Up and Down Saison 2 - Mey - Juliette

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New Romance

Juliette Mey

Up and Down Saison 2

ISBN : 978-2-9554169-1-4
Titre de l'édition originale : Up and Down 2

Copyright © 2016

Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de ce livre ou de quelque citation que ce soit
sous n'importe quelle forme.

Cet ouvrage est une fiction. Toute référence à des événements historiques, des personnes réelles ou des
lieux réels cités n'ont d'autre existence que fictive. Tous les autres noms, personnages, lieux et
événements sont le produit de l'imagination de l'auteur, et toute ressemblance avec des personnes, des
événements ou des lieux existants ou ayant existé, ne peut être que fortuite.

ISBN : 978-2-9554169-1-4

Dépôt Légal : Janvier 2016

2016-02-11-2207
A Laure et Aurélie
Prologue
Camille

Les feuilles, poussées par le vent, virevoltent dans l'air. Après deux mois à avoir souffert de fortes
températures, ce rafraîchissement inespéré devrait m'être agréable.
Malheureusement, c'est tout le contraire. Alors que je traverse la rue d'un pas rapide, tout m'énerve.
L'air frais et bruyant insupporte mon nerf auditif. Quant aux voitures, trop nombreuses pour cette fin de
mois d'août, elles me rappellent combien la vie parisienne m'est devenue étrangère.
J'aurais aimé ne jamais avoir à revenir. J'aurais aimé rester sur cette plage. Hors du temps, hors de
ma réalité, hors de tout. J'aurais aimé que nos téléphones, à Jared et moi, ne sonnent jamais. J'aurais aimé
ne pas avoir à rappeler. J'aurais tout simplement aimé ne pas me retrouver seule dans cette rue. Dans cette
ville. Paris. Là où tout a commencé. Là où tant de choses se sont passées. Là où je me suis rendue compte
que la vie dorée qui m'avait accompagnée depuis mon enfance n'était finalement qu'un vaste mensonge.
Je dois rassembler mes forces. Toutes. Dans leur intégralité la plus totale. J'ai encore du mal à
réaliser ce que je viens d'entendre. D'apprendre. Ce à quoi j'ai donné mon assentiment. D'étranges nuages
noirs envahissent doucement le ciel. La pluie ne va pas tarder à tomber. Ces caprices météorologiques
seraient-ils les prémices de ma propre chute ?
Plus que deux pâtés d'immeubles et je serai de retour chez lui. Chez moi. Chez nous. Il m'attend. Je le
sais. Je le sens. Je ne voulais pas qu'il m'accompagne. Trop de pression. Trop d'angoisse. Trop de points
noirs à l'horizon. Trop de tout.
Contre toute attente, il n'a pas rechigné. Pour une fois, il a même été plutôt conciliant. Il me fait
confiance. Une confiance aveugle. Et, en contrepartie, il attend que je sois à la hauteur de ce sentiment.
Je vais devoir lui annoncer. Dès que je suis sortie de mon rendez-vous, j'ai exactement su comment
j'allais devoir procéder. Pas de chichi. Pas de blabla. Confiance dit confession. Confiance dit vérité. S'il
m'aime autant qu'il le dit, il m'écoutera. Me comprendra. M'aidera.
Enfin arrivée devant notre immeuble, une boule à nouveau familière me tord l'estomac. Et si j'avais
tout faux ? Et si je présumais de sa réaction? Et s'il décidait alors de me tourner le dos et de retourner à
son existence d'avant ?
Je lutte de toutes mes forces. En vain. Tandis que j'ouvre la lourde porte d'entrée, je ne maîtrise plus
rien. Ni ma certitude de la réaction positive de Jared. Ni ma foi en l'avenir. Et encore moins l'image
romantique et éternelle que je m'étais construite de notre couple.
Dans moins de cinq minutes, tout risque d'exploser en plein vol. Je ne serai alors plus qu'une
spectatrice impuissante face à la déchéance de sa propre existence.
Chapitre 1
Jared

Ce soir, je veux que tout aille pour le mieux. Je connais Camille. Si elle a insisté pour que je ne
l'accompagne pas, c'est qu'elle devait avoir ses raisons. Sauf que, bien entendu, cela fait quatre heures
que je fais les cent pas dans l'appart et que je me ronge les sangs.
Je n'en peux plus d'attendre. De l'attendre. Pour la centième fois depuis qu'elle est partie, je scrute
ma montre prête à l'exploser contre le mur. A l'heure qu'il est, son putain de rendez-vous doit être terminé
depuis belle lurette. Elle aurait dû m'appeler. C'était le deal. Je sors mon portable de la poche arrière de
mon jeans et l'ausculte hargneusement sous tous les angles. Toujours pas de message. Fait chier. S'il ne
s'agissait pas du modèle dernier cri d'Apple, il aurait déjà atterri au fond des chiottes et la chasse d'eau
aurait peut-être légèrement atténué ma colère. Deux secondes plus tard, je compose son numéro et tombe
pour la trentième fois sur sa messagerie. Bordel. Merde. Je passe une main rageuse dans mes cheveux
avant de jeter un coup d'œil circulaire dans le salon.
Putain. J'ai essayé de garder mon calme. J'ai même viré temporairement la femme de ménage et ai
tout récuré jusqu'aux joints de la cuisine. Je me suis emmerdé à aller chez l'épicier du coin pour acheter
de quoi nous faire à bouffer. Une chance que personne ne m'ait reconnu. Je suis revenu entier avec mes
quelques paquets. Aucune griffure. Aucune trace de rouge à lèvres. Aucune coupure ou de morceau de
fringue arraché. Pour la peine, je devrais peut-être le marquer d'une croix dans le calendrier.
J'ai même consulté un site complètement crétin pour nanas sur lequel j'ai trouvé une recette pas trop
compliquée à cuisiner.
Me voilà donc comme un con à réinspecter la table de la salle à manger entièrement dressée et à
vérifier que les flammes des bougies tiennent encore le coup. Sans parler de l'immense bouquet de roses
blanches qui est parfaitement posé à équidistance de nos deux assiettes.
C'est un comble. Première fois que je fais à bouffer. Et première fois qu'on me pose un lapin.
Soudain, un éclair d'angoisse me transperce les tripes. Et si sa mère était revenue dans l'équation ? Et si
elle avait fouiné du côté de son rendez-vous ? Non, impossible. Je dois me ressaisir. Si tout se passe
comme prévu, on ne la reverra pas avant un paquet de temps. Je peux respirer. Toute flamme a
temporairement été ôtée du dragon. À part des cachetons, elle n'est plus capable de cracher grand-chose
d'autre.
Je ne sais pas combien de temps il se passe avant que j'entende la porte d'entrée s'ouvrir
délicatement. À moitié affalé sur mon canapé, je dois me rasseoir pour vérifier que je ne rêve pas. La
putain de chemise blanche slim que j'avais enfilée pour l'occasion est à moitié froissée. Quant à ma
tignasse, je sens qu'elle part dans tous les sens.
- Salut.
Il fait nuit noir dehors et, à part la faible lueur des bougies, la pièce est plongée dans l'obscurité. Je
me frotte les yeux pour vérifier que la voix que je viens d'entendre est bien la bonne. Pas de doute
possible. Camille se tient devant moi, trempée par la pluie et les yeux rougis. Putain. Elle était passée où
?
J'inspire profondément afin de garder un semblant de contenance et ne pas lui sortir les saloperies de
mots qui me viennent à l'esprit. Je suis peut-être doué pour pousser la chansonnette mais je n'ai jamais été
très coriace pour causer. Je sens que ce n'est pas le moment d'essayer de discuter d'une quelconque façon
que ce soit. Pour une fois, je vais tenter de la jouer intelligemment et de ne surtout pas me laisser
dépasser par mes sentiments dévastateurs.
En bon mec qui se respecte, je lui ouvre mes bras et l'invite à venir s'y blottir. Tandis que je sens son
corps gelé par l'orage se caler contre le mien, je tente de me conforter dans l'idée qu'il doit y avoir une
raison logique à son retard. Une fois de plus, la batterie de son téléphone devait être complètement à plat.
Si je ne veille pas à lui recharger son portable le soir avant de me pieuter, il est toujours mort le
lendemain matin. Et, hier soir, j'ai complément zappé l'affaire. Je vais me calmer et attendre son
explication. En enfouissant mon nez sur sa tête, je la hume jusqu'à la racine de ses cheveux. Son odeur
brute m'apaise immédiatement.
En la serrant fort contre moi, j'arrive à ressentir toute la mélancolie qui l'habite. Je m'en veux de tout
le cinéma que j'ai monté. Je n'ai vraiment pas choisi mon soir.
C'est elle qui arrive à parler la première.
- J'ai quelque chose d'important à te dire.
Putain. Je le savais.
Je m'écarte légèrement et encadre, de mes mains, son visage penaud. J'aimerais tant pouvoir la
rassurer.
- Moi aussi, il faut que je te dise quelque chose, je réponds bêtement tout en jetant un coup d'œil vers
la cuisine qui abrite désormais un repas complètement froid.
Et me rassurer. Je m'en veux immédiatement de lui avoir sorti cette tirade complètement
inappropriée. Ce n'était pas le bon moment. J'aimerais la rayer de notre discussion mais c'est trop tard.
Elle suit mon regard avant de le reposer sur moi, désolée.
- Jared, je...
C'est la première fois que je la vois aussi interdite. Désirant instantanément ne pas la mettre mal à
l'aise, je pose mon index sur ses lèvres.
- Ce n'est pas si important comparé à ton rendez-vous.
Si ça l'est, me susurre une petite voix intérieure. Je coupe cette idée en plein vol. Non. Je peux
attendre. Là, tout de suite, c'est Camille qui a besoin de toute mon attention et non le contraire.
- Viens là, je dis, en l'enfermant dans mes bras et en la recouvrant de son plaid qui traîne toujours sur
le canapé. Dis-moi tout.
Comme mon sixième sens s'en doutait, elle ne pipe pas un mot. Elle veut gagner du temps. Putain.
Qu'est-ce qu'il a pu se passer de si terrible que ça ?
- Je sais que j'aurais dû t'appeler. Je suis désolée de t'avoir laissé comme ça. J'ai composé ton
numéro plus d'une dizaine de fois mais...
Elle semble hésiter avant de poursuivre.
- Mais, reprend-elle tout à coup plus assurée, je n'osais pas.
Merde. Mon cœur bat à tout rompre. Elle se redresse et me fixe droit dans les yeux. La lueur
habituelle qui y règne s'est volatilisée laissant place au doute. Elle a peur. Elle craint ma réaction. Putain.
Elle n'est plus qu'assise sur mes genoux, le reste de son corps se tenant à une distance respectable du
mien. Pourtant, malgré l'éloignement, je frissonne. Pire. Je sais. J'ai compris. Je ne connais pas tous les
tenants et les aboutissants mais j'ai saisi l'essentiel. Notre vie va être chamboulée sous peu.
- Combien de semaines ? je demande, les nerfs à fleur de peau.
Elle me fixe sans ciller. On ne joue pas. On ne joue plus.
- Environ dix. Plus ou moins quelques jours.
Je sens que mon cœur va lâcher. Toutes les constellations de bonheur qui m'habitaient encore ce
matin sont en train de s'envoler. J'aimerais bien pouvoir les saisir en vol mais elles sont déjà loin.
Franchement, je m'imaginais quoi ? Que notre vie qui semblait enfin être sur les rails allait rester si calme
et si heureuse ? Merde. Tout est en train de foirer.
Mais quand je me ressaisis momentanément et que je croise le regard incandescent de Camille, je
comprends qu'elle ne mérite pas ma colère. Si nous nous retrouvons englués dans un pareil pétrin, je tiens
aussi ma part de responsabilité. Si je n'avais pas joué au con, elle ne pataugerait pas dans cette situation
merdique. Va falloir que j'assume. Que je m'assume et que je nous assume.
Il n'y a pas trente-six mille hypothèses sur lesquelles je peux m'appuyer. Ce matin, quand je l'ai vue
partir, je m'étais imaginé que ça puisse mal tourner. J'avais tenté de maîtriser ma respiration, de garder
mon calme et de réfléchir posément. Moins d'une minute plus tard, je savais comment je devrais réagir si
ça devait mal se passer. Et, visiblement, c'est le cas. Du moins, pour moi. Camille, quant à elle, va enfin
obtenir ce pour quoi elle s'est battue depuis tant de mois.
- On va gérer.
J'essaie de la prendre dans les bras mais elle recule instinctivement.
- Et tu comptes gérer ÇA comment ?
Merde. Elle hurle presque. Je ne peux pas m'emporter. Il faut absolument qu'un de nous deux reste
calme et réfléchisse posément. Malgré mes bonnes résolutions, je n'en mène pas large. Va-t-elle
seulement accepter ce que je m'apprête à lui proposer ?
- Je vais t'accompagner. Tu ne resteras pas seule. Je ne te laisserai pas y aller sans moi.
Elle me toise, visiblement déboussolée.
- Tu serais prêt à venir ? Assister à tout ça ?
Si elle savait seulement ce que je serais prêt à faire pour elle... À cet instant, je comprends une
chose essentielle. Peu importe ce dans quoi nous nous lançons, peu importe les emmerdes qui vont en
découler, je suis certain d'une chose. Plus jamais, je ne veux la sentir s'éloigner comme elle est en train
de le faire à cet instant précis. Sans réfléchir davantage, je l'agrippe contre moi et la serre si fort que je la
sens sursauter contre mon torse. À mon grand dam, je constate que sa respiration est aussi rapide que la
mienne. Comment briser un pareil silence ? Elle sait qu'elle me demande beaucoup. Je la connais. Elle a
peur que je ne tienne pas le choc.
- Tu ne m'en veux pas ?
Sa voix n'a jamais été aussi mal assurée.
- T'en vouloir ? Mais de quoi ?
J'essaie de la rassurer en lui déposant un baiser sur le sommet de son crâne.
- De-te-déraciner.
Elle a marqué un silence sans équivoque entre chaque mot. Elle a peur de bousiller ma vie. Mon
boulot. Mon avenir.
- Camille, je dis en calant tendrement une mèche de cheveux derrière son oreille, je n'ai jamais eu de
racines jusqu'à te rencontrer. Ma seule racine, qui grandit et se fortifie jour après jour, c'est toi. Personne
d'autre.
Je la laisse saisir la portée de mes mots avant de déclarer le plus calmement du monde :
- Rien ne pourra jamais se mettre entre nous. Et, crois-moi, ce n'est pas aujourd'hui que ça va
commencer.
Elle me fixe, perplexe.
- Donc, tu es d'accord ?
Sa voix est toujours tremblante. Elle n'a pas saisi l'importance de mes propos. Je la serre encore
plus fort en murmurant dans le creux de son oreille :
- Cette saloperie d'aventure, on va la vivre ensemble. Je ne te laisserai pas subir ça toute seule.
À mon grand bonheur, je la sens fourrer son nez dans mon cou et s'y perdre. J'adore ça. Je ne m'en
lasserai jamais. Jamais. Jamais. C'est si bon. Si velouté. Si excitant.
- Merci mon amour.
Je jurerais que, pendant qu'elle a parlé, je l'ai sentie sourire contre moi. Je suis son héros. Le seul
qu'elle ait connu et qu'elle connaîtra dans sa vie.
Mais alors, pourquoi se recule-t-elle et fronce-t-elle les sourcils avant de poser son regard vers la
salle à manger ? Merde. J'avais totalement zappé ma mise en scène qui me paraît tout à coup bien
insignifiante.
- Qu'est-ce que tu voulais me dire ?
Je décide de couper court à tout cirque inutile et de la reprendre dans mes bras avant qu'elle se doute
de quoi que ce soit et remette sa décision dans la balance.
- Rien qui ne puisse attendre ma belle. Brigitte vient de te le dire. Washington t'ouvre les bras et tu
vas foncer.
Je n'ai pas besoin de le dire. Elle et moi savons que je vais tenter de lui rendre la vie la plus belle
possible. Et que je vais y parvenir sans me perdre en chemin. Cette fois-ci, je n'aurai pas le droit à
l'erreur et je vais tout faire pour qu'elle réussisse comme elle le mérite.
Quitte à me mettre en arrière-plan et oublier l'imbécile de Jared qui habite parfois encore en moi.
Tout cela est possible. À portée de main. Il suffit que j'y croie fort et que je nous en donne les moyens. Je
vais y arriver. C'est sûr et certain. Notre équilibre en dépend et, pour rien au monde, je ne le mettrai en
péril.
Chapitre 2
Camille

Mon projet est réel. Je ne rêve pas. Jared va m'accompagner. C'est juste... incroyable.
Je pose une serviette sur chaque assiette. Je vérifie que les couverts sont correctement positionnés.
Que les verres à vins sont les bons.
J'ai le trac. Le vrai. Il me ronge de l'intérieur. Dans quelques minutes, mon père va arriver et je vais
devoir lui annoncer que je pars deux mois minimum. Que je le laisse seul avec tous les problèmes qui
sont en train de lui tomber sur la tête. Même si ma mère est entre de bonnes mains, elle n'est de loin pas
guérie pour autant. Il va devoir assurer sa vie professionnelle tout en se rendant journalièrement à
l'institut. Je ne serai plus là pour le seconder quand il n'aura pas le temps d'y aller. Ou qu'il éprouvera le
besoin de souffler.
- Il ne va pas t'en vouloir, me chuchote une voix chaude dans le creux de mon oreille.
Jared. Il sent bon. Ses cheveux encore mouillés me chatouillent la joue. Midi et il sort à peine de la
douche. La trotteuse de l'horloge file à toute allure mais j'aimerais la faire reculer de quelques heures afin
de retrouver la peau chaude de mon amoureux contre la mienne. Les souvenirs de la nuit dernière
réveillent les papillons qui squattent mon bas-ventre. Cette sensation est si agréable que je n'aspire qu'à
une seule chose. Replonger au plus vite dans l'intimité de notre chambre. De notre lit. De nos sexes. Plus
le départ approche, plus le manque de sommeil se fait ressentir. Depuis que je lui ai annoncé la nouvelle,
Jared a fait le nécessaire pour me prouver que nous sommes un couple uni. Si soudé que nous nous
endormons au petit matin, épuisés et partiellement repus.
La sonnette retentit. Je tremble légèrement. Mes mains s'agrippent solidement aux siennes.
- Tout va bien se passer.
Sa voix est calme. Posée. Sûre d'elle.
- Et s'il moufte, on l'envoie passer quelques heures dans la piaule de celle-dont-on-ne-doit-pas-
prononcer-le-nom ! Crois-moi, si on doit en arriver à une extrémité pareille, il reviendra prêt à encenser
ton projet ! Personne n'apprécie les brûlures au troisième degré !
Bien qu'il se soit passé plusieurs semaines depuis notre dernière confrontation avec ma mère, Jared
ne peut s'empêcher d'être sarcastique quand son nom est évoqué au sein d'une discussion. Je ne l'en blâme
pas. Moi-même, j'ai encore du mal à penser calmement à elle. Et quand je me force à aller la voir, c'est
pire que tout. Les médicaments ont beau l'abrutir, elle n'a rien perdu de sa méchanceté légendaire. Même
sous l'effet des antidépresseurs, elle arrive encore à insulter la Terre entière.
Je sens l'insécurité me gagner. Ça ne marchera pas. Jared me fixe, dérouté. Mais il ne se laisse pas
abattre pour autant. Connaissant mon point faible, il tire immédiatement dessus en plongeant une nouvelle
fois ses lèvres dans mon cou.
- Tu veux qu'on fasse les morts ?
Je recule instinctivement. Mon père vient de sonner et il ne pense qu'à me ramener au lit ! En guise
de réponse, je lui envoie un doigt d'honneur et vais ouvrir la porte d'entrée. Avant que je ne pose ma main
sur la poignée, j'entends Jared me poursuivre verbalement de ses assiduités :
- Ne fais pas cette tête de Sainte-Nitouche ! Tu n'entendais pas ton corps me supplier de lui faire
oublier les morsures dragonales ? Tu sais très bien que j'y arriverais en cinq minutes top chrono...
Mon bas-ventre se contracte. J'ai envie de lui. Je le veux même si je sais que, pour les heures à
venir, c'est impossible. Je souris. Je l'aime. Définitivement. Follement. Éternellement. Il est le seul être
capable de me faire oublier, en quelques secondes à peine, les points noirs qui parsèment mon existence.
- Bonjour papa.
En observant mon père me saluer d'un hochement de tête entendu, j'oublie immédiatement la
proposition indécente de Jared. Trois jours que nous ne nous sommes pas vus et il a encore dû perdre
deux kilos supplémentaires. Ses traits sont tirés. Son visage est émacié. Il porte sur lui l'enfer que ma
mère lui fait vivre depuis près de trente ans. Le pêtage de plombs maternel n'est que la face visible de
l'iceberg.
- Désolé pour le retard.
Il jette un coup d'œil circulaire à l'appartement comme s'il le découvrait pour la première fois.
- Pour nous, vous êtes pile à l'heure. Même légèrement en avance.
Jared m'envoie un clin d'œil entendu. Je me sens rougir de gêne. Pourvu que mon père ne remarque
pas mon malaise.
- Cet appartement est décoré avec beaucoup de goût.
Je fixe Jared d'un regard menaçant. S'il lui sort sa tirade selon laquelle notre cinq pièces est aux
antipodes de la maison caca d'oie de mon enfance, je lui fais cramer son repas dans le micro-onde. Et s'il
rétorque à mon père que c'est la cinquième fois qu'il vient chez nous et que c'est la cinquième fois qu'il
nous dit ça, c'est lui qui ira apporter des vêtements propres à Maléfique après le repas. Tout seul. Sans
protection contre le feu.
- Un apéritif Charles ?
Je respire. Je reprends mon souffle. Je profite de cette courte accalmie pour retrouver mes forces.
- Volontiers.
Comme à chaque fois, ces derniers temps, mon père ne se fait pas prier. Il se laisse tomber sur le
canapé et s'empare - avec un peu trop d'empressement à mon goût - du verre que Jared lui tend. Un double
whisky. Si ça continue à ce train-là, bientôt ce sera un triple. Je dois me calmer. Aujourd'hui, je suis bien
décidée à ne pas m'inquiéter des récents excès de mon père. Je veux lui annoncer mon départ et lui
expliquer les raisons qui me poussent à me réjouir d'une pareille opportunité.
Je l'observe boire une première gorgée. Puis, une deuxième. Je m'arrête de compter à la quatrième.
Je vais m'asseoir à côté de Jared et me colle contre son corps accueillant. Je suis à ma place. Ici. Contre
lui. Chez moi.
- Papa.
Il me fixe d'un regard triste. Je ne veux pas me laisser contaminer par son mal-être. Pas aujourd'hui.
Pas maintenant.
- Papa, je tente une nouvelle fois, persuadée que je vais enfin réussir à capter son regard. Nous
avons quelque chose à t'annoncer.
Ses yeux sont toujours rivés dans le liquide épais de son verre. Tant pis. Va bien falloir que je me
lance pour de bon.
- Dans le cadre de mon nouveau poste de rédactrice en chef, Brigitte m'a proposé un premier
déplacement professionnel. Et j'ai accepté.
- Ah bon ?
Il semble à peine étonné. Je le regarde attentivement mais rien ne se passe. A-t-il seulement compris
ce que je viens de lui dire ? Pour m'en assurer, je décide de mettre les bouchées doubles.
- A Washington.
- C'est une très bonne nouvelle.
C'est officiel. Il n'a rien écouté. Je souffle de dépit.
- Ça va être un peu difficile au début, s'interpose Jared.
- Ah bon ?
De mieux en mieux. Jared me regarde, perplexe, mais je l'encourage à continuer. Peut-être que son
avis dépassionné va réussir à capter l'intérêt paternel.
- Camille pourra donner naissance aux quadruplés là-bas. Ils ont une très bonne maternité.
Des quoi ? Une quoi ? Je foudroie Jared du regard. S'il continue à raconter n'importe quoi, c'est lui
qui ira annoncer la nouvelle à ma mère !
- Mais comme je suis un fervent partisan de la polygamie, votre fille ne sera pas seule. Quand elle
ira travailler pour faire vivre notre famille, ma deuxième femme fera office de baby-sitter.
Je manque de m'étouffer avec mon soda. Je vérifie le verre de Jared. Un simple jus de fruits. Mais
qu'est-ce qui lui prend ? Je le regarde avec attention. Je rêve ou il vient de me faire un nouveau clin d'œil
?
- Vous n'avez aucun souci à vous faire pour l'avenir de votre fille. Aucun.
Tandis que je lui assène un violent coup de pied, il laisse échapper un petit cri douloureux. Très
bien. Maintenant qu'il a compris, pourvu qu'il se calme.
L'air de rien, j'essaie de poursuivre mon explication.
- Brigitte souhaite que je suive la primaire du parti conservateur en vue des élections présidentielles.
Et plus particulièrement le candidat qui se trouve être en tête des sondages.
Mon père se lève d'un bon et pose son verre violemment sur la table basse. Le choc est tel que
quelques gouttes d'alcool volent dans les airs.
- Du quoi ?
Tout à coup, il semble complètement perturbé. Il traverse la pièce de long en large avant de s'arrêter
à notre hauteur.
- Tu as bien parlé du parti conservateur ?
- Oui, je réponds, étonnée par son comportement.
Il ne tique ni pour cette histoire insensée de quadruplés, ni pour mon faux cocufiage annoncé mais
pour ce que je suis fière de lui annoncer !
Je crois que je préférais quand il était étalé, à moitié amorphe, dans notre canapé.
- Tu sais qui se présente ?
Jared, qui paraît tout à coup amusé de la situation, croise ses mains derrière la tête et se prépare à
compter les points. Je déteste que mon père me prenne de haut. S'il se met à prendre le relais de ma mère,
je ne sais pas de quoi je serai capable.
- William Hott, j'annonce calmement.
- William Hott ? Tout le monde sait que ce minable prétentieux, fils d'un minable prétentieux, petit-
fils du seul bosseur que la famille ait connu, se présente. Tu veux que je te dise une chose : je m'en tape
de William machin-truc-chose que l'Amérique aura oublié avant même d'avoir terminé ce simulacre de
pré-élection !
Je regarde Jared lui envoyant une demande d'aide immédiate dans laquelle les mots polygamie,
quadruplés, adultère et autres folies sont interdits. Mais, il ne bouge pas. Il m'observe profondément me
faisant comprendre que, sur ce coup-là, je vais devoir me débrouiller seule. Avancer. M'affirmer.
Grandir.
Mon père n'a jamais supporté l'alcool. Plus il boit, plus il divague. Trois jours qu'il est en vacances,
trois jours qu'il ingurgite de trop grandes quantités d'alcool. D'où son état qui n'est pas celui qui le
maintien en forme.
- Jérémy Pyatt, je continue d'une voix égale.
- On s'en tape de Jérémy Pyatt. Il ne représente aucun danger. C'est un gars honnête. Peut-être même
trop honnête pour faire de la politique. Mais ça, c'est un autre débat.
- Et Jors Van Button. C'est lui que je vais suivre.
A l'énonciation de ce nom, mon père se met à s'agiter dans tous les sens. Son pas est plus rapide et
ses yeux paraissent totalement injectés d'alcool. Mais pas seulement. J'y lis autre chose. De la peur ? Du
rejet ? Peut-être même un peu des deux.
- Jors Van Button ! Voilà ! Jors Van Button !
Il répète ce nom une bonne dizaine de fois avant de se rapprocher de moi et de déclarer, l'haleine
chargée :
- A côté, ta mère est un enfant de cœur !
Il se rassoit en face de nous et nous fixe avec un intérêt qui m'inquiète.
- Ce n'est pas quelqu'un de bien.
Je le toise, interdite. Il essaye de se calmer. J'observe son pouls ralentir et son corps se détendre.
Tout à coup, il paraît sérieux. Trop sérieux. Ses yeux sont rivés à ceux de Jared.
- Tu l'accompagnes ?
Jared a dû comprendre qu'il se passait quelque chose de bizarre car il ne moufte pas. Il est tout à fait
sérieux quand il déclare :
- Je suivrai votre fille au bout du monde.
- Très bien.
J'observe mon père avancer sa tête vers Jared avant de déclarer, menaçant :
- Si tu la trompes, je te fais abattre. Compris ?
Je pèse une tonne. Ai-je bien entendu mon père menacer Jared ?
- Si je devais lui être infidèle, ce qui n'arrivera pas, je vous tendrai moi-même le fusil.
- Content de constater que nous sommes sur la même longueur d'onde.
De ma vie entière, je n'ai jamais vu mon père dans un état pareil. L'alcool ne peut être tenu comme
unique responsable de son comportement. La raison est ailleurs. Plus profonde.
- Je ne te demanderai qu'une chose jeune homme. Toi, comme elle, dit-il en nous montrant tour à tour
du doigt, ne croyez pas tout ce que cet homme sera prêt à vous dire.
Jared, visiblement secoué, opine du chef. Je ne peux pas m'empêcher de demander :
- Papa, tu connais Jors Van Button ?
Il hoche nerveusement la tête avant de fixer à nouveau Jared.
- Ta famille vous rejoint ?
Serait-ce possible que mon père ait un jour, dans le cadre de son métier, rencontré cet homme ? Les
chances sont minces. Infimes, même. Pourtant, même si je n'ai jamais entendu mes parents discuter de lui,
il est étrange que mon père réagisse avec autant de véhémence.
- Mon père viendra probablement une semaine ou deux. Lucie et Lola également.
- Très bien. Mais tiens-les à l'écart de ce connard de Van Button. Sinon, les conséquences seront
terribles.
Jared paraît décontenancé. Je crains le pire.
- Je vous le promets, répond Jared.
Jors Van Button est un des plus puissants médecins des États-Unis. Ses œuvres caritatives sont
mondialement connues. Sa philanthropie dépasse les frontières. Quant à ses donations, elles représentent
annuellement plusieurs millions de dollars.
Mais alors, pourquoi mon père met-il autant de cœur à nous mettre en garde ? Me cache-t-il quelque
chose ou est-ce son état d'épuisement qui lui fait dire n'importe quoi pour me garder près de lui ? Je
préfère me focaliser sur la deuxième hypothèse et me dire que mon premier voyage d'affaires sera aussi
intéressant et enrichissant que ce à quoi je m'attends.
Chapitre 3
Jared

Dernière ligne droite.


Ça me fait un bien de dingue de me dire que, dans moins de quatre heures, nous décollerons vers
notre nouvelle vie.
Si je pouvais, nous serions déjà devant la salle d'embarquement.
Quitte à poireauter trois heures et des brouettes.
Quitte à me coltiner une nuée de nanas quémandant un autographe.
Quitte à me faire vraiment chier.
Ce serait toujours mieux que ce qui m'attend.
Lorsque le taxi nous dépose devant le petit immeuble blanc, je sens mon estomac se retourner.
Putain. J'aime vraiment cette femme. Ma femme. Enfin, c'est tout comme. Ce n'est pas parce qu'elle ne
porte pas une bague magique à l'annulaire gauche qu'elle ne l'est pas. Techniquement, on peut même dire
que c'est bien plus que ça.
Nous n'avons jamais parlé de mariage. Jamais évoqué le mot. Sauf pour parler de ce connard de
Marc. Ce déchet était prêt à passer sa vie avec elle. Avec ma femme. Putain de bordel de merde. Faut que
j'arrête de ressasser toute cette merde. C'est moi qu'elle a choisi. Moi avec qui elle a emménagé. Moi qui
la suis à Washington. Moi qui partage ses nuits, ses rêves et ses cauchemars. Moi qui la goûte. Moi qui lui
fais l'amour. Moi qui l'aime. Moi qui l'épouserai.
Je ne veux pas que ça s'arrête. Je n'éprouve qu'un besoin. Que ça dure la vie entière. Avec elle. En
elle. Le reste n'a aucune quelconque d'importance. Et, putain, c'est bien pour ça que je fais l'effort de me
traîner jusqu'ici.
Je demande au chauffeur de nous attendre une petite heure. Soit soixante minutes. Trois-mille-six-
cents secondes. Autant dire, une éternité.
Comment vais-je réussir à tenir aussi longtemps sans sortir de mes gonds ? Va falloir que je me
téléporte mentalement sur une autre planète si je ne veux pas péter un câble...
Nous entrons main dans la main dans le hall d'entrée. Sublime avec ses peintures et ses dorures, il
contraste terriblement avec le pseudo-enfer qui se tient à moins de cent mètres de nous.
C'est la première fois que je l'accompagne. Et la dernière. Je ne serai pas capable d'en supporter
davantage. Sa chambre se trouve au rez-de-chaussée. Au fur et à mesure que nous nous rapprochons du
dragon, je sens la main de Camille devenir de plus en plus moite. Même si elle ne l'a pas clairement
exprimé, je sais qu'elle appréhende cette ultime rencontre. Plus que moi. Bordel. Je ne peux pas me
permettre de jouer à la lavette. Va falloir que j'assure pour elle. Elle ne supportera pas de partir à l'autre
du monde avec une once de culpabilité.

Chambre 22. Putain de coïncidence. Putain de nombre de merde. Vingt-deux ans que je vis l'enfer.
Vingt-deux ans que j'attends des réponses. Vingt-deux ans passés enfermé dans un tunnel. Vingt-deux ans
avant de revoir la lumière. Camille. Ma Camille. Je ne vais pas laisser cette femme gâcher tout ce que
j'ai mis tant de peine à reconstruire. Ma femme me donne des ailes. Me fournit l'air dont j'ai besoin pour
respirer. M'écoute, me comprend, ne me juge pas. Me regarde avec les yeux du bonheur. Du désir. De la
passion. De l'amour. Hors de question que je laisse cette journaliste, aussi malade soit-elle, me faire
replonger dans mes ténèbres.
Camille est la plus téméraire de nous deux. La plus forte. La plus humaine. Elle sait avancer sans
tout gâcher. Elle est capable d'empathie face à la personne la plus abjecte de notre entourage. Sa mère. Je
l'observe ouvrir la porte. Malgré tout ce qui s'est passé, elle arrive encore à espérer, qu'un jour, leur
relation détraquée puisse s'arranger. Elle avance d'un pas lent mais décidé. Je la suis, le cœur battant.
Cette bonne femme, même abrutie par les calmants, me rend dingue. Mon trouillomètre est à son
maximum.
La chambre est plongée dans l'obscurité. Le lit, sur lequel elle est allongée, ne ressemble pas à ceux
qu'on trouve dans les hôpitaux. Avec son assise en bois massif, il est beaucoup plus luxueux. Comme
toute la chambre d'ailleurs. Le dragon a beau avoir été une pourriture, elle se fait soigner dans une des
meilleures cliniques privées de la capitale. Son argent ne devrait pas lui permettre de sauver les
apparences. Cette femme est encore barjo. Complètement barjo. Elle mériterait d'être traitée comme ses
pairs. Dans une unité spécialisée publique. Avec les moyens du bord. Ça la ferait guérir plus rapidement
qu'avec cette attention démesurée qu'on lui procure ici.
Camille s'assied dans un fauteuil en cuir noir. Un deuxième se trouve à ses côtés. Je refuse de m'y
installer. Y prendre place signifierait accorder une sorte d'importance à ce démon. Ahuri, je la fixe
prendre doucement la main de sa mère dans la sienne. Sentant mon incompréhension, elle se tourne vers
moi :
- Ça lui fait du bien de me sentir. Ma douceur l'apaise.
Euh... J'ai dû rater un épisode... Ou une saison entière. C'est quoi ce bordel ? Je passe une main
nerveuse dans mes cheveux. Nous en avons déjà discuté cent fois et elle sait très bien ce que je pense de
tout ça. Sa mère est malade. Le traitement ne fait que commencer. Elle a besoin de temps. Et nous aussi.
- Jared, ne fais pas cette tête. C'est son médecin qui m'a conseillé d'agir comme ça. C'est une sorte
d'ancrage dans la réalité. Lui montrer que je suis là. Présente. Elle va guérir. J'en suis certaine.
Depuis que je la connais, elle ne m'a jamais fait autant de peine. Malgré tout ce qu'elle a enduré, elle
continue d'espérer.
- Cam...
- Non. Ne le dis pas. Je vais partir. La laisser. L'abandonner pendant dix longues semaines.
Je m'approche d'elle. Je ne supporte pas de la voir rongée par la culpabilité. Elle en fait déjà bien
plus que tout ce que le commun des mortels serait capable de supporter. Je m'assois à ses côtés et tapote
mes genoux pour qu'elle s'y installe. Ce qu'elle fait immédiatement. J'attire son dos contre mon torse et
enroule mes bras tout autour d'elle.
- Ne culpabilise pas. Elle ne mérite pas que tu t'en fasses autant pour elle. Elle est là car elle l'a
choisi. On n'est pas méchant par nature. On le devient.
Camille se tourne de moitié et blottit sa tête dans mon cou. Je déteste la sentir aussi affaiblie et triste.
J'ai l'impression de ressentir tout ce qu'elle traverse. L'abandon. L'envie d'être aimée. Respectée.
- Arrête d'espérer. Ça ne t'apportera que davantage de souffrance.
- Pourtant, toi tu espères toujours. Même au bout de vingt-deux ans. Tu n'as jamais cessé d'y croire.
C'est vrai. J'y crois encore. Je sais, au fond de mes tripes, que ma mère et Tom sont encore vivants.
Qu'ils se trouvent quelque part sur cette planète. Je continuerai d'espérer jusqu'au jour où je les
retrouverai. Ou que je crèverai.
- Ce n'est pas la même chose, je finis par admettre dans un demi-chuchotement.
La main de Camille agrippe mon avant-bras.
- Ma mère est malade. Pas méchante.
Depuis que le dragon a été admis ici et que le diagnostic a été posé, nous avons déjà eu cette
discussion un millier de fois. Et nous en revenons toujours au même point.
- Peut-être. Mais tant qu'elle est abrutie par les médicaments, tu ne dois rien attendre d'elle.
Elle se lève d'un bond.
- Si ! Elle a autant besoin de notre présence que des pilules ! On me le dit tous les jours. Tous les
jours !
Si je ne la calme pas immédiatement, elle va se mettre à chialer. Je déteste ça. Surtout quand c'est
moi qui la mets dans cet état. Je me penche en avant et l'attire à nouveau contre moi. Cette fois-ci, elle ne
m'échappera plus.
- D'accord. Excuse-moi. Je ne voulais pas te faire de la peine. Même si je ne partage pas forcément
ta façon d'agir, je vais la respecter.
J'enfonce mon nez dans son cou. Elle sent si bon. J'aimerais m'y plonger et m'y endormir jusqu'à ce
qu'elle me réveille. Dans le taxi. Ou à l'aéroport. Mais loin d'ici. De cette maudite chambre avec cette
maudite femme endormie.
- Ma mère est victime d'un trouble de la personnalité.
- Je sais, dis-je en soupirant.
- Elle a une personnalité obsessive compulsive. C'est un médecin qui a posé le diagnostic. Si sa
maladie avait été détectée plus tôt, nous n'en serions pas là. Elle suivrait un traitement adapté et n'aurait
pas agi comme elle l'a fait.
Je sais tout ça. Elle me le répète tous les jours espérant que je puisse pardonner au dragon. Mais,
pour l'instant, c'est trop tôt.
- Une fois qu'elle se sera reposée et aura été traitée chimiquement, ça ira mieux. Elle retrouvera sa
vie, son travail, sa famille. Mon père et moi l'y aiderons.
Je ne dis rien. J'évite même de lâcher un nouveau soupir. Camille se voile la face. Son vieux n'est
plus capable de grand-chose. C'est à se demander comment il va faire quand il reprendra le boulot. Va
falloir qu'il se reprenne en main et ce n'est pas gagné.
- Camille, c'est tout ce que je souhaite. Vraiment. Mais, pour l'instant, tu ne peux pas faire grand-
chose de plus. Je te promets que nous prendrons de ses nouvelles tous les jours. Tu pourras veiller sur
elle, même à distance. Mais, ne te fais pas du mal. Tu n'es en rien responsable de tout ce qui lui arrive.
Elle se débat un cours instant avant de se relever. Merde.
- Ça fait des années que j'avais tous les symptômes en face de moi : tendance dominante au
perfectionnisme, rigidité d'esprit, préoccupation des détails, insistance à faire des choses d'une manière
particulière, assiduité excessive au travail, conscience de soi excessive, impuissance à exprimer de
l'affection, manque de générosité !
Elle parle de plus en plus fort. Fait chier. Elle va encore la réveiller. Il ne manquerait plus qu'on
doive lui faire la conversation. Vaincu, je lui fais signe de revenir dans mes bras. Ce qu'elle refuse
catégoriquement.
- Camille, je finis par avouer, partiellement dépité. Je sais tout ça. Ce que je veux juste te dire c'est
qu'ici, elle est entre de bonnes mains ici. Tu dois arrêter de te sentir coupable de tous ses maux. Elle est
malade. Pas toi. Tu dois vivre. Avancer. Partir. T'envoler. Loin d'elle.
Un grognement m'interrompt. Putain. Je passe une main sur ma tignasse. Je vois le dragon bouger
dans le lit. Ouvrir un œil. Puis deux. Mon rythme cardiaque s'accélère. Je me sens comme une antilope
prise au piège. Si elle me reconnaît, elle va essayer de me bouffer tout cru.
- Maman ?
Camille s'est précipitée à son chevet. Agenouillée devant le lit, elle lui masse la main. Tendrement.
Merde.
Le dragon tourne la tête dans sa direction. Elle la regarde avec une lueur nouvelle avant de s'agiter
nerveusement.
- Jared...
Je sursaute. Sa voix est moins revêche. Plus humaine.
- Il est juste là. Derrière moi. Maman...
Je crève de douleur pour Camille. J'ai tellement peur qu'elle espère quelque chose qu'elle
n'obtiendra jamais. Tous les médicaments du monde ne lui rendront peut-être pas ce qu'elle rêve d'avoir.
Une mère. Une vraie.
- Jared...
Elle agite sa tête dans tous les sens. Putain. Elle me veut quoi ? Camille est obligée de prendre son
visage entre ses mains pour la calmer. Quand le dragon est enfin stabilisé, elle me demande d'approcher.
Je ne bouge pas. Je ne peux pas. Cette femme est le mal incarné. Elle n'est pas guérie. Elle est encore
capable de mordre.
- S'il-te-plaît, Jared...
Les yeux suppliants de Camille ont raison de moi. Je me lève et la rejoins. Je m'attends au pire.
- Regarde maman, il est là. Juste là.
Le visage du dragon se tend dans ma direction avec une telle détermination que je manque de me
barrer à toutes jambes. Si j'arrive à me raisonner et à rester ici, c'est uniquement pour Camille.
- Jared...
Elle tend la main vers moi. C'est quoi ce délire ?
- Elle a besoin de contact, lance la voix frêle de ma femme.
Instinctivement, je recule d'un pas. Puis de deux. Avant que je ne puisse enclencher le troisième, le
dragon renaît de ses cendres.
- Jaarreeeedddddddd !!!!!
Elle se met à hurler à pleins poumons. Camille me lance un regard apeuré tout en essayant de la
maîtriser.
- JJaarreeeeeeeeeeddddddddddddddd !!!!
Si elle continue à brailler comme ça, elle va manquer d'air et faire une attaque. Manquerait plus que
ça. Putain. Qu'est-ce qui se passe ? On était censé venir lui faire la discussion pendant sa sieste. Lui
balancer notre départ, notre nouvelle vie et basta. Le scénario vire au cauchemar.
- Jared, fais quelque chose !
Camille est complètement paniquée. Elle arrive encore à la maintenir mais ça ne va pas durer
longtemps. Inutile d'appuyer sur le bouton d'appel. Ils mettront trop de temps à arriver. Je cours dans le
couloir et hurle à l'aide avant de regagner la chambre et tenter d'aider Camille à la maîtriser. Nous ne
sommes pas trop de deux pour l'empêcher de tomber du lit. Lorsque l'équipe médicale arrive enfin, le
dragon perd complètement ses moyens.
- Non, Camille, pas eux !
Son regard cherche le mien.
- Jared, écoute-moi. Jared !
Un infirmier s'approche, une seringue à la main. Elle se débat de toutes ses forces pour éviter
l'injection.
- Jared, je...
L'aiguille arrive enfin à l'entrée de la perfusion. Le liquide va bientôt atteindre son organisme. Elle
s'assagit doucement. C'est à ce moment que ses yeux trouvent les miens.
-...je...
Un silence de mort s'abat tout à coup dans la pièce. Camille s'effondre dans mes bras tandis que le
personnel médical vérifie les constances du dragon. L'infirmier s'approche de Camille mais je lui fais
signe de s'éloigner. C'est moi qui dois veiller sur elle. Personne d'autre.
Je l'entoure de mes bras protecteurs. Je me jure que personne ne lui fera plus jamais de mal. Nous
allons partir loin de tout ce malheur.
- Elle voulait te parler. Te dire quelque chose.
- Chut... Calme-toi...
Les mots de sa mère me reviennent doucement en tête et tournoient dans mon esprit embrumé. Que
voulait-elle me dire ? Sûrement une ineptie de son cru. Ou une agression verbale à mon encontre. Elle ne
m'aime pas. Ce n'est pas nouveau et je ne pense pas que ses pilules miraculeuses vont l'aider à
m'apprécier davantage. Les infirmiers viennent d'épargner à Camille une nouvelle déconvenue dans ce
domaine. Je ne veux pas qu'elle accorde du crédit à quelques syllabes désordonnées. Je veux qu'elle parte
l'esprit le plus tranquille possible. Je veux que ce voyage l'éloigne de tous ses soucis. Je veux qu'elle
comprenne que la vie, ce n'est pas ça. C'est plus beau, plus reposant. C'est moi. C'est elle. C'est nous.
Au bout de quelques minutes, je sens enfin sa respiration retrouver un rythme régulier. J'aime cette
femme. Plus que tout au monde. Nous allons partir. Je vais lui prouver qu'une jolie vie l'attend avec moi.
De l'amour. De la tendresse. De la stabilité. Un travail comme elle en rêve. Une vie. Une vraie.
Et, quand nous rentrerons, elle retrouvera sa mère. Probablement guérie.
C'est ce moment que je choisirai, quand elle sera entourée de sa famille à nouveau réunie, pour
demander à ma femme de devenir MA femme. A la mairie. A l'église. Devant tous les gens qu'elle aime.
Ce jour deviendra alors le nôtre. Pour l'éternité.
Chapitre 4
Camille

D'un commun accord avec Jared, mon téléphone reste provisoirement en mode avion après que nous
ayons atterri à l'aéroport International de Washington-Dulles.
Une fois dans le taxi, j'essaie de faire en sorte de ne pas changer d'avis. De ne pas me connecter au
monde réel. De savourer la demi-heure qui nous sépare de notre chambre d'hôtel. D'essayer de faire en
sorte que tout aille bien. De positiver. De me dire qu'on s'occupe de ma mère. Que mon père va remonter
la pente. Que de merveilleuses semaines nous attendent, Jared et moi. J'essaie vraiment. J'y arrive
presque quand je me laisse aller contre son torse accueillant. Que je l'écoute me susurrer de merveilleux
mots d'amour à l'oreille. Que je ferme les yeux et me dis que tout ce dont j'ai besoin se trouve là, dans ce
taxi.
Quand le chauffeur stoppe sa course sur la Pennsylvania Avenue et nous dépose devant l'hôtel
Intercontinental, l'air chaud de ce mois de septembre s'abat contre mon visage. C'est agréable. Me trouver
ici avec Jared est encore plus enivrant que ce à quoi je m'attendais. C'est... inespéré. Qui aurait cru, il y a
quelques semaines encore, que lui et moi parviendrions à trouver un terrain d'entente ? A faire en sorte
que notre relation, qui avait pourtant commencé sur un terrain glissant, puisse prendre cette tournure et
nous amener vers quelque chose de solide, d'uni et de rassurant ? Certainement, pas moi. Quand je
repense à la façon dont nous avons dû nous battre envers et contre tous pour avoir le droit à ce bonheur, je
me félicite de n'avoir jamais baissé les bras. Cet homme, que je regarde donner un pourboire au
chauffeur, a beau être téméraire, ténébreux, têtu et lunatique, il n'en reste pas moins celui que j'ai choisi.
En connaissance de cause. Ses mauvais côtés, aussi nombreux soient-ils, sont rapidement balayés par ses
immenses qualités.
- Camille ?
Son sourire. Son merveilleux sourire. Le plus beau du monde.
Je m'avance discrètement vers lui, jetant un coup d’œil autour de moi. Même si nous ne sommes plus
en France, il n'en reste pas moins que Jared est connu dans le monde entier. Les paparazzis constituent un
danger réel à notre tranquilité. Ils sont nulle part et partout à la fois. Ils nous épient comme des chasseurs
affûtés prêts à abattre leurs proies. En l’occurrence, nous.
- Ne tire pas cette tronche ou je te renvoie en colissimo à ta mère !
Son sens de l'humour. Même si je n'adhère nullement à ses allusions sur ma famille et qu'il le sait
mieux que personne, je ne m'en offusque pas. Ou plutôt, je ne m'en offusque plus. Il possède cette capacité
à tourner en dérision les sujets les plus délicats. A les minimiser. A me les faire accepter et combattre.
- Je pue ou quoi ?
Son rire. Tonitruant et heureux. Je le laisse m'enlacer et me guider à l'intérieur de l'imposant
bâtiment de briques blanches. Avant de passer l'entrée, je me force à hocher la tête le plus haut possible
afin de distinguer le dernier étage de l'hôtel. Mais, sa hauteur atteignant des sommets colossaux, je n'y
parviens pas. Une fois à l'intérieur, je me demande où se situera notre chambre. Ni Jared, ni moi, ne le
savons. Brigitte a tenu à faire la réservation elle-même.
- Tu sais que c'est notre vraie première fois ?
Son optimisme. Toujours ma main agrippée à la sienne, je repense à tous les hôtels que nous avons
écumés ces dernières semaines. Londres, Barcelone, Berlin, Athènes, Dublin. La seule fois où nous avons
pu partager une chambre fut à Dublin. Sa ville. Sa patrie. L'endroit où nous avons décidé de faire tomber
toutes les barrières qui tentaient de nous empêcher d'avancer. L'endroit où nous avons trouvé la force de
nous affirmer, de nous dévoiler. D'être nous.
Je le fixe, amusée :
- Ne fais pas trop ton malin. Si ça se trouve, Brigitte a décidé que je devais rester concentrée !
En guise de réponse, j'ai le droit à un adorable un clin d’œil. Le genre de ceux qui me font fondre et
me font oublier tous les soucis que j'ai laissés à Paris. Nous dépassons un groupe de touristes et arrivons
enfin à la réception. Les trois personnes qui y travaillent sont occupées à répondre aux demandes de
clients venant d'horizons différents : un homme d'affaires, une vieille femme et un père visiblement
dépassé avec deux bambins qui sont en train de se disputer.
- Si tu crois que je vais accepter de dormir à moins d'un mètre de toi, tu ne me connais vraiment pas !
Son obstination. Pour en avoir déjà discuté avec lui, il sait très bien que le journal m'a réservé une
chambre double. Seul le supplément de la deuxième personne sera à notre charge. Je penche ma bouche
vers son oreille. Au contact de mes lèvres sur sa peau, je ne peux m'empêcher de la lui mordre
doucement. Et lui, fidèle à sa faiblesse, ne parvient pas à refréner un tremblement suivi d'un gémissement
à peine audible. Ses yeux se ferment en deux fentes emplies d'un désir soudain. Il lui faut quelques
secondes avant de trouver la force nécessaire pour tourner sa tête vers moi. Quand je le vois si beau, si
tendre, si heureux, je souris.
- Fais attention à toi. Si tu continues comme ça, tu risques de ne pas pouvoir t'entretenir avec Jors
machin-truc-politico-pourri avant une bonne semaine !
Son côté rêveur. Si je lui avoue que je rêve qu'il exécute sa menace, il n'hésitera pas à prendre ma
considération au pied de la lettre. J'évite de soupirer même si j'en ai besoin. Il faut bien qu'un de nous
deux garde les pieds sur Terre. Pense à s'insérer dans la vraie vie.
Après quelques minutes, nous arrivons enfin à récupérer notre clé. Nous marchons vers les
ascenseurs, rassurés. Pour l'instant, tout se passe pour le mieux. Le vol n'a pas eu de retard, le taxi ne s'est
pas retrouvé coincé dans des embouteillages à n'en plus finir et l'identité de Jared n'a pas été compromise
à l'hôtel. Seule la réceptionniste lui a lancé un regard intrigué. Et intéressé. Et mielleux. Et charmé. Et...
et... et...
- Arrête de te prendre la tête pour des conneries.
Jared accentue sa répartie en posant une main possessive sur mes fesses. L'effet est immédiat. Tandis
que mon bas-ventre se contracte, je sens mes joues virer au rouge bordeaux.
- C'est toi que j'aime. Toi que je déshabille. Toi que j'embrasse.
Je regarde rapidement autour de nous. Aucun client à l'horizon. Seule la standardiste continue à nous
jeter des coups d’œil intéressés.
- Tu ne voulais pas qu'elle comprenne que je suis à toi ?
J'inspire profondément pour cacher la gêne qui m'habite. Mais, ça ne suffit pas. Je déteste que nous
soyons le centre d'intérêt des gens que nous croisons et que nous ne connaissons pas. Je déteste cette
façon presque naturelle qu'ils ont de s’infiltrer volontairement dans notre intimité. Au début, je trouvais
ça troublant. Maintenant, je le ressens comme une incursion malsaine. Pourvu que l’ascenseur arrive
rapidement et que nous puissions nous y cacher. Ce sentiment grandit davantage encore lorsque je sens les
cheveux de Jared me chatouiller le cou et sa bouche embrasser délicatement ma joue.
- Peut-être que ça ne suffit pas, peut-être qu'elle a besoin de savoir que c'est à toi que je fais l'amour.
Son côté charmeur. J'aimerais lui répondre mais je ne peux pas. Pas ici. Pas comme ça. Si je laisse
mes mots sortir de la bouche, ils guideront mes mouvements et me pousseront à réagir comme mon corps
me le demande. Je laisserais tomber mes inhibitions et me jetterais sur lui. Je l'embrasserais. Nos langues
se rencontreraient. Toutes les personnes, dans un rayon de vingt mètres autour, pourraient nous voir. Nous
observer. Posséder notre intimité.
Dieu merci, les portes de l'ascenseur finissent par s'ouvrir enfin. Je m'y engouffre sans demander
mon reste. Jared me suit, amusé. Le regard qu'il me lance est sans équivoque et tapisse mes joues d'un
rouge flamboyant. Il n'a pas besoin de parler. Je sais à quoi il pense. A combien de reprises a-t-il déjà
sous-entendu qu'il rêverait de bloquer cette machine pendant une petite demi-heure et d'y rester enfermé
en ma compagnie ?
- N'y pense même pas.
Les doubles-battants métalliques se referment. Nous sommes seuls. Il se positionne derrière moi et
m'entoure de ses bras protecteurs. Il dépose un petit baiser dans mon cou, ce qui a pour effet de faire
monter ma température corporelle d'un bon degré. Je me sens comme un animal pris au piège. Il se colle à
moi. Ma peau est moite. Mon cœur bat vite.
- Tu adorerais. Bien plus que moi.
Le sang pulse dans mes veines. Est-ce que j'en ai envie ? Vraiment envie ? S'il n'arrête pas de
promener le bout de son doigt sur mon avant-bras, je ne répondrai plus de rien.
- Tu te trompes.
Ces mots me coûtent et pèsent une tonne quand ils sortent de ma bouche. Lui comme moi savons
savons que je viens de mentir. Pourtant, je souris. Je me sens forte. Belle. Désirable. Heureuse.
- Tu en redemanderais.
Sa main se promène maintenant le long de mon flanc et tente une incursion sous mon top, prête à me
caresser le bas-ventre. A ce contact, un frisson me parcourt. J'entends Jared pousser un petit gémissement.
L’ascenseur continue de monter. A quel étage allons-nous stopper cette folle ascension ?
- J'appuie sur le bouton ?
Son assiduité. Il est vraiment sérieux. Il ne lâchera pas. Et si je me laissais aller ? Si je décidais de
changer ? D'évoluer ? De faire des choses complètement dingues ? Folles ? Rompre avec la fille sérieuse
qui m'habite encore ?
- Cinq, quatre...
La chaleur de sa voix me fait perdre tous mes moyens. J'en ai envie. Vraiment envie.
- Trois, deux...Maintenant ou jamais, ma belle...
Je réfléchis trop.
- Un...
Je vais le regretter.
- Zéro.
La cabine stoppe net au treizième étage. Il s'écarte brutalement de moi. Je vacille légèrement en
arrière.
- Trop tard ma jolie. J'espère que tu changeras d'avis un de ces jours.
Il passe devant moi, un sourire enjôleur sur les lèvres. Je le connais. Il ne lâchera rien. Quand nous
arrivons devant notre chambre, mon soupir brise le silence.
- Des regrets ?
Il lance ça comme si de rien n'était alors qu'il insère la carte magnétique dans la porte.
Sa maîtrise de lui. Comment fait-il pour rester aussi calme alors qu'il est tout aussi excité que moi,
sinon plus ? J'essaie désespérément de penser à autre chose quand nous découvrons ce qui sera notre petit
nid douillet pour les semaines à venir. Mes yeux s'écarquillent d'eux-mêmes lorsque je prends possession
des lieux. La chambre est grande, voire même immense. Ce n'est pas une suite mais c'est tout comme. Un
salon attenant donne sur un petit bureau. Les teintes sont uniformisées. Les meubles, d'un bois assez foncé,
dénotent des murs aux couleurs crème. Les couvre-lits et les rideaux apportent la touche de couleur
nécessaire à l'endroit. Jared et moi pensons immédiatement à la même chose.
- Londres.
- Londres.
Je ne sais pas lequel de nous a parlé le premier. Peu importe. Les mots sont inutiles pour comprendre
ce que nous ressentons à cet instant précis. Sans réfléchir, je fais ce que j'aurais dû faire depuis que nous
avons traversé le hall quelques minutes auparavant. Je me jette dans ses bras. Je l'enserre de toutes mes
forces, de toute mon âme. Je le respire, je le sens, je me délecte de son contact, de sa peau. De lui tout
entier. Mes jambes vacillent, mes bras s'accrochent, mon esprit se perd. Plus besoin de mode avion, plus
besoin de refréner les pensées douloureuses, plus besoin de chercher une échappatoire à mes problèmes.
Je suis là, il est là. Nous sommes collés l'un à l'autre, prêts à commencer une nouvelle vie. Notre vie.
Washington est notre chance. Celle que nous devons saisir pour affirmer nos sentiments, les faire croître
et nous pousser à conjurer le mauvais sort.
- Tu sais que je t'aime ?
Son romantisme.
Je frotte ma bouche contre son cou, puis remonte vers sa joue.
- L'ascenseur est bien mais je crois que la chambre est un meilleur compromis.
Les semaines passent et j'ai toujours du mal à mettre des mots sur mes sentiments. Je sais qu'il ne
m'en veut pas. Qu'il attendra.
Sa patience.
Les chemins qui nous ont menés l'un à l'autre sont peut-être différents mais nous avons tous les deux
souffert d'un même mal. L'absence d'un amour maternel. Autant, il comble ce manque en affirmant son
besoin d'aimer; autant, je combats le mien en essayant de m'extirper de la carapace qui me protège depuis
toujours.
- Je....
Il me coupe instantanément d'un baiser. Ses lèvres ouvrent délicatement les miennes. Soudain, autour
de nous, plus rien n'existe. Quand il me soulève délicatement pour me poser sur le lit, notre lit, je le
regarde avec une intensité nouvelle. J'y vois ce qui me manquait avant que nos chemins ne se rencontrent
enfin. De l'amour.
Son amour.
Chapitre 5
Tom

20 septembre 2015

Je me lève.
Je me douche rapidement.
J'enroule une serviette autour de mon corps. Me sèche. Jette un coup d'œil à travers la vitre embuée
de salle de bains. Retourne dans ma chambre. Prends le premier boxer que je trouve dans ma pile de
linge propre, puis enfile en vitesse ma tenue de travail - une chemise blanche, une cravate grise et un
costard noir fabriqué sur mesure - avant d'aplatir une main pressée sur mes cheveux noirs châtains foncés
coupés courts.
Ça fera l'affaire. Je ferai l'affaire.
Enfin, je l'espère.

Je descends d'un pas aussi rapide qu'inquiet vers notre grande cuisine.
Je ne sais pas ce qui m'angoisse le plus. Le fait de commencer un nouveau job ou le fait qu'on soit le
20. Connerie de 20.
Depuis que je vis ici, je subis tous les 20. Janvier, février, mars, avril, mai, juin, juillet, août,
septembre, octobre, novembre, décembre. Aucun ne fait exception à la règle. Ce sont des jours mornes,
silencieux, vides de toute pensée cohérente. Seulement, celui que je m'apprête à vivre aujourd'hui est bien
pire que tous les autres réunis. Nous sommes le 20 septembre. Septembre, septembre, septembre... Ce
mot résonne en boucle dans ma tête tandis que j'entre dans la pièce dont s'échappe déjà une merveilleuse
odeur de café. D'ordinaire, cela suffirait à faire taire mes angoisses les plus profondes. Mais, pas
aujourd'hui. Certainement, pas aujourd'hui.
- Prêt ?
Sa voix est identique à celle de tous les autres jours. Enfin presque. N'importe quelle personne
extérieure à notre famille ne se douterait pas un seul instant que son timbre varie légèrement. Que sous
son apparence travaillée à la perfection, la brèche est là. Tenue mais présente.
- Parfaitement.
Je préfère être honnête. Je me sens enfin prêt. Je vais y arriver. On va y arriver.
- Tant mieux.
D'un geste rapide, il ferme le journal qui faisait encore obstacle entre lui et moi il y a quelques
secondes à peine. Ses yeux plongent dans les miens. Je ne cille pas. Je suis maintenant adulte. Fort.
Déterminé. Parfaitement entraîné pour l'unique but à atteindre.
- C'est une journée importante.
Inutile de me le rappeler.
- Je le sais.
- Très bien.
Il n'a jamais été très loquace pour faire la conversation. Il n'a jamais cherché à perdre du temps dans
des effusions futiles. Un sourire en demi-lune passe pourtant brièvement sur son visage.
- Je suis content que tu sois là. Avec moi. Aujourd'hui.
Il soupire.
- Surtout aujourd'hui.
Un court instant, j'hésite à poser une main rassurante sur la sienne. Mais, je me ravise rapidement. Il
n'aime pas le contact. Mon contact, me susurre une petite voix perfide. Je la chasse instantanément.
- Je sais.
- Non, tu ne sais pas ! Comment pourrais-tu savoir ?
Il se lève d'un bond et parcourt la cuisine, tel un lion en cage.
Je ne sais pas comment réagir. Je ne sais plus comment réagir. J'ai déjà tout tenté, tout essayé :
l'écoute, la tristesse, la colère. Mais, rien n'y fait. Il reste le même. Fidèle à ses principes, fidèle à son
chagrin, fidèle à son combat. Notre combat.
Il se rassoit. Me regarde, abattu.
- Tu sais ce que tu as à faire ?
J'ai déjà imaginé cette journée des centaines de fois. Je m'y suis préparé comme à aucune autre de
toute mon existence.
- Chaque détail compte.
Je choisis de le rassurer. Il en a besoin. Plus que jamais.
- Je sais. Tout est prévu.
- Chaque seconde est importante.
- J'ai vérifié les moindres détails du planning avant de m'endormir.
- Aucune apparition publique.
- C'est prévu.
Il hoche brièvement la tête.
- Personne ne doit faire le lien.
- Personne.
Il soupire une nouvelle fois.
- Tu sais que combien c'est vital ? N'est-ce pas ?
Comment, après toutes ces années, peut-il encore douter de moi ? De ma persévérance ?
- Tout va bien se passer.
J'énonce ça comme une certitude mais j'ai peur. Je crains le pire. Même si je choisis - pour des
raisons évidentes - de ne pas lui faire part de mes doutes, un lot d'angoisses désespérément familières
m'assaille le cœur.
- C'est notre dernière carte.
Pourquoi me le répète-t-il tous les jours ? Je ne suis pas stupide. Je connais les enjeux. Je les vis et
les subis jour après jour depuis tant de temps que j'ai la sensation qu'ils me collent à la peau telles
d'énormes masses étouffantes.
- Jure-moi que tu feras tout ce que je t'ai demandé.
Sa voix ne sonne pas comme une supplique mais plutôt comme un ordre.
- Je te le jure.
- Jure encore !
Son timbre est monté d'un ton. Je ne m'en offusque pas. J'ai l'habitude.
- Je te le jure.
Je sens mon âme se gonfler, prête à voler en mille éclats. Il soutient mon regard. J'y lis de nouveaux
sentiments. Avec certitude, je dirais qu'il s'agit de la peur, du chagrin, des regrets et peut-être même une
infime part de doutes. Nous sommes allés trop loin pour nous permettre d'avoir le luxe de nous poser la
moindre des questions. Pas maintenant. Pas aujourd'hui. Surtout pas aujourd'hui.
- Papa, je te promets que tout va bien se passer. Comme toujours.
Chapitre 6
Camille

- Tu dois vraiment partir ?


La voix de Jared sonne comme un soufflement rauque qui s'échappe des bas-fonds de notre lit. Je
choisis de ne pas me laisser avoir.
- On est le 20 septembre.
Il se retourne dans le lit en maugréant quelque chose d'inaudible. Je m'approche, méfiante. Hors de
question qu'il m'attire à lui et m'empêche d'accomplir ce que j'attends depuis de si nombreuses semaines.
Ma première journée officielle en tant que rédactrice en chef d'Echo-Politique, un des magazines les plus
en vue des spécialistes de notre pays.
Ma bouche effleure ses cheveux dont les boucles se perdent sur l'oreiller. Mon nez s'y enfonce
quelques instants. Son odeur. Sa peau. Lui. Jared. Mon homme. Je me force à me redresser ce qui l'incite,
à se tourner et à me faire face.
- Tu es vraiment obligée d'y aller ?
Je choisis d'ignorer volontairement son regard de chien battu abandonné. Il ne m'aura pas. Pas cette
fois. Tout en me penchant une toute dernière fois et en lui déposant un rapide baiser sur le front, je lui
envoie un sourire sincère. Heureux. Mais décidé.
- A ce soir, Jared.
- Tu ne combats pas à la loyale ! Je suis encore au lit ! Endormi ! Épuisé !
- A ce soir Jared, je crie un peu plus fort en m'apprêtant à ouvrir la porte de la chambre d'hôtel.
- Tu ne veux pas savoir où je vais aujourd'hui ?
Je souris. Je ferme la porte. Je ne craquerai pas. Pas aujourd'hui. Surtout pas aujourd'hui...

Marcher d'un pas rapide avec des talons hauts n'a jamais été une discipline dans laquelle je puisse
me vanter d'exceller. Chaque pas compte, si bien que j'essaie de me concentrer pour ne pas trébucher. Et
encore moins, tomber. Pourtant, le tumulte de ce début de journée a raison de moi. Je me sens engloutie
par la foule pressée qui n'aspire qu'au même but. Aller travailler. La pointe d'honnêteté qui sommeillait
en moi refait brusquement surface. J'ai peur. Peur de ne pas y arriver. Peur de décevoir. Peur de
commettre une bourde. Alors, pour m'apaiser, je fais ce pour quoi je suis le plus douée. Penser à lui. A
Jared. Au fur et à mesure que je laisse divaguer mon esprit, mes craintes s'amenuisent jusqu'à se calmer
presque totalement.
Depuis que nous sommes arrivés ici - il y a quatre jours, vingt heures, quelques minutes et de
nombreuses poussières -, je découvre un visage de Jared que je ne connaissais pas. Détendu, heureux,
calme, posé, aventureux, malicieux. Et plein d'autres choses encore. Des choses qui me font sourire et
penser que je vais être très, très heureuse de le retrouver ce soir.
Des choses qui me permettent d'arriver un peu plus détendue dans les bureaux de Jors Van Button.
Enfin presque.

Quand je passe la porte d'entrée de l'imposant bâtiment de briques rouges dans lequel se trouvent ses
locaux, je ne parviens pas à empêcher les paroles de mon père de remonter à la surface. Ces mises en
garde. Son regard apeuré. Sa soudaine confiance en Jared. Autant dire que je n'en mène pas large.
J'inspire. J'expire. Tout à coup mon armure faite d'un tailleur noir cintré et de chaussures à talons du
même coloris me paraît tout aussi insipide que futile. Et si je ne faisais pas le poids ? Et si mon père
voyait juste ?

