utilise seulement des techniques, comme les calculs d’expansion
singulière ou la méthode des échelles de temps multiples, afin d’asseoir son raisonnement. Si
Primas souligne la difficulté de cette articulation entre niveaux, il aborde le problème de
l’émergence d’un point de vue mathématique en le coupant de la spécificité des questions qui
peuvent surgir avec ce qui émerge. Tout se passe comme si la transition de phase à laquelle il
se réfère ne prenait sens que par rapport à un traitement mathématique faisant intervenir des
techniques plus ou moins sophistiquées de raccordement à la limite. Or la transition de phase
prend également sens dans un ensemble de pratiques hétérogènes qui sont, tour à tour,
thermodynamiques, chimiques, rhéologiques, ou qui se situent quelque part entre ces
approches. Primas envisage l’aspect mathématique et le place au centre de son concept
d’émergence alors qu’il n’est qu’un élément parmi d’autres qui prend place dans un réseau
bien plus vaste de pratiques. Ce faisant, il raisonne comme s’il pouvait couper l’émergence de
la transition de phase de l’ensemble des pratiques dans lequel elle prend sens et participe à la
constitution d’une solution à un enjeu technique et cognitif. Comme l’écrit Isabelle Stengers :
« Question et agents s’entre-répondent dans la perspective d’une émergence nouvelle qui doit
à la fois définir ses réquisits, ce qu’elle requiert des matières, des processus et des agents
qu’elle va mobiliser, et la manière dont elle s’inscrira dans le monde, les fins qui
l’identifieront. »886 Primas n’envisage justement pas ces « fins qui l’identifieront », ce n’est
pas son propos, cela ne le sera jamais.

Je n’ai cessé de montrer que la question de l’émergence en chimie requiert la prise en


compte d’un scénario à trois niveaux μ les parties, l’entité et le milieu associé que les
chimistes ne cessent de penser et d’agir ensemble. δes « identités » respectives du tout et des
parties sont indissociables des pratiques qui les stabilisent. Ces identités dispersées sont

885
STENGERS, Isabelle. « δa vie et l’artifice μ visages de l’émergence », in Cosmopolitiques II, op. cit., p. 207.
886
Ibid., p. 212.
466
relatives à des modes d’exploration et prennent sens lorsque les chimistes articulent et
négocient des pratiques diverses en vue de synthétiser, de caractériser ou de quantifier un
collectif de corps. A l’instar des émergentistes britanniques, Isabelle Stengers reprend
l’exemple de l’eau pour penser l’émergence et affirme que l’eau a émergé « deux fois », en
tant que molécule et en tant que liquide ou solvant887. En faisant référence à certains travaux
de l’émergentiste James Kern Feibleman888, elle rappelle que trois niveaux sont requis pour
l’analyse d’une organisation : le sien propre, et ceux qui se situent juste avant et après lui.
Feibleman affirme effectivement que pour tout type d’organisation, le niveau le plus bas est
« orienté » ou « vectorisé, dirigé »889 par le niveau qui lui est supérieur. Il réintroduit la notion
de « fin » pour montrer la dépendance des trois niveaux successifs du point de vue d’une
démarche cognitive d’assignation de sens à ce qui émerge. Si les « fins » sont liées aux
pratiques de la connaissance alors, précise Isabelle Stengers, la question de l’émergence prend
un sens pratique et politique :

« Elle [la question de l’émergence] signale un mode d’articulation entre deux pratiques de
connaissance au moins, articulation caractérisée par le fait que l’une intègre à la définition de ce
qu’elle étudie une référence à l’objet de l’autre à titre de « fin », c’est-à-dire inclut la possibilité de
transformer ce qu’elle-même étudie en moyen d’explication de cet objet. En d’autres termes, la
question de l’émergence ne « se » pose jamais, elle est toujours activement posée, et permet bel et bien
d’assigner un rapport entre fin et moyen au tout et à la partie du point de vue du troisième terme que
constitue la pratique d’articulation. »890

Ainsi la « nouvelle eau », comme l’écrit Isabelle Stengers, redéfinie comme composé
« émergeant » de l’oxygène et de l’hydrogène, contribuera à redistribuer les propriétés qui ne
pouvaient être attribuées à « l’ancienne eau » liquide. La définition d’un corps est provisoire
et ouverte, ai-je souvent répété, elle est relative aux dispositifs des expérimentateurs, aux
nouvelles stabilisations de complexes {appareils-méthodes-corps-parties-milieux associés} et
aux nouveaux types de preuves et d’épreuves que ces complexes contribuent à établir. Il s’agit
de créer un nouveau sens du terme « eau » relatif à ces nouveaux modes d’exploration plutôt

887
Ibid., p. 205.
888
FEIBLEMAN, James Kern. « Theory of Integrative Levels », The British Journal for the Philosophy of
Science, volume 5, 1954, pp. 59-66.
889
Feibleman utilise l’expression « directed by the higher » (p. θ1) afin d’introduire la notion de « fin»
(«purpose»). Il precise (p. 61) : « But purpose, conceived as vectors built into organisations and discoverable
there, has a legitimate function in science. (…) τne might even add that nobody can understand the mechanism
of any organization without some implicit preliminary assumption of an hypothesis with regard to its purpose.
For an organization at any given level, its mechanism lies at the level below and its purpose at the level above.
This law states that for the analysis of any organization three level are required: its own, the one below and the
one above.»
890
STENGERS, Isabelle. « δa vie et l’artifice μ visages de l’émergence », in Cosmopolitiques II, op. cit., p. 207.
δ’italique est celle de l’auteure.
467
que de « récupérer » l’ensemble des anciennes propriétés-caractérisations de l’eau.
δ’articulation de ces deux eaux, « l’ancienne et la nouvelle », se fera peut-être, si elle devient
intéressante du point de vue d’une autre activité de recherche qui viserait à mettre à profit leur
conjonction à des fins théoriques, heuristiques, didactiques ou technoscientifiques.
La plupart des auteurs cités ne font pas apparaître l’émergence comme un problème
prenant en charge simultanément les trois « niveaux » qui correspondent à ce problème. Ils
évoquent certes le rôle de l’environnement mais pour expliquer une brisure de symétrie ou
l’insuffisance d’un type d’hamiltonien pour expliquer ce qu’étudient les chimistes. Il s’agit
toujours d’établir l’autonomie de la chimie par rapport à la mécanique quantique ou de statuer
sur le type d’émergence (ontologique versus épistémique ; forte versus faible) et non de
comprendre comment la question d’une réactivité émergente pousse le chercheur à négocier
le tout, ses parties et le milieu associé dans le cadre d’une pratique de recherche donnée. C’est
à cette tâche que je souhaite m’atteler dans cette présente partie car il n’est pas possible, me
semble-t-il, de s’affranchir du « terrain » quotidien du chimiste dans le cadre de ce travail de
thèse. Il faut au moins s’assurer au préalable que les travaux des chimistes qui mettent au
point et utilisent les méthodes de chimie quantique sont semblables ou pas à ceux des
physiciens. S’en tenir à l’hypothèse d’une science « pure », seulement étudiable par le biais
des théories, sans tenir compte des contextes de travail, correspond à une démarche que je ne
suivrai pas. Une thèse voulant identifier des réquisits auxquels un concept d’émergence
devrait répondre s’il doit être mis en relation avec la chimie ne peut s’affranchir d’une telle
enquête. δa question de l’émergence ne conserve pas sa pertinence indépendamment des
contextes dans lesquels elle est posée et pensée. Il ne s’agit pas de rechercher un
« métaconcept », soit disant fondamental et qui structurerait la pensée en arrière-plan, mais
bel et bien de penser un concept fait sur mesure et qui permette de faire face à un croisement
de problèmes auxquels sont confrontés les chimistes contemporains, les philosophes de la
chimie et les experts des comités d’éthique. Comme l’écrit Isabelle Stengers :

« δ’idée cherche à « s’appliquer » et est avide de ressemblances à monter en épingle. Elle n’exige
ni n’oblige et voyage librement, monnaie apparemment commune permettant, dit-on, le « dialogue
entre les savoirs », mais dissimulant en fait la différence criante entre les valeurs d’usage auxquelles
elle peut prétendre ici ou là. Ce n’est donc pas en tant que « promesse interdisciplinaire » que
j’envisagerai les visages possibles de l’auto-organisation, mais selon l’épreuve que j’ai associée à
l’émergence comme problème μ une pratique d’articulation suscitant et stabilisant l’abandon de la
position du juge qui n’a pas besoin du terrain car il sait d’avance ce que ce terrain a à raconter.

468
δorsqu’il est question d’émergence, la signification de ce qui se construit au laboratoire doit redevenir
indéterminée. »891

Qu’elle soit prise consciemment ou pas, la « position de juge » efface les traductions et
préfère raisonner par transpositions et généralisations successives. Il pourrait toutefois m’être
objecté, de façon tout à fait pertinente, que la chimie n’est pas une « science de terrain » au
sens des sciences du vivant auxquelles s’adresse Isabelle Stengers. Et pourtant, les
négociations quotidiennes des chimistes ne sauraient être tues. Elles donnent corps, je l’ai
montré, à un sens inédit, local et pragmatique, de la clause ceteris paribus qui structure toute
approche logique ou nomologique de l’émergence. Elles permettent également de dégager le
caractère pratique et problématique des articulations qui sont tentées à des fins particulières
pour penser l’émergence des corps et de leurs propriétés-caractérisations. Les chimistes ont
co-construit de leurs mains et avec leur tête des réseaux qui entre-définissent des modèles
quantiques et des savoir-faire en se confrontant à ce à quoi ils disent avoir affaire. Comme
l’écrit Coulson : « Contrairement à ce qui est parfois supposé, le chimiste théoricien n’est pas
un mathématicien pensant mathématiquement, mais un chimiste pensant chimiquement. »892 Il
ne faut par ailleurs pas négliger le lent et dur labeur qui conduit les chimistes à construire des
solutions qui répondent localement à certaines questions. Comme le précise le philosophe
Jaap van Brakel à propos des modèles quantiques utilisés en chimie :

« [L]a pertinence du choix de l’ensemble des bases et des modèles d’interaction configurationnelle
qui explique le succès d’un calcul dépend de modèles établis à propos d’autres molécules qui ont été
menés par essais et erreurs et qui sont guidés par l’ « expérience » des chimistes et les données
expérimentales. (…) On utilise d’abord des méthodes (modèles, approximations) dont la performance a
été établie, on les extrapole ensuite à des molécules semblables, mais semblables du point de vue de
l’expertise du chimiste. εalgré l’impression finale d’un calcul entièrement ab initio, il ne faut pas
oublier qu’à chaque étape les données expérimentales ont contribué à la conception des modèles. »893

Ainsi faut-il éviter de chercher à appliquer une « idée » d’émergence à tout domaine, bref
à penser l’émergence comme si tout le monde avait la même chose à l’esprit. Il faudrait, au
contraire, évaluer, au cas par cas et dans le cadre d’une épistémologie du détail, le problème
891
Ibid., pp. 217-218.
892
COULSON, C.A. Valence, Oxford University Press, New York and Oxford, 1952, preface: « Contrary to
what it sometimes supposed, the theoretical chemist is not a mathematician thinking mathematically, but a
chemist, thinking chemically. » (Ma traduction)
893
VAN BRAKEL, J. Philosophy of Chemistry, op. cit., pp. 138-139 : « [T]he reliability of the choice of basis
set and configuration interaction models that makes the success possible draws support from trying out the
models on other molecules through trial and error guided by chemical ‘experience’ and experimental data. (…)
Using the methods (models, approximations) that have worked, these methods are then extrapolated to similar
molecules – similar according to chemical expertise. This may give the impression of ab initio calculations, but
at every stage the experimental data steer the development of the models. » (Ma traduction libre)

469
que pose une émergence dans un contexte donné de pratiques. En parallèle des travaux menés
par les philosophes de la chimie, certains chimistes eux-mêmes s’interrogent à propos des
modèles de la chimie quantique, de leur portée, de leur pertinence, de leur pouvoir explicatif
ou heuristique, et de la signification des résultats qu’ils procurent. Ils ne cessent de
confronter les résultats des différentes méthodes pour stabiliser une caractérisation relative à
une famille de corps semblables et à des modes d’accès. Bref, ils pratiquent également, dans
ce cadre, une analyse par inter-comparaisons, semblable à celle utilisée par les chimistes
faisant du contrôle qualité, et ce afin de stabiliser un résultat ou une méthode. Il ne s’agit plus
de questions liées à un type de réduction de la chimie à la mécanique quantique, qu’elle soit
formelle ou « constructive » pour faire référence une nouvelle fois à Ramsay ; il s’agit d’une
réflexion à propos du sens à donner à certaines pratiques qui visent à rendre la réactivité
chimique intelligible en la pensant spécifiquement par rapport aux problèmes rencontrés par
les chimistes.
Dans une publication récente intitulée « Do we fully understand what controls chemical
selectivity ? »894, les chimistes Julia Rehbein et Barry Carpenter interrogent le recours aux
surfaces d’énergie potentielle avec bifurcation dans le but d’expliquer et de prévoir la
sélectivité d’une réaction et l’émergence d’un produit plutôt qu’un autre. δa plupart de ces
calculs utilisent le modèle de l’état de transition ou bien le modèle RRKM895. Julia Rehbein et
Barry Carpenter signalent que ces modèles raisonnent à partir de molécules isolées et
considèrent que l’accès à tel ou tel état d’énergie se fait au hasard. Les transitions entre ces
états sont décrites de façon stochastique ce qui implique qu’ils ont une distribution de durée
de vie aléatoire. Or, les auteurs rappellent que certaines transitions sont plus probables que

894
REHBEIN, J. & CARPENTER, B. K. « Do we fully understand what controls chemical selectivity »,
Physical chemistry chemical physics: PCCP, 13, 2011, pp. 20906-20922.
895
Le « modèle RRKM » est issu du modèle statistique « RRK » proposé en 1927-1928 par, O. K. Rice, H. C.
Ramsperger and L. S. Kassel pour déterminer la vitesse de transformation d’une molécule à l’état gazeux. Deux
réactifs peuvent donner une molécule qui va se transformer ensuite en un autre corps. La vitesse avec laquelle la
molécule intermédiaire se rompt est une fonction de l’énergie qu’elle reçoit. δa théorie suppose que la vitesse de
transformation est proportionnelle au nombre de façons de distribuer cette énergie parmi les degrés de liberté
internes de la molécule. A la base deux hypothèses sont prises : (1) la molécule est considérée comme une
« collection » d’oscillateurs harmoniques couplés et (β) l’excès d’énergie permet à la molécule de se décomposer
en produits plus vite qu’elle ne le fait en éliminant l’excès d’énergie en reformant les réactifs initiaux (hypothèse
dite « ergodique »). Une énergie critique est associée au mode de vibration précis qui entraîne la rupture de
l’édifice et sa transformation. Ce modèle a été adapté par le prix σobel de chimie dont j’ai parlé dans mon
chapitre préliminaire, à savoir R. A. Marcus, pour devenir le modèle RRKM. Marcus intègre les degrés de
vibration et de rotation et traduit le modèle RRK à partir du modèle de l’état de transition. Il s’agit d’un « mixte
théorique » à la fois statistique et incluant des hypothèses de mécanique moléculaire. Il peut également être
étendu à des développements quantiques en traitant de façon appropriée les oscillateurs. Bref, il s’agit d’un
modèle qui tente de négocier une molécule et ses parties supposées vibrées ou tournées. Ce faisant les chimistes
proposent une explication de la sélectivité tout en ne tenant pas compte des interactions avec le solvant, mais
uniquement des interactions entre les atomes constitutifs de la molécule. Plutôt surprenant, non ?
470
d’autres et que, dans le cas des hautes énergies et des atomes lourds, une seule transition est
possible. Ils soulignent enfin qu’il faut tenir compte des cas où : (1) les effets dynamiques ne
sont pas statistiques ; (2) des réactions peuvent présenter des bifurcations au niveau des
surfaces d’énergie potentielle ; (3) l’effet tunnel peut devenir important.
Pour décrire une surface d’énergie potentielle qui contient un nombre « N » de noyaux,
3N – 5 dimensions sont nécessaires. Julia Rehbein et Barry Carpenter reviennent sur le fait
que nous représentons bien souvent l’énergie potentielle à l’aide de deux dimensions. Dans ce
cas de figure, la représentation classique est :

Figure 61 : Profil d’énergie en deux dimensions896.

Dans ce cas de figure, les états de transition correspondent à des maxima sur la courbe et
sont toujours reliés par un intermédiaire réactionnel I. Le problème est que, dans le cas d’une
courbe multidimensionnelle, les états de transition ne sont plus des maxima mais des points
selles897. Si nous considérons une courbe, ne serait-ce que dans un espace à trois dimensions,
qui représente l’énergie en fonction de deux paramètres clés de la transformation (une

896
REHBEIN, J. & CARPENTER, B. K. « Do we fully understand what controls chemical selectivity », op. cit.,
p. 20907. TS désigne un état de transition («transition state»), I un intermédiaire réactionnel, S le corps réactif et
P le corps produit. δ’abscisse représente la coordonnée de réaction et l’ordonnée l’énergie potentielle de la
molécule.
897
Un point critique d'une fonction f (x1, x2, …, xi, …, xn) de plusieurs variables, à valeurs numériques, est un
point d'annulation de son gradient. Les points critiques servent d'intermédiaires pour la recherche des extrema de
cette fonction. La caractérisation de ces points peut être faite à partir de la matrice hessienne, notée H(f), de la

situé à la ième ligne et la jème colonne, est défini par la relation : H ij  f  2 f


fonction. Cette dernière correspond à la matrice carrée de ses dérivées partielles secondes dont le terme général,

xi x j
. La matrice hessienne admet

au moins une valeur propre strictement positive et une valeur propre strictement négative en tout point critique.
471
distance et un angle par exemple ou deux distances ou encore deux angles), les deux états de
transition ne sont plus nécessairement séparés par une vallée. Ce cas de figure, où deux états
de transition se suivent sans qu’aucun intermédiaire réactionnel n’apparaisse à un minimum
local de la portion de surface d’énergie potentielle qui les sépare, correspond à la ligne de
faîte de la vallée où se produit une inflexion (« valley ridge inflection » en anglais). Elle est
représentée ci-dessous :

Figure 62 : Courbe d’énergie potentielle en trois dimensions avec zone « VRI » et une bifurcation possible entre
deux produits P1 et P2898.

Pour les chimistes, cette situation devient très intéressante car au-delà de la zone « VRI »
le chemin réactionnel devient instable d’un point de vue dynamique. Comme l’affirment Julia
Rehbein et Barry Carpenter, ces points (de la surface) sont intéressants pour les chimistes
pour autant qu’ils soient proches du chemin réactionnel, car cette possibilité de bifurcation
peut ouvrir des possibilités de réactions chimiques et de contrôle quantitatif de la répartition
des produits formés. Il est étonnant, soit dit en passant, qu’un modèle dont la limite est
clairement exprimée par ces deux chercheurs soit cependant perçu comme un guide pour de
nouvelles transformations chimiques et l’élaboration de modèles plus adaptés. Cette prise de
position pragmatique fait partie d’une démarche de négociation qui s’amorce pour relier un
tout, ses parties, et certains modèles, en vue d’élucider la sélectivité qui émerge d’un
processus chimique de transformation. δes modèles quantiques utilisant des paquets d’onde
pour explorer la zone autour de la zone « VRI » vont être utilisés. Des articulations entre
modèles se mettent en place afin de « suivre » localement le chemin réactionnel. Un débat vif

898
REHBEIN, J. & CARPENTER, B. K. « Do we fully understand what controls chemical selectivity », op. cit.,
p. 20907.
472
peut avoir lieu à propos des réactions dont la surface d’énergie présente une zone de
bifurcation entre les chercheurs qui affirment que le mécanisme se fait en deux étapes et ceux
qui affirment qu’il est « concerté » (une seule étape)899. C’est ici que l’aventure de la
problématisation de l’émergence commence car il s’agira d’articuler les résultats empiriques
et des modèles de natures hétérogènes pour prendre en charge simultanément les trois
« niveaux » qui correspondent au problème de l’émergence.
Prenons le cas de la réaction d’hydroboration d’un alcène. Il s’agit, selon Rehbein et
Carpenter, d’un cas qui illustre à quel point il peut être difficile de différencier le rôle que
peuvent avoir des effets dynamiques non statistiques, des bifurcations le long de la surface de
potentielle présentant une zone « VRI » et, enfin, des états de transition plus classiques qui
sont indépendants les uns des autres. Les états de transition peuvent très bien être très proches
en énergie et c’est dans ce cas que l’enquête et la négociation commencent car de très subtils
écarts d’énergie peuvent expliquer des scénarios très disparates. Il est connu que le bore se
fixe préférentiellement sur l’atome de carbone le moins substitué de la double liaison
carbone-carbone (C=C), et ce pour des raisons à la fois électroniques et d’encombrement
stérique. Le schéma réactionnel classique est le suivant :

Figure 63 : Hydroboration d'un alcène900.

Dans un article célèbre, le « père » des organoboranes et Prix Nobel de chimie en 1979,
Herbert Charles Brown et son collaborateur George Zweifel ont établi que le produit dit

899
SINGLETON, D. A. et al. « Mechanism of Ene Reactions of Singlet Oxygen. A Two-Step No-Intermediate
Mechanism », Journal of the American Chemical Society, 125, 2003, pp. 1319-1328.
900
Ibid., p. 20910.
473
« Markovnikov » (noté « 25b » sur la figure précédente) représente 6 à 7 % des produits
formés901. Ils évoquent un état de transition à quatre centres (noté TS 2ζ→βη a ou b) pour
expliquer la « régiosélectivité »902 de cette réaction. Cette hypothèse est cohérente avec les
résultats de calculs menés ultérieurement par l’équipe de Graham903. Ces calculs font donc
partie d’un ensemble de travaux qui, par entrelacements multiples, stabilisent le savoir qui
émerge. Glenn Graham et ses collaborateurs utilisent des modèles de chimie quantique qui
tiennent compte des corrélations de configurations électroniques. Le terme « configuration »
décrit la combinaison linéaire de déterminants de Slater utilisée pour la fonction d'onde. En
termes de spécification de l'occupation des orbitales (par exemple 1s2 2s2 2p3...), le mot
« interaction » signifie le mélange (interaction) de différentes configurations électroniques
(états). Au discours de Brown et Zweifel qui relient atomes et molécules se substitue un
discours dans lequel les « parties » envisagées sont des « états » différents de la molécule. Le
registre tout/partie change d’attributs et de modèles corrélatifs. Ces méthodes sont très
différentes, voire totalement hétérogènes, entre elles904. La négociation ne fait que
commencer ! En effet, Daniel Singleton et Yatsandra Oyala ont publié, en 2009, une étude
relative à l’hydroboration suivie d’une oxydation du dérivé deutéré du propène suivant :

Figure 64 : Stabilisation et inter-comparaison : quand l’émergence devient un problème905.

901
BROWN, H. C. & ZWEIFEL, G. « Hydroboration. VIII. Bis-3-methyl-2-butylborane as a Selective Reagent
for the Hydroboration of Alkenes and Dienes », Journal of the American Chemical Society, 83, issue 5, 1961, pp.
1241-1246.
902
Une réaction chimique est dite régiosélective si l'un des réactifs ou des intermédiaires réactionnels réagit
préférentiellement avec certains sites d'un autre réactif parmi plusieurs possibilités, conduisant majoritairement à
un ou plusieurs produits parmi plusieurs possibles.
903
GRAHAM, G. D., MARYNICK, D. S., LIPSCOMB, W. N. « Effects of Basis Set and Configuration
Interaction on the Electronic Structure of Methyllithium, with Comments on the Nature of the C-Li Bond »,
Journal of the American Chemical Society, 102, 1980, pp. 4572-4578.
904
Contrairement à la méthode Hartree-Fock, la configuration d’interaction utilise une fonction d'onde
variationnelle (je définirai ce terme ultérieurement) qui est une combinaison linéaire de fonctions d'état de
configuration construite à partir des orbitales de spin afin de tenir compte de la corrélation électronique (non-
indépendance des fonctions de distribution des électrons dans une molécule). Bref, retenons ici qu’il s’agit d’une
méthode quantique basée sur la notion de fonction d’onde et qui, en respectant l’approximation de Born-
Oppenheimer, tient compte de plusieurs configurations électroniques pour penser la répartition des électrons
dans une molécule.
905
OYOLA, Yatsandra & SINGLETON, Daniel A. « Dynamics and the Failure of Transition State Theory in
Alkene Hydroboration », Journal of the American Chemical Society, 131, 2009, pp. 3130-3131.
474
Ils se placent à une température égale à 21°C avec un large excès de trifluoroborane (BF3)
dans le tétrahydrofurane anhydre. Cet excès est un compromis qui permet de limiter la
réaction du produit intermédiaire formé avec le bore sur la double liaison carbone-carbone du
corps deutéré initial. Dans ces conditions, et près une oxydation utilisant l’eau oxygénée
(H2O2) en milieu basique (solution aqueuse de soude), extractions et lavages, la RMN du
deutérium permet d’établir que le mélange de produits formés contient 10% du composé
εarkovnikov et λ0% du produit intéressant. En faisant l’hypothèse que le modèle des états de
transition est applicable, ils trouvent qu’une différence d’énergie, notée ΔΔG‡, comprise entre
1,1 et 1,3 kilocalorie par mole (kcal/mol) entre les deux états de transition postulés par Brown
et Zweifel.
Ils utilisent une méthode quantique totalement différente de la méthode d’interaction de
configuration proposée par Graham et se placent, au contraire, dans le cadre de la théorie de la
densité fonctionnelle (« DFT » en anglais). δa fonction d’onde moléculaire est remplacée par
une « fonctionnelle » d’énergie (une fonction dont la variable est une fonction, en
l’occurrence l’énergie potentielle). δa notion d’orbitale atomique n’a plus de sens,
schématiquement l’espace moléculaire est divisé en petits cubes et il s’agit de déterminer la
densité électronique en chaque point en usant, avec tact, d’approximations et de savoir-faire
divers. Je développerai plus tard l’approche DFT, retenons simplement ici qu’un autre cadre
de la chimie quantique est utilisé pour étudier la même émergence d’un produit et expliquer
une même sélectivité.
Singleton et τyala cherchent à calculer la différence d’énergie ΔΔG‡ en utilisant des
fonctionnelles mises au point, nous verrons comment un peu plus tard, pour modéliser des
réactions en phase gazeuse. Je rappelle que l’hydroboration étudiée a lieu en phase liquide.
Choix surprenant, non ? A partir de là, ils associent chaque fonctionnelle à un ensemble de
fonctions mathématiques (appelées « bases » de calcul). Le couple {fonctionnelle-bases de
calcul} a été testé et adapté à l’étude d’un effet donné (effet de polarisation, description de tel
ou tel atome dans la molécule, etc.) pour un type de molécule particulier, et ce après de
multiples essais et erreurs et comparaisons. Les méthodes qui permettent de faire converger
les calculs, bref de minimiser l’énergie, sont aussi bariolées et leur choix dépend de stratégies
locales acquises avec la pratique. Ce faisant, ce couple {fonctionnelle-bases de calcul} résulte
d’un travail difficile de stabilisation tout aussi dense que celui mené par les chimistes qui font
du contrôle qualité. Tous ces choix impliquent le savoir-faire et les connaissances des
chimistes par rapport aux molécules étudiées. Ils vont alors déterminer l’écart ΔΔG‡ entre les

475
états de transition 1‡ et 2‡ représentés ci-dessous et résultant de la formation préliminaire du
complexe « 3 » :

Figure 65 : Structures jugées pertinentes en fonction du savoir précédemment stabilisé906.

Ils obtiennent les résultats suivants qui permettent d’établir que la répartition attendue
devrait être, non pas de 90% contre 10 %, mais de 98 à 99% contre 1 à 2% du produit
majoritaire « anti-Markovnikov » par rapport à l’autre produit minoritaire. δe modèle des
états de transition ne permet pas de rendre compte de la sélectivité établie par RMN. Le
tableau suivant montre la gamme très variée de couples {fonctionnelle-bases} utilisables. La
stratégie étant de stabiliser un résultat numérique acceptable par le biais de plusieurs couples
dont les chimistes savent, par expérience, qu’ils peuvent convenir, plus ou moins, à la
situation moléculaire étudiée :

Figure 66 : Travail de tissage. L’hétérogène, l’émergent et le stabilisé907.

906
Ibid., p. 3130.
476
A partir de là, ils interprètent cet écart énergétique et utilise leur savoir pour éliminer des
causes probables en quantifiant les effets qu’ils provoquent par des méthodes utilisant des
couples spécifiques de fonctionnelles et de bases. Il s’agit d’un tissage dans un tissage, bref
d’une mise en abîme de procédures de stabilisation. Ils vont ainsi supprimer des sources
d’erreurs liées à des incertitudes relatives aux calculs de la différence d’énergie ΔΔG‡, et aux
effets entropiques, isotopiques, tunnel, ou de solvant, la faible dépendance par rapport à la
température ou à la structure de l’alcène de départ.
δ’étude des effets de solvant est intéressante. J’ai indiqué qu’ils travaillaient sur un
modèle qui traite de molécules en phase gazeuse et qui permet de réduire, voire d’éliminer,
l’influence du milieu associé. δa marge d’erreur impliquée par cette hypothèse est estimée,
pour ce type de molécule, sur la base d’un raisonnement inductif impliquant la comparaison
de cas bien répertoriés par les chimistes. δa connaissance des écarts liés à l’hypothèse permet
aux chimistes d’estimer fiablement la valeur énergétique corresponde en milieu non gazeux.
δ’intégration du milieu associé par inclusion d’un modèle le présentant dans le cadre
opératoire précédent marque l’entrée en matière du troisième niveau utile à la description.
Pour intégrer ce dernier, plusieurs techniques sont utilisables. Pour l’heure, retenons que
le solvant peut avoir un effet lié à sa polarité dont l’importance peut être évaluée en faisant
intervenir des champs auto-cohérents (une autre méthode quantique qui utilise des orbitales
moléculaires : le nombre de méthodes ne cesse de croître) et une base appropriée. La valeur
du résultat, dont la signification est discutée relativement à la situation, permet d’écarter cette
hypothèse. Le solvant peut aussi intervenir directement comme substituant qui se fixe sur le
trifluoroborane BF3 comme dans le cas 4‡ de la figure suivante :

Figure 67 : Affinage du modèle, rôle du solvant en associant d’autres outils de calcul hétérogènes908.

907
Ibid.
908
Ibid., p. 3131.
477
Un autre couple {fonctionnelle-base} est utilisé et est optimisé en utilisant une méthode
de minimisation d’énergie efficace pour ce type de calcul. Il devient possible de rendre
compte d’une régiosélectivité en mesurant la valeur ΔΔG‡ entre les composés 4‡ et 5‡ de la
figure précédente. δe résultat ne colle toujours pas avec l’application du modèle de l’état de
transition. δ’utilisation du composé η‡ est justifiée par le savoir-faire acquis lors des calculs
antérieurs et par inter-comparaison. Le travail de réticulation est intense et force l’admiration.
A ce point de leur enquête, les auteurs font appel à la dynamique moléculaire et à la notion de
trajectoire directe pour rendre compte du rapport quantitatif entre produits formés. Ce modèle
est indépendant de celui de l’état de transition et donc du modèle RRKM.
δa formation du composé γ se fait très facilement et l’excès qu’il possède lui permettrait,
selon les auteurs, de franchir directement les trajectoires qui le mènent aux produits sans
qu’un équilibre thermique n’ait lieu par échange avec le solvant. Ils proposent ainsi leurs
calculs de dynamique tout en les hybridant par association avec des fonctionnelles de densité
choisies sur mesure en fonction du point de départ du calcul de la trajectoire (3, 4‡ ou 5‡) et de
leur environnement supposé (avec ou sans molécules de solvant autour d’eux). Selon que le
composé 5‡ soit supposé à l’état gazeux ou entouré de molécules de tétrahydrofurane
(typiquement 18 dans un volume cubique type d’arête égale à 18 Å909), le modèle n’est pas le
même. Par ailleurs, la durée d’évolution du composé est prise en compte, elle se situe
typiquement entre 500 et 8500 femtosecondes910. Un certain pourcentage de types de
trajectoire permet de rendre compte, selon la durée invoquée, des résultats expérimentaux, de
façon bien plus fiable, que le modèle de l’état de transition :

Figure 68 : De modèle de l'état de transition à celui de trajectoires dynamiques 911.

909
1 Å correspond à 10-10 m. Dimension caractéristique de ce type de savoir chimique.
910
Il est rappelé que 1 femtoseconde correspond à 10 -15 s.
911
OYOLA, Yatsandra & SINGLETON, Daniel A. « Dynamics and the Failure of Transition State Theory in
Alkene Hydroboration », op. cit., p. 3131.
478
δe scénario n’est pas terminé ! Mais marquons une petite pause : où en sommes-nous ?
Nous sommes arrivés à un point situé très loin d’un affrontement entre sciences, entre la
chimie et la chimie quantique d’une part, et la physique et la mécanique quantique de l’autre.
δ’émergence en général est devenue un problème à résoudre, local, signifiant, et dont la
résolution reste un enjeu μ l’apparition sélective d’un produit, la manifestation contextuelle
d’une propriété-caractérisation. Un tout, ses parties et son milieu associé ont, pour être mis en
relation, besoin que des réquisits bien particuliers soient pris en charge par des modèles
locaux hautement composites.
Il ne s’agit même plus de réduction au sens d’une construction mais d’une intelligence des
situations, d’une forme de tact et de stratégies de stabilisation. Il s’agit d’assembler des
modèles hétérogènes avec le ciment des multiples caractérisations empiriques. C’est
l’ensemble qui prend provisoirement sens et qui stimule les recherches ultérieures, la mise au
point de nouvelles préparations technoscientifiques. A la réduction-construction de Ramsay
répond en échos l’émergence-stabilisation de réseaux qui donnent corps à des pratiques de
résolution de problèmes.
Si vous changez le moindre détail, une fonctionnelle, une méthode de minimisation, une
base de calcul, un type de fonction d’onde, le modèle du solvant, la durée d’expérience, le
seuil de signification, et j’en passe inévitablement, tout devra alors être refait, repositionné
corrélativement, réévalué, sans pour autant que l’objectif soit forcément atteint !
Le mixte empirico-théorique qui enchevêtre le tout, des parties à définir au cas par cas, et
le solvant, a une efficacité circonscrite. Il n’est pas la solution mais une solution à un
problème qui concerne un corps inédit ou ses propriétés-caractérisations du point de vue de la
démarche cognitive engagée.
Un épistémologue prend ici une leçon d’humilité : un modèle ne se définit pas en
contraste avec une théorie, et ce y compris dans les sciences dites « hypothético-déductives ».
Comme l’écrit Isabelle Stengers à propos des modèles de l’évolution des espèces vivantes :

« Le modèle se définit plus par ses simplifications, ou par des hypothèses ad hoc. Il ne correspond
plus à une pratique dont l’enjeu est de « prouver » - puisque la validité d’une quelconque preuve ne
vaudra de toute façon que pour « tel cas ». Il s’agit plutôt de mettre en tension problématique ce que
requiert le modèle et ce qu’apprend le terrain. Un modèle, en désignant ses réquisits, fait un pari et
prend un risque μ ce qu’il requiert de la réalité est nécessaire et suffisant pour « raconter » ce qu’il
ambitionne de mettre en scène. »912

912
STENGERS, Isabelle. « δa vie et l’artifice μ visages de l’émergence », in Cosmopolitiques II, op. cit., pp.
255-256.
479
Il me semble que cette conclusion n’en reste pas moins pertinente en chimie et chimie
quantique, pour autant que l’épistémologue se donne les moyens de mener une enquête
détaillée en abandonnant la « position de juge » qui s’affranchirait du terrain. Réquisits, ai-je
écrit ? Justement, revenons à notre scénario à ce propos.
Peu après que soient publiés les travaux d’τyala et Singleton, Donald Truhlar, expert
mondialement reconnu pour ses élaborations de fonctionnelles et ses études quantiques de la
réactivité chimique, a proposé avec ses collaborateurs un autre modèle qui permet de rendre
compte du rapport des proportions de produits obtenus lors de l’hydroboration913. Il s’agit du
modèle CCNM914 qui ne tient pas compte de simulations de trajectoires dynamiques
dépendantes du temps. Ce modèle requiert de diviser l’ensemble des molécules participant à
la réaction en deux sous-ensembles : les réactifs en équilibre thermique qui peuvent être
modélisés par le modèle RRKε (qui inclut, je l’ai signalé, le modèle de l’état de transition) et
des molécules « chaudes » (« hot molecules »). δes molécules à l’état d’équilibre thermique
éliminent l’excès d’énergie par collision avec les molécules de solvant ou par redistribution
selon des modes de vibration internes. Les molécules « chaudes » conservent, au contraire, cet
excès d’énergie sous la forme d’une énergie de translation qui leur permet de franchir
facilement les faibles barrières d’énergie pour donner les produits. Ce passage dépend de la
forme locale de la surface d’énergie potentielle qui doit présenter un goulot d’étranglement
(« a dynamical bottleneck » en anglais). Ces molécules sont décrites par un espace de phases
non statistique car l’énergie de translation n’est pas répartie entre des valeurs discontinues
liées aux interactions avec le solvant. Ce modèle donne des résultats satisfaisants en accord
avec les incertitudes expérimentales. Les deux modèles, celui de Truhlar et de ses
collaborateurs et celui d’τyala et Singleton, supposent que les molécules ne sont pas toutes en
équilibre thermique. Un troisième modèle, proposé par David Glowacki et ses
collaborateurs915, suppose que toutes les molécules sont à l’équilibre thermique mais que
certains ensembles de molécules ont des énergies plus élevées que d’autres. Ce modèle rejette
le recours aux effets dynamiques et mélange une version du modèle RRKM avec un modèle

913
ZHENG, J., PAPAJAK, E., TRUHALR, D. G. « Phase space prediction of product branching ratios:
canonical competitive nonstatistical model », Journal of the American Chemical Society, 2009, 131, issue 43, pp.
15754- 5760.
914
« Canonical competitive nonstatistical model » en anglais. Il s’agit d’un modèle hybride articulant un modèle
non statistique de l’espace des phases des composants directs d’une réaction chimique avec une variante
variationnelle (méthode de minimisation de l’énergie utilisant le théorème des variations) de la théorie de l’état
de transition appliquée pour les composants indirects de la réactions. Bref, un modèle fait sur mesure pour ce
type de réaction chimique et le type de surface d’énergie potentielle qui lui est associé le plus souvent. Il s’agit,
encore et toujours, d’un tissage bariolé produit en vue de résoudre un problème.
915
GLOWACKI, David. R. et al. « Alkene Hydroboration: Hot Intermediates That React While They Are
Cooling », Journal of the American Chemical Society, Vol. 132, issue 39, 2010, pp. 13621-13623.
480
ME916 des fréquences de vibration des molécules. Selon ce dernier, il existe un régime de
vibration fort où le nombre de collisions est très élevé et pour lequel l’intermédiaire
réactionnel élimine son excès d’énergie par différents modes de relaxation, et un régime plus
faible pour lequel la réaction chimique est plus rapide que la relaxation d’énergie. Ce modèle
« colle » bien avec l’expérience en ce qui concerne la dépendance du rapport des quantités de
produit en fonction de la température, à condition que les molécules soient bien toutes à
l’équilibre thermique.

δ’affaire suit son cours et l’issue est indéterminée. D’autres faits expérimentaux
laisseraient entendre que la dynamique n’est pas statistique. Par ailleurs une exploration plus
complète de la topologie de la surface d’énergie potentielle semble requise, selon Rehbein et
Carpenter, afin de pouvoir trancher à propos du rôle éventuel d’une zone de bifurcation
« VRI ». Ces deux auteurs font référence à des cas de figure où le produit le moins stable a été
formé afin de remettre en question l’idée que la forme de la surface d’énergie potentielle est
seule responsable d’évènements de bifurcation. Les chercheurs apprennent donc à poser de
nouvelles questions et à penser, à nouveaux frais, la sélectivité d’une réaction chimique à
laquelle les questions de la réactivité et de l’émergence sont étroitement liées dans ce cadre de
travail.
La pertinence des modèles hybrides tient donc aux réquisits, « à ce que le modèle prend le
risque de considérer comme donné de manière stable pour pouvoir procéder. »917 La question
de savoir comment le problème est posé, en termes d’interactions de configurations, de
molécules « chaudes » ou « froides », d’états de transition ou de zone de bifurcation, fait
partie de ce que le modèle doit explorer. Ce faisant, les chimistes articulent moult réquisits
issus de pratiques différentes localement stabilisées. Comme l’écrit Isabelle Stengers :

« δe modèle d’émergence tente d’articuler ce dont il envisage l’émergence avec des réquisits qui
relèvent d’autres pratiques, c’est-à-dire des réquisits dont la signification est au départ relativement
indéterminée dans leur rapport avec la situation dont ils sont, hypothétiquement, une condition peut-
être nécessaire, en tout cas non suffisante. »918

Passant de la question des résultats des modèles pour expliquer les proportions des corps
obtenus lors de cette réaction d’hydroboration à celle du problème posé par les équations et
les outils quantiques ou semiclassiques utilisés, les chercheurs déplacent leur réflexion en
focalisant leur attention sur le comment de la sélectivité chimique, d’une réactivité, d’un corps

916
« Master Equation » en anglais.
917
STENGERS, Isabelle. « δa vie et l’artifice : visages de l’émergence », in Cosmopolitiques II, op. cit., p. 257.
918
Ibid., p. 260.
481
ou d’une propriété-caractérisation émergents. Il ne s’agit pas de « réduire », quel qu’en soit le
sens parmi ceux que j’ai évoqués, une molécule à ses atomes ou l’inverse, il s’agit de relier
ces trois niveaux au prix d’une négociation difficile, provisoire et susceptible d’être redéfinie.
Faut-il déplorer, avec la nostalgie d’une adéquation au réel perdue, ce que certains considèrent
n’être qu’un immense bricolage ? Certainement pas ! La problématisation de la question de
l’émergence soulève la question, posée par Deleuze et Isabelle Stengers, de « la vérité du
relatif » et celle posée par Bruno Latour de la coexistence de types de véridiction différents
qu’il s’agit d’apprendre à respecter, ni plus ni moins. Ces considérations sont forcément
pratiques et politiques et devront être rattachées, à un moment ou à un autre, à la notion de
valeur. J’ai déjà entrepris ce raccordement, je le poursuivrai dans la dernière partie de la thèse.
Les chimistes réfléchissant sur leur activité ont compris tout cela car ils résolvent des
problèmes précis liés à la nouveauté des corps qu’ils créent et parce que les normes
environnementales qui contraignent leur action sont de plus en plus exigeantes. δ’émergence
est de fait problématisée en chimie (et en chimie quantique) et dépend de plus des modes
d’accès qui permettent de « réinventer », sans cesse, l’eau ou tout corps chimique.
δ’émergence est donc doublement plurielle dans ce cadre d’activité. Elle le devient en tant
que problème et se renouvelle avec les modes d’accès. Nous ne sommes pas très loin de la
définition du lithium proposée par Peirce…
Les chimistes ont compris cela, ai-je écrit à l’instant ? En témoigne ce passage extrait d’un
texte récent de Brian Sutcliffe et Guy Woolley, chimistes théoriciens qui ont toujours
interrogé leur pratique :

« En d’autres termes, nous ne devrions pas nous attendre à ce qu’il y ait des liens utiles entre la
théorie quantique d’une molécule isolée (qui est ce à quoi l’hamiltonien coulombique se réfère) et le
traitement quantique de molécules individuelles, tel qu’il est mené usuellement dans le cadre de la
chimie où les interactions persistantes (dues à un champ électromagnétique quantifié ou la présence
d’autres molécules dans le milieu) et les températures finies constituent la norme. δa pratique d’usage
qui, en chimie computationnelle, utilise les calculs d’énergie électronique en fixant la configuration
nucléaire afin de définir une surface d’énergie potentielle à partir de laquelle le problème du
mouvement des noyaux est résolu d’un point de vue quantique, est une pratique qui est bien définie
mathématiquement. Le traitement conventionnel qui consiste à traiter formellement les noyaux
identiques comme s’ils étaient des particules identifiables, quand cela s’avère justifié d’un point de vue
chimique, a permis le développement d’un compte-rendu cohérent et progressif d’une bonne part des
expérimentations chimiques. εais il ne dérive pas d’approximations continues des solutions propres de
l’équation de Schrödinger obtenues pour l’hamiltonien coulombique moléculaire ; les données
empiriques sont essentielles pour que ce calcul soit possible. δ’énorme succès de la pratique usuelle
serait peut-être mieux compris s’il était considéré comme tributaire de la perspicacité et de

482
l’ingéniosité des praticiens qui inventent des variantes efficaces de la théorie quantique adaptées à la
chimie. »919

Comment ne pas penser en lisant ce passage à ce que Nancy Cartwright écrivait déjà, dans
son livre How the laws of physics lie, à propos de la physique quantique elle-même :

« Mon point de vue essentiel est que les équations fondamentales ne régissent pas le
comportement des objets dans la réalité mais seulement à l’intérieur des modèles (p. 1βλ) (…)
δ’hamiltonien que nous étudions ici n’est pas celui du moindre atome d’hydrogène réel. δes atomes
d’hydrogène réels apparaissent dans un environnement, comme par exemple un récipient très froid ou
une molécule de benzène, et les effets de l’environnement devraient être traduits formellement au
niveau de l’hamiltonien. εais au lieu de cela, nous étudions un atome hypothétiquement isolé. Nous
espérons que, plus tard, nous serons capables de regrouper cet hamiltonien avec d’autres dans le but de
recréer les circonstances dans lesquelles un atome se trouve réellement. (p. 137) » 920

Les philosophes de la chimie auraient pu commencer leur travail, non pas en inspectant
certains formalismes chimiques quantiques en vue d’en souligner l’irréductibilité à la
physique, mais en regardant, en premier lieu et avec insistance, ce que font, au quotidien, les
physiciens qui travaillent avec les équations de la physique quantique. La source de laquelle
ils cherchent à se déprendre, serait-elle, elle-même, « impure », au sens où Bernadette
Bensaude-Vincent et Jonathan Simon utilise ce terme921 ? Et si tout ce travail, tout à fait
respectable au demeurant, reposait sur l’idée, refusée pour la chimie mais curieusement

919
SUTCLIFFE, B. T. & WOOLLEY, R. G. « On the Quantum Theory of Molecules », Journal of Chemical
Physics, vol. 137, issue 22, Special Topic: Nonadiabatic Dynamics, 22A544, 2012,
http://dx.doi.org/10.1063/1.4755287 : « In other words one should not expect useful contact between the
quantum theory of an isolated molecule (which is what the eigenstates of the Coulombic Hamiltonian refer to)
and a quantum account of individual molecules, as met in ordinary chemical situations where persistent
interactions (due to the quantized electromagnetic field, other molecules in the bulk media) and finite
temperatures are the norm. The usual practice in computational chemistry in which clamped-nuclei electronic
energy calculations are used to define a potential energy surface upon which a quantum mechanical nuclear
motion problem is solved, is a practice that is well defined mathematically. The conventional account, treating
formally identical nuclei as identifiable particles when it seems chemically prudent to do so, has enabled a
coherent and progressive account of much chemical experience to be provided. But it is not derived by
continuous approximations from the eigensolutions of the Schrödinger equation for the molecular Coulombic
Hamiltonian, requiring as it does an essential empirical input. The tremendous success of the usual practice
might perhaps be best regarded as a tribute to the insight and ingenuity of the practioners for inventing an
effective variant of quantum theory for Chemistry. » (Ma traduction)
920
CARTWRIGHT, N. How the laws of physics lie, op. cit., pp. 129 ; 137 : « My basic view is that fundamental
equations do not govern objects in reality; they govern only objects in models. (p. 1βλ) (…) The Hamiltonian we
learn here is not that for any real hydrogen atom. Real hydrogen atoms appear in an environment, in a very cold
tank for example, or on a benzene molecule; and the effects of the environment must be reflected in the
Hamiltonian. What we study instead is a hypothetically isolated atom. We hope that later we will be able to piece
together this Hamiltonian with others to duplicate the circumstances of an atom in its real situation (p. 137) »
(Ma traduction)
921
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette & SIMON, Jonathan. Chemistry. The Impure Science, op. cit.
483
acceptée à propos de la physique, qu’il existerait un domaine théorique de la science qui serait
totalement composé d’essences non instituées922 ?
La pratique des physiciens eux-mêmes conduit à remettre ce scénario en question. La
théorie en physique est sans cesse négociée, la vision logothéorique ne tient pas, y compris
dans le domaine favori des épistémologues. Cartwright a toujours insisté sur les démarches
d’approximation proposées par les physiciens eux-mêmes et sur le rôle des négociations entre
la manière dont le formalisme traduit le problème et la manière dont les résultats obtenus par
les préparations technoscientifiques obligent à le résoudre. Aux débats animés qui entourent
le « mystère » de la mesure, elle répond en substance :

« σous préparons chaque jour dans nos laboratoires des milliers d’états différents par
l’intermédiaire de centaines de méthodes différentes. δe paquet d’onde est réduit dans chacun de ces
cas. Les mesures ne sont alors pas les seuls points que l’équation de Schrödinger échoue à rendre
compte. Toute préparation expérimentale réussie le permettra. »923

La « loi » a besoin de précisions supplémentaires qui lui confèrent sa pertinence. Nancy


Cartwright a de plus souligné que les dispositifs expérimentaux quantiques confèrent aux
échanges énergétiques un rôle causal qui n’apparaît pas dans le formalisme de la mécanique
quantique. Dans le sillon de Cartwright, Isabelle Stengers évoque le « double jeu » des
physiciens924. Ils font comme si l’équation de Schrödinger décrivait bel et bien une situation
« objective » lorsqu’ils font intervenir des agents sur lesquels ils raisonnent comme s’ils
existaient indépendamment de la mesure alors qu’ils recourent, en permanence, à des
approximations physico-mathématiques dans le seul but de sauvegarder certains traits
quantiques pertinents925 ! En reprenant le vocabulaire proposé par Bruno Latour926, Isabelle
Stengers qualifie de « faitiche » physico-mathématique l’espace d’Hilbert dans la mesure où
son existence autonome est reconnue alors qu’en pratique le sens des grandeurs observables
est négocié et est soumis à conditions :

922
J’utilise ici délibérément le vocabulaire proposé par Bruno δatour (par exemple dans Politiques de la nature.
Comment faire entrer les sciences en démocratie ?, Edition La découverte, 2ème édition, 2004 [1999]) pour
insister sur le fait que ces « essences » sont le résultat d’un processus de « composition progressive d’un monde
commun ».
923
CARTWRIGHT, N. How the laws of physics lie, op. cit., p. 174 : « In our laboratories we prepare thousands
of different states by hundreds of different methods every day. In each case a wave packet is reduced.
Measurements, then, are not the only place to look for a failure of the Schroedinger equation. Any successful
preparation will do. » (Ma traduction)
924
STENGERS, Isabelle. « Mécanique quantique : la fin du rêve », in Cosmopolitiques II, op. cit., pp. 70-83.
925
Ibid., p. 79.
926
LATOUR, Bruno. Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Les empêcheurs de penser en
rond, Paris, 1996.
484
« δ’espace de Hilbert constitue certainement un « faitiche menteur », mais c’est un mensonge très
intéressant au sens où il a été capable de mettre en scène les procédures, d’inviter aux approximations,
grâce auxquelles la pratique peut acquérir sa signification. C’est cette invite, cette pertinence du
formalisme quantique comme guide et non pas comme loi, qui se perd avec les tentatives d’aller « au-
delà » de la fonction d’onde. »927

Au-delà de l’affrontement entre sciences et d’une réflexion en général à propos de


l’émergence, se profile, à la fois ouverte et exigeante, une problématisation du problème de la
question de l’émergence en chimie quantique. Je propose d’en explorer deux aspects en
insistant d’abord sur le lien qu’entretiennent les formalismes et les concepts de la chimie
quantique avec la question de l’émergence, puis en complétant ensuite l’étude de la
modélisation qui a été amorcée dans ce paragraphe. Je montrerai comment sont obtenus les
résultats en prenant soin, à chaque instant, de relier ces démarches au problème que pose
localement l’émergence d’un corps et de ses propriétés-caractérisations.
δ’étude des formalismes doit être complétée par la prise en compte des essais et des
erreurs des praticiens au fil de leurs démarches d’investigation. Les publications ne laissent
pas apparaître ces étapes, elles n’expriment pas cet aspect du travail, pas plus que ne le font
les manuels et traités théoriques ou la plupart des conférences. δ’espace de communication
exploré par les philosophes de la chimie est souvent un espace lissé et normalisé. Il reflète les
travaux publiés, bref le résultat jugé intéressant et recevable des sciences. Il ne concerne pas
la chimie quantique en train de se faire, la croissance des méthodes, leurs traductions, leur
dépassement, une quelconque problématisation des travaux et la résolution qui en découle
parfois. C’est tout le danger d’une étude portant uniquement sur le langage et les formalismes,
quelles que soient les différences philosophiques que j’ai résumées.
Diderot nous a pourtant mis en garde, et ce bien avant le « tournant pratique » de la
philosophie contemporaine. Selon lui, l’étude de la chimie consiste à explorer ce que font les
chimistes et ce qui est en jeu lorsque le savoir et le savoir-faire des chimistes se déplacent
d’une pratique à une autre ou d’un lieu à un autre. Il s’agit de caractériser les techniques
chimiques du point de vue de leurs objectifs et relativement aux sites locaux d’activités928.
Ainsi Diderot nous propose-t-il une image de la chimie adoptant sans cesse de nouvelles
techniques et déplaçant les frontières qui la séparent des autres sciences. C’est typiquement
cet aspect dynamique de la chimie quantique et cette remise en question des partages
convenus entre sciences que Kostas Gavroglu et Anas Simões ont toujours abordés dans leurs

927
STENGERS, Isabelle. « Mécanique quantique : la fin du rêve », in Cosmopolitiques II, op. cit., p. 94.
δ’italique marque l’insistance de l’auteure.
928
DIDEROT, Denis. Pensées sur l’interprétation de la nature, op. cit.
485
travaux. Ils montrent en effet à quel point la chimie quantique n’est pas plus réductible à la
physique qu’à la chimie mais constitue, au contraire, une spécialité scientifique à part entière
qui enchevêtre, de façon inédite, la chimie et la physique, des mathématiques fondamentales
et appliquées, ainsi que des techniques d’ingénierie informatique929. Leur dernier livre,
Neither Physics nor Chemistry, prolonge et élargit leurs recherches antérieures qui ont permis
d’établir que la chimie quantique est le résultat d’une convergence de traditions scientifiques
hétérogènes930. Il est temps de revenir à présent sur les travaux de « chimie quantique ».

