Balle de Match Loren Cohen
Balle de Match Loren Cohen
Balle de Match Loren Cohen
BAllE DE MATCH
Le téléphone sonna.
Surpris au beau milieu d'un sommeil quasi comateux, Myron tendit la
main à l'aveuglette, décrocha le combiné et croassa un pénible « Allô ? ».
— Bonjour ! Je suis bien sur la ligne rose, code elth, Etalon Libre à
Toute Heure ?
— Hein ? Quoi ?
— Oh, désolée. Je t'ai réveillé !
La douce voix de Jessica remit immédiatement ses neurones en place.
Plus efficace qu'une douche glacée. Ou que le baiser du prince sur les lèvres de
la Belle au bois dormant, si l'on accepte de renverser les rôles.
— Jess ? Qu'est-ce qui se passe ?
— Excuse-moi, tu dormais ?
Myron jeta un œil éteint sur les signes digitaux et phosphorescents du
radio-réveil, lesquels indiquaient 4:13.
— Tu plaisantes, mon amour ! J'étais justement en train de taper le carton
avec des copains. Je sens que tu vas me porter chance.
— Désolée, Myron. J'avais oublié le décalage horaire.
Il s'assit sur son lit, soudain parfaitement lucide.
— Jess, où es-tu ?
— En Grèce. Tu me manques, mon amour.
— Ah bon ? Donc, les rumeurs à propos de Socrate, Platon & Co se
confirment ?
— Arrête. Je ne plaisante pas. Tu me manques vraiment.
— Alors reviens.
— C'est ce que je compte faire.
Son cœur battait vite, bien trop vite, mais il réussit à maîtriser sa voix.
L'avantage des dialogues à distance.
— On peut savoir quand ?
— Bientôt.
Jessica Culver. Princesse de l'équivoque, reine de l'esquive, impératrice
du non-dit. Jessica, incurable maladie de son cœur. Multiples rémissions et
autant de rechutes...
— Alors, raconte-moi, dit-elle. Quoi de neuf, de ton côté de l'Atlantique
?
— Bof, pas grand-chose. Juste un meurtre de plus, sur l'US Open.
— Oui, je sais. On reçoit CNN, à l'hôtel. Sont pas si rétrogrades que ça,
dans le Vieux Monde.
Myron lui fit part des derniers détails à propos de la mort de Valérie
Simpson.
— Et en quoi ça te concerne ? s'étonna-t-elle.
— Je viens de te le dire. Duane est impliqué, et Wanda.
— Et alors ? C'est leur problème, pas le tien. Laisse tomber. Ça sent
l'arnaque à plein nez.
— Ah, parce que tu y étais, peut-être ?
— Non, mais je suis moins poire que toi. Donc, tu vas chercher le
coupable ?
— Je vais essayer, en tout cas.
— En mémoire de Valérie, ou pour Duane et Wanda ?
— Les trois, je crois. Mais surtout pour Valérie. Tu aurais dû la voir.
Jess. Elle se donnait tellement de mal
pour avoir F air indifférente, arrogante. Mais elle était si manifestement
malheureuse. Elle n'avait que vingt-quatre ans, Jess. Quel gâchis !
— Tu as un plan ?
— Si on veut. D'abord, je vais aller voir sa mère, à Philadelphie.
— Ensuite ?
— Eh bien, je passe direct au plan I. « I » pour Improvisation. J'y
réfléchis.
— Fais gaffe à toi.
— T'inquiète. Tu me connais, Superman et Batman à la fois. Tiens, à
propos, tu savais que Joan Collins a joué dans Batman ?
— Bien sûr. C'était la sirène.
— Alors là tu me tues. Et Liberace ? Tu sais, l'animateur télé. Il jouait
quel rôle ?
8
Quand Myron arriva au poste de police, Jake était assis à son bureau, le
menton maculé d'une substance rouge et visqueuse. Restes d'un beignet fourré à
la confiture de framboises ou d'un hot dog au ketchup ? Les deux, sans doute.
Jake Courter avait été élu shérif de Reston, New Jersey, deux ans
auparavant. Compte tenu du fait qu'il était noir au sein d'une communauté
presque exclusivement composée de Blancs, son élection en avait choqué plus
d'un. Jake, lui, n'avait pas été surpris. Reston était une petite ville universitaire -
c'est-à-dire habitée par des intellectuels libéraux qui souhaitaient promouvoir un
homme de couleur. Jake considérait que la teneur en mélanine de son épidémie
avait été un handicap durant tant d'années qu'il était normal qu'elle lui serve
enfin à quelque chose. « La blanche culpabilité », comme il disait. Le meilleur
moyen de gagner des votes, de nos jours.
A cinquante ans et des poussières, il avait derrière lui une carrière de flic
dans une demi-douzaine de grandes villes dont New York, Philadelphie, Boston,
pour ne citer qu'elles. Puis, fatigué de traquer les voyous urbains, il s'était
installé en banlieue résidentielle pour traquer des truands plus discrets. Myron et
lui s'étaient rencontrés un an plus tôt, alors que tous deux enquêtaient sur la
disparition de Kathy Culver, la jeune sœur de Jessica, alors étudiante à
l'université de Reston.
— Salut, Myron.
— Comment ça va, vieux frère ?
Jake n'avait pas changé. Toujours le même look négligé. Tout dans son
apparence laissait à désirer. Ses cheveux. Ses fringues. Son bureau était à son
image : bordélique à souhait. On y trouvait toutes sortes de denrées à demi
consommées et plus ou moins consommables : parts de pizza dans leur carton
ramolli, crème glacée fondue au fond d'une coupelle en plastique, vestiges de
sandwich thon-mayonnaise. Et, bien sûr, quelques sachets de Slim-Fast. Jake
frôlait les cent trente kilos. Son pantalon lui allait comme des escarpins à un
catcheur. Trop étroit pour sa vaste panse, trop large pour ses hanches. H n'arrêtait
pas de le réajuster, cherchant en vain l'endroit où sa ceinture tiendrait enfin en
place. Vœu pieux s'il en fut.
— Si on allait se grignoter quelque chose ? suggérat-il en s'essuyant le
visage avec un mouchoir douteux.
J'ai un petit creux.
Myron prit l'un des sachets de régime qui traînaient sur le bureau et lut les
conseils diététiques imprimés au dos :
— « Une portion pour le petit déjeuner, une autre à midi, puis un dîner
équilibré. Vous n'éprouverez aucune sensation de faim. Résultat garanti. Nous
nous engageons à vous rembourser si vous n'avez pas perdu trois kilos au bout
de sept jours ».
— Foutaises ! dit Jake. J'ai essayé. Ça ne marche pas, leur truc.
— T'as essayé pendant combien de temps ?
— Presque un jour. Nada. J'ai pas perdu un gramme. Un vrai piège à
cons.
— Tu devrais les attaquer un justice.
— En plus, ce machin est franchement dégueu. Ça a un goût de punaise
écrasée.
— A propos, tu m'as dégoté le dossier sur Alexander Cross ?
— Ouais, je l'emporte. Allez, on y va !
Myron suivit Jake jusque dans une gargote située en bas de la rue et
pompeusement baptisée The Royal Court. Sous réserve de rénovation totale,
l'endroit aurait peut-être pu prétendre rivaliser avec les toilettes d'une aire de
repos d'autoroute, côté hygiène sanitaire.
Jake sourit, tel un enfant auquel on promet un tour de manège :
— Sympa, non ?
— Rien qu'à l'odeur, j'en ai l'eau à la bouche, dit Myron. Tu sais, l'eau
qui te monte aux lèvres juste avant d'aller gerber.
— C'est de la bonne bouffe américaine, mec. Suffit de ne pas respirer
par le nez.
Chacune des tables était équipée d'un juke-box. Les 45 tours ne dataient
pas d'hier. De vrais collectors. Le hit le plus récent, c'était Crocodile Rock
d'Elton John.
La serveuse était d'époque, elle aussi. La cinquantaine bien tassée et bien
enrobée, les cheveux teints d'une couleur que la nature réprouve.
— Hello, Millie ! la salua Jake, jovial. Elle leur tendit la carte sans un
mot.
— C'est Millie, commenta Jake.
— Elle a l'air charmante. Maintenant, tu peux me montrer le dossier ?
— Commandons d'abord.
Myron saisit le menu. Sous plastique, plutôt collant. Très collant. Comme
si quelqu'un avait renversé du sirop
— d'érable dessus. Avec des morceaux de bacon desséché dans les coins.
Ou d'œufs brouillés ? Myron sentait son appétit diminuer à vue d'oeil.
— Trois secondes plus tard, Millie se repointa et demanda, avec un
profond soupir :
— Et pour ces messieurs, ce sera ?
— Pour moi, un cheeseburger spécial, annonça Jake. Avec double
portion de frites à la place du chou en salade. Et un Coca light.
— Millie se tourna alors vers Myron, l'air excédé, telle la maîtresse
d'école qui interroge le cancre de la classe. Myron osa se lancer vers des terres
inconnues :
— Avez-vous un menu végétarien ?
— Un quoi ?
— Arrête de faire chier le monde, intervint Jake.
— Bon, un croque-monsieur, s'il vous plaît. C'est possible ?
— Avec des frites ?
— Non, merci.
— Et comme boisson ?
— Un Coca light. Je suis au régime, comme mon pote ici présent.
— Millie détailla Myron de la tête aux pieds.
— On t'a déjà dit que t'étais plutôt beau gosse ?
— Pris au dépourvu, Myron resta sans voix. Puis se ressaisit et gratifia
Millie de son célèbre sourire à la fois modeste et charmeur.
— Et ta tête me dit quelque chose, poursuivit Millie.
— Oui, on me le dit souvent. Je dois être terriblement lambda. Mignon
mais très courant.
— Ah, ça me revient. T'es sorti avec l'une de mes filles, pas vrai ?
Gloria. Elle travaille ici, de nuit.
— Non, je ne pense pas, madame Millie. Elle le détailla de nouveau,
avec attention.
— T'es marié ?
— Non, mais j'ai une fiancée.
— C'est pas ce que je te demande. T'es marié, oui ou non ?
— Non.
— Parfait.
Elle tourna les talons, apparemment satisfaite.
— Qu'est-ce que c'est que ce cirque ? demanda Myron.
Jake haussa les épaules.
— Elle cherche à caser sa fille Gloria. Avec un mec comme moi, mais
version albinos, avec la thune en plus.
— Je me sens flatté.
— Tu vois toujours Jessica Culver ?
— Plus ou moins.
— C'est une fille très spéciale, tu sais. Une vraie perle.
— Oui, j'en suis conscient.
— T'étais vraiment accro, n'est-ce pas ?
— Oui. On peut dire ça comme ça.
— Y a pire, mec.
— Je ne dirai pas le contraire.
Millie revint avec leurs deux boissons allégées. Cette fois, elle faillit
sourire.
— Un beau gars comme vous ne devrait pas rester seul, dit-elle à Myron.
— Je suis très demandé, aux quatre coins du pays. Mon portrait est
affiché devant tous les commissariats. Ma tête est mise à prix, chère madame.
Cinquante mille dollars, ça vous va ?
Millie ne sembla pas découragée pour autant. Elle se contenta de hocher
la tête et tourna les talons. Myron s'adressa de nouveau à Jake :
— Bon, trêve de plaisanteries. Tu me files le dossier ?
Jake posa la chemise sur la table, l'ouvrit, puis tendit à Myron la photo d'un
jeune homme bronzé, en pleine forme, vêtu d'un short immaculé. Myron avait
déjà vu cette image dans les journaux, juste après le meurtre.
— Je te présente Alexander Cross, dit Jake. Mort à vingt-quatre ans.
Diplômé de Wharton. Fils de Bradley Cross, sénateur de l'Etat de Pennsylvanie.
Durant la nuit du 24 juillet, il y a six ans de cela, il s'est rendu à une soirée
organisée par son club de tennis. Dans un endroit qui s'appelle Old Oaks, dans la
petite bourgade de Wayne, toujours en Pennsylvanie. Bourgade est un bien grand
mot, ou bien petit. Il s'agissait plutôt d'un lieu-dit, point de rassemblement de nos
élus nantis. Notre éminent sénateur était présent. Le Champagne coulait à flots,
le caviar se dégustait à pleines cuillerées. Des courts de tennis étaient aménagés
un peu partout -terre battue, gazon, surface dure, de nuit ou de jour... Le grand
jeu, quoi.
— Je vois. Et après ?
— Après, je ne sais plus trop quoi dire. Tout ce que je sais, c'est
qu'Alexander Cross et trois de ses potes sont allés se promener aux alentours.
— En pleine nuit ? Au beau milieu d'un match ?
— Ça s'est déjà vu.
— Oui, mais t'avoueras que c'est peu courant.
Jake haussa les épaules.
— Quoi qu'il en soit, ils ont entendu un bruit qui venait du côté ouest du
club. Ils sont allés voir ce qui se passait et sont tombés sur deux jeunes qui
n'avaient pas l'air très clair.
— « Pas l'air très clair » ? Tu peux préciser ?
— Eh bien, euh... Disons qu'ils étaient... un peu typés. Du genre afro-
américain. C'est bien comme ça qu'on dit, maintenant ?
— Je vois, dit Myron. Et j'imagine que l'université n'a pas beaucoup
d'athlètes noirs ?
— Bingo. Pas un seul. C'est un foutu club privé.
— Ce qui veut dire que ni toi ni moi ne pourrions en faire partie ? Toi
parce que t'es coloré, et moi parce que je suis fauché ?
— T'as tout compris, mon frère.
— Bon. Alors qu'est-ce qu'on fait ? Raconte-moi la suite.
— D'après les témoins, il y a eu une altercation entre les Blancs et les
Noirs, genre West Side Story, tu vois ? L'un des jeunes Blacks - un certain Errol
Swade - a sorti son couteau. Un cran d'arrêt.
Myron fit la grimace.
— Un cran d'arrêt ?
— Oui, je sais, ça fait un peu ringard. N'empêche... Alexander Cross se
l'est pris en plein dans le bide. Les deux gamins se sont tirés. Quelques heures
plus tard, la police les a retrouvés, au nord de la ville, à deux pas de chez eux.
Enfin, de chez leurs parents. Au cours de l'arrestation, l'un des gamins a sorti un
flingue. Il s'appelait Curtis. Curtis Yeller. Il avait tout juste seize ans et un flic
venait de tirer sur lui. Sa mère était sur place. Elle le berçait tandis qu'il mourait
dans ses bras. Tu te rends compte ?
— A-t-elle vu qui a tiré ? Jake haussa les épaules.
— Qui sait ?
— Et Errol Swade ? Qu'est-il devenu ?
— Il s'est échappé. Il y a eu une chasse à l'homme, au niveau national.
Portrait-robot et tout le bazar. Normal : la victime n'était pas n'importe qui. Le
fils d'un sénateur, t'imagines ? Et c'est là que ça devient intéressant.
Tout ouïe, Myron en avala son Coca light d'un seul trait
— Ils n'ont jamais retrouvé Errol Swade, conclut Jake.
— Tu nlaisantes ?
— J'en ai l'air ?
— Tu veux dire qu'il court encore ?
— Y a des chances.
— Quel âge avait-il, à l'époque ?
— Dix-neuf ans. Myron réfléchit un instant.
— Ça veut dire qu'aujourd'hui il doit avoir dans les vingt-cinq ans, à peu
de chose près.
— Bravo ! Vachement doué en maths, Mister Bolitar !
Myron ne daigna même pas sourire. Millie apporta leur commande, assortie d'un
commentaire qui lui passa largement au-dessus des mandibules. Vingt-cinq...
Ces deux chififres lui trottaient dans les oreilles, lui titillaient les tympans. Non,
allez, assez gambergé ! Cette folle idée qui venait de germer dans son esprit avait
même quelque chose de révoltant II en vint à se traiter de raciste. N'empêche...
Vingt-cinq ans... Duane prétend n'avoir que vingt et un ans, mais comment
savoir ?
Arrête de délirer, se dit-il. Pourquoi ton poulain t'aurait-il raconté des
craques ?
Myron s'enfila une gorgée de soda qui, désormais, avait perdu la plupart
de ses bulles.
— Que sais-tu à propos d'Errol Swade ? demanda-t-il.
— Sacré pedigree. Incarcéré à trois reprises. Vol de voitures dès l'âge de
douze ans. Puis le parcours classique. Agressions de vieilles dames, vols à
l'arraché, braquages de stations-service, de banques, enfin, trafic de drogue. La
totale, quoi. Membre d'un gang ultraviolent. Qui s'appelle, je te le donne en
mille...
— Les Pussy Cats ? Blanche-Neige et les sept nains ?
— T'es pas tombé loin. Enfin, pas très loin. Ils s'appellent les Taches.
Leur uniforme, c'est un T-shirt taché du sang de leurs victimes.
— Charmant, dit Myron.
— Par ailleurs, Errol Swade et Curtis Yeller étaient cousins. Swade
s'était installé chez les Yeller à sa sortie de prison, un mois plus tôt. Voyons,
qu'avons-nous d'autre ? Swade s'est fait virer du lycée. Accro à la coke (encore
un scoop !) Sans compter que c'était un débile de première classe.
— Mais comment a-t-il pu échapper à la police ? demanda Myron.
Jake engloutit la moitié de son hamburger d'un solide coup d'incisives,
puis marmonna :
— Non, impossible.
— Tu peux répéter ?
— Non. H est impossible qu'il soit passé entre les mailles du filet.
— Arrête ! J'ai raté un épisode, ou quoi ?
— Ecoute, dit Jake, officiellement, la police le recherche encore, mais
tout le monde sait qu'il est mort. Ce môme était une catastrophe ambulante. Il
n'aurait pas pu faire la différence entre son cul et une clé à molette. Alors, de là à
échapper au FBI !
— Alors, que s'est-il passé, à ton avis ?
— Hum...
— Allons, accouche !
— Ce ne sont que des rumeurs, avoua Jake. Et, ne l'oublie jamais : toi et
moi, on ne se connaît pas. Je ne t'ai rien dit.
— D'accord. Promis, juré. Et maintenant, tu vas cracher le morceau, oui
ou non ?
— Eh bien... Certains esprits malintentionnés murmurent que la Mafia
devait un retour d'ascenseur à notre cher sénateur.
— Un contrat ? Le sénateur Cross aurait fait éliminer Swade ?
— Ne me dis pas que ça t'étonne. Ce type est un politicien - ce qui le
place à peu près un degré au-dessous des violeurs d'enfants, sur l'échelle de la
moralité.
— Dis donc, ôte-moi d'un doute : en tant que shérif, t'aurais pas été élu,
toi aussi ?
Jake hocha la tête :
— Je l'attendais, celle-là !
Myron se risqua à mordre dans son sandwich. La chose avait la texture et
le goût d'une éponge imbibée d'eau de vaisselle.
— On sait à quoi ressemble - ou ressemblait – Errol Swade ? demanda-t-
il, se prenant à espérer une réponse négative.
— Mieux que ça. J'ai sa tronche sur papier glacé.
Jake essuya ses mains graisseuses sur sa chemise, sortit une photo du dossier et
la tendit à Myron. Lequel tenta de réprimer un soupir de soulagement.
Ce n'était pas Duane.
Strictement rien à voir avec son jeune champion, même en tenant compte
des miracles de la chirurgie esthétique. Le crâne de Swade était pratiquement
carré, comme taillé à la serpe, très différent de celui de Duane, avec les yeux
trop écartés. Par ailleurs, les données anthropométriques imprimées sous la
photo indiquaient quinze centimètres excédentaires. On peut se faire rectifier le
portrait, mais c'est pas si facile de se faire raccourcir.
Myron se retint d'exprimer sa joie.
— Est-ce que le nom de Valérie Simpson apparaît dans le dossier ?
Une étincelle s'alluma au fond des prunelles de Jake.
— Qui ça ?
— Tu m'as très bien entendu.
— Seigneur, Myron, tu ne veux tout de même pas parler de cette même
Valérie Simpson qui a été tuée hier?
— Par une étrange coïncidence» il se trouve que si.
Son nom figure dans le dossier, oui ou non ?
Jake lui tendit la moitié du dossier :
— Je n'en sais foutrement rien. Allez, tu m'aides à chercher ?
Ils passèrent toutes les feuilles en revue. Valérie n'était mentionnée qu'une
fois. Sur une liste d'invités, lors d'une soirée. Un nom parmi une centaine
d'autres. Myron nota les identités et coordonnées des témoins du meurtre - trois
amis d'Alexander Cross. A part ça, le dossier ne contenait rien de bien
intéressant.
— Maintenant, dis-moi, s'enquit Jake, qu'est-ce que la jeune, jolie et
défunte Valérie Simpson a à voir dans cette histoire ?
— Aucune idée.
— Tu te fous de ma gueule ?
— Pas du tout.
— Arrête, vieux. Qu'est-ce que tu sais, exactement ?
— Pratiquement rien. J'suis dans le bleu.
— Ouais, c'est aussi ce que tu disais à propos de KathyCulver.
— Mais cette fois ce n'est pas ton enquête, Jake.
— Et alors ? Je peux t'aider, peut-être ?
— Je patauge, je te jure. Je ne sais rien. Mais alors nib ! Valérie Simpson
est venue dans mon bureau il y a quelques jours. Elle espérait revenir jouer dans
la cour des grands. En fait de come-back, elle a fait ses adieux, et définitifs. Je
veux savoir qui l'a tuée, c'est tout.
— Tu es immonde, Myron.
— Non. Simplement réaliste.
— La télé a parlé d'un fan un peu dingue, reprit Jake.
— C'est possible.
Silence.
— Toi, mon salaud, tu me caches quelque chose, comme pour Kathy
Culver.
— Secret-défense.
— Tu ne veux rien me dire ?
— C'est confidentiel, je te dis.
— Je vois. T'as encore je ne sais quel gus à couvrir...
— Je te le répète, c'est top secret. Je n'y peux rien.
— Comme tu voudras, soupira Jake. Et ton sandwich, ça va ? L'est à ton
goût ?
— Aussi délicieux que ce boui-boui. Surtout côté odeur.
Jake s'esclaffa.
— Espèce d'enfoiré ! Au fait, t'as des tickets pour l'Open?
— Bien sûr.
— Ça te gênerait de m'en filer deux ?
— Pour quand ?
— Le dernier samedi.
Les demi-finales hommes et la finale dames. Très recherché.
— Ça va pas être facile, dit Myron.
— Mais un jeu d'enfant, pour un ponte tel que toi.
— Bon, et on dira qu'on est quittes ?
— D'accord.
— Je laisserai les billets à l'entrée.
— T'as intérêt à ce qu'on ait de bonnes places !
— Pourquoi ? T'emmènes ta nouvelle copine ?
— Non. Mon fils, Gérard.