A peine ai-je franchi l'entrée que je chasse immédiatement cette pensée. Mes yeux se perdent dans ce
qui s'appelle être proche d'une contemplation divine. C'est juste... magnifique. Les meubles - du
secrétariat à la petite salle d'attente semi-ouverte qui lui fait face - sont d'un laqué blanc impeccable. Les
murs d'un beige doré sont décorés de tableaux. Des Picasso. Des vrais.
Où suis-je tombée ? Ce que mon père qualifierait probablement d'abîme lié à des pots de vin
notoires est en passe de devenir pour moi un des plus beaux endroits qu'il m'ait été donné de rencontrer.
Je me dirige vers la secrétaire dont le bureau - ouvert - est le point central de ce lieu. Quand elle me
voit arriver, elle sourit instantanément ce qui me la rend tout de suite sympathique. La cinquantaine, vêtue
d'un chemisier blanc, ses deux grands yeux bleus sont relevés par une paire de lunettes à monture noire.
Ses cheveux, châtains clairs, tombent naturellement sur ses épaules.
- Bonjour mademoiselle Bartot.
Je ne me fais pas prier pour attraper la main chaleureuse qu'elle me tend.
- Je me présente, Hannah Moris. Je suis la secrétaire particulière de Monsieur Van Button.
Secrétaire particulière ? Pourquoi est-ce qu'à la seconde même où elle a prononcé ces deux mots,
j'ai imaginé qu'il y avait de nombreux sous-entendus qui se cachaient dans ses paroles ? Devant mon
manque de professionnalisme, je me force à ne pas rougir. A garder les idées claires. A chasser Jared de
mes pensées. Seul lui est capable de m'inciter à donner une connotation sexuelle à tout ce que les
personnes me disent...
- Je suis ravie de venir travailler avec vous. Vraiment ravie, j'ajoute en lui adressant un sourire
franc.
- Et moi, heureuse de faire enfin votre connaissance.
Ses lèvres s'étendent encore davantage. Elle paraît sincère. Pourtant, quelque chose me chipote.
J'essaie de chasser cette impression. En vain. Sait-elle pour Jared ? Sait-elle qui il est ? Qui nous
sommes ? Ce que nous représentons l'un pour l'autre ? Depuis que nous avons accepté de vivre notre
histoire au grand jour, les badauds sont partout. Ils nous fixent souvent, nous jugent parfois mais, la
plupart du temps, cherchent à savoir ce que nous vivons vraiment. Ce que nous sommes vraiment. Ce que
nous cachons derrière la carapace commune que nous érigeons autour de nous.
Elle sait forcément.
Je m'apprête à travailler pour eux. Pour elle. Ils ont probablement mené leur enquête. Et ils n'ont
donc eu aucun mal à tomber sur les dernières photos à la mode. Jared et moi lors d'une balade romantique
à Paris. Jared et moi au restaurant. Jared et moi devant sa maison de disques. Jared et moi à l'aéroport. La
liste est bien trop longue pour que je ne me perde à énumérer toutes les possibilités qui lui sont
probablement passées sous les yeux.
A mon grand soulagement, elle se lève. En contournant son bureau, puis en passant devant moi, elle
m'envoie un regard désolé. Oui, elle sait. Oui, elle se sent gênée à l'idée de m'avoir vu lire en elle. Oui,
elle ne recommencera pas. Je ne réponds rien. Je soupire. Donner de l'importance à ma vie privée sur
mon lieu de travail en donnerait encore davantage aux commérages. Aux rumeurs. A celle que je ne suis
pas. A celui que Jared n'est plus. Au couple que les gens, via la vision de quelques photos volées, ont
l'impression de connaître mais dont ils ne savent rien. Strictement rien.
- Venez. Suivez-moi, je vais vous montrer votre bureau.
J' entame alors la traversée d'un long couloir aux teintes similaires que celles de l'entrée.
Elle s'arrête devant un vestibule chic qui mène à une grande porte de verre brossée, entourée de deux
autres, laquées blanches. Elle ouvre celle de droite.
- Monsieur Van Button ne devrait pas tarder à arriver. Il m'a demandé de vous présenter les lieux et
de vous laisser prendre possession de votre bureau.
En entrant dans la pièce, je sens mon cœur faire un bond dans la poitrine. Ça y est. J'y suis. Mon
travail. Mon premier vrai travail.
- N'hésitez pas à m'appeler si vous avez besoin de quoi que ce soit.
Je ne réponds pas. J'observe. Je contemple. J'admire.
Un coin de mon cerveau entend les pas de Hannah s'éloigner, puis la porte se fermer.
J'avance doucement. Sûrement. Je m'imprègne des lieux, du mobilier, des tableaux, de chaque
centimètre carré de cette sublime pièce.
Ce n'est pas compliqué. Elle est magnifique. Juste magnifique.
Ma première pensée est destinée à Jared. J'ai hâte qu'il m'accompagne ici, qu'il entre dans cet
univers. Mon univers.
Le bureau - en verre transparent - domine une baie vitrée qui fait tout un pan de mur. Je m'approche,
hésitante. Le vide est là, sous mes pieds. J'essaie de ne pas me laisser happer par cette sensation. Je
décide de regarder plus haut, plus loin. Au premier plan, j'aperçois des immeubles de briques rouges.
Même si ce ne sont pas les mêmes, on dirait ceux qui nous font face, chaque matin, à l'hôtel.
Mon cœur se serre, se tord. Jared s'est-il endormi ? S'est-il levé ? A-t-il déjà entamé sa première
journée seul à Washington ?
J'essaie de penser à autre chose. A quelqu'un d'autre. A moi. Ici et maintenant. Mon regard se
concentre à nouveau sur le paysage. J'aperçois ensuite des arbres charnus dont les feuilles commencent
doucement à jaunir. Serait-ce un parc ? Je ne saurais dire. L'espace de verdure est suffisamment dense
pour qu'il me donne envie d'aller y jeter un œil un de ces jours.
Mon cœur se comprime. Jared accepterait-il de m'y accompagner ? De prendre le risque de nous
faire remarquer ? Embêter ?
Je me ravise. J'écarte cette pensée. J'aurai tout le temps d'y songer plus tard. Ce soir ou demain.
Au loin, perdu dans la brume matinale, je l'aperçois. Blanche et fière. La Maison Balnche. La vraie,
l'unique. Celle que Jors rêve d'avoir pour habitation et bureau. Quels que soient mes engagements et
croyances politiques, je vais l'aider à jouer sur la communication. A poursuivre son rêve. L'intégrer. Le
réaliser.
Mon cœur se broie. Jared a accepté de m'accompagner mais sera-t-il d'accord de me laisser la
marge dont j'ai besoin pour réaliser correctement mon travail ?
Je me retourne. D'une main songeuse, je caresse mon bureau. L'observe. L'admire. M'y assois.
La pièce est grande. Très grande. Des Modigliani ornent les murs. Probablement des vrais. Voir ces
couples enlacés me ramène à lui. Toujours à lui. A son sourire. A ses cheveux. A son rire. A son envie de
moi. Encore et encore.
Je sors mon téléphone pour lui dire que tout va bien. Que je suis arrivée en un seul morceau. L'écran
m'indique qu'il a pris les devants. Quand je lis son message, je sens ma température corporelle monter
d'un cran.
[ Alors ce nouveau bureau ? Prête à l'inaugurer de nos mémorables galipettes ? J. ]
J'ai envie de rire mais je me retiens. Jors Van Button ne va pas tarder à arriver. La dernière chose
que je souhaite est qu'il me surprenne en train de rigoler aux messages coquins de mon copain.
J'hésite avant de lui répondre. Je commence différents petits textes que je supprime aussitôt.
Finalement, je relis le dernier et décide d'appuyer sur la touche d'envoi. Il veut jouer, alors jouons.
[ Dire que je pensais que tu ne voudrais jamais venir ici. Tu vas être content. Il est long et large.
Il peut supporter un poids conséquent et ne semble pas grincer. ]
Sa réponse ne se fait pas attendre.
[ Merci. C'est malin. Je bande maintenant comme un gamin pré-pubère en rut alors que je dois
sortir dans deux minutes.J ]
Je souris de plus belle.
[ Ça t'apprendra. Enfile ton vieux jogging gris hideux que tu mets pour échapper aux
photographes. Mais rassure-toi, j'ai déjà hâte de te revoir. ]
Un nouveau message entre quasi instantanément. Le ton est radicalement différent.
[ Tu ne me demandes pas où je vais aujourd'hui ? J. ]
Je souris. Encore et encore.
[ Non. ]
Je combats ma curiosité et refuse d'entrer dans son jeu. Le connaissant, s'il meurt d'envie de me dire
quelque chose, c'est qu'il me prépare une surprise.
[ C'est bien dommage. Tu pourrais te réjouir. J. ]
Mais, j'aime les surprises. Je les chéris. Je les attends. Elles restent suspendues dans mon cœur
comme de douces promesses. Je sais qu'il trame quelque chose. Je l'ai su à l'instant où il s'est blotti
contre moi, hier soir, après l'amour. A sa façon de me caresser le dos. A sa manière de m'embrasser les
cheveux. A ses mots plus doux que d'habitude.
[ Tu m'énerves ! J.]
Bien essayé mais la carte de la culpabilité ne prendra pas.
[ Je ne changerai pas d'avis pour autant... ]
Les messages fusent à une vitesse qui m'émeut.
[ Je vais quand même te le dire. Prête ? J. ]
Au moment où je m'apprête à lui répondre, un sourire niais inondant mon visage, j'entends des pas
approcher. J'ai à peine le temps de balancer mon téléphone dans mon sac à main que la porte de mon
bureau s'ouvre en grand. Sur un homme immense. Aux grandes idées. Aux grandes ambitions. Jors Van
Button. En chair et en os. Devant moi. Dans mon nouvel espace qui est également le sien. Que nous allons
devoir partager.
Il est tellement imposant qu'il ne lui faut pas plus de trois enjambées pour traverser la pièce et se
trouver face à moi. Il plonge si rapidement ses yeux noirs dans les miens que c'en est intimidant.
- Merci Hannah, vous pouvez nous laisser, lâche-t-il à l'adresse de sa secrétaire sans même se
retourner.
Je me lève et lui tends une main mal assurée. J'aimerais dire à Hannah de ne pas fermer la porte mais
les mots restent bloqués au fond de ma gorge.
- Ravi de vous rencontrer Camille.
Sa poignée de main est ferme. Franche. Puissante. Virile. Il s'installe dans un des deux fauteuils de
cuir blanc qui font face à mon bureau. Je n'arrive pas à bouger. Il est tellement plus imposant que l'image
déjà impressionnante qu'il véhicule dans les divers médias. A vue d'œil, il doit au moins mesurer un
mètre quatre-vingt-dix. Peut-être même un peu plus. Sa tignasse noire, striée de quelques cheveux gris,
encadre un visage sombre. Tourmenté.
- Vous pouvez vous asseoir.
Je mets quelques secondes à me rendre compte que je suis toujours debout et, que sous ses airs
crispés, il paraît beaucoup plus détendu que je ne le suis moi-même. Je m'exécute.
- Est-ce que votre bureau vous plaît ?
Il ne perd pas de temps.
- Oui. Il est magnifique.
- En investissant ces locaux il y a quelques mois, j'ai demandé à une décoratrice d'intérieur de faire
l'agencement nécessaire.
Cela ne m'étonne pas. Cet homme qui se tient face à moi a fait fortune dans la construction et le
rachat de cliniques privées. Et, quand je dis fortune, c'est bien plus que cela. Je ne sais pas à quelle
somme s'élève son patrimoine mais il ne doit pas être loin des dix chiffres.
Il faut que je me calme. Que je respire. C'est mon premier boulot. Mon premier jour. D'autres y ont
survécu avant moi. Je vais y arriver. Il n'y a aucune raison que je m'écrase contre le mur.
- Vous ne voulez pas répondre ?
Répondre ? Mais à quoi ?
Comme s'il lisait dans mes pensées, il déclare d'une voix neutre :
- Votre téléphone. Depuis que je suis entré dans cette pièce, vous avez dû recevoir une bonne dizaine
de messages. C'est peut-être important.
En plus d'être intimidant, il est perspicace.
Je baisse les yeux, gênée, interdisant à mes joues de se colorer.
Respire. Respire. Respire.
- Ce n'est rien, c'est...
Je stoppe net. Que pourrais-je lui répondre ? Que j'échange une discussion avec mon compagnon sur
les différentes possibilités de faire l'amour dans ce bureau ? Son bureau ?
Ma fierté en prend un coup. Je la ravale et me recentre sur les raisons qui m'ont conduite dans ces
locaux.
- Je suis vraiment honorée de passer ces quelques semaines avec votre équipe.
Il sourit. Faiblement. Disons qu'un léger rictus a légèrement entrouvert ses lèvres légèrement
joviales.
- Moi aussi. Je vous attendais de pied ferme.
Le sérieux a repris le dessus. Tant mieux. Je ne suis pas là pour devenir son associée. Je suis là pour
lui rendre un service. Et m'en rendre un à moi-même par la même occasion.
- Brigitte vous a-t-elle révélé les tenants et les aboutissants de ce que nous attendons de vous ?
Brigitte ? Pourquoi l'appelle-t-il par son prénom ?
- Vous connaissez Brigitte ?
J'ai bien essayé de tourner sept fois ma langue dans ma bouche mais je n'ai pas réussi à me retenir. Il
ne semble pas m'en tenir rigueur.
- Dans ce milieu, tout le monde connaît Brigitte. Elle est à la politique ce qu'Anna Wintour est à la
mode. Une prêtresse dans son domaine.
Il semble jauger ma réaction mais je reste stoïque. Mon cerveau essaie d'assimiler ce qu'il est en
train de m'apprendre.
- Si j'ai fait appel à elle plutôt qu'à une autre, ce n'est pas par hasard.
Il se renferme à nouveau.
- J'ai besoin de ses services. Elle est la meilleure.
Je ne réponds pas. J'ai besoin d'en savoir plus. Il s'approche de moi et pose ses avant-bras sur le
bureau. Je me force à ne pas sursauter devant son imposante stature qui cherche à me déchiffrer.
- Je veux gagner cette élection. Coûte que coûte.
J'essaie de ne surtout pas montrer qu'il m'intimide. Nous devons travailler d'égal à égal.
- Si Brigitte a choisi de vous envoyer vous, c'est pour deux raisons.
Je ne sais pas quoi dire. Elle ne m'en avait pas parlé. Elle avait juste présenté cette opportunité
comme une promotion à ne pas rater. A une chance que je ne rencontrerai peut-être pas deux fois dans ma
jeune carrière maculée par l'inexpérience.
- La première, c'est que vous êtes la meilleure dans votre domaine. Vous en voulez. Vous ne
faiblissez pas devant le travail. Vous avez de l'ambition et j'aime ça.
Il faut que je parle. Que je réponde quelque chose.
- Et la deuxième ?
Il sourit à nouveau. Comme si ce qu'il s'apprêtait à me répondre était l'évidence même.
- Parce que je vous voulais vous et personne d'autre. Je n'exigeais pas uniquement la journaliste. Je
souhaitais Camille Bartot.
Il marque une pause rapide durant laquelle j'essaie de reprendre mon souffle. Mes esprits. Le cours
de la discussion.
- Par-dessus tout.
Chapitre 7
Jared

Ma petite escapade tourne au cauchemar.


Il est midi. Trois heures que ça dure. Trois putains d'heures. Et j'en suis toujours au point mort.
Lorsque je sors du troisième appartement tout aussi miteux que les deux précédents, les klaxons des
voitures me martèlent les neurones.
Moi qui croyais que ça allait être un jeu d'enfant.
Moi qui imaginais que le premier serait le bon.
Moi qui espérais trouver mon bonheur.
En lieu et place, j'ai le bide qui gargouille, les tempes qui cognent et une aversion soudaine pour le
métier d'agent immobilier. Enfin, surtout pour la nana qui se trouve devant moi. La trentaine, fine,
élégante, blonde, les yeux bleus, un jeans moulant et une chemise cintrée. Et des yeux de biche qui me
bouffent du regard.
- Vous verrez, le prochain vous plaira !
Quand je l'entends dire ça, j'ai juste envie de lui brailler un coup dans les oreilles pour qu'elle-aussi
se tape un début de migraine. D'ailleurs, vu les merdes qu'elle m'a présentées, comment peut-elle penser
qu'un autre puisse faire l'affaire ?
Je la regarde, prêt à lui décocher une des me répliques légendaires. Elle me sourit. Bordel de
sourire. Elle croit quoi ?
- Votre femme a beaucoup de chance.
Changement de tactique. Virage à 360 degrés. Client mécontent égal nouvelle approche. Elle cherche
à jouer sur ma corde sensible. Mon point faible. Ma Camille. Elle veut en savoir plus. Toujours plus.
Toujours ce sourire. Même pas faux. Elle espère juste attirer mon attention. Comme toutes les autres.
Sa voix mielleuse, ses yeux de chaton égaré prête à laper tout et n'importe quoi et son langage corporel
sont d'autant de signaux qui ne trompent pas.
Il y a quelques mois encore, j'aurais souri. J'aurais fait bien pire. Roulage de pelle, tripotage
sommaire, coup tiré en vitesse lors d'une visite. Là, c'est le néant. Seule Camille compte. Ma femme est
partout. Dans l'air que je respire, dans mes pensées, dans mes souvenirs, dans mon avenir. Plus personne
ne sera en mesure de faire le poids face à ce que je ressens pour elle. De l'amour. Juste de l'amour. Pour
toujours.
- Non, c'est moi qui ai de la chance. Bon, il est où cet appart pour lequel je vais signer ?
Son sourire se tarit, ses yeux m'interrogent. Elle ne s'attendait pas à ça. Tant mieux. Je n'ai pas de
temps à perdre avec une idiote de plus. Je sens la dernière tentative arriver à plein nez. Elle approche sa
main de mon bras. Je recule instinctivement.
- Vous ne voulez pas qu'on aille grignoter un petit quelque chose avant ?
Non, je veux juste trouver l'endroit où je pourrai aimer ma femme. Comme il se doit. Comme un
homme. Un vrai. Celui que je suis devenu grâce à elle.
Je me dirige vers sa petite voiture garée devant l'immeuble. Une caisse de gonzesse. Petite, blanche
avec des lisérés roses. Manque plus que les autocollants Hello Kitty pour que ça soit un engin collector.
Le pire, c'est qu'en plus de me trouver étriqué dans cette caisse à savon qu'elle a dû acheter à Barbie
ou à une de ses cousines, elle roule comme la pire des nanas. Même si c'est une automatique, elle ne gère
pas. Le voyage ne dure qu'un quart d'heure mais, quand nous arrivons, j'ai le dos en compote. J'ouvre la
portière et pose le pied sur le trottoir. J'ai les nerfs à vif. Je ne me doutais pas que trouver un appart était
bien pire que de se taper une virée shopping.
- Le quartier est calme.
Je regarde à droite, à gauche. Je ne peux pas lui donner tort. A quelques centaines de mètres, plus
loin sur la route, j'aperçois un parc d'où sortent quelques joggeurs. L'espace d'un instant, je m'y vois
même me promener avec Camille.
- L'immeuble date du siècle dernier mais la façade a été refaite il y a deux ans.
Je me risque à y jeter un coup d'œil. Six étages, briques rouges. Comme Camille aime.
- On y va ?
Pourquoi pas ?
Je la suis dans l'entrée. On passe par un petit couloir à l'intérieur duquel se trouvent toutes les boites
aux lettres. On monte quelques marches et on arrive à un ascenseur. Elle appuie sur le bouton d'appel.
- C'est au quatrième étage. Vue imprenable sur le parc.
Toujours ce petit sourire qui me donne la gerbe.
Je la laisse entrer mais je ne la suis pas.
- Un peu d'exercice ne me fera pas de mal. Je vous rejoins en haut.
Je n'attends pas que les portes se referment pour gravir la première marche. Marre des filles faciles,
marre des nymphos, marre de tout. J'arrive en haut, épuisé. Une légère satisfaction m'envahit quand je me
rends compte que j'ai été plus rapide que l'ascenseur. Elle me rejoint, les traits tirés. Parfait. Les choses
sont claires.
Je marche derrière elle dans un joli couloir aux couleurs crème qui donne accès à quatre portes.
Deux de chaque côté. Elle ouvre la dernière à gauche. Avant d'entrer à l'intérieur, mes yeux sont attirés
par le paysage que je vois par la petite fenêtre au bout du couloir, adjacente à la porte d'entrée. Le parc.
Toujours ce parc. Serait-ce un signe ?

- Il est un peu plus grand que ceux que je vous ai présentés ce matin.
Je ne la contredis pas. J'ouvre de grands yeux pour observer l'endroit. Un petit hall qui donne sur un
grand salon-salle à manger. Le sol est en parquet. Les murs sont blancs. Comme Camille aime. Une
cuisine américaine d'un beau gris laqué, récemment installée, agrandit encore l'espace.
- La pièce à vivre est très grande. Soixante mètres carrés. L'appartement a été refait à neuf l'an passé.
Je ne le dis pas immédiatement mais cet endroit est parfait. C'est exactement ce que je recherche. Je
me sens bien ici. Un sentiment de calme et de paix se dégage du lieu. J'arrive déjà à m'y projeter. Camille
et moi, ici. Le bonheur.
- On visite la suite ?
Encore ce petit sourire. Qu'elle aille se faire foutre. Je ne suis pas là pour ça. Le salon donne sur
trois chambres.
La première est plutôt petite, dans les mêmes tons que la grande pièce.
- Cette pièce faisait office de bureau pour les propriétaires actuels. Ils laissent la grande étagère.
Je devrais tiquer sur le mot " propriétaire" mais je ne le fais pas. Mes pensées sont absorbées par ce
que j'imagine déjà faire ici. Jouer, écrire, créer. Le meuble est blanc, segmenté de petits cubes de
rangement. Cet endroit sera parfait pour que je me remette au boulot. Malgré ce changement de vie, je n'ai
pas oublié que j'ai un album à pondre et qu'il va falloir que je me remette sérieusement à composer dans
les jours à venir.
- C'est parfait.
C'est tout ce que je trouve à dire. Parfait. Juste parfait.
Elle ouvre une seconde porte qui donne accès à une chambre immense.
- La suite parentale.
J'ignore son petit rictus salace. Elle peut bien penser et imaginer ce qu'elle veut, je m'en tape.
J'observe l'endroit. Toujours ce beau parquet et ces murs clairs. J'imagine déjà le lit, immense, trônant au
milieu. Je la sens marcher et ouvrir une autre porte. Je ne regarde pas.
- Cette première salle de bains est privative et donne accès à un double dressing.
Tant mieux. C'est bien. Mes yeux ne quittent pas la chambre. Si grande et intime à la fois, si belle. Si
nous.
- Il reste une dernière pièce à visiter.
Subjugué par cet appartement, je la suis, dans un état à la limite de l'euphorie. Même si mon visage
reste impassible - j'ai été entraîné pour -, je jubile intérieurement. Ce n'est qu'en entrant dans cette
chambre de taille moyenne que je sens mon cœur faire un bond dans ma poitrine.
- Ils ont laissé le papier peint.
Une chambre d'enfant.
- Ils ne savaient pas si un bébé ou enfant viendrait y vivre.
Elle ne s'excuse pas. Pour une fois, je ne lui en veux pas. Comment pourrait-elle savoir ?
Nouveau sourire qui dévoile ses dents parfaitement alignées et blanches.
- Peut-être est-ce dans vos projets ?
C'est au tour de mon âme de se comprimer. Les teints sont neutres. Beige et blanc. Impossible de
savoir si c'était destiné à une fille ou un garçon. Je ne veux pas savoir. Je-ne-veux-pas-savoir.
- Sachez que vous n'aurez rien à prévoir comme travaux si un petit bout de chou venait pointer le
bout de son nez.
Je ne compte plus ses tentatives d'approche. Son manque de professionnalisme. Ses questions
anodines qui ne le sont pas. Elle veut savoir. Connaître mes projets. Mon intimité. Celle que je ne partage
qu'avec Camille. Incapable de dire quoi que ce soit, de ressentir quoi que ce soit, je la laisse empiéter
sur mon territoire. Ma vie. Mon point faible.
Il faut que je me ressaisisse. Tout de suite.
- C'est parfait.
Non, ça ne l'est pas. Ça ne le sera jamais. Cette pièce est un poison à elle toute seule. Du cyanure
qu'on vient de m'injecter. Que mon corps absorbe jusqu'à ce que la douleur, insidieuse, vienne se
répandre dans chacune de mes cellules jusqu'à me broyer de l'intérieur. Les souvenirs affluent, prêts à me
déchiqueter et à me rappeler que la culpabilité ne s'effacera jamais. Qu'elle continuera à me pourrir de
l'intérieur jusqu'à mon dernier souffle. Que rien ne pourra remédier à ce sentiment. Rien ni personne.
Même pas Camille.
- Et là, une petite salle d'eau.
Je ne regarde même pas.
Je ne sais pas. Je ne sais plus. Enfin, si, je sais.
Nous retournons dans la pièce à vivre. Enfin, je crois. Je regarde. Oui, c'est ça. Nous y sommes.
- Alors ?
Elle approche. Je recule. Je me protège. Nous protège. Je veux en finir. Au plus vite.
- Je le prends.
Soudain, une ombre masque son visage. Elle est... gênée. Inutile d'en chercher la raison. Je connais
la réponse. Les signaux étaient présents pendant toute la visite. Je ne suis pas un débutant.
- Combien ?
Elle me fixe, bouche-bée.
- Cet appartement n'est pas à louer.
Je vais droit au but.
- Je sais. Combien ?
Elle fait semblant d'ouvrir un dossier, probablement vide.
- Combien ?
Elle sursaute. J'ai parlé trop fort. Je le sais. Tant pis. Je ne suis pas là pour négocier. Je suis là pour
investir les lieux. Le plus vite possible. Prouver à Camille, que même si ce n'est que pour un temps
limité, elle mérite d'avoir une maison. Sa maison.
- 953 000 dollars, frais d'agence inclus.
Je ne réfléchis pas longtemps. J'avais pensé à cette hypothèse.
- Je le prends.
Je ne veux pas paraître pour celui que je ne suis pas mais, pourtant, c'est le cas. J'ai du pognon. Elle
en est parfaitement consciente. C'est bien pour cette raison qu'elle a utilisé une tactique vieille comme le
monde. Elle sait que je suis pressé. Que mon compte en banque suit. Que je veux m'installer au plus vite.
D'où ses pauvres merdes avant ce magnifique endroit. Elle pense avoir gagné le gros lot mais elle se
trompe. C'est moi le vainqueur. Pas elle. Sans le savoir, elle m'a apporté de l'or en barres. Nous allons
être heureux ici.
Elle n'essaie pas de me raconter des conneries avec d'autres personnes sur le coup. Elle sait aussi
bien que moi qu'elle est en train de se payer ses prochaines vacances à Saint-Barth ou une autre connerie
de ce genre.
- Nous allons prendre date pour la signature du compromis. Puis, pour l'acte de vente.
Je ne l'écoute plus. J'observe tout autour de moi. Je profite. Je me réjouis. Je prends note
intérieurement des deux choses que je vais devoir régler au plus vite.
Appeler Alex pour qu'il mette celui de Paris en vente. J'ai des liquidités mais pas tant que ça. La
plupart de mon argent est investi. Je vais devoir faire un prêt pour cet achat avant de le liquider quand je
me serai débarrassé du précédent. Faudra faire vite. Le plus tôt sera le mieux. Une fois de retour à Paris,
nous nous trouverons notre nid. Le nôtre. En attendant, nous vivrons ici. Nous y serons bien. Heureux.
Une fois partis, je pourrai toujours le louer.
Refaire cette chambre. Arracher le papier peint. La poncer, la laver, la purifier. Enlever toute trace
de son précédent locataire. Ne pas donner de faux espoirs à Camille. Jamais.
Chapitre 8
Camille

J'attendais cette journée depuis des jours, des semaines, des mois, des années. Maintenant qu'elle est
écoulée, je ne saurais dire quel constat en tirer. Des impressions inattendues viennent troubler ce premier
bilan.
Je m'imaginais pouvoir sortir des bureaux et afficher une mine victorieuse. Ou épanouie. Peut-être
même les deux. Contre toute attente, je suis là, comme une idiote à attendre un taxi qui ne vient pas. Au
moins, quand je suis seule, les gens ne me dévisagent pas. Je me sens... normale. Je ressemble à une
femme qui sort du travail après une journée chargée, qui a ses soucis, sa fatigue et un homme qui l'attend
quelque part, dans cette ville. Je ne suis plus la femme de mais une fille comme toutes celles que je
croise dans la rue. Belle ou non, grande ou petite, grosse ou mince, cela n'a pas d'importance. Personne
ne m'observe, personne ne me juge. Je suis moi et ça me fait un bien fou. Il faut que j'en profite le temps
que ça dure. Bientôt, je serai doublement sous les feux des projecteurs. Sentimentalement et
professionnellement. Je ne serai pas épargnée.
Jors m'a prévenue.
Jors.
Un taxi s'arrête enfin. Je ne me fais pas prier pour y monter. Quelques gouttes commencent à tomber
et je n'ai pas de parapluie. J'indique rapidement l'adresse de l'hôtel au chauffeur. Il démarre
immédiatement et s'insère sans grande difficulté dans la circulation pourtant très dense en ce début de
soirée. Ses yeux restent rivés sur la route. Tant mieux. Je n'ai pas envie de partir dans une discussion
stérile juste par politesse.
Jors.
Après une journée passée à ses côtés, je ne sais pas quoi en penser. Aucun doute qu'il s'agit d'un
homme intelligent, pragmatique, ambitieux et très professionnel. D'un point de vue objectif, il n'a commis
aucun faux pas. Il m'a présenté son équipe et nous a tous emmenés manger dans un très bon restaurant afin
de souder le groupe. Nous avons passé le reste de la journée à mettre en place un plan commun de travail.
Des échéances à court et moyen terme ont été décidées. Des dates de soirées diverses et variées m'ont été
transmises. Réceptions auxquelles je suis priée d'assister. De mon côté, je leur ai présenté ma façon de
travailler, ma vision publicitaire de la campagne à travers mes articles. Ils ont tous semblé être plutôt
ravis de mes ambitions pour les deux mois à venir.
Je me rends compte que je n'ai rien à redire. Cette première journée ne pouvait se passer mieux.
Pourtant...
Jors.
Quelque chose en lui me dérange. Un petit détail qu'il a dit ou fait m'a troublée, mais je n'arrive pas à
remettre la main dessus. J'ai beau tourner et retourner ça dans tous les sens, ça ne veut pas remonter à la
surface. Il ne m'a pourtant pas fixée comme Hannah l'a fait à mon arrivée. Il n'a parlé que très
sommairement de Jared me faisant comprendre que ma vie privée ne devait pas interférer négativement
avec sa campagne. Je l'ai rassuré en lui assurant que ce n'était pas mon intention. Ni celle de mon
compagnon.
Pourquoi te veut-il toi plutôt qu'une autre ?
Est-ce cela qui me trouble tant ? Cette idée que je suis passée devant une dizaine de journalistes bien
plus compétents que moi ? Ses paroles me reviennent en tête.
Parce que je vous voulais vous et personne d'autre. Je n'exigeais pas uniquement la journaliste.
Je souhaitais Camille Bartot. Par-dessus tout...
Il a assuré m'avoir connue via Brigitte. Et si ça n'était pas le cas ? Et si ma mère, avant de tomber
malade, avait joué un quelconque rôle dans cette attribution de poste ? Et si...

La voiture s'arrête devant l'hôtel. Je paie rapidement le chauffeur avant de sortir et de courir jusqu'à
la porte d'entrée tentant de me protéger le mieux possible de la pluie qui tombe maintenant avec beaucoup
plus d'intensité. Malgré ma course rapide, cela ne m'empêche pas d'être complètement trempée quand je
rentre dans l'ascenseur. J'arrive, totalement grelottante, devant la porte de notre chambre. Jared ne me
laisse pas le temps de frapper. Malgré mes habits froids qui collent à ma peau, je sens mon cœur cogner
dans ma poitrine quand son visage apparaît face à moi. J'oublie tout. Jors. La pluie. Jors. Ma fatigue.
Jors. Ma mère. Jors. Tout le monde qui m'entoure n'a plus aucune espèce d'importance. Sauf Jared.
- Viens là.
Il m'attire à lui. Je me love et me recroqueville dans ses bras cherchant à me réchauffer. A son odeur
de linge frais et ses cheveux encore mouillés qui embaument mon visage, je me rends compte - à regrets -
qu'il vient de sortir de la douche. J'aurais bien aimé qu'il m'y conduise et m'y rejoigne. Rien qu'à cette
idée, mes sens refroidis s'éveillent à de nouvelles possibilités.
- J'aimerais bien te garder comme ça des heures contre moi mais il faut que tu ailles te doucher. Tu
grelottes.
Si tu savais... Mon bas-ventre est en fusion. Pour toi. Je t'aime. Je t'aime tant.
- Je...
Je n'y arrive pas. Vraiment pas. Les mots restent comprimés dans ma gorge. Je le pense pourtant
tellement fort.
Il s'écarte légèrement. Il semble heureux. Joyeux. Enthousiaste.
- Je sais que tu me détestes mais file te laver et reviens-moi fraîche et enthousiaste pour ta soirée !
C'est sa façon à lui de me dire qu'il comprend et qu'il attendra le temps nécessaire. Il sait que je
l'aime plus que tout. Pour l'instant, ça lui suffit.
Pour l'instant... J'écarte cette pensée désagréable et entre dans la salle de bains. Je remarque
immédiatement la baignoire remplie de mousse ainsi que les quelques bougies qui éclairent faiblement la
pièce. Une petite carte est posée sur le lavabo. La surprise. Avec la journée de folie que je viens de
passer, j'avais complètement oublié l'échange de SMS de ce matin. Quand je l'ouvre, mon rythme
cardiaque s'accélère. Ce que j'y lis me retourne le cœur.
Prends le temps mais pas trop. Fais-toi belle. On va passer une belle soirée.
Je me force à ne pas me ruer hors de cette pièce et à me jeter sur lui, le forçant par la même occasion
à me rejoindre dans cette baignoire et nous plonger dans l'oubli. S'il a décidé de se doucher avant, c'est
qu'il a une bonne raison. La surprise. Maintenant que cette première journée est derrière moi, j'ai du mal
à rester patiente. Je me force pourtant à l'être. Je me déshabille, rentre dans le bain, y reste un temps
suffisamment raisonnable pour me réchauffer et en profiter avant de sortir et de me sécher rapidement.
Je me rends alors compte que je n'ai pas de quoi me vêtir. Pour une soirée en tête à tête avec Jared,
il est hors de question que je renfile ma tenue de la journée. Je veux être belle, sexy, désirable. Je ne
souhaite qu'une chose. Que ses yeux restent braqués sur moi et sur personne d'autre.
Je me faufile hors de la pièce, la serviette toujours nouée autour de ma poitrine.
Quand j'arrive dans notre chambre, je m'arrête instantanément. Jared est assis sur notre lit. Dos à
moi, il tient sa guitare et joue quelques accords. Des nouveaux accords. Mis à part lors de notre première
nuit dans sa maison de vacances, je ne l'ai encore jamais vu composer. Ce spectacle improvisé qu'il
m'offre est tout à coup aussi intime qu'un baiser ou une caresse. La musique coule dans la pièce et vient
s'écraser contre mon cœur. Je sens les larmes me monter aux yeux. J'ai envie de faire tomber cette
serviette, le rejoindre et le supplier de m'aimer encore et encore. Comme s'il sentait ma présence, il se
retourne. Son visage ne possède pas la même expression que d'habitude. Un nouveau voile s'est posé.
- C'est un nouveau morceau ?
Il essaie de garder contenance. Il sourit.
- Oui.
Si je ne pose pas de questions, il ne me dira rien de plus. Avec Jared, c'est toujours difficile de
jauger les choses. De savoir comment réagir. Pourtant, je m'intéresse à ce qu'il fait et je veux qu'il le
comprenne.
- Tu as déjà les paroles ?
- Elles viennent doucement dans ma tête. Je les écrirai bientôt.
Il pose sa guitare. Un petit quelque chose passe sur son visage. Le voile disparaît.
- Et si tu passais un tissu un peu plus habillé ? Je ne pense pas que l'endroit où nous allons puisse
t'accepter dans cette tenue.
Il se lève, contourne le lit, passe devant moi, et tend un petit doigt amusé dans ma direction.
- Cinq minutes, pas une de plus !
Puis, il sort doucement sans faire de bruit. Je rêve ! Où est passé mon Jared aux mains baladeuses, au
sourire coquin et aux lèvres chaudes ? Je me ressaisis rapidement. Quoi qu'il prépare, je veux le savoir
vite. Je jette un coup d'œil à la fenêtre. Il ne pleut plus. J'enfile rapidement une petite jupe blanche à
volants et un top fuchsia légèrement décolleté. Afin de me prévenir des températures rafraîchissantes de
ce début d'automne, je passe ma petite veste en jean délavée. Elle s'associera à la tenue de Jared,
éternellement vêtu d'un pantalon de cette matière et d'un tee-shirt au col en V. Aujourd'hui, il est noir. Il
porte rarement cette couleur. Tout à coup, je repense à sa nouvelle mélodie. Est-il triste ? Préoccupé ? A-
t-il téléphoné à sa famille ? J'ai l'impression que quelque chose le rend morose, quelque chose qu'il ne
veut pas partager avec moi de peur de faire capoter cette soirée qu'il a organisée.
Je le rejoins, le cœur battant. J'aimerais tant que, dans ces moments, il ose se confier à moi. Il sait
mieux que quiconque que je ne le jugerai jamais. Je l'aime. Mais alors pourquoi ne lui dis-tu pas plus
souvent ? Quand je le vois, je chasse cette pensée qui s'envole à des millions d'années-lumière. Le regard
qu'il porte sur moi est si intense que j'ai l'impression qu'un nombre tout aussi conséquent d'étoiles
scintille autour de nous.
- Ne les sèche pas.
Je mets quelques secondes à comprendre qu'il parle de mes cheveux.
- J'aime quand ils sèchent naturellement et qu'ils bouclent légèrement.
Il s'approche de moi. Mon cœur se met à battre plus fort encore quand il me prend dans ses bras et
dépose un baiser dans mon cou.
- Et ne te maquille pas. J'adore quand tu es naturelle.
Je me laisse aller à cette sensation délicieuse et apaisante de le sentir tout contre moi. Quand il
s'écarte, je grogne légèrement.
- Tu ne veux pas savoir où je t'emmène ?
En guise de réponse, je me mets sur la pointe des pieds et pose mes lèvres sur les siennes. C'est ma
façon à moi de lui dire que je l'aime et que je le suivrai au bout du monde.
- Je prends ça pour un oui ! Alors, c'est parti !
En moins de temps qu'il ne lui en faut, il bande mes yeux d'un tissu soyeux.
- Prête pour la surprise ?
Malgré l'obscurité, son timbre de voix ne laisse planer aucun doute. Il sourit. Moi-aussi.
Je ne pourrais dire combien de temps dure le voyage. Après m'avoir entraînée dans l'ascenseur, fait
monter dans un taxi et remise dans un ascenseur, nous nous arrêtons enfin.
L'endroit paraît calme. Seuls les bruits des voitures troublent le silence ambiant. Si elles ne
produisaient pas ce brouhaha sonore, je serais certaine de pouvoir entendre battre nos deux cœurs.
- Toujours prête ?
Je sens une appréhension dans sa voix. Il est troublé. J'aimerais le rassurer mais je n'y arrive pas.
C'est bizarre. Je m'attendais à un lieu public. J'avais imaginé un restaurant ou une salle de concert. Le
cinéma et le théâtre faisaient aussi partie des hypothèses qui virevoltaient dans mon esprit. Pendant toute
la durée du trajet, j'ai même pensé aux conséquences de cette virée nocturne. Si jamais nous étions
amenés à croiser des photographes, ils se seraient fait un malin plaisir d'immortaliser mon visage bandé.
J'entrevoyais déjà la colère de Jors.
Jors.
Je dois me le sortir de la tête. Immédiatement. Il n'appartient pas à ce tableau, à ce pan de ma vie.
- A trois, tu peux ôter ton bandeau.
Un craquement m'indique qu'une porte s'ouvre.
- Un...
Malgré le bandeau, je sens une douce lumière passer au travers du tissu.
- Deux...
Jared lâche ma main et se positionne derrière moi. Il serre ses bras autour de mon abdomen. Je sens
le bout de son nez frotter la base de mon cou. Cette délicieuse sensation me trouble immédiatement.
- Trois...
A partir de cet instant, tout se déroule silencieusement. Mes mains se lèvent et viennent à la
rencontre du bout de tissu qui m'obstrue toute vision. Je les passe derrière ma tête et essaie de dénouer
l'épais nœud. En vain.
- Attends, je vais t'aider.
Sa voix est douce. Je sens alors ses bras se détacher provisoirement de mon corps. Dans un geste
lent mais assuré, il défait mon lien. Malgré ma liberté visuelle retrouvée, je garde les yeux fermés. Quoi
qu'il me réserve, je profiter de ce moment et de mémoriser chaque sensation, chaque odeur, chaque
parole, chaque sentiment. J'attends que ses bras reviennent se positionner autour de moi pour prendre une
profonde inspiration et décoller enfin mes paupières.
- Notre premier petit nid.
Je ne réponds rien. J'observe. Mon cœur bat à nouveau très fort. Aucun mot n'est assez puissant pour
dire ce que je ressens à cet instant précis. L'appartement est faiblement éclairé de petits lampions
accrochés le long des murs. Mes éclairages préférés.
Il ne dit rien. Il me laisse le temps d'assimiler ce que je suis en train de vivre. C'est extrêmement
fort. Moi qui m'imaginais partager un bon repas dans un restaurant, me voilà dans un endroit imprévu
avec l'homme que j'aime. Je déglutis. Ce que je vois est magnifique. La pièce est vide mais nos sensations
qui s'entremêlent l'une à l'autre la remplissent immédiatement.
Mes extrémités se mettent à trembler quand je détourne légèrement le regard et aperçois un tapis
rouge posé à même le sol. Ma couleur préférée. A ses côtés, deux assiettes blanches, deux paires de
couverts, deux verres à vin et quelques petits cartons venant tout droit d'un livreur chinois. Ma nourriture
préférée. Il a pensé à tout.
Je n'arrive toujours pas à parler. J'aimerais prolonger ce moment pour qu'il ne s'efface jamais de ma
mémoire, et encore moins de mon cœur. Pourtant, il faut que je dise quelque chose. Jared attend. Je le
sens à sa respiration et à la nouvelle façon qu'il a de m'embrasser. Ses lèvres sont plus douces, ses gestes
plus tendres, ses mains moins sauvages. Comme s'il craignait ma réaction.
Je me desserre de son étreinte et me tourne vers lui. Mon regard rencontre le sien. Nos deux paires
d'yeux entrent immédiatement en connexion. Ce que je lis dans le sien me cloue sur place. Il a peur.
Vraiment peur.
- Jared, je n'ai pas de mots pour...
Ma phrase se suspend en plein vol. Mais, c'est la stricte vérité. Comment pourrais-je définir ce que
je ressens ? C'est purement indéfinissable.
Sans un mot, il prend sa main dans la mienne et m'entraîne pour un tour du propriétaire.
La pièce à vivre est magnifique. La cuisine, refaite à neuf, correspond tout à fait à ce que j'aime.
Quand il ouvre la porte de la première chambre, je remarque immédiatement des étincelles briller dans
ses yeux.
- Un bureau que je vais utiliser pour composer les mélodies de mon prochain album et en écrire les
paroles.
Il ferme rapidement la porte mais son sourire perdure et s'étire davantage encore quand il ouvre la
seconde porte. Une guirlande de lampions éclaire également cette grande chambre. Sur le sol, un second
tapis rouge est posé.
- Notre chambre.
Mon cœur vole, mon âme pétille, mes yeux le dévorent.
- Jared, c'est...
Trop. Je ne le lui dis pas car il le prendrait mal.
- L'hôtel, ça va une semaine mais, plus, ça devient l'enfer. J'y passe des mois entiers dans une année.
J'ai besoin de me poser. Quant à toi, il est temps que tu aies ton chez toi.
Que dire, sinon accepter son cadeau ? Mais quel cadeau !
Je saisis ses deux mains et le fixe droit dans les yeux.
- C'est vraiment superbe et inespéré. Mais ne penses-tu pas que ça va être compliqué d'emménager et
de déménager ? Tout ça en deux mois et des poussières ?
Il me regarde bizarrement, un peu comme s'il me cachait quelque chose.
- Le propriétaire est vraiment d'accord pour nous le louer pour deux mois à peine ?
C'est trop beau pour être vrai. Maintenant que je suis entrée dans ce petit paradis, j'aurais beaucoup
de mal à imaginer qu'il puisse nous être enlevé. Pour me faire taire, il passe la paume du pouce sur ma
lèvre, ce qui déclenche immédiatement une envolée sauvage de papillons dans mon bas-ventre. Je me
sens frémir de l'intérieur quand il penche sa tête et se met à me lécher le lobe de l'oreille. Il s'écarte
légèrement pour me murmurer :
- Je te jure que le propriétaire n'y voit aucun inconvénient. Absolument aucun. Cet appartement est à
nous pour le temps que nous le déciderons.
Je tente de garder les idées au clair mais c'est d'autant plus difficile quand je sens ses deux mains
ôter ma veste et descendre la bretelle de mon top. Je me sens partir, gémir, pousser des petits
grognements indescriptibles. Je ferme les yeux et me laisse emporter. Je savoure chaque sensation. Le
collier de baisers qu'il dépose sur le haut de mon épaule est juste exquis.
- Et la dernière chambre ? je parviens à demander dans un dernier effort.
- Aucun intérêt. Une sorte de débarras.
Je n'écoute même plus. Je ne suis plus en mesure de réfléchir. Tout ce dont j'ai conscience, ce sont
ses mains longues et douces qui ôtent progressivement tous les tissus qui m'habillent. Les miennes
viennent rapidement se joindre aux siennes et s'attaquent avec ardeur à son tee-shirt, avant d'ouvrir son
jeans, de descendre son boxer et de libérer son désir.
Même si nos gestes s'entrechoquent et paraissent pressés, nous nous cherchons avec tendresse. Nos
peaux se touchent et se frôlent dans de divines sensations. Nos langues se mêlent, s'unissent et s'aiment.
Nos corps se nourrissent l'un, l'autre. Les caresses que nous nous donnons nous emportent
progressivement vers le paradis dont nous seuls avons la clé.
Nous reculons avec douceur. Dans un accord fait de gémissements de plus en plus empressés, nous
nous laissons tomber sur le tapis moelleux. Je le laisse se coucher sur moi et prendre possession de
l'espace qui nous entoure, de nos deux corps qui s'appellent et de nos regards qui se cherchent. A l'aide
de son genou, il écarte mes deux jambes. Ses yeux me demandent la permission. Je laisse mon cœur
parler pour moi. D'un geste lent, je pose mes mains dans son cou et l'attire vers moi. En moi.
Quand il me pénètre enfin et m'emplit pleinement, des milliers de petites lueurs incandescentes
voltigent autour de mon esprit. Je les laisse venir, m'envahir tout comme Jared est en train de le faire. Ses
mains saisissent les miennes et les posent au-dessus de mon visage. Nos doigts s'emmêlent dans un
délicieux contact. Nos yeux s'unissent. Nous n'avons jamais bougé aussi doucement, aussi sensuellement.
Je le laisse me guider, m'emporter dans notre refuge.
- Oh Camille...
C'est si bon. Tellement bon.
- Camille, je vais...
Je l'attendais. Quand je le sens pousser en moi avec plus d'ardeur et crier mon nom, je me laisse
aller, aller, aller... tout en noyant mon regard dans le sien. Mes yeux se nourrissent de son plaisir qui
décuple le mien. Des millions de constellations explosent et se répandent partout dans mon corps.
Les minutes passent, s'allongent. Il est toujours en moi. Son visage est tombé dans le creux de mon
cou. Je sens son cœur battre tout contre le mien. Nos respirations se calment et s'accordent parfaitement.
Je pose ma main sur ses cheveux. Je les caresse et me nourris de leur douceur.
- Bienvenue chez nous, ma belle.
Chapitre 9
Tom

27 septembre 2015

Une semaine.
Cela fait une semaine que je me lève, me lave, m'habille, bois un café, me confonds dans la foule,
observe, mange, attend, observe, fais mon rapport, rentre, mange, me lave, dors.
Il y a des jours où je le vis plutôt bien. D'autres où c'est tout le contraire. Depuis ma récente prise de
fonctions, il m'est arrivé de sentir mes tripes se comprimer si fort que j'avais la nette impression d'en
perdre la raison. Je ressentais alors le besoin impérieux de tout arrêter. De tout oublier.
C'était dans ces moments-là, durant lesquels je me sentais perdu et malmené, qu'elle me faisait
encore cadeau de sa présence. La voix.
Malgré son timbre doux et rassurant, je percevais ses entailles. Dures. Profondes. Mortelles. Le
genre de blessures qui vous conduit à un chaos sans précédent. Ne m'a-t-elle d'ailleurs pas soumis un jour
l'idée qu'il est préférable de vivre dans l'incertitude plutôt que dans la certitude que quelque chose de
grave est en train de se préparer ? Ses paroles n'ont malheureusement jamais été aussi vraies que ces
derniers jours.
La voix. Pourquoi ne vient-elle plus à moi ? Pourquoi ne me fait-elle plus cadeau de sa respiration
lente et profonde ? A-t-elle jugé que je n'étais plus assez bon pour être apaisé ? Aimé ? Respecté ? Sauvé
?
Il faut que je me reprenne et que j'essaie d'y croire. Une fois que tout sera fini, je pourrai à nouveau
vivre. Respirer. Espérer. Et la voix reviendra.
Pourtant, ce matin, en ouvrant les yeux, je doute. J'essaie d'analyser froidement la situation mais tout
s'embrouille. Mon idéal s'éloigne. Des craintes froides et réelles s'installent avec force dans mon cerveau
déjà déstabilisé.
Après avoir négligemment enchaîné mes petits rituels du lever, je descends. La cuisine est vide.
L'horloge numérique du four m'indique qu'il est cinq heures et treize minutes. Merde.
Je bois un café. Un deuxième. Un troisième. J'arrête de compter au septième.
L'option de braver l'interdit, de lever le camp, de prendre ma mallette, sortir, rouler et observer me
fait de l'œil. A cette heure matinale, qui sait seulement ce qui pourrait arriver ? Au lever du jour, tout est
si tranquille que de bonnes initiatives seraient susceptibles de germer. Qu'adviendrait-il si je décidais d'y
aller maintenant ?
J'hésite. Je n'ai pas été engagé pour ça. Mes mains agrippent ma tasse avec une telle force qu'elles
blanchissent au profit de mes veines qui ressortent plus bleues que jamais. Un jour, quelqu'un m'a dit que
j'avais de magnifiques mains tout en finesse, des mains destinées à de grandes et belles choses. La voix.
Je l'entends, douce et mélodieuse, me dire combien elle est fière de moi. Fière, fière, fière... Que
penserait-elle si elle me voyait maintenant sur le point de commettre l'irréparable ? Je secoue
nerveusement la tête pour la chasser loin, très loin, de plus en plus loin. Si loin qu'elle sortira
provisoirement de mes souvenirs et ira prodiguer ses bons conseils à quelqu'un qui le mérite vraiment.
Même si j'aime me rappeler d'elle et que je l'attends chaque jour davantage, je ne peux me permettre d'y
faire appel aujourd'hui. Elle représente la seule chose que je dois bannir dans les heures à venir. Ma
faiblesse. Elle a beau m'apaiser comme personne en ce bas monde n'est capable de le faire, elle me
confond également. Elle me pousse à imaginer quelqu'un que je ne suis pas. Que je n'ai jamais été. Que je
ne serai jamais.
- Une insomnie ?
Je ne l'ai pas entendu entrer.
- On peut dire ça, je maugrée en faisant mine de lire avec attention le journal posé devant moi.
- Je t'ai déjà dit que tu as besoin de dormir.
J'acquiesce d'un hochement de tête.
- Tout est prêt ?
Il me pose cette même question matin après matin, semaine après semaine, mois après mois.
- Comme toujours.
Je tourne une page, puis deux, puis trois. Comme pour les cafés, je ne suis plus certain du nombre
exact qui file entre mes doigts. Les articles passent devant mes yeux sans que je leur attribue la moindre
attention. Je suis ailleurs. Loin, très loin. Mes mains. La voix. Ce sentiment de bien-être. D'extase. De
paix. J'aimerais tant le retrouver. Mais a-t-il vraiment existé ?
- C'est aujourd'hui que ça va se passer.
Il boit son café comme si de rien n'était. Comme si tout ce pour quoi il m'avait engagé n'avait aucune
espèce d'importance morale. Comme si troquer une vie contre une autre n'était que pure banalité.
- Je sais.
Je soupire. Je n'ai jamais été comme lui. Ses buts ne représentent pas les choses auxquelles je crois,
j'aspire et respecte. Elles sont aux antipodes de mes valeurs. Mais pourtant, j'exécute ce qu'il demande,
veut et exige. Je n'ai pas le choix. Si je souhaite - et je le souhaite de tout mon cœur- parvenir à mon
objectif le plus rapidement possible, il faut que je le fasse. Pas demain, après-demain ou dans une
semaine. Non, aujourd'hui.
- Tu as assez traîné.
- Désolé.
Je ne le regarde pas. Je ne peux pas. Si mes yeux avaient le malheur de croiser les siens, je serais
fichu. Il comprendrait que mes intentions ne sont pas encore actées. Définitives. Obéissantes.
La brèche tapie au fond de mon âme brillerait de mille feux et risquerait de m'emmener une nouvelle
fois en enfer.
Mon enfer.
Chapitre 10
Jared

Camille va partir de bonne heure ce matin.


Pour une fois, ça me convient bien de ne pas sentir ses courbes sensuelles me narguer depuis le pas
de la porte.
Je fais mine de dormir quand je l'entends s'habiller à quelques mètres seulement de mon corps
avachi sur le ventre, une main posée avec possession sur son oreiller. Si je lève l'œil dans sa direction, je
suis fichu. Je ne répondrai plus de rien. Je sens mes muscles se contracter quand je l'entends se baisser
pour enfiler une petite culotte et se redresser en agrafant son soutien-gorge. Pitié, faites que ce supplice
stoppe au plus vite.
- Bonne journée mon prince au bois dormant.
Surtout ne pas tressauter sous ses lèvres délicates qui se posent dans mon cou, ne pas grogner de
désespoir en la sentant s'éloigner et encore moins gémir en signe de supplication. Elle ne m'aura pas.
Je retrouve enfin une respiration normale quand la porte, qui se referme derrière elle, m'indique que
je suis enfin libre.
Je me lève en vitesse, enfile un vieux jeans et un tee-shirt bleu marine que j'aurai dû jeter depuis un
paquet d'années mais qui sera très bien pour les travaux qui m'attendent aujourd'hui.
Pendant que je bois la tasse de café que Camille a laissée pour moi, je prends néanmoins le temps
d'allumer mon pc. Même si je fais une pause boulot, autant nécessaire à mon équilibre mental que
physique, je ne suis cependant pas en arrêt maladie. Pour en avoir parlé avec Alex il y a quelques jours à
peine, je sais que mon producteur commence à s'impatienter. Il avait demandé à recevoir ma première
maquette de chanson pour... il y a trois jours. Autant dire que ce n'est pas aujourd'hui que je vais répondre
à ses demandes de connard en costard qui, tapi sur son fauteuil en cuir à trois-mille euros, ne pense qu'à
sa part variable qu'il se fait sur le dos de gars comme moi.
J'égrène les mails, un par un, en les classant par ordre d'importance.
Mon père peut attendre. Lucie aussi.
Alex me demande quand ils pourront nous rendre visite. Ils ? Décidément, il ne voyage plus sans son
ombre. Comment une fille comme Justine a pu le mettre dans son lit ? Alex, si coincé et comprimé avec
son balai dans les fesses, serait-il vraiment en train de se dévergonder ? A cette idée fantasque mais
visiblement bien réelle, je souris. Je me réjouis vraiment pour mon ami, le seul que je n'ai jamais eu.
Malgré tout, je le place dans mes courriers non importants. Je verrai ça ce soir avec Camille. J'imagine
déjà sa petite mine mutine prête à m'arracher le téléphone des mains pour appeler sa copine, s'enfermer
dans les toilettes et lui demander des explications purement féminines. Ma femme a le droit d'avoir
l'exclusivité de l'information. Je la lui offre, sans l'once d'un regret. Au contraire, je suis content de la
savoir aux premières loges. Sacré Alex.
Je continue ce petit jeu de tri pendant quelques minutes avant de tomber sur un message. Le message.
Sans titre apparent, il aurait pu tomber aux oubliettes si je n'avais pas senti une montée d'adrénaline
pulser dans mes veines à la découverte de son expéditeur. D'une main fébrile, je l'ouvre. Une ligne. Pas
deux. Une putain de ligne.

Je sais enfin ce que je veux en faire. Stp, appelle-moi.


Mon cœur s'emballe. Comme pour m'assurer qu'il ne s'agit pas d'une erreur, je le ferme et le ré-
ouvre. Il n'a pas changé, pas évolué. Les mots dansent sur mon écran tel un serpent qui ne se mordra
jamais la queue. Putain. Il faut que je réfléchisse. J'essaie de penser à mon nouveau credo. Mon
mantra. Ma marche à suivre. Ne jamais agir sous le coup de la colère. Ou de la peur.
Oui, je l'avoue. A cet instant précis, je ressens la pire trouille de toute mon existence.
Je ne dois pas répondre. Du moins, pas tout de suite.
Il est huit heures trente-quatre quand je me décide à appeler Alex. Il décroche très rapidement.
- Dis-moi que tu as un texte de prêt. Ou quelques notes. N'importe quoi mais quelque chose.
Comment fait-il, sous ses airs de gendre idéal, à parler la bouche pleine ? Qu'il profite seulement
de sa bouffe hors de prix car il va bientôt perdre l'appétit.
- Je viens d'avoir son mail. Celui que j'attendais.
Un silence s'installe. Lourd. Pesant. Indescriptible.
- Tu comptes faire quoi ?
J'ai réfléchi des heures durant à la manière dont je réagirais quand la situation se présenterait.
J'ai beau avoir tout préparé dans ma tête, je ne me suis jamais senti aussi con et débile que
maintenant.
- Je ne sais pas.
Il soupire. C'est la réaction typique d'Alex pour me dire que nous en avons déjà parlé, que tout a
été organisé et planifié pour ce jour qui finirait forcément par arriver.
- Tu ne vas quand même pas jouer au con ?
- Je t'emmerde.
- Mais c'est moi que tu appelles.
Je fixe l'écran.
Je sais enfin ce que je veux en faire. Stp, appelle-moi.
Je me force à ne pas lui raccrocher au nez. Je tente d'attraper la main tendue, qu'une fois de plus,
il me tend.
- J'ai besoin de toi, Alex.
- Tu veux que je te dise ce que j'en pense ?
- Non.
- Je vais quand même le faire.
C'est bien pour ça que je l'appelle, non ? Pour avoir son avis ? Alors, pourquoi est-ce que je me
braque ?
- Tu as peur.
Peut-être. Mais, il est bien loin de la vérité sur mes sentiments à ce sujet.
- Tu es mort de trouille, Jared.
Un frisson me parcourt de la tête aux orteils.
- Mais va falloir que tu assures.
Mon cerveau se vide, mes pensées le quittent.
- Ce n'est pas possible, je finis par admettre dans un demi-souffle.
- Jared, putain !
Est-ce que je rêve où vient-il réellement de lancer une insulte en tapant du poing sur la table ?
La douleur revient. Je la sens partout autour de moi. Elle me colle, m'étouffe, me fait perdre mes
certitudes.
Au loin, j'entends une chaise basculer, des jurons fuser et quelques excuses s'échapper des lèvres
d'Alex.
- Je prends le premier avion. J'arrive.
Il me faut quelques secondes pour me raccrocher au monde réel. Il, quoi ? Le premier avion ?
- Jared, écou...
Je me sens lâcher l'appareil. Je n'essaie même pas de le rattraper. Je le laisse s'écraser sur la
moquette. J'ai besoin de quelques secondes. Il faut que je réfléchisse. Je m'assois sur le lit. Ma tête
tombe en avant et vient s'échouer sur les paumes de mes mains. Je me balance frénétiquement d'avant
en arrière, espérant trouver le remède miracle à mon désarroi.
Je n'y arrive pas.
Certaines questions ne possèdent aucune réponse.
Alex a raison. Même si mon trouillomètre est à son maximum, il faut que j'assure. Sauf que je n'ai
pas la recette miracle pour ce genre d'événement. Je suis censé faire quoi ?
Je me lève. Il faut que je me détache de cette pièce, de cet hôtel où tout sent Camille. Je dois
réfléchir à tête reposée. Analyser froidement la situation. Réaliser exactement ce que je comptais faire
aujourd'hui. Sacrée coïncidence.

Quarante minutes plus tard, j'entre dans notre appartement. Un livreur ne tarde pas à m'apporter
ma commande : deux seaux de peinture blanche et quelques pinceaux. Je signe le reçu et me retrouve
enfin seul chez moi. Je me laisse tomber contre la porte d'entrée, en proie à un sentiment mitigé.
Pourquoi ne lui as-tu pas dit que tu avais acheté ce petit nid ?
Putain ! Ce n'est pas le moment. Camille doit sortir provisoirement de mes pensées. Au moins,
pour la journée à venir.
Je me reprends, emporte mon bazar dans la chambre et la verrouille de l'intérieur. Hors de
question que je m'échappe avant d'avoir terminé le boulot.
Merde. C'est du papier peint. Bordel. Fait chier.
Mais, ça ne m'arrêtera pas. Mes mains sont guidées d'elles-mêmes sur les murs et se mettent à
arracher frénétiquement cet habillage faiblement coloré. Durant les quatre heures qui suivent, mes
gestes sont purement répétitifs mais j'ai besoin d'évacuer ma peur. Quand je me mets à peindre la
surface vierge, je ne réfléchis plus, je ne pense plus. Je suis guidé par un besoin primaire. Agir. Agir.
Agir.
Je ne sais pas combien de temps cela me prend. Tout ce dont je me rends compte, c'est que la
lumière du jour commence à décliner quand j'ai enfin terminé d'ôter toute chaleur à cet endroit. Je
recule et m'adosse à la porte pour observer mon travail. La nouvelle clarté de la pièce me saute aux
yeux. C'est si... impersonnel. Si blanc.
N'est-ce pas ce que tu voulais ?
Je me laisse tomber. Je passe mes mains dans mes cheveux, désormais teintés de blanc. Ce geste
ne m'apaise pas. Je me sens vidé de l'intérieur.
Cette chambre restera toujours celle où un enfant a dormi. Blanche, noire ou rose, elle a connu
les premières nuits d'un nourrisson, l'a bercé dans son sommeil, a entendu des histoires, écouté des
chansons, calmé des pleurs, partagé des câlins. Un bébé a vécu ici. J'aurais beau la transformer
autant que je le veux, cette réalité sera toujours présente.
Comme lui restera dans mon cœur, dans mon univers, dans ma vie.
Aujourd'hui, demain. Toujours.
Je prends mon téléphone et compose son numéro. Je me tape de l'heure qu'il est là-bas, qu'elle
dorme ou qu'elle bosse aux aurores.
Elle décroche à la deuxième sonnerie.
- Mélanie, c'est... moi.
Chapitre 11
Camille

Ne pas rougir.
Ne pas battre nerveusement du pied sous la table.
Ne pas flancher.
Ne pas flancher.
Ne pas flancher.
Ne pas flancher.
Tel est mon mantra de la soirée. Après tout, ce n'est pas tous les jours que je suis conviée à dîner
avec l'intégralité de l'équipe de Jors qui me fixe comme si je détenais à moi seule la possibilité de les
hisser au sommet d'une montagne si haute que personne n'en voit le sommet.
L'entrée n'est pas encore servie que j'en suis à mon deuxième verre de vin blanc. Une vendange
tardive directement importée d'Alsace. Un vrai délice. Peut-être que quand le liquide aura réchauffé mon
sang, je me sentirais un peu mieux.
- Donc, Camille, vous allez publier votre premier article demain ?
C'est Jérémy Finns qui a parlé. Un grand blond, bien baraqué, qui fait office de conseiller principal
pour cette campagne. Depuis que je travaille avec Jors, je l'ai rencontré à deux reprises. Même s'il a le
physique d'un surfer à la retraite, c'est loin d'être un petit rigolo. Il gère cette campagne d'une main de
maître et ne laisse rien au hasard.
- Oui.
Je n'en dis pas plus. Je ne vois pas quoi rajouter. Jors lève son verre dans ma direction.
- "Echo-politique" a consenti à ne pas avoir l'exclusivité.
Il appuie son propos en envoyant un clin d'œil dans ma direction.
- Brigitte a gentiment accepté de le faire éditer dans nos plus grandes publications nationales. Elle a
également compris qu'elle avait tout à y gagner avec nos lecteurs américains. N'est-ce pas Camille ?
Ne pas soupirer.
Ne pas flancher.
- En effet, c'est ce qu'elle m'a dit.
Mais le pensait-elle vraiment ? Je porte une nouvelle fois mon verre à mes lèvres afin de gagner un
peu de temps dans cette discussion qui devient gênante. Tout ce dont je me souviens du coup de fil de la
veille est la voix absente de ma patronne. Comme si elle avait été dévorée par plus forte qu'elle. Comme
si elle n'avait plus voie au chapitre. Comme si, désormais, ce sera à Jors que je devrai rendre des
comptes.
- Vous pouvez être sacrément fière du tremplin que cette campagne va occasionner pour vous.
Hector Polidas me regarde comme si ce qu'il énonçait était une évidence. En tant que chargé de la
communication, il semble savoir de quoi il parle. Pourtant, je ne peux m'empêcher d'avoir des doutes. Je
me sens utilisée et cela ne me plaît pas.
Ne pas flancher.
Ne pas flancher.
Il y a cinq mois encore, j'aurais ri, plaisanté et sympathisé avec eux à la seule idée de mon ascension
professionnelle. Là, je ne peux m'empêcher de garder quelques réserves.
- Vous ne vous en rendez peut-être pas encore compte mais vous êtes une des pièces maîtresses de ce
projet. Sans vous, nous ne nous apprêterions pas à avoir une telle visibilité. L'image que vous donnerez
sera primordiale, autant pour nous que pour vous. Rien ne devra être laissé au hasard.
Sally Renner, chargée de la mobilisation citoyenne, me voit visiblement déjà comme un membre à
part entière de leur équipe. Pourquoi ne saisissent-ils pas tous que je ne suis pas là pour prendre position
mais plutôt pour présenter d'une manière objective et non intéressée les ambitions qu'ils portent pour leur
pays ?
Ne pas accepter un nouveau verre.
Ne pas flancher.
- Laissez-là un peu tranquille ! Vous ne voyez pas que vous la harcelez avec toutes vos questions ?
Cela fait à peine quelques jours qu'elle a intégré l'équipe et vous pensez déjà qu'elle va s'allier à notre
cause ! Dois-je vous rappeler qu'elle n'est pas là pour ça ?
Là, tout de suite, j'aurais bien envie de me jeter dans les bras de Michael Pandler, l'homme chargé
d'écrire le programme de la campagne.
J'essaie de le remercier du regard mais je ne sais pas si le message lui parvient. Il détourne
rapidement les yeux et se lance dans une nouvelle discussion sur la protection des requins citron au large
des côtes de Floride.
Seule Hannah n'a pas encore pris la parole et ne m'a pas martelée de questions en tous genres.
Depuis que je les connais tous, elle est la seule à ne pas me mettre la pression, jour après jour, heure
après heure, minute après minute. Elle respecte mes silences, mon travail et mon besoin de tranquillité.
Elle ne me juge pas, ne joue pas de mes ambitions pour me joindre à leur cause et penser comme eux.
Depuis que nous sommes arrivés, elle n'a pas desserré les dents. Elle semble bien plus occupée à mener
une discussion sur son téléphone portable. J'aimerais tant qu'elle lève un peu les yeux vers moi et vienne
à mon secours. Même si je n'arrive toujours pas à connaître ses propres ambitions pour la campagne, elle
ne cache pas sa sympathie à mon égard tout en gardant ses distances.
Ne pas cogiter.
Ne pas flancher.
Prendre mon courage à deux mains.
Poser LA question.
Il me faut une bonne minute pour me décider. Je commence par me racler la gorge avant de lancer,
l'air de rien : - Est-ce que l'homme qui s'occupe de promouvoir la campagne sur le terrain va se joindre à
nous pour ce charmant dîner ?
Quelques secondes passent sans que personne ne réagisse. Ont-ils entendu ce que je viens de dire ou
pensent-ils tous à autre chose ? Vu leurs visages crispés et silencieux, j'imagine que le message est
correctement passé. Comme je l'avais prévu, c'est Jors qui se charge de répondre.
- Il est très occupé. Mais, je vous promets que vous le rencontrerez rapidement.
Même si je suis face à un des hommes politiques les plus médiatisés de la planète, j'essaie de garder
mon sang froid afin de poursuivre la discussion dans un climat neutre.
- C'est ce que vous m'avez dit hier. Et avant-hier. Et avant-avant-hier.
Ils se regardent tous comme si je venais de dire la plus grosse énormité de la Terre.
Ne pas trembler.
Ne pas flancher.
Je suis dans mon bon droit.
- J'ai vraiment besoin de le rencontrer pour mon prochain article. Étant donné que c'est lui qui va
physiquement à la rencontre des potentiels électeurs, il me sera d'une grande utilité dans mon travail.
Jors sourit. Du moins, il tente de faire passer son rictus forcé comme quelque chose de naturel. Mais,
avec moi, ça ne prend pas.
- Je vous promets que vous ferez très rapidement sa connaissance.
Pourquoi ai-je la désagréable impression que, derrière cette affirmation, se cache quelque chose qui
me terrifie d'avance ? C'est dans ces moments-là que les mises en garde de mon père remontent à la
surface. Elles n'ont jamais été aussi présentes qu'aujourd'hui.
Sans que je m'en rende compte, les discussions reprennent leur cours normal effaçant par la même
occasion ma question qui, quelques secondes auparavant, les a pourtant tous plongés dans un profond
embarras.
Thomas Cutton.
Tel est le nom de l'homme qui parcourt les salons, les marchés, les manifestations publiques, les
galas et les repas à la recherche de nouveaux électeurs.
Thomas Cutton. Une personne dont tout le monde parle mais qui ne possède encore aucune photo sur
la toile. Aucun article. Aucune biographie.
Comme si tout ce qui le concernait semblait effacé au fur et à mesure de ses brèves apparitions.
Comme s'il était un fantôme.
Comme s'il n'existait qu'au travers de la rumeur.

Le reste du repas se passe dans une joyeuseté à laquelle je ne participe pas. Je les entends sans les
écouter. Trop de questions me passent par la tête. Je remarque à peine qu'ils se lèvent quasiment tous et
s'apprêtent à partir par la même occasion.
Je m'apprête à les imiter quand Jors, toujours à table, me fait signe de me rasseoir.
- Vous ne voulez pas un café ?
Sa main s'avance vers moi comme pour me prévenir qu'il ne s'agit pas d'une proposition mais d'un
ordre.
Ne pas me monter la tête.
Ne pas flancher.
Je me demande si le regard qu'il adresse au reste de l'équipe est entendu ou seulement poli. Je ne
compte pas jusqu'à dix qu'ils sont déjà tous partis. Tous, sauf Jors et Hannah. Pourquoi ne les suit-elle pas
? Et Jors ? Mon cœur bat fort. Est-ce que je devrais suivre mon instinct et rompre mon contrat ? Il n'est
pas trop tard pour revenir en arrière. Je me ressaisis rapidement.
Je ne peux pas faire ça à Jared. Il a tout lâché pour me suivre et il n'a rien demandé en retour. Rien
que de penser à la joie qu'il éprouve à l'idée de préparer notre appartement, je me dis que démissionner
serait la pire idée de la Terre.
- Je vous demande une petite minute et je serai de nouveau à vous mesdames.
Perdue dans mes pensées, je n'ai même pas remarqué que Jors s'est levé et s'est dirigé vers les
toilettes.
Il me faut quelques secondes supplémentaires pour reprendre mes esprits et me rendre compte que,
pour la première fois depuis que je suis arrivée à Washington, je me retrouve seule avec Hannah. Enfin
seule. D'ailleurs, pourquoi n'est-elle pas partie avec les autres ?
- Camille...
- Hannah...
On a parlé en même temps. Nous avons quelques minutes devant nous. Peut-être moins. J'ai des
questions à lui poser. Des questions importantes. Je dois aller droit au but et ne pas me perdre dans des
suppositions hasardeuses.
- Votre rôle est plus important qu'une simple secrétaire.
Elle ne répond rien et préfère se triturer les mains plutôt que de soutenir mon regard. Même si le
personnage est étrange et commence à me faire douter, elle ne devrait pas avoir à cacher ses sentiments
pour lui. Je ne la jugerai pas.
- N'est-ce pas Hannah ?
Mon timbre est volontairement doux. Je veux qu'elle me fasse confiance.
Au lieu de me répondre, elle... fond en larmes. Non, pas ça ! Pas maintenant ! Jors ne va pas tarder à
revenir et s'il la retrouve dans cet état, il ne va pas comprendre. Il va me demander des comptes et saura
que, moi-même, je me pose des questions.
Je tends une main amicale vers elle et la pose sur la sienne.
- Désolée Hannah, je ne voulais pas...
Ses larmes redoublent. Merde. Il faut que j'agisse et réagisse de la bonne manière. Les secondes sont
comptées.
Quand enfin, elle relève la tête, ce que je lis dans son regard dépasse tout ce à quoi je m'attendais.
Hannah est... malheureuse.
- Ce que j'essayais de vous dire quand Jors est parti, c'est que je sais ce que vous devez penser.
Mais ce n'est pas... ça.
Elle renifle une nouvelle fois. Même si je rêve qu'elle parle plus vite, je ne veux pas la brusquer.
Elle semble si fragile que je sens qu'un rien pourrait la faire pleurer à nouveau.
- Jors est la personne la plus importante de ma vie.
Sa voix ne tremble plus. Elle est parfaitement sincère.
- Je lui dois tout.
J'essaie de dire quelque chose mais je ne sais pas comment réagir. La seule chose qui me vient à
l'esprit est que cette femme est sous son emprise. Son ricanement ne m'aide pas à penser différemment.
Où suis-je tombée ?
- Absolument tout.
Ne pas me perdre dans des suppositions délirantes.
Ne pas flancher.
- Je ne savais pas.
Jouer la carte de la méconnaissance est toujours un bon procédé quand on ne sait pas quoi répondre.
Ainsi, votre interlocuteur pensera qu'il a quelque chose à vous apprendre. Quelque chose d'important qui
vous transportera tous les deux dans une confidence commune.
- Jors m'a sauvée.
C'est pire que ce que je pensais. Elle est complètement sous son emprise.
- Je sais ce que vous pensez à cette seconde précise. Vous imaginez probablement que j'étais battue
et qu'il m'a trouvée dans un foyer où il se rendait pour se faire de la publicité.
En effet, ça m'est brièvement passé par la tête.
- Ou que je suis une ancienne droguée. Voire même une prostituée.
J'entends une porte qui s'ouvre au loin. Il va revenir. Je dois faire vite.
- Jamais je n'aurais pensé ça.
C'est la stricte vérité.
- Si vous saviez comme j'aimerais qu'au moins une de ces hypothèses soit la bonne.
Son regard, ses mains crispées et ses yeux souffrent à l'unisson. J'ignore ce qu'elle va m'annoncer
mais j'ai déjà mal pour elle. Jors ne va pas tarder à nous interrompre car je le sens s'approcher.
- Sa femme était...
- Il arrive.
J'ai dit ça si doucement que je ne sais pas si elle m'a entendue. Comme elle lui tourne le dos, elle ne
peut pas le voir. Dans moins de cinq secondes, il nous rejoindra. Je suis mon instinct et détache ma main
de la sienne avant de me rasseoir au fond de mon fauteuil. J' avale mon verre d'eau comme si de rien
n'était. Pour la première fois depuis que nous avons entamé cette discussion, Hannah soutient parfaitement
mon regard.
- Sa femme était...
Sa voix n'est plus qu'un murmure. Elle l'a senti. Elle ne dira rien de plus. N'importe quel être humain
sent quand il se retrouve face à un moment crucial. A cet instant, cette personne c'est moi.
- Ma femme était sa sœur.
Afin de préserver une certaine contenance, je pose mon verre avec douceur. Sauf, qu'au fond de moi,
je bous littéralement. Ma température corporelle vient de monter d'un bon degré. Devant l'énigme qu'est
cet homme, je ne sais plus comment réagir.
- Hannah rêverait de pouvoir reparler à ma pauvre épouse. Ne serait-ce qu'une seconde.
Ne me sentant plus du tout à ma place dans ce tableau familial inattendu, je fais mine de paraître peu
intéressée. Même si, avouons-le clairement, des multitudes d'hypothèses se frayent un chemin dans mes
réflexions légèrement embrumées par l'alcool.
- - Hannah donnerait n'importe quoi pour pouvoir remonter le temps. Vivre et refaire les choses
différemment.
J'aimerais tant savoir ce que cachent ces deux phrases. Les sous-entendus y sont tellement flagrants
que même un être dénué de toute sorte d'empathie y percevrait un malaise. Sans même parler de la
profondeur avec laquelle Jors fixe Hannah qui hoche légèrement la tête. Ses traits sont tirés et son
expression reflète une chose que j'ai déjà vue de trop nombreuses fois sur le visage de Jared. La
culpabilité.
- Je ferais tout. Absolument tout.
Jors se tourne vers moi. Son expression a changé. Elle se fend d'un immense sourire que je n'avais
encore jamais perçu sur ses traits. Est-il un si bon acteur ou vient-il de réagir avec sincérité ?
Franchement, je n'en ai pas la moindre idée.
- Vous l'avez entendue ?
Comment aurais-je pu passer à côté de telles déclarations ?
- On a tous nos rêves. Certains sont réalisables, d'autres pas, poursuit-il, l'air de rien.
Je réponds d'un vague geste de la main.
Ne pas rougir.
Ne pas flancher.
- Même vous, vous devez en avoir.
Où veut-il en venir ? J'essaie de trouver un moyen de me défiler mais je ne vois aucune issue. Les
autres sont partis, m'abandonnant à mon sort avec le chef suprême et sa fidèle servante. Que lui a-t-il
donc promis pour qu'elle reste à ses côtés ?
- Euh...
Ne pas bégayer.
Ne pas flancher.
- Ne faites pas cette tête ! Je suis certain que si vous pouviez changer le point le plus noir de
l'existence d'un de vos proches ou de vous-même d'un coup de baguette magique, vous le feriez sans
l'once d'une hésitation.
Je ne peux pas lui donner tort.
- Peut-être.
J'essaie d'avoir l'air assuré mais je ne le suis pas. Je n'ai aucune envie de parler de ma vie privée
avec Jors ou Hannah. Tout à coup, le souvenir de notre petite discussion entre filles me paraît si lointain
que je me demande si tout cela est bien réel.
- Qu'est-ce que vous feriez Camille ?
Il plaisante ou quoi ?
- Je ne pense pas que....
Il balaie mes quelques mots d'un revers de la main.
- Je suis désolé, j'en fais toujours trop !
A nouveau ce sourire intraduisible.
Je jette un coup d’œil à Hannah qui n'a pas desserré la mâchoire depuis que sa sœur disparue est
arrivée dans la discussion.
- Hannah, tu devrais me dire quand je dépasse les limites !
Sa réplique la fait sursauter. Elle nous adresse tour à tour, un regard gêné.
- Je suis désolée. J'étais....
- Ailleurs. Tu es toujours ailleurs !
Plus de ton rieur. La voix de Jors s'est tout à coup voilée laissant transparaître un semblant de colère.
- Quand est-ce que tu vas comprendre que le passé est le passé et que le futur reste à inventer ?
Sa voix vient encore de monter d'un cran. Si avant je n'étais pas rassurée, là, je suis passée au stade
supérieur. Tout le monde sait que Jors a perdu sa femme il y a plus de vingt ans dans des circonstances
inexpliquées. C'est Brigitte qui m'a parlé de ce pan de sa vie. Un passé sombre qu'il ne tient, d'après elle,
plus à mettre en avant. Pourtant, c'est ce même homme qui est assis devant moi accompagné de son ex
belle-sœur, secrétaire de sa campagne.
J'ai la tête qui tourne. Trop d'informations tuent l'information.
- Veuillez nous excuser, Camille. Politique et famille ne font jamais bon ménage.
L'idée de m'enfuir n'a jamais été aussi présente. Mais ce ne serait de loin pas la meilleure solution à
adopter. Pour l'avoir appris à mes dépens l'été dernier, la fuite ne résout rien. Au contraire, elle amplifie
le problème jusqu'à ce qu'il ne se retourne finalement contre vous. Je ne suis plus cette fille-là. Je ne le
serai plus jamais. Avancer ne veut pas dire détourner les situations mais assumer chaque tension. Je
devrais dire quelque chose. Juste quelques syllabes afin de rendre l'air plus respirable. Du moins, pour
moi.
- Je ne savais pas que, tous les deux...
Ce n'est jamais bon de chercher ses mots. Cela vous met en position de faiblesse.
- Depuis tout ce temps, les personnes ont arrêté de parler. Ma femme est morte et je n'ai pas refait ma
vie. Hannah n'a jamais attiré les projecteurs sur elle. Je ne sais même pas si un journaliste a fait le
rapprochement. Enfin, mis à part vous.
Le sourire est de nouveau là. J'en ai plus qu'assez de ses sautes d'humeur mêlant, sans habilité
aucune, le veuf inconsolable et les ambitions politiques démesurées.
- Qu'attendez-vous de moi ?
Je réprime un haut-le-cœur. Jors ne m'a pas invitée à partager son plus grand secret sans raison. Sans
même parler du fait qu'il a mêlé Hannah à toute cette histoire. Quoi qu'il puisse se passer dans sa tête,
c'est suffisamment important pour me mettre dans la confidence.
Il bascule son corps légèrement dans ma direction jusqu'à ce que sa stature imposante ne s'impose
devant moi. Ses yeux ne sont plus que deux fentes habilement intéressées.
- N'avez-vous donc pas entendu ma proposition ?
Ne pas divaguer.
Na pas flancher.
- Hannah, pourrais-tu, s'il-te-plaît, la reformuler ?
Elle se tortille dans son fauteuil. Tout à coup, elle paraît beaucoup plus âgée qu'elle ne semble l'être.
Son visage semble si fatigué qu'on y lit la souffrance d'une vie.
- Si vous aviez la possibilité de changer le cours de votre existence ou celle de la personne que vous
aimez le plus au monde, jusqu'où seriez-vous prête à aller pour rendre possible une pareille opportunité ?
Je ne réfléchis pas. Je ne réfléchis plus. Soit ils sont complètement fous, soit ils me cachent quelque
chose de suffisamment dingue pour avoir attendu que le reste de l'équipe ne parte pour me le dire. Je
préfère pencher pour cette seconde hypothèse.
Jors s'approche encore un peu plus. Au prochain élan de sa part, nos genoux se toucheront, chose
totalement inenvisageable pour moi.
- Moi, je vais vous dire ce que vous feriez.
Je n'arrive plus à analyser la situation. Je sens quelques gouttes de transpiration perler le long de
mon échine. J'essaie vainement de rester maîtresse de mes émotions mais je sais que j'ai perdu la partie à
l'instant même où il prononce le seul mot qui parvienne à consumer mon cœur et mon âme en même temps.
- Jared.
Cinq lettres qui me plongent dans ma réalité. La vraie. Celle qui berce mes nuits et motive mes jours.
Je ne veux pas en parler avec Jors. Jamais.
J'ouvre la bouche pour lui faire comprendre le fond de ma pensée. Mais ma voix est subitement
recouverte par un brouhaha qui se transforme très rapidement en une multitude de cris stridents s'agitant
partout autour de nous avant d'être réduits à l'état de néant par une déflagration qui m'envoie tout droit
dans l'obscurité la plus absolue.
Ne pas flancher.
Ne pas flancher.
Ne pas flancher.
Ne pas flancher.
Chapitre 12
Jared

- Putain, je fais quoi ?


