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Anna Karénine
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Biographie et informations
Nationalité : Russie
Né(e) à : Iasnaïa Poliana , le 09/09/1828
Mort(e) à : Astapovo , le 20/11/1910
Biographie :
Léon Tolstoï, comte Lev Nikolaïevitch Tolstoï (en russe:Лев Николаевич Толстой), est l'un des plus
grands romanciers russes.
Il passe son enfance avec ses frères et sœurs à la campagne. A 15 ans, il lit Voltaire et Rousseau
dont les idées le marquent, puis arrêtant ses études, il s'engage dans l'armée. Des combats qu'il a
vécus, il écrit "Les Cosaques" qui analyse la guerre à travers l'optique de la morale et de la
population.
Ses premiers livres publiés relèvent de l’auto analyse et dévoilent l'obsession de Tolstoï pour le bien
et la responsabilité de chacun, lui qui préfère mener une vie de paysan au lieu de jouir des
mondanités que son succès lui offre.
Ses chefs-d'œuvre littéraires sont : "La Guerre et la Paix" et "Anna Karénine", fresques sur la vie en
Russie au XIXème siècle. Il est également connu comme essayiste, dramaturge, et réformateur,
faisant de lui le membre le plus influent de l'aristocratique famille Tolstoï .
Son interprétation littérale des enseignements éthiques de Jésus, notamment du Sermon sur la
montagne, font de lui un chrétien anarcho-pacifiste.
Ses idées sur la résistance non-violente, exprimée dans des œuvres comme Le Royaume de Dieu est
en vous, ont un profond impact sur des figures centrales du XXe siècle telles que Mahatma Gandhi et
Martin Luther King, Jr.
Tolstoï est également un éminent pédagogue qui a développé son propre enseignement, notamment
auprès des enfants de paysans. Il a laissé de nombreux essais comme "L'éducation religieuse" (1899)
ou "La liberté dans l’école" (1862).
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
La maison Oblonsky était bouleversée. La princesse, ayant appris que son mari entretenait
une liaison avec une institutrice française qui venait d’être congédiée, déclarait ne plus vouloir
vivre sous le même toit que lui. Cette situation se prolongeait et se faisait cruellement sentir
depuis trois jours aux deux époux, ainsi qu’à tous les membres de la famille, aux domestiques
eux-mêmes. Chacun sentait qu’il existait plus de liens entre des personnes réunies par le hasard
dans une auberge, qu’entre celles qui habitaient en ce moment la maison Oblonsky. La femme
ne quittait pas ses appartements ; le mari ne rentrait pas de la journée ; les enfants couraient
abandonnés de chambre en chambre ; l’Anglaise s’était querellée avec la femme de charge et
venait d’écrire à une amie de lui chercher une autre place ; le cuisinier était sorti la veille sans
permission à l’heure du dîner ; la fille de cuisine et le cocher demandaient leur compte.
Trois jours après la scène qu’il avait eue avec sa femme, le prince Stépane Arcadiévitch
Oblonsky, Stiva, comme on l’appelait dans le monde, se réveilla à son heure habituelle, huit
heures du matin, non pas dans sa chambre à coucher, mais dans son cabinet de travail, sur un
divan de cuir. Il se retourna sur les ressorts de son divan, cherchant à prolonger son sommeil,
entoura son oreiller de ses deux bras, y appuya sa joue ; puis, se redressant tout à coup, il s’assit
et ouvrit les yeux.
« Oui, oui, comment était-ce donc ? pensa-t-il en cherchant à se rappeler son rêve.
Comment était-ce ? Oui, Alabine donnait un dîner à Darmstadt ; non, ce n’était pas Darmstadt,
mais quelque chose d’américain. Oui, là-bas, Darmstadt était en Amérique. Alabine donnait un
dîner sur des tables de verre, et les tables chantaient : « Il mio tesoro », c’était même mieux que
« Il mio tesoro », et il y avait là de petites carafes qui étaient des femmes. »
Les yeux de Stépane Arcadiévitch brillèrent gaiement et il se dit en souriant : « Oui, c’était
agréable, très agréable, mais cela ne se raconte pas en paroles et ne s’explique même plus
clairement quand on est réveillé. » Et, remarquant un rayon de jour qui pénétrait dans la chambre
par l’entrebâillement d’un store, il posa les pieds à terre, cherchant comme d’habitude ses
pantoufles de maroquin brodé d’or, cadeau de sa femme pour son jour de naissance ; puis,
toujours sous l’empire d’une habitude de neuf années, il tendit la main sans se lever, pour
prendre sa robe de chambre à la place où elle pendait d’ordinaire. Ce fut alors seulement qu’il se
rappela comment et pourquoi il était dans son cabinet ; le sourire disparut de ses lèvres et il
fronça le sourcil. « Ah, ah, ah ! » soupira-t-il en se souvenant de ce qui s’était passé. Et son
imagination lui représenta tous les détails de sa scène avec sa femme et la situation sans issue
où il se trouvait par sa propre faute.
« Non, elle ne pardonnera pas et ne peut pas pardonner. Et ce qu’il y a de plus terrible, c’est
que je suis cause de tout, de tout, et que je ne suis pas coupable ! Voilà le drame. Ah, ah, ah !
… » répétait-il dans son désespoir en se rappelant toutes les impressions pénibles que lui avait
laissées cette scène.
Le plus désagréable avait été le premier moment, quand, rentrant du spectacle, heureux et
content, avec une énorme poire dans la main pour sa femme, il n’avait pas trouvé celle-ci au
salon ; étonné, il l’avait cherchée dans son cabinet et l’avait enfin découverte dans sa chambre à
coucher, tenant entre ses mains le fatal billet qui lui avait tout appris.
Elle, cette Dolly toujours affairée et préoccupée des petits tracas du ménage, et selon lui si
peu perspicace, était assise, le billet dans la main, le regardant avec une expression de terreur,
de désespoir et d’indignation.
Comme il arrive souvent, ce n’était pas le fait en lui-même qui touchait le plus Stépane
Arcadiévitch, mais la façon dont il avait répondu à sa femme. Semblable aux gens qui se trouvent
impliqués dans une vilaine affaire sans s’y être attendus, il n’avait pas su prendre une
physionomie conforme à sa situation. Au lieu de s’offenser, de nier, de se justifier, de demander
pardon, de demeurer indifférent, tout aurait mieux valu, sa figure prit involontairement (action
réflexe, pensa Stépane Arcadiévitch qui aimait la physiologie) — très involontairement — un air
souriant ; et ce sourire habituel, bonnasse, devait nécessairement être niais.
C’était ce sourire niais qu’il ne pouvait se pardonner. Dolly, en le voyant, avait tressailli
comme blessée d’une douleur physique ; puis, avec son emportement habituel, elle avait accablé
son mari d’un flot de paroles amères et s’était sauvée dans sa chambre. Depuis lors, elle ne
voulait plus le voir.
« La faute en est à ce bête de sourire, pensait Stépane Arcadiévitch, mais que faire, que
faire ? » répétait-il avec désespoir sans trouver de réponse.
CHAPITRE II
STÉPANE Arcadiévitch était sincère avec lui-même et incapable de se faire illusion au point
de se persuader qu’il éprouvait des remords de sa conduite. Comment un beau garçon de trente-
quatre ans comme lui aurait-il pu se repentir de n’être plus amoureux de sa femme, la mère de
sept enfants dont cinq vivants, et à peine plus jeune que lui d’une année. Il ne se repentait que
d’une chose, de n’avoir pas su lui dissimuler la situation. Peut-être aurait-il mieux caché ses
infidélités s’il avait pu prévoir l’effet qu’elles produiraient sur sa femme. Jamais il n’y avait
sérieusement réfléchi. Il s’imaginait vaguement qu’elle s’en doutait, qu’elle fermait volontairement
les yeux, et trouvait, même que, par un sentiment de justice, elle aurait dû se montrer indulgente ;
n’était-elle pas fanée, vieillie, fatiguée ? Tout le mérite de Dolly consistait à être une bonne mère
de famille, fort ordinaire du reste, et sans aucune qualité qui la fît remarquer. L’erreur avait été
grande ! « C’est terrible, c’est terrible ! » répétait Stépane Arcadiévitch sans trouver une idée
consolante. « Et tout allait si bien, nous étions si heureux ! Elle était contente, heureuse dans
ses enfants, je ne la gênais en rien, et la laissais libre de faire ce que bon lui semblait dans son
ménage. Il est certain qu’il est fâcheux qu’elle ait été institutrice chez nous. Ce n’est pas bien. Il y
a quelque chose de vulgaire, de lâche à faire la cour à l’institutrice de ses enfants. Mais quelle
institutrice ! (il se rappela vivement les yeux noirs et fripons de Mlle Roland et son sourire). Et tant
qu’elle demeurait chez nous, je ne me suis rien permis. Ce qu’il y a de pire, c’est que… comme
un fait exprès ! que faire, que faire ? »… De réponse il n’y en avait pas, sinon cette réponse
générale que la vie donne à toutes les questions les plus compliquées, les plus difficiles à
résoudre : vivre au jour le jour, c’est-à-dire s’oublier ; mais, ne pouvant plus retrouver l’oubli dans
le sommeil, du moins jusqu’à la nuit suivante, il fallait s’étourdir dans le rêve de la vie.
« Nous verrons plus tard », pensa Stépane Arcadiévitch, se décidant enfin à se lever.
Il endossa sa robe de chambre grise doublée de soie bleue, en noua la cordelière, aspira
l’air à pleins poumons dans sa large poitrine, et d’un pas ferme qui lui était particulier, et qui ôtait
toute apparence de lourdeur à son corps vigoureux, il s’approcha de la fenêtre, en leva le store et
sonna vivement. Matvei, le valet de chambre, un vieil ami, entra aussitôt, portant les habits, les
bottes de son maître et une dépêche ; à sa suite vint le barbier, avec son attirail.
« A-t-on apporté des papiers du tribunal ? » demanda Stépane Arcadiévitch, prenant le
télégramme et s’asseyant devant le miroir.
— Ils sont sur la table », répondit Matvei en jetant un coup d’œil interrogateur et plein de
sympathie à son maître ; puis, après une pause, il ajouta avec un sourire rusé :
Stépane Arcadiévitch ne répondit pas et regarda Matvei dans le miroir ; ce regard prouvait à
quel point ces deux hommes se comprenaient. « Pourquoi dis-tu cela ? » avait l’air de demander
Oblonsky.
Matvei, les mains dans les poches de sa jaquette, les jambes un peu écartées, répondit
avec un sourire imperceptible :
« Matvei, ma sœur Anna Arcadievna arrivera demain, dit-il en arrêtant pour un instant la
main grassouillette du barbier en train de tracer à l’aide du peigne une raie rose dans sa barbe
frisée.
— Dieu soit béni ! » répondit Matvei d’un ton qui prouvait que, tout comme son maître, il
comprenait l’importance de cette nouvelle, — en ce sens qu’Anna Arcadievna, la sœur bien-
aimée de son maître, pourrait contribuer à la réconciliation du mari et de la femme.
Stépane Arcadiévitch ne pouvait répondre, parce que le barbier s’était emparé de sa lèvre
supérieure, mais il leva un doigt. Matvei fit un signe de tête dans la glace.
— Vous voulez essayer, comprit Matvei, mais il répondit simplement : C’est bien. »
« Daria Alexandrovna fait dire qu’elle part. — « Qu’il fasse comme bon lui semblera », a-t-
elle dit, — et le vieux domestique regarda son maître, les mains dans ses poches, en penchant la
tête ; ses yeux seuls souriaient.
Stépane Arcadiévitch se tut pendant quelques instants ; puis un sourire un peu attendri
passa sur son beau visage.
— Cela s’arrangera ?
— Certainement, monsieur.
— C’est moi, monsieur, répondit une voix féminine ferme mais agréable, et la figure grêlée
et sévère de Matrona Philémonovna, la bonne des enfants, se montra à la porte.
— Qu’y a-t-il, Matrona ? » demanda Stépane Arcadiévitch en allant lui parler près de la
porte. Quoique absolument dans son tort à l’égard de sa femme, ainsi qu’il le reconnaissait lui-
même, il avait cependant toute la maison pour lui, y compris la bonne, la principale amie de Daria
Alexandrovna.
— Vous devriez aller trouver madame et lui demander encore pardon, monsieur ; peut-être
le bon Dieu sera-t-il miséricordieux. Madame se désole, c’est pitié de la voir, et tout dans la
maison est sens dessus dessous. Il faut avoir pitié des enfants, monsieur.
— Vous aurez toujours fait ce que vous aurez pu, Dieu est miséricordieux ; priez Dieu,
monsieur, priez Dieu.
— Eh bien, c’est bon, va, dit Stépane Arcadiévitch en rougissant tout à coup. Donne-moi
vite mes affaires », ajouta-t-il en se tournant vers Matvei et en ôtant résolument sa robe de
chambre.
Matvei, soufflant sur d’invisibles grains de poussière, tenait la chemise empesée de son
maître, et l’en revêtit avec un plaisir évident.
CHAPITRE III
UNE fois habillé, Stépane Arcadiévitch se parfuma, arrangea ses manchettes, mit dans ses
poches, suivant son habitude, ses cigarettes, son portefeuille, ses allumettes, sa montre avec
une double chaîne et des breloques, chiffonna son mouchoir de poche et, malgré ses malheurs,
se sentit frais, dispos, parfumé et physiquement heureux. Il se dirigea vers la salle à manger, où
l’attendaient déjà son café, et près du café ses lettres et ses papiers.
Il parcourut les lettres. L’une d’elles était fort désagréable : c’était celle d’un marchand qui
achetait du bois dans une terre de sa femme. Ce bois devait absolument être vendu ; mais, tant
que la réconciliation n’aurait pas eu lieu, il ne pouvait être question de cette vente. C’eût été
chose déplaisante que de mêler une affaire d’intérêt à l’affaire principale, celle de la
réconciliation. Et la pensée qu’il pouvait être influencé par cette question d’argent lui sembla
blessante. Après avoir lu ses lettres, Stépane Arcadiévitch attira vers lui ses papiers, feuilleta
vivement deux dossiers, fit quelques notes avec un gros crayon et, repoussant ces paperasses,
se mit enfin à déjeuner ; tout en prenant son café, il déplia son journal du matin, encore humide,
et le parcourut.
Le journal que recevait Stépane Arcadiévitch était libéral, sans être trop avancé, et d’une
tendance qui convenait à la majorité du public. Quoique Oblonsky ne s’intéressât guère ni à la
science, ni aux arts, ni à la politique, il ne s’en tenait pas moins très fermement aux opinions de
son journal sur toutes ces questions, et ne changeait de manière de voir que lorsque la majorité
du public en changeait. Pour mieux dire, ses opinions le quittaient d’elles-mêmes après lui être
venues sans qu’il prît la peine de les choisir ; il les adoptait comme les formes de ses chapeaux
et de ses redingotes, parce que tout le monde les portait, et, vivant dans une société où une
certaine activité intellectuelle devient obligatoire avec l’âge, les opinions lui étaient aussi
nécessaires que les chapeaux. Si ses tendances étaient libérales plutôt que conservatrices,
comme celles de bien des personnes de son monde, ce n’est pas qu’il trouvât les libéraux plus
raisonnables, mais parce que leurs opinions cadraient mieux avec son genre de vie. Le parti
libéral soutenait que tout allait mal en Russie, et c’était le cas pour Stépane Arcadiévitch, qui
avait beaucoup de dettes et peu d’argent. Le parti libéral prétendait que le mariage est une
institution vieillie qu’il est urgent de réformer, et pour Stépane Arcadiévitch la vie conjugale offrait
effectivement peu d’agréments et l’obligeait à mentir et à dissimuler, ce qui répugnait à sa nature.