Myron avait joué au foot-ball avec ledit Gérard, à l'université. Avec, ou
plutôt contre lui. Il en gardait quelques souvenirs... contondants. Aucune finesse
dans le jeu de ce garçon. Un vrai bulldozer.
— A propos, comment va ton fiston ? Il bosse toujours à la Crim, à New
York ?
— Affirmatif.
— Il pourrait pas me rendre un petit service ?
— Merde ! Quoi encore ? Tu fais vraiment chier, tu sais. Tu le sais ?
— Le flic chargé de l'enquête sur Valérie est un crétin fini.
— Et tu voudrais que mon fils se mouille pour toi ?
— On peut dire ça comme ça, admit Myron.
— Désolé, mec. Secret défense. Confidentiel.
— Arrête ton char !
— Bon, d'accord. Je lui passerai un coup de fil. C'est bien parce que c'est
toi !
10
Myron se réveilla plus tôt que d'habitude. Les yeux encore embués, le
cerveau mal dégrossi, il saisit un carton de céréales, s'en versa une giclée dans un
bol qui traînait par là, y ajouta du lait et lut la pub imprimée sur le paquet. Super
! Nutritrucmuche. Les fibres et tout le bazar. Glucides, lipides... Ça ressemblait à
une ordonnance. Il songea aux céréales de son enfance. A l'époque, on avait droit
à un bon à coller soigneusement sur une feuille qui durait des mois. Fallait en
avaler, des céréales, pour enfin récolter la figurine à trois sous dont on avait tant
rêvé ! C'était le bon temps. Savoir attendre, n'est-ce pas la clé du bonheur ?
Il soupira. La nostalgie est un luxe. Il était encore trop jeune pour se
l'offrir, Dieu merci.
Esperanza n'était pas restée inactive et avait déniché l'adresse de Mme
Yeller, la mère de Curtis. Deanna Yeller vivait seule, dans une maison qu'elle
avait récemment achetée à Cherry Hill. Proche banlieue -presque résidentielle -
de Philadelphie.
Myron grimpa dans sa voiture. En partant dès maintenant, il avait le
temps d'aller jusqu'à Cherrv Hill. de rencontrer la mère de Curtis puis de
regagner New York pour assister au match de Duane. Parfait timing, non ? Oui, à
condition que Deanna Yeller soit chez elle. Mieux valait s'en assurer. Il composa
le numéro sur son portable. Une voix de femme répondit. Mme Yeller, sans
doute.
— Allô ?
— Bonjour. Pourrais-je parler à Orson ?
— Désolée, vous avez dû faire un faux numéro. Clic. Parfait. Admirez la
technique : Mme Yeller était chez elle.
Cherry Hill était une banlieue sans histoire. Toutes les maisons se
ressemblaient, à part la couleur des volets qui variait parfois. La cuisine était
peut-être à gauche chez les uns et à droite chez les autres, mais génétiquement,
ces bicoques étaient des clones. Coquettes, bien entretenues, avec des bicyclettes
adossées aux murs. Des gamins jouaient dans la rue, quelques écureuils
batifolaient sur des carrés de pelouse fraîchement tondue. Rien à voir avec la
banlieue ouest de Philadelphie. Etrange, songea Myron.
Il remonta la petite allée pavée de briques et frappa à la porte. Une femme
afro-américaine extrêmement séduisante lui ouvrit, un sourire engageant aux
lèvres. Ses cheveux étaient tirés en arrière et noués en un chignon sévère, ce qui
mettait en valeur l'ovale parfait de son visage aux pommettes saillantes.
Quelques rides autour des yeux et de la bouche, à peine visibles. Elle était bien
habillée, dans un style plutôt classique. Quelques bijoux, discrets. Impression
générale : cette femme avait de la classe.
Son sourire se figea quand elle vit Myron.
-— Puis-je vous aider ?
— Madame Yeller ?
Elle hocha lentement la tête, comme si elle n'était pas sûre de la réponse.
— Je m'appelle Myron Bolitar. J'aimerais vous poser quelques questions.
Le sourire disparut totalement.
— A quel sujet ?
L'accent était différent, à présent. Moins policé. Plus faubourien, avec une
pointe de méfiance.
— Votre fils.
— Je n'ai pas de fils.
— Curtis, dit Myron. Son regard se durcit.
— Vous êtes flic ?
— Non.
— Je n'ai pas le temps. J'allais sortir.
— Ça ne vous prendra qu'une minute, madame Yeller.
Elle posa les mains sur ses hanches.
— Et à quoi ça me servira ?
— Pardon ?
— Curtis est mort.
— Oui, je sais.
— Alors à quoi bon en parler ? Ça ne va pas le ressusciter, n'est-ce pas ?
— Je vous en prie, madame. Accordez-moi juste un instant. C'est
important.
Elle hésita une seconde ou deux, regarda autour d'elle puis haussa les
épaules, résignée. Rapide coup d'œil à sa montre, néanmoins. Une Piaget, nota
Myron. Peut-être une contrefaçon, mais il en doutait.
A l'intérieur, décor basique. Murs blancs, meubles en hêtre teinté. Très
Ikea. Pas de photos encadrées sur les étagères ou la table basse. Aucun objet
personnel. Deanna Yeller ne s'assit pas, ne proposa pas de siège à son hôte.
Myron la gratifia de son sourire le plus enjôleur, mi-jésuite, mi-animateur
de télé.
— Qu'est-ce qui vous fait ricaner ? demanda-t-elle en croisant les bras.
Bravo, Myron, tu fais un tabac ! Dans une minute elle va te manger dans
la main !
— Je voudrais que vous me parliez de la nuit où Curtis est mort.
— En quoi ça vous regarde ?
— Je mène une enquête.
— Vous êtes flic ?
— Non, pas du tout. Silence.
— Je vous donne deux minutes, pas une de plus.
— Selon la police, votre fils a tiré sur un de leurs hommes.
— C'est ce qu'ils disent.
— C'est vrai ?
Elle haussa les épaules.
— Je suppose.
— Est-ce que Curtis possédait une arme ? Re-haussement d'épaules.
— Je suppose.
— L'avait-il avec lui, ce soir-là ?
— C'est possible. Je n'en sais rien.
On avance à grands pas, se dit Myron. Un vrai plaisir !
— A votre avis, pourquoi votre fils et Errol auraient-ils voulu s'introduire
dans le club ?
— Vous rigolez ?
— Pas du tout.
— Qu'est-ce que vous croyez ? Pour piqua: la caisse, évidemment.
— Ça lui arrivait souvent ?
— Quoi donc ?
— De voler.
Troisième haussement d'épaules.
— Bof, c'était tout ce qu'il savait faire. Vols à la tire, sacs à main, stations-
service, cambriolages...
Le ton était neutre. Ni honte, ni gêne, ni révolte.
— Pourtant, Curtis n'avait pas de casier judiciaire.
Quatrième haussement d'épaules. Ou bien c'était un tic, ou elle n'allait pas tarder
à avoir des courbatures au niveau des cervicales.
— Faut croire qu'il était futé. Jusqu'à cette nuit-là, en tout cas.
De nouveau, elle consulta sa montre. Ostensiblement, cette fois.
— Bon, c'est pas que je m'ennuie...
— Madame Yeller, avez-vous eu des nouvelles de votre neveu Errol,
récemment ?
— Non.
— Savez-vous où il est allé après la fusillade ?
— Non.
— D'après vous, que lui est-il arrivé ?
— Il est mort.
Ton toujours aussi détaché. Cette femme était étonnante.
— Ecoutez, reprit-elle, je ne sais pas ce que vous cherchez, mais cette
histoire est terminée depuis longtemps. Ça n'empêche personne de dormir.
— Et vous, madame Yeller ? Vous dormez en paix ?
— Affaire classée, je vous dis.
— Etiez-vous là quand la police a tiré sur votre fils ?
— Non. Je suis arrivée juste après.
Enfin, sa voix avait tremblé, très légèrement. —- Et vous l'avez vu étendu
sur le sol ?
— Oui.
Myron lui tendit sa carte.
— Si jamais un détail vous revient...
— Ça risque pas.
— Mais au cas où...
— Curtis est mort et enterré. On ne peut rien y changer, pas vrai ? Alors
le mieux c'est d'oublier.
— Est-ce si facile ?
— Ça fait six ans, monsieur. Et Curtis ne manque à personne.
— Pas même à vous ?
Elle ouvrit la bouche, la referma, se décida enfin :
— Ce gosse ne m'a jamais causé que des soucis.
— Ça ne veut pas dire qu'il méritait de finir ainsi, dit Myron.
Elle leva les yeux, soutint son regard.
— Ça n'a plus d'importance, maintenant. Quand on est mort, on est mort,
pas vrai ?
Devant une telle évidence, Myron ne sut quoi répondre.
— Vous croyez que vous pouvez y changer quelque chose, monsieur
Bolitar ?
— Non, en effet.
Deanna Yeller hocha la tête, saisit son sac.
— Bon, faut que j'y aille. Et vous aussi.
14
— Myron Bolitar ?
Myron venait tout juste de larguer Duane en bas de chez lui. Il était au
volant, savait qu'il était interdit de téléphoner en voiture, mais, bon...
— Oui?
— Gérard Courter à l'appareil. De la police de New York. Je suis le fils
de Jake.
— Ah, je vois. Comment va, Gérard ?
— Pas mal. Je doute que vous en ayez gardé le moindre souvenir, mais
nous avons joué l'un contre l'autre, autrefois.
— L'équipe du Michigan, dit Myron. Je m'en souviens très bien. J'en
garde quelques bleus !
Gérard éclata de rire, et Myron se revit, quelques années plus tôt.
— Ravi d'apprendre que j'ai laissé quelques traces, dit Gérard.
— Indélébiles.
— Bon, oublions le passé et venons-en aux faits. Mon père me dit que
vous cherchez des infos à propos du cas Simpson.
— Oui. On peut dire ça comme ça.
— Vous n'êtes pas sans savoir que nous avons un suspect dans cette
affaire. Un dénommé Roger Quincy.
— Le fan fou ?
— Exactement.
— Avez-vous la moindre preuve contre lui ? A part le fait qu'il était raide
dingue amoureux de la victime.
— Tout d'abord, il a pris la fuite. Quand nos hommes ont débarqué chez
lui, il avait disparu. Personne ne sait où il est.
— Peut-être qu'il a pris peur, tout simplement.
— A juste titre.
— Pourquoi ?
— Roger Quincy était sur les lieux, au moment du crime.
— Vous avez des témoins ?
— Des dizaines.
Myron ne s'attendait pas à ça. Il se raccrocha aux branches :
— Quoi d'autre ?
— La victime a été abattue par un 38. A bout portant. On a retrouvé
l'arme du crime à deux pas de là, dans une poubelle. Smith & Wesson. Dans un
petit sac de sport sur lequel était inscrit le logo de Feron. Le sac était perforé et
le trou correspond à la balle qui a tué Valérie Simpson. Cela dit, nous attendons
les conclusions des services balistiques, évidemment.
Feron... Encore un « sponsor ». Un groupe puissant, qui avait négocié le
rachat de tous les droits dérivés. De la casquette au T-shirt, sans compter les
chopes à l'effigie des joueurs, les badges et tout le reste. Feron avait dû vendre
des milliers de sacs de sport. Impossible de retrouver celui du tueur.
— Alors, dit Myron, ce malade s'est pointé avec son sac, a tiré sur elle et
s'est évanoui dans la nature ? Après avoir jeté l'arme dans une poubelle ?
— Oui, malheureusement, confirma Gérard.
— Ça veut dire que n'importe qui pourrait faire la même chose ? Ça ne
vous laisse pas perplexe ?
— Si.
— Et alors ? Vous allez rester là, les bras croisés ? Y avait des
empreintes, sur le flingue ?
— Non. Aucune.
— Des témoins ?
— Des centaines. Malheureusement, tous les témoignages concordent. Ils
ont entendu le coup de feu, ont vu Valérie s'écrouler, mais rien d'autre.
Myron n'en croyait pas ses oreilles.
— Ce mec est censé avoir tué une jeune fille en direct live et personne
n'a rien vu ?
— Oui, le culot, ça paie.
— A part ça ?
— Une dernière question, dit Gérard. Vous nous avez dégoté de bonnes
places, pour le match de samedi ?
17
Esperanza avait réuni sur deux piles tous les articles de presse parus
depuis les six dernières années. Dans la pile de droite - la plus haute -, tout ce
qui se rapportait au meurtre d'Alexander Cross. A gauche, quelques rares
entrefilets à propos de l'hospitalisation de Valérie Simpson.
Myron décida d'ignorer la troisième pile, sur laquelle Esperanza avait
inscrit « Messages perso. Urgent ». Il se jeta sur le dossier concernant Valérie.
Rien de bien nouveau. Sa mère avait déclaré que la gamine traversait une
période « difficile » propre à toutes les adolescentes. Les médias, néanmoins,
avaient creusé plus avant et découvert que la future star du tennis était suivie par
le Dr Dilworth. Un ponte, à l'époque. Le psy en vogue. La famille avait nié la
chose, dans un premier temps. Puis, quand la presse people avait publié une
photo de Valérie en peignoir, déambulant dans les jardins de la clinique du Dr
Dilworth, le scandale avait éclaté. Enfin, disons que quelques feuilles de chou en
avaient fait leurs choux gras, durant quelques semaines. La famille avait fait
publier un démenti, selon lequel «Valérie avait dû prendre auelaues semaines de
repos, suite au stress provoqué par de trop nombreux tournois ». En fait, tout le
monde s'en foutait déjà : Valérie avait cessé d'intéresser le monde du tennis et, a
fortiori, le grand public. Malgré tout, quelques tabloïdes se penchaient encore sur
son cas. On parlait de viol, à mots couverts. Un autre torchon accusait carrément
Valérie d'avoir commis un meurtre de sang-froid, sans toutefois citer le nom de
la présumée victime, et sans avancer l'ombre d'une preuve. Parmi toutes ces
rumeurs, l'une d'elles retint l'attention de Myron. Elle était parue dans deux
canards différents. Selon des sources « autorisées » mais non publiables, Valérie
Simpson se serait retirée de la compétition ten-nistique pour cause de grossesse
(non désirée, cela va de soi).
Pourquoi pas ? Quand-une jeune athlète arrête la compète sans raison
officielle, on ne peut s'empêcher d'y penser. D'un autre côté...
Myron laissa tomber ce dossier et se pencha sur celui d'Alexander Cross.
Esperanza avait limité ses recherches aux quotidiens et périodiques de la région
de Philadelphie. Mine de rien, ça faisait pas mal de paperasse à compulser.
Globalement, les journaux ne faisaient que reprendre la version officielle.
Alexander Cross assistait à une soirée organisée par son club de tennis. Le truc
chic, nœud pap & Co. Et voilà qu'il tombe sur deux petits voyous : Errol Swade
et Curtis Yeller. Tellement stupides qu'ils décident de faire un casse un soir de
réception, quand tout le gratin est présent. Bref, Alexander se défend, mais est
poignardé en plein cœur. D meurt sur le coup.
Ni le sénateur Cross ni sa famille ne réagissent. Selon leur porte-parole,
ils sont « sous le choc », et font « confiance à la justice ».
A l'époque, la presse a un bouc émissaire : Eirol Swade. On va le capturer,
ce n'est au'une auestion d'heures. Mais les heures s'additionnent, deviennent des
jours, puis des semaines. Les journaux fustigent la police. Un garçon de dix-neuf
ans, drogué, et qui court toujours ? Mais où va-t-on, je vous le demande !
Curieusement, la famille Cross ne s'insurge pas. La presse s'empare de
l'affaire. Pourquoi, s'interrogent les éditorialistes, pourquoi a-t-on libéré sous
caution un tel individu ? Un rebut de la société ?
Et puis les choses se calment, comme d'habitude. D'autres scandales
occupent la une. L'affaire Cross passe de la première à la dernière page, puis
disparaît.
Myron refeuilleta le dossier préparé par Esperanza. Etonnant. Pas le
moindre entrefilet à propos de Curtis Yeller. Sa mort était pour le moins
suspecte. Une bavure, en quelque sorte. Un môme qui se fait tuer par un officier
de police, on appelle ça comment ? Surtout quand le môme en question est black
et le flic blanc. D'habitude, ça fait jaser dans les chaumières. Mais là, nada. Pas
une ligne. Pas même dans la gazette locale.
Myron saisit son téléphone. Puis le reposa, n venait de tomber sur un
détail qui lui avait tout d'abord échappé parce que c'était paru dès le lendemain
du meurtre. L'édition avait probablement été imprimée et distribuée avant que le
sénateur Cross n'ait le temps de faire le ménage, se dit Myron, parano comme
toujours.
C'était un bref article au bas de la page 12, dans la rubrique des faits
divers. Myron le relut trois fois. Il n'y avait aucun élément sur la fusillade ni sur
le rôle de la poliee. Non, le journaliste parlait uniquement de la personnalité de
Curtis Yeller, qui était décrit comme un brillant étudiant. Pas vraiment
surprenant : rien de tel que la mort, surtout prématurée, pour vous transforaier un
voyou avec le QI d'un citron pressé en futur prix Nobel. Mais là, l'histoire se
corsait. Mme Lucinda Elright, le professeur d'histoire de Curtis, déclarait que
c'était son meilleur élève. Même son de cloche de la part de M. Bernard Johnson,
le prof de littérature : Curtis était doté d'une vive intelligence et d'un esprit
curieux, particulièrement mature. «Je le considérais comme mon fils », concluait
le brave homme.
La nécrologie est un art subtil... Pourtant, en F occurrence, le dossier
scolaire du défunt confirmait les dires des enseignants. Pas le moindre passage
en conseil de discipline, pas d'absentéisme. Excellentes notes dans toutes les
matières principales. Les deux professeurs le pensaient incapable d'un
quelconque acte de violence. Mme Elright était convaincue que le seul à blâmer
était Errol Swade, le fameux cousin, mais l'article n'en disait pas plus long.
Myron se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et se plongea dans
la contemplation d'une affiche de Casablanca, sur le mur d'en face. La scène où
les nazis font irruption tandis que Boggie et Bergman écoutent de la musique et
qu'Ingrid lui lance l'un de ses célèbres regards. Myron se demanda si le jeune
Curtis avait jamais eu l'occasion de voir ce film et les yeux embués de la sublime
Suédoise sur fond d'aéroport embrumé.
H attrapa le ballon de basket posé derrière son bureau et se mit à le faire
tourner sur son index, telle une otarie sur le bout de son museau. Il faisait ça
avec une réelle maîtrise, accroissant la vitesse de rotation sans pour autant faire
dévier la balle de son axe. Un vrai numéro de cirque. Il s'imagina un instant qu'il
avait en face de lui une boule de cristal dans laquelle il crut voir un autre
univers, où une version juvénile de lui-même venait de marquer un impeccable
panier, pile poil à la fin du match. L'image resta imprimée sur sa rétine durant
quelques secondes, refusant de s'effacer. Ainsi va la nostalgie. Fugace mais
indélébile.
Esperanza choisit cet instant pour pénétrer dans le bureau. Elle s'assit et
attendit en silence.
Le ballon cessa de pivoter sur le doigt de Myron. Ce dernier le reposa et
tendit l'article à son assistante :
— Qu'en pensez-vous ?
Elle le parcourut des yeux.
— Oui, et alors ? Deux profs disent du bien d'un de leurs anciens élèves
qui s'est fait assassiner. Ça ne prouve rien. De toute façon, les journalistes
déforment tout ce qu' on leur dit.
— Mais là, ça va plus loin. Rien ne colle - ou tout concorde, comme on
veut. Curtis Yeller n'avait jamais eu affaire à la police. Avait toujours eu
d'excellentes notes. Pas le moindre problème de discipline. Déjà, c'est assez rare.
Mais pour un gamin issu des bas-fonds de Philadelphie, c'est suspect, avouons-
le.
Esperanza haussa les épaules.
— Que Curtis ait été Albert Einstein ou un débile profond, quelle
différence ?
— Aucune. Mais pourquoi sa mère m'a-t-elle dit que son rejeton était un
vaurien ?
— Peut-être qu'elle le connaissait mieux que ses profs.
Myron n'était pas convaincu. Il songea à Deanna
Yeller, la femme belle et fière qui lui avait ouvert la porte. Puis à son
changement d'attitude, dès qu'il avait mentionné le nom de Curtis.
— Elle mentait, j'en suis sûr.
— Dans quel but ?
— Je ne sais pas. Wki pense qu'on l'a achetée.
— Possible, dit Esperanza.
— Une mère capable d'accepter de l'argent pour protéger le meurtrier de
son fils, vous y croyez ?
— Ça s'est déjà vu.
— Non, j'ai du mal à y croire. C'est pas...
Myron s'interrompit. Esperanza demeura parfaitement impassible. Encore
une qui voyait tout en noir, à commencer par l'âme humaine ! Décidément, Win
et elle faisaient la paire.
— Franchement, ça ne tient pas la route, insista Myron. Curtis Yeller et
Errol Swade pénètrent par effraction dans ce tennis-club plutôt chicos. En pleine
nuit. Pour voler quoi ? Qu'espéraient-ils trouver ? Des portefeuilles oubliés dans
les vestiaires ? Ou alors, peut-être qu'ils avaient l'intention de faire le plein de
vieilles raquettes et de T-shirts usagés. C'est se donner beaucoup de mal pour pas
grand-chose.
— De l'équipement stéréo ? suggéra Esperanza. Le club devait avoir
quelques télés grand écran, des magnétoscopes, lecteurs de DVD et tout le bazar.
— D'accord. Mais les garçons sont venus à pied. Comment comptaient-
ils remporter leur butin ?
— Ils avaient peut-être l'intention de voler une voiture sur place.
— Ah oui, un cabriolet connu de toute la ville ?
— Pourquoi pas ? Mais, bon, ça vous embête si je change de sujet une
seconde ?
— Je vous en prie.
— Comment ça s'est passé, avec Eddie Crâne, hier soir ?
— C'est un fan de Pocahontas. D la trouve « chaude ».
— « Chaude », hein ?
— Je ne fais que le citer.
— Au moins, il a du goût.
— En plus il est sympa. Intelligent, la tête sur les épaules. Ce gamin me
plaît bien.
— Vous avez l'intention de l'adopter ?
— Euh... pas pour l'instant.
— De devenir son agent ?
— Ils ont promis de me contacter.
— Sérieusement ?
— Difficile à dire. Le môme m'aime bien, je l'ai senti. Les parents aussi,
mais ils ont peur de rater le coche. Ils pensent que je ne fais pas le poids. Et vous
? Quoi de neuf, du côté de Burger City ?
Esperanza lui tendit un dossier.
— Projet de contrat avec Phil Sorenson.