- De un, tu te calmes.
Il est marrant, lui ! Me calmer, moi, alors que ma copine est injoignable depuis plus de deux heures ?
Qu'il fait nuit et que je ne sais absolument pas où elle est ?
- Calme-toi, Jared.
Bordel, comment Alex peut-il me parler d'une voix si plate alors que je suis au bord de la crise de
nerfs ?
- Justine et moi sommes à l'aéroport. Nous allons bientôt embarquer. Nous serons là dans moins de
dix heures.
Putain. S'il continue, je lui ferai bouffer son portable à la première occasion. Tant pis pour les
démangeaisons intestinales. Il l'ingurgitera jusqu'au dernier bout de métal.
- En attendant, essaie de te dire qu'elle a dû avoir un léger problème mais que tout va très vite rentrer
dans l'ordre. Connaissant Camille, tu vas vite avoir de ses nouvelles.
Il ne pourrait pas se la boucler ? Passer en mode silencieux ? Aller sauter Justine dans les toilettes
pré-embarquement ? Enfin faire n'importe quoi tant qu'il ne me perce pas les tympans avec ses conneries
de débutant ?
- Tu m'entends Jared ?
Si j'ouvre ma bouche, je vais sortir des mots que je regretterai à l'instant même où je serai calmé.
- Je sais que tu m'écoutes. Je ne suis pas un crétin qui ne connaît rien de la vie. A cet instant, crois-
moi, je n'aimerais pas être à ta place.
Bientôt, il va me dire que, dans son pays des Bisounours, il est capable de se mettre à ma place.
Gentil petit cœur sensible prend possession de celui du vilain garçon soupe au lait.
- D'ailleurs, ce serait très dur à vivre pour moi si...
Parfois, les souhaits se réalisent. Même si je préférerais de loin que ce soit Camille qui revienne, je
bénis l'interruption de son monologue qui commençait à me monter gravement au cerveau.
Je profite de cette accalmie pour essayer de respirer normalement. D'imaginer qu'Alex puisse avoir
raison. De me rassurer. De me dire qu'elle va revenir dare-dare et que je le lui ferai payer sur l'oreiller.
Juste elle et moi. Moi et elle. Moi sur elle. Moi en elle. Dans toutes les positions.
- Tu es à l'hôtel ?
Pourquoi hache-t-il ses mots ?
- Jared ?
C'est quoi cette voix de fillette pré-pubère ?
- J-a-r-e-d ?
Il va avoir ses règles ou quoi ?
- Passe le moi ! Jared ?
Pourquoi Justine s'y met-elle aussi ?
- Jared, réponds-moi. Tu es à l'hôtel ?
Il vient de retrouver son timbre viril. Celui de l'homme des cavernes qui défend son territoire, ses
amis, sa famille. Tout à coup, mon cœur s'emballe.
- Allume la télé immédiatement.
Il s-a-i-t. Je me laisse tomber sur le lit. L'odeur de Camille se trouve partout autour de moi. Elle vole
dans l'air me préservant un court instant de la peur qui s'est engouffrée dans chaque parcelle de mon
esprit.
- Quelle chaîne ? je parviens à articuler, cherchant à gagner du temps.
Une fois que j'aurai allumé ce fichu écran, je suis conscient qu'aucun retour en arrière ne sera
possible. Je saurai.
- Toutes les chaînes.
Au loin, j'entends la voix de Justine qui s'égosille, celle d'Alex qui tente de la calmer, puis, plus rien.
Le néant. Juste des images. D'innombrables images qui se succèdent au fil de mon zapping. Toujours les
mêmes.
Des ambulances. Des pompiers. Des cris. Des pleurs.
Des ambulances. Des pompiers. Des cris. Des pleurs.
Des ambulances. Des pompiers. Des cris. Des pleurs.
Des ambulances. Des pompiers. Des cris. Des pleurs.
La voix d'un journaliste
Il faut que je me concentre. Que je l'écoute. Des mots réussissent à percer le brouillard de mon
cerveau.
Explosion. Incendie. Victimes. Douze personnes blessées. Jors Van Button. Assistante. Grave.
Bridgepoint Hospital.
- Je préviens son père.
Je pense que c'est très bien qu'il le fasse mais je ne lui dis pas. L'air peine à s'engouffrer dans mes
poumons. Je raccroche. Il faut que j'y aille. Dans cet hôpital. C'est là-bas qu'ils ont emmené Camille.
Qu'ils la soignent.
Je me lève. Enfile un jeans, un tee-shirt bleu marine à manches longues qui traîne depuis trois jours
sur la moquette. Putain, comme j'aimerais qu'elle soit là à me râler dessus pour ramasser toute cette
merde que je laisse s'empiler.
Mon corps me guide vers la sortie. Je prends l'ascenseur, appelle un taxi, attends quelques minutes,
monte dans la voiture, donne l'adresse d'une voix absente, regarde par la vitre.
Je pense à elle. J'espère. Je prie des dieux auxquels je ne crois pas forcément pour qu'ils ne
s'emparent pas de ma chérie. De ma femme. De mon cœur. Ils m'ont déjà pris tellement. Mon enfance.
Mon insouciance. Mes rêves. Mes espoirs. Mon bébé. Pitié, pas elle. Surtout, pas elle. Je ne m'en
remettrai pas.
- Monsieur ?
Je ne survivrai pas.
- Monsieur ?
Je préfère crever que de vivre sans elle.
- Monsieur, on est arrivé. Je vous ai déposé devant l'entrée nord. Celle où il n'y a pas de
journalistes.
Il hésite un instant mais se lance quand même.
- Là où on ne vous embêtera pas.
Je déteste le regard empathique que ce chauffeur - qui n'est visiblement pas à la catégorie des
connards - m'adresse.
- J'espère que tout va bien se passer, Monsieur.
Pour la première fois depuis longtemps, je me tape qu'on m'ait reconnu, qu'on sache pourquoi je suis
là, pourquoi je peine à respirer, pourquoi mes yeux sont rougis, pourquoi j'ai mal. Tellement mal.
Tellement peur. Tellement envie de la serrer dans mes bras.
Mon corps se lève. Mes mains lui tendent un billet. Ma voix le remercie car c'est un gentil. Mes
jambes me portent dehors. Mes yeux observent le bâtiment. Long, imposant, en briques rouges. Est-ce que
Camille s'en est aperçue en arrivant ici ? Est-ce qu'elle l'a trouvé accueillant ? Est-ce qu'elle s'est dit
qu'elle y serait en sécurité ? Qu'on s'occuperait bien d'elle ? Ou a-t-elle eu peur comme moi j'ai peur en
ce moment ? Peur d'arriver trop tard. Peur de la perdre. Peur de devoir poursuivre ma route sans elle.
- Jared Tom !
Du bruit. Beaucoup de bruit. Des pas. Des voix. Des flashs. Des caméras. Ils me rattrapent.
- Jared Tom !
Des mains qui me touchent. Je me débats mais ils sont plus rapides, plus forts, plus nombreux.
- Jared ! Avez-vous des nouvelles de votre compagne ?
Beaucoup de mains.
Je baisse la tête, essaie d'avancer.
- Laissez-le !
Des costards noirs arrivent. Des gros baraqués. Des mecs de la sécurité. Vu que j'ai toujours les
yeux rivés au sol, je n'arrive pas vraiment à les compter. Dans la cohue, je distingue leurs paires de
chaussures hyper bien cirées. Ils sont au moins huit.
- Suivez-nous.
Ils m'ont empoigné. Je me laisse faire.
Une fois à l'intérieur, ils me lâchent.
- Merci, je parviens à articuler faiblement.
- Nous vous attendions.
Je lève la tête, les observe. Ces gars-là ne travaillent pas pour le service de sécurité de l'hosto.
Impossible. Je m'étais trompé. Ils ne sont pas huit mais onze. Une équipe de pros.
- Nous faisons partie de l'équipe de sécurité de Jors Van Button. Il est en haut.
- Il... ?
Les mots restent bloqués dans ma gorge.
Le plus grand de la bande - crâne rasé, yeux noirs, peau mate, la quarantaine - répond à ma question
muette.
- Il va bien. Rien de de grave.
Je ferme les yeux. Je ne suis pas là pour ce politico-pourri de Jors. Je suis là pour elle. Uniquement
pour elle. Mais ai-je envie de savoir ? Tant que je m'englue dans l'ignorance, je garde espoir.
- Venez, on vous emmène.
Je les suis jusqu'à l'un des ascenseurs. Nous attendons. Les portes s'ouvrent. Nous nous y
engouffrons. Je monte avec cinq des gars. Les autres disent qu'ils prendront le suivant. Tant mieux. Tant
pis. Je ne sais plus. Nous sortons. Des lumières clignotent. Beaucoup de lumières. J'entends des bips
résonner. Une multitude de bips.
- Vous devez enfiler ça.
Le grand chauve me tend une blouse verte, une charlotte et des sur-chaussettes. Je les passe sans
broncher. Merde. Tout ce cirque est mauvais signe. Je ne demande pas où nous sommes. C'est inutile. Je
le sais déjà. Quand Mélanie a été admise en réanimation, elle y est ressortie sans le bébé après un mois
de coma. J'ai dû prendre les dispositions. Reconnaissance. Prénom. Body et grenouillère prématurés trois
fois trop grands. Chaussons en laine qui tombaient. Le doudou qu'elle lui avait acheté et que j'ai frotté sur
lui pour garder son odeur. Un jour, quand je serai prêt, je le lui donnerai. Elle mérite au moins ça de ma
part. Puis, le néant. L'incinération.
Un an et des poussières après, je me retrouve devant ce même genre de porte. Ce n'est plus le ventre
vide de Mélanie qui y est allongé mais Camille. Ma Camille.
- Nous vous attendrons ici.
J'ai envie de leur dire de se barrer, qu'ils étaient bien sympas de m'accompagner mais que je
n'attends rien d'eux. J'aimerais aussi leur balancer à la figure que je ne ressortirai pas d'ici avant que
Camille soit sur pieds. Je passerai chaque seconde, chaque minute, chaque heure, chaque jour, chaque nuit
auprès d'elle.
Le chauve appuie sur la sonnette. Une infirmière arrive. Elle me reconnaît. Je le vois dans ses yeux
qui pétillent différemment à la seconde où, malgré ma charlotte ridicule, elle fait le lien. Je lis dans son
regard qu'elle m'aime bien mais elle a la décence de rester professionnelle. D'une voix mal assurée, elle
me dit de la suivre. Je traverse ce putain de grand couloir parsemé de boxes aux vitres transparentes.
Même si j'essaie de ne pas être attiré par chacun d'entre eux, mon regard capte des tuyaux. Partout.
- C'est là.
Je ferme les yeux.
Quand je les rouvrirai, je connaîtrai l'étendue des dégâts.

Un, deux, trois, quatre...


J'inspire fort mais l'air reste bloqué dans mes poumons.
Quatre, trois, deux, un...
- Bonjour Jared.
Une voix forte, virile, sûre d'elle. J'ouvre les yeux illico. Pourquoi ce crétin peut-il se tenir debout
dans la chambre de Camille ?
Il me fait un sourire contrit, l'enfoiré ! Il peut se foutre mes salutations là où je pense !
Il me tend une main. C'est quoi ce délire ?
- Jors Van Button.
Il me croit demeuré ou quoi ? Pas besoin de me donner son pedigree pour que je sache qui il est.
- Je sais.
Il hausse légèrement les épaules comme s'il s'attendait à ma réaction. Je suis si stressé que je préfère
regarder cet abruti plutôt que de lever les yeux un peu plus loin. Juste derrière lui. Juste vers... elle.
- C'est probablement un accident.
Je m'en tape que ce soit une erreur, un attentat ou je ne sais quoi. Le résultat est le même. Camille est
couchée dans ce putain de lit. Inconsciente. Oui, elle est inconsciente. Vraiment inconsciente.
Complètement inconsciente.
Ce que je remarque en premier est son corps totalement immobile. Ses yeux sont fermés. Ses
cheveux semblent collés sur son crâne grâce à un épais bandage. Seules quelques mèches dépassent sur
ses épaules. Puis, des tuyaux. Partout. Autour d'elle, dans sa bouche. Partout. Ils fonctionnent grâce à des
machines et des ordinateurs qui sont reliés entre eux de part et d'autre de sa frêle silhouette.
- Le médecin a dit...
- Je verrai le médecin moi-même. C'est gentil d'être resté avec elle le temps que j'arrive mais,
maintenant, vous pouvez y aller.
Tout en m'approchant d'elle, je passe une main nerveuse dans ma tignasse. Putain, je déteste cette
sensation qui m'envahit, identique à celle de l'année passée. Un énorme sentiment d'impuissance me
paralyse. Je ne peux rien faire, si ce n'est attendre. Encore et encore.
J'essaie de garder les yeux ouverts, de la regarder, de lui faire sentir que je suis là. Avec elle.
- Je pense qu'il est préférable que je reste.
Immédiatement, je fais volte-face. Il est peut-être le futur président de ce pays mais, pour moi, il ne
représente rien de plus que celui qui a fait plonger Camille dans cet enfer. Et moi, par la même occasion.
- Je ne vous connais pas et vous ne savez quasiment rien d'elle si ce n'est sa faculté à faire plus que
correctement le boulot pour lequel vous l'avez engagée. Alors, par égard pour nous, sortez.
Il ne bouge pas d'un centimètre. Sa stature imposante ne m'impressionne pas. Il va dégager d'ici, vite
fait.
- Je repasserai.
J'ai du mal à garder mon calme. Qu'il fasse bien ce qu'il veut, ameutant avec lui un troupeau de
journalistes assoiffés de malheur si ça le chante, il n'en demeure pas moins que l'accès à cette chambre ne
lui sera pas autorisé. Entre ces quatre murs se trouve ma vie. Pas la sienne.
Il soupire lentement avant de tourner les talons et de disparaître derrière la baie vitrée.
Bon débarras.
Je suis seul. Enfin seul.
Je me retourne vers elle. Toutes mes terminaisons nerveuses tremblent à l'idée de la toucher, de
sentir sa peau refroidie contre ma paume.
Je dois respirer. Respirer. Respirer. Respirer.
Calmement. Calmement. Calmement. Calmement.
Maintenant, maintenant, maintenant, maintenant.
J'ai tellement peur de la perdre. Ce ne serait pas juste que tout s'arrête alors que tout vient à peine de
commencer.
J'éprouve une angoisse particulière quand je m'assois sur son lit, tout prêt d'elle. Lorsque mes doigts
effleurent son bras, je ne sens rien d'autre que ce contact doux et douloureux à la fois.
Je ravale la bile qui monte. J'essaie de rester digne. De ne pas sombrer dans la folie qui me fait déjà
de l'œil. Plus mes doigts prennent possession de son avant-bras, plus les sensations reviennent. La colère,
la peur, l'impuissance, le déchirement. Elles sont totalement identiques à celles qui se sont accaparées de
mon âme l'an passé jusqu'à ce qu'elle soit à vif.
- Camille...
Où qu'elle soit, elle peut m'entendre. Je le sens, je le sais.
- Ma belle...
Quel crétin. Je me trouve comme un con devant elle à ne pas savoir quoi dire, quoi faire. Mes
réactions sont dignes d'un Alex en manque d'affection.
- Monsieur Tom ?
Je frissonne. Je me retourne. Le doc se tient devant moi. Blouse blanche, cheveux grisonnants, yeux
noisette, lunettes à fine monture. Un vrai stéréotype. Bon, même s'il ne ressemble pas à Docteur Doogie,
il a l'air plutôt inoffensif.
- Je suis sincèrement désolé.
Mes doigts traînent toujours sur la peau inerte de la femme que j'aime.
- Mais, les nouvelles ne sont pas mauvaises. Comme je l'ai dit à....
Je le coupe immédiatement.
- Ne me parlez pas de ce crétin.
Et voilà qu'il me fixe comme si je venais de sortir d'un asile de dingues. C'est généralement le
moment que je choisis pour détendre l'atmosphère.
- Ne me dites pas que vous allez voter pour lui ?
J'aurais mieux fait de me la boucler. Mais, en même temps, comment lui faire comprendre que
j'essaie de gagner du temps. Qui sait seulement ce que veut dire " pas mauvaises " quand votre femme est
allongée devant vous, sa seule flamme de vie semblant être reliée à une technologie qui ne me parle
carrément pas ?
Chaque seconde qui passe me dit que j'aurais mieux dû me la boucler.
Il se racle la gorge.
- Mademoiselle Bartot....
- Madame Tom.
A cet instant, voilà ce qu'elle est pour moi. C'est ma femme. La seule qui ait véritablement existé
dans mon cœur, mes tripes, mes rêves d'avenir. Alors sa " mademoiselle Bartot " n'est plus vraiment
d'actualité.
- Donc, comme je vous le disais, mademoiselle...
- Madame.
Je suis mort de trouille. Mademoiselle ou Madame, qu'est-ce que ça change dans son putain de
dossier ? Si je me dis que c'est ma femme, ça ira mieux. Je serai plus fort. Elle le sentira et se battra.
C'est comme ça que ça va marcher.
C'est moi qui sais ce qu'il y a de mieux pour elle.
- Madame, si vous voulez. J'essaie juste de vous dire que votre...
- Ma femme.
- Oui, votre... femme, a été plongée dans un coma artificiel afin de résorber l'hématome sous-dural,
consécutif à sa chute et qui comprime son cerveau.
J'essaie de comprendre mais je ne suis pas Einstein non plus.
- Et dans un jargon compréhensible du commun des mortels ?
Il soupire.
Putain de merde, ne peut-il pas piger que je suis complètement paumé et que tous mes espoirs
reposent désormais sur lui ?
Jusqu'à maintenant, il m'avait paru froid. Presque austère. Mais quand je le vois s'approcher de moi
et s'asseoir à mes côtés, je me dis que je me suis peut-être planté sur toute la ligne.
D'abord, il me regarde avec compassion.
Ensuite, il se tourne vers elle et la fixe avec toute la gentillesse du monde.
- C'est une battante.
J'entends sa voix. Chaude et douce à la fois.
- A-t-elle parlé quand elle est arrivée ?
Il me fixe, désolé. J'aurais mieux fait de tourner ma langue sept fois dans la bouche au lieu de
chercher à m'agripper à des espoirs qui n'en sont pas.
- Elle était déjà inconsciente.
Je déglutis douloureusement. La paume de ma main descend et s'accroche à la sienne.
- Elle a dû avoir tellement peur.
- Probablement.
Comment les médecins font-ils pour penser avec autant de réalisme ? A laisser leurs sentiments au
bord du chemin ? A prononcer nos craintes comme des évidences ?
- Elle nous entend ?
- Tout est possible.
Ce dernier mot me fait remonter à la surface.
- Si ce n'est pas aussi grave qu'il n'y paraît, pourquoi ne se réveille-t-elle pas ?
- C'est ce que j'essaie de vous expliquer.
Toute forme d'empathie a soudainement disparu de son visage.
- Comme je vous l'ait dit, son coma est artificiel. Nous la réveillerons quand son hématome aura
diminué. Mais pour qu'il parvienne à ce stade, elle doit rester inconsciente.
Je devrais être rassuré mais je ne le suis pas. Je ne peux m'empêcher de penser au pire.
- Est-elle sortie d'affaire ?
Mes mots flottent dans l'air.
Son regard est grave. Mauvais signe. Avant qu'il n'ouvre la bouche, mon cœur se comprime
douloureusement.
- Nous en saurons plus demain. Mais, je suis confiant, dit-il en me tapotant amicalement le bras.
Il se lève, retrouvant immédiatement son statut professionnel de haut gradé de la médecine à laquelle
je ne pige que dalle.
- Je repasserai ce soir. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, surtout, n'hésitez pas.
A part d'un putain de miracle, je n'ai aucune demande à formuler.
Je crois qu'il n'a pas fini.
- Ma fille vous adore.
Bingo. Putain. Fait chier.
- Et moi, je vous adore.
Devant sa mine déconfite, j'ai envie de sourire pour la première fois depuis le début de la journée.
- Même si vous votez pour ce charlatan, je vous adore.
Il me regarde bizarrement comme si j'étais aliéné par le méga chef suprême de la galaxie adverse. Je
n'aime pas expliquer ce que je ressens.
- Je vous adore car c'est vous qui allez la guérir.
Je vois quelque chose briller au fond de ses yeux. Une lueur infime mais, pourtant, bien présente.
- Je ferai tout mon possible pour elle. Je vous le promets.
Je le fixe, ne sachant pas trop comment réagir. Je me dis qu'il fait son job. Que, pour lui, c'est la
même rengaine jour après jour. Camille n'est qu'une patiente parmi d'autres. Une goutte d'eau dans
l'océan. Sauf que, pour moi, l'océan c'est elle. Ma planète ne peut plus fonctionner si elle n'est pas là pour
l'alimenter.
- Ok. Si, d'ici demain, vous avez de bonnes nouvelles, je suis prêt à aller faire le guignol pour la
remise des diplômes de votre progéniture.
Il sourit.
- Son mariage.
Putain. Je ne le voyais pas si vieux et ratatiné.
- Je suis encore valide, vous savez.
Il parait légèrement amusé. Finalement, il va réussir à se détendre, le pépère. Enfin, ce serait
nécessaire pour que je me sente parfaitement en confiance. Il a peut-être juste besoin d'un dernier coup de
pouce.
- Si elle s'en sort, je vous promets de faire l'orchestre. Gratos. Ce sera mon cadeau de remerciement.
Il me tapote gentiment l'épaule.
- On verra ça plus tard. Mais, concert ou pas, je vous garantis que tous les moyens seront mis en
œuvre pour que vous retrouviez votre... femme le plus rapidement possible.
Je me mets à espérer. C'est si bon de respirer à nouveau. De se dire qu'une faible lumière éclaire le
fond de ce tunnel qui me paraissait sans fin il y a quelques minutes encore.
Avant de sortir de la pièce, il se retourne et me fixe gravement.
- En attendant, elle va avoir besoin de vous. Si j'avais un conseil à vous donner, ce serait celui de
mettre en suspens tout ce qui gravite autour de vous. Concentrez toute votre énergie sur elle.
- C'est déjà fait.
- Tant mieux.
Quelque chose dans le ton de sa voix me dit qu'il n'a pas sorti ça pour meubler la conversation et se
barrer dare-dare de cette discussion de nanas où il était question de promesses, de mariage et de musique.
Non, il pense vraiment à Camille.
Une fois que nous nous retrouvons à nouveau seuls, je finis par admettre qu'il a raison.
Exit Jors, Alex et Cie.
Exit mes souvenirs ravageurs de l'an passé.
Exit... Mélanie.
Chapitre 13
Camille

Le silence. Toujours le silence. Encore le silence.


Où suis-je ?
Aucune idée.
J'ai soif. Très soif. Ma gorge est si sèche qu'elle me fait atrocement mal. On dirait qu'elle est
parsemée de milliers de petites aiguilles qui ont été créées dans le seul but de me faire souffrir.
Il fait noir. Très noir. Tout est sombre autour de moi. Malgré mes efforts, mes yeux restent collés.
Le temps passe mais mon état ne s'améliore pas. Ma tête est si douloureuse que mes tempes cognent
sans relâche, ne me laissant aucune seconde de répit. J'aimerais dire que j'ai mal mais mes lèvres ne
semblent pas enclines à proférer le moindre son.
Le trou noir m'emporte à nouveau.
Je ne sais pas combien de temps il m'aspire. Des heures, des jours ? Aucune idée. Il m'attire vers des
méandres faits de cauchemars et de douleurs infinies. J'ai si mal. Tellement mal. J'aimerais que ça
s'arrête.
La soif est de nouveau là. Toujours plus intense. Pourquoi personne ne me donne-t-il de l' eau ? Où
suis-je ? Je n'entends rien. Aucun son. Aucune voix. Le néant. Et si je restais prisonnière de mon corps
inerte ?
Puis, un miracle. Un bruit. Là, tout près. Un bip. Un autre. Une voix. Un homme. Je le connais.
- Pardonne-moi, ma belle. Pardonne-moi.
Je sens une larme chaude perler sur ma joue. Sa larme.
- Si tu te réveilles, je te dirai tout. Promis.
Une deuxième goutte. Quelque chose l'essuie. Ou, plutôt quelqu'un. La paume d'un pouce la balaie.
Non, j'aimais bien. C'était chaud et agréable. Ce liquide me prouvait que j'étais toujours en vie.
Le trou noir.
La soif.
La voix d'homme.
Le trou noir.
La soif.
Je connais cette voix.
Le trou noir.
La soif.
J'aime cet homme.
Le trou noir.
La soif.
Jared. Il s'appelle Jared. J'oublie toujours ce qu'il me dit mais je sais que je l'aime infiniment.
Le trou noir.
La soif.
Il n'est pas seul aujourd'hui.
- Vous devriez aller dormir.
C'est une voix forte. Le timbre est puissant. C'est la première fois que je l'entends. Il ne parle pas ma
langue mais je le comprends.
- Et vous, vous devez faire en sorte qu'elle se réveille.
Jared. Je suis rassurée. Il est là. Toujours là. Est-ce sa main qui s'agrippe à la mienne ?
- C'est un peu plus compliqué que nous le pensions. L'hématome a du mal à se résorber.
De quoi parlent-ils ? Je n'arrive pas à me concentrer. J'ai trop mal au crâne.
- Pouvez-vous me rappeler la date du mariage de votre adorable et unique enfant ?
La question a été posée de façon ironique. Qu'est-ce que cette célébration a à voir avec ma tête et ma
gorge ? Quelqu'un grogne. Ce n'est pas Jared.
- Ce n'est pas le problème.
- Si, ça l'est.
- Non. Le seul problème que vous et moi ayons se trouve dans cette pièce. Votre...
Pourquoi cette pause ? Sont-ils en train de parler de moi ?
- Ma femme.
- Oui, votre femme.
Sa quoi ?
- J'aime ma femme. De toute mon âme.
Mon cœur chavire.
- On fait tout ce que l'on peut mais...
- Faites- en plus.
- Nous essayons.
La voix grave est soudain abattue. Je sens le noir arriver. J'essaie de le repousser. Je ne vais pas
tenir longtemps.
- Alors, commencez par me virer cet imposteur qui passe tous les jours.
- Ce n'est pas....
La main de Jared serre la mienne plus fort encore. Il me fait mal. S'il ne me lâche pas, je vais avoir
des bleus. Non, pas ça. Ma tête cogne déjà tellement. Je ne supporterai pas de souffrir à un autre endroit.
- Je me fiche de ce qu'il est !
Jared crie fort. Très fort.
- Vous allez voter pour lui ?
- Ne faites pas l'enfant !
- Si vous vous pointez aux primaires, pas de concert pour votre princesse !
L'homme soupire longuement. Il paraît épuisé.
- Quand votre femme sera sortie d'affaire, je vous jure que je demanderai à être nommé pour le prix
Nobel de la patience.
Jared rigole nerveusement.
- Bien vu, doc ! J'en ferai moi-même la demande. Mais en attendant de pouvoir aspirer à une telle
ambition, bougez-vous et faites en sorte que Camille ne devienne pas Blanche-Neige ou un truc du genre.
- Les contes de fées se terminent toujours bien.
- Ouais, peut-être mais je n'ai pas envie de devoir me coltiner une bande de nains. Déjà que
Grincheux ne va pas tarder à débouler.
Blanche-Neige ? Nains ? Grincheux ?
Je ne comprends plus rien du tout.
Cette fois-ci, le trou noir m'éjecte assez rapidement.
Des voix s'activent autour de moi.
- Comment va-t-elle ?
Un nouvel arrivant. Je le connais mais je ne sais pas d'où.
- Tu plaisantes ?
Aujourd'hui, Jared est plus énervé que d'habitude.
- Que t'a dit le médecin ce matin ?
Jared soupire. Sa main est toujours agrippée à la mienne. Ses lèvres s'aventurent sur mon front avant
de se poser sur ma joue.
- Rien de nouveau sous les tropiques.
- Putain de merde !
Un cri perçant. Une fille. Elle panique.
- Dis à ta gonzesse de calmer ses nerfs.
- Ce n'est pas ma gonzesse !
- Putain, elle va mourir sous nos yeux et on ne va rien pouvoir faire !
La fille hurle. Elle est hystérique. Moi, mourir ? L'air me manque. J'ai du mal à respirer.
Un bip. Deux bip. Trois bip. Une multitude de bips, toujours plus rapides, me percent les tympans.
- Putain, tu peux pas la fermer ! Regarde dans quel état tu la mets !
- Elle ne nous entend pas.
La fille paraît sûre d'elle. Ce trait de caractère ne m'est pas inconnu. Je la connais aussi. Mais d'où ?
- Ma femme entend toutes vos conneries ! Alors vous vous la bouclez ou vous vous barrez ! Compris
?
Un silence. Il dure. Longtemps. J'ai besoin qu'ils parlent. Qu'ils me disent que je vais réussir à voir,
à parler, à dire à Jared que je l'aime.
- Ta quoi ?
C'est l'homme qui a parlé.
Une espèce de gêne flotte autour de moi.
- Enfin, c'est tout comme. Vous n'allez pas vous y mettre, vous-aussi, à me faire chier pour des détails
sans importance ?
Un parfum s'approche de moi. Je connais ce parfum. Il appartient à la fille. Je sens que Jared me
lâche. Il recule. Elle est près de lui.
- Je te jure que si tu l'épouses sans que je le sache, je t'émascule.
Jared se débat. Il est de nouveau près de moi. J'aime sa peau chaude contre la mienne.
- Du calme, sorcière.
L'homme grogne. Ou soupire. Peut-être même les deux.
- Dieu du rock sexy ou pas, je te ferai la peau.
L'homme grogne vraiment cette fois. Il désapprouve les paroles que vient de prononcer la fille.
- Ta bonne femme a ses règles ou quoi ?
- Ce n'est pas...
- Tu as un pénis, non ?
L'homme rigole.
- Et toi, tu as une chatte ?
La fille ne semble pas amusée par la question de Jared.
- Ce n'est que par respect pour Camille que je ne t'amoche pas ta petite gueule sexy et parfaite !
Elle vient de hurler. L'homme grogne.
- Alex a un pénis et il est jaloux.
Alex....
Alex...
Alex...
Je connais ce nom. Je réfléchis. Ça me fait bien plus mal à la tête que d'habitude. Pas de trou noir,
non. Pas maintenant.
- Tu le laisses dire ?
La fille est énervée. Vraiment énervée.
- Ok. Il ne t'a pas encore montré Rocky.
- Ja-red. Ar-rê-te ça tout de sui-te.
Alex coupe toutes les syllabes. Il est au bord de l'explosion. La fille paraît incrédule.
- Rocky ?
- Jared, arrête.
Alex n'en mène pas large.
Minute papillon. Je connais Alex. C'est l'ami de Jared. J'ai aussi une amie. J'adore son parfum. Elle
a un caractère de cochon.
- Pourquoi Rocky ?
La fille vient de poser la question comme s'ils étaient en train de parler d'un fait totalement anodin.
Je connais cette fille. Et, je l'apprécie.
Jared rigole. Son rire sonne faux. Il les cherche juste pour penser à autre chose qu'à moi. Il est
toujours là. La nuit, le jour. Malgré la fatigue, il ne faiblit pas. Mais, il a besoin d'une échappatoire. De
penser à autre chose pour tenir le choc. De s'amuser. Dommage que ça tombe sur eux.
- Rocky a déjà fait plusieurs rounds d'affilée. Un combattant hors pair. Jamais KO. Le seul problème,
c'est qu'il...
- Par respect pour Camille, tu te la boucles.
Alex a haussé le ton. C'est rare qu'il le fasse.
- Si Camille nous entend, elle doit bien se marrer.
Jared paraît sûr de lui mais il se trompe.
J'ai soif. Trop soif. Affreusement soif. Si mon mal de tête ne me tue pas, c'est ma déshydratation qui
va m'envoyer en enfer.
- Rocky, c'est énorme !
Justine rigole.
Justine ! Je me souviens !
C'est si bon de l'entendre rire.
- Et tu n'as pas encore vu la bête, ma belle. Énorme est un euphémisme !
- Jared...
La voix d'Alex est menaçante. Il ne s'amuse plus du tout.
- Alex, tu devrais être fier de Rocky. Si j'étais son maître, je le dresserai comme il le mérite.
- Jared, arrête !
Justine est prise d'un fou rire. Ils rigolent comme des gamins. Enfin un peu d'amusement dans ce
climat aseptisé. Dommage que ça se fasse aux dépens d'Alex. Si je devais partir maintenant, je me
sentirais... rassurée. La vie continuerait.
- Le problème, amie caractérielle de Camille, c'est qu'il la laisse à la niche depuis des mois.
Alex se racle la gorge. Ça ne m'étonnerait pas qu'il mette les voiles.
- Alex, mon pote. Pour le bien de l'humanité, de Rocky et de la charmante demoiselle qui te suit
partout comme ton ombre, engage-là comme dresseuse. Elle aidera Rocky à sortir de son effrayant
mutisme.
- Je t'emmerde Jared ! s'égosille Alex.
- Et moi, je t'aime !
- Je vais t'exploser petit...
Il ne termine pas sa phrase. Pourquoi n'ose-t-il pas tenir tête à Jared ?
- Ne t'arrête pas, je t'en prie. Parfois, il faut savoir lâcher prise...
- On va y aller. C'est mieux pour tout le monde. Surtout pour elle.
Elle ? Moi ? Alex s'est calmé. Il bouge dans la pièce. Il s'approche de moi.
Je sens son souffle sur mon front. Il y dépose un rapide baiser.
- A demain, Camille.
Il se recule.
De nouvelles lèvres s'approchent.
- Au revoir ma belle. Je t'aime.
Justine. Son rire s'est arrêté. Elle souffre. Elle a de nouveau peur.
- Tu nous appelles au moindre changement, hein ?
Sa voix tremble. Je sens qu'elle attend une réponse.
- Promis.
Jared est de nouveau sérieux. La tension est réapparue.
- Essaie de te reposer.
Alex s'inquiète pour lui.
- Le fauteuil est très confortable.
- Je n'en doute pas mais n'hésite pas à rentrer si tu en ressens le besoin. Justine ou moi pouvons très
bien prendre le relais le temps que tu recharges tes batteries.
Un silence envahit la pièce.
- Je ne partirai pas. Pas sans elle.
- Je sais mais...
Il interrompt Alex.
- Aucun de vous deux ne pourrait rester plus d'une heure. A des horaires précis en plus. Hors de
question qu'elle se retrouve seule ici. Si jamais elle devait...
Non, Jared... Ne le dis pas. Je vais bien. Enfin, non. Mais, je me bats. De toutes mes forces.
- Elle ne partira pas Jared.
Alex me rassure. Il semble vraiment sûr de lui.
- Déjà que je vais devoir me rendre à une sauterie post-étudiante en échange de ma présence
permanente ici....
- Une quoi ?
Justine veut en savoir plus. Moi aussi. Comment un mariage peut-il tout à coup se transformer
en... Mince, le mot m'échappe. Le trou arrive. Noir et profond.
- Peu importe.
La voix de Jared est lasse.
- Amusez-vous bien. Je vous ai acheté des draps super chers. Blanc, doux, prêts pour une
inauguration à la Sylvester Stallone.
Il ne rigole plus. Il souffre. Mon amour souffre.
- Merci, Jared.
Alex paraît sincère.
- Non, merci à vous d'être venus.
- Ne t'inquiète pas pour ça. Je me suis occupé de tout.
Il marque une pause. Un étrange sentiment m'envahit. Ils ne parlent plus de moi.
- Elle l'a pris comment ?
Jared est inquiet.
Elle ?
- Mal.
Le mot qu'Alex vient de prononcer résonne dans toute la pièce.
- Elle s'en remettra.
- J'ai peur que non, lâche Jared, épuisé.
- Tu auras tout le temps d'y réfléchir plus tard. Maintenant, concentre-toi sur ce qu'il y a de plus
important pour toi en ce moment.
Mes tempes cognent. La douleur s'amplifie. Je sens que je lâche prise.
Mais, je veux savoir ce qu'il y a de si important pour Jared. Sa souffrance n'est pas seulement liée à
moi. Il y a autre chose. Une entaille profonde. Quelque part. Ici ou pas. Pourquoi ne se confie-t-il pas à
moi ?
Des bourdonnements prennent possession de mes oreilles. Mes forces s'envolent. J'ai peur. J'ai froid.
Je sombre.

Combien de temps mon esprit s'est-il envolé ?


De la lumière. Partout.
Mes yeux me font mal. Ils ne supportent pas autant de blancheur. Ils ne sont plus habitués.
- Il demande à vous voir tous les jours.
Le médecin qui ne parle pas français. Il est gentil. Je l'aime bien.
- Qu'il aille se faire foutre !
Jared n'est pas au meilleur de sa forme.
- Vous devriez peut-être écouter ce qu'il a à vous dire ?
Jared ricane.
- Alors, comme ça, il se la joue confessions intimes avec vous ?
L'homme soupire.
Ma paupière se soulève.
Ma paupière se soulève !
La lumière est aveuglante.
- Il ne m'a rien dit mais cela semble important.
- Je l'emmerde !
- Vous ne devriez pas.
Jared se lève d'un bond. Non, pas ça. Je sens l'empreinte chaude laissée par sa main sur le drap.
Je la sens !
- C'est lui qui devrait être là à sa place ! Camille n'avait pas demandé à se retrouver la tête fracassée
contre le sol !
- Il n'est pas plus responsable que vous dans ce qui est arrivé.
Jared ricane. Il ne le croit visiblement pas. Mais de qui parlent-ils ?
- Je me contrefous de ce que vous pensez. Je ne fais pas confiance à cet homme. Son père arrive ce
soir.
Son père ? Le père de qui ?
- Je ne veux pas qu'ils se croisent.
- Je ne peux interdire l'accès à ce service.
Jared se passe une main dans les cheveux.
Je vois que Jared se passe une main dans les cheveux ! De mes deux yeux !
- Débrouillez-vous comme vous pouvez mais cet imbécile ne se pointera pas ici dans les jours qui
viennent.
- Jared...
- Doc...
- Jared...
- Doc...
- Ce n'est pas moi qui ai...
Un silence. Long. Puissant. Lourd de sous-entendus.
- Jared...
Une chauve-souris parlerait plus fort que moi.
Ils se tournent enfin dans ma direction. Mes yeux clignotent. Je fixe l'homme que j'aime.
- Putain de bordel de merde.
- Camille, vous m'entendez ?
Le médecin parle. J'aimerais lui répondre en anglais pour lui prouver que mes neurones fonctionnent
correctement.
Tout ce que je parviens à faire est de bouger mes pupilles.
Oui, je l'entends.
Oui, je suis là.
Oui, je veux vivre. Rire. Pleurer. Aimer.
- Jared...
C'est la seule chose que j'arrive à prononcer.
La seule personne à qui je me suis accrochée de toutes mes forces.
Le seul cœur que je désire sentir battre contre le mien.
Les seules lèvres que je rêve de voir se presser contre les miennes.
La seule voix que je souhaite entendre.
- Bonjour, ma belle.
Encore et encore.
Chapitre 14
Tom

5 octobre 2015

Pourquoi cette valise ne veut-elle pas se fermer ?


J'ai beau tirer sur la fermeture, m'asseoir sur le dessus, jurer, grogner, pester, elle continue de
protester en refusant d'obéir à ma demande.
Connerie de valise, connerie de mission, connerie de vie. Connerie de tout.
Nouvel essai. Nouvel échec.
Tant pis. Je ferai avec moins.

Ne pas penser au passé.


Ne pas éprouver de remords à arrêter.
Mettre les regrets de côté.
Accepter l'inacceptable.
Si je me tiens à mes quatre nouvelles résolutions, je pourrai repartir d'un bon pied. Avec le temps,
j'aurais dû comprendre que les promesses ne valent pas grand-chose. Elles ne représentent rien d'autre
qu'une miette dans la stratosphère des possibles. Une goutte d'eau dans l'océan de mon propre malheur.
Le quitter est la meilleure chose qui puisse m'arriver.
Me déconnecter de lui, de son emprise, de ses belles paroles.
Je n'aurais pas dû faire ça. Depuis que c'est arrivé, j'y pense tout le temps. Le bruit de la détonation
ne me quitte plus. Il hante mes journées et pourrit mes nuits.
Aucune raison n'était assez importante pour que j'accepte, une fois de plus, de faire le sale boulot.
Mes tympans bourdonnent. Les hurlements résonnent dans ma tête. La peur de tous ces gens s'est
imprégnée dans mon esprit. Je ne vis plus. Je survis.
Moi qui pensais que ce serait le commencement de quelque chose, je me suis trompé sur toute la
ligne. C'est la fin. Exit les rêves. Exit une vie meilleure. Exit tout.
Merde. Merde. Merde. Merde.
Je le déteste.
Je hais cet homme pour ce qu'il me pousse à faire.
Je ne veux plus le voir. Plus jamais.
- Tu es là ?
Perdu dans mes pensées, je ne l'ai pas entendu monter.
Un coup calme contre la porte me tire de ma rêverie noire et monotone.
- Ouvre !
Un deuxième coup, plus fort. Je ne réponds toujours pas. Je ne veux plus avoir à faire avec lui.
- Écoute, je sais que tu es bouleversé. Moi-même, si j'avais su quelles en seraient les répercussions,
je ne serais pas allé au bout de ce projet.
Qu'il aille se faire foutre !
Troisième frappe. Le bruit me fait sursauter.
Mais, je garde confiance. Il ne m'aura plus. C'est fini. Game over.
- Tom, ouvre cette porte.
La voix est clairement menaçante. Il faut que je me dépêche si je veux prendre la route avant la nuit.
Tant pis pour la valise. Je vais devoir faire avec moins.
Je tire sur la porte coulissante de mon armoire et en sort un grand sac de sport. J'y fourre quelques
jeans, quelques tee-shirts et trois paires de baskets. Dont mes Converse noires. Mes préférées.
J'enfile un gilet de sport à capuche par-dessus mon polo gris. Avec mon denim et cette couche
supplémentaire, je devrais avoir assez chaud cette nuit.
- Tom...
Il monte dans les aigus. Mauvais signe.
Putain. Depuis quand n'avais-je pas enfilé un bon vieux jeans ?
- Tom, je te préviens....
- Va te faire foutre...
Un silence lourd de sens répond à ma diatribe pas forcément très intelligente. Mais je l'ai prononcée
si faiblement que je ne pense pas qu'il ait pu l'entendre.
Où vais-je bien pouvoir aller ?
Je-n'en-ai-absolument-aucune-idée.
Pas d'amis. Pas de nanas. Pas de famille.
Mis à part lui, je n'ai personne. Inscrit aux abonnés absents de toutes mes anciennes relations. Je suis
seul au monde.
Je m'assois sur le lit. Ma tête vient se poser dans le creux de mes mains. Ma vie est un putain de
cauchemar éveillé.
- Tom, s'il-te-plaît, nous devons parler.
Changement de tactique. Il use de sa bienveillance légendaire pour venir à moi.
Merde. Je ne peux pas partir comme ça, sans m'expliquer avec lui. Ce ne serait ni juste, ni honnête
quand je pense à ce que nous avons enduré tous les deux depuis tant d'années maintenant. Tous ces non-
dits, ces secrets et ces mensonges accumulés nous ont gangrenés et rapprochés à la fois. Putain de
paradoxe.
J'ouvre la porte.
- Tom.
Son regard est perçant. Il jette un coup d'œil à mon sac. Il sait qu'il joue gros.
- Tu comptes aller où ?
Il n'a pas mis longtemps à trouver le moyen de rire de ma tentative d'évasion.
- Laisse tomber, conclut-il d'un ton las.
Il s'assoit sur le lit.
- Je ne voulais pas ça.
Bien sûr qu'il désirait tout le contraire ! Quel connard arrogant.
- Comment est-ce possible que le choc ait été si puissant ?
Et c'est lui qui ose me poser la question ? Les vingt-deux dernières années, il m'a énervé. Le mois
dernier, je l'ai détesté. Aujourd'hui, je le hais. Et que tous ceux qui me disent que l'amour et la haine sont
des sentiments pas si éloignés que ça, qu'ils foutent le camp sous peine de me trouver vraiment.
- J'ai fait ce qui était prévu. Aux doses prévues. A l'heure prévue. Et, ça a foiré.
Ébahi, je le regarde me tendre la main.
- Je sais ce que tu ressens.
De ma vie entière, il ne m'avait pas sorti pareille connerie. Plus ça avance, plus il se décrédibilise.
Je me recule, jusqu'à me trouver appuyé contre le mur d'en face. Je croise les bras en signe de
protestation.
- Non, tu ne sais pas.
- Elle est juste... blessée.
- Juste blessée ?
J'ai pensé tout haut.
- Tu te fous de ma gueule, papa ?
J'ai déjà beaucoup souffert dans ma vie. Je suis le roi des emmerdes. Le malheur a tendance à se
jeter sur moi et à aspirer de mon esprit tous les petits moments de joie dont j'aurais aimé me souvenir. La
voix. Elle me manque. Elle n'est pas revenue depuis cette maudite explosion.
- Non, je suis sérieux.
Le pire, c'est qu'il croit parfaitement en chaque mot qu'il prononce.
- Heureusement, tous les blessés ne souffrent que d'égratignures superficielles. Les journalistes s'en
sont donnés à cœur joie mais ce n'est finalement pas si grave que ça.
Je lui envoie un regard noir.
- Pas elle.
Il baisse les yeux.
- Non, pas elle.
Au moins, est-il légèrement conscient de toute la merde qu'il a causée.
- Elle va s'en sortir.
- Oui, peut-être mais on n'aurait jamais dû devoir parler de ça. C'était juste impensable qu'un truc
pareil se produise.
Son regard se relève et cherche le mien. Je refuse ce contact. C'est fini.
- Tom, ce n'était qu'un pétard dans une casserole.
- Un gros pétard, je rectifie.
- Oui mais pas suffisamment gros pour commettre de tels dégâts. Je ne comprends pas ce qui s'est
passé.
Juste après l'explosion, j'ai cru que c'était lui qui avait fait le coup. Qui s'était arrangé pour changer
la bestiole et la charger suffisamment pour nuire à cette pauvre fille. Mais...
- Je sais à quoi tu penses. La réponse est non.
- Forcément.
Il ne semble pas relever le ton sarcastique de ma voix.
- Oui, forcément. Tu t'attendais à quoi ?
Il toise mon sac, d'un regard mauvais.
- Tu ne vas pas partir.
- Ce n'est pas à toi de décider.
C'est la stricte vérité. A trente ans passés, il serait grand temps que je prenne mes responsabilités et
aille de l'avant. Toute cette histoire ne connaîtra jamais de fin heureuse. A moins que je la torpille. Que je
prenne mon envol et la laisse derrière moi.
- Trouve-toi une nana. Baise et reviens-moi en forme.
Quel culot ! Surtout quand on sait que...
- Ce n'est pas de ma faute si elle n'était pas assez bien pour toi.
Là, je laisse échapper un rire mauvais. Très mauvais.
- Papa, je t'emmerde.
Cette fois-ci, je l'ai dit suffisamment fort pour que chaque son, chaque lettre, chaque syllabe
l'atteigne en plein cœur.
- Elles étaient toutes nulles. Oublie les écervelées, vise plus haut.
Bientôt, il va me sortir...
- Tu dois tenir ça de ta mère.
Bingo.
Je ne souffre plus quand il me dit ça. Je me déconnecte. Je pense à autre chose. A une autre vie qui
n'est pas la mienne et que j'aurais pu vivre si toute cette merde ne m'était pas tombée dessus.
- Pour le reste, tu n'as pas à t'inquiéter. Personne ne fera le rapprochement. Ni les flics, ni les
journalistes. Tout est sous contrôle.
Ça, je n'en doute pas un instant. Si je tombe, il tombe. Et, il a beaucoup plus à perdre que moi. Tout
se saurait. Tout. Absolument tout. Le risque est bien trop grand et important pour qu'il ne vérifie pas ses
arrières.
Sans que je m'y attende, il prend mon sac et le jette dans ma direction. Heureusement que j'ai
quelques instincts d'auto-défense. Je le rattrape en plein vol.
- Pars quelques jours. Calme-toi. Trouve-toi une nana. Fais-en le tour. Et reviens-moi en forme. J'ai
une mission pour toi. Mercredi, tu pars en France.
Je le fixe d'un œil mauvais.
- Hors de question.
Il se lève et se rapproche de moi. Je ne bouge pas, ne tremble pas, ne baisse pas les yeux. Même s'ils
sont minimes et largement améliorables, les progrès sont là.
- Je crois que tu ne m'as pas compris. Ce n'est pas une proposition mais un ordre.
- Je ne lui ferai pas ça.
Il fait un pas en avant. Nos visages ne sont plus éloignés que de quelques centimètres.
- Je ne t'ai pas demandé ton avis.
- Laisse-la tranquille.
Il ricane fort.
- Tu sais très bien que ce n'est pas la question Tom !
Merci de me le répéter. Encore et encore.
- Elle acceptera.
- N'en sois pas si sûr, papa. Elle est forte.
- Pas autant que moi.
C'est malheureusement bien ça le problème.
- Elle acceptera sinon...
Je soupire.
- Je ne la reverrai pas... Je sais.
Sur ce, il tourne les talons, victorieux, et me laisse à mes sombres pensées.
J'essaie de respirer calmement mais c'est dur. Dans ces moments durant lesquels je me rends compte
qu'il aura toujours ce putain d'ascendant sur moi, j'ai envie de tout cogner. J'essaie de résister mais je
sais, qu'une fois de plus, je n'y parviendrai pas. Mes terminaisons nerveuses chauffent si fort que mon
poing se lève tout seul et vient s'abattre contre la porte. Sous l'impact, le bois craque. Je me retiens de
pousser un cri de douleur. Je ne lui donnerai pas cette satisfaction. J'inspecte les dégâts. Un filament de
sang s'extirpe de mes phalanges endolories.
Mais ce n'est rien en comparaison avec mon cœur qui se laisse aller à une hémorragie continue
depuis si longtemps que je ne me souviens même plus quand tout cela a commencé. Les valises, le feu
d'artifice, lui, moi, maman et la fuite.
La revoir ? Tout cela remonte à si longtemps que sa voix s'éloigne de plus en plus loin. Si bien que
je ne pense plus pouvoir la rattraper.
Mais eux ?
Ils ne méritent pas ça. Ils sont bons, généreux, respectueux.
Ils ne demandent pas à être plongés dans toute cette misère qui les emportera sans même qu'ils
puissent se défendre.
A moins que...
L'idée germe depuis des jours. La solution est là, sous mes yeux. Je peux y arriver. Je dois juste
considérer les choses... sous un autre angle.
Mon angle.
Chapitre 15
Jared

Tout va bien se passer.


Une petite sauterie familiale n'a jamais fait de mal à personne.
Franchement, il y a bien pire que nos deux meilleures potes, le paternel désabusé et mon petit couple
dans un même appartement.
- Lâche-moi, je ne suis pas en porcelaine !
Camille sourit mais je vois bien, à sa pâleur apparente, que ce n'est pas la grande forme. Et, si j'ai
envie de l'escorter jusqu'à la porte de notre appartement, je le fais. C'est moi l'homme, le mâle dominant,
son soleil. Son putain d'avenir.
Sans lui laisser le temps de tergiverser, je prends sa main dans la mienne.
- Laisse-moi faire.
Ce n'est pas mon habitude mais j'ai parlé doucement. Quand je pense que j'ai failli la perdre, toutes
mes terminaisons nerveuses se contractent. Et si... ?
Je dois arrêter d'y penser, d'imaginer le pire. Ce n'est pas arrivé. Nous sommes là, tous les deux,
devant la porte de notre appartement. Elle me regarde bizarrement. Je comprends. Beaucoup de choses se
sont passées depuis son entrée à l'hôpital.
- Nos deux esclaves m'ont aidé à emménager et à rapatrier toutes nos affaires.
Elle rigole. Un rire franc et heureux. Je me délecte de l'entendre si épanouie avant de prendre peur
quand je vois son visage se figer, puis ses mains soutenir ses tempes douloureuses.
- Viens là.
Je la veux pour moi. Juste pour moi. Rien que quelques secondes. Une fois que nous aurons passé le
pas de cette porte, tout changera. Je devrai la partager. Et, bordel, je n'en ai pas envie.
- Jared...
Elle s'est tournée de manière à se trouver juste devant moi. Elle repose le haut de sa tête sous mon
cou. Je profite de ce contact pour plonger mon nez dans sa chevelure douce et soyeuse. Elle sent bon. Elle
sent... elle. Finies ces foutues odeurs d'antiseptique.
- J'ai peur.
Elle parle si doucement que j'ai du mal à percevoir ses mots. Mon cœur tambourine fort dans ma
poitrine. Putain, moi aussi, j'ai peur. Tellement peur.
- Je sais. Mais, ça va bien se passer.
Et, pourtant, je ne fais pas le fier en poussant la porte. Il y a tellement de choses à régler ce soir. Et il
va falloir la mettre au courant.
Voilà. Nous y sommes.
Une énorme banderole est accrochée dans l'entrée " Bienvenue à la maison Camille ! ". Une bouteille
de champagne éclate. Des sourires fusent et des rires francs et chaleureux percent le silence ambiant.
S'en suit une multitude d'accolades durant lesquelles elle m'échappe. Sa main glisse et son corps tout
entier est tiré vers le centre de la pièce. Je ne trouve pas les mots pour décrire ce qui se passe chez nous.
Le père de Camille se précipite pour la prendre dans ses bras. Le contact est fort et long. Sans
parler, ces deux-là se comprennent. Je sens la petite pointe de jalousie percer au fond de moi. Je ne suis
que le second, le non-officiel. Bordel. Depuis son arrivée, trois jours plus tôt, il a envahi l'hosto
décrétant que son unique enfant avait besoin de lui. Putain, quand j'y repense, j'ai dû me battre pour
conserver ma place et rester près d'elle. D'un point de vue légal, il fait davantage partie de sa famille que
moi de la sienne. Conneries de notaires et de points de vue. Heureusement qu'aujourd'hui, il était bien
trop occupé à faire mariner son carré de veau pour venir nous emmerder.
Puis, c'est au tour de Justine de l'attirer à elle et de lui faire un gros câlin de bienvenue. Elle lui
susurre quelque chose à l'oreille avant de m'envoyer un regard appuyé et entendu. Camille semble se
détendre. J'aimerais bien savoir ce qu'elle lui a dit. Je lui demanderai plus tard.
Alex se tient aussi près d'elle. Mal embouché et plutôt maladroit, il ne sait pas trop comment réagir.
Je le regarde, il le sait. Un geste déplacé et il va morfler. Il connaît mes pensées mieux que personne.
Surtout à cet instant précis. Il sourit. Connard. Putain de Rocky.
Mais, il se tient. Une légère accolade et le tour est joué. Très bien, mon pote. Cette fille-là, c'est
chasse gardée. Qu'il aille seulement jouer à touche-pipi avec Adrienne, ça lui fera le plus grand bien.
- Content de rentrer ?
Surpris, je me retourne. Il est venu.
- Bonsoir Doc.
Il m'observe attentivement.
- Je suis content pour vous deux.
Pour une fois, je n'ai pas envie de déconner.
- Merci.
J'hésite un instant. Mes yeux se plissent et l'émotion me submerge.
- Merci pour tout ce que vous avez fait pour elle.
La reconnaissance que j'éprouve à son égard dépasse tout entendement.
- C'est mon métier. Et, croyez-moi, quand ça se passe comme ça, je suis le plus heureux des hommes.
La voir de retour chez elle, avec tous les gens qu'elle aime, est la plus belle des récompenses.
Ma gorge se serre. Je ne vais tout de même pas pleurer comme une gonzesse !
- Merci. Vraiment merci.
Je crois que je pourrais lui balancer ce mot à l'infini. Je lui serai redevable à tout jamais pour tout ce
qu'il a fait pour nous.
- Ce n'était pas des paroles en l'air quand je vous disais que...
Il me coupe.
- Je sais mais...
- Pas de ça avec moi ! Vous allez me filer la date du mariage de votre morveuse et je viendrai avec
mon équipe. On va faire un show d'enfer !
Jusqu'à aujourd'hui, je n'ai jamais été le genre de type à se sentir redevable mais, là, il faut que je
fasse quelque chose. Que serais-je devenu sans ma raison de vivre ? Putain. Je n'ose même pas y penser.
S'il n'avait pas réussi à la sauver, ce qui constitue mon âme aurait volé en éclats jusqu'à m'anéantir de
l'intérieur. Je n'aurais pas supporté. Doc me tire de mes rêveries en me tapotant sur l'épaule.
- D'accord et... merci.
Il me laisse en plan pour aller rejoindre Camille et lui souhaiter un bon retour chez elle.
Je lève les yeux au ciel. Marre de tous ces mamours fusionnels. Je m'approche d'elle et passe une
main protectrice autour de ses épaules.
- Tu as faim ?
Qu'est-ce qui me prend de lui causer d'une voix aussi mielleuse ? Cela n'échappe malheureusement
pas à Justine.
- Jared a été très inquiet ces derniers jours.
Pourquoi est-ce qu'elle a besoin de sortir un truc pareil ? Je lui lance un regard mauvais.
- N'importe qui aurait été mort de trouille.
Elle sourit. Elle n'en a pas fini avec moi.
- Ouais, peut-être. Mais, tous les deux, vous n'êtes pas n'importe qui. Croyez-moi ou non, ce petit
quelque chose qui existe entre vous rendrait jaloux n'importe quelle personne heureuse en amour.
Je sens mon instinct prendre le dessus. Hors de question qu'on cause de ça devant Doc et son
paternel, dont je sens les pupilles assassines me brûler le dos. Du moins, je l'imagine.
- Bon, et si on bouffait ?
- C'est une excellente idée ! lâche Alex en m'envoyant un clin d'œil.
Je sens que ce repas va être un long chemin de croix. Tout ce dont j'ai envie est de me retrouver seul
avec Camille, blottis l'un contre l'autre dans notre lit. Sans Monsieur Papa, sans Rocky, sans Adrienne et
sans Doc. Juste elle et moi.
Nous prenons place autour de la grande table en bois clair que j'ai fait livrer cette semaine. Pour ne
pas changer, Alex joue au lèche-bottes.
- Ça sent délicieusement bon !
C'est quoi ce putain de regard fiévreux que lui envoie Justine ? J'ai encore raté un épisode ?
- Merci.
Pas besoin d'en faire une monstrueuse affaire. Elle a juste aidé le paternel à peler quelques
carottes...
- Je suis si heureux. Si heureux. Tellement heureux.
Et voilà que super papa est de retour. Je me renfrogne. Il croit quoi ? Que je ne le suis pas, moi ?
- Je sais.
Il m'adresse un sourire entendu.
- Tu comprendras quand tu auras des enfants.
Alex me regarde. Camille serre ma main. Mon cœur ralentit. J'inspire, puis expire. Justine toussote.
Doc nous fixe tous avec un énorme point d'interrogation sur le visage.
L'homme qui me fait office de beau-père se renfrogne, baisse les yeux.
- Désolé, je ne voulais pas...
J'ai le souffle court. Comment rebondir ? Surtout aujourd'hui...
- C'est rien.
J'essaie de chasser les sombres idées qui envahissent mon esprit et fixe Camille amoureusement.
- Et si on trinquait ?
Je ne leur laisse pas aux autres le temps de s'immiscer dans la conversation.
- A ton rétablissement, ma belle !
Les rires reviennent et les coupes s'entrechoquent.
Le repas se passe dans une ambiance plus légère. Je suis heureux et soulagé de voir Camille
retrouver l'appétit.
Finalement, cette soirée passe plus rapidement que prévu. Je pense même pouvoir dire que je passe
un bon moment. C'est Doc qui rend les armes en premier.
- Ce n'est pas tout ça mais je travaille tôt demain. Je vous remercie tous pour cet accueil.
Après quelques serrages de mains, je le raccompagne jusqu'au pas de la porte.
- Vous avez un très bel appartement.
- Merci. N'oubliez pas de m'envoyer un carton d'invitation !
- Promis.
Son sourire est chaleureux. C'est un homme bien.
Quand je retourne au salon, je m'arrête net. L'ambiance s'est brutalement métamorphosée. La tension
y est palpable.
Je reprends ma place à côté de Camille.
- J'ai raté un épisode ou quoi ?
Alex toussote, Justine fixe sa serviette et le père de Camille me toise avec sévérité. Elle tente de
s'interposer.
- Non, papa...
- J'ai des choses à dire et je vais les dire.
Je regarde Alex qui me fait mine de rester calme. Sur ce coup là, je sens que j'ai intérêt à l'écouter.
- Je veux que Camille revienne en France et ce n'est pas négociable.
Ok.
Réfléchis.
Trouve un truc à dire sans la blesser.
- Nous en avons déjà parlé.
Il répond du tac-au-tac.
- Oui, mais jamais devant elle.
Camille me fixe avec incrédulité. Putain, il ne pouvait pas se la fermer jusqu'à demain matin ? Je me
tourne vers ma femme.
- Écoute chérie, je...
Alex et Justine se lèvent en silence et rejoignent la cuisine. Génial. Me voilà pris au piège.
- Camille, Jared et moi pensons que ce n'est pas un poste pour toi. Ce Jors...
Elle soupire.
Bordel. Qu'est-ce que ça veut dire ? Se souvient-elle ? Sait-elle des choses que nous ignorons ?
Depuis son réveil, elle n'en a quasiment jamais parlé. Elle garde ce sujet enfermé dans un coin de son
cerveau comme si elle cherchait à se protéger. Mais de qui ? De quoi ?
- J'aime ce travail et je continuerai à le faire.
Elle jette un regard autour d'elle.
- Je me sens ici chez moi. Je ne veux rien d'autre.
Mon esprit tente de faire le tri.
- Et puis, ce n'est pas comme s'il s'agissait d'un contrat à long terme. Papa, dans deux mois, nous
serons de retour à Paris.
- Jors n'est pas recommandable.
Sa voix est dure, son ton est ferme. Il n'y va pas avec le dos de la cuillère. Et, franchement, ça me
convient bien de ne pas avoir à jouer le rôle du méchant flic. Je serre sa main pour lui montrer que je suis
là.
- Je ne dis pas que c'est quelqu'un de bien mais je ne trouverai pas une opportunité semblable dix
fois dans ma carrière.
Je sais qu'elle a raison. Mais quelque chose me dit de me méfier.
- De plus, l'enquête a été classée. Il ne s'agit que d'un accident bête et méchant. Alors, s'il-vous-plaît,
arrêtez de lui attribuer plus d'importance qu'il n'en a réellement.
Elle nous fixe, tour à tour.
- Nous étions juste au mauvais endroit au mauvais moment.
Son père soupire. Moi-aussi.
- Je vais profiter de mon arrêt maladie pour me reposer. Puis, je reprendrai le boulot et tout se
passera bien.
Il toussote. Je le laisse faire. Le méchant flic baisse les armes. Lui et moi en avons déjà discuté. Une
marche à suivre a été mise en avant et nous allons nous y coller. Sans la presser.
- Nous en reparlerons demain, ma chérie.
Il se lève et me fixe. Il faut que je lui parle. Ce soir.
Je le laisse s'éloigner et prend Camille dans mes bras. Une fois que ses fesses sont calées sur ma
cuisse, je me laisse aller à lui frotter le dos.
- Il est inquiet.
- Je sais. Je comprends qu'il le soit. Il est loin et, pour une raison que j'ignore et qu'il ne veut pas
partager avec nous, il n'aime pas Jors. Mais toi, Jared... Je ne comprends pas.
Je m'écarte légèrement afin de pouvoir la regarder droit dans les yeux.
- Je t'aime. Je ne supporterai pas qu'il t'arrive quelque chose.
- Je sais. Mais, tout ira bien. J'ai plus de chance de me faire renverser par une voiture plutôt que de
voir à nouveau une friteuse exploser dans un restaurant.
Elle a raison. Je m'inquiète de trop. Mais comment lui expliquer que je ne survivrai pas sans elle ?
Que tout ce qui s'est passé m'a conforté dans l'idée que ce type n'est pas clair ? Putain, elle ne doit pas y
retourner.
- Ils dorment tous ici ?
Comment peut-elle changer de sujet alors que mes nerfs sont à fleur de peau et que tout mon être
s'inquiète pour elle ?
- Oui, malheureusement.
Mon sourire est lascif et lourd de sous-entendus même si je sais que, techniquement, nous ne
pourrons rien faire avant plusieurs jours. Ordre de Doc.
Je vois son cerveau qui marche à plein régime.
- Comment ?
J'observe Alex et Justine, un sourire en coin.
- Ces deux-là virent dans la chambre d'amis.
- La chambre d'amis ?
Elle réfléchit. J'essaie de me mettre à sa place. Mon cerveau se fige dans mes souvenirs. Le jour où
je l'ai retapée, putain...
- J'ai tout refait. Je te montrerai.
Je sens qu'elle cherche à se souvenir de quelque chose. Une couleur, une odeur, un petit truc qui la
mettra sur la piste de mes démons.
- C'était un débarras. Maintenant, c'est leur nid.
Elle approche sa bouche de mon oreille. Son souffle chaud me fait frémir. C'est si bon de la
retrouver et de me rendre compte qu'elle baisse la garde sur cette foutue piaule.
- Tu crois qu'Alex et Justine ?
Même quand j'ai la trouille, elle réussit toujours à me faire sourire.
- Franchement, je n'en sais rien. Ils ont fait chambre à part jusqu'à ce soir. Même avec un putain de lit
king size, ils n'ont pas paru très inspirés. Alex, cet imbécile, s'est réfugié sur le canapé...
Elle écarquille les yeux. Son cerveau turbine.
- Rocky, ça te dit quelque chose ?
J'éclate littéralement de rire.
- Tu t'en souviens ?
Elle hésite un instant...
- Je....
Elle ne trouve pas ses mots. Je ne veux surtout pas qu'elle se sente mal à l'aise. Doc m'a dit que son
coma pouvait être perturbant pour elle. Je vais suivre ses conseils et ne pas la brusquer.
- Viens là.
Je l'attire à moi et la porte jusqu'à notre chambre. Justine nous barre le passage.
- Hé vous !
- Bas les pattes !
- Tu crois que tu vas t'en tirer comme ça ? Je ne vais certainement pas me farcir toute la vaisselle !
Je lance un regard amusé à Alex.
- Rocky, vire-moi Adrienne de là et fais ce que tu as à faire !
Je m'attends à une injure mais certainement pas à ça. Il... rougit comme un gamin pris en flagrant
délit. Je profite de cette gêne momentanée pour asséner le coup final.
- Désolé mon vieux mais, ce soir, le canapé est réservé pour papi.
Camille se redresse légèrement et me jette un regard méfiant.
- C'est pas péjoratif ma puce, c'est juste pour dire à ces deux crétins que, cette nuit, ils n'y couperont
pas !
Puis, sans un mot de plus, j'entre dans notre nid et ferme la porte à double tour derrière nous.