Les libéraux disaient, ou plutôt faisaient entendre, que la religion n’est un frein que pour la partie
inculte de la population, et Stépane Arcadiévitch, qui ne pouvait supporter l’office le plus court
sans souffrir des jambes, ne comprenait pas pourquoi l’on s’inquiétait en termes effrayants et
solennels de l’autre monde, quand il faisait si bon vivre dans celui-ci. Joignez à cela que Stépane
Arcadiévitch ne détestait pas une bonne plaisanterie, et il s’amusait volontiers à scandaliser les
gens tranquilles en soutenant que, du moment qu’on se glorifie de ses ancêtres, il ne convient
pas de s’arrêter à Rurick et de renier l’ancêtre primitif, — le singe.
Les tendances libérales lui devinrent ainsi une habitude ; il aimait son journal comme son
cigare après dîner, pour le plaisir de sentir un léger brouillard envelopper son cerveau.
Stépane Arcadiévitch parcourut le « leading article » dans lequel il était expliqué que de
notre temps on s’inquiète bien à tort de voir le radicalisme menacer d’engloutir tous les éléments
conservateurs, et qu’on a plus tort encore de supposer que le gouvernement doive prendre des
mesures pour écraser l’hydre révolutionnaire. « À notre avis, au contraire, le danger ne vient pas
de cette fameuse hydre révolutionnaire, mais de l’entêtement traditionnel qui arrête tout
progrès », etc., etc. Il parcourut également le second article, un article financier où il était
question de Bentham et de Mill, avec quelques pointes à l’adresse du ministère. Prompt à tout
s’assimiler, il saisissait chacune des allusions, devinait d’où elle partait et à qui elle s’adressait,
ce qui d’ordinaire l’amusait beaucoup, mais ce jour-là son plaisir était gâté par le souvenir des
conseils de Matrona Philémonovna et par le sentiment du malaise qui régnait dans la maison. Il
parcourut tout le journal, apprit que le comte de Beust était parti pour Wiesbaden, qu’il n’existait
plus de cheveux gris, qu’il se vendait une calèche, qu’une jeune personne cherchait une place, et
ces nouvelles ne lui procurèrent pas la satisfaction tranquille et légèrement ironique qu’il
éprouvait habituellement. Après avoir terminé sa lecture, pris une seconde tasse de café avec du
kalatch et du beurre, il se leva, secoua les miettes qui s’étaient attachées à son gilet, et sourit de
plaisir, tout en redressant sa large poitrine ; ce n’est pas qu’il eût rien de particulièrement gai
dans l’âme, ce sourire était simplement le résultat d’une excellente digestion.
Deux voix d’enfants bavardaient derrière la porte ; Stépane Arcadiévitch reconnut celles de
Grisha, son plus jeune fils, et de Tania, sa fille aînée. Ils traînaient quelque chose qu’ils avaient
renversé.
« J’avais bien dit qu’il ne fallait pas mettre les voyageurs sur l’impériale, criait la petite fille
en anglais ; ramasse maintenant !
— Tout va de travers, pensa Stépane Arcadiévitch, les enfants ne sont plus surveillés », et,
s’approchant de la porte, il les appela. Les petits abandonnèrent la boîte qui leur représentait un
chemin de fer, et accoururent.
Tania entra hardiment et se suspendit en riant au cou de son père, dont elle était la favorite,
s’amusant comme d’habitude à respirer le parfum bien connu qu’exhalaient ses favoris ; après
avoir embrassé ce visage, que la tendresse autant que la pose forcément inclinée avaient rougi,
la petite détacha ses bras et voulut s’enfuir, mais le père la retint.
« Que fait maman ? demanda-t-il en passant la main sur le petit cou blanc et délicat de sa
fille. — Bonjour », dit-il en souriant à son petit garçon qui s’approchait à son tour. Il s’avouait qu’il
aimait moins son fils et cherchait toujours à le dissimuler, mais l’enfant comprenait la différence et
ne répondit pas au sourire forcé de son père.
« Est-elle gaie ? »
La petite fille savait qu’il se passait quelque chose de grave entre ses parents, que sa mère
ne pouvait être gaie et que son père feignait de l’ignorer en lui faisant si légèrement cette
question. Elle rougit pour son père. Celui-ci la comprit et rougit à son tour.
« Je ne sais pas, répondit l’enfant. Elle ne veut pas que nous prenions nos leçons ce matin
et nous envoie avec miss Hull chez grand’maman.
Il chercha sur la cheminée une boîte de bonbons qu’il y avait placée la veille, et prit deux
bonbons qu’il lui donna, en ayant eu soin de choisir ceux qu’elle préférait.
— Oui, oui. » Et avec une dernière caresse à ses petites épaules et un baiser sur ses
cheveux et son cou, il la laissa partir.
— Il faut bien cependant vous donner le temps de déjeuner, repartit Matvei d’un ton bourru,
mais amical, qui ôtait toute envie de le gronder.
La solliciteuse, femme d’un capitaine Kalinine, demandait une chose impossible et qui
n’avait pas le sens commun ; mais Stépane Arcadiévitch la fit asseoir, l’écouta sans l’interrompre,
lui dit comment et à qui il fallait s’adresser, et lui écrivit même un billet de sa belle écriture bien
nette pour la personne qui pouvait l’aider. Après avoir congédié la femme du capitaine, Stépane
Arcadiévitch prit son chapeau et s’arrêta en se demandant s’il n’oubliait pas quelque chose. Il
n’avait oublié que ce qu’il souhaitait ne pas avoir à se rappeler, sa femme.
Sa belle figure prit une expression de mécontentement. « Faut-il ou ne faut-il pas y aller ? »
se demanda-t-il en baissant la tête. Une voix intérieure lui disait que mieux valait s’abstenir, parce
qu’il n’y avait que fausseté et mensonge à attendre d’un rapprochement. Pouvait-il rendre Dolly
attrayante comme autrefois, et lui-même pouvait-il se faire vieux et incapable d’aimer ?
« Et cependant il faudra bien en venir là, les choses ne peuvent rester ainsi », se disait-il en
s’efforçant de se donner du courage. Il se redressa, prit une cigarette, l’alluma, en tira deux
bouffées, la rejeta dans un cendrier de nacre, et, traversant enfin le salon à grands pas, il ouvrit
une porte qui donnait dans la chambre de sa femme.
CHAPITRE IV
DARIA Alexandrovna, vêtue d’un simple peignoir et entourée d’objets jetés çà et là autour
d’elle, fouillait dans une chiffonnière ouverte ; elle avait ajusté à la hâte ses cheveux, rares
maintenant, mais jadis épais et beaux, et ses yeux, agrandis par la maigreur de son visage,
gardaient une expression d’effroi. Lorsqu’elle entendit le pas de son mari, elle se tourna vers la
porte, décidée à cacher sous un air sévère et méprisant le trouble que lui causait cette entrevue
si redoutée. Depuis trois jours elle tentait en vain de réunir ses effets et ceux de ses enfants pour
aller se réfugier chez sa mère, sentant qu’il fallait d’une façon quelconque punir l’infidèle,
l’humilier, lui rendre une faible partie du mal qu’il avait causé ; mais, tout en se répétant qu’elle le
quitterait, elle n’en trouvait pas la force, parce qu’elle ne pouvait se déshabituer de l’aimer et de
le considérer comme son mari. D’ailleurs elle s’avouait que si, dans sa propre maison, elle avait
de la peine à venir à bout de ses cinq enfants, ce serait bien pis là où elle comptait les mener. Le
petit s’était déjà ressenti du désordre qui régnait dans le ménage et avait été souffrant à cause
d’un bouillon tourné ; les autres s’étaient presque trouvés privés de dîner la veille… Et, tout en
comprenant qu’elle n’aurait jamais le courage de partir, elle cherchait à se donner le change en
rassemblant ses affaires.
En voyant la porte s’ouvrir, elle se reprit à bouleverser ses tiroirs et ne leva la tête que
lorsque son mari fut tout près d’elle. Alors, au lieu de l’air sévère qu’elle voulait se donner, elle
tourna vers lui un visage où se peignaient la souffrance et l’indécision.
Elle jeta un rapide coup d’œil sur lui, et le voyant brillant de fraîcheur et de santé : « Il est
heureux et content, pensa-t-elle, tandis que moi ! Ah ! que cette bonté qu’on admire en lui me
révolte ! » Et sa bouche se contracta nerveusement.
Stépane Arcadiévitch avait pu rester calme et se faire des illusions loin de sa femme, mais,
quand il vit ce visage ravagé et qu’il entendit ce cri désespéré, sa respiration s’arrêta, quelque
chose lui monta au gosier et ses yeux se remplirent de larmes.
« Mon Dieu, qu’ai-je fait, Dolly ? au nom de Dieu. » Il ne put en dire plus long, un sanglot le
prit à la gorge.
« Dolly, que puis-je dire ? une seule chose : pardonne ! Souviens-toi : neuf années de ma
vie ne peuvent-elles racheter une minute… »
Elle baissa les yeux, écoutant ce qu’il avait à dire de l’air d’une personne qui espère qu’on la
détrompera.
« Une minute d’entraînement », acheva-t-il, et il voulut continuer, mais à ces mots les lèvres
de Dolly se serrèrent comme par l’effet d’une vive souffrance, et les muscles de sa joue droite se
contractèrent de nouveau.
Elle voulut sortir, mais elle faillit tomber et s’accrocha au dossier d’une chaise pour se
soutenir. Le visage d’Oblonsky s’assombrit, ses yeux étaient pleins de larmes.
« Dolly ! dit-il presque en pleurant. Au nom de Dieu, pense aux enfants : ils ne sont pas
coupables. Il n’y a de coupable que moi, punis-moi : dis-moi comment je puis expier. Je suis prêt
à tout. Je suis coupable et n’ai pas de mots pour t’exprimer combien je le sens ! Mais, Dolly,
pardonne ! »
Elle s’assit. Il écoutait cette respiration oppressée avec un sentiment de pitié infinie.
Plusieurs fois elle essaya de parler sans y parvenir. Il attendait.
« Tu penses aux enfants quand il s’agit de jouer avec eux, mais, moi, j’y pense en
comprenant ce qu’ils ont perdu, » dit-elle en répétant une des phrases qu’elle avait préparées
pendant ces trois jours.
Elle lui avait dit tu, il la regarda avec reconnaissance et fit un mouvement pour prendre sa
main, mais elle s’éloigna de lui avec dégoût.
« Je ferai tout au monde pour les enfants, mais je ne sais ce que je dois décider : faut-il les
emmener loin de leur père ou les laisser auprès d’un débauché, oui, d’un débauché ? Voyons,
après ce qui s’est passé, dites-moi s’il est possible que nous vivions ensemble ? Est-ce
possible ? répondez donc ? répéta-t-elle en élevant la voix. Lorsque mon mari, le père de mes
enfants, est en liaison avec leur gouvernante…
— Mais que faire ? que faire ? interrompit-il d’une voix désolée, baissant la tête et ne
sachant plus ce qu’il disait.
— Vous me révoltez, vous me répugnez, cria-t-elle, s’animant de plus en plus. Vos larmes
sont de l’eau. Vous ne m’avez jamais aimée ; vous n’avez ni cœur ni honneur. Vous ne m’êtes
plus qu’un étranger, oui, tout à fait un étranger », et elle répéta avec colère ce mot terrible pour
elle, un étranger.
« Elle aime cependant mon enfant, pensa Oblonsky, remarquant l’effet produit par le cri du
petit. Comment alors me prendrait-elle en horreur ?
— Si vous me suivez, j’appelle les domestiques, les enfants ! qu’ils sachent tous que vous
êtes un lâche ! Je pars aujourd’hui, et vous n’avez qu’à vivre ici avec votre maîtresse ! »
« Matvei prétend que cela s’arrangera, mais comment ? Je n’en vois pas le moyen. C’est
affreux ! et comme elle a crié d’une façon vulgaire ! se dit-il en pensant aux
mots lâche et maîtresse. Pourvu que les femmes de chambre n’aient rien entendu. »
« Et qui sait au bout du compte si Matvei n’a pas raison, pensa-t-il, et si cela ne s’arrangera
pas ?
— Matvei, cria-t-il, qu’on prépare tout au petit salon pour recevoir Anna Arcadievna.
— Cela dépend. Tiens, voici pour la dépense, dit Oblonsky en tirant un billet de dix roubles
de son portefeuille. Est-ce assez ?
« Laissez-moi tranquille », leur avait-elle dit en rentrant chez elle pour s’asseoir à la place
où elle avait parlé à son mari. Là, serrant l’une contre l’autre ses mains amaigries dont les doigts
ne retenaient plus les bagues, elle repassa leur entretien dans sa mémoire.
« Il est parti ! mais a-t-il rompu avec elle ? Se peut-il qu’il la voie encore ? Pourquoi ne le lui
ai-je pas demandé ? Non, non, nous ne pouvons plus vivre ensemble ! Et, vivant sous le même
toit, nous n’en resterons pas moins étrangers, — étrangers pour toujours ! répéta-t-elle avec une
insistanceparticulière sur ce dernier mot si cruel. Comme je l’aimais, mon Dieu ! et comme je
l’aime encore même maintenant ! Peut-être ne l’ai-je jamais plus aimé ! et ce qu’il y a de plus
dur… » Elle fut interrompue par l’entrée de Matrona Philémonovna :
« Ordonnez au moins qu’on aille chercher mon frère, dit celle-ci ; il fera le dîner, sinon ce
sera comme hier, les enfants n’auront pas encore mangé à six heures.
— C’est bon, je vais venir et donner des ordres. A-t-on fait chercher du lait frais ? » Et là-
dessus, Daria Alexandrovna se plongea dans ses préoccupations quotidiennes et y noya pour un
moment sa douleur.
CHAPITRE V
STÉPANE Arcadiévitch avait fait de bonnes études grâce à d’heureux dons naturels ; mais il
était paresseux et léger et, par suite de ces défauts, était sorti un des derniers de l’école.
Quoiqu’il eût toujours mené une vie dissipée, qu’il n’eût qu’un tchin médiocre et un âge peu
avancé, il n’en occupait pas moins une place honorable qui rapportait de bons appointements,
celle de président d’un des tribunaux de Moscou. — Il avait obtenu cet emploi par la protection
du mari de sa sœur Anna, Alexis Alexandrovitch Karénine, un des membres les plus influents du
ministère. Mais, à défaut de Karénine, des centaines d’autres personnes, frères, sœurs, cousins,
oncles, tantes, lui auraient procuré cette place, ou toute autre du même genre, ainsi que les six
mille roubles qu’il lui fallait pour vivre, ses affaires étant peu brillantes malgré la fortune assez
considérable de sa femme. Stépane Arcadiévitch comptait la moitié de Moscou et de Pétersbourg
dans sa parenté et dans ses relations d’amitié ; il était né au milieu des puissants de ce monde.
Un tiers des personnages attachés à la cour et au gouvernement avaient été amis de son père et
l’avaient connu, lui, en brassières ; le second tiers le tutoyait ; le troisième était composé « de ses
bons amis » ; par conséquent il avait pour alliés tous les dispensateurs des biens de la terre sous
forme d’emplois, de fermes, de concessions, etc. ; et ils ne pouvaient négliger un des leurs.
Oblonsky n’eut donc aucune peine à se donner pour obtenir une place avantageuse ; il ne
s’agissait que d’éviter des refus, des jalousies, des querelles, des susceptibilités, ce qui lui était
facile à cause de sa bonté naturelle. Il aurait trouvé plaisant qu’on lui refusât la place et le
traitement dont il avait besoin. Qu’exigeait-il d’extraordinaire ? il ne demandait que ce que ses
contemporains obtenaient, et se sentait aussi capable qu’un autre de remplir ces fonctions.