— Pub?
— Oui, mais faudrait qu'il accepte de se déguiser en condiment pour
hamburgers.
— Quel genre ?
— Ketchup, je crois. On en est aux pourparlers.
— Parfait. Tâchez seulement d'éviter la mayonnaise ou les cornichons.
Myron se pencha sur le contrat.
— Pas mal.
Esperanza se contenta de le fixer, l'œil assassin.
— Oui, bon, c'est excellent, admit-il. Bravo.
— C'est là que je suis censée jouer les assistantes dociles et vous
remercier pour avoir su reconnaître mes mérites professionnels ?
— Bon, d'accord. Vous êtes douée, Esperanza. Je ne sais pas ce que je
ferais sans vous.
— Ah, quand même ! Mais c'est pas tout, dit-elle en poussant vers lui une
pile de papiers. J'ai réussi à retrouver la psy de Valérie, à l'époque de son
hospitalisation chez Dilworth. Elle s'appelle Julie Abramson, a un cabinet privé
sur la 73e. Refuse de vous recevoir, évidemment. Secret professionnel.
— Une psy... dit Myron en croisant les mains derrière sa nuque. Avec
mon charisme et mon physique notoirement irrésistible, je devrais avoir mes
chances...
— Sans doute. Mais au cas où elle ne serait ni sourde ni aveugle, j'ai
prévu un plan B.
— Dites toujours.
— J'ai rappelé son cabinet, ai changé ma voix et vous ai pris un rendez-
vous. En tant que patient. Demain matin, neuf heures.
— Et je souffre de quoi, exactement ?
— Priapisme chronique, dit Esperanza. C'est la première chose qui m'est
venue à l'esprit.
— Très drôle.
— En fait, j'ai l'impression que vous allez beaucoup mieux depuis que
Miss Qui-Vous-Savez a quitté la ville.
La Miss en question, c'était Jessica, qu'Esperanza avait bien connue.
Esperanza n'appréciait que moyennement l'amour de la vie de son patron et
associé. Un observateur objectif aurait pu déceler dans cette réaction une pointe
de jalousie. Que nenni ! Esperanza était une splendide jeune femme, d'une rare
beauté. Certes, il y avait eu entre Myron et elle quelques moments de tentation,
mais l'un et l'autre avaient eu la sagesse d'y renoncer. Tous deux étaient
fermement convaincus que le plaisir et le business font rarement bon ménage. En
outre, un léger écueil s'élevait entre ces deux-là. Esperanza n'avait rien contre les
blonds ni contre les bruns, contre les gros ou les minces, les noirs, les jaunes, les
verts ou les mûrs. Elle n'avait rien contre les hommes, en vérité. Mais elle n'était
pas libre : en ce moment, elle sortait avec une photographe prénommée Lucy,
dont elle était très amoureuse.
En fait, elle détestait Jessica pour une raison très simple : elle était aux
premières loges quand Jess avait largué Myron, et elle avait ramassé les
morceaux, à la petite cuillère. Elle n'était pas près d'oublier le désastre.
Myron préféra en revenir à la question initiale.
— Alors, je suis censé souffrir de quelle psychose ?
— Je suis restée vague, dit Esperanza. Vous entendez des voix. Paranoïa,
schizophrénie, hallucinations...
— Et comment avez-vous réussi à m'obtenir un rendez-vous aussi
rapidement ?
— Rien de plus simple. Vous êtes une star de Hollywood.
— On peut savoir laquelle ?
— J'ai pas pu dévoiler votre nom, avoua Esperanza. Vous êtes bien trop
connu...
18
Win se payait une petite séance de pur plaisir. Sous la violence de ses
coups, le punching-ball se pliait pratiquement en deux. Il visait tout le corps de
son adversaire virtuel : pomme d'Adam, plexus, abdomen et autres parties
sensibles. Il frappait avec le talon, orteils tournés vers le bas. Myron, quant à lui,
travaillait quelques katas - ou figures -, se concentrant sur la précision des
gestes. Plutôt que de fendre l'air, lui aussi imaginait un ennemi hypothétique.
Assez souvent, c'était la tronche d'Aaron qu'il croyait voir.
Ils se trouvaient dans les nouveaux locaux de « Maître Kwon», comme
l'appelaient ses disciples. Le dojang était divisé en deux sections. L'une d'elles
ressemblait à une école de danse. Plancher bien ciré et miroirs sur tous les murs.
L'autre, en revanche, était équipée de tatamis, de punching-balls, d'haltères, de
cordes à sauter... Quelques poignards et sabres en caoutchouc trônaient sur des
étagères, pour les exercices d'esquive. Au-dessus de la porte se côtoyaient la
bannière étoilée et le drapeau coréen. Qu'il entre ou qu'il sorte, chaque élève
s'inclinait en une sorte de petite révérence devant les règles affichées au tableau.
Myron les connaissait nar cœur. La dixième lui plaisait particulièrement : « Il
faut toujours finir ce qu'on a commencé. »
Hum... Etait-ce un si bon conseil, après tout ?
Il y avait quatorze règles au total. De temps à autre, Maître Kwon en
ajoutait une. La dernière datait de deux mois. « Ne pas trop manger ».
— Elèves trop gros, avait expliqué le Maître. Trop de nourriture dans la
bouche, pas bon pour la tête.
Il avait immigré aux Etats-Unis vingt ans plus tôt et, depuis, son anglais
n'avait cessé de se détériorer. Myron le soupçonnait de cultiver ses maladresses
de langage pour préserver son image de vieux sage d^Extrême-Orient.
Win s'arrêta de martyriser son punching-ball.
— A toi, dit-il à Myron. Tu en as plus besoin que moi.
Myron prit la relève et commença par des coups de poing. Dans la lutte
taekwondo, le jeu de jambes n'est pas tellement différent de celui d'un boxeur.
En cas de rixe, celui qui s'amuserait à se tenir sur une patte comme dans les films
de Bruce Lee se retrouverait le cul par terre. Myron enchaîna avec les coudes et
les genoux. Très utiles, dans le combat rapproché. Au cinéma, on voit les types
virevolter et sauter comme de beaux diables pour lancer des coups de tatane à la
tête de leur adversaire. En fait, la technique du combat de rue est bien plus
simple. Il faut viser l'entrejambe, les rotules, la pomme d'Adam, le nez, les yeux.
A la rigueur, le sternum. Le reste, c'est de la frime. Si un mec veut réellement
vous faire la peau, vous avez intérêt à oublier la chorégraphie et à parer au plus
pressé : vous lui flanquez un coup de genou dans les couilles, un coup de coude
dans les jugulaires et lui plantez vos index dans les orbites. C'est ce qui fait
l'intérêt des arts martiaux : pas besoin d'être balèze, faut juste être rapide et
savoir viser. Win s'approcha d'un miroir en pied.
— Bon, maintenant nous allons réviser ce que nous avons appris jusqu'à
présent, annonça-t-il en imitant le ton d'une institutrice d'école maternelle.
Il se mit à jouer au golf avec un club imaginaire, perfectionnant son
swing. Ça lui prenait assez souvent : il adorait s'admirer dans une glace.
— Primo, monsieur le sénateur de Pennsylvanie veut que tu laisses
tomber cette affaire. Deuzio, un membre éminent de la Mafia new-yorkaise veut
la même chose. Tertio, ton client, Duane Richwood, tombeur de ces dames,
semble du même avis que ces deux sommités. Ai-je oublié quelqu'un ?
— Deanna Yeller, dit Myron. Et Helen Van Slyke. Plus Kenneth. Et
Pavel Menansi.
Myron réfléchit un instant.
— Voilà, je crois que la liste est complète.
— Non. Y a aussi ce flic. Dimonte.
— Ah oui, j'allais oublier Rolly.
—- Donc, conclut Win en saisissant fermement son club virtuel, tu réussis
à faire l'unanimité contre toi, comme d'hab.
— On ne peut pas plaire à tout le monde...
— Tu regardes la télé française, à présent ? Myron haussa les épaules.
— La journée a été longue.
— Pauvre chou !
— Et elle n'est pas finie. S'agit maintenant de réfléchir. Dis-moi pourquoi
tout le monde a peur de Valérie.
Un sénateur prend la peine de me convoquer pour une rencontre clandestine.
Frank Ache m'envoie Aaron.
Duane menace de me virer. Pourquoi ?
Win se concentra et réussit un swing stvlistiquement parfait. Il plissa les
yeux, main en visière, suivant la trajectoire de sa balle imaginaire. Il parut
mécontent du résultat. Ah, ces golfeurs !
A cet instant, la porte du dojang s'entrouvrit Wanda risqua un œil à
l'intérieur, esquissa un petit signe de la main.
— Salut ! dit Myron.
— Euh... salut.
Il était content de la voir. Enfin une personne qui souhaitait qu'il
poursuive son enquête ! Elle portait une robe bain de soleil imprimée qui lui
donnait l'air d'une petite fille. Il ne lui manquait qu'un chapeau de paille. A peine
maquillée, avec sa peau cuivrée et les petits anneaux d'or qui ornaient ses
oreilles, elle était adorable. Jeune, en bonne santé, appétissante. Belle, en un
mot.
Un écriteau était accroché à la porte : Prière d'enlever vqs chaussures.
Wanda obéit, ôta ses sandales avant de franchir le seuil.
— Esperanza m'a dit que je vous trouverais ici. Je suis désolée de vous
déranger encore une fois en dehors de vos heures de bureau, mais...
— Pas de problème. Vous connaissez mon associé, n'est-ce pas ?
— Oui. dit-elle en se tournant vers Win. Bonjour, monsieur. Excusez-moi
de faire irruption ainsi.
Win se fendit d'un salut à peine poli. Wanda, de plus en plus mal à l'aise,
s'adressa de nouveau à Myron :
rr- Est-ce que je pointais vous parler... en privé ? Ça ne prendra qu'une
minute, je vous le promets.
Win savait saisir une allusion, quand il le fallait. Il sortit, non sans se plier
en deux en passant sous les deux drapeaux. Wanda, qui ignorait ce rituel, parut
surprise.
Après le déçart de Win, elle s'avança vers Myron, tout en observant la
pièce, comme un acheteur qui visite un appartement sans avoir les moyens de se
l'offrir.
— Vous venez souvent ici ? demanda-t-elle.
Myron ne put s'empêcher de sourire : ça ressemblait tellement à la phrase éculée
des dragueurs professionnels. Et elle n'en était même pas consciente !
— Ici, ou dans les autres dojangs de Maître Kwon.
— Je croyais que ça s'appelait des dojos.
— Dojo, c'est japonais. Dojang est le mot coréen.
Elle hocha la tête d'un air grave, comme si ce renseignement risquait de
changer le cours de sa vie. Puis elle poursuivit son examen des lieux.
— Ça fait longtemps que vous pratiquez les arts martiaux ?
— Disons que je ne suis plus tout à fait un débutant.
— EtWin?
— Lui, c'est un expert.
— C'est drôle, je ne l'aurais jamais imaginé en train de se battre. Il n'est
pas du genre agressif. Sauf quand on regarde ses yeux, peut-être.
Myron avait déjà entendu ça plus d'une fois. Il attendit la suite.
— En fait, je voulais seulement savoir si vous aviez
du nouveau.
— Pas grand-chose, hélas.
Espèce d'hypocrite ! Mais il n'allait sûrement pas lui révéler la liaison de
Duane avec Valérie.
Elle hocha la tête, visiblement déçue. Elle croisa les mains puis les
décroisa, comme pour se donner le courage de continuer. Enfin elle se lança :
—- Duane est de plus en plus bizarre.
— Dans quel sens ?
- Eh bien... ça devient de pire en pire. Il est sur les nerfs. Il reçoit sans
arrêt des coups de fil. Il s'enferme dans l'autre pièce pour répondre.
Quand c'est moi qui réponds, l'autre personne raccroche
immédiatement. Et puis hier soir, il est parti. Il m'a dit qu'il allait
prendre l'air, et il est revenu deux heures plus tard. —- Vous avez une
idée ?
— Non. Je n'y comprends rien.
Myron mit du miel dans sa voix et suggéra, du bout des lèvres :
— Se pourrait-il qu'il y ait une autre femme ?
Elle lui lança un regard qui le cloua sur place.
— Je ne suis pas une pute qu'il a ramassée dans la rue.
— Bien sûr. Mais les hommes, vous savez...
— Nous nous aimons, monsieur. Sincèrement.
— Je n'en doute pas une seconde. Mais je connais pas mal de garçons
sincèrement amoureux qui font des bêtises.
Pas mal de femmes aussi, pauvre nul ! Ta précieuse Jessica, par exemple.
Il y a quatre ans, avec un dénommé Doug. Ça lui faisait encore mal, rien que d'y
penser. Et il s'appelait Doug ! Non mais franchement ! Michael, William,
Edward... H aurait pu comprendre, par rapport à «Myron». Mais Dougl Enfin...
Doug, c'était le diminutif de Douglas. Ça sonnait pas terrible mais, au moins, le
prénom d'origine n'était pas ridicule. Juste un peu écossais. Tandis que lui...
Quand on a la malchance de se prénommer Myron, qu'est-ce qu'on hérite,
comme surnom ? Une marque de lessive qui lave plus blanc que blanc. Bon,
mais je m'égare, songea Myr.
Choquée, Wanda secouait la tète avec véhémence. Tâchant de convaincre
Myron, ou elle-même ?
— On forme un vrai couple, Duane et moi. Je sais
bien que j'ai l'air d'une pauvre idiote totalement naïve, mais je vous jure que
c'est vrai. J'ai confiance en lui. Je ne peux pas vous expliquer pourquoi.
— Inutile. J'essayais simplement d'envisager toutes les possibilités.
— Duane ne me trompe pas. Je le sais, point barre.
— D'accord.
Elle avait les larmes aux yeux. Elle inspira profondément, se calma et
poursuivit :
— La nuit, il ne dort pas. H marche de long en large. Chaque fois que je
lui demande ce qui le tracasse, il me dit que tout va bien. Une fois, je l'ai
espionné. Il était au téléphone et j'ai écouté la conversation. En fin de compte, je
n'ai rien appris. Je n'ai reconnu que votre nom.
— Mon nom ?
— Oui. Il l'a répété deux fois. Mais le reste, c'était du chinois, pour moi.
Myron fit travailler ses neurones, vitesse grand V.
— Si je faisais mettre votre ligne sur écoute, ça vous ennuierait ?
— Non, pas du tout. Je n'ai rien à cacher.
— Vous êtes sûre ?
— Absolument.
Cette fois, elle éclata en sanglots. Puis se reprit.
— C'est de pire en pire, Myron. Ça ne peut pas durer comme ça, il faut
faire quelque chose.
— Je vais y réfléchir.
Elle le serra brièvement dans ses bras. Myron aurait voulu lui caresser les
cheveux, trouver les mots susceptibles de la réconforter, d'une manière ou d'une
autre. Il resta immobile et inutile, telle une souche pourrie. Elle s'éloigna
lentement, tête basse, image même du désarroi.
A peine avait-elle disparu que Win pointa son nez.
— Alors ?
— Je l'aime bien.
— Joli p'tit cul, en effet.
— Arrête, c'est pas ce que je voulais dire ! C'est une brave gosse. Et elle
est terrifiée.
— Evidemment ! Son gagne-pain est sur le point de se faire la malle !
Toujours aussi romantique, ce bon vieux Win.
— Non, il ne s'agit pas de ça. Elle l'aime, j'en suis
convaincu.
Win mima quelques coups d'archet sur les cordes d'un violon qui n'existait
pas. Comment discuter de l'amour vrai avec pareil énergumène ? Un cérébral,
carrément handicapé côté sentiments.
— Et alors, qu'est-ce qu'elle voulait, ta greluche ?
Myron lui résuma sa conversation avec Wanda. Tout en écoutant, Win fit le
grand écart sur le tatami puis se releva, sans effort apparent. Recommença, une
fois, deux fois, de plus en plus vite.
Quand Myron se tut, il s'arrêta. Même pas essoufflé, frais comme une
rose.
— Si tu veux mon avis, Duane essaie de cacher autre chose qu'un petit
coup de canif dans le contrat.
— Oui. Et c'est bien ça qui m'inquiète.
— Tu veux que je le file ?
— On pourrait se relayer, proposa Myron.
— Non. Il te connaît.
— Il t'a déjà vu, toi aussi.
— Mais moi, je suis l'homme invisible. Plus léger que le vent.
— Tu parles ! Invisible comme un typhon, oui ! Un cyclone, une
catastrophe naturelle.
Win fit la grimace.
— Tu marques un point, là. Mais je prends ça pour
un compliment.
En vérité, Win aurait pu se nicher dans votre attaché-case ou sous votre
oreiller pendant toute une semaine sans éveiller le moindre soupçon. Mister
Discrétion en personne.
— Bon, d'accord. Tu commences quand ?
— J'y suis déjà. T'as pas remarqué ?
22
Myron se faisait des paniers sur un terrain de basket improvisé, non loin
de l'autoroute. Un petit coin que son père et lui s'étaient approprié, une vingtaine
d'années plus tôt. Sauf qu'à l'époque, y avait pas encore d'autoroute. Il n'y avait
pas non plus tous ces néons, ni ces relents de poulet, de hambuigers et de frites.
Myron tenta un lancer franc, dribbla, relança. Peu à peu, son taux
d'adrénaline grimpa. Il retrouvait la magie des matchs d'antan, il croyait entendre
les encouragements des supporters, le brouhaha confus émanant des gradins. La
sueur lui collait le T-shirt à la peau. Chaque fois qu'il avait un problème, il
revenait en cet endroit. Ça l'aidait à réfléchir. Mais, aujourd'hui, la magie ne
fonctionna pas. Le vide complet. Encéphalogramme plat. Il n'y avait que ce
ballon rouge, l'arceau et le filet. Bouffé par les mites, d'ailleurs. Ou par les
hirondelles ? Transformé en nid, patiemment, brin par brin.
— Salut, Myron !
C'était Timmy, son petit voisin. Dix ans et presque toutes ses dents.
— Dégage, môme. Tu me déranges.
Pas impressionné pour deux sous, Timmy rigola et intercepta la balle.
Tous deux jouaient à ce petit jeu depuis pas mal de temps. C'était leur secret. La
mère de Timmy était intimement convaincue que son fiston importunait Myron.
Du coup, il n'était pas censé traîner dans les parages. Comme tous les gamins du
monde, Timmy adorait désobéir. Donc, chaque fois que Myron se pointait, le
môme était là, fan-club à lui tout seul.
Ils jouèrent comme des pros. Le gosse était aux anges. Ensuite, ils
parlèrent de tous ces trucs inventés par les grandes personnes pour pourrir la vie
des petits garçons. D'autres vinrent les rejoindre. Le fils Daley. Puis la fille
unique des Cohen. Et d'autres encore. Bientôt, les vélos multicolores
s'amoncelèrent contre la barrière. Ils commencèrent un match. Un vrai, dans les
règles, et tout et tout. Myron fut nommé arbitre, à l'unanimité. Mais personne ne
fit très attention au score, et surtout pas Myron. Ce fut une franche partie de
rigolade. Quelques pères se joignirent au groupe. Arny Stollman. Fred
Dempsey...
Il était pratiquement dix heures du soir quand les mères battirent le rappel
pour récupérer leur progéniture et» accessoirement, leurs conjoints. « Allez,
salut, bye, à la prochaine ! » Les juniors, excités comme des puces, brûlaient
d'envie de raconter leurs exploits, mais : « Tu vas te laver les mains et tu viens
dîner. Et toi, Jack, quel exemple ! T'as vu l'heure qu'il est ? »
La trêve de l'été et de l'école. Epoque bénie. Authentique bouffée
d'innocence. Les enfants étaient censés être différents, de nos jours. Entourés de
flingues, de drogues, sans compter le spectre du sida. N'empêche, une soirée
d'été dans un faubourg de la classe moyenne (le mot « banlieue » étant tabou,
désormais), et l'espoir pouvait renaître. Les pères avaient dialogué avec leurs fils,
et vice versa, dans un endroit où des gens comme Aaron ou les frères Ache
n'avaient aucun oouvoir. Un lieu où aucune jeune femme ne se ferait tuer. Valérie
aurait adoré cette soirée, songea Myron.
Il venait à peine de pénétrer dans le couloir de la maison familiale que sa
mère lui tendit le téléphone.
— C'est pour toi, mon grand.
— Qui est-ce ?
— Jessica.
Voix crispée, grimace ostensible.
— Je la prends en bas, dit-il en se précipitant vers le sous-sol où il avait
établi ses quartiers.
Mme Bolitar ne protesta pas. Elle connaissait son fils, mieux que si elle
l'avait fait.
Il ferma la porte derrière lui, se rua sur le téléphone, entendit sa mère qui
raccrochait.
— Jess, c'est toi ?
— Je suis bien chez « Etalons & Co » ?
Comme toujours, le simple son de sa voix le fit chavirer.
— Absolument. Que puis-je pour vous, madame ?
— Je cherche un homme digne de ce nom.
— Vous avez frappé à la bonne adresse, chère petite madame. Nous
avons tout ce qu'il faut pour vous satisfaire. Vous avez des préférences ?
— Je les aime bien montés. Mais je vous fais confiance.
— Vous ne serez pas déçue.
Il y avait pas mal de bruit, en arrière-plan.
— Je suis tombée sur ta mère, dit-elle. Où étais-tu passé ?
— Je jouais au basket avec Timmy et ses potes.
— Désolée. Je te dérange ?
— Pas du tout. Le match était fini.
— Ta mère était plutôt glaciale, au bout du fil.
— Oui, ça lui arrive. Faut pas faire attention.
— Je ne comprends pas. Autrefois, elle m'aimait bien.
— Elle t'aime toujours.
— Et Esperanza ?
— Esperanza n'a jamais pu te sentir. C'est pas nouveau.
— Ah oui, c'est vrai. J'avais oublié.
— T'es toujours à l'hôtel de Grande-Bretagne ? Chambre 207?
— Quoi ? Tu m'espionnes ?
— Non ! Bien sûr que non !
— Alors comment sais-tu que...
— C'est une longue histoire, l'interrompit Myron. Je te raconterai, quand
tu seras de retour. A propos, d'où m'appelles-tu ?
— De JFK. On vient juste d'atterrir.
Myron sentit son cœur s'accélérer, dangereusement.
— Ici ? En Amérique ? A New York ?
— En principe, oui, sauf si l'avion a été détourné sans que je m'en
aperçoive. Tu... euh, tu es libre ? Tu me retrouves chez moi ?
— Je suis déjà en route !
— Tâche de porter un truc facile à enlever, dit-elle. Je t'attendrai dans la
baignoire, avec plein d'huiles exotiques que j ' ai rapportées de là-bas.
— J'arrive !