5.2 Les formalismes et la question de l’émergence

Je vais prendre l’exemple du modèle des orbitales moléculaires proposé par Mulliken afin
d’illustrer cette dépendance du formalisme et du langage par rapport à la question de
l’émergence.

5.2.1 Etude d’une traduction des formalismes : Orbites et orbitales moléculaires

 Fondements empiriques

δes spectroscopies et l’astronomie sont largement implantées dans les universités


américaines dès les années vingt et ont conduit à la constitution d’un ensemble vaste de
savoir-faire et de connaissances des spectrogrammes. Le renoncement à la course théorique à
l’atome face aux rivaux européens va accélérer cet état de fait931. Un collectif de chercheurs
regroupant Kemble et Birge (université de Bekerley), Loomis (New-York), Colby
(Michigan), et Page (Yale) rédige un rapport faisant l’état des lieux des recherches spectrales
relatives aux molécules diatomiques932. Ils adressent ce rapport au National Research Council
qui octroie dès lors de nombreuses bourses pour favoriser l’expansion de ce domaine
prometteur.

929
SIMÕES, Ana & GAVROGLU, Kostas. Neither Physics, nor Chemistry. A History of Quantum Chemistry,
op. cit.
930
SIMÕES, Ana. Converging trajectories, diverging traditions: chemical bond, valence, quantum mechanics
and chemistry, 1927-1937. Ph.D. dissertation, University of Maryland, 1993. SIMÕES, Ana & GAVROGLU,
Kostas. « Different legacies and common aims: Robert Mulliken, Linus Pauling and the origins of quantum
chemistry », in Conceptual perspectives in quantum chemistry, CALAIS, J.L. & KRYACHKO, E.S. (Eds.),
Kluwer Academic Press, Netherlands, 1997.
931
KOHLER, R. K. Partners in Science. Foundations and Natural Scientists, 1900-1945, University of Chicago
Press, 1991.
932
KEMBLE, E.C., BIRGE, R.T., COLBY, W.F., LOOMIS, F.W., and PAGE, L. « Molecular spectra in gases
», National Research Council, 11, 1926, pp 1-358.

486
Arnold Sommerfeld ainsi que de nombreux chercheurs pensent que les spectres ultraviolet
et visible sont liés aux configurations électroniques des molécules ainsi qu’à leur état de
vibration et de rotation. La rotation et la vibration des molécules sont étudiées par
l’intermédiaire des spectres moléculaires tandis que la configuration électronique des
molécules est étudiée indépendamment par les chimistes, sans qu’aucun lien formel ne soit
établi entre la théorie de valence et l’étude des spectres. δ’objectif de beaucoup de chercheurs
est de proposer un modèle moléculaire qui rende compte des différents résultats
expérimentaux de la spectroscopie et de la chimie.
En 1923, Gilbert Newton Lewis publie son célèbre livre Valence and the structure of
molecules933 qui connaît un profond retentissement dans la communauté des chimistes. A la
même époque, la Faraday Society organise un congrès sur la notion de valence à l’université
de Cambridge. Irving Langmuir y fait découvrir à Mulliken les analogies de comportement de
certaines molécules avec des atomes. Un nœud se forme autour de la spectroscopie
moléculaire entre atomes et molécule, Mulliken sera un des artisans érigeant une passerelle
entre la description de l’atome à l’aide des nombres quantiques et celle des molécules. Pour
cela, il utilise le ciment de la spectroscopie. Il s’agit de relier les termes spectraux des séries
de molécules isostères (molécules ayant le même nombre d’électrons) à ceux des atomes
correspondants. Etant donné que les termes spectraux atomiques sont déterminés à partir des
valeurs des nombres quantiques, Mulliken décide d’affecter un nombre quantique moléculaire
à chaque électron de la molécule.
δ’étude spectrale du nitrure de bore, BN, l’amène à formuler deux hypothèses
essentielles : (1) les bandes de la molécule BN doivent correspondre à celles d’une autre
molécule, c’est-à-dire l’oxyde de bore BO, et (β) l’énergie minimale de vibration ne peut être
nulle mais égale à un demi quantum934. A partir de son analyse spectrale de la molécule BO,
Mulliken trouve en effet des nombres quantiques de vibration demi-entiers (1/2, 3/2, 5/2) au
lieu de nombres entiers. Il améliore alors la résolution des spectres et étudie plus finement les
bandes. Il trouve la confirmation que des bandes attribuées à BN sont bien celles de BO
mettant ainsi en évidence l’effet isotopique relatif à la vibration. Il confirme alors
expérimentalement que la valeur minimale de l’énergie de vibration est ½ quantum. Ce
résultat demeure inexplicable dans le cadre de l’ancienne mécanique quantique et ne sera
confirmé qu’en 1925 par Heisenberg. Mulliken commence à articuler les nombres quantiques,

933
LEWIS, G. N. Valence and the structure of molecules, The Chemical Catalog Company, New York, 1923.
934
MULLIKEN, R. S. « The vibtational isotope effect in th band spectra of boron nitride », Science, 58, 1923, pp
164-66.
487
la chimie et l’analyse des spectres en vue d’étudier le lien entre molécules et atomes. Pour ce
faire, il se laisse guider par les dissemblances aussi bien que par les ressemblances spectrales.
Il utilise le principe de combinaison et les tables d’Henri Deslandres pour déterminer des
grandeurs typiques décrivant les vibrations internes de la molécule et permettant de
caractériser chaque niveau d’énergie vibrationnel935. Il tient compte du couplage entre les
mouvements de vibration et de rotation qui constitue une des principales différences entre les
spectres de rotation-vibration et les spectres électroniques. δ’utilisation des paraboles de
Fortrat936 lui permet de déterminer la distance entre deux atomes dans une molécule
diatomique ainsi que d’autres grandeurs liées à la déformation de la molécule en raison du
couplage entre rotation et vibration937. Il détermine également ce qu’il appelle la « force de la
liaison chimique » en suivant l’évolution des distances internucléaires et de la force de liaison
dans les différentes bandes du spectre. Il utilise, avec quelques hésitations, les termes de
« pouvoir liant » des électrons et « d’états liants » pour expliquer l’évolution des grandeurs
spectroscopiques de l’état fondamental vers certains états excités.
δ’électron appartient à l’ensemble de la molécule et non pas à un atome particulier de
cette dernière. δ’articulation de la première version de la mécanique quantique aux
spectroscopies et à la chimie s’accompagne donc de l’introduction de nouvelles définitions et
de nouveaux concepts à propos d’électrons appartenant à toute la molécule et non à des
atomes situés dans la molécule. Ces concepts donnent un sens à l’utilisation de la mécanique
quantique en spectroscopie moléculaire. Ils n’ont pas de sens en tant que tels en mécanique
quantique, ils en acquièrent un en chimie. Mulliken fait progressivement tenir ensemble des
éléments très hétérogènes en adaptant le langage chimique et le formalisme quantique à la
situation moléculaire. Cette co-adaptation marque l’entrée en scène de la question de
l’émergence dans ses travaux μ certains comportements spectraux liés à l’intervention d’un
milieu extérieur (radiation électromagnétique) sur une molécule ne sont identiques aux termes
spectraux atomiques, ni même prévisibles à partir d’eux. δe lien entre atomes entrants et
molécule constituée est bien plus complexe qu’il n’y paraît. εulliken n’oublie pas que la mise
en relation qu’il opère entre molécules et atomes est relative à un mode
d’accès spectroscopique.

935
MULLIKEN, R. S. « Interpretation of Band Spectra, Part I, IIa, IIb », Reviews of Modern Physics 2, 1, 1930,
pp 60-115.
936
Ibid. Le tracé de la courbe, appelée parabole de Fortrat, permet de relier l’évolution de certains nombres
quantiques exprimant la rotation des atomes dans une molécule aux fréquences spectrales.
937
MULLIKEN, R.S. « Interpretation of Band Spectra, Part IIc, Empirical Band Types », Reviews of Modern
Physics, 1, 1931, pp. 89-155.
488
La comparaison des spectres suggère la possibilité de répartir les huit premiers électrons
de Bτ et Cσ autour des deux noyaux sur deux orbites moléculaires comme l’octet du sodium.
Le neuvième électron, plus faiblement lié, peut être reparti dans une orbite analogue à celle de
l’électron de valence du sodium. εulliken confronte ses résultats à ceux de Sommerfeld 938 et
de Langmuir939 à propos des molécules N2 et CO. Son hypothèse est que des distributions
électroniques semblables doivent correspondre à des niveaux énergétiques semblables, et
réciproquement. Elle lui permet de prévoir, en 1925, l’existence de bandes qui seront mises en
évidence expérimentalement plus tard940. Ces résultats convergent avec ceux obtenus par
Fowler en 1915 à propos de la molécule de dihélium et avec ceux de Mecke, Bonn et Birge, à
propos du dihydrogène. δ’analyse des analogies permet à εulliken de classer les spectres
d’après le nombre d’électrons de valence des molécules, la notion de configuration
électronique devient alors centrale dans son approche de la molécule.
Des inversions entre niveaux électroniques et d’autres limitations viennent semer le
trouble dans son esprit. Il devient conscient à l’époque de la nécessité d’une autre approche
permettant d’expliquer la structure électronique moléculaire. Grâce à cette analogie toutefois,
Mulliken conçoit des orbites moléculaires. Une molécule n’est pas une somme d’atomes
reliés entre eux et conservant leur identité. Les électrons circulent sur des orbites autour des
noyaux, sans conserver leurs trajectoires autour d’un noyau. De plus, pour un électron donné,
les orbites dans l’atome ne correspondent pas nécessairement aux orbites décrites dans la
molécule dans la mesure où des inversions, des dédoublements et autres divergences
apparaissent sur les spectres. Mulliken esquisse une vision de la molécule comme une entité à
part entière.

938
SOMMERFIELD, Arnold. Atomic structure and spectral line, traduit par BROSE, Henry L. à partir de la
cinquième édition en allemand, Methuen and Co, London, 1923. δe livre est consultable en ligne à l’adresse
électronique suivante : http://archive.org/details/AtomicStructureAndSpectralLines.
939
LANGMUIR, Irving. « The arrangement of electrons in atoms and molecules », Journal of the American
Chemical Society, 41, 1919, pp 868-934.
940
MULLIKEN, R. S. « Systematic relations between electronic structure and band-spectrum structure in
diatomic molecules I », National Academy of Sciences, Proceedings, 12, 1926, pp 158-162.
489
Inversion des positions entre le
doublet et le singulet : limite de
l’analogie spectrale entre molécules
et atomes en fonction du nombre
d’électrons de valence.

Figure 69 : Diagrammes d'énergie de la molécule BO et de l'atome de sodium941.

Mulliken déplace progressivement son attention des spectres moléculaires vers la


description de la répartition des électrons dans une molécule. Ces voyages en Europe lui
permettront de connaître des précurseurs de la mécanique quantique, en particulier ceux de
Friedrich Hund.

 Le rôle du modèle quantique de Hund dans le scénario entre atomes et molécules

εulliken étudie les travaux de Hund sur le rôle du spin de l’électron dans l’établissement
d’une liaison chimique942. Alors qu’il vient d’être nommé professeur associé à Rostock, Hund
présente en 1927 une approche radicalement différente des travaux de Walter Heitler et Fritz
δondon et généralise l’étude proposée par Oyvind Burrau aux molécules diatomiques. Le 17
décembre 1926, Bohr avait présenté devant l’Académie Royale des Sciences du Danemark,
un article de Burrau sur l’étude quantique de l’ion moléculaire H2+. Dans cette étude, Burrau
parvient à déterminer les expressions de la fonction d’onde et de l’énergie des états
stationnaires de cet ion en considérant que cette entité est formée à partir de l’atome
d’hydrogène et de son ion943 :

H (1 électron) + H+ (0 électron) → H2+ (1 électron)

Burrau exprime et résout l’équation de Schrödinger dans ce contexte binucléaire. Ce


faisant, il obtient la première expression numérique d’une fonction d’onde moléculaire. La

941
MULLIKEN, R. S. « A class of one-valence-electron emitters of band spectra », Physical Review, 26, 1925,
pp 561-572.
942
HUND, F. « On the interpretation of some appearances in the molecular spectra », traduction de HETTEMA,
H., in Quantum Chemistry. Classic Scientific Papers, HETTEMA, H. (Ed.), World Scientific Series in 20th
Century Chemistry, Volume 8, 2000. [« Zur Deutung einiger Erscheinungen in den Molekelspektren»,
Zeitschrift für Physik, 36, 1926, pp 657-674].
943
VIDAL, B. La liaison chimique : le concept et son histoire, Librairie philosophique Vrin, Paris, 1989, pp. 99-
108.

490
notion d’ion moléculaire intéresse Hund qui considère non pas des fonctions d’ondes
résonantes mais construit une fonction d’onde plurinucléaire. Plutôt que de construire une
fonction d’onde moléculaire à partir de celles décrivant d’atomes isolés, il propose de décrire
chaque électron dans le champ électrique moléculaire global des noyaux et des autres
électrons. Cette approche consiste à considérer la molécule comme une entité au lieu de la
décrire comme un agrégat d’atomes. δes électrons d’une molécule sont soumis à l’attraction
de l’ensemble des noyaux et aux répulsions des autres électrons. Dans le cas simple de l’ion
H2+ qui contient deux noyaux, Hund envisage deux cas limites. Si les noyaux sont très
éloignés l’un de l’autre, il est possible de décrire le mouvement de l’électron en utilisant le
modèle d’un atome soumis au champ électrique produit par l’autre noyau. Si les deux atomes
sont proches l’un de l’autre, il devient possible de les remplacer par deux noyaux contigus.
Dans ce cas, le mouvement de l’électron est le même que dans l’atome « unitaire », c’est-à-
dire un atome fictif obtenu par coalescence des deux atomes à distance internucléaire nulle,
par exemple l’hélium He pour deux atomes d’hydrogène H.
Hund porte sa réflexion sur l’évolution de l’énergie électronique lors du transfert d’une
orbite autour des noyaux joints à une orbite autour des atomes séparés et sans interaction. Sur
la base des travaux de Schrödinger, Pascual Jordan et Max Born, il parvient à décrire
complètement les états stationnaires exacts des deux sous-systèmes connaissant ceux du
système944. δ’état quantique d’un système peut être obtenu en superposant les états de ses
parties (hypothèse méréologique portant sur des états). La nouvelle théorie quantique peut
expliquer le passage adiabatique entre deux états stationnaires d’un même système. Hund ne
fera pas directement référence à l’effet tunnel dans les articles originaux mais affirmera plus
tard qu’il a été un des premiers à mesurer son importance dans le cas des molécules. Il
transpose ce résultat à l’étude des molécules et propose une interpolation entre les états
quantiques des atomes isolés, ceux de l’atome unitaire et ceux de la molécule945.
Quand la distance entre les deux noyaux est grande, les termes spectraux du système
correspondent à ceux de l’un ou l’autre atome. δorsque les noyaux s’approchent, une levée de
dégénérescence des niveaux d’énergie de chaque atome se produit et les termes se séparent. Si
nous envisageons, a contrario, de partir de l’atome unitaire, la coupure progressive du noyau
en deux fragments implique un changement de symétrie, d’abord sphérique puis axiale, qui
provoque à son tour une levée de dégénérescence des niveaux d’énergie et donc la séparation

944
HUND, F. « The History of Quantum Theory », Georges G. Harrap & Co. δtd, 1λ7ζ [1λθ7 pour l’original en
allemand Geschichte der Quantentheorie]. HUND, F. « On the Interpretation of Molecular Spectra. I. », op. cit.
945
Ibid.
491
des termes spectraux. Cette conception continue et adiabatique de l’évolution quantique d’un
système interpelle εulliken et renforce son idée d’élaborer un « Aufbauprinzip »
moléculaire.
Voici donc que se multiplient les types d’atome mis en regard de la molécule : à la notion
d’atomes isolés pris en charge par l’hamiltonien coulombique est rajoutée la notion fictive
d’ « atomes unitaires ». Après avoir introduit les nombres quantiques à propos des molécules,
εulliken s’apprête à intégrer un formalisme quantique à sa description.

 Molécules et atome unitaire

Mulliken reprend les travaux sur les couplages entre moments cinétiques orbitaux et de
spin proposés par Hund946. Selon la nature du couplage, il propose de déduire la levée de
dégénérescence des niveaux d’énergie de rotation et par conséquent la structure fine des
spectres ainsi que les règles de sélection qui régissent les transitions. Ce faisant, il étudie les
spectres d’un grand nombre de molécules.
δes composés hydrures du type AH (où A est un atome différent de l’hydrogène) vérifient
très bien les hypothèses de Hund947. Mulliken souhaite, je l’ai signalé, aller plus loin et a pour
objectif d’affecter à chaque électron de la molécule un nombre quantique à chaque électron de
la molécule. Il suppose que la valeur du nombre quantique ml se conserve pendant la
formation de la molécule. Il reprend des notations introduites par Hund et les adapte à un
« électron moléculaire ». εulliken s’intéresse au devenir d’un électron lors de la formation
d’une molécule, bref au processus qui permet de passer des réactifs à une molécule. Il réalise
ensuite une étude systématique pour l’ensemble des configurations électroniques
envisageables sur la base du principe de Pauli. Une classification systématique voit le jour où
l’ensemble des nombres quantiques pertinents est présenté et les états spectroscopiques
moléculaires rigoureusement identifiés et qualifiés948.
εulliken peut ainsi expliquer la multiplicité des bandes qu’il avait observée. A côté du
dédoublement lié au spin, il introduit et quantifie le dédoublement « i » intrinsèque aux
molécules. Ce dédoublement est lié à la rotation de la molécule autour de l’axe internucléaire

946
Dans un atome, chaque électron possède deux moments angulaires, le moment angulaire orbital et le moment
angulaire de spin. δe premier quantifie l’énergie de mouvement autour du noyau, le second est encore
mystérieux à l’époque. Samuel Goudsmit et George Uhlenbeck postulent en 1λβη que, en sus des diverses
dépendances auxquelles l’électron est assujetti, il est encore capable de tourner autour de son axe. δe moment
angulaire de spin renseignerait sur ce mouvement propre de l’électron.
947
MULLIKEN, R. S. « Interpretation of Band Spectra, Part III. Electron Quantum Numbers and States of
Molecules and their Atoms », Reviews of Modern Physics, 4, 1, 1932, pp. 1-86.
948
MULLIKEN, R. S. « Interpretation of Band Spectra, Part IIa, IIb », op. cit. MULLIKEN, R. S.
« Interpretation of Band Spectra, Part IIc. Empirical Band Types », op. cit.
492
et à un effet sur le mouvement de l’électron. Il se heurte toutefois à des difficultés lorsqu’il
traite le cas de molécules non hydrogénées. δ’atome unitaire des molécules σ2 et CO est le
silicium placé dans un champ électrique intense. δ’ordre des termes électroniques prévu dans
le cadre des travaux de Hund est très différent de ceux observés sur le spectre moléculaire. La
corrélation entre atome unitaire et molécule semble moins immédiate dans ce cas de figure.
εulliken oppose ce résultat à celui qu’il obtient pour la molécule « CH », dans laquelle
l’ordre des orbites moléculaires est semblable à celui des orbites atomiques949. Il situe la
divergence des résultats au niveau de la scission du noyau de l’atome unitaire. δa séparation
du noyau de l’azote de numéro atomique sept en deux fragments de numéros atomiques six et
un, doit être, selon lui, plus aisée que celle du silicium en deux noyaux de même charge. La
question est alors d’établir le contexte d’utilisation du modèle de l’atome unitaire. δe lien
entre molécule et atomes semble se compliquer d’autant que εulliken est également intrigué
par l’étude des analogies spectrales de molécules d’halogènes.
Sur la base de mesures empiriques de l’énergie de dissociation et de la distance
internucléaire à l’équilibre et des travaux de Philip εorse, il propose une série de nouvelles
courbes d’énergie potentielle. δes termes spectraux et les formes de courbes identiques se
heurtent à l’application directe de la méthode de l’atome unitaire. δ’atome unitaire du
dichlore Cl2 est le sélénium qui possède 34 électrons et une configuration électronique
fondamentale de type KLM4s24p4. La molécule de difluor F2 admet pour atome unitaire
l’argon. δ’argon possède 18 électrons et sa configuration électronique fondamentale est
KL3s23p6. Deux configurations atomiques de type 4s24p4 et 3s23p6 ne peuvent aboutir aux
mêmes termes électroniques moléculaires. Mulliken met en avant une explication utilisant les
données expérimentales. Il compare les énergies de dissociation D et les distances
internucléaires re à l’équilibre des molécules F2, Cl2 et Br2 d’une part, et celles relatives aux
molécules CO et N2 d’autre part. Il remarque que F2, Cl2 et Br2 présentent une distance
internucléaire élevée et une énergie de dissociation faible. CO et N2 possèdent
comparativement une faible distance internucléaire et une énergie de dissociation plus élevée.
En raison d’une énergie de dissociation faible, F2 est plus proche des deux atomes séparés de
fluor que Cτ ne l’est du carbone et de l’oxygène. Le spectre du dichlore est analogue à celui
du difluor car les atomes séparés de chlore ressemblent plus aux atomes de fluor, et ce malgré
les différences entre les atomes unitaires de sélénium ou d’argon.

949
MULLIKEN, R. S. « Interpretation of Band Spectra, Part III. Electron Quantum Numbers and States of
Molecules and their Atoms », op. cit.
493
En comparant les données, Mulliken élabore ainsi une échelle empirique relative
regroupant les molécules formées par les éléments des deux premières lignes de la
classification périodique. La position d’une molécule sur cette échelle permet d’estimer si elle
est plus proche des atomes séparés que de l’atome unitaire. Mulliken travaille à établir une
gamme qui s'échelonne entre ces deux extrémités. Il conçoit une molécule comme une
interpolation entre les deux cas extrêmes de l’atome unitaire et des atomes constituants
isolés. δa problématique du lien entre molécule et atomes se déplace de l’atome unitaire aux
atomes séparés de la molécule. Mulliken reprend alors son analyse en envisageant le lien entre
atomes séparés et molécule. Le maillage du réseau suit son cours. Le « mixte » empirico-
théorique est progressivement établi pour élucider les propriétés-caractérisations spectrales de
la molécule. Le langage se met en place, le formalisme prend sens dans ce contexte. Les
hypothèses méréologiques structurent ce discours, la problématisation du comportement
spectral de la molécule passe par la multiplication des définitions, des notations moléculaires.
La méthode quantique et chimique naissante intègre la question des liens entre un tout, ses
parties, et le milieu associé, dès le départ.

 Molécules et atomes séparés : rejet de la notion agrégative de valence

εulliken revient à l’étude de la formation de la molécule mais raisonne cette fois à partir
d’atomes séparés. Il dresse un bilan sur la répartition des électrons dans les atomes séparés et
dans la molécule. Afin de vérifier le principe de Pauli et la conservation d’un nombre
quantique approprié à l’étude des molécules diatomiques, il propose la notion de promotion
électronique que j’ai rapidement signalée lorsque j’ai fait référence aux travaux de
Humphreys. δe nombre quantique de certains électrons augmente d’une unité lors de la
formation de la molécule. εulliken axe son effort sur la compréhension de l’énergie de
liaison et introduit deux termes : un terme de répulsion électrique entre les noyaux, noté N.E
pour « nuclear energy », et un terme lié à l’énergie potentielle d’un électron dans le champ
950
électrique des noyaux et des autres électrons, noté B.E pour « binding energy » . La
distance internucléaire moyenne « re » pour laquelle la liaison chimique a lieu correspond à un
minimum d’énergie totale de la molécule. Ainsi la liaison chimique est une notion comprise
par rapport à l’entité moléculaire et non par rapport à l’agrégation de deux atomes séparés.

950
MULLIKEN, R. S. « The Assigment of Quantum Numbers for Electrons in Molecules. I », Physical Review,
32, 1928, pp 186-189.

494
εulliken caractérise le comportement de chaque type d’électron, promu ou non, lorsque la
distance internucléaire diminue. δ’énergie liante d’un électron non promu doit augmenter en
valeur absolue à mesure que la molécule se forme. En effet, la charge nucléaire perçue par
l’électron se concentre dans un volume restreint lorsque les noyaux se rapprochent. δa
situation doit être nuancée pour un électron promu. Si la densité nucléaire augmente lors du
rapprochement nucléaire, l’augmentation de l’attraction électrique qui en résulte entre les
noyaux et l’électron est en partie compensée par le changement d’orbite. δ’augmentation du
nombre quantique principal qui caractérise la promotion électronique a pour effet d’accroître
la distance entre l’électron et les noyaux. δ’énergie liante d’un électron promu peut, selon les
cas, diminuer ou augmenter en valeur absolue. δa forme et la taille de l’orbite seront
déterminantes dans l’évolution de l’énergie liante de l’électron promu. D’une façon générale,
Mulliken constate expérimentalement que si le nombre quantique principal initial de
l’électron promu est supérieur à un, l’énergie liante augmente en valeur absolue si l’orbite est
« plus pénétrante », c’est-à-dire si l’électron est plus proche de la zone nucléaire.
Au concept de valence, considéré comme une propriété intrinsèque de l’atome, εulliken
préfère une conception continue de la liaison chimique et met l’accent sur le « pouvoir liant »
d’un électron dans une orbite moléculaire donnée. Il relie la notion d’état énergétique obtenue
à partir des spectres à la répartition des électrons moléculaires dans différentes orbites. Pour
Mulliken, le problème de la valence est essentiellement énergétique contrairement à Heitler et
δondon qui mettent l’accent sur l’appariement électronique. Il précise que : « Nous devrions
considérer l’individu-électron comme l’unité naturelle de la liaison, et l’électron anti-liant
comme l’unité négative. » 951
Chaque orbite est délocalisée sur l’ensemble des noyaux et peut apporter, selon le cas, une
contribution énergétique favorable ou défavorable à la stabilisation de la molécule. Mulliken
relie chaque électron moléculaire à un type donné d’orbite. δa somme des contributions
énergétiques de chaque électron dans une orbite donnée conduit à estimer si la configuration
électronique permet l’existence de l’édifice moléculaire, c’est-à-dire sa stabilisation
énergétique. Pour εulliken, l’atome n’a plus d’existence propre dans une molécule
constituée, la notion d’état moléculaire suggère une variabilité énergétique et géométrique de
la molécule que les approches de δewis et δangmuir ne permettent pas d’envisager. Sa

951
MULLIKEN, R. S. « Bonding power of electrons and theory of valence », ibid., p. 383 : « « we should regard
a single bonding electron as the natural unit of bonding, an anti-bonding electron as a negative unit. » (Ma
traduction libre)
495
démarche est essentiellement pragmatique, il utilise la « théorie » quantique comme un outil
pour concentrer et unifier des relations multiples entre des données empiriques.
δ’idée de pouvoir liant associé à un électron dans une orbite donnée autour des noyaux est
cruciale dans l’évolution de la pensée de εulliken. Pourquoi ? Pour deux raisons essentielles.
Elle rend possible une approche énergétique de la formation d’une molécule comprise comme
un tout et non comme une agrégation d’atomes. Elle permet ensuite de comprendre la
dynamique des caractéristiques physiques de la molécule lors d’une transition électronique.
Un électron qui, après transition, « occupe » une orbite dans laquelle son pouvoir liant devient
négatif, contribue à affaiblir, voire à détruire la molécule. Cette idée de succession d’orbites et
de modulation du pouvoir liant des électrons qui leur appartiennent laisse augurer la mise en
place d’un « Aufbauprinzip » moléculaire qui relie configuration électronique moléculaire,
considérations énergétiques et modèles quantiques952.

 Vers la notion d’un « Aufbauprinzip » moléculaire : naissance d’un mixte ?

Mulliken écrit :

« Le fait que les quatre molécules isoélectroniques BO, CN, CO+, N2+ ont le même type d’état
normal [fondamental] est un exemple qui conforte la vérité de l’affirmation selon laquelle l’ordre de
liaison des électrons est bien défini pour un ensemble de molécules semblables. Ce point de vue reste
valable pour les molécules CO, N2, NO+ et NO, O2+. δe fait que l’état normal de σ2 et CO soit obtenu
à partir de celui de NO+, en ajoutant simplement un électron de plus dans l’orbite la plus élevée et sans
qu’aucune modification des autres nombres quantiques déjà définis n’ait lieu, est un exemple
supplémentaire de l’applicabilité d’un « Aufbauprinzip » aux molécules. Les ressemblances étroites
devraient être remarquées [entre un « Aufbauprinzip » appliqué aux atomes et celui applicable aux
molécules]. Ce résultat apporte une nouvelle preuve importante du fait que les structures électroniques
des molécules qui appartiennent à un tel groupe (comme par exemple, N 2+ et CO+) peuvent être
comprises en termes d’ « Aufbauprinzip » moléculaire, principe qui est largement indépendant des
atomes particuliers (comme par exemple N+N + ou C++O) qui participent à leur formation. » 953

952
MULLIKEN, R. S. « Interpretation of Band Spectra, Part III. Electron Quantum Numbers and States of
Molecules and their Atoms », Reviews of Modern Physics, 4, 1, 1932, pp. 78-83.
953
Ibid., p 13 : « The fact that the four isoelectronic molecules BO, CN, CO +, N2+ have the same type of normal
state is an example of the truth of the statement that the order of binding of electrons is fairly definite within a set
of similar molecules. The same statement applies to the molecule CO, N 2, NO+, and to NO, O2+. The fact that the
normal state of N2 and CO is obtained from that of NO +, merely by adding one more electron in higher orbit,
without making any changes in the quantum numbers of those already present, is a further example of the
applicability of the Aufbauprinzip in molecules. The close similarities should also be noticed. These give further
strong evidence that the electronic structures of the molecules belonging to such a group (e.g., N 2+ and CO+) can
be understood in terms of a molecular Aufbauprinzip which is largely independent of the particular atoms (e.g.,
N + N+ or C++ O) which go to form them. » (Ma traduction).

496
Mulliken va étudier un très grand nombre de molécules regroupées en de multiples séries
différentes pour établir le degré de généralité de son « Aufbauprinzip » moléculaire. Les états
spectraux des molécules O2, BeH, MgH, ZnH, CdH, HgH se déduisent de ceux de ions
moléculaires O2+, BeH+, MgH+, ZnH+, CdH+, HgH+ par simple ajout d’un électron sans
altérer les nombres quantiques associés aux autres électrons. Les configurations électroniques
moléculaires permettent de rendre compte de cette constatation expérimentale. Il obtient par
exemple les courbes d’énergie potentielle suivantes :

Figure 70 : Mixte empirico-théorique : au modèle de physique classique proposé par Morse s’ajoute des
développements quantiques liés à l’oscillateur harmonique ainsi que des résultats d’analyse de spectre. C’est
l’ensemble qui prend corps et sens avec la nouvelle terminologie proposée par Mulliken, seulement l’ensemble 954.

δes atomes ne comptent pas, ils disparaissent dans l’édifice moléculaire et peuvent
réapparaître lorsque l’édifice est détruit selon certaines conditions. Ce sont des
rapprochements entre termes moléculaires qui permettent d’établir les courbes précédentes en
lien avec le modèle de Morse. Pour expliquer l’analogie spectrale des molécules Cl2 et F2,
Mulliken propose les configurations électroniques semblables suivantes955 :

954
MULLIKEN, R. S. « Interpretation of Band Spectra, Part III. Electron Quantum Numbers and States of
Molecules and their Atoms », op. cit.
955
Ibid.

497
Atomes Configuration Terme Molécule Configuration électronique Terme
de électronique spectral formée spectral
à l’état fondamental de la
départ atomique
à l’état fondamental molécule moléculaire

de l’atome « isolé »

F+F K(2s)2(2p)5 2
P F2 K2(zσ)2(yσ)2(xσ)2 (wπ)4(vπ)4 Σ
1 +
g

Cl + Cl KL(3s)2(3p)5 2
P Cl2 (KL)2(zσ)2(yσ)2(xσ)2 Σ
1 +
g
4 4
(wπ) (vπ)

Faut-il craindre une réduction des molécules par la mécanique quantique comme d’autres
ont craint une réduction de la classification périodique à partir des nombres quantiques ? Non,
car le savoir de εulliken n’est ni quantique, ni chimique, ni spectroscopique, ni
thermochimique, mais est un mixte de tout cela à la fois qui permet de résoudre de nouveaux
problèmes. Il fait tenir ensemble ces savoirs et savoir-faire hétérogènes avec une nouvelle
terminologie en vue de proposer une description holistique de la molécule en termes
énergétiques. δ’émergence de nouveaux états spectraux moléculaires pose problème car elle
pousse les analogies à leur limite et appelle une extension appropriée du réseau précédemment
tissé pour une série de molécules semblables relativement à un mode d’accès
spectroscopique. Eric Scerri a totalement raison de scruter les insuffisances des modèles
quantiques desquels certains réductionnistes prétendent déduire la classification périodique956.
Un retour à l’histoire même de ces modèles montrent à quel point la notion de « mixte
théorique » proposée par Bachelard réduit la portée, pardonnez-moi ce jeu de mot heureux,
des affirmations réductionnistes. A ceci près que la question de la co-définition des types
d’atomes (séparés, unitaire, isolés), de la molécule et des modes d’accès n’a jamais cessé
d’être posée et d’être problématique.
Il ne faut pas oublier par ailleurs le rôle de la correspondance entre chercheurs de pays
différents. Ces échanges dessinent un réseau de collaborations informel mais efficace et qui
n’abolit pas les différences d’approche comme l’ont montré Ana Simões et Kostas

956
SCERRI, E. R. « Electronic Configurations. Quantum Mechanics and Reduction », op. cit.
498
Gavroglu957. Hund et Mulliken incarnent deux traditions de recherche différentes qui
convergent dans l’émergence de la chimie quantique958. Ces deux approches se sont co-
adaptées l’une à l’autre et ont évolué ensemble. C’est cet échange singulier entre chercheurs,
cette rencontre de styles différents qui a donné naissance à une approche chimique quantique
inédite afin de résoudre un problème lié à certaines propriétés-caractérisations des molécules.
Vérité du relatif !
Mulliken utilise les atomes pour décrire les molécules dans lesquelles ils perdent leur
singularité. Il n’accepte pas l’idée d’une agrégation d’atomes qui renvoie aux propriétés
générales des masses et des mouvements, c’est-à-dire à une mécanique, quelle que soit sa
forme. δa notion d’orbite moléculaire correspond davantage à une forme de mixion. Cette
mixion crée de nouveaux corps homogènes à partir d’éléments hétérogènes, ce qui ne peut
s’interpréter en termes de simple voisinage spatial de particules. C’est la notion d’état
électronique qui devient le levier de sa construction. δ’état électronique, le « pouvoir liant »
d’un électron sont autant de notions qui visent à expliquer la capacité des électrons à se lier à
des noyaux pour former une molécule. Aux affinités thermodynamiques répond, peut-être, en
échos ce pouvoir liant « mesuré » sur les spectres.
Mulliken croit-il ou ne croit-il pas à l’existence des atomes ? Ce n’est pas la question.
Les atomes de Mulliken assurent avant tout une fonction logique : ils servent à relier les uns
aux autres des principes (règles de sélection, principe de Pauli) avec des relations
phénoménologiques exprimées sous forme de « lois » spectroscopiques ou chimiques, et à les
rendre intelligibles au moyen d’un schéma d’ensemble, d’un « conceptual scheme » selon sa
propre expression959.
Autre point important, les analogies entre les molécules S2 et O2 permettent à Mulliken
d’expliquer les propriétés chimiques semblables de molécules homonucléaires dérivant
d’atomes d’un même groupe. Il porte sa réflexion sur la notion de valence des molécules et
compare les configurations moléculaires de ces deux molécules établies à partir de l’étude des
états spectraux. Ils vérifient que les configurations sont analogues, ce qui conforte les résultats
qu’il avait obtenus pour les molécules de dihalogène. δ’étude comparative entre atomes et
molécules permet d’expliquer l’inversion des niveaux d’énergie qui restait incomprise depuis

957
SIMÕES, A. & GAVROGLU, K. « The Americans, the Germans and the beginnings of Quantum Chemistry:
the confluence of diverging traditions », Historical Studies in the Physical and Biological Sciences, 25, 1, 1994,
pp. 47-110.
958
SIMÕES, A. & GAVROGLU, K. « Issues in the History of Theoretical and Quantum Chemistry, 1927-1960
», in Chemical Sciences in the 20th century. Bridging Boundaries, REINHARDT, C. (Ed.), Wiley-VCH, New-
York, 2001, pp. 51-74.
959
MULLIKEN, R. S. Life of a scientist, Edited by Bernard J.Ransil, Springer-Verlag, 1989.
499
sa découverte en 1927 par Jenkins, un collaborateur de Mulliken à Harvard. Mulliken va
franchir une étape supplémentaire en étudiant le lien entre atomes séparés et atome unitaire.
Ce faisant, il construit des diagrammes de corrélation.

 La molécule et le labeur de corrélation

Mulliken utilise les données expérimentales comme critère pour rationaliser le recours aux
atomes séparés ou à l’atome unitaire selon la molécule étudiée. Les tables qu’il propose
permettent d’estimer, par inter-comparaisons, si une molécule peut être estimée plus
« proche » des atomes séparés que de l’atome unitaire dans tel ou tel état quantique. Mulliken
souhaite obtenir des abaques qui lui permettent de prévoir qualitativement le comportement
des « électrons moléculaires » connaissant celui d’autres électrons dans des molécules de
référence comme le diazote.
Les données spectrales et les résultats de la nouvelle mécanique quantique sont reliés et
donnent naissance aux diagrammes de corrélation qui apparaissent pour la première fois en
1932960. Il propose d’abord des diagrammes d’énergie potentielle sur lesquels figurent les
correspondances entre états de l’atome unitaire, états moléculaires, et états des atomes
séparés :

Energie potentielle de la molécule

Termes
Ter spectraux
mes de des atomes
l’atome séparés C
unitaire et H
l’azote N

Distance internucléaire

Figure 71 : Négocier et non réduire. L’art de codéfinir un tout et des parties 961.

Le tout, certaines parties choisies, et un type de spectroscopie sont mis à contribution, en


même temps, pour penser le comportement de la molécule. Mulliken précise l’origine

960
MULLIKEN, R. S. « Interpretation of Band Spectra, Part III. Electron Quantum Numbers and States of
Molecules and their Atoms », op. cit., pp. 40-41.
961
Ibid., p. 7.
500
essentiellement expérimentale des diagrammes de corrélation et son recours à quelques
considérations théoriques notamment en termes de symétrie et de spin. Il souligne qu’il s’agit
d’une description approchée des molécules dans la mesure où les répulsions entre électrons
ainsi que le couplage entre les moments cinétiques orbitaux et de spin sont considérés comme
négligeables. Ce mixte empirique et théorique n’est qu’un outil approximatif, ni plus ni
moins. Cet outil permet de prévoir le degré de ressemblance entre une molécule et ses atomes
séparés ou l’atome unitaire grâce, en particulier, à la connaissance des distances
internucléaires et de la charge nucléaire. Prenons les deux exemples qui suivent :

501
Figure 72 : Diagrammes de corrélation d’une molécule « diatomique homonucléaire » en haut et d’une molécule
« diatomique hétéronucléaire » en bas962.

Pour comprendre la démarche de Mulliken, je citerai bien volontiers un passage d’un


ouvrage de référence en chimie quantique écrit par le professeur Barriol dans lequel R
représente la distance entre les deux noyaux de la molécule :

« [L]e problème consiste à établir la corrélation, c’est-à-dire à déterminer auquel des états de
l’atome unitaire on parvient en partant d’un état donné des atomes séparés. δe résultat s’acquiert en
considérant que tout état dissocié de la molécule (R → ∞) doit conduire à un état de l’atome unitaire,
en passant par la molécule réelle, qui, inversement peut être obtenue à partir de l’atome unitaire par la
perturbation due à l’écartement progressif des noyaux. Il doit donc exister une correspondance

962
Ibid., pp. 40-41.
502
biunivoque entre les états de départ et d’arrivée, correspondance que l’on peut préciser en utilisant en
utilisant la règle dite de « non-croisement des niveaux » (non-crossing rule). »963

La molécule « réelle » se situe sur la courbe entre les cas limites. Cette courbe passe par
des points précis et particuliers, elle est donc une interpolation qui, en l’occurrence, est
souvent polynomiale. δ’idée de continuité énergétique est explicite et est associée à la règle
de « non-croisement » qui renvoie au réquisit de symétrie commune des états corrélés. Soyons
plus explicites afin d’insister sur la place des questions méréologiques dans le raisonnement
de Mulliken.
δ’axe des abscisses porte une nouvelle grandeur ξ définie comme le rapport de la distance
internucléaire par le diamètre moyen de l’orbite considérée. δ’axe des ordonnées porte
l’énergie de liaison, c’est-à-dire l’énergie potentielle électronique à laquelle est retranchée
l’énergie de répulsion internucléaire. Les ordonnées du diagramme des molécules
homonucléaires sont proportionnelles au logarithme décimal de l’énergie de liaison des
électrons de l’atome d’azote à droite et de l’atome de silicium à gauche. δes grandeurs en
ordonnée sont identiques pour le diagramme des molécules hétéronucléaires où, cependant,
les niveaux d’énergie de l’azote à droite sont remplacés par ceux du carbone et de l’oxygène.
Ces diagrammes sont construits, en toute « rigueur », pour la molécule N2 d’une part et la
molécule Cτ d’autre part. δeur atome unitaire est le silicium et les atomes séparés σ et σ
dans un cas, C et τ dans l’autre. Il apparaît curieux que d’autres molécules figurent sur ces
diagrammes avec une échelle unique alors que les atomes unitaires et les atomes séparés
diffèrent avec les molécules. Comment une telle superposition de courbes sur un même
diagramme est-elle possible ?
Mulliken précise la détermination du « diamètre moyen » qui dépend de choix et d’autres
modèles. Pour une distance R nulle ou très grande, il correspond respectivement à celui de
l’atome unitaire ou des atomes séparés, tel qu’il est défini par Bohr. Entre ces extrémités, il
faut déterminer une valeur intermédiaire en accord avec les données spectroscopiques. Le
diagramme fédère ainsi de multiples définitions et fait tenir ensemble un ensemble bigarré de
notions souvent sans lien direct entre elles. La « corrélation » tente de capturer les états
électroniques des électrons de l’entité à l’intérieur d’un vaste ensemble d’informations
empiriques reliées à des modèles classiques, semi-classiques ou quantiques. Selon la valeur de

963
BARRIOL, J. Eléments de mécanique quantique, Préface du professeur Louis de Broglie, Masson & Cie,
Paris, 1966, p. 166. δ’italique est celle de l’auteur. La règle de « non-croisement » renvoie au réquisit de
symétrie commune des états corrélés.
503
ξ, le diagramme peut être découpé en quatre parties dont nous allons préciser les
caractéristiques :

Valeur de ξ Analogies avec Notations utilisées

ξ«1 Atome unitaire 1s , βs , βp , etc.

 g1s, u1s, πg1s, etc.


(molécules homonucléaires)

ξ>1

Noyaux séparés en
1s, *1s, π1s, etc.
interaction (molécules hétéronucléaires,
nomenclature de Heitler et London)

ξ»1 Atomes isolés 1s, 2s, 2p, etc.

z , uπ, x

ξ 1 ----------------------- (nomenclature des molécules non


hydrogénées)

Si la lecture s’effectue en partant de la droite, le diagramme montre que lorsque ξ diminue,


les niveaux d’énergie des atomes se séparent sous l’effet du champ électrique qu’exerce un
noyau sur l’autre. Si la lecture s’effectue en partant de la gauche, l’augmentation des valeurs
de ξ correspond à une séparation des niveaux d’énergie de l’atome unitaire analogue à celle
qui serait obtenu par effet Stark964. Les différents niveaux d’énergie ainsi obtenus sont mis en
relation pour donner les « énergies de liaison » des orbites moléculaires.
Il est intéressant de constater que dans la même publication965, Mulliken utilise, ou refuse
d’utiliser selon le cas, la nomenclature de Heitler et London qui considère une molécule
comme un agrégat d’atomes. δe problème des notations n’est pas résolu à ce point de ses
travaux, Mulliken utilise cependant les différentes notations qu’ils explicitent pour
caractériser l’évolution continue de l’énergie d’une orbite en fonction de la distance
internucléaire. Selon l’ordre de grandeur des distances internucléaires, plusieurs modèles et
écritures qui expriment ces modèles différents sont utilisés. Ces hésitations montrent que le
statut des parties associées au tout n’est pas tranché et qu’il pose justement problème.

δ’effet « Stark » est un effet lié à la déformation de l’atome sous l’effet d’un champ électrique intense.
964
965
MULLIKEN, R. A. « Interpretation of Band Spectra, Part III. Electron Quantum Numbers and States of
Molecules and their Atoms », op. cit.
504
Comment traduire ce lien entre le tout et les parties ? Quelle écriture choisir sachant qu’elle
suppose à son tour un choix méréologique et une découpe pertinente par rapport à la notion de
configuration électronique ? Cet « embarras de parole » pour parler avec Bruno Latour966,
cette hésitation à propos des écritures sont loin d’être anodins mais signalent, au contraire,
toute la difficulté d’articulation à laquelle Mulliken est confronté afin de faire tenir ensemble
les « données » relatives aux parties, au tout, et aux actions radiatives exercées sur les corps
étudiés. Il s’agit pour lui de relier, de créer un espace commun de significations en modifiant,
si besoin, le sens originaire des éléments de formalisme utilisés.
Mulliken introduit, par ailleurs, des règles de sélection faisant appel à la notion de
symétrie afin d’expliquer l’évolution des courbes du digramme de corrélation. Dans le cas où
un unique électron n’appartient pas à des orbites complètes, les courbes qui diffèrent par la
967
valeur du nombre quantique peuvent se croiser. Celles qui ont des nombres quantiques
identiques se croisent uniquement si un changement de symétrie de type « u, g » est possible.
δ’ensemble de ces considérations permettent de comprendre la possibilité de superposer
les courbes relatives aux électrons dans différentes molécules sur un même diagramme. La
mise en cohérence des données expérimentales (re, De, we)968 et de considérations théoriques
permet un classement qualitatif des faisceaux de courbes. Les lignes fines lues du bas vers le
haut indiquent les valeurs de ξ propres à chaque orbite et permettent de prévoir
qualitativement l’ordre des énergies de liaison des différentes orbites. Une première idée de
l’écart relatif d’énergie entre orbites peut être extraite de ces diagrammes. Connaissant les
caractéristiques expérimentales d’une molécule, il est possible de positionner sa courbe dans
le faisceau et de faire des prédictions sur le classement énergétique des états et le pouvoir liant
des électrons dans ces orbites par rapport à la molécule de référence. La molécule est un
mixte d’atomes comprise comme une interpolation entre états spectroscopiques limites
connus. Ce réseau ficelé de molécules, de types d’atome et d’états spectroscopiques permet

966
LATOUR, Bruno. Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Éditions de la
Découverte, Paris, 2004 [1999]. Se référer au glossaire proposé par Bruno Latour à la fin de son livre, en
particulier à la page 353.
967
= ml où ml est la projection du moment angulaire de l’électron le long de l’axe internucléaire. Cette
écriture correspond au « cas a » proposé par Hund lorsque les moments angulaires orbitaux et de spins peuvent
être considérés indépendants l’un de l’autre. HUND, F. « On the interpretation of some appearances in the
molecular spectra », traduction de HETTEMA, H., in Quantum Chemistry. Classic Scientific Papers,
HETTEMA, H. (Ed.), World Scientific Series in 20th Century Chemistry, Volume 8, 2000. [« Zur Deutung
einiger Erscheinungen in den Molekelspektren », Zeitschrift für Physik, 36, 1926, pp 657-674]. Les lettres « u »
et « g » renvoient respectivement à l’allemand « ungerade » et « gerade » et renseignent sur l’antisymétrie ou la
symétrie pour une rotation par rapport au centre de masse de la molécule.
968
« re » correspondant à la distance à l’équilibre entre les deux noyaux ; « De » l’énergie de dissociation de la
molécule ; we correspond au nombre d’onde de vibration qu’un oscillateur classique aurait pour un déplacement
infinitésimal par rapport à l’équilibre (déterminé à partir de l’analyse des transitions vibroniques sur le spectre).
505
d’estimer la position d’une molécule « semblable » et donc de supposer son comportement
spectral. Le problème de Mulliken est bien d’organiser ce diagramme en collectant des
éléments hétérogènes qu’il relie à la notion relative d’états spectraux d’une molécule.
δ’émergence d’une propriété-caractérisation d’une molécule pose problème en termes
d’interprétation des spectres, d’hypothèses de nature méréologique, de relativité par rapport à
une molécule de référence, et de notations à choisir pour suivre le processus de formation
d’une molécule.
δ’aspect qualitatif des études menées limite cependant les prévisions, malgré le nombre
important de données empiriques dont dispose Mulliken. Il paraît nécessaire de mettre au
point une expression analytique adéquate de ces orbites afin d’en déterminer les énergies.
Mulliken souhaite par ailleurs élargir son étude aux molécules « polyatomiques ». δ’ensemble
des démarches qu’il engage pour atteindre ces deux objectifs le mène à concevoir le concept
d’orbitale moléculaire en collectant969 d’autres travaux quantiques.