Voulant profiter du spectacle qui s'offre à elle, elle se débat doucement jusqu'à ce que je la pose par
terre.
Cette chambre-là, personne n'y a touché sauf moi. Les lampions, le lit aux draps gris et la nouvelle
armoire en verre laqué blanc sont ma touche personnelle. Dans le coin, elle remarque ma guitare.
- Jared, c'est magnifique.
Ses yeux se sont embués à la vitesse de la lumière. Oh, ma Camille...
- Tu m'as tellement manqué.
Je ravale mes peurs et la serre fort contre moi, prêt à lui dire ce que je garde au fond de mes tripes
depuis que toute cette merde nous est tombée dessus.
- C'était dur d'être ici sans toi. Même si tu n'étais quasiment jamais venue, tout ici, me faisait penser
à toi. Une couleur, une odeur, un toucher. Tu étais partout et nulle part à la fois.
Tant que je ne la saurai pas en sécurité, ce sera difficile de me sentir bien ici avec elle. Tout est
tellement flou autour de nous que mes boyaux remontent. Jors, Mélanie. Putain, va falloir faire un grand
ménage.
J'aime me faire attirer et aspirer par son regard. M'y plonger jusqu'à m'y perdre. Cette sensation me
fait tout oublier. Même ma putain de promesse à son paternel. Mais s'il savait les tenants et les
aboutissants, il ferait moins le malin.
- Aime-moi.
Ses paroles me fouettent les tripes. J'aime entendre sa supplique. Si douce et parfaite à la fois. Elle
me veut comme je la veux, me désire comme je la désire.
- J'aimerais tellement.
Je déglutis douloureusement. Je me connais. Je vais devoir lutter pour ne pas nous offrir ce que nous
voulons, tous les deux, plus que tout. Ne former plus qu'un bloc d'amour et de promesses.
- Aime-moi.
Ses yeux m'achèvent. Pourtant, je dois garder mon self-control pour les jours à venir. Sa commotion
n'est pas compatible avec nos douces galipettes.
- Camille, je...
Elle me fait taire de son index qu'elle pose sur mes lèvres.
- Je sais.
Elle se recule doucement. Juste de quelques centimètres. Elle reste suffisamment près pour que je
parvienne à effleurer son corps du bout de mes mains.
Délicatement, je l'observe passer son haut au-dessus de ses épaules. Une fois débarrassée de ce bout
de tissu, son regard ne quitte pas le mien. Le silence de la pièce n'est coupé que par nos deux respirations
qui s'entrechoquent et se cherchent tout en sachant qu'elles ne pourront pas encore se satisfaire l'une de
l'autre.
Sans un mot, elle se débarrasse de ses ballerines en tissu et ôte son jeans. Sa peau, son odeur, son
être se trouve à quelques centimètres de moi. Seuls son soutien-gorge en soie blanche et sa culotte
assortie font barrage à ce qu'elle soit entièrement nue.
Je continue de la dévorer du regard. Elle est si belle, si elle, si mienne.
Plus rien n'existe autour de nous. Je n'entends plus les bruits parasitaires provenant de la cuisine.
Tout ce dont je suis conscient est cette femme qui ne demande qu'à être aimée et choyée. Par moi.
Cela me rend dingue de ne pas pouvoir lui faire l'amour mais je ne vais pas foutre ma nuit en l'air
pour autant. Dans un silence que seuls moi et elle puissions comprendre, je me dévêtis doucement. Mes
Converse, mes chaussettes, mon tee-shirt et mon jeans passent à la trappe dans une infinie douceur sans,
qu'à aucun moment, mes yeux ne quittent les siens. Quand je me retrouve en boxer face à elle, son regard
est immédiatement attiré par mon entre-jambe. Le fait que je la désire comme jamais ne fait aucun doute.
J'ai faim d'elle, de nous. Même si nous ne franchirons pas le point de non-retour, je ne veux - cette nuit -
aucune barrière entre elle et moi.
Juste de la douceur, de la tendresse et de l'amour.
Je me baisse délicatement pour enlever le dernier bout de tissu qui me colle à la peau.
Nous y voilà. Elle et moi, face à face avec l'immensité de la nuit devant nous.
Je vois l'approbation dans son regard et je décide de la cueillir avec un amour infini.
Je m'approche délicatement d'elle et la prend dans mes bras. Ce geste, qui pourrait sembler anodin,
représente tellement pour moi, pour elle, pour nous. Sans la brusquer, je la laisse se blottir tout contre
moi. Sa chaleur m'irradie immédiatement. Tout en moi la désire, la veut mais, pour une fois, je garde le
contrôle.
Doucement, tendrement, je l'attire vers notre lit. Après avoir soulevé la couette, je la dépose
délicatement dans les draps frais et me positionne contre elle de façon à ce que mon torse cogne contre
son dos. Puis, je nous recouvre délicatement.
Mes lèvres se posent sur ses cheveux tandis que ma main vient se loger sur son flanc. Ces deux
contacts me procurent un plaisir intense, si intense que je suis rassuré. Sur moi, sur elle, sur notre avenir.
Je ne veux pas gâcher ce moment. Lui annoncer qu'elle m'accompagnera en France dès le lendemain
équivaudrait à devoir lui expliquer ce stupide contrat que j'ai passé avec son père. Elle n'accepterait pas.
Elle se rebellerait, me fustigerait jusqu'à ce que je lui avoue ce que personne, mis à part Alex, ne sait.
Mélanie, le bébé, la maison de l'océan.
- Jared...
Sa voix n'est plus qu'un doux murmure qui me sort instantanément de ma torpeur.
- Je t'aime.
Ces trois mots viennent se loger en plein milieu de ma poitrine. Je ne respire plus, bien trop occupé
à les emprisonner afin qu'ils ne s'éloignent jamais plus.
- Moi aussi, je t'aime.
C'est tout ce que j'arrive à lui dire. Le reste n'a, tout à coup, plus aucune espèce d'importance. Tout
ce que je veux, c'est que l'on profite pleinement de ce contact qui nous avait tant manqué.
Pour le reste, on verra demain.
Chapitre 16
Camille

L'odeur... Elle reste tapie au fond de moi. Elle me brûle au fer rouge. Je sais qu'elle va arriver.
Revenir. Encore et encore.
- Camille.
J'entends la voix mais je ne veux pas l'écouter. Il faut que je sache.
- Ma belle.
La scène est là, sous mes yeux. Jors est aux toilettes. Pas longtemps. Cinq minutes, tout au plus.
- Hé, marmotte !
Hannah n'a pas l'air bien. Elle sait que Jors va arriver. Elle a peur de ça. Ou pas.
Un baiser dans le cou essaie de m'arracher à mes souvenirs. Je ne veux pas. Je ne peux pas. Quelque
chose m'échappe. Il faut que je sache.
Jors qui revient. Il a l'air... bizarre. A-t-il vu quelque chose ? A-t-il des doutes ? Il s'assoit, me
regarde. Quelque chose a changé.
Je sens une main descendre sur mes cuisses. C'est bon. J'aime beaucoup. Mais, ce n'est pas le
moment. Je veux rester avec Jors et Hannah.
Non, pas encore le bruit. Pas tout de suite. Je lutte. En vain. Tout autour de moi valdingue, les
gens crient. J'essaie de me lever, de presser le pas parmi la foule. Jors me tient le bras. A moi, pas à
Hannah.
- Je vais devoir passer à l'attaque si tu ne sors pas des bras de Morphée...
Je sais que Jared est ma réalité mais je refuse de me laisser emporter par lui. Je suis si proche du
but. Jors me tire toujours vers la sortie. Il veut m'aider. Il me dit des mots encourageants. Certains ne
veulent plus rien dire. Je ne les comprends pas tous. Tout ce qui m'importe, c'est qu'il fait son possible
pour nous sortir de cet endroit. Je tousse. La fumée est partout autour de moi. L'odeur de brûlé arrive.
J'ai peur. Mes jambes lâchent. Je n'arrive plus à avancer.
- Je ne suis qu'un homme, Camille...
Je vois la table, tout près de la sortie. Elle nous barre le chemin. Je me retourne, essaie de repérer
Hannah. Jors me dit de ne pas m'inquiéter, qu'elle est déjà sortie. Il doit me lâcher pour contourner
l'obstacle. Je ne veux pas. J'ai peur.
Des lèvres douces et chaudes prennent possession de mon cou. C'est agréable. Tellement agréable
que je frissonne. Les lèvres descendent. Je les laisse faire.
L'odeur... Toujours l'odeur... Les cris fusent, les gens paniquent. Quelqu'un me bouscule. Ma tête
cogne. Je m'écroule. L'air me quitte. Je ne respire plus. Le trou noir.
- Mmmmmm, c'est le meilleur petit-déjeuner au monde.....
L'air revient, afflue si fort que je dois m'asseoir brusquement pour la laisser entrer et prendre à
nouveau possession de mon corps.
- Camille ?
Où suis-je ?
J'ai peur. Ma tête cogne.
- Camille.
Jared est là. Il me regarde, inquiet. Il s'excuse.
- Je suis désolé.
Je regarde partout autour de moi. J'ai perdu mes repères.
- Je pensais que tu dormais paisiblement. Je ne voulais pas t'effrayer.
Je me laisse tomber sur le lit et passe mes mains sur ma chevelure trempée. Jared me blottit tout
contre lui. Il m'enserre de ses bras protecteurs et me berce doucement. Ma tête repose avec tendresse
contre sa poitrine.
- Je suis là. Tout va bien.
Jors a choisi de m'aider, moi.
- Si tu as besoin de parler, je suis là. Toujours.
Mon père ne m'écoutera pas. Mais Jared... Comment lui expliquer un ressenti plutôt que des faits
tangibles ? Mes souvenirs arrivent par vagues. Mais le sont-ils vraiment ? Utopie et réalité se confondent.
Tout s'imbrique et s'embrouille à la fois.
- Pas encore.
Sa main caresse ma chevelure. Si je pouvais, je passerais la journée ainsi.
- Prends ton temps.
J'ai beau me laisser aller contre son corps, mon rythme cardiaque ne faiblit pas. C'est comme si j'y
étais retournée et avais revécu toute cette peur, cette horreur, ce trou noir.
- J'ai une idée.
Tout en me parlant, Jared continue de m'enlacer tendrement et de promener ses mains tout au long de
mon corps.
- Mmmmmm....
C'est tout ce que j'arrive à prononcer.
- Et si nous partions ?
Sa remarque me fait tressauter. Je me redresse.
- Si nous quoi ?
Il essaie de sourire mais ça tombe à côté.
- Si nous partions.
Il a prononcé chaque mot si doucement qu'il m'a fallu tendre l'oreille pour bien les entendre.
- Mais, je viens de rentrer !
A peine posée, il souhaite me faire bouger ! C'est quoi ce délire ? Tout ce que je veux, c'est rester
planquée au fond de son lit durant mes deux semaines d'arrêt maladie. De reprendre des forces. Avec lui.
Il m'attire à nouveau contre son torse. Je ne résiste pas. J'ai bien trop besoin de ce contact rassurant
pour essayer de me rebeller.
- Je sais, ma belle. Mais, je me suis dit que changer d'air te ferait du bien.
Sérieusement, il est sérieux ?
- Écoute, avec ton père on a pensé...
Cette fois-ci, je me retrouve assise en moins de deux secondes.
- Qu'est-ce que mon père a à voir là-dedans ?
Il ne dit rien. Son regard cherche la lumière du jour. Il... réfléchit ! Depuis quand Jared a-t-il besoin
de chercher ses mots quand il a pris une décision ?
- Il s'inquiète et c'est normal. A sa place...
- Tu n'es pas à sa place !
Ses bras me cherchent. Je recule. Cette fois-ci, il ne m'aura pas. Il est hors de question que je quitte
cet appartement !
- Écoute-moi, au moins...
Je déteste le voir penaud mais cette conversation a assez duré. Qui plus est, elle ne mène à rien.
- Non. Je ne partirai pas.
Il secoue la tête. Non pas en signe de résignation mais plutôt comme s'il n'acceptait pas mon refus. Il
se lève, nu. Entièrement nu. Je dois me faire violence pour ne pas me laisser subjuguer par ce corps
délicieux qui se promène devant moi. Mes mains chauffent, mon cœur s'emballe, mes seins pointent. Mon
corps tout entier le réclame. Il faut que je me ressaisisse. L'heure est grave. Jared veut m'emmener je-ne-
sais-où pendant je-ne-sais-combien-de-temps. Et il s'est mis d'accord avec mon père !
Impuissante, je l'observe enfiler un boxer propre et sa tenue de la veille.
Perdue, je le vois ouvrir l'armoire et en sortir deux valises. Une, pour lui. Une, pour moi. Il y jette
nos habits. Je le fixe, énervée, les bras croisés sur ma poitrine.
- Je ne quitterai pas cet endroit.
Il lève les yeux vers moi et soupire.
- Camille, tu n'as pas le choix. Si tu ne le fais pas, ton père...
Un gros coup porté à la porte de notre chambre interrompt temporairement notre conversation. Puis,
une grosse voix me fait sursauter. Celle de mon père.
- Vous êtes prêts les amoureux ? Le taxi arrive dans dix minutes !
Je panique. Je me mets à trembler. Je-ne-veux-pas-partir. Je ne sens pas Jared s'approcher et
m'enlacer tout contre lui.
- Je te promets que nous reviendrons. Mais, en attendant, écoute-moi et fais ce que je te dis. Crois-
moi, j'en ai discuté et rediscuté avec Doc. C'est ce qu'il y a de mieux pour toi. Fais-moi confiance.
Il s'arrête de parler. La peur revient. Je ressens à nouveau le trou noir. Je veux rester ici.
- Vous voulez m'emmener où ? je finis par demander.
- A la maison.
J'essaie de m'extraire de ses bras mais il me retient fermement.
- Mais c'est ici ma maison. Avec toi et personne d'autre !
- En France.
Il a dit ça d'un ton si catégorique que je comprends qu'aucune discussion sur le sujet ne sera
possible.
Je m'écarte. Il me laisse faire.
- En France ? Mais vous avez perdu la tête ou quoi ?
Je vois bien qu'il essaie de faire bonne figure mais sa main parle pour lui. Il l'agite frénétiquement
dans sa tignasse désordonnée.
- Je dois y aller de toute façon.
Je le fixe, déconcertée. Il ne m'en avait jamais parlé. Il se tourne, dos à moi et ses yeux cherchent à
nouveau la lumière qui filtre au travers des volets partiellement fermés.
- J'ai quelque chose à faire. Quelque chose d'important.
Je ne supporte pas la façon dont il me fuit.
- Jared, regarde-moi quand tu me parles !
Mes pupilles l'observent, le détaillent à la recherche d'un indice. Il ne bouge pas d'un centimètre.
Malgré ses habits, je sens son corps se crisper. Mais qu'est-ce qui peut bien le mettre dans un état pareil ?
Cette fois-ci, c'est moi qui m'approche de lui. Ma poitrine vient se coller contre son dos. Ma joue s'y
pose. Mes bras le cherchent et encerclent son ventre.
- Il faut que je rentre. C'est tout. Je n'en aurai pas pour longtemps. Un jour ou deux, tout au plus.
Sa tête se penche sur le côté. Il lutte de toutes ses forces. Quelle que soit la raison qui le mette dans
un état pareil, je ne vais pas le laisser affronter ça tout seul. Les deux semaines que nous venons de
passer ont été riches en bouleversements et sentiments multiples. Il a toujours été là pour moi, ne m'a pas
quittée. Il a continué à avancer pour nous deux. Je ne sais pas ce qu'il a appris, ni pourquoi il doit faire un
aller-retour en France. Par contre, ce dont j'ai conscience, c'est que pour une raison que j'ignore, il va
avoir besoin de moi.
- Je resterai avec toi.
- Tu ne peux pas.
En disant ça, sa tête est venue se perdre contre mes bras.
- Ce n'est pas négociable.
Il soupire si fort que je me demande si son corps n'est pas assailli par un sanglot.
- Je prendrai ce fichu avion à la seule condition que je t'accompagne.
Il se retourne et me serre si fort que je manque d'air. Mais, je le laisse faire. J'ai du mal à remettre
mes idées au clair. En dix minutes, tellement de choses se sont passées que j'en suis totalement retournée.
Mon rêve.
Jors.
Jared.
Son projet.
Notre départ.
Son problème.
Mon père.
Convaincue que je prends finalement la bonne décision en l'accompagnant, je m'habille rapidement
et rejoins les autres dans le salon. Assis sur le canapé, ils nous attendent dans un silence pesant.
Nous partons vers l'aéroport sans un bruit.
Le taxi est étrangement calme. Personne n'ose prendre la parole. Je fixe Justine. Elle me répond d'un
timide sourire. Sait-elle quelque chose que j'ignore ? Alex, imperturbable, a les yeux rivés sur son
smartphone. Mon père, quant à lui, fait semblant de bouquiner une revue. La page ne bouge pas. Quant à
Jared, tout en lui n'est que stress. Je le sens à sa main qui s'agrippe à la mienne en la massant
nerveusement. La tête balancée en arrière, il essaie de se reposer. Mais ça ne marche pas. Je le connais.
Son cerveau fonctionne à mille à l'heure. Tout ce dont j'ai droit de temps à autre, c'est un petit regard en
coin qui me fait comprendre qu'il tient à moi. Plus que tout.
Une fois à l'aéroport, nous nous frayons un chemin jusqu'à l'enregistrement de nos bagages. Jared
porte une casquette de base-ball enfoncée sur la tête et ses lunettes de soleil. Certaines personnes se
retournent sur son passage mais il fait comme s'il n'avait rien remarqué. Heureusement, elles ne font guère
plus que de chuchoter et ne nous importunent pas.
Lorsque nous embarquons enfin, je sens que mon corps est encore très fatigué. Chaque pas me
séparant de l'avion compte. Jusqu'à ce que nous trouvions nos places en classe affaires, Jared ne me lâche
pas. S'il n'arrive pas à me tenir la main, il pose ses doigts protecteurs contre mon dos ou mes hanches.
Une fois assise, je me laisse tomber en arrière.
- Ça va ?
L'inquiétude se lit dans le regard de Jared.
- J'ai connu des jours meilleurs.
Je me garde bien de lui dire que je ne rêverais que d'une chose. Me retrouver blottie contre lui au
fond de notre lit.
- Je sais, ma belle.
Il jette un regard interrogateur en direction de mon père.
- Tu lui as parlé ?
- Pas encore.
- Tu veux que je le fasse ?
Je ricane nerveusement. Je ne sais pas ce qu'ils se sont dit mais je connais mon père mieux que
personne.
- Je ne crois pas que ça serait une bonne idée.
- Il pense que tu vas venir avec lui.
Il marque une courte pause avant de poursuivre.
- Et je pense sincèrement que ça serait de loin la meilleure idée pour toi. Tu pourrais aller voir... ta
mère.
Waouh.
Re-waouh.
Re-re-waouh.
Jared doit s'être plongé dans un énorme nid à emmerdes pour imaginer seulement me proposer de
passer plus de temps avec le dragon qu'avec lui.
- Je pourrais toujours y aller mais je dormirai chez toi.
Ses yeux fixent le vague. Il ne répond même pas à l'hôtesse qui s'est approchée de nous afin de nous
proposer une coupe de champagne.
- Je ne vais pas à Paris.
Chaque mot me fait l'effet d'une bombe qui fait subitement exploser mon cœur en un millier de petits
morceaux Qu'est-ce que j'ai loupé pendant que j'étais à l'hôpital ?
- Mais...
Les mots restent bloqués dans ma gorge. Aucun son n'en sort. Une douloureuse brûlure s'insinue dans
chaque cellule de mon organisme.
Je le regarde, crispée. Si je veux savoir, il faut que je garde mon calme.
- Je viens quand même avec toi.
Je parle à voix basse pour que les autres ne nous entendent pas. Je m'occuperai de leur annoncer
quand nous aurons atterri. Pour l'instant, seuls Jared et moi comptons. Autour de nous, plus rien n'existe.
Il va mal et je dois en connaître les tenants et les aboutissants.
- Ce n'est pas aussi simple que ça.
Je me penche doucement vers lui.
- Alors, explique-moi.
Il ne dit rien et laisse mes mots en suspens.
- Maintenant.
Je suppose qu'il ne va rien me dire. A force, je le connais. Quand quelque chose le perturbe, il
préfère garder tous ses problèmes ancrés en lui plutôt que de m'en faire part. Dans le passé, cela nous a
pratiquement conduits à notre perte. N'a-t-il donc rien appris de nos erreurs ?
En posant ma main sur son avant-bras et en le caressant doucement, j'essaie de lui faire comprendre
que je suis là et que je ne le laisserai pas me cacher ce qui le met dans un état pareil.
Mais, il s'enferme dans un mutisme dont je n'ai pas la clé.
C'est d'abord sa tête qui se tourne vers le hublot.
Ensuite, son bras qui me lâche.
Puis, tout son corps qui se crispe dans une étrange position fœtale.
Déconcertée, j'attends quelques minutes avant de me rendre compte qu'il ne se retournera pas vers
moi. Même pendant le décollage, il ne bouge pas d'un iota. Une fois que l'avion a stabilisé son altitude,
j'enlève ma ceinture et me blottit doucement contre lui. S'il ne veut pas communiquer, c'est moi qui vais le
faire en lui montrant que je tiens à lui. Et, surtout, que je suis là pour lui.
Pendant la première partie du voyage, je reste ainsi, à respirer la chaleur de son corps. Mais, mes
faibles capacités physiques du moment me rattrapent et me rappellent pourquoi j'ai droit à deux semaines
de congé maladie. Je ne suis pas en état de me contorsionner dans tous les sens. Ma tête cogne à nouveau
et de désagréables bourdonnements envahissent mes oreilles. Si je veux garder des forces pour le reste du
voyage, il faut que je me redresse. Me détacher de son corps chaud et endormi me demande tout l'effort
du monde mais je m'y contrains. Une fois relevée et bien assise au fond de mon siège, je n'essaie plus de
combattre la douleur qui m'habite. J'avale un cachet et me laisse sombrer vers ce trou noir qui m'appelle à
nouveau.
Le reste du voyage se passe dans un brouillard ambiant. L'hôtesse me réveille pour la descente. Je
remarque alors que Jared, maintenant réveillé, est toujours enfermé dans ses pensées. Bien décidée à ne
pas le brusquer mais à l'accompagner où qu'il aille, je ne dis rien.
Une fois nos bagages récupérés, ça se corse légèrement. Paris n'est pas Washington. Même avec sa
casquette et ses lunettes de soleil, Jared ne passe pas inaperçu. Rapidement, je remarque qu'un garde du
corps nous attend. Il échange quelques mots avec Alex avant de nous escorter vers la sortie où deux taxis
sont garés.
Mon père dépose sa valise dans le plus petit des deux et soulève la mienne.
D'un geste de la main, je lui montre mon désaccord.
- Non, papa. Je ne monterai pas avec toi.
Jared, les mains dans les poches et le regard plongé vers le bitume, ne dit rien.
- Camille...
- J'accompagne Jared. C'est la seule raison pour laquelle j'ai accepté de venir jusqu'ici.
Mon père semble refuser catégoriquement ma réponse et tire sur mon bagage afin de le soulever. Je
supplie Alex et Justine du regard mais ils ne me voient pas, bien trop occupés à... ranger leurs valises
dans le taxi de Jared !
C'est-quoi-ce-bordel ?
Je sens la colère monter en moi. Même si ce n'est pas bon dans mon état post-traumatique, je n'arrive
pas à conjuguer l'énervement qui s'empare de mes tripes et mon besoin d'apaisement. Le premier prend
rapidement le dessus sur l'autre si bien que ce rappel à la réalité me martèle douloureusement le cerveau.
Je suis obligée de m'asseoir sur le trottoir pour plonger ma tête dans mes mains et tenter de reprendre mes
esprits.
C'est la voix de Jared qui me sort de ma torpeur.
- On arrête les frais. Elle vient avec nous.
Mon père tente de s'insurger.
- Mais, on avait convenu...
- Je sais ce qui avait été décidé mais il apparaît clairement que ça ne va pas se passer comme ça.
De là où je suis, je peux apercevoir leurs pieds s'éloigner de moi et se stabiliser quelques mètres
plus loin. Ils se chuchotent quelque chose qui a l'air important étant donné la gestuelle agitée de leurs
deux corps. Mais, je ne parviens pas à entendre un traître mot de leur fichue discussion.
Mon père revient vers moi et m'aide à me relever. Après m'avoir serrée dans ses bras plus
longtemps que d'habitude, il me fixe avec une gravité que je ne lui connaissais pas. Sauf peut-être quand
il me parle de Jors.
Jors. Mes trous noirs.
- S'il y a quoi que ce soit qui n'aille pas, promets-moi de m'appeler. Je viendrai te chercher
immédiatement.
Il desserre son étreinte et se tourne vers Jared, le regard entendu, avant d'entrer dans son taxi et de
me faire un dernier petit signe de la main.
- Bon, on se bouge ?
Le ton détaché de Jared m'indique que je ne maîtrise de loin pas toute la situation. Je laisse Alex
monter à l'avant et je me faufile à l'arrière entre Justine et lui.
Avant de démarrer, le chauffeur met son GPS en route. L'adresse est déjà enregistrée. La maison de
l'océan. Je jette un coup d'œil à Jared mais il a déjà détourné le regard, les yeux perdus dans la grisaille
parisienne. Ni Alex, ni Justine ne semblent décidés à me clarifier la situation.
A quoi pensent-ils tous ? Pourquoi Justine me fixe-t-elle avec dépit en me tenant la main ?
Et Jared ?
Pourquoi ne veut-il pas m'expliquer la raison de ce déplacement dans ce coin si idyllique à ses yeux
?
J'essaie de répondre à ces questions mais rien ne cohérent ne me vient à l'esprit pour étayer telle ou
telle hypothèse.
Les minutes passent sans que la situation ne se débloque. Il est bientôt l'heure pour moi de prendre
ma seconde fournée de cachets de la journée. Je me force à avaler un petit panier repas avant d'ingérer
ces maudites pilules. Alors que je les porte à ma bouche, Jared se tourne enfin vers moi.
- Laisse-moi faire.
Il m'arrache la bouteille des mains et me laisse positionner les quelques comprimés sur ma langue.
- Tiens, bois.
Sa voix est douce. Son regard, empli de compassion et de culpabilité, accompagne ses gestes. Il
m'aide à avaler le peu d'eau dont j'ai besoin. Une fois que les médicaments sont bien descendus dans mon
estomac, il range les quelques déchets de mon repas et m'ouvre ses bras.
- Dors, ma belle. Dors.
Je me laisse aller, essayant de me convaincre que tant que je suis avec lui, tout se passera bien.
Le silence se fait à nouveau dans l'habitacle. Calée dans les bras de l'homme que j'aime, je me laisse
une nouvelle fois aspirée par le trou noir. Mais, cette fois-ci, je ne suis plus seule. Jared me tient et
m'aide à affronter les démons qui m'attendent, tapis dans l'ombre de mes souvenirs.

- Tu te débrouilleras ?
Moi, me débrouiller ?
On me demande quelque chose. Il faut que je me réveille.
- Ça ira, Justine ?
Moi, Justine ?
Doc m'avait dit que les médicaments m'aideraient à me reposer mais pas à ce point-là. Il n'avait
jamais évoqué la possibilité d'un dédoublement de personnalité.
J'ouvre un œil, puis le deuxième. Je me force à me détacher de Jared qui me tient toujours fermement
contre lui. Le taxi est arrêté au bord d'une petite route. Au loin, j'aperçois l'océan. Sur le côté, se trouve
une jolie petite maison en pierres apparentes et aux volets bleus.
- Ne vous inquiétez pas, ce sera parfait. On se retrouve demain soir comme prévu.
Justine est debout sur le trottoir, sa valise à la main et adresse un drôle de regard à Alex.
- Je t'appelle ce soir.
Pour essayer de vaincre la peur qui revient au galop, je jette un coup d'œil troublé à mon amie. Bien
vite, je m'aperçois qu'elle ne peut pas me voir. Les vitres sont teintées. La seule qui était relevée, du côté
d'Alex, se ferme brusquement au moment où la voiture redémarre. Je me penche vers la seule personne
qui acceptera de me répondre. Alex.
- Qu'est-ce qui se passe ici ? Pourquoi a-t-on laissé Justine là-bas ?
- Elle ne peut pas venir avec nous.
Jared a parlé d'une voix forte et ferme.
Je me tourne vers lui.
- Maintenant, tu vas m'expliquer ce qui se passe ici. Et si tu ne le fais pas, c'est Alex qui s'y collera.
Je les désigne tour à tour de mon index menaçant.
- Vous m'avez compris tous les deux ?
Jared ne se détourne pas. Il me fixe, désolé.
- Nous sommes arrivés.
La voiture ralentit, puis s'arrête devant la maison de l'océan. Sa maison.
Alex descend.
- Je vous laisse cinq minutes pour régler vos petites affaires. Mais, par pitié, ne tardez pas trop.
La porte qui claque fait sursauter Jared. Je regarde autour de moi. La maison est tout aussi belle que
dans mon souvenir, si ce ne sont les fleurs estivales qui commencent à faner. Et... cette voiture que j'ai
déjà vue par le passé. Je sens Jared qui suit mon regard avec une précision presque chirurgicale. Le
silence qui s'installe entre nous est tel que je peux presque entendre son cœur cogner douloureusement
dans sa poitrine. Et le mien, par la même occasion.
Je n'attends plus que sa confirmation qu'il ne tarde pas à me donner, son regard douloureux
parcourant mes yeux interdits.
- Mélanie est là.
Chapitre 17
Jared

Je meurs d'envie de foutre le camp.


Je ne suis pas débile. Je sais exactement ce qui va se passer dès que Camille et moi franchirons cette
satanée porte d'entrée.
- Ne me dis pas qu'elle a les clés !
Je marche devant elle, les poings serrés dans mes poches. La rage me gagne. Mon cœur est prêt à
exploser. Pourquoi ai-je donc accepté de l'emmener ici alors que Mel m'a fait jurer de venir seul ? Et,
pire que tout, je sais ce que ça fera à Camille de découvrir ce dont je ne peux me résoudre à lui dire.
- Crois-moi, je rêverais que le seul souci soit que Mel ait les clés d'ici !
Je ne devrais pas lui parler comme ça et la laisser trottiner derrière moi. C'est mauvais pour sa tête.
Mais imaginer Alex à l'intérieur me fout les boules. Ça ne devait pas se passer ainsi. Le plan était simple.
Lui et son pot de colle à l'hôtel pendant que je faisais ce que j'avais à faire ici.
Tout aurait été plus simple si Camille avait accepté de suivre son père. D'être dorlotée par ses soins.
De n'avoir à penser à rien d'autre qu'à se reposer et, occasionnellement, prendre des nouvelles de près ou
de loin du dragon. Car, ce qu'elle ne sait pas, c'est que ce qui l'attend ici est pire que de devoir passer la
semaine nuit et jour au chevet de sa mère sur un fauteuil pourri.
- Jared !
Son cri me perce les tympans. Quant au sanglot qui l'accompagne, il m'abat sur place. Je me retourne.
Je la vois, meurtrie, à me fixer totalement déboussolée. Le temps que j'arrive à sa hauteur et la prenne tout
contre moi, sa paire d'yeux se transforme en deux torrents, pris dans la tempête.
- Tout va bien se passer.
Pourquoi est-ce que je viens de lui balancer cette connerie ?
Putain.
Tellement de choses sont en jeu. Quelle est la plus importante ? Quelle est ma priorité ?
Ma femme est le programme de ma vie, la partition sur laquelle je veux m'accorder. Pour toujours.
Mais Mel est là. Elle m'attend à l'intérieur. Elle-aussi a peur. Elle-aussi est complètement paniquée.
Elle-aussi a besoin de moi.
Putain.
Dans quel merdier me suis-je encore fourré ? Dans mon merdier. Le seul que j'ai connu. Celui qui
fait l'homme que je suis.
Je lui caresse doucement les cheveux. Moi aussi, je suis mort de trouille.
D'un pas incertain, je la guide jusqu'à l'entrée de la maison. Il fait trop froid dehors pour que je lui
demande de m'attendre ici. Merde. Comment une telle idée a-t-elle pu me passer par la tête ?
Une dispute me provient de l'intérieur. La voix de Mel surpasse de loin celle d'Alex.
Putain. C'est le moment.
Camille est tellement déboussolée qu'elle ne prend même pas la peine de me demander des
explications. Nous entrons en silence, pris dans le tourbillon de nos sentiments. La maison n'est de loin
pas telle que nous l'avons laissée. D'un cocon douillet, elle se transforme soudainement en quelque chose
de bruyant et d'effrayant.
- Putain de merde Alex, tu vas m'expliquer ce bordel ?
Mélanie lui hurle dessus, telle une harpie à qui on venait de voler tout l'or du monde.
Alex se retourne vers nous au moment même où nous passons l'encadrement de la porte. Une
immense inquiétude se lit dans son regard. Quant à celui de Mel, il se porte de lui à... Camille. Il ne lui en
faut pas davantage pour exploser.
- Qu'est-ce qu'elle fout là, elle ?
Elle ne crie pas, elle hurle.
- Jared, tu m'avais dit que...
Il faut que je lâche Camille, que j'aille vers elle. C'est mon devoir. Mais, je ne peux m'y résoudre.
- Les choses se sont compliquées.
Ses bras s'agitent partout autour d'elle quand elle se met à vociférer :
- Ça fait deux putains de semaines que je suis prête, deux putains de semaines que je me prépare à ce
moment, deux putains de semaines que je ne dors plus.
Elle s'approche de nous mais ne regarde que moi.
- Tu vois mes cernes ? Mes yeux sont creusés. Je suis épuisée et vidée d'attendre le moment où tu
seras enfin prêt. Et, tu déboules au bout de quinze jours... doublement accompagné ! Tu te fous de ma
gueule ou quoi ?
La distance qui nous sépare ne doit pas dépasser une dizaine de centimètres. Si j'avais lâché
Camille, elle m'aurait déjà giflé. Et, je l'aurais bien mérité.
Ce qui m'inquiète le plus n'est pas la réaction démesurée de Mélanie mais, davantage, celle
étonnamment calme de Camille.
Putain.
Il faut que j'agisse. Je jette un coup d'œil à Alex. Visiblement, il est tout aussi perdu que moi.
Merde. Pour une fois, je ne vais pouvoir compter que sur moi-même.
Je m'aperçois que Mélanie commence à se calmer. Sa respiration est toujours sifflante mais elle ne
semble plus aussi énervée. Depuis la première fois que nous sommes entrés, elle regarde Camille. Elle
n'est plus hargneuse. Juste malheureuse.
- Je suis sincèrement désolée pour tout ce qui t'est arrivé.
L'air afflue à nouveau dans mes poumons. Je vais y arriver.
- Jared me donnait régulièrement de tes nouvelles.
Avant d'être retiré en intégralité.
En intégralité.
Le geste est inattendu. Brusque. Douloureux. Terrifiant.
Camille se retire de mes bras avant de courir vers notre chambre. J'aurais préféré qu'elle m'insulte,
me hurle des énormités sans noms plutôt que de partir comme ça.
- Je m'en occupe.
Je n'ai pas le temps de répondre à Alex qu'il l'a déjà rejointe. Même si j'ai les nerfs de ne pas
pouvoir faire le boulot moi-même, je suis rassuré que ce soit mon meilleur ami qui s'en occupe
provisoirement. Il trouvera les mots mieux que personne. Mieux que moi.
Seul. Je suis seul avec elle.
Les secondes s'étirent douloureusement. Nous sommes face à face, à attendre que l'autre fasse le
premier pas. Je lève prudemment les yeux. Les siens me fixent avec une douleur infinie.
Putain.
Je dois accepter qu'elle souffre. Si je ne lui permets pas de se laisser aller aujourd'hui et demain,
elle ne remontera jamais la pente. Et moi, non plus.
- Putain, viens-là.
Quand son corps s'écrase contre le mien, la première sensation qui me vient est de me dire que c'est
bizarre. Sa place n'est plus là. D'ailleurs, l'a-t-elle déjà vraiment été ?
- Je suis désolée.
- Je sais.
Je me demande si elle va se mettre à pleurer. Et si elle devait le faire, est-ce que je tiendrais le coup
?
Nous restons ainsi enlacés au milieu du salon. Le temps passe. Nous ne parlons pas. C'est inutile.
Tous les mots, bons comme mauvais, ont déjà été prononcés. Nous ne sommes plus là pour nous aimer ou
nous déchirer, nous faisons acte de présence par nécessité.
Notre nécessité.
Durant la période où Camille a été hospitalisée, je ne m'étais pas rendu compte que ce qui
m'attendait ici allait être affreusement douloureux. Je pensais être prêt mais, à cet instant, je comprends
que je ne le serai jamais. Jamais.
- Il faut que tu ailles lui parler.
La voix de Mélanie est posée.
- J'ai peur.
C'est vraiment étrange pour moi de me dévoiler à cette femme. Celle avec qui j'ai traversé le pire.
Est-ce pour cette raison que je laisse un tant soit peu les barrières s'écrouler ?
- Je suis conne d'avoir réagi comme une furie. C'est juste que je pensais que ce serait notre moment.
A tous les...
- Je sais.
Elle s'écarte doucement de mes bras.
- Tu l'aimes à ce point ?
Toute trace de colère ou de jalousie a disparu de son regard.
- Tu ne peux même pas imaginer.
- Tu as de la chance.
- Je sais. Et je suis désolé que toi...
Je baisse les yeux. C'est trop dur de lui dire combien je suis heureux alors qu'elle ne connaît que
merde sur merde.
- Ne le sois pas. Mon étoile ne brille pas comme la tienne, c'est tout.
- Ça viendra.
- Regarde-moi.
Je me force à soutenir son regard. Le visage de Mélanie se fige dans une douceur que je ne lui
connaissais pas.
- Je vais bien. Enfin, non. Mais, aujourd'hui est une journée particulièrement difficile. Et, je ne te
parle même pas de demain. Ensuite, je pourrai aller de l'avant. Du moins, j'essaierai.
- Ça va aller ?
Je suis inquiet. Je lui impose ce qu'elle m'avait demandé de bannir pour ce moment si important pour
elle. Pour moi. Pour nous. Du monde. Putain. Je ne suis qu'un lâche.
- Une fois qu'on lui aura dit, ça ira déjà mieux, lance-t-elle en fixant le couloir qui mène à Camille.
Je secoue la tête.
- Je crains que tu n'aies pas le choix. Pas plus que moi de les avoir dans les pattes. Tu vas lui
expliquer. Ensuite, on pourra discuter. Et négocier.
Elle a raison. Je leur dois bien ça à toutes les deux.
Elle prend ma main. Je la laisse me guider jusqu'à la chambre. Putain de merde. Ça ne va pas le
faire. A peine sommes-nous arrivés devant la porte que je me détache d'elle et tape trois petits coups.
Alex vient rapidement m'ouvrir. A son regard entendu, je comprends rapidement qu'il ne lui a pas dit
l'essentiel. C'est à moi de le faire.
Inspire. Expire.
Bien que la chambre soit plongée dans une semi-obscurité, je la vois immédiatement. Elle est
recroquevillée sur le lit, assaillie par une vague de sanglots. Elle se sent trahie et c'est normal.
Tout en m'approchant, j'envoie un regard entendu à Mélanie pour qu'elle m'accompagne. Nous
devons affronter ça tous les trois. Ensemble.
- Camille.
Elle ne lève pas les yeux. Merde. La souffrance que je lui inflige se répercute partout en moi. Mais,
je ne peux pas faire autrement. Même si je le voulais - et, je ne le veux pas -, je ne souhaiterais pas vivre
différemment les deux journées qui m'attendent.
J'ai besoin de Camille à mes côtés.
J'ai besoin qu'elle soit là, avec moi, pendant ces nuits sans sommeil que je vais devoir affronter.
J'ai besoin qu'elle m'écoute, qu'elle me parle, qu'elle me console.
J'ai besoin de ma femme.
Et surtout, j'ai besoin de lui dire combien je l'aime et combien cet état de fait ne changera jamais.
- Camille.
Nouvelle tentative. Nouvel échec.
Alex me donne une petite tape dans le dos pour nous faire signe qu'il s'éloigne provisoirement.
- Camille, regarde-moi.
Je m'assois sur le lit, tout près d'elle. D'une main douce, je caresse sa chevelure.
- Mélanie et moi avons quelque chose à te dire. Quelque chose de difficile. Mais quelque chose que
tu vas devoir entendre et accepter.
Je me sens atrocement vulnérable.
Mélanie garde ses distances. Au final, elle gère la situation bien mieux que moi. Mes doigts
continuent de courir sur le visage de ma Camille, à la recherche d'un point d'accroche.
Ma si belle femme se décide enfin à lever la tête. Ses yeux embués me fixent, trahis.
- Si Mélanie est là aujourd'hui, dans notre maison, c'est que...
Non, c'est trop dur. Je ne peux pas. A sa place, j'aurais pété les plombs avec une force... Je sens
Mélanie derrière moi. Les yeux de Camille vont d'elle à moi, se laissant tomber dans un voile
d'incompréhension.
Je sens Mel s'approcher et s'asseoir à mes côtés. Sa main vient se poser sur celle de Camille. Je sais
que Mel souffre. Elle a réussi à mettre sa colère de côté mais pour combien de temps ? Pourtant, elle
prend sur elle et fait ce que j'aurais dû faire dès ce matin, au réveil. Lui dire la vérité. Toute la vérité.
- Nous sommes venus ici pour enterrer les cendres de notre enfant.
Chapitre 18
Camille

Depuis que Mélanie a quitté notre chambre, je suis incapable de prononcer le moindre mot
Je ne sais pas quoi lui dire. Je ne sais pas par où commencer. Les derniers événements
s'embrouillent dans ma tête qui cogne, cogne, cogne sans fin.
Je devrais parler. Amorcer la conversation par une phrase ou, à défaut, par un petit mot. Juste de
quoi sortir de cette situation surréaliste.
Les faits sont pourtant clairs. J'ai été blessée dans ce restaurant. Depuis que c'est arrivé, Jared ne m'a
pas quittée un seul instant. Jared m'aime. Jared est venu rejoindre Mélanie ici pour enterrer son bébé
mort. Jared me l'a caché.
Les données sont exhaustives. Seul l'ordre peut éventuellement différer. Et c'est bien cela qui me
pose problème. Quand a-t-il appris qu'il devait venir ici ? Quand ont-ils pris la décision de faire une
cérémonie dans cette maison ? Avant ou après mon accident ?
Il faut que je parle.
Les minutes s'écoulent dans un silence de mort. Seule la respiration de Jared et son corps chaud lové
contre le mien m'indiquent que la vie poursuit son chemin.
Au travers des volets partiellement entrouverts, je remarque que la nuit est tombée. Je ne saurais dire
quelle heure il est. La seule chose dont je suis consciente est ce fardeau qui pèse lourd sur mes épaules.
Nos épaules.
Comment dois-je réagir ?
- Avant toi, je n'étais rien.
C'est lui qui a rompu le silence. Sa voix, à peine audible, est comme un souffle dans mon oreille.
- Je vais me démener pour qu'on soit heureux tous les deux.
Je me retourne. Il faut que je le voie, que je le regarde, que je le touche. Je veux savoir ce qu'il
ressent. Tout ce qu'il ressent. Plus de non-dits. Plus de secrets. C'est ce qu'on s'était dit et promis. Il fait le
premier pas. C'est énorme. Je refuse de replonger dans cette spirale infernale qui a failli conduire à notre
perte.
Malgré la faible luminosité de la pièce, je le vois immédiatement. Ses traits ne sont pas seulement
tirés, il paraît abattu. Je passe ma main douce sur sa joue et, à mon contact, il ferme instinctivement les
yeux. Même s'il ne me voit pas, il m'écoutera.
- J'ai besoin de tout savoir.
Il ne dit rien mais, au fond de moi, je sais qu'il prend juste des forces afin de trouver le courage
nécessaire pour me parler. Son regard reste barricadé quand il se met enfin à s'ouvrir.
- Je ne t'ai pas raconté de conneries. Avant toi, je nageais dans le flou total. C'était...
Il cherche ses mots. Mon cœur se serre à l'idée que ce soit moi qui lui demande de faire cet effort de
confession. Mais, s'il n'y parvient pas, je n'ai aucune idée de la façon dont notre couple parviendra à
gérer ce champ de mines.
- C'était le vide. Un vide sans fond. Le succès ne me transportait pas. Il m'aspirait dans ce putain de
trou.
Le trou noir.
Je tremble. Non, je ne dois pas me laisser aller. Les souvenirs de mon traumatisme sont une chose,
Jared en est une autre. Bien plus importante. Bien plus vitale.
- Je n'allais pas bien. Vraiment pas bien. Comme tu le sais, j'enchaînais les conneries. Quand Mel est
tombée enceinte, ça ne m'a pas arrêté. L'annonce de sa grossesse a été, je crois, un des pires jours de ma
vie.
En disant cela, ses yeux se crispent encore davantage. Je sens que, derrière ses pupilles, il revit ce
moment, ces instants où ses premières certitudes se sont envolées. Mon cœur se déchire de le voir
souffrir sans rien pouvoir faire.
- J'aurais tellement aimé lui en vouloir, lui dire que c'était de sa faute mais ce n'était pas le cas. Je ne
sais plus quand ce bébé a été fait. Nous étions, tous les deux, bien trop défoncés pour nous en souvenir. Je
crois que c'est ça le pire. Ne pas avoir d'images réelles et tangibles de cette période.
Ça fait mal, très mal. Mais, je crois comprendre ce qu'il veut dire.
- Si j'en avais eu, cela aurait voulu dire que j'aurais été capable de gérer quand elle est tombée et
quand son accouchement s'est déclaré. J'aurais pu appeler les secours. J'aurais pu...
Sa voix s'étrangle dans un sanglot. Je le laisse enfouir sa tête contre la poitrine et le serre de toutes
mes forces.
- J'aurais pu le sauver.
Je voudrais le rassurer mais mes mots n'auraient aucune valeur. Je n'ai pas vécu son traumatisme. Je
ne le connaissais pas encore. Je n'étais pas là. Quand il ouvre les yeux, je sursaute. Je ne les ai encore
jamais vus ainsi. Baignés de larmes.
- Putain. Mel a joué le jeu. On peut lui reprocher plein de choses mais elle aurait été une sacrée
bonne mère.
Je rassemble toutes les forces que je possède pour ne pas me crisper davantage. L'entendre vanter
les qualités maternelles de Mel me tord l'âme alors qu'il ne me donnera jamais la chance de lui prouver
que, moi, je peux aussi l'être.
- Je lui ai ôté ça, putain.
Le trou noir. J'aimerais m'y plonger pour oublier ses mots et les ranger dans mon inconscient. J'aime
Jared. Plus que tout. Plus que mes certitudes. Plus que mes rêves. Plus que ma propre vie. Mais l'entendre
parler d'un enfant qu'il me refusera est terriblement douloureux. Tandis qu'il se blottit encore plus fort
dans mes bras et que je me mets à le bercer doucement, je combats ce sentiment d'impuissance et
d'injustice. Pourtant, si je l'aime autant que je le pense, je dois prendre sur moi et l'aider. Il souffre et je
ne supporte pas ça. Si je peux atténuer ce sentiment d'une quelconque façon que ce soit, je dois utiliser
tous les moyens qui sont en ma possession pour y parvenir.
- Je ne l'aimais pas. Mélanie, je veux dire. Je ne l'ai jamais aimée. Mais, putain de merde, même si
je ne désirais pas cet enfant, je ne souhaitais pas ça.
Ma main continue de caresser ses cheveux désormais humidifiés à cause de toutes les larmes qui s'y
sont logées.
- Je l'ai senti bouger un jour.
Je l'appuie plus fort contre moi. Au-delà de vouloir lui apporter tout le réconfort du monde, j'ai
besoin de me protéger. De créer une barrière invisible contre mon propre ressenti. Contre ma peur
primale de savoir que, moi, je ne lui apporterai jamais ça. Un bébé dans mon ventre. Son bébé.
- C'était quelques jours avant...
Sa voix s'étrangle dans un nouveau sanglot. Je me retrouve comme des mois en arrière quand je ne
savais pas comment gérer certaines situations avec Jared. Ses terreurs et ses chagrins étaient devenus les
miens. J'avançais à son rythme, perdue avec ses propres démons.
- Je t'aime Jared.
C'est sorti tout seul. D'un bloc, un seul. Merde. Je ne gère plus rien. Toutes ses confessions me
rendent dingue. Je dois l'écouter mais je ne supporte plus. C'est trop dur pour moi. En plus de souffrir
pour lui, je ressens ce malheur égoïste de me dire que je ne lui donnerai jamais d'enfant. Non pas parce
que j'en suis incapable mais parce que, lui, ne le veut pas. Comment vivre une vie avec ce sentiment, ce
manque, cette douleur ?
Le trou noir. Pourquoi ne veut-il pas m'aspirer ?
J'essaie de sombrer mais rien ne vient. Je reste parfaitement consciente de tout ce qui est en train de
se dire et de se passer.
Son corps chaud se détache doucement du mien et remonte à ma hauteur. Puis ces lèvres, délicates,
qui se posent sur les miennes.
Je devrais lutter mais j'en suis parfaitement incapable. Vaincue, je me laisse aller à cette sensation
de nos deux langues qui se cherchent avant de s'emmêler doucement. Peut-être qu'il ne voudra jamais
d'enfants de moi mais, une chose est certaine : je suis la seule, l'unique, à bénéficier de sa tendresse, de
ses caresses, de ses mots doux.
- Je t'aime, ma belle. Je t'aime si fort.
Je me délecte du son de sa voix. La douleur la quitte provisoirement pour se concentrer sur le point
positif de sa vie. Nous.
Demain sera un autre jour où tout devra de nouveau être inventé. Je n'ai jamais assisté à la mise en
terre d'un tout petit être. De celui de l'homme que j'aime plus que tout. Je ne sais pas comment je réussirai
à gérer ça et à le gérer lui. Pour l'instant, je veux profiter ce que la vie m'offre. Même si la mort rôde au-
dessus de nos têtes et que, dès que nous sortirons de cette chambre à l'aube, elle sera partout autour de
nous, je ne veux pas y penser. J'ai besoin de quelques heures de répit. Jared, également. Je ne veux plus
qu'il pleure. Je ne veux plus sentir sa détresse, son impuissance, sa culpabilité et son immense douleur. Je
ne désire qu'une chose : qu'il ressente tout l'amour qui émane de notre couple. Je veux qu'il s'imagine ce
que l'avenir peut encore lui apporter. Je souhaite lui offrir son seul remède. Moi.
Sa bouche me cherche. Ma joue, mon cou, le lobe de mon oreille. Je le laisse faire. C'est si bon de
me sentir vivante à nouveau. D'entendre mon cœur qui cogne dans ma poitrine, de sentir mon sang de plus
en plus chaud pulser dans mes veines.
- Touche-moi. Partout.
Ce n'est pas une supplique de ma part mais un ordre. Je veux le sentir partout. Sur moi, contre moi,
en moi.
- Doc a dit...
Il marmonne durement. Lui-aussi est tenté. Je me redresse pour le forcer à se relever.
- On s'en fiche de Doc, je le supplie. Il n'est pas dans ma tête et encore moins dans mon corps. J'en ai
envie. Vraiment envie.
Je serre mes bras autour de son dos aussi fort que je le peux. Il faut qu'il comprenne que j'ai besoin
de lui comme lui a besoin de moi. Et que ça ne peut attendre.
Il me répond d'un regard perdu me faisant ainsi comprendre qu'il est en proie à une lutte interne à
laquelle il tente de faire face. Je l'attire contre moi et dépose un baiser sur ses lèvres.
- Fais-moi l'amour.
Il se penche tout contre moi en poussant un léger grognement. Ses lèvres retrouvent mon cou avant de
se poser contre mon oreille. Je ne veux pas que ce moment s'arrête. Je veux qu'il dure, dure, dure
jusqu'aux lueurs de l'aube. Je veux Jared comme je ne l'ai encore jamais voulu. Je le veux parce que je
l'aime. Je le veux parce qu'il est mon avenir. Je le veux au plus profond de moi pour ressentir, à mon tour,
tout l'amour qu'il me porte et pallier au manque qui refera surface un jour ou l'autre.
Sa voix tendre me tire de mes pensées.
- Alors, laisse-moi t'aimer doucement. Tout doucement.
Je ne dis rien. Inutile de lui répondre. Je me laisse faire et aspirer par la vie, la seule que je désire.
Ses baisers sonnent comme de douces promesses sur la nuit que nous allons passer. Ses mains prennent le
temps de me déshabiller comme pour me prouver qu'elles ne toucheront jamais plus que moi. Sa bouche
me parcourt ensuite le corps telle une supplique lancinante de son besoin de savoir que je serai toujours
sienne. Ses mains s'associent à ses lèvres pour me prouver que chacun de ses gestes dit vrai. Mes yeux le
détaillent ôter ses vêtements afin de garder en mémoire ce moment, afin de pouvoir m'en rappeler les
jours où ça se passera mal. Où le manque cruel et indescriptible sera de nouveau là. Je ne veux pas
penser à l'enfant mort, ni à celui que je ne porterai jamais. Je veux juste l'aimer et être aimée en retour.
C'est si incroyable de le sentir contre moi, prêt à se donner à moi, prêt à nous faire oublier l'espace
de quelques heures que la tristesse rôde. Il se tient toujours au-dessus de moi. Son regard gris m'électrise.
- Prête ?
Je ne l'ai jamais été aussi de ma vie entière. Je veux qu'il m'aime et possède la plus infime partie de
mon corps. Je veux retrouver cette alchimie qui nous caractérise. Je veux sentir exploser autour de nous
des milliers de constellations. Je veux...
Puis, tout à coup, mes pensées s'envolent. Je le sens entrer en moi avec tant de délicatesse que les
larmes montent si fort que je me force à les refouler.
- Tout va bien.
Je laisse la voix de Jared me porter si loin, que je sais que tout ira bien.
Je laisse ses mains parcourir mon corps avec tant de tendresse que je tombe dans un précipice de
bonheur.
Je laisse ses mouvements, lents et chauds, me transporter si haut que je sens les étoiles arriver tout
autour de nous.
Je laisse Jared nous emmener là où je ne suis encore jamais allée.
Aux quatre coins de l'univers, là où notre amour est si beau et si pur que rien ni personne ne sera
jamais en mesure de l'atteindre.
Chapitre 19
Tom

13 octobre 2015

Je déteste la nuit noire.


Et, pire que tout, je déteste marcher dans l'obscurité. Depuis deux décennies maintenant, je ne le fais
qu'en cas d'absolue nécessité. Et là, bingo, je suis en plein dedans. Mon père m'y a fait sauter à pieds
joints.
Bordel, c'est quoi ce bruit ?
Je me retourne, à l'affût d'une éventuelle présence. Mais, il n'y a rien. Seules les feuilles d'automne
qui volent autour de moi et le bruit des vagues qui s'écrasent contre la plage accompagne chacun de mes
foutus pas.
Revenir ici ? Plus facile à dire qu'à faire.
En grandissant, je pensais avoir mis ça derrière moi. L'île, le village, la... maison.
La maison. Ne pas y penser, ne pas y penser, ne pas y penser, ne pas y penser.
Je dois respirer et retrouver un rythme cardiaque normal. Personne ne me forcera à y retourner.
Personne. Même pas mon père. Les souvenirs qui s'y rapportent doivent y rester enfermés à double tour.
Ouvrir la boîte de Pandore que représentent ces quatre murs me conduirait à ma perte. Si je me laisse
aller à la tentation, je ne me relèverai pas.
Pourtant, elle est si proche. Deux rues à peine me séparent de mon enfance, de la voix.
La voix. Ne pas l'espérer. Ne pas l'espérer. Ne pas l'espérer. Ne pas l'espérer.
J'y suis presque. Mon père m'a donné l'adresse complète. Plus j'avance, plus je me souviens de cet
endroit. Autrefois, dans mon autre vie, j'avais un ami qui venait passer ses vacances ici. Comme moi, il
n'habitait dans ce village que quelques semaines dans l'année. J'essaie de m'en souvenir mais je ne sais
plus. Mon premier passé s'étiole, petit à petit, me laissant la douloureuse sensation de ne pas l'avoir
vraiment vécu. D'avoir été un spectateur impuissant du drame qui nous a, à tous, tant coûté.
Les vagues se rapprochent. L'océan est là. Tout près. Il me nargue et me ramène tout droit en enfer.
Aux feux d'artifice.
Les feux d'artifice. Ne pas les visualiser. Ne pas les visualiser. Ne pas les visualiser. Ne pas les
visualiser.
Plus j'avance, plus j'essaie de penser à autre chose, à un autre endroit. De me téléporter partout sauf
ici.
Même si je sais exactement ce que j'ai à faire, putain, je ne veux pas y aller. Je ne connais même pas
cette fille. Tout ce qu'on m'a donné comme information, c'est que c'est sa copine. Je ne préfère pas leur
donner de nom. Cela me permet de me déconnecter du restaurant et de tout ce qui a suivi. Si elle avait été
tuée, je ne m'en serais, je crois, jamais remis. Elle aurait été la goutte d'eau. Ma goutte d'eau. La flamme
qui aurait enflammé la brèche avant qu'elle n'explose et ne disparaisse à tout jamais.
Maintenant, je dois me ressaisir. C'est du passé. Elle est en forme à seulement quelques maisons
d'ici. Dans ma maison. Quelque part, j'ai envie de tout plaquer, de dire merde à mon père et mes
certitudes, puis d'aller sonner là-bas. De les rencontrer, de la voir en bonne santé et, surtout, mille fois
surtout, de le serrer dans mes bras. Lui, l'inconnu. La partie de moi qu'on m'interdit. Celui dont je n'ai
jamais le droit de parler sous peine de représailles immédiates.
Sans la nuit qui me hante, j'aurais déjà trouvé le courage d'aller épier au travers des vitres. De
chercher à voir qui s'y trouve. Sont-ils seuls ? Mon père m'a dit que l'autre l'avait accompagné. Mais,
alors, pourquoi l'autre gonzesse n'est-elle pas avec eux ? J'ai du mal à comprendre. A les comprendre.
Bordel. Qu'est-ce que j'aimerais partager mon dîner avec eux ! Hormis mon père, ils sont maintenant...
mon tout.
Merde. Je ne me suis pas rendu compte combien j'avais avancé.
J'y suis.
Avant, je me promenais dans ces ruelles sur mon vélo tout neuf.
Maintenant, j'ai peur. Peur de me défiler, peur de devoir faire le sale boulot une fois de plus, peur de
passer à côté de mon existence.
Je ne suis pas bête. Je sais que je n'aurais pas dû venir ici. Me replonger dans ce marasme de
souvenirs qui m'empoisonnent l'existence depuis plus de vingt ans. Mais, tout n'est pas facile. Je ne peux
pas me dérober. Mon père me tient et il le sait. Il utilisera toujours cette arme pour me faire exécuter ce
qu'il n'est pas capable de faire lui-même.
La maison n'est pas vide. Elle est là. Plusieurs chambres semblent allumées. A cette période, j'aurais
cru que le gîte serait quasiment inoccupé mis à part elle mais non. Malgré le rude automne qui s'annonce,
les gens continuent de venir se poser dans ce coin de paradis. Mon coin de paradis.
Devant la porte, j'hésite.
Je pourrais toquer, attendre que l'on m'ouvre, parler avec la gérante. Elle me proposerait sûrement de
rentrer pour m'entretenir directement avec cette Justine. Elle l'appellerait, j'attendrais quelques instants
puis, elle arriverait. Je me retrouverais devant elle, le lien avec lui, mon frère. Elle pourrait me raconter
des choses sur lui, des petits moments de son existence qui ne sont pas relatés dans la presse à scandales.
Elle pourrait m'apprendre la façon dont il pense, dont il aime, dont il profite, dont il pleure. Elle me
donnerait un peu de lui. Juste la dose suffisante pour me dire que j'ai fait le bon choix, que la vie vaut la
peine d'être vécue et que, putain, la roue finira par tourner un jour ou l'autre.
C'est juste une... question de temps.
Je reste quelques secondes devant cette porte.
L'hésitation laisse doucement place à l'angoisse. Que dirais-je si je me retrouvais face à cette fille ?
Aurais-je le cran de lui avouer qui je suis ? Peut-être que je n'en aurais pas besoin. Mon père me dit
assez que Jared et moi, on se ressemble trop. Beaucoup trop. Qu'elle est là, partout dans nos traits, à le
narguer jour après jour, à lui pourrir la vie et à lui rappeler combien il a... échoué. Donner mon identité à
cette nana équivaudrait à laisser l'épée de Damoclès s'abattre sur moi et me trancher mon âme. J'aurais
tout perdu, tout ce pour quoi je me bats depuis tant d'années, tout ce pour quoi je trouve la force de me
lever chaque matin, tout ce pour quoi je vis encore.
Puis l'angoisse s'envole au profit du sentiment que j'exècre le plus au monde. La lâcheté. Lâche, je le
suis depuis le premier jour où j'ai accepté d'entrer dans ce système odieux qu'est le chantage. Chantage
sur mon passé, chantage sur mon présent, chantage sur mon avenir. Et, je sais exactement ce qui va se
passer.
La raison me rattrape. Elle est là, tout autour de moi à s'emparer de chacun de mes neurones. La
voix, l'océan, la maison et les feux d'artifice s'envolent loin, si loin que je sais qu'ils ne viendront plus à
moi avant un paquet de temps. Je suis là pour une chose. Une seule. Remplir à bien ma trente-septième
mission. Sa trente-septième promesse. Peut-être, qu'avec un peu de chance, il me remerciera et me
donnera une partie de ce que j'attends depuis si longtemps.
De l'espoir.
La petite dose nécessaire pour trouver le courage de continuer. Encore et encore. De tomber et de me
relever. De ne jamais abandonner.
La petite enveloppe se trouve toujours dans ma main. A force d'y rester et de l'avoir trop serrée, elle
est devenue moite. Je l'extirpe et tente de la défroisser du mieux que je le peux. Quand je me rends
compte que je ne ferai pas de merveilles, je m'en sépare en la déposant délicatement sous la porte
d'entrée.
Je n'attends pas. Je pars sans me retourner. Je veux laisser mes démons ici. Qu'ils reposent en paix.
Je n'ai aucune crainte vis-à-vis du courrier. Je sais que le message qui s'y trouve lui parviendra. Je suis
également pleinement conscient de tout ce que cela va occasionner.
D'une part, pour elle, victime collatérale, qui se trouve à l'intérieur.
Ensuite, pour l'autre, qui va devoir prendre les décisions qui s'imposent.
Et, enfin, pour lui, la seule personne que j'aime plus que moi-même.
Ma chair, mon sang, une partie de mon ADN.
Mon frère.
Chapitre 20
Camille

Le réveil...
Autant avant, il était synonyme d'épanouissement face à la nouvelle journée qui s'annonçait.
Maintenant, depuis mon accident, il m'effraie. Sortir du trou noir dans lequel le sommeil m'aspire nuit
après nuit, me terrorise considérablement. Il y a des matins où j'ouvre l'œil sachant pertinemment que
certains souvenirs du restaurant auront refait surface. Il y en a d'autres, moins fréquents, où je ne sais plus
vraiment qui je suis, ni où je me trouve. Il me faut toujours quelques minutes pour arriver à me resituer
dans mon propre espace vital. Cette sensation est assez déstabilisante car elle me donne l'impression
d'avoir régressé.
Aujourd'hui, pour la première fois, je ne peux entrer dans aucune de ces deux catégories. En me
réveillant, je sais que les choses ont changé, bougé, évolué. Je me rends immédiatement compte que je
viens de passer une nouvelle étape... totalement inconnue.
Devrais-je avoir peur ? Oui, incontestablement. Depuis l'accident, un rien m'angoisse. Il suffit que
l'ordre d'une idée ou d'un fait soit bousculé pour que je panique.
Ai-je peur ? Incontestablement, non.
Il suffit que je sente les bras chauds de Jared enroulés autour de ma taille pour me dire que je suis à
ma place. Peu importe que le trou noir m'ait fait revivre mes souvenirs sans m'en apporter de nouveaux;
pour la première fois depuis longtemps, je n'ai plus peur. Je ne dois plus craindre les autres et ce qui
aurait pu se passer. Je dois profiter de chaque instant et le vivre pleinement. La nuit passée en est le
parfait symbole. Jared et moi, nous nous sommes retrouvés. Doucement mais intensément. Tendrement et
amoureusement. Tant pis pour les directives de Doc. Il y a parfois des choses dans la vie, des événements
qui vous font penser et agir différemment. Jared avait besoin de moi comme moi de lui. C'était plus fort
que tout. Plus fort que la raison. Plus fort que tout ce qui gravite actuellement autour de nous. Plus fort que
la... mort.
Le bébé.
Je me retourne. Jared est profondément endormi. Perdu dans ses rêves, il paraît paisible. Je ne sais
pas quelle heure il est. Tout ce dont je suis consciente, c'est qu'il fait déjà jour. Je vais le laisser profiter
encore un petit peu de cette accalmie passagère, de ce no man's land dans lequel il est plongé. Une fois
qu'il sera réveillé, il basculera à nouveau vers ses ténèbres.
Le bébé.
La maison semble silencieuse. Ni Alex, ni Mélanie ne semblent réveillés. Tant mieux. Moi aussi, j'ai
besoin de temps. Besoin de réfléchir à tout ce qui va arriver aujourd'hui. Besoin de me préparer
mentalement. Quelle place vais-je tenir ? Quel espace vais-je me permettre d'envahir et quel autre vais-je
choisir de laisser à Jared pour être aux côtés de Mélanie ?
Je me retourne. Si je garde les yeux braqués sur lui, je ne vais pas réussir à réfléchir posément. Tout
s'emmêle dans ma tête à nouveau douloureuse. Tout se percute. Et la violence du choc est douloureuse.
Le bébé.
Son bébé.
Le nôtre que l'on n'aura jamais. Jamais. Jamais. Jamais.
- Bonjour toi...
Sa voix n'est qu'un doux râle mais suffisant pour me tirer de mes pensées négatives. Son timbre a ce
pouvoir de me faire oublier immédiatement le monde qui m'entoure et de me concentrer uniquement sur ce
qu'il y a de plus beau. Lui et moi. Nous.
- Tout va bien ?
J'aime quand chaque lettre qu'il prononce est emplie de tendresse. Je me retourne. Ses yeux,
désormais ouverts, me fixent d'une expression que je n'arrive pas à déchiffrer.
Il devrait être malheureux, il ne semble pas l'être.
Il devrait se lever, il ne paraît pas pressé de s'exécuter.
Il devrait s'appuyer contre moi et c'est lui qui m'attire dans ses bras comme pour me protéger de tout
ce qui nous entoure.
Il devrait me dire tant de choses mais il ne prononce aucune parole.
Je me laisse faire. Je me laisse guider, embrasser, enlacer jusqu'à me dire que, tant pis pour le lever,
nous avons bien le droit à ce sursis. A ces câlins qui sont bien plus que ça, à ses mots qui me transportent
vers mon avenir, à ses caresses qui me prouvent qu'il tient à moi comme personne d'autre auparavant et à
sa façon de me faire l'amour qui dépasse de loin toutes ces certitudes réunies.