Petit silence, puis Jessica ajouta :
— Je t'aime, tu sais. Je sais que je ne suis pas facile à vivre mais je
t'aime.
— Laisse béton. Et ces huiles, c'est quoi ? Allez, dis-moi tout!
Elle rit, de bon cœur.
— Allez, viens vite ! Je t'attends.
Il raccrocha, se déshabilla en un clin d'œil et fonça sous la douche. Froide.
Il sifflotait Tpnight, de West Side Story, et il avait dix-huit ans, et les yeux de
Tony
pour Maria. Enroulé dans une serviette-éponge, il passa en revue sa maigre
garde-robe. Un trac facile à enlever. Bingo. Une chemise à boutons-pression. Et
un jean à rivets. Rien de pire que les fermetures Eclair qui se coincent... Un petit
pschitt d'eau de Cologne. Myron détestait ça mais Jessica aimait bien. Il était fin
prêt lorsqu'il entendit la sonnette.
— C'est pour moi ! hurla-t-il en grimpant les marches quatre à quatre.
Il ouvrit la porte, le cœur battant. Deux policiers en uniforme
l'attendaient, raides comme des piquets.
— Vous êtes bien Myron Bolitar ? s'enquit le plus grand des deux.
— Oui, pourquoi ?
— L'inspecteur Roland Dimonte désire vous parler. Veuillez nous suivre,
je vous prie.
— Mais où ça ?
— A la Brigade des homicides.
— Ah oui, et pourquoi ?
— Roger Quincy a été arrêté. Il est suspecté du meurtre de Valérie
Simpson.
— Et alors ?
Cette fois, ce fiit le plus petit qui prit la parole :
— Monsieur Bolitar, connaissez-vous Roger Quincy ?
C'est curieux, se dit Myron. Chez les mafieux comme chez les flics, on cultive le
contraste. Blanc et noir, gros et mince, grand et petit, ça marche par paires
épareillées, apparemment. A une exception près : con et con, ça fait toujours
recette.
— Non, dit-il.
— Vous ne l'avez jamais rencontré ?
— Pas que je sache.
Les leçons de Win avaient porté leurs fruits, mine de rien. « Pas que je
sache », c'est mieux que « non ». Plus iuridiaue.
Les officiers de police échangèrent un regard.
— Vous allez devoir nous suivre» dit le plus grand.
— Mais pourquoi ?
— Parce que M. Quiney refuse de faire la moindre déclaration avant d'en
avoir discuté avec vous.
23
Lendemain matin.
La veille, Myron avait choisi de ne pas suivre Duane. Un peu abasourdi, il
s'était rendu à l'hôtel de Jessica et avait tenté de s'excuser : « Désolé, j'ai eu un
imprévu. Je... » Elle l'avait fait taire d'un baiser. Suivi d'un autre, plus avide. Et
d'un troisième, carrément torride. Il avait tenté de résister - sans grande
conviction, il faut bien l'avouer.
Myron se retourna dans le lit, étouffa un bâillement, se frotta les yeux.
Jessica se baladait dans la chambre, entièrement nue. Elle enfila un peignoir en
soie. Fasciné, Myron observait chacun de ses mouvements.
— Tu es trop belle ! dit-iL J'en ai les dents qui transpirent.
Elle sourit. Quelque chose de bizarre arrive aux hommes quand Jessica
daigne les regarder : leur respiration s'accélère, leur pouls s'affole, ils ont des
papillons dans l'estomac et des crampes dans le bas-ventre. Mais quand elle leur
sourit, les symptômes s'aggravent. A la puissance dix.
— Bonjour, dit-elle en se penchant pour déposer un
léger baiser sur ses lèvres. Comment tu te sens ?
— Pas tout à fait remis. J'ai encore le cœur qui bat trop vite et les
muscles endoloris.
— Ravie d'apprendre que je n'ai pas perdu la main.
— S'il n'y avait que la main ! Mais dis-moi, comment s'est passé ton
voyage ?
— Non, toi d'abord. Ça avance, ton enquête ?
Il lui résuma l'affaire. Jess savait écouter. Elle se garda de l'interrompre,
sauf pour poser une ou deux questions pertinentes. Elle resta concentrée, les
yeux fixés sur lui. C'était réconfortant, de se sentir compris. Effrayant aussi,
quelque part.
— Cette Valérie t'obsède, dit-elle quand il eut fini. Tu devrais prendre du
recul.
— Mais elle n'avait personne pour l'aider ! Sa vie était en danger et elle
n'avait personne, tu comprends ?
— Elle t'avait, toi.
— Je ne F ai rencontrée qu'une seule fois. On n'avait même pas encore
signé de contrat.
— Aucune importance. Elle savait qui tu étais. Si j'avais des problèmes,
c'est quelqu'un comme toi que j'irais voir.
Elle pencha la tête de côté et demanda :
— Au fait, comment as-tu découvert mon hôtel et le numéro de ma
chambre ?
— Aaron. Il a voulu me faire peur. Et il a réussi.
— Aaron a menacé de s'en prendre à moi ?
— A toi, à moi, à ma mère, à Esperanza. Côté chantage et intimidation,
il ne lésine pas.
Elle réfléchit quelques secondes.
— Si j'étais lui, je miserais sur Esperanza.
— Tu me rassures.
— Sympa pour elle !
— Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. C'est juste que je la connais,
elle a du répondant.
— Sympa pour moi ! Je ne suis qu'une faible femme, sans doute ?
— Arrête, Jessica ! Je suis tellement heureux que tu sois de retour !
— Alors tu ne m'en veux pas ?
— Non.
— Mais je te dois une explication.
— Je ne veux rien savoir. Je veux seulement être avec toi. Je t'aime. Je
n'ai jamais cessé de t'aimer. Nous sommes des âmes sœurs.
— Des âmes sœurs ?
— Oui.
— Et quand as-tu décidé cela ?
— Il y a des années.
— Alors pourquoi tu ne me l'as pas dit plus tôt ? Il haussa les épaules.
— J'avais peur de t'effaroucher. De te faire fuir.
— Et plus maintenant ?
— Tu m'as fait très mal et j'ai mûri. J'ai compris que le plus important,
c'était que tu saches ce que je ressens pour toi.
Il y eut un long silence.
— Et que suis-je censée répondre à ça ? demandât-elle enfin.
— Rien.
— Je t'aime aussi, Myron. Et tu le sais.
— Oui. Enfin, je crois.
Nouveau silence, interminable.
Jessica traversa la chambre, ôtant son peignoir pour aller prendre une
douche. Elle n'avait jamais été très pudique. Pourquoi l'être, d'ailleurs, avec un
corps aussi parfait?
— Myron, j'ai l'impression qu'il y a plein de trucs qui ne concordent pas,
dans cette histoire de meurtre.
Mais il y a une constante. Un dénominateur commun, si tu préfères.
Changement de sujet. Bof, il avait l'habitude, elle faisait ça tout le temps,
quand on la mettait au pied du mur.
— Ah oui?
— Le tennis. Alexander Cross est tué dans un club de tennis. Valérie
Simpson se fait descendre lors d'un tournoi de tennis. Valérie et Duane ont une
liaison et sont des joueurs de tennis professionnels. Quant aux deux petites
frappes que l'on soupçonne d'avoir assassiné Alexander - comment s'appellent-
ils, déjà ?
— Errol Swade et Curtis Yeller.
— Swade et Yeller, donc, dealent dans le monde du tennis. A cela tu
ajoutes le fait que les frères Ache et ton ami Aaron ont des intérêts financiers
dans une agence qui représente quelques rois de la terre battue. Le seul point
d'interrogation, c'est Deanna Yeller.
— Oui?
— C'est le seul pion qui n'a pas sa place dans l'échiquier. Son rencard
avec Duane à l'hôtel ne peut pas être une simple coïncidence.
— Ce qui veut dire ?
— Comment se fait-il qu'elle connaisse Duane ? Quand et comment se
sont-ils rencontrés ?
— Aucune idée.
— Elle joue au tennis ?
— Je ne sais pas. Pourquoi ?
— Attends, dit Jessica. J'essaie de réfléchir. Tous les protagonistes ont
quelque chose à voir avec le tennis, sauf Deanna Yeller. Bizarre, non ?
Myron mit en marche sa machine à penser, mais les rouages tournaient
dans le vide. Avec juste un petit grain de sable qui faisait des clics de temps en
temps. De quoi l'empêcher de s'endormir sur ses lauriers. Ce qui l'agaçait surtout,
c'était la constatation que Jessica était plus douée que lui.
— C'était juste une idée en l'air, dit-elle, comme
pour enfoncer le clou.
Soudain, il se leva.
— Tu as dit que Swade et Yeller étaient « soupçonnés » d'avoir tué
Alexander Cross. Le mot t'est venu comme ça, ou tu as des doutes ?
— Quelles preuves avons-nous ? Peut-être qu'ils étaient les coupables
tout désignés. Drôlement pratique, comme solution. Réfléchis une seconde.
Yeller se fait descendre par la police. Swade disparaît dans la nature. Affaire
classée, pas de pots cassés. Fastoche, non ?
— Mais alors, à ton avis, qui a tué Alexander Cross ?
— Qui sait ?
De nouveau, les petits neurones de Myron se mirent à tricoter, en
symbiose avec ses synapses. Sans grand résultat. Il jeta un coup d'œil à sa
montre. Sept heures trente.
— Tu es pressé ? lui demanda Jessica.
— Euh... Oui, un peu.
— Je croyais que le match de Duane ne commençait qu'à treize heures ?
— C'est vrai, mais j'essaie de conclure avec un junior. Eddie Crâne. H
joue à dix heures.
— Je peux venir avec toi ?
— Bien sûr.
— Tu as des chances de le convaincre ?
— J'ai le môme dans la poche, mais son père n'est pas d'accord.
— Pourquoi ? Il n'a pas confiance en toi ?
— Je crois qu'il aimerait mieux confier F avenir de sa progéniture à une
plus grande agence.
— Je peux t'aider, peut-être ? Tu veux que je lui fasse mon petit numéro
de charme ?
Myron hésita. Pas très longtemps.
— Un joli décolleté, ça pourrait aider. C'est le genre de mec à tomber
dans le panneau.
— Ah, bravo, ça fait toujours plaisir d'apprendre qu'on est appréciée pour
ses facultés intellectuelles. Et qu'on est amoureuse d'un mac.
— Ah bon ? Je croyais que tu étais plutôt Bill Gates ! Et, justement,
j'aimerais tester tes facultés.
— Lesquelles ?
— Insertion, format, outils, enfin les bases. Il paraît que les novices se
plantent mais on peut toujours copier-coller.
— Je vois, dit Jessica. J'aurais bien voulu passer le test mais, désolée, je
n'ai pas de souris sous la main.
— Pas de problème. Je suis très bien équipé.
— C'est fou ce que vous êtes prêt à faire pour satisfaire vos clients, n'est-
ce pas ? Quelle conscience professionnelle !
— Alors ? Toujours pas candidate ? Jessica lui lança le regard qui tue.
— Non, merci.
— Non ?
Elle se pencha vers lui et lui murmura à l'oreille :
— L'informatique m'ennuie profondément. Il y a d'autres manières de
communiquer !
27
Jessica n'eut pas besoin d'exhiber son décolleté : les époux Crâne
tombèrent sous le charme, d'emblée. Madame se lança dans une grande
discussion à propos de littérature. Monsieur, quant à lui, était tellement subjugué
qu'il en oublia de contester les décisions de l'arbitre au début du deuxième set.
Très bon signe. A noter, se dit Myron : inviter Jessica lors de chaque négociation.
Pas mal d'autres agents assistaient au match. Costume-cravate, attaché-
case, le cheveu bien discipliné. Jeunes pour la plupart. Quelques-uns tentèrent
leur chance auprès de M. Crâne, qui les repoussa d'un geste.
— Quelle bande de vautours ! murmura Jessica à Foreille de Myron
tandis que l'un d'eux glissait sa carte dans la poche de poitrine de M. Crâne avant
de se faire éconduire.
— Ils ne font que leur boulot.
— Tu prends leur défense ?
— Je suis comme eux, Jess. S'ils ne sont pas agressifs, ils n'ont aucune
chance. De toute façon, ce n'est pas ça qui changera la décision des géniteurs du
petit prodige.
— N'empêche, je ne te vois pas ramper devant eux comme tous ces
clowns.
— Ah bon ? Et qu'est-ce qu'on fait là, à ton avis ?
Jessica se rattrapa de justesse :
— Oui, mais toi, c'est pas pareil. T'es honnête, et t'es mignon.
Que répondre à cela ?
Eddie écrasa son adversaire, 6-0, 6-0. Mais le score n'était pas aussi
révélateur qu'on aurait pu le penser. Eddie manquait de finesse. Son jeu
dépendait uniquement de sa puissance, il jouait comme un bûcheron. Tels des
boulets de canon du temps de Napoléon, ses balles atterrissaient sans aucune
précision. Enorme potentiel, mais c'était pas gagné. Beaucoup de travail en
perspective.
Les joueurs se serrèrent la main et les parents d'Eddie descendirent sur le
court.
— Rends-moi un petit service, dit Myron à Jessica.
— Oui?
— Occupe-toi des parents pendant deux ou trois minutes. Il faut que je
parle à Eddie seul à seul.
Elle s'en tira avec une invitation à déjeuner, guidant M. et Mme Crâne
vers le restaurant avec vue sur le court central. Pendant ce temps, Myron
accompagna Eddie jusqu'aux vestiaires. Le gamin transpirait à peine alors que
Myron, qui s'était contenté de regarder, était en sueur. Eddie marchait à grandes
foulées, une serviette autour du cou, complètement relax.
— J'ai dit aux mecs de TruPro d'aller se faire voir, annonça le futur
champion.
Voilà pourquoi Aaron avait si facilement lâché le morceau...
— Comment Font-ils pris ? demanda Myron.
— Ils ont pas eu l'air content.
— J'imagine.
— J'ai décidé de signer avec vous.
— Et qu'en pensent tes parents ?
— C'est pas leurs oignons. Je suis assez grand pour choisir et ils le
savent. Y a pas de lézard de ce côté-là.
Ils marchèrent en silence durant quelques instants, puis Myron se jeta à
l'eau :
— Eddie, il faut qu'on parle de Valérie.
Il eut un étrange sourire. Amer ? Désabusé ?
— Alors c'est vrai, ce qu'on dit ? Vous essayez de trouver le mec qui l'a
tuée ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Il faut que je le fasse, c'est tout.
Eddie hocha la tète. Visiblement, cette réponse lui suffisait.
— D'accord. Je vous écoute.
— La première fois que tu as vu Valérie, c'était en Floride, quand elle
s'entraînait avec Pavel ?
— Exact.
— Comment êtes-vous devenus amis, tous les deux ?
— Vous n'êtes jamais allé dans ce camp, n'est-ce pas ?
— Non.
— Alors vous pouvez pas comprendre. Ça peut paraître bizarre, une fille
de seize ans et un gamin de neuf ans qui se lient d'amitié. Mais dans le monde du
tennis, ça n'a rien d'anormal. Entre ados, on ne se fréquente pas parce qu'on est
tous rivaux. Val et moi, on se sentait très seuls, totalement perdus. C'est comme
ça que ça a commencé. Je suppose que c'est la différence d'âge qui nous a
rapprochés. On ne risquait pas de se faire de l'ombre, y avait pas de problème de
rivalité.
— T'a-t-elle jamais parlé d'Alexander Cross ?
— Oui, je crois bien. Ils sortaient ensemble, plus ou moins.
— C'était sérieux ?
Il haussa les épaules. Le gardien vérifia leurs badges et les laissa passer.
— Pas vraiment. La seule chose qui l'intéressait, c'était le tennis. Les
petits amis, c'était secondaire.
— Parle-moi de l'école de Pavel. C'était comment ? Valérie y était
heureuse ?
— Comment c'était ?
Eddie secoua la tête, comme pour chasser un cauchemar.
— C'était l'enfer. Pire qu'un jeu de rôle. Chacun pour soi et pas de
quartier. On était rien que des mômes et le but, c'était de s'entretuer.
— Et Valérie était la reine des nanas, n'est-ce pas ?
— On peut dire ça comme ça.
— Comment ça se passait, entre Pavel et elle ?
— Au début, ils étaient plutôt potes. Il la motivait comme personne. Elle
s'entraînait pendant des heures et des heures avec ses assistants, et juste au
moment où on aurait pensé qu'elle allait craquer, Pavel se pointait. Et zoom !
Elle repartait bille en tête. Val était une sacrée joueuse, tout le monde vous le
dira. Mais seul Pavel était capable de la booster. Quand il était là, elle se
surpassait et mettait tout le monde au tapis. Elle réussissait tous les coups, au
service, à la volée, du fond du court comme au filet. Je l'ai vue balancer des
smashes qui atterrissaient au ras de la ligne, au centimètre près. C'était
incroyable.
— Et puis?
— Ben... Du jour au lendemain, elle s'est mise à perdre tous ses matchs.
iL dit cela comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, une sorte
de fatalité.
— D'un seul coup, comme ça ? Que s'est-il passé ?
— J'en sais rien. Elle avait plus envie de gagner, je crois. Ça arrive à pas
mal de joueurs. Un jour, on s'aperçoit qu'on en a marre. Trop de pression. On est
comme du bétail. Alors on envoie tout balader. Ras le bol. Point final.
— Comment a réagi Pavel ?
— Il était furieux, évidemment. Il a sorti toute la panoplie. Parce que,
vous comprenez, c'était lui qui tirait les ficelles. C'était à cause de lui qu'on
n'avait pas de copains. « Ça permet de séparer le grain de l'ivraie », qu'il disait.
J'ai jamais bien pigé son truc, mais Valérie, elle marchait plus dans la combine.
Chez nous, c'était la reine, mais quand elle s'est retrouvée face à Steffi, Monica,
Gabriela... Elle a baissé les bras, et basta.
Eddie s'assit sur un banc, face à son casier. Ils étaient seuls dans ce
vestiaire plutôt sordide, dont le sol était émaillé de vieilles capotes et de bouts de
sparadrap. Myron s'assit près de lui, sur ce banc pas franchement appétissant.
— C'est vrai que tu as vu Valérie quelques jours avant sa mort ?
— Ouais. Dans le hall du Plaza. Ça faisait un bail qu'on s'était pas revus.
— Et alors, qu'est-ce qu'elle t'a dit ?
— Elle avait l'intention de faire son come-back. Même qu'elle était total
allumée, comme la bonne vieille Val d'avant. Et c'est là qu'elle m'a filé votre
numéro, et qu'elle m'a dit de surtout pas dealer avec Pavel ou TruPro.
— Elle t'a dit pourquoi ?
— Négatif.
— Et elle n'a rien ajouté d'autre ?
Il réfléchit un moment, rassemblant ses souvenirs.
— Pas vraiment. Elle avait l'air plutôt pressée. Elle a dit qu'elle devait
sortir pour régler une affaire.
— Quelle affaire ?
— Elle a pas précisé.
— Quel jour était-ce ?
— Jeudi, je crois.
— Tu te souviens de l'heure ?
— Vers les six heures du soir.
Valérie avait appelé l'appartement de Duane à dix-huit heures quinze.
Régler une affaire... Mettre un terme à sa relation avec Duane? Ou, au contraire,
menacer de la rendre publique ? Dans le deuxième cas, aurait-il pu la tuer pour
l'empêcher de parler ? Myron en doutait. D'autant que Duane était en train de
jouer devant plusieurs milliers de personnes au moment précis où l'on tirait sur
elle.
Eddie ôta ses tennis et ses chaussettes.
— J'ai deux billets pour le match des Yankees mercredi soir, dit Myron.
Ça te tente ?
— Je croyais que vous ne donniez pas dans ce genre de truc.
— Quel genre de truc ?
— La lèche.
— Eh bien si, tu vois. Tous les agents le font, et je ne suis pas différent
d'eux. Sauf qu'en l'occurrence, je pensais sincèrement que ça pourrait être
sympa.
Eddie se leva et eut un drôle de petit sourire :
— Là, j'y crois pas. Vous me chambrez, ou quoi ?
— A ton avis ?
Duane aimait rester seul avant un match. Win lui avait enseigné quelques
techniques de méditation, sans les cassettes bidon qui faisaient fureur sur le
marché. Il exigeait simplement qu'on ne le dérange pas et s'asseyait dans la
position du lotus, les yeux clos. Myron le trouva dans cette posture et décida de
respecter cet instant de concentration. L'interrompre pour lui parler de son
rendez-vous de la veille avec Deanna Yeller eût été sans doute une erreur.
Le stade était bondé. Tout le monde attendait avec impatience cette
rencontre entre le jeune espoir américain Duane Richwood et le Tchèque Michel
Brishny, champion confirmé, ancien numéro un, récemment rétrogradé au
cinquième rang. Myron et Jessica s'installèrent dans la tribune, aux premières
loges. Jess était fantastique, dans sa petite robe jaune toute simple. Les autres
spectateurs n'avaient d'yeux que pour elle. Rien de très nouveau. Les caméras de
toutes les chaînes de télé ne manqueraient pas de faire des gros plans sur elle
durant tout le match. Entre sa beauté et sa célébrité au sein du monde littéraire,
elle était l'une des cibles privilégiées des médias. Myron fut tenté de lui
demander de brandir sa carte de visite devant les objectifs - son agence aurait eu
besoin d'un peu de pub, en ce moment - mais renonça à l'idée ; il n'avait
décidément pas l'âme d'un gigolo.
Les parasites professionnels étaient fidèles au poste. Parmi lesquels,
naturellement, Ned Tunwell et quelques-unes des huiles de chez Nike. Ned
agitait les bras comme un moulin à vent qui aurait moulu du LSD plutôt que de
la farine. Myron, poli, lui concéda un discret petit signe de tète. Juste derrière
l'agité, était assis Roy O'Connor, le replet président de TruPro. A côté de lui,
Aaron, face tournée vers le soleil. Déguisé comme d'hab : costard blanc, pas de
chemise, poitrail à l'air. Non loin de là, Myron aperçut le sénateur Cross, entouré
d'un auguste aréopage de juristes chauves ou grisonnants. A une exception près :
Gregory Caufield. Myron tenait toujours à sonder Gregory. Peut-être une
occasion se présenterait-elle à l'issue du match ? La bombe platinée de l'autre
jour était là, elle aussi. Elle lui décocha un clin d'œil complice, qu'il préféra
ignorer.
H se tourna vers Jessica. Elle lui sourit.
— Tu es plus belle que jamais, lui dit-il.
— Plus belle que cette bimbo ?
— De qui tu parles ?
— De cette blonde siliconée qui vient de t' allumer comme c'est pas
permis.
