Le Fils
Le Fils
Le Fils
Le fils
2011
ISBN : 978-2-266-21632-6
Sur l’auteur
Né en 1942, Michel Rostain est metteur en scène
d’opéra. Il a étudié la musique auprès de son grand-père.
Après avoir enseigné la philosophie en classes terminales il
a été chargé de cours au département de psychologie
clinique de Paris VII, tout en travaillant dans un laboratoire
de recherches en sciences humaines et à la clinique
psychiatrique de Laborde. Il a fondé une compagnie de
théâtre lyrique et musical en 1978 avant de diriger la
Scène nationale de Quimper – Théâtre de Cornouaille – de
1995 à 2008.
À Martine
Chapitre 1
Chercher encore des mots
Qui disent quelque chose
Là où l’on cherche les gens
Qui ne disent plus rien
ERICH FRIED
VICTOR HUGO
Si dans cet effort que je viens de faire pour aller aux W.-
C., j’avais eu la bonne idée de tomber à terre, de
m’évanouir, papa aurait compris que je ne faisais pas de
cinéma et qu’il se produisait une réelle anomalie, au-delà
de mes jeux de messages muets. Il m’aurait forcé à
accepter d’appeler le médecin de garde, peut-être m’aurait-
on conduit à l’hôpital, peut-être aurait-on détecté à temps
le microbe tueur. C’est ce qui s’est passé ces jours-ci à
Brest. Un étudiant, pareil que moi, même âge, vingt et un
ans, même fièvre, mêmes douleurs partout. Jusque-là rien
que de banal. Mais, lui, il s’évanouit. Son entourage s’affole
et le conduit à l’hôpital. On l’ausculte, on ne trouve rien
que sa forte fièvre. Comme il est tard, et qu’il manque
s’évanouir à nouveau quand il se rhabille, on le garde en
observation, à tout hasard. Le lendemain matin, tôt au
réveil, à nouveau une très forte fièvre, tout comme j’aurai
demain matin. Et là, à l’aube, il a de la chance. L’interne
l’ausculte, tension, pouls, température, mais aussi
stéthoscope, « levez votre chemise… » Soudain, le médecin
aperçoit sur le torse nu de l’étudiant des petites taches
violettes, comme des ecchymoses. Il ne met pas dix
secondes à comprendre. Alerte rouge ! On sort de la
banalité de la fièvre atypique pour entrer dans un cas
d’école gravissime, un de ces cas dont on ne parle que dans
les manuels tant ils sont rares : Purpura fulminans.
Méningite fulminante, méningite fulgurante – on disait
aussi méningite foudroyante il y a cinquante ans. Urgence
très très grande, danger de mort, extrêmement contagieux,
isolation, perfusion d’antibiotiques, salle de réa, etc.
L’étudiant sera sauvé.
Mon fils ! Mon fils ! Mon fils ! J’étais ton fils, papa. Ces
mots que tu chantes « Mon fils ! Mon fils ! Mon fils ! »
deviennent prière, imploration. À qui ? C’étaient des mots
de vie, ce sont les mots de ta douleur. Mon fils ! Mon fils !
Mon fils ! Tu penses soudain à Jésus à Gethsémani, toi
l’athée. Tu ressasses : « Pourquoi, pourquoi m’as-tu
abandonné ? » Ce n’est plus le père qui abandonne le fils,
c’est l’inverse. Tu es abandonné. Petit papa perdu. Mon
fils ! Mon fils ! Mon fils !
Reviendra à papa, ce soir de misère totale, la musique
d’une cantate de Bach « Heute, Heute… » « Aujourd’hui,
aujourd’hui, tu seras auprès de moi… » Dieu parle.
Saloperie de ce Dieu qui prend. Papa chante quand même.
« Heute, Heute… »
Chapitre 3
Nous autres païens, nous avons aussi des devoirs à remplir
envers nos morts.
PROSPER MÉRIMÉE
MARINA TSVETAÏEVA
Plus tard. Ils sont penchés sur le catalogue des PF. Des
monuments de marbre, des fleurs artificielles, des
sentences larmoyantes gravées dans le granit. « Que ton
sommeil soit doux comme ton cœur fut beau », « Le temps
passe, le souvenir est éternel », « Merci de ton amour »…
Flash : juillet dernier à Carhaix ! Ils visualisent soudain la
catastrophe qui menace. Pas question d’une cérémonie
aussi débile ! Ouf, ils ont trouvé un repère. Que ne se
reproduise surtout pas le cirque des obsèques de Simon. Ils
se raccrochent à ces branches-là. Une énorme bouffée
d’énergie les envahit. Merci l’ami Simon. Ils se
ressaisissent, ils vont prendre les choses en main : non au
catalogue, non aux obsèques formatées, non au vide
convenu, non à tout.
