Soeurs Sorcieres - Livre 3
Soeurs Sorcieres - Livre 3
Soeurs Sorcieres - Livre 3
Livre 3
Jessica Spotswood
Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, modifiée par la loi n°
2011-525 du 17 mai 2011.
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client.
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suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute
atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »
ISBN 978-2-09-254072-5
Pour mes sœurs, Amber & Shannon,
sans qui je ne connaîtrais pas
toute la force des liens entre les sœurs Cahill,
tissés de rivalités et d’attachement farouche.
Couverture
Copyright
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Remerciements
L’auteur
Prologue
Tess et moi nous glissons dans la rue furtivement par la grande porte et
traversons notre quartier résidentiel, dont les beaux jardins dorment sous le
ciel plombé. Quelques rues plus loin, les pelouses se font moins vastes, les
arbres rares, et les bâtisses se rapprochent les unes des autres. Dans le
quartier commerçant, les jardins disparaissent ; il n’y a plus que d’étroits
immeubles de deux ou trois étages avec des boutiques au rez-de-chaussée et
des habitations au-dessus. Des hommes de toutes catégories sociales se
pressent sur les trottoirs pavés parmi les marchands ambulants, les cireurs
de chaussures – et les crieurs de journaux.
Je me dirige vers le crieur le plus proche.
« Des sorcières attaquent le Conseil suprême ! clame-t-il en boucle. Frère
Covington à l’hôpital Richmond ! Évasion à l’asile de Harwood ! Les
nouvelles du jour pour deux pennies ! »
J’attrape des piécettes dans ma poche et demande : « C’est The
Sentinel ? »
Je n’arrive pas à lire le titre tant il agite ce pauvre journal. Il m’a l’air
d’un honnête vendeur, mais d’après Mei, c’est à des vendeurs ordinaires
que son frère achète la Gazette.
Le garçon m’adresse un sourire effronté.
« Pour sûr, ma Sœur. Qu’est-ce que vous voudriez que je vende
d’autre ? »
Je me rapproche et baisse la voix. Je peux l’interroger. Il ne va tout de
même pas me faire arrêter. Il ne doit guère être plus âgé que Tess.
« Savez-vous où je pourrais me procurer le… l’autre journal ?
— Je ne connais pas d’autre journal, ma Sœur. » Il recule d’un pas, jette
un regard à droite et à gauche. « Je travaille pour Frère Augustus
Richmond, directeur de The New London Sentinel. C’est le seul journal de
la ville.
— Certainement. » Je prends un air conspirateur. « Mais peut-être
sauriez-vous où je pourrais me procurer…
— Non, je n’en sais rien ! » Il s’éloigne à grands pas. « Vous cherchez les
ennuis ? »
Tess m’attrape par la manche.
« Bonté divine, Cate, tu t’y prends comme un sabot. Il a cru que tu lui
tendais un piège.
— Et toi, tu ferais comment, alors ?
— Réfléchis. Qui lit ce journal ? Pas les Sœurs. Ni les gens aisés. »
Elle passe son bras sous le mien et brusquement, au milieu de cette rue
qui n’a rien de désert, je vois sa cape noire devenir grise. L’instant d’après,
la dentelle rose qui bordait sa jupe est changée en laine bleue effilochée, et
son élégant manchon de fourrure, en moufles élimées.
Terrifiée, je lui dis très bas : « Tess ! » J’observe les passants alentour.
Aucun Frère, mais deux de leurs gardes flânent devant un bar. Ils auraient
pu la voir. N’importe qui aurait pu la voir. Mon cœur bat à tout rompre.
Cette imprudence ne lui ressemble pas ; c’est plutôt le genre de choses que
ferait Maura.
« Je ne suis pas un bébé !
— Je le sais bien ! » Je presse mes joues froides dans mes mains gantées
de noir. « Tu es même très puissante. Et aussi très importante. Trop
importante pour jouer avec ta vie de cette façon.
— À cause de ce que je suis ? me défie-t-elle en s’arrêtant.
— Oui, dois-je admettre. Mais surtout parce que je t’aime. Et que je
serais anéantie – proprement anéantie – si quelqu’un tentait de t’arracher à
moi. »
Elle se mord la lèvre, les yeux rivés sur des tulipes de serre derrière la
vitrine d’un fleuriste.
« Parfois je me dis que ce serait mieux pour tout le monde si je me faisais
arrêter et qu’on n’en parle plus. »
J’agrippe son bras.
« Quoi ?! Pourquoi dis-tu une chose pareille ? »
Elle ne répond pas. Du menton, elle indique le coin de la rue. Un autre
crieur de journaux, adossé à la vitrine d’une épicerie, discute vivement avec
trois ouvriers en blouson et jeans à bretelles.
« Celui-ci doit avoir ce que tu cherches. »
Il porte en bandoulière un sac bourré de journaux – sur lequel, en grosses
lettres blanches, est écrit : SENTINEL.
« Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Ses affaires ont l’air de marcher. Regarde. » Un client sort de
l’épicerie, allume sa pipe et rejoint les trois autres. Il tend des pièces au
vendeur et le garçon lui remet un journal. Même à cette distance, je peux
voir que cet exemplaire est plus épais que celui qu’on m’a proposé tout à
l’heure. « Je te parie que la Gazette est glissée à l’intérieur », me souffle
Tess. Je suis prête à m’élancer, mais elle m’arrête. « Il faut que tu apprennes
à observer, avant de te précipiter tête baissée. Laisse-moi faire. Je vais aller
te le chercher, ton journal. Donne-moi trois pennies. »
J’obéis. « Tu vois ? Je serais perdue sans toi.
— Je te retrouve à la papeterie », promet-elle. Et la voilà partie en
sautillant de l’autre côté de la rue.
Je la suis, mais du pas pondéré qui sied à une nonne. Au bord du trottoir,
je fais mine de renouer mes lacets tandis qu’elle s’approche tranquillement
du groupe d’hommes. Elle les salue de quelques mots que je n’entends pas,
troque ses pièces contre un journal et remercie le vendeur avec un charmant
sourire. Le garçon – un petit blond bouclé qui ne doit pas avoir plus de
quatorze ans – l’escorte des yeux un instant, ce qui lui vaut les rires des
hommes autour de lui, et Dieu sait quel commentaire qui le fait virer au
rouge pivoine.
Après quoi, Tess, le journal sous le bras, entre résolument dans la
papeterie O’Neill. Le temps que je la rejoigne, elle s’est retransformée en
petite élève des Sœurs.
« Teresa Elizabeth Cahill ! dis-je à voix basse. Je devrais te…
— Me quoi ? Tirer les oreilles ? » répond-elle innocemment, caressant
d’un doigt un ensemble de correspondance bleu lavande, orné de
marguerites mauves en relief.
Je lui tourne le dos, agacée parce qu’elle n’a pas tort, et plus encore parce
qu’elle le sait. Je parcours des yeux la boutique. Je m’achèterais bien
quelque chose pour moi seule. Ça lui servirait de leçon ! Mais je suis déjà
largement pourvue en papier à lettres, et c’est elle qui se charge d’écrire à
Père. Mais peut-être pourrais-je m’offrir de quoi écrire justement, quelque
chose de plus joli que ce que j’ai ? Mon regard tombe sur la vitrine des
stylos-plumes.
Finn les adorerait. La pièce a un peu son odeur à lui, encre et papier. Il
n’y manque que la note de bergamote de son thé. Sur les étagères s’alignent
de jolis petits flacons d’encre de toutes les couleurs – brun, noir, bleu, vert,
violet, rouge –, à côté de ramettes d’un épais vélin crème. Je passe une main
sur ce beau papier, repoussant la douleur qui me serre la gorge. Est-ce que
tout me rappellera Finn jusqu’au dernier jour de ma vie ?
Je rejoins Tess, toujours en admiration devant les papiers à lettres pour
dames.
« Bon, lequel préfères-tu ?
— Celui-ci. » Elle se retient de sourire. « Et peut-être une petite bouteille
d’encre ? Ce violet me plaît bien.
— Pour ton anniversaire peut-être. Si tu es sage ! »
Je prends l’ensemble de correspondance, déjà entouré d’un nœud rose, et
l’emporte à la caisse. Un vieil homme à l’épaisse chevelure blanche
m’accueille avec un regard bienveillant.
« Excellent choix. C’est pour la jeune demoiselle là-bas ?
— Oui. Nous sommes élèves à l’ordre des Sœurs. »
Je guette une réaction, mais il n’en a aucune. Il glisse le nécessaire dans
un sac et s’informe : « Vous désirez autre chose ? »
Je me penche un peu par-dessus le comptoir. « Êtes-vous Mr O’Neill, le
propriétaire ?
— Pour vous servir. Patron de ce magasin depuis 1856. » Il me dédie un
sourire. « C’est la première fois que vous venez chez nous ?
— Oui, mais j’espère que ce ne sera pas la dernière. » Je jette un coup
d’œil derrière moi. Deux dames bien mises examinent un présentoir de
cartes de visite ; par bonheur, elles sont absorbées par leur commérage.
« J’ai appris que Cora et vous étiez amis. Je voulais vous prévenir qu’elle
nous a quittés cette nuit.
— Je suis navré de l’apprendre. Cora était une grande dame.
— Je l’admirais beaucoup. En fait, je… j’espérais poursuivre en partie
son action. » J’attrape la chaînette sous ma cape et montre la clé en
pendentif. « Je souhaiterais laisser un message pour Frère Brennan. »
O’Neill se rapproche encore et baisse la voix.
« Ah. Donc vous n’avez pas entendu parler de ses ennuis.
— Quels ennuis ? » Je suis atterrée.
O’Neill désigne Tess, et le journal sous son bras. « C’est dans les
nouvelles du matin. Le Conseil suprême a été attaqué, hier soir, et Brennan
était absent. Malade, à ce qu’il a dit. Mais il y a eu également une mutinerie
à Harwood ; toutes les patientes de l’asile se sont évadées. Les infirmières
ne se souviennent de rien – leurs souvenirs ont été effacés –, mais on a
retrouvé le corps sans vie d’une sorcière et, juste à côté, un mouchoir
d’homme brodé de la lettre B.
— La lettre B ? »
Je réprime un frisson. Le mouchoir de Finn. B comme Belastra ; il l’a
donné à Zara quand elle crachait du sang.
Ma première pensée est purement égoïste : Grâce au ciel, ils
soupçonnent Brennan, et pas Finn !
