Milan Kundera
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Un Extrait page 57 :
(…) En effet, il faut comprendre ce qu’est le roman. Un historien vous raconte des événements qui ont eu
lieu. Par contre, le crime de Raskolnikov n’a jamais vu le jour. Le roman n’examine pas la réalité mais
l’existence. Et l’existence n’est pas ce qui s’est passé, l’existence est le champ des possibilités humaines, tout
ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable. Les romanciers dessinent la carte de l’existence en
découvrant telle ou telle possibilité humaine. Mais encore une fois : exister, cela veut dire : « être-dans-le-
monde ». Il faut donc comprendre et le personnage et son monde comme possibilités. Chez Kafka, tout cela
est clair : le monde kafkaïen ne ressemble à aucune réalité connue, il est une possibilité extrême et non-
réalisée du monde humain. Il est vrai que cette possibilité transparaît derrière notre monde réel et semble
préfigurer notre avenir. C’est pourquoi on parle de la dimension prophétique de Kafka. Mais même si ses
romans n’avaient rien de prophétique, ils ne perdraient pas de leur valeur, car ils saisissent une possibilité
de l’existence (possibilité de l’homme et de son monde) et nous font ainsi voir ce que nous sommes, de quoi
nous sommes capables.(…)
(…) Or, le romancier n’est le porte-parole de personne et je vais pousser cette affirmation jusqu’à dire qu’il
n’est même pas le porte-parole de ses propres idées. Quand Tolstoï a esquissé la première variante d’Anna
Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n’était que justifiée et méritée. La
version définitive du roman est bien différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses
idées morales, je dirais plutôt que, pendant l’écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction
morale personnelle. Il écoutait ce que j’aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont
à l’écoute de cette sagesse supra-personnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu
plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs oeuvres devraient
changer de métier.
Mais qu’est-ce que cette sagesse, qu’est-ce que le roman ? Il y a un proverbe juif admirable : L’homme
pense, Dieu rit. Inspiré par cette sentence, j’aimerais imaginer que François Rabelais a entendu un jour le
rire de Dieu et que c’est ainsi que l’idée du premier grand roman européen est née. Il me plaît de penser que
l’art du roman est venu au monde comme l’écho du rire de Dieu.
Mais pourquoi Dieu rit-il en regardant l’homme qui pense ? Parce que l’homme pense et la vérité lui
échappe. Parce que plus les hommes pensent, plus la pensée de l’un s’éloigne de la pensée de l’autre. Et
enfin parce que l’homme n’est jamais ce qu’il pense être. C’est à l’aube des Temps modernes que cette
situation fondamentale de l’homme, sorti du Moyen-Âge, se révèle : Don Quichotte pense, Sancho pense, et
non seulement la vérité du monde mais la vérité de leur propre moi se dérobent à eux. Les premiers
romanciers européens ont vu et saisi cette nouvelle situation de l’homme et ont fondé sur elle l’art nouveau,
l’art du roman. (…)
(…) Or, le romancier n’est le porte-parole de personne et je vais pousser cette affirmation jusqu’à dire qu’il
n’est même pas le porte-parole de ses propres idées. Quand Tolstoï a esquissé la première variante d’Anna
Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n’était que justifiée et méritée. La
version définitive du roman est bien différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses
idées morales, je dirais plutôt que, pendant l’écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction
morale personnelle. Il écoutait ce que j’aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont
à l’écoute de cette sagesse supra-personnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu
plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs oeuvres devraient
changer de métier.
Mais qu’est-ce que cette sagesse, qu’est-ce que le roman ? Il y a un proverbe juif admirable : L’homme
pense, Dieu rit. Inspiré par cette sentence, j’aimerais imaginer que François Rabelais a entendu un jour le
rire de Dieu et que c’est ainsi que l’idée du premier grand roman européen est née. Il me plaît de penser que
l’art du roman est venu au monde comme l’écho du rire de Dieu.
Mais pourquoi Dieu rit-il en regardant l’homme qui pense ? Parce que l’homme pense et la vérité lui
échappe. Parce que plus les hommes pensent, plus la pensée de l’un s’éloigne de la pensée de l’autre. Et
enfin parce que l’homme n’est jamais ce qu’il pense être. C’est à l’aube des Temps modernes que cette
situation fondamentale de l’homme, sorti du Moyen-Âge, se révèle : Don Quichotte pense, Sancho pense, et
non seulement la vérité du monde mais la vérité de leur propre moi se dérobent à eux. Les premiers
romanciers européens ont vu et saisi cette nouvelle situation de l’homme et ont fondé sur elle l’art nouveau,
l’art du roman. (…)