— Je ne vois pas de qui tu veux parler. Puis, ce fut plus fort que lui :
— Comment tu sais qu'ils sont faux ?
— Trop bombés sur le dessus.
Les joueurs venaient de pénétrer sur le court et échangèrent quelques
balles pour s'échauffer. Deux minutes plus tard, Pavel Menansi fit son entrée.
Concert d'applaudissements. Il écarta les bras, embrassant la foule alentour, tel le
pape un jour de Pâques. Tout de blanc vêtu, à part un sweat vert négligemment
noué autour du cou. Le sourire éblouissant, il se dirigea vers le box de TruPro.
Aaron se leva, s'effaça devant lui, puis se rassit. Pavel et Roy O'Connor se
serrèrent la main.
Soudain, Myron eut comme une illumination. Comme un coup en plein
milieu du plexus solaire.
— Oh, non ! s'exclama-t-il.
— Qu'est-ce qui se passe ? s'inquiéta Jessica.
— Désolé, faut que j'y aille.
— Maintenant ?
— Je reviens dès que je peux. Sois gentille, tu m'excuses auprès de tout le
monde, d'accord ?
28
Quand Myron regagna le stade, Duane s'était pris deux vestes (6-3, 6-1) et
en était à 2-2 au troisième set. Myron s'assit à côté de Jessica et de Win. Au
passage, il nota que Pavel Menansi avait disparu. Mais Aaron était toujours là,
de même que le sénateur Cross et Gregory Caufield. Ned Tunwell, fidèle au
poste, entouré de ses collègues de chez Nike, gardait les bras le long du corps.
En fait, il était au bord des larmes. Tous les gens de Nike tiraient une tronche
longue de trois pieds. Henry Hobman, quant à lui, était plus rigide qu'un
monument aux morts.
Myron se tourna vers Jessica. Elle avait l'air légèrement contrariée mais
s'abstint de tout commentaire. Elle prit sa main dans la sienne et la serra. Il lui
sourit et remarqua qu'elle arborait une casquette rose fluo ornée du logo de Ray-
Ban.
— C'est quoi, ce truc sur ta tête ?
— Un mec m'a proposé mille dollars pour la porter. C'est cool, non ?
Myron connaissait le truc. Tout le monde savait que les caméras
s'arrêteraient sur elle, pendant et entre les matchs. Donc, gros plan sur sa
casquette. Pub ! Et pour pas cher ! Furieux, Myron s'en prit à Win :
— Et tu n'es pas intervenu ?
— Désolé, les couvre-chefs, c'est pas mon truc. Ça me décoiffe.
— Ouais, mais ce qu'il ne te dit pas, c'est qu'il est jaloux ! Le mec ne lui
proposait que cinq cents billets, à lui!
Win haussa les épaules.
— Discrimination sexuelle. C'est honteux.
Myron n'était pas dupe. Win non plus. Cinq cents dollars, c'était le prix. Mais
quelqu'un, chez Ray-Ban, avait pigé que Jessica valait plus que ça...
Sur le court, Duane venait de perdre le troisième jeu, 3 à 2. Crucial,
psychologiquement Les deux joueurs s'effondrèrent sur leurs chaises de part et
d'autre de l'arbitre, s'épongèrent le visage avec des serviettes discrètement
logotisees, burent quelques gorgées de leur eau sponsorisée. Duane, alors, ôta
son polo imbibé de sueur pour en enfiler un frais. Quelques fans du beau sexe,
ayant entraperçu ses tablettes de chocolat, poussèrent des cris admiratifs. Duane
ne sourit pas, lança un regard vers Henry. Au tennis, contrairement à ce qui se
pratique dans la plupart des sports, les joueurs n'ont pas le droit de parler à leur
entraîneur durant le match. Sortant de sa légendaire réserve, Henry leva la main
sur laquelle reposait son menton et serra le poing. Duane hocha la tête.
L'arbitre de chaise réclama le silence et annonça la reprise.
C'est alors que Pavel Menansi réapparut. Une bouteille d'Evian à la main,
son pull toujours noué autour des épaules, il s'assit derrière Aaron. Il sourit,
s'esclaffa, but une gorgée d'eau bien fraîche. Heureux de vivre. Les gens lui
donnaient de petites tapes amicales dans le dos. Une très jeune fille vint lui
demander un autographe. Pavel lui glissa quelque plaisanterie au creux de
l'oreille, et elle gloussa, ravie.
— Burgess Meredith, murmura Win, les yeux fixés sur le court.
— Quoi ?
— Burgess Meredith.
Encore le jeu sur les méchants dans Batman !
— Non, c'est franchement pas le moment, dit Myron.
— Au contraire.
— Pourquoi ?
Win remonta ses lunettes de soleil sur son nez :
— Arrête de les dévisager, Aaron risque de se douter de quelque chose.
Fais semblant de me parler. Burgess Meredith jouait quel rôle ?
— Le Pingouin.
— Et Bruce Lee ?
— Guest star dans un seul épisode. H jouait Kato. Mais je ne suis pas sûr
qu'on puisse le cataloguer parmi les méchants.
— Exact. A propos, la police a rendu le corps de Valérie à sa famille.
L'enterrement a lieu demain.
Duane était au service et réussit un ace. Enfin ! Le deuxième depuis le
début du match.
— Maintenant ça va se corser, dit Myron.
— Sur le court ?
— Arrête, t'es pas drôle. Je sais pourquoi les frères Ache veulent qu'on
laisse tomber.
— Ah. Je présume que les deux frangins n'ont pas envie de publicité ?
— T'as tout compris.
— J'en déduis que l'information vaut de l'or, y compris pour Aaron.
— On ne peut rien te cacher.
Win souriait, imperturbable. Myron se tourna vers Jessica. Elle serrait
toujours sa main dans la sienne.
— Si jamais tu te fais tuer, je te tue, murmura-t-elle.
Duane réussit deux autres aces puis un smash imparable, égalisant à 3
jeux partout, n jeta un coup d'œil vers Henry. Le reflet du soleil dans ses Ray-
Ban était aveuglant, il n'avait plus l'air d'un être humain mais d'un robot.
Quelque chose en lui avait changé. Il tendit son poing levé, tel un militant sûr de
vaincre.
Henry ouvrit la bouche pour la première fois depuis le début du match :
— Ah ! J'aime mieux ça.
30
Henry Hobman n'avait rien d'un joyeux luron mais avait le mérite de
connaître son métier. Duane remonta la pente. Gagna le troisième set : 6-4. Ned
Tunwell cessa de pleurnicher. Le quatrième set fut laborieux et se conclut par jeu
décisif, 7-6, avec trois balles de match que sauva Duane au fil du rasoir. Ned,
excité comme une puce, se remit à jouer les sémaphores. Duane remporta la
cinquième manche les doigts dans le nez, 6-2. Ned avait tellement pris son pied
qu'il dut aller changer de slip.
Ce fut un match marathon, à inscrire dans les annales : 3-6, 1-6, 6-4, 7-6,
6-2. Avant même que les combattants ne quittent le court, le mot circulait dans
les coulisses : « Historique ». Le match du siècle.
Après les congratulations d'usage et les conférences de presse, il se fit
tard. Jessica emprunta la voiture de Myron pour aller voir sa mère. Du coup, Win
le déposa au bureau. Esperanza était encore là.
— Superbe victoire, dit-elle.
— Ouais.
— Duane a joué comme un manche dans les deux premiers sets.
— Il a eu une nuit difficile, fallait qu'il récupère.
Bon, quoi de neuf ?
Esperanza lui tendit une liasse de notes.
— Contrat de mariage pour Jerry Prince. Version
définitive.
Ah, ces certificats prénuptiaux ! Une vraie galère. Myron les détestait. Le
mariage devrait être synonyme d'amour et de rien d'autre. Toute cette paperasse,
franchement, c'était aussi romantique que de changer la litière du chat.
Néanmoins, Myron était légalement tenu de veiller aux intérêts de ses clients.
Trop de ces mariages coup de foudre se soldaient par des divorces éclair, avec
une solide pension à la clé. On appelait ces jeunes femmes des « chercheuses
d'or ». Ça révoltait Myron. Certains le taxaient de sexisme. Ils avaient tort. Il
était fermement convaincu que les filles avaient le même problème. T'as du
succès, tu gagnes de la thune, et tout le monde t'aime, tout le monde te jure un
amour éternel et veut t'épouser.
— Quoi d'autre ? demanda-t-il à Esperanza.
— Emmett Roberts vous demande de le rappeler. Il a flashé sur une
bagnole, comme d'hab, et il voudrait votre avis.
Myron était l'heureux possesseur d'une Ford Taurus pas toute récente. Il y
tenait, comme Peter Falk tenait à sa vieille Peugeot. Question d'image de
marque. Ce qui ne faisait pas de lui l'expert ès-automobile, loin s'en fallait.
Emmett était un basketteur un peu ringard, abonné au banc des
remplaçants. Il avait toujours rêvé d'être sélectionné et d'intégrer la NBA. En
vain. Il faisait partie de cette myriade de stars locales qui jamais n'accéderaient
au premier rang, faute de talent. C'était triste, quelque part, mais ainsi va la
sélection, comme l'aurait affirmé Darwin. Un sage a dit un jour une phrase que
chacun devrait garder en mémoire : « Si tu rates une marche de l'escalier,
t'inquiète pas, y en a encore beaucoup d'autres à dégringoler. »
Myron consulta son agenda électronique. Esperanza le tenait à jour, et elle
était nickel, de ce côté-là. Ordre alphabétique et chronologique. Raston, Ratner,
Rextell, Rippard. Et... Roberts. Bingo ! Emmett Roberts !
Il se figea, prit une profonde inspiration.
— Où est la fiche de Duane ?
— Pardon ?
Il passa rapidement en revue tous les « R ».
— Je ne trouve pas la fiche de Duane Richwood.
C'est important, Esperanza. Vous l'avez perdue ? Vous l'avez classée ailleurs ?
Son regard fut suffisamment éloquent. Du genre : « Non, mais, pour qui
me prenez-vous ? »
— Ça doit traîner quelque part sur votre bureau, dit-elle. C'est vous qui
êtes bordélique, pas moi.
Elle était fâchée, de toute évidence. Myron scanna les « D », pour Duane.
Sans succès.
— Je suis désolé, Esperanza. Ne le prenez pas mal !
C'est juste que...
Trop tard. Elle était partie, claquant la porte derrière elle. Bof, ce n'était
pas leur première querelle.
N'empêche, Myron n'arrivait pas à comprendre pourquoi la fiche de
Duane avait disparu. Il connaissait Esperanza et lui faisait entièrement confiance.
Il composa le numéro d'Emmett Roberts.
— Salut, Myron ! Comment va ?
— Ça roule, Emmett. Mais dis-moi, c'est quoi, cette histoire de bagnole ?
— Eh bien, j'ai vu cette Porsche, aujourd'hui. Sacré beau bébé, avec
toutes les options. Et tout plein de bourrins sous le capot. Sacrée affaire* non ?
— Si c'est ce que tu veux...
— Non, c'est pas vrai ! J'ai l'impression d'entendre ma mère !
— Achète-toi une caisse un peu moins chère, dit Myron. Beaucoup
moins chère.
— Mais celle-là, c'est un rêve, Myron. Si seulement vous pouviez la voir
!
— Alors achète-la, fiston. Tu n'as pas besoin de ma bénédiction. Mais
pour passer à autre chose... est-ce que je t'ai déjà parlé de Norm Booker ?
— Qui?
Ah, mon Dieu, que les jeunes ont la mémoire courte !
— Je devais avoir quinze ou seize ans. Cet été-là, je m'étais dégoté un job
dans un camp d'entraînement, dans le Massachusetts. C'est là que les patrons des
Celtics sélectionnaient leurs gars. Moi, j'étais le larbin de service, tout juste bon
à passer la serpillière. Mais j'étais drôlement content, parce que je côtoyais les
grands. Cedric Maxwell, Larry Bird. Et, surtout, Norm Booker. Il venait de
l'Iowa, je crois.
— Oui, et alors ?
— Norm était génial. Un mètre quatre-vingt-dix-huit. Plus fort qu'un
bœuf, et drôlement rapide. Et puis vachement sympa. On a parlé, lui et moi. La
plupart des gars ne se seraient jamais abaissés à adresser la parole à un gamin
comme moi, mais Norm n'était pas comme ça. Je me souviens, c'était le meilleur.
Il était capable de marquer dos au panier. Il balançait le ballon par-dessus son
épaule et réussissait son coup neuf fois sur dix !
— Et alors ? Qu'est-ce qui lui est arrivé ?
— Il a passé la plupart de son temps sur le banc des remplaçants, sans
pouvoir montrer ce qu'il savait faire. L'année suivante, il a été viré des Celtics.
Sans aucune raison. Il a glandouillé un peu et a fini par être pris chez les
Trailblazers de Portland. Là encore, il n'a pas vraiment eu l'occasion de percer.
Mais à la fin de la saison, quand il a touché sa prime, il était tellement excité
qu'il s'est acheté une RoÛs. Il a claqué jusqu'à son dernier dollar pour cette
caisse. Il n'était pas inquiet : il aurait sa chance la saison suivante. Et celle
d'après. Sauf que Portland n'a pas renouvelé son contrat. Il a essayé de se faire
engager par deux ou trois autres clubs mais personne ne voulait de lui. La
dernière fois que j'ai entendu parler de lui, il avait dû revendre sa Rolls pour
nourrir sa famille. Emmett ne dit rien pendant un moment, puis :
— J'ai vu aussi cette Honda Accord. En leasing, c'est avantageux.
— Alors n'hésite pas, mon gare.
A quoi bon discuter ? Quand il avait l'âge d'Emmett, Myron pensait lui
aussi que tous les mecs au-dessus de vingt-cinq ans n'étaient que des vieux cons.
Soudain, il se demanda ce qu'était réellement devenu Norm Booker.
Il venait de raccrocher quand Esperanza revint dans le bureau. Elle inséra
une carte au nom de Duane Richwood dans son Rolodex.
— Alors, heureux ?
— Oui, dit-il en lui tendant deux feuilles imprimées. C'est la liste des
invités le soir où Alexander Cross a été tué.
— Je suis censée chercher quoi ?
— Est-ce que je sais ? Un nom familier. Un détail insolite...
— D'accord. Au fait, les funérailles de Valérie ont lieu demain.
— Je sais.
— Vous comptez y assister ?
— Bien sûr.
— Ah, autre chose : à propos de l'article sur Curtis Yeller... j'ai retrouvé
les coordonnées d'un de ses professeurs.
— Lequel ?
— Mme Lucinda Elright. Elle est à la retraite, à présent. Elle habite à
Philadelphie. Vous avez rendez-vous avec elle demain après-midi, juste après
l'enterrement.
Myron se cala contre le dossier de son fauteuil.
— Finalement, je ne suis pas sûr que ce soit nécessaire.
— Vous voulez que j'annule ?
Il réfléchit un instant. Au vu de ce qu'il avait appris sur Pavel Menansi, le
lien entre le meurtre de Valérie et de Curtis Yeller semblait de plus en plus
improbable. Ce n'était pas la mort d'Alexander Cross qui avait fait sombrer
Valérie dans la dépression. Pavel Menansi s'en était occupé, au fil des années. Il
l'avait méthodiquement poussée sur la pente fatale, observant sa détresse, ses
efforts pour se relever, ses échecs. La mort d'Alexander n'avait été que la
fameuse goutte d'eau. Myron était de plus en plus convaincu que les événements
qui s'étaient produits six ans plus tôt n'avaient aucun rapport avec le meurtre de
la jeune femme. De même, il n'y avait sans doute aucun lien entre Duane et
Valérie, à part leur brève liaison.
Sauf que...
Sauf que la veille, Myron avait vu de ses propres yeux Duane et la mère
de Curtis dans une chambre d'hôtel. Un peu gros, comme coïncidence !
— Non, Esperanza, n'annulez pas. J'irai voir Mme
Elright après la cérémonie.
31
Lucinda Elright était bien en chair, avec des bras puissants et un rire
chaleureux. Le genre de femme dont un enfant peut redouter qu'elle ne le serre
trop fort contre elle et qu'un adulte, rétrospectivement, regrette de ne pas avoir
eu pour mère.
— Bonjour, entrez donc ! dit-elle en écartant deux ou trois gamins
pendus à ses basques.
— Bonjour, madame. J'espère que je ne vous dérange pas trop ?
— Pas du tout, mon garçon. Vous prendrez bien quelques biscuits ?
Il y avait au moins une dizaine de gosses dans l'appartement. Tous noirs,
dont aucun n'avait plus de sept ou huit ans. Certains faisaient du coloriage,
d'autres construisaient un château fort avec des morceaux de sucre. L'un d'eux,
un garnement d'environ six ans, tira la langue à Myron.
— Avec plaisir, dit ce dernier.
— Maintenant que je suis à la retraite, je garde des enfants du voisinage,
expliqua Mme Elright.
Tandis qu'elle se dirigeait vers la cuisine, le petit rebelle tira de nouveau
la langue. Myron fit de même. Toujours très mature, Bolitar. Le mioche éclata de
rire. Lucinda Elright revint avec une assiette chargée d'un assortiment de
biscuits. A la noix de coco, aux pépites de chocolat, à la fraise...
— Ils ne sortent pas du four mais tout droit de leur paquet, dit-elle. Ça
vaut mieux : je ne suis pas experte en pâtisserie ! Mais asseyez-vous, Myron,
ajouta-t-elle en enlevant les jouets qui encombraient le canapé. Et servez-vous.
Myron obéit. Le petit garçon à la langue baladeuse se tenait derrière elle.
Convaincu de n'être pas vu, il recommença son manège. Sans tourner la tête,
Mme Elright l'avertit :
— Gerald, si tu tires encore une fois la langue, je te la coupe avec mon
sécateur.
Médusé, le gamin s'empressa de rentrer sa langue dans sa bouche.
— C'est quoi, un sécateur ?
— Je t'expliquerai plus tard. Pour l'instant, va jouer avec les autres. Et
tâche de ne pas faire de bêtises.
— Oui, m'dame.
Quand il fut hors de portée d'oreilles, elle murmura avec un sourire
indulgent :
— C'est à cet âge-là que je les préfère. Ils sont craquants, n'est-ce pas ?
Après, malheureusement, c'est une autre paire de manches.
Myron acquiesça et lécha la tranche de son biscuit fourré à la framboise.
Toujours le meilleur d'abord. Très adulte, Bolitar.
— Votre amie Esperanza, reprit Mme Elright, m'a dit que vous vouliez
que je vous parle de Curtis Yeller.
— Oui, m'dame.
Il lui tendit 1 ' article :
— Est-ce bien ce que vous avez déclaré, ou le journaliste a-t-il déformé
vos propos ?
Elle chaussa ses lunettes et parcourut le texte.
— Oui, c'est exactement ce que j'ai dit.
— Et vous le pensiez ?
— Apprenez, jeune homme, que je dis toujours ce que je pense. J'ai
enseigné dans le secondaire pendant vingt-sept ans. J'ai accueilli dans ma classe
plus d'un gamin qui venait de maisons de redressement. J'en ai vu certains se
faire tuer dans la rue. Jamais je n'en ai parlé à la presse. Vous voyez cette
cicatrice ?
Elle releva sa manche et désigna une vilaine estafilade sur son bras dodu.
— Un coup de couteau. D'un élève. Une fois, l'un d'eux m'a même tiré
dessus. Au cours de ma carrière, j'ai confisqué plus d'armes que n'importe quel
détecteur de métaux. C'est ce que je voulais dire tout à l'heure, à propos de
Gerald. Ils sont tellement mignons quand ils sont petits. C'est ensuite que ça se
gâte.
— Mais Curtis était différent ?
— Curtis n'était pas seulement un bon garçon. C'était l'un des meilleurs
élèves que j'aie jamais eus. Intelligent, poli, serviable. Attention, ça ne veut pas
dire qu'il n'avait pas de personnalité. Il était populaire auprès de ses camarades.
Très doué en sport. Je le répète, ce gamin était une perle.
— Et sa mère ? demanda Myron. Vous l'avez connue ?
— Damna ? Courageuse. Elle était seule pour élever son fils, comme
beaucoup de jeunes femmes. Elle était fière et déterminée. Plutôt stricte. Curtis
devait respecter le couvre-feu. De nos jours, les enfants ne savent même plus ce
que veut dire ce mot. Récemment, un gosse de dix ans a reçu une balle perdue
dans la rue, à trois heures du matin. Maintenant, dites-moi, monsieur
Bolitar, que faisait un gamin de dix ans dehors au beau milieu de la nuit ?
— Ça laisse songeur, en effet.
— Enfin, j'imagine que vous n'êtes pas venu jusqu'ici pour m'écouter
radoter...
— Vous ne radotez pas, madame Elright. Et j'ai tout mon temps.
— Vous êtes un charmant garçon, Myron, mais je sais que vous avez une
idée derrière la tête. Une idée bien précise. Alors si vous alliez droit au but ? De
quoi vouliez-vous me parler ?
— Deanna YeÛer.
— Ah oui. Deanna. Vous savez, je pense souvent à elle. C'était une mère
exceptionnelle. Elle assistait à toutes les réunions de parents d'élèves. Curtis était
sa joie de vivre, son rayon de soleil. Elle était si fière de lui.
— L'avez-vous revue après la mort de son fils ?
— Non. Elle n'a plus jamais donné de nouvelles. Pauvre femme. H n'y a
pas eu de funérailles, pas la moindre cérémonie. Je l'ai appelée à plusieurs
reprises, sans succès. C'était comme si elle avait disparu de la surface de la terre.
Mais je la comprends. La vie n'a pas été tendre avec elle. Dès le départ. Elle a
commencé sur le trottoir, vous savez.
— Non, je ne savais pas. Ça remonte à quand ?
— Oh, il y a bien des années. Elle ne savait même pas qui était le père de
Curtis. Mais elle s'en est sortie. EUe a travaillé comme une esclave, s'est tuée à
la tâche pour son petit Curtis. Et puis un jour, pfuit ! Plus rien. En perdant son
enfant, elle a tout perdu.
— Et Errdl Swade ? Le connaissiez-vous ?
— Ah, celui-là ! Un sacré numéro. Une catastrophe ambulante. Il ne
sortait de prison que pour y retourner. C'était le fils de la sœur de Deanna. Une
pauvre fille, droguée jusqu'à la moelle. Elle est morte d'une overdose.
Alors Deanna a recueilli le gamin. C'était son neveu, voyez, et Deanna
avait le sens des responsabilités.
— Errol et Curtis s'entendaient bien ?
— Pas trop mal, en fait. Et c'est surprenant, compte tenu de leurs
personnalités si différentes.
— Peut-être n'étaient-ils pas si différents, suggéra Myron.
— Que voulez-vous dire ?