« Comme je vous le dis. » La désapprobation se lit dans le frémissement
de ses sourcils gris. « Quant aux autres membres du Conseil, ils sont réduits
à l’état de loques. Toujours de ce monde, mais guère mieux que morts. Une
forme d’assassinat. O’Shea a pris le contrôle de l’ordre des Frères jusqu’à
ce que des élections soient organisées dans les règles, et il a eu tôt fait
d’accuser Brennan de complot avec les sorcières.
— Brennan a été arrêté ? » Je tente de me ressaisir. Il me faut jouer
finement. D’après Gretchen, O’Neill est un sympathisant de notre cause,
mais on n’est jamais trop prudent.
« Arrêté, non. Il a disparu. Personne ne sait où il est passé. » Il se caresse
le menton, baisse les yeux. Son geste dément ses propos.
« Je vois. » De nouveau, je jette un regard en arrière. Les deux femmes
gloussent en chœur et Tess est plantée devant les stylos-plumes. Je sors la
lettre de ma poche. « Je voudrais laisser ceci pour lui. Au cas où il…
réapparaîtrait.
— Ici ? Je ne vois pas ce qui l’y amènerait. L’attaque de cette nuit contre
le Conseil suprême a totalement discrédité nos… ses arguments en faveur
des sorcières. Si l’ordre des Frères parvient à prouver qu’il était au courant
de leur projet d’attentat, il sera accusé de haute trahison. Crime capital. La
moindre bienveillance dont il ait fait preuve à leur égard…
— L’acte perpétré envers le Conseil est inacceptable », dis-je fermement.
Car après tout il est naturel qu’il nous croie toutes complices de ce qu’ont
fait Inez et Maura. « J’étais une élève de Cora, Mr O’Neill. Sa protégée, si
vous voulez, et je… »
Il me coupe la parole.
« Cette agression ne ressemble pas aux méthodes de Cora.
— Cora n’y est pour rien. Ni moi non plus. Mais il faut absolument que
ce billet parvienne à Frère Brennan. Qu’il sache à qui se fier – et de qui se
méfier. »
Le vieil homme m’étudie un moment, puis il prend la lettre et l’empoche
au moment même où les deux femmes s’approchent du comptoir. Alors il
déclare d’une voix claire : « Fort bien. Si vous le dites, Sœur…?
— Cate. »
Il me tend le sac avec le cadeau pour Tess. « Je vous verrai demain soir,
alors, Sœur Cate. »
Comme tous les ans, ce samedi soir, les Frères donnent leur kermesse de
Noël – vieille tradition à New London. Les vendeurs installent leurs stands
dans les jardins de Richmond Square, les visiteurs s’acquittent d’un droit
d’entrée modique, et toutes les recettes sont destinées aux œuvres de charité
de l’ordre des Sœurs, ce qui nous permet de distribuer aux pauvres des
cadeaux de Noël et des rations supplémentaires.
Pelotonnée sur mon lit, j’écoute mes compagnes d’étage s’affairer,
s’interpeller, courir d’une chambre à l’autre dans un grand bruissement de
jupons, qui pour emprunter une broche, qui pour des boucles d’oreilles. La
tenue noire de l’Ordre est de rigueur, évidemment, mais il s’agit tout de
même d’une fête ! Les voix s’entrecroisent, excitées, les appels au secours
fusent, l’entraide est de rigueur – ne serait-ce que pour élaborer quelque
coiffure sophistiquée… qui se fera mettre à mal par la première bourrasque
venue, sans parler des ravages de la capuche.
Assise devant ma coiffeuse, Tess relève ses boucles blondes en chignon à
la Pompadour.
« Tu es sûre que tu ne veux pas venir, Cate ? Vraiment sûre ? »
Dans un premier temps, nos enseignantes se sont demandé si tout le
couvent ne devait pas s’abstenir. Participer à cette kermesse, n’était-ce pas
irrespectueux pour la mémoire de Sœur Cora, inhumée à peine une semaine
plus tôt ? Mais nous tenons toujours un stand et vendons à cette occasion
des bonnets, des moufles et des écharpes tricotés de nos mains. C’est pour
nos œuvres charitables. Inez a donc décidé que nous devions en être.
« Sûre et certaine. » Je ne suis pas d’humeur à folâtrer dans une
kermesse. « Et toi, tu n’aimerais pas mieux rester ? Nous aurions le prieuré
pour nous toutes seules ou presque. On pourrait se faire du chocolat et… »
Je cherche ce qui plairait à Tess. « … et jouer aux échecs ?
— Cate ! Aux échecs, tu es nulle. De toute manière, je ne vais pas rester
enfermée ici jusqu’à la fin de mes jours.
— Pas jusqu’à la fin de tes jours. Jusqu’à ce que les choses se calment un
peu.
— Ça pourrait prendre des siècles. » Elle se lève, rajuste sa ceinture de
satin noir. « J’y vais.
— Entendu. Mais pas de magie, hein ? Sous aucun prétexte. » Ses
imprudences de la semaine passée sont encore bien présentes dans mon
esprit. « Le parc va grouiller de Frères. »
L’assemblée annuelle du Conseil national aurait dû s’achever hier, mais
une prolongation a été décidée d’urgence, à la suite de l’attentat contre le
Conseil suprême. Curieusement, cette nouvelle m’a soulagée. Finn ne va
donc pas quitter New London immédiatement. C’est que l’avenir n’est pas
clair pour lui. Il occupait le poste de secrétaire auprès de Frère Denisof,
mais que va-t-il faire, maintenant que Denisof gît à l’hôpital Richmond,
dans un état quasi végétatif ? Retourner à Chatham pour enseigner à l’école
des Frères ? Il serait probablement plus en sécurité là-bas, mais l’idée de le
voir partir si loin me brise le cœur.
« Cate, enfin ! s’indigne Tess. Qui te parle de magie ? J’ai envie de sortir
un peu, c’est tout. Et d’aller acheter des petites choses pour Père et pour
Mrs O’Hare, et de me balader avec Lucy et Bekah, comme une fille
ordinaire ! Comme quelqu’un qui ne porte pas en permanence le poids du
monde sur ses épaules ! C’est trop demander ?
— Bien sûr que non. Pardonne-moi. »
Je me masse les tempes pour chasser un début de mal de tête – et c’est
alors qu’on frappe à la porte, trois ou quatre coups précipités.
Brenna passe la tête par l’entrebâillement, ses longs cheveux châtains
emmêlés retombant en rideau devant elle.
« J’ai des choses à dire à la petite. »
La robe de Rory qui pend sur elle souligne son absence de formes. Ce
velours d’un rouge agressif lui donne l’allure étrange d’une petite fille
grandie trop vite, déguisée en dame.
Rory. Je me demande soudain comment elles s’en tirent, elle et Sachi. À
l’heure qu’il est, elles doivent avoir atteint le refuge visé, une ferme du
Connecticut perdue dans les bois. Reviendront-elles au prieuré après y avoir
installé les autres, ou choisiront-elles de rester là-bas ? Je n’aurais jamais
cru que Rory Elliot me manquerait un jour, et pourtant c’est le cas. Elle a
l’art de me faire rire quand j’en ai le plus besoin.
Je n’en dirais pas autant de sa cousine. Avec ces grands yeux qui voient
tout dans un visage décharné par des semaines de privations, Brenna me
ferait plutôt peur.
Mais ce n’est pas moi qu’elle cherche. Elle n’entend pas mon mot
d’accueil et s’adresse directement à Tess : « J’ai eu une vision. Vous m’avez
dit de vous en parler, si j’avais une vision.
— J’arrive, répond ma sœur en me jetant un bref coup d’œil. Allons dans
votre chambre. »
Elles ne vont tout de même pas me laisser de côté !
« Vous pouvez en discuter devant moi, non ?
— Il va se passer quelque chose d’horrible », lâche Brenna tout à trac.
Ses doigts nerveux tiraillent sa jupe. « Il va l’annoncer ce soir. »
Je saute sur mes pieds.
« Annoncer quoi ? Et qui ? »
Elle ferme les yeux, serre les paupières.
« Il y a un homme à tête de cheval, sur une estrade, face à une foule de
gens… Il dit quelque chose et tout le monde sursaute, et vous, la petite
sibylle… vous êtes là… Vous avez l’air très malheureuse… Et vous ! » Elle
pointe l’index vers moi, au risque de m’éborgner. « Vous êtes furieuse. »
Je suis furieuse en permanence ces temps-ci, rien de bien nouveau. Mais
je sens que je vais aller à cette kermesse moi aussi, finalement.
« Et que dit-il, cet homme-cheval ?
— Je n’arrive pas à l’entendre. Il est sous l’eau, comme un poisson.
Comme quelqu’un qui parlerait du fond de l’océan. » Elle mime un
mouvement de brasse. « On allait au bord de la mer, quelquefois, Maman,
Papa, Jack et moi. Avant. »
Avant que son père ne la dénonce aux Frères. Avant qu’Alice ne lui
délabre le cerveau.
« L’homme est sous l’eau et il a une tête de cheval ? demande Tess,
perplexe.
— Pas une vraie tête de cheval, bécasse ! s’esclaffe Brenna. Une tête
comme ça, tout en longueur. Et un crâne chauve, brillant. »
Je réprime mon exaspération. C’est le problème, avec les sibylles au
cerveau fêlé : Brenna peut prédire que Frère O’Shea va faire ce soir une
proclamation terrifiante, mais pas nous préciser ce qu’il va proclamer.
« Et toi, Tess ? dis-je. Tu as eu ce genre de vision ? » Elle fait non de la
tête. « Tu n’en as pas eu d’autres depuis Zara ? »
Elle se détourne, mais dans le miroir de la coiffeuse je la vois rougir.
« Je ne suis pas obligée de tout te raconter.
— Je sais. » Je me suis fait serment de ne pas la presser de questions,
mais ce n’est pas toujours facile. « Je pense vraiment que tu ne devrais pas
sortir ce soir, Tess. Pas si…
— Écoute, on arrête d’en discuter. J’y vais, un point c’est tout. Et si on en
croit Brenna, toi aussi ; alors tu ferais mieux de commencer à te préparer.
Venez, Brenna, je vous raccompagne dans votre chambre. »
Et toutes les deux sortent résolument.