Quand, une heure plus tard, je me lève, le salon est plongé dans l'obscurité. Mais, je me rends vite
compte que ce n'est qu'une illusion. Alex, Mélanie et... Justine sont attablés sur les chaises de bar, un café
fumant à la main. Justine ? Pas de doute, elle est vraiment là. Des questions fusent mais je les laisse
s'envoler, bien trop absorbée par ce qui nous attend tous aujourd'hui.
Le bébé.
Tandis que je m'approche de ce trio improbable, les deux filles gardent les yeux rivés sur leurs
breuvages respectifs. Seul Alex me fixe avec un regard empli de gratitude.
- Tu en veux un ?
Je n'ai pas le temps de répondre que je me retrouve, prête à ingurgiter ma première dose de caféine
de la journée. Alex est comme ça. Il pallie aux désirs des gens sans rien attendre en retour. Sans lui dans
sa vie, Jared aurait vraiment mal tourné. Je suis heureuse qu'il soit là aujourd'hui, prêt à accompagner son
meilleur ami dans ce moment atrocement difficile.
Le bébé.
Il est là, partout autour de nous, habitant ces lieux de sa présence.
Même si j'éprouve le besoin de parler à Mélanie, je ne vais pas aller vers elle. Elle a besoin de
temps. Je ne devrais pas être là même si, ici, c'est plus chez moi que chez elle. Le fait qu'elle soit venue à
ma rencontre hier soir confirme qu'elle accepte ma présence dans ce moment qu'elle aurait voulu vivre en
autarcie avec Jared. Tant qu'elle ne sera pas prête, je ne me permettrai pas de l'importuner avec des
phrases qui ne lui feront peut-être pas autant de bien que je me l'imagine. J'attendrai. Je le ferai pour elle
mais pas seulement. Même s'il ne le dit pas clairement, Jared a besoin de ce statuquo entre elle et moi. Je
vais réussir à faire cet effort pour lui, pour elle, pour nous tous. En arrivant à sa hauteur, je lui lance un
léger sourire qu'elle... ne me rend pas. Elle n'est plus avec nous. Son esprit valdingue déjà vers les
raisons de sa venue ici. Tout son visage reflète la souffrance qui l'habite. J'aimerais pouvoir l'aider mais
je ne peux pas. Ma seule présence lui rappelle combien sa vie a basculé du mauvais côté. Sans un mot, je
la laisse s'évader vers l'étage.
Alex me fixe d'un air entendu.
- Jared n'est pas encore levé ?
- Non, il grappille encore quelques minutes.
Je me force à ne pas rougir. Personne ne doit savoir comment nous avons occupé notre nuit et notre
début de matinée. Ce serait... inapproprié. Surtout aujourd'hui. De toute façon, ça ne les regarde pas.
- Pas besoin de faire cette tête ! Je ne te demande pas de me donner les détails de... Aïe !
Je dois cette coupure à Justine. Son coup de coude dans le bras d'Alex a eu l'effet escompté. Il va me
ficher la paix.
- N'empêche qu'il doit se lever. Mélanie veut repartir cet après-midi. La cérémonie aura lieu dans...
Il regarde sa montre.
- Une demi-heure. Je ne pense pas qu'elle tiendra encore longtemps ici avec nous tous.
Depuis mon arrivée, une question me taraude. Je n'ai pas osé la poser à Jared, de peur d'être trop
intrusive en ces jours difficiles. Pourtant, plus que jamais, j'ai besoin de savoir ce qu'il en est.
- Pourquoi a-t-elle choisi d'enterrer les cendres ici ?
C'est le moment que choisit Justine pour regarder Alex droit dans les yeux. Son regard en dit long,
très long. Ils en savent plus que moi et personne n'a jugé utile de me mettre dans la confidence.
- Je ne pense pas que Jared aimerait que je te raconte tout ça, chuchote Alex comme s'il craignait que
son ami n'apparaisse subitement.
Pendant de trop longues secondes, Justine et Alex se fixent en silence, leurs deux paires de pupilles
se livrant un intense combat. Celles d'Alex rendent les armes en premier. Il soupire en direction de
Justine et lâche, vaincu :
- Ok, je capitule, dis-lui.
Même si je crains d'obtenir les premières réponses à mes questions, je remercie intérieurement Alex
de tendre momentanément le flambeau à ma meilleure amie. Justine me sourit d'un air désolé.
- Quand tu étais à l'hôpital, Mélanie a appelé tous les jours.
Je sens mon ventre se contracter. L'angoisse est là, tapie au fond de moi, prête à reprendre le dessus.
Je déteste parler de ce qui m'inquiète toujours, à savoir mon accident et tout ce qui en a découlé.
- Détends-toi. Elle n'en a plus après vous. Elle demandait juste de tes nouvelles.
Alex l'encourage du regard à continuer. Comme pour me donner le courage que je n'ai plus, elle pose
une main amicale sur la mienne.
- Tu es ma seule véritable amie. Crois-moi que je ne l'aurais pas laissée monter la tête à Jared.
J'étais sur mes gardes jusqu'à l'avoir moi-même au téléphone.
Elle s'interrompt cherchant à savoir si je suis prête à entendre la suite. J'opine légèrement du chef.
- Au-delà du fait que la cérémonie a dû être reportée à cause de tout ça, elle s'inquiétait vraiment
pour toi.
- Pour moi ?
Je ne peux m'empêcher de me rappeler tout ce qui s'est passé il y a bientôt deux mois. Elle était prête
à livrer Jared en pâture aux journalistes pour la fin tragique de leur histoire. Comment aurait-elle pu
changer d'attitude à ce point ?
- Je sais ce que tu penses, Cam. Moi-aussi, j'étais sur mes gardes. Mais, pendant que tu étais
hospitalisée, j'ai appris une chose essentielle sur elle. Cette fille est désespérément ... seule au monde.
Justine lit instantanément la surprise qui se greffe sur mon visage. Personne ne pourrait passer à côté.
- Je ne pensais jamais pouvoir dire ça un jour mais laisse-lui une chance. Si Jared n'avait pas eu
cette maison, elle n'aurait pas su où déposer les cendres du bébé.
Le bébé.
La douche froide me sonne à nouveau. Me voilà contrainte et forcée de me rendre à l'évidence. Je ne
suis pas seulement triste pour ma proprepersonne qui, en acceptant de partager la vie de Jared,
n'enfantera jamais; je suis également terrorisée à l'idée de la douleur qui est enfermée dans le cœur de
celui que j'aime. Ce mal est si fort qu'il lui a enlevé toute envie d'être père à nouveau. Il préfère rester
celui d'un enfant mort plutôt que de se donner une chance de connaître ce bonheur véritablement.
- Et moi, non plus.
Cette voix, je la reconnaîtrais entre mille. Je me retourne. Il est là, à quelques mètres de moi. Alex,
Justine et moi échangeons un regard surpris avant de nous tourner vers Jared.
- File-moi du kawa. Un long et fort. Très fort.
Alex, fidèle à lui-même, s'exécute à une vitesse impressionnante. A peine a-t-il terminé sa tâche qu'il
nous regarde à nouveau, Justine et moi. J'hésite à ouvrir la bouche la première mais je me ravise. Je
laisse Jared s'asseoir à côté de moi et passer une main délicate dans le bas de mon dos. Justine toussote
et Alex regarde en direction de l'escalier. Les yeux de Jared suivent ceux de son ami.
- Elle est levée ?
- Oui, elle est montée se changer.
Comment Alex peut-il lui répondre avec tant de calme ? Comment réussit-il à rester stoïque quelles
que soient les circonstances ? Comment fait-il pour ne pas lui poser LA question ? Justine me fait un signe
entendu me disant du regard qu'elle n'en sait pas plus que moi.
Génial.
Je ne me suis jamais sentie aussi démunie qu'à cet instant.
Je ne reconnais plus... Jared. D'un geste sec, il abat sa tasse sur le plan de travail.
- Bon, qu'est-ce que vous avez à me regarder comme si j'étais une bête évadée d'un cirque ?
En même temps...
Il se lève et commence à agiter ses bras.
- C'est quoi le problème ?
Pourvu qu'Alex parle et casse la mauvaise spirale qui se dessine partout autour de nous. Mais, il ne
dit rien. Ce qui lui attire les foudres de Jared.
- Rocky, tu as perdu ta langue ?
Comme toujours quand Jared est confronté à un souci, il rejette toute sa colère sur Alex... qui prend
les coups sans broncher.
- Ou Adrienne te l'a bouffée à force d'y enrouler la sienne ?
Justine me fixe, bouche-bée. Toute couleur a quitté son visage ce qui me fait penser que Jared est
bien loin de la vérité. Pourtant, elle est là, proche d'Alex. Ces deux-là ne se quittent que très rarement.
S'ils ne sont pas ensemble, qu'est-ce que leur rapprochement peut bien vouloir signifier ? Malgré toutes
ces questions, je sais que le moment est mal choisi pour tenter d'y répondre. Je préfère tourner la tête vers
Jared et le fixer, suppliante. Même s'il ne me foudroie pas, je sens qu'il déteste lire l'incompréhension sur
mon visage. Et il déteste encore plus avoir à me donner des explications.
Quand je commence à me dire que je vais devoir dire quelque chose, j'entends des bruits de pas
descendre en provenance du premier étage. Mélanie arrive vers nous... une urne à la main.
Le bébé.
Ce qu'il en reste.
Un mélange d'elle et de l'homme que j'aime.
Je dois me ressaisir. Ne pas sombrer. Ne pas chuter. Et ne pas m'arrêter sur ce qui me turlupine le
plus à cet instant. Elle est comme... Jared.
Vraiment comme Jared.
- Ar-rê-tez de nous fi-xer com-me des bê-tes é-va-dées du zoo.
Jared articule volontairement pour nous faire passer le message. Mais lequel ?
Je le fixe, toujours aussi incrédule. Il porte un jeans jaune - oui, jaune canari ! -, des converses
vertes pommes et une chemise imprimée d'éléphants – Babar, Céleste, Arthur et toute la bande - à
profusion. Quant à Mélanie, elle est vêtue d'une jupe rose bonbon et d'un haut moulant recouvert de glaces
à la crème.
C'est Jared qui, finalement, répond à nos interrogations.
- Vous ne pensiez quand même pas qu'on allait se rendre à une telle cérémonie habillés de noir
comme à l'enterrement de papi ? C'est un bébé qu'on va mettre en terre, pas un vieil édenté. Donc, pour
lui, je vous demande d'aller me virer ces trucs de pleureuses italiennes et de revenir colorés. Aujourd'hui,
c'est l'hymne à ce qu'aurait dû être sa vie et certainement pas son putain de départ. Donc, si vous voulez
être de la partie, allez vous changer et faites-vous plaisir.
Il a sorti ça d'une traite comme si chaque mot lui pesait. Comme si chaque mot était une douleur
insoutenable à lui-seul. Comme si cette journée allait être le pire des supplices, chemise à l'effigie de
Babar ou non.
Je me lève sans un mot. Sans un bruit. Je ne sais même plus si je suis capable de respirer. Je vais
m'écrouler là, au milieu de cette pièce, sans réussir à reprendre mon souffle. Putain - pour une fois, c'est
moi qui jure -, je ne pensais pas que ça serait aussi douloureux...pour moi. Enterrer ce bébé, c'est comme
enterrer une partie de Jared. Une partie de notre avenir.
Justine me fait signe de la suivre en haut.
- Viens, je crois avoir ce qu'il nous faut.
Comment se fait-il qu'elle ait dormi ici ? N'était-elle pas censée rester dans le gîte où nous l'avons
déposée hier en fin de journée ? Jared coupe court à toutes les idées venues des différents horizons qui
m'empêchent de penser normalement et de réagir avec discernement.
Sans me laisser le temps de reprendre mes esprits, il se colle à moi et me prend dans ses bras en me
serrant si fort qu'il me fait mal. Mais, je le laisse faire, sentant qu'il a besoin de ce contact autant que moi
j'ai besoin de lui.
- Je t'aime tellement. Tellement. Tellement. Mille fois tellement. Ne m'abandonne jamais.
C'est d'une voix que j'espère à peine audible pour les autres que je lui chuchote à l'oreille :
- Jamais. Mille fois jamais.
Il me regarde monter l'escalier. Même si je sens son regard malheureux suivre chacun de mes pas, je
ne me retourne pas. Je ne sais pas si je serai en mesure de supporter la douleur qui inonde chaque
parcelle de son être, de son âme et de son corps. Je ne peux pas. Pas encore. Pour ça, j'ai besoin d'être
comme lui. D'être apprêtée, préparée en conséquence. Tel un automate, je laisse Justine m'habiller de sa
robe en soie griffée, imprimée de dizaines de crocodiles Haribo qu'elle ne met que très rarement mais
qu'elle emporte partout pensant qu'il s'agit du plus beau vêtement de sa collection, espérant qu'il lui serve
un jour pour un grand dîner mondain ou un gala de charité. Je n'ai jamais cherché à comprendre le
pourquoi du comment de ses divagations mais, pour la première fois, cette tenue nous est d'une véritable
utilité. Puis, je la regarde se vêtir d'un pyjama une pièce avec des oreilles de lapin que je lui ai offert
pour son vingt-deuxième anniversaire. Lui-aussi accompagne le moindre de ses déplacements. Une sorte
de gri-gri qui combat toutes les superstitions qu'elle voit partout sur son chemin. Là aussi, je n'ai jamais
saisi le sens profond de tout ça mais, aujourd'hui, ça me fait sourire.
- J'aime ton sourire, Cam. J'aimerais tant qu'il perdure mais je crains que ça ne soit pas possible.
Immédiatement, je me rembrunis. Forcément, aujourd'hui n'est pas une journée à ça. Pleurer, oui.
Sourire, non.
- Cam...
Je ne vais pas pleurer. Je ne peux pas pleurer. Je ne dois pas pleurer.
- Cam...
C'est Jared qui doit se laisser aller et mes bras lui seront ouverts.
- Cam...
A tout jamais...
- Cam...
Et, si jamais, ce sont ceux de Mélanie dont il aura besoin, je ne devrai pas m'offusquer.
- Cam...
Seuls eux deux peuvent comprendre cette douleur qui les unira à tout jamais.
- Cam...
Je devrai les laisser dans leur monde. Ne pas m'immiscer. Ne pas être... jalouse.
- Camille !
Le cri strident de Justine me tire de mes pensées. Je la regarde, la scrute... puis m'approche.
Elle...pleure. Je la jauge ne sachant comment réagir. Elle se jette dans mes bras et inonde quelques
crocodiles des filets de ses larmes.
- Je suis... désolée.
J'essaie de déchiffrer. En vain. Je me force à reculer et la scrute, abasourdie.
- C'est Alex ?
Si Justine va mal, c'est la seule personne qui me vient à l'esprit et qui pourrait en être la cause.
Justine ne pleure jamais. Justine ne montre jamais aucun sentiment de culpabilité. Justine est la plus forte
de nous deux. Elle ne peut pas s'écrouler. Pas aujourd'hui. Surtout pas aujourd'hui.
- Non, rien à voir avec Alex. C'est juste que...
Je l'observe froisser mécaniquement quelque chose au fond de la poche de son lapin.
Une voix nous provient depuis l'entrée.
- Vous êtes prêtes ?
Jared. Même à une dizaine de mètres, je perçois son malaise. Il a besoin de moi. Tout de suite.
- Vas-y. Ça attendra.
- Justine ?
- On en parlera plus tard.
- Mais...
Elle me coupe d'une voix qui, tout à coup, se veut sans appel.
- Crois-moi. Il vaut mieux.
Chapitre 21
Jared

Il y a des moments qu'on aimerait retarder infiniment. Ou simplement ne jamais avoir à les vivre.
Penser qu'on est à l'abri des douleurs les plus indéfinissables au monde.
Perdre une partie de soi.
Perdre son enfant.
Que le premier crétin qui me dise qu'un bébé n'est considéré comme une personne à part entière
qu'une fois né et vivant, qu'il aille se faire foutre. Il y a quelques années, j'aurais peut-être même été ce
connard dont la bouche aurait sorti cet amas de conneries mais, là, bordel, mes idées débiles ont laissé la
place à ce sentiment intolérable. Comment un être humain peut-il se relever après ça ? Franchement, je
n'en sais trop rien. Tout ce dont je suis conscient, c'est que depuis ce malheur, je n'ai jamais été seul. Mon
père, Lucie et Alex m'ont soutenu comme jamais je ne les aurais crus capables de le faire. Puis, Camille a
débarqué. Et tout a changé. L'orage a laissé la place aux nuages qui eux-mêmes ont été chassés par le
soleil. Un miracle. Mon miracle. J'ai tenu bon grâce à elle. Ses clauses débiles, puis son amour m'ont
libéré de mon chagrin et m'ont permis d'avancer même si, soyons honnêtes, la plaie est toujours béante.
La seule chose qui me console est de me dire que je mettrai tout en œuvre pour ne jamais avoir à revivre
ça. Jamais plus, je ne m'aventurerai sur le chemin de la paternité. Je préférerais agoniser durant des jours
au fond d'un ravin et crever de faim plutôt que de devoir revivre ça. Et quand je vois Mel avec ses kilos
en moins, ses cernes qui tombent jusqu'à la moitié de son visage amaigri et son chagrin qui grandit
démesurément, je me dis que perdre la chair de sa chair reste la pire chose qui puisse arriver à quelqu'un.
Je ne souhaiterais à personne de vivre ça. Même pas à mon pire ennemi, cet enfoiré de Marc. La voir
s'écrouler de la sorte me fout les boules. Je ne dis pas que je suis celui qui veut lui redonner le sourire ou
même que je vais essayer. Ce n'est pas mon boulot et je ne pense même pas que ça l'ait été un jour. La
seule chose qui nous rapproche est cette... urne. Grise, métallique, froide comme ce qu'elle contient. La
mort.
Ma maison est grande. Pourtant, aujourd'hui, tout me semble exigu. On est là, tous les cinq, assis sur
le canapé face à l'urne que Mel a posé sur la table basse avec une infinie précaution. C'est moi le père.
C'est moi qui devrais prendre les choses en main. Me lever. Soulever le métal, m'en emparer et aller là
où il reposera désormais. En terre. Mais, putain, je ne peux pas. Mes mains restent paralysées sur la
cuisse de Camille, ma sauveuse. On a beau ressembler tous ensemble à un tableau raté de Picasso, je
n'arrive pas à me détendre. Même la vue d'Alex transformé pour l'occasion en un lutin du Père-Noël avec
son pantalon vert bouteille et son pull en laine imprimé d'un gigantesque renne ridicule ne parvient pas à
me faire sourire. Je suis anesthésié. Je ne le vois même pas contourner Justine et s'approcher de Mélanie,
lui passant une main amicale autour des épaules.
- Il faut y aller.
Je ne la regarde pas. C'est trop difficile de poser mes yeux sur elle. Lui aurait-il ressemblé ? Aurait-
il hérité de ses grands yeux et de ses cheveux clairs ? Je pense que oui. Je sais que oui.
- Pas encore Alex. Laisse-nous un peu de temps.
Sa voix semble assurée mais, putain, je sais qu'elle trinque. Elle n'a pas eu ce que j'ai eu. Notre bébé
contre moi. Ce peau à peau. La mort contre la vie. Son petit doigt froid que j'ai enroulé autour de mon
index. Mon Arthur.
Elle me stresse à regarder sa montre, encore et encore. Putain, je ne veux pas y aller. Je préfère ce
silence de mort plutôt que de devoir affronter l'inévitable. L'égoïste que je suis aurait aimé qu'elle ne me
rappelle jamais. Tant que mon bébé n'était pas mis en terre, je ressentais cette douce impression de le
savoir au chaud et en sécurité près d'elle. Je n'ai pas su les protéger. Il était mieux vers Mel. Ici, il sera
tout seul. Dans la terre froide. Loin de moi, loin d'elle. C'est un peu comme si je m'apprêtais à
l'abandonner une nouvelle fois.
Il faut que je me lève.
Il faut que je gère.
Il faut que je sois le père qu'il aurait mérité d'avoir.
Mais, mes bonnes résolutions volent en éclat quand j'entends le bruit d'un moteur se rapprocher
dangereusement de ma maison. Instinctivement, je me lève, bien décidé à chasser dare-dare les intrus. Au
moment où je m'apprête à descendre du canapé, je sens la main de Mélanie m'attraper le poignet. Je
l'entends mais ne la regarde toujours pas.
- S'il-te-plaît, ne m'en veux pas.
Je ne l'écoute pas, je suis presque déjà dehors. Si c'est ce postier qui vient me faire chier, je le
catapulte dans la rue, coups de pieds au cul à l'appui. Mais, je déchante rapidement. Ce n'est pas le
service de courrier connu pour son efficacité légendaire. Tout ce que les rayons aveuglants du soleil me
permettent d'apercevoir est un taxi. C'est pire que ce que je pensais.
Une première personne vêtue d'une combinaison rouge et d'un nez de clown sort de la voiture, suivie
d'une seconde habillée en robe de princesse Disney.
Ou pas.
- Papa ?
Hébété, je fixe mon père s'approcher de moi. Et il fait ce qu'un bon patriarche ferait à cet instant
précis. Il étreint son fils avec tout l'amour et la désolation du monde.
- Mon petit, pourquoi ne m'as-tu pas appelé ?
Nous sommes rapidement rejoints par Lucie qui se mêle à ce câlin familial tout en me sermonnant
avec douceur.
- Ne me refais plus jamais ça. On est une famille. Les bons comme les mauvais moments, tu te
souviens ?
Les mots de Mélanie me reviennent en mémoire. S'il-te-plaît, ne m'en veux pas. C'est elle qui les a
fait venir. Elle. Pas Alex, Rocky ou qui vous voulez. Non, elle. Je la sens arriver derrière nous. Je
m'écarte doucement de ma famille. Il faut que je réagisse, que je lui dise quelque chose.
- Je...
Que je la remercie de son initiative.
- Merci Mel.
Ses yeux rougis me font comprendre qu'elle n'a jamais été aussi loin et aussi proche de moi qu'à cet
instant.
- Je ne l'ai pas seulement fait pour toi. Mais aussi pour lui, dit-elle en se tournant légèrement vers
l'entrée de la maison.
Je vois Alex sortir, l'urne à la main, suivi de Justine et de Camille, totalement bien habillées pour
l'occasion mais complètement sonnées. Surtout Camille. Mais, je ne peux pas aller vers elle maintenant.
C'est Mel qui a besoin de moi. Cette fille qui a voulu me sauver et qui est tombée. Cette fille dont
l'accouchement a alors été déclenché. Cette fille qui portait mon enfant. Notre enfant.
- Notre bébé mérite d'être entouré de tous les gens qui l'auraient chéri.
Elle jette un regard en coin en direction de Camille.
- Même elle, l'aurait aimé.
Je m'apprête à rétorquer l'inavouable mais elle est plus rapide que moi.
- Ne sois pas stupide. Tu l'aurais rencontrée. Arthur ou non, ta tournée aurait eu lieu, son stage aussi.
Vous étiez appelés à vous connaître et à vous... aimer. Ça crève les yeux que vous êtes faits l'un pour
l'autre.
Camille est postée derrière moi. Son odeur rassurante papillonne autour de nous. Je recule
doucement ma main droite jusqu'à effleurer la sienne afin de lui faire comprendre que, quoi qu'il arrive
aujourd'hui, c'est elle que j'aime. Personne d'autre. Il me faut toute la volonté du monde pour briser ce
contact et me rendre devant Alex. Puis, lui prendre mon fils des mains et retourner, le cœur en éclats, vers
Mélanie.
- C'est le moment de laisser Arthur s'envoler.

Je prends la main de la femme que je n'ai pas su protéger. Tout en gardant mon enfant dans l'autre, je
nous dirige vers l'arrière du terrain, là où l'herbe rejoint les premières dunes de la plage. Là, où Mel a
creusé un trou hier. Là où elle a décidé de laisser reposer Arthur.
Mes boyaux se tordent et mon cœur se serre, prêt à exploser. Je ne sais que dire, que faire. Putain, je
me retrouve comme un idiot face à cet amas de terre. Face à la dernière demeure de mon fils. Au moins,
dans les cérémonies clés en main, un prêtre est là pour faire la conversation et laisser les parents pleurer.
Ma première larme roule mais mes mains sont toujours occupées. Je la laisse couler le long de ma
joue avant qu'elle ne s'écrase dans mon cou. Putain. J'aimerais que Camille l'essuie, qu'elle me console et
qu'elle me promette que cette souffrance s'en ira un jour.
Sentant Mel complètement incapable de prendre les devants, je sais qu'il va falloir que j'assure.
Toujours sa main dans la mienne, je me tourne vers nos amis et ma famille et les regarde un à un. Surtout
Camille. Je me perds un moment dans ses magnifiques iris, cherchant la force de continuer. Je le dois
pour la mère de mon enfant, pour moi, pour Arthur. Je le dois pour la famille, même éclatée, que nous ne
serons jamais. Je le dois pour moi afin de laisser un peu de ma douleur s'envoler avec lui. Je le dois pour
Camille, ma merveilleuse femme qui, avec un regard, me permet de trouver l'élan nécessaire. Tout ce que
je pensais dire s'envole. Je ne me souviens de rien. Mais les mots sortent de mon cœur et fusent
naturellement.
- J'aurais vraiment aimé que nous nous retrouvions pour un autre événement. Son premier
anniversaire, par exemple. Ou ses premiers pas. Son premier Noël. Son premier mot. Sa première
rentrée. Son premier château de sable. Sa première nage dans l'océan sans brassards. Sa première dent
qui tombe. Sa première chute à vélo. Sa première lecture tout seul. Son premier cours de guitare. Son
premier bulletin. Son premier chagrin d'amour. Nous l'aurions entouré avec tout notre amour pour ces
moments de vie. Ces moments qu'il méritait de vivre.
Je baisse momentanément les yeux, incapable de croiser ceux des gens que j'aime et qui... pleurent.
Supporter ma douleur est une chose mais celle des autres est juste impossible. Surtout celle de Camille.
- Je ne veux pas revenir sur l'accident. Nous en avons assez parlé pour une vie entière. Cela nous
appartient désormais à Mélanie et moi. Je ne sais pas si nous parviendrons à faire notre deuil un jour
mais nous essaierons pour lui.
Je serre l'urne aussi fort que je peux contre moi.
- Pour notre fils.
Il faut que je soutienne leurs regards. Ils sont là pour nous, aujourd'hui. Pour lui. A leur manière, ils
souffrent aussi. Je n'oublie pas que mon père a perdu un petit-fils; ma sœur, un neveu; Alex, un filleul;
Justine, un presque filleul; Camille, un..., un..., un... Putain. Il n'y a pas de mots pour ce qu'elle aurait été
pour lui. Une belle-mère, certainement pas. Une mère, il en aurait déjà eu une. Une... une... deuxième
maman. Et, elle aurait joué son rôle à la perfection.
- Avant, je ne croyais pas à ces conneries de paradis. Maintenant, c'est con à dire mais j'espère de
tout mon cœur que ça existe. Au moins, pour les enfants. Je veux que, quel que soit l'endroit où il se
trouve, il se sente bien, aimé et en sécurité. Et, putain, autant que je l'avoue, je souhaite même, qu'un jour,
on me permette de le rejoindre. De le connaître. De lui dire combien je suis désolé, combien je l'aime,
combien il sera à tout jamais le petit garçon le plus chéri de la planète. Par moi son papa, par Mélanie sa
maman, par Camille qui l'aurait aimé comme si ça avait été son propre enfant, par son papi, par sa tante,
par son parrain et par l'amie de celui-ci.
J'essaie de les regarder tous quand je parle mais mes yeux sont aimantés vers elle. Vers Camille. Ses
larmes roulent avec force sur son beau visage. Elles me font l'effet d'une gifle car elles représentent
tellement plus que la perte d'Arthur. Elles sont le symbole d'un deuil que je lui impose et qu'elle aura
aussi à faire. Le deuil cruel de l'enfant que je ne serai jamais capable de lui donner. Revivre tout ça est
juste... inenvisageable. Même pour elle.
- La tristesse est là, dans nos deux cœurs à Mélanie et moi. Dans nos cœurs à tous. Mais, je ne veux
pas que vous vous souveniez de cette journée comme d'un malheur qui s'est abattu sur nos vies. Je veux
que vous gardiez à l'esprit qu'Arthur, même mort, est aimé plus que tout au monde. Nous ne pourrons
jamais nous créer un album de souvenirs avec lui, nous ne le verrons pas grandir. Nous ne lui offrirons
jamais tous ces beaux moments auxquels un enfant a droit. Mais ce que nous sommes en mesure de faire,
ici et maintenant, est de l'accompagner avec tout l'amour que nous lui portons et nous lui porterons jusqu'à
ce, qu'à notre tour, nous le rejoignons un jour.
La main de Mélanie me serre si fort que je sens que le moment est venu. Je me tourne vers elle et la
fixe en silence. Ses yeux ruissellent à la fois d'une douleur aussi vive que le premier jour et d'un amour
incommensurable pour le petit garçon que je lui ai enlevé.
Nous nous tournons et nous dirigeons vers le petit trou, au fond duquel elle a déposé un petit coussin
brodé de son prénom. Arthur. Nos mains se joignent pour poser délicatement l'urne sur le petit duvet. Un
sombre instinct nous force, elle et moi, à nous reculer. Il est trop tôt pour nous de lui dire au revoir. Il
nous faut encore un peu de temps. Juste un tout petit peu de temps.
Nous laissons nos invités s'avancer en silence. Mon père, en début de file, ouvre le cortège. Il ôte
son nez de clown et le pose sur le petit coussin.
- J'aurais été le meilleur des clowns, celui qui t'aurait fait pleurer de rire. Tu en aurais redemandé
encore et encore, mon petit Arthur. Dors bien mon ange.
Il se recule pour laisser la place à ma sœur qui ne retient plus ses larmes.
- Les princesses n'auraient pas eu de secret pour toi. Lola et moi t'aurions initié aux joies des
chevaliers sauveurs. Tu aurais été le plus beau des rois, mon Arthur. Tu aurais porté ton prénom comme
personne. Fais de beaux rêves, petit amour.
Alex s'avance d'un pas mal assuré, les épaules affaissées. Mon ami souffre pour nous mais aussi
pour lui. Ce bébé, il l'aimait. Il a pleuré sa perte et, maintenant, il subit ce dernier adieu.
- J'aurais fait de tes Noëls les plus beaux des voyages. Tu aurais eu le droit à tous les contes, toute la
féerie et toute la magie de ce jour spécial de décembre. Si jamais tu croises le Père-Noël, là-haut, dis-lui
de m'attendre. Nous fêterons ça ensemble un jour. Envole-toi bien, mon adorable petit lutin.
Justine arrive, totalement démunie. Alex s'est mis à l'écart mais pas suffisamment pour lui donner
l'impression de se retrouver seule face à l'inacceptable.
- J'aurais été le lapin géant qui t'aurait fait t'envoler dans les airs. Tes parents m'auraient sûrement
grondée pour toutes les bêtises que je t'aurais apprises mais j'aurais été tellement fière de pouvoir les
partager avec toi, gentil petit garçon qui doit maintenant s'envoler au pays des rêves. Ou que tu sois,
n'oublie pas que nous aurions tous tellement aimé te connaître dans cette vie.
Sa voix s'étrangle. Alex l'aide à se déporter sur le côté.
Il ne reste plus que... Camille. Aucun manuel n'existe pour dire à un père endeuillé comment se
comporter avec la femme de sa vie qui n'est pas la mère de son enfant, tandis que cette dernière vous
maltraite votre main de la sienne.
Je la vois s'approcher, chancelante. Son visage est blême, ses yeux sont éteints, son regard est
atrocement triste. Comment puis-je la toucher sans causer de tort à Mélanie ? Tandis que je cherche une
solution à mon problème, mon cœur bat la chamade. J'aimerais trouver la meilleure façon d'agir et de
réagir. Les secondes passent sans que je ne sache quoi faire. Mais, ce que les manuels ne disent jamais,
c'est que parfois la situation peut se décanter à votre insu. C'est, en premier, la main de mon père que je
sens me caresser l'épaule, suivie des lèvres de Lucie qui se posent sur ma joue. Puis, vient Alex avec son
accolade fraternelle et, enfin, le regard amical de Mélanie qui rencontre le mien. Je les regarde se diriger
vers la maison et nous laisser tranquilles dans ce moment terriblement intimiste.
J'attends qu'ils disparaissent tous de mon champ de vision pour quitter momentanément la main de
Mélanie et m'approcher de Camille. Je lui ouvre mes bras et l'invite à s'y blottir. Ce qu'elle fait
immédiatement.
- C'est tellement dur, Jared.
- Je sais, ma belle. Je sais.
Mon bébé. Notre bébé. Deux êtres qui ne vivront jamais. Je lui laisse prendre son temps et observer
cette petite urne couchée au fond de ce trou béant.
- Tellement de sentiments me traversent le cœur que je ne sais pas par lequel commencer.
Elle se tourne vers moi.
- Tu as raison. J'aurais aimé Arthur comme mon propre fils. Je l'aurais chéri de tout mon être comme
je te chéris, toi. Je lui aurais raconté des histoires, je me serais endormie avec lui, je l'aurais bercé, je
l'aurais veillé quand il aurait été malade. Toi et lui auriez été mon tout.
Par respect pour moi et Mélanie, par respect pour ce moment, par respect pour Arthur, elle ne dit pas
tout. Nous aurions été son tout jusqu'à ce qu'un petit bout de moi et d'elle vienne compléter ce tableau.
J'aurais été assez fort pour réitérer l'aventure. J'aurais même peut-être attendu et vénéré le fait de lui faire
un enfant. Je ne dis rien. Je ne veux pas lui donner de faux espoirs. Elle avec moi, moi avec elle mais
personne d'autre en plus. Jamais. Mille fois jamais. Elle paraît si frêle quand elle se tourne vers son
ultime demeure.
- Arthur, je t'aime. Je ne t'aime pas uniquement parce que tu es une partie de ton papa. Je t'aime aussi
pour tous ces beaux moments que nous aurions vécus, pour toutes ces belles choses que nous aurions
faites ensemble, pour toutes les surprises que nous aurions préparées pour lui. Mais surtout pour la belle
famille que nous aurions été, tous les trois quand tu aurais été parmi nous. Je viendrai souvent te voir ici
pour que tu saches que, même si tu t'es envolé, tu garderas toujours une place spéciale et unique dans mon
cœur. A bientôt, petit Arthur...
C'en est fini. Les larmes que je retenais redoublent et coulent, tel un torrent puissant. Je garde
Camille encore quelques instants tout contre moi à tenter de lui insuffler tout l'amour que je lui porte. Un
amour démesuré qui vivra et perdurera au-delà de tout. Je la laisse s'écarter doucement et aller... se
blottir dans les bras de Mélanie. Ma si belle femme chuchote quelques mots à l'oreille de la mère de mon
enfant, quelques mots suffisamment beaux pour que Mel lui rende son étreinte. Puis, sans un regard pour
moi, elle s'éloigne et rejoint les autres, respectant ce besoin d'intimité que seuls un père et une mère
endeuillés, même s'ils ne s'aiment plus, désirent avoir et partager.
Main dans la main, nous nous avançons ensemble. L'air frais de l'océan fouette nos deux visages.
Nous le laissons s'abattre une dernière fois avant de baisser les yeux sur ce qui reste de notre enfant.
- Je suis tellement désolé, Mélanie.
Je sens sa main se poser contre ma joue.
- Tu aimes autant Arthur que moi je l'aime. Ta douleur et la mienne sont identiques. Oui, je t'en ai
voulu. Oui, j'ai un temps regretté de t'avoir sauvé. Si je ne l'avais pas fait, c'est Arthur qui serait vivant. Il
marcherait. Il rirait. Mon fils serait là. Mais, toi, tu ne le serais plus. Et je ne me serais jamais pardonnée
de t'avoir laissé agoniser. J'ai fait ce que je pensais être bien et juste à ce moment-là. Je ne voulais pas te
perdre. Je ne l'aurais pas supporté. Tu étais et tu resteras toujours le père de mon premier enfant.
Premier ? Comme si elle lisait dans chacune de mes pensées tordues, elle lève les yeux vers moi et
me dis tout bas, comme si elle avait peur qu'Arthur puisse nous entendre :
- Un jour, j'espère bien lui donner un petit frère ou une petite sœur. J'espère rencontrer un homme
solide qui me fera ce cadeau. Un homme qui m'aimera pour celle que je suis. Un homme avec qui je
partagerai ce bonheur. Ne ferme pas cette porte là, Jared. Ce n'est pas parce qu'Arthur s'est envolé qu'il
arrivera la même chose avec l'enfant que pourrait porter Camille. Ne vous prive pas de ce bonheur. Je ne
te dis pas de lui faire un enfant ce soir, je te dis juste que quand on a trouvé la bonne personne, ce serait
inconcevable de ne pas franchir ce merveilleux pas. De vous donner cette chance et de vous offrir ce
bonheur. Moi, en tous cas, je ne me le refuserai pas. Arthur mérite d'être un aîné et non un enfant unique.
Arthur mérite tellement...
Sa voix s'affaisse. Des sanglots la submergent. Je la laisse déverser toutes les larmes de son corps
tout en joignant les miennes aux siennes. Je ne sais pas combien de temps s'écoule - à vrai dire, je m'en
fiche - jusqu'à ce que nous nous calmions. Je veux lui laisser le mot de la fin. L'ultime adieu. Je dois
parler. Maintenant.
- Arthur, je commence douloureusement. Mon petit garçon, mon bébé, mon enfant, mon tout petit, mon
héros, mon beau, mon si fragile, mon adorable, ma petite merveille, mon étoile qui inonde mon ciel tous
les soirs. Je t'aime. Je ne pensais pas qu'il était possible d'aimer comme ça. Bien sûr, j'aime Camille. Je
l'aime de tout mon cœur, de toute mon âme. Je l'aime comme je n'ai jamais aimé personne. Sauf toi. Le
lien qui nous unira tous les deux, bien au-delà de la vie ou de la mort, est plus fort que tout. Quand j'ai été
suffisamment en forme pour te serrer dans mes bras, pour te prendre tout contre moi, je t'ai gardé aussi
longtemps que je le pouvais. J'ai tenu bon quand la sage-femme est revenue. J'ai tenu bon quand elle a
voulu t'habiller. J'ai tenu bon car c'était à moi de le faire. A moi ton papa qui ne méritait pas ce titre. A
moi ton papa dont le cœur débordait d'amour et de haine. D'amour de t'aimer tant et de haine de n'avoir
pas su te protéger. Tu ressemblais à ta maman. Tu avais les mêmes yeux fins, les mêmes traits. C'était trop
tôt pour que tu aies beaucoup de cheveux mais d'après ce que j'en ai vu, ils auraient été d'un beau blond.
Mélanie se laisse tomber dans mes bras. Je l'accueille tendrement sans cesser mon discours pour
autant. Ces mots, je les garde enfouis au fond de moi depuis si longtemps qu'il faut que je m'autorise à les
laisser s'en aller avec mon bébé.
- Même si tu étais froid, j'ai aimé t'habiller. J'ai aimé partager ce moment avec toi. J'ai aimé prendre
tout mon temps, exprès, pour que cet instant ne s'arrête jamais. J'ai aimé frotté ton doudou contre toi,
encore et encore, jusqu'à ce qu'il s'imprègne de ton odeur. J'ai aimé en sortir un deuxième et faire la même
chose. J'ai aimé m'asseoir dans ce fauteuil d'hôpital et te reprendre dans mes bras. J'ai aimé chaque
minute, chaque seconde de ces doux moments. Je t'ai aimé à la seconde où je t'ai vu. Et je t'aimerai
toujours. Je t'aimerai si fort que tu le ressentiras jusque sur ton étoile. Je t'aime tant, mon bébé.
J'ai envie de crier contre ma connerie de l'époque et j'ai envie de hurler après l'injustice d'avoir
perdu mon fils de cette façon. J'aimerais tomber dans ce trou, sortir cette urne et la garder avec moi pour
l'éternité.

- Mon Arthur.
Mélanie.
Putain.
Je ne sais pas si je suis en mesure d'entendre ses mots. Son ultime adieu.
Putain.
Je ne vais pas tenir le choc.
Putain.
Trop de souvenirs. Trop de douleur. Trop de culpabilité pour ce que je lui ai enlevé. Nous ai enlevé
à tous les trois.
- Mon Arthur. J'aimerais te dire tant de choses. De belles choses. De beaux mots. Des mots tendres,
des mots doux, des mots d'amour. Mais, ils seraient infinis. Comme mon amour pour toi. Je sais que tu les
connais. Je les prononce tous les soirs avant de m'endormir. Ces mots-là n'appartiennent qu'à nous. Peut-
être, qu'un jour, j'aurais envie de les partager avec ton papa. Mais, je crois que c'est encore trop tôt. Il a
pu te prendre dans ses bras. Moi, non. Tout ce que j'ai, ce sont nos mots. Je pourrais te les redire
maintenant mais j'ai trop besoin de ton papa. Je ne veux pas le laisser partir. Je ne supporterais pas d'être
seule ici et de devoir ramener toute cette terre sur toi. Même si je ne les dis pas, je sais qu'ils sont partout
tout autour de moi. Je vais laisser s'ouvrir mon cœur pour qu'ils s'envolent jusqu'à toi et te bercent avec
mon amour le plus doux et le plus fort. L'amour d'une maman pour son enfant. Je t'aime mon Arthur. Je
t'aime tellement. Je t'aime tant. Dors bien mais n'oublie pas qu'un jour, je te rejoindrai et que nous
caresserons enfin les étoiles, ensemble, tous les deux.
Le sol se dérobe sous mes pieds.
Je me sens flancher et me laisser tomber sur cette même terre dont je vais devoir recouvrir notre
enfant. Mélanie chute à mes côtés.
Il faut que nous le fassions. Que nous le couvrions. Mais avant ça, il me reste une dernière chose à
faire. D'une main maladroite, je sors de mon jeans un petit bout de tissu en forme d'éléphant. De Babar. Je
le porte à mon nez et hume une dernière fois l'odeur de mon fils. M'en séparer est un véritable
déchirement mais il le faut. Il est temps de le tendre à sa maman qui plonge son nez à l'intérieur avant de
recouvrir délicatement l'urne avec. En silence, nous contemplons la dernière image de notre enfant.
Puis, en silence, nous utilisons nos mains pour le recouvrir de terre. Aucun mot n'est nécessaire pour
décrire ce que nous ressentons à ce moment. Nos larmes qui se mêlent à la terre parlent pour nous.
Des larmes de tristesse de savoir que notre enfant ne nous reviendra jamais.
Des larmes de désespoir à l'idée que nous ne ferons jamais vraiment notre deuil.
Des larmes de soulagement de nous dire qu'ici est le meilleur endroit pour lui.
Nous nous redressons enfin, tâchés de la terre de notre fils, sentant que le moment est venu
d'affronter le monde qui nous entoure. Mais avant ça, il me reste une dernière chose à faire. Offrir un
ultime cadeau à Mélanie. Lui donner ce que j'ai gardé égoïstement pour moi.
Lui transmettre... Arthur.
Chapitre 22
Camille

Cela fait deux heures que Jared et moi sommes installés sur le grand canapé d'angle. Deux heures
qu'il est couché contre moi, son dos épousant parfaitement ma poitrine. Deux heures que je lui passe une
main rassurante dans les cheveux. Deux heures que je tente d'apaiser un peu son chagrin. Mais j'ai beau
lui susurrer des mots doux à l'oreille en lui disant combien je l'aime, rien n'y fait. Son regard est ailleurs,
ses yeux sont vides de nous tous qui l'entourons.
Lucie lui a demandé s'il désirait quelque chose de particulier - une boisson, une couverture, un peu
de lecture, de la musique - mais, en guise de réponse, elle n'a obtenu qu'un vague grognement triste.
Son père a préparé à manger mais il a refusé de se lever pour aller les rejoindre à table. Malgré une
délicieuse odeur qui émanait dans toute la maison et mon ventre qui criait famine, je suis restée avec lui.
Ma vie reprendra son cours normal quand lui-même sera capable de le faire. Jusqu'à ce qu'il se sente
prêt, je resterai à ses côtés.
Alex est venu lui apporter une coupe de salade de fruits, le suppliant d'avaler quelque chose. Après
un las « non merci », il est reparti bredouille.
Seule Justine, visiblement abattue et préoccupée par cette triste journée, n'a pas encore rejoint le trio
essayant en vain de montrer à Jared que, malgré tout, la vie continue. Et nos besoins vitaux - manger,
boire, dormir -, également.
Et Mélanie...
La grande absente...
Quand, deux heures plus tôt, Jared et elle ont franchi le seuil de la maison, elle a patienté quelques
minutes dans le salon. Le temps nécessaire pour Jared d'aller chercher une petite boîte quelque part dans
notre chambre et de la lui donner. Je n'ai absolument aucune idée de ce qu'elle contient. Je n'ai même pas
essayé d'en savoir plus. Probablement quelque chose lié à... Arthur. A eux trois. Je ne veux pas le presser.
Il me le dira quand il se sentira prêt. Je sais qu'il m'aime et, surtout, que je suis la seule. A tort ou à
raison, j'ai mis du temps à lui faire confiance. Mais maintenant, que ce sentiment est là, imprégné au fond
de moi, je veux en être digne. Je refuse de retomber dans nos tristes disputes d'il y a quelques mois.
Mélanie est et restera la mère d'Arthur. Jared et elle possèdent un passé douloureux en commun. Ils
semblent avoir enterré la hache de guerre et je trouve que c'est un énorme pas en avant pour leur futur à
tous les deux. Pour notre avenir à lui et moi. Je l'ai donc regardée, sans un mot, saisir la petite boîte et
monter dans sa chambre, nous annonçant qu'elle ne partirait finalement que le lendemain. Sage décision.
Je penche mes lèvres dans le creux du cou de Jared.
- Tu veux boire un peu d'eau ?
Si j'obtiens enfin une réponse positive, je n'aurai qu'à tendre la main pour saisir la petite bouteille
qu'Alex a posée sur la table basse, quelques minutes auparavant.
- Non. Ça va aller.
Non, ça ne va pas. Mais, je ne dis rien. Pour le moment, certaines de mes pensées ne peuvent pas
encore être partagées avec l'homme que j'aime. Il n'est toujours pas prêt à les entendre. Mon silence n'est
pas bon signe pour autant. Jared se retourne doucement et me fixe, d'un drôle d'air.
- Comment te sens-tu ma belle ?
Euh...
Si je lui dis la vérité au sens littéral du terme, il ne va pas apprécier. Je suis triste pour toi,
vraiment très triste, mais j'aimerais tellement former une vraie famille avec toi. Pas maintenant, pas
dans un an. Je veux avoir le temps de vivre avec toi, de te découvrir un peu plus chaque jour. Mais, au
fond de moi, je sais que je ne pourrai jamais accepter de ne pas avoir d'enfant de toi. Je veux t'offrir,
nous offrir, cette possibilité. Accepter ton point de vue et ne pas me battre pour te faire changer d'idée
est juste... inhumain.
Si je lui annonce une réalité édulcorée, il le sentira. J'ai vraiment mal pour toi... Ton chagrin me
fait souffrir et j'aimerais tellement me sentir utile. T'apporter du réconfort.
Si je lui mens, il me le fera payer. Non, tout va bien. Ne t'inquiète pas pour moi.
Donc, quoi que je réponde, ça n'ira pas.
Euh...
- Arrête de te creuser la tête. Il n'y a pas de bons ou de mauvais mots. Je ne veux pas te parler de tout
ce qui s'est passé ces dernières heures. Je crois qu'aucun de nous deux n'a envie d'affronter l'autre sur ce
terrain glissant.
Il sait donc ce que je ressens. Dois-je le prendre pour un point positif ou bien est-ce tout le contraire
qui se profile à l'horizon ?
- Je voulais juste savoir comment va ta tête. Côté douleur, que ressens-tu ?
Quand je fronce les sourcils, son visage se tend. Malgré tout ce qu'il a vécu aujourd'hui, il continue
de s'inquiéter pour moi. Comme si ma santé était, à cet instant précis, ce qui le perturbait le plus. Devant
tant d'abnégation de sa part, je décide de jouer la carte de la franchise.
- Rien de nouveau sous les tropiques. Les médicaments font vraiment effet. Mis à part quelques
douleurs qui reviennent et partent assez rapidement, je dois dire que je me sens plutôt bien.
Doc m'avait établi une liste de tous les effets secondaires que je pouvais ressentir suite à
l'absorption de ma multitude de cachets divers et variés mais, pour le moment, je dois dire que je n'ai pas
à me plaindre. Pas de diarrhées, pas de vomissements, pas de vertiges, pas de maux d'estomac...Je dois
bien en oublier quelques autres mais, peu importe, ça va. Donc pas de quoi faire paniquer Jared avec une
source d'inquiétude supplémentaire.
- Ne t'en fais pas, je gère. Et s'il devait y avoir un sale truc, tu en serais le premier informé.
Visiblement, c'est la réponse attendue. J'ai le droit à un mini-grognement de satisfaction, un baiser
sur mon bras suivi d'un autre sur ma main et de sa position initiale retrouvée. Mes mains reviennent se
positionner sur ses cheveux soyeux et les caressent d'un geste lent et régulier. Au bout de quelques
minutes, je sens sa respiration se calmer et sa tête s'affaisser dans le creux de ma jambe. Il s'est endormi.
J'ose un regard sur son beau visage malmené par le chagrin. Que va-t-il ressentir en se réveillant ? Je
coupe court à cette pensée. Pour l'instant, je préfère le laisser se reposer et reprendre des forces. Quant à
moi, il est temps que je dégourdisse un peu mes jambes endolories et que je reprenne des forces en
avalant un petit quelque chose.
Je me lève délicatement pour ne pas réveiller Jared. D'une main douce, je lui pose la tête sur un
oreiller et étend ses jambes sur la méridienne. Voyant qu'il se recroqueville instinctivement, je pars à la
recherche du plaid Camel qu'il cache toujours dans le tiroir secret du canapé. Je m'en empare et recouvre
tendrement Jared avec. Je l'observe se détendre lentement avant de me diriger vers la cuisine où Alex et
Justine sont en train de finir de remplir le lave-vaisselle. Me voyant arriver, Alex jette un coup d'œil
inquiet vers le canapé.
- Tout va bien ?
- Il dort, je réponds doucement.
Justine est déjà en train de sortir une assiette du micro-onde. Elle la pose sur la table.
- Elle est encore chaude.
Je jette un regard au petit plat rempli de légumes et d'un émincé de viande à la crème avant de
tourner, les yeux passablement dégoûtée. Tout à coup, je n'ai plus aussi faim. Je les regarde, désolée.
- C'est gentil mais pas tout de suite. J'ai d'abord quelque chose à faire.
Je n'attends pas leurs réponses inquiètes et réalise ce que j'aurais dû faire depuis une bonne heure. Je
monte les escaliers doucement et, une fois sur le premier pallier m'arrête juste devant la première
chambre à droite.
Celle de Mélanie.

La pièce est faiblement éclairée. Je ne sais pas quand Jared l'a meublée mais il a bon goût. Un beau
lit laqué blanc tranche légèrement avec le parquet clair. Une petite armoire en verre brossé fait face à
Mélanie, recroquevillée sur le matelas. Il fait froid. Pourquoi n'a-t-elle pas allumé le radiateur avant de
s'allonger ? Pourquoi personne avant moi ne s'est inquiété de savoir comment elle allait ? Même moi qui
bouge, je frissonne. Avant de chercher à la couvrir, je vais aller monter le thermostat. Puis, je me dirige
vers elle et fais mine de la réchauffer avec l'immense couette qui traîne sur le côté du lit.
C'est là que je la vois.
La petite boîte. Ouverte. Laissée sur le sol. Mais surtout, vide.
Je m'approche. Ses mains serrent quelque chose. Je me fais violence pour ne pas chercher à voir de
quoi il s'agit. Cette femme vient de vivre une des plus terribles journées de son existence. Même si elle
pense n' avoir besoin de personne, il est temps que quelqu'un prenne soin d'elle. Et si, momentanément, ça
doit être moi, ça le sera. Je ne me défilerai pas. Je m'apprête à la recouvrir entièrement quand ses mains
se libèrent de son contenu qui... tombe par terre.
Merde.
Je suis dans la... merde.
Quoi que je fasse, j'aurai tout faux.
Si je ne ramasse pas ce qui vient de tomber, elle saura, en se réveillant, que quelqu'un en a découvert
le contenu puisqu'elle sera réchauffée et bien emmitouflée. Et, pour mon propre petit bien-être personnel,
je ne peux pas la laisser se refroidir davantage.
Si je lui remets entre les mains ce qui est tombé, je découvrirais ce dont il s'agit. Et, je me sentirai
comme une voleuse, prise au piège de ses propres contradictions.
Merde.
Je suis fatiguée. Je voulais juste la couvrir, lui apporter un peu de réconfort. Au lieu de ça, me voilà
coincée avec mes valeurs cérébrales et mes besoins égoïstes de partir à la découverte de quelque chose
qui ne m'appartient pas. Qui ne m'appartiendra jamais.
- Camille ?
Merde.
- Camille ?
La voix se fait de plus en plus forte. Que peut bien donc me vouloir Alex sachant que Mel et Jared
dorment enfin.
- Descends.
Il ne plaisante pas. C'est un ordre. Merde. Pas le temps de réfléchir, pas le temps de penser. Je n'ai
qu'une chose à faire. Et vite. A-G-I-R.
Je réagis donc comme n'importe quelle fille qui se retrouverait dans ma situation et qui cherche à
avoir beaucoup d'empathie mais peu de curiosité (du moins, c'est bon de le croire...). Le cœur battant, je
me penche et découvre l'étendue de son trésor dont la valeur n'a aucun prix sur Terre.
D'une main tremblante, je saisis le petit bout de papier froissé que je remets délicatement dans sa
main. En le retournant et en le plaçant correctement, je découvre de quoi il s'agit. Mon cœur s'arrête, mes
yeux s'embuent, la vie marque un temps d'arrêt. Jared, plus marqué, plus maigre, plus blafard, tient un
minuscule nouveau-né contre lui. Il n'est pas rose et joufflu. Il est gris et... atrocement maigre. A-r-t-h-u-r.
- Camille, descends vite !
La voix d'Alex est de plus en plus insistante. Je ne sais pas ce qui se passe en bas mais il faut que je
me dépêche. Jared a probablement besoin de moi.
Complètement paniquée et sonnée par ce que je viens de découvrir, je ramasse à la hâte un doudou
carré dont au centre trône la tête d'un minuscule petit éléphant. B-a-b-a-r. Si je pensais avoir touché le
fond en découvrant la photo, il ne s'agissait que d'un douloureux prémice. Mon homme ne laisse rien au
hasard. Sa tenue n'était pas là pour contrer le noir, la mort et tout ce qui va avec. Non, c'était bien plus
que ça. Arthur et Babar, c'est leur histoire.
- Putain, qu'est-ce qu'elle fout ?
La voix stressée d'Alex a laissé place à celle, bien moins mesurée, de Jared. Si je ne descends pas
immédiatement, il ne lui faudra pas plus que quelques secondes pour monter et me trouver ici. Avec
Mélanie, avec Arthur, avec Babar. I-m-p-o-s-s-i-b-l-e.
J'absorbe une dernière fois le tableau qui se trouve devant moi - Mélanie enfin au chaud avec ses
trésors blottis contre sa main - avant de descendre et de trouver mon Jared complètement paniqué dans la
cuisine.
- Elle est où, putain ?
Alex est penché sur lui et tente de le rassurer.
- Elle va arriver.
J'aimerais leur dire que je suis déjà là mais ils ne me voient pas. Le père de Jared vient lui apporter
un verre d'eau.
- Tu ne veux pas manger, ok, mais bois au moins ça. Tu en as besoin.
Jared ricane. Mauvais signe.
- Dégage moi ce putain de liquide transparent. Je serai d'accord pour avaler ce que tu veux tant que
c'est dense, jauni et que ça brûle la gorge.
Il ne va quand même pas demander du whisky ! Hors de question qu'il replonge. Son père semble du
même avis que moi. Il repose le verre devant son nez.
- Fils, je t'aime. Je ne te le dis peut-être pas assez mais je t'aime plus que moi-même. Et, à ce titre, tu
peux te mettre dans la tête que je ne te donnerai rien d'autre que ça. Bois.
- Elle est partie, c'est ça ?
- Non, elle..., tente de répondre Alex.
Je regarde Alex, hébétée. Je ne veux surtout pas qu'il dise à Jared où je me trouvais. Vu son état, il
n'est pas capable de comprendre que je l'ai laissé pour aller voir Mélanie. Il ne le supporterait pas. Quant
à Alex, toujours droit dans ses bottes, il n'a qu'un pas à franchir pour tout déballer.
- Je suis là.
J'essaie d'avoir une voix ferme mais je sais que ça tombe à côté. Je suis épuisée tant nerveusement
que physiquement. Et je viens de voir le bébé de Jared mort dans ses bras. Jamais, je n'avais encore vu
quelque chose d'aussi émouvant et d'aussi terriblement dur à la fois. Chaque pixel de la photo faisait
ressortir une partie de la douleur infinie de l'homme que j'aime. Comment réagir normalement après ça ?
Comment faire comme si de rien n'était ? Comment ?
Ils se retournent tous vers moi. Mais, je ne vois que Jared. Pourvu que son regard reprenne vie.
Pourvu qu'il ne s'imagine pas que j'ai tenté de l'abandonner. Pourvu qu'il choisisse de revenir... à la vie.
J'essaie de chercher un peu d' aide en direction des personnes qui m'entourent mais c'est peine
perdue. Le père de Jared est en train de vider toutes les bouteilles d'alcool dans l'évier tandis que Justine
se mue dans un étrange silence, Alex à ses côtés. Seule Lucie trouve le courage de s'approcher. Ses deux
grands yeux bleus me demandent la permission d'approcher Jared. L'incrédulité se lit sur mon visage. Elle
a autant sa place que moi à ses côtés. Elle connaît mieux que moi les façons qu'a son frère de réagir face
à la douleur. C'est elle qui, en partie, l'a porté à bout de bras depuis plus de deux décennies. A ce titre,
elle doit arrêter de se poser des questions et lui venir en aide. Soulagée, je la regarde s'approcher et se
positionner contre lui.
- Tu te souviens de ce qu'on faisait quand tu étais triste ?
Une faible lueur s'allume dans son regard. Pourvu qu'elle trouve le moyen d'entrer en contact avec
lui.
- Après le départ de maman et de Tom ?
Je laisse la peur me submerger. Je prie intérieurement pour qu'elle sache ce qu'elle est en train de
faire. Je crains que de parler d'eux maintenant ne fasse qu'accentuer le mal-être de Jared.
- Le bâton de vérité.
Je respire à nouveau. Une ébauche de sourire se dessine sur ses lèvres.
- On s'asseyait quelque part au calme, on choisissait un mot qui nous faisait mal, et on...
-... se tendait un pauvre bâton trouvé dans le jardin, poursuit Jared subitement plongé dans de vieux
souvenirs qui, étrangement, paraissent le rassurer.
Plus aucun bruit ne perturbe les paroles de l'un ou de l'autre. Nous les écoutons, scotchés. Leur père
les regarde avec tant d'émotion que je jure avoir vu une larme perler le long de sa joue. Jared continue
comme si de rien n'était.
- On avait des règles. On respectait la parole de l'autre. On devait l'écouter. Tant que l'on n'avait pas
le bâton en main, on ne devait pas parler.
- Tu te souviens quel mot tu avais choisi en premier ?
Jared la fixe d'un regard pénétrant.
- Je m'en souviens comme si c'était hier. P-e-r-t-e, épelle-t-il, avant de prononcer perte d'une traite.
- Ne crois-tu pas qu'il serait tant de réitérer l'expérience ?
C'est la première fois que je ne sais absolument pas comment Jared va réagir. J'essaie de m'éloigner
un peu de lui pour le laisser réfléchir mais il me retient d'une main ferme.
- Non, tu restes avec moi.
Son ton est sans appel.
- Viens, suis-moi.
Hésitante mais obligée, je marche derrière lui jusqu'à ce qu'il s'arrête au milieu de l'espace vide qui
relie la cuisine à la salle à manger. Étonnée, je l'observe s'asseoir et me faire signe de l'imiter.
Sans un mot, les autres nous rejoignent. Ils prennent place, en tailleur, à nos côtés. A nous cinq, nous
formons un petit cercle. Dans ses mains, Lucie tient un crayon à papier. Elle commence à parler tandis
que nous l'écoutons, tous, bouche-bée. Même Jared semble avoir arrêté de respirer.
- La perte est un mot que j'aurais aimé pouvoir maîtriser. Je pensais sincèrement y arriver après
toutes ces années. Mais, c'est faux. On ne se remet jamais d'un abandon ou d'un décès d'un proche. On
apprend simplement à vivre avec. Enfant, j'ai perdu ma mère et mon frère. J'ai grandi en souffrant, en
cherchant ma place, en me disant que j'avais ma part de responsabilité dans ce qui arrivait. Un peu
comme Jared. Pour moi, perte et culpabilité allaient de pair. Ces deux termes étaient tellement
indissociables que je me suis mise à penser que si, ce jour-là, je n'avais pas fait si ou ça, ils seraient
encore parmi nous. Ce qui est terrible pour moi est de me rendre compte que, vingt-deux ans après,
l'histoire se répète.
Elle fixe son frère avec tant d'intensité que l'air semble avoir quitté mes poumons.
- Il ne se passe pas un jour sans que je me pose cette fichue question : est-ce que si j'avais été plus à
ton écoute, tu aurais agi différemment ? Est-ce que tu te serais drogué ? Est-ce que tu aurais fait ton
overdose ? Ce n'est pas toi le responsable de ta chute. Comment pourrait-on te reprocher d'avoir cherché
à oublier ? Tu l'as fait à ta façon. Personne ne peut juger de ce que tu aurais dû faire ou ne pas faire. Mais
ce qui est certain, c'est que moi, ta sœur, aurait dû comprendre dans quelle spirale infernale tu te trouvais.
Et j'aurais pu t'aider avant que tout ça ne dérape. J'aurais pu éviter la perte d'Arthur. J'aurais pu...
Un lourd sanglot l'empêche de poursuivre. Exténuée, elle tend le bâton à son voisin Alex. Il nous
toise, perdu, ne sachant que dire. D'une main tremblante, il donne le crayon à Justine qui fixe l'objet
comme s'il s'agissait d'une bombe à retardement. Je la vois lever les yeux discrètement dans ma direction.
Je sens qu'elle aimerait dire quelque chose mais elle se ravise. Sans un mot, elle donne l'objet au père de
Jared. Il le fait tournicoter quelques secondes avant de soupirer et de lâcher ce qui lui comprime le cœur.
- Il y a vingt-deux ans, j'ai subi la perte de deux êtres que je chérissais autant que j'aimais Lucie et
Jared. En d'autres termes, ils étaient une partie de moi. J'ai dû apprendre à vivre avec cette perte sur la
conscience. Jour après jour, j'ai tenté d'avancer. Mais certaines pertes vous rattrapent toujours et vous
prouvent que quoi que vous fassiez, disiez ou pensiez, elles seront toujours là, tapies au fond de vos
entrailles. On subit la perte avant d'apprendre à devoir vivre avec. Jusqu'au jour où une nouvelle perte
vous renvoie toute cette douleur en pleine figure. Pour moi, la perte d'Arthur, ce n'est pas seulement le
sentiment impuissant et terriblement douloureux de me dire que je ne le verrai jamais grandir. C'est aussi
cette désolation face à l'inévitable. Les pertes se succéderont encore et encore. On ne peut rien faire
contre ça si ce n'est d'accepter son propre destin.
Il se tourne vers son fils.
- Jared, pleure cette perte, vis-la avec toute l'intensité dont tu en as besoin mais n'oublie pas que,
malgré tout, la vie reste belle. Qu'autour de toi, tu as des gens qui t'aiment et qui tiennent suffisamment à
toi pour ne jamais t'abandonner. La perte d'Arthur n'aurait jamais dû arriver. Personne ne devrait avoir à
survivre à son enfant. Mais mon grand, je suis là. Je sais ce que tu ressens et je connais aussi les étapes
qui t'attendent pour ta reconstruction. Ma main te sera toujours tendue, ma porte toujours ouverte et mon
cœur toujours à l'écoute.
Sans un mot supplémentaire mais toujours le regard rivé vers Jared, il me tend le bâton. Personne ne
me fixe. Leurs yeux sont perdus vers un horizon inaccessible. Pourtant, ils attendent que je parle. J'essaie
de faire rapidement le tri dans mes pensées. Je déteste les longs discours qui ne servent pas à grand-
chose. Je veux juste que Jared comprenne que mon amour pour lui sera toujours plus fort et puissant que
toutes les pertes qu'il a connues et qu'il devra encore affronter.
- Je n'aime pas ce mot car il me fait indéniablement penser à quelque chose de négatif et de
douloureux. Dans ma vie, j'ai eu la chance de ne jamais avoir été confrontée à cela. Du moins, pas comme
toi, Jared, tu l'as été. Et ta famille également. C'est difficile de devoir argumenter sur un fait qui, par
chance, n'a jamais été nôtre. Mais depuis que je vous connais tous, je suis consciente d'une chose
essentielle. La perte a resserré vos liens. Même si ce n'a pas toujours été visible, je sais que vous êtes
unis. Et cette unité vous permettra d'affronter cette nouvelle perte ensemble. D'aider Jared à l'apprivoiser
pour juste tenter d'apprendre à vivre avec. Et c'est énorme.
Ai-je été claire ? Franchement, je n'en ai aucune idée. Mais quand je sens la main de Jared
s'agripper à la mienne avec une telle force, je me dis que, peu importe, l'essentiel reste ce lien si fort qui
nous unit. Ce lien unique qui m'aidera moi-aussi à trouver les mots, les gestes et les actes afin de lui
permettre, un jour lointain, d'arriver à penser à Arthur sans avoir à se dire que tout est de sa faute.
D'une main discrète mais aimante, je dépose le crayon dans le creux de sa main. Chaque seconde qui
passe m'électrise. Je veux qu'il parle. Je veux qu'il ose dire ce qu'il ressent. Je veux qu'il lâche toute cette
souffrance qui l'habite.
- Je sais que je ne suis pas obligé de parler.
Sa voix, torturée, me marque le cœur au fer rouge.
- Mais, je vais le faire. J'en ai besoin. Mais pas seulement pour moi. Je le souhaite également pour
Arthur et pour Camille. Les deux êtres qui habitent mon âme. Je sais ce que vous vous dîtes. Que je perds
la boule car je commence à parler comme une gonzesse. Mais, rassurez-vous, ce n'est que passager.
Le voir sourire faiblement me réconforte temporairement. Je donnerais n'importe quoi pour le voir
arrêter de souffrir. N'importe quoi.
- Je ne vais pas repasser par la case départ. Lucie l'a très bien fait pour nous deux. Maman, Tom et
tout ce qui va avec. Pour faire rapide, ces deux pertes m'habitent jour après jour, nuit après nuit. Elles
sont ancrées en moi pour l'éternité. C'est comme ça. Je ne peux rien y faire. Le temps m'a juste aidé à
l'accepter. Mais, pour Arthur, je n'en serai jamais capable. Vous qui me fixez avec vos yeux hagards de
merlan frit, vous vous dites sûrement que c'est parce que je souffre, que la perte est encore récente, bla-
bla-bla, bla-bla-bla. Mais je vous coupe tout de suite. Perdre ma mère et Tom a été une chose terrible.
Perdre Arthur n'a pas d'équivalent pour décrire ce que je ressens. Vous aurez beau dire tout ce que vous
voulez, faire tout ce qui vous passera par la tête, penser toutes vos conneries, je ne m'en remettrai jamais.
Une part de moi continuera à souffrir inlassablement. Ok, j'avoue que c'est aussi le cas avec maman et
Tom. J'y pense tous les jours. Vraiment, tous les jours. La haine est encore là mais je sais que je peux la
mettre en veilleuse si j'en ai besoin. Pour Arthur, c'est vraiment différent. Je ne sais pas comment
combattre cette perte ou même l'apprivoiser. Je pense juste me donner tous les moyens de ne jamais,
jamais, avoir à revivre ça. Je crois que je n'y survivrai pas.
Vlan. En plein dans le mille. Si mon cœur n'avait pas encore volé en éclats, il vient de le faire. Et je
me sens totalement incapable d'aller en ramasser les morceaux pour tenter de les recoller. Sa douleur, je
la comprends. J'essaie même qu'il accepte de la partager un peu avec moi. Mais sa fermeté sur le sujet me
dépasse et me comprime de l'intérieur. Alex, sentant mon malaise et ma peine, s'empare du bâton.
- Moi, Jared, j'ai pleuré tes pertes. Je les ai toutes vécues à tes côtés. Je ne me suis jamais gêné de te
dire ce que je pensais quand tu te laissais engloutir par elles. J'ai toujours été là, prêt à te sortir de tes
mauvais pas. Mais aujourd'hui, c'est différent. Camille est maintenant présente pour t'aider à y voir clair.
D'ailleurs, elle se débrouille bien mieux que moi dans ce domaine car, tous les deux, vous vous
comprenez. Tout ce que j'espère aujourd'hui, c'est que tu restes conscient des belles choses qui continuent
de t'entourer. Je ne veux pas que tu les perdes également. Mais pour cela, il va falloir que tu sois à la
hauteur de les mériter. Car, oui, tu souffres. Oui, c'est normal. Encore oui, c'est tout à fait logique que tu
ne veuilles plus avoir à vivre tout ça. N'importe qui se le dirait. Mais il y a moyen et moyen d'arriver à
cela. Réfléchis-bien. Ne commets pas l'erreur qui pourrait te conduire à une nouvelle perte. Car, là, on te
perdrait vraiment mon ami...
Il faudrait que je rembobine tout ce qu'il vient de dire pour essayer d'y voir un peu plus clair. Mais je
suis trop éreintée pour parvenir à faire cet exercice mental. Si je suis consciente d'une chose, c'est
qu'Alex a compris une chose essentielle. Entrer dans le jeu de Jared, c'est tous nous conduire à notre
propre perte.
- Moi, je ne suis là que parce que je suis plus ou moins proche d'Alex.
Je lève brusquement la tête. Je ne m'étais pas rendue compte que Justine s'était emparée du bâton.
- Je n'ai pas souffert comme Jared et sa famille. Je ne les accompagne pas dans leur douleur. Mais, je
suis quand même là. Vous savez que si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous pouvez me sonner. De
jour comme de nuit. En amitié, je suis fidèle.
Je sens son regard me brûler le visage. Elle n'est pas dans son état normal.
- Plus que fidèle. Si fidèle que la chose qui me hante le plus est de perdre la relation qui nous unit
Camille et moi. J'ai toujours essayé d'être la meilleure amie possible. Parfois, ça a échoué. D'autres fois,
j'ai réussi comme personne.
Elle me sourit faiblement. Je sais qu'elle fait référence au premier concert de Jared. Celui-là même
où nos regards se sont croisés, testés et apprivoisés. Celui-là même où j'ai compris qu'il y aurait un avant
et un après. Celui-là même où Jared est entré dans ma vie pour ne plus en sortir.
- Mais, aujourd'hui, je suis perdue. Mon amie traverse des moments douloureux. J'aimerais pouvoir
l'aider mais je me sens impuissante. J'ai tout simplement peur de la... perdre.
C'est sa manière à elle de me dire qu'elle a besoin de me parler.
De fille à fille.
D'amie à amie.
De sœur à sœur.
Seule à seule.
Chapitre 23
Camille

Écouter Justine. Ok.

Assimiler ses mots. Ok.

Lire sa trouvaille. Ok.

Les mettre en œuvre. Joker.

Le voyage retour- avec chauffeur - jusqu'à Paris semble durer une éternité. Heureusement qu'Alex
et Justine ont décidé de partir un jour plus tôt car, en l'état actuel des choses, je n'aurais pas pu me
retrouver dans le même véhicule qu'elle. J'ai bien saisi qu'elle n'y est pour rien. Qu'elle ne représente
que le vulgaire messager de celui-dont-je-ne-prononcerai-plus-jamais-le-nom-devant-Jared. Qu'elle
aurait mille fois préféré - non cent-mille fois serait plus juste - ne pas se trouver au mauvais endroit
au mauvais moment. Qu'elle ressent le même malaise que moi. Non, je rectifie. J'ai bien conscience
que le sien est bien pire encore car elle se sent impuissante face aux choix que je vais être contrainte
de prendre. Pour Jared. Pour moi. Pour tout ce qui gravite autour de nous et que nous ne maîtrisons
pas entièrement.
Jared ne semble pas enclin à la discussion. Assis sur la banquette à mes côtés, il dort...
profondément. Je ne lui en veux pas. J'ai juste... mal pour lui. A la maison de l'océan, nos nuits ont été
courtes. Trop courtes. J'aurais aimé pouvoir les attribuer à un excès de mélange sexe-amour mais, mis
à part les quelques heures suivant notre arrivée, il ne s'est plus rien passé. Au lieu de le caresser, de le
suçoter, de le léchouiller et de le dévorer, j'ai fait bien mieux. Je l'ai écouté me parler d'Arthur, de
Mélanie et de son immense culpabilité. Je n'ai porté aucun jugement et aucun avis sur sa façon de
supporter sa douleur, de tenter de la surmonter et, tout simplement, de la vivre. Il est bien trop tôt pour
lui faire comprendre que, tant que nous vivrons, je n'abandonnerai jamais l'idée de fonder une famille
avec lui. De porter son enfant, de lui donner vie, de l'aimer jusqu'à mon dernier souffle. Jared et moi,
ça ne peut pas se finir à deux. L'équation serait incomplète. Mais, pour le moment, je ne dois pas
m'accrocher à cette idée. Je dois juste... avancer.
Avec le souvenir de chaque syllabe prononcée par Justine et de mes réponses succinctes.

- Il-a-un-deal-à-te-proposer.
- Qui-il ?
Quelques heures plus tard, la grosse berline noire s'arrête devant une maison que je connais
malheureusement trop bien. Celle de mes parents. Lorsque je m'extirpe seule du taxi, un léger nœud me
comprime l'estomac. Accompagnée de Jared, ça aurait été une autre histoire. Je me serais sentie plus
forte, plus rebelle. Plus femme, tout simplement. Sauf que là, pour mes retrouvailles avec mon père et
ma mère, il m'a fait faux bond. Enfin, pas tout à fait. Il doit retrouver Alex pour parler affaires.
Paroles. Composition. Enregistrement. Nouvel album. Nouvelle tournée. Je n'ai pas insisté lorsqu'il a
demandé au chauffeur de le déposer devant l' appartement de son seul ami. Connaissant Alex, il devait
déjà l'y attendre. Il me rejoindra plus tard, en fin de journée. C'est mieux ainsi. Ou pas. Il me faut cinq
bonnes minutes pour me traîner jusque devant la porte d'entrée et trouver le courage de toquer. Mon
père ne se fait pas attendre. Au bout de quelques secondes à peine, il ouvre l'immense et lourde porte
en chêne massif. Il m'observe, me détaille, vérifie que je suis toujours la même. Après une tendre
accolade, il se recule et m'inspecte à nouveau.
- Ça a été ?
De quoi parle-t-il ? De l'enterrement ? De Mélanie ? De Jared ? Ou des mots de mon amie ?

- Jors.
- J-o-r-s ?
Pourquoi n'ai-je pas été étonnée ? Même pas un tout petit peu ? Pourquoi est-ce que je sentais
que cet homme me cachait quelque chose d'important ?

La voix de mon père me tire de mes rêveries. Enfin, non. De mes cauchemars. En l'état actuel des
choses, ce terme serait plus approprié.
- Comment vas-tu, toi, ma fille ?
Trop hébétée par mes souvenirs, je me laisse entraîner vers l'intérieur de la maison où une
délicieuse odeur s'échappe de la cuisine. Une odeur rassurante. Une odeur d'enfance. Pourtant, je ne
peux pas m'empêcher de tirer la sonnette d'alarme.
- Crois-tu que ce soit indiqué que maman cuisine dans son état ?
D'après ce que je sais, elle n'a obtenu qu'une permission de deux jours et une nuit. Elle a beau
aller mieux, elle n'est pas encore guérie. Mon père m'envoie un sourire discret. Tout ce qui est arrivé
ces derniers mois doit littéralement l'épuiser. C'est à se demander comment il fait pour ne pas sombrer
à son tour.
- Franchement, qui pourrait empêcher ta mère de faire mijoter une bonne blanquette de veau ?
Mon cœur se serre. Malgré tous ses traitements, tous nos différends, nos disputes, son
indifférence et sa farouche volonté de s'imposer dans le moindre recoin qu'elle traverse, elle n'a pas
oublié mon plat préféré. Les yeux de mon père trouvent le sol. Un léger silence s'installe. Mes pensées
volent avec tant de force dans l'air qu'il sait où elles m'emmènent. Jared. Le seul qui pourrait gâcher
la journée du dragon. Le seul qui arriverait, pour une raison que j'ignore, à lui faire perdre sa
nouvelle contenance. Elle a le droit de ne pas l'aimer, de ne pas partager mes choix mais, là, ça va au-
delà de ça. Au-delà de la simple animosité vers celui qui accapare l'avenir de son unique enfant. Au-
delà du syndrome dont elle souffre. Au-delà de tout. Et j'aimerais bien comprendre pourquoi.

- Il m'a transmis un message pour toi.


- Pourquoi toi ?
Oui, pourquoi elle ? Pourquoi ne pas passer directement par moi ? Pourquoi ne pas m'affronter en
face ? Pourquoi, tout simplement, ne pas me dire cette vérité que j'attends depuis l'accident ?
Pourquoi, vouloir me rendre folle ?
- Ta mère et moi aimerions te parler avant que Jared ne nous rejoigne.
Le contraire m'aurait étonnée. Quand je rentre dans l'immense salle à manger aux couleurs fades,
je la vois assise sur le canapé et recouverte d'une couverture brune en laine. Le summum de l'absence
de goût. Je remarque immédiatement qu'elle a maigri. Beaucoup maigri. Ses joues sont creusées, ses
cernes sont saillants, sa peau est pâle. Blanquette de veau ou pas, son air hautain n'a pas changé.
Pire. Le fait qu'elle ait pris dix ans en quelques mois ne la rend que plus distante. Surtout, ne pas me
laisser impressionnée. Surtout, ne pas tomber dans ses griffes. Surtout, ne pas laisser le piège se
refermer sur moi. Surtout, respirer. Juste respirer. Calmement. Posément. Avec assurance. Je suis
adulte. C'est moi qui prends mes décisions, fais mes propres choix. Les bons comme les mauvais. C'est
ensuite toujours moi qui les assume et agis en conséquence. Ma mère ne m'aura pas. Pas cette fois.
Après m'être assise sur la même banquette qu'elle - mais, à une distance respectable-, je mets un
point d'honneur à leur montrer que je ne suis pas d'humeur à me perdre dans des discussions sans fin
dont l'issue sera toujours et encore la même. Des regards assassins, des portes qui claquent, des cris,
des menaces, des insultes. On vaut mieux mieux que ça. Je vaux mieux que ça.
- Je refuse de parler de Jared tant que le principal intéressé n'aura pas franchi le seuil de cette
porte.
Au moins, les choses sont dites. Elles ne pourraient pas être plus claires. Ma mère me fixe avec
une nouvelle lueur dans le regard tandis que mon père toussote nerveusement. Il prend place sur le
fauteuil en face de moi, croise et décroise ses mains avant de se décider à me répondre.
- Ce n'est pas de Jared dont nous souhaitons te parler.
Son regard est dur et appuyé. Il ne plaisante pas.
- Mais de Jors, annonce ma mère dont la voix tranche le silence froid et pesant.
J-O-R-S ?

- Tiens, lis.
La main de Justine est tremblante. Elle sait ce que ce papier contient. Elle a connaissance de
chaque mot, de chaque phrase. Vu son teint livide et ses gestes maladroits, je m'attends au pire. Je le
saisis, apeurée. Au fond de moi, je ressens chaque vibration de mon âme. Une fois que j'en aurai
découvert son contenu, je ne pourrai plus jamais faire marche arrière. Il y aura un avant et un... après.

- Je ne veux pas m'entretenir de Jors. Ni avec vous, ni avec personne.


- Pourtant, il va bien falloir.
Le timbre du dragon est sans appel. Je ne réagis pas. Je ne peux pas. Aucune répartie ne serait
envisageable car, maintenant, je ressens cette peur primale de me dire que, quoi qu'ils aient à
m'annoncer, ils ont probablement raison.
- Je n'ai jamais eu aussi peur de toute ma vie, poursuit ma mère, en me regardant bien droit dans
les yeux.
- Je lui ai parlé de ton accident. Et de Jors.
Je n'en attendais pas moins de mon père. Comme s'il cherchait à se trouver des circonstances
atténuantes, il poursuit :
- C'est ta mère. Il fallait qu'elle sache. D'autant plus...
Je les fixe tour à tour, pendant un long moment. Aucun des deux ne semble enclin à poursuivre. Je
les observe s'interroger du regard afin de savoir lequel des deux va se jeter dans la gueule du loup. En
d'autres termes, dans la mienne. Car, quand il s'agit de Jared ou de ma vie professionnelle, je ne crie
pas. Je mords.
- D'autant plus que nous connaissons Jors depuis vingt-cinq ans. Enfin, surtout ton père.
Vingt-cinq ans ?