— Apparemment, Errol a réussi à l'entraîner sur la mauvaise pente. Ils
étaient ensemble quand ils ont cambriolé ce club de tennis.
Lucinda Elright le regarda droit dans les yeux, prit un autre biscuit et
sourit
— Allons, Myron, ne vous faites pas plus bête que vous ne Fêtes ! Curtis
n'était pas idiot, lui non plus.
Que serait-il allé faire dans un endroit pareil ? Et pour voler quoi ? Réfléchissez
trois secondes.
Myron y avait réfléchi des heures durant. Il était plutôt content de trouver
enfin quelqu'un qui partageait ses doutes quant au scénario officiel.
— Oui, je suis d'accord avec vous. Mais j'avoue que je suis perdu. Que
s'est-il réellement passé, cette nuit-là ?
— Une chose est sûre : Errol et Curtis étaient sur place. En admettant que
Curtis ait été assez stupide pour se laisser entraîner dans un cambriolage voué à
l'échec, je ne peux pas croire qu'il ait tiré sur un policier. Les adolescents sont
imprévisibles, c'est vrai, mais on n'a jamais vu un dalmatien changer ses taches
contre les rayures d'un tigre. C'est génétiquement inimaginable.
Elle se redressa, posa les mains sur ses fortes cuisses.
— Non, c'est impossible. A mon avis, il s'est passé quelque chose de pas
très joli dans ce club de Blancs très sélect. Et ils avaient besoin d'un ou deux
gogos pour porter le chapeau. Noirs, de préférence : c'est tellement plus pratique
! Ne vous méprenez pas, Myron, je ne suis pas comme ça. Pas du genre
paranoïaque, à voir partout des complots racistes. C'est pas dans ma nature. Mais
là, je ne vois pas d'autre explication.
— Merci, madame Elright
— Appelez-moi Lucinda. Et accordez-moi une faveur.
— Oui?
— Quand vous saurez ce qui est réellement arrivé à Curtis, passez-moi
un coup de fil.
33
Myron décida de regagner son bureau à pied. Ce n'était pas très loin et, de
toute façon, il irait plus vite : la circulation était complètement bloquée sur la
Sixième Avenue. Les automobilistes klaxonnaient comme des malades - comme
si ça servait à quelque chose ! Un homme descendit d'un taxi. Costume à rayures
tennis, montre en or de Tag Heuer, chaussures Gucci, ce qui ne l'empêchait pas
d'arborer l'un de ces petits chapeaux pliants en forme de parapluie (ou de
parasol) vert fluo et des oreilles de Spock en plastique. Personne ne lui prêta
attention. Ah, New York ! Quelle merveilleuse ville peuplée de doux dingues !
Myron tâcha d'oublier les vapeurs d'essence et se concentra sur les
derniers événements. Selon la théorie officielle, Pavel Menansi avait abusé de la
jeune Valérie Simpson, provoquant chez elle une grave dépression qui avait
ruiné sa carrière. Mais elle s'en était finalement sortie et avait décidé de le
dénoncer - ce qui aurait eu pour effet de compromettre la réputation et les
finances de TruPro, c'est-à-dire des frères Ache. Ils l'avaient donc éliminée avant
qu'elle n'ait le temps de parler. Ça se tenait.
Du moins jusqu'à ce matin.
Avec le meurtre de Menansi, la théorie officielle venait d'en prendre un
sacré coup. Si l'on avait tué Valérie pour protéger son coach, pourquoi l'avoir
refroidi lui aussi ? Ce n'était pas logique. Sa mort n'apportait rien à TraPro, bien
au contraire.
Bien sûr, il était également possible que Frank Ache ait estimé que
Menansi représentait un trop gros risque, que le scandale finirait par éclater et
qu'il valait donc mieux prendre les devants.
Mais si Frank avait commandité ce deuxième meurtre, c'est Aaron qui se
serait chargé de l'exécution. D'après les premières constatations du légiste, Pavel
était mort entre minuit et une heure du matin. Or à minuit, Aaron reposait auprès
de ses ancêtres, grâce aux bons soins de Win. Voilà qui l'innocentait à coup sûr.
D'autre part, si Frank avait l'intention de se débarrasser de Pavel, pourquoi avoir
tenté d'intimider Myron en kidnappant Jessica ?
Au carrefour, une femme munie d'un porte-voix annonçait à la cantonade
qu'elle avait rencontré Jésus en chair et en os. Elle glissa un tract dans la main de
Myron :
— Jésus m'a confié ce message.
Myron jeta un œil à la feuille couverte de gribouillis.
— Dommage qu'il n'en ait pas profité pour vous
offrir une imprimante correcte, dit-il.
Elle lui lança un regard ahuri et se remit à s'égosiller dans son porte-voix.
Myron fourra le papier dans sa poche et en revint à ses propres préoccupations.
Non, réflexion faite, ce n'était certainement pas Frank Ache qui avait
ordonné d'éliminer Pavel. Pourquoi tuer la poule aux œufs d'or ?
Ce qui laissait deux possibilités. Soit on avait affaire à deux tueurs
travaillant pour deux patrons différents et celui de Menansi avait laissé le
fameux sac sur les lieux du crime pour brouiller les pistes et faire porter le
chapeau à son collègue. Ou bien il y avait une autre connexion entre Valérie et
Pavel, un lien bien moins évident que cette histoire d'abus sexuel. Cette
deuxième hypothèse ramena Myron à son obsession initiale : Alexander Cross.
Certes, Valérie et Pavel assistaient tous les deux à la réception donnée au
club de tennis, six ans plus tôt. Et alors ? Supposons que Jessica ait raison.
Supposons que Valérie ait vu quelque chose qu'elle n'aurait pas dû voir, cette
nuit-là. Qu'elle ait reconnu le vrai meurtrier d'Alexander, par exemple. Et qu'elle
ait décidé de révâter la vérité. Mais quel rapport avec Pavel Menansi ? Même s'il
avait lui aussi été témoin du crime, il s'était tu durant toutes ces années, alors
pourquoi aurait-il soudain changé d'avis ? Par ailleurs, que venait faire Duane
Richwood dans le tableau ? Et Deanna Yeller ? Et Errol Swade ? S'il était encore
vivant, où se cachâit-il, celui-là ?
Myron continua vers l'est sur environ cinq cents mètres, puis tourna dans
Park Avenue. En face de lui, l'immeuble Helmsley, majestueux et un tantinet
ostentatoire, semblait s'élever au beau milieu de la chaussée. A côté, la tour
MetLife, ex-PanAm, semblait se pencher au-dessus de lui comme pour le
protéger. Simple illusion d'optique : on n'était pas à Pise, même si ça faisait des
lustres que la tour avait été rebaptisée. Myron ne s'habituait pas au changement
de nom. Chaque fois qu'il débouchait sur Park Avenue, à ce carrefour précis,
Myron s'étonnait de ne plus apercevoir le logo de la PanAm.
Il y avait pas mal d'animation devant l'immeuble où étaient situés les
bureaux de Win et de Myron. Il contourna la sculpture - positivement hideuse -
qui ornait l'entrée. Ça ressemblait à un gigantesque amas d'intestins. Myron avait
vainement cherché la plaque indiquant le nom de cette œuvre qui sans doute
resterait dans les annales. Curieusement - mais au fond, non, pas si étonnant que
ça dans une ville comme New York -, quelqu'un avait volé ladite plaque, qui
n'avait jamais été remplacée. Qui pouvait avoir eu l'idée de piquer un truc pareil
? Et pour en faire quoi ? L'exposer au-dessus de la cheminée ? En faire une table
basse ? Peut-être y avait-il un marché parallèle, des amateurs d'art moderne qui
n'avaient pas les moyens de s'offrir les sculptures et en collectionnaient les
plaques, faute de mieux ? Les gens sont si bizarres, parfois...
Myron pénétra dans le hall. Trois hôtesses Lock-Horne étaient assises
derrière le comptoir de réception et souriaient à en avoir des crampes aux
maxillaires. Encore fraîches et jolies malgré l'excès de maquillage. Le genre de
petite blonde qui rêve de devenir top model et pense avoir plus de chances de
rencontrer un mécène dans le hall de l'empire Lock-Horne plutôt qu'en tant que
serveuse dans une cafétéria du Bronx. Myron passa devant elles, leur adressant
son sourire le plus dévastateur. Elles l'ignorèrent. Le flop total. Bon, elles avaient
dû le voir en compagnie de Jessica. Oui, ça devait être ça.
En sortant de l'ascenseur, il se dirigea directement vers Esperanza. Son
chemisier blanc contrastait de façon saisissante avec sa peau cuivrée. Ah, sacrée
Poca-hontas ! Elle aurait été fantastique dans une pub pour ces lotions qui
permettent de bronzer sans soleil. Offrez-vous Malibu sans bouger de chez vous
!
— Hello, dit-il.
Elle leva les yeux, posa la main sur le récepteur du téléphone.
— Myron, vous tombez bien ! J'ai Jake au bout du fil. Vous le prenez ?
— Oui, passez-le-moi. Salut, Jake !
— Où t'étais passé, espèce d'enfoiré ? Y a une meuf
qu'a pratiqué une vague autopsie sur Curtis Yeller. Elle est d'accord pour
te rencontrer.
— Une meuf ?
—Oui, enfin, une nana. Excuse-moi si je maîtrise pas encore tout à fait la
langue des Blancs. La plupart du temps, je parle encore comme un Nègre.
— Ça c'est parce que t'es trop paresseux pour prononcer « afro-
américain ». Trop de syllabes.
— Je croyais que la dernière en date, c'était « citoyen américain riche en
mélanine ».
— D'abord on ne dit plus « langue des Blancs », mais « langue de bois ».
C'est comme ça, mon pote. Faut sortir, de temps en temps. Le vocabulaire
évolue, à défaut des mentalités. T'es pas encore tout à fait séman-tiquement
correct, Jake !
— Ouais, je vois. Bon, blague à part, l'assistante du légiste s'appelle
Amanda West. Elle a l'air bien décidée à cracher le morceau.
Jake lui donna le numéro de téléphone et l'adresse.
— Et le flic ? Jimmy Blaine, c'est bien ça ?
— Aucune chance, à mon avis.
— Il est toujours dans la police ?
— Non. Retraité.
— T'as pu avoir son adresse ?
— Ouais.
Esperanza, les yeux rivés sur l'écran de son ordinateur, ne réagit pas.
— Tu pourrais me la filer ? demanda Myron.
— Non.
— Je n'ai pas l'intention de le harceler, Jake. Je te l'ai juré.
— J'ai dit non.
— Tu sais très bien que je peux retrouver ses coordonnées sans ton aide.
— Oui, mais au moins je ne serai pas responsable de sa mort. Jimmy est
un mec bien, Myron.
— Moi aussi.
— Sans doute. Mais quand tu te lances dans tes petites croisades, tu
laisses pas mal de cadavres derrière toi, avoue-le.
— Ce qui veut dire ?
— Laisse béton. Oublie Jimmy, s'il te plaît.
— Mais de quoi as-tu peur ? Je veux simplement lui poser deux ou trois
questions.
Silence au bout du fil. Esperanza demeura discrète, ne leva pas les yeux
de son écran. Myron insista :
— Sauf si ton pote Jimmy a quelque chose à se reprocher.
— Laisse tomber, répéta Jake.
— Même si...
— Même si. Allez, ciao, Myron.
Bip, bip... Myron n'avait plus que la tonalité pour interlocuteur.
— Bizarre, dit-il. C'est pas son genre de me raccrocher au nez.
— C'est vrai, marmonna Esperanza, les yeux toujours collés sur son
écran. En attendant, vous avez plein de messages sur votre bureau, Myron.
— Vous avez vu Win ?
— Non.
— Pavel Menansi est mort. Assassiné. Hier soir.
— Le même tueur que pour Valérie ?
— C'est ce que pense la police.
— Mon Dieu, ça me fend le cœur ! Je suis sûre que je ne vais pas en
dormir de la nuit !
Esperanza leva enfin les yeux de son ordinateur.
— Vous saviez qu'il faisait partie des invités, à cette soirée en l'honneur
d'Alexander Cross ? Vous vous rappelez, la liste que je devais examiner au
microscope.
— Je m'en doutais. Vous avez trouvé d'autres noms intéressants ?
Elle esquissa un sourire.
— A vous de deviner, patron.
— Non, c'est pas drôle. Qui ? Dites-moi qui !
— Le dernier auquel on aurait pu penser. Le débile de service. Le lapin
avec les grandes oreilles.
— Non, j'y crois pas ! dit Myron.
— J'ai bien peur que si.
— Ned Tunwell ?
— Ah, c'est pas trop tôt !
Super Myron, qui se fait niquer par Nike et est le dernier au courant !
— Mais quel rapport avec Valérie ?
— Ned, alias Edward, pour les intimes. J'ai pioché dans les archives, et
dans les comptes. Devinez qui a signé le premier contrat de Nike avec Valérie ?
— Edward Tunwell.
— Et qui a bu la tasse, quand elle a plongé ?
— Ned Tunwell.
— Vous comprenez vite !
Elle baissa de nouveau les yeux vers son écran et se mit à taper
fébrilement sur le clavier. Myron attendit. Puis, n'y tenant plus, l'interrogea :
— Rien d'autre ?
— Juste une rumeur. Aucune preuve.
— A quel propos ?
— Eh bien... Il semblerait que Ned Tunwell et Valérie Siiripson aient été
très intimes. Bien plus que de simples amis.
— Appelez-le tout de suite. Je veux lui parler.
— Pas de panique. Je l'ai déjà convoqué. Il devrait se pointer ici à dix-
neuf heures.
— Esperanza, que ferais-je sans vous ?
39
Myron décida d'ignorer les conseils de Jake. Surtout après avoir écouté
les révélations d'Amanda West.
Trouver l'adresse de F ex-officier de police Jimmy Blaine n'avait pas été
chose facile : il avait pris sa retraite deux ans plus tôt et avait disparu de la
circulation. Esperanza la bien-nommée n'abandonnait jamais. Elle finit par
découvrir que l'homme s'était retiré sur les rives d'un petit lac dans les Poconos.
Myron se paya deux heures d'errance au sein d'une nature hostile avant de
trouver le chemin de terre qui correspondait à la description d'Esperanza. Il jeta
un coup d'oeil à sa montre : il avait le temps de discuter avec Jimmy Blaine et
d'être de retour au bureau pour son rendez-vous avec Ned Tunwell.
La baraque était rustique, sans prétention. Le genre de truc qu'on
s'attendait à trouver au fin fond de l'Amérique profonde. Allée de gravillons. Ne
manquaient que les nains de jardin. Sinon, tout le reste y était : la bannière
étoilée plantée dans le jardin au milieu des mauvaises herbes et le fauteuil à
bascule sous le porche. Un concentré d'immobilisme. Un demi-siècle plus tôt,
l'endroit devait ressembler à ça, trait pour trait. Comme si l'histoire s'était figée
pour l'éternité.
Myron enjamba les trois marches du perron et nota qu'une rampe d'accès
avait été construite, en parallèle. Plutôt incongrue, dans ce contexte. Comme un
beignet gorgé de graisse dans un resto bio. En l'absence de sonnette, il frappa à
la porte.
Pas de réponse. Etonnant. Fidèle à sa méthode, Myron avait appelé, dix
minutes plus tôt. Une voix d'homme avait répondu. Donc, Jimmy Blaine était
chez lui. Peut-être était-il parti à l'arrière de la maison pour ramasser du bois ou
réparer je ne sais quoi. Myron fit le tour de la baraque. Et en resta baba. Le
spectacle était... spectaculaire. A en tomber le cul par terre. Le soleil se couchait
sur le lac, tranquille et sûr de lui, beau comme un dieu.
Parfaitement immobile, un homme était assis dans un fauteuil roulant. A
ses pieds se tenait un énorme chien. Un saint-bernard.
Myron s'approcha.
— Bonsoir, dit-il, timidement.
L'homme ne daigna même pas lever les yeux. Il était vêtu d'un T-shirt
rouge et d'une casquette de base-ball posée dans le bon sens. Ses jambes étaient
couvertes d'un plaid. Etonnant, par cette chaleur. Et il avait un portable à portée
de main.
— Bonsoir, jeune homme.
— Belle journée, n'est-ce pas ? Ah, Bolitar, le roi de l'intro !
— Ouais.
— Dites-moi si je me trompe. Vous êtes bien Jimmy Blaine ?
— Ouais.
Avec ou sans le fauteuil roulant, c'était difficile d'imaginer ce mec en train
de nettoyer les bas-fonds de
Philadelphie durant les dix-huit dernières années. D'un autre côté,
Philadelphie était une ville tellement pourrie qu'elle aurait pu être nettoyée par
n'importe quel cul-de-jatte possédant encore une paire de couilles.
Silence. A part les mouches qui bourdonnaient et les moustiques qui
piquaient. Au bout d'un moment, Myron revint à la charge :
— Pas tellement de pluie cette année, n'est-ce pas ? Bolitar, roi de la
météo.
— Ouais. On a vu mieux.
— C'est votre chien, là ?
— Ouais. C'est Fred.
— Salut, Fred !
Myron gratouilla Fred derrière les oreilles. Lequel, tout content, remua la
queue avec frénésie et lâcha un pet retentissant.
— Vous vous êtes déniché un petit coin de paradis, dit Myron.
La petite maison dans la prairie. Dr Quinn à domicile. Myron s'imagina
un instant relooké en Charles Ingalls.
— Monsieur Blaine, je m'appelle...
— Myron Bolitar. Oui, je sais qui vous êtes. Je vous attendais.
— Ah, je vois. Jake vous a prévenu ?
— Il m'a dit que vous étiez borné, plus têtu qu'une mule. Mais intelligent.
— H a toujours eu tendance à exagérer. Je n'ai qu'une ou deux questions
à vous poser.
— Auxquelles je n'ai pas l'intention de répondre.
— Je sais, Jake m'a prévenu. Mais je ne vous citerai pas, monsieur
Blaine. Je ne dévoile jamais mes sources !
— Oui, Jake m'a dit que vous étiez réglo. Une sorte de justicier en
culottes courtes. Un Zorro pas tout à-fait mûr.
— Ah bon, il a dit ça ? Et quoi d'autre ?
— Que vous feriez mieux de vous mêler de vos fesses, enfin, il a
formulé ça autrement et c'était beaucoup moins gentil. Il a dit aussi que dès que
vous vous pointez ça sent le roussi. Bref, il m'a vivement conseillé de vous
envoyer sur les roses. Jake étant un pote de longue date, je serais plutôt enclin à
Fécouter. D'un autre côté, vous m'intriguez. C'est la mort de Curtis Yeller qui
vous empêche de dormir, n'est-ce pas ?
— Oui. Je veux simplement découvrir qui Fa tué.
— Inutile de chercher plus loin. C'est moi.
— Non. Je n'y crois pas une seconde. Silence.
— C'est moi. Je l'avoue.
— Bon. Alors racontez-moi ce qui s'est passé.
— Cet enfoiré avait une arme à la main, pointée vers moi. J'ai tiré avant
lui. Légitime défense. Point final.
— Où étiez-vous, quand vous avez tiré ?
— Bof, je ne sais plus. Une vingtaine de mètres.
— Combien de coups avez-vous tirés ?
— Deux.
— Et il est tombé ?
— Non. Il s'est fait la malle avec son pote Swade. Ils ont disparu, tous les
deux.
— Vous avez tiré sur un suspect, par deux fois, dans les côtes et en pleine
face, et il a trouvé le moyen de s'enfuir ?
— Non, j'ai pas dit ça. On les a vus, ils couraient, on courait derrière eux,
et d'un seul coup ils ont disparu. C'était le quartier des Yeller. Quelqu'un a dû
leur ouvrir une fenêtre. Ou une porte.
— Ah oui ? Et il s'est réfugié chez eux, avec le crâne éclaté?
Jimmy Blaine haussa les épaules :
— Je n'en sais rien. Peut-être que Swade l'a aidé ?
— Vous savez très bien que ça ne s'est pas passé
comme ça» dit Myron. Ce n'est pas vous qui l'avez tué.
Blaine ouvrit de grands yeux.
— C'est la deuxième fois que vous me dites ça. Vous pouvez m'expliquer
pourquoi ? Je vous rappelle que j'y étais, et pas vous.
— Deux balles ont atteint Yeller.
— Oui, je sais. Je vous l'ai dit, j'ai tiré deux fois.
— Sauf que les deux balles n'étaient pas du même calibre. Celle qui l'a
tué n'était pas la vôtre.
Jimmy Blaine en resta coi.
— Pas du même calibre, dites-vous ?
— Affirmatif.
— Je me suis renseigné, par la suite. Ce môme que j'ai tué n'était même
pas fiché. Dans ces quartiers, c'est plutôt rare. Et vous savez ce que ça veut dire ?
J'ai tiré sur un gamin de seize ans, un brave gosse. Jamais je ne me le
pardonnerai.
— Ce n'est pas vous qui l'avez tué, dit Myron. C'est en partie pour ça que
je voulais vous rencontrer.
— Mais comment avez-vous su, à propos des balles ?
— La jeune légiste - elle était stagiaire à l'époque -avait tout compris.
Elle vient de me raconter ce qu'elle a constaté. Mais vous ? Vous étiez au
courant, bien sûr ?
— Non. Je vous le jure. Je sais que vous n'allez pas me croire mais pour
moi, c'était de la légitime défense. Personne n'en a douté. Mes supérieurs n'ont
même pas jugé utile d'investiguer. Finalement, je n'avais fait que mon boulot, et
mon devoir de citoyen. Tout le monde était content, y compris moi, parce que je
tenais à mon job.
Myron attendit la suite de la confession, qui ne vint pas.
— Vous savez qui a tué Curtis Yeller. Qui protégez-vous, et pourquoi ?
Silence.
Fred remuait la queue, tout content. Il avait du flairer un lièvre. Les
animaux, à l'instar des philosophes, savent apprécier l'instant présent. Myron
contemplait le lac, hypnotisé par cette surface argentée et insondable.
— Ils m'ont fait porter le chapeau et moi je n'ai rien vu, dit Blaine. J'ai
porté ce fardeau durant ces six dernières années mais quelle importance ? Ce
brave vieux Jimmy ! Le pigeon idéal ! Tellement con qu'il gobera tout ce qu'on
lui dira. Oh, bien sûr, ils ont été sympas. Lavé de tout soupçon, le Jimmy. C'est
tout juste s'ils ne m'ont pas décerné une médaille. C'est vrai, quoi : en tirant,
j'avais sauvé la vie de mon coéquipier. Ça faisait de moi un héros et tout le
monde s'en félicitait. Sauf moi.
Myron faillit lui demander pourquoi mais préféra se taire : les confidences
sont fragiles, mieux vaut ne pas les interrompre.