On n’aimait pas seulement Stépane Arcadiévitch à cause de son bon et aimable caractère
et de sa loyauté indiscutable. Il y avait encore dans sonextérieur brillant et attrayant, dans ses
yeux vifs, ses sourcils noirs, ses cheveux, son teint animé, dans l’ensemble de sa personne, une
influence physique qui agissait sur ceux qui le rencontraient. « Ah ! Stiva ! Oblonsky ! le voilà ! »
s’écriait-on presque toujours avec un sourire de plaisir quand on l’apercevait ; et quoiqu’il ne
résultât rien de particulièrement joyeux de cette rencontre, on ne se réjouissait pas moins de le
revoir encore le lendemain et le surlendemain.
Après avoir rempli pendant trois ans la place de président, Stépane Arcadiévitch s’était
acquis non seulement l’amitié, mais encore la considération de ses collègues, inférieurs et
supérieurs, aussi bien que celle des personnes que les affaires mettaient en rapport avec lui. Les
qualités qui lui valaient cette estime générale étaient : premièrement, une extrême indulgence
pour chacun, fondée sur le sentiment de ce qui lui manquait à lui-même ; secondement, un
libéralisme absolu, non pas le libéralisme prôné par son journal, mais celui qui coulait
naturellement dans ses veines et le rendait également affable pour tout le monde, à quelque
condition qu’on appartînt ; et, troisièmement surtout, une complète indifférence pour les affaires
dont il s’occupait, ce qui lui permettait de ne jamais se passionner et par conséquent de ne pas
se tromper.
— Enfin vous les avez ! dit Stépane Arcadiévitch en feuilletant les papiers du doigt.
« S’ils pouvaient se douter, pensait-il tout en penchant la tête d’un air important pendant la
lecture du rapport, combien leur président avait, il y a une demi-heure, la mine d’un gamin
coupable ! » et ses yeux riaient.
Le conseil devait durer sans interruption jusqu’à deux heures, puis venait le déjeuner. Il
n’était pas encore deux heures lorsque les grandes portes vitrées de la salle s’ouvrirent, et
quelqu’un entra. Tous les membres du conseil, contents d’une petite diversion, se retournèrent ;
mais l’huissier de garde fit aussitôt sortir l’intrus et referma les portes derrière lui.
Quand le rapport fut terminé, Stépane Arcadiévitch se leva et, sacrifiant au libéralisme de
l’époque, tira ses cigarettes en pleine salle de conseil avant de passer dans son cabinet. Deux de
ses collègues, Nikitine, un vétéran au service, et Grinewitch, gentilhomme de la chambre, le
suivirent.
— Ce doit être un fameux coquin que ce Famine », dit Grinewitch en faisant allusion à l’un
des personnages de l’affaire qu’ils avaient étudiée.
Stépane Arcadiévitch fit une légère grimace comme pour faire entendre à Grinewitch qu’il
n’était pas convenable d’établir un jugement anticipé, et ne répondit pas.
— Quelqu’un est entré sans permission, Votre Excellence, pendant que j’avais le dos
tourné ; il vous demandait. Quand les membres du Conseil sortiront, lui ai-je dit.
— Où est-il ?
— Probablement dans le vestibule, car il était là tout à l’heure. Le voici », ajouta l’huissier
en désignant un homme fortement constitué, à barbe frisée, qui montait légèrement et
rapidement les marches usées de l’escalier de pierre, sans prendre la peine d’ôter son bonnet de
fourrure. Un employé, qui descendait, le portefeuille sous le bras, s’arrêta pour regarder d’un air
peu bienveillant les pieds du jeune homme, et se tourna pour interroger Oblonsky du regard.
Celui-ci, debout au haut de l’escalier, le visage animé encadré par son collet brodé d’uniforme,
s’épanouit encore plus en reconnaissant l’arrivant.
« C’est bien lui ! Levine, enfin ! s’écria-t-il avec un sourire affectueux, quoique légèrement
moqueur, en regardant Levine qui s’approchait. — Comment, tu ne fais pas le dégoûté, et tu
viens me chercher dans ce mauvais lieu ? dit-il, ne se contentant pas de serrer la main de son
ami, mais l’embrassant avec effusion. — Depuis quand es-tu ici ?
— Eh bien, allons dans mon cabinet », dit Stépane Arcadiévitch qui connaissait la
sauvagerie mêlée d’amour-propre et de susceptibilité de son ami ; et, comme s’il se fût agi
d’éviter un danger, il le prit par la main pour l’emmener.
Stépane Arcadiévitch tutoyait presque toutes ses connaissances, des vieillards de soixante
ans, des jeunes gens de vingt, des acteurs, des ministres, des marchands, des généraux, tous
ceux avec lesquels il prenait du champagne, et avec qui n’en prenait-il pas ? Dans le nombre des
personnes ainsi tutoyées aux deux extrêmes de l’échelle sociale, il y en aurait eu de bien
étonnées d’apprendre qu’elles avaient, grâce à Oblonsky, quelque chose de commun entre elles.
Mais lorsque celui-ci rencontrait en présence de ses inférieurs un de ses tutoyés honteux,
comme il appelait en riant plusieurs de ses amis, il avait le tact de les soustraire à une impression
désagréable. Levine n’était pas un tutoyé honteux, c’était un camarade d’enfance, cependant
Oblonsky sentait qu’il lui serait pénible de montrer leur intimité à tout le monde ; c’est pourquoi il
s’empressa de l’emmener. Levine avait presque le même âge qu’Oblonsky et ne le tutoyait pas
seulement par raison de champagne, ils s’aimaient malgré la différence de leurs caractères et de
leurs goûts, comme s’aiment des amis qui se sont liés dans leur première jeunesse. Mais, ainsi
qu’il arrive souvent à des hommes dont la sphère d’action est très différente, chacun d’eux, tout
en approuvant par le raisonnement la carrière de son ami, la méprisait au fond de l’âme, et
croyait la vie qu’il menait lui-même la seule rationnelle. À l’aspect de Levine, Oblonsky ne pouvait
dissimuler un sourire ironique. Combien de fois ne l’avait-il pas vu arriver de la campagne où il
faisait « quelque chose » (Stépane Arcadiévitch ne savait pas au juste quoi, et ne s’y intéressait
guère), agité, pressé, un peu gêné, irrité de cette gêne, et apportant généralement des points de
vue tout à fait nouveaux et inattendus sur la vie et les choses. Stépane Arcadiévitch en riait et
s’en amusait. Levine, de son côté, méprisait le genre d’existence que son ami menait à Moscou,
traitait son service de plaisanterie et s’en moquait. Mais Oblonsky prenait gaiement la
plaisanterie, en homme sûr de son fait, tandis que Levine riait sans conviction et se fâchait.
« Nous t’attendions depuis longtemps, dit Stépane Arcadiévitch en entrant dans son cabinet
et en lâchant la main de Levine comme pour prouver qu’ici tout danger cessait. Je suis bien
heureux de te voir, continua-t-il. Eh bien, comment vas-tu ? que fais-tu ? quand es-tu arrivé ? »
Levine se taisait et regardait les figures inconnues pour lui des deux collègues d’Oblonsky ;
la main de l’élégant Grinewitch aux doigts blancs et effilés, aux ongles longs, jaunes et recourbés
du bout, avec d’énormes boutons brillant sur ses manchettes, absorbait visiblement toute son
attention. Oblonsky s’en aperçut et sourit.
— J’ai l’honneur de connaître votre frère Serge Ivanitch », dit Grinewitch en tendant sa main
aux doigts effilés.
Le visage de Levine se rembrunit ; il serra froidement la main qu’on lui tendait, et se tourna
vers Oblonsky. Quoiqu’il eût beaucoup de respect pour son demi-frère, l’écrivain connu de toute
la Russie, il ne lui en était pas moins désagréable qu’on s’adressât à lui, non comme à
Constantin Levine, mais comme au frère du célèbre Kosnichef.
« Non, je ne m’occupe plus d’affaires. Je me suis brouillé avec tout le monde et ne vais plus
aux assemblées, dit-il en s’adressant à Oblonsky.
— Cela s’est fait bien vite, s’écria celui-ci en souriant. Mais comment ? pourquoi ?
— C’est une longue histoire que je te raconterai quelque jour, répondit Levine, ce qui ne
l’empêcha pas de continuer. — Pour être bref, je me suis convaincu qu’il n’existe et ne peut
exister aucune action sérieuse à exercer dans nos questions provinciales. D’une part, on joue au
parlement, et je ne suis ni assez jeune, ni assez vieux pour m’amuser de joujoux, et d’autre part
c’est — il hésita — un moyen pour la coterie du district de gagner quelques sous. Autrefois il y
avait les tutelles, les jugements ; maintenant il y a le semstvo, non pas pour y prendre des pots
de vin, mais pour en tirer des appointements sans les gagner. » Il dit ces paroles avec chaleur et
de l’air d’un homme qui croit que son opinion trouvera des contradicteurs.
« Hé, hé ! Mais te voilà, il me semble, dans une nouvelle phase : tu deviens conservateur !
dit Stépane Arcadiévitch. Au reste, nous en reparlerons plus tard.
— Oui, plus tard. Mais j’avais besoin de te voir », dit Levine en regardant toujours avec
haine la main de Grinewitch.
« Et tu disais que tu ne porterais plus jamais d’habit européen ? dit-il en examinant les
vêtements tout neufs de son ami, œuvre d’un tailleur français. Je le vois bien, c’est une nouvelle
phase. »
Levine rougit tout à coup, non comme fait un homme mûr, sans s’en apercevoir, mais
comme un jeune garçon qui se sent timide et ridicule, et qui n’en rougit que davantage. Cette
rougeur enfantine donnait à son visage intelligent et mâle un air si étrange, qu’Oblonsky cessa de
le regarder.
« Mais où donc nous verrons-nous ? J’ai besoin de causer avec toi », dit Levine.
Oblonsky réfléchit.
« Sais-tu ? nous irons déjeuner chez Gourine et nous y causerons ; je suis libre jusqu’à trois
heures.
— Non, répondit Levine, après un moment de réflexion, il me faut faire encore une course.
— Dîner ? mais je n’ai rien de particulier à te dire, rien que deux mots à te demander ; nous
bavarderons plus tard.
— Dans ce cas, dis les deux mots tout de suite, nous causerons à dîner.
— Ces deux mots, les voici, dit Levine ; au reste, ils n’ont rien de particulier. »
Son visage prit une expression méchante qui ne tenait qu’à l’effort qu’il faisait pour vaincre
sa timidité.
Stépane Arcadiévitch savait depuis longtemps que Levine était amoureux de sa belle-sœur,
Kitty ; il sourit et ses yeux brillèrent gaiement.
« Tu as dit deux mots, mais je ne puis répondre de même, parce que… Excuse-moi un
instant. »
« Non, faites comme je vous l’ai demandé, — dit-il en adoucissant son observation d’un
sourire ; et, après avoir brièvement expliqué comment il comprenait l’affaire, il repoussa les
papiers en disant : — Faites ainsi, je vous en prie, Zahar Nikitich. »
Le secrétaire s’éloigna confus. Levine, pendant cette petite conférence, avait eu le temps de
se remettre, et, debout derrière une chaise sur laquelle il s’était accoudé, il écoutait avec une
attention ironique.
— Je ne comprends pas ce que vous faites, dit Levine en haussant les épaules. Comment
peux-tu faire tout cela sérieusement ?
— Pourquoi ?
— De griffonnages ! Eh bien oui, tu as un don spécial pour ces choses-là, ajouta Levine.
— Allons, allons, tu y viendras aussi. C’est bon tant que tu as trois mille dissiatines dans le
district de Karasinsk, des muscles comme les tiens et la fraîcheur d’une petite fille de douze ans :
mais tu y viendras tout de même. Quant à ce que tu me demandes, il n’y a pas de changements,
mais je regrette que tu sois resté si longtemps sans venir.
— Parce que… répondit Oblonsky, mais nous en causerons plus tard. Qu’est-ce qui
t’amène ?
— Nous parlerons de cela aussi plus tard, dit Levine en rougissant encore jusqu’aux
oreilles.
— C’est bien, je comprends, fit Stépane Arcadiévitch. Vois-tu, je t’aurais bien prié de venir
dîner chez moi, mais ma femme est souffrante ; si tu veux lesvoir, tu les trouveras au Jardin
zoologique, de quatre à cinq ; Kitty patine. Vas-y, je te rejoindrai et nous irons dîner quelque part
ensemble.
Levine sortit du cabinet et se souvint seulement de l’autre côté de la porte qu’il avait oublié
de saluer les collègues d’Oblonsky.
« Ce doit être un personnage énergique, dit Grinewitch quand Levine fut sorti.
— Oui, mon petit frère, dit Stépane Arcadiévitch en hochant la tête, c’est un gaillard qui a de
la chance ! trois mille dissiatines dans le district de Karasinsk ! il a l’avenir pour lui, et quelle
jeunesse ! Ce n’est pas comme nous autres !
— Vous n’avez guère à vous plaindre pour votre part, Stépane Arcadiévitch.
CHAPITRE VI
LORSQUE Oblonsky lui avait demandé pourquoi il était venu à Moscou, Levine avait rougi, et
s’en voulait d’avoir rougi ; mais pouvait-il répondre : « Je viens demander ta belle-sœur en
mariage ? » Tel était cependant l’unique but de son voyage.
Les familles Levine et Cherbatzky, deux vieilles familles nobles de Moscou, avaient toujours
été en rapports d’amitié. L’intimité s’était resserrée pendant les études de Levine à l’Université de
Moscou, à cause de sa liaison avec le jeune prince Cherbatzky, frère de Dolly et de Kitty, qui
suivait les mêmes cours que lui. Dans ce temps-là Levine allait fréquemment dans la maison
Cherbatzky et, quelque étrange que cela puisse paraître, était amoureux de la maison tout
entière, spécialement de la partie féminine de la famille. Ayant perdu sa mère sans l’avoir
connue, et n’ayant qu’une sœur beaucoup plus âgée que lui, ce fut dans la maison Cherbatzky
qu’il trouva cet intérieur intelligent et honnête, propre aux anciennes familles nobles, dont la mort
de ses parents l’avait privé. Tous les membres de cette famille, mais principalement les femmes,
luiapparaissaient entourés d’un nimbe mystérieux et poétique. Non seulement il ne leur
découvrait aucun défaut, mais il leur supposait encore les sentiments les plus élevés, les
perfections les plus idéales. Pourquoi ces trois jeunes demoiselles devaient parler français et
anglais de deux jours l’un ; pourquoi elles devaient, à tour de rôle, jouer du piano (les sons de cet
instrument montaient jusqu’à la chambre où travaillaient les étudiants) ; pourquoi des maîtres de
littérature française, de musique, de danse, de dessin, se succédaient dans la maison ; pourquoi,
à certaines heures de la journée, les trois demoiselles, accompagnées de Mlle Linon, devaient
s’arrêter en calèche au boulevard de la Tverskoï et, sous la garde d’un laquais en livrée, se
promener dans leurs pelisses de satin (Dolly en avait une longue, Nathalie une demi-longue, et
Kitty une toute courte, qui montrait ses petites jambes bien faites, serrées dans des bas rouges) :
ces choses et beaucoup d’autres lui restaient incompréhensibles. Mais il savait que tout ce qui se
passait dans cette sphère mystérieuse était parfait, et ce mystère le rendait amoureux.