Chère Camille,
Vous me manquez sincèrement. Nos discussions me manquent, vos sourires me manquent, vos
réparties me manquent, vos idées me manquent. Je suis prêt à tout pour ne plus ressentir ce vide
atroce qui comprime mon esprit et mes ambitions. Je suis prêt à vous offrir l'inconcevable pour vous
ramener à mes côtés. Je suis prêt à toutes les concessions - même la plus grosse, la plus folle et la plus
démesurée d'entre toutes - pour faire monter vos jolies petites fesses dans un avion - aller simple -
pour Washington. Demandez-moi tout ce que vous voulez - absolument tout - et je le ferai. Je n'ai
qu'une parole. Mes mots valent de l'or. Surtout quand une candidature pour les élections
présidentielles est en jeu.

Chaque mot s'est imprimé au fond de moi. Je pourrais réciter ces quelques lignes par cœur, à voix
haute, ici et maintenant. Surtout, la suite.
- J'ai soigné l'épouse de Jors.
Quoi ? Hannah et sa confession me reviennent en mémoire. La femme à laquelle mon père vient de
faire référence est sa sœur. Elle me l'a avoué peu de temps avant l'accident.
- Jors était un de mes collègues.
Un quoi ? Il pèse chaque mot comme si ça lui coûtait de les prononcer. L'inquiétude et les regrets
se lisent sur son visage. Quoi qu'il s'apprête à me révéler, cela lui demande énormément de sacrifices.
Je connais mon père sur le bout des doigts. C'est un homme intègre. S'il décide de mettre à mal le
secret professionnel auquel il est tenu, c'est que je suis au centre de ses préoccupations. Au centre de...
Jors.

J'ai beaucoup souffert dans ma vie. Des peines douloureuses que je ne souhaiterais même pas à
mon pire ennemi. Des échecs multiples qui m'ont donnés le goût de me battre, de vaincre et d'arriver
au but que je me suis fixé pour les endiguer.

- Un collègue que j'appréciais beaucoup. Quand j'ai intégré le service d'oncologie en tant que
médecin spécialiste, il était encore étudiant. Il commençait son internat qu'il avait choisi de faire en
France après avoir bénéficié d'un échange avec un autre étudiant. Le hasard a voulu qu'il fasse un
stage sous mon aile.
Il marque un léger temps d'arrêt. Il ne cherche pas ses mots. Il connaît exactement le contenu de
ceux qui vont suivre. Il reprend juste sa respiration, cherchant le regard encourageant de ma mère.
Pour la première fois depuis longtemps, ils semblent... proches. Je sens la lourde épée de Damoclès,
pesant au-dessus de ma tête depuis l'accident, descendre dangereusement, prête à transpercer le
somment de mon crâne.
- Et que sa femme tombe malade. Gravement malade.
Les pupilles de mon père s'assombrissent. Je n'aime pas la tournure que prend la discussion. Je
n'aime pas sentir le regard inquiet et bienveillant de ma mère se poser sur moi. Je n'aime pas sentir
ma température corporelle baisser bizarrement. Je n'aime pas savoir Jared loin de moi.
- Après diverses analyses de sang, un premier diagnostic a été posé. Leucémie. Des traitements
ont été mis en place rapidement. Après ses premières chimiothérapies et un nouveau bilan, son sang
était comme neuf. Quelques semaines ont passé. Jors revivait. Il parlait de ses projets une fois que lui
et sa femme repartiraient aux États-Unis. Tout allait pour le mieux jusqu'à ce que...

Ma femme a été ma première bataille. La bataille de ma vie. Celle pour laquelle je me battrai
jusqu'à mon dernier souffle.

- Jusqu'à ce qu'elle rechute, poursuit mon père, d'une voix hésitante. Malgré les effets
secondaires assez terribles, elle s'en est sortie miraculeusement. Au bout de six mois, la maladie était
partie.

Je ne baisserai jamais les bras. Jamais. Ce poste, il me le faut. Vous êtes le pion qui me manque
sur l'échiquier pour mettre mes concurrents échec et mat. Pour me permettre de mener ma mission à
bien.

- Jors a fini son internat, épuisé mais heureux de ce dénouement. Trois jours avant leur départ, il
a sonné ici en pleine nuit. Un cri de terreur m'a réveillé. C'était le sien. Je suis descendu, j'ai ouvert et
je l'ai trouvé sur le pas de cette même porte, raconte-t-il en jetant un regard inquiet vers l'entrée, sa
femme dans les bras. Elle était inconsciente. Il ne voulait plus l'emmener à l'hôpital. Il voulait que je
la guérisse. Mais, je n'étais pas Dieu. Je ne le serai jamais.
Mon père soupire, épuisé.
- Nous sommes allés à l'hôpital. Des examens ont été passés. Après un ultime scanner, le verdict
est tombé le lendemain matin. Leucémie.
Par les vitres du salon, j'observe le jour décliner et la pluie tomber par intermittence. A l'instar
de mon cœur, tout est gris.

Je veux gagner. Je le ferai pour... elle. Je le lui dois. Ne me demandez pas pourquoi, je ne vous
apporterai aucune réponse. Du moins, pas avant que vous soyez revenue. Ensuite, tout sera
envisageable. Pour vous comme pour moi.

- Elle a été traitée en soins palliatifs. Jors commençait à se faire une raison, à accepter les deux
sursis miraculeux qu'on leur avait accordés et à espérer qu'elle s'en aille rapidement. Du moins, c'est
sur cette route qu'il s'était engagé. Et, crois-moi, il l'aurait poursuivie si...
Depuis le début de la conversation, j'observe mon père hésiter pour la première fois.
- Il faut le lui dire.
Les mots sont sortis spontanément de la bouche de ma mère. Sans aucune animosité. Sans aucune
arrière-pensée. Sans aucune méchanceté. Les yeux de mon père plongent dans les miens, cherchant une
aide que je suis incapable de lui apporter. La suite de l'histoire ne dépend pas de moi... mais de lui.
- Un matin de décembre, il y a bientôt vingt-trois ans, une ambulance a déposé une femme que le
mari venait de trouver inconsciente dans son lit. Des analyses ont été faites. Des examens ont été
passés. Et le diagnostic a été posé. Leucémie. Les symptômes correspondaient traits pour traits à ceux
de la femme de Jors. Ce dernier s'est brutalement remis du côté de l'espoir. Persuadé que sa femme
n'avait pas été victime d'une succession de cancers mais d'un mal différent, il s'est intéressé de très
près au cas de notre nouvelle patiente. De trop prêt.
Je sens mon corps frémir et se crisper. Le regard de mon père devient vitreux. La suite sera
décisive. Une question me brûle les lèvres. Bien que j'aie peur d'en découvrir la réponse et de mettre
des mots sur le rôle joué par Jors, je dois savoir.
- Qu'est devenue cette femme ?
Mon père se lève. Premier mauvais signe.
Mon père s'approche. Deuxième mauvais signe.
Mon père prend place entre ma mère et moi. Troisième mauvais signe.
Mon père cherche la main du dragon et la presse durement. Quatrième mauvais signe.
Mon père détourne le regard vers moi et me fixe, terriblement désolé. Cinquième mauvais signe.
- Cette femme était la mère de Jared.

Je ne vous le dirai donc qu'une fois. Demandez-moi tout ce que vous voulez et vous l'obtiendrez
sur un plateau. En échange, vous userez de votre intelligence pour m'amener là où je me dois d'être
pour ma femme. Au sommet.

Dire que mes yeux sortent de leurs orbites est un euphémisme. Trop de termes s'entrechoquent
dans mon cerveau. Jors - femme - cancer - rémission -rechute - soins palliatifs - nouveau malade -
symptômes identiques - mère de Jared. Mettez tout ça dans un shaker, agitez, mélangez, assaisonnez
d'une pointe d'hypocrisie et vous obtiendrez la mélasse dans laquelle je m'apprête à m'engluer. Après
Arthur, je pensais que les choses allaient repartir dans le bon sens. Visite sympathique - ou non - à mes
parents, nuit plus calme avec Jared, voyage retour à Washington, reprise de mon travail, amener mon
amoureux à considérer différemment l'existence à mes côtés, retrouver le fil de mon accident, aboutir
sereine et nouvelle aux élections. Point. Dans ce plan de vie plutôt bien ficelé, il n'avait jamais été
question de ce que mon père vient de m'avouer. Jamais.
Et pourtant, il ne plaisante pas. Ses yeux, en demi-fentes, inspectent chaque recoin de mon visage.
Il cherche à me sonder. Pour une fois, ma mère ne dit rien. Elle n'est qu'une spectatrice de cette
tempête qui s'abat sur moi. Mon père se racle nerveusement la gorge. Sixième mauvais signe.
- Ce n'est pas tout, Camille.
Sortez-moi de là. Tirez-moi les cheveux. Enlevez-moi ma couverture. Réveillez-moi de cet affreux
cauchemar. Filez-moi un café fumant, quadruple expresso. Tendez-moi une cigarette - n'importe
laquelle - et pincez-moi assez fort pour me prouver que ce n'était qu'un affreux mauvais rêve. Peine
perdue. Les yeux noirs de mon père sont toujours braqués sur moi, et comble de l'angoisse, le dragon
s'est rapproché encore un peu plus et a posé sa main sur la mienne.
- L'état de la mère de Jared s'est rapidement dégradé avant de s'améliorer quelques jours plus
tard. Le lendemain...
Mon père hésite. Je ne compte plus les mauvais signes mais celui-ci est le pire de tous.
Certainement parce que son assurance légendaire est en train de se fissurer.
- Le lendemain...
Sans parler de celle de ma mère qui est restée dans sa clinique quatre étoiles. Je ne les ai jamais
vus aussi... misérables. Je ne sais pas si c'est le visage blême de ma génitrice ou celui ratatiné de mon
père mais j'ai la sensation d'avoir été téléportée dans une autre dimension. Ces gens-là ne sont pas
mes parents, cette maison n'est pas celle de mon enfance et tout ce qu'ils me racontent n'a strictement
rien à voir avec le passé tumultueux de l'amour de ma vie. Je vais me lever, sortir, inspirer un grand
bol d'air frais et revenir, galvanisée. Je les retrouverai tels que je les ai laissés quelques mois
auparavant, sans complicité aucune.
- Le lendemain, elles avaient disparu. Toutes les deux.
Le trou noir n'est rien à côté de ces paroles qui m'ôtent tout air dans les poumons. Mes lèvres
s'ouvrent mais se referment immédiatement. Mon père, qui lit en moi comme dans un livre ouvert,
répond à la question que je me pose avant même que je trouve la force de la prononcer :
- Jors, également. Mais il n'a pas été inquiété pour la bonne et simple raison que, deux jours plus
tard....
- Quoi, deux jours plus tard ? je demande, la boule au ventre.
- Lui et sa femme étaient de retour sur le sol américain. Lui, sur ses deux jambes. Elle...
-... dans un cercueil, complète ma mère.
Ok. Sa femme est morte. Je le savais déjà par Hannah (même si elle ne s'était pas étendue sur les
conditions).
Ok. Il cache quelque chose.
Ok. Cela sent mauvais. Très mauvais.
Ok. Mille fois ok.
Mais tous les ok du monde ne résoudront pas le dilemme qui est en passe de détruire chacun de
mes neurones à force de les mettre à contribution.
- Et la mère de Jared ? je m'interroge à voix haute.
Regard en coin de mes parents. Approbation de ma mère. Virage à cent-quatre-vingts degrés de la
tête de mon père dans ma direction.
- Elle n'a jamais été retrouvée. Une enquête a été menée. Des investigations ont eu lieu ici et
outre-Atlantique. C'est comme si elle s'était évaporée depuis son lit d'hôpital.
- Et Tom ?
Ils ne cessent de parler de ces deux femmes mais ont-ils oublié qu'un enfant faisait également
partie de l'équation?
- Tom rendait visite à sa mère ce jour-là. Son père et sa sœur étaient descendus chercher de quoi
grignoter.
- Mais...?
La ribambelle de mots qui cherche à sortir reste coincée. Trop de questions s'embrouillent entre
elles. Cette version est à l'opposé de celle que Jared m'a racontée. La dispute. Le départ précipité. Le
coup de fil. Le feu d'artifice.
- Jared n'était pas là pour la simple et bonne raison que les enfants de moins de huit ans n'avaient
pas accès aux chambres.
- Ce n'est pas possible. Juste pas possible.
Je pense tout haut. Je jette un regard en coin à mon père. Il se tient devant moi, impassible. Il ne
ment pas. Son histoire est... la vérité.
- Cette histoire nous a poursuivis, ton père et moi, pendant des années.
N'importe quelle personne qui entendrait ma mère à cet instant précis ne pourrait pas imaginer
qu'elle est enfermée dans un hôpital psychiatrique. Ses mots sont pensés, mesurés et ne tombent pas à
côté.
- Jamais, je ne me suis remis de cette trahison. Car, oui, ce que Jors a fait ce jour-là en
s'échappant s'approche de ce sentiment. Son manque de confiance, sa fuite et ses secrets ont pourri ma
vie professionnelle. Comment expliquer à un homme aimant, à un père de trois enfants que sa femme a
disparu avec leur fils ? Comment s'endormir, nuit après nuit, avec ce poids ? Comment penser que ce
Jors n'est et ne restera pas une menace ? Car s'il a réussi à faire disparaître de la surface de la Terre
une mère et son enfant, qu'est-il capable de faire d'autre ? Jusqu'où sa folie peut-elle l'emmener ? Et,
crois-moi Camille, je ne veux pas en connaître la réponse. Ta mère et toi êtes ce que j'ai de plus cher
au monde.
- Papa...
- Ne dis rien. Laisse-moi finir. Je sais ce que l'enquête a démontré et, surtout, qui elle a disculpé,
ajoute-t-il en faisant référence à Jors. Mais, crois-moi, même s'il s'en est sorti, je ne veux pas avoir à
refaire à lui. Plus jamais. Et je refuse que mon unique enfant devienne un de ses pantins ! Cet homme,
sous ses airs angéliques et prometteurs, est le diable personnifié. Il manipule et jette les gens comme
bon lui semble. Personne n'entre dans son cercle par hasard, personne. Et, surtout pas ma fille !
Mon père ne fait référence qu'à moi, qu'à ses remords et ses regrets mais jamais au principal
intéressé. Cinq lettres. Cinq lettres qui font que je suis ici aujourd'hui. Cinq lettres synonymes de ma
vie future. Cinq lettres qui sont désormais miennes. J-a-r-e-d. Tout s'illumine, tout devient clair.
- C'est pour ça que vous ne supportiez pas de parler de Jared dans cette maison ? Dès que son
nom apparaissait dans le journal ou à la télé, vous vous fermiez comme des huîtres. Moi qui pensais
que c'était juste une espèce de condescendance, j'avais faux sur toute la ligne !
C'est autour de ma mère d'émettre de drôles de sons gutturaux.
- Ne te méprends pas, assure-t-elle, la voix haut perchée. Au début, j'ai eu pitié du petit garçon
qu'il était. Terriblement pitié. Chaque soir, je me demandais comment il allait, s'il avait réussi à
trouver le sommeil, la paix. Chaque matin, je me levais en priant pour qu'il survive à une nouvelle
journée. Puis, il est devenu célèbre. Son chagrin aurait pu lui servir mais il n'en a rien été. Il l'a
amené à toucher le fond. Si son nom était banni dans cette maison, c'était pour deux raisons. Il était
inutile de tourmenter ton père davantage qu'il ne l'était déjà et lui montrer quelle épave ce jeune
homme était devenu.
- Par ma faute.
- Non, tu n'y es pour rien ! Il a choisi de s'enfoncer tout seul, s'insurge ma mère en fixant mon
père avec colère.
Ça y est ! Mes parents repartent comme si rien ne s'était passé.
- On ne touche jamais le fond sans raison. C'est moi qui étais chargé de surveiller sa mère. Moi !
Personne d'autre !
- Ne recommence pas !
- STOP, je hurle de toutes mes forces ! Stop ! Il a un prénom ! Il s'appelle Jared et c'est l'homme
que j'aime. Je suis sincèrement désolée pour vous que ce garçon partage ma vie mais il n'en sera
jamais autrement. Oui, il a perdu sa mère et son frère. Oui, il ne s'en est jamais remis. Oui, il a
enchaîné les bêtises, les grosses comme les petites. Oui, il a touché le fond. Et, oui, je ne l'échangerai
pour rien au monde car il partage ma vie, mon lit, mes secrets, mes attentes et mon avenir. C'est lui et
je l'ai trouvé. Vous n'y changerez rien.
- Jors... commence mon père.
- Jors est un autre problème, je concède.
Maintenant que j'en sais un peu plus, comment vais-je devoir agir ? Prendre en considération les
révélations de mon père ? Le fuir ? Ou bien poursuivre l'idée qui germe doucement dans mon esprit ?
- Un gros problème, j'admets mais...
Cette fois-ci, ce n'est pas mon père qui m'interrompt. Ni, ma mère. Mais une porte qui s'ouvre et
qui se ferme doucement. Des pas qui traversent le hall. Une tête qui passe l'entrebâillement de la
porte. Une tignasse brune éparse et des yeux gris qui me toisent. Mes cinq lettres. Mon Jared.
Jusqu'il y a quelques mois, je n'avais jamais été certaine de rien. J'avais biaisé trop souvent mes
envies, mes sentiments et mes désirs. Je m'adaptais au monde qui m'environnait.
Puis, je l'ai rencontré, désiré et aimé. Tout ce que en quoi je croyais a explosé en plein vol.
Maintenant, je sais que ma place est avec lui. Peu importe son passé lointain ou proche, peu importe
ses souvenirs, peu importe ses douleurs et ses secrets, peu importe les principes et les culpabilités de
mes parents, peu importe le monde qui m'entoure, c'est lui qui me donne la force de me lever chaque
matin. Lui qui me fait imaginer un avenir à deux. Lui qui panse mes blessures. Lui qui fait battre mon
cœur.
Et c'est pour lui que je vais commettre l'impensable.
Jors m'a posé un ultimatum. Je vais l'accepter mais, en échange, il va devoir me donner quelque
chose d'aussi exceptionnel qu'inattendu... Et en payer le prix fort. Ce sera à prendre ou... à laisser.
Chapitre 24
Jared

Si on m'avait dit un jour que j'allais dormir chez le dragon, j'aurais ricané, molesté, injurié. Bref, je
ne me serais certainement pas imaginé leur dire bonsoir poliment et monter me coucher dans la chambre
de Camille.
Celle où son père lui racontait des histoires lorsqu'elle était enfant, celle où sa mère lui chantait des
chansons pour l'endormir (tout est possible avec le dragon).
Celle où elle a accroché ses premiers posters. La connaissant, j'imaginerais bien Léonardo sur son
pont du Titanic.
Celle où elle a écrit ses premières lettres d'amour. L'idée du destinataire me donne la gerbe. Camille
amoureuse de quelqu'un d'autre est juste... inconcevable.
Celle où elle a bûché, étudiante. Cette pensée me rassure.
Celle où, soyons réalistes, elle a échangé une tonne de sms avec ce connard de Marc. Connard.
Enflure. Raclure.
Tandis qu'on passe l'encadrement de la porte, ses yeux fatigués me détaillent avec inquiétude.
- Tout va bien, Jared ?
Connard de Marc.
Elle s'approche et se pose délicatement contre moi.
- Je t'aime.
Depuis que nous sommes arrivés en France, elle ne m'a jamais dit autant de mots d'amour. Même si
cela devrait me rassurer, c'est tout le contraire qui se produit dans mon esprit de dégénéré. Je m'imagine -
à tort ou à raison - qu'elle a besoin de me rassurer sur Arthur, sur ma culpabilité, sur son accident, sur ce
Jors qui ne me revient décidément pas. Si tout allait bien et que nous baignions dans une ambiance
d'amour dégoulinant, est-ce qu'elle tiendrait le même discours ?
- Arrête.
Quand j'entends sa voix, je sursaute. Au lieu de continuer à me faire des mamours, la voilà qui
s'éloigne et s'assied sur son lit. Un drôle de sourire habite son visage quand elle me dicte le fond de sa
pensée.
- Demande-moi tout ce que tu veux.
Depuis quand sait-elle ce que je pense, ce que je ressens ? D'ordinaire, c'est moi qui ai ce
pouvoir.
- Si tu comptes insulter Marc une fois de plus, je te donne mon autorisation pour te lâcher à voix
haute.
- Comment...?
- Comment je sais que tu t'imagines des tas de choses entre lui et moi dans cette pièce ?
Elle sourit de plus belle.
- C'est un connard.
- Je n'ai jamais dit le contraire.
- Pourtant, tu as couché avec lui. Plus d'une fois.
Cela a beau appartenir à son passé, l'idée de les imaginer enlacés ensemble me donne la nausée.
- C'est vrai mais c'est fini. C'est toi que j'aime maintenant.
Son regard me soutient si fermement que je commence à me demander si je ne suis pas en train de
faire foirer notre soirée. Engager la conversation sur Marc n'est peut-être pas l'idée du siècle.
Connard de Marc.
- Ne sois pas en colère pour de mauvaises raisons. Ne rejette pas tes problèmes sur quelqu'un qui
appartient définitivement à un passé dont j'ai claqué la porte.
Elle tapote la place libre à côté d'elle, m'invitant à m'y asseoir. Pourquoi, tandis que je m'approche,
je n'y vois que cet imbécile lui faisant une cour de pacotille ?
- A voix haute, j'ai dit !
- Tu n'es pas ma psy, je rechigne tout en m'exécutant.
- Non mais je vais créer un nouveau diplôme, dit-elle en se blottissant contre moi. Que dis-tu de
femme-amoureuse-transie-d'un-homme-inaccessible-à-l'humour-douteux-et-à-la-rancune-perfide-et-
éternelle ? Car crois-moi, pour te comprendre, il me faudra au moins cinq années d'études
supplémentaires.
Un grognement profond s'échappe de mes lèvres.
Elle a raison. Entièrement raison. Mais, je suis bien trop fier pour me laisser aller à ses confidences.
Je préfère continuer sur le terrain glissant de son passé.
- Je déteste imaginer ce que ce connard insupportable t'a fait dans cette chambre.
Devant ma moue renfrognée et énervée, elle rigole. Un vrai rire ! Pas un de ces rictus nerveux qui
vous font vous marrer quand quelque chose ne tourne pas rond et que vous voulez garder de votre
superbe. Non, c'est bien pire que ça. Elle se fout de ma gueule !
- Je t'ai dit que tu pouvais me demander tout ce que tu voulais avant que...
Sa façon de rougir me donne des ailes. Je m'écarte pour ne perdre aucune miette du spectacle.
- Avant que quoi ?
- Tu as besoin d'un dessin ?
C'est mon petit plaisir personnel que de la voir gênée et à l'affût de mes réactions. Je me lève et
arpente la pièce à la recherche d'une feuille et d'un crayon. Voyant rapidement où je veux en venir, elle se
met débout et cherche à m'attirer une nouvelle fois contre elle.
- Jared, viens ici !
La promesse d'une belle nuit à venir m'ôte toute envie de la perturber. Je l'attire dans mes bras et la
serre fort en lui embrassant doucement ses cheveux.
- Je suis à toi et tu es à moi.
D'habitude, le soir avant de m'endormir et en la sentant blottie contre moi, j'aime penser chacun de
ces mots. Mais aujourd'hui, j'ai besoin de les dire à voix haute. De me rendre compte, qu'à leur évocation,
son rythme cardiaque s'accélère. Et de l'entendre me dire encore une fois les trois mots magiques : - Je
t'aime.
Là, ma journée est quasiment gagnée.
Connard de Marc.
Penser à cet abruti me fait reculer instinctivement.
- Je te promets que je te donnerai la nuit orgasmique du siècle mais, avant ça, j'ai juste besoin de
quelques éclaircissements.
Connard de Marc. Même quand il a disparu de la circulation et qu'il a perdu tous ses points dans le
cœur de ma belle, il me bousille encore la vie. La preuve en est là devant mes yeux. Camille ne sourit
plus. Elle retourne sur son lit et s'allonge sagement dessus, les yeux rivés vers le plafond.
Connard de moi.
A force de jouer avec le feu, je vais la braquer. Je m'avance doucement, enlève mes Converse et
l'interroge du regard pour savoir si elle est d'accord pour que je prenne place à ses côtés. Mais, elle ne
bouge pas d'un iota. Je l'ai bien cherchée. Je déteste me retrouver comme un con faisant l'aumône.
Pourtant, je m'exécute, honteux. Je me glisse tout contre elle, prêt à faire amende honorable.
- Je te donne le temps que tu veux. Je répondrai à toutes tes questions. Absolument toutes. Mais,
après ça, Marc sera un sujet définitivement clos. On n'en reparlera pas. Je respecte ton passé. En échange,
je te demande de respecter le mien.
Pas faux.
Putain. Ça me fait un mal de chien de l'admettre mais elle a raison. Dans la maison de l'océan, elle
ne m'a posé aucune question désobligeante, elle a toujours été à l'écoute sans me forcer à me confier. Elle
a accueilli Mel, notre bébé, notre douleur sans ciller. Elle a été... parfaite. Et moi, en échange, je lui
prends la tête avec des histoires enterrées. Malgré ces quatre vérités, je n'ai jamais été autant peu sûr de
moi. Quitte à passer pour un jaloux maladif, j'ai besoin d'être rassuré.
- Tu l'as aimé autant que moi ?
Non.
Délicatement, mon doigt frôle le sien. Elle ne me repousse pas. Bon signe.
- Tu l'as aimé comment ?
- Comme on aime quand on a vingt ans et qu'on croit encore aux contes de fées.
Je souris.
- Je ne suis donc pas ton prince charmant ? Tu m'insultes là !
Sans chercher mon contact, elle me répond immédiatement :
- Prince, peut-être, mais charmant, pas aujourd'hui !
Connard de moi.
- Tu m'aimes fort ?
Son doigt se soulève et s'accroche à ma paume. Bingo.
- Tu n'imagines même pas à quel point.
J'aimerais que cette remarque lui arrache un sourire mais je sais qu'il n'en est rien. Je sais qu'elle
m'aime assez fort pour accepter de ne jamais avoir d'enfant. Quitte à souffrir le martyre.
Connard de moi.
- Je sais, ma belle. Je sais.
Je descends doucement et enfouis ma tête contre sa poitrine. Ses bras s'agrippent instinctivement
autour de mon torse.
- Je suis tellement désolé.
Elle ne me demande pas à quoi je fais allusion. Elle le sait parfaitement tout comme moi je sais qu'un
jour ce sujet nous posera problème.
C'est le moment de revenir à nos moutons. De retrouver une certaine légèreté même si ça doit se
passer aux dépens de cet idiot qui s'est cru un jour assez bien pour elle.
- Il t'a fait quoi ici ?
Son corps tout entier se tend.
- Jared, arrête.
Ses bras me lâchent. D'une voix plaintive, je m'excuse.
- Désolé bébé mais j'ai besoin de savoir. Tout dans cette chambre me fait penser à lui.
Son corps me déserte. Il recule.
- Tu te trompes.
Sa voix est froide. Mes yeux cherchent un indice de sa présence passée mais je ne vois rien. Les
murs blancs ne sont décorés que de diplômes - probablement accrochés par le dragon - et son lit double
est recouvert d'une couette grise. Les couleurs n'ont pas de place ici. Cette chambre est affreusement triste
et sans âme.
- Aucun garçon n'a franchi le seuil de cette porte. Jamais.
Merde.
Connard de moi.
Putain.
Je ne suis qu'un con macho doublé d'un imbécile de première classe.
- C'est toi le premier.
Sa voix fluette me lance une flèche en plein cœur.
- Et j'espère que ce sera toi le dernier.
Malgré toutes mes bourdes, elle m'aime encore. Je me fais rouler vers elle et l'enlace tendrement.
- Désolé. Désolé. Désolé.
Tandis que je continue à m'excuser, mes lèvres cherchent les siennes.
- Désolé. Désolé. Désolé.
Elle ne me rend pas tout de suite mes baisers. Telle une mise en garde, sa bouche reste fermée.
- Moi aussi, je suis désolée.
Immédiatement, c'est moi qui me tends. J'ai loupé un épisode ?
- J'ai pris une décision importante.
Elle ne plaisante pas.
- Je sais ce que tu penses sur Jors et je sais aussi que tu détestes l'idée que je reprenne mon contrat à
la fin de mon congé maladie.
J-O-R-S.
Pourquoi ces quatre lettres me mettent-elles dans tous mes états ? Autant Marc est un vainqueur de la
catégorie des fumiers suintants, autant cet homme ne m'a jamais rien fait de particulier si ce n'est
l'animosité que moi et le père de Camille ressentons en sa présence.
- J'écouterai tes conseils mais je reprendrai le travail. J'en ai besoin. Vraiment besoin.
Pourquoi, tout à coup, se met-elle à appuyer sur chaque son qu'elle prononce comme s'il s'agissait
d'une urgence vitale ? Je la scrute, épuisé. Il faut que tout ça s'arrête. J'ai besoin d'elle. J'en ai assez de la
voir souffrir par ma faute, de la sentir gênée de me dire des choses simples comme sa volonté de
reprendre une vie professionnelle. Jors est peut-être le père spirituel de Marc mais cela ne doit pas
m'empêcher de garder la tête sur les épaules. Camille n'arrête pas de me soutenir envers tout et tout le
monde. Elle accepte même l'idée que notre famille se limite à nous deux. En contrepartie, ne devrais-je
pas lui prouver que je suis également là pour elle ?
- Ok. Tu iras retravailler. Je te soutiendrai.
J'attends à ce que ses pupilles dévoilent leur petite lueur magique mais il ne se passe rien. En
échange, elle se jette contre moi et m'enlace avec une telle force que je repousse doucement.
- Du calme, ma belle !
- Je te promets que tu ne le regretteras pas. Et, qu'au final, tu me remercieras.

Je l'écoute sans l'écouter. Ses cheveux sentent bons. Sa peau m'appelle. Mes mains la cherchent. Mes
lèvres veulent les siennes, les trouvent, les goûtent, s'en délectent. D'un regard, elle capitule et laisse ma
langue s'aventurer tout contre la sienne. C'est bon, c'est sensuel, c'est magique. Cette étreinte est nouvelle
et possède des promesses d'éternité. Je la veux. Je la veux vraiment. Mais, ce soir, je la veux
différemment. Ces derniers mois, je l'ai baisée et je l'ai aimée. Je lui ai fait l'amour des dizaines de fois.
Seulement là, dans sa chambre, c'est différent. Washington, son accident, la maison de l'océan et Arthur
nous ont rapprochés encore plus fort encore. Une nouvelle étincelle brille entre nous. Des mots d'avenir
fusent, des grognements les coupent, de nouveaux désirs sont énoncés, des gémissements profonds les
arrêtent... Et ça continue ainsi pendant que nous nous déshabillons sans nous presser. La nuit nous
appartient. L'urgence n'est plus à nous jeter l'un sur l'autre avec une passion dévorante. Elle réside
ailleurs. Pour la première fois, elle se présente différemment. Nos regards se croisent, se toisent,
s'admirent, se parlent et se promettent mille et une choses.
Je ne m'impatiente pas. Je continue à profiter de cette valse lente entre nos deux corps qui, bientôt, se
retrouvent entièrement nus l'un contre l'autre. Délicatement, je me retourne et me pose sur elle.
- Tu es sûre que tout va bien ? Tu n'as pas mal à la tête ?
L'amour me donne peut-être des ailes sentimentales mais les paroles de Doc me reviennent
régulièrement en mémoire.
- Aime-moi.
Je prends ça pour un oui.
- Je vais y aller doucement. Tu me fais confiance ?
Une larme s'échappe de son œil droit. Putain. Qu'est-ce que je l'aime. Je suis la nuit et, elle, elle est
le jour. A nous deux, nous formons une planète. La nôtre.
- Et toi, tu me fais confiance ?
De quoi a-t-elle peur ? Mon cœur se serre.
- Si tu le souhaites, on peut...
Je ne veux surtout pas la forcer. Arthur n'a pas chassé son traumatisme. Il est toujours là, à taper
violemment contre ses tempes.
- Non, me supplie-t-elle en m'attirant contre elle. Transporte-nous dans notre monde.
Je me laisse transporter dans le creux de son cou.
Je me laisse guider par ses mains qui se posent sur mes fesses.
Je la laisse m'attirer en elle.
Je la laisse me faire bouger selon ses désirs et ses besoins. Doucement.
Je me délecte de chacun de ses halètements, de ses mots doux, de ses caresses, de ses promesses.
Et surtout, je la laisse m'aimer si fort que quand nous jouissons, c'est moi qui m'autorise à laisser
couler une larme.
Une larme de bonheur.

Quatre heures du matin.


Elle dort profondément dans mes bras. Je n'ai pas cherché à lui faire l'amour plusieurs fois pour
tenter de lui prouver que je suis digne d'elle. Je n'ai qu'à m'abreuver de son visage endormi pour être
rassuré. Parfois, il ne faut pas chercher à surjouer ses sentiments. Les rendre vrais, c'est aussi accepter
d'être un humain. Avec ses joies, ses qualités, ses faiblesses. Camille m'aime comme je suis. Et cette nuit
suffit à me dire que je vais, à mon tour, tout faire pour rendre sa vie la plus merveilleuse possible.
A commencer par arrêter de me morfondre.
Arthur est parti. Disparu. Envolé.
Comme ma mère. Comme Tom.
Depuis le temps que je survis à ce genre de pertes, je devrais connaître le mode d'emploi pour ne
pas me laisser sombrer.
Mieux encore, je le connais.
Délicatement, je m'écarte de Camille et repose son corps endormi contre le matelas. Quand les
souvenirs de cette nuit me reviennent en mémoire, mon monde s'éclaire. Le bonheur surplombe le
malheur. De nouveaux horizons pointent le bout de leurs nez fébriles. Même si ma condition est toujours
là, Camille et moi allons être heureux. Ensemble.
Je vais prendre le taureau par les cornes et lui apporter sur un plateau ce qu'elle désire.
Washington.
Après avoir enfilé un boxer et un tee-shirt - manquerait plus que je tombe à poil sur le dragon -, je
descends le plus doucement possible dans le salon, muré dans l'obscurité.
Je souffle. Je suis tranquille. Je trouve rapidement mon ordinateur portable que j'avais laissé traîner
à côté du canapé et l'allume. Je sursaute en l'entendant couiner légèrement. Rapidement, je trouve le site
qui m'intéresse. Après avoir réservé deux allers simples pour le lendemain, j'éteins ma machine.
- J'espère que vous savez ce que vous faites.
Je ne sursaute pas. Je bondis. Le dragon se tient juste derrière moi et, au bruit de ses pas, je dirais
même qu'elle s'approche dangereusement de ma petite personne. Je m'apprête à me lever et à m'enfuir à
toutes jambes vers le premier étage quand sa voix dure m'ordonne de faire le contraire : - Restez-ici.
Je ne bronche pas. Où sont passées toutes mes testostérones ? Putain. Il faut que je bouge et vite.
- Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée d'y retourner.
De quoi elle se mêle la cracheuse de feu ?
J'essaie de me lever mais sa main froide s'abat sur mon avant-bras.
- Du calme jeune homme. Je ne mange pas.
Ça, je n'en suis pas si sûr. Mais, je me garde bien de le lui dire.
Malgré l'obscurité, je sens ses yeux perçants me brûler le visage.
- Vous aimez ma fille ?
- Plus que ma vie.
Je l'entends soupirer. Bon ou mauvais signe ?
- Vous connaissez ses défauts ?
Elle commence déjà à me gonfler.
- Pourquoi ne me parlez-vous pas de ses qualités ?
- Parce qu'il n'en est pas question ici et maintenant.
Je déglutis. Ok. J'avoue. J'ai la trouille de cette bonne femme.
- Si vous l'aimez autant que vous le dites, énumérez-moi ce qui la rend parfois détestable.
Putain-de-bordel-de-merde. Connard de Marc est un enfant de cœur par rapport à ce qui s'apparente
à la mère de ma femme. Donc à ma belle-mère. Aïe.
- Alors ?
Les dragons ne sont-ils pas censés hiberner ?
- Elle est entêtée.
Je la sens sourire. Putain, c'est quoi son problème ?
- Je suis tout à fait d'accord avec vous. Ma fille est entêtée. Véritablement entêtée. Comme moi.
Cette fois-ci, c'est moi qui ne peux m'empêcher d'émettre un léger rictus tendant légèrement vers mes
oreilles rougies de peur. Heureusement qu'il fait noir. Sinon le mythe sur Jared Tom tomberait
immédiatement.
- Cela peut la conduire à faire des choses inconsidérées.
Comme suivre un chanteur à filles aux quatre coins du continent et à attraper son cœur. Je me garde
bien de le lui dire.
- Je valide.
- Au moins, nous sommes d'accord sur un point, jeune homme.
Elle semble réfléchir. Ces quelques secondes de répit me donnent l'impression d'avoir gagné des
vacances bien méritées mais leur durée ne va pas tarder à s'écourter.
- Quand elle aime, cet aspect de sa personnalité décuple. Et, croyez-moi, je sais de quoi je parle.
Connard de Marc.
- Jusqu'à ce qu'elle vous rencontre, elle était parfaitement malléable. Je pouvais la raisonner sans me
brouiller avec elle. Je possédais un certain ascendant. Mais, vous avez tout remis en question. Elle a
changé et évolué. Pas de la façon dont je l'aurais souhaité, mais les faits sont là. Ma fille n'est plus la
même. Grâce ou à cause de vous, je ne sais pas. Je ne me suis pas encore fait une opinion.
Marc s'envole à des millions d'années-lumière. Connard de moi.
- Elle a décidé de rentrer à Washington et vous obtempérez avant le lever du jour.
Je ne lui ferai pas le plaisir de lui dire qu'elle a raison. Ce n'est pas son problème.
- Vous a-t-elle seulement dit pourquoi elle désirait y retourner ?
Sa langue claque plusieurs fois de suite. La boule de feu n'est plus loin.
- C'est bien ce que je pensais. Avec vous, elle fait ce qu'elle veut quand elle veut.
Re-claquements de langue. Si je m'éloigne, j'arriverai peut-être à esquiver les flammes...
- Non, restez-là. J'ai encore deux mots à vous dire.
Je déglutis un peu trop bruyamment. Ce qui me vaut un nouveau sourire de sa part. Putain de théorie
d'ascendance.
- Je ne maîtrise pas grand-chose dans votre relation. Mais, je ne suis pas stupide. Elle vous aime
intensément, l'inverse étant aussi vrai. Je ne peux et ne ferai rien contre cela. Après tout, c'est ma fille.
Mon unique enfant. Et une mère veut ce qu'il y a de mieux pour sa progéniture.
Là, je ravale carrément un paquet de salive. Quand j'entends le mot "mère", ça me donne le tournis.
Cela me renvoie encore et toujours à la mienne, disparue trop tôt, et à Mélanie à qui j'ai ôté cet amour
inconditionnel.
- Excusez-moi, je ne voulais pas...
Je balaie ses paroles d'un revers de la main. Ma mère est un sujet interdit pour cette femme. Son
mausolée est enfermé au fond de mes tripes et ce n'est certainement pas à elle que j'en donnerai la clé.
Dragon menaçant ou non.
- Que cherchez-vous à me dire ?
- Jared...
Putain. Mère de Camille ou non, elle commence sérieusement à me gonfler.
- Je vous écoute.
Ma voix est ferme et ne laisse plus aucune place aux mots inutiles.
- Je vous la confie.
Son timbre paraît toujours assuré mais j'y discerne un léger tremblement. Une humaine se cacherait-
elle derrière les écailles de la bête ?
- Vous pouvez compter sur moi.
- Je sais.
Elle sait ? Mais, alors pourquoi cette discussion ?
- Je suis malade, poursuit-elle, me prouvant par la même occasion que je ne vois absolument pas où
elle veut en venir. Cela m'a empêchée de m'occuper correctement de Camille ces derniers temps. Ma
volonté de tout imposer s'est transformée en tyrannie.
Elle a ingurgité un sérum de vérité...
- Mais, je me soigne.
... ou son traitement fait-il vraiment des miracles ?
- J'aimerais me sentir plus forte pour accompagner Camille dans ce challenge professionnel qu'elle
veut visiblement relever coûte que coûte. Mais, je ne peux pas. Pire encore, elle ne l'accepterait pas car
elle vous a, vous. Je veux pouvoir me dire qu'elle sera bien et que vous ferez votre possible pour l'aider à
garder les pieds sur Terre.
J'obtempère en silence ce qui me vaut un petit ricanement mesquin.
Le lavage de cerveau n'a finalement pas encore eu lieu.
- Jared, je crois que vous ne comprenez pas bien là où je veux en venir.
Elle marque une courte pause avant de poursuivre.
- Je suis peut-être atteinte par une sorte de folie mais je sais encore discerner le bien du mal.
Certaines personnes naissent bonnes, d'autres le deviennent. Mais, il y a celles qui sont et resteront
mauvaises. Pour ma part, je ne sais pas encore à quelle catégorie j'appartiens. Mais pour avoir travaillé
avec les hommes politiques du monde entier, je peux vous certifier une chose essentielle que vous devrez
garder en mémoire.
-...
- Jors n'est pas quelqu'un de bien.
Je ne lui ferai pas le plaisir de lui avouer que, pour une raison que j'ignore, je suis d'accord avec
elle. Je tairai le fait que ses mises en garde enfoncent un peu plus encore les doutes qui ne me quittent
pas.
- Gardez ma fille à l'œil. Ne la laissez pas s'approcher trop près du loup. S'il n'obtient pas ce qu'il
veut, il sera capable de vous détruire tous les deux. De la pire façon qui soit.
-....
- J'ai votre promesse ?

J'ai votre promesse ?


Ces mots résonnent dans ma tête quand je rejoins Camille.
La discussion avec le dragon sonne en moi comme une scène surréaliste. Il est indéniable qu'elle
aime sa fille. Après son père et mes impressions inexplicables, c'est à son tour d'insinuer le doute dans
mon esprit.
Tout à coup, j'ai froid. Si froid que je rabats la couverture sur nos deux corps et me blottis contre
celui, tout doux, de Camille.
Jors, qui es-tu ?
Jors, que veux-tu ?
Jors, que caches-tu ?
J-O-R-S, quoi qu'il arrive, je le découvrirai.
Pour protéger la femme que j'aime, je suis prêt à tout. Absolument-à-tout.
Chapitre 25
Tom

19 octobre 2015

Retour à Washington, en terre connue.


Chaque fois que je sors de la maison, je me dis que c'est un jour de gagné avant la fin de mon
calvaire. Si je ne cherche pas à jouer au plus malin, bientôt, je saurai toute l'histoire. Toute la vérité. Ma
vérité.
Après une marche rapide de quelques minutes, j'arrive dans le parc... tout près de leur nouvel
appartement. Je ne suis pas obligé de traîner ici. Mon père ne m'a rien demandé qui allait dans ce sens.
Sur ce point-là, je suis libre. Complètement libre. Seulement dans mon esprit torturé, les choses ne sont
pas si évidentes. Les faits sont là. Et bientôt, Camille en apprendra beaucoup sur le sujet. Je ne pourrai
plus faire marche arrière et je devrai me battre jusqu'au bout du bout. Jusqu'à ma liberté.
- Dis monsieur, tu me cherches mon ballon ?
La petite voix qui m'interpelle arrive au niveau de mes hanches. Un petit blond de six ans, tout au
plus. Perplexe, je guette les alentours et remarque l'objet perdu quelques mètres plus loin, tout près de
l'étang.
- Tu ne devrais pas être à l'école ?
- J'y allais justement !
Je commence à me dire qu'il ne me lâchera pas tant que je ne lui aurai pas recherché cette fichue
balle. Je m'exécute d'un pas rapide et la lui ramène en un temps record. Il me fixe d'un regard
reconnaissant.
- Tes enfants en ont de la chance !
Je ne réponds rien. Que pourrais-je dire à ça ? Le petit paraît étonné.
- Quoi, tu n'as pas d'enfant ? Même pas un ?
Mon absence de réponse signifie qu'il n'y a rien à dire sur le sujet.
- C'est nul ! Vu comme t'es rapide, tu serais un papa en or !
Il me prend au dépourvu en me faisant un rapide signe de la main et en repartant en courant.
- Maman, j'arrive !
Au loin, j'aperçois une femme d'une trentaine d'années, munie d'une poussette qui semble attendre de
pied ferme le petit fuyard. Je la sens m'observer d'un regard désapprobateur comme si je représentais un
danger pour sa famille. Qu'elle se rassure. Elle n'a rien à craindre. Instinctivement, mon regard se tourne
vers l'immeuble. Par contre, eux...
- Maman, c'est lui !
Non, pas ça. Surtout pas ça...
- Maman, il m'a retrouvé mon ballon !
Je leur adresse un sourire poli que la femme me rend en retour. Ils passent rapidement devant moi,
direction l'école. Un geste de la main plus tard, j'en suis définitivement débarrassé. Mon observation peut
reprendre. Il s'est passé quelque chose depuis la veille. Quelque chose d'important. Les volets sont
ouverts et la lumière du matin rentre directement dans leur immense baie vitrée.
Quoi, tu n'as pas d'enfants ?
Je dois réagir. Effacer cette nouvelle voix. Ne pas la laisser me pourrir de l'intérieur. Me concentrer
sur ce qui est important. Jared et Camille.
Visiblement, notre technique a fonctionné. Ils sont rentrés. D'ici un jour ou deux, elle sera de retour
au bureau. Et, elle me rencontrera officiellement.
Quoi, tu n'as pas d'enfants ?
Hors de question que je replonge. Chaque voix est dangereuse. Chaque voix m'entraîne à nouveau
dans ma plaie béante. Chaque voix me confronte à mes pires faiblesses. Non, je n'ai pas d'enfants. Non, il
n'en a jamais été question. Oui, j'en aimerais un jour. Un jour lointain. Quand tout ça sera derrière moi,
quand mon père aura décidé que je suis mûr pour m'envoler. Quand il acceptera enfin de me donner ce
que j'attends depuis toujours. La vérité.
Avec une bonne paire de jumelles, je parviendrais probablement à observer leur quotidien. Les voir
évoluer, s'aimer, se disputer. Participer un tant soit peu à leur existence. Avoir l'impression d'appartenir à
une famille. Ma famille.
Tu serais un papa en or.
Je me bouche les oreilles. En vain. La voix vient de l'intérieur. Elle puise l'intégralité de mes
ressources avant de me mettre KO. Le combat n'a jamais été équitable. Surtout avec l'autre voix. La vraie
voix. Celle qui me fait chavirer de l'intérieur et me prouve, qu'un jour, j'ai bien été vivant.
Tu serais un papa en or.
Merde. Comment pourrais-je construire ma propre famille alors que je ne sais même pas
véritablement d'où je viens ? Tant que cette vérité ne sera pas mise à nu, je ne m'autoriserai à me poser
aucune question sur mon avenir.
Peut-être que je ne suis pas au summum de mes capacités cognitives mais je suis certain d'une chose.
Mon frère est là et, cette fois-ci, je ne le laisserai pas s'échapper sur un autre continent. J'ai besoin de lui.
C'est... vital.
Pour le moment, aucune explication logique ne peut découler de mes interrogations et de mes
ressentiments. Si j'avais la chance et le cran de pouvoir me retrouver face à Jared, qu'est-ce que je lui
dirais ?
Bonjour, je suis Tom et je crois qu'on se connaît. Pathétique. Si ça se trouve, il ne se souvient même
pas avoir eu un frère un jour.
Hey, ça te dirait de boire un coup un de ces soirs ? Irréaliste. Il me prendrait pour un cinglé.
Salut ! Camille a dû te parler de moi. Je suis un de ses collègues. Vous seriez disponibles pour un
dîner ? Complètement suicidaire. Le jour où Camille se retrouvera face à moi - c'est-à-dire dans très peu
de temps - j'aurai abattu ma dernière carte. Je deviendrai alors la personne à éviter comme la peste. Et
les inviter chez Jors signifierait la mise à mort de mon futur.
Même si je rêve d'aller sonner chez eux et de leur balancer tout ce que je sais, je reste sagement
assis sur le seul banc libre des environs. Je garde cette position jusqu'à ce que quelque chose se mette à
vibrer dans ma poche. Je pousse un soupir fatigué en extirpant mon téléphone. Le nom d'Hannah s'affiche
sur l'écran. Pitié, pas elle. J'ai beau la fuir depuis toujours, elle sait y faire pour que je cède en premier.
Elle ne libérera la ligne que quand j'aurai accepté de lui accorder un peu de mon temps. Autant se
délester aussi rapidement que possible de cette tâche ingrate. Je décroche, vaincu.
- Bonjour, Hannah.
A l'autre bout du fil, sa voix monte directement dans les aigus.
- Je m'inquiétais mon petit Tom !
Plus que hier et moins que demain.
Je me lève, prêt à combattre la journée qui m'attend. Je jette un dernier coup d'œil à mes racines. Je
n'ai jamais eu autant besoin de mon frère qu'aujourd'hui.
- J'arrive.
- Où es-tu ?
Je hausse les épaules, souriant à l'idée qu'elle puisse seulement voir mon air détaché.
- Je suis en route.
Je l'entends soupirer.
- Ça ne veut absolument rien dire ! Jors est certain de t'avoir entendu quitter la maison il y a plus
d'une heure ! Et tu n'es toujours pas arrivé !
Il est indéniable que sous son ingérence, elle s'inquiète. Et que mon père va me faire la vie dure dès
que j'aurai franchi la porte d'entrée des bureaux. Parfois, je devrais mieux réfléchir avant d'agir. Question
de survie de base.
- Tu sais que tu es tout ce que j'ai.
- Je sais, Hannah.
- Où es-tu ?
Avec elle, la boucle n'est jamais bouclée. Les lacets se font et se défont indéfiniment. La
surprotection dont elle fait preuve à mon égard a beau m'étouffer, elle me rassure également. Au moins, je
suis aimé de quelqu'un. Une fois sorti du parc, je hèle directement un taxi. C'est mon jour de chance. Il
s'arrête immédiatement.
- Je te laisse. Je serai là dans dix minutes.
Je raccroche sans lui laisser le temps de me répondre et de tenter, une fois de plus, de me tirer les
vers du nez.
Certes, elle m'aime.
Certes, elle s'inquiète.
Certes, elle a toujours été là pour moi.
Mais, elle n'a aucun pouvoir d'autorité sur moi. Elle n'en aura jamais. Elle n'est pas la voix. Elle
n'est pas ma mère.
Chapitre 26
Camille

- Je t'accompagne.
Ce n'est pas une question. Juste une affirmation. Pour ma reprise professionnelle, Jared ne me laisse
pas le choix. Avant de quitter Paris, il a promis à mes parents de prendre soin de moi et il ne fait pas les
choses à moitié. Depuis que nous sommes arrivés à Washington, il me laisse à peine aller aux toilettes
toute seule. Dire qu'il me materne serait un euphémisme. Il répond à tous mes besoins avant même que je
n'émette le moindre souhait. Si j'avais espéré me rendre seule aux bureaux de Jors, je me serais trompée
sur toute la ligne. Jared est prêt avant moi. Jeans, gilet molletonné à capuche bleu marine, Converses
blanches, cheveux désordonnés, mine inquiète. Il n'a rien laissé au hasard.
Est-ce que le fait qu'il m'accompagne m'inquiète ? Oui, sans aucun doute.
Est-ce que je lui ai parlé du mot ? Non. J'ai essayé de faire balancer le pour et le contre mais le
besoin de garder le silence surplombait de loin l'autre possibilité.
Est-ce que je lui ai avoué les révélations de mes parents ? Non, mille fois non. Tant que je ne suis
sûre de rien, il faut que je prenne sur moi et que je sois forte. Le deal que je m'apprête à passer ne
pourrait avoir lieu si Jared avait été mis au courant. De un, je ne serais pas là, prête à aller travailler à
nouveau. De deux, il aurait cherché à faire justice lui-même. Rien de positif n'en serait sorti. Dieu seul
sait où Jared se trouverait en ce moment même. Hôpital, prison ou pire encore ? Si mon père dit vrai, Jors
est potentiellement quelqu'un de dangereux, voire même de très dangereux. Sans même évoquer le fait que
les souvenirs de Jared ne correspondent en rien avec ceux évoqués par mes parents. Malgré tout, je suis
consciente du fait que lui cacher une telle chose n'est pas une idée bénéfique pour notre couple. Le jour où
il l'apprendra, sa colère atteindra des sommets. Mais si je veux obtenir ce pour quoi je m'apprête à me
battre, je ne peux pas me permettre de le tenir informé. Jors est ma seule chance de faire la lumière sur
l'enfance de Jared. Par amour pour lui, je me sens prête à soulever des montagnes. Je dois y arriver. Je
vais y arriver.
- Bon, tu te bouges ?
C'est bien la première fois que je le vois impatient de m'emmener vers Jors. Malgré tout, son sourire
malicieux ne me dit rien qui vaille pour la suite de la matinée. Il s'approche, l'air sauvage. L'air de la
pièce dégage une forte odeur de... Jared. Ses cheveux encore mouillés ondulent dans ma direction et
laissent échapper un parfum brut. Un parfum d'océan. Celui de l'homme que j'aime.
- Si tu ne te grouilles pas rapidement, je crois que cet infâme de Jors se passera de tes services pour
la journée.
Ses bras se tendent, me touchent et m'agrippent. C'est si bon de me sentir bercée et aimée. Si bon que
je pourrais garder cette position pour l'éternité.
- A toi de choisir, ma belle. Amour ou... amour ?
Même si je ne le vois pas, je connais parfaitement l'expression de son visage à cet instant précis.
Souriant et vainqueur. Je me dégage de son étreinte, joueuse.
- Hors de question que tu m'influences dans ce sens !
Il s'approche. Je recule.
- Tu serais prête à laisser s'ennuyer un homme qui t'attend de pied ferme dans ton lit ?
Il ne m'aura pas. Il faut que j'y aille. J'enfile mes escarpins noirs - dernière touche sophistiquée face
à mon tailleur de la même couleur - et enfile mon manteau de laine blanc.
- Tu n'as pas idée de ce que je suis prête à réaliser pour tes beaux yeux et ton joli petit cul !
- C'est moi qui suis censé mal parlé, pas toi ! lâche-t-il en me poursuivant dans le couloir de
l'immeuble.
S'il savait combien ma remarque décalée n'était là que pour faire diversion. Il est indéniable que je
suis prête à tout pour cet homme. Je ferais n'importe quoi pour lui offrir la sérénité qu'il attend depuis
toujours.

- Tu veux que j'entre avec toi ?


Cela fait à peine trente secondes que nous sommes arrivés devant les bureaux et il commence déjà à
vouloir me tenir la main pour la journée.
- Dans les bureaux ?
- Bureaux, salle de réunion, cuisine, je m'en fiche. Tout ce que je veux, c'est de te sentir en sécurité.
- Regarde autour de toi.
Je l'observe jeter un regard circonspect à trois-cent-soixante degrés dans les environs. Quand ses
yeux se posent une nouvelle fois sur les miens, il ne semble pas comprendre là où je veux en venir.
- Les gardes, patate !
J'essaie de sauver les apparences et d'apporter un peu de légèreté mais ce n'est pas gagné.
- Oui, et alors ?
Ok. Il va falloir passer à la vitesse supérieure et entériner quelques-unes de mes valeurs essentielles.
A commencer par le respect d'autrui.
- Que veux-tu qu'il m'arrive alors que les locaux sont surveillés par deux molosses ?
Il suffit de jeter un coup d'œil aux deux hommes en question pour comprendre qu'ils sont
surentraînés. Avec eux, rien ne doit être laissé au hasard. Avant mon départ, ces deux postes n'existaient
pas. Visiblement, ce qui est arrivé au restaurant a laissé quelques séquelles au sein de l'équipe. En voyant
le visage fermé des deux gardes, j'imagine que l'angoisse doit être palpable à l'intérieur.
- Je ne pense pas que le danger puisse venir de dehors.
Soupirer. Affirmer qu'il se trompe. Le rassurer.
- Ne t'en fais pas pour moi, dis-je en me mettant sur la pointe des pieds et en déposant un petit baiser
sur le bout de son nez. Je rentre dans ces locaux hyper sécurisés, je fais mon travail et je serai de retour
avant même que je t'ai manqué, ne serait-ce qu'un tout petit peu.
- Viens-là.
Je n'ai pas le temps de réagir qu'il m'a déjà attirée dans ses bras et me serre avec amour. Je pourrais
donner ma main à couper que mes parents ont dû lui servir un laïus supplémentaire que celui auquel j'ai
eu le droit d'assister. A plusieurs reprises, il m'est arrivé de me demander ce qu'il savait et ce qu'il
ignorait. Je n'ose pas engager ce type de conversation de peur de me laisser emporter par mes sentiments
et lui révéler que la vérité sur son enfance pourrait peut-être bientôt voir le jour.
- S'il t'approche de trop près, tu m'appelles. Je viendrai lui faire la peau.
Son inquiétude me toucherait profondément si je pensais qu'il avait tort. Malheureusement, il n'a
jamais eu aussi raison qu'aujourd'hui. Jors est dangereux et je vais devoir faire avec.
Je recule doucement, ce qui le fait réagir instantanément.
- Non, pas tout de suite. J'ai besoin d'un dernier câlin.
- Un tout dernier alors.
Je me laisse guider dans ses bras. Je ferme les yeux et respire son odeur une toute dernière fois.
L'odeur de l'amour, de la tendresse et du bonheur. L'odeur de ma vie et de ce en quoi je crois. Je vais me
battre pour lui. Je suis prête. En le quittant, je me garde bien de lui dire que quelqu'un n'a rien raté de
notre échange. Mais, en me retournant en direction de la fenêtre incriminée - un bureau dans lequel je ne
suis encore jamais entrée - le store s'est brutalement baissé ne me laissant aucune chance de pouvoir
distinguer les traits du visage de celui ou celle qui s'intéresse d'un peu trop près à mon retour.
- Bonjour Hannah.
Les lieux sont tels que je les ai quittés. Blancs, modernes, majestueux. La secrétaire, quant à elle,
paraît plus... fermée.
- Bonjour Camille.
Sa voix, à l'instar du regard qu'elle me jette, est dure. Même si j'ai l'impression que nous nous
sommes quittées hier, elle comme moi savons que notre dernière entrevue s'est soldée par le pire des
échecs. Jors voulant me sauver, la laissant volontairement se débrouiller toute seule dans le chaos.
- Hannah...
- Il n'y a rien à dire. Je suis contente de te revoir parmi nous. Ta journée est chargée. Jors t'attend
dans son bureau.
Je ne vais pas la laisser me parler comme si j'étais une simple connaissance de bureau. Ensemble,
nous avons traversé... l'enfer. Nous ne pouvons pas ne pas évoquer le sujet. D'ailleurs, nous étions
suffisamment proches pour qu'elle tente de me confier quelques-uns de ses secrets.
- J'aimerais beaucoup que nous parlions de ce qui est arrivé.
En guise de réponse, je n'ai que droit à ses pupilles bleues qui me foudroient.
- Si j'étais toi, j'irais voir Jors rapidement. Il ne fait pas partie de ce genre d'hommes qui aime
attendre. Bonne journée, Camille.
Réussir à laisser Jared sur le trottoir. Fait.
Entrer dans les locaux sans imprégner de sueur mon tailleur. Fait.
Retrouver Hannah. Fait.
- Tu attends quoi ?
Renouer le dialogue avec elle. Demander un stage d'entreprise pour parvenir à réaliser la mission
que je m'apprête à m'infliger. Hannah m'en veut bien plus que je me l'imaginais.
D'un pas hésitant, je traverse l'immense couloir qui mène tout droit au bureau de Jors. En m'y
rendant, je passe devant la salle de réunion mais pas seulement. A droite de cette dernière se trouve une
pièce dans laquelle je ne suis jamais entrée. Cette même pièce depuis laquelle on nous observait, Jared et
moi, il y a quelques minutes à peine. Je jette un coup d'œil aux alentours pour m'assurer que je suis bien
seule et qu'Hannah ne peut pas me voir. Ensuite seulement, j'ose m'approcher de la porte et tendre
l'oreille. Inutile d'être Sherlock Holmes pour en déduire qu'il y a bien quelqu'un à l'intérieur.
- Je ne vous dérange pas ?
La voix de Jors me glace instantanément. Je ne lui accorderai pas le plaisir de me tourner, honteuse,
dans sa direction.
- Au boulot.
J'attends qu'il fasse demi-tour pour le suivre. Une fois entrée dans son bureau, mes joues ont eu le
temps de retrouver une couleur humaine.
D'une geste quasi-mécanique, il me fait signe de m'asseoir face à lui.
- Je suis content de votre retour. Je commençais à m'impatienter sérieusement.
Ne pas montrer que j'ai peur.
- Je suis là.
Son visage sérieux se décrispe. Il se laisse tomber dans son fauteuil, les mains derrière la tête.
- Comment allez-vous ?
Mon cœur tambourine. Chaque mot compte. Je n'ai pas le droit à l'erreur.
- Merci d'être passé me voir à l'hôpital.
Il se redresse, intrigué.
- Vous vous en souvenez ?
- Non. C'est Jared qui m'en a parlé, je réponds en insistant lourdement et volontairement sur le
prénom de celui que j'aime.
La réaction souhaitée est immédiate. Sa bouche se ferme, ses yeux se crispent en deux fentes étranges
et ses mains s'abattent sur le bureau.
- Vous a-t-il également dit qu'il m'a jeté comme un malpropre ?
Ne pas montrer que je suis fière de mon homme.
Je dois trouver un moyen rapide et efficace de prouver à Jors que lui-aussi a été important. A sa
manière.
- Je me souviens de ce qui est arrivé dans la salle du restaurant.
Il semble inquiet.
- Vraiment ?
J'essaie de ne pas me raidir.
Ne pas montrer que je suis angoissée.
Lui donner les honneurs. Le mettre en valeur. Étaler une bonne couche de crème sur son ego.
- Vous m'avez sauvée.
Il émet une ébauche de sourire. Gagné.
- Vous me remercierez plus tard car nous avons du pain sur la planche.
Une goutte de sueur s'échappe de mes omoplates et va directement se loger dans le bas de mon dos.
Ne pas montrer que mon rythme cardiaque s'accélère.
- Si vous êtes là, c'est que vous avez reçu mon message. Vous m'en voyez ravi.
Ne pas le laisser diriger la conversation.
- Je vous aiderai à atteindre les vraies élections. Je vous en donne ma parole.
Il se recule d'aise. Mauvais signe.
- Je n'en attends pas moins de votre part.
Il s'approche à nouveau de son bureau et en sors un épais dossier qu'il me tend.
- Le planning des semaines à venir : réunions, plateaux télévisés, galas de charité, parrainage
d'associations, visites des hôpitaux et des crèches, soirées caritatives.
Je le saisis et le pose devant moi. Je ne l'ouvre pas. S'en suit un jeu de regards avec Jors. Il s'attend à
ce que je cède la première. Pour ne pas flancher et me donner du courage, je pense à Jared qui m'attend,
qui s'inquiète, qui m'aime. A Jared à qui je veux offrir le plus beau des cadeaux. La vérité. La libération
de son âme.
Les secondes passent, suivies de minutes longues et pénibles. Je ne faiblis pas. Malgré mes
tremblements internes, je garde le cap. Je le fixe, ignorant royalement son air hautain et surpuissant.
- Bon, vous voulez quoi ?
La victoire ne me ravit pas. Elle est juste le symbole que mon père a raison.
Maintenant, c'est à moi de négocier.
- Vous le savez très bien.
Si je m'attendais à ce qu'il blêmisse, j'ai tout faux. Un large sourire, suivi d'un petit rire
condescendant, s'affiche sur son visage.
- Connaissez-vous la différence entre un escroc et un assassin ?
Crac. Boum. Mon cœur flanche, mon esprit est terrassé. L'angoisse s'empare de tout mon corps avant
de paralyser mes mouvements.
- C'est bien ce qu'il me semblait.
Son air suffisant ne le quitte plus.
- Un escroc ne tue pas. Il n'aime pas avoir du sang du les mains. Certains traînent derrière eux une
kyrielle de suicidés mais ils gardent leurs limites. Un assassin, par contre, ce n'est plus la même histoire.
Bouche-bée, je le regarde s'affaler à nouveau dans son siège. Le plus tranquillement du monde.
- A quelle catégorie pensez-vous que j'appartiens ?
Mes lèvres s'entrouvrent mais elles se referment immédiatement. Si je ne me reprends pas tout de
suite, je n'arriverai pas à sortir vainqueur de ce duel. Les coups pleuvent et je ne me relève plus.
- Si vous visez juste, je vous accorderai la vérité que vous attendez. Et vous aurez même un petit
plus !
Je n'ai jamais frappé quelqu'un mais là, tout de suite, mes mains me démangent. Cet homme m'inspire
tout ce que je déteste : la fourberie, la lâcheté, le mensonge mais surtout... le dégoût. Sauveur ou non, il
vient de me prouver qu'il n'est pas quelqu'un de bien.
Réfléchis. Vite. La première impression est souvent la bonne. Lance-toi. Maintenant.
- Escroc, je lâche sans réfléchir davantage.
- Vous m'intéressez mademoiselle Bartot. Je vous en prie, continuez.
Comment fait-il pour rester autant maître de ses émotions ?
- Vos valeurs sont limitées mais vous conservez l'essentiel. La vie des autres. Je ne vous imagine pas
faire du mal à une femme sans défense. Je ne sais pas ce que vous avez fait d'elle mais je suis certaine
qu'elle est toujours vivante, quelque part. Et Tom avec.
- Vous êtes sacrément intrépide !
- Et vous, vous voulez gagner les élections. Comme vous l'avez mentionné dans votre courrier, c'est
donnant - donnant.
- C'est ce que j'aime chez vous. Votre détermination est sans faille et elle m'emmènera au sommet.
Oui et je m'assurerai personnellement que tu ne gagnes pas les élections nationales.
- Je sais ce que vous pensez mais je ferai un très bon président.
- J'en doute.
- Dois-je considérer que je n'aurai pas votre voix ?
- Je suis française, pas américaine.
- Quel dommage !
- Pas de mon point de vue.
Ne pas flancher.
- D'ici quelques semaines, vous changerez d'avis. Une fois que vous connaîtrez le vrai Jors, vous
vous excuserez mentalement de penser ce qui traverse actuellement votre joli cerveau bien gâté par la
nature.
- Aucune chance.
Me dire que ce n'est qu'un escroc. Pas un assassin.
- Si on en revenait à nos moutons ?
Il n'avouera jamais sa faiblesse. Il préfère largement changer de sujet. Même si je ne le montre pas
ouvertement, sa tactique me convient particulièrement. Plus vite nous en aurons terminé, plus vite je
pourrai me lancer dans le vif du sujet. L'élection.
- Je vais aller travailler dans mon bureau, j'annonce en me levant.
Il me fait signe de me rasseoir.
- Nous n'en n'avons pas terminé. Ne vous avais-je pas promis un petit extra ?
Ne pas imaginer que le piège est en train de se refermer sur moi.
Interdite, j'observe Jors appuyer sur un interphone et s'entretenir avec quelqu'un.
- Tu peux venir. Elle t'attend.
Mon estomac se soulève. Mes nerfs sont à vifs. Et ce qui devait arriver me fouette la tête. Un étau
enserre mon crâne et mes tempes cognent si fort que je me demande si mon corps va tenir le choc.
Visiblement, Jors ne remarque pas mon malaise.
- L'escroc que je suis va vous apporter le début de notre contrat sur un plateau d'argent.
Un léger frappement contre la porte nous interrompt.
- Entre ! lance Jors, sûr de lui.
Avant même que ma tête trouve la force de se tourner, j'entends des pas s'approcher. Une odeur flotte
dans l'air. Une odeur d'homme.
- Camille, je vous présente un des hommes les plus importants de la campagne. Mon unique fils,
Thomas Cutton.
Est-ce la douleur qui se fait de plus en plus forte ou l'impression que plus rien ne sera jamais comme
avant qui me cloue sur place ? Quoi qu'il en soit, je mets d'interminables secondes avant de trouver la
force de pivoter enfin.
Et de me retrouver face à un homme dont les traits me sont étrangement familiers.
Je connais ces cheveux noirs.
Je connais cette grande taille, ces épaules larges, ces yeux clairs.
Je connais cette tristesse.
Je connais cette peur que je lis en lui.
Mon cœur menace d'exploser.
Thomas Cutton est... Tom.
Chapitre 27
Camille