Face à n’importe qui d’autre que Tess, Brenna reste sur le qui-vive. Elle
recule comme un chien battu lorsqu’on fait mine de la toucher ou pour peu
qu’on la dévisage – or tout le monde la dévisage. Hier, croisant Alice dans
le hall, elle s’est mise à hurler. Mais d’ordinaire, elle ne quitte pas sa
chambre, et Tess est son seul lien avec l’extérieur. C’est Tess qui lui apporte
ses repas, Tess qui lui tient compagnie en dehors des heures de cours.
J’ignore de quoi elles parlent. De leurs visions, peut-être. En essayant de
reconstituer le puzzle des événements à venir…
Je viens d’enfiler ma tenue de Sœur quand Rilla entre dans notre
chambre. Elle est fin prête pour la kermesse, ses boucles brunes arrangées
avec art autour de son visage éclaboussé de taches de rousseur.
« Ah, vous avez décidé de venir, finalement ? Vous êtes très élégante. »
Je lui jette un regard sombre.
« Certainement pas. » J’ai l’air d’un grand vautour blond et maigre en
uniforme des Sœurs. Comme toujours.
« Taisez-vous et acceptez le compliment », rétorque-t-elle, et elle prend
le risque de refermer ses bras sur moi. Elle sent le chocolat chaud, et ces
bonbons au sirop d’érable que sa mère lui envoie depuis leur ferme du
Vermont. « Ça va ? Vous semblez… plus sombre que d’habitude.
— Je vais très bien. »
Je ne vais pas bien du tout. Que manigance O’Shea à l’heure qu’il est ?
Des centaines de Frères vont assister à la kermesse. N’importe laquelle
d’entre nous pourrait commettre un faux pas et se faire arrêter. Les périls
sont si nombreux. Par-dessus le marché…
« Craignez-vous de croiser Finn là-bas ? »
Elle a touché juste. Mon estomac se tord. Suis-je si transparente qu’on
devine mes pensées ?
« Je ne sais pas. » J’enfouis mon visage dans mes mains. « Oh, Rilla, il
me manque. Il me manque tant. Je meurs d’envie de le voir mais… il ne me
reconnaîtra pas. Pas vraiment. C’est tellement horrible… »
Elle serre les poings.
« Votre espèce de sœur… Je pourrais la rouer de coups.
— Moi aussi. » Je lui adresse un pauvre sourire, puis m’accroche des
boucles d’oreilles que je transforme en rubis pour les assortir à mon
pendentif. « Mais le mal est fait. Je n’y peux plus rien.
— En êtes-vous si sûre ? » Elle désigne son étagère à romans. « Vous
savez, dans Le Duc et moi, le duc a un accident de chasse ; il tombe de son
cheval, se cogne la tête et perd la mémoire. C’est une amnésie, hein, pas de
la magie. Mais ensuite la duchesse et lui retombent follement amoureux
l’un de l’autre.
— Ça n’arrive que dans les romans.
— En êtes-vous certaine ? » Elle m’installe d’autorité devant la coiffeuse
et entreprend de tresser mes cheveux. « Si Finn est tombé amoureux de
vous une fois, qui vous dit que ça n’arrivera pas de nouveau ? Vous le
connaissez. Vous savez ce qui lui plaît. Sans compter que vous pourriez
aider un peu les choses. »
L’espoir monte en moi ; je le refoule.
« Ce serait malhonnête. Et puis commencer une histoire en cachant des
choses… » Je repense à mes parents. Mère a effacé de la mémoire de Père
le fait qu’elle était sorcière et que ses trois filles pouvaient fort bien l’être
aussi. Ainsi, en cas d’ennuis, il aurait pu protester de son ignorance en toute
bonne foi devant les Frères au lieu de se mettre en danger. Mais je ne crois
pas que leur union soit restée la même après cela.
Rilla épingle mes nattes en diadème autour de ma tête. « En ce cas, le
mieux serait de lui dire la vérité. Combien vous vous aimiez, et ce qu’a fait
Maura.
— Vous plaisantez ? Et s’il la dénonçait ? Non, je préfère me taire. » J’ai
beau en vouloir à Maura, je ne lui ferai jamais courir le risque de finir…
où ? Après l’attentat contre le Conseil suprême, où les Frères enverraient-ils
une sorcière accusée d’intrusion mentale ? Elle serait exécutée sur la place
publique, oui. « Et puis ce serait dangereux pour lui. Et si Maura nous
revoyait ensemble ? Qu’est-ce qui l’empêcherait, qu’est-ce qui empêcherait
Inez de s’en prendre de nouveau à lui et de le laisser dans le même état
que… Covington et les autres ? Pas question. »
L’enthousiasme de Rilla retombe comme un soufflé.
« Vous avez raison. Simplement, j’aimerais tellement vous voir plus
heureuse, Cate.
— Moi aussi », dis-je, amère, sans relever les yeux.
Une foule endimanchée mais bien emmitouflée se presse dans les jardins
de Richmond Square, les dames en cape de fourrure et les messieurs avec
leur col relevé contre le vent glacé. Des lanternes se bercent aux branches
des grands érables, jetant sur la fête des lumières dansantes. Des enfants
jouent à se poursuivre dans les allées tandis que leurs mères examinent les
étals. Officiellement, cette kermesse est pour les pauvres, mais je n’en vois
pas beaucoup. Depuis que les Frères ont interdit aux femmes de travailler,
les familles peinent plus que jamais à joindre les deux bouts. C’est tout
juste si elles peuvent se payer de quoi se nourrir, se vêtir et se chauffer,
alors tant pis pour les cadeaux de Noël.
L’air sent le cidre chaud et les marrons grillés, vendus dans des cornets
de papier journal et que les gourmands dégustent en marchant. À l’autre
bout de la kermesse, un joueur de vielle à roue fait danser un singe sur une
estrade. Peu de temps avant, deux clowns avaient réjoui le public avec leurs
fausses chutes et leurs jongleries. Plus tard, d’après le programme, il y aura
un spectacle de marionnettes.
Je tiens le stand des Sœurs avec Rilla, Mei, Vi et deux de nos plus jeunes
compagnes. Nous nous sommes toutes les six portées volontaires pour la
tranche horaire du milieu, et, en attendant de nous remplacer, les autres
filles parcourent les allées ou regardent les attractions.
Mei lorgne sur le stand d’à-côté, où un homme et son fils vendent de
petits automates.
« Yang adorerait. Il est fou de mécanique depuis toujours. Démonter les
choses, les remonter…
— Pourquoi ne pas lui en offrir un pour Noël ? » lui dis-je.
Elle rit.
« Et avec quel argent ? Je n’ai même pas un sou. »
Bien sûr. Mon indélicatesse me fait rougir. Contrairement à Mei et à
d’autres, je n’ai jamais eu à me préoccuper de mes finances. Je fouille dans
ma poche à la recherche de pièces, et je lui en glisse quelques-unes dans la
main.
« Tenez.
— Non, je ne peux pas accepter.
— Mais ce n’est pas pour vous ! C’est pour votre frère. Vous devriez
acheter aussi deux ou trois babioles pour vos petites sœurs. »
Elle me rend mes pièces, gênée.
« Je ne sais pas. »
J’insiste.
« Noël va être triste chez vous, cette année, sans Li et Hua. Apportez des
cadeaux aux autres, ce sera plus joyeux. » Deux de ses sœurs cadettes
purgent une peine sur un navire-prison pour avoir participé à la
manifestation de Richmond Square en début de mois ; mais il y a encore
chez elle les deux plus jeunes et son frère. « Prenez, il m’en reste bien assez
pour gâter Tess et mon père. » Et Rilla, évidemment, sans oublier Mei elle-
même. « Ça me fait plaisir. S’il vous plaît !
— C’est juste un prêt, alors. Je vous rembourserai. Merci, Cate »
Elle empoche les pièces et se penche par-dessus notre comptoir pour
mieux voir les automates.
« Allez-y donc maintenant, lui dis-je. Avant que ceux qui vous plaisent
soient vendus. »
Après une dernière hésitation, elle quitte notre stand et se faufile parmi
les badauds.
« Je reviens tout de suite.
— Prenez votre temps. »
Vi et Rilla sont occupées avec des clients, les autres filles discutent entre
elles à voix basse, lorsqu’un peu plus loin, au détour d’une allée, surgissent
deux Frères en cape noire. Mon cœur bondit. La silhouette de gauche est
celle de Finn, grande et mince. Mon pouls cogne à mes tempes, je déglutis
avec peine, la bouche subitement sèche.
Mais ils approchent, et la ressemblance s’évanouit. Le pas du Frère ne
ressemble en rien à celui de Finn. Beaucoup trop raide. Finn marche en
souplesse, observant ce qui l’entoure d’un regard vif, l’esprit plus vif
encore. Malgré tout, je garde les yeux sur l’inconnu jusqu’à ce qu’il soit
assez près pour que l’erreur devienne manifeste : il ne porte pas de lunettes.
Quelle idiote ! C’est la cinquième fois en deux heures que je me fais ce
genre de fausse joie. Ou de fausse peur.
Des centaines de Frères circulent dans ce square. Même si Finn est ici,
nous pourrions fort bien ne pas nous croiser. Ce n’est pas comme s’il avait
une raison de me chercher.
Je remets en ordre les écharpes, sur ma partie du stand. Certaines sont
vraiment très jolies. Mei, fille de tailleur, a la main sûre et un vrai sens des
couleurs. Pearl et Addie tricotent souvent, le soir, en bavardant, et leurs
mailles traduisent la méticulosité dont elles font preuve dans tout ce
qu’elles entreprennent. Nous avons déjà vendu cinq des écharpes de Pearl,
de magnifiques étoles de douce laine grise.
Grace, la sœur de Lucy, n’a pas cessé de tricoter, elle aussi, depuis
qu’elle est arrivée de Harwood. Ces gestes répétitifs semblent la
réconforter. Grace manie les aiguilles ; Livvy joue du piano jour et nuit ; la
nièce de Sœur Edith peint ; Caroline papote avec tout ce qui se trouve à sa
portée, même les plantes en pot ; et Parvati…
Que fait donc Parvati ? Elle étudie assidûment avec Inez, je ne le sais que
trop ; et au réfectoire elle est toujours avec Maura et Alice.
Je m’y suis mal prise avec elle.
Une main calleuse saisit une petite écharpe bleue et je m’arrache à mes
pensées.
« Je voudrais celle-ci, s’il vous plaît. »
Je lève les yeux. L’homme aux favoris rencontré chez O’Neill me sourit
dans sa moustache rousse.
« Bonsoir, Cate.