Il avait commencé par s’éprendre de Dolly l’aînée, pendant ses années d’études ; celle-ci
épousa Oblonsky ; il crut alors aimer la seconde, car il sentait qu’il devait nécessairement aimer
l’une des trois, sans savoir au juste laquelle. Mais Nathalie eut à peine fait son entrée dans le
monde, qu’on la maria au diplomate Lvof. Kitty n’était qu’une enfant quand Levine quitta
l’Université. Le jeune Cherbatzky, peu après son admission dans la marine, se noya dans la
Baltique, et les relations de Levine avec sa famille devinrent plus rares, malgré l’amitié qui le liait
à Oblonsky. Au commencement de l’hiver cependant, étant venu à Moscou, après une année
passée à la campagne, il revit les Cherbatzky et comprit alors laquelle des trois il était destiné à
aimer.
Après avoir passé deux mois à Moscou comme en rêve, rencontrant Kitty chaque jour dans
le monde, où il était retourné à cause d’elle, il repartit subitement pour la campagne, après avoir
décidé que ce mariage était impossible. Quelle position dans le monde, quelle carrière
convenable et bien définie offrait-il aux parents ? Tandis que ses camarades étaient, les uns
colonels et aides de camp, d’autres professeurs distingués, directeurs de banque et de chemin
de fer, ou présidents de tribunal, comme Oblonsky, que faisait-il, lui, à trente-deux ans ? Il
s’occupait de ses terres, élevait des bestiaux, construisait des bâtiments de ferme et chassait la
bécasse, c’est-à-dire qu’il avait pris le chemin de ceux qui, aux yeux du monde, n’ont pas su en
trouver d’autre ; il ne se faisait aucune illusion sur la façon dont on pouvait le juger, et croyait
passer pour un pauvre garçon, sans grande capacité.
Comment, d’ailleurs, la charmante et poétique jeune fille pouvait-elle aimer un homme aussi
laid et surtout aussi peu brillant que lui ? Ses anciennes relations avec Kitty, qui, à cause de sa
liaison avec le frère qu’elle avait perdu, étaient celles d’un homme fait avec une enfant, lui
semblaient un obstacle de plus.
On pouvait bien, pensait-il, aimer d’amitié un brave garçon aussi ordinaire que lui, mais il
fallait être beau et pouvoir déployer les qualités d’un homme supérieur, pour être aimé d’un
amour comparable à celui qu’il éprouvait. Il avait bien entendu dire que les femmes s’éprennent
souvent d’hommes laids et médiocres, mais il n’en croyait rien et jugeait les autres d’après lui-
même, qui ne pouvait aimer qu’une femme remarquable, belle et poétique.
Toutefois, après avoir passé deux mois à la campagne dans la solitude, il se convainquit
que le sentiment qui l’absorbait ne ressemblait pas aux enthousiasmes de sa première jeunesse,
et qu’il ne pourrait vivre sans résoudre cette grande question : serait-il accepté, oui ou non ? Rien
ne prouvait, après tout qu’il serait refusé. Il partit donc pour Moscou avec la ferme intention de se
déclarer et de se marier si on l’agréait. Sinon… il ne pouvait imaginer ce qu’il deviendrait !
CHAPITRE VII
LEVINE, arrivé à Moscou par le train du matin, s’était arrêté chez son demi-frère, Kosnichef.
Après avoir fait sa toilette, il était entré dans le cabinet de travail de celui-ci en se proposant de lui
raconter tout et de lui demander conseil ; mais son frère n’était pas seul. Il causait avec un
célèbre professeur de philosophie, venu de Kharhoff tout exprès pour éclaircir un malentendu
survenu entre eux au sujet d’une question scientifique. Le professeur était en guerre contre le
matérialisme ; Serge Kosnichef suivait sa polémique avec intérêt et lui avait adressé quelques
objections après avoir lu son dernier article. Il reprochait au professeur les concessions trop
larges qu’il faisait au matérialisme, et celui-ci était venu s’expliquer lui-même. La conversation
roulait sur la question à la mode : Y a-t-il une limite entre les phénomènes psychiques et
physiologiques dans les actions de l’homme, et où se trouve cette limite ?
Serge Ivanitch accueillit son frère avec le sourire froidement aimable qui lui était habituel et,
après l’avoir présenté au professeur, continua l’entretien. Celui-ci, un petit homme à lunettes, au
front étroit, s’arrêta un moment pour répondre au salut de Levine, puis reprit la conversation sans
lui accorder aucune attention. Levine s’assit en attendant son départ et s’intéressa bientôt au
sujet de la discussion. Il avait lu dans des revues les articles dont on parlait, et les avait lus en y
prenant l’intérêt général qu’un homme qui a étudié les sciences naturelles à l’Université peut
prendre au développement de ces sciences ; jamais il n’avait fait de rapprochements entre ces
questions savantes sur l’origine de l’homme, sur l’action réflexe, la biologie, la sociologie, et
celles qui le préoccupaient de plus en plus, le but de la vie et la mort.
« Je ne puis accepter la théorie de Keis, disait Serge Ivanitch dans son langage élégant et
correct, et admettre que toute ma conception du monde extérieur dérive uniquement de mes
sensations. Le principe de toute connaissance, le sentiment de l’être, de l’existence, n’est pas
venu par les sens ; il n’existe pas d’organe spécial pour produire cette conception.
— Oui, mais Wurst et Knaust et Pripasof vous répondront que vous avez la connaissance
de votre existence uniquement par suite d’une accumulation de sensations, en un mot, qu’elle
n’est que le résultat des sensations. Wurst dit même que là où la sensation n’existe pas, la
conscience de l’existence est absente.
Levine remarqua encore une fois qu’au moment de toucher au point capital, selon lui, ils
allaient s’en éloigner, et se décida à faire au professeur la question suivante :
« Dans ce cas, si mes sensations n’existent plus, si mon corps est mort, il n’y a plus
d’existence possible ? »
Le professeur regarda ce singulier questionneur d’un air contrarié et comme blessé de cette
interruption : que voulait cet intrus qui ressemblait plus à un paysan qu’à un philosophe ? Il se
tourna vers Serge Ivanitch, mais celui-ci n’était pas à beaucoup près aussi exclusif que le
professeur et pouvait, tout en discutant avec lui, comprendre le point de vue simple et rationnel
qui avait suggéré la question ; il répondit en souriant :
« Je suis content de te voir. Es-tu venu pour longtemps ? comment vont les affaires ? »
Levine savait que son frère aîné s’intéressait peu aux questions agronomiques et faisait une
concession en lui en parlant ; aussi se borna-t-il à répondre au sujet de la vente du blé et de
l’argent qu’il avait touché sur le domaine qu’ils possédaient indivis. Son intention formelle avait
été de causer avec son frère de ses projets de mariage, et de lui demander conseil ; mais, après
cette conversation avec le professeur et en présence du ton involontairement protecteur dont
Serge l’avait questionné sur leurs intérêts de campagne, il ne se sentit plus la force de parler et
pensa que son frère Serge ne verrait pas les choses comme il aurait souhaité qu’il les vît.
« Comment marchent les affaires du semstvo chez vous ? demanda Serge Ivanitch, qui
s’intéressait à ces assemblées provinciales et leur attribuait une grande importance.
« C’est toujours ainsi ! interrompit Serge Ivanitch, voilà comme nous sommes, nous autres
Russes ! Peut-être est-ce un bon trait de notre nature que cette faculté de constater nos erreurs,
mais nous l’exagérons, nous nous plaisons dans l’ironie, qui jamais ne fait défaut à notre langue.
Si l’on donnait nos droits, ces mêmes institutions provinciales, à quelque autre peuple de
l’Europe, Allemands ou Anglais, ils sauraient en extraire la liberté, tandis que, nous autres, nous
ne savons qu’en rire !
— Qu’y faire ? répondit Levine d’un air coupable. C’était mon dernier essai. J’y ai mis toute
mon âme ; je n’y puis plus rien ; je suis incapable de…
Nicolas était le frère aîné de Constantin et le demi-frère de Serge ; c’était un homme perdu,
qui avait mangé la plus grande partie de sa fortune, et s’étaitbrouillé avec ses frères pour vivre
dans un monde aussi fâcheux qu’étrange.
— Ici, à Moscou ? Où est-il ? et Levine se leva, comme s’il eût voulu aussitôt courir le
trouver.
— Je regrette de t’avoir dit cela, dit Serge en hochant la tête à la vue de l’émotion de son
frère. J’ai envoyé quelqu’un pour savoir où il demeurait et lui ai fait tenir sa lettre de change sur
Troubine que j’ai payée. Voici ce qu’il m’a répondu… »
« Je demande humblement qu’on me laisse la paix. C’est tout ce que je réclame de mes
chers frères. Nicolas Levine. »
Constantin resta debout devant Serge, le papier à la main, sans lever la tête.
« Il veut bien visiblement m’offenser, continua Serge, mais cela lui est impossible. Je
souhaitais de tout cœur de pouvoir l’aider, tout en sachant que je n’en viendrais pas à bout.
— Oui, oui, confirma Levine, je comprends et j’apprécie ta conduite envers lui, mais j’irai le
voir.
— Si cela te fait plaisir, vas-y, dit Serge, mais je ne te le conseille pas. Ce n’est pas que je
le craigne par rapport à nos relations à toi et à moi, il ne saurait nous brouiller, mais c’est pour toi
que je te conseille de n’y pas aller : tu n’y pourras rien. Au reste, fais comme tu l’entends.
— Peut-être n’y a-t-il vraiment rien à faire, mais dans ce moment… je ne saurais être
tranquille…
— Je ne te comprends pas, dit Serge, mais ce que je comprends, ajouta-t-il, c’est qu’il y a là
pour nous une leçon d’humilité. Depuis que notre frère Nicolas est devenu ce qu’il est, je
considère ce qu’on appelle une « bassesse » avec plus d’indulgence. Tu sais ce qu’il a fait ?
CHAPITRE IX
VERS quatre heures, Levine quitta son isvostchik à la porte du Jardin zoologique et, le cœur
battant, suivit le sentier qui menait aux montagnes de glace, près de l’endroit où l’on patinait ; il
savait qu’il la trouverait là, car il avait aperçu la voiture des Cherbatzky à l’entrée.
Il faisait un beau temps de gelée ; à la porte du Jardin on voyait, rangés à la file, des
traîneaux, des voitures de maître, des isvostchiks, des gendarmes. Le public se pressait dans les
petits chemins frayés autour des izbas décorées de sculptures en bois ; les vieux bouleaux du
Jardin, aux branches chargées de givre et de neige, semblaient revêtus de chasubles neuves et
solennelles.
Mais plus il cherchait à se calmer, plus l’émotion le gagnait et lui coupait la respiration. Une
personne de connaissance l’appela au passage, Levine ne la reconnut même pas. Il s’approcha
des montagnes. Les traîneaux glissaient, puis remontaient au moyen de chaînes ; c’était un
cliquetis de ferrailles, un bruit de voix joyeuses et animées. À quelques pas de là on patinait, et
parmi les patineurs il la reconnut bien vite, et sut qu’elle était près de lui par la joie et la terreur
qui envahirent son âme.
Debout auprès d’une dame, du côté opposé à celui où Levine se trouvait, elle ne se
distinguait de son entourage ni par sa pose ni par sa toilette ; pour lui, elle ressortait dans la foule
comme une rose parmi les orties, éclairant de son sourire ce qui l’environnait, illuminant tout de
sa présence. « Oserai-je vraiment descendre sur la glace et m’approcher d’elle ? » pensa-t-il.
L’endroit où elle se tenait lui parut un sanctuaire dont il craignait d’approcher, et il eut si peur qu’il
s’en fallut de peu qu’il ne repartît. Faisant un effort sur lui-même il arriva cependant à se
persuader qu’elle était entourée de gens de toute espèce, et qu’à la rigueur il avait bien aussi le
droit de venir patiner. Il descendit donc sur la glace, évitant de jeter les yeux sur elle comme sur
le soleil, mais, de même que le soleil, il n’avait pas besoin de la regarder pour la voir.
Nicolas Cherbatzky, un cousin de Kitty, vêtu d’une jaquette et de pantalons étroits, était
assis sur un banc, les patins aux pieds, lorsqu’il aperçut Levine.
— Je n’ai pas mes patins », répondit Levine, étonné qu’on pût parler en présence de Kitty
avec cette liberté d’esprit et cette audace, et ne la perdant pas de vue une seconde, quoiqu’il ne
la regardât pas. Elle, visiblement craintive sur ses hautes bottines à patins, s’élança vers lui, du
coin où elle se tenait, suivie d’un jeune garçon en costume russe qui cherchait à la dépasser en
faisant les gestes désespérés d’un patineur maladroit. Kitty ne patinait pas avec sûreté ; ses
mains avaient quitté le petit manchon suspendu à son cou par un ruban, et se tenaient prêtes à
se raccrocher n’importe à quoi ; elle regardait Levine, qu’elle venait de reconnaître, et souriait de
sa propre peur. Quand elle eut enfin heureusement pris son élan, elle donna un léger coup de
talon et glissa jusqu’à son cousin Cherbatzky, s’empara de son bras, et envoya à Levine un salut
amical. Jamais dans son imagination elle n’avait été plus charmante.
Il lui suffisait toujours de penser à elle pour évoquer vivement le souvenir de toute sa
personne, surtout celui de sa jolie tête blonde, à l’expression enfantine de candeur et de bonté,
élégamment posée sur des épaules déjà belles. Ce mélange de grâce d’enfant et de beauté de
femme avait un charme particulier que Levine savait comprendre. Mais ce qui le frappait toujours
en elle, comme une chose inattendue, c’était son regard modeste, calme, sincère, qui, joint à son
sourire, le transportait dans un monde enchanté où il se sentait apaisé, adouci, avec les bons
sentiments de sa première enfance.
« Depuis quand êtes-vous ici ? demanda-t-elle en lui tendant la main. Merci, ajouta-t-elle en
lui voyant ramasser le mouchoir tombé de son manchon.
— Moi ? je suis arrivé depuis peu, hier, c’est-à-dire aujourd’hui, répondit Levine, si ému qu’il
n’avait pas bien compris la question. Je voulais venir chez vous, — dit-il, et, se rappelant aussitôt
dans quelle intention, il rougit et se troubla. — Je ne savais pas que vous patiniez, et si bien. »
Elle le regarda avec attention, comme pour deviner la cause de son embarras.
« Votre éloge est précieux. Il s’est conservé ici une tradition sur vos talents de patineur, —
dit-elle en secouant de sa petite main gantée de noir les aiguilles de pin tombées sur son
manchon.
— Il me semble que vous faites tout avec passion, dit-elle en souriant. Je voudrais tant vous
voir patiner. Mettez donc des patins, nous patinerons ensemble. »
« Il y a longtemps, monsieur, que vous n’êtes venu chez nous, dit l’homme aux patins en lui
tenant le pied pour visser le talon. Depuis vous, nous n’avons personne qui s’y entende. Est-ce
bien ainsi ? dit-il en serrant la courroie.
— C’est bien, c’est bien, dépêche-toi seulement », répondit Levine, ne pouvant dissimuler le
sourire joyeux qui, malgré lui, éclairait son visage. « Voilà la vie, voilà le bonheur, pensait-il, faut-il
lui parler maintenant ? Mais j’ai peur de parler ; je suis trop… heureux en ce moment, heureux au
moins en espérance, tandis que… Mais il le faut, il le faut ! Arrière la faiblesse ! »
Levine se leva, ôta son paletot, et, après s’être essayé autour de la petite maison, s’élança
sur la glace unie et glissa sans effort, dirigeant à son gré sa course, tantôt rapide, tantôt ralentie.
Il s’approcha d’elle avec crainte, mais un sourire de Kitty le rassura encore une fois.