 La notion d’orbitale moléculaire : la version probabiliste du mixte

Dans une série d’articles dédiés à l’étude des molécules « polyatomiques», Mulliken décrit
un certain nombre de molécules en termes de fonctions d’ondes. Mulliken précise :

« Chaque noyau dans une molécule tend à être entouré d’une distribution de densité
électronique qui correspond à une configuration électronique stable dont la charge est
approximativement égale à ou quelque peu supérieure à la charge de ce noyau. La distribution de
densité électronique globale et les fonctions d’onde individuelles ont des symétries adaptées à la
configuration des noyaux qui entoure un noyau particulier. Par « configuration stable », il convient de
comprendre un ensemble de fonctions d’onde complètement occupées (c’est-à-dire un ensemble de
couches saturées) et d’un type tel que des électrons supplémentaires ne pourraient se répartir que dans
des fonctions d’onde différentes de niveau d’énergie plus élevé. » 970

Mulliken fait explicitement référence à la notion de fonction d’onde et pense que la


présence de couches saturées au sein des molécules n’est qu’une traduction quantique des
règles de Lewis et Langmuir. Il revient alors sur sa notion de molécule-entité et rajoute :

969
Ce mot est délibérément utilisé en pensant à la notion de «collectif » proposée par Bruno δatour. Il s’agit bien
d’un travail de collecte en vue de créer un espace commun où les éléments hétérogènes tiennent ensemble.
970
MULLIKEN, R. S. « Electronic structures of polyatomic molecules and valence I. ». Physical Review, 40,
1932, p. 57 : « Every nucleus in a molecule tends to be surrounded by an electron density distribution
corresponding to some stable electron configuration having a total charge approximately equal to or somewhat
exceeding the charge of the nucleus; the electron density distribution as a whole, and the individual wave
functions, have symmetries adapted to the configuration of nuclei surrounding the given nucleus. By ‘stable
configuration’ is meant a set of wave functions completely occupied by electrons (i.e., a set of closed shells) and
of such type that further electrons could go only into wave functions of distinctly higher energy, - usually of
higher quantum number, from the point of view of the central nucleus ». (Ma traduction)
506
« Toute tentative de considérer une molécule comme un assemblage d’unités atomiques ou
ioniques spécifiques tenues ensemble par un nombre fini d’électrons liants ou de paires d’électrons est
plus ou moins dépourvue de sens, sauf dans des cas spéciaux en tant qu’approximation ou méthode de
calcul. (…) Une molécule est ici considérée comme un ensemble de noyaux participant chacun à une
configuration électronique très semblable à celle d’un atome libre plongé dans un champ
électromagnétique extérieur, à ceci près que la partie la plus externe des configurations électroniques
entourant chaque noyau appartient le plus souvent, au moins partiellement, à deux ou plusieurs noyaux
en même temps. » 971

δe contraste entre le titre de la série d’articles qui s’intéresse à des molécules


« polyatomiques » et ce passage est troublant. Le terme « polynucléaire » aurait été plus
explicite mais aurait choqué les chimistes de l’époque, habitués à d’autres représentations de
la molécule. S’agit-il d’un choix malheureux ou d’une stratégie de communication ? Il est
difficile de répondre avec certitude à cette question. Quoi qu’il en soit, c’est dans le second
article de cette série que Mulliken remplace le terme « orbite » par celui « orbitale » :

« Pour orbitale atomique, j’entends une orbitale correspondant au mouvement d’un électron dans
le champ d’un seul noyau et des autres électrons alors qu’une orbitale moléculaire correspond au
mouvement d’un électron dans le champ créé par deux ou plusieurs noyaux et par les autres électrons.
Les orbitales atomiques et moléculaires peuvent toutes être considérées comme définies dans le cadre
de la méthode du champ auto-cohérent proposée par Hartree, et ce de façon à prendre en compte, de la
meilleure façon qu’il soit, des effets des autres électrons n’appartenant pas à l’orbitale dont il est
question. » 972

La référence à la notion de « mouvement des électrons » est surprenante dans ce cadre et


montre bien l’utilisation pragmatique que εulliken fait de la mécanique quantique dans un
cadre à la fois spectroscopique et chimique. Mulliken se place immédiatement dans un type
d’approximations (le modèle de Hartree-Fock973) auquel Hund ne fait pas explicitement

971
Ibid., p. 57 : « Attempts to regard a molecule as consisting of specific atomic or ionic units held together by
discrete numbers of bonding electrons or electron-pairs are considered as more or less meaningless, except as an
approximation in special cases, or as a method of calculation. (...) A molecule is here regarded as a set of nuclei,
around each of which is grouped an electron configuration closely similar to that of a free atom in an external
field, except that the outer parts of the electron configurations surrounding each nucleus usually belong, in part,
jointly to two or more nuclei ». (Ma traduction libre)
972
MULLIKEN, R. S. « Electronic structures of polyatomic molecules and valence II. General consideration »,
Physical Review, 41, 1932, p. 57 : « By an atomic orbital is meant an orbital corresponding to the motion of an
electron in the field of a single nucleus plus other electrons, while a molecular orbital corresponds to the motion
of an electron in the field of two or more nuclei plus other electrons. Both atomic and molecular orbitals may be
thought of as defined in accordance with the Hartree method of the self-consistent field, in order to allow so far
as possible for the effects of other electrons than the one whose orbital is under consideration ». (Ma traduction)
973
Pour résoudre l’équation de Schrödinger d’un atome à plusieurs électrons, Hartree et Fock utilisent une
fonction d’onde monoélectronique approchée pour calculer l’intégrale de répulsion entre électrons. Ils obtiennent
une solution qu’ils réutilisent pour recalculer l’intégrale de répulsion. Ils mettent fin aux itérations successives
lorsque les fonctions d’onde trouvées ne sont plus significativement différentes, c’est-à-dire lorsque l’écart
d’énergie entre deux fonctions d’onde successives est typiquement situé entre 10 -6 et 10-8 Hartree ; résultat
507
référence. Il prend de plus un degré de liberté supplémentaire lorsqu’il se réfère aux travaux
de Lennard-Jones qu’il pense pouvoir utiliser pour obtenir des solutions approchées de la
fonction d’onde moléculaire dans le cas des états moléculaires ou des molécules (ces deux cas
sont présents dans ses textes) ayant des distances internucléaires élevées. Ce travail de
Mulliken constitue bien, j’insiste sur ce point, une traduction au sens de Michel Callon et
Bruno δatour, et non d’une simple transposition des travaux de Hund de la physique à la
chimie. Le travail de tissage altère les parties collectées à mesure que le modèle-réseau se
déploie. Ce faisant, Mulliken précise :

« Dans la méthode que j’expose, les orbitales moléculaires sont considérées comme des entités
complètement indépendantes des orbitales atomiques. Cependant, il peut s’avérer souvent utile en
pratique de donner une solution approchée de cette orbitale moléculaire sous la forme d’une
combinaison linéaire d’orbitales de type atomique. δa présente méthode qui consiste à penser en
termes de molécule finie, déjà utilisée par δewis dans le cadre de sa théorie de valence, permet d’éviter
des malentendus et des ambigüités ainsi que le nécessaire recours à une combinaison linéaire
compliquée auquel on peut songer lorsque les molécules sont décrites comme étant composées
d’atomes ou d’ions bien particuliers. »974

δe passage de la notion d’orbite à celle d’orbitale moléculaire se produit en 1λγβ. δa


notion d’orbitale prend tout son sens dans l’approche probabiliste de Born. δe carré d’une
fonction d’onde moléculaire, attaché au comportement d’un électron dans une orbitale
donnée, correspond à la probabilité de trouver un électron dans une zone de « l’espace
moléculaire » donnée. Il est intéressant de noter qu’au moment où εulliken intègre des
considérations plus abstraites à son discours, il manifeste le besoin d’affirmer qu’il n’a jamais
été aussi proche des travaux de Lewis et Langmuir. Mulliken envisage alors l’étude des
molécules « polyatomiques » que la théorie des groupes et les travaux de Lennard-Jones
rendent plus aisée. δa combinaison linéaire d’orbitales atomiques n’est qu’une approximation
utile qui permet d’approcher l’orbitale moléculaire par une somme finie d’orbitales

souvent obtenu après quelques unes à quelques dizaines d’itérations. Cette méthode est appelé « méthode du
champ auto-cohérent ». Ce modèle a été adapté au traitement des orbitales moléculaires.
974
Ibid., p. 51 : « In the present method, molecular orbitals are conceived of as entities quite independent of
atomic orbitals. Nevertheless in practise molecular orbital can usually be conveniently approximated by building
up linear combinations of orbitals of the atomic type. The present method of thinking in terms of the finished
molecule, used already by Lewis in his valence theory, avoid the disputes and ambiguities, or the necessity of
using complicated linear combination, which arise if one thinks of molecules as composed of definite atoms or
ions ». (εa traduction, l’italique signale mon insistance).

508
atomiques dans le cas où les distances internucléaires sont suffisamment grandes. Cette
utilisation pratique d’une combinaison linéaire ne doit pas faire oublier, comme le souligne
explicitement Mulliken, la nature holistique de la description d’une molécule qu’il défend.
Ainsi Mulliken tente-t-il d’articuler, une nouvelle fois, des caractérisations atomiques et
moléculaires afin de rendre la réactivité et la formation d’une molécule intelligibles. Le tout et
les parties participent, en même temps, à la détermination d’une énergie; l’un d’entre-eux,
quel qu’il soit, n’est pas éliminé au profit de l’autre : Mulliken négocie leur définition
mutuelle dans le cas pratique d’un calcul approché. δ’aventure ne s’arrête pas là pour autant
car la « nature » des parties va pouvoir varier alors que la molécule étudiée reste identique !
Attachons-nous à le montrer.

 La relation entre la molécule et ses parties est-elle arbitraire ?

Mulliken utilise le principe de Wigner975 pour déterminer un classement des valeurs


d’énergie moléculaire et adapte la méthode de symétrie développée par Bethe dans le cadre
des solides à celui des molécules976. Il élabore une méthode permettant de caractériser les
différents états électroniques. La symétrie de la configuration nucléaire limite le nombre de
types de fonction d’onde totale possibles. Cette dernière doit en effet appartenir à la
représentation irréductible du groupe de symétrie de la molécule977. Il établit alors les « tables
de représentations irréductibles », appelées plus communément « tables de caractères », pour
trente-deux groupes ponctuels de symétrie. Il met au point la « méthode des fragments » en
1λγγ, deux fragments peuvent interagir sous réserve qu’ils aient le même type de symétrie et
que l’écart énergétique, mesuré par spectroscopie, qui les sépare ne soit pas trop élevé. Pour la
molécule d’éthylène « C2H4 », Mulliken considère deux fragments « CH2 » et détermine les
orbitales moléculaires acceptables en utilisant la table de représentations irréductibles de
l’éthylène. Ce faisant, il propose une représentation des orbitales moléculaires de l’éthylène

975
Un hamiltonien H, ne possédant aucune symétrie, doit avoir, en l’absence de dégénérescence accidentelle, un
spectre non dégénérée : deux fonctions d’onde différentes n’ont aucune raison de donner la même valeur de
l’énergie.
976
GAVROGLU, Kostas & SIMÕES, Anna. « The Americans, the Germans and the beginnings of Quantum
Chemistry », op. cit.
977
MULLIKEN, R. S. « Electronic structures of polyatomic molecules and valence IV. Electronic states,
quantum theory of the double bond », Physical Review, 43, 1933, pp. 279-280 : « For a molecule with fixed
nuclei, the complete electronic wave function ψ is restricted to one of certain types which depend on the
symmetry of the nuclear skeleton. In the language of group theory, ψ must conform to an irreducible
representation of the symmetry group of the corresponding Schrödinger equation, - which contains a potential
energy whose symmetry is that of the nuclear skeleton. τr more briefly, one may say that every ψ must belong to
an irreducible representation of the symmetry group of the nuclear skeleton. Corresponding statements apply to
every molecular orbital φ. In nature ψ is of course further restricted, in accordance with the Pauli principle, to
forms antisymmetrical in the electrons ». (δ’italique marque l’insistance de εulliken).
509
par ordre d’énergie croissant ainsi que le diagramme de corrélation entre les deux fragments
permettant d’accéder au diagramme d’orbitales moléculaires de la molécule d’éthylène (se
référer à la figure 73 qui suit).
Mulliken devient donc capable de comprendre la molécule en termes de description
utilisant des orbitales moléculaires. Les diagrammes de corrélation lui permettent de faire la
synthèse entre données spectrales et les types d’orbitales moléculaires acceptables. Il s’agit
d’une méthode puissante de prévisions de la réactivité moléculaire978.

Figure 73 : Méthode des « fragments » et orbitales moléculaires du tout qu’ils forment979.

Pour le méthane CH4, par exemple, il est possible d’obtenir le diagramme suivant
corroboré par la spectroscopie des photoélectrons qui mesure l’énergie nécessaire pour
extraire un type d’électron de la molécule, moyennant quelques précautions et l’hypothèse
d’un hamiltonien monoélectronique. Il obtient un diagramme semblable à celui de la figure 74
qui suit. Le fragment « C » et le fragment « H4 » interagissent selon leur symétrie (labels a1 ou
t2 visibles à la figure 74 qui proviennent de la table de caractères correspondant à la symétrie
tétraédrique, notée Td, du méthane) pour donner accès au diagramme des orbitales
moléculaires de la molécule « CH4 ». Les représentations de droite au niveau du spectre
photoélectronique sont celles des orbitales moléculaires du méthane. Bref, Mulliken a en
permanence besoin d’une information portant sur la molécule (une énergie évaluée par une
expérimentation) pour penser la répartition des électrons dans les parties du tout utiles à sa
description.

978
JEAN, Y. & VOLATRON, F. Les orbitales moléculaires en chimie, McGraw-Hill, Paris, 1991. WALTON,
P. H. Beginning Group Theory for Chemists, Workbooks in Chemistry, Oxford University Press, 1998. RIVAIL,
J.-L. Eléments de chimie quantique à l’usage des chimistes, op. cit. COTTON, A. Chemical applications of
Group Theory, Wiley-Interscience, New-York, 1971.
979
MULLIKEN, R. S. « Electronic structures of polyatomic molecules and valence III. Quantum theory of the
double bond », Physical Review, 41, 1932, p. 754. Deux géométries sont envisagées, l’une est plane alors que
dans l’autre les deux fragments CH2 appartiennent à des plans perpendiculaires (PERP sur la figure).
510
Figure 74 : Diagramme de corrélation du méthane et spectre photoélectronique 980.

Du diagramme de corrélation entre atomes séparés et atome unitaire à celui entre


fragments de symétries adaptées, εulliken franchit un cap décisif dans l’approche analytique
et quantitative des molécules. δ’utilisation du principe de Wigner conduit à la production de
diagrammes d’énergie des orbitales moléculaires qui est certifiée par l’analyse des spectres
électroniques des molécules. δa possibilité d’une confirmation expérimentale est d’autant
plus importante que la nature des fragments initiaux peut changer selon le cas. C’est sur ce
point que l’enquête épistémologique prend tout son sens. Pour modéliser la molécule C2H2,
Mulliken aurait tout aussi bien pu considérer les fragments « C2 » et « H2 » de symétrie
adaptée. La description du tout « C2H2 » peut faire intervenir des parties différentes à
condition que les conditions portant sur la symétrie et les écarts d’énergie soient respectées.
La nature des parties peut changer, je l’ai montré, en fonction du milieu associé, du procédé et
de l’instrument ; voici, à présent, qu’elle peut dépendre d’un mode d’accès cognitif, en
l’occurrence une approche quantique particulière.
Cette dépendance mutuelle du tout et des parties n’est plus alors envisagée dans le cadre
de l’étude d’une propriété-caractérisation ou d’une « affordance », mais selon une opération
de description-prédiction qui enchevêtre analyses spectrales et mixtes théoriques. Cette
relativité dissipe le brouillard produit par un débat focalisé uniquement sur les parties ou le
tout. Un degré d’arbitraire lié à l’introduction d’un mode d’accès s’insinue dans le compte-
rendu des praticiens, comme l’écrit Gopala Krishna Vemulapalli : « C’est parce différents
états initiaux peuvent être choisis pour construire les états moléculaires et que ces états
initiaux n’ont pas besoin d’être des états atomiques, que la désignation des parties se trouve

980
Le spectre photoélectronique est extrait de la référence : CHABANEL, M. & GRESSIER, P. Liaison
chimique et spectroscopie, Ellipses, Paris, 1991, p. 283.
511
être arbitraire »981 . La relativité du choix des parties et son degré d’arbitraire ne constituent
pas une retentissante découverte et avait été déjà signalée, entre autres, par Nagel982. Ce qui
devient intéressant en revanche, dans ce cadre de la chimie quantique, c’est que cette
dépendance mutuelle n’est pas considérée en elle-même et pour elle-même mais sous un
rapport particulier que définit un mode d’accès. Je développerai ce point dans le prochain
paragraphe. Retenons pour l’instant que les applications en chimie organique
(hyperconjugaison983) et les travaux de Hückel984 permettront le renforcement du réseau de
pratiques dans lequel la notion d’orbitale moléculaire devient intelligible et fonctionnelle et
dans lequel la codéfinition du tout et des parties devient utile pour scénariser la transformation
chimique selon ce point de vue « quantique ».
Comment concevoir ce formalisme et ces tables de caractères en faisant abstraction des
questions méréologiques qu’ils portent ? Comment est-il possible de comprendre cette
méthode en faisant comme si elle était neutre par rapport au problème que pose l’émergence
dans le cadre de l’étude de la réactivité des corps chimiques ?
Ne considérer que le résultat final, une fois « institué », revient à oublier le parcours de
mobilisation et de stabilisation des notions engagées et à quel point la question de la relation
entre le tout et ses parties a guidé ces chercheurs dès le départ. δ’étude d’une mise en relation
de la chimie quantique avec la question de l’émergence ne devrait pas passer sous silence ce
lien constitutif entre la question étudiée et l’élaboration des formalismes, des méthodes et du
langage de la chimie quantique. Ce n’est pas tout car le « raisonnement à trois niveaux », que
j’ai précédemment évoqué en me référant aux travaux d’Isabelle Stengers, va réapparaître
lorsqu’il s’agira de donner un sens à la méthode « mixte » des orbitales moléculaires ;
méthode qui fait tenir ensemble les travaux de Hund, Born, Lennard-Jones, Hartree, Fock,
Wigner, Bethe et des pratiques spectroscopiques, thermodynamiques et chimiques, très
hétérogènes. Je propose que nous nous penchions sur ce point crucial un bref instant.

981
VEMULAPALLI, G. K. « Property reduction in chemistry. Some lessons », in Chemical Explanation.
Characteristics, Development, Autonomy, EARLEY, J. E., Sir. (Ed.), Annals of the New York Academy of
sciences, 988, 1, 2003, p. 97 : « Because different initial states may be chosen in building molecular states and
the initial states need not to be atomic states, there is arbitrariness in designating the parts. » (Ma traduction)
982
NAGEL, Ernest. The Structure of Science. Problems in the Logic of Scientific Explanation, op. cit.
983
MULLIKEN, R. S., RIECKE, C. A., and BROWN, W. G. « Hyperconjugation », Journal of the American
Chemical Society, 63, 1941, pp. 41-56.
984
HÜCKEL, E. « On the quantum theory of the double bond. », traduction de HETTEMA, H., in Quantum
Chemistry. Classic Scientific Papers, HETTEMA, H. (Ed.), World Scientific Series in 20th Century Chemistry,
Volume 8, 2000, pp. 452-459.

512
 Le raisonnement à trois niveaux et réquisit commun

εulliken commence à s’intéresser aux travaux de δennard-Jones en pleine période où la


signification et l’utilisation du concept de configuration électronique pose problème. Bien
qu’en théorie quantique, le concept de configuration électronique soit incompatible avec une
description « exacte » de la structure électronique des atomes, il permet néanmoins une bonne
approximation de la description des atomes en particulier dans le cadre de la méthode du
champ auto-cohérent d’Hartree et Fock. La situation se complique pour les molécules car il
est impossible de définir une configuration unique qui conduise à une approximation
satisfaisante de la fonction d’onde complète. En réponse à cette situation, Slater considère que
la structure moléculaire est intermédiaire entre les différentes configurations possibles. Ce
faisant, il reconduit, à sa façon, la théorie de la résonance qui sera utilisée par Pauling dans le
cadre d’une description agrégative de la molécule en termes de regroupements d’atomes.
εulliken considère que l’approche de Slater s’éloigne considérablement des images des
structures moléculaires que les chimistes ont en tête, il s’attache à conserver ce qu’il appelle
bien volontiers « l’idéologie de la configuration électronique »985, en s’en servant comme
guide conceptuel et outil de classification. Mulliken fait le point en précisant les hypothèses
des modèles et leur contexte d’utilisation. Il compare ses travaux à ceux de Pauling et Slater
et de Lennard-Jones. Pour la molécule de dihydrogène, l’ensemble des différences est résumé
dans le tableau suivant :

Type Molécule Configuration Configuration Configuration


d’approche corrélée avec électronique de l’état électronique de l’état électronique de l’état
Σg
1 +
Σu
3 +
Σu
1 +

Pauling; Slater Atomes ou ions 1s.1s 1s.1s (1s)2

Mulliken; Hund Atome unitaire (1s g)2 (1s g) (βp u) (1s u) (βp u)

Ce n’est en revanche pas le cas pour la molécule de diazote pour laquelle les modèles
pertinents changent :

985
MULLIKEN, R.S. « Electronic structures of polyatomic molecules and valence VI. On the method of
molecular orbitals », Journal of Chemical Physics, 3, 1935, p. 376 : « an electron configuration ideology ».

513
Type d’approche Molécule corrélée avec Configuration électronique de l’état fondamental

Mulliken; Hund Atome unitaire (1s )2 (βps )2 (βs )2 (γp )2 (βpπ)4(3s /γd )2

Lennard-Jones Atomes séparés (1s)2 (1s)2 (2s)2 (2s)2 (2pπ)4(γp )2

Lennard-Jones considère une corrélation avec les atomes séparés. Il utilise de façon
pragmatique des orbitales atomiques pour les électrons de cœur et des orbitales moléculaires
pour les électrons de valence. Cette approche est reconnue comme satisfaisante lorsque les
interactions entre les couches électroniques complètes sont faibles comme dans le cas des
orbitales de type « 1s » du diazote, c’est-à-dire pour des distances internucléaires relativement
importantes. Elle devient problématique dans le cas des molécules qui possèdent des orbitales
moléculaires incomplètes, le dioxygène par exemple, ou bien pour les interactions entre
couches électroniques qui sont bien plus fortes, comme pour les orbitales de type « 2s » des
atomes d’azote du diazote. Dans ce cas de figure, il devient préférable de remplacer les
orbitales atomiques par des orbitales moléculaires liantes ( g2s) et anti-liantes ( u2s).
Qu’est-ce que cette situation apporte à mon enquête ? Elle montre tout simplement que le
lien entre molécules et types d’atome est un sujet de débat et que les hypothèses des modèles
sous-jacents sont discutées, au cas par cas, selon les molécules étudiées. δe choix d’une
notation unique se fera progressivement car il s’agit de faire tenir ensemble des méthodes
hétérogènes, tantôt holistiques, tantôt agrégatives, dans un langage commun qui est tout sauf
neutre, j’insiste bien sur ce point, par rapport à la question du lien qui unit le tout à ses parties.
δ’idée de δennard-Jones est que, lorsqu’un électron de la molécule se rapproche d’un
noyau donné, les forces qui agissent sur lui proviennent essentiellement de ce noyau. Il
devient ainsi possible de considérer que l’orbite moléculaire soit très proche de l’orbite
atomique qui décrit le comportement de l’électron autour de ce noyau. δ’orbite moléculaire
peut alors s’écrire de façon approchée comme une combinaison linéaire d’orbitales
atomiques. Dans le cas de distances internucléaires suffisamment importantes, la fonction
d’onde moléculaire s’écrit alors :
ψ = c1φ1 + c2 φ2

Expression dans laquelle c1 et c2 sont des coefficients dont je vais préciser la signification,
ψ est une orbitale moléculaire, et φ1 et φ2 des orbitales atomiques.

514
Lennard-Jones fait remarquer à Mulliken que ce résultat est compatible avec les
diagrammes de corrélation qu’il propose. C’est ainsi que ce dernier étend en 1935 la méthode
de Lennard-Jones aux molécules « polyatomiques » en la qualifiant d’approximation
« CLOA », pour « Combinaison Linéaire d’Orbitales Atomiques »986. Malgré la confusion
que ce choix a entraîné, et ce malgré la distinction faite, je l’ai indiqué, par Mulliken entre une
utilisation simplement pratique de la méthode CLOA et le cadre conceptuel holistique des
orbitales moléculaires, Mulliken trouve un grand intérêt à collecter ce nouvel ingrédient car,
dans ce cadre d’approximations, les concepts d’électrons liants et anti-liants deviennent
beaucoup plus commodes à appréhender pour les chimistes. Dans le cas des molécules
diatomiques par exemple, les électrons liants seront décrits par une orbitale résultant de la
somme des deux fonctions d’onde atomiques tandis que la différence de ces fonctions d’onde
permet d’obtenir une orbitale anti-liante. De fait, le pouvoir liant « positif ou négatif » d’une
orbitale moléculaire dépend de la forme additive ou soustractive des combinaisons linéaires
d’orbitales atomiques et non plus de l’état de promotion des électrons, notion bien plus
difficile à appréhender et à utiliser par les chimistes qui ne sont pas habitués à de tels
raisonnements. Van Vleck fera toutefois remarquer que si l’approximation CLOA a
l’avantage incontestable de permettre une évaluation pratique et simple des orbitales
moléculaires, elle accorde cependant autant de poids aux formes ioniques qu’aux formes
covalentes. Or la liaison simple entre deux atomes d’hydrogène « H-H » se dissocie le plus
souvent en deux atomes d’hydrogène et non en deux ions « H+ » et « H-». Le débat est alors
ouvert et un problème va se poser quant au choix des orbitales moléculaires utilisées. C’est à
ce moment-là que la question des parties relatives au tout resurgit. Qu’est-à-dire ? Avant de
répondre à cette question, je propose de faire le point sur le travail de mobilisation de
Mulliken. Ce dernier recrute un nouvel « associé », l’approximation CδτA, qui permettra à
sa méthode d’être plus facilement acceptée par les chimistes. δe formalisme et le langage qui
lui est associé évolue ensemble afin de répondre aux représentations et aux préoccupations des
chimistes cherchant à comprendre la réactivité d’un collectif d’individus chimiques et leurs
caractérisations inédites. Le formalisme se trouve être bien plus dépendant de la question de
l’émergence qu’il n’y paraît.
Ce n’est pas tout car plusieurs types d’orbitales moléculaires deviennent utilisables,
certaines seront localisées sur un nombre réduit de noyaux tandis que d’autres seront
délocalisées sur l’ensemble de la molécule. Pour Mulliken, cette particularité des orbitales

986
LCAO en anglais pour « Linear Combinaison of Atomic Orbitals ».
515
moléculaires ne constituent pas un problème, la « meilleure » orbitale moléculaire restant
celle qui décrit avec le plus de précision possible un électron influencé par le champ
électrique moyen des autres électrons. δors de l’étude des molécules diatomiques, j’ai rappelé
que les orbitales moléculaires s’étendent autour des deux noyaux. Dans le cas des molécules
« polyatomiques », elles seront plus ou moins localisées mais, comme le souligne Mulliken,
l’intérêt est de les relier à l’ancienne approche de valence proposée par δewis et δangmuir987.
Hund établit l’équivalence des orbitales localisées et des orbitales délocalisées. Sous
certaines conditions, il devient possible de décrire quelques corps chimiques à l’aide
d’orbitales moléculaires localisées et/ou délocalisées comme c’est le cas pour les alcènes ou
les aromatiques. D’autres corps, comme le carbone contenu dans le diamant, nécessiteront de
faire intervenir uniquement des orbitales moléculaires localisées alors que la description
d’autres corps, par exemple du sodium, fait appel exclusivement à des orbitales moléculaires
délocalisées. Mulliken écrit: « Je crois que le fait de placer deux électrons dans une telle
orbitale localisée représente la meilleure et la plus simple contrepartie quantique que l’on
puisse apporter à la notion introduite par δewis de liaison par appariement d’électrons. » 988
Mulliken appelle les orbitales complètement délocalisées des « orbitales moléculaires
spectroscopiques »989 alors que les orbitales localisées deviennent des « orbitales moléculaires
chimiques »990. Cette pluralité descriptive des fonctions d’onde moléculaires relativise
davantage la notion de partie à l’intérieur d’une molécule dans la mesure où l’étendue d’une
orbitale moléculaire peut être plus ou moins importante selon l’étude envisagée (analyse d’un
type de réactivité, détermination d’une géométrie, caractérisation d’un site actif, etc.). Elle
montre en outre que la construction du modèle prend au sérieux les représentations usuelles
des chimistes afin d’obtenir leur adhésion.
Ce faisant, Mulliken apporte une nouvelle contribution à l’approximation CLOA en
développant une analyse de la réactivité chimique qui fait appel à de nouvelles notions
comme les « intégrales de recouvrement », les « ordres » de liaison (liés au nombre de

987
MULLIKEN, R.S. « Electronic structures of polyatomic molecules and valence VI. On the method of
molecular orbitals », op. cit., p. 375 : « Also, while fully non-localised or ‘best’ ετs which spread at least to
some slight extent over all atoms, give the most accurate electronic structure description, we can arbitrarily
impose various kinds of transformations and constraints to obtain useful approximate localised MO descriptions
which correlate instructively with the older valence theory ».
988
MULLIKEN, R. S. « The path to molecular orbital », Pure and Applied Chemistry, 24, 1970, pp. 203-215, p.
212 : « I believe that the placing of two electrons in such a localized MO represents the best simple quantum-
mechanical counterpart for Lewis electron pair bond. » (Ma traduction libre)
989
Ibid., εulliken utilise en effet l’expression « « Spectroscopic MO ».
990
Ibid., εulliken utilise l’expression « Chemical MO ».
516
liaisons entre deux atomes donnés) et les « populations électroniques » sur un atome donné991.
Je souhaite évoquer de façon succincte ce travail pour montrer comment le tout et les parties y
sont enchevêtrés. Après tout, il serait aisé de rétorquer que, dans la mesure où une orbitale
moléculaire peut s’écrire comme une combinaison linéaire d’orbitales atomiques, la
connaissance des orbitales atomiques suffit à déterminer l’orbitale moléculaire. Cette
affirmation met l’eau à la bouche à tous ceux qui, dans leur for intérieur, cherchent à
construire une nouvelle forme de réduction ou d’élimination des grandeurs d’un « niveau »
supérieur. Suivons donc, pas à pas, l’analyse de εulliken afin d’interroger la pertinence de
cette conclusion possible. Pour ce faire, repartons de la combinaison linéaire qui permet
d’approcher l’orbitale moléculaire ψ :
ψ = c1φ1 + c2 φ2

En utilisant la notation de Dirac, il vient992 :

 H i d  H ii est appelée intégrale coulombienne.



˂ ψi │H│ ψi > = i


espace

˂ ψi │H│ ψj > = 
i H j d  H ij est appelée intégrale de résonance.

  d  S
espace


˂ ψi │ψj > = i j ij est appelée intégrale de recouvrement.
espace

φ1 et φ2 se recouvrent partiellement et définissent quatre zones dans l’espace993 :

Dans la zone 1 extérieure à φ1 et φ2, le produit φ1 φ2 est négligeable car les orbitales
ont de faibles valeurs. δ’intégrale de recouvrement S12 est négligeable.

991
MULLIKEN, R. S. « Electronic Population Analysis on LCAO-MO Molecular Wave Functions. I », The
Journal of Chemical Physics, volume 23, issue 10, 1955, pp. 1833-1840. MULLIKEN, R. S. « Electronic
Population Analysis on LCAO-MO Molecular Wave Functions. II. Overlap Populations, Bond Orders, and
Covalent Bond Energies », The Journal of Chemical Physics, volume 23, issue 10, 1955, pp. 1841-1846.
MULLIKEN, R. S. « Electronic Population Analysis on LCAO-MO Molecular Wave Functions. III. Effects of
Hybridization on Overlap and Gross AO Populations », The Journal of Chemical Physics, volume 23, issue 12,
1955, pp. 2338-2342. MULLIKEN, R. S. « Electronic Population Analysis on LCAO‐MO Molecular Wave
Functions. IV. Bonding and Antibonding in LCAO and Valence‐Bond Theories », The Journal of Chemical

d est l’élément de volume et  i la fonction complexe conjuguée de  i .


Physics, volume 23, issue 12, 1955, pp. 2343-2346.
992 

993
TRONG ANH, Nguyên. Orbitales frontières. Manuel pratique, InterEditions/CNRS Editions, Collection
Savoirs Actuels, Paris, 1995, Chapitre 2, pp. 6-27. TRONG ANH, Nguyên. Introduction à la chimie moléculaire,
Presses de l’Ecole Polytechnique, Ellipses, Paris, 1994, Chapitre 2, pp. 46-71.
517
Dans la zone 2 (intérieure à φ1 et extérieure à φ2) et la zone 3 (intérieure à φ2 et
extérieure à φ1), le produit φ1 φ2 est négligeable car un facteur est fini et l’autre très petit.
δ’intégrale de recouvrement S12 y est également négligeable.
Dans la zone 4 commune à φ1 et φ2, les deux fonctions sont simultanément finies et de
valeurs non négligeables, c’est dans cette zone que l’intégrale de recouvrement est importante
et prend tout son sens.

Avec les molécules diatomiques, les orbitales moléculaires ne font intervenir que deux
coefficients (c1 et c2 dans notre cas) mais pour les molécules « polyatomiques » la situation se
complique et, selon le cas, un même atome peut intervenir par le biais de plusieurs orbitales
atomiques différentes. Pour clarifier ces cas, Mulliken introduit les notions de « populations
de recouvrement » et de « charges atomiques nettes » qui lui permettent d’avoir une idée de la
distribution des électrons dans une molécule. « La situation semble se corser », me diriez-
vous ? Voilà, à présent, que des charges atomiques réapparaissent au sein d’une description
qui se veut holistique. Une étude attentive du travail de Mulliken permet toutefois de lever
toute forme d’ambiguïté. Considérons la « population de recouvrement » tout d’abord.
Il était une fois un électron appartenant à l’orbitale moléculaire ψ. Pour parler avec les
chimistes théoriciens, « sa probabilité de présence peut être visualisée sous la forme d’un
nuage électronique dont la charge totale vaut un électron »994. Pour interpréter l’aspect de ce
nuage, Mulliken raisonne à partir du carré de ψ :

˂ ψ│H│ ψ > = c12 ˂ φ1│ φ1 > + 2 c1c2S12 + c22 ˂ φ2│ φ2 >

Ce faisant, il attribue la portion de nuage dont la charge est égale à c12 (respectivement c22 ) au
volume intérieur de l’orbitale atomique φ1 (respectivement φ2). Etant donnée la définition de
l’intégrale de recouvrement S12, il attribue la charge 2 c1c2S12 à la partie du nuage qui
correspond au recouvrement des deux orbitales atomiques φ1 et φ2. Ainsi cette partie du nuage
est-elle qualifiée « population de recouvrement ». Cette contribution est positive si les deux
orbitales atomiques sont en phase (fonction d’onde moléculaire définie par une somme
d’orbitales atomiques) et est négative dans le cas contraire. Une population de recouvrement
« positive » renforce la liaison alors qu’une population de recouvrement « négative »
l’affaiblit. Je reprends ici le vocabulaire utilisé par les chimistes eux-mêmes. Le terme 2
c1c2S12 se trouve ainsi être un indicateur de la « force » de cette liaison.

994
TRONG ANH, Nguyên. Orbitales frontières. Manuel pratique, op. cit., p. 14.
518
A partir de cette définition et de l’échelle d’électronégativité qu’il a élaborée en 1935,
Mulliken prévoit que la molécule d’hydrure de lithium (LiH) présente une densité
électronique plus élevée autour du noyau du lithium. En raisonnant pour un électron
appartenant à l’orbitale moléculaire liante, il démontre qu’une fraction égale à 0,111 de cette
charge appartient « en propre » à l’hydrogène alors qu’une fraction égale à 0, θζ1 appartient
au lithium, ceci est cohérent, rajoute-t-il, car le lithium attire davantage les électrons que
l’hydrogène. δa dernière fraction égale à 0,βζ8 appartient aux deux atomes simultanément995.
Même si Mulliken évoque des charges atomiques, son approche de la molécule en tant
qu’entité se trouve confortée par cette distribution globale des électrons ! Pourquoi puis-je
être aussi affirmatif ? Parce que le terme « 2 c1c2S12 » ressemble fort, réflexion faite au
passage, aux termes d’interférences de la mécanique quantique ; ces fameux termes dont le
caractère inéliminable met si mal à l’aise les partisans de la réduction-déduction. δ’approche
moléculaire s’en trouve renforcée, affirme ai-je, mais encore ?
Elle le devient en effet car, dans le cas d’une molécule « polyatomique », il faut faire la
somme de tous les électrons et tenir compte de toutes les orbitales moléculaires liantes
occupées pour déterminer cette grandeur, sachant qu’il existe autant d’orbitales moléculaires
que d’orbitales atomiques utilisées. Cette population de recouvrement totale dépend donc de
toutes ces orbitales moléculaires et se retrouve donc relative au tout étudié ! En d’autres
termes, pour définir une liaison locale entre atomes, il faut avoir recours à une connaissance
relative à la molécule toute entière : le serpent se mord la queue ! Que dire des « charges
atomiques » à présent ?
εulliken définit la charge nette d’un atome comme la somme algébrique de sa charge
nucléaire qn et de sa charge électronique qe. Cette dernière est obtenue en partageant le nuage
électronique entre les différents atomes de la molécule996. Pour un électron décrit par
l’orbitale moléculaire ψ d’une molécule « diatomique », notée AB, Mulliken attribue la
fraction c12 et la moitié de la population de recouvrement 2 c1c2S12 à l’atome A. Pour une
molécule « polyatomique » possédant j atomes, il convient d’utiliser la formule :

qe (A) = n c
i, j
c S Aj
i iA ij

Formule dans laquelle, ni désigne le nombre d’électrons occupant l’orbitale moléculaire


ψi, ciA le coefficient de l’orbitale atomique représentant A dans ψi, cij celui de l’atome j dans

995
MULLIKEN, R. S. « Electronic Population Analysis on LCAO-MO Molecular Wave Functions. I », op. cit.
996
TRONG ANH, Nguyên. Orbitales frontières. Manuel pratique, op. cit., p. 15.
519
cette même orbitale moléculaire ψi, et SAj l’intégrale de recouvrement entre les deux atomes A
et j. La somme se fait sur toutes les orbitales moléculaires et tous les atomes j de la molécule.
Bref, la charge locale fait une nouvelle fois intervenir la totalité de l’entité chimique étudiée !
Ces charges ne peuvent impliquer une réduction du tout à ses parties atomiques et encore
moins l’élimination de ce même tout car elles dépendent d’un calcul qui fait intervenir les
orbitales moléculaires ! Quel est l’intérêt de faire réapparaître des atomes dans la
molécule ? La réponse à cette question se veut pragmatique, ni plus ni moins : ces charges
sont commodes en vertu de leurs applications pratiques pour calculer le moment dipolaire de
cette molécule ou pour repérer ses « sites » réactifs. Les atomes chargés positivement
(respectivement négativement) seront préférentiellement « attaqués » par des espèces
nucléophiles (respectivement électrophiles). Ainsi la notion de « site local » est-elle co-définie
avec celle de molécule, bref avec le tout global. La présence de ces atomes devient utile dans
un schéma explicatif d’une transformation chimique. La négociation tentée entre la molécule
et les atomes montre bien ce que signifie une explication de l’un par les autres en permettant
d’en identifier les réquisits et les limites.
Aucune déduction n’est possible le long de ce labyrinthe de traductions et d’éléments
hétérogènes. La négociation du tout et de ses parties, la mise en problème de la réactivité
chimique, la question de l’émergence de nouvelles propriétés-caractérisations ou de corps
inédits, remplacent l’idée, simple et naïve, de réduction.
S’il y a certes de nombreuses simplifications-transformations (modèle de la fonction
d’onde monoélectronique, hypothèse d’une répartition équitable de la population de
recouvrement lors d’un calcul de charge nette, nombre limité d’orbitales atomiques, etc.),
aucune déduction pleine et entière n’a sa place dans ce cadre d’activité. Ces simplifications
permettent d’instaurer des îlots de vérité qui servent à leur tour de sources provisoires d’où
jaillissent la pensée et l’action. δes philosophes ont essentiellement pensé l’émergence par
rapport aux notions de réduction et de déduction, et ce bien souvent en réaction contre elles.
Et si nous la pensions par rapport aux notions de négociations et de résolution de problème ?
δ’argument d’imprédictibilité et de non-déductibilité serait-il alors toujours aussi important
pour penser l’émergence ? Je ne le pense pas. Et si, enfin, l’imprédictibilité et la non-
déductibilité dépendaient seulement d’un raisonnement dont certaines prémisses conduisent,
explicitement ou pas, à réifier le tout et/ou les parties, là une codépendance s’avèrerait fort
utile pour penser une version non ontologique de l’émergence ?
En dépit de cette situation, je ne peux toutefois qu’être étonné, à l’instar de σancy
Cartwright, Isabelle Stengers, Eric Scerri, Brian Sutcliffe et Guy Woolley, qu’un modèle
520
destiné à décrire une « molécule isolée » puisse conduire à rationaliser la réactivité
moléculaire efficacement ! Cette situation est pour le moins surprenante, non ? En tout cas,
elle le devient dès qu’une épistémologie du détail est engagée. Ne nous perdons pas dans trop
de détails, certes, mais prenons bien garde à ne pas les éliminer trop rapidement non plus :
l’épistémologie a besoin de tact et de nuance là où règnent encore souvent le mythe de la
simplicité et le vertige de l’unité préétablie…Pourquoi méprisons-nous autant cette « vérité du
relatif » ? Parce qu’elle nous pousserait à abandonner l’idée que nous nous faisions de la
maîtrise du monde et de nous-mêmes ? δa question de l’émergence étudiée du point de vue de
la chimie (quantique ou pas) renverse cette approche en intégrant les cheminements, les
embarras de parole, le lien entre les formalismes, le langage et les questions des scientifiques.
Je souhaite conclure cette partie de mon travail en évoquant, véritable cerise sur le gâteau, la
détermination des coefficients c1 et c2 dans l’expression de l’orbitale moléculaire.
Soit un système (atome ou molécule) qui, à l’état fondamental, a pour valeur propre de
l’énergie la grandeur E0. La solution rigoureuse ne peut être trouvée par le calcul, il faut donc
faire appel à des fonctions d’onde approchées pour résoudre l’équation de Schrödinger.
δ’énergie moyenne ˂ E > calculée en utilisant une fonction propre approchée quelconque ψ
est supérieure ou égale à E0 :

 Hd

E   E0
 d
espace

espace

La méthode des variations est alors d’usage courant pour obtenir la « meilleure solution
possible ». δe point essentiel est de partir d’une famille de fonctions dont il y a lieu de penser
qu’elle contient approximativement la solution exacte. δ’importance de cette méthode tient à
la facilité avec laquelle elle peut être mise en œuvre et à la possibilité qu’elle offre de discuter
de nombreux problèmes d’une manière qualitative (caractère partiellement ionique des
liaisons, mésomérie, etc.)997. Les chercheurs essaient une fonction ψ qui dépend d’au moins
un paramètre et ils optimisent ensuite l’énergie ; les autres grandeurs physiques sont
éventuellement moins bien optimisées. Les paramètres sont précisément les coefficients de
pondération c1 et c2 utilisés dans le cadre de l’exemple précédent. Les « meilleurs »
coefficients conduiront, selon cette méthode, à minimiser la valeur de l’énergie moyenne.
Comment ce calcul est-il mené ?
δ’énergie moyenne est donnée par la relation :

997
BARRIOL, J. Eléments de mécanique quantique, op. cit., pp. 99-100.
521
˂ E (c1, c2) > = ˂ ψ (c1, c2) │H│ ψ (c1, c2) > / ˂ ψ (c1, c2) │ ψ (c1, c2) >

Soit :

˂ E (c1, c2) > = ˂ c1 φ1 + c2 φ2│H│ c1 φ1 + c2 φ2 > / ˂ c1 φ1 + c2 φ2│c1 φ1 + c2 φ2 >

Si les fonctions d’onde atomiques sont normées, il vient ˂ φ1│ φ1 > = ˂ φ2│ φ2 > = 1, et donc,
avec la notation de Dirac introduite à la page 517, la relation précédente devient :

c12 H11  2c1c2 H12  c22 H 22 N (c1 , c2 )



c12  2c1c2 S12  c22
˂ E (c1, c2) > =
D(c1 , c2 )

Je propose, afin de simplifier l’écriture, de nommer respectivement σ (c1, c2) et D (c1, c2), le
numérateur et le dénominateur de l’expression précédente.
La minimisation de l’énergie par rapport aux coefficients c1 et c2 conduit à annuler les
dérivées partielles de l’énergie moyenne :

 E 1 N N D 1  N N D  1  N D 
  2       E 0
ci D ci D ci D  ci D ci  D  ci ci 

D’où :
N
c
E  i
D
ci

Je vais simplement expliciter ce terme pour que nous comprenions bien ce qui est en jeu dans
ce calcul des coefficients de pondération c1 et c2. Le numérateur N (c1, c2) s’écrit :

N (c1, c2) = c12 H11  2c1c2 H12  c22 H 22

δes dérivées partielles par rapport à l’un des deux coefficients ci, l’autre restant constant,
s’écrivent :

N c1 , c2  N c1 , c2 
 2c1H11  2c2 H12 et  2c2 H 22  2c1H12
c1 c2

Bref, il faut retenir que la dérivée partielle du numérateur N par rapport à c1 (respectivement
c2) dépend de c1, c2, d’une intégrale faisant intervenir l’orbitale atomique de l’atome 1

522
(respectivement l’atome 2) et de l’intégrale de résonance H12 faisant intervenir le couplage
énergétique entre les deux atomes. Ceci revient à dire que les deux atomes interviennent, en
particulier par leur couplage énergétique, dans la détermination de ces deux coefficients. Or
le couplage a lieu une fois la molécule constituée. Le calcul implique donc plus que les termes
atomiques séparés mais prend en charge l’interaction des atomes d’un point de vue
énergétique. Chaque coefficient dépend en ce sens de la molécule et non seulement d’un des
deux atomes!
De la même façon, si nous considérons le dénominateur D :

D (c1, c2) = c12 + 2 c1c2S12 + c22

Le calcul de minimisation impose :

Dc1 , c2  Dc1 , c2 
 2c1  2c2 S12 et  2c2  2c1S12
c1 c2

D c1 , c2 
c1
Le terme dépend de c1, de c2, et du terme de recouvrement S12 des deux atomes,

terme qui ne dépend pas uniquement des deux atomes séparés mais de leur recouvrement
(interaction) à l’intérieur du tout étudié.
Il faut donc retenir que l’étape de minimisation fait intervenir un rapport de deux dérivées
partielles qui dépendent chacune des atomes et de leur recouvrement, bref des interactions
dans l’édifice entier et non seulement de l’atome concerné dans la combinaison linéaire. δe
coefficient c1 ne dépend pas que de l’atome 1 par le biais de l’orbitale atomique φ1 mais aussi
des interactions entre les deux atomes !

La détermination des coefficients c1 et c2 nécessite toute la somme, les atomes, leur


recouvrement et l’intégrale de résonance qui traduit les interactions de ces deux atomes dans
la molécule. En ce sens, les coefficients pondéraux font intervenir plus que les parties
concernées supposées isolées l’une de l’autre ; ils engagent l’entité-molécule étudiée.

N
ci
Les valeurs de l’énergie sont ensuite déterminées en résolvant les équations = E

D
ci
avec i égal à 1 ou 2. Il convient donc de résoudre un système de deux équations à deux

523
inconnues998. Ces valeurs de l’énergie sont ensuite réintroduites dans les équations de départ
et permettent ainsi de déterminer les valeurs numériques de c1 et c2, compte-tenu de la
condition de normalisation qui impose la relation « c12  c22  1 ».
δ’idée forte à retenir, sur la base stricte de la technique de calcul utilisée, est qu’au
moment où nous serions tentés d’affirmer que la fonction d’onde moléculaire est déduite des
orbitales atomiques par simple combinaison linéaire (ψ = c1φ1 + c2 φ2), la détermination des
coefficients c1 et c2 apparaissant devant chaque « partie » atomique nécessite la prise en
compte des interactions, bref, en un certain sens, du tout étudié !
Avec les populations de recouvrement et les charges atomiques nettes, voici un troisième
élément de définition mutuelle du tout et des parties. Aucun des deux, ni les parties ni le tout,
n’est éliminable au profit de l’autre, Mulliken a besoin des deux à la fois ! Ces termes se
définissent mutuellement et acquièrent, ensemble, une signification en vue d’élucider les
propriétés spectroscopiques inédites et la réactivité moléculaire de la molécule étudiée.
Chassez le tout, il revient au galop dans la détermination des coefficients de la combinaison
linéaire. Chassez les parties, elles reviennent dans l’hémicycle pour expliquer et prévoir la
réactivité de la molécule en termes de sites actifs. La course de chars qui les opposent devrait
être remplacée par l’image de deux fragments complémentaires de la réunion desquels émerge
un symbole : tout et parties prennent sens ensemble pour exprimer, au mieux de façon
fonctionnelle, la notion de capacité inédite à agir et être agi. Ce raisonnement n’est ni
holistique ni réductionniste, il n’a de sens que pragmatique dans une démarche de négociation
qui permet à Mulliken de construire une passerelle entre la chimie de Lewis et de Langmuir,
la spectroscopie moléculaire, la version non matricielle de la mécanique quantique à laquelle
il adhère, et bien d’autres éléments tout aussi hétérogènes les uns que les autres. Mulliken
collecte, articule et, ce faisant, invente de nouveaux concepts pour penser la molécule.
Comme l’écrit le chimiste et épistémologue Gopala Krishna Vemulapalli :

« Alors que les propriétés du tout ne peuvent être traduites sous la forme de sommes ou de
produits des propriétés des parties, les états du système peuvent être obtenus en additionnant les états
des parties. Dans la mesure où les propriétés peuvent être dérivées de la connaissance des états, il
semblerait que nous venions d’établir que les propriétés du tout sont complètement déterminées par les
parties. Cette conclusion pose toutefois deux problèmes : (1) Il est exact que les états du tout sont écrits
à partir d’états des parties, il faut cependant tenir compte également des coefficients de pondération
présents dans cette écriture. Ce sont les coefficients λ [notés « ci » dans mon exposé] dans la

2c1H11  2c2 H12 = E [ 2c1  2c2 S12 ] qui impose H  E c  H  S12 E c2  0 et
2c2 H 22  2c1H12 = E [ 2c2  2c1S12 ] qui impose H12  S12 E c  H  E c
998

 0.
11 1 12

1 22 2

524
combinaison linéaire. Quels sont les facteurs qui permettent de déterminer ces constantes ? ; (2) De la
même façon que pour une orbitale moléculaire, il est possible d’écrire les orbitales atomiques sous la
forme d’une somme d’un ensemble, arbitraire, de fonctions. Il est possible d’affirmer tout aussi bien
qu’une fonction atomique s’écrit comme une combinaison linéaire d’orbitales moléculaires ou qu’il est
possible de réduire les états atomiques à des états moléculaires (c’est-à-dire appartenant au tout). »999

La circularité est pleine et entière μ le tout et les parties s’assistent l’un l’autre dans des
jeux d’écriture. δa combinaison linéaire de l’un en fonction des autres se transforme en une
autre combinaison linéaire des parties en fonction de l’un. δes chimistes sont décidément fort
éloignés du modèle ontologique des niveaux d’organisation stratifiés. Peu leur importe de
chercher le niveau fondamental, à la fois ultime et originaire, ils s’intéressent aux échanges,
aux transformations, aux entre-captures. δ’interdépendance l’emporte sur toute prééminence
des parties ou du tout.
Je n’ai pour l’instant évoqué que l’aspect technique de la méthode variationnelle. J’avais
annoncé une enquête à propos de son utilisation en chimie quantique. Après avoir explicité la
technique sur un cas simple, exercice qui n’ôte cependant rien à la généralité de ce type de
calcul qui reste transposable à des cas bien plus compliqués, je propose d’explorer davantage
cette méthode des variations.
Antérieure à la physique quantique puisqu’elle est déjà utilisée en mécanique classique,
elle fait partie, avec la méthode des perturbations ou celle des calculs itératifs procédant d’un
découpage spatial, des grandes méthodes qui permettent d’étudier les ensembles définis, non
en termes d’agrégation, mais en termes d’interactions de leurs ingrédients ou bien de stabilité
et d’instabilité de trajectoires. Ces méthodes de minimisation d’énergie sont d’ailleurs un
domaine de recherche tout à fait fécond et n’ont cessé de se développer ces dernières années
aussi bien en chimie quantique, qu’en mécanique moléculaire et en dynamique moléculaire
(utilisation de la méthode de simulation de Monte-Carlo)1000. Dans le scénario que je viens
d’exposer, la méthode de variation s’applique à un hamiltonien prenant en charge une

999
VEMULAPALLI, G.K. « Property reduction in chemistry. Some lessons », in Chemical Explanation.
Characteristics, Development, Autonomy, EARLEY, Joseph Sir (Ed.), op. cit., p. 95 : « While properties of the
whole are not the sums or products of the properties of parts, the states of the system can be obtained by adding
the states of parts. Because properties in turn can be derived from the states, it appears that we have shown that
properties of wholes are completely determined by parts. But there are two problems here: (1) It is true that the
states of the system are composed of states of the parts, but there are also weighting factors in the composition.
There are the constants in the linear combination. What factors determine these constans? (β) Just as in the
molecular wave function, an atomic wave function may also be represented by a sum of an arbitrary set of
functions. Thus one may claim that an atomic function is a linear combination of molecular functions or atomic
states (parts) reduced to molecular states (wholes!) ». (Ma traduction libre).
1000
LEACH, Andrew A. Molecular modelling. Principles and applications, Second Edition, Pearson, Prentice
Hall, 2001 [1996]. LIPKOWITZ, K. B. & BOYD, D. B. Reviews in Computational Chemistry, Volume 10,
Wiley-VCH Publishers, 2003 [1997].
525
molécule « isolée ». Il est toujours possible d’intégrer, comme je le soulignerai bientôt, les
effets de solvants ou les effets d’un champ électromagnétique extérieur dans ce formalisme,
au prix néanmoins de nombreux choix et de multiples articulations-traductions. Pour autant,
l’hamiltonien H, que j’ai fait le choix de ne pas expliciter, ne contient pas ces informations
dans le calcul précédemment étudié. Mais alors, comment justifier ce calcul de minimisation ?
En dépassant l’horizon simplement technique, et pourtant déjà si évocateur, que j’ai évoqué
auparavant. Le bouclage du raisonnement se fait par co-assistance entre la technique de calcul
et des explications extrinsèques à cette méthode. Comme l’écrit Vemulapalli :

« σous sommes ainsi amenés à conclure que s’il importe peu de savoir quels sont les états qui
permettent de décrire les parties, il est en revanche important que le mile associé puisse récupérer
l’excès d’énergie de la molécule afin que cette dernière puisse retourner à son état de plus basse
énergie. Ce retour a pour conséquence une augmentation de l’entropie locale. C’est cette partie de
l’univers couplée au système et l’ensemble des interactions entre le système (molécules) et le milieu
associé qui déterminent la structure de la molécule. Ainsi le holisme apparaît-il être ce qui rend
possible l’apparente réduction de la molécule à partir des parties par le biais de la connaissance des
couplages entre états. Nous sommes capables de suivre un programme réductionniste dans le calcul des
propriétés moléculaires, mais ce que nous sommes capable de faire est un legs du holisme. »1001

Le travail des praticiens ne cesse de réunir des domaines prétendus incommensurables


dans d’autres cadres de pensée et d’action. Il ne cesse de relier les thermodynamiques
microscopique et macroscopique, la chimie quantique, les savoir-faire du laboratoire, la
spectroscopie moléculaire, et moult autres ingrédients, en vue d’obtenir une consistance bien
particulière. Bref, il met en pratique sa vision de l’interdépendance des niveaux et de la co-
émergence des relata et des relations. La seule chose qu’il reste à faire est de changer le
couple {préparation technoscientifique-métaphysique(s) associée(s)} afin de rendre
intelligible ce type de mélange dans son cadre de déploiement. C’est ce que proposent, à leur
façon, Bernadette Bensaude-Vincent et Jonathan Simon dans leur livre Chemistry. The
Impure Science par l’intermédiaire de la notion d’impureté des technosciences qu’ils
défendent1002. δ’impureté, concept utile d’une épistémologie des technosciences, est définie
par contraste aux notions de pureté, de domaines bien définis, et de séparation entre recherche

1001
VEMULAPALLI, G.K. « Property reduction in chemistry. Some lessons », op. cit., p. 97 : « Thus we are led
to conclude that it doesn’t matter what the states of the parts are, but it does matter the surroundings soak up the
excess energy of the molecule, increasing entropy, and make the molecule settle down into the lowest energy
state. It is that part of the universe coupled to the system, and the varieties of interactions between the system
(molecules) and the surroundings that determines the structure of the molecule. Holism thus appears as the root
of the apparent reduction of properties of a molecule to its parts through coupling states. We are able to follow a
reductionnist program in calculating molecular properties, but what we are able to do is a gift of holism ». (Ma
traduction libre).
1002
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette & SIMON, Jonathan. Chemistry. The Impure Science, op. cit.
526
et industrie, qui peuvent être développées dans le cadre d’une épistémologie mise en
résonance avec les problèmes auxquels fait face la physique classique.
Cette « déterritorialisation-reterritorialisation », pour parler avec Deleuze et Guattari1003,
permet d’éviter l’affrontement des sciences en favorisant des échanges constructifs entre
domaines provisoirement stabilisés, et perçus comme tels. Le recours à la thermodynamique,
à l’entropie locale, implique l’irruption du milieu associé comme justification de l’acte
technique de minimisation d’énergie. δe calcul et sa rationalisation extrinsèque convergent
ensemble vers la même conclusion : les coefficients de pondération présents dans la
combinaison linéaire font intervenir la molécule au sein d’un collectif de molécules
échangeant de l’énergie avec le milieu associé. Ce renforcement mutuel, qui interloque bien
souvent les chercheurs1004, permet aux chimistes de rattacher leur activité aux autres savoirs
chimiques et scientifiques. δes chercheurs avec lesquels j’ai échangé ne font pas, pour la
plupart, immédiatement le rapprochement entre la thermodynamique, le second principe et
l’usage du principe de variation en chimie quantique. Tout en réfléchissant, ils évoquent les
techniques de vide très poussé actuellement disponibles, la possibilité d’obtenir des molécules
assez éloignées les unes des autres puis, après avoir résisté un temps, reconnaissent bien
volontiers qu’il faudra au moins faire intervenir un photon (nous sommes actuellement
capables d’utiliser un photon à la fois d’un point de vue pratique m’ont-ils appris) échangé
entre la molécule et le milieu associé en phase gazeuse ; le sort de la phase liquide étant scellé
par la grande proximité des corps et donc leurs échanges permanents. Mon enquête se termine
à ce point, je n’irai pas plus loin dans ce cadre. δe théorème de variation, d’origine nullement
quantique, agit sur l’hamiltonien d’une « molécule isolée » et est agi en tant que co-argument

1003
DELEUZE, Gilles & GUATTARI, Félix. Mille plateaux, op. cit.
1004
Je pense ici à l’enquête que j’ai menée en β010 au δaboratoire des εécanismes Réactionnels (DCMR),
UMR 7651 CNRS-Ecole Polytechnique, en particulier aux chercheurs avec lesquels j’ai eu la chance
d’échanger : le Professeur Gilles Ohanessian, Directeur du laboratoire ; Carine Clavaguéra, Chargée de
recherches au CNRS ; Gilles Frizon, Chargé de Recherche CσRS et animateur de l’équipe « Modélisation,
spectroscopie et thermochimie » ; Stéphane Bouchonnet, Ingénieur de Recherche de l’Ecole Polytechnique -
Habilité à diriger les recherché ; Guy Bouchaux, Professeur des Universités. Je pense également au Prix Nobel
de chimie, Roald Hoffmann, que j’ai eu l’honneur de rencontrer au Symposium annuel de la Société
Internationale de Philosophie de la Chimie organisé au Chemical Heritage Foundation à Philadelphie (USA) en
β00λ, personnalité de la chimie avec laquelle j’entretiens de nombreux échanges épistolaires et qui a accepté de
préfacer le livre The Philosophy of Chemistry : Practices, Methodologies, and Concepts que j’ai eu la chance,
inespérée, d’initier et de diriger. Je pense aussi à Brian Sutcliff, Guy Woolley et Paul Popellier que j’ai
rencontrés au colloque organisé par le Professeur Robin Finlay Hendry à l’Université de Durham (Royaume-
Uni) en 2012 ainsi qu’au Professeur Chérif εatta, l’élève-phrare de Bader, que j’ai rencontré lors du workshop
de philosophie de la chimie que j’ai organisé au CREA (Ecole Polytechnique) en β010. Pour finir, je pense enfin
à l’équipe du δaboratoire de Photochimie et Photophysique Supramoléculaires et εacromoléculaires, PPSε,
UεR 8γ γ1, de l’Ecole σormale Supérieure de Cachan (France), en l’occurrence au Professeur Pierre Audebert,
directeur du laboratoire, et Gilles Clavier, Chargé de recherche au CσRS. J’ai la chance d’avoir enseigné en tant
que vacataire à la préparation à l’agrégation de chimie de l’EσS Cachan et d’entretenir avec ce laboratoire des
relations de confiance et de travail.
527
à l’intérieur d’un faisceau de fibres qui relie le quai de la démonstration au navire tanguant sur
l’eau, fluctuante, des négociations réticulantes et des problèmes à résoudre. Tout ce travail
d’articulation-traduction est rendu possible par le biais d’un nouveau formalisme, d’un
nouveau langage et de nouveaux concepts (charges atomiques partielles, intégrale de
recouvrement, pouvoir liant, indice de liaison, etc.). J’ai même établi, dans un autre cadre,
comment le modèle des orbitales moléculaires a orienté la façon avec laquelle Mulliken utilise
certaines grandeurs thermodynamiques pour les comparer aux résultats obtenus par l’étude
des spectres et établir ainsi la pertinence de sa méthode1005. Il recourt, principalement, à des
enthalpies molaires de dissociation d’une molécule en différentes corps alors que Pauling, qui
défend une vision agrégative de la molécule, utilise bien plus fréquemment des grandeurs
thermodynamiques liées à la formation de la molécule à partir de parties !
Le langage, le formalisme, les modes d’articulation et les savoir-faire ne sont pas, en ce
sens, disjoints mais se renforcent mutuellement pour stabiliser temporairement un modèle
efficace des rapports entre la molécule (et le collectif auquel elle appartient), des parties, un
milieu associé et une transformation chimique.
Je conclus par l’affirmation que ce cadre de travail, développé en chimie quantique par
Mulliken, est constitutivement lié à la question de l’émergence formulée en termes d’un
problème à résoudre. Nous retrouvons dans cet autre contexte, et il était de la plus haute
importance au moins de le vérifier, les mêmes réquisits pour penser l’émergence que ceux que
j’ai identifiés lors de mon essai préliminaire qui concernait certaines pratiques chimiques non
quantiques. Prenons bien la mesure de ce lien constitutif avant même de commencer à
réfléchir à propos de l’émergence en lien avec la chimie, quantique ou pas. δe langage et le
formalisme utilisés ne sont pas neutres par rapport aux pratiques étudiées et la question posée,
ils en font « partie » et y participent ! Réfléchir à propos de la question de l’émergence par le
seul biais des formalismes quantiques nécessite une enquête préliminaire sur le lien qui
pourrait exister entre ces formalismes d’une part et la question « philosophique » posée
d’autre part. Ce pont, quant il en existe un, et je n’affirme pas qu’il en existe toujours, doit
être érigé par une épistémologie des pratiques développée en lien avec d’autres approches
épistémologiques non moins intéressantes. C’est l’ensemble de ces approches qui pourra
permettre, peut-être, d’apporter une réponse à la question posée, réponse dont la portée ne doit
pas excéder cette interaction. Ne coupons pas le langage des pratiques dans lesquelles il est
utilisé. σ’isolons pas les formalismes des conduites de résolution de problèmes auxquels ils

1005
LLORED, Jean-Pierre. « The role and the status of thermodynamics in quantum chemistry calculations », op.
cit.
528
sont intégrés et participent activement à leur tour. Je souhaite à présent ouvrir le cadre de mon
travail en évoquant une autre approche quantique de nature très différente et qui est
couramment utilisée en chimie quantique.