En réalité, ils tentent de dire non à la mort.
Maman dit :
— Pas question d’inaugurer ce cimetière. Pas question de
laisser Lion dans cet abandon. Pas possible de venir ici.
Elle parle comme s’ils allaient tous les deux habiter là
avec moi. Blocage. Tout à l’heure, aux PF, ils se révoltaient,
ils se cramponnaient à quelque chose, à l’idée d’au moins
une belle cérémonie. À présent, ils ne pensent plus qu’à
mourir. Jusqu’à cet instant, ils avaient fait face comme on
dit ; ma mort, mon cadavre, la morgue, le thanatopracteur,
les démarches, ils ont fait face vaille que vaille. Mais là,
non, ils ne peuvent plus. Pas possible de boire le sable sec
de la vraie mort. Le fond, ils le touchent ici, devant mon
futur cimetière qui sera aussi le leur. Ils restent assis par
terre à pleurer.
La pluie et le froid les chassent, bien plus tard.
Le lendemain mardi, Jean-Yves, Bernard et Monique sont
géniaux. Ils trouvent une solution à leur désespoir. Il y a
une possibilité : me mettre dans une vraie tombe au vieux
cimetière de Ploaré, celui qui est face à la mer, tout près de
chez eux. Ce ne sera pas tout à fait réglementaire, mais
après tout, qu’importe à l’administration municipale le
mort qu’on dépose dans une concession abandonnée :
futurs ossements ou déjà cendres, pas grave, pourvu qu’on
mette là des restes. L’hypothèse de la vie après ma mort
redevient un peu plus fréquentable pour maman et papa.
La préparation des cérémonies reprend.
ERRI DE LUCA
HÉLÈNE CIXOUS
WLADIMIR JANKÉLÉVITCH
SÉVERINE AUFFRET
Bérangère s’excuse :
— Un jour ou l’autre, vous aussi vous avez imaginé votre
enterrement, non ? Des mots, des images, des idées en l’air,
un jeu finalement. Ce jour-là, on a spéculé sur nos
obsèques. Mais Lion ne pensait pas pour de vrai à sa mort,
je vous assure.
Il n’empêche, ce récit fait forcément bizarre aux parents.
Ils s’inquiètent de la suite, il y a de l’angoisse pas loin. Lion
pensait à sa mort prochaine, je le savais. Les vieux dadas
de papa cavalent à nouveau en tous sens, la mort qui rôde
et tout ce fatras.
— Lion a précisé deux ou trois autres choses, et c’est
impressionnant. Il y avait eu d’abord les fleurs blanches.
Ensuite, il a dit qu’il voulait être incinéré. Là encore,
comment avez-vous deviné qu’il voulait être incinéré ?
Dites-moi la vérité : vous aviez déjà parlé de votre
incinération devant lui ?
Maman et papa n’avaient jamais parlé incinération,
même pas entre eux deux – ce qui n’était ni sage ni
prudent. Quand je suis mort, ils n’ont fait que comme ils
pouvaient, avec leurs superstitions et leurs angoisses, et ce
ne fut pas brillant.
Pourquoi avez-vous décidé incinération ? Maman pour
fuir avec moi, et toi, papa, pour suivre maman.
31 mai 2010
Remerciements
Le soir même de la mort de notre fils, Daniel Michel me
téléphona : « Je ne sais pas si un pareil jour tu peux
entendre ce que je voudrais te dire, mais j’ai vécu cette
horreur il y a quelques années, ce désespoir absolu. Je veux
te dire qu’on peut vivre avec ça. »
Merci Daniel de m’avoir téléphoné ainsi, merci à toutes
celles et à tous ceux qui m’ont ce jour-là et par la suite
transmis cette évidence : la mort fait partie de la vie, on
peut vivre avec ça. Non pas geindre, ni s’apitoyer sur soi et
sur les malheurs du monde, ni attendre la fin, mais vivre !
Comment ? Je ne sais pas, et je me garderai bien de donner
des recettes ou des leçons. À chacun de trouver comment
cela lui est possible. À chacun aussi d’aider les autres à
trouver. Pour ma part, comme je n’ai pas le goût de me
plaindre, ni de leçon à donner sur la vie et la mort, ce livre
m’est venu sous la forme d’un récit, mi-réalité, mi-fiction.
Merci à cette formidable chaîne humaine qui m’a donné
l’énergie de raconter cette histoire et de transmettre à mon
tour le message de Daniel : « On peut vivre avec ça. »