Elle lui donna la main et ils patinèrent côte à côte, augmentant peu à peu la vitesse de leur
course ; et plus ils glissaient rapidement, plus elle lui serrait la main.
« J’apprendrais bien plus vite avec vous, lui dit-elle, je ne sais pourquoi, j’ai confiance.
— J’ai aussi confiance en moi, quand vous vous appuyez sur mon bras », répondit-il, et
aussitôt il rougit, effrayé. Effectivement, à peine eut-il prononcé ces paroles, que, de même que
le soleil se cache derrière un nuage, toute l’amabilité du visage de la jeune fille disparut, et
Levine remarqua un jeu dephysionomie qu’il connaissait bien, et qui indiquait un effort de sa
pensée ; une ride se dessina sur le front uni de Kitty.
— Il ne vous arrive rien de désagréable ? Du reste, je n’ai pas le droit de le demander, dit-il
vivement.
— Pourquoi cela ? Non, — répondit-elle froidement ; et elle ajouta aussitôt : — Vous n’avez
pas encore vu Mlle Linon ?
— Pas encore.
— Qu’arrive-t-il ? je lui ai fait de la peine ! Seigneur, ayez pitié de moi ! » pensa Levine tout
en courant vers la vieille Française aux petites boucles grises, qui les surveillait de son banc. Elle
le reçut comme un vieil ami et lui montra tout son râtelier dans un sourire amical.
« Nous grandissons, n’est-ce pas ? dit-elle en désignant Kitty des yeux, et nous prenons de
l’âge. Tiny bear devient grand ! » continua la vieille institutrice en riant ; et elle lui rappela sa
plaisanterie sur les trois demoiselles qu’il appelait les trois oursons du conte anglais.
Il l’avait absolument oublié, mais elle riait de cette plaisanterie depuis dix ans et y tenait
toujours.
« Allez, allez patiner. N’est-ce pas que notre Kitty commence à bien s’y prendre ? »
Quand Levine revint auprès de Kitty, il ne lui trouva plus le visage sévère ; ses yeux avaient
repris leur expression franche et caressante, mais il lui sembla qu’elle avait un ton de tranquillité
voulue, et il se sentit triste. Après avoir causé de la vieille gouvernante et de ses originalités, elle
lui parla de sa vie à lui.
— Non, je ne m’ennuie pas ; je suis très occupé, — répondit-il, sentant qu’elle l’amenait au
ton calme qu’elle avait résolu de garder, et dont il ne saurait désormais se départir, pas plus qu’il
n’avait su le faire au commencement de l’hiver.
— Je n’en sais rien, répondit-il sans penser à ce qu’il disait. L’idée de retomber dans le ton
d’une amitié calme et de retourner peut-être chez lui sans avoir rien décidé le poussa à la révolte.
— Je n’en sais rien, cela dépendra de vous », dit-il, et aussitôt il fut épouvanté de ses
propres paroles.
N’entendit-elle pas ces mots, ou ne voulut-elle pas les entendre ? elle sembla faire un faux
pas sur la glace et s’éloigna pour glisser vers Mlle Linon, lui dit quelques mots et se dirigea vers
la petite maison où l’on ôtait les patins.
« Mon Dieu, qu’ai-je fait ? Seigneur Dieu, aidez-moi, guidez-moi », priait Levine
intérieurement, et, sentant qu’il avait besoin de faire quelque mouvement violent, il décrivit avec
fureur des courbes sur la glace.
En ce moment, un jeune homme, le plus fort des nouveaux patineurs, sortit du café, ses
patins aux pieds et la cigarette à la bouche ; sans s’arrêter il courut vers l’escalier, descendit les
marches en sautant, sans même changer la position de ses bras, et s’élança sur la glace.
Levine patina quelque temps avant de prendre son élan, puis il descendit l’escalier en
cherchant à garder l’équilibre avec ses mains ; à la dernière marche, il s’accrocha, fit un
mouvement violent pour se rattraper, reprit son équilibre, et s’élança en riant sur la glace.
« Quel brave garçon, — pensait pendant ce temps Kitty en entrant dans la petite maison,
suivie de Mlle Linon, et en le regardant avec un sourire caressant, comme un frère bien-aimé. —
Est-ce ma faute ? Ai-je rien fait de mal ? On prétend que c’est de la coquetterie ! Je sais bien que
ce n’est pas lui que j’aime, mais je ne m’en sens pas moins contente auprès de lui : il est si bon !
Mais pourquoi a-t-il dit cela ? » pensa-t-elle.
Voyant Kitty partir avec sa mère qui venait la chercher, Levine, tout rouge après l’exercice
violent qu’il venait de prendre, s’arrêta et réfléchit. Il ôta ses patins et rejoignit la mère et la fille à
la sortie.
« Très heureuse de vous voir, dit la princesse. Nous recevons, comme toujours, le jeudi.
Cette raideur affligea Kitty, qui ne put s’empêcher de chercher à adoucir l’effet produit par la
froideur de sa mère. Elle se retourna vers Levine et lui cria en souriant :
« Au revoir ! »
En ce moment, Stépane Arcadiévitch, son chapeau planté de côté, le visage animé et les
yeux brillants, entrait en vainqueur dans le Jardin. À la vue de sa belle-mère, il prit une
expression triste et confuse pour répondre aux questions qu’elle lui adressa sur la santé de
Dolly ; puis, après avoir causé à voix basse d’un air accablé, il se redressa et prit le bras de
Levine.
« Eh bien, partons-nous ? Je n’ai fait que penser à toi, et je suis très content que tu sois
venu, dit-il en le regardant d’un air significatif.
— Allons, allons, — répondit l’heureux Levine, qui ne cessait d’entendre le son de cette voix
lui disant « au revoir », et de se représenter le sourire qui accompagnait ces mots.
— À l’hôtel d’Angleterre alors, dit Stépane Arcadiévitch, qui choisissait ce restaurant parce
qu’il y devait plus d’argent qu’à l’Ermitage et qu’il trouvait, pour ainsi dire, indigne de lui, de le
négliger. Tu as un isvostchik : tant mieux, car j’ai renvoyé ma voiture. »
Pendant tout le trajet, les deux amis gardèrent le silence. Levine pensait à ce que pouvait
signifier le changement survenu en Kitty, et se rassurait pour retomber aussitôt dans le
désespoir, et se répéter qu’il était insensé d’espérer. Malgré tout, il se sentait un autre homme,
ne ressemblant en rien à celui qui avait existé avant le sourire et les mots « au revoir ».
— Le turbot.
CHAPITRE X
LEVINE lui-même ne put s’empêcher de remarquer, en entrant dans le restaurant, l’espèce
de rayonnement contenu exprimé par la physionomie, par toute la personne de Stépane
Arcadiévitch. Celui-ci ôta son paletot et, le chapeau posé de côté, s’avança jusqu’à la salle à
manger, donnant, tout en marchant, ses ordres au Tatare en habit noir, la serviette sous le bras,
qui s’accrochait à lui. Saluant à droite et à gauche les personnes de connaissance qui, là comme
ailleurs, le rencontraient avec plaisir, il s’approcha du buffet et prit un petit verre d’eau-de-vie. La
demoiselle de comptoir, une Française frisée, fardée, couverte de rubans, de dentelles et de
boucles, fut aussitôt l’objet de son attention ; il lui dit quelques mots qui la firent éclater de rire.
Quant à Levine, la vue de cette femme, toute composée de faux cheveux et de poudre de riz, lui
ôtait l’appétit ; il s’en éloigna avec hâte et dégoût. Son âme était remplie du souvenir de Kitty, et
dans ses yeux brillaient le triomphe et le bonheur.
« Par ici, Votre Excellence : ici Votre Excellence ne sera pas dérangée, disait le vieux
Tatare, tenace et obséquieux, dont la vaste tournure forçait les deux pans de son habit à
s’écarter par derrière.
— Veuillez approcher, Votre Excellence », dit-il aussi à Levine en signe de respect pour
Stépane Arcadiévitch dont il était l’invité.
Il étendit en un clin d’œil une serviette fraîche sur la table ronde, déjà couverte d’une nappe,
et placée sous une girandole de bronze ; puis il approcha deux chaises de velours, et, la serviette
d’une main, la carte de l’autre, il se tint debout devant Stépane Arcadiévitch, attendant ses
ordres.
— Ah ! ah ! des huîtres ! »
« Si nous changions notre plan de campagne, Levine ? — dit-il en posant le doigt sur la
carte ; son visage exprimait une hésitation sérieuse. — Mais sont-elles bonnes, tes huîtres ? Fais
attention.
— Eh bien, qu’en dis-tu ? Si nous commencions par des huîtres et si nous changions
ensuite tout notre menu ?
— Cela m’est égal ; pour moi, ce qu’il y a de meilleur, c’est du chtchi [1] et de la kacha[2] ; mais
on ne trouve pas cela ici.
— Kacha à la russe, si vous l’ordonnez ? dit le Tatare en se penchant vers Levine comme
une bonne vers l’enfant qu’elle garde.
— Sans plaisanterie, tout ce que tu choisiras sera bien. J’ai patiné et je meurs de faim. Ne
crois pas, ajouta-t-il en voyant une expression de mécontentement sur la figure d’Oblonsky, que
je ne sache pas apprécier ton menu : je mangerai avec plaisir un bon dîner.
— Il ne manquerait plus que cela ! On a beau dire, c’est un des plaisirs de cette vie, dit
Stépane Arcadiévitch. Dans ce cas, mon petit frère, donne-nous deux, et si c’est trop peu, trois
douzaines d’huîtres, une soupe avec des légumes…
Mais Stépane Arcadiévitch ne voulait pas lui laisser le plaisir d’énumérer les plats en
français et continua :
« Avec des légumes, tu sais ? Ensuite, du turbot avec une sauce un peu épaisse ; puis du
rosbif, mais fais attention qu’il soit à point ; un chapon, et enfin des conserves. »
Le Tatare, se rappelant que Stépane Arcadiévitch n’aimait pas à nommer les plats d’après
la carte française, le laissa dire, mais il se donna ensuite le plaisir de répéter le menu selon les
règles : « potage printanier, turbot sauce Beaumarchais, poularde à l’estragon, macédoine de
fruits ». Et aussitôt, comme mû par un ressort, il fit disparaître une carte pour en présenter une
autre, celle des vins, qu’il soumit à Stépane Arcadiévitch.
« Que boirons-nous ?
— Non, cela m’est égal », répondit Levine qui ne pouvait s’empêcher de sourire.
Le Tatare disparut en courant, les pans de son habit flottant derrière lui ; cinq minutes
après, il était de retour, tenant d’une main un plat d’huîtres et de l’autre une bouteille.
Stépane Arcadiévitch chiffonna sa serviette, en couvrit son gilet, étendit tranquillement les
mains, et entama le plat d’huîtres.
« Pas mauvaises, — dit-il en enlevant les huîtres de leurs écailles l’une après l’autre avec
une petite fourchette d’argent, et en les avalant au fur et à mesure. — Pas mauvaises », répéta-t-
il en regardant tantôt Levine, tantôt le Tatare d’un œil satisfait et brillant.
Levine mangea les huîtres, quoiqu’il eût préféré du pain et du fromage, mais il ne pouvait
s’empêcher d’admirer Oblonsky. Le Tatare lui-même, après avoir débouché la bouteille et versé
le vin mousseux dans de fines coupes de cristal, regarda Stépane Arcadiévitch avec un sourire
satisfait, tout en redressant sa cravate blanche.
« Tu n’aimes pas beaucoup les huîtres ? dit Oblonsky en vidant son verre, ou bien tu es
préoccupé ? hein ? »
Il avait envie de mettre Levine en gaieté, mais celui-ci, sans être triste, était gêné ; avec ce
qu’il avait dans l’âme, il se trouvait mal à l’aise dans ce restaurant, au milieu de ce va-et-vient,
dans le voisinage de cabinets où l’on dînait avec des dames ; tout l’offusquait, le gaz, les miroirs,
le Tatare lui-même. Il craignait de salir le sentiment qui remplissait son âme.
« Moi ? oui, je suis préoccupé ; mais, en outre, ici tout me gêne, dit-il. Tu ne saurais croire
combien, pour un campagnard comme moi, tout ce milieu paraît étrange. C’est comme les ongles
de ce monsieur que j’ai vu chez toi.
— Oui, j’ai remarqué que les ongles de ce pauvre Grinewitch t’intéressaient beaucoup.
« Mais cela prouve qu’il n’a pas besoin de travailler de ses mains : c’est la tête qui travaille.
— C’est possible ; néanmoins cela me semble étrange, de même que ce que nous faisons
ici. À la campagne, nous nous dépêchons de nous rassasier afin de pouvoir nous remettre à la
besogne, et ici nous cherchons, toi et moi, à manger le plus longtemps possible, sans nous
rassasier : aussi nous mangeons des huîtres.
— C’est certain, reprit Stépane Arcadiévitch : mais n’est-ce pas le but de la civilisation que
de tout changer en jouissance ?
— Tu l’es bien, va. Vous êtes tous des sauvages dans votre famille. »
Levine soupira. Il pensa à son frère Nicolas, se sentit mortifié, attristé, et son visage
s’assombrit ; mais Oblonsky entama un sujet qui parvint immédiatement à le distraire.
« Eh bien, viendras-tu ce soir chez nous, c’est-à-dire chez les Cherbatzky ? dit-il en clignant
gaiement d’un œil et en repoussant les écailles d’huîtres pour prendre du fromage.
— Oui, certainement, répondit Levine, quoiqu’il m’ait semblé que la princesse ne m’invitât
pas de bonne grâce.
— Quelle idée ! c’est sa manière grande dame, répondit Stépane Arcadiévitch. Je viendrai
aussi après une répétition de chant chez la comtesse Bonine. Comment ne pas t’accuser d’être
sauvage ? Explique-moi, par exemple, ta fuite de Moscou ? Les Cherbatzky m’ont plus d’une fois
tourmenté de leurs questions sur ton compte, comme si je pouvais savoir quelque chose. Je ne
sais que ceci, c’est que tu fais toujours ce que personne ne songeait à faire.
— Oui, répondit Levine lentement et avec émotion : tu as raison, je suis un sauvage, mais
ce n’est pas mon départ qui l’a prouvé, c’est mon retour. Je suis revenu maintenant…
— Pourquoi ?
— « Je reconnais à la marque qu’ils portent les chevaux ombrageux, et à leurs yeux, les
jeunes gens amoureux », déclama Stépane Arcadiévitch : l’avenir est à toi.
— Qu’y a-t-il ?
— Cela ne va pas ! Mais je ne veux pas t’entretenir de moi, d’autant plus que je ne puis
t’expliquer tout, répondit Stépane Arcadiévitch. Alors pourquoi es-tu venu à Moscou ?… Hé !
viens desservir ! cria-t-il au Tatare.
— Je le devine, mais je ne puis t’en parler le premier. Tu peux par ce détail reconnaître si je
devine juste ou non, dit Stépane Arcadiévitch en regardant Levine d’un air fin.
— Eh bien, que me diras-tu ? demanda Levine d’une voix qui tremblait, et sentant tressaillir
chacun des muscles de son visage. Comment considères-tu la chose ? »
Stépane Arcadiévitch but lentement son verre de chablis, en regardant toujours Levine.
— Mais ne te trompes-tu pas ? sais-tu de quoi nous parlons, murmura Levine, le regard fixé
fiévreusement sur son interlocuteur. Tu crois vraiment que c’est possible ?
— Vraiment, bien sincèrement ? Dis tout ce que tu penses. Songe donc, si j’allais au-devant
d’un refus ? et j’en suis presque certain !
— Oh ! en tout cas je ne vois là rien de si terrible pour elle : une jeune fille est toujours
flattée d’être demandée en mariage.