5.2.2 De la neutralité à l’inscription : émergence et approches chimiques quantiques

J’aurais tout aussi bien pu étudier l’approche proposée par Pauling et aboutir à des
conclusions semblables. Le résultat de l’étude précédente n’est pas limité à l’exemple du
modèle des orbitales moléculaires, bien au contraire. Dans la généralisation du modèle
d’Heitler et δondon proposée par Slater et Pauling, méthode dite du « lien de valence », l’état
fondamental d’une molécule est déterminé à partir des états des électrons individuels des
atomes séparés. τr, l’énergie moyenne est également obtenue en appliquant la méthode des
variations ! La molécule-entité fait donc sa réapparition afin de rendre la démarche agrégative
possible ! Les parties atomiques ne sont pas aussi prééminentes qu’il n’y paraît à la seule vue
du formalisme utilisé. δ’étude attentive de la façon avec laquelle cette méthode est utilisée
permet de mettre à jour une autre forme de négociation entre des parties et un tout.
Et la partie, pardonnez moi ce jeu de mots, n’est pas terminée ! Si la méthode des
orbitales moléculaires a pris le dessus sur la méthode du lien de valence pour des raisons
essentiellement pratiques liées à la puissance et au coût des ordinateurs, mais aussi en raison
de la durée des calculs pour les molécules « polyatomiques », le développement de nouveaux
algorithmes et de l’informatique permettent, de nos jours, de réutiliser la méthode du lien de
valence dans le cadre des modélisations des sites actifs en biochimie et catalyse. Il n’est pas
exclu que cette résurgence s’accompagne de nouvelles traductions en lien avec les savoir-faire
et les connaissances que les chimistes ont acquis depuis les années soixante. Une
épistémologie des pratiques devra se rendre attentive à ces nouvelles mutations en lien avec la
question de l’émergence. Il n’est pas seulement question de paradigme au sens de Kuhn, il
s’agit de montrer comment des méthodes, présentées comme rivales, se réinventent en lien
avec d’autres pratiques autour de la question de la transformation chimique. Il se pourrait bien
que le pragmatisme méthodologique des chimistes appelle une autre vision de l’évolution,
non plus des idées, mais des pratiques scientifiques…
Considérons la méthode topologique « QTAIM »1006 proposée par Richard Bader à la fin
des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt dix. Cette méthode utilise la
densité électronique qui renvoie, en premier lieu, à une quantité de charge électrique négative
1006
QTAIM pour « Quantum Theory of Atoms in Molecules ». BADER, Richard, F. W. Atoms in Molecules: A
Quantum Theory, Oxford University Press, Oxford (U.K), 1990.
529
par unité de volume. Elle peut être inférée expérimentalement à partir d’une analyse d’un
échantillon du corps solide par radiocristallographie des rayons X. δ’étude topologique de
cette densité, menée à partir de la géométrie différentielle, a permis à Bader et ses
collaborateurs de proposer l’approche QTAIε en vue de répondre à trois questions
principales μ (1) Qu’est-ce qu’un atome dans un cristal ou dans une molécule ?, (2) Comment
un atome ou un groupement d’atomes peut-être parfois transféré d’un contexte de champ
potentiel à un autre très différent, bref d’un corps chimique à un autre ? Est-il possible de
définir une liaison chimique de façon rigoureuse dans les cas qui posent problème aux
chimistes comme, par exemple et de façon non exhaustive, l’étude de certains dérivés
hydrogénés du bore ou de certains complexes des métaux de transition ?
Comme l’écrit le professeur Chérif εatta, l’un des anciens étudiants de Richard Bader
parmi les plus reconnus au niveau international :

« C’est la topologie de la densité électronique qui détermine les frontières d’un atome ; ces
frontières déterminent ensuite sa forme qui détermine, à son tour, les propriétés internes à la molécule
(p. β8). (…) Une conséquence de cette caractéristique topologique de la densité [électronique] est
l’association d’un atome avec une région de l’espace, chaque région étant dominée par un noyau
donné, et dont les frontières sont évidemment localisées par les minima [de cette densité] qui existent
entre les maxima relatifs à des noyaux [distincts]. Les frontières sont déterminées par l’équilibre des
forces qu’un noyau voisin exerce sur la densité [de l’autre noyau étudié] (p. βλ). (…) δa définition
d’un atome et des surfaces interatomiques sont visualisées, à la fois qualitativement et
quantitativement, par les trajectoires des vecteurs de densité. Le gradient présente un maximum à
l’emplacement de chaque noyau dans tout plan qui contient le noyau étudié, le noyau se comporte donc
comme un attracteur global dans le champ du vecteur gradient de densité. δ’espace à trois dimensions
de la molécule est par voie de conséquence divisé en bassins atomiques, chaque bassin étant défini par
un ensemble de trajectoires qui aboutissent au noyau étudié. Un atome est défini comme l’union d’un
noyau et de son bassin associé. (…) Un chemin de liaison est un indicateur universel de liaison entre
deux atomes, et ce indépendamment de la nature de la liaison (p. γη). (…) δes mouvements nucléaires
peuvent induire des changements de topologie de la densité électronique qui correspondent à la rupture
et à la formation de liaisons chimiques et au changement de structure moléculaire (p. 40). »1007

1007
MATTA, Chérif. F. Applications of the Quantum Theory of Atoms in Molecules to Chemical and
Biochemical Problems, Ph.D. Thesis, McMaster University, Hamilton, Canada, 2002 : « It is the topology of the
electron density that determines the boundaries of an atom which in turn determine its shape which in turn
determines its properties inside a molecule (p.28). (…) A consequence of this topological feature of the density
is the association of an atom with a region of space, each region being dominated by a given nucleus, with
boundaries evident in the minima that exist between the nuclear maxima. The boundaries are determined by the
balance in the forces that the neighbouring nuclei exert on the density (p.29). (…) The definition of an atom and
its bounding surface are made both qualitatively and quantitatively apparent in terms of the patterns of
trajectories traced out by the gradient vectors of the density. (…) The gradient exhibits a maximum at each
nucleus in any plane that contains the nucleus, the nucleus acts as a global attractor in the gradient vector field
of density. As a consequence, the three-dimensional space of the molecule is divided into atomic basins, each
530
Un glissement sémantique est proposé pour définir « l’atome topologique » à partir de
l’union d’un noyau « attracteur global » et d’un « bassin associé ». δ’atome topologique de
Bader n’est ni l’atome de Pauling, ni celui de δewis, et encore moins l’atome unitaire de
Hund. Il se définit à partir d’autres ingrédients physico-mathématiques. Il découle de cette
approche les nouvelles représentations des figures 75, 76 et 77 suivantes. Chaque nouvelle
représentation est accompagnée et accompagne un nouveau vocabulaire (chemin de liaison,
point critique de liaison, surface à flux nul, etc.) et des outils théoriques originaux dans ce
cadre d’étude (vecteur gradient de densité, matrice hessienne et laplacien de densité,
courbures de densité, etc.). Le réseau se tisse et cherche à penser le lien entre la molécule, la
densité électronique et ses atomes, d’un point de vue topologique.

Figure 75 : Carte en relief de la densité électronique ρ dans le plan des noyaux de la molécule BF3. L’intensité des
maxima est tronquée, l’atome de bore est pris pour référence des longueurs. Cette représentation de « l’atome » dans
la molécule établit la prédominance de l’attraction entre noyaux et électrons. Cette attraction impose à la densité sa
caractéristique topologique majeure : la présence de maxima locaux aux positions nucléaires. La structure est une
conséquence de la densité électronique1008.

basin being defined by the set of trajectories that terminate at a given nucleus. An atom is defined as the union of
a nucleus and its associated basin. (…) A bond path provides a universal indicator of bonding, linking all pairs
of bonded atoms, regardless of the nature of the interaction (p.32). Nuclear motions can induce topological
changes in the density that correspond to the making and breaking of chemical bonds and to a change in
molecular structure (p. 40). (Ma traduction, l’italique est celle de l’auteur sauf pour les termes d’origine latine).
1008
BADER, Richard F. W. & MATTA, Chérif F. « Atoms in Molecules as Non-Overlapping, Bounded, Space-
Filling Open Quantum Systems », Foundations of Chemistry, November 2012. Autorisation de reproduction
accordée par Chérif Matta et la revue Foundations of Chemistry.
531
Figure 76 : A gauche, nous observons la carte des trajectoires des vecteurs du gradient de la densité électronique
dans le plan contenant les noyaux de la molécule BF3. Ces trajectoires sont tangentes en chacun de leurs points au
vecteur gradient en ce point1009. Ce vecteur est orienté dans le sens croissant de la densité électronique. Le noyau est
donc un attracteur de l’ensemble des trajectoires ; ensemble qui définit, à son tour, le « bassin associé » à ce noyau.
L’atome topologique est défini par l’union de l’attracteur-noyau et du bassin associé. Les atomes sont séparés par des
« surfaces interatomiques » définies par la nullité du flux du vecteur gradient de densité en chacun de leur point. A
droite, nous pouvons observer le faisceau de courbes d’isodensité dans le plan des noyaux 1010.

Figure 77 : A gauche, nous observons les différentes représentations de la figure précédente mais aussi les points
critiques de liaison (« Bond crritical point » en anglais) qui sont des points appartenant aux surfaces interatomiques
pour lesquels la densité électronique est maximale dans le plan local de cette surface alors qu’elle est minimale dans
un plan qui lui est perpendiculaire1011. A droite, nous pouvons observer une représentation qui relie cette notion de
point critique de liaison avec une partition volumique de regroupements d’atomes dans la molécule BF31012.

Le vecteur gradient (  ) d’une fonction scalaire de trois variables ρ (x, y, z) est un outil différentiel définit
  
1009

  ux  uy 
x y z
par : uz (le vecteur u i pour lequel i représente l’un des trois axes du repère
d’espace est un vecteur dont la norme vaut un).
1010
BADER, Richard F. W. & MATTA, Chérif F. « Atoms in Molecules as Non-Overlapping, Bounded, Space-
Filling Open Quantum Systems », op. cit. Autorisation de reproduction accordée par Chérif Matta et la revue
Foundations of Chemistry.
1011
Le point critique de liaison est caractérisé par son « rang » qui a pour valeur 3 (nombre de valeurs propres
non nulles de la matrice hessienne, se reporter à la page 509) et sa signature égale à -1 qui est la somme des
valeurs propres de la matricienne hessienne diagonalisée. En bref, deux atomes seront liés si leurs volumes
atomiques possèdent une interface interatomique commune, et s’il existe un point critique (γ, −1) sur cette
surface. Il s’agit d’étudier localement les courbures de la densité électronique par rapport aux axes définis par les
532
Le tout moléculaire redevient, en ce sens, la somme des parties-atomes topologiques.
Comme l’écrit Bader lui-même :

« La théorie quantique des atomes dans les molécules, QTAIM, démontre que toute propriété
mesurable d’un système, fini ou périodique, peut être écrite comme la somme des contributions des
atomes qui le composent. »1013

Paul Popelier, un des principaux spécialistes de cette approche au niveau international,


soutient cette affirmation en soulignant :

« Un avantage important de l’utilisation d’atomes de dimension finie repose sur le fait qu’il n’y a
aucun recouvrement entre eux. Tout atome est entouré d’une frontière nette et bien définie par un
ensemble de surfaces à l’intérieur d’une molécule. En d’autres termes, il n’y a aucun d’espace non
occupé entre les atomes d’une molécule donnée. Ils s’assemblent parfaitement, tels des pièces d’un
puzzle, pour composer la molécule d’origine. En ce sens, les atomes s’additionnent littéralement pour
former la molécule de laquelle ils sont les parties. »1014

Cette nouvelle forme d’additivité est incompatible avec la notion de recouvrement


développée, entre autres, par Mulliken, et qui est défendue par la plupart des chimistes
contemporains. Des surfaces séparent les atomes et le flux du vecteur gradient à travers ces
surfaces est nul, je l’ai signalé, en chacun de leurs points. δa molécule a un volume particulier
qui est équivalent à une partition volumique d’atomes topologiques. Aucun espace n’est
perdu, le volume total résulte d’une somme, unique, de régions disjointes contenant chacune
un noyau et le bassin qui lui est associé. Chaque « atome » a donc, pour parler avec les
spécialistes de cette approche, les « propriétés intrinsèques » du volume d’espace qu’il
« domine ».
Cette additivité est en outre revendiquée non seulement pour le volume mais aussi pour la
charge électrique et certaines « propriétés physiques » de la molécule. Ces propriétés
atomiques, le moment dipolaire et les énergies peuvent être calculées en intégrant les
opérateurs qui leur correspondent sur le volume atomique. Curieusement, faut-il s’en
persuader, rien n’est affirmé à propos des « propriétés chimiques » de ces mêmes molécules.

valeurs propres de la matrice hessienne, et ce par le biais de calculs différentiels articulés à la géométrie dite
justement « différentielle ». Leibniz aurait été certainement heureux de ce développement.
1012
MATTA, Chérif. F. Applications of the Quantum Theory of Atoms in Molecules to Chemical and
Biochemical Problems, op. cit. Autorisation de reproduction accordée par l’auteur.
1013
BADER, Richard, F. W. Atoms in Molecules: A Quantum Theory, op. cit., p. 10 : « The quantum theory of
atoms in molecules, QTAIM, demonstrates that every measurable property of a system, finite or periodic, can be
equated to a sum of contributions from its composite atoms. » (Ma traduction).
1014
POPELIER, Paul. Atoms in Molecules. An Introduction, Prentice Hall, London, 2000, p. 48 : « An important
advantage of finite atoms is that they do not overlap. Each atom has a sharp and well defined boundary inside the
molecule given by the set of bounding IASs. In other words, there are no gaps between atoms carved out of a
given molecule: they perfectly match and compose the original molecule like the pieces of a jigsaw puzzle. In
this sense the atoms literally add up to form the molecule they are part of. » (Ma traduction).
533
Il semblerait que le terrain soit favorable à une nouvelle envolée lyrique à caractère
réductionniste. Bader et Chérif Matta ont, à ce propos, récemment réaffirmé l’effectivité de la
réduction de la chimie à la physique en soutenant que :

« La Théorie Quantique des Atomes dans les Molécules, QTAIM [en anglais], utilise la physique pour
définir un atome et la façon avec laquelle il contribue aux propriétés observables d’un système donné.
Elle y parvient en utilisant la densité électronique et à sa circulation dans un champ magnétique, c’est-
à-dire en utilisant la notion de densité de courant. Ce sont là les deux champs dont Schrödinger
affirmait qu’ils permettaient d’expliquer et de comprendre les propriétés de la matière. δ’objectif de
cet article est de montrer comment la théorie quantique AIM permet de combler le fossé conceptuel qui
sépare les observations de la chimie et le domaine de la physique, et ce d’une manière à la fois
rigoureuse et simple d’un point de vue conceptuel. Dans la mesure où la théorie AIε 1015 utilise des
champs réels et mesurables, elle permet aux chercheurs de présenter les conclusions des calculs
complexes de la mécanique quantique sous la forme de représentations qui conservent, en les isolant,
les résultats de la physique fondamentale. δe temps est venu d’un changement profond dans nos façons
de prévoir et de classer les observations de la chimie, bref le temps est venu de substituer aux modèles
simplifiés et arbitraires [sous-entendu de la chimie] le pouvoir pleinement prédictif de la physique, en
tant qu’elle est appliquée à un atome dans une molécule. »1016

Je ne peux m’empêcher en citant ce passage de penser aux propos de Fontenelle, rapportés


par l’historienne des sciences Hélène εetzger, lorsqu’il écrit en 1θθλ :

« La chymie par des opérations visibles résout les corps en certains principes grossiers et
palpables, sels, soufres etc. mais la physique par des spéculations délicates agit sur les principes
comme la chimie fait sur les corps ; elles les résouent eux-mêmes en d’autres principes encore plus
simples, en petits corps mus et figurés d’une infinie de façon : voilà la principale différence de la
Physique et de la Chymie. (…) δ’esprit de la Chymie est plus confus, plus enveloppé ; il ressemble
plus aux mixtes, où les principes sont plus embarrassés les uns avec les autres μ l’esprit de la Physique

1015
« La théorie AIM » est l’expression consacrée en France pour traduire « QTAIM ».
1016
BADER, Richard F. W. & MATTA, Chérif F. « Atoms in Molecules as Non-Overlapping, Bounded, Space-
Filling Open Quantum Systems », op. cit. : « The quantum theory of atoms in molecules (QTAIM) uses physics
to define an atom and its contribution to observable properties in a given system. It does so using the electron
density and its flow in a magnetic field, the current density. These are the two fields that Schrӧdinger said should
be used to explain and understand the properties of matter. It is the purpose of this paper to show how QTAIM
bridges the conceptual gulf that separates the observations of chemistry from the realm of physics and do so in a
manner that is both rigorous and conceptually simple. Since QTAIM employs real measurable fields, it enables
one to present the findings of complex quantum mechanical calculations in a pictorial manner that isolates the
essential physics. The time has arrived for a sea change in our attempts to predict and classify the observations of
chemistry, time to replace the use of simplified and arbitrary models with the full predictive power of physics, as
applied to an atom in a molecule. » (Ma traduction libre). Il s’agit d’un des derniers articles de Bader qui est
décédé le 15 janvier 2012.
534
est plus net, plus simple, plus dégagé, enfin il remonte jusqu’aux premières origines, l’autre ne va pas
jusqu’au bout. »1017

De la même façon, je ne peux que songer aux propos tenus par Dirac lorsque ce dernier
affirme que les lois sous-jacentes de la physique sont désormais connues et qu’elles
permettent de rendre compte de la totalité des phénomènes chimiques, même s’il reconnaît
que leur application reste encore limitée pour des raisons pratiques liées à la résolution
d’équations trop complexes justifiant le recours, certainement provisoire, à des méthodes
approchées1018. Je ne peux, pour finir, que penser à l’image d’une « dégustation » de la chimie
« à la petite cuillère » proposée par Heitler et London en 1927, forts du succès de la
description quantique de la molécule de dihydrogène1019.
Je n’ai cependant rien d’un Venel et je me garderai bien de me lancer dans une stratégie
qui consiste à disqualifier les autres pour faire valoir mes exigences et faire reconnaître mes
obligations. Ceci me semble contraire à une écologie des pratiques que je souhaite, en suivant
Isabelle Stengers, développer dans le cadre de cette thèse. En tant qu’apprenti-épistémologue
et apprenti-philosophe, je me dois d’étudier, dans le détail, comment les chimistes élaborent
ce savoir et ce qu’ils en font en lien avec leurs autres activités. C’est dans ce type de situation
qu’une épistémologie soucieuse d’être au plus près des recherches de son époque à tout son
rôle à jouer car la situation est loin d’être aussi claire. Les chercheurs qui conçoivent et
utilisent l’approche AIε ne sont pas tous d’accord entre-eux. La portée et la signification de
leurs travaux posent problème à l’intérieur même de leurs pratiques. Pourquoi ?
D’abord parce qu’il ne faut pas oublier que, pas plus qu’il n’est possible de résoudre
exactement l’équation de Schrödinger dans le cadre des orbitales moléculaires, cela ne le
devient avec la densité électronique. Seules des solutions approchées sont envisageables. Par
ailleurs, le fait même que la densité électronique puisse être inférée à partir de mesures de
radiocristallographie des rayons X pose problème et est sujette à discussion1020. Paul Popelier
ajoute, en outre, la nuance, capitale, aux propos tenus par Bader et Matta :

1017
FONTENELLE, Bernard Le Bovier de. Histoire de l’Académie Royale des Sciences, tome 1, année 1669,
passage cité par METZGER, Hélène, Les Doctrines chimiques en France du début du XVII ème siècle à la fin du
XVIIIème siècle, Blanchard, Paris, 1969, pp. 267-268.
1018
DIRAC, Paul A. M. « Quantum Mechanics of Many-Electron Systems », Proceedings of the Royal Society,
123, London, 1929, pp. 714-733.
1019
HEITLER, Walter & LONDON, Fritz. « Wechselwirkung neutraler Atome und homoopolare Bindung nach
der Quantenmechanik », op. cit. Je renvoie le lecteur au premier chapitre intitulé Quantum Chemistry qua
Physics du livre d’Ana Simões et Kostas Gavroglu, Neither Physics, nor Chemistry. A History of Quantum
Chemistry (op. cit.) qui expose, très clairement, les tentatives de réduction de la chimie quantique à la physique.
1020
Je fais ici référence à des échanges entre Brian Sutcliff, Guy Woolley et Paul Popellier lors du colloque
Structure in Chemistry organisé par le philosophe Robin Finlay Hendry à l’Université de Durham en juin 2012,
auquel j’ai eu la chance de participer. Sutcliff et Woolley, à l’instar de nombreux autres spécialistes au niveau
535
« Nous rappelons que les champs du vecteur gradient établissent une partition des molécules en
atomes, ce qui signifie que le gradient de la densité ρ taille les atomes en tant qu’atomes moléculaires
et non en tant qu’atomes libres ou isolés. Ainsi, toute molécule se compose d’atomes moléculaires qui
ne se recouvrent pas. (…) Chaque type de noyau apparaît à l’intérieur de milliers d’atomes
moléculaires possibles. Il y a en fait des millions d’atomes (moléculaires) de carbone parce que chaque
atome est découpé à partir d’autant d’environnements chimiques moléculaires particuliers qu’il existe
de molécules. D’une certaine façon, chaque atome moléculaire est doté de propriétés qu’il hérite de la
molécule de laquelle il est une partie. En d’autres termes, les atomes reflètent les caractéristiques d’un
environnement chimique particulier (p. γη). (…) Il y a littéralement plusieurs millions d’atomes
moléculaires parce qu’il existe des millions de molécules qui donnent lieu à l’apparition d’un ensemble
d’atomes constituants. Les formes parfois déroutantes des atomes [déterminées par la théorie AIM]
sont néanmoins souvent critiquées comme étant contraires à l’intuition chimique. Cette situation ne
devrait pourtant pas être considérée comme déconcertante mais plutôt comme l’expression de la
richesse de la chimie. δ’incroyable variété des atomes résulte en effet de systèmes quantiques qui se
séparent en fragments dont chacun conserve en lui des empreintes précises de la molécule toute
entière. Est-il possible, dès lors, de trouver exactement le même atome plus d’une fois dans plusieurs
molécules différentes ? (p. 49) »1021

Bref et en usant du vocabulaire des chimistes appartenant à ce milieu, la topologie de la


densité qui permet de « tailler » ou de « sculpter » des atomes dans le volume moléculaire
contient des informations qui portent sur toute la molécule ou bien sur des volumes qui vont
bien au-delà du seul noyau envisagé! Ces informations sont reliées à la densité électronique et
ne peuvent être détachées de l’environnement de chaque atome qui dépend de chaque
molécule. Par ailleurs, bien qu’il soit localisé dans l’espace tridimensionnel, un atome est
défini comme un « système propre ouvert », c'est-à-dire un système pouvant transporter de
l'énergie et de la densité électronique à travers la molécule. Il est un nœud de circulation qui
permet des flux énergétiques et électroniques dans l’édifice moléculaire tout entier.

international, affirment que « quelque chose » en lien avec la densité électronique est mesurée indirectement par
la radiocristallographie des rayons X mais que l’assimilation de ce « quelque chose » à la densité électronique
mériterait davantage de réflexion et est problématique. Bref, le dialogue entre spécialistes est ouvert.
1021
POPELIER, Paul. Atoms in Molecules. An Introduction, Prentice Hall, London, 2000, pp. 35-49 : « We
recollect that the gradient vector fields naturally partitions the molecules into atoms, i. e. the gradient of ρ carves
the atoms by the term molecular atoms as opposed to free or isolated atoms. Thus, every molecule falls apart into
non-overlapping molecular atoms (…). Every type of nucleus appears inside thousands of possible molecular
atoms. In fact, there are millions of carbon (molecular) atoms because each atom is cut of a particular chemical
molecular environment of which there are as many as there are molecules. In a manner of speaking, every
molecular atom is endowed with properties it inherits from the molecule of which it is a part. In other words, the
atom reflects the features of its particular chemical environment (p. γη). (…) There are literally many millions of
molecular atoms because there are millions of molecules which all give rise to a set of constituent atoms.
Nevertheless the sometimes bewildering shapes of atoms have been criticized as being contrary to chemical
intuition. This should not be disconcerting, rather it could be interpreted as an expression of the richness of
chemistry. Indeed, the amazing variety of atoms is a result of quantum systems cutting themselves into
fragments, each leaving behind on the fragments detailed fingerprints of the total molecule. Is it possible, then, to
find exactly the same atom more than once coming from different molecules? (p. 49). (Ma traduction libre,
l’italique est celle de l’auteur).
536
Nous retrouvons donc l’intrication du tout et des parties qui était déjà présente dans le
calcul des coefficients pondéraux proposé par Mulliken. Les atomes topologiques ou
« moléculaires », selon l’expression de Paul Popelier, permettent d’obtenir la molécule ou
certaines de ses propriétés physiques (moment dipolaire, etc.) par addition mais cette
réduction est rendue possible en raison d’un présent ou d’un legs du holisme pour paraphraser
Vemulapalli ; bref du fait de la présence de la molécule. Cette ouverture aux échanges permet
de penser le lien entre le tout et les parties, et donc de compenser l’absence de toute
délocalisation possible telle qu’elle était pensable dans le cadre des orbitales moléculaires. Un
lieu est un lieu restreint et unique, bien localisé, mais il n’en reste pas moins un lieu ouvert !
Ainsi la question posée par Popelier : « Est-il, ce faisant, possible de retrouver deux fois le
même atome « moléculaire » dans des molécules différentes ? », retrouve-t-elle,
étonnamment, l’affirmation de l’hétérogénéité des matières que de nombreux chimistes ont, à
toute époque, défendue. δes sciences de l’individu, auxquelles j’ai souvent fait référence dans
ce manuscrit, trouvent un nouvel outil théorique, l’individu « atome moléculaire », dont la
formulation pose problème aux chimistes qui cherchent à lui donner un sens ou à lui ôter, au
contraire, toute pertinence. Comment le penser par rapport à la notion abstraite d’élément ?
Comment concilier la diversité de ses formes locales, non habituelles, avec les représentations
acceptées en chimie et en chimie quantique ? Ces questions sont ouvertes.
Les chimistes raisonnent, par ailleurs, bien souvent à partir du transfert d’un atome ou
d’un groupement d’atomes d’une molécule à une autre lors d’une réaction chimique. Cette
« transférabilité » n’est, selon Popelier, qu’une limite inaccessible. Ce faisant, il évoque, à
l’instar de nombreux chimistes théoriciens, un théorème mathématique selon lequel si deux
fonctions analytiques continues, f et g, ont toutes leurs valeurs communes sur un intervalle [a,
b], elles doivent être identiques sur l’ensemble de leur domaine commun de définition. Sur

sur une portion d’espace Ω, c’est-à-dire si  A r;    b r;  , alors cette densité ρ doit être
cette base, il considère que si deux atomes A et B ont leurs densités électroniques identiques

identique sur tout l’espace étudié, bref  A r   b r  . Ce qui a pour conséquence que deux
atomes supposés différents ne peuvent provenir, s’ils ont la même densité électronique, que
de la même molécule ! Popelier précise :

« Il est par conséquent impossible d’extraire un atome d’une molécule et de l’insérer à l’identique
dans une cavité correspondante dans une autre molécule. Il est donc impossible de transférer
parfaitement un atome d’une molécule à une autre molécule différente de la première. δa
transférabilité reste, en un certain sens, néanmoins possible. Le « zoo » des atomes révèle
effectivement des sous-ensembles contenant des atomes présentant de fortes ressemblances structurales

537
pouvant être analysées par le biais de la technique mathématique communément connue sous le nom
d’analyse cluster [analyse par partionnement de données]. On devrait insister cependant sur le fait que
la transférabilité est quelque chose que l’on observe en chimie plutôt que quelque chose qu’on impose
à la chimie [de vérifier, de se soumettre, etc.]. Croire en la pertinence de cette méthode quant à
l’identification de degrés de transférabilité corrects permet d’établir des banques de données d’atomes
qui permettent, à leur tour, une construction rapide et précise de larges ensembles d’atomes comme les
protéines. Il est important de prendre conscience que la transférabilité est un concept continu plutôt
qu’un concept binaire (transférable/non transférable) en ce qu’il dépend de la marge d’erreur tolérée
[dans le type d’étude envisagé à l’intérieur d’une pratique] (pp. 49-η0). (…) δe transfert parfait
[intégral] d’un atome d’un système à un autre est de fait irréalisable mais, s’il est observé et avéré, un
large degré de transférabilité pourra être correctement traduit par la théorie AIM. »1022

La nuance, pragmatique, introduite par Popelier lorsqu’il insiste sur les degrés de
transférabilité et l’importance des erreurs acceptables dans un cadre de pratique donné, permet
d’éviter toute méprise quant à ses intentions réductionnistes. Le milieu, le tout sont
inéliminables et restent aussi indispensables que les atomes moléculaires.
Popelier signale en outre que l’existence d’une accumulation de densité électronique entre
deux noyaux le long d’une « ligne d’interaction atomique »1023 ne suffit pas à affirmer qu’ils
soient bien liés l’un à l’autre. J’ai précisé, dans les légendes accompagnant les figures 75 et 76
situées aux pages 531 et 532, la présence d’un point critique de liaison appartenant à la
surface de séparation interatomique. Il y a deux trajectoires ou chemins de gradient qui partent
chacun(e) de ce point critique de liaison pour arriver à chacun des deux atomes étudiés. Ces
deux chemins de gradient constituent précisément cette « ligne d’interaction atomique »
illustrée à la figure 78 ci-après. Le calcul ainsi posé ne permet pas de trancher, il faut lui
adjoindre une hypothèse énergétique qui est extérieure à l’approche AIM en termes de densité
électronique, à savoir que la molécule se situe à un minimum d’énergie potentielle sur sa
surface d’énergie, ce qui revient à dire que les forces au niveau des noyaux s’annulent. Bref, il
est nécessaire d’articuler l’approche AIM à des considérations énergétiques qu’elle n’inclut

1022
POPELIER, Paul. Atoms in Molecules. An Introduction, op. cit., pp. 49-51 « Consequently it is not possible
to cut an atom from on molecule and insert it exactly into a corresponding cavity of another molecule. Thus it is
impossible to transfer perfectly an atom from one molecule to a different molecule. Transferability is possible to
some extent. The ‘zoo’ of atoms does reveal subsets containing atoms with stricking patterns of mutual
similarity that can be analysed using mathematical techniques collectively known as cluster analysis. It should
be emphacized, though, that transferability is something one observes in chemistry rather than imposes on it.
Supported by the faith that a method reveals the correct degrees of transferabilities, this information can be used
to set up a library of atoms, enabling a rapid and accurate construction of large ensembles of atoms such as
proteins. It is important to realize that transferability is a continuous rather than binary (yes/no) concept for it
depends on what errors in information transfer are allowed (pp. 49-η0). (…) Perfect transferability of atoms from
one system to another is an unattainable limit but, if observed and present, a large degree of transferability will
faithfully be revealed by AIε (p. η1). » (εa traduction libre, l’italique est celle de l’auteur).
1023
Je traduis par « ligne d’interaction atomique » le sigle AIL, présent dans toutes les publications qui, pour
l’essentiel, sont écrites en anglais, et qui signifie « atomic interaction line ».
538
pas pour pouvoir conclure à la présence ou pas d’une liaison. δ’efficacité de l’ensemble est
conditionnée par la consistance de ces éléments hétérogènes. Aucune déduction n’est possible
à partir des seules considérations de l’approche AIε, il faut considérer l’ensemble des
éléments mathématiques, physiques, chimiques, techniques qui lui sont associés. En dehors
d’une situation d’équilibre, cette méthode ne peut nullement évaluer s’il y a bien une liaison
entre deux atomes séparés par un point critique de liaison, d’où la nécessité, selon Popelier, de
mettre au point de nouveaux hybrides théoriques et techniques qui permettront d’élargir
l’application de cette méthode aux géométries hors équilibre. A l’opposition des sciences est
substituée une recherche d’extension du réseau qui enchevêtre plusieurs pratiques ; bref la
recherche d’une coprésence productive d’intelligence collective en vue de répondre au
problème des cas hors équilibre.

Figure 78 : Ligne d’interaction atomique entre les noyaux A et B 1024.

δ’épistémologue de la chimie et le philosophe des sciences ne peuvent pas ne pas se poser


certaines questions telles que : La spécificité de cet atome moléculaire est-elle seulement liée
à sa forme ? δ’approche AIM est-elle un simple hylémorphisme ? Comment penser la
spécificité des matières dans ce cadre topologique, bref en termes volumiques ? J’aborderai
ces questions dans de futurs textes, pour l’heure, je retiens que si l’atome moléculaire est
défini de façon unique dans une molécule, il en existe cependant autant qu’il y a de
molécules ! Je garde en mémoire l’exigence pragmatique d’un degré de transférabilité afin de
penser les transformations ou certaines différences de structures et de réactivité chimique. Il
est intéressant de noter que cette notion de degré de transférabilité souligne qu’un groupement
CH3 n’a pas forcément, selon la molécule dans laquelle il se trouve, exactement le même
volume, les mêmes « propriétés physiques », la même charge, voire la même contribution à la

1024
Adapté de : POPELIER, Paul. Atoms in Molecules. An Introduction, op. cit., p. 58.
539
réactivité locale d’un site ou à celle, globale, de la molécule. Cette notion invite à penser la
diversité des circonstances que les chimistes n’ont jamais cessé d’explorer, bien au contraire.
Elle invite à penser la spécificité des propriétés-caractérisations d’un tout en fonction des
parties qu’il contribue à constituer et du milieu associé qui participe à sa constitution. Je
prends acte enfin que tous les spécialistes du sujet discutent et qu’ils ne sont loin d’être
d’accord entre eux, y compris sur le sens à donner à des notions centrales comme celle de
point critique de liaison dont Bader et εatta affirment qu’ils indiquent bien la présence d’une
liaison chimique, alors que d’autres, comme Popelier, signalent qu’il faut y réfléchir
davantage et qu’il est important de stabiliser ce résultat par inter-comparaison avec d’autres
méthodes1025. De Mulliken et Hund à Pauling et Slater, de Bader et Matta à Popelier, les avis
sont partagés à propos du lien à concevoir entre la molécule et les atomes pour comprendre et
prévoir la transformation chimique. Cette transformation pose problème et loin d’opposer les
sciences appelle, au contraire, leur coprésence participative. Comme l’écrit Bernadette
Bensaude-Vincent :

« Beaucoup plus caractéristique, à nos yeux, est la récurrence dans l’histoire de la chimie de ce
duel d’interprétations des phénomènes, le mixte ou l’agrégat. δes chimistes ont toujours été confrontés
à ce choix et, suivant les époques, ils ont opté pour l’une ou l’autre interprétation ou bien tenté de
concilier les deux. εais le pluralisme des interprétations possibles ne cesse d’habiter la chimie. »1026

Gaston Du Clos ne rejète-t-il pas l’interprétation corpusculaire proposée par Descartes et


Boyle en faisant appel à la notion de « mixte naturel » ? Venel et Diderot ne s’insurgent-t-ils
pas contre Fontenelle annexant la chimie à la physique ? Pierre Duhem ne réagit-il contre la
notion d’atomicité et les modèles moléculaires de son époque en proposant une approche
énergétique alternative retraduisant, selon lui, la notion de puissance aristotélicienne ?
Mulliken ne rejète-t-il pas la notion de valence comme propriété intrinsèque des atomes en
proposant celle d’orbitales moléculaires ? Pauling, Bader et Matta ne défendent-ils pas, au
contraire, une approche agrégative de la molécule en concevant des modèles et des définitions
différentes de l’atome ?
Selon le cas, ces protagonistes utilisent un modèle de molécule-agrégat d’atomes ou bien
un autre modèle mettant en scène une molécule-entité. δ’étude menée dans cette thèse montre
clairement que malgré leurs revendications en termes de prééminence du tout ou des parties,

1025
POPELIER, Paul & BREMOND, Eric. « Geometrically Faithful Homeomorphisms Between the Electron
Density and the Bare Nuclear Potential », International Journal of Quantum Chemistry, Vol. 109, 2009, pp.
2542–2553. POPELIER, Paul & AICKEN, Fiona. « Atomic Properties of Amino Acids: Computed Atom Types
as a Guide for Future Force-Field Design », CHEMPHYSCHEM, 4, 2003, pp. 823-829.
1026
BENSAUDE-VINCENT, Bernadette. Faut-il avoir peur de la chimie ?, op. cit., p. 146.
540
une interprétation « hybride » peut très bien être donnée de leurs travaux car la situation n’est
pas aussi tranchée, le tout et les parties s’avérant, le plus souvent, indispensables en même
temps, et ce que le rôle du milieu associé soit explicitement envisagé ou pas. Mulliken pense
le tout mais il redéfinit des populations atomiques utiles à l’étude de la réactivité ; Pauling
pense l’agrégat mais utilise le principe de variation dont la justification fait appel à des
considérations énergétiques incluant le tout ; εatta et Bader pensent l’additivité et la
transférabilité des atomes alors que Popelier montre que « l’atome moléculaire » conserve,
pour être topologiquement défini, l’empreinte du tout.
La négociation, souvent pragmatique, des liens entre le tout et les parties laisse entrevoir
des degrés de dépendance mutuelle entre une molécule et des atomes. Cette gamme de
modèles, ses degrés de coprésence à l’intérieur d’une approche, quelles que puissent être les
définitions de l’atome et de la molécule prises en compte, montrent à quel point les pratiques
engagées ne sont ni entièrement holistiques ni entièrement réductionnistes. Je prétends que
toute tentative de mise en relation de la chimie quantique au concept d’émergence ne peut
passer sous silence ce travail de négociation des praticiens de ce type de chimie théorique.
Cette conclusion avait déjà été tirée à l’issue de l’essai préliminaire à propos des pratiques
chimiques non quantiques que j’ai évoquées. Autre point de convergence : au rôle constitutif
du procédé chimique et du milieu associé dans le type de coprésence du tout et des parties en
nanochimie, en synthèse, et en analyse chimique, répond en échos le rôle des méthodes de
minimisation, bref une articulation entre des hypothèses quantiques et des considérations
énergétiques qui sont extérieures au formalisme quantique utilisé. Sachant que ce formalisme,
je l’ai montré, n’est nullement une transposition en chimie du cadre de la physique quantique
mais le résultat d’un long travail d’articulation d’éléments très hétérogènes pouvant aller de la
spectroscopie moléculaire dans le cas de Mulliken à celui de la cristallographie dans le cas de
Pauling, en passant par la thermochimie, les thermodynamiques macroscopique et
microscopique, les savoir-faire de la chimie de synthèse et de la métrologie chimique, une
version de la mécanique quantique (matricielle ou pas), des techniques de calcul, et moult
autres médiateurs d’un réseau de pratiques provisoirement costabilisées.
De deux choses l’une : soit les formalismes concernent, paradoxalement, des états
stationnaires de molécules isolées, et le principe de variation ou l’ensemble des méthodes
variationnelles mises au point par les chimistes ces trente dernières années, permettent
néanmoins d’enchevêtrer le tout, les parties et le milieu ; soit les formalismes intègrent
explicitement le rôle du milieu extérieur et font ensuite appel à une méthode de minimisation
et un calcul de convergence. Qu’il soit explicite ou non, le niveau du tout et le milieu associé
541
sont pris en charge dans le calcul. Bref, et pour conclure, c’est bien le tout, les parties, le
milieu associé, et le mode d’accès que les chimistes font tenir ensemble et non, de façon
exclusive, le tout ou les parties.
« Le langage est un labyrinthe de chemins, écrit Wittgenstein. Tu arrives à tel endroit par
un certain côté, et tu t’y reconnais ; tu arrives au même endroit par un autre côté, et tu ne t’y
reconnais pas. »1027 Toute opération de traduction est risquée, l’épistémologie n’est pas
uniquement affaire d’études des formalismes et du langage, bref des résultats et des normes
des sciences, comme s’ils étaient détachables des chemins de production qui y ont conduit.
Elle est tout autant affaire de processus qu’il s’agit de suivre, comme l’a souligné Isabelle
Stengers dans L’invention des sciences modernes. Le chemin parcouru par Bader et Matta ne
se replie exactement sur celui que contribue à tracer Popelier. Les chemins de langage et les
embarras de parole qu’ils suscitent ne sont pas éliminables, et ce d’autant plus que le concept
étudié, en l’occurrence celui d’émergence dans cette thèse, fait partie des motifs qui poussent
à marcher et contribuent à infléchir et à renouveler la courbure des trajectoires
d’apprentissage. Tout langage scientifique, comme tout outil « théorique », a une histoire et
un caractère historique. En d’autres termes, une épistémologie des pratiques chimiques doit
mener une enquête historique et prendre au sérieux l’historicité de ces pratiques. δ’exemple
de l’approche des orbitales moléculaires de εulliken établit cette dépendance mutuelle des
formalismes et du langage à mesure que s’inventent des articulations entre la spectroscopie
moléculaire et les approches quantiques de Hund et Born. Le débat interne aux protagonistes
de la théorie AIM fait de plus clignoter l’aspect dynamique et incertain des évolutions
sémantiques au fil des activités de recherche. Comment faire dès lors pour mettre en relation
un concept philosophique d’émergence, lui-même changeant, et un ensemble de pratiques
technoscientifiques qui pensent et agissent l’interdépendance du tout, des parties, du milieu
associé par rapport à certains modes d’accès ?
Très probablement en identifiant des réquisits et en centrant le travail sur la notion de
problème d’articulation que pose l’émergence, comme le propose Isabelle Stengers. C’est la
raison pour laquelle, j’ai étudié les pratiques chimiques, c’est également la raison pour
laquelle je suis revenu aux textes des émergentistes britanniques et des philosophes qui
utilisent la chimie quantique pour penser l’émergence. Il s’agit d’identifier des réquisits de
mise en relation tout en saisissant les composantes importantes d’un concept d’émergence
dans le cadre qui lui donne sa pertinence, sa densité et son pouvoir discriminant. Il s’agit aussi

1027
WIITENGSTEIN, Ludwig. Recherches philosophiques, op. cit., § 203, p. 127.
542
de ne pas disqualifier et exclure des approches davantage centrées sur l’étude logique des
formalismes et la seule prise en compte des résultats ou des propositions des sciences. Dans
cette optique, j’ai développé une étude du sens que pouvait avoir la clause ceteris paribus
dans le contexte de la chimie en faisant aussi appel à des considérations syntaxiques,
logiques, pratiques, et pragmatiques.
Prenons soin de ne pas oublier ou négliger le travail des chimistes. Ce travail devrait, au
contraire, être le point de départ de toute mise en relation avec un concept-condensation
d’émergence. Tâchons, pour finir, de prendre un chemin sans disqualifier tous les autres.
Comme l’écrit Wittgenstein : « On ne peut pas deviner comment un mot fonctionne. Pour
l’apprendre, il faut examiner son application. »1028 Je propose ainsi, pour conclure, de rendre
compte d’une étude d’une pratique de calcul que j’ai réalisée au Laboratoire des Mécanismes
Réactionnels de l’Ecole Polytechnique en juin et juillet β010. Etudions donc comment le
langage et le formalisme des chimistes fonctionnent sur l’exemple d’une application, d’un
type de calcul tout à fait représentatif du travail accompli en chimie quantique, et ce bien au-
delà de la méthode particulière envisagée. Ce « suivi » d’une pratique de calcul routinière
permettra de clore mon identification des réquisits et d’affiner ma réflexion à propos du
travail des chimistes en lien avec la question de « l’émergence ».

5.3 Retour au laboratoire : La pratique d’un calcul et la question de


l’émergence

J’envisage de faire apparaître certains choix de chimistes et certaines méthodes qu’ils


utilisent pour conduire un calcul, bref d’évoquer des points qui n’apparaissent pas dans les
publications, les traités et la plupart des manuels scolaires. Certains développements, plus
techniques, sont placés en annexes et apportent des descriptions supplémentaires des outils
utilisés. Ils permettent de se rendre compte, avec plus de force, de l’étendue des recherches
contemporaines.
Les documents écrits sont normés, ils sont passés par de nombreux filtres qui retiennent
de multiples détails dans leur tamis. Ces textes ont acquis une forme requise qui est
intersubjectivement reconnue comme telle pour ce type d’activité de recherche. Afin de mener

1028
WIITENGSTEIN, Ludwig. Recherches philosophiques, op. cit., § 340, p. 161. δ’italique est celle de
l’auteur.

543
à bien ce travail, je vais en complément m’intéresser aux savoir-faire propres à la vie de
laboratoire et, comme le disent les praticiens eux-mêmes, mettre l’accent sur les « stratégies »
de calcul qui guident le chercheur au quotidien, et ce bien au-delà de ce seul laboratoire
consacré à la recherche de mécanismes réactionnels, ces stratégies étant plus ou moins
utilisées en effet dans l’ensemble des laboratoires en fonction de leurs thématiques de
recherche et des financements qui sont les leurs.
J’ai assisté à quelques calculs et modélisations en présence, en particulier, de Gilles
Frison, chargé de recherche au CNRS. Ce faisant, j’ai échangé avec de nombreux chercheurs
et ingénieurs de recherche. Je ferai référence à quelques textes clés, à une thèse, et à un
ensemble de procédures. Je souhaitais retourner au laboratoire pour approfondir tout d’abord
mon travail en étudiant comment ce savoir est vécu, utilisé et transformé, et pour donner
ensuite plus de cohérence à ma démarche. Je ne peux pas d’un côté affirmer que l’étude des
seuls formalismes est incomplète, et ce malgré le développement que je propose à propos du
lien qui existe entre ces formalismes et la question de l’émergence, et me consacrer moi-
même à une analyse quasi exclusive des textes produits par les praticiens ! Le retour au
laboratoire, que le lauréat du Prix Nobel de chimie 1983, Roald Hoffmann, conseille à tout
philosophe des sciences1029, me permettra de prendre la mesure de l’immense travail de
stabilisation, comparable à celui que j’ai évoqué en métrologie chimique. Entrons donc dans
l’arrière-plan du travail des chimistes théoriciens en évoquant ce labeur d’inter-comparaisons
et d’articulations multiples. δe passage de l’opposition des sciences à la problématisation de
la question de l’émergence s’en trouvera renforcé.