— Bonsoir. »
Par réflexe, je vérifie que nul ne nous écoute.
« La réponse est oui, mademoiselle, me dit-il à mi-voix. À l’unanimité.
Alistair aboie plus qu’il ne mord, vous savez.
— Je suis heureuse de l’apprendre, Mr…?
— Moore. » Il garde un instant le silence tandis que j’emballe son
écharpe, puis reprend : « J’ai un gamin chez moi, neuf ans à peine. J’espère
que le monde sera devenu meilleur, le temps qu’il grandisse.
— Moi aussi. » J’encaisse les pièces qu’il me tend. « Merci, Mr Moore.
Je vous souhaite une belle soirée.
— À jeudi prochain, alors, mademoiselle. »
Je hoche la tête et le regarde partir, tout heureuse.
Mei réapparaît, un petit dragon en métal dans les mains.
« Cate, avez-vous entendu parler d’une épidémie de fièvre ? La fièvre des
estuaires, je crois. Dans le quartier du fleuve.
— Non, mais je n’ai pas mis les pieds là-bas depuis… »
Je me tais net. Depuis que j’ai aidé Tess à libérer, en vain, les
manifestants de Richmond Square, au nombre desquels figuraient les sœurs
de Mei.
Elle passe une main nerveuse dans ses cheveux.
« Il y a déjà eu plusieurs décès. Tous dans le quartier du fleuve. Aux
obsèques de Cora, une des infirmières de l’hôpital m’a dit qu’elles étaient
débordées. Je n’y ai pas trop réfléchi sur le moment, mais…
— … mais nous pourrions nous porter volontaires ? »
En l’absence de Sœur Sophia, partie accompagner des évadées de
Harwood dans l’un de nos refuges, nous n’avons pas repris nos tournées à
l’hôpital.
« C’est ce que je me disais. Peut-être pourrions-nous contenir l’épidémie
avant qu’elle ne devienne incontrôlable.
— Il va falloir essayer. Voulez-vous aller chercher des cadeaux pour vos
sœurs ? Il n’y a pas foule ici pour l’instant. Ensuite, nous pourrions aller
regarder les marionnettes.
— D’accord. » Elle me tend le jouet. « Je vous le confie et je reviens
vite. »
Ce dragon mécanique est une merveille d’ingéniosité. Je manipule le
petit levier qui lui fait remuer la queue et ouvrir la gueule tout grand, en un
rugissement silencieux.
« Sœur Cate ? »
L’appellation ne m’est pas familière, mais la voix, si. Je dépose le dragon
sur une pile d’écharpes et lève la tête.
Les oreilles de Finn rougissent, comme chaque fois qu’il est embarrassé.
Son front se plisse entre les sourcils, de cette « ride du lion » que je meurs
d’envie de lisser. Sa tignasse cuivrée est plus hirsute que jamais, signe qu’il
a dû y plonger la main bien des fois depuis le dernier passage du peigne.
Mais derrière ses lunettes cerclées de fer, ses yeux ne sont plus les
mêmes. Vides d’amour ou de désir. Il ne me regarde plus comme si j’étais à
lui.
Mon cœur se brise une fois de plus.
« Frère Belastra. » Les mots sonnent faux dans ma bouche. Trop
cérémonieux. « Comment allez-vous ? »
Il m’adresse un sourire, révélant le petit écart entre ses dents de devant,
mais c’est pure politesse. C’est celui qu’il adresserait à un étranger, à un
client de la librairie.
« Très bien, et vous ?
— Bien. » Comme si c’était vrai ! Je croise les bras sur ma poitrine. « La
kermesse vous plaît ?
— Oui. Je me suis lancé dans la chasse aux cadeaux pour ma sœur et ma
mère. » Il examine nos articles. « Certains sont de vos mains ? »
J’éclate de rire, puis je me rappelle qu’il ne peut pas deviner ce que la
question a de saugrenu.
« Oh, non. Je ne suis pas très habile avec les aiguilles à tricoter. Je
préfère passer mon temps au jardin, les mains dans la terre. Ou dans la
serre, maintenant que l’hiver est là. »
Il ne rime à rien de le tester ainsi. Il ne peut pas se souvenir que j’aimais
jardiner, ni que nous allions dans une serre en cachette et qu’il m’a
embrassée jusqu’au vertige au milieu des orchidées.
« Ça me revient », déclare-t-il, et l’espoir naît en moi, vif et exquis
comme les premières tulipes d’avril.
« Ah bon ? » dis-je d’une voix bien trop haut perchée, trop pleine
d’attente.
« Oui, votre père me l’a dit, un jour. Nous étions… Je ne me rappelle
plus très bien. » La ride du lion réapparaît. « Il disait que vous n’étiez pas
une littéraire, que vous préfériez le jardinage à la lecture. Amusant que vous
vous retrouviez chez les Sœurs. »
Amusant ? Une douleur me traverse, plus mordante que le vent de
décembre.
« Je pourrais en dire autant de vous. »
Il jette un regard autour de lui. Pas de Frères en vue. Il m’adresse un
autre sourire poli, mais à présent, son regard brille.
« J’ai toujours aimé les livres. »
À quoi bon poursuivre ? Qu’est-ce que j’essaie de prouver ? Je sais que
cela n’a aucun sens, et pourtant je m’obstine : « Mais vous n’étiez pas du
genre à entrer dans l’ordre des Frères. »
J’ai parlé si bas qu’il a dû se pencher sur notre étal pour m’entendre. Son
regard se voile.
« Je vous avouerai que, ces temps-ci, je ne sais plus trop quel genre
d’homme je suis. » Il y a une pointe de découragement dans sa voix. Qu’a-
t-il ressenti lorsqu’il s’est découvert membre de l’Ordre sans avoir la
moindre idée de ce qui l’y avait conduit ?
« Comment cela ? » dis-je étourdiment. Et aussitôt je mesure ce que la
question peut avoir d’insolite pour lui. Dans son esprit, nous nous
connaissons à peine ; je suis une ancienne cliente occasionnelle de la
librairie de sa mère, rien de plus. Rien qui puisse inciter aux confidences.
Mais cela me fait mal au cœur de le voir si égaré, si seul et… Maudite soit
Maura pour ce qu’elle lui a fait !
« Peu importe », décide-t-il. Il se redresse, se passe les deux mains dans
les cheveux, puis reprend un ton plus distant, comme s’il retrouvait le sens
des convenances. « Désolé de vous avoir importunée. »
Je tends un bras vers lui, effleure sa cape.
« Mais pas du tout. Si je peux vous rendre service en quelque manière…
— C’est très gentil à vous. Très… sympathique. » Il remonte sa capuche,
me jette à peine un regard et s’en va. « Merci, Miss Cahill. »
Sympathique ? Mes yeux s’emplissent de larmes tandis qu’il se fond dans
la foule. Je m’agenouille sous notre étal et fais mine de chercher quelque
chose parmi les cartons pour qu’on ne me voie pas pleurer.
« Hé, Cate – ça va ? » dit Rilla, s’accroupissant près de moi sous l’étal.
Cette fois, je n’ai pas la force de mentir. J’enfouis mon visage dans son
cou et gémis : « Non.
— C’est ce que je vois. Question stupide. Voulez-vous rentrer ?
— J’ai promis à Mei d’aller voir les marionnettes avec elle. »
Et surtout Brenna a prédit un événement horrible, sans préciser lequel. Il
faut que je sois là.
Rilla me caresse les cheveux.
« Mei comprendra.
— Merci, mais j’aime mieux rester. Ça va aller. » Je m’extirpe de ma
cachette et m’efforce d’endiguer mon chagrin. Au loin, une tempête
d’applaudissements se lève. « Le joueur de vielle en a terminé, je crois.
Allons du côté de l’estrade. »
Je préfère m’éloigner du stand pour ne pas me retrouver face à Maura
quand elle viendra prendre son tour.
Nous sommes à mi-chemin lorsque Frère O’Shea commence son
discours. Je n’entends pas ce qu’il dit, mais je reconnais immédiatement sa
voix forte et son ton affecté. Je ne suis pas la seule à l’identifier, à
l’évidence : quantité de gens délaissent les étals pour se diriger vers la
scène. Les mères appellent leurs enfants, les pères regroupent leur famille.
Le long de l’allée principale, les vendeurs se risquent à sortir de leur stand,
tout en gardant un œil vigilant sur les clients qui tendent l’oreille,
marchandise en main. Quelle que soit la terrible annonce dont parlait
Brenna, elle semble imminente.
Où est Tess ? Je scrute la foule, mais il y a vraiment trop de monde et
trop de capes noires. J’accélère ; Rilla peine à me suivre. Nous arrivons en
vue de l’estrade où Frère O’Shea, un sourire plaqué sur son faciès chevalin,
poursuit son discours :
« … d’interrompre la fête quelques instants. Comme vous le savez, une
mutinerie a eu lieu la semaine dernière à l’asile pour aliénées criminelles de
Harwood. Des centaines de sorcières se sont évadées avec la complicité
d’un membre de notre ordre, Sean Brennan, qui a pris la fuite afin de se
dérober à la justice pour ce crime de haute trahison. » D’un pas de coq de
basse-cour, il vient se poster à l’avant de l’estrade, et quelque chose me dit
que son laïus a fait l’objet de répétitions, ce qui le rend à peu près aussi
spontané que son sourire. O’Shea n’a pas le charisme de Covington, qui,
malgré ses odieuses prises de position, était un orateur envoûtant. « Ces
sorcières, mes chers concitoyens, constituent une menace pour la Nouvelle-
Angleterre tout entière. J’ai fait déployer la garde nationale afin de les
retrouver, et j’ai le plaisir de vous annoncer que d’ores et déjà nous avons
remis la main sur deux douzaines d’entre elles, cachées dans des granges ou
des demeures abandonnées à travers le pays. »
Mon cœur sombre, mais la nouvelle n’a rien d’une surprise. Plusieurs des
détenues de l’asile ont filé sitôt les portes ouvertes. De toute manière, nous
leur offrions le choix : soit nous suivre dans l’un de nos trois refuges, soit
essayer de s’en sortir seules. Une bonne moitié a opté pour cette seconde
voie.
« Si vous possédez la moindre information sur l’endroit où pourraient se
dissimuler une ou plusieurs de ces créatures malfaisantes, il est de votre
devoir de nous en faire part sans délai. » Ses yeux pâles parcourent la foule.