Jors Van Button n'est pas un escroc. Il est bien pire que ça. Lorsque je regagne mon bureau, la
première expression qui me vient à l'esprit est " malade mental ". Un vrai de vrai.
Mes gestes sont complètement robotisés. J'ouvre la porte, allume la lumière, avance, regarde au loin
par les baies vitrées, fais quelques pas anarchiques, m'arrête, poursuis ma course, observe à nouveau
l'horizon, contourne mon bureau et m'affale sur ma chaise. Même si j'essaie toujours de me convaincre
qu'il y a une logique à toute chose, là, je ne vois pas. Je ne comprends pas.
Mon portable, toujours dans mon sac à mains, se met à vibrer. Machinalement, je le sors et allume
l'écran.
[ Tu tiens le coup ? Jors a été comment ? Au moindre problème, tu sais que je déboule dans le
quart d'heure. J.]
Comment vais-je expliquer ça à Jared ? Celui que je soupçonne d'être son frère se tient à quelques
mètres de moi et je ne peux rien dire. Ma gorge est si sèche que le trou noir se rappelle à moi. L'accident.
L'hospitalisation. Les soins intensifs. Les craintes de mon père et de Jared. JORS. Il faut que je me calme
et que je retrouve une respiration régulière. Sans quoi, je ne vais jamais parvenir à me concentrer et
tenter de ramener mes idées au clair. Thomas Cutton ressemble fortement à Jared mais cela ne veut pas
dire qu'il est... Tom. Mais alors, pourquoi cette ressemblance entre les deux prénoms ? Pour cette
apparence si proche de l'homme que j'aime ? Pourquoi ces questions qui trottent dans ma tête douloureuse
? Pourquoi tous ces pourquoi ? Mon téléphone se met à vibrer à nouveau. D'habitude, je me réjouis de
lire des messages de Jared. Là, j'ai juste... peur. Peur de devoir lui mentir, peur de le décevoir, peur de ne
pas arriver à maîtriser toute cette histoire qui va bien au-delà de l'imaginable.
[ Je m'inquiète. Réponds-moi vite STP. J. ]
Mes doigts tremblent lorsque je trouve enfin le courage de lui répondre. Je dois m'y reprendre
plusieurs fois pour réussir à taper un petit mot cohérent.
[ Tout est OK. Beaucoup de travail. Je t'appelle à midi. C. ]
La grande horloge murale qui trône sur le mur face à mon bureau m'indique qu'il me reste deux
heures, trente-sept minutes et vingt-six secondes avant de devoir tenir cette promesse. Comment vais-je
réussir à entretenir une discussion avec lui tout en masquant ce puissant malaise qui m'habite ?
Le dossier des plannings de la semaine prochaine, placé sur mon bureau, me fait de l'œil. Mais, il est
juste impossible que je parvienne à l'ouvrir dans les minutes qui viennent. Incapable de bouger dans un
sens comme dans l'autre, je suis toujours en état de choc.
Si Thomas Cutton devait être Tom, cela voudrait donc dire qu'il a été enlevé pendant toutes ces
années ?
Si c'est bien lui, il doit savoir où se trouve sa mère.
Si cet homme est le frère de Jared, il sait qui je suis...
Quelqu'un toque subitement à ma porte. Je sursaute. Je ne veux voir personne. J'ignore
volontairement la main qui s'abat une deuxième fois, puis une troisième. Lorsque je me dis que c'est
probablement Jors qui s'acharne devant mon bureau, je frôle la tachycardie. Au quatrième essai, la
personne n'attend plus mon avis. Elle entre comme si elle était invitée.
Et, ce n'est pas Jors. Je crois même que j'aurais préféré le voir, lui, avec son visage sévère et ses iris
calculateurs plutôt que l'homme qui se tient face à moi. Thomas Cutton.
- Je crois qu'il faut qu'on parle.
Sa voix... Elle est tellement ressemblante à celle de Jared.
- Je peux m'asseoir ?
Ses yeux... Même profondeur dans le regard.
- Je prends ça pour un oui.
Son sourire... Même rictus de vainqueur.
- Vous m'entendez Camille ?
Son torse qui se penche vers mon bureau. Même façon de se mouvoir que Jared.
- Il faut vraiment qu'on parle.
Son ton doux et ferme à la fois. Même tactique que Jared pour obtenir ce qu'il veut.
- Si nous voulons travailler ensemble, il va falloir mettre deux ou trois choses au clair.
Cette façon de prendre les choses à la légère... Je croirais voir mon amoureux.
Amoureux qui, d'ailleurs, continue à vouloir me parler.
[ Je ne peux pas attendre midi. J'ai besoin d'entendre ta voix. J. ]
Je blêmis. Il est juste inenvisageable pour moi de lui adresser la parole en ayant son sosie disparu
face à moi. C'est surréaliste. Complètement surréaliste. Affreusement surréaliste. Moi qui pensais mettre
doucement des mots sur son passé, je me retrouve plongée devant une de ses pertes qu'il pleure encore et
qui se porte comme un charme. Costard gris foncé, chemise blanche ajustée, cravate anthracite, cheveux
bruns foncés coupés plutôt courts, sourire fugace. Cet homme a, semble-t-il, toute sa tête.
- C'est lui ? demande-t-il, tout à coup abattu.
Vraiment toute sa tête.
Je hoche étrangement la tête. Une personne qui m'observerait, à cet instant précis, s'enfuirait en
courant pensant que je m'apprête à me faire attaquer par une bête féroce, prête à décimer la ville entière.
Et, à juste titre, elle tenterait d'obtenir un sursis.
- Il est comment dans la vraie vie ?
Sa question a le mérite d'être claire. Mais, je ne peux pas y répondre. D'une part, je n'ai pas les bons
mots en stock. De l'autre, il faut que je poste un message à Jared.
[ Vraiment beaucoup de travail. Pas le temps. Je t'aime. C ]
- J'ai besoin de réponses.
Pour la première fois, depuis que Jors a fait les présentations, je remarque une once fugace de
douleur lui traverser le visage. Cet homme a une maîtrise exceptionnelle de lui-même.
- C'est vous qui nous observiez depuis votre bureau ?
Aucune réponse. Juste un regard impénétrable. Trop de choses en lui me rappellent Jared. Il faut que
j'arrête les comparaisons. Ce n'est pas sain. D'ailleurs cette situation tout entière est pourrie. Vraiment
pourrie.
Sa réponse que je n'attends plus me prend de cours.
- C'est vital pour moi de le voir.
Cet homme peut m'apporter les réponses dont j'ai besoin. Peut-être pas toutes mais, au moins, une
bonne partie. Je dois juste essayer de retrouver un peu de ma constance légendaire et tenter de me calmer.
Mais, c'est peine perdue. Mon cœur cogne, mes tempes sont douloureuses et je ne sais pas à quoi je dois
ressembler. J'hésite entre la folle à lier ou l'idiote qui peine à articuler deux mots de suite. Pourtant,
malgré mes joues qui ont viré au rouge bordeaux, je parviens - au prix d'un effort surhumain - à poser la
question qui me trotte continuellement en tête : - Jared est-il votre frère ?
Instantanément, ses yeux se baissent, puis se relèvent, se baissent encore, reviennent à nouveau à ma
rencontre. Son petit manège dure deux bonnes minutes et nous plonge dans un silence gênant. A force de
répéter ces gestes, je n'arrive même pas à dire s'il me fixe ou non lorsqu'il déclare enfin : - Jared est mon
frère.
Mon rythme cardiaque s'accélère brusquement avant de décélérer tout aussi rapidement.
- Votre vrai frère ?
- Nous avons la même mère.
Il m'est de plus en plus difficile de respirer. L'air semble avoir quitté la pièce dans laquelle nous
nous trouvons. Et, si je me réfère à Thomas ou Tom qui desserre son nœud de cravate, je peux même dire
que je ne suis pas la seule à me sentir mal.
- Où est votre mère ?
- Je ne répondrai pas à cette question.
- Pourquoi ? je demande, contrainte de ne pas céder même si l'envie de prendre mes jambes à mon
cou est plus plaisante que jamais.
- Je ne peux pas y répondre. Je n'en ai pas le droit.
- Est-elle toujours vivante ?
- Je ne dirai rien.
Son visage s'est brusquement fermé. En essayant de lui tirer les vers du nez, j'ai juste réussi à le
braquer. Autant jouer le tout pour le tout.
- C'est Jors qui vous l'interdit ?
- Là, encore, je n'ai pas le droit de vous répondre.
Il commence sérieusement à m'agacer. Frère de Jared ou non, il n'a pas le droit d'entrer ici et de faire
comme si cette situation était normale. Rien n'est normal ! Rien du tout ! Et moi, je me retrouve face à lui,
à devoir discuter comme si nous étions en train d'échanger d'une situation parfaitement anodine !
- Pourquoi êtes-vous là ?
Il passe une main sur son crâne. Comme Jared. L'idée qu'il soit stressé me rassure. Je ne suis pas
toute seule à me sentir mal et déboussolée.
- Il fallait que je vous voie.
- Pourquoi ?
Il semble hésiter.
- C'est compliqué.
De mieux en mieux. Ou de pire en pire. Cela dépend du point de vue selon lequel on se place. Si je
veux débloquer un tant soit peu cette discussion qui ne mène - pour le moment - à rien de concret, j'ai
intérêt à passer à la vitesse supérieure.
- Jors sait-il que vous êtes là ?
Il répond du tac-au-tac.
- Jors et moi n'avons aucun secret l'un pour l'autre.
Alors, pourquoi ai-je la drôle d'impression qu'il me ment? Serait-ce sa main qui vient à nouveau
s'abattre sur son cuir chevelu ou ses yeux fuyants qui me font me poser ce genre de questions ?
- Je crois que vous ne me dites pas toute la vérité.
J'attends. Une seconde. Dix. Trente. Une minute. Deux. Trois. Seule le tic-tac régulier de l'horloge
s'ajoute à nos respirations saccadées. Lui comme moi avons peur. C'est lui qui est venu me chercher mais
il a ses propres limites. La question qui me taraude est de savoir si les frontières ont été fixées par Jors
ou par lui-même.
- J'aimerais beaucoup rencontrer Jared. Il me manque.
S'il a subi le même manque que son frère, je le conçois tout à fait.
- Je ne sais pas s'il le supporterait.
Il soupire et baisse à nouveau les yeux. Cela ne m'empêche pas de lui dire le fond de ma pensée.
- Jared a beaucoup souffert de votre absence et de celle de votre mère. Il ne s'en est pas remis et ne
s'en remettra probablement jamais. Si vous revenez dans sa vie, il faudra que vous ayez de très bonnes
explications à lui fournir. Il voudra savoir où est votre mère à tous les deux. S'il n'obtient pas de réponse,
il ne le surmontera pas.
- Je sais...
- Mais alors pourquoi ne rien vouloir dire ?
Nouveau soupir, beaucoup plus long que le précédent. Mais, cette fois-ci, ses yeux brûlants se posent
sur les miens.
- Ce n'est pas que je ne veux pas. Il m'est juste impossible de fournir cette information pour la bonne
et simple raison que...
Il stoppe net. Son regard est de nouveau fuyant. S'il croit qu'il va s'en tirer comme ça, il se trompe
sur toute la ligne !
- Que quoi, Tom ?
A l'évocation de son prénom d'enfant, il sursaute.
- Que je ne sais simplement pas où elle se trouve.
Ma poitrine gonfle et cogne. Malgré la présence inattendue de Tom, je suis encore plus perdue que
quand je ne savais rien.
- Mais vous êtes la dernière personne à l'avoir vue vivante !
- Je sais.
- Je ne comprends pas. Je ne comprends rien.
Il ne répond rien.
- Mais, votre mère ? Vous souvenez-vous d'elle ?
- Comme si c'était hier.
Il est sincère mais il ne lâchera rien sur le sujet.
- Et Jared ?
- On se disputait sans cesse. Mais, on s'adorait. Il me manque terriblement et je ne sais pas combien
de temps je tiendrai sans réussir à le serrer dans mes bras.
- Vous avez aussi un père et une sœur. Vous leur manquez tellement.
J'ai décidé de m'aventurer sur ce terrain glissant. Jors s'est peut-être présenté comme son père mais
il n'en reste pas moins que son géniteur et cet homme sont deux personnes tout à fait différentes. Il paraît
si désespéré que j'ai soudainement mal pour lui. Mais, je ne m'attends pas le moins du monde à la réponse
qu'il me donne : - Je n'ai rien à voir avec cet homme. Il n'appartient pas à ma famille. Quant à Lucie,
chaque chose en son temps.
Je manque de pousser un cri d'effroi.
- Vous plaisantez, j'espère ?
Rien que l'idée d'imaginer le père de Jared entendre cette conversation me retourne l'estomac.
- Il ne représente rien pour moi.
Aucun trait tiré. Aucun rictus désœuvré. Cet homme croit en ce qu'il dit.
- Votre père vous aime.
Je me demande si je dois lui dire tout de suite ses quatre vérités ou lui donner une dernière chance ?
Ne trouvant pas les mots, j'opte pour la deuxième solution. Je lui donne la possibilité de me répondre
avant de laisser éclater la colère qui sommeille en moi depuis tout à l'heure.
- Cet homme n'est rien d'autre qu'une malheureuse victime d'une famille décomposée.
Mes organes internes tournent au ralenti. Vulgaire élément ? Famille recomposée ? Il hésite un
instant avant de poursuivre. Il attend que je sois prête. Quand je me sens assez forte - ou folle - pour
entendre la suite, je lui jette un petit signe d'assentiment.
- Savez-vous que ma mère avait un premier époux avant de rencontrer le père de Lucie et de Jared ?
- Vous parlez sérieusement ?
- Ai-je l'air de plaisanter ?
Assurément, non. Les idées s'embrouillent dans ma tête. J'ai mal mais je lutte. J'essaie de
comprendre, de trouver le fil logique à tout ça et de m'en emparer. Sauf que, bien évidemment, je ne le
vois pas. Je ne perçois rien si ce n'est cet immense trou noir qui me fait de l'’œil.
- Vous vous sentez bien ?
J'ai momentanément fermé les yeux. Sa voix me paraît inquiète. Je le sens s'approcher. Une main se
pose sur mon épaule et la secoue doucement.
- Camille, Camille...
C'est si bon de se laisser aller.
- Camille ?
Il crie un peu mais pas suffisamment pour ameuter tout l'étage. Je peux encore rester comme ça
quelques minutes avant que ça ne devienne véritablement gênant.
- Je ne veux pas vous mentir. Ce que je dis est la vérité. Si vous ne voulez pas l'entendre, je ne
reviendrai plus vous embêter.
Je m'en voudrais qu'il pense ça. Maintenant, qu'il est entré dans ma vie, je ne vais pas le laisser
partir aussi facilement. Malgré l'effort surhumain que ça me demande, j'ouvre les yeux. La lumière me fait
ciller. Mes pupilles se tordent de douleur mais je peux tenir le coup. Depuis ma sortie de l'hôpital, j'ai
déjà connu des épisodes beaucoup plus douloureux mais je m'en suis toujours sortie. Toujours.
- Vous allez bien ?
Je me redresse.
- J'ai mal à la tête mais ça va passer.
Il essaie de cacher son malaise mais n'y parviens pas.
- Je ne veux pas que vous vous sentiez mal pour moi. Je me remets doucement.
- Je suis désolé.
- Vous n'avez pas à l'être, je réponds ne sachant pas ce qu'il sous-entend par cela. Depuis que j'ai été
au mauvais endroit au mauvais moment, j'ai eu des dizaines de fois le droit à ce type de réflexions.
Comme si le fait de les prononcer donnait bonne conscience aux personnes qui me croisaient.
Il recule et se rassoit. Il croise et décroise ses mains comme Jors.
- J'ai besoin de vous, Camille. Et vous, de moi.
J'ai bien trop mal au crâne pour réussir à trouver une réponse cohérente à formuler.
- Mais avant de vous dire pourquoi, vous devez connaître toute l'histoire.
Il inspire un court instant avant de poursuivre.
- Ma mère n'a jamais été quelqu'un d'émotionnellement stable. La perte de son premier mari - le père
de Lucie - l'a profondément ébranlée. Son second mari, celui qui m'a fait office de père pendant quelques
années, a vraiment cherché à être à la hauteur. Il l'aimait profondément. Si profondément qu'il a tout fait
pour elle. Absolument tout.
Ses yeux deviennent tellement brillants que je dois me retenir pour ne pas pleurer à mon tour.
- Il l'a envoyée consulter les meilleurs spécialistes. C'est lors d'un rendez-vous à l'hôpital qu'elle a
rencontré mon père. Il était étudiant et assistait son psychiatre. A cette époque, il n'était pas bien vu pour
une femme - qui, plus est, mariée - de s'attacher à un jeune homme qui sortait à peine du lycée. L'histoire
aurait pu en rester là mais...
- Vous êtes arrivé.
- Leur relation s'est rapidement dégradée. Ils se sont quittés alors que je n'étais même pas né.
- Donc Jared est votre demi-frère.
- Oui.
Je souffle longuement. Le soulagement que je ressens n'a pas de commune mesure.
- Mais nous avons la même mère et je donnerai ma vie pour la retrouver. Et, à ce que j'ai compris,
vous également.
Je ne peux pas m'empêcher de croire que tout ça est tiré par les cheveux. Que cette explication ne
tient pas la route. Pourtant, Tom paraît très sérieux.
- Si je suis là, c'est pour vous proposer un marché que vous ne pourrez pas refuser. Un marché
devant lequel mon père ne fera jamais le poids.
[ Suis arrivé. Je t'attends en bas. Je m'inquiète. Descends vite ou c'est moi qui monte. J ]
Chapitre 28
Jared

Qu'est-ce qu'elle fout ?


Je ne compte plus les minutes interminables qui s'écoulent depuis que je fais le pied de grue devant
l'immeuble de Jors Van den Merde. Si elle ne se pointe pas dans les secondes qui viennent, j'esquive les
deux molosses qui me font de l'œil et entre faire un esclandre à la Jared Tom.
Le temps n'est plus à la patience. Ma nana est coincée entre ces quatre murs, à se persuader que de
bosser pour cette espèce de politicard de bas étage va lui permettre une quelconque ascension
professionnelle. N'importe qui, me connaissant suffisamment bien, sera assez honnête pour avouer que je
n'ai aucune forme de respect pour le dragon. Absolument aucune. Malgré tout, sa franchise de l'autre soir
ne m'a pas laissé indifférent. Elle est sincèrement inquiète pour sa fille. Suffisamment inquiète d'ailleurs
pour me demander de la protéger. Moi, l'homme qu'elle a cherché à faire tomber à deux reprises. Autant
dire que cette bonne femme m'a passé le message et que je l'ai correctement reçu. Jors n'est pas quelqu'un
d'honnête. Je ne sais pas ce qu'il a fait et je m'en fiche. Tout ce dont je suis conscient, c'est que s'il devait
s'en prendre à Camille, j'emploierai les moyens nécessaires pour le faire tomber plus bas que terre. Quoi
qu'il prépare comme nouveau mauvais coup, je l'ai en visuel. Enfin, façon de parler. Les stores sont tirés
et je n'ai encore vu personne entrer ou sortir du bâtiment. Une véritable forteresse se tient devant moi et je
sais pertinemment que les deux chiens de garde - trois fois plus baraqués que moi en passant - ont la
capacité physique de m'envoyer au tapis avant même que je ne tente de faire le moindre geste.
Les poings serrés, j'attends toujours.
Le dernier SMS de Camille remonte il y a treize minutes et des poussières.
[ J'arrive. Je descends. A tout de suite. C. ]
Bien entendu, elle n'a pas tenu parole. Je ne lui en veux pas car ce n'est pas à elle qu'incombe ce
retard. Ce connard de Jors doit faire exprès de la retenir. Si ça se trouve, il m'a même vu l'attendre. C'est
sa manière à lui de me montrer que, maintenant, c'est lui qui a le pouvoir. Point.
S'il croit que je vais m'arrêter à ce genre de considérations...
Mes regards sont de plus en plus insistants vers les deux statues en costard noir. Ils sont
imperturbables. Rien que pour les faire bouger, j'ai envie de les narguer. Un doigt d'honneur, une insulte
ou juste une petite tape sur l'épaule. Histoire de les faire réagir et... enrager.
Peut-être que je me fais du mouron pour des clopinettes, peut-être qu'elle sera là dans moins d'une
minute, peut-être que Jors n'y est pour rien, peut-être que je produis des putains de films dans ma tête... Je
pourrais continuer sur cette lancée pendant une bonne demi-heure. Mais, ce serait trop facile. La vérité,
c'est que je déteste devoir attendre. C'est dans ces moments que mon cerveau part en vrille et que mes
certitudes s'envolent. Que ma mère, Tom et Arthur reprennent le dessus. Que tout ce que je tente de
construire perd toute espèce d'importance. Comme si le malheur prenait le pas sur le bonheur. Comme si
ce que je suis en train de vivre ne suffisait pas à me dire qu'un avenir est encore possible et réalisable.
Putain. Je me hais quand j'emprunte cette direction. Jared Mats redevient Jared Tom, cette espèce
d'enflure dénuée de tout sentiment, de tout positivisme. Fait chier.
Rien ne m'a jamais paru aussi affreusement long que cette attente.
Jors et Camille. Que font-ils ? Que se disent-ils ? Tout à coup, mon cœur bat plus fort. Et si la
reprise avait été trop précipitée ? Et si elle faisait un malaise ? Connaissant cette espèce de je-ne-sais-
quoi, il prendrait un malin plaisir à ne pas me prévenir. Je me sens impuissant et terriblement frustré de
devoir attendre comme un couillon.
Les faits sont là. Elle ne répond plus à mes messages et, lorsque je tente de la joindre - dix-sept fois
ces quinze dernières minutes -, je tombe encore et toujours sur sa messagerie. L'inquiétude prend le pas
sur la colère. Puis, elle laisse place à la consternation. Elle sort... enfin.
Même si nous nous sommes quittés il y a à peine quatre heures, cela me semble une éternité. Lorsque
je la vois s'approcher, je me détends. Elle est là, en un morceau. Elle marche tranquillement dans ma
direction. Tout à coup, Arthur - accompagné de ma mère et de Tom - s'envole vers une autre destination.
Elle et moi, moi et elle. Il n'y a plus que cela qui compte vraiment.
- Tu as faim ?
C'est la première question qui me vient à l'esprit quand elle arrive enfin à ma hauteur. Après l'avoir
serrée dans mes bras et déposé un chaste petit baiser sur le bout de son nez, je l'observe avec plus
d'attention. Je ne suis pas psy mais une chose est sûre : elle n'est pas dans son état normal.
- Tout va bien ?
Ses yeux se perdent dans les miens. Quand je ne la vois pas au top de sa forme - ce qui arrive trop
souvent ces derniers temps -, ma capacité à relativiser frôle le zéro absolu. Je ne fais pas partie de ce
genre de mecs qui prône la zen attitude. Dans un calme étrange, elle se recule et m'observe.
- J'aimerais beaucoup rentrer à l'appartement.
Je lance un regard vainqueur aux deux armoires à glace.
- J'ai pris mon après-midi.
Même si je devrais jubiler, l'ambiance n'est pourtant pas à la fête. Je m'approche et cale une mèche
de cheveux rebelle derrière son oreille gauche.
- Tu as de nouveau mal au crâne ?
- Oui mais ce n'est pas la seule raison. Nous devons partir rapidement.
Si elle n'avait pas jeté un regard inquiet vers les bureaux, je n'aurais pas levé le camp comme je le
fais à l'instant. Le message est clair. Elle doit rentrer. Même si les raisons m'échappent encore, je décide
de ne pas poser de question. Du moins, pas pour l'instant. Ici, nous sommes en terrain miné. Nous ne le
voyons peut-être pas mais je suis certain que le grand chef nous observe. Il est nulle part et partout à la
fois. Un peu comme une ombre menaçante qui volait au-dessus de nos têtes.
Main dans la main, nous marchons en silence jusqu'à ce que nous réussissions à héler un taxi. Nous
nous y engouffrons rapidement et j'ai à peine le temps de donner notre adresser au chauffeur qu'il démarre
déjà. Parfait. J'observe Camille. Les yeux rivés sur le côté, elle paraît perdue dans ses pensées. Le sujet
de sa reprise est assez épineux pour que je m'aventure à en parler devant une tierce personne. Ici, tout le
monde connaît Jors et l'adore. Ses nombreux parrainages aux œuvres caritatives se comptent par dizaines.
Quiconque s'attaquerait à lui s'attirerait les foudres. Veuf et inconsolable, il attire la sympathie. Mais, le
besoin de savoir est plus fort que tout. Tandis que mes doigts caressent tendrement son avant-bras, je
m'aventure sur ce terrain glissant : - Ta matinée s'est bien passée ?
Elle se retourne vers moi et me lance un regard triste. Non, je me ravise. Pas, triste. Je dirais juste
inquiet.
- On peut dire qu'elle a été enrichissante.
Que répondre à cela ? Bien entendu, quelques questions me traversent l'esprit. Enrichissante à quel
point de vue ? As-tu vu Jors ? T'a-t-il reparlé de l'accident ? As-tu ressenti une pointe d'inquiétude en
le croisant ? Te paraissait-il faux ? A-t-il eu des paroles blessantes ? Des gestes déplacés ? A-t-il fait
allusion à tout ce qu'il attend de toi ? Pourquoi parais-tu si épuisée ? As-tu mal à la tête ? As-tu pensé
à prendre tes cachets à dix heures ? T'es-tu allongée cinq minutes comme Doc l'a conseillé ? Veux-tu
que j'appelle Doc ? Que je lui demande un renouvellement de ton arrêt maladie ?
J'ai à peine le temps de me remémorer toutes ces questions que le taxi déjà s'arrête devant notre
immeuble. Je me précipite de sortir, suivi de Camille. Main dans la main, nous traversons le hall. Notre
silence n'est pas normal. Il est juste la preuve qu'elle a besoin de rentrer pour me dire quelque chose
d'important. Quelque chose qui ne peut pas attendre. A cette idée, je me crispe et mes terminaisons
nerveuses deviennent douloureuses. Si jamais, Jors lui a fait le moindre mal, je ne sais pas de quoi je
serais capable. Quand il s'agit de Camille, je ne maîtrise plus grand chose. Elle est tout ce qui me reste.
Tous les gens que j'ai aimés plus que moi-même se sont faits la malle. Lucie et mon père restent
l'exception qui confirme la règle mais, putain, qu'est-ce que j'ai peur que le malheur me frappe à nouveau.
Nous nous engouffrons dans l'ascenseur. Heureusement que nous sommes suivis d'un couple de
personnes âgées. Si je m'étais retrouvé seul avec ma femme, j'aurais essayé de lui tirer les vers du nez.
Mais, ça n'aurait été ni l'endroit, ni le moment. Impatient, je regarde les trois premiers étages défiler. Au
bout d'un temps qui me semble interminable, nous sortons enfin, traversons le couloir et entrons dans
notre appartement. La porte que Camille referme me fait sursauter.
- Non, pas ici.
Ses mots sont simples mais ont le mérite d'être clairs. Je la suis jusque dans le salon. De plus en plus
inquiet, je l'observe se poster devant l'immense baie vitrée et regarder le parc.
- C'est calme. J'aime quand c'est calme.
Inutile de lui dire que moi-aussi. Elle ne s'adresse pas à moi. Elle pense tout haut.
Doucement, tendrement, je m'approche d'elle. Quand mon torse frôle son dos, elle tremble. Elle met
quelques secondes avant de se laisser aller tout contre moi.
- Cette quiétude m'apaise, se sent elle obligée d'ajouter.
- Je sais.
Ma main passe dans ses cheveux qui sentent encore le shampooing de ce matin. Moi, c'est ça qui me
calme. Cette sensation de l'avoir rien qu'à moi même si je sais que ça va bientôt prendre fin. Nous ne
sommes pas là pour observer le paysage quand le soleil est à son zénith. Sa demande de rentrer n'est pas
due au hasard.
- J'ai eu mal à la tête ce matin. Très mal.
Mes bras la serrent fort, mon nez plonge dans son cou. J'ai peur.
- Mais, ça va mieux.
Merde. Il faut que j'appelle Doc cet après-midi. Il doit la voir.
- Doc m'avait dit que certains événements pouvaient favoriser le retour de certains troubles. Et même
les amplifier.
Toujours lové contre elle, prêt à la protéger contre l'humanité entière, je lui murmure à l'oreille : - Si
Jors a merdé, je le décapite.
Je m'attends à ce qu'elle rechigne mais certainement pas à ce qu'elle pousse un profond soupir.
- C'est plus compliqué que ça.
Elle marque une courte pause avant de poursuivre.
- Beaucoup plus compliqué que ça.
Je suis incapable de garder mon calme. Je viens d'obtenir la certitude que Jors n'est pas étranger au
changement d'humeur de Camille. Mû par un instinct protecteur, je la retourne contre moi et la serre aussi
fort que mes bras me le permettent.
- Tu sais que tu peux tout me dire.
Pour me répondre, elle ne chercher pas à s'échapper de mon étreinte. Au contraire, elle s'y engouffre
davantage.
- J'en suis parfaitement consciente. Mais, ce que je ne sais pas, c'est si, toi, tu es capable de tout
entendre.
Apeuré, je me décolle d'elle et la fixe, totalement perdu.
- C'est lui qui a fait le coup du restaurant ?
C'est la première chose qui m'est venue à l'esprit. Nuit après nuit, quand j'essaie de m'endormir et
que je laisse Arthur s'envoler, je la revois, elle, branchée de partout dans cette fichue salle de
réanimation. De tels souvenirs resteront à jamais gravés. Impossible de s'en défaire ou de les minimiser.
- C'est plus compliqué que ça.
Je sursaute.
- Je le savais !
Je ne peux pas faire du sur place. Mon esprit de guerrier reprend le dessus. Je vais faire la peau à ce
salopard. Ce soir. Non, cet après-midi. Ou maintenant. C'est ça, maintenant. Dans moins d'une minute, je
serai dehors. Dans moins de quinze, je mettrai les colosses KO. Dans moins de vingt, il comprendra qu'on
ne s'attaque pas à la femme que j'aime.
- Reste.
Putain. Je n'ai pas le temps de franchir le hall que Camille fait barrage devant la porte d'entrée.
- J'ai quelque chose à te dire et tu vas m'écouter jusqu'au bout.
C'est quoi ce délire ? Si elle me dit qu'elle veut encore bosser pour cet abruti, je ne réponds plus de
rien. Je l'envoie en aller simple chez son paternel.
- Jusqu'au bout.
A voir ses yeux qui se transforment en deux fentes menaçantes, je crains de ne pas être au bout de
mes surprises. Si c'est pire que ce à quoi je pense, je vais péter un câble. Un énorme câble.
- Je ne plaisante pas.
C'est un avertissement qu'elle me donne. Je ne connais pas cette Camille-là et je ne sais pas si j'ai
vraiment envie d'entrer en contact avec elle. Tandis que je la suis à nouveau au salon, j'essaie de me
rassurer. Elle ne paraît pas terrorisée par sa matinée. Juste sonnée.
Elle s'assoit sur le canapé. Je l'imite, tentant de me coller à elle. Elle se recule.
- Non, Jared. Pas maintenant.
Elle me parle mais ne me regarde pas. Ses yeux se perdent partout dans la pièce sauf sur moi.
- Tu avais raison, lâche-t-elle enfin. Jors n'est pas celui qu'il dit être.
Si je n'avais pas les nerfs en pelote, j'applaudirais. Massivement. Je savourerais momentanément ma
future victoire en me disant que je ne suis pas totalement à côté de la plaque. J'ai beau avoir les idées
embrouillées à cause d'Arthur, il n'en reste pas moins que la première impression est souvent la bonne.
Dis quelque chose Jared, dis un truc, même une débilité. Casse cette noirceur qui prend vie.
Protège-là, protège-toi.
- Mais pas dans le sens où tu le supposes.
J'ai besoin d'une traduction. Ses yeux, d'ordinaire pétillants, sont teintés de noirs.
- Mis à part ramener Arthur à la vie, quel serait ton souhait le plus cher ?
Putain.
Merde.
Bordel.
Waouh.
Elle m'emmène où, là ?
- On est censé parler de Jors.
- C'est ce qu'on est en train de faire.
Putain.
Merde.
Bordel.
Waouh.
- Tu as bien pris tous tes médocs ?
C'est profondément mesquin de ma part de lui sortir ça.
- Je ne rentrerai pas dans ton jeu. Il faut que tu répondes à chacune de mes questions et que tu
m'écoutes jusqu'au bout.
Surpris, je n'ose pas moufter.
- Réponds-moi, Jared. Qu'est-ce que tu demanderais ?
Mon cœur s'emballe. Elle le sait parfaitement. Comme si elle lisait dans mes pensées les plus
intimes, elle déclare : - J'ai besoin de te l'entendre dire.
- Tu le sais très bien.
- Je veux en être certaine.
Lentement, c'est moi qui détourne les yeux. La regarder est un supplice de chaque instant. Et, je ne
peux faire deux choses à la fois. Rester dans le présent et m'évader vers le passé. Vers la maison de
l'océan, vers la dépression de ma mère, vers la perfection de Tom, vers la souffrance de Lucie, vers
l'impuissance de mon père, vers le jour où tout a basculé, vers les feux d'artifice, vers le néant.
- Jared, s'il-te-plaît.
Le petit sanglot qui s'échappe de sa gorge ne m'atteint pas. Je suis déjà ailleurs.
- Ils te manquent toujours autant ?
- Atrocement.
Inutile de lui cacher la vérité.
- Quand j'étais gosse, je pensais que le manque diminuerait. Le petit con que j'étais se disait même
que, passé trente ans, je parviendrais à faire la part des choses, à profiter de l'avenir et non plus me
focaliser sur la passé. Mais certaines plaies restent béantes et suintantes. Celle liée à Arthur ne se
refermera jamais. L'autre est différente. Elle pourrait cicatriser un peu si je savais. L'ignorance est une
souffrance sans nom.
- Et si tu avais la possibilité de connaître la vérité, tu sauterais sur l'occasion ?
Possibilité - connaître - vérité. Ces trois mots s'assemblent doucement dans mon esprit jusqu'à
imprégner chacune de mes pensées.
Mon esprit retourne au présent et mon regard retrouve le chemin tout tracé vers ses yeux.
- Tu m'inquiètes.
Suppliante, elle me fixe avec insistance :
- C'est important que je le sache.
- En quoi Jors est-il concerné par cette tranche de ma vie ?
Ce n'est pas possible. Elle va me dire que c'est une blague, une connerie, une caméra cachée. Non,
elle ne me ferait pas ça. Il y a quelque chose qui m'échappe.
- Réponds-moi, Jared.
Jors-Maman-Tom. Ces trois personnes - une que j'exècre et deux autres que j'aime par-dessus tout -
ne peuvent pas être liées.
- Je dois savoir.
Son insistance me braque.
- Tu ne me dis pas tout.
Je ne veux pas la brusquer. Pas dans son état. Ses migraines sont encore trop fréquentes pour la
pousser dans ses retranchements. Ne m'a-t-elle pas avoué qu'elle en avait eu le matin même ? Et que
c'était lié à un état de stress ? Ce même stress qui la pousse justement à me poser ces questions aussi
étranges que déplacées ?
- Je-donnerai-n'importe-quoi-pour-les-voir-ne-serait-ce-qu'une-minute-et-pouvoir-leur-dire-au-
revoir.
J'articule bien entre chaque mot pour bien faire passer le message. Je ne le redirai pas une seconde
fois. Trop de souvenirs. Trop de souvenirs. Trop de sous-information.
Des larmes s'échappent de ses yeux. D'un revers de la main, elle tente de les essuyer mais n'y
parvient pas. Je m'approche, tendant mon pouce vers elle. Mais, elle ne me laisse pas le temps de l'aider
et recule.
- Tu fais quoi ?
Abasourdi, je l'observe sortir son smartphone.
- Tu penses vraiment que c'est le moment ?
Il ne faut pas que je m'énerve mais c'est plus fort que moi.
- Tu ne peux pas me balancer tout ça sur mon passé, mes envies et, deux secondes après, faire
comme si de rien n'était !
Elle ne répond pas et continue de pianoter nerveusement. Je me rue sur elle, nerveux.
- Donne-moi, ça !
Elle ne me laisse pas le temps de m'emparer du téléphone et le jette de l'autre côté de la pièce.
Je me lève, furieux.
- Tu peux m'expliquer à quoi ça rime ?
D'autres larmes, plus fortes que les précédentes, s'échappent de ses yeux.
- Fais-moi confiance.
Mon cœur bat de plus en plus fort, mon sang se réchauffe. Je ne comprends rien à rien. Impuissant, je
l'observe se lever et se rapprocher de moi. La main tendue, elle me fait signe de m'approcher. Choqué, je
ne bouge pas d'un iota.
- Tu vas avoir toutes les réponses à tes questions mais ce n'est pas moi qui te les donnerai.
Je n'ai pas le temps de saisir la portée de ses mots que la sonnette retentit. Je jette un regard perdu
vers la porte d'entrée. Je sens les yeux de Camille rivés dans la même direction.
- Tu devrais aller ouvrir. Je crois que c'est pour toi.
Sa voix est fluette mais suffisamment audible pour me faire comprendre que la vérité se trouve là,
juste derrière ce mur.
Chapitre 29
Tom

Je suis devant la porte.


Sa porte.
Le temps s'arrête. Ma respiration aussi.
Vingt-deux ans que le manque est là. Que j'espère. Que je supplie. Que je souffre. Que j'ai peur.
J'ai prononcé son nom des milliers de fois. J-a-r-e-d.
Une partie de moi se trouve derrière ce mur.
Je n'aime pas imaginer ce qui va se passer quand il m'ouvrira.
J'ai peur qu'il me rejette. Peur qu'il m'insulte. Peur qu'il me frappe. Peur qu'il me reproche de ne pas
avoir été à la hauteur. Contrairement à lui, je savais qu'il était vivant. Je n'avais qu'un pas à faire. Me
rebeller et faire comprendre à mon père que mon frère faisait partie intégrante de moi.
J'ai été idiot et lâche.
J'ai eu tellement peur de tout perdre que j'ai préféré rester dans l'ombre.
Je me demande si je ne devrais pas tourner les talons. Il est encore temps de reprendre mes bonnes
vieilles habitudes et d'espérer l'inespérable. Revoir ma mère. La sentir, la serrer et lui promettre que,
désormais, plus rien ne nous séparera.
Si je choisis Jared, il y a peu de chances que je puisse la revoir un jour. Même si mon plan semble
infaillible, Jors guette. Jors veille. Il ne me laissera jamais faire. Peut-être est-il déjà au courant de ma
traîtrise ?
L'inconnu me fait peur. Je viens de passer les vingt-deux dernières années à me battre comme un lion,
à tenter de lui prouver que je méritais de la revoir et chercher à lui montrer que, quoi qu'il puisse arriver,
il resterait mon père. Pour toujours.
C'est le moment de prendre la décision, ma décision.
Je frappe ou je pars.
C'est tout vu. Je n'ai pas autant souffert toutes ces années pour décider de me défiler au dernier
moment. Quels sont mes espoirs que Jors m'accorde de revoir ma mère ? Ils demeurent minimes alors que
Jared se trouve tout près de moi. Nul besoin de l'épier depuis le fond du parc, il est juste là. Il me suffit
de... Stop.
Je frappe.
Le coup est ferme.
J'ai toujours peur mais ça m'est égal.
Il est enfin temps de tirer leçon des erreurs de nos parents et d'avancer. Tout simplement.

Jared

La porte.
- C'est qui ?
Camille reste à l'écart.
- Va ouvrir.
Elle ne m'accompagnera pas.
Un mauvais pressentiment surgit au fond de moi.
- Pourquoi m'as-tu parlé de ma famille ?
Elle ne bouge toujours pas.
- Va ouvrir.
Cela ne devait pas se passer comme ça. Nous avions prévu de déjeuner. Un truc entre amoureux.
Peut-être même sur une terrasse. Camille hoche la tête pour m'encourager.
- Vas y Jared.
Je dois lui faire confiance. Je l'aime. Elle ne me ferait jamais du mal volontairement. Lorsqu'elle
entreprend quelque chose pour moi, elle agit avec prudence. Lors des quelques jours passés à la maison
de l'océan, elle n'a jamais cherché à s'imposer. Elle est restée en retrait, laissant à Mélanie toute la place
dont elle avait besoin. Même s'il s'agissait de temps avec moi pour parler d'Arthur.
Un deuxième coup. Plus ferme, cette fois-ci.
Finalement, je ne sais pas si c'est une bonne chose que Camille m'encourage. Tout à coup, son
insistance m'inquiète et me fait perdre mes moyens.
- Jared.
Elle vient de prononcer mon nom comme une bouteille qu'elle aurait jetée à la mer. Quant à ses yeux,
ils me supplient d'y aller.
Je n'ai même plus de jurons en mémoire. Face à la trouille qui m'habite, je perds tout mon stock de
testostérone. Je me retourne une dernière fois vers elle et tente de lire entre les lignes. Aucun message
subliminal n'en sort. Si je veux savoir le fin mot de cette histoire, je dois me bouger et avancer.
Ce que je fais, la boule au ventre.
Je ne pense pas être stupide. Une petite voix me dit qu'une fois cette maudite porte ouverte, plus rien
ne sera jamais comme avant. Jors-Maman-Tom. Pour une raison que j'ignore, tout est lié, imbriqué.
La réponse se trouve juste derrière cette poignée que j'empoigne doucement.
Je peux ouvrir. Je le peux vraiment.
Je vais le faire.
Je le fais.
La porte bouge, craque, s'éventre.
Le bois laisse doucement apparaître une silhouette qui me rappelle... MOI.
LE MONDE S'ARRÊTE DE TOURNER.

Camille

Je l'aime tellement que je ne bougerai pas. J'assisterai à la scène en tant que spectatrice. Je ne les
gênerai pas. Je les laisserai se retrouver, s'apprivoiser et trouver les mots qui butent.
Ils sont face à face.
Ils se toisent, se détaillent. Tom s'approche, Jared recule mais ne ferme pas la porte pour autant. Je
les dévore du regard. Ces deux frères se ressemblent tellement mais sont, malgré tout, très différents.
L'espace d'un court instant, Jared se tourne vers moi. Je ne sais pas quoi faire, quoi dire. Je hoche
simplement la tête pour le mettre en confiance. Je ne veux pas qu'il le laisse filer. Je ne souhaite qu'une
chose. Que Tom entre.
Je regagne le salon leur laissant tout l'espace dont ils ont besoin.
Je m'assois sur le canapé, déterminée à rester en retrait.
J'expliquerai plus tard à Jared le pourquoi du comment. L'essentiel n'est pas là. L'essentiel se tient
ailleurs. Près de cette porte. A l'endroit même où Jared, tétanisé, recule et laisse entrer une partie de lui
chez nous.
Tom

L'appartement est tel que je l'avais imaginé.


Moderne et classe mais sans en faire des tonnes.
Cela fait des années que je suis mon frère de loin, que je l'épie depuis des magazines ridicules,
cherchant à grappiller la moindre miette de lui. Que je l'aime à distance.
Ici, dans ces quelques pièces, tout un champ de possibles s'offre à moi. A nous.
Mais en a-t-il seulement envie ?
Il ne dit rien.
Je le suis en silence.
Nous traversons l'immense pièce de vie. Camille se trouve à l'extrémité, assise de dos sur l'immense
canapé d'angle. Elle se tient droite. Elle-aussi a peur. Elle-aussi craint le pire.
L'espace d'un instant, je regrette d'être venu. J'ai trop précipité les choses. Ou non. Chaque seconde
compte. Si je veux que ça marche, j'ai intérêt à ne pas flancher. A assurer. A garder mes objectifs bien en
tête.
Mon frère est là. Juste devant moi. D'où je me trouve, je peux sentir son odeur. Il est bien réel. C'est
le moment qu'il choisit pour se retourner et me fixer une nouvelle fois. J'aimerais savoir ce qu'il pense et
ce que ses instincts lui dictent de faire.
Il n'est pas dans son état normal.
Il ne peut pas être dans son état normal.
Ces dernières semaines l'ont poussé dans de tels retranchements qu'il est remonté à bloc. Un simple
geste ou un simple mot posséderait à lui-seul la capacité de le faire plonger vers des abysses sans fin. Et,
je risquerai de le perdre une nouvelle fois. Pourtant, c'est ce qui me pend au nez.
L'accident de Camille. Il ne me le pardonnera jamais.
La maison de l'océan. Il ne comprendra pas ma démarche.
Arthur. J'aurais dû revenir à ce moment-là. L'épauler, l'aider, le sauver. Mais, c'était trop tôt. Je
ne pouvais pas.
Jors. Sa réaction risque d'être à la mesure de ses plus mauvais moments. Indescriptible.
Maman. J'ai tant de choses à lui dire sur ce sujet que je me dois de faire le tri. Est-il seulement
capable d'en entendre le dixième ?
- Tu veux boire quelque chose ?
Sa voix.
Il me parle en français. Il fait un pas vers moi.
- Un verre d'eau serait parfait.
Je lui réponds volontairement dans notre langue maternelle. Il sourit légèrement. J'ai passé le test.
Il part en direction de la cuisine et revient rapidement vers moi avec un plateau sur lequel se
trouvent trois verres et une carafe d'eau.
Il s'assoit à côté de Camille et lui en tend directement un, assorti d'un petit cachet.
Mon ventre se serre. Cette maudite pilule est là uniquement de ma faute.
Je l'observe ingurgiter un verre, puis un deuxième.
- D'habitude, ce serait du whisky que je m'enfilerais. Mais, là, le choc est tel que je ne sais pas. Je ne
sais plus. Je crois que...
Sa voix se brise, sa main s'agrippe à celle de Camille, ses yeux rencontrent les siens. Il cherche de
l'aide et la trouve instantanément. Elle s'adresse à lui d'une voix douce et aimante.
- Ce serait plus prudent de lui raconter toute l'histoire.
La voix de Camille reste sur la défensive. Elle pèse ses mots comme si elle craignait de les
prononcer.
Qu'elle se rassure. Je ne dirai pas tout. Aucun des deux n'est encore capable d'entendre l'entière
vérité.
Du moins, celle de Tom Cutton.

Jared

TOM.
Tom est là.
Mon frère, ma moitié.
Je devrais sourire.
Je devrais me lever.
Je devrais le serrer contre moi. Lui montrer qu'il m'a manqué. Que je l'aime.
Que, putain, ces vingt-deux années ont été les plus longues de mon existence.
Mais, je suis tétanisé. Si Camille n'était pas là, je m'écroulerais.
Je n'ose pas le regarder. Il me rappelle tout ce que j'ai tenté d'occulter pendant des années. Ma vie
d'avant.
Pourtant, il est là. Bien là. Face à moi, face à Camille. Face à nous.
Lui-aussi m'évite. Contourne le regard et finit toujours par le poser sur Camille.
Il est indéniable qu'ils se connaissent. Que c'est elle qui l'a fait venir ici. Que cette rencontre n'est
pas due au hasard. La chute va être lente et douloureuse.
- Je travaille pour Jors.
Son timbre est plus profond que le mien. Plus dur aussi. Il en a chié.
Les câlins ne sont pas encore au programme. Mais le lavage de linge sale, oui.
Mes cuisses se rapprochent de celles de Camille. Je ne me sens rassuré que lorsqu'elles se touchent
enfin.
- C'est mon père.
Quatre, trois, deux, un...
Mon cœur explose.
- Impossible.
C'est tout ce qui me vient à l'esprit.
Nous avons un père près de Dublin et une sœur à Paris. Ce sont eux sa famille.
- Si tu le veux bien, je vais te raconter mon histoire. Notre histoire.
Jors-Maman-Tom.
Les pièces peuvent s'assembler d'une minute à l'autre. Pour cela, il suffit que je donne mon
assentiment. Un simple regard suffit pour lui faire comprendre que je suis de la partie.
Il va se mettre à parler et moi, à l'écouter.
Et j'ai peur.
Terriblement peur de me dire que mes certitudes ne sont peut-être pas les bonnes.
Qu'un monde se cache derrière mon monde.
Et que Camille se retrouve coincée, une fois de plus, dans les méandres de ma vie désastreuse.
Je.
ne
vais
pas
tenir
le
choc.
Si Tom est là, je ne veux qu'une chose. Savoir où elle est, elle. Ma mère.
Chapitre 30
Camille

- Non, cela ne s'est pas passé comme tu le sous-entends !


C'est la dixième fois que Jared crie ces paroles. Il ne veut ni écouter, ni comprendre ce que Tom a à
lui dire.
- J'ai eu confirmation de la part de mon père, je lâche, triste à l'idée de lui faire de la peine.
Il se lève d'un bond, agitant ses bras dans tous les sens.
- Ce n'est pas parce que ton paternel a été le médecin de ma mère et celui de la femme de Jors qu'il
dit la vérité ! Putain, cette histoire remonte à vingt-deux ans !
Justement. Mais, je n'ose pas le lui dire. Vingt-deux ans, c'est long. Terriblement long. Sur une si
longue période, les souvenirs d'un enfant ne valent pas grand-chose.
J'aimerais le prendre dans mes bras mais je me retiens. A le voir faire les cent pas de part et d'autre
du salon, je me rends compte qu'il a besoin de cuver seul sa colère.
- Jared...
Tom s'est levé à son tour. Il s'approche avec précaution de son frère. Le voir ainsi tenter un premier
contact physique avec Jared me donne la chair de poule. Ce geste représente tant pour tous les deux que
je me demande si je ne devrais carrément pas les laisser. Mais, je me retiens de le faire. Je connais Jared.
Ses réactions sont imprévisibles. Et, s'il devait commencer à faire n'importe quoi, je ne me le
pardonnerais pas. Je veux que tout se passe bien pour eux.
Le cœur serré, j'assiste à Tom qui fait un pas, puis deux... Il continue cette marche silencieuse jusqu'à
se retrouver complètement à hauteur de son frère.
- Jared...
Avec précaution, il pose sa main sur son épaule. Sous l'effet de ce contact, Jared sursaute. Quand il
se retourne, je remarque immédiatement que ses yeux sont baignés de larmes. Je souffre pour lui mais
aussi avec lui. J'ai besoin de le toucher, de le sentir contre moi mais je me retiens. Ce moment ne
m'appartient pas. Il est à eux et doit le rester.
- Tom.
Jared vient de baisser les yeux qui sont maintenant en train de dévisager le parquet d'un air
douloureux. Le connaissant, je m'attends à ce qu'il passe une main dans ses cheveux pour tenter de s'auto-
apaiser mais rien ne se passe. Il vient de mettre son corps en pause. Et moi, mon cœur.
- Jared.
- Tom.
Les yeux de Tom le fixent avec tant d'intensité que je souffre pour lui, pour eux. Personne ne leur
rendra les années que Jors leur a volées mais, s'ils s'en donnent les moyens, ils pourront essayer de
grappiller le bonheur auquel leur famille peut avoir enfin droit.
A leur tour, mes yeux sont embués mais tout se passe très vite. Trop vite. Normalement, je prendrais
le temps d'analyser la situation mais je ne peux pas. Tétanisée, j'observe Jared lever les yeux avant de les
poser sur ceux de son frère. Ils se toisent, se cherchent avant de faire chacun l'ultime pas qui le sépare de
l'autre. Puis, sans que je parvienne à reprendre mon souffle, ils s'étreignent comme seuls deux hommes
sont capables de le faire. Avec fermeté tout en acceptant la part de tendresse qui émane de ce
rapprochement.
C'est en les voyant, l'un contre l'autre, que je m'aperçois qu'ils ont exactement la même taille.
- Putain, je pensais que tu étais mort...
Malgré les larmes et la douleur, Jared arrive enfin à mettre des mots sur ce qu'il ressent. Il leur aura
fallu une bonne heure avant d'arriver à exprimer clairement leurs sentiments. Bien entendu, ils avaient
besoin de parler et d'expliquer les choses. Mais, avant tout, il leur fallait ce moment d'intimité. Ce
moment où ils acceptent enfin de se retrouver et d'aller de l'avant.
Tom recule doucement.
- Je suis tellement désolé. Tellement.
Jared passe enfin une main dans ses cheveux, signe évident que cette situation n'a rien de normal et
qu'elle lui pose problème. Même s'il ne le dit pas clairement, il accepte enfin de reconnaître qu'il a mal.
Très mal.
Je le vois reculer et s'adosser contre un des murs du salon.
- Si je comprends bien, tu as passé toutes ces années aux États-Unis, te rappelant de moi et sachant
que j'étais vivant.
Tom pourrait le fuir du regard mais il n'en fait rien. Il garde le cap avec authenticité.
- Oui, c'est ça. Mais...
- Non, ne dis rien. Je vais essayer de t'exposer la situation telle que vous me l'avez expliquée et vous
me corrigerez si je me trompe.
Je soupire de soulagement. Jared est prêt à faire cet effort. Il accepte le fait que ses sentiments et ses
souvenirs ne sont pas forcément les bons.
- Maman était malade. Très malade, à ce que j'ai compris.
Tom opine légèrement du chef.
- Elle est arrivée dans le service de ton père, poursuit-il en lançant un regard dans ma direction,
alors que Jors y travaillait aussi et que sa femme était hospitalisée en soins palliatifs pour la même
maladie que celle de ma mère. Mais à un stade plus avancé.
Cette fois-ci, c'est moi qui hoche affirmativement la tête.
- Comment ont-elles attrapé ça ? Personne ne le sait vraiment. Tout ce qu'on peut dire aujourd'hui,
c'est que Jors effectuait des recherches depuis de nombreux mois mais qu'elles étaient toutes restées
vaines.
- En effet, répond Tom.
- Maman était dépressive. Depuis ma naissance.
- Cela semble malheureusement remonter à plus longtemps que ça.
- Tu y crois vraiment à cette histoire de premier mari décédé dans un accident ? Papa m'en aurait
parlé. Tu le sais d'où ?
Tom ne répond rien. Il arrive qu'un silence signifie beaucoup plus que la plus plausible des
explications.
- Jors est un connard fini.
Aucun de nous deux ne tente de dissuader Jared. Nous pensons comme lui et nous n'en cachons pas.
- Depuis quand es-tu au courant de tout ça ?
Son timbre est brutal. Il ne s'est jamais adressé à moi avec tant de rancœur. Je me lève mais il tente
de reculer, se cognant au mur. Je stoppe net mon mouvement, tentant de lui signifier que je ne ferai rien
qui puisse le mettre mal à l'aise.
- Je m'en suis doutée à la maison de l'océan que Jors a cherché à me contacter pour me proposer tout
ce que je voulais si je réussissais à le propulser au sommet. Ensuite, de retour à Paris, mon père m'a
parlé.
Il s'avance d'un pas. Ses yeux sont si menaçants que je sursaute.
- Pourquoi Camille ?
- Arthur.
Il se laisse s'écrouler contre le mur, les mains plongés dans ses cheveux.
- Putain, quand est-ce que tout ça va s'arrêter ? Quand ?
Je le rejoins, le cœur en miettes, et m'affale à ses côtés.
- Je ne sais pas Jared. Je veux juste ce qu'il y a de mieux pour toi. Je veux que tu lèves le voile. Je
veux que tu saches d'où tu viens et qui tu es pour envisager sereinement l'avenir. Je veux que tu obtiennes
des réponses. Tes réponses. On trimballe tous une cargaison de bagages derrière nous. Mais les tiens sont
terriblement lourds. Il faut que tu t'en délestes une fois pour toutes. Tom est enfin là. Tu vas pouvoir
doucement reconstruire tout ce qui a été détruit.
- Pas tant que je ne saurai pas où elle est.
Je jette un regard inquiet à Tom. Tout va trop vite. Beaucoup trop vite. J'ai le sentiment que nous
sommes tous les trois enfermés dans un avion qui n'a plus de réacteur et qui est destiné à s'effondrer de
tout son poids contre un sol dur et froid.
- Je ne comprends pas pourquoi elle t'a emmené toi et pas moi.
Je le vois cligner des yeux et essayer de trouver la solution à cette question qui le hante depuis trop
longtemps.
- J'étais venu la voir avec papa et Lucie. Ils sont descendus chercher à manger. Jors en a profité pour
nous faire croire qu'un traitement existait quelque part ailleurs mais, que pour cela, on devait le suivre.
- Ce n'est pas ton père.
Tom ne dit rien. Espère-t-il que Jared ait raison ? Je ne saurais dire. Je ne le connais pas
suffisamment pour me faire une idée là-dessus. Jors s'est beaucoup plus occupé de lui que n'importe qui.
- C'est mon père, notre père qui t'a élevé. Et je n'ai pas rêvé le jour où vous êtes partis et que le
téléphone a sonné pour nous prévenir que quelque chose de grave était arrivé ! Merde, je ne l'ai pas rêvé
! Tout comme le feu d'artifice ! Merde Tom, à d'autres ! Que me caches-tu que tu ne veuilles pas me dire ?
- Je ne sais pas. Moi-aussi, Jared, je ne me souviens pas de tout.
La voix calme de Tom s'oppose à celle de Jared, dure et poignante.
- Mais le feu d'artifice, Tom ? Pourquoi êtes-vous revenus ?
Le regard de Tom se voile. Un souvenir traverse son esprit. Un souvenir douloureux. J'ai la
désagréable impression qu'il ne nous dit pas tout.
- Tu crois vraiment que Jors vous aurait enlevés en souvenir du bon vieux temps ? A d'autres ! Sa
femme était malade et maman aussi ! Voici le lien ! C'est là-dessus qu'on doit travailler si on veut la
retrouver !
- Jors est mon père et je ne peux rien y faire. Je vis avec ça tous les jours, toutes les nuits. J'aurais
mille fois préféré être à ta place, entouré de gens qui m'aimaient vraiment. Jors n'a jamais eu aucun
sentiment digne de ce nom pour moi. Il m'a nourri, blanchi et fait en sorte que je ne manque jamais de
rien. Mais, il ne m'a jamais aimé. Jamais. Oui, j'ai eu la chance de voir maman plus longtemps que toi.
Mais qu'est-ce que quelques jours signifient dans une vie entière ? Une fois arrivés aux États-Unis, elle
m'a été arrachée et je ne l'ai plus jamais revue. Plus jamais.
Il parle de jours mais, si les souvenirs de Jared sont exacts, le feu d'artifice a eu lieu six mois après
leur disparition. Visiblement, Jared n'a pas relevé. Je décide d'en faire autant. Ma main vient enlacer
celle de Jared. Malgré toutes mes tentatives, je ne parviens pas à capter son regard. Il reste braqué dans
ses incertitudes.
- Tu veux retrouver maman ?
Jared ne répond rien. Englué par ses propres démons, il n'arrive pas à réagir.
- Je crois qu'on peut y arriver. Mais, il va falloir que tu me fasses confiance. Tu crois que tu le peux
?

Jared
La confiance et moi, ça fait deux.
Me retrouver à devoir faire le beau chez Jors ne fait définitivement pas partie de mes plans.
Pourtant, il va falloir que je me fasse violence et que je bouge de là.
- Tu es très beau.
A d'autres. Moi et le smoking, on n'est pas de bons amis.
Pourtant, à la façon dont Camille se frotte contre moi, je me dis que ce bout de tissu noir fait
son petit effet. Ou qu'elle cherche juste à m'apaiser. Mais, je n'ai pas envie d'en profiter. Aucune
réaction dans mon boxer. Le néant. Tout ce qui compte, c'est que je viens de retrouver mon frangin
et que ma mère se terre quelque part dans ce pays. Il FAUT que je la retrouve.
Et si elle était morte ?
Je serais le dernier des crétins si je ne m'étais pas posé cette question. C'est une possibilité.
C'est une probabilité. Je ne dois pas l'occulter.
- Tu es vraiment très beau.
Plus de frotti-frotta. Perdu dans mes pensées, je ne m'étais même pas rendu compte qu'elle
s'était éloignée. Ses yeux brillent. Elle est émue. Elle m'admire. Ses mots ne contiennent plus de
sens caché. Même si je le garde pour moi, elle-aussi est très belle. Vêtue d'une petite robe bustier
dorée dont la jupe, légèrement évasée, arrive au-dessus de ses genoux, elle est à tomber. Dans
d'autres circonstances, j'aurais déjà fait annuler la soirée et, à l'heure qu'il est, je serais couché sur
elle, bien plus occupé à la déshabiller qu'à la regarder.
Sauf, que c'est tout simplement impossible. Tout bonnement, impossible.
Je dois y aller.
Tom m'y attend.
Tom.
Mon frère.
Le seul, l'unique.
Jors serait-il son père ? A d'autres ! Il n'a qu'un père et c'est le mien. Le nôtre. C'est une
certitude et il va falloir que je le prouve. Mais, avant ça, nous avons du pain sur la planche.
A commencer par nous rendre à cette idiotie de sauterie.
Et si elle était morte ?
Notre taxi nous dépose pile à l'heure devant la grande demeure qui a servi de maison à mon
frère durant toutes ces années. La décrire comme un château ne relèverait pas de l'exagération.
Formé d'un immense U, les balcons ne sont présents que dans la longueur.
- Jors pense que j'ai été souffrante cet après-midi.
- Je sais.
Pourquoi me répète-t-elle ça sans arrêt ? Elle ne va quand même pas retourner travailler pour
lui ? Je chasse cette idée de ma tête. Ce n'est pas le moment de penser à tout ça. Je dois avoir les
idées au clair.
A peine sommes-nous entrés que Jors se rue vers nous. Je ravale la nausée qui me gagne.
- Ma petite Camille ! Quelle bonne surprise ! Vous allez mieux ?
- Très bien. Merci.
- Jared Tom, quelle surprise ! Rien que votre présence va faire parler de cette soirée !
Surtout, quand tu recevras mon poing en pleine tronche...
- Venez que je vous présente.
Nous le suivons dans un hall majestueux et bondé de célébrités. Génial. Je n'ai pas marché un
mètre que, déjà, je sens des regards tournés dans ma direction. Une vulgaire petite chanteuse me
bouffe du regard. Si je ne voulais pas rester ici coûte que coûte, elle aurait eu le droit à un beau
doigt d'honneur avec les paroles qui vont avec. Camille a peur. Elle me serre la main fort. Trop fort.
Il faut que je l'emmène loin d'ici. En France ou ailleurs. Mais, loin.
Doucement, j'approche ma bouche de son oreille.
- Tu as pris tes cachets avant de venir ?
Perdu dans mes retrouvailles avec Tom, je n'ai pas fait attention à elle. D'ordinaire, c'est moi
qui veille à ce que son traitement soit respecté à la lettre, c'est moi qui fais en sorte qu'elle ne se
fatigue pas, qu'elle ait son quota de sommeil et qu'elle n'en fasse pas trop. Aujourd'hui, c'est tout le
contraire qui se produit. Je merde sur toute la ligne.
- Hannah, Tom ! Vous êtes là !
Mon cœur se serre et manque d'exploser en plein vol.
Revoir Tom, c'est la preuve que je n'ai pas rêvé.
Revoir Tom, c'est me dire que tout est encore possible.
Revoir Tom, c'est cette putain de certitude de savoir, qu'un jour, je saurai enfin la vérité sur ma
mère.
- Camille vous connaissez déjà Hannah.
C'est qui cette bonne femme qui tient mon frangin comme si c'était sa propriété ? Bas-les-
pattes.
- Jared, voici Hannah la sœur de ma défunte épouse.
Je me force à lui tendre la main et à ne pas montrer mon air dégoûté.
- Enchanté.
- Et voici, Tom mon fils unique.
Ça te fait bander, connard, de me narguer ? Même si je n'étais pas censé savoir qui mon frère
était, tu crois franchement que je ne m'en serais pas rendu compte ?
Lorsque ma main serre la sienne, je me force à ne pas flancher et à ne pas l'agripper de toutes
mes forces. De toute mon âme.
D'un commun accord avec Tom, nous nous forçons à ne pas rester trop longtemps en sa
compagnie. Nous ne devons pas attirer les regards sur nous. La ressemblance, même si elle n'est pas
frappante, est quand même présente.
Suivis de Camille, nous faisons semblant de faire honneur au buffet et échangeons quelques
banalités avec des crétins du show-biz. Nous tenons notre rôle à merveille jusqu'à ce que les
lumières ne s'éteignent.
- Merci d'être venus en si grand nombre.
Jors se tient au milieu de son salon, une coupe de champagne à la main.
- Votre confiance est là, entre mes murs, et je ferai mon possible pour vous prouver que vous
avez raison de me l'accorder.
S'en suivent des banalités électorales à en faire peur. Tout y passe : l'instruction qui sera revue,
des promesses sur une baisse d'impôts, les agriculteurs qui seront davantage écoutés et entendus, le
port d'armes qui bénéficiera de sérieuses conditions d'obtention... Je ne sais plus trop quand
j'arrête d'écouter. La seule chose qui m'intéresse est Tom. Mon frère perdu. Ma moitié dont je ne
peux plus me passer. J'éprouve un besoin instinctif d'être près de lui. De l'entendre. De
communiquer. Mais, je dois respecter ses mises en garde. Il viendra vers moi quand ce sera le
moment. C'est terriblement frustrant de ne pouvoir parler de tout ça avec Camille. Ne pas attirer
l'attention sur nous veut aussi dire faire un tri dans nos discussions. Putain. J'ai besoin de mon frère.
- Et maintenant, chers amis, le sujet qui me tient le plus à cœur. La santé.
Un long silence s'installe dans la pièce. Quand il reprend la parole, sa voix est celle d'un homme
brisé.
- Ici et maintenant, je fais la promesse solennelle de poursuivre mes recherches sur les
maladies orphelines. Je fais la promesse solennelle de prendre chacune d'entre elles au sérieux.
D'accompagner chaque malade et chaque famille impliquée. De ne jamais laisser tomber. Jamais.
Sa voix est éraillée. Douloureuse. Prise dans ses souvenirs.
Si je possédais les couilles dignes de ma réputation, je lui poserais quelques questions sur la
criminalité et les rapts d'enfants.
Et si ma mère était morte ?
J'observe cet homme si sûr de lui, rejoindre sa belle-sœur et aller à la rencontre de son public
qui l'applaudit.
- Maintenant.
La voix de mon frère me ramène à la vie. Sans demander notre reste, Camille et moi le suivons
dans un dédale de petits couloirs. Au bout d'un temps qui me paraît interminable, nous nous arrêtons
devant une large porte, au bout d'un couloir.
- Vous me faites confiance ?
Même si ce n'était pas le cas, nous sommes allés trop loin pour décider de faire demi-tour.
Lorsqu'il entre dans la pièce, tout est sombre. Je ne distingue rien. Absolument rien. Puis, en
quelques secondes à peine, tout s'éclaire. Un lit se tient au milieu de l'espace.
Sur le lit, un corps.
Un corps de femme.
Et si elle n'était pas morte ?
Les cheveux bruns. Cinquante ans. Endormie.
Et si elle n'était pas morte ?
Des tuyaux partout. Absolument partout.
Tétanisé, je regarde Tom s'approcher, contourner le lit, vérifier le bon fonctionnement des
machines et nous regarder comme s'il s'agissait de la situation la plus banale au monde.
- Ses constantes sont bonnes. Si Jors ne joue pas au con, elle peut tenir quelques jours.
Camille a lâché ma main. Camille ne dit rien. Camille observe. Camille m'inquiète.
- C'est qui ? finit-elle par demander.
Et si elle était morte ?
Et si elle n'était pas morte ?
- Ce n'est pas notre mère. C'est une inconnue. Le nouveau cobaye de Jors.
En une seconde, mes espoirs s'anéantissent à nouveau.
- Elle est arrivée il y a dix jours.
Putain.
- Mais, tout peut changer très vite. Il cherche un sac dans une des armoires, l'ouvre et se
précipite sur une autre et en sort neuf poches à perfusion.
- C'est ce qui la maintient en vie. Je ne sais pas comment il se les procure.
Et si elle était morte ?
J'aimerais lui poser cette question mais je n'ose pas.
Je ne peux pas.
Tant qu'il a confiance, l'espoir est encore permis.
Même si je n'y crois pas. Pas du tout. Depuis quelques heures, trop de choses se passent, trop
de choses arrivent. Tout s'embrouille mais me ramène toujours au même point. Ce type est assez
tordu pour enlever un enfant et le cacher pendant des années. Ce type possède en lui les moyens
d'éliminer une femme pour sauver la sienne. Ce type est un fou furieux.
- Moi, j'exercerai un chantage sur lui. Toi, Camille, tu t'es assuré que l'article était entre de
bonnes mains. On lui laisse une copie. Si dans deux jours, il ne nous donne pas l'info, on le balance
dans tous les journaux du pays. Jared, tu vas planquer ces fichus poches dans un endroit que toi,
seul, connaîtra. Il s'agira de notre garantie afin qu'il ne nous arrive rien. Quand mon père me
donnera l'information, je te demanderai de m'indiquer le lieu. Et là, seulement, on lui dira où elles se
trouvent.
Son plan est insensé. Jors nous retrouvera. Il nous fera du mal. A Tom, à moi et à Camille.
Surtout à Camille.
Putain. Je ne peux pas laisser faire ça.
- Il nous tuera.
- Impossible. J'ai mes garanties.
- Brigitte a déjà une copie de l'article, intervient Camille. S'il tente quoi que ce soit, il est fini.
Elle sort une enveloppe de son sac.
- Le voici, Tom.
Il dépose le papier, pile sur le cœur du corps de la femme. Tout était prévu. Ils savaient et ne
m'en ont pas parlé. Camille était consciente que, si elle mouftait, je n'aurais jamais accepté. Jamais.
Je veux retrouver ma mère plus que tout.
Mais, je ne peux pas imaginer faire tout ça au risque de causer du tort à Camille.
- Le restaurant, c'est lui ?
Tom se fige instantanément.
- On en reparlera plus tard. On doit y aller.
- Je refuse de rentrer à l'appartement.
Mon ton est catégorique. Sans appel. Camille paraît gênée. Elle cherche Tom du regard. Putain,
ils ne me disent pas tout.
- Ce n'est pas prévu, finit-elle par admettre.
- Tu les as ? lui demande Tom.
- Tu as quoi ? je m'énerve.
Camille adresse un hochement de tête à Tom qui tourne la tête dans ma direction.
- Jared, on rentre chez nous. En France.
Je ne peux pas quitter ce pays maintenant. Pas après avoir enfin retrouvé mon frère.
- Avec Tom.
Chapitre 31
Tom

Revenir à la maison de l'océan est un véritable défi pour moi. Mais, c'est le bon choix. Il fallait
qu'on quitte les États-Unis. Quoi de mieux que cet endroit pour subir cette atroce attente ?
Nous aurions pu aller à Dublin mais cela n'aurait pas été l'idée du siècle. L'Irlande est peut-être la
patrie de Jared mais elle ne sera jamais la mienne. L'homme qui y vit n'est pas mon père et ne le sera
jamais. Même si cette idée est douloureuse, je dois l'accepter. Les seuls moments de tendresse dont je me
souvienne appartiennent à ma mère et cet homme. Jors a voulu m'emmener d'un point A à un point B mais
n'a jamais été paternel. Les sentiments, ce n'est pas son truc. Mis à part sa femme qui est décédée, il ne
sait pas ce que le mot "aimer" peut bien vouloir signifier. Pour l'avoir entendu parler à maintes reprises
de ma mère, je ne pense pas qu'il l'ait aimée un jour. Maintenant, je ne m'en offusque plus. J'ai appris à
vivre avec. Je me suis fait la promesse solennelle de la retrouver et je m'y tiendrai. Quel que soit le prix
à payer.
L'allée est telle que dans mes souvenirs. Pavée, longue et sinueuse. Le taxi s'arrête au bout mais nous
ne sortons pas tout de suite. Nous laissons le chauffeur prendre nos bagages et les poser devant la porte
d'entrée. Camille dort, blottie contre Jared. Je profite de ce petit moment d'intimité pour lui dire ce que
j'ai sur le cœur.
- Merci de l'avoir gardée.
Jamais, je ne remercierai assez mon frère d'avoir eu le courage de conserver ces quatre murs. Le
seul lien matériel qui me relie désormais à lui, à Lucie et à elle, ma mère.
- C'était nécessaire.
- Pour moi, aussi.
Je tends la main pour toucher la sienne. Il ne recule pas. Soulagé, je presse ma paume pour faire
durer ce contact. J'ai besoin de lui, tant physiquement qu'émotionnellement. Malgré le fait qu'on se soit
retrouvés, le manque est toujours là. Puissant et dévastateur. Il me ronge de l'intérieur. Le voir, le toucher,
apprendre à le connaître ne fait qu'accroître ce sentiment de privation dont nous avons été victimes depuis
tant d'années.
- Tom...
Jared hésite encore avant de s'adresser à moi. Je n'arrive toujours pas à définir s'il s'agit d'une gêne
ou d'une peur réelle.
- Je suis vraiment content de te revoir, finit-il par avouer.
- Jared, je ne sais pas où tout cela va nous mener. Mais, je suis heureux qu'on fasse ce chemin
ensemble. Toi et moi.
Camille, toujours entre nous deux, grogne légèrement. Elle ne va pas tarder à se réveiller. En la
voyant ainsi aimantée à lui, je me demande comment j'ai pu en arriver là. Jors. Le restaurant. La
culpabilité n'est rien en comparaison de ce que je ressens. Ces deux-là s'aiment profondément. Leur
amour est sincère et fusionnel. Risquer de faire du mal à Camille signifie détruire mon frère. Si les
choses avaient mal tourné, comment aurais-je pu vivre avec ça ?
- Camille t'aime vraiment.
A travers la pénombre, je vois Jared baisser la tête et caresser tendrement les cheveux de la
probable femme de sa vie.
- Et c'est réciproque.
- Ça fait quoi d'être autant aimé ?
- C'est complètement dingue.
- J'imagine, je réponds, ma voix trahissant une pointe de regrets.
Ma vie amoureuse se résume à des aventures sans lendemain. Ou presque. La seule fille que j'ai osé
présenter à Jors ne lui a pas plu. Je ne l'ai jamais revue.
- Je sais enfin ce que ce sentiment veut dire, poursuit mon frère. Aimé et être aimé, c'est fort. Très
fort.
Je ne me rappelle pas trop de Jared, enfant. J'ai le souvenir lointain d'un petit garçon très actif qui
recherchait sans cesse l'attention de notre mère. Aujourd'hui, sous sa carapace, il me semble différent.
Plus posé. Plus confiant. A sa place.
Tranquillement, nous sortons du véhicule. Pendant que je paie la course et ouvre la porte, Jared porte
Camille à l'intérieur.
- Je vais la coucher. Elle est épuisée.
Je profite de sa courte absence pour rentrer les bagages et... me réapproprier les lieux.
L'odeur est toujours là. Brute, océane, mienne. Le parfum de mon enfance. C'est seulement après m'en
être imprégnée que je laisse mon regard vagabonder, de ci, de là.
La maison a changé. Des murs ont été abattus, une véranda l'agrandit, les sols ont été changés, la
peinture a été refaite mais son âme est restée intacte. Je ferme les yeux un court instant. Tout me revient.
La voix de ma grand-mère et l'odeur de sa cuisine, les rires de ma sœur, les cris de Jared et le timbre
posé de celui qui m'a fait office de père pendant les premières années de ma vie. Un homme bon, aimant
et droit. Un homme dont j'aurais voulu pouvoir dire être son fils. Son véritable fils.
- J'ai changé deux ou trois choses.
La voix de mon frère me tire de mes pensées. Après avoir sursauté, j'ouvre les yeux pour le trouver à
la cuisine, en train de s'agiter derrière l'îlot.
- Un petit remontant ?
Je ne refuse pas le verre de whisky qu'il me tend. Après s'en être servi un, il l'avale cul sec.
- Bon maintenant, on fait quoi ?
Depuis que nous avons quitté Washington, cette question flottait dans les airs, au-dessus de nous
comme une menace que nous voulions temporairement éviter.
- Il faut cacher les poches. Tu sais où elles sont ?
- Oui.
Il pose le verre sur le comptoir et se dirige tout droit vers ma valise.
- Tu permets ?
- Le plus vite sera le mieux.
- Tu me fais vraiment confiance ?
Pourquoi éprouve-t-il le besoin de me poser sans cesse cette question ? Sent il que quelque chose
cloche ? Quelque chose d'encore indéfinissable mais pourtant réel ? A cette pensée, je manque de me
sentir mal.
- Je te confierai ma vie les yeux fermés.
Je ne plaisante pas. C'est la stricte vérité.
- Une chance qu'on ne se soit pas fait choper à l'aéroport.
C'était un risque. Mais, on a passé l'embarquement sans problème. Personne ne sait ce que ces
poches contiennent. Même pas nous. Assimilées à de l'eau, elles n'ont posé aucun problème.
- Tu es sûr de ce que nous faisons ?
- A toi aussi de me faire confiance Jared.
Il les soupèse et les triture dans sa main.
- Tu penses que maman en bénéficie ?
Je me suis déjà posé mille fois cette question. Et je l'ai reformulée à Jors autant de fois. Sans jamais
obtenir la moindre réponse.
- Je n'en ai aucune idée, Jared. Mais, je l'espère.
- Tu ne veux vraiment pas savoir où je vais les mettre ?
- Non. C'est mieux. Il nous faut une garantie et ma méconnaissance en est la meilleure.
Je le laisse s'éloigner vers l'extérieur. Les volets fermés restent le meilleur rempart pour m'éviter de
l'observer. Durant son absence qui me paraît durer une éternité, j'avale mon verre goutte après goutte. Au
moment de le poser dans l'évier, Jared revient. Immédiatement, je remarque ses cheveux hirsutes et ses
yeux rougis. Inutile de lui demander si ça va, je connais déjà la réponse.
- Je crois que j'ai besoin d'un deuxième verre. Tu me suis ?
Jared me jette un regard sombre tandis qu'il avale sa boisson d'une traite. Son visage se tord en une
légère grimace lorsque la dernière goutte descend dans sa trachée.
- Tu avales ça toujours aussi vite ?
- Quand je ne sais pas où je vais, oui.
Je ne m'alarme pas. Mon frère a ses démons. Pour l'avoir suivi de loin pendant des années, j'en
connais quelques-uns. Le braquer ne serait de loin pas la meilleure idée.
- Viens, je veux te montrer quelque chose.
Renonçant définitivement à lui faire la morale, je le suis dans l'escalier qui monte à l'étage. Le
premier palier est toujours là. Ma chambre aussi. J'aimerais y entrer mais je me retiens car je sais
exactement où il veut m'emmener. Les jambes flageolantes et le cœur battant, je finis mon ascension
jusqu'à la porte de sa chambre. Celle de ma mère.
- Ouvre.
J'ai imaginé ce moment durant des années. Je l'ai tant espéré que j'avais fini par me décourager et en
faire le deuil.
- Ouvre, Tom.
Même s'il me l'ordonne, sa voix demeure douce. Poussé par un élan d'amour infini, je m'empare de la
poignée et pousse la porte vers l'intérieur. Instinctivement, je retrouve l'interrupteur. Sauf que maintenant,
je n'ai plus besoin de me mettre sur la pointe des pieds pour l'atteindre.
La chambre s'illumine doucement.
Mon cœur s'arrête de battre.
- C'est le seul endroit que j'ai conservé à l'identique.
Il parle mais je ne l'entends plus. Sur ma gauche, le lit est toujours là. En face de moi, un petit bureau
- son bureau - donne sur l'océan. A gauche, la vieille armoire en bois est toujours là.
Je ne suis pas intrigué par la décision de Jared d'avoir gardé les choses à l'identique. Parfois,
l'instinct de conservation est plus fort que tout. Plus fort que la vie, plus fort que la mort, plus fort que
l'oubli.
Lorsque j'ouvre la bouche, ma voix s'étrangle.
- Merci Jared.
- Ne me remercie pas. Je l'ai aussi fait pour moi. J'en avais besoin. Vraiment besoin.
Mes yeux se perdent dans la chambre, inspectant tous les recoins. C'est là que je la vois, posée avec
délicatesse contre l'armoire. La guitare de mon frère.
- C'est là que j'écris. Cette chambre m'apaise car elle est la preuve que notre famille a vraiment
existé.
- Je comprends.
Si la situation avait été inversée, si c'est Jared qui était parti avec Jors, aurais-je agi de la même
façon ?
Assurément, oui. Sauf que les choses se sont passées telles qu'elles devaient se passer. Jors est mon
père, pas le sien.
- Tu veux que je te joue un morceau ?
D'un mouvement de tête, je le regarde saisir son instrument et s'asseoir sur l'énorme pouf qui traîne
au milieu de la pièce. Ce même siège de fortune où je me laissais tomber enfant, suppliant ma mère de me
raconter une histoire.
La première note retentit. Puis, la deuxième. Et, je me laisse emporter par cette mélodie et cette voix
qui se joint bientôt à elle. Le son est d'une telle pureté que je sens les larmes monter. Ce cadeau qu'il
m'offre n'a rien à voir avec les tubes que j'ai visionné un millier de fois via Internet. Non, là c'est
différent.
Jared me donne enfin la clé qui mène à l'entrée de son univers.