5.3.1 Le travail de tissage et le perspectivisme chimique quantique

Après avoir évoqué l’approche des orbitales moléculaires, la théorie du lien de valence et
la théorie « Atoms in Molecules », je choisis d’évoquer une quatrième et dernière pratique
chimique quantique, très utilisée chaque jour au laboratoire, à savoir l’approche de la
fonctionnelle de densité (électronique), DFT. Il existe d’autres approches quantiques (post-
Hartree Fock, EδF, etc.) que j’étudierai, ultérieurement, dans le cadre de publications ; je
tiens toutefois à préciser qu’elles conduisent à des conclusions semblables à celles que j’ai
déjà tirées et à celles auxquelles ce chapitre va me conduire. Pourquoi ? Car, au-delà de leurs

1029
HOFFMANN, Roald. « What might philosophy of science look like if chemists built it? », Synthese, vol.
155, n° 3, section 5, 2007, pp. 321-336. HOFFMANN, Roald. « Preface », in The Philosophy of Chemistry:
Practices, Methodologies, and Concepts, LLORED Jean-Pierre (Ed.), Cambridge Scholars Publishing, New
Castle, juin 2013.
544
différences, elles utilisent toutes un type de procédure de calcul passant par des
minimisations, des choix de bases, de logiciels, de niveaux de calcul, et c’est précisément cet
arrière-plan méthodologique que je vais à présent aborder. DFT, viens-je de préciser ? Mais
encore ? De quoi s’agit-il ?

 Les fonctionnelles de la densité

δ’approche DFT est devenue une des approches les plus utilisées car le rapport de ses
performances par rapport au coût d’utilisation est moins élevé que pour les méthodes utilisant
des orbitales atomiques ou moléculaires. Elle est par ailleurs utilisable pour des molécules de
taille très variable avec des durées de calcul souvent plus courtes. Il s’agit d’une approche
holistique qui permet aux chimistes de calculer et de déterminer des géométries moléculaires
par le calcul ainsi que l’énergie totale du système à partir de cette densité ρ, à condition que
l’état fondamental de la molécule soit non dégénéré. Elle a été développée principalement par
Pierre Hohenberg, Walter Kohn et Lu Sham dans les années soixante et soixante-dix1030.
δ’énergie totale est une fonction qui dépend elle-même de la densité, bref d’une fonction. τn
appelle fonctionnelle, une fonction mathématique dont la variable est une fonction.


δ’hamiltonien est réécrit en fonction de cette densité électronique. δes auteurs appliquent

ensuite le principe des variations à la densité puisque la fonction  r « exacte », où le

vecteur r est le vecteur ayant pour point de départ l’origine du repère d’espace et pour point
d’arrivée le point ε où la densité est déterminée, correspond au minimum d’énergie. De la
même façon que la solution exacte de l’équation de Schrödinger écrite en termes de fonction
d’onde n’était pas accessible, la densité exacte reste inconnue et le chercheur doit utiliser des
approximations. δ’énergie totale peut être écrite comme la somme de quatre termes : un terme
de répulsion coulombienne entre électrons, un terme d’énergie cinétique des électrons, un
terme d’attraction des électrons par les noyaux, et un terme, noté XC, d’échange et de
corrélation.
δ’énergie, notée EXC, relative à ce terme, inclut des effets non classiques d’interaction de
l’électron sur lui-même, des termes d’échange et de corrélation entre électrons qui contribuent
à l’énergie potentielle du système mais aussi une portion d’énergie liée à l’énergie cinétique et
qui n’est pas comprise dans le système de référence qui correspond à σ électrons
indépendants les uns des autres. δes fonctionnelles d’énergie cinétique ont été résolues par
1030
HOHENBERG, P. & KOHN, W. « Inhomogeneous Electron Gas », Physical Review B, 136 (3B), 1964, pp.
B864-B871. KOHN, W. & SHAM, L. J. « Self-Consistent Equations Including Exchange and Correlation
Effects », Physical Review A, vol. 140, 1965, pp. A1133-A1138.
545
Kohn et Sham à l’aide d’équation mono-électronique en utilisant des boucles récursives du
type proposé par Hartree et Fock1031. δa qualité d’une approche DFT repose sur la pertinence
et la précision de l’approximation choisie pour déterminer EXC. Commence alors la recherche
exploratoire de la meilleure fonctionnelle possible pour atteindre cet objectif. Comme
l’écrivent Wolfram Koch et εax Holthausen dans leur ouvrage de référence A Chemist’s
Guide to Density Functional Theory : « Toute recherche de meilleures fonctionnelles repose
largement sur une intuition physique et mathématique et possède une dimension forte de
tâtonnements par essais et erreurs. »1032 Ces tâtonnements sont aussi guidés par le savoir-faire
des chimistes.
Les chercheurs évoquent « trois générations » de méthodes d’approximations qui
permettent d’évaluer le terme EXC, selon qu’ils tiennent uniquement compte de la densité
locale de spin (fonctionnelle de type δSDA), ou bien qu’ils ajoutent des termes liés au
gradient (fonctionnelle GGA) ou au laplacien (fonctionnelle méta-GGA) de cette densité. Il
est possible de mélanger ces fonctionnelles locales avec des fonctions d’onde non locales de
type Hartree-Fock1033. Bref, les concepteurs mélangent ces fonctionnelles-briques afin de
reproduire au mieux les résultats expérimentaux. δ’enjeu est de développer des fonctionnelles
« taillées sur mesure » qui permettent des applications fiables pour une géométrie moléculaire
donnée, une réaction chimique particulière, une étape énergétique précise. Un enjeu actuel est
de créer des fonctionnelles qui permettent de modéliser plus finement les interactions non-
covalentes.
Tout un travail de co-stabilisation des performances d’une fonctionnelle commence alors.
Ce travail utilise différentes banques de « données » qui regroupent de très nombreux résultats
expérimentaux et d’autres déterminations théoriques. Il s’agit de l’étape, cruciale, de
« calibration » d’une fonctionnelle. Ces données théoriques répertoriées sont qualifiées de
« meilleures estimations » (disponibles) par les chercheurs1034. Les chercheurs du laboratoire
DCMR m’ont expliqué que ces meilleures estimations peuvent être reliées, directement ou

1031
Ces boucles de calcul s’arrêtent, je l’ai précisé, lorsque la densité injectée et celle obtenue après le calcul
présentent un écart relatif faible dont la valeur est fixée en fonction de l’objectif à atteindre. δe minimum atteint
est donc relatif à l’approximation et au seuil d’arrêt des calculs fixé.
1032
KOCH, Wofgan & HOLTHAUSEN, Max. C. A Chemist’s Guide to Density Functional Theory, Wiley-VCH,
2000, p. 66 : « All searching for better functionals relies largely on physical and mathematical intuition and has a
strong ‘trial and error’ component. » (Ma traduction).
1033
Se référer à l’annexe 1 qui précise l’apport de chaque type de fonctionnelle en physique et chimie.
1034
δes publications utilisent l’expression « best estimates » pour qualifier ces ressources théoriques. Voir en
particulier la publication de référence très évocatrice : GOERIGK, L. & GRIMME, S. « A General Database for
Main Group Thermochemistry, Kinetics, and Noncovalent Interactions - Assessment of Common and
Reparameterized meta-GGA Density Functionals », Journal of Chemical Theory and Computation, 6, 2010, pp.
107-126.

546
non, à des résultats empiriques. δ’ensemble du système de référence consiste en de multiples
banques de données (sur les longueurs de liaison, les énergies de dissociation, les angles de
liaison, etc.) et de nombreuses meilleures estimations qui se stabilisent mutuellement par
inter-comparaisons. La figure 79 ci-après offre la synthèse d’un travail de collection et
d’extension par création d’une banque de « données » de référence. δ’ensemble de ce réseau
est cohérent, les résultats sont hautement interconnectés et renvoient à ce que les chimistes
concepteurs et utilisateurs ont appris de leurs expériences précédentes, bref à leur savoir-faire.
Ils font preuve de pragmatisme et n’hésitent, à aucun moment, à mêler des outils très
hétérogènes, locaux et non-locaux, de façon à construire un outil qui permette de remplir une
tâche efficacement pour un type de molécule dans un contexte donné.

Figure 79 : Compilation d’une banque de « données » ou, mieux, de propriétés-caractérisations. Les nombres
entre parenthèses représentent le nombre de résultats disponibles pour chacune d’entre elles alors que ceux à droite
indiquent la référence bibliographique de laquelle ils proviennent. Un vrai travail de tissage, de synthèse, et
d’extension d’éléments hétérogènes qui tiennent ensemble 1035.

Avant de présenter un exemple d’adaptation de fonctionnelle, il est nécessaire d’introduire


la notion de « base de calcul ». Les bases sont des fonctions mathématiques, généralement
écrites sous la forme d’une combinaison linéaire de fonctions d’un certain type. Les

1035
ZHAO, Y. & TRUHLAR, D.G. « Density Functionals with Broad Applicability in Chemistry », Accounts of
Chemical Research, 41, n°2, 2008, pp. 157-167, p. 160.
547
coefficients présents dans cette combinaison sont eux-mêmes déterminés par la méthode
variationelle et sont confrontés aux résultats connus et stabilisés.

 Les bases de calcul

La question qui importe devient alors : Quelle base i, définie comme la somme


 L
c  des fonctions { }, choisir pour permettre de mener, au mieux, un calcul des
 1
i

intégrales qui permettent de décrire la molécule ?


Koch et Holthausen nous rappellent que lorsque la méthode CLOA [de Mulliken-
Lennard-Jones] a été inventée dans les années cinquante, il est apparu « naturel » aux
chercheurs que les fonctions { } soient des orbitales atomiques (fonctions propres) de
l’atome d’hydrogène. εais « aujourd’hui les fonctions de base sont habituellement choisies
en fonction de différents critères plus pragmatiques et ne ressemblent dès lors plus aux
fonctions atomiques. »1036
δ’idée à l’origine est de centrer les bases sur les atomes. Pour ce faire, Slater développe
un ensemble de fonctions (orbitales de Slater) qui décroissent de manière exponentielle
lorsque la distance au noyau augmente1037. Si elles se sont avérées utiles dans la
rationalisation des premiers édifices simples (atomes hydrogénoïdes), elles impliquent
cependant des durées de calcul très longues en raison, en particulier, des orbitales atomiques
centrées, non pas sur un même noyau, mais sur plusieurs noyaux différents à la fois. A partir
de là, une solution technique a été apportée, entre autres, par Samuel Francis Boys1038 et
ensuite par Paul Pople (le futur Nobel de chimie en 1998) et ses collaborateurs, en utilisant
des fonctions gaussiennes du type xaybzcexp(-αr2), où α est un nombre positif1039.
Le recouvrement, ainsi que d'autres intégrales, deviennent alors plus faciles à calculer, ce
qui implique une diminution nette des durées de calcul car le produit de deux gaussiennes

1036
KOCH, Wofgan & HOLTHAUSEN, Max. C. A Chemist’s Guide to Density Functional Theory, op. cit., p.
94 : « Today, the basis functions are usually chosen according to different, more pragmatic criteria and not
resemble atomic functions anymore. » (Ma traduction)
1037
Les orbitales de type Slater, « Slater Type Orbital, STO » en anglais, sont du type μ φ = σYl,m( ,φ)rn-1exp(-
ξr) ; n, l, m étant respectivement les nombres quantiques principal, azimutal et magnétique ; (r, , φ) renvoie aux
trois paramètres de localisation en coordonnées sphériques, et ξ est un nombre positif.
1038
BOYS, S. F. « Electronic Wave Functions. I. A General Model of Calculation for the Stationary States of
Any Molecular System », Proceedings of the Royal Society, London, A200, 1950, pp. 542-554.
1039
NEWTON, M. D., LATHAN, W. A. & POPLE, J. A. « Self-Consistent Molecular Orbital Methods. III.
Comparison of Gaussian Expansion and PDDO Methods Using Minimal STO Basis Sets », Journal of Chemical
Physics, 51, 1969, pp. 3927-3932. HEHRE, W. J., STEWART, R. F. & POPLE, J. A. « Self-Consistent
Molecular Orbital Methods I. Use of Gaussian Expansions of Slater Type Atomic Orbitals », Journal of
Chemical Physics, 51, 1969, pp. 2657-2664. HEHRE, W. J., LATHAN, W. A., DITCHFIELD, M. D. N. &
POPLE, J. A. Gaussian 70 (Quantum Chemistry Program Exchange), Program No. 237, 1970.
548
centrées en deux points différents est une gaussienne centrée en un autre point. Quoiqu’il en
soit, une fonction gaussienne est moins adaptée pour décrire les atomes car elle décroit
beaucoup plus vite à mesure que la distance r des électrons au noyau augmente. δ’idée, à la
fois pragmatique et astucieuse, est alors d’écrire une combinaison linéaire de fonctions
gaussiennes pour approcher au mieux l’orbitale de type Slater correspondante 1040. La figure
80 ci-après montre comment une somme de fonctions gaussiennes permet d’approcher une
orbitale de type Slater.

Figure 80 : Comparaison de l’orbitale 1s de Slater avec une fonction gaussienne puis avec une combinaison
linéaire pouvant contenir de deux à quatre fonctions de type gaussien (« Gaussian Type Orbitale, GTO » en
anglais).1041

Le nombre de choix et d’ajustements est important. Une base est dite « minimale » si
seule fonction de base est utilisée pour chaque orbitale atomique dans un calcul Hartree-Fock
pour un atome libre. Cependant, le lithium, pour prendre un seul exemple, possède des
fonctions de base de type p correspondant aux orbitales 1s et 2s de l'atome libre qui sont
ajoutées aux fonctions de base. Il reste donc à négocier une prise en compte de ces orbitales
différentes en fonction de la proximité des électrons avec le noyau (zone de cœur, zone de
valence, etc.). Pour un élément de la deuxième période, si les deux orbitales de type 2s et un
ensemble de deux orbitales de type 2p sont intégrées à la base, cette dernière sera « double
zéta ( )», notée DZ. De la même façon, il peut exister des bases triple ou quadruple zéta,
respectivement notées TZ ou QZ.

1040
Soit le coefficient xaybzc et l’exposant α sont optimisés, pendant le calcul, en utilisant le principe de variation
et les chercheurs parlent alors de « gaussiennes non contractées », technique fine mais longue ; soit ils sont
préalablement fixés et seule change le nombre de gaussiennes dites « contractées » utilisées. La détermination et
la variation éventuelle du nombre de termes d’une part, ou celle des coefficients devant chaque terme
exponentiel et des exposants que ce terme contient d’autre part, est un « art des circonstances » qui allie des
savoir-faire et les savoirs des chimistes ainsi que les contraintes liées à l’étude (temps de calcul, type de logiciel
utilisé, niveau de précision requis, etc.).
1041
LEACH, Andrew. L. Molecular Modelling. Principles and Applications, Second Edition, Pearson, Prentice
Hall, 2001 [1996], p. 69. Leach rajoute à la page 72 : « There is no definitive method for generating basis sets,
and the construction of a new basis set is very much an art. »
549
Pour finir, il existe une autre catégorie de bases qui utilise non pas des gaussiennes mais

des ondes planes qui s’écrivent sous la forme d’une combinaison linéaire de type exp[i( k.r )]

où k désigne le vecteur d’onde. Elles ne sont pas centrées sur le noyau mais concernent
l’espace complet de la molécule. Elles sont très utiles pour modéliser les composés à l’état
solide qui présentent des degrés de périodicité suffisants. Je développe ces notions dans mon
annexe 2 afin de préciser le vocabulaire et la démarche des chercheurs.

Prenons, enfin, l’exemple d’une notation de ces bases afin de saisir le degré de complexité
et toute la subtilité d’une démarche de calcul1042. Soit l’écriture proposée par Pople et ses
collaborateurs :

n1-n2n3 … (+ ou ++) G (*ou**)

Où n1 correspond au nombre de gaussiennes G décrivant les états des électrons de cœur ; n1


et n2 et éventuellement n3, n4, etc., les nombres de chaque type différent d’orbitales qui
décrivent les états des électrons de valence ; + (respectivement ++) signale la présence d’un
ensemble (respectivement de deux ensembles) d’orbitales diffuses ; un seul astérisque signifie
la présence d’une polarisation de type d, f, etc. pour un atome autre que l’hydrogène, et un
deuxième astérisque signale une polarisation supplémentaire de type p pour l’hydrogène. Par
exemple, la base 6-31G contient une fonction de base pour les états de cœur décrite par six
gaussiennes ; deux fonctions de base pour les états de valence décrites respectivement par
trois et une gaussiennes (fonction dite DZ ou double zéta). La base 6-31G* (ou 6-31G(d))
contient en plus des fonctions de polarisation de type d. La base 6-31+G contient en plus un
ensemble de fonctions diffuses.
Ces bases sont typiquement construites en fixant d’abord les coefficients et les exposants
des fonctions gaussiennes de la zone de cœur de façon à reproduire les calculs atomiques puis
en paramétrisant les fonctions de valence et en les optimisant afin de reproduire les
« propriétés » moléculaires par rapport à une banque de « données moléculaires »
soigneusement choisies. Une double stratégie fait donc intervenir les parties et le tout dans le
même calcul. Une nouvelle fois, le tout et les parties sont impliqués dans le calcul sans
prééminence de l’un sur l’autre !
δ’épistémologue ne peut que ressentir un sentiment d’humilité et de respect profond face à
l’ampleur du travail mené en chimie quantique. Ces stratégies mêlent grandeurs atomiques et
moléculaires de façon constitutive et sont concernées par la question du lien qui unit le tout,

1042
Une autre notation courante est définie en annexe 2.
550
ses parties et la prise en charge de l’environnement. δ’outil élémentaire, dont seul le nom
apparaît dans une publication, telle ou telle base, 6-31+G*, inclut des considérations
méréologiques. Il est en effet construit pour résoudre un problème de géométrie moléculaire
ou pour comprendre un parcours énergétique entre les réactifs et les produits. Il prend sens, je
vais le montrer, en même temps que l’ensemble des fonctionnelles qui lui sont associées.
C’est, une nouvelle fois, la pertinence d’une articulation en vue de résoudre tel ou tel
problème lié à une réaction chimique qu’il faut penser et non la réduction d’un tout par
rapport à des parties ou le contraire.

 Les niveaux de calcul et la question du perspectivisme

δ’ensemble formé par une fonctionnelle et une base définit un « niveau de calcul ». Les
deux ingrédients de ce niveau de calcul se stabilisent mutuellement dans une quête
performative sans fin. Si M désigne le nombre de fonctions de la base, la durée de calcul est
proportionnelle à M élevé à la puissance quatre ! La co-stabilisation des fonctionnelles et des
bases est fortement contrainte par cette durée mais aussi par le logiciel utilisé (GAUSSIAN,
TURBτετδE, etc.), la puissance de l’ordinateur, sachant que le choix d’une fonctionnelle
est aussi lié au corps chimique étudié et au niveau de précision requis pour le calcul.

Prenons l’exemple de la fonctionnelle hybride « B3LYP » qui présente certains


inconvénients comme la sous-estimation des barrières d’énergie d’une moyenne de ζ,ζ
kcal.mol-1 relativement à une base de « données » contenant 7θ barrières d’énergie
précédemment stabilisées ; sous-estimation généralement attribuée aux effets de l’électron sur
lui-même. Cette fonctionnelle ne permet pas en outre de modéliser de façon fiable les métaux
de transition et s’avère totalement inadéquate pour rendre compte des interactions dominées
par des énergies de corrélation moyenne comme les interactions de van der Waals,
l’isomérisation des alcanes ou les interactions entre noyaux aromatiques. Que font les
chercheurs pour trouver une solution à ces problèmes ? Ils changent des paramètres ce qui se
traduit par une modification de la forme mathématique de la fonctionnelle qui prend en charge
à la fois les résultats issus de la chimie et les mesures physiques. Ce faisant, ils mettent au
point une nouvelle fonctionnelle par essais et erreurs qu’ils confrontent, je l’ai signalé, à des
banques de données, et ce relativement à un type de base dont ils savent qu’il permet l’étude
du corps chimique conformément à des contraintes technoscientifiques et normatives précises.
Dans les cas les plus difficiles, c’est le niveau de calcul, bref le couple {fonctionnelle-base}
qu’il faut stabiliser, sachant, je vais y revenir, qu’il y a autant de bases que d’atomes dans la

551
molécule. Une véritable « danse des pratiques », pour parler une nouvelle fois avec Andrew
Pickering, se met en place avec beaucoup de pragmatisme. Truhlar et Zhao utilisent par
exemple un ensemble bariolé de valeurs pour « tester » leur fonctionnelle : (1) la table de
« données » de référence « TC177 » qui contient 177 résultats de mesures thermochimiques
fiables incluant des énergies d’atomisation, des potentiels d’ionisation, des affinités
électroniques, l’affinité protonique des composés conjugués, les chaleurs de combustion des
hydrocarbures ; (2) la table « DBH76 » qui contient 7θ valeurs de barrières d’énergie
concernant des types bien précis de réactions chimiques (substitution nucléophile, transfert
d’hydrogène). Ils obtiennent les résultats suivants qu’ils traduisent sous forme de courbes ou
de diagrammes en bâtonnets afin de comparer et de conclure.

Figure 81 : Création progressive d’un réseau par inter-comparaison. Courbes d’énergie d’interaction pour le
complexe C6H6-CH4 en fonction de la distance entre l’atome de carbone dans CH4 et le plan de la molécule C6H6. Le
calcul est mené pour chaque type de nouvelle fonctionnelle relativement à la base 6-311+G(2df, 2p)1043.

Il s’agit dans ce cas de trouver quelle est la fonctionnelle qui rend le mieux compte de
l’interaction entre deux corps chimiques. Dès qu’ils veulent déterminer une autre grandeur,
par exemple une barrière d’énergie, la base va changer, le couple {fonctionnelle-base} ne sera
plus identique et une nouvelle stabilisation par inter-comparaison sera recherchée.

1043
ZHAO, Y. & TRUHLAR, D.G. « Density Functionals with Broad Applicability in Chemistry », op. cit., p.
164.
552
Figure 82 : Le rôle des meilleures estimations dans l’articulation pour une réaction donnée. Exemple de calcul de
barrières d’énergie. Un ensemble de base MG3S est utilisé avec des géométries optimisées à chaque niveau de la
théorie. La meilleure estimation pour la première réaction (en bleu) est basée sur un calcul W1/BMC-CCSD ce qui
n’est pas le cas pour la courbe jaune. Chaque calcul est donc hautement spécifique. Il n’y a aucune déduction dans ce
travail de négociation1044.

Le niveau de calcul ainsi stabilisé permet de répondre, provisoirement et relativement à


l’ensemble des contraintes précédemment évoquées, à une question posée par rapport à une
molécule ou une réaction. Pour une même molécule, changer la question, en passant par
exemple de l’optimisation d’une géométrie à la détermination d’une énergie de transition,
revient à changer le couple {fonctionnelle-base}. A l’idée de réduction succède l’idée d’un
perspectivisme et d’une dépendance mutuelle des tables de référence, des données des calculs
ab initio, des fonctionnelles, des bases, du tout et des parties.
δe maillage est aussi dense que celui que j’avais évoqué en analyse chimique où il
s’agissait de stabiliser un complexe {appareil-méthodes-corps-milieu associé}. La
dépendance aux modes d’accès, empiriques et cognitifs, ne peut être éliminée car elle
participe constitutivement à la stabilisation de l’ensemble de l’édifice. Telle préparation
technoscientifique permettait d’acquérir telle « affordance » et non telle autre, quel que soit le
statut donné à ces « affordances », propriété réelle de l’interaction appareil-monde selon Rom
Harré ou propriété-caractérisation fonctionnelle dans l’écologie d’un savoir selon mes propres

1044
ZHAO, Y. & TRUHLAR, D.G. « Density Functionals with Broad Applicability in Chemistry », op. cit., p.
164.

553
termes. Changez de complexe et vous perdrez l’ « affordance » précédente et, peut-être, en
déterminerez-vous une autre ? Changez de niveau de calcul, bref changez de fonctionnelles ou
de bases de calculs, et voici que s’effondre votre possibilité de capture partielle d’une
propriété-caractérisation. δe mode d’accès participe à la constitution du savoir et du savoir-
faire dont il est question dans ces pratiques. Aucune détermination de toutes les propriétés-
caractérisations n’est possible à partir d’un même niveau de calcul. Il existe des îlots de
stabilisation, des micro-explications qui permettent d’agir localement sans qu’aucune
déduction globale du tout par les parties ne soit possible. Décidément les pratiques chimiques
quantiques ne permettent pas plus de prolonger le débat actuel sur l’émergence que ne le
faisaient déjà les pratiques chimiques non quantiques.
A la verticalité de la scission théorie/science succède la coparticipation active des corps
chimiques, des préparations technoscientifiques, des propriétés-caractérisations ou autres
« affordances », des logiciels, de la physique, de la chimie et des pratiques quantiques
hétérogènes. Cet ensemble permet de désigner et de comprendre un corps nouveau duquel
nous ne pouvons faire autrement que d’affirmer qu’il est doté de capacités à agir que les
réactifs de départ n’ont pas, et ce quel que soit l’interprétation philosophique accordée à cette
affirmation.
Truhlar et Zhao concluent de leur étude que les fonctionnelles « MO6-2X » et « MO5-
2X » sont les plus performantes, « the best performers » écrivent-ils, pour la détermination
des barrières d’énergie. Ils étudient ensuite comment modéliser l’énergie d’isomérisation de
l’octane qui est mal décrite par la fonctionnelle « B3LYP » en raison, selon les chercheurs,
d’effets stéréoélectroniques. Aucune des fonctionnelles précédemment testées (par rapport à
la même base) ne donne le bon signe de l’énergie pour un ensemble de molécules allant du
2,2,3,3-tétraméthylbutane à l’octane. δa fonctionnelle « B3LYP » donne un résultat entaché
d’une erreur de 10 kcal.mol-1 alors que la fonctionnelle « MO5-2X » prévoit le bon signe de
l’énergie car elle intègre davantage, toujours selon les auteurs, des énergies de corrélation XC,
de valeur moyenne à faible, qui interviennent dans les interactions non-covalentes des
groupements méthyl et méthylène1045. Sur la base de ζλθ résultats d’expériences ou de
simulations théoriques fiables réparties en 32 bases de « données », ils recommandent
différentes « meilleures fonctionnelles » pour étudier tel ou type de chimie : la thermochimie
des métaux de transition, les études cinétiques de tel ou tel type de composé, les interactions
non-covalentes dans telle famille de composés, etc. La notion de « niveau » de calcul a

1045
ZHAO, Y. & TRUHLAR, D.G. « Density Functionals with Broad Applicability in Chemistry », op. cit.
554
remplacé celle de « niveau » d’organisation. δe problème est ici de déterminer les modalités
d’un calcul pertinent et efficace et non de penser un lien de dépendance linéaire qui conduit
des parties au tout !
A la prolifération de l’hétérogène liée à nos nouveaux modes d’action à des échelles de
temps et d’espace inédites en nanochimie et en chimie de synthèse répond en échos la
prolifération des individus théorico-expérimentaux et des méthodes chimiques quantiques. A
la stabilisation du complexe {appareil-méthodes-corps -milieu associé} difficile à atteindre en
métrologie chimique et à laquelle nous avons rattaché une version pragmatique de la clause
ceteris paribus, répond, toujours en échos, la stabilisation, non moins difficile à obtenir, d’un
ensemble de méthodes, techniques et propriétés-caractérisations. δ’expression « Toutes
choses étant égales par ailleurs » signifie, en chimie quantique, l’inclusion d’un résultat de
modélisation dans un intervalle avec un pourcentage de risque d’erreur donné, relativement à
un niveau de calcul et à des contraintes spécifiques au programmation (seuil de convergence,
itérations de boucles de calcul, puissance des processeurs, type de logiciel, durée de calcul,
etc.), et ce pour un type d’objectif donné.
Les chercheurs font des compromis, ils tâtonnent, ils articulent, ils remplacent, ils créent,
bref ils cherchent un sens à donner à une coprésence d’ingrédients. Le pragmatisme, la
dépendance aux modes d’accès, le développement de la performativité de leurs outils sont des
mots clés pour comprendre ce travail. δ’étude attentive de ces mélanges permet d’éviter la
fièvre provoquée par la modélisation réussie d’une molécule simple et qui conduirait à inférer
l’annexion, reconnue possible seulement « en principe », et ce dans le meilleur des cas, d’une
spécialité scientifique à une autre. Or les niveaux de calcul s’avèrent complémentaires. Il
s’agit donc, au contraire, d’unir ces ingrédients sans les réduire, pour parler, une nouvelle
fois, avec Rom Harré.

5.3.2 Suivi d’un calcul : Enquête d’épistémologie expérimentale

 Le problème à résoudre

Comment un calcul est-il réalisé ? Pour répondre à cette question, considérons la


problématique contemporaine liée à la réactivité de certains sites actifs du zinc.
Les fonctions biochimiques du zinc dans les enzymes sont multiples. Elles peuvent être
catalytiques comme dans le cas des carboxypeptidases ou des aldolases ; structurales lorsque
le métal stabilise les structures tertaire et quaternaire qui permettent aux protéines de garder
une conformation active comme dans le cas des protéines de liaison à l’ADσ ; et, enfin,
555
régulatrices, le zinc ayant un effet activateur et inhibiteur de l’activité catalytique. Voici la
représentation d’un site actif à zinc :

Figure 83 : Rôle structurant du zinc central1046.

La réactivité des sites actifs où le zinc est lié à une molécule d’eau est bien connue.
Cependant, de nombreuses métalloenzymes pour lesquelles le zinc est lié à des ligands de
type cystéine ou histidine ne comportent pas d’eau dans leur site actif et leur réactivité
demeure inexpliquée. δa réaction d’alkylation du groupement thiolate (R-S--) lié au zinc
présenté à la figure 84 ci-dessous est une étape clé dans le mécanisme de nombreuses
protéines comme, par exemple, la protéine ADA réparatrice de l’ADσ. Si la structure autour
du zinc est pratiquement conservée, cette réaction entraîne le remplacement soufré par le
groupement X-.

Figure 84 : Réaction d'alkylation du soufre du groupement thiolate relié au zinc 1047.

En effet, si l’ADσ venait à être accidentellement méthylé (ce qui conduit à la présence
d’un groupement O-Me relié au phosphore sur la figure 85 suivante), la protéine ADA
supprimerait alors ce groupement méthyl en réagissant selon la réaction d’alkylation

1046
PICτT, D. « εodélisation de la réaction d’alkylation du motif zinc-thiolate », 230 pages, Thèse de Doctorat
en chimie, École Polytechnique, France, 2008, p. 23.
1047
Ibid., p. 31.
556
explicitée à la figure 84 précédente. Ce faisant, elle capte ce groupement méthyl afin de
régénérer localement la « partie » endommagée de l’ADN.

Figure 85 : Réaction de réparation de l'ADN par alkylation (méthylation) du groupement thiolate de la protéine
ADA1048.

Les chercheurs hésitent entre plusieurs types de mécanismes qui pourraient coller aux
renseignements issus de l’expérience (études Rεσ ou cinétiques, etc.). Un premier
mécanisme mis en avant est dissociatif et correspondrait au schéma suivant :

Figure 86 : Le groupement thiolate réagit après avoir été dissocié du site actif. La réaction R-S- + R’-X → R-S-R’
+ X- est une réaction dite nucléophile d’ordre 2 (SN2)1049.

Un second mécanisme serait plutôt associatif, le groupement thiolate restant lié au zinc.
Ce mécanisme mène à deux voies possibles, l’une correspondrait à une substitution SN2
classique, et l’autre ferait intervenir un état de transition à quatre centres. Ces deux voies sont
schématisées sur la figure 87 suivante :

1048
Ibid.
1049
Ibid., p. 32.
557
Figure 87 : Les deux voies d'un mécanisme associatif 1050.

Afin de mieux comprendre ce type de réaction et la réactivité de ce type de site à


géométrique tétraédrique, les chimistes ont appris à synthétiser un certain nombre de
complexes « biomimétiques » du zinc. Ces complexes conservent de façon satisfaisante la
structure locale du site actif et la composition immédiate de l’édifice autour du zinc. Ils
servent donc, sous certaines conditions et dans certaines limites, de témoins fiables pour
étudier le fonctionnement du site actif des enzymes du vivant. Les chimistes se sont évertués à
déterminer et inventorier les structures, les charges électriques et autres propriétés-
caractérisations de chacun de ces composés. Parmi les complexes synthétisés qui ont permis
de collecter cette banque de valeurs empiriques de référence figurent ceux de la figure 88
suivante :

1050
Ibid.
558
Figure 88 : Complexes biomimétiques du zinc : création de faitiches moléculaires. Le complexe « a » [Zn(S-Ph)4]2-
, noté [ZnS4]2-, est utilisé pour modéliser les modes d’action du site actif [Zn(S-Cystéine)4]2- de la protéine ADA qui
intervient dans la régénération de l’ADN méthylé.

Un certain nombre de questions sont posées à propos de l’influence de la nature des


ligands (groupements liés au zinc). Des études cinétiques ont permis d’établir que la
nucléophilie du complexe augmente dans la série [ZnN3S]0, [ZnN2S2]0, [ZnNS3]0, [ZnS4]0 et
est proportionnelle au nombre d’atomes de soufre liés au zinc. Par ailleurs, δippard et Wilker
ont montré que la vitesse d’alkylation diminue quand la charge globale négative du complexe
tend vers zéro1051. La difficulté est que la présence, dans le milieu biologique, de liaisons
hydrogène entre les ligands de la protéine ou entre la protéine et le milieu associé, a une
conséquence sur cette charge qui est donc difficile à évaluer. Bref, le défi consiste à modéliser
l’action du milieu associé sur la réactivité du site actif de la protéine. δes groupements
thiolate liés à un même atome de zinc peuvent, en outre, très bien avoir une réactivité relative
différente qui est fonction de leur environnement local (présence ou pas de liaison hydrogène
du type, par exemple, N-H…S). Des études de radiocristallographie couplées à des

1051
WILKER, J. J. & LIPPARD, S.J. « Alkyl Transfer to Metal Thiolates: Kinetics, Active Species
Identification, and Relevance to the DNA Methyl Phosphotriester Repair Center of Escherichia coli Ada »,
Journal of the American Chemical Society, 36, 1997, pp. 969-978.
559
modélisations cinétiques ont permis d’établir que, dans le cas de la protéine ADA, le seul
groupement thiolate alkylé sur les quatre ligands de cystéine présents autour du zinc est celui
qui n’est pas engagé dans une liaison hydrogène.
Les chercheurs du laboratoire DCMR cherchent à rationaliser ces données. Pour ce faire,
ils modélisent les complexes biomimétiques précédents afin de mener des calculs DFT. C’est
un deuxième stade de modélisation car les complexes biomimétiques eux-mêmes sont plus
simples que les molécules issues du milieu naturel et sont étudiés dans des conditions non
biologiques, c’est-à-dire en phase gazeuse, solide ou avec un liquide, bref dans des milieux
bien plus simples que les liquides biologiques. Pour autant, le travail de maillage suit son
cours et des conclusions utiles vont être tirées. Les complexes qui serviront de modèles pour
mener les calculs sont représentés à la figure 89 ci-après. Ils sont reconnus comme étant
appropriés à des études structurales et mécanistiques car ils conservent, dans des limites
acceptables pour ce type de modélisation, les caractéristiques importantes : la nature et le
nombre des ligands, la charge globale du complexe et une certaine variabilité des possibilités
de création de liaisons hydrogène avec les groupements thiolate liés au zinc.

Figure 89 : Complexes du zinc contenant un groupement thiophénolate étudiés afin de comprendre la réactivité
qu’ils peuvent avoir dans le corps humain au niveau du fonctionnement des sites actifs des métalloenzymes1052.

C’est plus particulièrement la modélisation de la réaction d’alkylation à partir d’un dérivé


iodé qui est utilisée pour conduire cette recherche :

Figure 90 : Réaction d’iodation qu’il faut expliquer1053.

1052
PICOT, D., OHANESSIAN, G. & FRISON, G. « The Alkylation Mechanism of Zinc-Bound Thiolates
Depends upon the Zinc Ligands », Inorganic Chemistry, 47, 2008, pp. 8167-8178. PICOT, D. « Modélisation de
la réaction d’alkylation du motif zinc-thiolate », op. cit., p. 164.
560
Le problème à résoudre est donc reformulé relativement à ces complexes de référence et
ce type d’alkylation à l’aide d’un corps iodé. Il s’agit donc d’élucider le schéma mécanistique
adapté qui est représenté à la figure 91 suivante :

Figure 91 : Exploration des mécanismes cohérents avec les valeurs issues de l’expérience et les modélisations
cinétiques ou quantiques disponibles. « React » signifie réactifs, « prod » signifie produits, « INT » désigne un
intermédiaire de réactions, « DISS » une étape de dissociation, et enfin « TS » un état de transition1054.

 La pratique d’individuation : Stratégies et procédures

Voici venu le point essentiel sur lequel il me faut insister afin de mieux comprendre
comment le tout, les parties, l’environnement, la question de la réactivité, les voies
mécanistiques, et la nouveauté d’un mode d’action, sont pensés, ensemble, par les praticiens.
Il est question d’une consistance en vue de résoudre un problème, consistance qui repose sur
l’intervention des « trois niveaux ». Je vais dresser la liste des éléments essentiels qu’il faut
entrer dans le programme pour optimiser une géométrie et calculer ensuite son énergie à
l’aide d’autres ingrédients.
Il faut, tout d’abord, entrer une information sur la molécule entière, par exemple une
information provenant d’une étude radiocristallographique ou spectroscopique. Le tout est
présent dès le départ par l’intermédiaire de l’une de ses propriétés-caractérisations. Une fois
1053
Ibid.
1054
Ibid., p. 78.
561
cette première étape franchie, le type de calcul est défini puis le logiciel est choisi, il s’agit, en
l’occurrence, du logiciel GAUSSIAN03 très approprié pour ce type de calcul DFT. Il
convient ensuite de définir le type de coordonnées qui peuvent être soit cartésiennes, soit
internes (angles de liaison par exemple).
Il convient ensuite de définir le niveau de calcul, bref, de choisir une fonctionnelle et une
base pour chaque atome en précisant le nombre d’électrons, sachant que ce choix repose sur
la « culture » que les chercheurs ont accumulée à mesure qu’ils travaillent sur ce type de
molécules. Les niveaux de calcul retenus sont ceux qui se sont avérés efficaces pour réussir la
stabilisation des calculs menés antérieurement et ceux dont les chercheurs ont connaissance
par le biais de colloques et leur lecture de publications. Poursuivons donc cette description
technique car elle renforcera les conclusions de mon essai préliminaire, ce qui ne va pas de
soi, en tout cas a priori, car, après tout, les pratiques étudiées ont changé !
Le calcul prend en charge les atomes C, H, N, S et B par l’intermédiaire de la
fonctionnelle « B3LYP » avec une base de Pople 6-31G** (ou6-31G(d,p)), cela signifie que
les orbitales de cœur sont décrites par une somme pondérée de six gaussiennes contractées et
que la partie de valence est modélisée par deux combinaisons linéaires différentes, l’une
composée de trois gaussiennes contractées, l’autre d’une seule gaussienne permettant, par sa
présence, de mieux intégrer l’environnement de chaque atome. Des fonctions de polarisation
sont introduites aussi bien pour C, N, S, B que pour H, ce qui donne une meilleure description
de la déformation du nuage électronique de l’atome dans la molécule.
Rien que cela, vous en conviendrez, constitue déjà un nombre impressionnant d’éléments
hétérogènes à faire converger ensemble dans le calcul. Pour l’atome de zinc, la base
spécifique développée par Wachters est utilisée, elle contient deux ensembles de nombreuses
gaussiennes contractées, le premier contient quatorze orbitales de type s, neuf de type p, cinq
de type d et une de type f, notée [14s9p5d1f] tandis que le second est tout aussi important
[10s7p4d2f].δa base utilisée pour l’iode est un pseudo-potentiel. Un potentiel de cœur de type
CRENBL qui inclut les effets relativistes est utilisé. δ’ensemble de ces bases, sera désigné,
par souci de clarté, par l’expression « base BS1 ».
Les données une fois introduites, il faut définir la topologie de l’espace étudié qui est
définie par une grille de petits cubes. Il s’agit de fixer la taille de ces petites briques d’espace.
Les critères de convergence à propos de la densité sont définis ainsi que le nombre de boucles

562
itératives de type KS-SCF1055. Le critère de convergence peut porter sur l’énergie, les
coordonnées choisies, les gradients. Des boucles de minimisation d’énergie sont lancées
(méthode variation elle) jusqu’à ce qu’une valeur minimale du critère de convergence soit
atteinte.
Ces choix de paramètres très nombreux et différents conduisent à définir un individu-
complexe du zinc bien défini. Cette coparticipation d’éléments hétérogènes fait partie du
travail d’individuation du type de complexe étudié. Chaque étape est menée en gardant à
l’esprit qu’il faut faire des compromis pour atteindre le rapport précision/rapidité le plus
intéressant, étant donné l’objectif requis. S’il n’y a pas convergence, le chercheur cherche
d’abord à changer certaines fonctionnelles, la taille de la grille topologique, les critères de
convergence ou les effets de diffusion. Chaque étape renvoie à des savoir-faire et des choix
pragmatiques.
Avant même de tirer la moindre conclusion des calculs, la deuxième étape consiste à
vérifier l’adéquation du modèle avec le niveau de calcul choisi. Les chercheurs procèdent
donc à une calibration en comparant les résultats obtenus par deux niveaux de calculs
différents avec ceux obtenus à partir de l’expérience.

Figure 92 : Principales caractéristiques géométriques du modèle [ZnNS3]0.

1055
La notation KS-SCF signifie que la méthode Kohn-Sham est utilisée pour le calcul DFT et qu’un calcul
auto-cohérent de type Hartree-Fock est appliqué à des orbitales de type Kohn-Sham. Bref, il s’agit là d’un
véritable calcul composite.
563
La fonctionnelle SVWN qui apparaît dans le tableau précédent est connue pour être
efficace avec ce type de composé à zinc, elle est associée à une base mieux adaptée à ce type
de fonctionnelle. Les entrées 1, β et η du tableau de la figure précédente permettent d’établir
que pour le complexe n°1 de la figure 89 (p. 560), le niveau de calcul B3LYP/BS1 est plus
adapté que le niveau SVWN/6-311++G(dop), en particulier en ce qui concerne les longueurs
de liaisons Zn-S, ce qui justifie le choix de ce niveau de calcul. Toute la subtilité consiste à
articuler l’ensemble de ces résultats.
Le fait de modéliser des groupements tert-butyle (tBu) reliés au cycle qui contient l’azote
(groupement R3) et des groupements phényle (Ph) reliés au bore (groupement R1) par des
atomes d’hydrogène n’entraîne pas de bouleversements géométriques significatifs au niveau
du site actif. Cette conclusion est valable, de la même façon, si les groupements tBu sont
modélisés par des groupements méthyle (Me) en position R2. Ces conclusions sont attestées
par la diminution de l’angle σ-Zn-S1-C de 171,9° à 133,5° (entrées 1, 4, et 5 du tableau). Les
effets de répulsion entre ces groupes diminuent donc. Les chercheurs identifient toutefois les
limites de leur modélisation, en particulier lorsque des atomes d’hydrogène sont utilisés sur
toutes les positions (entrée 3 du tableau). Dans ce cas, une augmentation sensible d’une des
liaisons Zn-S (Zn-S3) est accentuée par une rotation autour de la liaison Zn-S1. Bref, les
chercheurs justifient l’utilisation du niveau BγδYP/BS1 tout en identifiant les limites à ne pas
franchir pour modéliser les différents substituants par des atomes d’hydrogène.
Une fois la géométrie optimisée et l’adéquation du niveau de calcul au modèle proposé
avérée dans le cadre de limites d’utilisation bien définies, la géométrie de tous les
intermédiaires et des états de transition est calculée en suivant une procédure semblable à
celle de l’optimisation de la géométrie du complexe-modèle de départ. Il faut ensuite vérifier,
par un calcul des fréquences de vibration, si ces géométries sont pertinentes, c’est-à-dire si le
bon nombre de valeurs propres est obtenu avec les bonnes valeurs (zéro pour un intermédiaire
et un pour un état de transition).
Mais attention, il faut redéfinir un certain nombre d’informations. Il faudra par exemple
utiliser la fonctionnelle « B3LYP », non plus avec la base BS1, mais avec la base étendue
BS21056. δes éléments hétérogènes ont complètement changé. Par ailleurs, d’autres calculs
sont programmés, utilisant une autre méthode dite « IRC »1057, pour vérifier que les états de

1056
La base BS2 consiste en : (1) la base triple zéta 6-311+G (2d, 2p) pour B, N, C, O, S, H; (2) une base
étendue de type Wachters [15s11p6d2f/10s7p4d2f] pour le zinc ; et (3) la base de type Dunning Aug-cc-pVTZ-
PP avec pseudo-potentiel pour l’iode. δ’annexe β précise ces notions.
1057
IRC pour « Intrinsic Reaction Coordinates » en anglais. Méthode de minimisation qui consiste, à partir du
point le plus élevé correspondant à l’état de transition, à redescendre, pas à pas, en définissant la pente la plus
564
transition sont bien transformés en les intermédiaires INT1-2, INT4-5, et INT6-7, propres aux
trois modes de transformation étudiés (figure 91, page 561).
Les niveaux de calcul ne sont pas les mêmes, pas plus que les critères de convergence et le
nombre d’itérations ne le sont. Si je faisais ici l’inventaire de toutes les autres modifications
au niveau de la programmation, nous serions pris de vertige. Cette dépendance au mode
d’accès rend possible, de facto, une forme de perspectivisme. Un niveau de calcul, agencé
aussi bien avec des critères topologiques et de convergence qu’avec une méthode auto-
cohérente d’itération, ne répond qu’à une question et n’explore nullement toutes les facettes,
toutes les propriétés-caractérisations de la molécule. Un seul problème est traité à la fois,
sachant que toute combinaison de ces ingrédients ne répond, même partiellement, qu’à la
question pour laquelle elle a été pensée, articulée et agie. Changez quelques ingrédients et
l’outil construit ne répondra plus à la question posée ; changez le problème et l’outil
précédent ne sera plus pertinent. C’est ce genre de considérations qui devrait importer en
philosophie des sciences, dès lors qu’il s’agit de penser l’émergence. Se priver de l’étude
attentive des méthodes et de leurs transformations constitue, je le répète, et ce avec une
conviction encore plus affirmée, une prise de risque épistémologique majeure.
La modélisation fait donc intervenir le tout, les parties, des effets entre les parties,
l’environnement de chaque atome dans le tout, et le milieu associé. Ce dernier apparaît par la
prise en compte des déformations par rapport à l’atome « isolé » et l’introduction
d’informations relatives à la densité électronique du tout, comme les angles de liaison ou
autres longueurs, etc. Une alliance subtile entre théorie, expérience et technique est instaurée.
δ’utilisation des méthodes variationnelles fait intervenir, je l’ai montré, l’atome dans le tout.
La rationalisation de ces méthodes variationnelles conduit, comme je l’ai montré à la suite de
Vemulapalli, à invoquer l’entropie et les échanges d’énergie avec le milieu extérieur, et ce
même dans les cas où le formalisme ne prévoit pas la présence de ces interactions ! Mais le
milieu associé peut également être directement intégré à la modélisation. C’est ce dernier
point que je souhaite évoquer avant de conclure cette étude des stratégies de modélisation
appliquée à la méthode de la fonctionnelle de densité.

rapide à partir de chaque point atteint (séquence d’optimisations contraintes). Pour ce faire, une sphère de rayon
modulable permet d’explorer, à partir de chacun de ces points, le parcours qui conduit à la meilleure
minimisation d’énergie. Son utilisation nécessite le recours au logiciel spécialisé ADF. Pour plus de précision, je
recommande l’article : DENG, L. & ZIEGLER, T. « The determination of Intrinsic Reaction Coordinates by
density functional theory », International Journal of Quantum Chemistry, 52, issue 4, 1994, pp. 731-765.
565
 Penser et modéliser l’irruption du milieu associé

La modélisation du solvant peut impliquer, selon le cas, d’utiliser un autre logiciel, à


savoir le logiciel TURBOMOLE, qui permet d’inclure les systèmes moléculaires volumineux
comme les protéines, et d’optimiser une géométrie en tenant compte des modèles de
solvatation, ce que ne permet pas le logiciel GAUSSIAN03. Ce logiciel utilise de nouvelles
bases adaptées à chaque atome d’une série allant de l’hydrogène au radon. Pour autant,
l’étude que je m’apprête à relater n’en fait pas usage, les auteurs ont préféré utiliser une
version modifiée de GAUSSIAN03.
Tenir compte explicitement du solvant, dis-je, mais comment ? Par le biais d’une
articulation supplémentaire avec certaines grandeurs thermochimiques comme l’enthalpie
libre de solvatation, grandeur complètement extrinsèque à la méthode DFT. La façon avec
laquelle la thermochimie et la thermodynamique sont associées à l’étude DFT, ou à toute
autre pratique chimique quantique d’ailleurs, est riche en enseignements1058. La modélisation
en chimie quantique inclut la thermochimie à travers les tables de valeurs de référence qui,
nous l’avons vu, permettent de calibrer les nouvelles bases et fonctionnelles par inter-
comparaison. La thermodynamique microscopique et la thermochimie ont également un grand
pouvoir heuristique et servent de guide pour la conception de nouvelles méthodes quantiques,
de nouvelles fonctionnelles et fonctions d’onde, et de nouveaux modèles du rôle du
solvant1059. Par ailleurs, l’établissement des surfaces d’énergie potentielle est relié aux notions
d’état de transition et de barrière d’énergie. Il s’agit, une nouvelle fois, de ponter une science
macroscopique qui donne des informations sur des collectifs de corps chimiques (en unité
d’énergie par mole) et des notions microscopiques, comme celles de coordonnées de réaction
ou de bifurcation d’un chemin réactionnel. Les grandeurs thermodynamiques relatives au
solvant sont le plus souvent déterminées en phase gazeuse.
Il existe une grandeur, l’énergie de vibration du point zéro, notée « ZPVE » en anglais1060,
qui est construite à partir de la physique et de la chimie quantiques. Bien souvent la valeur de

1058
LLORED, Jean-Pierre. « The role and the status of thermodynamics in quantum chemistry calculations », op.
cit.
1059
GRIMME, S. et al. « A consistent and accurate ab initio parametrization of density functional dispersion
correction (DFT-D) for the 94 elements H-Pu », The Journal of Chemical Physics, 132, 2010, pp. 154104-
154123. CURTISS, L. A. et al. « Assessment of Gaussian-2 and density functional theories for the computation
of enthalpies of formation », Journal of Chemical Physics, 1997, 106, issue 3, pp. 1063-1080.
1060
ZPVE signifie « zero-point vibrational energy ». Cette grandeur correspond à l’énergie de vibration à la
température absolue (zéro Kelvin) dont il a été démontré, en particulier par εulliken à partir de l’étude des
spectres de vibration de molécules incluant des isotopes du bore, qu’elle est non nulle, ce qui permet, en outre,
de consolider, par maillage, la légitimité du principe d’incertitude d’Heisenberg. Je renvoie le lecteur aux
publications de Mulliken suivantes : MULLIKEN, R.S. « The vibrational isotope effect in the band spectra of
566
la grandeur ZPEV obtenue par le calcul est inférieure à celle dérivée de l’expérience. Or une
valeur fiable est attendue afin que puisse être effectuée la conversion de l’énergie électronique
totale obtenue par les calculs quantique ab initio en enthalpie libre de réaction à zéro Kelvin.
Cette conversion est obtenue à partir de la formule suivante :

ΔGgas = ΔEelec + ΔZPVE + ΔET – TΔS

ΔEelec, ΔZPVE, ΔET et ΔS étant respectivement les différences d’énergie électronique,


d’énergie du point zéro, d’énergie thermique, et d’entropie entre les réactifs et les produits de
la réaction chimique étudiée1061.
δ’obtention d’une valeur ZPEV fiable permet des comparaisons pertinentes avec les
valeurs des tables thermochimiques. Une analyse des vibrations qui utilise une méthode de
champ auto-cohérent est utilisée pour reproduire les valeurs de vibration « déduites » des
expérimentations. δ’utilisation de cette méthode introduit des erreurs systématiques qui
nécessitent d’être corrigées par des méthodes utilisant des facteurs d’échelle1062 qui font appel
à de nombreux autres savoir-faire et connaissances. Le réseau ne cesse de s’allonger en
multipliant les articulations et les traductions, mais où s’arrêtera cette prolifération de
médiateurs ?
δ’énergie libre de solvatation calculée dépend du modèle utilisé. Cette grandeur est
toujours définie comme la quantité d’énergie nécessaire pour transférer une molécule
initialement à l’état gazeux à l’intérieur du solvant. δ’étape déterminante est l’estimation du
rôle du solvant dans une réaction chimique. Son action peut être directe si certaines molécules
de solvant participent à la transformation chimique ou indirecte si le solvant modifie, par sa
présence, la réactivité des corps chimiques par rapport à ce qu’elle était à l’état gazeux.
δ’annexe γ présente les modèles du champ électrique créé par le solvant qui permettent
d’articuler cette grandeur aux connaissances acquises en phase gazeuse ainsi que les autres
ingrédients intégrés aux calculs par les chercheurs. Ils obtiennent ainsi les grandeurs
thermodynamiques de solvatation qui permettent de rendre compte des effets du solvant sur la
réaction d’alkylation et d’avoir des arguments pour commencer à discriminer les mécanismes
possibles.

boron nitride », op. cit. MULLIKEN, R.S. « The isotope effect in band spectra. II. The spectrum of boron nitride
», Physical Review, 25, 1925, pp 259-294. Mulliken écrit à propos des molecules BO et BN : « I found, instead,
that if we assume that the smallest vibrational quantum number was not 0 but ½, the difference in frequency
between the origins band of the two isotopes, now called (1/2; 1/2) was explained » (MULLIKEN, R.S. Life of a
scientist, op. cit., p. 40.)
1061
PICτT, D. « εodélisation de la réaction d’alkylation du motif zinc-thiolate », op. cit., Chapitre 2.
1062
GREV, R. S., JANSSEN, C. L. & SCHAEFER, H. F. « Concerning zero‐point vibrational energy corrections
to electronic energies », Journal of Chemical Physics, 95, 1991, pp. 5128-5132.
567
Figure 93 : Différentes structures géométriques obtenues pour le complexe 1. L’atome de soufre apparaît en
jaune, l’azote en bleu, le carbone en gris, l’hydrogène en blanc, l’iode en mauve, le bore en rose et le zinc en bleu
ciel1063.