« Elles vous paraîtront peut-être faibles, égarées, elles prétendront sans
doute avoir été battues et mal nourries, mais ce ne sont là que ruses de
sorcières. Ce sont des menteuses et des simulatrices, toutes autant qu’elles
sont. Surtout, ne vous laissez pas prendre par leur chantage aux
sentiments. »
Il est madré, il faut le reconnaître. J’avais espéré, après avoir gagné la
confiance de Merriweather, pouvoir témoigner de ce que nous avions vu à
Harwood, afin que la Gazette dénonce les atroces conditions de vie à l’asile.
Maintenant, les gens vont avoir des doutes.
O’Shea fait appeler une femme sur l’estrade. « N’ayez pas peur, Mrs
Baldwin. Nos concitoyens ont le droit de connaître la vérité. »
Elle se présente la capuche abaissée, afin que tous puissent voir qu’elle a
une bonne tête. C’est une grande et forte femme aux cheveux gris acier
coiffés en chignon serré, avec une tache lie-de-vin sur la joue droite.
L’infirmière qui a tué ma marraine, Zara Roth.
Qui a tiré sur elle, plutôt. Techniquement, c’est moi qui lui ai donné la
mort.
« Que pouvez-vous nous dire sur les conditions de vie à Harwood, Mrs
Baldwin ?
— Nos pensionnaires étaient bien traitées, sir. Elle avaient deux bons
repas par jour et un thé l’après-midi. » Heureusement que Parvati, Livvy et
les autres ne sont pas là pour entendre ces mensonges ! Mei, qui vient de se
glisser à côté de moi, a du mal à contenir sa colère. « Elles disposaient
d’une infirmerie, où du personnel compétent prenait soin d’elles
lorsqu’elles étaient souffrantes. Tous les jours elles faisaient une promenade
dans la cour. Et on s’efforçait de leur soigner l’âme en plus du corps. Un
Frère venait chaque semaine leur faire un sermon dans la chapelle. Celles
qui se sentaient assez bien pouvaient s’occuper à de petites tâches, aider à la
cuisine, au jardin. L’oisiveté est la mère de tous les vices, comme vous le
savez. Mais celles qui étaient trop faibles… eh bien ! on ne leur demandait
rien d’autre que de reprendre des forces.
— Merci, Mrs Baldwin. » O’Shea affiche son sourire reptilien. Autour de
moi, le public est tout ouïe. Un reportage de première main sur Harwood,
voilà qui vaut largement la musiquette d’une vielle. « Donc, vous n’avez
jamais été témoin du moindre mauvais traitement ?
— Jamais, sir. », Elle joint les mains comme en prière. « Pas une fois en
douze ans de service.
— Si je comprends bien, elles avaient la vie facile, ironise O’Shea. Plus
que beaucoup d’entre nous ! Deux bons repas par jour, un thé, logées et
blanchies gratis ! Maintenant, Mrs Baldwin, racontez-nous ce qui s’est
passé le soir de la mutinerie.
— Normalement, je travaille dans l’équipe de jour, et donc je n’aurais
même pas dû être là. Mais le mari de Mrs Snyder a fait parvenir un message
disant qu’elle ne pourrait pas venir, parce que son bébé était malade. Alors
je suis restée. Je me rappelle être descendue dans le bureau de la
surveillante générale pour aller chercher quelque chose. Et après, voilà que
je me réveille au milieu des autres infirmières, et on est toutes enfermées là,
dans la salle des cas difficiles, mais les patientes ont disparu. On ne savait
pas comment on s’était retrouvées là, et on avait très peur que ces folles
mettent le feu à l’asile avec nous dedans. On s’est agenouillées et on a prié,
sir. Après ça, Dieu soit loué, le gardien de jour est arrivé et nous a trouvées.
— Dieu soit loué ! » répète O’Shea, et l’assistance lui fait écho. « Vous
nous dites, Mrs Baldwin, que vous n’avez aucun souvenir de la mutinerie ?
Quelqu’un se serait introduit dans votre esprit pour effacer cet événement ?
— Absolument, sir. » Elle frissonne avec ostentation, lèvres et double
menton tremblotants. « Et je peux vous dire, j’en ai encore les sangs tout
retournés.
— Je vous crois. Une sorcière qui vient farfouiller dans votre cerveau…
Il y a de quoi retourner les sangs au plus brave d’entre nous. Merci pour
votre témoignage, Mrs Baldwin. »
Sur une courbette, l’infirmière quitte l’estrade en hâte, et je respire.
C’était grotesque à en pleurer, mais ce n’est pas non plus la catastrophe que
Brenna laissait craindre.
Hélas, O’Shea n’en a pas terminé.
« Le veilleur de nuit et six autres infirmières ont subi ce viol mental.
Nous ne pouvons pas laisser en liberté ces créatures malfaisantes. Certaines
d’entre elles détiennent des pouvoirs diaboliques. Il nous faut les poursuivre
sans relâche et les châtier ! » Sa voix enfle, plus bravache que jamais. « Par
bonheur, une information reçue la semaine passée nous a conduits tout droit
à un nid de ces vipères. Hier, nos gardes ont localisé une ferme du
Connecticut dans laquelle se terraient pas moins de trente-cinq
sorcières… »
Mei me saisit la main.
« … Pour résister à leur arrestation, ces femmes ont usé de magie. Elles
ont cependant été maîtrisées, et sont à présent en route pour New London
sous bonne escorte. » Tonnerre d’applaudissements, mené par un groupe de
Frères au premier rang. Rictus ignoble de Frère O’Shea. « Mes chers
concitoyens, voilà bien longtemps qu’aucune sorcière n’avait plus été
condamnée à mort. Ce n’est pas une sentence que nous prononçons de
gaieté de cœur. Mais aujourd’hui, après avoir longuement prié, le Conseil
national a voté le rétablissement de la peine capitale. L’ignominie des
femmes que nous avons rattrapées est sans bornes. Nous ne pouvons pas –
pas un jour de plus – les laisser gangréner notre société, terroriser notre
pays, mettre en danger chacun de nous et de nos enfants. À l’heure où je
vous parle, de l’autre côté de la rue, une troupe de nos gardes entreprend
d’élever une potence. Demain à midi, sur Richmond Square, commenceront
les pendaisons. »
Chapitre 6
Toutes celles qui sont rentrées avant nous sont au réfectoire, le dos rond,
silencieuses. Quelques-unes sirotent un thé, mais bien peu ont pris la peine
de retirer leur cape ou leurs bottines. Dans une désespérance de veillée
funèbre, elles attendent. Le seul son est le cliquetis des aiguilles à tricoter
de Grace.
À notre vue, les visages s’éclairent. Addie remonte ses lunettes sur son
nez.
« Cate ! Qu’allons-nous faire ? »
Je m’attendais à trouver Inez ici, occupée à tirer des plans tout en
maudissant les Frères, mais aucune enseignante n’est présente. Peut-être
sont-elles toutes réunies dans le nouveau bureau d’Inez – elle a pris
possession des appartements de Cora aussitôt après les obsèques.
« On ne les a pas libérées pour que maintenant elles se fassent exécuter !
proteste Vi. Il faut empêcher ça !
— Mais comment ? demande Alice, tortillant l’une de ses mèches
blondes. Les Frères vont les enfermer dans la prison du Conseil national, et
des dizaines de gardes vont les surveiller toute la nuit. »
Sur le chemin du retour, j’ai passé en revue les options possibles. Alice
n’a pas tort.
« Il va falloir attendre, dis-je. Et les libérer demain.
— Demain ? Devant tout le monde ? » Vi écarquille ses yeux mauves.
« Mais il y aura des centaines de gens sur la place ! »
J’en conviens volontiers : « Peut-être même des milliers. » Oui, il y aura
du monde pour assister à cette série de pendaisons : un large contingent de
Frères et de gardes, pour commencer ; mais aussi des curieux, des dévots, et
ceux qui veulent se faire passer pour dévots. Sans oublier ceux qui avaient à
Harwood une parente ou une connaissance… « Mais justement, dis-je. Quoi
de mieux qu’une foule pour se dissimuler ?
— Quel est votre plan ? » m’interpelle Alice.
À cet instant, un bruit de talons ferrés se fait entendre dans mon dos. Ce
petit martèlement qui annonce l’arrivée d’Inez me rendra toujours malade.
Et c’est elle qui répond à ma place : « Quel que soit ce plan, Miss Cahill,
vous pouvez l’oublier tout de suite. Notre conseil de guerre vient de voter la
non-intervention. »
Je n’en crois pas mes oreilles. Elles ne vont tout de même pas rester les
bras ballants, sans rien faire ?
Mais la petite lueur de satisfaction qui brille dans les yeux d’Inez
m’informe que c’est très exactement son intention. Du vivant de Cora, le
conseil de guerre était partagé en deux camps égaux : d’un côté, Cora,
Gretchen et Sophia ; de l’autre, Inez et ses âmes damnées, Evelyn et
Johanna. Sophia n’étant pas de retour, seule Gretchen a dû exprimer un avis
divergent. Justement, je la vois se glisser à son tour dans le réfectoire. Ces
deux dernières semaines, elle a pris dix ans d’un coup.
« Vous ne pouvez pas… » s’étrangle Rilla. « Vous comptez rester les bras
croisés et les regarder se faire pendre ?
— Asseyez-vous, mesdemoiselles », ordonne Inez.
Je prends le siège le plus proche ; Mei et Rilla s’installent de chaque côté
de moi. Inez gagne la table d’honneur. Les autres enseignantes s’asseyent,
mais elle reste debout derrière sa chaise, tel un général d’armée face à ses
troupes. Ses cheveux sombres, poivre et sel aux tempes, sont tirés en un
austère chignon sur sa nuque. Tout de noir vêtue, avec ses traits pincés, ses
joues creuses et ses épais sourcils, ce n’est pas une belle femme – pas même
ce que Père appellerait gentiment une femme charmante –, mais elle en
impose à la salle entière.