Il fait nuit.
La lumière est éteinte. Il fait froid. Très froid.
Mon dos me fait mal. Le sol est dur. Trop dur. Je me tourne et bute dans une masse. C'est son odeur
rassurante qui me ramène à la réalité. Mon frère est là, tout près de moi. A la forme de son corps, je
remarque qu'il est blotti en position fœtale. Sa respiration régulière m'indique qu'il dort.
La chambre de notre mère.
Nous nous y sommes endormis.
Camille est aussi là mais elle dort au rez-de-chaussée. Elle est en sécurité.
Mais alors pourquoi cette impression qu'il n'en est rien ?
Pourquoi ces voix ?
Pourquoi cette peur ?
Pourquoi ?
Depuis des mois, je merde, je fais tout foirer. Depuis des mois, je risque ma peau mais je leur fais à
eux, ma famille, risquer la leur.
Il faut que je me lève. Je dois descendre.
J'ai peur. Vraiment peur.
Est-ce que Jors est assez stupide pour venir jusqu'ici. Je pensais que non, mais là, je ne sais plus.
Ces voix ne m'indiquent rien qui vaille. Tout en essayant de faire le moins de bruit possible, je me lève et
me dirige vers la porte. Je l'ouvre délicatement. Jared n'a pas bougé. Tant mieux. C'est à moi de gérer
cette situation. C'est à moi de protéger Camille et mon frère. Je leur dois bien ça.
Je descends lentement les escaliers.
Les voix s'intensifient. Le timbre de l'homme me semble rauque. Comme celui de Jors. Il s'exprime
en anglais mais je n'arrive pas à comprendre ce qu'il dit. Il n'est pas seul. Il chuchote quelque chose à
quelqu'un. Une voix féminine lui répond. Hannah ? Impossible qu'elle ait accepté de le suivre jusqu'ici.
Elle tient bien trop à moi pour me mettre dans l'embarras.
Quatre marches me séparent maintenant du rez-de-chaussée. La frayeur qui m'habite est plus forte
que jamais.
Je ne veux pas repartir avec lui. Je ne le peux pas.
Lorsque mon pied droit se pose sur le carrelage, la lumière s'allume. Aveuglante et intimidante.
L'homme est de dos. La fille, aussi.
Ce ne sont pas Jors et Hannah.
- Tu crois qu'ils dorment ?
La voix de la fille est douce.
Je connais cette voix.
La fille est brune.
Je connais ces cheveux.
- Je ne sais pas. Il faut que j'en aie le cœur net. Je vais voir dans la chambre de Jared. Reste-ici et
ferme à clé.
L'homme est inquiet.
Je me rappelle de cette inquiétude.
- Jared, dis-moi que tu es là.
L'homme aime Jared.
Je me rappelle de cet amour.
Je trébuche. L'homme se retourne. La fille me fixe.
Je les connais. Je me souviens.
Leurs bouches s'ouvrent à l'unisson mais aucun son n'en sort. L'homme s'approche. Je ne recule pas.
Il ne me veut pas de mal.
Mes lèvres essaient de bouger mais n'y parviennent pas.
Le regard qu'il pose sur moi est inédit. J'y lis d'abord de la surprise. Puis, il cède sa place à de la
joie qui se transforme vite en une douce euphorie. Tétanisé, je le regarde encore s'approcher. Ses yeux
changent encore d'aspect. Le bonheur qui s'y lisait il y a quelques secondes à peine se transforme en
quelque chose de totalement inconnu pour moi.
Droit comme un piquet, je laisse l'homme me prendre dans ses bras et me serrer de toutes ses forces.
Il ne dit rien. D'ailleurs, il n'a pas besoin de le faire. Qui qu'il soit réellement, la teneur de ses sentiments
ne fait aucun doute.
Il m'aime comme seul un père est capable d'aimer.
D'un amour infini.
Chapitre 32
Jared

Je ne supporte pas ce type de tensions.


Les retrouvailles que j'avais tant espérées sont trop intenses pour moi.
Rapidement, j'ai senti l'absence de Tom et le vide que ça créait autour de moi. En descendant au rez-
de-chaussée, je l'ai cherché et trouvé dans les bras de mon père. Lucie, totalement choquée, se tenait en
retrait.
Je ne pouvais pas rester là. C'était trop... tout.
Pourtant, c'est moi qui ai pris l'initiative de les appeler. C'est moi qui leur ai demandé de rappliquer
vite fait ici. Sans rien leur avouer. Tom devait être leur surprise, comme il l'avait été pour moi. Je voulais
qu'ils connaissent ce sentiment complètement dingue de se dire que ce n'est pas possible mais que,
pourtant, c'est réellement vrai. Le pire de leur cauchemar se transforme en rêve éveillé. Je voulais
assister à ça. Mais maintenant que j'en ai la possibilité, je ne me sens plus à ma place. Je veux leur
laisser vivre ce moment, seuls. Se toucher, se découvrir, se sentir, se retrouver. Tout simplement.
Je me demande ce que Camille dira en les trouvant tous là à son réveil. J'ai confiance en son
jugement. Elle comprendra ma démarche et l'approuvera. Tant pis si je les mêle à toute cette affaire, ils
ont le droit de savoir et de connaître la vérité.
Tom est le fils de mon père.
Tom est le frère de ma sœur.

A ce titre, ils ont autant le droit que moi d'être avec lui et de se battre à nos côtés. Jusqu'au bout.
Jusqu'à démolir Jors.
Malgré le froid, malgré la nuit, je suis sorti sans qu'ils ne me voient. En arrivant dehors, j'ai regretté
de ne pas avoir enfilé de blouson. Les basses températures sont de saison. Je grelotte mais je m'en fiche.
Ce qui est en train d'arriver dépasse tout entendement. Tom, de retour, dans les bras de mon père.
Et si Jors avait menti sur toute la ligne ?
Une partie de mes souvenirs est visiblement erronée. C'est possible. Je n'avais que sept ans à
l'époque. Par contre, des choses restent. Des choses importantes. Comme des voix, des odeurs, des
images fortes. Mon père aimait Tom comme son vrai fils. Je n'ai jamais vu autant mon père souffrir qu'à
la perte de Tom. Ma mère, il a encaissé, il a fait avec. Mais Tom, il ne s'en est jamais remis.
Il n'y a rien de pire que de perdre un enfant. Son enfant. La chair de sa chair. Je l'ai appris à mes
dépens.
Je m'agenouille sur le sol. La terre est sèche et froide. Je m'en fiche. J'ai besoin de lui, de mon fils.
Sentir sa présence m'apporte un réconfort auquel je ne m'attendais pas. J'aimerais lui parler, lui dire
quelque chose mais il y a des moments où le silence parle pour nous. Je me nourris de ces instants de
communion parfaite. J'y puise toute la force qu'il me faudra pour les jours à venir.
- Je te cherchais.
Je ne me retourne pas. La présence de mon frère suffit à m'apaiser.
- Je peux ?
Il s'est laissé tomber à ma hauteur. Je ne réponds rien. Arthur fait aussi partie de lui, de son histoire.
Je ne l'en priverais pas.
- Je suis désolé.
Je soupire. Tout le monde est désolé pour moi mais personne ne saura jamais ce que je traverse.
Personne sauf mon père. Ce qui revient toujours et encore à la même question.
Et si Jors avait menti sur toute la ligne ?
- C'est crétin ce que je te dis.
- Un peu, oui, mais je ne t'en veux pas. De toute façon, personne ne sait quoi me dire. Tout le monde
aimerait m'apaiser sans vraiment y réussir.
Sa main se pose sur mon épaule. J'aime ce contact, ce toucher. Je me sens toujours aussi révolté à
l'idée d'avoir perdu Tom enfant mais le fait de le retrouver, même adulte, me régénère de l'intérieur.
- Camille est là.
Il a certainement voulu bien faire en me disant ça mais le soufflé ne prend pas.
- Avec Camille, c'est compliqué à ce niveau-là.
- Elle aimerait un enfant ?
Comment peut-il aussi bien nous cerner alors qu'il nous connaît à peine ? Je me rends compte qu'à sa
question, ma main s'est immobilisée sur la motte de terre gelée. Sur Arthur.
- J'ai déjà un enfant.
- Elle, non.
Sa voix est douce, il ne cherche qu'à m'aider. Mais ce qu'il ne comprend pas, c'est que personne n'est
capable de me sortir de ce sentiment d'impuissance, d'échec et de culpabilité.
- Arthur me suffit.
- C'est dur de dire ça. Pas seulement pour Camille mais aussi pour toi. Te rends-tu seulement compte
de la portée de tes mots ?
Je secoue la tête. Je ne veux pas en parler. Je préfère détourner l'attention sur lui et l'interroge d'un
regard triste.
- Et toi, tu aimerais des enfants ?
- Je ne me suis jamais vraiment posé la question. D'abord, il faudrait que je trouve la femme de ma
vie et ça, ce n'est pas gagné.
Un léger sourire passe sur mes lèvres.
- Un beau gars comme toi doit toutes les avoir à ses pieds !
Je m'interromps sentant un drôle de malaise s'installer entre nous. J'essaie de trouver quelque chose
à dire pour atténuer ce sentiment mais dans ces cas-là, je suis totalement incapable de sortir des mots
censés. Une fois de plus, ça ne loupe pas.
- Surtout, quand le monde entier saura que tu es le frère d'une Rockstar !
Je-suis-débile-d'avoir-sorti-un-truc-pareil.
- Et le fils de l'homme politique le plus taré de la planète, ajoute-t-il, profondément désabusé.
Je n'ose pas lui dire ce que j'ai ressenti en le voyant bercé dans les bras de mon père. C'est trop tôt.
Je n'ai pas encore toutes les cartes en main pour étayer mes hypothèses. Il me faut davantage de temps.
- Arthur t'aurait adoré.
Je le pense vraiment.
- Ça aurait été réciproque.
Je le crois volontiers.
- Il faut qu'on rentre. Ils nous attendent tous les deux.
Sa voix est basse mais je saisis la portée réelle et cachée de chacun de ses mots.
Nous.
Allons.
Devoir.
Affronter.
La.
Réalité.
Ensemble.

Lorsque nous entrons, la maison est plongée dans une douce obscurité. Je retrouve les lieux tels que
je les avais laissés une demi-heure auparavant.
Mon père et ma sœur dans le salon, une drôle d'expression sur le visage. Ils ne réalisent toujours
pas. Qu'ils se rassurent, moi non plus. Et j'ai quarante-huit heures de rab dans le cœur.
Ils se tournent vers nous en même temps.
- Jared.
Mon prénom prononcé ainsi dans la bouche de mon père veut dire tellement de choses, tellement de
non-dits, de peurs cachées, de sentiments enfouis que j'ai peur de ne pas réussir à être à la hauteur. Je le
rejoins ne sachant pas très bien comment réagir. J'ai envie de lui dire quelque chose, de tenter de lui
apporter un semblant d'explication sur Tom mais je ne sais pas très bien comment m'y prendre. Mais, je
n'ai pas le temps de pousser mes réflexions plus loin. Ses bras costauds prennent possession de mes
épaules et de mon dos qu'il serre frénétiquement contre lui. Lorsque ma joue se colle contre la sienne, je
sens que sa peau est humide. Probablement d'avoir trop pleuré. Ou trop remercié notre bonne étoile. Peut-
être même les deux. C'est si bon de me laisser aller à cette étreinte que j'en oublie momentanément le
monde qui nous entoure. Ou presque.
- Tom.
C'est probablement une des premières fois que Lucie prononce ce nom depuis bientôt un quart de
siècle. L'entendre de sa bouche est poignant mais dévastateur. Comment allons-nous réussir à rebâtir
quelque chose de sain sur tous les débris affectifs que nous trimbalons tous les quatre ?
Pourtant, ils font ce premier pas. Ensemble. Ils s'ouvrent mutuellement les bras et acceptent de se
laisser aller l'un contre l'autre. Deux souvenirs qui se télescopent dans le présent.
Tom me regarde.
Les yeux de mon frère parlent pour lui.
Tom vient d'atteindre une partie de son eldorado. Notre famille presque réunie.
Mais, ce qu'il n'a peut-être pas idée, c'est qu'à cet instant précis, nous l'atteignons ensemble, tous les
quatre.
Je ne sais pas combien de temps nous restons ainsi. Et, à vrai dire, cela n'a pas trop d'importance.
L'idée de me séparer de mon père me fait souffrir. L'idée de voir mon frère et ma sœur cesser de se serrer
m'angoisse. Je veux que cela dur, encore et encore. Tant que nous gardons nos positions, le passé ne nous
rattrapera pas. Les fameuses questions ne seront pas posées. On s'arrêtera à l'idée que Tom est parti et
que Tom est revenu. Nous étions malheureux. Nous sommes presque soulagés.
Il ne reste que maman pour venir compléter ce tableau du bonheur familial.
Il que reste que maman et c'est bien tout le problème.
La question va être posée.
Je souffre à l'idée de tout devoir raconter à mon père et Lucie. J'encaisse d'avance leur
incompréhension.
- Et maman ?
Lucie n'a pas pu s'empêcher. A l'évocation de ce mot, mon père sursaute. Lui-aussi attend des
réponses.
J'aurais dû établir des règles de conduite à tenir pour les dix prochaines minutes.
1. Ne poser aucune question.
2. Ne pas parler de notre enfance.
3. Ne surtout pas prononcer le mot maman.
Mais, j'oublie que, contrairement à moi, ils ne possèdent pas deux jours de rab au compteur. Tom
et moi avons parlé. Tom et moi avons cherché comment arranger la situation. Tom et moi possédons
des théories que nous ne pouvons pas partager avec eux. Pas encore.
- Je ne sais pas où est maman. Personne ne le sait.
Tom est resté calme en disant cela. Tom m'étonne. Tom me surprend. Tom n'est pas comme moi.
Mon père commence à gesticuler. Il perd pieds. Si je n'agis pas tout de suite, ça risque de mal
finir.
- Papa, assieds-toi. On va parler.
Cette fois-ci, c'est moi qui le guide et le dirige vers le canapé. Nous sommes rapidement rejoints
par Lucie et Tom qui se collent l'un à l'autre. J'ai besoin de mon frère mais je ne suis pas jaloux. Je
sais ce que c'est que de le retrouver et d'avoir besoin de son contact. In-dé-fi-ni-ment. Lucie a aussi
droit à ce moment d'intimité.
Et moi, j'ai besoin de rassurer mon père.
- Où est Camille ?
Il essaie d'engager la conversation sur un terrain neutre. Camille dort. Camille est fatiguée.
Camille n'en peut plus. Et moi, je ne la ménage pas.
- Elle se repose.
- Je l'aime beaucoup.
Mon père m'a déjà dit ça cent fois mais l'entendre de sa bouche me fait toujours chaud au cœur.
Maintenant, je me rends compte qu' il ne m'a jamais reproché de la fréquenter sachant qu'il savait
qu'elle était la fille du médecin qui s'occupait de sa femme. C'est juste insensé. Pourtant, il faudra
bien qu'on en parle tous les deux. J'ai une montagne de questions à lui poser. Lui aussi, probablement.
- On ne devrait pas parler de Camille. Du moins, pas maintenant.
Je rêverais de m'étendre sur ce sujet mais nous n'avons pas ce temps à perdre. Nous devons agir
et prendre les bonnes décisions. Et ça, nous ne pouvons le faire sans leur avoir apporté des réponses.
Je n'entrevois rien de la façon dont je vais m'y prendre. Dont Tom va expliquer les choses, ses
souvenirs, sa vie américaine. Son père.
Mais, pourtant, nous le devons. Le mieux est de jouer cartes sur table.
- Papa, je répondrai à toutes tes questions. Mais, s'il-te-plaît, parle-moi.
J'ignore son visage et me tourne vers Lucie. Elle nous fixe, perdue et apeurée.
- C'est aussi valable pour toi, Lucie.
Je dois être fort. Je dois laisser de côté Arthur et Camille qui m'emprisonnent d'ordinaire l'esprit.
Je dois y aller... franchement.
- Je sais que vous avez peur. Mais, il le faut. Ensuite, nous aviserons.
Je les contemple tous en silence. Ma famille est là, autour de moi. Dans ma maison. Notre maison.
Ici, tout reprend son sens et me donne envie de me battre. Nous allons la retrouver.
Une vibration nette et tranchante m'électrise le corps. Tom, inquiet, saisit son téléphone. Les
quelques secondes qu'il lui faut pour prendre possession du message me semblent durer une éternité.
Je le regarde.
Il me regarde.
Il comprend.
Je comprends.
Mais jamais, je n'aurais pensé qu'il dirait ça à voix haute.
- Jors est prêt à négocier.
- A négocier quoi ?
Mon père et Lucie ont parlé en même temps.
Il est temps de leur dire toute la vérité.
Chapitre 33
Camille

La tête me tourne.
Mon ventre remonte dans ma gorge.
J'ai chaud, j'ai froid.
Je ne suis pas encore levée et l'idée de devoir prendre ma dose massive de médicaments me donne
envie de courir aux toilettes et d'en cracher le contenu avant même de l'avoir ingurgité.
Sept jours de traitement. Voilà ce qu'il me reste. Ensuite, une autre porte s'ouvrira. Celle de mon
futur. L'accident sera derrière moi et ces maudites pilules ne me feront plus de l'œil pour me rappeler
combien je suis encore amoindrie. Car amoindrie, je le resterai encore quelques temps.
Il faut que je me lève.
Les rayons du soleil presque hivernal filtrent au travers des volets. Je dois sortir de ces draps et
marcher. Oui, c'est ça. Marcher. Comme ça, je n'aurai plus l'impression de me trouver sur un bateau en
pleine tempête.
Je me tourne sur le côté. La place de Jared est vide et froide. Je me suis réveillée plusieurs fois cette
nuit. Il n'était jamais là. Je ne lui en veux pas. Je comprends. Et s'il avait dormi près de moi, je l'aurais
même incité à rester près de son frère. Leurs séquelles sont là. Mais, elles ne demeurent pas
irréversibles. S'ils acceptent d'aller de l'avant, ça peut marcher. Une chose est sûre : ils sont différents.
Pourtant, je suis certaine que ce sont leurs différences qui vont faire leur complémentarité et réussir à les
souder.
Mes pieds se posent sur le parquet. Je ressens toujours cette drôle d'impression. Je n'ai jamais été
fan des manèges à sensations mais je pense qu'après avoir été tournée à toute vitesse dans tous les sens,
on doit ressentir à peu près mon état général du moment. Il faudrait peut-être que j'appelle Doc. Je note
cette information dans un coin de mon esprit. Cela peut attendre encore un peu. Avant d'inquiéter mon
entourage, j'ai besoin de voir comment Jared se porte. Et Tom également. Même si je ne le connais pas
plus que ça, je reste consciente que lui-aussi a vécu dans une écrasante angoisse ces deux dernières
décennies.
Une fois debout, je suis surprise de constater que ça va légèrement mieux. Je ne me sens pas dans
une forme olympique mais je reste suffisamment aguerrie pour ne pas faire peur à Jared. Dans le couloir,
j'entends des voix. Plusieurs voix. Qui n'appartiennent ni à Tom, ni à Jared.
Le ton de la conversation est sec. Dur. Froid.
A peine ai-je franchi le seuil du salon que je me fige instantanément. Plus personne n'ose parler.
Lucie et le père de Jared sont là. Ils-me-regardent-mais-ne-me-voient-pas.
Quant à moi, je suis prise de violents tremblements. J'essaie de rassembler mes forces et d'analyser
la situation froidement. Sauf que c'est impossible. Mon sang bout dans mes veines. Mon corps fusionne.
La chaleur qui s'y répand est telle que je dois me faire violence pour ne pas me précipiter à nouveau dans
notre chambre.
La première impression qui me marque au fer rouge est cette vision de Lucie, de Tom, de Jared et de
leur père dans la même pièce. Pendant que je dormais, ils se sont retrouvés. Collés les uns aux autres, ils
font bloc. Un-véritable-bloc.
Ils ne disent plus rien. Même pas Jared. Je vois bien que ses yeux essaient de capter les miens et
veulent me dire quelque chose mais là, tout de suite, je ne possède plus aucun décodeur ultra-sensoriel.
Je suis perdue.
Complètement perdue.
Je n'ai pas besoin de me retourner pour le sentir, le voir et comprendre qu'il est là.
J.
O.
R.
S.

Du calme.
Je dois respirer normalement.
- Bonjour Camille.
Je ne le regarde pas. Je n'y arrive pas. Cet homme est faux. Cet homme ne mérite aucune attention.
Pourtant, nous avons tous besoin de lui.
- Tout le monde est réuni. C'est parfait.
Quelque chose a changé dans sa voix. Il n'est plus aussi sûr de lui. On possède quelque chose qu'il
désire plus que tout au monde. L'inverse étant également vrai.
Il faut que je m'asseye. J'avance prudemment vers le canapé et me pose tout près du père de Jared.
Ainsi, nous faisons tous face à Jors.
- L'accident, c'est vous ?
Je n'ai pas pu m'empêcher de poser cette question. Elle me taraude depuis des jours et des jours. Je
n'ai plus rien à perdre à chercher à connaître la vérité. Je sens que c'est peut-être la dernière fois que je
parle à cet homme.
- Nous ne sommes pas là pour dialoguer sur le manque de rigueur d'un cuisinier d'un restaurant
étoilé. Nous sommes là pour parler de mes recherches.
- Et de ma femme ! s'insurge violemment le père de Jared. Où EST-ELLE ?
Ses cris ne semblent pas intimider Jors. Stoïque, son regard s'arrête sur Tom.
- Tu n'as pas conscience de la bêtise que tu commets en t'interposant entre eux et moi !
Tom ne répond pas. Tom est complètement sonné. Tom a peur. Tom perd ses moyens. Et Jared, avec.
J'observe Lucie. Elle pleure. Les larmes coulent par flots continus sur ses joues. Elle n'a pas encore
réalisé. Quant à son père, il est bien trop en colère pour tenter de négocier posément.
- Nous ne vous donnerons absolument rien avant de connaître l'histoire de Tom.
Personne ne réagit. Même pas Jors. Il ne s'attendait pas à ça. Moi, non plus, à vrai dire. Mes instincts
se réveillent, mes sens reprennent vie et mon cerveau retrouve sa vitalité.
- Pourquoi Thomas Cutton ?
Jors sourit. Enfoiré.
- Parce que c'est mon fils.
Je dois rester calme.
- Son nom est Tom Mats.
- Croyez ce que vous voulez. Pour moi, c'est Thomas Cutton. Et, c'est mon fils. Point.
Qu'il le prenne comme ça si ça lui chante. Il est temps de remettre les choses à leur bonne place. Il
veut jouer, jouons.
- Où vas-tu ?
Jared m'observe me lever. Pourquoi pose-t-il cette question ? Il sait absolument ce que je suis en
train de faire. Avant notre départ, nous avions analysé froidement chaque possibilité. Que Jors vienne à
nous en était une. Qu'il essaie de marchander bassement, également. Là, nous sommes en train de vivre les
deux à la fois. Il est temps de sortir nos atouts.
Mal au ventre ou pas, je dois faire en sorte que cette famille connaisse la vérité. Même si elle est
dure à accepter. Il ne me faut qu'un aller-retour pour revenir avec la marchandise. Neuf enveloppes.
- C'est quoi ce bordel ?
Jors jure. Bon signe.
- Des enveloppes.
Je fais mine de les compter. Jared me les a données dans l'avion. Moi, je les possède. Lui-seul sait
où sont cachées les poches. Quant à Tom, c'est celui qui connaît le mieux ses faiblesses. Il est chargé de
les exploiter au mieux pour que nous apprenions enfin où se trouve leur mère. Ou ce qu'il en reste... Je
m'en veux de penser ça. Pourtant, je ne peux m'en empêcher. Une partie de moi se dit qu'il est impossible
qu'elle soit encore en vie depuis toutes ces années.
- Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf.
- Merci, je le vois.
- Tant mieux car ce chiffre est important. Mais, ça vous le savez déjà, non ?
Je m'assois. Finalement, rester debout n'est pas une bonne idée. Ma tête tourne et je perds mes
moyens.
Jors maugrée. Très bien. Il a compris.
- Qu'allez-vous en faire ?
Je fais mine de ne pas comprendre.
- Moi ? Absolument rien.
Il me regarde comme si j'étais sortie tout droit d'un asile de fous. Quant à Jared, il pousse son père,
vient s'asseoir à côté de moi et pose sa main sur ma cuisse. C'est le moins sonné d'entre eux. Il sait
exactement comment je vais procéder et, à en voir ses joues qui reprennent quelques couleurs, je dirais
même qu'il approuve. Son soutien me rend plus forte. Son soutien me donne des ailes. Son soutien m'aide
à me libérer complètement.
Je ne dois plus avoir peur de Jors.
Il est en position d'infériorité.
Il ne nous fera aucun mal.
- A bien y réfléchir, si. Je vais en garder une.
Jors pousse un soupir vaincu.
- Mais, je vais aussi en distribuer.
Sans attendre plus longtemps, je tends deux enveloppes à Jared, deux autres à son père, les deux
suivantes à Lucie et tout autant à Tom. Je fixe Jors droit dans les yeux.
- Une enveloppe équivaut à l'endroit d'une poche.
- Je pense avoir compris.
- Oui, mais ce dont vous n'avez absolument pas conscience est la façon de les obtenir.
Jors se renfrogne. Il comprend clairement qu'il est en position de faiblesse.
- Je vous écoute.
Je ne savoure même pas ce sentiment de victoire qui m'assaille lorsque je me rends compte qu'il se
trouve enfin être à notre merci. Nous avons mieux à faire. A savoir, connaître enfin la vérité.
- Pour obtenir une enveloppe, vous devrez répondre à une question. Si vous mentez ou qu'il arrive
quelque chose à l'un d'entre nous, le petit papier que vous avez trouvé sur le corps de votre cobaye sera
directement publié à échelle internationale. Il est déjà entre de bonnes mains.
- Si je réponds sincèrement, vous ne me poursuivrez pas ?
Son inquiétude est réelle. Tom et Jared y ont pensé. Ils en ont discuté. Mais ils n'en sont pas encore à
de telles considérations.
- Nous ne sommes pas là pour dialoguer d'un avenir proche ou lointain. Nous nous trouvons
uniquement là car chacun de nous attend quelque chose de l'autre.
Pris dans nos filets, il ricane. Pas de plaisir mais de peur.
- Jared...
Je lui tends la main pour commencer car c'est le seul qui se trouve être dans un état compatible pour
mener une discussion avec Jors. Avec un peu de chance, il amorcera le départ des autres.
- Je déteste qu'on se moque de ma femme. Pourquoi Thomas Cutton ?
Jors perd instantanément de sa superbe.
- Van Button est un nom d'emprunt. Cutton est mon vrai nom.
Sans hésiter, Jared lui tend la première enveloppe que Jors tente de décacheter.
- Non, pas maintenant. D'abord nos réponses, ensuite les vôtres.
Jared est intraitable. Et toujours calme. Je suis scotchée.
- Pourquoi et depuis combien de temps avez-vous un nom d'emprunt ?
- Vous êtes bien certain de vouloir griller votre deuxième cartouche avec une question aussi
insignifiante ?
Je me colle contre Jared. Je veux lui apporter mon soutien et lui faire comprendre par cette légère
pression que sortir de ses gonds ne lui apportera rien de bon.
- Vous avez raison. Vos histoires de patronyme ne m'intéressent pas. Il y a quelque chose qui me tient
bien plus à cœur que ça.
Jors le fixe, intrigué et mal à l'aise. Mon cœur se comprime. Et quand je regarde les autres, je me dis
que le leur aussi. Car nous nous doutons tous de la question qui va être posée.
- De quelle maladie souffraient votre femme et ma mère ?
Perdu. Jared parle au passé. Il se rend doucement à l'évidence. J'ai mal pour lui.
Nous avons tous perdu.
Jared n'a pas posé LA question qui nous emprisonne tous.
Jors soupire. Ses yeux se baissent et ses traits sont terriblement tirés. En quelques jours, il semble
avoir vieilli de plusieurs années. D'un geste quasi-mécanique, il desserre le nœud de sa cravate.
- Je ne sais pas.
- Vous vous fichez de notre gueule ?
Jared a parlé un peu plus fort mais sans s'emporter pour autant. Il maîtrise encore la situation.
- Non, absolument pas. Mais, je vais vous dire tout ce que je sais. Les premiers symptômes sont
identiques à ceux d'un cancer. Voire même de plusieurs cancers. Je pense que d'autres personnes ont été
touchées mais que le diagnostic des médecins n'est pas allé plus loin qu'une leucémie. Leur corps n'a pas
réussi à combattre cette maladie et ils sont décédés. Ma femme s'en est remise à deux reprises. Mais, la
troisième, elle était trop affaiblie. J'avais baissé les bras. Je bénissais chaque jour où le soleil se levait et
où elle était encore parmi nous.
- Jusqu'à ce que ma mère se pointe aux urgences.
- Oui, jusqu'à ce qu'elle arrive dans cet hôpital.
- Vous a-t-elle reconnu ?
Jors se renferme immédiatement.
- On a dit deux questions. Pas trois.
- D'accord, admet Jared. Par contre, je pense que vous n'avez pas joué entièrement le jeu face à la
dernière. Quel est ce mal ?
- Comme je vous l'ai dit, je n'en ai aucune idée.
- Mais vous avez trouvé un remède ?
- Je ne répondrai pas à cette question. Elle ne vous appartient pas.
Je sens Jared commencer à gigoter nerveusement à mes côtés.
Jors tend la main pour recevoir une enveloppe. Dépité, Jared la lui tend.
- Avez-vous trouvé un remède ?
La voix de Lucie qui s'élève parmi nous, nous étonne tous.
- Je crois que vous avez déjà la réponse à cette question.
Son sourire suffisant m'insupporte. Il est en passe de reprendre le pouvoir. Nous ne pouvons pas le
laisser faire. Il tend la main pour acquérir la troisième enveloppe. Elle la lui donne, vaincue. Pourtant,
elle ne se laisse pas abattre. Elle continue de le fixer droit dans les yeux.
- Quel est ce remède ?
- Pour le moment, je n'en ai pas trouvé. Je cherche. Au bout de vingt-deux ans, je commence enfin à
avoir des pistes. Je les exploite. Je me tue à la tâche. J'ai une piste. Un seul traitement qui pourrait
révolutionner les gens atteints de cette maladie. Il serait assez semblable finalement au traitement de la
leucémie. Mais, il faudrait l'utiliser à vie. Un peu comme un traitement de fond. Une greffe de cellules
souches, ajoute-t-il avec un sourire fier.
- Chez une personne compatible ?
- Mademoiselle, vous venez d'épuiser vos droits à poser cette question.
D'une main hargneuse, il s'empare de la dernière enveloppe de Lucie. Jared fulmine. Il est une
véritable bombe, prête à exploser.
- Comment trouves-tu ces personnes compatibles ?
Tous les regards se tournent vers la même personne. Tom. Il fixe Jors avec une telle hargne que
j'éprouve une profonde empathie envers ce frère inconnu.
- Es-tu bien certain qu'il s'agisse de ta première question ?
- Absolument.
- Réfléchis un peu. Tu le sais très bien. Et quand tu auras compris, tu t'en voudras de ne pas avoir eu
un peu plus de jugeote. J'ai toujours pensé que tu étais plus intelligent que tu en avais l'air.
Je sens les poings de Jared s'ouvrir et se fermer. Prêts à cogner.
- Hannah, lance Tom dans un souffle désabusé.
- Hannah aimait sa sœur, bien plus que tu ne pourras jamais le comprendre.
- Je crois que tu te trompes. Si tu avais fait attention à moi, tu te serais rendu compte qu'aimer
quelqu'un, ce n'est pas forcément ne jamais le regarder. Ne jamais s'en occuper. Aimer quelqu'un, c'est
partager, c'est donner et, surtout, c'est accepter de laisser partir l'autre. J'aime ma mère, j'aime ma famille
mais je ne les garderai jamais enfermés dans mon cœur pour de mauvaises raisons.
- Donne.
Tom nous interroge du regard comme s'il cherchait une quelconque explication à ce que Jors vient de
dire. Nous avons tous compris. Sauf lui.
- L'enveloppe.
Le timbre de Jors est sans appel. Jors est odieux. Jors doit payer pour tout le mal qu'il a fait. Dépité,
Tom la lui lance en pleine figure mais il parvient à la saisir en plein vol sans aucune difficulté.
- Je t'imaginais plus robuste. Comme quoi, mon fils me décevra toujours.
- CE N'EST PAS VOTRE FILS ! hurle le père de Jared, après s'être levé.
Jared se pousse et tente de le calmer.
- Papa.
Ce dernier s'écarte, à bout de nerfs.
- Je me fiche de vos cellules souches et de feu votre femme ! Ce qui m'importe est ce que vous avez
fait de LA MIENNE !
- Vous voulez vraiment le savoir ?
Jors le nargue. Jors nous nargue tous. Et pour nous montrer qu'il ne plaisante pas, c'est à son tour
d'agiter une petite enveloppe blanche sous notre nez.
- La réponse est là-dedans.
Le père de Jared tend la main. Jors recule la sienne.
- Pas avant que j'ai obtenu mes neufs enveloppes.
- Pourquoi ma femme ?
- Pourquoi pas ?
Cet homme n'est pas seulement fou, il est complètement malade. Jamais, je ne le laisserai continuer
sa campagne. Bientôt, le monde entier sera au courant de ses malversations. Il faut juste que je trouve le
moyen de le faire tomber une bonne fois pour toutes.
- Ma femme ne demandait qu'à vivre près des siens.
- Non, je ne le pense pas. Vous semblait-elle heureuse ?
- Vous savez très bien ce qu'il en est !
- Dépressive. Une grande dépressive. Et vous savez pourquoi ?
- Elle a connu des moments difficiles après la naissance de mon fils.
Mon cœur se serre pour Jared. Il n'a pas besoin d'entendre ça.
Jors semble presque étonné.
- Le père de votre petite protégée ne vous a pas fait un état des lieux ?
- Le départ de la maison avec Tom, souffle Jared. Leur départ, c'était quand ?
Le père de Jared adresse un regard gêné à Lucie.
- La veille de son départ à l'hôpital. Elle était dans tous ses états. Elle n'était plus cohérente et elle a
emmené Tom avec elle, chuchote Lucie comme si elle se parlait à elle-même.
- Putain... lâche Jared, complètement perdu. Pourquoi vous ne m'avez rien dit ? Pourquoi ?
Son dernier mot se perd dans un murmure à peine audible.
- Tu aurais préféré que papa te dise la vérité ? Tu aurais mieux grandi avec ça ? Te dire qu'ils ont été
enlevés ?
- Je ne sais pas. Mais, au moins, je n'aurais pas pensé que c'était de ma faute. Qu'elle avait préféré
Tom à moi.
Son père s'approche de lui, le serre dans ses bras, l'étreint si fort qu'on ressent, même en dehors de
leur bulle, tout l'amour qui le lie à son fils.
- Même si elle était partie d'elle-même avec ton frère, ça n'aurait pas été de ton fait. Ta mère était
malade. Vraiment malade. Elle ne maîtrisait pas son esprit. C'était plus fort qu'elle.
- Je ne suis pas un monstre.
Le timbre, tout à coup plus doux de Jors, les interrompt.
- Je ne suis pas un monstre. Je cherche juste à trouver un remède. Mon but était honorable. Je voulais
sauver ma femme.
- En s'acharnant sur la mienne ! s'exclame le père de Jared.
- Non en la sauvant également. Le sort de l'une dépendait de l'autre. Je voulais bien faire.
- STOP ! Je hurle de toutes mes forces. Stop, stop, stop....
- Non, me coupe Jors. Vous avez raison. Il est temps de crever l'abcès.
Il marque un temps d'arrêt avant de poursuivre. Vu sa façon douloureuse de nous fixer, il veut avoir
notre total intérêt.
- Ma femme et la vôtre étaient dépressives. Des idées noires leur traversaient la tête. De jour comme
de nuit. Elles n'étaient plus que l'ombre d'elles-mêmes.
Il pointe un doigt enragé vers nous.
- Et ça, c'était dû à leur maladie. Uniquement leur maladie.
- Et cet accident de voiture ? demande Tom, perdu. C'est bien ce que tu m'as fait croire pendant
toutes ces années, non ?
- Quel accident de voiture ? s'étonne mon beau-père.
- Je suis sincèrement désolé, Tom. J'ai merdé sur toute la ligne.
Il se tourne vers le père de Jared.
- Vous avez été son premier mari. L'unique.
- Ma femme n'a jamais eu un quelconque accident ! Elle n'était pas heureuse et je l'assume
pleinement. Il est possible que sa maladie qui veillait depuis longtemps en ait été le déclencheur. Par
contre, le fait que l'ayez enlevée avec mon fils n'a pas dû arranger les choses. Vous ne voulez pas me dire
où elle est, soit. Mais ce que je veux savoir, ici et maintenant, c'est pourquoi vous avez raconté à mon fils
qu'il était le vôtre ? Pourquoi un tel mensonge ?
Le monde s'arrête de tourner. Les regards croisent celui de Jors avant de se perdre dans quelque
chose d'inconnu. Le néant. Nous y plongeons tous à pieds joints alors que Jors ricane.
Oui, il ricane. Ce n'est pas nerveux. C'est bien pire que cela.
- Si vous pensez que ça m'a fait plaisir de devoir me coltiner le môme d'un autre pendant tant
d'années ! Si ça n'avait tenu qu'à moi, je vous l'aurais renvoyé en colissimo !
Il est sérieux. Affreusement sérieux.
Puis, tout à coup, les mots prennent leur sens.
Tom. N'est. Pas. Le. Fils. De. Jors.
- Hannah éprouvait pour ma femme un amour fusionnel. Si fusionnel qu'elle n'a jamais cherché à
faire sa vie en-dehors d'elle. Quand ma femme est partie, le monde d'Hannah s'est écroulé. Littéralement
écroulé. Elle me tenait responsable de ce qui était arrivé à sa sœur. Hannah a toujours été fragile. Seul un
enfant pouvait combler ce manque. Mais, si je l'avais laissé faire, elle n'aurait jamais réussi à créer une
vie de couple suffisamment solide pour avoir sa propre famille. Pire encore, elle aurait parlé de ce que
j'avais fait. De ce que je continuais à faire. Elle aurait parlé et je ne pouvais décemment pas me permettre
de prendre ce risque. Un enfant comblait ce manque et me permettait de poursuivre mon travail.
Tout à coup, je comprends l'attachement d'Hannah pour Tom. Pour elle, c'est le fils qu'elle n'aura
jamais. Mon cœur est en miettes. Pour le petit garçon que Tom a été. Pour l'homme qu'il a dû devenir. Et
pour tous ces mensonges qui lui ont ôté la partie même de son identité. Je le regarde. Il est pétrifié. Mais,
c'est le cas de tout le monde dans cette pièce. Plus personne ne bouge. Plus personne ne respire.
- Même si je l'avais souhaité - et ce n'était pas le cas - Tom n'aurait jamais pu retrouver sa vraie
famille. Hannah ne l'aurait pas permis. Hannah serait partie avec lui. Et sans Hannah, mon secret aurait
été dévoilé.
Jared enjambe le canapé et se précipite sur Jors.
- Je vais te tuer de mes propres mains !
Tom parvient à s'interposer et l'empêcher de se jeter sur lui. Lorsqu'il relève les yeux vers Tom,
toute la haine du monde se lit sur son visage.
- Comment tu fais pour ne pas le cogner ?
- J'ai malheureusement des années d'expérience derrière moi.
Jared, qui n'en a visiblement pas terminé avec Jors, se retourne vers lui.
- Qu'avez-vous fait à ma mère ?
- Je lui ai permis de faire progresser la science. Grâce à elle, cette maladie sera connue et traitée.
Grâce à elle, des millions de vies seront sauvées.
- Espèce d'enfoiré !
Cette fois-ci, Jared est plus rapide que nous tous. Il se rue sur son ennemi et le frappe en plein
visage.
- Ça, c'est pour ma mère !
Un deuxième coup s'abat sur Jors.
- Ça, c'est pour m'avoir privé de mon frère !
Puis, un troisième.
- Celui-ci, c'est pour avoir pensé pouvoir faire du mal à ma femme !
Un murmure s'échappe de la voix de l'homme à terre.
- Je... l'ai... sauvée...
C'est vrai. Jors m'a sauvée. M'a choisie moi plutôt qu'Hannah qui représente tellement à ses yeux.
- Je l'ai voulue dans ma campagne. Quitte à me mettre en danger. Je voulais Camille. J'avais besoin
d'elle.
Ça ne colle pas.
- Ne m'embrouille pas, espèce d'enfoiré !
- Je devais approcher son père. Le seul qui puisse m'aider. C'est lui qui détient la clé du traitement.
Camille était un moyen de pression. Je ne voulais pas lui faire de mal. Je ne voulais pas.
Ma tête se vide. Mon père ne sait rien. Absolument rien. Un autre coup vole dans les airs avant de
s'abattre dans son estomac. Lorsque l'impact se produit, un énorme geignement s'échappe des lèvres de
Jors.
- Jamais, jamais, tu n'aurais dû faire croire à mon frangin qu'il était ton fils ! Tu ne le mérites pas !
Au prix d'un incommensurable effort, Tom et son père parviennent à s'emparer de Jared et à le faire
reculer.
- Prenez ces enveloppes, lance le père de Jared, essoufflé. Prenez-les toutes et dégagez. Et ça, c'est
pour moi, dit-il en s'emparant de l'enveloppe. Maintenant, foutez-moi le camp !
Jors ne se fait pas prier. Il se lève avec difficulté, s'essuie son visage ensanglanté d'un revers de la
main, puis s'en va.
- On le laisse partir comme ça ? s'étonne Jared, abasourdi.
- Nous, on le laisse partir. Mais, certainement pas eux, dit son père en désignant du doigt plusieurs
voitures banalisées qui s'engagent dans l'allée de la maison. Il est temps que tout cela cesse.
- Et maman ?
Lucie, qui s'est levée, nous toise un à un de ses yeux tristes.
Tom et Jared ont fini de livrer bataille. Lucie, non.
Son père s'approche. Il la prend dans ses bras avant de les ouvrir également à ses deux fils.
- Je vous promets qu'on va la retrouver et qu'on l'honorera dans nos cœurs jusqu'à la fin de nos
propres existences. En attendant, allons donner ça aux bonnes personnes, dit-il en serrant fermement la
petite enveloppe dans sa paume. Elles-seules sont désormais capables de comprendre et de nous
expliquer ce qui lui est arrivé.
Puis, nous laissons le silence s'installer et comprenons que le temps du deuil est enfin arrivé.
Chapitre 34
Jared

Ce matin, je me suis extirpé du lit, sachant pertinemment que ce lever de soleil serait le dernier.
Le dernier de mes doutes.
Le dernier de mes espoirs.
Le premier de ma nouvelle vie.
Le commissaire et le juge chargés de l'affaire de la disparition de ma mère veulent nous voir.
Cela fait maintenant deux semaines que nous vivons tous dans la maison de l'océan. Mon père, Tom,
Lucie, moi et Camille. Surtout Camille. Sans elle, je ne sais pas comment j'aurais réussi à tenir le coup.
Ces dernières semaines ont été trop intenses pour moi. Trop se sentiments cumulés, trop d'angoisses,
trop de doutes, trop de secrets.
J'ai toujours peur de connaître la vérité. Mais, ce matin, ce n'est plus pareil.
Cette vérité, je l'attends. Je suis prêt à l'accepter et à vivre avec.
Depuis que Jors a été arrêté, quatre hommes ont été placés devant l'entrée de la propriété. Pour
l'instant, rien n'a filtré sur l'endroit où nous nous trouvons. Mais, les risques sont là. Nous faisons notre
maximum pour rester cachés. Alex et Justine, profondément inquiets, ne nous ont pas rejoints pour cette
raison précise. Les appels quotidiens de mon ami me font du bien. Beaucoup de bien. Sa voix m'apaise.
Quant à moi, je crois que je l'aide aussi. Il ne parvient toujours pas à réaliser que Tom est de retour. Son
ami. Son premier ami. Parfois, quand je me réveille la nuit, Camille blottie à mes côtés, j'ai peur de
perdre Alex. Qu'il retrouve Tom et que son amitié n'aille que dans sa direction à lui. Qu'il veuille
rattraper le temps perdu. Mais ma femme me rassure. Depuis notre voyage en Grèce, il s'est passé
quelque chose entre Alex et elle. Il a pris sa défense. Il l'a sauvée de Marc. Ces deux-là ont partagé des
moments douloureux et elle connaît des choses de lui que j'ignore encore. Mais, ça va. Je ne suis pas
jaloux. D'ailleurs, je ne l'ai jamais été. C'est même agréable quand elle s'éveille et qu'elle me dit de ne
pas m'inquiéter. Alex m'aime comme un frère et ça n'est pas prêt de changer. Je suis soulagé qu'elle me le
dise et qu'elle le pense sincèrement. Mais, je suis aussi soulagé de constater qu'elle garde le lien avec
Justine. Elle passe beaucoup de temps au téléphone toutes les deux. Je ne sais pas ce qu'elles se disent
mais ce qui compte, c'est que ça fasse un bien fou à Camille. Je n'ai jamais été un pro de la patience.
J'aimerais connaître leurs secrets. Pourtant, je m'abstiens. Seul le sourire épanoui de ma belle après leurs
conversations suffit à me dire qu'elle a de la chance d'avoir Justine dans sa vie.
Alex et Justine nous manquent à tous. Même si Tom ne dit pas grand-chose sur le sujet, je sais qu'il
est pressé de revoir Alex. Moi, j'ai hâte de les serrer tous les deux. Nos amis. Nos deux amis. Les seuls
qui comptent véritablement. Et puis, merde, je vais l'avouer. J'aimerais vraiment savoir s'ils sont passés
au stade d'Adrienne et de Rocky. Alex a besoin d'une nana. Une vraie. Pas une de celles qui lui répondra
d'une voix mielleuse. Non, une qui a de la poigne et de l'ambition. Justine est cette fille-là. Tout ce que
j'espère, c'est qu'il ne s'en rendra pas compte trop tardivement. Il n'y a que moi qui suis capable de penser
à ce genre de trucs alors qu'on risque, aujourd'hui, de m'annoncer ce que je redoute le plus au monde.
L'endroit où se trouve ma mère.

- Prêt ?
La voix de Camille me tire de mes pensées. Depuis la salle de bains, je la regarde. Elle est belle.
Démesurément belle. Avec son jeans noir slim et sa tunique blanche, elle est la plus belle. Ma belle. Ses
cheveux sont lâchés sur ses épaules. J'adore quand ses cheveux sont lâchés sur ses épaules.
Elle semble aller mieux. Elle a arrêté son traitement depuis une bonne semaine et elle revit. Les
effets secondaires disparaissent doucement. Son mal de tête est moins fréquent. Ses nausées, toujours
présentes, s'amenuisent. Je suis pressé que Doc nous rejoigne d'ici quelques jours et nous fasse un topo
sur son état.
- Non, je réponds. Je ne le suis pas. Mais, il faut bien y aller.
Pour l'occasion, j'ai enfilé un jeans stone et un tee-shirt noir. Des couleurs sombres. Des couleurs de
la mort.
N'est-ce pas cela dont nous nous apprêtons à parler ?
- Ils sont déjà dans le salon.
- Je sais.
Camille s'approche et se colle contre moi. Son odeur rien qu'à elle m'apaise et me rassure. Quoi
qu'ils aient à nous dire, je sais qu'elle sera toujours là. Que son parfum, que ses caresses, que sa peau
m'accompagneront toujours. Elle est mienne, je suis sien. Ça, rien, ni personne, ne pourront le changer.
Notre amour, aussi peu conventionnel soit-il, fait partie des lois de l'univers.
Sans un mot de plus, nous quittons notre chambre et nous dirigeons, main dans la main, dans le cœur
de la maison.
Ils sont tous là.
Mon père, Lucie, Tom assis autour de la table de la salle à manger.
Le soleil brille. La véranda dans laquelle ils nous attendent est très lumineuse. J'aurais aimé que le
temps soit gris, qu'une pluie torrentielle s'abatte sur les vitres et que le bruit des vagues déchaînées nous
parvienne.
Aujourd'hui, le soleil n'a pas le droit de briller. Ce n'est pas la vie que nous nous apprêtons à
célébrer. Mais, la mort. La mort de ma mère.
Les deux hommes se lèvent et nous serrent la main, à Camille et à moi.
- Bonjour.
Je ne réponds pas. Non, ça ne va pas être un bon jour. Pourquoi ne peut-on pas saluer quelqu'un en
lui disant "Mauvaisjour" ?
Bien qu'ils fassent partie des meubles depuis deux bonnes semaines maintenant, je ne sais plus qui
est qui. De toutes façons, peu importe. Le but, c'est qu'ils soient là tous les deux. Le juge et le
commissaire.
Ils se rasseyent. Nous faisons de même. Instinctivement, je cherche Tom du regard. Mes yeux
trouvent immédiatement les siens. Je capture la connivence qui existe maintenant entre nous. Je m'en
abreuve de toutes mes forces pour trouver le courage d'affronter les paroles qui vont sortir des lèvres de
ces deux hommes. Je sens mon père à mes côtés. Sa main sert celle de Lucie. Nous sommes tous
connectés les uns aux autres. Nous sommes une famille. Et, quoi qu'ils aient à nous annoncer, je sais que
maintenant plus rien ne pourra se mettre entre nous.
- Nous n'avons pas de très bonnes nouvelles.
Est-ce qu'il s'agit là de la formule toute prête pour annoncer ce genre de choses ?
- Nos confrères de l'autre côté de l'Atlantique ont fait, comme vous le savez tous, du très bon travail.
C'est dur de se dire qu'ils assimilent la mort à un boulot. Moi, je n'y arrive pas.
- Nous l'avons retrouvée.
J'aimerais trouver la force de me passer la main dans les cheveux, de tenter de canaliser mon
angoisse. Mais, mon cerveau est bien trop affaibli pour trouver le moyen d'ordonner à mon corps de faire
ce geste. Je sens Camille. Elle est là et ça me suffit. Elle n'a pas connu ma mère. Elle ne la connaîtra
jamais. Cette idée me fait mal. Terriblement mal.
- Où ?
La question a été posée par mon père. D'une voix calme. Trop calme.
- Aux États-Unis. A une vingtaine de kilomètres de Washington.
Ni le commissaire, ni le juge ne se regardent. Ils ont préparé leur discours. Ils savent très bien ce
qu'ils vont nous dire. J'aimerais pouvoir m'infiltrer dans leur tête et ne plus être dépendant de leur bon
vouloir.
- Elle a une tombe.
Les paroles de l'homme - sûrement le juge - ne me détruisent pas. Elles devraient mais ce n'est pas le
cas. Tout ce que je retiens, c'est que ma mère a une tombe. Un endroit à elle.
- Jors Van Button, aussi fou soit-il, a fait le nécessaire pour qu'elle soit inhumée.
Personne de ma famille n'est capable d'articuler le moindre mot.
- Où exactement ? redemande mon père.
Je regarde Tom. Il ne me regarde pas. Il fait exprès de baisser les yeux. Il n'a pas besoin de me le
dire. Je le comprends instantanément. Il sait exactement où se trouve ma mère. Notre mère.

Tom

Toutes ces années, je veillais sur elle sans le savoir.


Toutes ces années, je déposais des fleurs sur sa tombe.
Toutes ces années, la prière que je faisais en me recueillant au cimetière lui était vraiment destinée.
La voix.
Je l'entends encore mais elle s'éloigne. Même si ça me fait mal, je la laisse partir.
Tom, tu es réveillé mon chéri ?
Ma mère est morte mais, dans mon malheur, j'ai eu de la chance. J'ai profité de ses derniers instants.
Tom, j'ai mal. Je ne peux pas parler très fort. Tom, tu m'entends ?
Chacun de ses mots, de ses derniers mots, résonnent encore en moi tel un au revoir.
Tom, mon chéri, je t'aime.
Mes yeux étaient fermés. Si je les avais ouverts, je n'aurais pas pu le supporter. Alors, je faisais
semblant de dormir. C'était plus facile, plus tolérable.
Tom, je vais devoir partir. Jors pense pouvoir me guérir. Mais, je vais revenir. Je ferai tout pour.
Je me battrai pour toi, pour Lucie et pour ton petit frère. Tom, tu leur diras que je me suis battue ? Tu
leur diras que je les aime ? Tu diras à Lucie qu'elle est la fille que j'ai toujours rêvée d'avoir ? Tu
diras à ton père qu'il a été mon seul amour ? Tu diras à Jared que je m'excuse ?
Ses paroles n'étaient pas celles de quelqu'un qui allait revenir. Ma mère avait maigri. Ma mère était
faible. Mais, elle nous aimait plus que tout. Elle se battrait jusqu'au bout. Même si je savais qu'elle ne
reviendrait pas. C'est pour ça que je n'ai pas ouvert les yeux. Je voulais garder d'elle l'image d'une vraie
mère. Celle qu'elle avait avant de tomber malade. Ma maman à moi.
J'ai mal aimé ton frère. Mais mon cœur explosait d'amour à chaque fois que je le voyais, que je le
tenais, que je le sentais, que je le serrais. Seulement, mes mots n'arrivaient jamais à le lui dire. Quand
tu le reverras - je sais que tu seras assez fort pour les retrouver - dis-leur tout ça. Surtout à Jared.
Elle a respiré très fort. Trop fort. Sa maladie gagnait du terrain d'heure et en heure. Jors ne pouvait
rien faire pour elle. Je le savais.
Surtout à Jared.
Même ici, dans la véranda de mon frère, je referme les yeux. Je veux me nourrir de mes derniers
souvenirs avant de lui dire au revoir.
Je t'aime, Tom. Ne l'oublie jamais. Jamais.
Non, jamais je ne l'oublierai ma mère. Mais, il est temps d'avancer. Avec eux. Avec ma famille.
- Je sais où elle est.
Forcément, leurs yeux convergent vers moi. Ils attendent une réponse. Le juge et le commissaire
pourraient la leur donner. Mais, je ne veux pas. C'est à moi de le faire.
- Dans la tombe de la femme de Jors. Juste au-dessus d'elle puisqu'elle est morte après.
Jared répond quelque chose mais je n'entends pas. Mon père se lève. Il me prend dans ses bras. C'est
bon, si bon de se faire aimer.
- Mon fils.
Ces deux mots signifient à eux seuls tant de choses, tant de non-dits, tant de promesses.
Quoi qu'ait pu me raconter Jors, c'était faux. Il a arrangé la vérité pour me faire croire que mon
enlèvement n'avait rien d'un kidnapping. Qu'il l'avait fait par amour pour son unique enfant. Sauf que je
n'avais pas conscience de ce que l'amour voulait signifier. En me séparant de ceux que j'aimais, de ma
famille, il m'a isolé du reste du monde. Il m'a gardé pour lui et Hannah alors que ma place n'était pas avec
eux. Ne l'a jamais été. Elle est ici et maintenant avec mon frère, ma sœur et mon père. Mon vrai père.
Je me fais violence pour me reculer et lui dire les mots qui sont en moi depuis tant de jours qu'il
m'ait douloureux de les sortir enfin.
- Pardon papa de l'avoir cru. Pardon d'avoir pensé que je pourrais la revoir si je faisais ce qu'il me
demandait. Pardon Lucie de t'avoir oubliée. Pardon Jared d'avoir mis tant de temps à faire le premier pas.
Ils se lèvent tous. Viennent à l'unisson vers moi. Me serrent et pleurent. Avoir une famille, c'est beau
et douloureux. Il faut savoir se dire les choses pour avancer et entrevoir l'horizon d'un avenir.
Mon père casse cette connivence. Il regarde les deux hommes.
- Vous êtes certain que c'est elle ?
- D'après Jors, oui. Une exhumation est en cours, des analyses ADN vont être faites. Mais, nous
pensons que c'est elle.
Mon père a besoin de s'asseoir. Jared souffle si fort que Camille se blottit contre lui. Lucie me
regarde. Elle ne sait pas comment faire. Je m'approche d'elle et la prend dans mes bras. C'est mon unique
sœur et il est temps qu'elle sache combien je l'aime aussi, elle.
- Combien de temps ça va mettre ? s'inquiète mon père.
- Pas très longtemps. Jors est très coopératif. Il ne se rend pas encore compte de l'impact de ses
recherches. Il pense pouvoir sauver les personnes atteintes alors qu'il a privé une famille entière d'une
mère et d'un enfant. Il n'a pas conscience du tort causé. Tout ce qu'il veut, c'est retrouver son laboratoire
et se remettre au travail.
- Mais... ? s'étonne Lucie.
- Ne vous inquiétez pas. Il sera jugé et paiera pour ce qu'il a fait.
- Et tout son travail ? demande Jared.
Cela m'étonne de la part de mon frère. Jusqu'à présent, il n'a jamais pensé à Jors.
- Nous avons mis des scientifiques sur l'affaire. Et votre père, Camille. D'après les premiers
éléments, il aurait effectivement trouvé comment soigner toutes ces personnes. Ses recherches lui
reviendront.
- Même s'il a participé à détruire des dizaines de familles ? s'offusque mon père.
- Une famille, le coupe le juge. Les autres ont témoigné. Elles étaient consentantes. Le corps leur
était rendu quand Jors échouait. D'après lui, elles seraient mortes de toute façon. Ce qui n'excuse en rien
ce qu'il vous a fait. Personne de ces personnes-là ne souhaite porter plainte contre lui. C'est le ministère
public qui se portera partie civile.
- Avec votre femme, poursuit le commissaire à l'encontre de mon père, il a perdu toute notion de la
réalité et de la loi. Il était prêt à tout pour trouver le remède contre cette maladie.
Mon père s'énerve. La douleur s'installe. Nous devons en finir vite.
- Cela n'excuse en rien ce qu'il vous fait. Il sera jugé et puni. Nous tentons juste de vous donner une
image claire et précise de la situation. Afin que vous ayez tous les éléments en votre possession pour
avancer.
- Merci pour tout ce que vous avez fait.
La voix de Camille est calme et posée. C'est la première fois qu'elle s'exprime. Elle est la seule
d'entre nous à pouvoir réagir avec objectivité.
- Dès que nous aurons du nouveau, nous vous contacterons. En attendant...
La voix du commissaire se perd dans chacune de nos pensées. Seuls nos deuils respectifs comptent.
Le deuil de ma mère, le deuil de mon enfance volée, le deuil des non-dits, le deuil de ce que Jors nous a
pris à tout jamais. Si tenté que nous soyons capables de les faire un jour.
Les deux hommes se lèvent et nous tendent des mains que nous serrons mécaniquement. D'un côté, je
n'ai pas envie qu'ils partent. J'ai encore des questions plein la tête, plein le cœur. Vingt-deux années de
mensonges ne se rattrapent pas aussi facilement. Pourtant, j'ai besoin de me retrouver près de ma famille.
Juste nous cinq.
Car, quoi que nous ressentions, la réalité est là.
Nous avons un enterrement à préparer.
Epilogue
Jared

Aujourd'hui, nous avons enterré les cendres de ma mère. Cela aurait dû être un jour sombre et triste.
Mais, contre toute attente, ça ne l'est pas. Elle repose maintenant à côté d'Arthur. Je suis rassuré de la
savoir ici. Maintenant, ils ne sont plus tout seuls. Ils veillent l'un sur l'autre. A tout jamais.
En quittant cette maison, je n'éprouverai plus ce douloureux sentiment d'abandonner mon fils. Sa
grand-mère est avec lui. J'espère qu'ils sont en paix et, où qu'ils soient, qu'ils sont ensemble.
Il fait froid. Très froid. Les températures frôlent les chiffres négatifs. Emmitouflé dans mon blouson
de laine noir, je fixe l'horizon. L'iode arrive à mes naseaux. C'est agréable. Les autres sont rentrés mais je
suis resté ici. Avec Tom.
- C'est leur place.
Il a raison. J'éprouve le même sentiment que lui.
- On a fait le bon choix pour elle.
Je hoche la tête en signe d'assentiment. Mon frère est un type bien. J'ai de la chance de l'avoir à mes
côtés. Il est différent de moi. Plus posé, plus sérieux mais c'est ma moitié. Ma vraie de vraie. Sans lui, le
monde perdrait une partie des couleurs que j'ai enfin retrouvées.
Un rayon de soleil perce au travers des nuages.
- Elle aimait cette plage et cet endroit. Plus que tout.
Lui-aussi se rappelle. C'est étrange comme certaines questions reviennent encore et encore. J'ai
besoin de savoir.
- Tu te souviens des feux d'artifice ?
Tom me répond du tac au tac.
- Non, absolument pas.
Il ne me regarde pas. Tout comme les miens, ses yeux sont rivés vers l'océan. Mon cœur bat fort.
Trop fort. J'ai peur de savoir mais, en même temps, c'est viscéral. Je veux des réponses.
- C'est maman qui a décidé de revenir ?
Sans une hésitation, il m'apporte ce que j'attends :
- Je ne vois absolument pas de quoi tu parles.
J'essaie d'attaquer sous un autre angle. Un angle qui me fait démesurément souffrir mais qui est
nécessaire pour l'aider à s'ouvrir. Je murmure : - Elle ne m'aimait pas.
Je sens la main de Tom se poser sur mon épaule :
- Au contraire, elle t'aimait plus que tout. Avant qu'il l'emmène, elle m'a demandé de te dire qu'elle
s'excusait et qu'elle t'aimait. Énormément.
Il me l'a déjà dit une bonne dizaine de fois cette semaine mais l'entendre à nouveau m'ôte une partie
de mon chagrin. Je poursuis comme s'il était au courant de la situation. Car, je suis certain qu'il l'est.
- C'était en juin. Vous êtes partis en janvier. Je ne comprends pas.
- Jared, laisse tomber.
- Je ne veux pas apprendre toute cette merde au procès. Je veux savoir.
- Encore une fois, je ne vois absolument pas à quoi tu fais allusion. Mais, ne te gâche pas l'esprit
avec ça. Tout ce qui est important, c'est qu'elle t'aimait tellement. Pense à ça, raccroche-toi à ça. Et
surtout, dit-il en me souriant en biais, Camille t'attend.
- Je ne connais pas encore Tom comme je connais Lucie mais une chose est sûre. Il ne me dira pas
tout. Je ne vais pas le forcer. Il a besoin de temps. Et moi-aussi. Aujourd'hui doit rester une belle journée.
- Tu sais ce que tu fais ?
Sa question est simple et directe. Sans aucune arrière-pensée.
- Absolument, dis-je en serrant nerveusement l'objet qui se trouve au fond de ma poche.
- C'est vraiment une chouette fille.
Je souris.
- Chouette ? Je dirais plutôt merveilleuse, belle, talentueuse. J'ai mis du temps à la trouver mais c'est
elle. Personne d'autre.
- Elle va dire oui.
- Je n'en sais rien.
Depuis ce matin, une boule s'est formée dans le creux de mon estomac. Pas seulement parce qu'on
allait retourner la terre d'Arthur, pas seulement parce qu'on s'apprêtait à enterrer ma mère mais surtout
parce qu' aujourd'hui est le premier jour de ma nouvelle vie.
Je vais demander Camille en mariage.
Ma femme va devenir MA femme. Pour de vrai. Sous condition qu'elle accepte.
- Elle va accepter.
Mon frère est un éternel positif. C'est assez dingue venant de sa part et de tout ce qu'il a vécu. Mais,
plus que n'importe qui, il croit en la vie et en l'amour. Si le pays des licornes existait, je suis certain qu'il
irait y faire un tour. Peut-être même qu'il y resterait. Son cœur est à prendre et j'espère qu'il trouvera celle
qui le fera battre fort.
- Pas sûr, je finis par admettre.
Camille est merveilleuse mais elle est aussi indépendante. Sans parler du fait que l'idée même du
mariage lui a laissé un goût amer dans la bouche. A quelques mois de la célébration en grandes pompes,
son fiancé l'a laissée tomber. Sans préavis.
- Tu sais comment je vois les choses ?
Tom sourit. Il faut vraiment qu'il trouve sa licorne.
- Un petit mariage, ici. Des lampions dans le jardin. Le bruit des vagues. La famille et quelques
amis. De la nourriture pour nous auto-suffire pendant quelques jours. Des sourires. De la joie.
Comment fait-il pour ressentir ce que je ressens ?
- Si elle accepte, je dis bien SI, on fera ça cet été. Ici serait une bonne idée. Tu as raison.
Je me garde bien de lui dire que j'y ai pensé et que j'ai déjà imaginé mille fois la scène. Je veux lui
laisser ce privilège. Je veux qu'il se sente important au sein de notre famille. Je veux qu'il retrouve la
place qu'il a perdue. Que Jors lui a volée.
- Mais d'abord, je veux m'assurer que tout aille bien pour elle.
- Il dit quoi, Doc ?
Je suis étonné de la facilité à laquelle mon frère a réussi à s'intégrer parmi nous. Doc n'a pas mis
deux minutes à se faire adopter par Tom. Comme par tout le reste de la famille. Il est resté quelques jours,
peu avant que les restes de ma mère ne nous soient rendus. Sa présence nous a fait du bien. A tous. Mais
le plus important est que Camille se porte bien. Ce qui, d'après les derniers examens qu'il lui a fait passés
à l'hôpital de Bordeaux, va dans ce sens. Les résultats des dernières analyses sont attendus pour
aujourd'hui. Peut-être même qu'elle les a déjà à l'heure qu'il est.
- Nous devrions rentrer, j'annonce à mon frère, l'air de rien.
J'ai envie de la voir, de la serrer dans mes bras, de m'isoler ce soir avec elle et de lui faire ma
demande. Plus rien d'autre ne compte que ma volonté de la faire mienne et d'être enfin sien pour de bon.
Arthur est bien entouré, je peux le laisser sans culpabiliser.
Pendant que nous marchons vers l'entrée, Tom ne peut s'empêcher de demander : - Tu crois qu'elle
acceptera ?
J'aimerais lui dire oui mais ce qui m'inquiète le plus, c'est que je n'en ai absolument aucune idée.
Camille

Je n'avais quasiment jamais assisté à un enterrement en petit comité. Sauf pour Arthur. En quelques
semaines, ça fait beaucoup d'émotions.
La famille de Jared n'agit pas comme la mienne. Mes parents auraient voulu venir mais j'ai refusé.
Pour en avoir parlé à plusieurs reprises avec mon père, je sais, que même si ce n'est pas de sa faute, il ne
se pardonnera jamais ce qui est arrivé. C'est comme ça.
Depuis ma chambre, j'entends des brouhahas dans le salon. La voix de Jared me parvient parmi les
autres.
Doc vient de raccrocher.
Je m'assois sur le lit.
J'ai besoin de quelques secondes pour réaliser. Pour comprendre ce qui a pu se passer. Doc m'a tout
expliqué. Les causes et... les conséquences.
Il y avait hier. Il y a aujourd'hui. Mais, surtout, il y aura demain. Mon avenir.
J'ai une décision à prendre. La plus importante de toute ma vie. J'ai beau réfléchir, elle est déjà
prise.
Il.
Faut.
Que.
Je.
Parle.
A.
Jared.

Plus facile à dire qu'à faire.


Cela doit bien faire dix minutes que je suis prostrée dans l'obscurité à attendre de trouver les bons
mots. Plein de phrases, plein d'explications fourmillent dans mon esprit.
Je me rappelle notre rencontre. Notre première confrontation. Mes peurs, mes doutes. La tournée. Ma
proposition indécente. Nos jeux. Mélanie. Marc. Sa déclaration. La mienne. Notre amour.
Il m'aime. Plus que tout. Mais pas plus que ça.
- Camille, tu es là ?
Je ne l'ai pas entendu arriver. Sa voix me fait l'effet d'un poignard en plein cœur. Elle est douce,
avenante, prévenante. Mais, plus pour longtemps.
- Je peux ? demande-t-il en appuyant sur l'interrupteur de la lampe de chevet.
Il n'attend pas ma réponse et allume.
J'étais certaine de découvrir un visage ravagé. D'ordinaire, quand il revient après sa visite
quotidienne à Arthur, ses yeux sont rougis et sa peau est pâle. Aujourd'hui, je m'attendais à ce que ça le
soit doublement. Là, c'est étonnamment tout le contraire.
Plus pour longtemps.
- Tu vas bien ? je m'étonne.
Il me regarde bizarrement.
- Visiblement mieux que toi.
Ce n'est pas seulement parce que nous venons d'enterrer la mère de l'homme que j'aime que je suis
dans cet état-là. Ce n'est pas la mort qui me fait peur... mais la vie.
- Tu as eu Doc ?
En plein dans le mille, Jared. Je n'ai peut-être pas encore trouvé les bons mots mais je ne vais pas
lui mentir.
- Oui.
Jared s'assoit. Jared me serre. Jared me prend dans ses bras.
- C'est mauvais, c'est ça ?
Son inquiétude m'attriste car je sais, qu'une fois qu'il saura, il aurait préféré que ce soit ma tête qui
parte en vrille. Plutôt que mon utérus.
- Tu veux que je lui téléphone ?
- Non, ça va aller.
Les paroles de Doc sont imprimées en moi.
Avez-vous vomi à votre retour de l'hôpital ?
- Tu te souviens des quelques nuits où j'ai vomi mes cachets ?
Doc ne s'est pas énervé bien que j'ai fraudé. Je n'aurais pas dû reprendre une activité sexuelle aussi
rapidement.
- Oui, pourquoi ?
Les yeux de Jared se plissent. Bien qu'il ne sache pas encore où je veux en venir, il me prend au
sérieux.
- Te souviens-tu de tous les médicaments que je prenais ? Absolument tous ?
J'y suis. Il ne va pas tarder à comprendre. Je l'écoute me faire une liste parfaitement maîtrisée de
mon traitement. Il le connaît mieux que moi.
- Tu en as oublié un.
Je suis terrorisée. Jamais, il ne se le pardonnera. Ne me le pardonnera. Ne nous le pardonnera. Je
l'observe se refaire la liste mentalement et m'envoyer un regard plein d'incompréhension.
- J'ai aussi vomi la pilule.
J'attends des cris, des pleurs mais il ne bouge pas. Il me fixe stoïquement comme s'il attendait la
confirmation de ce qu'il n'acceptera pas. Sa main est toujours posée sur la mienne mais je sais qu'elle n'y
restera pas longtemps. Je profite autant que je peux de ce dernier contact. Il me faut toute la bonne volonté
du monde pour prononcer les paroles qui nous sépareront à tout jamais.
- Je suis enceinte, Jared.
Remerciements
Me voilà déjà arrivée aux remerciements de mon troisième livre. Je suis si émue que j'ai du mal à
trouver les mots.
Merci à mes deux lectrices-correctrices, Laure et Aurélie, qui ont été là du début à la fin de l'écriture
de ce second tome. Je crois qu'on forme une sacrée équipe ! On a passé de beaux moments, partagé des
fous rires et bien plus encore ! Seules les licornes que nous sommes parfois peuvent comprendre...
A ma famille qui me soutient depuis le début et qui me permet de me consacrer à Jared et Camille
bien plus qu'elle ne le souhaiterait. Surtout mes quatre amours.
A mes amies, de toujours répondre présentes et d'accepter mes moments de silence.
A mes lectrices qui m'encouragent par leurs commentaires et leurs gentils messages. Cette aventure
que je vis aujourd'hui ne serait possible sans vous.
Merci !
Retrouvez bientôt Jared et Camille :

dans

Up and Down Saison 3

Les autres ouvrages de Juliette Mey :

Up and Down Saison 1

Rose S'impose

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