Figure 94 : Enthalpie de réaction en phase gazeuse et dans l'eau pour l’alkylation du site actif des complexes 1
(deux premières colonnes), 2 (les deux suivantes), etc. Elles ont été déterminées relativement aux niveaux de calcul
précédemment définis1064.

1063
PICτT, D. « εodélisation de la réaction d’alkylation du motif zinc-thiolate », op. cit., p. 85.
1064
Ibid., p. 86.
568
δ’étude en phase gazeuse (modèle très éloigné du milieu biologique) permet
immédiatement de conclure à partir des résultats présentés dans la première colonne que le
mécanisme par dissociation est très défavorisé car le terme positif ΔGgas est très élevé par
rapport aux autres. Toujours en phase gazeuse, la comparaison des voies a et b, montre que le
réactif thiolate non coordiné 1-DISS est plus réactif que le thiolate coordiné du composé 1-
REACT qui est l’entité nucléophile du mécanisme associatif b. Une barrière d’énergie d’une
valeur égale à 1,9 kcal.mol-1 (128,9-128) est nécessaire pour passer de 1-DISS à 1-INT1
(première colonne du tableau de valeurs) alors qu’une barrière d’énergie d’une valeur de γβ,γ
kcal.mol-1 est nécessaire pour passer de 1-INT4 à 1-TS2. Par ailleurs, le troisième mécanisme
semble défavorisé par rapport au deuxième mécanisme en phase gazeuse car le passage de 1-
INT6 à 1-TSγ se fait contre une barrière énergétique d’une valeur de ηζ,ζ kcal.mol-1, valeur
qui dépasse de 22,1 kcal.mol-1 celle relative à la formation de 1-TS2. Les auteurs étudient
ensuite les résultats obtenus dans l’eau (deuxième colonne pour le complexe 1). C’est en ces
termes, à l’aide de ces comparaisons, que l’émergence d’un nouveau corps est pensée.
Comment ces chercheurs vont-ils boucler leur raisonnement ? Poursuivons.
La solvatation abaisse de presque 100 kcal.mol-1 l’énergie libre du thiophénolate à partir
du complexe de zinc. δ’étude en phase aqueuse confirme que les espèces dissociées chargées
sont plus solvatées que les espèces toujours liées au zinc. Le passage à 1-TS1 à partir du
réactif 1-REACT nécessite 40,9 kcal.mol-1 contre 130,7 en phase gazeuse. Les auteurs
signalent néanmoins que le thiphénolate Ph-S- est plus solvaté ce qui a pour effet d’augmenter
la barrière de passage à 1-TS1 à partir de 1-DISS. Cette dernière passe de 1,8 kcal.mol-1 en
phase gazeuse (130,7-128,9) à 17,9 kcal.mol-1 dans l’eau (ζ0,λ-23,0). La solvatation diminue
en revanche la barrière d’énergie qui conduit à la formation de 1-TS2 (second mécanisme,
voie b) à partir de 1-REACT de 32,3 kcal.mol-1 en phase gazeuse à 26,5 kcal.mol-1 dans l’eau.
Quant à la barrière d’énergie de 1-TS3 (voie c, mécanisme à 4 centres), elle est encore
augmentée de 2 kcal.mol-1. Bref, la même tendance est ici retrouvée en passant de la phase
gazeuse à l’eau, ce qui confirme la plausibilité d’un mécanisme associatif de type substitution
nucléophile d’ordre β (voie b).
δes auteurs vont ensuite discuter l’influence de la nature du ligand et celle de la présence
de liaisons hydrogène à partir du même tableau de valeurs énergétiques en les confrontant, de
proche en proche, à des valeurs issues de l’expérience et à des modélisations menées par
d’autres chercheurs. δa quête d’une consistance se poursuit par inter-comparaison. Ils
concluent enfin que la présence de liaisons hydrogène diminue la réactivité du groupement
thiolate et que plus la charge du complexe de départ est négative, plus la réactivité du site est
569
élevée pour la réaction de méthylation. Ils établissent que le mécanisme de type SN2 est
préféré dans tous les cas et soulignent que leur étude permet de rationaliser des études
divergentes qui ont été menées avant eux. Pour les complexes neutres, le chemin réactionnel
est associatif, alors que le complexe chargé négativement « préfèrera » se dissocier avant
alkylation, pour parler avec les chimistes. La valeur du travail, au-delà du supplément
d’informations qu’il apporte, est de permettre un maillage cohérent que les études antérieures
n’avaient pu réaliser et aussi d’ouvrir de nouvelles perspectives de recherche sur le
fonctionnement des enzymes (étude des complexes monoanioniques et effet de la
déprotonation des cystéines liées au zinc dans le site actif).
Le tout, les parties et le milieu associé sont coprésents dans ce modèle dont la
performativité est relative à un niveau de calcul, un logiciel, des critères et des méthodes de
convergence, des contraintes topologiques et de durée d’expérience, une précision requise ! Il
s’agit de comprendre comment ces ingrédients convergent ensemble pour déterminer une
géométrie ou une grandeur énergétique. Réussir un calcul n’est pas réduire, c’est actualiser,
au contraire, un mode de coprésence du tout, des parties et du milieu associé en vue de
résoudre un problème donné. En ce sens, la question de la réduction n’est ni suffisante ni
nécessaire, elle est tout simplement hors propos.
Je rappelle que ces calculs sont faits en utilisant des géométries déterminées à l’aide d’un
niveau de calcul qui correspond à la phase gazeuse, c’est ensuite seulement que les grandeurs
énergétiques de passage d’une géométrie à une autre sont déterminées par rapport à un niveau
de calcul qui inclut davantage certains effets de solvant (modèle C-PCM présenté en annexe
3). Plutôt surprenant, non ?
δ’hypothèse sous-jacente est donc que le solvant n’agit pas sur la géométrie, sachant que
les chercheurs sont persuadés du contraire, puisque ce sont ces effets qu’ils cherchent à
évaluer. Bref, un des défis de la chimie quantique du futur sera d’intégrer davantage le solvant
dès le départ. Des méthodes existent, la recherche suit son cours. Mais de la même façon que
certains hamiltoniens sont utilisés pour étudier la réactivité de molécules alors que le
formalisme intègre seulement une molécule isolée, les chercheurs déterminent ici des
tendances co-stabilisées qui mesurent les effets de solvant après coup, à partir de géométries
qui n’en tiennent pas compte !
Je ne peux m’empêcher de conclure cette partie en pensant à l’ensemble des détails que je
viens d’évoquer et à tous ceux, nombreux, que j’ai laissés de côté afin de faire passer mon
message. Ces autres ingrédients mériteraient aussi d’être pris au sérieux, en particulier l’étude
de la façon dont les modèles se construisent. Cette étude permettrait d’identifier les
570
hypothèses et de mesurer leur présence problématique à l’intérieur d’une méthode. Je n’ai
dévoilé ici que la pointe d’un iceberg, mais cette pointe nous invite à explorer davantage
l’aventure de ces chercheurs qui innovent des méthodes à rayons d’action locaux et qui
stabilisent des mesures et des approches au prix d’un travail d’articulation ardu et, somme
toute, provisoire.
Il est bon de noter, soit dit en passant, que la modélisation du solvant, en particulier des
variations d’interactions locales qu’il entretient avec le soluté, reste un défi majeur des
méthodes chimiques qui, à ce jour, utilisent principalement des valeurs de référence issues de
phase gazeuse diluée, en raison du nombre plus réduit d’interactions. Ainsi le calcul de telles
grandeurs thermodynamiques est un guide pour la recherche en chimie quantique puisqu’il
stimule : (1) de nouvelles descriptions du phénomène de polarisation du soluté ; (2) la
création de nouveaux algorithmes et de nouveaux modèles topologiques des cavités1065 ; (3) le
renouveau sans fin des niveaux de calcul et des logiciels qui permettent d’optimiser la
géométrie et de calculer des grandeurs énergétiques1066 ; et (4) la modélisation de la densité
électronique du soluté en dehors de la cavité.
Il est à présent temps de dresser le bilan de cette enquête à propos de la chimie quantique.

5.4 Quatrième bilan de notre enquête : emergere et chimie

δa molécule est le nœud qui tient ensemble un très vaste réseau de descriptions
topologiques, de méthodes quantiques spécifiques, d’interactions avec des instruments, de
logiciels, de représentations, de normes et accords intersubjectifs. La conjonction de cette
pluralité disjonctive fait émerger une nouvelle façon de concevoir la molécule qui, en retour,
devient un guide pour l’étude la transformation chimique et suscite l’émergence : (1) de
nouvelles instrumentations et de nouvelles « affordances » ; (2) de nouvelles approches
quantiques ; (3) de nouveaux accords intersubjectifs et de nouvelles aptitudes humaines ; (4)
de nouvelles représentations et technologies informatiques ; et ainsi de suite1067. La
circulation et l’enchevêtrement des techniques et des « choses » du monde est ouverte et se
prolongera bientôt sous la forme, renouvelée, de nouveaux réseaux liant de nouvelles

1065
BARONE, V., IMPROTA, R. & REGA, N. « Computation of protein pK's values by an integrated density
functional theory/polarizable continuum model approach », Theoretical Chemistry Accounts, 111, 2004, pp. 237-
245.
1066
TAKANO, Y. & HOUK, K. « Benchmarking the Conductor-like Polarizable Continuum Model (CPCM) for
Aqueous Solvation Free Energies of Neutral and Ionic Organic Molecules », Journal of Chemical Theory and
Computations, 1, 2005, pp. 70-77.
1067
LLORED, Jean-Pierre & BITBOL, Michel. « Des pratiques chimiques à une philosophie des relations », in
La chimie, cette inconnue ?, LLORED Jean-Pierre (Dir.), HERMANN, Paris, à paraître en 2014.
571
molécules, de nouvelles techniques, de nouveaux savoirs, etc. La notion de molécule change,
toute pensée de l’émergence devrait prendre bonne note de la construction de ce nouveau
« mixte théorico-empirique » qu’est la molécule contemporaine, et ce pour penser le lien entre
un tout, ses parties, et les modes d’accès.
Mon objectif dans cette cinquième partie était à la fois simple et multiple. Il s’agissait
d’abord de montrer que les formalismes et approches quantiques développés par les chimistes
sont constitutivement dépendants de la question de l’émergence entendue comme un problème
d’articulation de « niveaux », ce qui me permet d’établir que le langage utilisé ainsi que les
pratiques mises au point ne sont pas neutres par rapport à ce problème. Je souhaitais ensuite
établir, par voie de conséquence, les limites et la circularité de tout raisonnement qui
consisterait à relier le concept philosophique d’ émergence à la chimie quantique sur la seule
et unique base des formalismes tout en passant sous silence l’étude des pratiques concernées.
Comme l’écrit Canguilhem : « Une philosophie qui demande à la science des éclaircissements
de concepts ne peut se désintéresser de la construction de la science. »1068
J’ai rappelé en outre que le langage constitue d’abord une expérience, et non une
désignation, et, qu’en ce sens, le langage des chimistes théoriciens traduit, en partie, le
résultat de leurs expériences dans le cadre de leurs recherches. Je souhaitais enfin enquêter à
propos du principe, central, de variation et évoquer donc une zone où se brouillent les
certitudes habituelles sur le sens des travaux menés en laboratoire.
Il me semblait important d’interroger l’utilisation du principe de variation qui se situe à
l’interface entre l’intérieur de la molécule et le milieu, et qui oriente toute la démarche de
calcul, sans pour autant que les scientifiques qui en font usage aient l’idée d’en interroger
l’origine et l’utilisation en fonction de leurs objectifs. La situation nécessitait une enquête car
ce principe s’applique étrangement à une équation qui peut ne pas contenir de termes liés aux
« relations » avec l’extérieur alors que ces dernières sont indispensables pour rendre
intelligible toute stratégie de minimisation d’énergie en chimie quantique et en chimie d’une
façon générale. Roald Hoffmann admet, bien volontiers, que la science recèle des « zones
mystérieuses » donc « intéressantes » car stimulant la créativité1069.
Dans toute démonstration scientifique, il y a au moins un élément qui n’est pas objet de
démonstration mais qui doit être posé pour que les raisonnements, les interprétations, les
pratiques scientifiques, au sens large, puissent tenir, c’est-à-dire puissent trouver un contexte

1068
CANGUILHEM, Georges. La connaissance de la vie, op. cit., Partie III, Philosophie, Aspects du vitalisme,
p. 106.
1069
HOFFMANN, Roald. « That’s interesting », American Scientist, vol 99, 2011, pp. 374-377.
572
d’intelligibilité. δe principe de variation a une fonction, celle de permettre une construction,
un agencement d’approches qui tentent de déchiffrer la réactivité chimique, l’émergence de
nouveautés chimiques. Mon enquête est pragmatique et montre comment ce principe génère la
construction d’approches quantiques hétérogènes et comment il fait « tenir ensemble » tout
l’édifice qui agence la molécule, ce qu’elle contient, et son milieu. Ce principe est semblable
à un gond qui permet à la porte quantique de tourner, un présupposé indiscutable qui structure
les pratiques quantiques variationnelles. Il est une « certitude » au sens du dernier
Wittgenstein1070, non pas une certitude naît du résultat d’une pratique épistémique de
validation motivée par l’établissement d’une définition et de critères de vérité, mais une
certitude en l’absence de laquelle tout l’édifice s’écroulerait ! Bref, une certitude qui n’a rien
d’anhistorique et qui n’est nullement décontextualisée, désincarnée, mais qui, au contraire, est
profondément « anthropo-logique » et susceptible de se transformer.
Dans son article, Hoffmann rappelle un sens possible du mot « intéressant », qui découle
du latin inter esse, dont il signale qu’une traduction possible est « it is in between », « c’est
entre-deux », c’est-à-dire entre un cadre connu de connaissances et un problème qui survient et
qui l’excède1071. δ’inter esse, nous rappelle Isabelle Stengers, est une création d’un nouveau
rapport de signification pour l’ensemble des partenaires1072. Bref, l’utilisation du principe de
variation est un objet d’étude « intéressant » car il implique une mise en tension suscitée par
l’apparition d’un problème, d’un point critique où les définitions habituelles et son usage
clignotent. Une situation où une vacuité cognitive lance un appel de signification, une mise en
mouvement de la pensée et de l’imagination. Une situation étrange plongée au cœur des
pratiques quantiques qui étudient l’opération « d’individuation » des molécules. Une limite où
le savoir établi invite à une indétermination, une hésitation et une expectative. Une nouvelle
fois, la possibilité d’une réponse tout terrain est exclue, il ne s’agit pas de s’en tenir aux
résultats formels des méthodes chimiques quantiques, mais comme l’écrit εichel Bitbol :

« Cela suppose de ne pas soutenir d’ontologie, pas plus une ontologie de relations que n’importe
qu’elle autre, mais seulement d’adopter une pratique de la recherche, une quête inachevée de mise en
relation légale prenant son essor à partir d’une situation d’immersion radicale dans le milieu
exploré.»1073

1070
WITGENSTEIN, Ludwig. De la certitude, traduit par Moyal-Sharrock Danièle, Bibliothèque de Philosophie,
Editions Gallimard, Paris, 2006.
1071
HOFFMANN, Roald. « That’s interesting », op. cit., p. 374.
1072
STENGERS, Isabelle. La vierge et le neutrino. Les scientifiques dans la tourmente, Les Empêcheurs de
penser en rond, Paris, 2006, pp. 178-179.
1073
BITBOL, Michel, De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, Éditions
Flammarion, β010, p. β1. δ’insistance est celle de l’auteur.
573
Il nous fallait donc interroger le caractère fonctionnel du principe de variation tel qu’il a
été reconstruit « de l’intérieur » des pratiques quantiques des chimistes, c’est-à-dire pointer du
doigt son absence de sens propre en dehors de ces pratiques, sens propre qui serait, soit le
résultat d’un simple transfert des mathématiques ou de la physique quantique aux méthodes
quantiques chimiques, soit l’expression d’une projection à visée essentialiste. Il s’agit, au
contraire, d’étudier comment les méthodes chimiques quantiques sont coproduites en lien
avec les modèles et les données qui définissent l’intérieur et l’extérieur de la molécule en
termes fonctionnels afin d’étudier la réactivité chimique.
εon retour au laboratoire m’a également permis de μ (1) montrer l’utilisation quotidienne
de pratiques quantiques hétérogènes d’étude des propriétés et des molécules afin d’en illustrer
la richesse, la complexité et les enjeux ; (β) d’amplifier le message précédent sur la non-
neutralité des formalismes et le danger de se priver d’une étude des pratiques ; (3)
d’approfondir l’approche de l’émergence comme problème d’articulation des données et des
connaissances relatives à la molécule, ce qu’elle contient, le milieu et de leurs interrelations ;
(4) de montrer que cet ensemble de méthodes intègre des calculs différents qui peuvent
renvoyer à des compréhensions et des représentations très diverses, voire contradictoires, de
ce qu’est une molécule et de ce qui est requis pour l’étudier.
Cette enquête permet donc de retrouver certains réquisits identifiés lors de mon essai
préliminaire : la dépendance mutuelle des « niveaux », quelle que puisse être leur nature, et le
rejet de tout « scalisme » ; la relativité du tout et des parties par rapport au mode d’accès ; la
dépendance mutuelle des relata et des relations. Pouvions-nous pour autant nous passer de
cette étude ? Est-elle redondante ?
La réponse à cette question dépend de la façon de faire de la philosophie des sciences ou
de mener une enquête épistémologique. Dans leur livre Neither Physics, Nor Chemistry, Ana
Simões et Kostas Gavroglu ont indirectement montré que la chimie quantique émerge de la
chimie et de la physique. Mon retour aux pratiques explore cet ensemble de traductions-
transformations qui singularise ce domaine de recherche. Passer sous silence une telle étude
revient à supposer, a priori, que la chimie quantique ne se distingue pas de la chimie ou de la
physique.
Comment mettre en relation un concept philosophique avec des pratiques, si nous nions
leur spécificité ? En considérant le langage et les formalismes comme étant neutres par
rapport à la question posée ? En assimilant la clause ceteris paribus à un principe indépendant
du cadre dans lequel il s’applique, bref à un simple rouage d’une logique désincarnée ? Mon

574
travail apporte, ce me semble, une réponse claire à ce type de questions. Il est temps à présent
de proposer des mises en relation.

575
VI. Chimie, chimie quantique et concept d’émergence : mise
en relation

« Le plus que puisse espérer une philosophie, c’est de ne fermer à tout jamais la porte
à aucun intérêt. Quelles que soient les portes qu’elle ferme, elle doit laisser d’autres portes
ouvertes pour les intérêts qu’elle néglige. »

William James1074

6.1 Mettre en relation : Epistémologie expérimentale et pragmatique

« Toute science, tout art a sa métaphysique » nous rappelle Diderot dans l’article
« Encyclopédie »1075. Qu’est-ce que cette affirmation peut bien signifier et quel peut être son
rapport avec mon travail ?
Signifierait-elle que Diderot envisage une position de surplomb subsumant des activités
aussi différentes que les sciences et les arts ? Tel n’est, bien entendu, pas le cas. Diderot n’a
pas pour but d’effectuer une synthèse de ces savoirs en instaurant un nouveau « système »
métaphysique mais bien de penser la spécificité de chaque savoir. Ainsi cherche-t-il à conférer
une dignité philosophique aux formes multiples que peut prendre le « savoir humain » ;
formes qu’il s’agit, dans cette perspective, d’apprendre à respecter en explorant le travail
quotidien des praticiens. C’est précisément ce que je me suis attaché à faire tout au long de
mon travail de thèse.
δ’hypothèse diderotienne consiste à attribuer à tout savoir une structure intellectuelle, y
compris dans les cas où cette structure n’est pas explicitement identifiée et pensée comme
telle. Comme l’écrit François Pépin : « δ’intellectuel [pour Diderot] existe indépendamment
de sa saisie et de sa mise en œuvre conscientes par les sujets. »1076 La pluralisation et la
distribution du savoir n’ont donc pas attendu Bachelard, Quine ou le « tournant pratique » de
la philosophie contemporaine, pour être exprimées et défendues. Diderot va même plus loin

1074
JAMES, William. A Pluralistic Universe, Hibbert Lectures at Manchester College on the Present Situation in
Philosophy, Longmans and Co, London, Bombay, and Calcutta, 1909, Lecture I, The Types of Philosophy
Thinking, p. 32 : « The most a philosophy can hope for is not to lock out any interest forever. No matter what
doors it closes, it must leave other doors open for the interests which it neglects. » J’ai utilisé la traduction
française : Philosophie de l’expérience. Un monde pluraliste, traduction française de GELETIC Stephan
préfacée par LAPOUJADE David, Les Empêcheurs de Penser en Rond, Paris, 2007.
1075
DIDEROT, Denis. Article « Encyclopédie », V, p. 642.
1076
PEPIN, François. La Philosophie expérimentale de Diderot et la chimie. Philosophie, sciences et arts, op.
cit., p. 539.
576
lorsqu’il inclut la notion « d’opération » à sa réflexion dans l’article « Métaphysique » de
l’Encyclopédie qui, malgré son anonymat, lui est clairement attribué :

« Tout a sa métaphysique & sa pratique : la pratique, sans la raison de la pratique, & la raison sans
l’exercice, ne forment qu’une science imparfaite. Interrogez un peintre, un poëte, un musicien, un
géomètre, & vous le forcerez à rendre compte de ses opérations, c’est-à-dire à en venir à la
métaphysique de son art. »1077

Ce type de métaphysique est immanent à la pratique et aux opérations réalisées par les
acteurs des sciences et des arts. Cette dépendance mutuelle de la métaphysique et des
pratiques signale que, pour Diderot, le terme métaphysique a un sens bien particulier qui
inclut les théories en sciences, les « principes » des raisonnements, mais aussi ce que nous
appellerions volontiers de nos jours des « hypothèses ontologiques », un imaginaire, des
modélisations, des associations causales, et un recours au « spéculatif ». Ne rajoute-t-il pas, en
effet, dans l’article « Art » : « Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de pousser plus loin
la pratique sans la spéculation, & réciproquement de bien posséder la spéculation sans la
pratique. »1078
La pratique, souligne-t-il, présente les problèmes, agit sur le monde et produit des
phénomènes ; la spéculation explique les phénomènes et lève les difficultés. σulle d’entre
elles ne prévaut et chacune compte. Leur relation de dépendance mutuelle est sans cesse
renouvelée et reste spécifique à un terrain d’activités donné, même si ce dernier est pensé
dans ses liens aux autres activités humaines. Cette co-construction de significations situées
permet d’étudier quel rapport s’institue entre le connaître et le faire dans tel ou tel domaine
d’opérations.
La philosophie de Diderot est « expérimentale » au double sens où elle part de ce que font
les praticiens et dans la mesure où elle refuse l’assimilation des savoirs à un schéma unique.
Elle laisse de plus des « portes ouvertes pour les intérêts qu’elle néglige », et répond donc au
souhait de James bien avant qu’il ne le formule. Pourquoi ? Parce que, justement, elle
s’intéresse à la dynamique de ces savoirs, à leurs trajectoires actives d’apprentissage, aux
contraintes qui pèsent sur eux et aux transformations qu’ils suscitent. Il ne s’agit pas d’une
approche désincarnée et généralisatrice des sciences et des arts, et encore moins d’un
renoncement aux questions jugées plus « classiques » de la métaphysique. Il s’agit de penser
ces « mêmes » questions, en les renouvelant et en ouvrant de nouvelles perspectives, à partir
de l’expérience et du labeur des scientifiques, des artistes et artisans, ou des « manouvriers »

1077
DIDEROT, Denis. Article « Métaphysique », X, p. 440.
1078
DIDEROT, Denis. Article « Art », I, p. 714.
577
comme l’écrirait Diderot. Cette épistémologie expérimentale a pour but de mettre en évidence
ce qui importe pour eux, leurs actions et, ce faisant, de souligner comment le monde devient
une perspective liée au travail intellectuel et corporel de ces acteurs.
Immonde cafouillage de termes flous s’écrieront, indignés, les tenants d’une visée
totalisatrice des sciences ou ceux, exaspérés, qui défendent la primauté de principes
transcendants. Je peux comprendre ces philosophes tant le mot de métaphysique a recouvré
des sens différents dans l’histoire de la philosophie ; pour autant, je ne peux les suivre dans
leurs conclusions. J’ai en effet précisé que c’est le complexe {préparations
technoscientifiques-métaphysique(s) associée(s)} qu’il s’agit de prendre en charge, de façon
pragmatique, pour penser les technosciences contemporaines dont fait partie la chimie. En ce
sens, il s’agit de penser à partir de et avec les activités chimiques, tout en sachant rester à
distance de toute forme hâtive de naturalisation de « la » connaissance à partir de l’étude de
quelques pratiques scientifiques.
Les concepts peuvent être associés au travail des chimistes sans tenir compte de sa
spécificité. Les philosophes qui transposent à la chimie des concepts qui ont pris leur
consistance dans un autre cadre du savoir ne font pas autre chose. Pour certains d’entre eux,
l’étude des propositions, des théories et des modèles chimiques est suffisante, je l’ai souligné,
pour penser « l’ » émergence, « la » nature ou « la » matière en faisant comme si la clause
ceteris paribus avait la même signification dans tous les domaines du savoir,
indépendamment du contexte étudié. Or toute approche logique ou nomologique de
l’émergence dépend, ai-je montré, de près comme de loin, de l’applicabilité et de la
signification locale de cette clause. δa consistance pragmatique qu’elle acquiert en chimie
appelle donc une autre forme de mise en relation, bref, un autre rapport entre chimie et
philosophie, et ce dans le but de comprendre comment ce travail permet de contribuer à une
réflexion qui incite à repenser un type d’émergence à partir d’un contexte où cette dernière est
associée à un problème à résoudre. Rapport qui, il est bon d’y insister, doit tenir compte des
tensions qui peuvent exister entre métaphysiques de savoirs différents comme, en
l’occurrence, celles qui évoquent la matière passive ou des matières actives. D’où l’intérêt de
prendre au sérieux les associations différentes qui peuvent exister, à un moment donné, entre
une préparation technoscientifique et des métaphysiques qui peuvent lui être associées. Les
concepts seront alors associés à la chimie, après avoir été adaptés ou attribués, en tenant
compte du terrain étudié et en accueillant les objectifs, les intérêts et les significations de ce
qui, par leur travail, font vivre cette perspective du monde.

578
Il s’agit là, vous me l’accorderez, d’une autre façon de faire de la philosophie des
sciences. Un des rôles du philosophe est de participer à la construction d’un monde commun
en apprenant à travailler avec les autres acteurs de la société. « Nous ne sommes pas les
lecteurs mais les acteurs mêmes du drame du monde » écrit James1079. Devenir acteur du
monde suppose, pour un philosophe, d’accueillir les sciences et les autres types de savoir dans
un rapport productif de concepts en vue de mieux vivre ensemble. Cette approche permet
d’éviter, au moins partiellement, d’isoler les sciences du vécu et de la société, à partir duquel
et dans laquelle, elles prennent un sens provisoire. Je lui accorde un intérêt pragmatique lié
aux conséquences qu’elle engendre. Je suppose en effet qu’elle laisse plus de « portes
ouvertes » qu’une étude des sciences qui implique, à des degrés divers, de façon explicite ou
non, de couper les sciences, ou pire « la » science, de ses sources mondaines, sociales,
instrumentales et « métaphysiques » qui font pourtant partie de la vie des gens au quotidien.
Or couper les sciences du monde ou refuser d’entendre et de considérer les autres types de
véridiction au nom d’une neutralité prétendue n’est pas sans conséquence sur la construction
et la défense d’un monde commun et sur le devenir des sciences et de la société elle-même.
Diderot, ai-je rappelé, insiste sur les opérations des chimistes par le biais de sa
philosophie expérimentale. C’est dans l’action menée et les opérations réalisées que se créent
les significations qu’ont, pour ces chimistes, le monde et leur propre travail μ l’inerte, les
transformations, la réactivité, les instruments, les procédés, le mixte, les mélanges, l’élément
et, plus récemment, la catalyse hybride, les états de transition, les synthèses nanochimiques,
l’analyse des cycles de vie, un calcul DFT, et j’en passe inévitablement. C’est par le biais de
cette notion d’opération que je propose de comprendre l’expression « mettre en relation » un
concept d’émergence avec la chimie. Peirce, je l’ai indiqué, définit le mot « lithium » comme
l’origine ou le résultat d’une action ou d’une séquence d’opérations à accomplir sur et avec le
lithium. δ’action est le moyen par lequel nous constituons et stabilisons, ne serait-ce que
provisoirement, nos pratiques et nos savoirs, bref par lequel nous donnons plus de « réalité »
au monde en exprimant les intérêts qui nourrissent chacune de nos activités et qui sont eux-
mêmes nourris par elles en retour.
Ce « gain de réalité » peut être, selon l’approche utilisée, ontologique, au sens où « nous
ajouterions effectivement des corps à la réalité du monde », ou bien fonctionnel, au sens où
« ce gain permet de penser dans tel ou tel contexte ». Mais attention ! Ce « gain de réalité »,
qu’il porte sur le « contenu du monde » ou qu’il s’avère un indispensable ingrédient rendant

1079
JAMES, William. A Pluralistic Universe, op. cit., Lecture II, Monistic Idealism, p. 48 : « But we are not the
readers but the very personages of the world-drama.» (Traduction française, op. cit.)
579
une connaissance située à la fois fonctionnelle et performative, n’est pas sans conséquences
sur les significations qui localement, et plus globalement, sont acquises par l’action et qui
dominent, à un moment donné, la dynamique et l’accueil des sciences dans les sociétés. D’où
l’intérêt d’une évaluation et d’une prise en compte des conséquences des ontologies et des
métaphysiques1080 qui participent à donner du sens aux sciences en lien avec les valeurs
qu’elles contribuent à faire exister. Par ailleurs, la réaction sociétale aux conséquences de nos
actions n’est pas neutre. Qu’advienne une nouvelle explosion d’usine chimique, un nouveau
scandale de santé publique, la contamination chimique d’une rivière, et l’indignation
généralisée face à de nouveaux conflits d’intérêt, et c’est toute la société, avec ses multiples
acteurs, qui se retrouve touchée. Non, un « gain de réalité » n’est jamais neutre, quel que soit
son statut dans l’écologie des pratiques. εettre en relation un concept d’émergence avec la
chimie doit prendre en charge cet inévitable aspect du « drame du monde ».
Je propose donc de mettre en relation un concept d’émergence avec la chimie en me
basant sur les travaux d’épistémologie expérimentale que j’ai développés jusqu’à présent et en
incluant cette notion d’action et d’opérations à la réflexion. Je présenterai trois pistes de
travail. La première concerne le concept d’ « affordances » et fait appel au travail de Rom
Harré. La seconde discute une approche non ontologique de l’émergence proposée par Michel
Bitbol sur la base d’une réflexion portant sur les modes d’intervention et le type de causalité
qui peut leur être associé. εon but est d’étudier dans quelle mesure et à quel prix cette
approche est adaptable au domaine de la chimie. La troisième est résolument une approche
pragmatique et « politique » de l’émergence qui s’adresse aux conséquences des corps
chimiques sur les humains et les non-humains. Il est question d’y affronter la question de la
chimie « durable » et le sens qu’elle pourrait, le cas échant, acquérir dans le cadre d’un débat
citoyen à condition que faits et valeurs ne soient plus artificiellement séparés au nom d’une
quelconque métaphysique ou d’un type d’organisation sociale des savoirs.
Je ne prétends à aucune exhaustivité, sachant en outre que chaque piste, chaque
exploration, est source d’hésitations et de futurs développements. Ce travail porte, en
revanche, l’espoir d’aménager des portes qui resteront ouvertes à des intérêts que je n’ai pu ou
su identifier à ce stade de mon travail.
1080
Je considère pour le besoin de mon propos, de façon pragmatique, et en restant conscient du caractère tout à
fait discutable de ce choix, que l’ontologie est investie de la mission d’identifier les modes d’existence et les
caractéristiques des êtres indispensables pour penser un cadre d’activité humaine alors que la métaphysique
serait davantage liée aux notions de théories, de modèles, d’abstractions, d’imaginaires productifs, de conditions
de possibilité qui, de façon distribuée, conditionnent et participent, au même titre que d’autres pratiques
cognitives, à la fabrication d’un savoir situé et provisoire. Dans cette perspective, ontologies et métaphysiques se
retrouvent à la fois contingentes, historicisées et locales. Je reviendrai au terme « métachimie » dans cette ultime
partie en vue de marquer, de façon tout aussi pragmatique, une nuance utile pour penser les technosciences.
580
6.2 Dispositions, émergence et métachimie

De quoi avons-nous besoin pour mettre en relation un concept d’émergence avec le travail
des chimistes ? Quelles seront les conséquences de cette mise en relation et en quoi sera-t-elle
d’une quelconque utilité pour le philosophe, l’épistémologue, le chimiste, ou un citoyen
participant à des choix sociétaux ?
σous avons besoin, en premier lieu, d’une sensibilité au contexte, ce qui interdit,
immédiatement, de définir un corps chimique uniquement à partir de « propriétés
intrinsèques », n’en déplaise à celles et ceux qui réduisent ces corps à leurs microstructures
afin de penser ce qu’ils appellent la « relation structure-propriété ». Cette réduction est utile et
pertinente dans de nombreux cas d’étude pour établir des mécanismes, faire des
rapprochements, stabiliser des inférences locales, classer des types de composés. Elle devient
insuffisante, entre autres, en ingénierie et sciences des matériaux, en nanochimie et en
biotechnologies, domaines où le procédé devient inéliminable et joue un rôle déterminant.
δ’étape de frittage des céramistes, les conditions microfluiditiques des précipitations
nanochimiques, le rôle du solvant en synthèses organique et inorganique sont parmi des
exemples indiquant clairement que le concept de structure doit être repensé en lien avec un
contexte, une préparation technoscientifique, bref, un mode d’accès.
« Qu’est-ce qui fait d’un corps le genre de chose qu’il est ? », se demande tout enquêteur
en ontologie avant d’ouvrir son étude à une réticulation métaphysique plus large qui donne
corps à son réseau de concepts, d’hypothèses et de valeurs. Cette question reste-t-elle
pertinente lorsqu’un philosophe pense avec la chimie ?
Certainement pas, serions-nous tentés d’écrire, si la réponse consiste à invoquer des
« propriétés essentielles » que chaque membre de cette espèce ne pourrait manquer d’avoir
pour appartenir à cette « même » espèce. Pourquoi ? Parce que les propriétés chimiques sont
définies par des réactions entre corps. Avons-nous pour autant raison d’opposer ce qui est
essentiel à ce qui est relationnel, l’essence à l’accident, en faisant fi du cadre de pensée où
cette question devient intéressante ? Pas si certain, en particulier en chimie. Les relata ouvrent
de nouvelles relations tout en étant constitués au moyen d’opérations.
Bachelard, je l’ai rappelé dans mon essai préliminaire (p. 86), nous indique que la
substance est définie par un « groupe de déterminations externes agencées » de telle manière
qu’elles ne peuvent, toutes ensemble, permettre de définir une « essence ». Il évoque un
« pluralisme vertical » de la chimie qui, sous chaque « substance », découvre des « états

581
dynamiques multiples » et un « pluralisme horizontal », bien différent, écrit-il, des substances
figées « dans leur unité, définies par leurs singularités ». Il rajoute :

« Nous montrerons que ce pluralisme naît en effet de l’incorporation des conditions de détection
dans la définition des substances, de sorte que la définition d’une substance est par certains côtés
fonction d’un voisinage substantiel. Comme les conditions de détection interviennent pour définir les
substances, on peut dire que ces définitions sont plus fonctionnelles que réalistiques. Il en résulte une
relativité fondamentale de la substance ; cette relativité vient, sous une tout autre forme que
précédemment, déranger l’absolu des substances considérées par la chimie lavoisienne. »1081

Lewes a défendu la notion de « groupe de relations » en évoquant parfois des


transformations chimiques. Morgan propose la notion de « relationnalité extrinsèque » qui
tient compte du contexte chimique pour penser la nouveauté d’un corps. Peirce insiste sur le
critère d’opération alors que Bachelard utilise, je l’ai déjà signalé, le terme « ex-stance » à la
place du terme « sub-stance » pour désigner ce corps1082. A la question, ontologique, qui
précède, je serai tenté, pour ma part, de répondre de la façon opérative suivante : « Le corps
est défini par l’ensemble des opérations qu’il réalise et celles qui conduisent à son obtention,
sa purification, son conditionnement, son maintien, et son transport. »
J’ai souvenir d’avoir étudié, il y a moins de vingt ans, des traités de chimie minérale qui
faisaient l’inventaire des opérations de synthèse et de caractérisation, procédé par procédé,
des ingrédients minéraux fondamentaux à l’industrie. δa formule lavoisienne, réductionniste
au sens plein, est utile pour l’enseignement, l’écriture, l’invention et la communication. Tout
étudiant passant du livre à la paillasse en percevra cependant les limites immédiatement, en
particulier dans les domaines de la chimie des matériaux, de la synthèse et de l’analyse qualité
où il rencontrera la diversité des cas, la prolifération des détails et des nuances, la définition
distribuée et dispersée du corps en termes de masse, de structure, de volume ou de
formulation, et l’ensemble des pratiques de négociation que j’ai décrit dans ce manuscrit.
C’est ici que le concept de métachimie devient intéressant. Si la définition du corps
chimique est indissociable du mode qui en donne accès, ce corps ne peut être un « quelque
chose » défini absolument, ni un « pur » substrat qui persiste dans le temps.
Métachimiquement défini, ce corps « est », à chaque instant, pleinement réalisé comme étant
seulement ce qu’il paraît être, et simultanément, comme n’étant jamais le même,
perpétuellement transformé par les processus de sa constitution, de sa reconstitution, et de

1081
BACHELARD, Gaston. La philosophie du non, op. cit., p. 70. δ’usage de l’italique marque mon insistance.
1082
Ibid., p. 78.
582
l’apprentissage de ses voies de constitution1083. Le corps entre dans une série d’interactions
qui produisent des effets et des corps déterminés. Ces corps se définiront, à leur tour, par leur
performance, leur fonctionnalité, et leur « propriété-caractérisation ». La métachimie
dissoudrait-elle l’ancienne dichotomie de l’essence et de l’accident ?
La définition, ouverte et provisoire, du corps porte en elle la notion d’émergence dans la
mesure où : (1) elle dépend d’une connaissance opérative qui ne cesse de faire apparaître des
corps, des fonctionnalités, des réactivités inédits pour un contexte donné ; (2) elle satisfait le
réquisit de co-dépendance des relations et des relata relatif au cadre chimique ; (3) elle fait
intervenir un raisonnement « à trois niveaux » dans lequel le tout, ses parties et
l’environnement, prennent sens ensemble. Alors, oui, le corps est sensible au « voisinage
substantiel », mais il faut aussi supposer, j’y ai insisté, une disposition à agir et à interagir
pour retrouver le discours des chimistes. La ressource conceptuelle, très étudiée par les
philosophes, qui peut être mise en relation avec ce cadre d’activité semble donc être la
disposition, en prenant bien note toutefois, et ce dès le départ, que c’est la manifestation d’une
disposition qui est conditionnelle et qui peut varier selon les circonstances, non la disposition
elle-même. De quel type de disposition avons-nous besoin et quel sera son lien avec la chimie
et la question de l’émergence ?
δes philosophes contemporains sont friands d’une métaphysique des corps actifs et
réactifs. Pour Brian Ellis, les propriétés les plus fondamentales ne sont pas des qualités
premières passives mais bel et bien des capacités, propensions ou autres pouvoirs
causaux1084 ; bref des « propriétés » essentiellement dispositionnelles en ce qu’elles mettent
en œuvre des dispositions à agir et à réagir de différentes manières, selon les circonstances. Il
affirme même, à l’instar de σancy Cartwright1085, Rom Harré et Edward Madden1086,
Alexander Bird1087 ou Ronald Giere1088, que ce sont les lois de la nature qui dépendent des
propriétés dispositionnelles, des capacités ou des pouvoirs causaux, et non pas le contraire.
Neil Williams a récemment tenté de faire tenir ensemble ces dispositions par le
truchement d’un holisme sophistiqué en partant de trois prémisses qui reflètent bien, à mon
sens, l’état des lieux d’une bonne part de la métaphysique actuelle : (1) les pouvoirs, capacités

1083
NORDMAN, Alfred. « Métachimie », in La chimie, cette inconnue ?, LLORED, Jean-Pierre (Dir.),
Hermann, Paris, à paraître en 2014.
1084
ELLIS, Brian. Scientific Essentialism, Cambridge University Press, Cambridge, 2001.
1085
CARTWRIGHT, Nancy. How the laws of physics lie, op. cit. ; Nature capacities and their measurements,
op. cit. ; The Dappled Word, op. cit.
1086
HARRÉ, Rom & MADDEN, Edward. H. Causal Powers, Basic Blackwell, Oxford, 1975.
1087
BIRD, Alexander. Nature’s Metaphysics : Laws and Properties, Clarendon Press, Oxford, 2007.
1088
GIERE, Ronald N. Sciences Without Laws, The University of Chicago Press, Chicago and London, 1999 ;
Scientific Perspectivism, University of Chicago Press, London, 2010.
583
ou dispositions sont des propriétés intrinsèques, (2) l’ensemble des manifestations pour
lesquelles un pouvoir est fait lui est essentiel, (3) les manifestations de ces propriétés se
produisent réciproquement à travers des interactions mutuelles1089. Sydney Shoemaker
affirme que ce qui fait d’une propriété la propriété qu’elle est, ce qui détermine son identité,
c’est le potentiel qui est le sien de contribuer aux pouvoirs causaux des choses qui l’ont. Il
conclut que toute propriété est un pouvoir et n’est rien d’autre qu’un pouvoir 1090
. George
Molnar nous met même en garde de ne pas faire l’économie de ces notions dans une analyse
métaphysique car les pouvoirs sont des propriétés de leurs porteurs1091.
Ce paradigme des « acteurs puissants »1092 se déploie sur la base de dispositions et de
pouvoirs intrinsèques. Rom Harré le nomme « paradigme de Van Helmont »1093, en se
référant à l’alchimiste, chimiste et médecin, Jean-Baptiste Van Helmont (1579-1644), pour
lequel tout corps vivant possède un magnétisme animal propre, un pouvoir qui peut être
utilisé, notamment à des fins thérapeutiques. J’ai montré, dans un autre cadre1094, comment un
ensemble d’autres auteurs (Heisenberg, Popper, εauricio Suárez, Christian de Ronde,
Michael Readhead, Henry Margeneau, Mauro Dorato) ont tenté de développer ces notions
dispositionnelles en utilisant la fonction d’onde de la physique quantique et le célèbre
« problème de la mesure ». Ces travaux s’emparent de la physique quantique sous pour autant
fouiller le terrain où travaillent quotidiennement les physiciens. Ils sont très différents les uns
des autres mais ont, comme point commun, la recherche d’un ciment des choses. Or, comme
l’écrit Claudine Tiercelin, « [s]i toutes les choses sont essentiellement actives et réactives,
cela signifie qu’au niveau fondamental, ce qu’elles sont intrinsèquement disposées à faire est
ce qui fait d’elles le genre de choses qu’elles sont. »1095
De quel « niveau fondamental » s’agit-il ? Comment adapter le concept de disposition aux
circonstances changeantes ? Comment lier action, opération et disposition ?

1089
WILLIAMS, Neil. E. « Puzzling Powers: The Problem of Fit », in The Metaphysics of Powers: Their
Grounding and their Manifestations, MARMODORO, Anna (Ed.), Routledge Press, New York, 2010, pp. 84-
105.
1090
SHOEMAKER, Sydney. « Causality and Properties », in Time and cause, van INWAGEN P. (Ed.),
Dordrecht, Reidel, 1980, pp. 109-135 ; republié in SHOEMAKER, Sydney. Identity, cause, and mind,
Cambridge University Press, Cambridge, 2003, pp. 206-233.
1091
MOLNAR, George. Powers: A Study in Metaphysics, Oxford University Press, Oxford, 2003.
1092
HARRÉ, Rom. « Active Powers and Powerful Actors », Royal Institute of Philosophy, supplément n° 48,
2001, pp. 91-109.
1093
HARRÉ, Rom. « Powers », British Journal for the Philosophy of Science, 21, 1970, pp. 1-101.
1094
LLORED, Jean-Pierre & BITBOL, Michel. « Molecular Orbitals: Dispositions or Predictive Structures? »,
op.cit. Le lecteur y trouvera les références bibliographiques des travaux cités ainsi qu’une analyse de la
signification de la fonction d’onde en termes dispositionnels.
1095
TIERCELIN, Claudine. Le ciment des choses. Petit traité de métaphysique scientifique réaliste, Éditions
Ithaque, Paris, 2011, p. 295.
584
δes alchimistes et les chimistes ont toujours, nous l’avons vu, utilisé les termes de
pouvoirs, de capacités, de sites actifs ou réactifs, mais ils leur donnent une définition à l’aide
d’opérations. Une piste pourrait être de penser une forme de disposition extrinsèque pour la
chimie qui soit en phase avec les pratiques que j’ai étudiées. A ma connaissance, mise à part
Jennifer McKitrick1096, qui ne fait aucune référence à la chimie, aucun(e) métaphysicien(ne)
contemporain(e) n’envisage cette perspective dispositionnelle extrinsèque, en tout cas
explicitement. Ils s’attachent plutôt à produire une justification holistique des pouvoirs et
dispositions intrinsèques entre eux.
Deux options qui tentent de prendre au sérieux à la fois relations et relata, caractérisations
intrinsèques et extrinsèques existent à ma connaissance. La première, alliant le
dispositionnalisme et l’essentialisme de Scot, est proposée par Claudine Tiercelin à partir des
travaux de Peirce. La seconde, plus en phase avec la chimie, concerne la disposition de type
« affordance » que Rom Harré a développée par la suite de ses travaux. Je vais les discuter
toutes deux, succinctement, en tentant une mise en relation avec un type de concept
d’émergence.
Qu’un corps soit défini comme faisceau (de relations, de propriétés-caractérisations, de
performances, etc.) ou comme haeccéité primitive, le défi est de comprendre comment, dans
le faisceau ou sur la base de l’haeccéité, les différentes « propriétés » s’unissent, souligne
Claudine Tiercelin1097. Pour cette dernière comme pour Peirce1098, le sens même d’un mot ou
d’un objet signifiant devrait être l’essence même de la réalité de ce qu’il signifie. Ce que
signifie une chose, c’est « simplement » les habitudes de comportement qu’elle implique,
d’où le recours aux opérations afin de la définir et l’impossibilité de distinguer entre l’essence
et les accidents. Ces habitudes-dispositions rendent compte de l’intelligibilité essentielle de
l’objet parce qu’elles sont, selon Tiercelin à la suite de Peirce, des « lois » qui gouvernent des
objets en reliant certains types de comportements à certains types de circonstances. « Si
relationnisme il y a, alors il devra s’agir d’un relationnisme qui, loin de dissoudre les relata
dans les relations, sera capable de saisir ceux-ci au contraire dans leur idiosyncrasie

1096
McKITRICK, Jennifer. « A Case for Extrinsic Dispositions », Australian Journal of Philosophy, 81, 2003,
pp. 155-174.
1097
TIERCELIN, Claudine. Le ciment des choses. Petit traité de métaphysique scientifique réaliste, op. cit., p.
353.
1098
PEIRCE, Charles Saunders. The Collected Papers of C. S. Peirce, Harvard University Press, Cambridge,
Massachussets, 1931-1958, volume 1, paragraphe 414.
585
qualitative et réactive, pour les réactiver sans cesse dans de nouvelles configurations ou
possibilités réelles », rajoute Claudine Tiercelin1099.
δ’auteure cherche à penser une métaphysique relationnelle qui laisse une porte ouverte
aux relata, non simplement comme simples fonctions des relations ou comme nécessité
purement conceptuelle et linguistique, mais comme entités en soi, possédant une essence
catégorique irréductible aux manifestations causales. Elle recourt, pour ce faire, au concept
« d’aliquiddité » qui, affirme Tiercelin en se référant à Peirce, est « nécessaire pour fonder
ensuite, sur le plan logique, la généralité logique et, sur le plan physique, la quiddité des
choses »1100. « Être réaliste, rajoute-t-elle, ce n’est pas donc pas hypostasier des essences
platoniciennes, ce n’est évidemment pas développer non plus une forme d’essentialisme
débarrassée de la gangue substantialiste aristotélicienne encombrante, c’est reconnaître
d’abord et avant tout, en veillant à distinguer généralité logique et communauté réelle,
l’irréductibilité d’une σature qui n’est en soi ni universelle ni singulière, bien qu’elle soit
universelle dans l’esprit, singulière dans les choses extérieures à l’esprit. »1101 Sachant que cet
« universel » ne diffère du singulier que par la manière par laquelle il est conçu et non par
l’existence1102.
Cette aliquiddité est une essence indéterminée et primitive qui peut ensuite avoir une
dimension physique au sein du réel sensible ou une dimension logique et conceptuelle pour la
pensée. Il ne faut pas confondre les « ordres » métaphysique, logique et physique, nous
rappelle Claudine Tiercelin, mais les penser ensemble ; sachant que, pour l’auteure, « toute
impossibilité logique est le signe d’une impossibilité réelle »1103.
Dans un univers où ne seraient manifestées que de « pures » qualités ou de « pures »
réactions existentielles, seuls prévaudraient des prédicats monadiques. Si nous cherchons en
revanche à penser un individu qui persiste dans la durée, nous sommes contraints d’inclure la
notion de continuité réelle ainsi que les « propriétés » générales qui lui sont inhérentes. Ainsi,
précise Tiercelin, la relation entre cet individu et ses « propriétés » ne peut se définir que par
une « habitude d’action réelle, opérant au sein d’un monde réel d’objets et
d’évènements »1104. Ce qui importe, dans cette perspective, n’est pas tant de préciser la

1099
TIERCELIN, Claudine. Le ciment des choses. Petit traité de métaphysique scientifique réaliste, op. cit., pp.
356-357.
1100
Ibid., p. 351.
1101
Ibid., pp. 351-γηβ. δ’italique marque l’insistance de l’auteure.
1102
PEIRCE, Charles Saunders. « Pragmatisme et pragmaticisme », in Œuvres de C.S. Peirce, vol. I, op. cit., p.
146.
1103
TIERCELIN, Claudine. Le ciment des choses. Petit traité de métaphysique scientifique réaliste, op. cit., p.
358.
1104
Ibid., p. 355.
586
généralité d’une collection d’objets qui auraient telle ou telle qualité en commun, que
d’analyser le nombre, supposé infini par Tiercelin, de possibilités réelles, « c’est-à-dire toutes
ces relations réelles et continues qui existent entre deux membres, quels qu’ils soient, d’une
classe, entre un objet et ses actualisations successives dans le temps, entre des fragments
interactifs d’un système »1105. Cette analyse se fera par l’intermédiaire des opérations
multiples qui permettent de stabiliser des habitudes d’action.
Le travail de Claudine Tiercelin pourrait, sur ce dernier point, devenir intéressant pour
penser l’émergence en lien la chimie. δes corps d’une même famille chimique sont définis par
des opérations qui permettent d’établir et de stabiliser des types de comportements relatifs à
des contextes. δes modes d’action permettent, provisoirement, d’insérer ces corps dans une
même classe de corps.
Si, de façon uniquement pragmatique et non plus ontologique, je considère « l’ens
commune » comme utile pour penser la transformation chimique, cet « être neutre », présent
avant toute détermination physique ou traduction (nomo)logique, pourrait servir d’outil
métaphysique consolidant le recours à la notion abstraite d’élément qui, nous l’avons vu, est
le levier des réseaux d’interdépendances chimiques. Prout revendiquait une origine unique des
éléments alors que Mendeleïev en défendait l’inaliénable pluralité et hétérogénéité.
δ’aliquiddité alliant dispositionnalisme et essentialisme d’habitudes, impliquant relations et
relata, est un outil conceptuel dont l’utilisation a pour conséquence de permettre le
dépassement de la dichotomie de l’homogène et de l’hétérogène et qui, en ce sens, pourrait
permettre de penser une métaphysique de la chimie, à défaut d’une métachimie1106. Cela
impliquera, à mon sens, un travail important de réflexion sur le type d’essence qui peut être
mis en relation avec la chimie, à supposer que cela reste envisageable. Il s’agira aussi de
réfléchir au type de causalité en jeu pour penser l’aliquiddité, et ce en lien avec la logique des
relatifs de Peirce et le travail quotidien des chimistes. Le programme de recherche est donc
chargé, même s’il reste, sur le plan d’une métaphysique inventive, tout à fait intéressant.
δ’émergence, dans ce cadre, pourrait renvoyer, étonnamment, à la notion de « collocation
de propriétés » défendue par les émergentistes britanniques. Certains complexes d’habitudes
stabiliseraient de nouvelles dispositions à agir qui changeraient l’ordre du réel par leur
présence alors que d’autres ne seraient que de simples agrégats d’habitudes. De nouveaux
pouvoirs causaux autonomes émergent dans le monde et participent à sa transformation selon