« Les Frères ont pris une décision ignoble, poursuit-elle. Toute personne
soupçonnée de sorcellerie sera passible d’exécution publique sans
bénéficier d’un procès. Sans qu’il lui soit permis de dire un mot pour sa
défense. Bientôt, quiconque parlera en faveur d’une sorcière sera également
passible de peine de mort en tant que sympathisant. Ce à quoi nous
assistons aujourd’hui est ni plus ni moins que le début d’une seconde
Terreur. »
Un silence de plomb tombe sur le réfectoire. Le crépitement du feu dans
la cheminée en prend un relief saisissant. Les paroles de Frère Ishida, peu
avant mon départ de Chatham, me reviennent en mémoire : « S’il ne tenait
qu’à moi, nous rétablirions le bûcher. »
Eh bien, voilà. Son souhait va se réaliser. Et ses filles seront parmi les
premières victimes. Elles seront pendues, non pas brûlées, mais on ne va
pas chicaner sur la méthode. Il sera sûrement ravi de les voir périr – un
homme pieux comme lui !
Mon sang bout dans mes veines, mes pensées tournent en rond. Que
faire, que faire, que faire ? Je ne laisserai pas Rory et Sachi finir au bout
d’une corde. Mais Inez paraît calme. Ses mains sur le dossier de sa chaise
ne frémissent même pas.
Et soudain les mots m’échappent : « C’est à cause de vous qu’ils font
cela. » Autour de moi s’élèvent de petits cris étouffés. Mais j’enfonce le
clou. « À cause de ce que vous avez fait au Conseil suprême.
— Voilà une grave accusation, Miss Cahill. Pensez-vous que telle était
mon intention ? Voir souffrir des innocentes ? Non. Et je dirai même plus :
ces filles seraient toujours en sécurité dans leur lit si vous et vos amies les
aviez laissées où elles étaient.
— En sécurité dans notre lit ? s’indigne Parvati. Vous voulez rire ! Jamais
nous n’avons été en sécurité là-bas !
— Il demeure que ce qui arrive là n’est pas de mon fait. Si vous cherchez
quelqu’un à blâmer pour le regain de violence des Frères, Miss Cahill, je
vous suggère de regarder dans un miroir. D’ailleurs… » Elle a un petit
reniflement de mépris. « D’ailleurs, bien que je déplore ce que les Frères
s’apprêtent à faire, nous ne sommes en rien tenues de tenter de les en
empêcher. Pour la plupart, ces filles qu’ils ont reprises ne sont pas sorcières.
Elles ne relèvent donc pas de notre responsabilité.
— Mais c’est encore pire, alors ! intervient Sœur Edith, notre
maigrichonne professeur d’art. Si elles ne sont pas sorcières, elles vont se
faire exécuter pour des actes dont nous sommes seules responsables.
— C’est regrettable, concède Inez, mais en tant que prieure, il est de mon
devoir, en ces temps difficiles, de protéger les membres de notre ordre. »
Elle parcourt d’un regard dur notre groupe désemparé. « Si on m’en avait
laissé le choix, je n’aurais même pas accepté de recueillir celles d’entre
vous qui sont incapables de magie. »
Grace pose son tricot et s’affole. « Mais je n’ai nulle part où aller !
— Je n’ai pas l’intention de vous jeter à la rue, Miss Wheeler, maintenant
que vous êtes ici. » Inez lève une main et son anneau d’argent capte la lueur
orangée des flammes. « Des milliers de personnes se rassembleront demain
à Richmond Square : les Frères et la garde, et des gens avides d’assister à
une exécution publique. Tenter d’intervenir serait attirer l’attention sur
nous. Il serait extrêmement difficile, voire impossible, de tout mener de
front : maintenir des illusions pour nous dissimuler et mobiliser une énorme
quantité de magie pour libérer les condamnées. Si nous étions démasquées,
ce ne sont pas seulement ces malheureuses qui se feraient exécuter, et pas
seulement non plus celles d’entre nous qui interviendraient. C’est notre
ordre tout entier – chacune d’entre vous – qui irait à sa perte. »
Autrement dit, à ses yeux, il faut sacrifier ces filles pour le bien de la
communauté. La conclusion flotte dans l’air avec les odeurs de thé et de feu
de bois. La réalité est plus crue : Inez se moque éperdument de chacune
d’entre nous. Seule l’intéresse la communauté, ou plutôt le pouvoir qui lui
est associé. Pouvoir dont elle tient les rênes.
Pour ce qui est des risques, elle n’a certes pas tort. L’opération exigerait
une étourdissante quantité de magie, et serait éminemment dangereuse.
Mais ne rien tenter ? Je ne pourrais plus vivre en paix avec ma conscience.
Je regarde Inez droit dans les yeux.
« Avec ce genre d’attitude, en quoi valons-nous mieux que les Frères ? Si
nous refusons d’intervenir alors que nous le pourrions ?
— Intervenir, fort bien, mais si c’est pour échouer ? Quoi qu’il en soit, la
question n’est pas en discussion.
— Je suis d’avis qu’elle devrait l’être, déclare soudain Tess, se levant
résolument. N’ai-je pas droit à la parole dans ce débat ? »
Un murmure traverse le réfectoire comme un feu de forêt.
« Elle est tout de même la sibylle », fait observer Rilla.
Ce que personne n’avait oublié – mais ces mots semblent galvaniser Tess.
Elle se redresse, écarte ses boucles blondes de son visage clair.
Inez se tapote la lèvre d’un doigt maigre.
« Dites-moi, jeune Teresa : aviez-vous vu venir la décision des Frères ?
La capture des évadées ? Savez-vous quoi que ce soit sur la journée de
demain ? »
Tout le réfectoire retient son souffle. Tess s’empourpre et avoue très bas :
« Non.
— Alors je ne vois pas en quoi le fait que vous soyez sibylle ait une
quelconque pertinence. Nous n’avons pas consulté Brenna Elliott, que je
sache. »
Tess soutient le regard d’Inez sans battre d’un cil.
« La comparaison ne vaut pas. Je ne suis pas Brenna. Selon la prophétie,
je suis celle qui fera naître un nouvel âge d’or de la magie.
— Ou qui sera la cause d’une deuxième Terreur », rappelle Inez,
intraitable. « N’oubliez pas cette seconde moitié de la prédiction. Vous êtes
une épée à double tranchant, en quelque sorte, non ? N’oubliez pas non plus
que vous n’avez que douze ans et que vous dormez toujours avec un ours en
peluche. Il va falloir grandir encore un peu, mon petit. »
Tess encaisse le coup. Je me porte à son secours.
« Tess a assez de maturité pour distinguer le bien du mal. Ce qui ne me
semble pas toujours être votre cas.
— Miss Catherine Cahill, vous êtes priée de ne pas vous mêler de tout. Et
je vous interdis d’intervenir demain. Richmond Square sera bondé. Je doute
fort que vous puissiez sauver une seule de ces fuyardes. En essayant de le
faire, vous nous mettriez toutes en danger. Je ne le permettrai pas.
— Vous ne le permettrez pas ? » Je m’autorise un petit ricanement. « Et
que comptez-vous faire, m’enfermer dans un placard ? Me ligoter à un
poteau ? »
Un long silence s’ensuit. Inez caresse sa broche en ivoire, ses yeux bruns
soutiennent les miens.
« Je ne peux pas vous retenir, c’est vrai, admet-elle enfin. Mais si vous
vous faites capturer, sachez que je ne risquerai pas la vie des autres pour
sauver la vôtre. Ma préoccupation première, maintenant et à jamais, c’est la
sauvegarde de l’ordre des Sœurs. »
Mettre sur pied un plan d’attaque nous prend une bonne partie de la nuit.
Je tiens à impliquer le moins de personnes possible. Ainsi qu’Inez l’a fait
remarquer, c’est une opération à haut risque, rendue plus dangereuse encore
par le refus de nos plus puissantes sorcières d’y participer. Au bout du
compte, il est décidé que nous ne serons que six : Elena, Mélisande, Rilla,
Mei, Tess et moi.
Sitôt seule avec Elena dans sa chambre où nous avons tenu conseil, je lui
confie mes doutes : « Croyez-vous que ça va marcher ? »
À trois heures du matin, même Elena, toujours si fringante et inaltérable,
a perdu un peu de sa fraîcheur. Affalée au fond de son sofa, la tête sur
l’accoudoir, elle réprime un bâillement.
« Je l’espère. Ou nous sommes mortes.
— Encourageant », dis-je en peignant mes pauvres cheveux avec mes
doigts. Je suis assise sur son lit à baldaquin, et j’ai défait mes nattes qui me
tiraient le cuir chevelu.
« C’est de la magie, Cate, pas une science exacte. Bien des choses vont
dépendre de la vitesse de réaction de Sachi et Rory, et de l’état dans lequel
se trouvent les captives. Si elles ont été battues, si elles ont des membres
cassés, ce genre de problèmes…
— Elles n’y arriveront jamais.
— Espérons que si. » Cette fois, elle ne réprime pas son bâillement et
s’étire longuement, bras au-dessus de la tête. Je bâille aussi et, rouvrant les
yeux, je constate qu’elle m’observe intensément, de son regard félin.
« Avez-vous parlé avec Maura, finalement ? me demande-t-elle.
— Vous avez vu ce qui est arrivé la dernière fois que nous nous sommes
retrouvées dans la même pièce.
— Je l’ai vue vous provoquer, jouer à vous faire sortir de vos gonds… et
y parvenir. Je ne vous en blâme pas, Cate. Je sais combien elle peut se
montrer provocante. Mais vous ne pourrez pas l’éviter toute votre vie.
— On parie ? » Je descends de son lit. « Bon, nous ne ferons rien de plus
cette nuit. Il vaut mieux aller nous coucher. »
Je me coule hors de sa chambre et remonte le couloir jusqu’à la mienne,
pour découvrir avec stupeur Alice assise à côté de ma porte, la tête contre le
mur.
« Enfin ! souffle-t-elle, se relevant vivement. « Je vous attends depuis
une éternité.
— Mais quelle idée, Alice ? J’ai besoin de dormir. Si vous êtes venue me
dissuader d’agir demain…
— Vous allez être surprise, me coupe-t-elle. J’ai quelque chose à vous
dire. »
Elle se dirige vers l’escalier et me fait signe de la suivre. Sa chemise de
satin ivoire descend jusqu’à ses pieds nus et ses mèches blondes sont
enroulées sur des papillotes.
« Ce n’est pas un piège, au moins ? Vous comptez m’enfermer dans la
cave ?
— Ne dites donc pas de bêtises ! »
Son ton autoritaire m’exaspère, mais ma curiosité l’emporte, et je la suis
donc où elle a décidé de m’emmener – le petit salon parloir de devant. Les
lampes à gaz sont allumées, un feu ronronne dans la cheminée, et une
couverture est pliée sur l’un des sofas rêches.