— J'ai vu ce garçon baigner dans son propre sang, continua Blaine. J'ai vu
sa mère le tenir dans ses bras et je l'ai entendue hurler à la mort. Il n'avait que
seize ans. Et ce n'était même pas un voyou. Ni drogué, ni dealer, ni braqueur.
C'était un bon p'tit gars. Je me suis renseigné, par la suite. Ce n'était même pas
lui qui avait poignardé le fils du sénateur. C'était l'autre. Swade. Un bon à rien.
Deux canards sauvages vinrent effleurer la surface du lac, puis reprirent
leur envol.
— Je me suis rejoué cette scène des milliers de fois dans ma tête. Il faisait
nuit, on n'y voyait pas à un mètre. Peut-être bien que le gamin n'avait pas
l'intention de tirer. Et je ne suis même pas sûr qu'il avait un flingue à la main.
Mais quelle importance, à présent ?
Légitime défense ! C'est pratique, pour s'acheter une bonne conscience. Sauf que
je n'y ai jamais totalement cru. J'entends encore les cris de sa mère. Je la revois,
serrant contre son cœur la tête ensanglantée de son garçon. Ça me poursuit, nuit
et jour. J'y pense sans arrêt. Et penser, c'est pas très bon, pour un flic. Ça ne fait
pas partie du job. Quatre ans plus tard, je me suis retrouvé devant un môme qui
me tenait en joue. J'ai revu la mère de Curtis Yeller et j'ai hésité. Un peu trop
longtemps. H pointa l'index vers ses jambes inertes :
— Et voilà le résultat. Sacré vieux Jimmy ! Cloué dans son fauteuil.
Retraite anticipée.
Silence pudique, de part et d'autre.
A présent, Myron comprenait pourquoi Jake s'était montré si réticent, au
téléphone. Jimmy Blaine était peut-être coupable mais pas responsable, comme
disent les politiciens. Quelle qu'ait été sa faute dans l'affaire Yeller, il avait payé
le prix fort. Le seul problème, c'est qu'il n'avait commis aucune faute, justement.
Légitime défense ou non, il n'avait pas tué Curtis, point final. En fin de compte,
Jimmy Blaine n'était qu'une autre victime.
Myron demeura silencieux un instant, puis revint à la charge :
— Savez-vous qui a tué Curtis Yeller ?
— Non, pas vraiment.
— Mais vous avez une petite idée ?
— Oui, on peut dire ça comme ça.
— Et vous ne voulez pas en parler, n'est-ce pas ?
Jimmy Blaine baissa les yeux vers Fred, comme pour trouver la réponse. Le
chien ne bougea pas d'un poil Etalé sur le parquet, le museau entre les pattes, il
remplissait parfaitement son rôle de carpette. Contrairement aux philosophes, les
animaux savent se taire quand il le faut.
Finalement, Blaine se décida :
— Henry et moi - c'était mon coéquipier, à l'époque - enfin, bref, Henry et
moi, on patrouillait et on a reçu cet appel, un peu après minuit. Deux suspects
avaient volé une voiture à deux pas du club de tennis Old Oaks. Une Cadillac
Seville bleu marine. Vingt minutes plus tard, on a repéré le véhicule sur le
périph. On Fa pris en chasse et les types ont accéléré. Alors Henry a appuyé sur
le champignon, évidemment.
La voix de Jimmy avait changé. Il était redevenu flic, il lisait le compte
rendu qu'il avait dû remettre à son chef six ans plus tôt, et qu'il s'était récité tant
de fois depuis cette horrible nuit.
— Ensuite, reprit Blaine, la Cadillac s'est engagée dans une impasse près
de Hunting Park Avenue. Pris au piège, les suspects ont abandonné leur véhicule
et se sont enfuis. Henry et moi, on les a suivis. On les avait pratiquement
rattrapés quand l'un des deux s'est retourné vers nous et a sorti un flingue de sa
poche. Henry lui a dit de poser son arme, mais l'autre a tendu le bras, le doigt sur
la détente. C'est là que j'ai tiré. Deux fois. Le garçon a trébuché et puis il a
disparu à l'angle d'un immeuble. Le temps qu'on arrive au carrefour, il n'y avait
plus personne à l'horizon. Ni lui ni son copain. On a pensé qu'ils s'étaient
planqués dans les parages, alors on a attendu les renforts tout en surveillant la
zone du mieux qu'on pouvait, sans prendre trop de risques. Finalement, ce ne
sont pas les collègues qui se sont pointés en premier, mais les autres types, soi-
disant des services secrets.
— Les hommes du sénateur Cross ?
— Oui. Ils ont prétendu appartenir à une brigade de « Sécurité nationale
» mais, à mon avis, c'étaient des mecs de la Mafia.
— Pourtant, le sénateur m'a affirmé n'avoir aucun contact avec le milieu.
Jimmy Blaine leva un sourcil :
— Vous plaisantez ?
— Pas du tout.
— Elle est bien bonne, celle-là. Tout le monde sait que les parrains
tiennent Bradley Cross par les couilles. Plus spécifiquement, la famille Perretti.
Cross est un joueur invétéré. Complètement accro. Il a également été arrêté deux
fois avec des prostituées, lors de rafles. En plus, l'un de ses adversaires politiques
- au début de sa carrière, quand il n'était encore que membre du Congrès - a été
retrouvé au fond de FHudson avec des chaussures en ciment, durant les
primaires.
— Et vous avez pu remonter jusqu'à Cross ?
— On n'a jamais pu le prouver mais c'est un secret de Polichinelle.
Ainsi, Win avait raison. Ce cher sénateur l'avait clairement pris pour un
con. Ton bon cœur te perdra, Bolitar...
— Revenons-en au cas Yeller, dit Myron. Que s'est-il passé ensuite ?
— Comme je le disais, les gus du sénateur sont arrivés presque
immédiatement. Ils étaient branchés sur notre fréquence. Par radio, on a reçu
l'ordre de coopérer à cent pour cent. Un sacré déploiement, rien que pour choper
deux gamins ! Je m'étonne encore qu'Henry et moi on les ait retrouvés avant les
autres rigolos. Pour ce genre de truc, ces mecs-là sont plus efficaces que nous,
vous savez.
Myron ne le savait que trop. Les mafieux possèdent pas mal d'avantages
par rapport à la police. Ils connaissent le terrain comme leur poche, ont des
complicités un peu partout - bakchich oblige. En outre, ils se foutent royalement
des lois, des droits du citoyen et tout le bazar. A côté de la terreur qu'ils inspirent,
la peur du gendarme, c'est un jeu de rôle pour pré-adolescents.
— Ensuite ?
— On a commencé à ratisser la zone avec nos torches. On a fouillé les
poubelles» les bennes, tout ça. Le grand jeu, flics et « agents spéciaux » main
dans la
main. Et puis, deux ou trois minutes plus tard, on a entendu des coups de feu.
Ça venait d'un squat près de l'endroit où j'avais tiré sur Yeller. Henry et moi, on
s'est
précipités. Mais les hommes du sénateur étaient déjà surplace.
Blaine s'interrompit, se pencha et gratouilla Fred derrière les oreilles. Le
chien remua la queue et leva vers son maître un regard éperdu d'adoration.
— Vous connaissez la suite, reprit Jimmy d'une voix éteinte. Curtis
Yeller était mort. Sa mère, à genoux, le serrait dans ses bras. Elle répétait son
prénom encore et encore, comme si elle espérait le ramener à la vie. Ou plutôt le
réveiller pour l'emmener à l'école. Puis elle s'est mise à le bercer comme un
bébé, tâchant de le calmer pour qu'il se rendorme. C'était insoutenable. On était
tous debout à la regarder, les bras ballants. Même les caïds du sénateur l'ont
laissée tranquille.
— Mais les coups de feu ?
— Oui, quoi ?
— Ceux qu'Henry et vous avez entendus. Vous ne vous êtes pas posé de
questions ?
— Si, bien sûr. Mais j'ai pensé que les types de la sécurité avaient tiré
sur Swade et qu'ils l'avaient raté. C'est vraiment ce que j'ai cru.
— Il ne vous est pas venu à l'idée qu'ils avaient pu tuer Yeller?
— Non.
— Pourquoi ?
— Je viens de vous raconter la scène, dans quel état on a trouvé sa
mère...
— Oui, mais je ne vois pas le rapport.
— Eh bien, quand elle a finalement compris que son fils ne risquait pas
de se réveiller, elle est devenue hystérique, elle s'est mise à hurler. Elle voulait
savoir qui avait tué son garçon. Elle voulait regarder l'assassin droit dans les
yeux, ce monstre qui avait abattu un gamin de sang-froid, à bout portant, dans la
rue. Elle a dit alors que Swade l'avait traîné jusque dans cet endroit alors qu'il
était déjà mort.
— Elle a dit tout ça ? Que Swade avait déplacé le corps de son cousin ?
— Oui.
Silence. Pas un bruissement d'ailes, pas plus celles d'une mouche que
celles d'un ange. Un vrai silence post-mortem, aurait dit Win. Myron tricotait des
neurones mais il avait toujours su faire ça discrètement. Jimmy Blaine aussi,
apparemment.
Au bout d'un moment, cependant, le flic paraplégique releva la tête.
— Drôlement cool, dit-il.
— Quoi ?
— Fallait qu'elle soit drôlement cool, Mme Yeller, si tout ça n'était que
du cinéma. Si elle mentait à propos de la mort de son propre fils. D'un autre côté,
je n'ai jamais compris pourquoi il n'y avait pas eu de répercussions. Elle n'a pas
porté plainte. Elle n'est pas allée voir la presse. Elle n'a même pas demandé
d'explications.
Il secoua la tête.
— Non, je n'arrive pas à y croire. Qui aurait pu la convaincre de se taire,
alors qu'on avait massacré sa chair et son sang ? Quels moyens de pression
auraient-ils pu employer ? Et si vite ? Le fric ? Les menaces ?
— Je ne sais pas, avoua Myron.
Un oiseau troubla la paix ambiante. Mais ce n'était pas un son mélodique.
Juste le croassement d'une corneille. Ou d'un corbeau. Jimmy Blaine fit pivoter
son fauteuil roulant en direction de sa cabane. Durant toute la durée de leur
entrevue, il avait sculpté un objet en bois. L'œuvre était terminée. Un lièvre.
Frappant de réalisme.
— Vous n'avez pas un petit creux ? demanda-t-il. Je vous invite à partager
mon modeste déjeuner. C'est de bon cœur.
Myron jeta un coup d'œil à sa montre. Il se faisait tard, il avait rendez-
vous au bureau avec Ned Tunwell.
— Merci, dit-il à regret, mais faut que j'y aille.
— Alors une autre fois, peut-être ? Quand vous en aurez fini avec cette
triste histoire.
— Avec plaisir, Jimmy.
Blaine souffla sur son lièvre miniature pour en ôter les derniers copeaux
et la sciure.
— N'empêche, ça me dépasse, murmura-t-il.
— Quoi donc ?
Il examina son œuvre sous tous les angles, d'un œil critique.
— Est-il possible qu'une mère se montre aussi cynique ? Combien
d'argent lui ont-Us offert ? Qu'ont-ils pu lui dire pour l'effrayer à ce point ? Bon
sang, comment peut-on bafouer la mémoire d'un être qu'on a mis au monde ?
Il reposa le petit lièvre en bois sur ses genoux et soupira.
— Non, décidément, je ne comprends pas.
— Moi non plus, dit Myron.
41
Myron remonta dans sa Ford Taurus et mit le cap à l'est. H était tout seul
sur l'autoroute. Autour de lui, rien que des arbres. Tout plein d'arbres, à perte de
vue. Ah, la nature ! En fait, la verdure, c'était pas franchement son trac. La
chasse, la pêche, toutes ces activités censées plaire aux hommes qui sont de vrais
hommes, ça le laissait froid. Quelque part, ça lui rappelait Ned Beatty dans un
film qui l'avait terrifié : Délivrance. Lui était un citadin pur jus. Il aimait les
gens. Le mouvement. Les néons. Le brait. Enfin, les bruits de la ville. 11
préférait nettement le chant des Klaxon sur Broadway aux grognements d'une
harde de sangliers au fond des bois. Sans parler du fameux brame du cerf, qu'il
n'avait jamais entendu qu'à la télé et n'avait jamais trouvé particulièrement
émouvant. Fin de la parenthèse.
A présent, il en savait un peu plus à propos de la mort d'Alexander Cross
et de Curtis Yeller. Il en avait même appris de belles, en vingt-quatre heures.
Mais rien de tout cela ne l'avançait quant au meurtre de Valérie Simpson. Or elle
demeurait tout de même son problème numéro un. Plonger son nez dans une
histoire enterrée depuis six ans, c'était intéressant, mais ce qu'il voulait, dans
l'immédiat, c'était démasquer l'assassin de Valérie. Découvrir pourquoi quelqu'un
avait voulu mettre un terme à cette jeune vie déjà bien amochée. Bolitar le
justicier. Le complexe de Zorro ? Win pouvait toujours se moquer, pour Myron,
c'était simple : Valérie méritait qu'éclate la vérité.
La route était toujours déserte, encadrée de deux murs de verdure. Myron
se mit à récapituler ce qu'il avait appris jusqu'à présent. Jimmy Blaine et son
coéquipier avaient vu Errol Swade et Curtis Yeller, les avaient poursuivis. Jimmy
avait tiré deux fois sur Yeller. Pour protéger son collègue, selon lui. C'était sans
doute vrai mais là n'était pas la question : si l'une de ces deux balles avait atteint
Curtis au thorax, elle n'avait pas été mortelle. L'important, c'était que quelqu'un
d'autre avait éclaté la tête du garçon à bout portant Avec une arme d'un calibre
différent. Et ce quelqu'un n'était pas un policier.
Qui avait tué Curtis Yeller ?
De toute évidence, l'un des hommes à la solde de Bradley Cross. Agents «
spéciaux » ou membres d'une brigade bidon, peu importe : côté logistique, la
petite armée perso du sénateur était bien équipée, Amanda West et Jim Blaine
l'avaient tous deux confirmé. Donc, trois éléments essentiels étaient réunis -
moyens techniques, opportunité et mobile. Le sénateur avait tout intérêt à ce que
Yeller et Swade disparaissent de la circulation. Un suspect vivant, ça peut
cracher le morceau - à propos de l'usage de certaines substances illicites, par
exemple. Ça peut aussi ternir l'image d'un fils à papa - et, par ricochet, celle du
papa. Oui, les suspects morts sont très pratiques.
Quant à Errol Swade et sa mystérieuse cavale... Myron était prêt à parier
son unique cravate qu'il avait été tué lors de la fusillade qu'avait entendue Jimmy
Blaine. Les hommes du sénateur avaient dû subtiliser le corps et s'en
débarrasser par la suite. Scénario non prouvé mais probable. Swade n'avait pas
grand-chose en sa faveur. Premièrement, il n'était pas futé. Un euphémisme, en
l'occurrence. Une litote, si vous préférez. Certains ont oublié d'être cons, comme
on dit. Errol, c'était tout le contraire : en venant au monde, il avait laissé son
cerveau dans le ventre de sa mère. Et, manque de bol, il avait poussé tout en
hauteur et frisait les deux mètres, malgré son jeune âge. Myron savait par
expérience qu'il est difficile de passer inaperçu quand on domine ainsi le pekin
moyen. Donc, il y avait peu de chances pour qu'il ait pu passer entre les mailles
des filets de la police et de la Mafia durant tout ce temps. Non. Pas la moindre
chance.
Le soleil était sur le point de se coucher. Sur la route, il y avait de la
concurrence, à présent. Les automobilistes avaient allumé leurs phares. Mal
réglés, comme d'habitude. Myron plissa les yeux et ralentit. Puis son esprit
vagabonda de nouveau. Comment la mère de Curtis s'était-elle retrouvée sur
place, serrant le corps de son fils dans ses bras ? Qui l'avait amenée jusque-là ?
Ensuite, on avait fait pression sur elle. La même personne ? Probablement.
Argent ou menaces ? Les deux, sans doute. Quoi qu'il en soit, Deanna Yeller
avait accepté de se taire.
Le scénario comportait quelques failles, néanmoins. La question du fric,
par exemple. Curtis avait été tué six ans plus tôt. Or le premier dépôt important
sur le compte de sa mère datait de seulement cinq mois. Pourquoi un tel délai ?
Elle aurait caché son magot sous son matelas pendant tout ce temps ? Peu
vraisemblable. D'un autre côté, si elle avait touché cet argent récemment,
pourquoi justement maintenant ? Et comment expliquer le meurtre de Valérie ?
Puis celui de Pavel ? Etrange timing.
Bonnes questions. Pas le début d'une réponse, mais bonnes questions.
Peut-être que Ned Tunwell avait sa petite idée là-dessus.
Quelque chose attira l'attention de Myron. Il leva les yeux et aperçut une
voiture dans le rétroviseur. Une limousine noire aux vitres teintées. Immatriculée
à New York.
La bagnole se rabattit sur la droite. Myron put la suivre dans le rétroviseur
extérieur, côté passager. Il se souvint alors qu'avec ce genre de miroir, la vision
panoramique fait paraître les objets plus éloignés qu'ils ne le sont en réalité.
Détail qui pouvait se révéler utile...
La limousine accéléra, parvint à son niveau. Une Lincoln Continental
extra-longue, façon XXXL. Le genre de machin démesuré qui peut contenir trois
cercueils mis bout à bout plus un aréopage de parrains et leurs gorilles. Myron
jeta un coup d'œil et ne vit que sa propre image dans les vitres aussi noires que la
carrosserie. Il s'adressa à lui-même un sourire et un petit salut amical. Son reflet
lui retourna la politesse. Joli garçon, se dit-il. Bolitar, t'es beau comme un dieu
mais ça sent le roussi.
La Lincoln roulait parallèlement à sa Ford, à présent. La vitre arrière, côté
conducteur, s'abaissa lentement. Le canon d'un gros calibre se pointa dans
l'interstice et tira. Deux fois, sans les sommations d'usage. Atteignant les pneus
avant et arrière de Myron. Il s'agrippa au volant et lutta pour garder le contrôle
mais sa brave petite Ford quitta la route, évita un arbre de justesse et piqua du
capot dans le fossé.
Deux hommes sautèrent hors de la limousine et se précipitèrent vers lui.
Tous deux en costard bleu foncé, mais l'un d'eux coiffé d'une casquette des
Yankees.
Flingues façon business et accessoires de base-bail... Etonnante
combinaison. La dernière mode, sans doute. Très tendance. Ils n'étaient pas non
plus venus les mains vides. Bien équipés, les garçons. Ce qu'ils avaient au poing,
c'étaient pas des pistolets à eau. En plus, ils n'avaient pas l'air d'avoir envie de
rigoler. Myron ravala sa salive. Il n'était pas armé. Il n'aimait pas se balader avec
un flingue. Ce n'était pas vraiment une question de principe mais plutôt de sens
pratique. C'est lourd, ça prend de la place, ça vous déforme la silhouette. Win
l'avait toujours mis en garde à ce propos, mais s'il avait dû écouter toutes les
conneries de son associé... N'empêche, en cet instant précis, il regretta de n'avoir
pas suivi ses conseils. Il s'était attaqué à des gens extrêmement puissants et aurait
dû se tenir prêt à ce genre de mésaventure. Il aurait pu au moins garder un
revolver dans la boîte à gants, au cas où.
Bon, l'heure n'était pas aux regrets. Aux regrets éternels, en l'occurrence.
Les deux types n'étaient plus qu'à quelques mètres de la voiture. Ne
sachant pas trop quoi faire, Myron s'aplatit autant qu'il le put et saisit le
téléphone.
— Sors de là, tronche de cake ! aboya l'un des costumés.
— Un pas de plus et je t'éclate ta tronche de naze ! répondit Myron.
Bolitar, le roi du bluff.
Silence.
Remerciant les numéros pré-enregistrés, Myron appuya sur celui de Win.
C'est alors qu'il entendit un petit bruit sec, comme le craquement d'une brindille
que l'on casse. Puis un grésillement dans le combiné. Le gus à la casquette de
base-bail venait d'arracher son antenne. Sale coup. Toujours courbé, il ouvrit la
boîte à gants et farfouilla à l'intérieur, sachant déjà ce qu'il allait trouver : des
cartes routières, le carnet d'entretien de la Tauras et quelques bouts de papier du
genre tickets de parking et de pressing. Il balaya alors le tapis de sol des yeux, à
la recherche d'un objet quelconque qui aurait pu lui servir d'arme. Le seul truc
qu'il dénicha, coincé sous le siège passager, fut F allume-cigare qu'il croyait
perdu depuis des mois. Un peu mince, contre une paire de tueurs équipés d'une
artillerie complète. A moins de se transformer rapidos en MacGyver, il était dans
de sales draps.
Les deux rigolos se rapprochèrent. Myron se creusait désespérément la
cervelle, en attendant de se la faire exploser par une rafale de mitraillette. Puis la
portière de la limousine s'ouvrit.
— Bolitar, arrête tes conneries. J'ai pas que ça à faire.
Au son de cette voix à l'accent new-yorkais - et pas des quartiers les plus chics -,
Myron sentit un frisson glacé lui parcourir l'échiné. Frank Ache.
— Sors de ta caisse immédiatement, trouduc. J'ai pas l'intention de te tuer.
— Vos hommes ont tiré dans mes pneus, dit Myron.
Réplique plutôt faiblarde, et même carrément débile.
Mais, face à la mort, on n'a pas toujours le sens de la repartie.
— Sans blague ! T'es observateur, petit. Tu t'es pas demandé pourquoi ils
ont visé si bas ?
— Oui, vous marquez un point.
— Bon, t'en veux une autre bien bonne ? J'ai deux kalachnikovs sur le
siège arrière. Si j'avais voulu ta peau, Billy et Tony ici présents se seraient fait un
plaisir d'arroser ce tas de merde que tu oses appeler une bagnole. Et tu serais plus
là à jouer les gonzesses effarouchées.
— Trente A, concéda Myron.
— Allez, y en a marre, trouduc. Tu gicles de là, et plus vite que ça.
Myron n'avait pas vraiment le choix. Il se redressa, ouvrit sa portière et
sortit de son abri. Frank Ache était resté assis à l'arrière de la limousine. Billy et
Tony tenaient Myron enjoué.
— Amène-toi» ordonna Frank.
Myron s'avança vers la Lincoln. Billy et Tony lui barrèrent aussitôt le
chemin.
— File-moi ton flingue, dit le fan des Yankees.
— A qui ai-je l'honneur ? Starsky, ou Hutch ?
— Ta gueule ! Allez, ton calibre ! Myron admira la casquette de base-bail
:
— Ah, j'y suis ! C'est pour cacher les implants, n'est-ce pas ?