1105
Ibid.
1106
δ’auteure, elle-même, est persuadée de cela et écrit actuellement le texte « Métaphysique des dispositions et
espèces naturelles : quelles leçons tirées de la chimie ? » pour l’ouvrage, La chimie, cette inconnue ?, que je
dirige et qui sera publié par Hermann en 2014.
587
des régimes d’action inédits. Cette perspective, bel et bien métaphysique, réaliste et
rationaliste, se heurtera, néanmoins et inévitablement, à la difficulté de penser la dépendance
mutuelle des niveaux que les chimistes ne cessent d’utiliser, de négocier et d’agir. εais, après
tout, dans la mesure où la distinction entre essence et accidents n’est plus pertinente, rien
n’interdit de repenser, dans cet autre cadre de réflexion, la définition de ces niveaux et le lien
ou le rapport qu’ils pourraient entretenir entre eux. δ’investigation est ouverte, elle reste à la
fois risquée et stimulante. Venons-en à présent à la notion d’ « affordance » repensée par Rom
Harré.
J’ai montré (pp. 427-443) que l’objectif de Rom Harré lorsqu’il recourt au concept
« d’affordance » est au moins double. Il s’agit d’abord de proposer une métaphysique de
l’expérimentation en réintégrant, en même temps, le monde et les instruments dans la
réflexion. δ’objectif est ensuite de trouver une alternative au débat qui fait rage entre les
partisans de l’émergence et les tenants d’une forme de réduction, quelle qu’elle puisse être la
forme de cette réduction.
Une « affordance » n’est pas une simple disposition. δes dispositions sont exprimées sous
forme d’une proposition conditionnelle, « si l’eau est chauffée [par exemple par les rayons du
soleil] alors elle s’évaporera [tôt ou tard en fonction de sa température initiale, et ce,
partiellement ou complètement, en fonction de sa quantité ou des corps présents à sa
surface] » ; « si je mets un sucre dans l’eau [supposée en volume suffisant] alors il se
dissoudra [plus ou moins rapidement en fonction de la température, de l’agitation et de la
présence de sucre déjà dissout dans ce volume d’eau] ».
Ces propositions nous donnent une description du comportement d’un corps et nous
indique le type de contexte dans lequel le comportement est censé se produire avec, souvent,
une certaine probabilité d’occurrence. Une vigilance tout à fait particulière reste néanmoins
requise car les rajouts que j’indique entre crochets signalent que la conditionnelle, telle
qu’elle est formulée par de nombreux philosophes, est souvent partielle, insuffisamment
contextualisée au regard d’un scientifique, et s’adresse à des corps « purs », voire des « types
naturels ». τr, je l’ai rappelé, les corps chimiques résultent d’un grand nombre d’opérations
de purification et toutes ces notions sont problématiques dans le cadre de la chimie.
Les termes exprimant les dispositions sont le plus souvent des termes simplifiés qui sont
abstraits, au moins partiellement, de leur contexte et qui expriment, implicitement, un choix
ou un intérêt. Ils font donc partie, sans l’exprimer explicitement, d’une démarche de
modélisation d’un comportement sous la forme d’une condition à respecter. Par ailleurs, la
disposition suppose, sans en faire bien souvent référence, que toutes les choses restent égales
588
par ailleurs. Indispensable clause qui, en chimie, acquiert un sens pragmatique. Bref, la
disposition, si elle doit être pensée avec la chimie, doit prendre en charge le travail de
stabilisation de cette condition et la signification que ce travail confère à l’interprétation,
collectivement acceptée, des phénomènes.
Ce faisant, la disposition devrait devenir un outil d’une démarche à la fois constructiviste,
pragmatique et spéculative. Ce dernier qualificatif peut surprendre. La démarche est en effet
spéculative car, nous dit Rom Harré, « les expérimentations ne peuvent être interprétées sans
prendre en considération un schéma métaphysique »1107. Il s’agit aussi de penser notre vie
mondaine en forgeant des ressources conceptuelles pour y parvenir ; ressources qui devraient
être prises pour de simples guides provisoires de nos actions et être évaluées à l’aune de leurs
conséquences. δ’adjectif spéculatif renvoie à la dimension aventureuse et risquée de la pensée
humaine dans un « Umwelt » qu’elle participe activement à élargir.
Une « affordance » est une disposition pour laquelle la partie conditionnelle fait intervenir
directement le corps humain ou une interaction avec un instrument mis au point par les
humains. C’est ainsi que Gibson a développé cette notion dans le cadre d’une théorie de la
perception des humains. Ce concept devient particulièrement intéressant dès lors que le mode
d’accès varie et qu’il participe de façon constitutive à la production du phénomène. C’est la
raison pour laquelle ce concept, en plus de son grand pouvoir heuristique, permet de prendre
en charge le travail difficile de stabilisation mené par les chimistes pour donner un sens à
leurs activités. La dépendance des « affordances » à l’appareil permet une prise en compte
d’une version pragmatique de la clause ceteris paribus que ne permet pas la notion simple de
disposition1108.
Avec une tonalité toute kantienne, Rom Harré affirme que c’est le complexe {appareil-
monde} qui « afforde »1109 tel ou tel phénomène, sachant que nous ne pouvons connaître que
des « affordances ». Le complexe {solution sodée-électrolyseur} « afforde » le sodium sous
forme métallique à l’une des électrodes. Il y a une différence fondamentale entre les
comportements conditionnés du sucre et l’ « affordance » du sodium. La manifestation d’une
disposition suppose le sucre et l’eau déjà constitués et s’efforce de capturer des
comportements connus sous la forme d’une conditionnelle. Il faut s’attendre à ce que le sucre

1107
HARRÉ, Rom. « A Metaphysics for experiment », in Modeling : Gateway to the Unknown. A Work by Rom
Harré, op. cit., p. 205.
1108
LLORED, Jean-Pierre. « Investigating the pragmatic meaning of the ceteris paribus clause in chemistry », in
Philosophy of Chemistry: Synthesis of a New Discipline, Second Edition, Scerri Eric and Lee McIntyre (Eds.),
Springer, en préparation, à paraître en 2014.
1109
Je préfère, finalement, garder ce terme sous cette forme pour marquer la spécificité du sens qu’il prend dans
les écrits de Rom Harré en lien avec les travaux de Gibson, Bohr, van Uexkull et Kant.
589
se comporte comme ceci ou comme cela s’il se trouve dans telle ou telle situation. Le sodium
est en revanche le produit d’une activité qui engage le monde et la préparation
technoscientifique, ses propriétés-caractérisations feront l’objet d’une autre exploration. Son
degré de pureté, son état de surface et bien d’autres déterminations dépendent de la façon avec
laquelle est effectuée l’électrolyse.
δ’instanciation d’une disposition peut aussi être interprétée comme l’actualisation d’une
potentialité du monde. Dans ce dernier cas, le contexte, le mode d’accès, la contribution de
l’instrument, sont ignorés du point de vue de l’individuation du corps étudié. Il y a toujours
dans la manifestation d’une disposition un déjà-présent qui clignote. Passer d’une disposition
à une « affordance » implique un changement de métaphysique sous-jacente. σous n’avons
plus affaire à des corps observables et connus, décrits contrafactuellement par l’intermédiaire
de contextes-miroirs, mais à un monde supposé indifférencié1110qui, interagissant avec un
mode d’accès, « afforde » tel ou tel phénomène. Le concept d’ « affordance » implique une
approche dynamique et interventionniste des activités humaines. Cette approche ne limite pas
les sciences à une description et à une explication de ce qui est actuel dans le monde, pas plus
qu’elle ne les assimile à une série de propositions contrefactuelles concernant des objets
définis intrinsèquement.
La physique quantique, la physique dite « appliquée », la chimie pour une bonne part, les
pratiques nanochimiques, la science et l’ingénierie des matériaux, se prêtent très bien au cadre
des « affordances ». Les corps qu’elles explorent sont le fruit d’une indissociable union de
l’appareil et du monde. Rom Harré ajoute même que les « affordances » sont des
« propriétés » du complexe {appareil-monde}1111. En ce sens, le concept de disposition relève
d’une approche métaphysique alors que celui d’ « affordance » relève davantage d’une
approche métachimique. Il ne s’agit pas d’opposer ces deux approches, le savoir et le faire ont
trop souvent été coupés l’un de l’autre avec les conséquences désastreuses que nous
connaissons, mais de les penser, d’abord, chacune dans un contexte de pertinence et, ensuite,
comme des ressources conceptuelles mutuellement indispensables qui permettront de
prolonger notre réflexion, de développer de nouveaux instruments, et d’ouvrir notre « Umwelt
» à d’autres intérêts et significations. Rom Harré précise :
1110
Rom Harré appelle le monde indifférencié « glub » ou « ur-stuff ». Je traduirai ces termes respectivement par
« l’inarticulé » et « la sustance première ». Rom Harré préfère le terme « glub » moins chargé, selon lui, que
celui d’ « ur-stuff » en connotations métaphysiques. Voici un point commun avec Claudine Tiercelin, même si,
selon Rom Harré, et contrairement à Claudine Tiercelin, notre connaissance se limite aux « affordances ».
HARRÉ, Rom. « Dispositions and their Groundings », in Varieties of Realism. A Rationale for the Natural
Sciences, op. cit., p. 306 : « But the apparatus is a highly specified entity with quite determinate properties, while
the “glub” is quite unspecified ».
1111
HARRÉ, Rom. A Metaphysics of Experiments, op. cit.
590
« Les « affordances » ne sont pas de simples dispositions de l’inarticulé ou de la substance
première1112. Ils représentent ce que l’inarticulé « afforde » dans le contexte d’un appareil donné
physiquement bien spécifié. σous n’avons pas la moindre idée et ne pourrions en avoir de la façon dont
ces « affordances » sont ultimement fondées, c’est-à-dire des propriétés de l’inarticulé desquelles elles
découlent. Elles sont des « affordances » de la substance première, et non des propriétés actuelles de
l’inarticulé »1113

Si deux préparations technoscientifiques, PTS1 et PTSβ, sont incompatibles, c’est-à-dire


ne peuvent être réalisées en même temps sur le même échantillon-cible, les « affordances »
deviennent complémentaires, au sens de Bohr. Le complexe {PTS1-monde} et le complexe
{PTS2-monde} « affordent » des phénomènes complémentaires que ni le monde ni les deux
préparations n’auraient pu manifester séparément. Les « affordances » renvoient toutefois aux
pouvoirs causaux du monde. La façon dont sont manifestés les pouvoirs causaux est relative
au mode d’accès même si c’est le monde qui exerce « ses » pouvoirs causaux1114.
δe concept d’ « affordance » respecte donc les réquisits que nous avons identifiés : la
dépendance mutuelle des relations et des relata ; la définition opérative des corps ; le recours
tantôt pragmatique, tantôt réaliste, à une ontologie active et dynamique des matières ; la
dépendance aux modes d’accès ; le lien entre les trois niveaux μ un mode d’accès, un collectif
de corps et les parties de ce corps qui peuvent dépendre elles-mêmes du procédé et du milieu
associé. δ’exclusivité des contextes et la complémentarité supposée des « affordances »
permet à Rom Harré, je l’ai montré, de développer une approche dispositionnelle de
l’émergence que je souhaite à présent discuter et ouvrir.

1112
S’agit-il d’une matérialité indifférenciée ou de « l’ens commune » de Saint Thomas d’Aquin ? C’est difficile
à dire. Je pense qu’il s’agit davantage d’une matérialité, à la fois indifférenciée et active, posée, de façon
pragmatique, comme point de départ d’une articulation métaphysique ultérieure. Ce « glub » ou « ur-stuff » fait
partie d’une réalité nouménale à laquelle nous n’avons pas accès et qui reste cependant une condition de
possibilité d’un discours métaphysique centré sur les pouvoirs causaux « du » monde.
1113
HARRÉ, Rom. « Dispositions and their Groundings », in Varieties of Realism. A Rationale for the Natural
Sciences, op. cit., p. 306 : « The affordances are not the dispositions of the glub itself, the ur-stuff. They
represent what glub affords in the context of a particular physically specified, material apparatus. We have no
idea and could have no idea how they are ultimately grounded, that is what glub properties ground them. They
are ur-stuff affordances, not occurent properties of the glub. » (Ma traduction adaptée. δ’italique marque
l’insistance de l’auteur).
1114
HARRÉ, Rom. A Metaphysics of Experiments, op. cit., p. 205 : « But these dispositions are explained by
reference to the causal powers of the world. How the causal powers of the World are manifested is relative to the
apparatus or technique employed. Nevertheless its use allows us to make the World display its powers in so far
as this apparatus and not that calls them forth. What has the power, the World or the apparatus/World complex?
In dynamicist terms the World has the power, but while it is the apparatus/World complex that affords the
display, that is to which dispositions are ascribed. »

591
Selon Rom Harré, il y a deux façons de relier le concept d’ « affordance » à celui
d’émergence. δa première, nous l’avons vu au chapitre cinq, utilise la complémentarité des
« affordances » : une « propriété-affordance » est émergente par rapport à une autre
« propriété-affordance ». Cette définition devient concevable dans la mesure où le recours
simultané à des modes d’accès différents (instrumentaux, corporels ou cognitifs) est
impossible parce qu’ils sont instrumentalement incompatibles ou cognitivement
incommensurables. δ’acte de coprédication est alors exclu. Il est impossible qu’un même
échantillon se comporte à la fois comme une particule ou comme une onde, « ceteris
paribus », écrit Harré. En effet, le dispositif qui « afforde » un comportement de particules
exclut d’utiliser, au même endroit et au même moment sur le même échantillon, le dispositif
qui « afforde » un comportement ondulatoire. De la même façon, une nanoprécipitation de
certains ingrédients n’ « afforde » pas le même composé, avec la même taille et la même
structure interne, selon que tel milieu associé ou tel autre, tel procédé ou tel autre, sont
utilisés, etc. Ainsi est-il possible de conjoindre et d’unifier des perspectives complémentaires
sans les réduire les unes aux autres.
Cette approche est compatible avec une définition ouverte et provisoire d’un corps
compris dès lors comme la somme ou le faisceau de ses « affordances », seules connaissables,
et rendant possible une définition du corps en termes d’opérations. De façon plus
pragmatique, elle permet d’éviter les conséquences d’une radicalisation de l’opposition entre
émergentistes et réductionnistes, tout en appelant à un approfondissement de la réflexion à
propos de la construction, importante et urgente, d’un nouveau perspectivisme. Il a, bien
entendu, été reproché à Rom Harré la perte, à laquelle Claudine Tiercelin fait référence
comme je l’ai montré précédemment, de « ce quelque chose » qui fait le lien entre ces
« affordances »1115 ou « ex-stances ».
τlivier εassin dénonce l’incapacité dans laquelle nous plonge l’approche de Rom Harré à
réidentifier l’objet derrière les « affordances » complémentaires. Massin affirme que nous
avons besoin d’une « procédure indépendante du mode d’accès qui permet d’atteindre les
pouvoirs causaux et les substances elles-mêmes »1116. Massin a donc besoin d’une expérience-
miroir pour atteindre un pouvoir défini par une « base catégoriale ». Je pense qu’il y a ici un
malentendu profond qui souligne, à quel point, la nuance entre une disposition et une
1115
MASSIN, Olivier. « Complementarity cannot resolve the emergence-reduction debate: Reply to Harré »,
Synthese, 151, 2006, pp. 511-517.
1116
Ibid., p. 515 : « We need a procedure-independent access to what binds those manifestations together, that is,
to the powers (or substances) themselves. »

592
« affordance », que j’ai simplement développée à ma façon dans ce qui précède, a besoin
d’être approfondie. εassin recherche un fondement comme d’autres recherchent un niveau
fondamental. Il cherche l’objet sans le mode d’accès. Il cherche donc à réduire le divers à un
fondamentum. Cette recherche fondationnelle est vouée à l’échec en chimie.
Ce qui fait le lien entre les « affordances » a un sens pragmatique et non pas ontologique
ou métaphysique. Une matière, active et indifférenciée, peut être postulée en tant que guide
qui permet d’innover et d’inventer de nouveaux modes d’accès et donc de manifester de
nouvelles « affordances ». Ce lien est au plus une condition nécessaire au prolongement de
l’aventure d’exploration qui suscite le renouvellement des pratiques en vue de résoudre de
nouveaux problèmes, par exemple créer des mousses dépolluantes à base d’argile, un moteur
à dihydrogène, une céramique biocompatible qui servira de prothèse, etc. Ce lien pragmatique
permet aussi de classer les corps, de générer de nouvelles relations qui génèrent de nouveaux
relata. δe lien vient après, il n’est pas posé immédiatement. Ce lien, justement, sera stabilisé
par le truchement des démarches d’inter-comparaisons qui permettent la vérité d’un relatif en
chimie, sans laquelle rien n’est possible en termes d’inférences.
Massin fait une autre remarque qui est, à mon sens, importante. Bohr se réfère à la
complétude de son approche. δa matière manifeste le comportement d’une onde ou bien
d’une particule selon le contexte, mais ne peut manifester un autre type de comportement. Il
postule donc une clause de complétude. Comment assurer une telle exhaustivité pour un corps
en chimie ? C’est tout simplement impossible et certainement en contradiction avec la
possibilité d’une définition ouverte et provisoire des corps qui est fondamentale pour penser
l’émergence dans ce cadre d’activité. Je ne nie bien entendu pas ici que, pour l’heure, les
corps chimiques peuvent se comporter soit comme des particules, soit comme des ondes, ce
n’est pas la question. δe génie chimique et la synthèse côtoient les spectroscopies. Je
m’intéresse en revanche aux autres conséquences que ce raisonnement, poussé à son terme,
pourrait avoir. Imposer une telle clause en chimie reviendrait à nier la diversité des propriétés-
caractérisations et donc à revenir à une définition non relationnelle des corps qui exclurait la
pertinence du concept d’émergence dans ce cadre d’activité.
Comment justifier l’affirmation, faite par Rom Harré, que chaque couple de domaines
biologie/chimie, médecine/psychologie, droit/psychiatrie, psychologie/neurosciences, est
supposé définir une loi de complémentarité qui « exclut la contradiction » et qui « permet
d’assurer une description complète de chaque frontière »1117 ?

1117
HARRÉ, Rom. « Resolving the emergence-reduction debate », op. cit., p. 509.

593
Je ne sais pas comment garantir cette exhaustivité autrement qu’en signalant qu’elle est
contingente, les « affordances » auraient pu être très différentes si nos modes d’accès
instrumentaux et cognitifs étaient eux-mêmes différents, et relative à notre cadre actuel
d’action. δa chimie permet de montrer que cette clause d’exhaustivité n’est ni justifiable ni
obligatoire. Elle est un postulat qui peut être défendu d’un point de vue pragmatique en ce
qu’elle rend possible, à un moment donné, un choix juridique, thérapeutique ou sociétal, et
permet de défendre des valeurs comme la dignité de la personne, la liberté de pensée, le
respect de la vie, la défense de la biodiversité, que des raisonnements réductionnistes peuvent
parfois mettre en danger. A un moment donné, notre connaissance négocie des perspectives
différentes en vue de faire des choix qui entraînent des conséquences en termes de synthèses
chimiques, d’orientation de recherches en biochimie, de défense juridique d’un handicap lié à
un accident du travail ou une contamination, de contrôle des pollutions, etc.
Un autre problème, non relevé par Olivier Massin, se pose et qui est celui, difficile,
inquiétant et embarrassant, d’une possible trivialité du concept d’émergence pensé à partir du
concept d’ « affordance ». Pour revenir à la chimie, si chaque « affordance » est inédite car
liée à une interaction spécifique entre un corps et un mode d’accès, et si les « affordances »
sont émergentes les unes par rapport aux autres car les complexes { appareils-méthodes-
corps-milieu associé} sont différents et différemment stabilisés, alors le concept d’émergence
perd son pouvoir de discrimination ; pouvoir sans lequel tout concept perd sa pertinence, sa
« capacité à » créer une différence, à se situer à un « carrefour » de problèmes. Bref, le
concept perd son statut « d’entité conceptuelle active ».
Ce problème est redoutable et menace tous les dispositifs conceptuels qui pensent le co-
surgissement de relations et de relata, de structures biologiques et de la conscience, etc. C’est
ici qu’une approche pragmatique s’impose et qu’une problématisation de la question de
l’émergence doit être pensée, pratique par pratique, comme le suggère Isabelle Stengers.
δ’émergence pensée sur la base d’un perspectivisme est un concept vide s’il est coupé du
travail des praticiens qui ne cessent, en tout cas en chimie, de négocier en permanence ce
qu’un tout et ses parties signifient en lien avec un milieu extérieur. τublier ces négociations,
ne retenir que les perspectives, et ce même avec les meilleures intentions du monde, met en
danger ce type d’émergence alors que ces mêmes perspectives peuvent permettre, bien au
contraire, un débat enfin citoyen entre toutes les personnes concernées, par exemple, par la
production inédite d’un τGε, les effets de certaines nanoparticules sur la santé, la synthèse
d’un nouveau médicament.

594
Ce qui fait tenir ensemble ces perspectives-« affordances » est un problème dont l’enjeu
reste à définir à chaque fois. δe concept d’émergence doit intégrer les démarches de
stabilisation des praticiens et l’apparition de nouveaux problèmes. Pour ce faire, elle doit
focaliser son attention, non exclusivement sur un fondement situé en avant, comme c’est le cas
avec « l’ens commune », mais aussi sur des perspectives en train de se faire, sachant qu’il ne
faut pas attendre qu’un désastre écologique ait eu lieu, qu’une personne ou qu’un collectif soit
victime d’une injustice, pour penser. δe perspectivisme pensé en lien avec l’émergence ne
doit pas être vidé de son sens, les « affordances » importent, elles changent la société,
transforment les corps humains et non-humains, renouvèlent ou détruisent les niches
écologiques, ouvrent ou rigidifient la pensée.
δa trivialité est un danger, non une fatalité. δ’ontologie devra apprendre à laisser des
portes ouvertes à des intérêts pragmatiques qu’elle n’a pas perçus et qui ne constituent en rien
pour elle des menaces. Enraciner le concept d’émergence dans les spécificités locales des
pratiques humaines est un défi majeur pour la pensée contemporaine. Hilary Putnam a eu tort
de renoncer au concept d’émergence en raison de sa prétendue trivialité, il aurait pu opter
pour un réalisme pragmatique qui était compatible avec sa démarche philosophique1118. Le
sens a donné ou a redonné à ce concept est à réinventer à l’aune de ses conséquences pour le
chimiste, le philosophe, le citoyen. Il est donc important de donner au concept d’émergence
une dimension politique. La chimie peut contribuer à ce travail, je vais y revenir. Pour
l’heure, analysons la deuxième façon de relier le concept « d’affordance » à celui
d’émergence.
La deuxième approche consiste, selon Rom Harré, à qualifier une « propriété »
d’émergente, lorsque la structure de l’entité fait qu’elle manifeste cette propriété alors que les
parties en sont incapables, séparément. Définition somme toute classique qui rappelle les
travaux des émergentistes britanniques, serions-nous tentés de croire. Et pourtant, cette
ressemblance ne résiste pas à l’analyse, et une nuance de poids doit être ici signalée. La
propriété en question est une « affordance », ce que j’ai appelé moi-même une « propriété-
caractérisation » afin de me démarquer, je le rappelle, de toute interprétation réaliste, quelle
qu’elle soit. Harré n’évoque pas, notons le, les notions d’irréductibilité et d’imprévisibilité du
tout par rapport aux parties. Rien d’étonnant à cela car il s’agit précisément
d’ « affordances ». Dans des travaux récents, Rom Harré a montré qu’il existe deux sources
d’erreurs méréologiques majeures qui mettent en danger les travaux scientifiques ou

1118
EL-HALI, Charbel Niño & PIHLSTRÖM, Sami. « Emergence Theories and Pragmatic Realism », Essays in
Philosophy, Vol. 3, Issue 2, 2002, Article 3.
595
philosophiques qui seraient insuffisamment attentifs. Ce sont ces mêmes considérations
méréologiques qui empêchent justement le retour d’une discussion classique de l’émergence
en termes de somme du tout par rapport à ses parties. Rappelons, une nouvelle fois, ces deux
règles méréologiques de base : (1) ne pas attribuer à une partie un prédicat ou une propriété-
caractérisation alors que l’un et l’autre n’acquièrent leur pertinence et leur sens qu’au niveau
de l’entité envisagée, et ce par rapport à un mode d’accès ; (2) ne pas considérer que les corps
produits par une interaction avec une entité sont des parties de cette entité1119.
δa présence du mode d’accès limite les inférences et impose de considérer ensemble les
parties, le tout et la préparation technoscientifique, ce qui, reconnaissons-le, est très différent
du raisonnement basé sur les « propriétés » intrinsèques défendu par les émergentistes
britanniques. Les « affordances » sont les produits d’une interaction entre un équipement et le
monde, mais bien souvent ne sont pas les constituants du complexe {appareil-monde} qui les
« afforde », ni même certaines de ses « propriétés », et encore moins certaines de ses parties
ou même un processus qui lui serait attaché ou propre. Les chimistes le savent bien, la nature
des « affordances » peut différer du complexe qui est à l’origine de leur manifestation : il peut
s’agir de produits différents du corps de départ et de l’instrument, de propriétés-
caractérisations nouvelles, de processus inédits1120. Il n’y a pas de systématicité du lien entre
la source et ce qu’elle « afforde ». En tant que grammaire d’interaction avec le monde, la
méréologie se trouve toujours engagée dans la relation du faire et du connaître1121.

Il est temps d’envisager une approche non ontologique de l’émergence, celle proposée par
εichel Bitbol, et qui a été pensée à partir de la physique quantique. εon but est d’interroger
sa pertinence dans le cadre de la chimie et de procéder à des adaptations, si cela doit s’avérer
nécessaire.

1119
HARRÉ, Rom & LLORED, Jean-Pierre. « Mereology and Molecules », Foundations of Chemistry, July
2013, Volume 15, Issue 2, pp 127-144.
1120
Ibid., voir en particulier la réflexion à propos des électrons et de leur apparente appartenance à la molécule
de laquelle ils proviennent.
1121
HARRÉ, Rom & LLORED, Jean-Pierre. « Mereologies as the Grammars of Chemical Discourses »,
Foundations of Chemistry, op. cit.
596
6.3 Emergence et chimie : une voie non ontologique

Michel Bitbol identifie, en premier lieu, puis dénonce une conception asymétrique des
« niveaux d’organisation »1122. De nombreuses analyses de l’émergence s’accordent à penser
qu’il y aurait un niveau fondamental doté de particules, de corps ou de propriétés qui sont
intrinsèques et un niveau, situé plus haut dans la hiérarchie des organisations existantes, dont
nous connaîtrions uniquement des structures, des configurations. Bref, il y aurait un niveau
fondamental qui contient tous les ingrédients du monde, authentique fondement de ce monde.
J’ai montré au début de ce manuscrit la circularité de certains raisonnements qui sont
basés sur ce type de certitudes ou de prémisses. δ’essentiel reviendrait, si nous nous en tenons
à cette façon de poser le problème, à déterminer si, oui ou non, le niveau supérieur est
autonome par rapport à son niveau-fondement. Répondre par l’affirmative revient à donner un
caractère ontologique à l’émergence ; nier cette possibilité est équivalent à admettre une
forme d’émergence qui serait, au plus, épistémique, conceptuelle ou computationnelle. Le
niveau-fondement est semblable aux qualités premières de Locke alors que les niveaux-
dérivés sont, comme les qualités secondes, uniquement relatifs aux modes d’accès
instrumentaux ou cognitifs. Il y aurait l’être et le paraître, le volume dense et la surface lisse.
Ces moyens d’accès sont en outre pensés comme étant insuffisamment élaborés pour rendre la
détermination ascendante techniquement effective et complète alors qu’ « en principe », elle
serait, entièrement réalisable.
Michel Bitbol défend une position émergentiste non ontologique car il souhaite
développer une philosophie ancrée dans le vécu. Pour ce faire, il a autant besoin de la notion
d’émergence que de celle de rétrocausalité, en particulier s’il souhaite penser la conscience et
les comportements psychosomatiques en alliant descriptions à la première et à la troisième
personne1123.
Le problème, insiste Michel Bitbol, est que les résultats de la physique quantique
invalident ce scénario fondationnaliste qui conduit à un dualisme des niveaux. Toute la
question consiste à bien prendre la mesure des conséquences de la physique quantique.
Résumons, sommairement, celles qui sont utiles au raisonnement de Michel Bitbol : (1) La

1122
BITBOL, Michel. « Ontology, matter and emergence », op. cit.
1123
BITBOL, Michel. « Science as if situation mattered », Phenomenology and the Cognitive Science, 1, 2002,
pp. 181-224. Pour une analyse plus fouillée de l’approche à la première personne proposée par εichel Bitbol,
voir l’étude que la philosophe américaine εarina Banchetti-Robino et moi-même proposons : BANCHETTI-
ROBINO, Marina & LLORED, Jean-Pierre. « Reality Without Reification: Philosophy of Chemistry’s
Contribution to Philosophy of Mind », in An Oxford Handbook on the Philosophy of Chemistry, FISHER, Grant
& SCERRI, Eric (Eds.), Oxford University Press, Oxford, à paraître.
597
non-factorisabilité renverse le raisonnement basé sur la survenance ; (2) la notion de
« propriété intrinsèque » laisse place à celle d’ « observable relationnelle », constitutivement
définie par un mode d’accès inéliminable, et formant des produits parfois non commutatifs ;
(3) les nombres qui interviennent dans un hamiltonien sont des paramètres du système global
incluant le mode d’accès et non les coordonnées de systèmes individuels ; (4) tous les niveaux
sont configurationnels, aussi bien du point de vue de la mécanique quantique classique que de
la théorie quantique des champs.
Ce qui apparaît, au final, c’est une stratification, non ontologique, des domaines
d’objectivité constitués par des modes d’accès. δa dualité des modes d’accès remplace la
dualité ontologique. Cette approche resymétrisante rappelle le perspectivisme de Rom Harré
basé sur la notion de conjonction d’ « affordances » complémentaires, mais renonce toutefois
à l’ontologie des pouvoirs causaux. Elle n’est en rien réaliste, quelles que puissent être par
ailleurs la finesse d’analyse et la fertilité pour penser l’émergence apportées par le « policy
realism » de Rom Harré.
Les déterminations de ces niveaux sont pensées comme intermédiaires « sur le continuum
qui mène d’une connaissance partielle à une connaissance plus étendue du réseau de relations
au sein duquel elles se codéfinissent »1124. Ainsi le « monde des phénomènes physiques est de
part en part privé de fondement (monadique). Ce dernier énoncé très fort ne signifie
évidemment pas que rien n’existe (ce qui s’apparenterait à un nihilisme) ; seulement que le
processus interactif global auquel nous participons avec nos relations cognitives ne doit se
voir attribuer aucun niveau de base sur lequel tout le reste prendrait appui. »1125
Cette dernière phrase peut porter à confusion et laisser entendre que Michel Bitbol
développerait, à l’instar par exemple de Richard Campbell et Bickhard Mark, une ontologie
des relations ou des processus1126. δ’accent porté dans son livre sur la dépendance mutuelle
des relations et des relata lève cependant toute ambiguïté. Il invoque par ailleurs une double
relativité de ces niveaux :

1124
BITBOL, Michel. De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, op. cit., p.
665.
1125
Ibid., pp. 659-θθ0. δ’italique marque l’insistance de εichel Bitbol.
1126
CAMPBELL, Richard. « A Process-based model for an interactive ontology », Synthese, 166, 2009, pp. 453-
477. CAMPBELL, Richard, J. & BICKHARD, Mark, H. « Physicalism, Emergence and Downward Causation »,
Axiomathes, Vol. 21, No. 1, 2011, pp. 33-56, en particulier la page n°45 : « What our best contemporary physics
reveals is that there are no elementary ‘particles’, elemental levels, or some such particulars; everything is
composed of quantum fields, of various scales and complexity. (…) Quantum field theory shifts the basic
ontology of the universe from micro-particles to quantum-fields-in-process. What have seemed to be ‘particles’
are now conceptualized as particle-like processes and interactions resulting from the quantization of field
processes and interactions. »
598
« Il faut alors s’y résoudre : loin que les niveaux élémentaire et émergent soient donnés de manière
indépendante, et qu’on doive secondairement identifier leurs rapports (de coexistence,
d’épiphénoménalité, de survenance, ou de fusion), ils n’ont l’un et l’autre de consistance qu’à travers
ces rapports. Ils dépendent à la fois de leur relation mutuelle de codéfinition, et des relations qu’ils
entretiennent avec les instruments servant aussi bien à définir qu’à détecter leurs traits
caractéristiques. »1127

Le raisonnement complet est le suivant1128. La multiplicité des modes d’accès ou


d’intervention est en premier lieu reconnue. Ces modes participent activement à la définition
et à la constitution de ces niveaux. Ce faisant, tous les niveaux définis par des modes d’accès
s’identifient à des configurations relationnelles. Or les modes d’accès sont soumis à la
condition de fournir des informations compatibles entre elles (d’un point de vue scientifique).
δes niveaux d’organisation sont donc soumis, à leur tour, à une contrainte de compatibilité
mutuelle. Ainsi sont-ils à la fois définis par un mode d’intervention mais aussi les uns par
rapport aux autres. Les relations internes à chaque niveau et les relations entre niveaux sont
donc subordonnées aux relations d’accès qui les définissent ou aux relations d’intervention
qui les mobilisent. Au final, les niveaux d’organisation qui émergent [de ces interventions]
sont seulement objectifs en un sens néokantien, puisqu’ils se trouvent constitués par les modes
d’accès et d’intervention relatifs à un champ de pratiques donné, à un moment donné. Toute
différence entre une émergence ontologique et une émergence épistémologique est donc
dissoute. Comme le précise Michel Bitbol :

« Si tout le processus global est sans fondement d’un bout à l’autre, alors il peut y avoir une
émergence sans propriétés émergentes. Non pas une émergence asymétrique des propriétés de haut
niveau par rapport aux propriétés plus fondamentales, mais une co-émergence symétrique de
caractéristiques microscopiques du niveau inférieur et du comportement du niveau supérieur. Non pas
une émergence de propriétés absolues d’un niveau d’échelle supérieure par rapport à des propriétés
absolues d’un niveau d’échelle inférieure, mais des émergences de phénomènes qui sont co-
relatives. »1129

La dépendance mutuelle des relations et des relata en chimie ; la participation active du


mode d’intervention à la constitution des corps et de leurs « propriétés-caractérisations », et

1127
BITBOL, Michel. De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, op. cit., p.
669.
1128
Ibid., pp. 669-670.
1129
BITBOL, Michel. « Ontology, matter and emergence », op. cit., pp. 304-305 : « If the whole process is
groundless throughout, then there may be emergence without emergent properties. Not asymmetric emergence
of high-level properties out of basic properties, but symmetrical co-emergence of microscopic low-level features
and high level behavior. Not emergence of large scale absolute properties out of small scale absolute properties,
but co-relative emergence of phenomena. » (Il s’agit de ma traduction, l’italique marquant l’insistance de εichel
Bitbol).

599
donc la définition opératoire de ces mêmes corps ; la dépendance du type de parties et de tout
par rapport au milieu associé, à l’instrument et au procédé ; la dépendance mutuelle de
l’analyse et de la synthèse, et souvent de la recherche et du développement ; la négociation
sans cesse reformulée des atomes, des noyaux, des « fragments », des molécules et du milieu
associé en chimie quantique ; la stabilisation de ces mêmes rapports en analyse qualité ; bref
la permanence de raisonnements à trois niveaux ; la complémentarité des niveaux de calculs
DFT ; le sens pragmatique de la clause ceteris paribus dans ce cadre d’activité ; tout en
chimie laisse une porte ouverte à une version non ontologique de l’émergence. Dans ce
contexte, c’est bien l’expression de « propriété-caractérisation » qui devient pertinente et non
celle d’ « affordance », car il s’agit de focaliser l’attention non pas sur une réalité du
complexe {appareil-monde}, ce qui serait contradictoire avec l’objectif, mais bel et bien sur
un ensemble de pratiques performatives provisoirement stabilisées.
Il est clair que l’étude des pratiques chimiques apporte des arguments de poids à
l’approche de εichel Bitbol qui, pour l’heure, ne fait pas référence à la chimie en dehors de
quelques rares exemples isolés. Il est très étonnant de constater qu’une science des substances
et de leurs transformations permet d’aboutir à certaines conclusions proches de celles où
parvient la physique quantique qui est une science hautement abstraite. Ce résultat est
contingent, ni plus ni moins, et dépend en l’occurrence d’interprétations du formalisme
quantique et des pratiques chimiques. Cette version non ontologique appelle toutefois
quelques réflexions.
Premièrement, elle se heurte, tout comme l’approche de Rom Harré, à la question de la
trivialité qui rattrape, je l’ai signalé, toutes les définitions de l’émergence proposées par le
biais des pratiques, des modes d’accès instrumentaux et cognitifs, incompatibles et
incommensurables. La prolifération des rapports de co-émergence affaiblit la portée
discriminatoire et l’intérêt du concept. La justification devra être extérieure à l’approche et de
nature pragmatique. Ce qui fait que le concept d’émergence garde sa pertinence renvoie aux
conséquences positives qu’il implique pour la poursuite de la recherche, la construction d’un
mode commun, la traduction de vécus. Imaginons les conséquences de son retrait. Comment
penser alors la conscience, la somatisation, la vie, la liberté d’agir, nos valeurs, nos « faits » ?
D’où l’intérêt, dans le cas des travaux de εichel Bitbol, d’une approche à la fois
néokantienne et pragmatique que l’auteur lui-même revendique, mais pour d’autres raisons.
δa trivialité est levée dès lors que l’émergence pose localement problème et qu’elle devient
un enjeu où le tout, ses parties et le milieu associé s’entre-définissent. Solution que contient, à
sa façon, l’approche bitbolienne.
600
Deuxièmement, il est tout à fait pertinent de se demander comment Michel Bitbol
parviendra à concilier une épistémologie relationnelle « naturalisée » avec une épistémologie
néokantienne dans le cadre de la chimie. Le défi est ouvert. Pour ce faire, il sera nécessaire de
développer une épistémologie à partir des pratiques chimiques et non de puiser dans la chimie
de simples exemplifications. La métachimie et la méréologie pourront, peut-être, l’y aider au
même titre que la pensée du bouddhiste Madhyamaka à laquelle il fait souvent référence. Il
s’agira de penser le procès, sachant que la chimie contribue à redéfinir la frontière entre le
naturel et l’artificiel, comme n’a cessé de le rappeler Bernadette Bensaude-Vincent. Les corps
nouveaux agissent sur le monde et le transforment. Cette technoscience, je l’ai indiqué en
m’aidant des travaux de Gilbert Hottois, renvoie à une possible technicisation-
opérationnalisation du monde, et non à une simple « naturalisation ». Bref, une discussion sur
le type de naturalisation et son sens dans un cadre épistémologique devra être conduite.
εichel Bitbol a pour l’instant fondé son « épistémologie relationnelle naturalisée » sur la
physique quantique et les sciences cognitives et, en particulier, pour ces dernières, sur les
travaux de Varela. Ces domaines lui permettent de s’affranchir des schémas ontologiques
préconstitués et de développer son approche en termes de codéfinition des relata et des
relations. La chimie pourrait l’y aider aussi, même si elle subvertit la notion de nature et
appelle à un autre type de relation entre le faire et le savoir.
Par ailleurs, après tout ce qui a été décrit dans ce manuscrit à propos du travail des
chimistes, de cette prolifération des détails, de cette impossibilité de développer, soyons
clairs, une philosophie transcendantale dans un cadre chimique ou métachimique, comment
même oser, sans perdre toute cohérence, proposer une mise en relation entre une approche de
l’émergence qui se veut, à juste titre, une ramification subtile du travail de Kant et la chimie ?
Ce projet est-il simplement fou ?
Je ne le pense pas car Michel Bitbol défend, après tout, une version souple de néokantisme
qui met en scène un a priori historicisé et relatif à un cadre de pratique particulier, à un type
de recherche. Les pratiques chimiques sont aussi en partie normatives, et au-delà même de
leur normativité, dépendent de présuppositions locales qui stimulent, orientent, et rendent
possibles des recherches. Il sera nécessaire d’investiguer les pratiques locales, en particulier
celles de stabilisation des résultats, pour identifier ces présuppositions, des invariants, leurs
significations et leur rôle heuristique. Restera ensuite à articuler ces deux épistémologies de
façon dynamique dans ce nouveau contexte.
Il reste à évoquer un dernier point afin de penser cette mise en relation. Michel Bitbol
utilise, et cela n’est en rien surprenant, une autre approche de la causalité pour déployer la
601
version non ontologique de l’émergence sur la base d’une redéfinition de la rétrocausalité. Il
ne s’agit pas d’une causalité efficiente entre niveaux préconstitués mais d’une causalité liée à
une intervention, bref il fait référence la « théorie interventionniste de la causalité »,
développée, entre autres, par le philosophe wittgensteinien Georg Henrik Von Wright1130.
εichel Bitbol rappelle d’abord que Galilée lui-même définissait une cause comme ce qui,
une fois posé, conduit à un effet alors que sa suppression implique également celle du même
effet1131. Que signifie qu’une configuration A cause une configuration B ? Cela revient à dire
que : (1) lorsque la configuration A est réalisée par quelque moyen que ce soit, B est
instanciée avec une probabilité p ; (2) lorsque A n’est plus réalisée ou disparaît, B n’est plus
instanciée ou est instanciée avec une probabilité p’ inférieure à p. Altérer une configuration
revient à la perturber par une action venant de l’extérieur. Que deviennent les causalités
ascendantes et descendantes dans ce cadre ?
Quand un antécédent de plus haut niveau a été produit par un instrument capable d’altérer
des structures macroscopiques, certains phénomènes élémentaires sont ultérieurement
observés, avec une certaine probabilité p, par un autre dispositif respectant les réquisits d’une
exploration microscopique. Quand cet antécédent n’est pas ou plus instancié car
l’instrumentation est désactivée, le groupe de phénomènes n’est plus mis en évidence par
l’autre instrument. Telle est la définition de la causalité descendante dans ce cadre
interventionniste, sachant qu’il suffit d’inverser ce schéma du bas vers le haut pour définir la
causalité ascendante1132.
Tout cela est fort cohérent avec le rôle que joue tout mode d’accès dans la définition et la
constitution d’un niveau d’exploration. σous retrouvons la dualité, non pas de niveaux définis
intrinsèquement, mais celle des modes d’intervention, sachant que ces modes peuvent très
bien être incompatibles entre eux. δ’ampleur, l’échelle et la précision de l’action dépendent
de la résolution de l’outil d’exploration qui a été choisi pour réaliser cette tâche, et non de
quelconques ingrédients, provenant tant du corps étudié que de l’instrument utilisé, et qui
préexisteraient à cette action1133. Ce propos reste, étonnamment, pertinent en chimie !
Lorsque vous changez un solvant ou lorsque vous modifiez la structure de la dichloro-s-
tétrazine par le biais d’une réaction chimique, bref lorsque vous agissez à une « grande »
échelle d’action, il est possible de mesurer ultérieurement des modifications dans l’émission
de fluorescence en utilisant un fluorimètre de résolution adaptée à ce type d’échelle

1130
VON WRIGHT, Georg H. Causality and determinism, Columbia University Press, New York, 1974.
1131
Galilée cité par Michel Bitbol dans le texte Downward Causations Without Foundations, op. cit, p. 6.
1132
BITBOL, Michel. Downward Causation Without Foundations, op. cit.
1133
BITBOL, Michel. Ontology, Matter, and Emergence, op. cit., pp. 305-306.
602
intramoléculaire ou une modification du spectre infrarouge reliée à des modes de vibrations
internes à la molécule. Reste ensuite à corréler ces actions différentes et à stabiliser des
résultats pour les rendre intelligibles, ceteris paribus.
Lorsque vous modifiez une fonctionnelle ou une base de calcul lors d’un calcul DFT dans
le but d’intégrer à la description un effet de diffusion locale, un effet de polarisation, ou tout
autre effet microscopique, vous pouvez faire converger le calcul qui agit à l’échelle globale de
la molécule et qui peut, le cas échéant, inclure le milieu associé. Si vous ne faites pas cette
modification, le calcul continuera à diverger jusqu’à ce que vous apportiez une modification
judicieuse qui est le fruit de votre savoir-faire1134.
δes modes d’accès cognitifs et expérimentaux sont d’une importance cruciale en chimie.
Les calculs en chimie quantique et les synthèses chimiques aussi bien dépendent de niveaux
d’intervention (niveaux de calcul, niveaux d’accès, niveaux d’action, niveaux d’analyse).
δ’émergence, les causalités descendante et ascendante, sont, dans ce contexte, des concepts
entièrement relationnels et opératoires. Un raisonnement basé sur la chimie permet en outre,
comme je l’ai montré, de prendre le contrepoids à tous les arguments de Kim à propos des
versions, synchronique et diachronique, de la causalité descendante.
Il n’est pas question de cause efficiente mais d’interventions et de relations, sachant que
relata et relation comptent et prennent sens ensemble. Un niveau n’altère pas l’autre par
l’intermédiaire d’une chaîne causale linéaire qui se propage de l’un à l’autre. Il contraint
seulement la gamme des évolutions possibles de l’autre, évolutions que nous mesurons sous la
forme de « propriétés-caractérisations ». La cause n’est pas autonomisée, elle est mise en
avant dans le cadre d’un procédé performatif et est même constituée par le mode d’accès. A
la notion d’observable en physique quantique correspond celle de « propriété-caractérisation »
dans un cadre non ontologique lié à la chimie. Nous faisons comme si une cause efficiente
agissait entre les niveaux pour répondre à notre besoin d’unification de l’expérience. Cette
recherche d’unité est une condition de possibilité de l’expérience, non un trait du monde, Kant
n’a jamais cessé de nous le rappeler.
Cette approche est vraiment intéressante d’un point de vue philosophique et trouve dans
les pratiques chimiques une consistance nouvelle qui peut permettre, en retour, d’approfondir
sa base conceptuelle et argumentative. Pour autant, et pour aussi corrélationnistes qu’ils soient
ou aussi pragmatiques qu’ils savent l’être, les chimistes, au même titre que de nombreux
autres scientifiques dans leur ensemble, ne pourront pas se satisfaire de cette causalité. Elle

1134
LLORED, Jean-Pierre. Emergence and quantum chemistry, op. cit.
603
est tout simplement inacceptable du point de vue des objectifs des sciences contemporaines
car les métaphysiques qui sont associées à ces préparations scientifiques procèdent encore,
pour l’essentiel, par réification des choses ou des processus. En ce sens, l’approche de εichel
Bitbol pourrait accompagner une réforme profonde de la pensée qui me paraît nécessaire pour
penser les technosciences.
Il est temps à présent d’aborder un ultime point, et non des moindres, dans la mesure où il
n’est pas discuté ni même pensé par les partisans de l’émergence ou de la réduction. Il est
question de la dimension politique qu’une réflexion, qui cherche à mettre en relation
l’émergence à la chimie, ne peut manquer d’apporter à ce concept, sans prendre le risque de
se discréditer elle-même en se coupant du vécu des gens. Il ne doit pas être possible, ni
acceptable, de penser comme si la pensée était coupée de la société, de ses enjeux, de ses
espoirs et, surtout, de ses souffrances. Or les corps chimiques nouveaux agissent sur le monde
et leurs conséquences sont nombreuses, positives comme négatives. Penser l’émergence n’est
pas un simple jeu intellectuel, aussi élégant et cohérent soit-il. Penser concerne nos vies, nos
besoins, nos intérêts, nos valeurs et nos espérances. Ouvrons à présent cette autre porte.

6.4 La dimension politique du concept d’émergence et la chimie

La définition, ouverte et provisoire, d’un corps a des conséquences philosophiques,


métaphysiques, scientifiques et politiques, majeures. Nous avons exploré le sens que
pouvaient prendre les trois premiers adjectifs de cette liste en lien avec la question de
l’émergence, mais pas le sens que peut avoir le dernier, « politiques », pourtant aussi
important que les autres.
D’un corps chimique, nous ne connaissons que certaines « propriétés-caractérisations »,
« affordances », ou « habitudes d’action », selon la façon avec laquelle le concept
d’émergence est pensé à partir de la chimie. Ces caractérisations relationnelles sont toutes
stabilisées dans des cadres opératoires sophistiqués parce qu’elles nous intéressent. Ce
« nous » implique en premier lieu les chimistes et leurs créanciers, et devrait intégrer toujours
davantage la société toute entière μ l’agriculteur, le médecin, le malade, les décorateurs, les
sportifs, le citoyen lambda, bref tout acteur qui utilise, à des degrés divers, ces corps. Mais
pas seulement ! Ce « nous » devrait impliquer également, indirectement bien entendu, les
non-humains sans lesquels, comme l’a montré Bruno Latour, nos collectifs perdraient toute
consistance.

604
Or la production d’un nouveau corps déclenche la possibilité de nouvelles
transformations qui déclenchent, à leur tour, l’apparition de nouveaux corps, et ainsi de suite.
Nous ne maîtrisons pas, je l’ai dit, la distribution et l’action sur le globe et dans l’atmosphère
de ces corps. Ils ont été disséminés dans les rivières1135, les nappes aquifères, les glaces des
pôles, les mers, lacs et océans, le sol et les profondeurs de la terre, l’air, les corps des humains
et des non-humains. Ils ont été répandus sous de multiples formes et états, collectifs distribués
et dispersés ou amas de quelques nanocomposés, solides, liquides, gaz, gels ou colloïdes,
fluides à l’état supercritique, plasmas, cristaux liquides, et autres formes hybrides et
hétérogènes que nous sommes en train de créer au laboratoire. Ils agissent à de multiples
échelles d’espace et de temps, diffusent inlassablement à travers les roches et nos membranes
organiques, ils modifient des temporalités locales, bref, ils changent le monde et ses
différentes niches écologiques. Ils touchent indifféremment tous les « Umwelt » mais aussi
bien les non-vivants. L’introduction de cette nouveauté génère une gamme de possibilités
relationnelles qui nous dépasse et qui n’est pas sans conséquences sur nos collectifs. Bref,
l’émergence relationnelle, qu’elle soit pensée dans un cadre réaliste ou non ontologique,
qu’importe, pose un problème fondamental en termes des conséquences qu’elle implique pour
les formes de vie et les formes « inertes ». Le fondamental n’est pas derrière, mais devant.
Comme l’écrit Joachim Schummer :

« Avec chaque production d’une nouvelle substance, l’étendue du non-savoir augmente


considérablement, du fait à la fois du nombre de propriétés indéterminées de la nouvelle substance et
de l’ensemble des réactions chimiques qu’elle aura avec les substances déjà existantes. »1136

Or, toujours, les impacts environnementaux et sanitaires de ces corps ne sont pas connus,
et ne peuvent l’être exhaustivement, puisque nous ne pouvons explorer toutes les relations
possibles qui participent à leur constitution. En ce sens, la chimie est une source permanente
de création d’inconnu. Nous commençons à peine, je l’ai indiqué, et ce non sans grandes
difficultés, à stabiliser, par inter-comparaisons, la notion de « toxicité relative » de certains
corps, les uns par rapport à d’autres. Ces échelles sont relatives à des corps de référence qui
répondent eux-mêmes à des choix et à des intérêts, et dont nous pourrions interroger, nous

1135
AUBERTOT, Jean-Noël, BARBIER, Jean-Marc, CARPENTIER, Alain, GRIL, Jean-Joël, GUICHARD,
Guichard, LUCAS, Philippe, SAVARY, Serge, VOLTZ, Marc & SAVANI, Isabelle. Pesticides, agriculture et
environnement – Réduire l’utilisation des pesticides et en limiter les impacts environnementaux – Synthèse du
rapport d’expertise – Expertise scientifique collective INRA – CEMAGREF, Paris, Décembre 2005.
1136
SCHUMMER, Joachim. « Ethics of Chemical Synthesis», HYLE - International Journal for Philosophy of
Chemistry, 7 (2), 2001, pp. 103-124, p. 110 : « With every production of a new substance, the scope of
nonknowlegde increases tremendously, by the number of undetermined properties of the new substance as well
as by all chemical reactivities of the already existing substances with the new one. » (Ma traduction).
605
l’avons vu avec le problème des « matrices blanches » en chimie analytique, la
signification. Nous sommes en train de mettre au point des couplages de méthodes
hétérogènes, chimiques, toxicologiques et biochimiques, pour fonder des pratiques
écotoxicologiques « robustes ». δes modes d’accès que nous fabriquons constitueront de
nouveaux niveaux dans la co-émergence sera porteuse de sens, et nous donnera, peut-être, les
moyens de penser la production d’une chimie effectivement verte ou durable. Comme l’écrit
Olivier Godard :

« En raison du nombre massif de nouvelles substances chimiques introduites dans les


écosystèmes, ce processus créatif engendre une imprévisibilité croissante des changements
environnementaux. Inventer une nouvelle substance et la mettre sur le marché revient à créer de
nouvelles possibilités imprévisibles de dommages à l’environnement et à la santé publique, ce qui ne
peut qu’accroître les difficultés à exercer de façon fiable un contrôle a priori de ces dommages. Il y a
là une source légitime de préoccupation : la chimie est l’un des facteurs majeurs qui rendent notre
monde imprévisible. Il n’y a pas de meilleure justification à l’exigence de soumission des fruits de
l’innovation chimique à des procédures rigoureuses de contrôle public et à la volonté de placer ces
procédures sous l’égide du PP [Principe de Précaution]. »1137

Résumons notre raisonnement avant de proposer notre conclusion :

(1) Les corps chimiques sont définis et constitués par leurs modes d’accès. Leur
définition opératoire est toujours ouverte et provisoire.