« Attendez, dis-je. Vous vous êtes installée ici pour dormir ?
— On est brouillées, Maura et moi. »
Elle ferme la porte puis traverse la pièce sur la pointe des pieds pour tirer
la corde qui referme l’évent. Ces préparatifs achevés, elle se plante devant
la fenêtre.
Je suis toujours dans ma tenue noire râpeuse, et si fatiguée que le sofa
semble me tendre les bras.
« Pourquoi tant de précautions ?
— On n’en prend jamais trop. » Elle soulève l’épais rideau, scrute la rue,
puis se retourne. « Voilà. Juste après les obsèques, Inez a eu une
conversation privée ici, avec O’Shea. Je les ai écoutés depuis la pièce d’à
côté, à travers l’évent. C’est comme ça que je suis tombée de ce tabouret.
J’essayais de mieux entendre.
— Je m’en souviens. » Alice est une vraie fouine. Nous le savons toutes.
Elle presse un poing contre sa bouche. Son désarroi paraît sincère.
« Ce que j’ai entendu, Cate – c’est ça qui m’a fait tomber… Je pensais
que j’avais dû mal comprendre. J’espérais avoir mal compris. Je ne pouvais
pas croire que…
— Mais qu’avez-vous entendu ? » La curiosité me tire de mon
engourdissement.
Elle me fait face.
« C’est Inez qui a dit à O’Shea où trouver ces filles. »
Inez. Bien sûr.
« Vous le saviez déjà ? » demande Alice devant mon absence de réaction.
Je fais non de la tête et elle enchaîne : « Mais vous n’en êtes pas surprise.
— Non.
— Je pense qu’elle essayait d’obtenir que rien ne change pour l’ordre des
Sœurs. Une façon de prouver sa loyauté. Mais bon, ça ne… ce n’est pas une
excuse. Elle savait forcément ce qui allait arriver. »
Savait-elle réellement qu’elles allaient toutes se faire exécuter ? Elle ne
pouvait pas ignorer que le risque était grand. Je crois plutôt – pensée
insoutenable – qu’elle espère tout bonnement que si les Frères se montrent
ignominieux, la population va se dresser contre eux ; et que par contrecoup
les sorcières deviendront une option envisageable. Que pèse la mort de
quelques dizaines de filles au regard du pouvoir qu’elle convoite ?
Pour un peu, j’en aurais de la peine pour Alice. Elle a toujours été la
protégée d’Inez. Avant mon arrivée, puis celle de mes sœurs, elle était la
seule élève capable d’intrusion mentale. Ce doit être cruel de voir son
modèle tomber de son piédestal.
« Inez pense chacun des mots qu’elle a prononcés tout à l’heure, dis-je à
mi-voix. Seul compte pour elle l’ordre des Sœurs. » Je vais m’adosser au
manteau de la cheminée. « Plus exactement, elle veut renverser les Frères et
s’emparer du pouvoir. Et peu lui importe si des vies sont perdues dans
l’affaire. Au fond, en quoi est-ce différent de ce que vous avez fait aux
membres du Conseil suprême ? Onze hommes supprimés. Assassinés, ou
tout comme. Vous n’y avez rien vu de mal.
— Mais c’étaient des Frères, Cate. Alors que là… » Alice s’effondre
dans un fauteuil, face au feu. « Et puis le Conseil suprême faisait de notre
vie un enfer. Tandis que ces malheureuses… Elles ont peut-être été
imprudentes, ou elles ont joué de malchance. Elles ne méritent pas…
— C’est bien la première fois que je vous entends vous préoccuper de
détenues de Harwood.
— Je n’ai jamais voulu leur mort ! » proteste-t-elle en criant presque,
puis elle se plaque une main sur la bouche et poursuit très bas : « S’ils les
tuent demain, ce sera ma faute, hein ? Pour ne pas vous l’avoir dit plus
tôt ? »
Comme toujours, elle ramène tout à elle.
Mais même Alice n’a pas à porter sur ses épaules la responsabilité d’un
tel drame.
« De toute manière, dis-je, pas sûr que nous aurions pu leur faire parvenir
un message à temps. Ce n’est pas votre faute, Alice. C’est celle des Frères,
qui ont voté le rétablissement de la peine capitale. Et la faute d’Inez, qui a
révélé à O’Shea où se trouvait ce refuge. »
Mais qui l’a révélé à Inez ? A-t-elle usé d’intrusion mentale sur l’une de
mes coéquipières, ou l’une d’entre nous nous a-t-elle trahies ? Ce n’est pas
moi qui l’ai informée. Ni Tess. Quant à Elena… Aussi étrange que ce soit,
après nos débuts difficiles, j’ai une totale confiance en elle.
À moins qu’Elena ne se soit confiée à Maura, et que Maura ait tout
rapporté à Inez.
« Pourquoi tant de gentillesse avec moi, Cate ? Je sais très bien que vous
ne m’aimez pas.
— Vous voulez la vérité ? dis-je avec un haussement d’épaules. Votre
talent pour les illusions nous sera très utile demain. Vous dites que vous
avez des remords ? Prouvez-le. Aidez-nous à sauver ces filles.
— Entendu.
— Parfait. Rilla et moi vous dévoilerons notre plan avant l’office. Vous
n’aurez qu’à marcher avec nous sur le chemin de l’église et vous asseoir à
côté de nous. Je veux vous avoir sous les yeux en permanence jusqu’à la fin
de l’opération, compris ? Et vous ferez équipe avec Rilla sans discuter, est-
ce clair ?
— Tout à fait. Bonne nuit, Cate.
— Bonne nuit, Alice. » Mais à la porte, je me retourne, curieuse malgré
moi. « Vous l’avez dit à Maura, ce que vous avez entendu ? C’est pour cela
qu’elle vous a jetée dehors ? »
Elle se lève et va éteindre les lampes avant de regagner le canapé. Pour
toute lumière, il n’y a plus que les braises dans la cheminée.
« Oui, mais elle ne m’a pas crue. Elle m’a accusée d’avoir tout inventé,
elle m’a dit que j’étais jalouse des attentions d’Inez envers elle. »
Je monte l’escalier à tâtons. Maura. Elle s’est tant éloignée de moi que je
n’ai plus aucun espoir de la rejoindre. Quand bien même je le voudrais.
Chapitre 7
L’office est une torture. C’est O’Shea en personne qui monte en chaire
pour le sermon. Il nous parle en long et en large de l’enfer et des tourments
qui attendent les âmes des damnés, et particulièrement des sorcières.
Lorsque enfin nous ressortons de la cathédrale, nous clignons des yeux
comme des souriceaux nouveau-nés dans le soleil du matin glacé. Une
bonne moitié de l’assemblée s’engouffre dans l’étroite rue pavée qui mène à
Richmond Square.
Tess et moi allons bras dessus bras dessous, nos bottines crissant sur le
givre. À nous voir, on pourrait nous croire en route pour un pique-nique
plutôt que pour une pendaison publique. Mais je note avec soin les gardes
en livrée noir et or. Ils sont neuf de chaque côté de l’entrée de l’immense
square, tous armés de fusils à baïonnette, et je parie qu’il y a un troisième
détachement devant le portillon du fond.
Les Frères ont tout prévu en cas de troubles, et ils tiennent à le faire
savoir. Ma main se crispe sur le bras de Tess et, du coin de l’œil, je vois
Rilla s’assombrir. Alice commente, volubile, l’excellente recette que nous
avons faite à la kermesse – comme si elle n’avait à cœur que les miséreux.
Elle est très forte à ce petit jeu. Je scrute la foule et repère enfin Mei, en
cape grise élimée sur une robe orange vif. Mélisande et elle se sont
dispensées de l’office pour aller explorer les ruelles et trouver des chemins
détournés par où emmener les filles au prieuré.
L’un des avantages de la grande ville est que cela ne se voit pas quand
vous n’assistez pas à l’office.
Nous arrivons près de l’échafaud sur lequel est montée la potence. Deux
énormes poteaux, en bois mal équarri, soutiennent une épaisse traverse. À
cette traverse sont suspendues six cordes à nœud coulant. Le plancher – une
plate-forme à cinq ou six pieds du sol – est percé d’une trappe qui doit
s’ouvrir lorsqu’on actionne un levier ; dessous s’étire la tranchée de terre
censée recevoir les corps.
Plaise au ciel qu’aucun corps ne se retrouve là !
Les doigts de Tess frémissent sur mon bras. Nous nous tenons à vingt pas
d’une potence où des personnes qui nous sont proches sont sur le point de
se faire pendre.
Nous reprenons notre marche pour nous mêler à la foule. Je compte les
Frères en cape noire – vingt, trente, quarante, plus encore. Nous sommes
cruellement en minorité.
L’un d’eux se retourne et ses yeux bruns croisent les miens. Finn.
Il vient vers nous résolument. Mon pas fléchit.
« Bonjour, Frère Belastra. »
Est-ce mon imagination ou mon salut le perturbe-t-il ?
« Puis-je vous parler un instant, Miss Cahill ?
— Continue, Tess, je te rejoins tout de suite. »
Finn et moi nous écartons légèrement de la foule en mouvement. Ses
cheveux roux, toujours aussi fous, pointent sous sa capuche.
« Je ne sais trop comment vous l’apprendre, commence-t-il, alors je vais
aller droit au but. Deux des filles qui vont être exécutées aujourd’hui sont
de Chatham. Sachi Ishida et Rory Elliott. »
Je feins la surprise, une main sur la bouche.
« Je savais que Sachi avait été arrêtée le mois dernier, mais… Rory
aussi ?
— Elle et Sachi ont toujours été comme deux doigts de la main. » Il
baisse les yeux. « J’ai pensé qu’il valait mieux vous mettre au courant. Que
vous puissiez vous préparer. »
Oh, je suis déjà aussi préparée qu’on peut l’être. Je jette un coup d’œil à
la potence, puis au bâtiment du Conseil national, d’où les condamnées vont
sortir d’une seconde à l’autre sous bonne escorte.
« Merci. Tout ceci est vraiment affreux.
— J’ai voté contre. » Il relève la tête avec une expression d’écœurement.
« Je… Je tiens à ce que vous le sachiez. Je ne suis pas le genre d’homme à
penser que tuer est une solution.
— Je sais, dis-je en souriant.