— Quoi ?
— La casquette, ça va pas terrible avec le costard. C'est pour masquer le
champ de poireaux. C'est vrai que c'est pas joli, au début. Faut le temps que ça
pousse. Je vous comprends. Dans votre métier, c'est comme chez les animateurs
télé. L'image de marque, y a que ça qui compte.
— Bon, ça va, trouduc. Tu la fermes et tu me files ton matos.
Trouduc. Décidément, on s'était donné le mot, chez les truands. Le mot de
passe pour la journée ? Ou peut-être étaient-ils en mal de vocabulaire ?
— Désolé, vous n'avez pas dit « s'il vous plaît ».
La voix de Frank se fit entendre, agacée, depuis l'arrière de la limousine :
— Bordel de merde, Billy, il n'a rien. Tu vois pas qu'il se fout de ta gueule
?
Billy sembla plutôt vexé. Myron sourit et leva les mains, paumes tournées
vers le ciel, avouant son innocence.
Tony ouvrit la portière du chef et Myron grimpa à l'arrière de la grande
voiture, tandis que les deux sbires s'installaient à l'avant. Frank pressa un bouton
et une cloison vitrée coulissa, séparant les larbins du salon où régnait le maître.
La Lincoln Continental était rudement bien aménagée. Un vrai petit château»
avec bar, télévision et magnétoscope. Côté déco, le rouge dominait. Connaissant
les habitudes de Frank Ache, Myron en déduisit que le choix de la couleur n'était
pas dû au hasard. Ça devait lui économiser quelques frais de nettoyage. Les
taches ton sur ton, c'est plus facile à effacer.
— C'est gentil comme tout, chez vous, dit Myron.
Frank arborait sa tenue habituelle : un survêtement façon velours, un peu trop
petit pour lui. Celui-là était vert avec des bandes jaunes. La fermeture Eclair, sur
le devant, était ouverte à mi-poitrail, comme les costumes de scène des stars
disco des années 70. A en juger par sa bedaine, on aurait pu le soupçonner
d'attendre des jumeaux. Pour parfaire le tableau, il était chauve. Il lorgna Myron
durant quelques secondes avant de prendre la parole :
— Ça t'amuse de me faire chier, Bolitar ?
— Mon Dieu, Frank, j'avoue que je n'y avais pas encore pensé, mais
maintenant que vous le dites...
— Ne t'avise pas de jouer ce petit jeu avec moi, fiston. T'es rien qu'un
petit merdeux. Tu fais pas le poids. Compris ?
— Qu'est-ce qu'on fait, papa ? On se tutoie ou on se vouvoie ? Et je vous
le demande : qui a envoyé des enf oirés pour violer ma petite amie ?
Frank pointa un index menaçant sur la poitrine de Myron.
— Tu ne l'as pas volé, mec, et tu le sais très bien.
Myron ne dit rien. C'est vrai, il avait été stupide de mentionner Jessica. Ce type
était un psychopathe et un mot de trop pouvait faire toute la différence. Il fallait
marcher sur des œufs, ne jamais mélanger le business et les sentiments.
— Je t'ai prévenu, poursuivit Frank. Je t'ai même envoyé Aaron, pour que
tu saches que je ne plaisantais pas. Tu sais ce que me coûte Aaron, à la journée ?
— Pas grand-chose, à l'heure actuelle.
— Ah, ah ! je suis mort de rire ! dit-il, sérieux comme un pape. En vérité,
j'ai été sympa avec toi, Bolitar. Je t'ai servi le môme Crâne sur un plateau. Et
comment tu me remercies ? En venant foutre le bordel dans ma petite entreprise.
Je pourrais me fâcher, tu sais ?
— Je ne fais que mon boulot, rétorqua Myron. Je cherche un assassin.
— Et je suis censé t'aider ? Tu peux jouer les Batman tant qu'il te plaira, à
condition que ça ne me coûte pas un rond. Mais là, t'as dépassé les bornes. Pavel,
c'était la poule aux œufs d'or, pour moi.
— Pavel était un pédophile.
Frank leva les yeux au ciel :
— Ça, c'était son problème ! Ce que fait un mec dans sa propre chambre,
j'en ai rien à cirer. On vit dans un pays libre, non ?
— Tiens, vous votez démocrate, à présent ? C'est un scoop !
— Ecoute, Bolitar, tu veux que je te dise que j'étais au courant, pour
Pavel ? D'accord. Je savais qu'il se payait des gamines. Et alors ? Par rapport aux
types avec lesquels je bosse, Pavel Menansi était un saint. Dans mon métier, on
ne se pose pas ce genre de question. On n'est pas des moralistes. L'important,
c'est la thune. L'oseille. Le blé. Faut que ça rapporte. Pigé ? Pavel était rentable,
point final.
Myron n'avait rien à ajouter : la balle était dans le camp de Frank. Il
espérait simplement qu'elle n'aboutirait pas au beau milieu de son crâne.
Frank dépiauta un paquet de chewing-gums et s'en fourra un dans la
bouche. Dentyne. Une marque au goût de cannelle, un peu pharmaceutique. Sans
sucre. On aime ou on n'aime pas.
— Bref, je suis pas là pour philosopher, dit-il. Pavel est mort, c'est bien
dommage mais on n'y peut plus rien. Alors voyons comment remédier à la
chose. lme suis, Bolitar ?
— Euh... Oui, je crois.
— Je ne suis qu'un homme d'affaires. Pavel étant malheureusement et
définitivement HS, toi et moi ne sommes plus en compétition. C'est bien pour ça
que je n'ai plus aucun intérêt à t'éliminer. Tu me suis toujours ?
— Vous me faites la cour, Frank ? C'est une demande en mariage ?
Frank Ache se pencha vers Myron. Il n'avait pas l'air de plaisanter.
— Arrête ton char, trouduc. La prochaine fois, je te raterai pas au
tournant. Tu peux toujours planquer ta dulcinée, je la trouverai, où qu'elle soit. Et
si c'est pas elle, ce sera quelqu'un d'autre. Ta chère maman, ou ton papa, ou tes
meilleurs amis.
— Certains d'entre eux seraient ravis de sympathiser avec Starsky et
Hutch, alias Tony et Billy. Wîn, par exemple. Il s'ennuie un peu, dans la vie.
Frank n'apprécia pas la plaisanterie.
— Très bien. Si tu veux la guerre, Bolitar...
Il appuya sur le bouton magique et la cloison vitrée s'abaissa comme par
miracle.
— Oui, monsieur ? s'enquit Billy.
— Trouve une dépanneuse pour rapatrier le tas de ferraille de Bolitar
devant chez lui.
Myron et Jessica tinrent leur promesse mutuelle. Ils ne parlèrent pas des
meurtres. Ils se lovèrent l'un contre l'autre et regardèrent de vieux classiques à la
télé tout en dégustant des plats thaïlandais commandés chez le traiteur. Ils firent
l'amour, visionnèrent pour la énième fois Fenêtre sur cour, engloutirent des
barils de yaourts glacés Hàagen Dazs et refirent l'amour, encore et encore.
Myron était heureux. Durant une soirée et une nuit, il oublia Valérie
Simpson, Alexander Cross, Curtis Yeller, Errol Swade - et même Frank Ache.
C'était divin. Presque trop bon. Tellement bon que lorsqu'il sombra dans le
sommeil, il rêva d'embouteillages sur l'autoroute et de pollution urbaine. Il se
réveilla en sursaut, vit Jessica paisiblement allongée à ses côtés et se rendormit
illico.
Quelques heures plus tard, hélas, un rayon de soleil vint le frapper en
plein front et lui rappela que le paradis n'est qu'un mythe. Mais pourquoi, après
tout ? Pourquoi ne pas tout envoyer balader et rester dans les bras de sa bien-
aimée jusqu'à la fin des jours et la nuit des temps ? Oui, pourquoi pas ? Qui n'a
jamais été tenté, au moins une fois, de démissionner ? Jessica se pelotonna
contre lui, comme si elle avait lu dans ses pensées.
Brève illusion. Ils revinrent tous deux à la réalité, s'habillèrent en silence
et se rendirent à Flushing Meadows pour assister aux demi-finales messieurs (et,
accessoirement, la finale dames). Le numéro deux mondial, Thomas Craig, se
retrouvait face à l'outsider Duane Richwood, révélation du tournoi.
Lorsqu'ils eurent franchi les tourniquets, Myron tendit un badge à Jessica
:
— Rejoins-moi dans les tribunes. Pour l'instant, faut que je parle à
Duane.
— Maintenant ? Tu ne crois pas qu'il a autre chose à penser ?
— J'en ai pour une seconde. Mais c'est important, crois-moi.
Elle haussa les épaules, fataliste.
— Si tu le dis...
Il courut vers les vestiaires, brandit sa carte sous le nez du garde. Lequel,
sidéré, le laissa passer. La pièce n'avait rien de luxueux, sachant qu'il s'agissait
tout de même d'une pouponnière où l'on maternait des bébés qui valaient des
millions de dollars... Ça sentait la sueur et le talc. Duane était assis, seul dans son
coin, baladeur greffé sur les oreilles. Myron n'aurait pu dire s'il avait les yeux
ouverts ou fermés car il portait, comme d'hab, ses célèbres lunettes de soleil, où
Myron vit son propre reflet. Curieusement, ça lui rappela les vitres teintées de la
limousine de Frank Ache. C'est drôle, parfois, les associations d'idées.
Myron tapa gentiment sur l'épaule de son poulain. Le visage impassible,
Duane fit lentement glisser les écouteurs, qui lui firent comme un collier en
forme de fer à cheval. Ça porte bonheur, paraît-il.
— Elle est partie, dit-il. Wanda m'a quitté.
— Quand ? demanda Myron.
La question était stupide, sans intérêt, mais ce fut la seule réplique qui lui
vint à l'esprit.
— Ce matin. Qu'est-ce que vous lui avez dit, man ?
— Rien.
— Mais elle est allée vous voir, n'est-ce pas ? Myron choisit de se taire.
— Vous lui avez dit que vous m'avez vu à l'hôtel ?
— Non.
Duane mit une autre cassette dans son baladeur.
— Maintenant, tirez-vous, Myron. Je ne veux plus vous voir.
— Wanda tient à toi, Duane.
— Elle a une drôle de façon de le prouver.
— Elle veut seulement savoir ce qui cloche. Elle veut comprendre, c'est
tout.
— Y a rien qui cloche. Foutez-moi la paix, tous les deux, et basta !
Les lunettes de soleil étaient vraiment gênantes. Comment établir le
contact ?
— Ce match est important, dit Myron, mais pas autant que Wanda, si tu
l'aimes vraiment.
— Ah, ah ! Le scoop !
— Alors dis-moi la vérité. Je suis là pour t'aider, Duane.
— Et pourquoi je vous croirais ? Vous ne pourriez pas comprendre, de
toute façon.
— Bien sûr que si ! Qu'est-ce que tu crois ? J'ai été de ton côté de la
barrière, moi aussi.
— Foutaises ! Vous ne serez jamais qu'un enculé de Blanc.
Il joua avec son baladeur, éjecta la cassette, en inséra une autre.
— Vous croyez que dire la vérité nous sortira de la merde ? Mais qu'est-ce
que vous en savez ? C'est quoi, pour vous, la vérité ? C'est comme la liberté,
l'égalité, la fraternité. Rien que des mots. La vérité, pour nous, les Noirs, ça
conduit au couloir de la mort.
— Raison de plus pour se battre.
— Au nom de quoi ? Et pour qui ?
— Quelqu'un a été tué.
— Oui, et alors ?
— On ne peut pas simplement se croiser les bras, Duane.
— Vous, peut-être pas. Moi, si. Sans problème.
Duane se recouvrit les tympans de son casque, effaçant Myron de son
environnement.
Silence. Unilatéral. Par la force des choses.
Restait l'échange des regards, cependant. Myron percevait quelques bribes
de musique, quelques basses qu'il aimait aussi.
— Arrête, Duane, cria-t-il. Je sais que tu étais là, ce soir-là, avec Yeller et
Swade. La nuit où Alexander
Cross est mort.
Thomas Craig venait de pénétrer dans la pièce, plusieurs raquettes à la
main, plus un grand sac de voyage. Les mecs de la sécurité venaient eux aussi
d'envahir les lieux, avec talkies-walkies et tout le matos. Ils saluèrent Duane.
— C'est l'heure, monsieur Richwood. Duane se leva, se tourna vers
Myron :
— Excusez-moi, j'ai un match qui m'attend.
Puis il serra la main de Craig. Echange de sourires. Très fair-play, les
tennismen.
Myron les regarda s'éloigner. H resta assis quelques instants sur un banc
du vestiaire, perplexe, tandis que les clameurs de la foule lui parvenaient depuis
le stade. Les gladiateurs venaient de pénétrer dans l'arène. Que le plus fort gagne
! Et que mort s'ensuive pour l'autre...
Il regagna son siège au sein des tribunes, où l'attendait Jessica. Ce ne fut
que plus tard - au milieu du quatrième set - qu'il eut une illumination et sut enfin
qui avait tué Valérie Simpson.
44
Les gradins étaient bondés quand Myron prit place. Sur le court, Duane et
Thomas Craig s'échauffaient, alternant lobs et volées. Les fans se déplaçaient
dans les allées, retrouvaient de vieilles connaissances, veillaient surtout à ce
qu'on les remarque. Les habituelles célébrités étaient présentes : Johnny Carson,
Alan King, David Dinkins, Barbra Streisand, Ivana Trump, etc.
Jake et son fiston vinrent saluer Myron.
— Je vois que tu as bien reçu les billets, dit ce dernier.
— Sacrées bonnes places.
— Rien n'est trop bien pour mes vrais potes.
— Je parlais des tiennes, précisa Jake.
Toujours aussi pince-sans-rire, ce vieux forban.
Jake et Gérard bavardèrent un moment avec Jessica avant de regagner leurs
sièges que, blague à part, beaucoup eussent enviés. Myron balaya la foule du
regard, y découvrit de nombreux visages familiers. Le sénateur Bradiey Cross et
ses proches étaient fidèles au poste, y compris Gregory Caufield, le meilleur ami
de feu son fils. Frank Ache était là aussi, arborant le même costume que la veille.
Il se fendit d'un signe de tête en direction de Myron, lequel l'ignora. Kenneth et
Helen Van Slyke étaient assis à quelques dizaines de mètres de là - surprise,
surprise ! Myron tenta d'accrocher le regard d'Helen qui fit de son mieux pour
feindre de ne pas le voir. Ned Tunwell & Cie péroraient dans leur box attitré.
Ned se montra aussi discret qu'Helen, évitant ostensiblement de remarquer
Myron. 11 semblait un peu éteint - inquiet ? Jessica se leva :
— Je reviens tout de suite.
Myron s'assit et salua Henry Hobman, lequel était déjà à mille lieues de
là, cent pour cent concentré sur Duane.
— Arrêtez de lui prendre la tête, dit-il. Votre boulot,
c'est de lui simplifier la vie.
Myron préféra ne pas répondre.
Enfin, Win fit son apparition. Il arborait une chemise rose avec le logo
d'un club de golf, un pantalon vert pomme, des mocassins blancs et un pull jaune
noué autour du cou.
— Hello ! dit-il. Myron secoua la tête :
— Mardi gras est passé, je te signale !
— C'est très tendance, pauvre ignare.
— N'empêche, ça jure avec l'environnement.
— Pardonnez-moi, signor Armani ! dit Win en pre
nant place à côté de lui. As-tu parlé à Duane ?
— On ajuste échangé quelques mots. Jessica revint et embrassa Win sur
la joue.
— Merci, lui murmura-t-elle à l'oreille. Il ne réagit pas.
A cet instant, la fanfare attaqua les premières mesures de la Bannière
étoilée et ils se levèrent. A la fin de l'hymne national, une voix à l'accent
britannique résonna dans les haut-parleurs, réclamant une minute de silence à la
mémoire du regretté Pavel Menansi. Les têtes s'inclinèrent, la foule se tut.
Quelques spectateurs reniflèrent. Win leva les yeux au ciel Deux minutes plus
tard, le match commençait.
Et quel match ! Les deux joueurs étaient de force égale, tout en puissance,
mais personne ne s'attendait à un duel d'une telle intensité. Le rythme était
époustou-flant, on se serait cru sur une autre planète ou devant un film passé en
accéléré. La foule poussait des cris d'admiration devant la vitesse de chaque
balle de service affichée sur l'écran géant. Les échanges étaient très brefs. Il y
avait pas mal de fautes directes de part et d'autre, mais aussi d'incroyables coups.
Service, volée, smash, montée au filet, revers imparable, amorti... Toute la
panoplie des heures de gloire du tennis, à la puissance dix. Duane semblait dans
un état second. Il frappait la balle avec une sorte de fureur, comme si elle
l'attaquait personnellement. Myron n'avait jamais vu les deux garçons jouer avec
autant de hargne.
Win se pencha vers lui et chuchota :
— Vous avez « juste échangé quelques mots », hein ? Je voudrais bien
savoir lesquels.
— Wanda l'a quitté.
— Je vois. De la testostérone en rab.
— Je ne crois pas que ce soit seulement ça, Win.
— Si tu le dis...
Myron laissa tomber. Autant discuter couleurs avec un daltonien.
Duane gagna le premier set 6-2. Thomas Craig emporta le deuxième à
l'issue d'un jeu décisif. Tandis que démarrait la troisième manche, Win demanda
:
— Tu as appris quelque chose ?
Myron le mit au parfum, à mi-voix. Au bout d'un moment, Ivana Trump
lui fit signe de se taire. Win lui adressa un petit geste de la main.
— J'ai un ticket avec elle.
— Redescends sur terre, mon grand, dit Myron. C'est pas toi qu'elle vise,
c'est la caméra, juste derrière toi.
Les joueurs changèrent de côté et Win en profita pour récapituler.
— D'abord on a cru que Valérie avait été éliminée parce qu'elle savait des
trucs compromettants à propos de Pavel Menansi. Maintenant nous pensons
qu'on l'a tuée parce qu'elle a vu quelque chose qu'elle n'aurait pas dû voir la nuit
où Alexander a été assassiné.
— Ce n'est qu'une supposition, objecta Myron.
Lorsque les joueurs changèrent de nouveau de côté,
Myron sentit une légère tape sur son épaule. Il se retourna.
— Oh ! Docteur Abramson ! En voilà une surprise !
— Bonjour, Myron.
— Ravi de vous revoir, doc.
— Moi aussi. Votre client se débrouille comme un chef. Vous devez être
aux anges.
— Eh bien, dit Myron, ce n'est pas aussi simple, hélas ! Duane
Richwood n'est peut-être plus mon client.
— C'est censé être drôle ? demanda-t-elle sans sourire.
— Pas vraiment. J'ignorais que vous étiez une fan de tennis...
— Je viens ici tous les ans, je ne manquerais ça pour rien au monde. Ah,
bonjour, monsieur Lockwood, ajouta-t-elle en s'adressant à Win.
Lequel s'inclina fort civilement.
— Mais je manque à tous mes devoirs, dit Myron. Je vous présente mon
amie Jessica Culver.
Les deux femmes échangèrent une poignée de main et des sourires polis.
— Enchantée, dit le Dr Abramson. Eh bien, je ne vais pas vous déranger
plus longtemps. Je voulais seulement vous dire un petit bonjour en passant.
— Pourrions-nous nous voir un peu plus tard ? demanda Myron. Ça ne
vous prendrait que quelques minutes.
— Non, je ne pense pas. Je suis très occupée. Bon, à bientôt !
— Savez-vous que Kenneth et Helen Van Slyke sont ici ? insista Myron.
— Bien sûr. Et je sais aussi qu'ils viennent de s'éclipser.
Myron jeta un œil vers leurs sièges. Vides. Il sourit.
— Sacrée psy ! Bien joué ! Vous êtes venue faire diversion ?
— Et prendre congé, dit-elle, tout aussi souriante.
Sur ce, elle tourna les talons et s'éloigna. L'arbitre réclama le silence et annonça
la reprise du match.
Lors de la pause suivante, les Van Slyke réapparurent. Myron se pencha
vers Win.
— Comment se fait-il que tu connaisses le Dr Abram-son?
— Je suis allé voir Valérie, quand elle était en HP.
— Souvent ?
Win ne répondit pas. Avait-il haussé les épaules ? Myron n'aurait pu le
jurer, mais il sentit bien qu'il se mêlait de ce qui ne le regardait pas. Il jeta un œil
interrogateur vers Jessica. Il lui sembla qu'elle non plus n'avait pas l'intention de
l'aider.
Sur le court, Duane avait carrément pété les plombs. Il jouait n'importe
comment mais totalisait assez de coups gagnants pour maintenir le suspense. Il
finit par gagner le troisième set, 7-5. Deux manches à une. Tout était permis.
Dans le box Nike, ça s'agitait ferme. On applaudissait, on assenait sur le dos de
Ned d'amicales bourrades -, bref, on triomphait d'avance. Ned lui-même en était
tout ragaillardi. Difficile de maintenir à zéro le moral d'un optimiste invétéré...
Le sénateur Cross, impassible, observait la scène. Personne n'osait lui
adresser la parole et il ne parlait à personne. Pas même durant les pauses. Il
n'avait croisé le regard de Myron qu'une seule fois. Il l'avait regardé droit dans
les yeux, longuement, sans ciller. Helen et Kenneth Van Slyke discutaient avec
leur entourage mais semblaient tous deux mal à l'aise. Frank Ache se remit les
couilles en place, vérifia que sa braguette était fermée et poursuivit sa
conversation avec Roy O'Connor, le président de TruPro. Il avait l'air plutôt
confortable dans ses baskets. Roy, en revanche, semblait sur le point de vomir.
Ivana Trump survolait l'assistance d'un œil blasé. Chaque fois qu'elle posait son
regard sur Win, ce damer lui envoyait un baiser virtuel, aussi léger que le vol
d'un papillon.
Myron avait entrevu la vérité lors d'un service, au cours du troisième set.
Une toute petite lumière, au début. Une phrase qu'avait prononcée Jimmy Blaine,
et qu'il n'avait pas su remettre dans son contexte. Quelque chose à propos d'une
course à pied à Philadelphie. Mais là, le déclic avait eu lieu et le puzzle s'était
reconstitué. Myron détourna les yeux, se désintéressant du match, puis se leva.
— Qu'est-ce qui t'arrive ? demandèrent Win et Jessica comme un seul
homme. Tu ne te sens pas bien ?
Myron se tourna vers Win :
— Il faut que je parle à Gregory Caufield.
— Quand?
— Maintenant. Avant le prochain échange. Mais je dois le voir seul. Tu
peux m'arranger ça ?
— C'est comme si c'était fait, dit Win.
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