« Attends, prends un peu de sauce », dit-il en arrêtant la main de Levine qui repoussait la
saucière.
— Non, attends, comprends-moi bien, car c’est pour moi une question de vie ou de mort. Je
n’en ai jamais parlé à personne et je ne puis en parler à un autre qu’à toi. Nous avons beau être
très différents l’un de l’autre, avoir d’autres goûts, d’autres points de vue, je n’en sais pas moins
que tu m’aimes et que tu me comprends, et c’est pourquoi je t’aime tant aussi. Au nom du ciel,
sois sincère avec moi.
— Comment l’entends-tu ?
— J’entends que ce n’est pas seulement qu’elle t’aime, mais elle assure que Kitty sera ta
femme. »
En entendant ces mots, le visage de Levine rayonna d’un sourire bien voisin de
l’attendrissement.
« Elle dit cela ! s’écria-t-il. J’ai toujours pensé que ta femme était un ange. Mais assez,
assez parler, dit-il en se levant.
Levine ne tenait plus en place ; il fit deux ou trois fois le tour de la chambre de son pas
ferme, en clignant des yeux pour dissimuler des larmes, et se remit à table un peu calmé.
« Comprends-moi, dit-il ; ce n’est pas de l’amour : j’ai été amoureux, mais ce n’était pas
cela. C’est plus qu’un sentiment : c’est une force intérieure qui me possède. Je suis parti parce
que j’avais décidé qu’un bonheur semblable ne pouvait exister, il n’aurait rien eu d’humain ! Mais
j’ai eu beau lutter contre moi-même, je sens que toute ma vie est là. Il faut que cela se décide !
— Il n’y a qu’une consolation, celle de cette prière que j’ai toujours aimée : « Pardonne-nous
selon la grandeur de ta miséricorde, et non selon nos mérites. » Ce n’est qu’ainsi qu’elle peut me
pardonner. »
CHAPITRE XI
LEVINE vida son verre, et pendant quelques instants les deux amis gardèrent le silence.
« Je dois encore te dire une chose. Tu connais Wronsky ? demanda Stépane Arcadiévitch à
Levine.
— Donne encore une bouteille, dit Oblonsky au Tatare qui remplissait leurs verres. C’est
que Wronsky est un de tes rivaux.
— Wronsky est un des fils du comte Cyrille Wronsky et l’un des plus beaux échantillons de
la jeunesse dorée de Pétersbourg. Je l’ai connu à Tver, quand j’étais au service ; il y venait pour
le recrutement. Il est immensément riche, beau, aide de camp de l’Empereur, il a de belles
relations, et, malgré tout, c’est un bon garçon. D’après ce que j’ai vu de lui, c’est même plus
qu’un bon garçon, il est instruit et intelligent ; c’est un homme qui ira loin. »
« Eh bien, il est apparu peu après ton départ et, d’après ce qu’on dit, s’est épris de Kitty ; tu
comprends que la mère…
— Attends donc, dit Stépane Arcadiévitch en lui touchant le bras tout en souriant : je t’ai dit
ce que je savais, mais je répète que, selon moi, dans cette affaire délicate les chances sont pour
toi. »
« Pourquoi n’es-tu jamais venu chasser chez moi comme tu me l’avais promis ? Viens au
printemps », dit-il tout à coup.
« Je viendrai un jour ou l’autre ; mais, vois-tu, frère, les femmes sont le ressort qui fait
mouvoir tout en ce monde. Mon affaire à moi est mauvaise, très mauvaise, et tout cela à cause
des femmes ! Donne-moi franchement ton avis, continua-t-il en tenant un cigare d’une main et
son verre de l’autre.
— Voici : Supposons que tu sois marié, que tu aimes ta femme, et que tu te sois laissé
entraîner par une autre femme.
— Excuse-moi, mais je ne comprends rien à cela ; c’est pour moi, comme si, en sortant de
dîner, je volais un pain en passant devant une boulangerie. »
Les yeux de Stépane Arcadiévitch brillèrent plus encore que de coutume.
« Pourquoi pas ? le pain frais sent quelquefois si bon qu’on ne peut pas avoir la force de
résister à la tentation.
Et en disant ces vers Oblonsky sourit finement. Levine ne put s’empêcher d’en faire autant.
— Pardon, mais tu sais que, pour moi, les femmes se divisent en deux classes, ou, pour
mieux dire, il y a des femmes et des… Je n’ai jamais rencontré de belles repenties ; mais des
créatures comme cette Française du comptoir avec ses frisons me répugnent et toutes les
femmes tombées aussi.
— Laisse-moi tranquille avec ton Évangile. Jamais le Christ n’aurait prononcé ces paroles
s’il avait su le mauvais usage qu’on en ferait ; c’est tout ce qu’on a retenu de l’Évangile. Au reste
je conviens que c’est une impression personnelle, rien de plus. J’ai du dégoût pour les femmes
tombées, comme toi pour les araignées ; tu n’as pas eu besoin pour cela d’étudier les mœurs des
araignées, ni moi celles de ces êtres-là.
— C’est commode de juger ainsi ; tu fais comme ce personnage de Dickens, qui jetait de la
main gauche par-dessus l’épaule droite toutes les questions embarrassantes. Mais nier un fait
n’est pas y répondre. Que faire ? dis-moi, que faire ?
« Ô moraliste ! mais comprends donc la situation : voilà deux femmes ; l’une se prévaut de
ses droits, et ses droits sont ton amour que tu ne peux plus lui donner ; l’autre sacrifie tout et ne
demande rien. Que doit-on faire ? comment se conduire ? C’est un drame effrayant !
— Si tu veux que je te confesse ce que j’en pense, je te dirai que je ne crois pas au drame ;
voici pourquoi : selon moi, l’amour, les deux amours, tels que les caractérise Platon dans
son Banquet, tu t’en souviens, servent de pierre de touche aux hommes : les uns ne
comprennent qu’un seul de ces amours, les autres ne le comprennent pas. Ceux qui ne
comprennent pas l’amour platonique n’ont aucune raison de parler de drame. En peut-il exister
dans ces conditions ? « Bien obligé pour l’agrément que j’ai eu » : voilà tout le drame. L’amour
platonique ne peut en connaître davantage, parce que là tout est clair et pur, parce que… »
À ce moment, Levine se rappela ses propres péchés et les luttes intérieures qu’il avait eu à
subir ; il ajouta donc d’une façon inattendue :
« Au fait, peut-être as-tu raison. C’est bien possible… Je ne sais rien, absolument rien.
— Vois-tu, dit Stépane Arcadiévitch, tu es un homme tout d’une pièce. C’est ta grande
qualité et aussi ton défaut. Parce que ton caractère est ainsi fait, tu voudrais que toute la vie se
composât d’événements tout d’une pièce. Ainsi tu méprises le service de l’État parce que tu n’y
vois aucune influence sociale utile, et que, selon toi, chaque action devrait répondre à un but
précis ; tu voudrais que l’amour et la vie conjugale ne fissent qu’un. Tout cela n’existe pas. Et
d’ailleurs le charme, la variété, la beauté de la vie tiennent précisément à des nuances. »
Et soudain ils sentirent tous deux que ce dîner, qui aurait dû les rapprocher, bien que les
laissant bons amis, les désintéressait l’un de l’autre ; chacun ne pensa plus qu’à ce qui le
concernait, et ne s’inquiéta plus de son voisin. Oblonsky connaissait ce phénomène pour en avoir
fait plusieurs fois l’expérience après dîner ; il savait aussi ce qui lui restait à faire.
Quand le Tatare eut apporté un compte de 28 roubles et des kopecks, sans oublier le
pourboire, Levine, qui, en campagnard qu’il était, se serait épouvanté en temps ordinaire de sa
part de 14 roubles, n’y fit aucune attention. Il paya et retourna chez lui, pour changer d’habit et se
rendre chez les Cherbatzky, où son sort devait se décider.
CHAPITRE XII
LA jeune princesse Kitty Cherbatzky avait dix-huit ans. Elle paraissait pour la première fois
dans le monde cet hiver, et ses succès y étaient plus grands que ceux de ses aînées, plus
grands que sa mère elle-même ne s’y était attendue. Sans parler de toute la jeunesse dansante
de Moscou qui était plus ou moins éprise de Kitty, il s’était, dès ce premier hiver, présenté deux
partis très sérieux : Levine et, aussitôt après son départ, le comte Wronsky.
Les visites fréquentes de Levine et son amour évident pour Kitty avaient été le sujet des
premières conversations sérieuses entre le prince et la princesse sur l’avenir de leur fille cadette,
conversations qui dégénéraient souvent en discussions très vives. Le prince tenait pour Levine,
et disait qu’il ne souhaitait pas de meilleur parti pour Kitty. La princesse, avec l’habitude
particulière aux femmes de tourner la question, répondait que Kitty était bien jeune, qu’elle ne
montrait pas grande inclination pour Levine, que, d’ailleurs, celui-ci ne semblait pas avoir
d’intentions sérieuses… mais ce n’était pas là le fond de sa pensée. Ce qu’elle ne disait pas,
c’est qu’elle espérait un parti plus brillant, que Levine ne lui était pas sympathique et qu’elle ne le
comprenait pas ; aussi fut-elle ravie lorsqu’il partit inopinément pour la campagne.
« Tu vois que j’avais raison », dit-elle d’un air triomphant à son mari.
Elle fut encore plus enchantée lorsque Wronsky se mit sur les rangs et son espoir de marier
Kitty non seulement bien, mais brillamment, ne fit que se confirmer.
Pour la princesse, il n’y avait pas de comparaison à établir entre les deux prétendants. Ce
qui lui déplaisait en Levine était sa façon brusque et bizarre de juger les choses, sa gaucherie
dans le monde, qu’elle attribuait à de l’orgueil, et ce qu’elle appelait sa vie de sauvage à la
campagne, absorbé par son bétail et ses paysans. Ce qui lui déplaisait plus encore était que
Levine, amoureux de Kitty, eût fréquenté leur maison pendant six semaines de l’air d’un homme
qui hésiterait, observerait, et se demanderait si, en se déclarant, l’honneur qu’il leur ferait ne
serait pas trop grand. Ne comprenait-il donc pas qu’on est tenu d’expliquer ses intentions
lorsqu’on vient assidûment dans une maison où il y a une jeune fille à marier ? et puis ce départ
soudain, sans avertir personne ?
« Il est heureux, pensait-elle, qu’il soit si peu attrayant, et que Kitty ne se soit pas monté la
tête. »
Wronsky, par contre, comblait tous ses vœux : il était riche, intelligent, d’une grande famille ;
une carrière brillante à la cour ou à l’armée s’ouvrait devant lui, et en outre il était charmant. Que
pouvait-on rêver de mieux ? il faisait la cour à Kitty au bal, dansait avec elle, s’était fait présenter
à ses parents : pouvait-on douter de ses intentions ? Et cependant la pauvre mère passait un
hiver cruellement agité.
La princesse, lorsqu’elle s’était mariée, il y avait quelque trente ans, avait vu son mariage
arrangé par l’entremise d’une tante. Le fiancé, qu’on connaissait d’avance, était venu pour la voir
et se faire voir, l’entrevue avait été favorable, et la tante qui faisait le mariage avait de part et
d’autre rendu compte de l’impression produite ; on était venu ensuite au jour indiqué faire aux
parents une demande officielle qui avait été agréée, et tout s’était passé simplement et
naturellement. Au moins est-ce ainsi que la princesse se rappelait les choses à distance. Mais
lorsqu’il s’était agi de marier ses filles, elle avait appris, par expérience, combien cette affaire, si
simple en apparence, était en réalité difficile et compliquée.
Que d’anxiétés, que de soucis, que d’argent dépensé, que de luttes avec son mari lorsqu’il
avait fallu marier Dolly et Nathalie ! Maintenant il fallait repasser par les mêmes inquiétudes et
par des querelles plus pénibles encore ! Le vieux prince, comme tous les pères en général, était
pointilleux à l’excès en tout ce qui touchait à l’honneur et à la pureté de ses filles ; il en était
jaloux, surtout de Kitty, sa favorite. À chaque instant il faisait des scènes à la princesse et
l’accusait de compromettre sa fille. La princesse avait pris l’habitude de ces scènes du temps de
ses filles aînées, mais elle s’avouait actuellement que la susceptibilité exagérée de son mari avait
sa raison d’être. Bien des choses étaient changées dans les usages de la société, et les devoirs
d’une mère devenaient de jour en jour plus difficiles. Les contemporaines de Kitty se réunissaient
librement entre elles, suivaient des cours, prenaient des manières dégagées avec les hommes,
se promenaient seules en voiture ; beaucoup d’entre elles ne faisaient plus de révérences, et, ce
qu’il y avait de plus grave, chacune d’elles était fermement convaincue que l’affaire de choisir un
mari lui incombait à elle seule, et pas du tout à ses parents. « On ne se marie plus comme
autrefois », pensaient et disaient toutes ces jeunes filles, et même les vieilles gens. Mais
comment se marie-t-on alors maintenant ? C’est ce que la princesse n’arrivait pas à apprendre
de personne. L’usage français qui donne aux parents le droit de décider du sort de leurs enfants
n’était pas accepté, il était même vivement critiqué. L’usage anglais qui laisse pleine liberté aux
jeunes filles n’était pas admissible. L’usage russe de marier par un intermédiaire était considéré
comme un reste de barbarie ; chacun en plaisantait, la princesse comme les autres. Mais
comment s’y prendre pour bien faire ? Personne n’en savait rien. Tous ceux avec lesquels la
princesse en avait causé répondaient de même : « Il est grand temps de renoncer à ces vieilles
idées ; ce sont les jeunes gens qui épousent, et non les parents : c’est donc à eux de savoir
s’arranger comme ils l’entendent. » Raisonnement bien commode pour ceux qui n’avaient pas de
filles ! La princesse comprenait qu’en permettant à Kitty la société des jeunes gens, elle courait le
risque de la voir s’éprendre de quelqu’un dont eux, ses parents, ne voudraient pas, qui ne ferait
pas un bon mari ou qui ne songerait pas à l’épouser. On avait donc beau dire, la princesse ne
trouvait pas plus sage de laisser les jeunes gens se marier tout seuls, à leur fantaisie, que de
donner des pistolets chargés, en guise de joujoux, à des enfants de cinq ans. C’est pourquoi Kitty
la préoccupait plus encore que ses sœurs.
En ce moment, elle craignait surtout que Wronsky ne se bornât à faire l’aimable ; Kitty était
éprise, elle le voyait et ne se rassurait qu’en pensant que Wronsky était un galant homme ; mais
pouvait-elle se dissimuler qu’avec la liberté de relations nouvellement admise dans la société il
n’était bien facile de tourner la tête à une jeune fille, sans que ce genre de délit inspirât le
moindre scrupule à un homme du monde ? La semaine précédente, Kitty avait raconté à sa mère
une de ses conversations avec Wronsky pendant un cotillon, et cette conversation sembla
rassurante à la princesse, sans la tranquilliser complètement. Wronsky avait dit à sa danseuse
que son frère et lui étaient si habitués à se soumettre en tout à leur mère, qu’ils n’entreprenaient
jamais rien d’important sans la consulter. « En ce moment, avait-il ajouté, j’attends l’arrivée de
ma mère comme un bonheur particulièrement grand. »
Kitty rapporta ces mots sans y attacher aucune importance spéciale, mais sa mère leur
donna un sens conforme à son désir. Elle savait qu’on attendait la vieille comtesse et qu’elle
serait satisfaite du choix de son fils ; mais alors pourquoi sembler craindre de l’offenser en se
déclarant avant son arrivée ? Malgré ces contradictions, la princesse interpréta favorablement
ces paroles, tant elle avait besoin de sortir d’inquiétude.