(2) Or, ils ont été disséminés partout sans que leurs effets sur l’environnement et la santé
aient été testés, sachant en outre que nous commençons à peine à disposer de
méthodes pour évaluer leur écotoxicité relative.

Conclusion :

(3) δe concept d’émergence, pensé en lien avec la chimie, pose donc un problème
politique et a, en ce sens, une dimension politique.

Je tiens à terminer cette thèse comme je l’ai commencée, c’est-à-dire en proposant des
arguments précis. δa notion de risques chimiques pose problème pour la construction d’un
monde commun. Permettez-moi donc d’expliquer ma conclusion en prenant pour appui un
dernier exemple, celui de la règlementation REACH1138, entrée en vigueur en Europe le 1er

1137
Godard, Olivier. « Le principe de précaution et les risques chimiques », in La chimie, cette inconnue ?, Jean-
Pierre Llored (Dir.), Hermann, Paris, à paraître en 2014.
1138
REACH signifie en anglais : « Registration, Evaluation and Authorisation of Chemicals ».
606
juin 2007, et conditionnant l’enregistrement, l’évaluation, et l’autorisation de la mise sur le
marché de produits chimiques1139.
Faisons, en premier lieu, quelques rappels du cadre législatif. En mars 2005, le Congrès
français a adossé une Charte de l’environnement à la Constitution, donnant ainsi une valeur
constitutionnelle à l’objectif de protection de l’environnement et exigeant que les politiques
publiques promeuvent un développement durable. δ’article 5 définit les obligations des
autorités publiques en termes d’application du principe de précaution :

« Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques,
pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par
application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en œuvre de
procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de
parer à la réalisation du dommage. »

Deux textes principaux exposent la doctrine de l’Union Européenne sur le principe de


précaution : la communication présentée par la Commission en février 2000 et la résolution
adoptée par les chefs d’Etat et de gouvernement européens au Sommet de σice en décembre
20001140. Voici deux réquisits importants de cette doctrine :

« (1) Les pouvoirs publics ont la charge d’organiser l’évaluation des risques, qui devrait être
conduite de manière indépendante et transparente sur une base pluridisciplinaire ; ils doivent
encourager la tenue de débats ouverts et le recours à des procédures contradictoires d’instruction des
dossiers. δes rapports publics d’évaluation des risques qui en résultent doivent autoriser la mention des
positions minoritaires maintenues après délibération. (2) Les mesures prises sur la base du PP
devraient être réexaminées périodiquement à la lumière de l’évolution des connaissances scientifiques.
À cette fin, les mesures prises devraient faire l’objet d’un suivi systématique pour en repérer les effets.
Parallèlement des recherches devraient être réalisées afin de réduire le niveau d’incertitude. »

1139
Je m’appuie ici sur les travaux d’τlivier Godard cités ut supra, ceux produits par Sylvain Caillol à propos de
l’analyse du cycle de vie des produits (texte intitulé L’analyse de cycle de vie et l’écoconception : outils
d’innovation pour une chimie industrielle soutenable), et ceux proposés par Laura Maxim et Isabelle Rico-Lattes
à propos de la chimie durable (texte intitulé Sustainable Chemistry). Je leur ai explicitement demandé de
développer ces points dans le cadre des deux ouvrages que j’ai eu la chance de diriger pendant cette thèse. δ’un
déjà publié, The Philosophy of Chemistry : Practices, Methodologies, and Concepts ; l’autre, La chimie, cette
inconnue ?, à paraître en 2014. εon souci était d’ouvrir des études précises et documentées sur les risques
chimiques, le principe de précaution et la chimie, les outils conceptuels de la chimie durable, et la fabrication des
réseaux de cette chimie durable/verte. Eléments qui, je l’espère, pourront s’avérer utiles et stimuler de futures
études en philosophie et en histoire de la chimie.
1140
Commission européenne, Communication sur le principe de précaution, COM (2000) 1, Bruxelles, 2 février
2000. Conseil européen, « Résolution du Conseil sur le Principe de Précaution », in Conclusions de la
Présidence, Conseil Européen de Nice, Annexe III. Nice, 7-9 décembre 2000.

607
Pour faire apparaître clairement la dimension politique du concept d’émergence, je vais
analyser la règlementation à l’aune du principe de précaution. Pour ce faire, définissons
chacun des termes enregistrement, évaluation et autorisation.

δ’enregistrement concerne tous les corps chimiques destinés au marché dont la production
est au moins égale à une tonne par an et par producteur. Les producteurs et importateurs
doivent fournir les informations permettant d’identifier et de caractériser les corps en termes
de « propriétés » et d’usages et sont tenus de spécifier les niveaux de production et de vente
envisagés. Si la production dépasse le seuil de dix tonnes par an et par producteur, ils sont
obligés de présenter un rapport de sécurité chimique indiquant clairement les résultats des
études toxicologiques et les conditions d’une utilisation sécurisée de ces corps. δ’accent doit
être mis systématiquement sur les propriétés de persistance, la bioaccumulation et la toxicité
(PBT). Tout corps entrant dans ces catégories doit faire l’objet d’une évaluation
supplémentaire de l’exposition aux dangers et d’une caractérisation du risque.
δ’évaluation est menée par les États membres selon les directives et les critères proposés
par la nouvelle Agence européenne des produits chimiques. Elle a pour but de vérifier la
qualité des analyses et des résultats présentés par les pétitionnaires et de déterminer le statut
réglementaire qui doit être accordé à ce type de corps, en particulier ceux devant être
répertoriés « dangereux ». Les États membres font ensuite des propositions de classification à
l’Agence Européenne pour l’Environnement qui les examine en faisant appel à trois comités
(évaluation des risques ; analyses socio-économiques ; représentation des États membres),
avant de transmettre les propositions définitives à la Commission Européenne.
δ’autorisation de mise sur le marché repose sur l’évaluation et dépend de la dangerosité et
des quantités impliquées. Les produits dangereux doivent être interdits en raison de leur
dangerosité, à moins que les pétitionnaires ne démontrent que les avantages d’utilisation pour
la société sont bien plus élevés que les dommages possibles pour la santé publique et
l’environnement.
4300 corps produits en quantités supérieures à 10 000 tonnes par an et par producteur ont
été enregistrés en 2010. Les autres dates limites prévues pour les autres catégories sont 2013
et 2018. La priorité est accordée à l’examen et aux décisions d’autorisation des corps
« extrêmement préoccupants », c’est-à-dire persistants, bioaccumulables, toxiques,
mutagènes, cancérogènes et reprotoxiques.
La règlementation REACH est-elle compatible avec le principe de précaution qui
contraint l’action politique des états ?

608
Comme le principe de précaution, la réglementation REACH considère que l’incertitude
n’est pas un motif valable pour différer toute intervention règlementaire dans un but de
sécurité. Cette règlementation permet de « trier » les produits chimiques à partir d’évaluations
combinant l’identification de possibles impacts et certaines caractéristiques des corps. Ce
faisant, ces derniers sont destinés à faire l’objet d’un traitement réglementaire avant que tout
dommage ait pu être observé. Il faut néanmoins garder à l’esprit l’évolution des pratiques de
stabilisation et des méthodes et donc ajuster ces évaluations continuellement, ce qui n’est pas
forcément le cas actuellement dans le cadre de la règlementation et qui est pourtant un des
réquisits essentiels, que j’ai nommé réquisit (β), du principe de précaution1141.
Tout comme ce principe, le dispositif REACH réaffirme le rôle essentiel de l’expertise
scientifique dans l’évaluation des niveaux de risques et des degrés de sécurité liés à l’usage
des corps chimiques. Il s’agit bel et bien de fonder l’évaluation sur une évaluation scientifique
robuste qui est ensuite soumise aux avis « des parties prenantes ». De plus, si un produit
chimique s’avère difficile à remplacer et pourrait procurer des avantages importants à la
société, un bilan en termes de menaces et d’avantages doit être conduit afin de déterminer « la
meilleure issue administrative » à donner. Cette démarche fait écho, selon Olivier Godard, et
ce au moins partiellement, à l’idée centrale de proportionnalité de toute démarche de
précaution1142.
C’est ici, néanmoins, que la dimension politique d’un concept d’émergence pensé avec la
chimie prend, en première instance, toute sa pertinence. Car si l’émergence des corps
chimiques change le monde et nécessite des politiques du risque adaptées et indispensables à
la « construction d’un monde commun », objectif par excellence du politique selon Isabelle
Stengers et Bruno Latour, « les parties prenantes », « la meilleure issue administrative », ne
donnent pas la parole à bon nombre d’acteurs de la société pour lesquels néanmoins tel ou tel
problème lié à la mise sur le marché de ces produits chimiques importe. Il y a certes trois
comités au sein de l’Agence Européenne pour l’Environnement et les experts désignés par les
états membres pour vérifier le rapport proposé par les entreprises, mais la plupart des acteurs
de la société sont absents de ces débats, ce qui ne respecte pas le réquisit (1) précédent.

1141
VLEK, Charles. « Judicious management of uncertain risks: II. Simple rules and more intricate models for
precautionary decision-making », Journal of Risk Research, 13 (4), 2010, pp. 545-569.
1142
GODARD, Olivier. « Le principe de précaution et les risques chimiques », op. cit.
609
Des stratégies peu démocratiques, différentes selon les pays, se sont mêmes développées
et influencent les rapports entre les médias, l’opinion publique, les politiques, les τσG, et les
scientifiques1143. τr, comme l’écrit Isabelle Stengers :

« Etre capable de se situer, de situer ce qu’on sait, de le lier activement aux questions que l’on fait
importer et aux moyens mis en œuvre pour y répondre, implique d’être redevable à l’existence des
autres, de celles et de ceux qui posent d’autres questions, font importer autrement une situation, qui
peuplent un paysage sur un mode qui en interdit l’appropriation au nom de quelque idéal abstrait que
ce soit. »1144

Ce faisant, il s’agit de « civiliser les sciences » et de penser la création d’une « écologie


politique » qui « fait entrer les sciences en démocratie », pour parler avec Isabelle Stengers et
Bruno δatour. δ’émergence pensée à partir de la chimie amène inévitablement à interroger
nos façons de construire un monde commun en étant confrontés aux risques liés à notre
participation active au monde. Comme le rajoute Isabelle Stengers :

« Des scientifiques civilisés seraient les premiers à affirmer que la fiabilité de leurs résultats, mais
aussi de la compétence des collègues qui l’ont vérifiée par objections et mises à l’épreuve, est relative
au milieu purifié et bien contrôlé du laboratoire, c’est-à-dire située sur un mode qui n’a rien de robuste.
Ce qui a été ignoré ou éliminé au laboratoire attend à sa porte et tout « changement de milieu » impose
donc, si une quelconque fiabilité doit être reproduite, le tissage de nouveaux rapports, impliquant tous
ceux qui sont concernés et peuvent donc, par leurs objections, faire exister activement la différence
entre ce milieu et le laboratoire. (…) En d’autres termes, une science enfin civilisée demanderait des
scientifiques capables d’abandonner le « grand partage » entre le point de vue scientifique et le reste,
qui serait valeurs subjectives ou facteurs contingents, des scientifiques capables de reconnaître ceux et
celles à qui ils ont affaire comme porteurs de préoccupations qu’aucun jugement a priori ne doit faire
taire, capables enfin de prendre part avec eux à la réinvention de la valeur qui sera éventuellement
reconnue à ce qu’ils proposent. »1145

La règlementation REACH renvoie à la question politique de la création de rapports entre


citoyens. Les corps chimiques entrainent avec eux une « longue chevelure de conséquences
inattendues qui viennent hanter le collectif en l’obligeant à se reprendre »1146, pour parler avec
Bruno Latour. Créer une maison commune, un « oikos », écrit-il, en se référant implicitement

1143
NILSON, Robert. « Control of chemicals in Sweden: an example of misuse of the precautionary principle »,
Ecotoxicology and Environmental Safety, 57, 2004, pp. 107-117. SUNSTEIN, Cass. Laws of Fear – Beyond the
Precautionary Principle, Cambridge University Press, Cambridge (RU), 2005. LOFSTEDT, Ragnar, BOUDER,
Frédéric, WARDMAN, Jamie & CHAKRABORTY, Sweta. « The changing nature of communication and
regulation of risk in Europe », Journal of Risk Research, 14 (4), 2011, pp. 409-429.
1144
STENGERS, Isabelle. Une autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences, Les
Empêcheurs de Penser en Rond, La Découverte, Paris, 2013, p. 49.
1145
Ibid., pp. 130-131.
1146
LATOUR, Bruno. Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, op. cit., pp.
256-257.
610
à Aristote, demandera la mise en place d’un débat citoyen fort dont Latour propose un modèle
d’organisation qui fait travailler ensemble les scientifiques, les politiques, les économistes et
les moralistes1147. La question de la prise en compte des acteurs est évidente, et touche toutes
les démarches d’expertise scientifique dès lors que la société est touchée par la production, la
distribution, le transport et la dissémination des produits des sciences dans notre quotidien. Le
premier réquisit du principe de précaution que j’ai rappelé fait peser cette obligation sur les
états membres de l’Union Européenne. δe chemin à construire pour actualiser cet objectif
demandera beaucoup d’efforts, sachant que sa fabrication reste, en outre, bien incertaine. Il
faudra que nous apprenions à penser les valeurs et les « faits » ensemble. Cela ne signifie pas,
il est nécessaire de le rappeler, de remettre en question le travail scientifique, toujours aussi
précieux, mais bien de le soutenir, à condition que soit ouverte la porte aux autres types de
véridiction. δa vérité du relatif engage cette coexistence des faits et des valeurs, elle n’est en
rien synonyme d’une relativité de la vérité.
Poussons, en revanche, un petit peu plus loin l’exemple de la réglementation REACH
pour finir de mettre en évidence la dimension politique inévitable du concept d’émergence en
chimie. δa question de l’ouverture de l’inclusion de l’ensemble des acteurs est une condition
générale et un impératif à défendre. La règlementation REACH pose en plus un problème
bien particulier, celui de l’évaluation.
δ’imputation aux entreprises de la collecte des données primaires sur la sécurité et des
études d’impacts environnementaux et sanitaires des produits chimiques est hautement
problématique. Elles peuvent ne pas être incitées à réaliser toutes les recherches et tous les
essais qui seraient jugés nécessaires dans un cadre public ou sous le contrôle d‘une autorité
publique. Elles ne sont pas non plus incitées à transférer la totalité de l’information qu’elles
détiennent aux pouvoirs publics et aux autres parties prenantes, en particulier les usagers et le
grand public. Comme l’écrit τlivier Godard :

« On attend de l’expertise des risques qu’elle soit conduite de façon indépendante selon des
règles précises touchant à la pluridisciplinarité, à l’examen contradictoire, à la délibération et à la
transparence méthodologique. Tout cela n’est pas aisément accessible à des entreprises privées et, de
toute façon, cette manière de faire ne peut que susciter le scepticisme de l’opinion publique, a priori
méfiante vis à vis de toute information et de toute expertise venant des milieux industriels : comment
être assuré que les informations et résultats transmis aux instances d’expertise publiques ne sont pas

1147
Ibid. Bruno δatour indique comment ces quatre groupes d’acteurs pourraient travailler ensemble dans le
cadre de plusieurs tâches qui définissent plusieurs types d’exigence (de réalité extérieure, de pertinence, de
hiérarchie et de clôture), une séparation des pouvoirs, une scénarisation de la totalité occasionnée, et la
possibilité de réintroduire dans le collectif des communautés qui en ont été exclues. Je ne peux ici développer ce
travail mais simplement y faire référence.
611
incomplètes ou tronquées ? Tout cela plaide en faveur d’une séparation stricte entre l’imputation de la
charge financière des études de risques et l’attribution de la responsabilité opérationnelle de ces études.
La réalisation des études devrait être confiée à des organismes scientifiques indépendants placés sous
la supervision d’instances publiques d’expertise, elles-mêmes ouvertes sur la société civile, ce qui n’est
pas le cas en l’état actuel de la réglementation européenne. » 1148

δa construction d’un monde commun, la défense de cette valeur démocratique, impose de


défendre un service public de recherche indépendant. δe risque de conflits d’intérêt est grand,
et ce n’est certainement pas l’affaire contemporaine du MEDIATOR en France, même si elle
ne concerne pas directement la règlementation REACH, qui apaisera le climat de suspicion
envers l’industrie. Olivier Godard poursuit :

« Le principe de précaution demande une plus grande diversité de sources d’informations et


d’études que celles diffusées par les entreprises directement intéressées à mettre leurs produits sur le
marché. (…) Tout cela suggère qu’il faudrait continuer à créditer le principe de précaution d’un rôle
régulateur pour les risques chimiques à côté de ce programme ambitieux d’enregistrement,
d’évaluation et d’autorisation des produits chimiques que constitue REACH. De ce point de vue, le
principe de précaution pourrait utilement éclairer les développements attendus d’une chimie conçue
dès le départ en fonction d’un objectif de compatibilité écologique, ce qu’on appelle la chimie
verte. »1149

La dimension politique est ici évidente car elle conduit à repenser le rapport entre une
règlementation et un principe de guidage de l’action. δa chimie verte ou durable est un défi.
Cette « responsabilité soutenable » ne peut prendre sens que collectivement, avec des
chimistes « civilisés », ouverts aux autres acteurs, et des acteurs sociaux eux-mêmes ouverts à
la fabrication pragmatique d’un intérêt général. δes corps chimiques peuvent soigner aussi
bien qu’ils peuvent tuer. Par ailleurs, une réflexion générale s’impose sur la signification et la
portée des outils conceptuels qui fondent actuellement la chimie « verte », comme c’est le cas
pour l’analyse du cycle de vie1150. δ’émergence pensée avec la chimie pourrait aussi s’avérer
être un outil conceptuel intéressant pour penser le principe de précaution lui-même, et en
particulier les notions d’action, de sécurité, de risque, d’évaluation.

δe concept d’émergence se situe donc à un carrefour de problèmes où sciences,


démocratie, économie et éthique doivent apprendre à exister ensemble. Oublier cette
dimension politique de ce concept au profit d’une activité uniquement philosophique serait

1148
GODARD, Olivier. « Le principe de précaution et les risques chimiques », op. cit.
1149
Ibid.
1150
CAILLOL, Sylvain. « δ’analyse de cycle de vie et l’écoconception μ outils d’innovation pour une chimie
industrielle soutenable », in La chimie, cette inconnue ?, op. cit.
612
une erreur grave impliquant des conséquences désastreuses tant pour la pensée que pour la
construction d’un monde commun exposé aux risques chimiques et aux transformations
auxquelles les corps chimiques participent. Mettre en relation un concept avec des pratiques
scientifiques implique cette inscription et cette « in-corporation » de la pensée des êtres-reliés
dans l’acte et le vécu. Comme l’écrit Isabelle Stengers dans le dernier tome de ses
Cosmopolitiques, Pour en finir avec la tolérance :

« [P]artout où il y a du politique, il s’agit d’abandonner explicitement la référence fondatrice de


notre politique, qui la renvoie à la « volonté d’humains réputés préexister au lien qui les tient
ensemble », et d’affirmer hautement que nous tenons ensemble par des liens et des hybrides que nous
fabriquons et qui nous fabriquent. δa question cosmopolitique n’est donc pas du tout celle d’un
« réenchantement du monde », mais d’une mise en coexistence de pratiques techniques disparates,
correspondant à des entrecaptures distinctes, caractérisées par des contraintes logiques et syntactiques
différentes. »1151

1151
STENGERS, Isabelle. « Pour en finir avec la tolérance », in Cosmopolitiques II, La découverte, Paris, 2003
[Cosmopolitiques 7, 1997], pp. 342-343.
613
Conclusion

Ma conclusion sera résolument sobre et engagée. Elle souligne, d’un point de vue
fonctionnel et dans le cadre d’une écologie des pratiques, quatre points cardinaux d’un plan
d’immanence qu’il est utile de penser comme provisoirement stabilisé, sans fin, et sans
fondement.

Revenons tout d’abord à δewes qui, de toute évidence, a marqué cette étude. δewes n’a
pas pu connaître la physique quantique, le rôle multiple des interfaces en chimie, les pratiques
d’inter-comparaison en analyse qualité, et bien d’autres propriétés-caractérisations liées à nos
modes d’intervention. Il a néanmoins identifié et conceptualisé la plupart des réquisits que j’ai
mis en évidence dans mon travail. J’en tire une leçon qui, me semble-t-il, est importante pour
un chercheur en formation μ savoir retourner aux textes pour respecter une œuvre et mieux
comprendre son élaboration, et ce y compris lorsque la littérature contemporaine est
uniquement focalisée sur un aspect, en l’occurrence réduit, de cette œuvre.
σon, δewes, n’est pas seulement le philosophe qui a introduit le terme « émergent »
contre celui de « résultant ». Il est aussi celui qui, au XIXème siècle, a pensé la question de
l’émergence en lien avec une théorie du sentir et une réflexion à propos du particulier et du
général ou des raisonnements analytiques et synthétiques ; ingrédients qu’il redevient urgent
de repenser à l’aune de nos technosciences, voire, je l’appelle de tous mes vœux, à l’aune
d’une métachimie affirmée. A mon sens, δewes a montré que la question de l’émergence est
bien plus ouverte que ne semble l’indiquer l’affrontement contemporain entre holistes et
réductionnistes. δe retour aux pratiques chimiques ne peut qu’amplifier ce message. Dans
l’espace topologique qui caractérise nos nouvelles formes de pensée, bien souvent opératives
et procédurales, le double retour aux pratiques et aux textes clignote comme un phare à la fois
lumineux, fragile et provisoire, et qui guide nos travaux de recherche en épistémologie et en
philosophie des sciences.

Le deuxième point cardinal clignote également en émettant une lumière à la fois diffuse et
intense. Il nous indique qu’il nous faut étudier le complexe {préparation technoscientifique-
métaphysique(s) associée(s)} en explorant la dimension anthropologique et historique de nos
machines logiques et nomologiques. Un concept d’émergence dépend, non pas seulement,
d’un type de rapport entre un tout et ses parties, mais aussi bien d’une ontologie, de choix
méréologiques, d’une conception du monde, de « ses » êtres et « étants », des instruments, et

614
du langage ; ingrédients hétérogènes indispensables, entre autres, à l’obtention d’une
consistance locale et provisoire ; sachant, en outre, que la question de l’émergence a pu
prendre activement part à l’élaboration de ces langages, formalismes et instruments qu’il
s’agit de prendre en compte.
C’est la raison pour laquelle une enquête épistémologique fondée sur les pratiques doit
être attentive aux traductions-transformations et aux transpositions de méthodes, de savoir-
faire, et de modèles : elle se veut une épistémologie du détail. δ’opposition entre la
philosophie analytique et la philosophie continentale renvoie à une stratégie discursive et,
probablement, à une question de pouvoir. Pourquoi ? Parce que la polarisation de la pensée
prend activement part à la définition d’un « mouvement » intellectuel ou d’un « style »
conceptuel. Elle permet, en outre, d’occuper un territoire, d’instituer un réseau, d’affuter des
arguments, là où, au contraire, une coopération devient à présent nécessaire et urgente pour
réinventer un monde commun. Unir sans conjoindre, respecter sans assimiler : voilà une autre
leçon à laquelle conduit cette mise en relation d’un concept philosophique avec des pratiques
chimiques. C’est précisément à la fabrication d’une forme collective d’intelligence
philosophique que nous mène une clause ceteris paribus pensée avec la chimie. Le sens
pragmatique, lié à la stabilisation d’un complexe {appareil-méthodes-corps-milieu associé},
que cette clause acquiert dans ce cadre d’activité remet en cause les traductions formelles
classiques de l’émergence. τmettre ce sens, très particulier, local, singulier, rend la mise en
relation de l’émergence avec la chimie hautement problématique.

Le troisième point cardinal porte en lui la flamme de la souffrance et de l’espérance


humaine. Un concept d’émergence, qu’il soit intégré à une approche pragmatico-ontologique
ou bien pragmatique et transcendantale, est inévitablement confronté, je l’ai signalé, au
problème de la trivialité, dès lors que les modes d’accès prennent constitutivement part à la
définition de ce à quoi nous disons avoir affaire. Bref, si tout émerge, rien n’émerge !
Il me semble toutefois que la question de la trivialité est un leurre, redoutable certes, et
qu’il faut prendre très au sérieux, mais avant tout un leurre. Je reviens, bien volontiers, à la
citation de Jankélévitch qui ouvre ce travail, et, notamment, à cette « irréductible
responsabilité » 1152
qu’il souligne. Je la conçois comme positive et ouverte. Les corps
chimiques transforment le monde, pour le meilleur et pour le pire. Ce sont justement ces
actions et les conséquences qu’elles ont sur les humains et les non-humains qui empêchent la

1152
JANKELEVITCH, Vladimir. Le sérieux de l’intention. Traité des vertus I, Flammarion, Champs essais,
Paris, 1983, p. 4.
615
trivialité d’une réflexion à propos de l’émergence. La pensée est ancrée dans la vie, elle en
émane, et prend activement part à sa transformation. εettre le concept d’émergence en
relation avec la chimie fait apparaître clairement la nécessité d’une approche pragmatique et
politique de ce concept. Relier « faits » et « valeurs », sans les assimiler les uns aux autres, en
sachant respecter chaque type de véridiction, chaque trajectoire d’apprentissage, chaque
souffrance et chaque espérance, est un défi porteur de créativité, non une menace.
Ce point cardinal, véritable ligne de fuite pragmatique, luisante de jour comme de nuit, est
essentiel pour penser les technosciences dans un cadre qui intègre la question de l’émergence
comme source permanente de création d’inconnu. Nous ne maîtrisons pas notre action sur le
monde, elle nous dépasse et touche tous les « Umwelt », toutes les formes d’existence à notre
portée. C’est pourquoi la question de l’émergence ne peut être et, surtout, ne doit être coupée
de questions éthiques à une époque où la construction d’un monde durable devient nécessaire,
parce que vitale. δ’inconnu que j’évoque est lié à la présence de corps dont l’action dépend
des modes d’accès de façon constitutive. Cet inconnu peut échapper à nos prédictions, il
change donc la conception que nous nous faisons du monde. En ce sens, la dimension
pragmatique et politique du concept d’émergence ouvre des perspectives pour (re)penser le
principe de précaution et pour relier des approches éthiques et citoyennes à propos de ce
monde commun qu’il s’agit de construire ensemble. Bref, il relie les sciences aux autres
activités humaines en leur pluralité pleine et entière. Ce point cardinal guide la recherche
épistémologique dans un plan d’immanence en lien avec d’autres plans ; sachant, en revanche,
et avec Jankélévitch, que : « les choses respectables sont relatives et contradictoires, mais
[que] le fait de respecter ne l’est pas »1153.

Le dernier point cardinal concerne le rapport positif entre les sciences et la philosophie
auquel Deleuze et Guattari font référence. Ce rapport devrait être un rapport de coprésence
productive de sens et non un rapport de subordination. Il ne s’agit pas de chercher une
« philosophie première », pas plus qu’il ne s’agit de naturaliser entièrement la philosophie. Il
s’agit de rendre possible une coopération, ni plus ni moins. La chimie apporte des réquisits
pour penser, le travail philosophique fait ensuite son œuvre, comme le montre la dernière
partie de cette thèse. δ’épistémologue, le philosophe, l’historien, le sociologue et
l’anthropologue apportent à leur tour des éclairages sur les sciences ; éclairages qui peuvent
influencer la construction de ces sciences.

1153
Ibid.
616
Le concept d’émergence noue un ensemble de problèmes soumis à des exigences. Ces
problèmes sont situés et en devenir. Il les sublime aussi. Il s’agit donc d’agencer des modes de
véridiction et des formes de vie, locaux et provisoires, pour apporter des réponses à nos
questions et du sens à nos vies. Il ne faut pas voir en ces lignes la dissolution de toute activité
a priori de la pensée humaine. Au contraire, l’épistémologie distribuée en consacre la
pertinence provisoire à l’intérieur d’un champ de recherche. A la purification qui oppose toute
démarche a priori, même historicisée et provisoire, à toute démarche a posteriori, doit, une
nouvelle fois, être associée une démarche de médiation qui permet de faire « vivre » ensemble
ces approches en vue de résoudre un problème. La mise en relation de la question de
l’émergence avec la chimie fait transparaître cette nécessité d’une nouvelle forme
d’agencement entre jugements a priori et a posteriori. J’ose même m’aventurer à affirmer que
la question de l’émergence elle-même dépend, localement, du type de rapport pensé entre les
raisonnements analytiques et synthétiques ; rapports, nous l’avons vu, toujours associés à des
engagements méréologiques, scientifiques, et métaphysiques.

Ces quatre points cardinaux sont lumineux ensemble, quoique différents. Ces guides
d’exploration du monde nous poussent à penser et à produire instruments et abstractions. A
l’heure où s’expansent les sciences de l’individu, Rouelle, chimiste du XVIIIème siècle, aurait
été certainement heureux de voir comment l’importance des opérations resurgit de nos jours,
avec l’ensemble des changements que cela implique pour penser le particulier et le général,
bref, pour ouvrir une nouvelle exploration de la question fondamentale de l’émergence en lien
avec la transformation du monde et celle, la nôtre, qui lui est corrélative.

617
Annexes

Annexe 1 : Les fonctionnelles en chimie quantique

Les fonctionnelles de densité locale de spin, « LSDA » en anglais pour « Local Spin
Density Approximation » ne dépendent que de la densité de spin locale. Bien que les résultats
obtenus soient satisfaisants en physique de l’état solide, leur usage est peu commode en
chimie en raison de sa fréquente sous-estimation des barrières d’énergie et de surévaluation de
grandeurs relatives aux liaisons chimiques. La seconde génération dite « Approximation du
Gradient Généralisé », « GGA » en anglais, concerne des fonctionnelles qui dépendent de la
densité électronique et de son gradient. Elles permettent d’obtenir des résultats plus cohérents
à propos des grandeurs thermochimiques mais sous-estiment toujours les barrières d’énergie
qui permettent de comprendre les transformations chimiques. Elles sont utiles en particulier
pour les gros systèmes moléculaires en raison du temps de calcul plus faible qu’elles
contribuent à raccourcir1154. Il est possible d’ajouter un terme supplémentaire par rapport aux
fonctionnelles GGA et qui dépend du laplacien de la densité. Les nouvelles fonctionnelles
obtenues, dites méta-GGA, permettent d’obtenir un gain de précision dans la détermination
des propriétés moléculaires mais posent certains problèmes au niveau de la stabilité
numérique du résultat.
Les fonctionnelles LDA, GGA, et méta-GGA sont des fonctionnelles locales dans la
mesure où la densité d’énergie électronique en un point particulier dépend uniquement de la
densité électronique et de l’énergie cinétique en ce point et au voisinage immédiat de ce point.
Il est possible de mélanger ces fonctionnelles locales avec des fonctions d’onde non locales de
type Hartree-Fock représentant des termes d’échange (énergie d’interaction entre
électrons)1155. La détermination du pourcentage d'échange Hartree-Fock à inclure dans le
mélange qui définit la fonctionnelle est essentiellement déterminée de manière empirique. Ces
fonctionnelles hybrides ou fonctionnelles de troisième génération permettent d’obtenir de bien

1154
ZHAO, Y. & TRUHLAR, D.G. « Density Functionals with Broad Applicability in Chemistry », Accounts of
Chemical Research, 41, n°2, 2008, pp. 157-167.
1155
BECKE, A. D. « Density-functional thermochemistry III. The role of exact exchange », Journal of Chemical
Physics, 98, 1993, pp. 5648–5652.
618
meilleurs résultats pour les grandeurs thermodynamiques associées aux réactions
chimiques1156.

Annexe 2 : Les bases en chimie quantique

Les bases minimales les plus courantes sont les STO-nGTO ou STO-nG1157, où n est un
entier. δes orbitales de cœur et de valence comprennent le même nombre de primitives
gaussiennes. Les bases minimales donnent typiquement des résultats qui sont insuffisants
pour des publications de recherche de qualité, mais sont moins coûteuses que leurs
homologues plus étendues. Il faut donc inclure d’autres termes, au cas par cas, qui rendent
compte de l’asymétrie de la répartition électronique en termes d’orbitales internes (électrons
de cœur), d’orbitales de valence (qui concerne les électrons de valence), et d’orbitales diffuses
(qui présentent une densité électronique non nulle loin du noyau). La figure suivante résume
bien la situation :

Figure 95 : Prise en compte pratique de la distance au noyau, de l’asymétrie de la densité et d’effets spécifiques
en raisonnant à partir de trois types d’orbitale1158.

Pour décrire les orbitales de la zone interne où les électrons sont essentiellement situés à
proximité d’un seul noyau, il est recommandé de choisir un nombre fixe et élevé de
gaussiennes, relatif à chaque contexte, et ce afin de minimiser les influences dues au
voisinage des autres noyaux. Pour la zone de valence, bien plus délicate à traiter de part
l’influence plus forte de plusieurs noyaux à la fois, les chercheurs utilisent plus d’une fonction
de base, chacune d'entre elles pouvant s’écrire comme la combinaison linéaire fixée de

1156
ZHAO, Y. & TRUHLAR, D.G. « Exploring the Limit of Accuracy of the Global Hybrid Meta Density
Functional for Main-Group Thermochemistry, Kinetics, and Noncovalent Interactions », Journal of Chemical
Theory and Computation, 4, 2008, pp. 1849-1868.
1157
δ’écriture « STO-4 GTO » signifie, par exemple, que l’orbitale de Slater est approchée par une somme de
quatre fonctions de type gaussien.
1158
Image extraite du cours en ligne du Professeur Patrick Chaquin :
http://www.lct.jussieu.fr/pagesperso/chaquin/.

619
fonctions gaussiennes primitives ; bref ils utilisent plusieurs ensembles d’orbitales pour une
même sous-couche de valence. Pour un élément de la deuxième période, les deux orbitales de
type 2s et un ensemble de deux orbitales de type 2p. Cette base sera dite « double zéta ( )»,
notée DZ. De la même façon, il peut exister des bases triple ou quadruple zéta, respectivement
notées TZ ou QZ. Les différentes orbitales ont des développements spatiaux différents, leur
combinaison permet d'ajuster le développement spatial de la densité électronique de façon
appropriée à l'environnement du système chimique spécifique étudié. Il est également possible
d’adapter la « plasticité » de la densité par ajouts d’orbitales de nombre quantique azimutal
supérieur, nombre lié, je le rappelle, à la géométrie de l’orbitale utilisée. Par exemple, la
fonction de base localisée sur un atome d'hydrogène dans une base minimale est une fonction
approchée de l'orbitale atomique 1s. Ajouter une polarisation à cette base revient à ajouter une
fonction de type p, ce qui a pour effet d’ajouter une flexibilité supplémentaire nécessaire à
cette base pour rendre compte de l’asymétrie de la densité autour des noyaux d’hydrogène
impliqués dans des orbitales moléculaires plus vastes. De la même manière, des fonctions de
type d peuvent être ajoutées à une base contenant des orbitales de valence p, et des fonctions f
à une base contenant des orbitales d, et ainsi de suite. Il est possible d’ajouter également des
orbitales de diffusion dans le cas où le coefficient α présent dans l’exponentielle est très petit
(l’électron peut être éloigné du noyau). Cette correction de diffusion devient intéressante pour
modéliser les anions et les interactions de faible portée de type van der Waals. Nous pouvons
enfin inclure, pour les atomes appartenant au moins à la troisième période de la classification
périodique, des pseudo-potentiels qui remplacent les électrons de cœur en décrivant leur
interaction avec les électrons de valence. Cette méthode permet de réduire les temps de calcul.
En pratique, les bases à ondes planes sont parfois utilisées en combinaison avec des
pseudo-potentiels de cœur. Ce faisant, elles ne sont utilisées que pour décrire la densité de
charge de valence car la concentration des électrons de cœur à proximité du noyau implique
l’existence de forts gradients de densité qui ne sont pas facilement décrits par une base
d'ondes planes. Cette méthode est connue sous le nom de calcul PSPW1159.
J’ai introduit la notation de Pople pour désigner ces bases, une deuxième notation très
commune est celle proposée par Dunning1160 :

aug-cc-PVDZ ; aug-cc-PVTZ ; aug-cc-PVQZ ; aug-cc-PV5Z ; aug-cc-PV6Z

1159
PSPW pour « Pseudopotential plane-wave (density functional theory) » en anglais.
1160
DUNNING, T. H. Jr. « Gaussian Basis Function for Use in Molecular Calculations. I. Contraction of (9s5p)
Atomic Basis Sets for First-Row Atoms », Journal of Chemical Physics, 53, 1970, pp. 2823-2883.
620
Où aug est présent dans le cas où des orbitales diffuses sont utilisées ; cc signifie « consistent
correlation » en anglais et renvoie un calcul auto-cohérent de type Hartree-Fock utilisé dès le
départ pour optimiser les exposants des fonctions primitives afin d’obtenir les énergies
atomiques les plus faibles, la base obtenue est ensuite contractée pour réduire les temps de
calcul ; PV signifie « Polarisation valence » en anglais et renvoie aux effets de polarisation
précédemment définis ; DZ, TZ, QZ, ηZ, θZ désigne la multiplicité zéta telle qu’elle a été
précédemment définie (Double Zéta, etc.).

Annexe 3 : Modélisation du milieu associé

Dans tous les cas, la variation d’enthalpie libre associée à cette solvatation est donnée par
la relation1161 :

ΔGsolv = ΔGelec + ΔGvdw + ΔGcav

ΔGelec quantifie les interactions entre le solvant et le soluté. ΔGvdw prend en charge les
interactions de van der Waals. ΔGcav quantifie l’énergie d’une cavité occupée par le solvant
tout en tenant compte de la réorganisation du solvant autour de cette cavité et du travail
nécessaire pour compenser la pression exercée par le solvant sur la cavité lors de sa création.
Les deux derniers termes peuvent être regroupés en un terme unique de la façon suivante :

ΔGvdw + ΔGcav = a S + b

Les coefficients a et b étant constants pour un couple solvant/soluté donné et S la surface


de contact entre le solvant et le soluté. La différence entre les modèles du solvant réside
principalement dans la façon d’évaluer le terme ΔGelec. Les méthodes quantiques prennent en
charge le champ électrique créé par le solvant. C’est ce champ qui agit sur le soluté. δa forme
de la cavité et l’étude des effets de polarisation entre le solvant et le soluté n’ont cessé
d’évoluer des premiers modèles proposés par Born (1920) et Onsager (1936) aux modèles
plus récents comme le modèle PCM1162. Dans le modèle PCM, la surface de la cavité est
divisée en des fragments de surface appelés « tesserae »1163.

1161
LEACH, Andrew A. Molecular modelling. Principles and applications, op. cit., Chapitre 5 : « Four
Challenges in Molecular Modelling », pp. 573-574.
1162
COSSI, M. et al. « New developments in the polarizable continuum model for quantum mechanical and
classical calculations on molecules in solution », Journal of Chemical Physics, 117, 2002, pp. 43-54. PCM
vient de l’anglais « Polarisable Continuum Method ».
1163
Ce mot, qui vient probablement du grec « Tessares », ne devait désigner à l'origine que des objets carrés,
rectangulaires ou cubiques, les tessères sont des carreaux de pierre avec lesquels étaient fabriquées les
mosaïques. Il a pris bien d’autres sens depuis.
621
Figure 96 : Modèle des tessères pour modéliser les effets de polarisation entre le soluté et le solvant. A la découpe
autour de chaque atome succède la découpe de la surface enveloppante elle-même.

Une charge ponctuelle polarisable est placée au centre de chaque tessère. δ’ensemble des
charges ponctuelles représente la polarisation du solvant et l’amplitude de chaque charge
surfacique est proportionnelle au gradient du champ électrique en ce point. Le potentiel
électrique total (du soluté et des charges des tessères qui modélisent le solvant) permet de
déterminer l’hamiltonien du soluté par itération (méthode du champ auto-cohérent de Hartree-
Fock) jusqu’à ce que la fonction d’onde du soluté et les charges surfaciques convergent. Cette
méthode présente deux limites essentielles. La première consiste à modéliser une distribution
continue de charges par un ensemble de charges ponctuelles situées au centre de chaque
tessère. Ce problème est néanmoins limité parce que la longueur caractéristique des tessères
est petite, typiquement 0,β Å. δa seconde limite est liée à l’extension de la fonction d’onde du
soluté à l’extérieur de la cavité ! Ainsi la charge totale de l’enveloppe n’est pas strictement
égale et opposée à la charge du soluté.
Les chercheurs du laboratoire DCMR ont donc préféré utiliser une version améliorée de la
méthode PCε pour effectuer l’étude des complexes du zinc, à savoir l’approche C-PCM qui
dérive de la méthode COSMO1164. Cette dernière méthode est basée sur le pouvoir
d’écrantage des conducteurs (dans un conducteur, la charge se répartit à la surface et fait
écran aux charges situées à l’extérieur de cette surface) qui considère le solvant comme idéal
(constante diélectrique infinie), ce qui à l’avantage de faciliter les calculs. δes chercheurs
affirment que le solvant est modélisé par un continuum diélectrique). La méthode COSMO est
utilisée avec le logiciel TURBτετδE. Afin d’obtenir la cavité, la méthode construit des

1164
CτSετ vient de l’anglais « Conductor-Like Screening Model », de la même façon que C-PCM vient de
l’expression « Conductor-like PCM ».
622
segments hexagonaux, pentagonaux et triangulaires à partir d’une union de sphères
construites autour de chaque atome et dont le rayon est déterminé par l’utilisateur (un peu
comme la taille des grilles dans GAUSSIAN03). Ce rayon peut utiliser des valeurs optimisées
pour chaque atome et prédéfinies dans le logiciel à partir de valeurs expérimentales. La
méthode C-PCM utilisée pour les modèles du zinc est simplement une implémentation de la
méthode CτSετ à partir d’une version plus ancienne de GAUSSIAσ, dite
« GAUSSIAN94 », qui a été améliorée à partir de la version GAUSSIAN03. Le programme
construit des cavités sur le modèle de l’atome unitaire (développé à l’origine par Hund) qui
place une sphère autour de chaque atome lourd du soluté (les atomes d’hydrogène sont inclus
dans la sphère de l’atome auquel ils sont liés). δa construction cavité utilise le modèle
topologique de l’atome unitaire, « UATM » en anglais, qui utilise lui-même un modèle de
champ construit sur mesure, etc., etc.
δ’application de ces méthodes permet d’évaluer le terme ΔGsolv à partir de la formule
suivante issue du cycle thermodynamique illustré à la figure 97 ci-après.

ΔGwater = ΔGgas + ΔGsolv (P) - ΔGsolv (R)

Figure 97 : Cycle thermodynamique qui permet de passer des grandeurs en phase gazeuse aux grandeurs dans le
solvant. R désigne les réactifs et P les produits de la réaction étudiée 1165.

Pour réaliser le calcul, les chercheurs intègrent ces nouveaux ingrédients dans le logiciel.
La méthode C-PCM est menée à partir des géométries, préalablement définies par le niveau
de calcul B3LYP/BS1 en phase gazeuse, en utilisant cette fois la fonctionnelle B3LYP et la
base BS1 enrichie de fonctions diffuses de type gaussien pour tous les atomes sauf
l’hydrogène. δa taille des tessères est fixée à 0,β Å, l’eau est définie comme le solvant dont la
valeur de la constante diélectrique est fixée à 78,89 et le type des cavités est soigneusement
défini.

1165
PICτT, D. « εodélisation de la réaction d’alkylation du motif zinc-thiolate », op. cit., p. 81.

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668
Table des illustrations

Numéro de figure Page Titre

1 45 Exemple de dérivé de la s-tétrazine

2 45 Schéma simplifié d'un ion complexé par la s-tétrazine

3 46 Exemples de nouvelles molécules dérivées de la s-térazine

4 48 Synthèse de la dichloro-s-tétrazine

5 48 Purification de la dichloro-s-tétrazine

6 49 Absence de fluorescence d'un échantillon à l'état solide

7 49 Rétablissement de la fluorescence à l'état solide

8 52 Processus énergétiques moléculaires

9 53 Corrélation entre propriétés collectives

10 57 Synthèse de l’adamantane méthanoxy chloro-s-tétrazine

11 58 Purification par chromatographie sur colonne

12 59 Spectre infrarouge de l’adamantane méthanoxy chloro-s-


tétrazine

13 63 Spectre de RMN 13C

14 65 Appareil de RMN

15 65 Echantillon pour la RMN

16 65 Passeur et dispositif d'introduction de l'échantillon

17 67 Spectre de RMN 1H

18 68 Spectre HETCOR de corrélation entre une analyse de RMN


1
H et une analyse RMN 13C
19 73 Nanoprécipitation de CaCO3 selon le milieu associé

20 73 Effet du procédé sur la précipitation

21 74 Effet de la concentration d’un « agent » extérieur sur la


morphologie d'un corps chimique

22 75 Effet du pH sur la morphologie d'un corps chimique

23 76 Réacteur tubulaire à segmentation

24 77 Rôle des types de mélangeurs et de réacteurs

25 81 Transformation du cyclohexène en acide adipique

669
Numéro de figure Page Titre

26 89 Représentations d’une structure hexagonale compacte

27 89 Structure de la maille élémentaire de type CsCl

28 91 Conversion chimique à structure globale constante

29 95 Contraction du paramètre de maille

30 96 Stabilité des différentes structures

31 97 Fluctuation entre structures

32 99 Structure cristalline pérovskite

33 100 Structure et taille des grains

34 101 Structure et interfaces

35 105 Diagrammes ternaires des ferrites de titane

36 106 Variation de la longueur de liaison

37 115 Image par microscopie de l'hétérogénéité

38 117 Procédé sol-gel

39 118 L'hétérogène fonctionnalisé

40 119 Couplage interactif de propriétés localisées

41 120 La richesse et la diversité de la chimie contemporaine

42 122 Auto-assemblage et instrumentation

43 122 Les pratiques d'articulation et l'auto-assemblage

44 130 Formes, composition, nombre, arrangements et rapports

45 137 Cyano bactérie et nanoparticules d’or

46 140 Exemples d’architectures complexes obtenues par chimie


intégrative

47 146 Représentations chimiques contemporaines

48 256 Propanone et Propanal

49 380 Réacteur de dégradation photochimique

50 380 Mélange avant et après dégradation photochimique

51 381 Détermination des longueurs d’onde d’absorption maximale

670
Numéro de figure Page Titre

52 386 Courbe obtenue par chromatographie

53 387 Paramètres mesurant la variation

54 387 Modélisation et maillage du complexe

55 390 Détermination des coefficients du modèle

56 390 Etude ciblée des conditions optimales

57 391 Evolution en fonction du temps du rapport de l’absorbance A


sur l’absorbance Ao avant irradiation.

58 424 La dynamique de « l’atome-foule »

59 458 La fusion selon Humphreys

60 459 Liaison chimique et énergie de l'entité dans le cas du


dihydrogène

61 471 Profil d’énergie en deux dimensions

62 472 Courbe d’énergie potentielle en trois dimensions avec zone


« VRI »

63 473 Hydroboration d'un alcène

64 474 Stabilisation et inter-comparaison

65 476 Structures jugées pertinentes

66 476 Travail de tissage

67 477 Affinage du modèle, rôle du solvant en associant d’autres


outils de calcul hétérogènes

68 478 De modèle de l'état de transition à celui de trajectoires


dynamiques

69 490 Diagrammes d'énergie de la molécule BO et de l'atome de


sodium
70 497 Mixte empirico-théorique

71 500 Négocier et non réduire

72 501-502 Diagrammes de corrélation de molécules diatomiques

73 510 Méthode des « fragments »

74 511 Diagramme de corrélation du méthane et spectre photoélectronique

75 531 Carte en relief de la densité électronique ρ

76 532 Gradient de densité électronique

671
Numéro de figure Page Titre

77 532 Courbes QTAIM

78 539 δigne d’interaction atomique entre les noyaux A et B

79 547 Compilation d’une banque de « données »

80 549 Comparaison de l’orbitale 1s de Slater avec une fonction


gaussienne

81 552 Création progressive d’un réseau par inter-comparaison

82 553 δe rôle des meilleures estimations dans l’articulation pour une


réaction donnée

83 556 Rôle structurant du zinc central

84 556 Réaction d'alkylation du soufre du groupement thiolate relié au


zinc

85 557 Réaction de réparation de l'ADN par alkylation (méthylation)


du groupement thiolate de la protéine ADA

86 557 Réaction du groupement thiolate

87 558 Les deux voies d'un mécanisme associatif

88 559 Complexes biomimétiques du zinc : création de faitiches


moléculaires

89 560 Complexes du zinc

90 560 Réaction d’iodation

91 561 Mécanismes de réactions possibles

92 563 Principales caractéristiques géométriques du modèle [ZnNS3]0

93 568 Différentes structures géométriques obtenues pour le complexe

94 568 Enthalpie de réaction en phase gazeuse et dans l'eau pour


l’alkylation du site actif des complexes 1
95 619 Types d’orbitales

96 622 Modèle des tessères

97 623 Cycle thermodynamique

672
Résumé en français

Chimie, chimie quantique et concept d’émergence :


Etude d’une mise en relation.

Jean-Pierre LLORED.

RÉSUMÉ

Cette thèse prend pour point de départ l’exploration de quelques pratiques chimiques
contemporaines en vue d’identifier certains réquisits que devrait satisfaire un concept
d’émergence pour être mis en relation avec la chimie. Cette épistémologie distribuée prend
appui sur l’histoire de la chimie. Dans cette perspective seront mis en évidence : la
dépendance mutuelle des niveaux d’organisation ainsi que celle des relations et des relata, et
le rôle constitutif des modes d’intervention dans la définition, toujours ouverte et provisoire,
de ce à quoi les chimistes disent avoir affaire. Un détour par l’histoire de la philosophie est
alors envisagé pour étudier comment les émergentistes britanniques ont mis en relation la
chimie avec l’émergence. δ’étude attentive de ces textes est l’occasion d’une mise au banc
d’essai de mon étude préliminaire. Nous revenons ensuite aux définitions formelles de
l’émergence, et en particulier aux analyses de Kim, en montrant que la clause ceteris paribus
sur laquelle elles s’appuient prend un autre sens en métrologie chimique. Cette étude nous
permet d’insister sur le rôle et l’importance de deux types de méréologie pour penser
l’émergence d’un point de vue formel en tenant compte de la spécificité du travail des
chimistes. La thèse envisage enfin de prolonger son enquête en explorant les travaux en
chimie quantique et la façon très particulière avec laquelle ils entre-définissent un tout, ses
parties et le milieu qui leur est associé. Une mise en relation est alors tentée et ouvre plusieurs
pistes : une approche ontologique et pragmatique adaptant à la chimie le concept d’habitude
de Peirce repris par Claudine Tiercelin ou celui d’ « affordance » proposé par Rom Harré ;
une approche pragmatique et transcendantale inspirée des travaux menés par Michel Bitbol en
philosophie de la physique quantique ; et, enfin, une approche qui prend en charge les
conséquences des transformations chimiques sur les humains et les non-humains, en
réintégrant les conditions pragmatiques, socio-politiques, institutionnelles et technologiques
de la chimie dans le débat à propos de l’émergence.

DISCIPLINES : Épistémologie, Histoire des sciences et des techniques, Philosophie.

Mots-clés : Tout, parties, milieu associé, méréologie, métachimie, « affordance »,


dépendance aux modes d’accès, codéfinition des niveaux, relations, relata, clause ceteris
paribus, complexe {préparation technoscientifique-métaphysique(s) associées}, individu
chimique, connaissance opérative, faisceaux de performances, pragmatisme,
transcendantalisme.

673
Résumé en anglais

Chemistry, quantum chemistry, and emergence:


Connecting a concept with chemical practices

Jean-Pierre LLORED.

ABSTRACT

This PhD dissertation starts from the scrutiny of some contemporary chemical practices in
order to identify some requisites that a concept of emergence must integrate in order to fit
chemists’ works. This distributed epistemology takes support on the history of chemistry.
Following this line of reasoning, we highlight: (1) the mutual dependence of the levels of
organization; (2) the codefinition of relations and relata; and (3) the constitutive role of the
modes of intervention in the definition, always open and provisory, of chemical “individuals”.
A return to the history of philosophy is envisaged so as to study how the British emergentists
connected chemistry with emergence. This careful study allows us to discuss our preliminary
study. We then consider the formal definitions of emergence, and especially Kim’s work, by
showing that the ceteris paribus clause on which all those (nomo)logical strategies rest takes
another meaning within chemical metrology. In doing so, we stress the role and the
importance of two kinds of mereology that enable us to think about emergence from a formal
standpoint. We then widen and deepen our investigation by exploring how quantum chemists
specifically negotiate a chemical whole, its parts, and the surroundings, within a calculation.
A connection is eventually tried and opens several perspectives such as: (1) an ontological
and pragmatic approach adapted from Peirce’s concept of habits or from Rom Harré’s
affordances; (2) a pragmatic and transcendental approach first proposed by Michel Bitbol
within the framework of quantum physics and which is adapted to chemistry; and (3) a
reconceptualization of the concept of emergence which addresses the consequences of the
chemical transformations on humans and non-humans by integrating the pragmatic, socio-
political, technological, and institutional conditions of chemical activities into the
philosophical reflection about emergence.

DISCIPLINES: Epistemology, History of sciences and technologies, Philosophy.

Keywords: Whole, parts, associated milieu, mereology, metachemistry, affordance, mode of


access dependence, codefinition of levels, relations, relata, ceteris paribus clause, the
“technoscientific preparation-associated metaphysics” complex, chemical individuals,
operative knowledge, bundles of habits, pragmatism, transcendentalism.

674

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