Quelque amer que lui fût le malheur de sa fille aînée, Dolly, qui songeait à quitter son mari,
elle se laissait absorber entièrement par ses préoccupations au sujet du sort de la cadette,
qu’elle voyait prêt à se décider. L’arrivée de Levine augmenta son trouble ; elle craignit que Kitty,
par un excès de délicatesse, ne refusât Wronsky, en souvenir du sentiment qu’elle avait un
moment éprouvé pour Levine ; ce retour lui semblait devoir tout embrouiller et reculer un
dénouement tant désiré.
— Il y a une chose que je veux te dire… commença la princesse, et à l’air sérieux et agité
de son visage Kitty devina de quoi il s’agissait.
— Maman, dit-elle en rougissant et en se tournant vivement vers elle, ne dites rien. Je vous
en prie, je vous en prie. Je sais, je sais tout. »
Elle partageait les idées de sa mère, mais les motifs qui déterminaient le désir de celle-ci la
froissaient.
— Maman, ma chérie, au nom de Dieu ne dites rien, j’ai peur d’en parler.
— Je ne dirai rien, répondit la mère en lui voyant des larmes dans les yeux : un mot
seulement, ma petite âme. Tu m’as promis de n’avoir pas de secrets pour moi.
— Jamais, jamais aucun, s’écria Kitty en regardant sa mère bien en face, tout en
rougissant. Je n’ai rien à dire maintenant, je ne saurais rien dire, même si je le voulais, je ne
suis…
— Non, avec ces yeux-là elle ne saurait mentir », pensa la mère, souriant de cette émotion,
tout en songeant à ce qu’avait d’important pour la pauvrette ce qui se passait dans son cœur.
CHAPITRE XIII
Cette soirée où ils se rencontreraient pour la première fois déciderait de son sort ; elle le
pressentait, et son imagination les lui représentait, tantôt ensemble, tantôt séparément. En
songeant au passé, c’était avec plaisir, presque avec tendresse, qu’elle s’arrêtait aux souvenirs
qui se rapportaient à Levine ; tout leur donnait un charme poétique : l’amitié qu’il avait eue pour
ce frère qu’elle avait perdu, leurs relations d’enfance ; elle trouvait doux de penser à lui, et de se
dire qu’il l’aimait, car elle ne doutait pas de son amour, et en était fière. Elle éprouvait au
contraire un certain malaise en pensant à Wronsky, et sentait dans leurs rapports quelque chose
de faux, dont elle s’accusait, car il avait au suprême degré le calme et le sang-froid d’un homme
du monde, et restait toujours également aimable et naturel. Tout était clair et simple dans ses
rapports avec Levine ; mais si Wronsky lui ouvrait des perspectives éblouissantes, et un avenir
brillant, l’avenir avec Levine restait enveloppé d’un brouillard.
Après le dîner, Kitty remonta dans sa chambre pour faire sa toilette du soir. Debout devant
son miroir, elle constata qu’elle était en beauté, et, chose importante ce jour-là, qu’elle disposait
de toutes ses forces, car elle se sentait en paix et en pleine possession d’elle-même.
Comme elle descendait au salon, vers sept heures et demie, un domestique annonça :
« Constantin-Dmitrievitch Levine. » La princesse était encore dans sa chambre, le prince n’était
pas là. « C’est cela », pensa Kitty, et tout son sang afflua à son cœur. En passant devant un
miroir, elle fut effrayée de sa pâleur.
Elle savait maintenant, à n’en plus douter, qu’il était venu de bonne heure pour la trouver
seule, et se déclarer. Et aussitôt la situation lui apparut pour la première fois sous un nouveau
jour. Il ne s’agissait plus d’elle seule, ni de savoir avec qui elle serait heureuse et à qui elle
donnerait la préférence ; elle comprit qu’il faudrait tout à l’heure blesser un homme qu’elle aimait,
et le blesser cruellement ; pourquoi ? parce que le pauvre garçon était amoureux d’elle ! Mais elle
n’y pouvait rien : cela devait être ainsi.
« Mon Dieu, est-il possible que je doive lui parler moi-même, pensa-t-elle, que je doive lui
dire que je ne l’aime pas ? Ce n’est pas vrai. Que lui dire alors ? Que j’en aime un autre ? C’est
impossible. Je me sauverai, je me sauverai. »
Elle s’approchait déjà de la porte, lorsqu’elle entendit son pas. « Non, ce n’est pas loyal. De
quoi ai-je peur ? Je n’ai fait aucun mal. Il en adviendra ce qui pourra, je dirai la vérité. Avec lui,
rien ne peut me mettre mal à l’aise. Le voilà », se dit-elle en le voyant paraître, grand, fort, et
cependant timide, avec ses yeux brillants fixés sur elle.
Elle le regarda bien en face, d’un air qui semblait implorer sa protection, et lui tendit la main.
« Je suis venu un peu tôt, il me semble », dit-il en jetant un coup d’œil sur le salon vide ; et,
sentant que son attente n’était pas trompée, que rien ne l’empêcherait de parler, sa figure
s’assombrit.
— C’est précisément ce que je souhaitais, afin de vous trouver seule, commença-t-il sans
s’asseoir et sans la regarder, pour ne pas perdre son courage.
Elle parlait sans se rendre compte de ce qu’elle disait, et ne le quittait pas de son regard
suppliant et caressant.
« Je vous ai dit hier que je ne savais pas si j’étais ici pour longtemps, que cela dépendait de
vous. »
Kitty baissait la tête de plus en plus, ne sachant pas elle-même ce qu’elle répondrait à ce
qu’il allait dire.
« Que cela dépendait de vous, répéta-t-il. Je voulais dire — dire — c’est pour cela que je
suis venu… Serez-vous ma femme ? » murmura-t-il sans savoir ce qu’il disait, mais avec le
sentiment d’avoir fait le plus difficile. Il s’arrêta ensuite et la regarda.
Kitty ne relevait pas la tête ; elle respirait avec peine, et le bonheur remplissait son cœur.
Jamais elle n’aurait cru que l’aveu de cet amour lui causerait une impression aussi vive. Mais
cette impression ne dura qu’un instant. Elle se souvint de Wronsky, et, levant son regard sincère
et limpide surLevine, dont elle vit l’air désespéré, elle répondit avec hâte :
Combien, une minute auparavant, elle était près de lui et nécessaire à sa vie ! et combien
elle s’éloignait tout à coup et lui devenait étrangère !
CHAPITRE XIV
LA princesse entra au même instant. La terreur se peignit sur son visage en les voyant
seuls, avec des figures bouleversées. Levine s’inclina devant elle sans parler. Kitty se taisait sans
lever les yeux. « Dieu merci, elle aura refusé », pensa la mère, et le sourire avec lequel elle
accueillait ses invités du jeudi reparut sur ses lèvres.
Elle s’assit et questionna Levine sur sa vie de campagne ; il s’assit aussi, espérant
s’esquiver lorsque d’autres personnes entreraient.
Cinq minutes après, on annonça une amie de Kitty, mariée depuis l’hiver précédent, la
comtesse Nordstone.
C’était une femme sèche, jaune, nerveuse et maladive, avec de grands yeux noirs brillants.
Elle aimait Kitty, et son affection, comme celle de toute femme mariée pour une jeune fille, se
traduisait par un vif désir de la marier d’après ses idées de bonheur conjugal : c’était à Wronsky
qu’elle voulait la marier. Levine, qu’elle avait souvent rencontré chez les Cherbatzky au
commencement de l’hiver, lui avait toujours déplu, et son occupation favorite, quand elle le
voyait, était de le taquiner.
« J’aime assez qu’il me regarde du haut de sa grandeur, qu’il ne m’honore pas de ses
conversations savantes, parce que je suis trop bête pour qu’il condescende jusqu’à moi. Je suis
enchantée qu’il ne puisse pas me souffrir », disait-elle en parlant de lui.
Elle avait raison, en ce sens que Levine ne pouvait effectivement pas la souffrir, et méprisait
en elle ce dont elle se glorifiait, le considérant comme une qualité : sa nervosité, son indifférence
et son dédain raffiné pour tout ce qu’elle jugeait matériel et grossier.
— Je suis flatté, comtesse, de voir que vous teniez un compte aussi exact de mes paroles,
— répondit Levine qui, ayant eu le temps de se remettre, rentra aussitôt dans le ton aigre-doux
propre à ses rapports avec la comtesse. — Il faut croire qu’elles vous impressionnent vivement.
— Comment donc ! mais j’en prends note. Eh bien, Kitty, tu as encore patiné aujourd’hui ! »
Et elle se mit à causer avec sa jeune amie.
Quoiqu’il ne fût guère convenable de s’en aller à ce moment, Levine eût préféré cette
gaucherie au supplice de rester toute la soirée, et de voir Kitty l’observer à la dérobée, tout en
évitant son regard ; il essaya donc de se lever, mais la princesse s’en aperçut et, se tournant vers
lui :
« Comptez-vous rester longtemps à Moscou ? dit-elle. N’êtes-vous pas juge de paix dans
votre district ? Cela doit vous empêcher de vous absenter longtemps ?
— Non, princesse, j’ai renoncé à ces fonctions ; je suis venu pour quelques jours. »
« Constantin-Dmitritch, lui dit-elle, vous qui savez tout, expliquez-moi, de grâce, comment il
se fait que dans notre terre de Kalouga les paysans et leurs femmes boivent tout ce qu’ils
possèdent et refusent de payer leurs redevances ? Vous qui faites toujours l’éloge des paysans,
expliquez-moi ce que cela signifie ? »
« Ce doit être Wronsky », pensa-t-il, et, pour s’en assurer, il jeta un coup d’œil sur Kitty.
Celle-ci avait déjà eu le temps d’apercevoir Wronsky et d’observer Levine. À la vue des yeux
lumineux de la jeune fille, Levine comprit qu’elle aimait, et le comprit aussi clairement que si elle
le lui eût avoué elle-même.
Quel était cet homme qu’elle aimait ? Il voulut s’en rendre compte, et sentit qu’il devait
rester bon gré, mal gré.
Bien des gens, en présence d’un rival heureux, sont disposés à nier ses qualités pour ne
voir que ses travers ; d’autres, au contraire, ne songent qu’à découvrir les mérites qui lui ont valu
le succès, et, le cœur ulcéré, ne lui trouvent que des qualités. Levine était de ce nombre, et il ne
lui fut pas difficile de découvrir ce que Wronsky avait d’attrayant et d’aimable, cela sautait aux
yeux. Brun, de taille moyenne et bien proportionnée, un beau visage calme et bienveillant, tout
dans sa personne, depuis ses cheveux noirs coupés très court et son menton rasé de frais,
jusqu’à son uniforme, était simple et parfaitement élégant. Wronsky laissa passer la dame qui
entrait en même temps que lui, puis s’approcha de la princesse, et enfin de Kitty. Il sembla à
Levine qu’en venant près de celle-ci, ses yeux prenaient une expression de tendresse, et son
sourire une expression de bonheur et de triomphe ; il lui tendit une main un peu large, mais
petite, et s’inclina respectueusement.
Après avoir salué chacune des personnes présentes et échangé quelques mots avec elles,
il s’assit sans avoir jeté un regard sur Levine, qui ne le quittait pas des yeux.
« Je devais, à ce qu’il me semble, dîner avec vous cet hiver, lui dit-il avec un sourire franc et
ouvert ; mais vous êtes parti inopinément pour la campagne.
— Je suppose que mes paroles vous impressionnent vivement, puisque vous vous en
souvenez si bien », dit Levine, et, s’apercevant qu’il se répétait, il rougit.
« Alors, vous habitez toujours la campagne ? demanda-t-il. Ce doit être triste en hiver ?
— J’aime la campagne, dit Wronsky en remarquant le ton de Levine sans le laisser paraître.
— Je n’en sais rien, je n’y ai jamais fait de séjour prolongé. Mais j’ai éprouvé un sentiment
singulier, ajouta-t-il : jamais je n’ai tant regretté la campagne, la vraie campagne russe avec ses
mougiks, que pendant l’hiver que j’ai passé à Nice avec ma mère. Vous savez que Nice est triste
par elle-même. — Naples et Sorrente, au reste, ne doivent pas non plus être pris à haute dose.
C’est là qu’on se rappelle le plus vivement la Russie, et surtout la campagne, on dirait que… »
Il parlait tantôt à Kitty, tantôt à Levine, portant son regard calme et bienveillant de l’un à
l’autre, et disant ce qui lui passait par la tête.
La comtesse Nordstone ayant voulu placer son mot, il s’arrêta sans achever sa phrase, et
l’écouta avec attention.
La conversation ne languit pas un instant, si bien que la vieille princesse n’eut aucun besoin
de faire avancer ses grosses pièces, le service obligatoire et l’éducation classique, qu’elle tenait
en réserve pour le cas de silence prolongé ; la comtesse ne trouva même pas l’occasion de
taquiner Levine.
« Comtesse, au nom du ciel, faites-moi voir cela. Jamais je ne suis parvenu à rien voir
d’extraordinaire, quelque bonne volonté que j’y mette, dit en souriant Wronsky.
— Fort bien, ce sera pour samedi prochain, répondit la comtesse ; mais vous, Constantin-
Dmitritch, y croyez-vous ? demanda-t-elle à Levine.
— Mon opinion, répondit Levine, est que les tables tournantes nous prouvent combien la
bonne société est peu avancée ; guère plus que ne le sont nos paysans. Ceux-ci croient au
mauvais œil, aux sorts, aux métamorphoses, et nous…
« Mais non, Marie : Constantin-Dmitritch dit simplement qu’il ne croit pas au spiritisme »,
interrompit Kitty en rougissant pour Levine ; celui-ci comprit son intention et allait répondre sur un
ton plus vexé encore, lorsque Wronsky vint à la rescousse et avec son sourire aimable fit rentrer
la conversation dans les bornes d’une politesse qui menaçait de disparaître.
« Vous n’en admettez pas du tout la possibilité ? demanda-t-il. Pourquoi ? nous admettons
bien l’existence de l’électricité, que nous ne comprenons pas davantage ? Pourquoi n’existerait-t-
il pas une force nouvelle, encore inconnue, qui…
— Quand l’électricité a été découverte, interrompit Levine avec vivacité, on n’en a vu que
les phénomènes, sans savoir ce qui les produisait, ni d’où ils provenaient ; des siècles se sont
passés avant qu’on songeât à en faire l’application. Les spirites, au contraire, ont débuté par faire
écrire les tables et évoquer les esprits, et ce n’est que plus tard qu’il a été question d’une force
inconnue. »
« Oui, mais les spirites disent : nous ignorons encore ce que c’est que cette force, tout en
constatant qu’elle existe et agit dans des conditions déterminées ; aux savants maintenant à
découvrir en quoi elle consiste. Pourquoi n’existerait-il pas effectivement une force nouvelle si…
— Parce que, reprit encore Levine en l’interrompant, toutes les fois que vous frotterez de la
laine avec de la résine, vous produirez en électricité un effet certain et connu, tandis que le
spiritisme n’amène aucun résultat certain, par conséquent ses effets ne sauraient passer pour
des phénomènes naturels. »
Wronsky, sentant que la conversation prenait un caractère trop sérieux pour un salon, ne
répondit pas et, afin d’en changer la tournure, dit en souriant gaiement aux dames :
« La tentative que font les spirites pour expliquer leurs miracles par une force nouvelle ne
peut, selon moi, réussir. Ils prétendent à une force surnaturelle et veulent la soumettre à une
épreuve matérielle. »
« Et moi, je crois que vous seriez un médium excellent, dit la comtesse : vous avez quelque
chose de si enthousiaste ! »
« Voyons, mesdames, mettons les tables à l’épreuve, dit Wronsky ; vous permettez,
princesse ? »
Kitty se leva aussi, et ses yeux rencontrèrent ceux de Levine. Elle le plaignait d’autant plus
qu’elle se sentait la cause de sa douleur. « Pardonnez-moi, si vous pouvez pardonner, disait son
regard ; je suis si heureuse ! » — « Je hais le monde entier, vous autant que moi ! » répondait le
regard de Levine, et il chercha son chapeau.
Mais le sort lui fut encore une fois contraire ; à peine s’installait-on autour des tables et se
disposait-il à sortir, que le vieux prince entra, et, après avoir salué les dames, il s’empara de
Levine.
« Ah ! s’écria-t-il avec joie, je ne te savais pas ici ! Depuis quand ? très heureux de vous
voir. »
Le prince disait à Levine tantôt toi, tantôt vous ; il le prit par le bras, et ne fit aucune attention
à Wronsky, debout derrière Levine, attendant tranquillement pour saluer que le prince l’aperçût.
Kitty sentit que l’amitié de son père devait sembler dure à Levine après ce qui s’était passé ;
elle remarqua aussi que le vieux prince répondait froidement au salut de Wronsky. Celui-ci,
surpris de cet accueil glacial, avait l’air de se demander avec un étonnement de bonne humeur
pourquoi on pouvait bien ne pas être amicalement disposé en sa faveur.
— Quel essai ? Celui de faire tourner des tables ? Eh bien, vous m’excuserez, messieurs et
dames ; mais, selon moi, le furet serait plus amusant, — dit le prince en regardant Wronsky, qu’il
devina être l’auteur de cet amusement ; — du moins le furet a quelque bon sens. »
Wronsky leva tranquillement un regard étonné sur le vieux prince, et se tourna en souriant
légèrement vers la comtesse Nordstone ; ils se mirent à parler d’un bal qui se donnait la semaine
suivante.
Aussitôt que le vieux prince l’eut quitté, Levine s’esquiva, et la dernière impression qu’il
emporta de cette soirée fut le visage souriant et heureux de Kitty répondant à Wronsky au sujet
du bal.
CHAPITRE XV
LE soir même, Kitty raconta à sa mère ce qui s’était passé entre elle et Levine ; malgré le
chagrin qu’elle éprouvait de l’avoir peiné, elle se sentait flattée d’avoir été demandée en
mariage ; mais, tout en ayant la conviction d’avoir bien agi, elle resta longtemps sans pouvoir
s’endormir ; un souvenir l’impressionnait plus particulièrement : c’était celui de Levine, debout
auprès du vieux prince, fixant sur elle et sur Wronsky un regard sombre et désolé ; des larmes lui
en vinrent aux yeux. Mais, songeant aussitôt à celui qui le remplaçait, elle se représenta
vivement son beau visage mâle et ferme, son calme plein de distinction, son air de bienveillance ;
elle se rappela l’amour qu’il lui témoignait, et la joie entra dans son âme. Elle remit la tête sur
l’oreiller en souriant à son bonheur.
« C’est triste, triste ! mais je n’y peux rien, ce n’est pas ma faute ! » se disait-elle,
quoiqu’une voix intérieure lui répétât le contraire ; devait-elle se reprocher d’avoir attiré Levine ou
de l’avoir refusé ? elle n’en savait rien : ce qu’elle savait, c’est que son bonheur n’était pas sans
mélange. « Seigneur, ayez pitié de moi ; Seigneur, ayez pitié de moi ! » pria-t-elle jusqu’à ce
qu’elle s’endormît.
Pendant ce temps il se passait dans le cabinet du prince une de ces scènes qui se
renouvelaient fréquemment entre les époux, au sujet de leur fille préférée.
« Ce que c’est ? Voilà ce que c’est, — criait le prince en levant les bras en l’air, malgré les
préoccupations que lui causaient les pans flottants de sa robe de chambre fourrée. — Vous
n’avez ni fierté ni dignité ; vous perdez votre fille avec cette façon basse et ridicule de lui chercher
un mari.
— Mais au nom du ciel, prince, qu’ai-je donc fait ? » disait la princesse, presque en
pleurant.
Elle était venue trouver son mari pour lui souhaiter le bonsoir, comme d’ordinaire, tout
heureuse de sa conversation avec sa fille ; et, sans souffler mot de la demande de Levine, elle
s’était permis une allusion au projet de mariage avec Wronsky, qu’elle considérait comme décidé,
aussitôt après l’arrivée de la comtesse. À ce moment le prince s’était fâché et l’avait accablée de
paroles dures.
« Ce que vous avez fait ? D’abord vous avez attiré un épouseur, ce dont tout Moscou
parlera, et à bon droit. Si vous voulez donner des soirées, donnez-en, mais invitez tout le monde,
et non pas des prétendants de votre choix. Invitez tous ces « blancs-becs » (c’est ainsi que le
prince traitait les jeunes gens de Moscou !), faites venir un tapeur, et qu’ils dansent, mais, pour
Dieu, n’arrangez pas des entrevues comme ce soir ! Cela me dégoûte à voir, et vous en êtes
venue à vos fins : vous avez tourné la tête à la petite. Levine vaut mille fois mieux que ce petit fat
de Pétersbourg, fait à la machine comme ses pareils ; ils sont tous sur le même patron, et c’est
toujours de la drogue. Et quand ce serait un prince du sang, ma fille n’a besoin d’aller chercher
personne.
— Mais écoute-moi, je t’assure que je ne fais aucune avance ! Pourquoi donc un homme
jeune, beau, amoureux, et qu’elle aussi…
— Voilà ce qui vous semble ! Mais si en fin de compte elle s’en éprend, et que lui songe à
se marier autant que moi ? Je voudrais n’avoir pas d’yeux pour voir tout cela ! Et le spiritisme, et
Nice, et le bal… (ici le prince, s’imaginant imiter sa femme, accompagna chaque mot d’une
révérence). Nous serons fiers quand nous aurons fait le malheur de notre petite Catherine, et
qu’elle se sera fourré dans la tête…
— Je ne pense pas, je sais ; c’est pour cela que nous avons des yeux, nous autres, tandis
que les femmes n’y voient goutte. Je vois, d’une part, un homme qui a des intentions sérieuses,
c’est Levine ; de l’autre, un bel oiseau comme ce monsieur, qui veut simplement s’amuser.
— Allons, c’est bon, n’en parlons plus, dit la princesse que le souvenir de la pauvre Dolly
arrêta net.
Les époux s’embrassèrent en se faisant mutuellement un signe de croix, selon l’usage, mais
chacun garda son opinion ; puis ils se retirèrent.
La princesse, tout à l’heure si fermement persuadée que le sort de Kitty avait été décidé,
dans cette soirée, se sentit ébranlée par les paroles de son mari. Rentrée dans sa chambre, et
songeant avec terreur à cet avenir inconnu, elle fit comme Kitty, et répéta bien des fois du fond
du cœur : « Seigneur, ayez pitié de nous ; Seigneur, ayez pitié de nous ! »
CHAPITRE XVI
WRONSKY n’avait jamais connu la vie de famille ; sa mère, une femme du monde, très
brillante dans sa jeunesse, avait eu pendant son mariage, et surtout après, des aventures
romanesques dont tout le monde parla. Il n’avait pas connu son père, et son éducation s’était
faite au corps des pages.
À peine eut-il brillamment terminé ses études, en sortant de l’école avec le grade d’officier,
qu’il tomba dans le cercle militaire le plus recherché de Pétersbourg ; il allait bien de temps à
autre dans le monde, mais ses intérêts de cœur ne l’y attiraient pas.
C’est à Moscou qu’il éprouva pour la première fois le charme de la société familière d’une
jeune fille du monde, aimable, naïve, et dont il se sentait aimé. Ce contraste avec la vie luxueuse
mais grossière de Pétersbourg l’enchanta, et l’idée ne lui vint pas qu’il y eût quelque inconvénient
à ses rapports avec Kitty. Au bal, il l’invitait de préférence, allait chez ses parents, causait avec
elle comme on cause dans le monde, de bagatelles ; tout ce qu’il lui disait aurait pu être entendu
de chacun, et cependant il sentait que ces bagatelles prenaient un sens particulier en s’adressant
à elle, qu’il s’établissait entre eux un lien, qui, de jour en jour, lui devenait plus cher. Loin de
croire que cette conduite pût être qualifiée de tentative de séduction, sans intention de mariage, il
s’imaginait simplement avoir découvert un nouveau plaisir, et jouissait de cette découverte.
Quel eût été son étonnement d’apprendre qu’il rendrait Kitty malheureuse en ne l’épousant
pas ! Il n’y aurait pas cru. Comment admettre que ces rapports charmants pussent être
dangereux, et surtout qu’ils l’obligeassent à se marier ? Jamais il n’avait envisagé la possibilité du
mariage. Non seulement il ne comprenait pas la vie de famille, mais, à son point de vue de
célibataire, la famille et particulièrement le mari faisait partie d’une race étrangère, ennemie, et
surtout ridicule. Quoique Wronsky n’eût aucun soupçon de la conversation à laquelle il avait
donné lieu, il sortit ce soir-là de chez les Cherbatzky avec le sentiment d’avoir rendu le lien
mystérieux qui l’attachait à Kitty plus intime encore, si intime qu’il fallait prendre une résolution ;
mais laquelle ?
CHAPITRE XVII
— Moi qui t’ai attendu jusqu’à deux heures du matin ! Où donc as-tu été en quittant les
Cherbatzky ?
— Je suis rentré chez moi, répondit Wronsky ; à dire vrai, je n’avais envie d’aller nulle part,
tant la soirée d’hier chez les Cherbatzky m’avait paru agréable.
— « Je reconnais à la marque qu’ils portent les chevaux ombrageux, et à leurs yeux, les
jeunes gens amoureux », se mit à réciter Stépane Arcadiévitch, du même ton qu’à Levine la
veille.
— Vraiment ?
— Honni soit qui mal y pense : cette jolie femme est ma sœur Anna.
— Tu la connais certainement.
— Il me semble que oui. Au reste, peut-être me trompé-je, — répondit Wronsky d’un air
distrait. Ce nom de Karénine évoquait en lui le souvenir d’une personne ennuyeuse et affectée.
— Mais tu connais au moins mon célèbre beau-frère, Alexis Alexandrovitch ? Il est connu
du monde entier.
— C’est-à-dire que je le connais de réputation et de vue. Je sais qu’il est plein de sagesse
et de science ; mais, tu sais, ce n’est pas mon genre, « not in my line », dit Wronsky.
— Eh bien, tant mieux pour lui, dit en souriant Wronsky. Ah ! te voilà, s’écria-t-il en
apercevant à la porte d’entrée un vieux domestique de sa mère : entre par ici. »
Wronsky, outre le plaisir commun à tous ceux qui voyaient Stépane Arcadiévitch, en
éprouvait un tout particulier depuis quelque temps à se trouver avec lui. C’était en quelque sorte
se rapprocher de Kitty. Il le prit donc par le bras, et lui dit gaiement :
— Certainement. Je fais une souscription. Dis donc, as-tu fait hier soir la connaissance de
mon ami Levine ?
— Je ne sais pourquoi, dit Wronsky, tous les Moscovites, excepté naturellement ceux à qui
je parle, ajouta-t-il en plaisantant, ont quelque chose de tranchant ; ils sont tous sur leurs ergots,
se fâchent, et veulent toujours vous faire la leçon.
Le mouvement croissant dans la gare, les allées et venues des artelchiks, l’apparition des
gendarmes et des employés supérieurs, l’arrivée des personnes venues au-devant des
voyageurs, tout indiquait l’approche du train. Le temps était froid, et à travers le brouillard on
apercevait des ouvriers, couverts de leurs vêtements d’hiver, passant silencieusement entre les
rails enchevêtrés de la voie. Le sifflet d’approche se faisait déjà entendre, un corps monstrueux
semblait avancer lourdement.
« Non, continua Stépane Arcadiévitch qui avait envie de raconter à Wronsky les intentions
de Levine sur Kitty, non, tu es injuste pour mon ami : c’est un homme très nerveux, qui peut
quelquefois être désagréable, mais en revanche il peut être charmant ; il avait hier des raisons
particulières de nature à le rendre très heureux ou très malheureux », ajouta-t-il avec un sourire
significatif, oubliant absolument la sympathie qu’il avait éprouvée la veille pour son ami, à cause
de celle que lui inspirait Wronsky pour le moment.
— Peut-être bien, répondit Stépane Arcadiévitch, cela m’a fait cet effet hier au soir, et s’il est
parti de bonne heure et de mauvaise humeur, c’est qu’il aura fait la démarche. Il est amoureux
depuis si longtemps qu’il me fait peine !
— Ah vraiment ! Je crois d’ailleurs qu’elle peut prétendre à un meilleur parti, dit Wronsky en
se redressant et se remettant à marcher. Au reste, je ne le connais pas ; mais ce doit être
effectivement une situation pénible ! c’est pourquoi tant d’hommes préfèrent s’en tenir aux
Clara… ; du moins avec ces dames, si l’on échoue, ce n’est que la bourse qu’on accuse. Mais
voilà le train. »
CHAPITRE XVIII
WRONSKY suivit le conducteur ; en entrant dans le wagon, il s’arrêta pour laisser passer une
dame qui sortait, et, avec le tact d’un homme du monde, il la classa d’un coup d’œil parmi les
femmes de la meilleure société. Après un mot d’excuse, il allait continuer sa route, mais
involontairement il se retourna pour la regarder encore, non à cause de sa beauté, de sa grâce
ou de son élégance, mais parce que l’ expression de son aimable visage lui avait paru douce et
caressante.
Elle tourna la tête au moment où il la regardait. Ses yeux gris, que des cils épais faisaient
paraître foncés, lui jetèrent un regard amical et bienveillant, comme si elle le reconnaissait, puis
aussitôt elle sembla chercher quelqu’un dans la foule. Quelque rapide que fût ce regard, il suffit à
Wronsky pour remarquer dans cette physionomie une vivacité contenue, qui perçait dans le
demi-sourire de deux lèvres fraîches, et dans l’expression animée de ses yeux. Il y avait dans
toute cette personne comme un trop-plein de jeunesse et de gaieté qu’elle aurait voulu
dissimuler ; mais, sans qu’elle en eût conscience l’éclair voilé de ses yeux paraissait dans son
sourire.
Wronsky entra dans le wagon. Sa mère, une vieille femme coiffée de petites boucles, les
yeux noirs clignotants, l’accueillit avec un léger sourire de ses lèvres minces ; elle se leva du
siège où elle était assise, remit à sa femme de chambre le sac qu’elle tenait, et, tendant à son fils
sa petite main sèche qu’il baisa, elle l’embrassa au front.
— Avez-vous fait bon voyage ? dit le fils en s’asseyant auprès d’elle, tout en prêtant l’oreille
à une voix de femme qui parlait près de la porte ; il savait que c’était celle de la dame qu’il avait
rencontrée.
— Au revoir, Ivan Pétrovitch ; voyez donc où est mon frère et envoyez-le-moi, dit la dame,
et elle rentra dans le wagon.
« Votre frère est ici, dit-il en se levant. Veuillez m’excuser, madame, de ne pas vous avoir
reconnue ; au reste, j’ai si rarement eu l’honneur de vous rencontrer que vous ne vous souvenez
certainement pas de moi.
— Mais si, répondit-elle, je vous aurais toujours reconnu, car madame votre mère et moi
n’avons guère parlé que de vous, il me semble, pendant tout le voyage. — Et la gaieté qu’elle
avait cherché à contenir éclaira son visage d’un sourire. — Mais mon frère ne vient pas ?