— Ah ? » Il se rapproche de moi. Trop selon les convenances, et alors
même que la moitié de New London peut nous voir. Derrière ses lunettes,
ses yeux s’arriment aux miens. « Comment se fait-il que vous me
connaissiez si bien, Cate Cahill ? »
Seigneur, mon nom sur ses lèvres et mon cœur s’emballe. Mes joues
prennent feu.
« Je… il faut que j’y aille. » Qu’est-ce que je fais là, à jouer à être son
amie ? « Je dois rejoindre les autres.
— Attendez. » Ses doigts rudes sur mon poignet, sur ma peau nue au-
dessus de mon gant, m’enflamment encore davantage. « Vous savez quelque
chose, n’est-ce pas ? »
Je devrais me dégager.
« Je sais beaucoup de petites choses, bien sûr. Je ne vois pas de quoi vous
parlez.
— Vous êtes une très mauvaise menteuse. » Il baisse la voix. Moi seule
peux l’entendre. « Il m’est arrivé quelque chose, je ne sais pas quoi, mais
vous… J’étais avec vous quand je suis revenu à moi, devant le prieuré. La
nuit où ces filles se sont évadées de Harwood. »
Du coin de l’œil, je vois Frère Ishida, debout près de la potence avec un
groupe de Frères, se retourner et nous observer de loin, immobile. Je libère
mon bras, Finn fourre ses mains dans ses poches.
« Je ne sais absolument rien à ce sujet, lui dis-je.
— Sean Brennan est en fuite parce qu’on l’a accusé de trahison. Je ne me
souviens peut-être pas de tout, mais je suis certain que c’est un homme
bien. Soyez assurée que jamais il n’aurait voté pour le rétablissement de la
peine capitale. » Ses traits se durcissent. « Quelqu’un a monté un coup
contre lui et s’est servi de moi pour le réaliser. On a trouvé un mouchoir à
Harwood, sur le corps d’une sorcière tuée par balles. Un mouchoir avec un
B brodé dans un coin. Il n’appartient pas à Brennan. Je le sais parce que je
l’ai reconnu. Il est à moi.
— Chut ! Vous êtes fou ? Vous voulez donc vous faire arrêter, et pendre
vous aussi ?
— Vous n’avez pas l’air surprise. » Il me dévisage sans ciller. « J’étais à
Harwood ? Avec vous ? »
Il a démêlé les événements plus vite que je ne le pensais, mais je joue
l’innocente.
« N’en auriez-vous pas le souvenir, si c’était le cas ?
— Non, répond-il d’un ton égal. Curieux, n’est-ce-pas ? Je ne crois pas
que je m’en souviendrais. »
Il sait. Je m’efforce de ne pas laisser la panique se lire sur mon visage.
« Nous ne pouvons pas discuter de cela ici.
— Où, alors ? Et quand ? Puis-je venir vous voir cet après-midi ?
— Au prieuré ? Non ! Vous ne pouvez pas. » Je cherche du regard Tess et
Rilla. Alice est un peu à l’écart, en pleine querelle avec Maura, mais Maura
a les yeux sur Finn et moi. « Il ne faut pas qu’on nous voie ensemble, je…
C’est dangereux. S’il vous plaît, Finn. »
Il ne recule pas, mais ses traits s’adoucissent au son de son prénom.
« Il me faut des réponses.
— Je le comprends bien, mais… vous ne pouvez pas prendre le risque de
venir au prieuré. C’est trop dangereux. » Je réfléchis avec fièvre ; une idée
me vient : « La papeterie O’Neill. Sur la Cinquième rue. Retrouvez-moi
dans la ruelle de derrière. Ce soir, à dix heures. Et maintenant… allez-vous-
en.
— Parfait. À ce soir, alors. »
Je me hâte de rejoindre les autres. Maura a disparu dans la foule, qui
recouvre toute la place à présent. L’assistance est contenue, sur trois côtés,
entre les hautes grilles de fer forgé. Sauf si les gens s’affolaient au point
d’escalader ces grilles, au risque de s’empaler sur leurs pointes en fleurs de
lys, il n’existe que deux issues : la grande entrée de devant et le petit portail
à l’arrière. Si tout se passe comme prévu, le square entier va bientôt se
retrouver en folie.
Je me penche vers Alice.
« Que voulait Maura ?
— M’accuser d’avoir retourné ma veste, dit-elle d’un ton rageur. Et lui,
que vous voulait-il ?
— Me prévenir que je connais deux des filles qui vont être exécutées,
puisqu’elles sont de Chatham. Afin que j’y sois préparée.
— C’était gentil de sa part », déclare Rilla.
Finn a regagné sa place au milieu des Frères. Ils sont des centaines,
alignés à l’avant du public, prêts à voir se réaliser ce pour quoi ils ont voté.
Ont-ils été contraints de venir ? Parmi eux, il y en a forcément que ce
spectacle ne réjouit pas… À coup sûr, certains s’y sont opposés, comme
Finn, mais combien ?
« Votre échange avait l’air plus personnel que ça, insinue Alice.
— Absolument pas. Et vous ne semblez pas être la mieux placée pour me
faire la leçon. »
Une clameur soudaine m’empêche d’entendre la réplique d’Alice. Les
condamnées – une soixantaine – descendent les marches du Conseil
national, encadrées de gardes, et se dirigent vers le square. Malgré le froid
mordant, aucune d’elle n’a de cape. Elles sont vêtues de jupes marron et de
blouses blanches, l’uniforme de Harwood.
Bon sang de bois ! J’avais espéré qu’elles se seraient trouvé d’autres
vêtements depuis leur évasion. Un uniforme, ce n’est pas l’idéal pour se
perdre dans la foule. À leur approche, je repère enfin Sachi et Rory, en
uniforme elles aussi. Elles marchent côte à côte, les mains liées dans le dos.
Rory, grande et plantureuse, domine de près d’une tête son aînée toute
menue.
Un murmure parcourt l’assistance, les cous se tendent pour mieux
regarder. Quelles peuvent être les pensées de tous ces gens ? Sont-ils surpris
de voir les condamnées si jeunes pour la plupart, si maigres, si pitoyables ?
Ou croient-ils, comme l’assurent les Frères, que derrière ces airs innocents
se dissimulent les pires vices ?
Les gardes écartent la foule. Pouvons-nous les repousser ? Cela suffirait-
il ? J’observe les détenues. Pas trace de coups récents – du moins, pas que
je puisse déceler –, et toutes paraissent étonnamment calmes. J’étais
persuadée que certaines allaient se débattre, crier, sangloter, marmotter des
prières.
Alice me pince le bras.
« Elles sont droguées », me souffle-t-elle à l’oreille.
Oh non ! Je n’y avais même pas pensé, pourtant c’est l’évidence. Les
Frères ont dû les abreuver de laudanum, comme ils le faisaient à Harwood.
Ce qui explique leur lenteur, leur apathie, leurs paupières qui clignent dans
la lumière.
Inutile de compter sur leur magie. L’opération repose sur nos seuls
pouvoirs.
Les gardes font monter six des condamnées sur la plate-forme et parquent
les autres dans un espace délimité par des cordes, à gauche du gibet. Sachi
et Rory figurent dans le premier groupe. Dans l’assistance, les plus excités
se mettent à vociférer.
« Putains de sorcières ! hurle un robuste barbu.
— Démons ! glapit un autre en faisant un signe de croix.
— Eh ! retournez donc en enfer ! » s’époumone une petite vieille. Son
imprécation s’achève en quinte de toux. Rouge comme une betterave, elle
resserre sa cape élimée. Je songe à la mise en garde de Mei, à cette
épidémie de mauvaise fièvre dans le quartier du fleuve. D’autres que nous
sont au courant : les gens s’écartent de la tousseuse et remontent leur
écharpe sur leur nez.
« Ces rats du fleuve. On devrait les pendre avec les sorcières », gronde le
barbu avec un regard de dégoût pour la vieille.
À cet instant, je vois Sachi sursauter. Une tomate vient de s’écraser sur sa
poitrine et de lui éclabousser le visage. Quelques bonnes âmes ont apporté
des fruits pourris à jeter sur les détenues. Ou peut-être est-ce les Frères qui
les ont distribués ? Nombreux sont ceux, parmi l’assistance, qui ne peuvent
pas gaspiller la nourriture, même avariée, même pour le plaisir d’un jeu de
massacre !
Les yeux noirs de Sachi scrutent la foule et je me demande si c’est moi
qu’ils cherchent. A-t-elle l’intuition que je vais intervenir ? D’un autre côté,
je n’ai même pas été capable d’empêcher son arrestation… Mais son regard
s’arrête sur un homme, à l’avant. Son père. Que peut bien ressentir Frère
Ishida face à ses filles sur l’échafaud ? S’est-il endurci le cœur au point de
pouvoir se tenir là sans rien ressentir, ou quelque chose en lui est-il tout de
même vaguement troublé ?
Dieu du ciel, que je hais cet homme !
Tess m’agrippe la main. Je laisse ma rage monter, la magie parcourt tous
mes muscles, mes doigts se crispent sur ceux de Tess.
Les bourreaux s’avancent pour passer les cordes au cou des condamnées.
« On y va ! » me souffle Alice à l’oreille.
Et brusquement la potence prend feu. Des flammes courent sur la
traverse, s’attaquent aux poteaux latéraux. Déjà une épaisse fumée déroule
ses volutes sur la plate-forme, des escarbilles volent en tous sens.
Ce feu n’a rien de réel. Il n’est qu’une illusion. Mais des plus
convaincantes. Les pouvoirs conjugués de Rilla et d’Alice font des
prodiges.
Le mouvement de fuite est immédiat. Les gens des premiers rangs
hurlent, et tout le monde se pousse, se bouscule en direction des sorties.
O’Shea et ses comparses battent en retraite sans plus attendre, avec l’aide
de gardes qui ne se gênent pas pour frapper sur les simples citoyens, afin de
frayer un chemin aux Frères. Dans la débandade, je cherche Finn des yeux,
mais pas moyen de le repérer au milieu de cette marée de capes noires.
« Vite, ou on va se faire piétiner ! » gémit une femme entre deux âges
cramponnée au bras de son mari. Ils se précipitent vers le portail du fond.
C’est le plus proche, mais il faudra un temps fou pour que s’évacue la foule
qui se rue par là : l’ouverture est trop étroite, autant vider un tonneau avec
une paille !
Le barbu de tout à l’heure hurle : « Quelqu’un est allé prévenir les
pompiers, au moins ? Sinon, tout part en fumée ! »
Sur l’échafaud, Rory sourit jusqu’aux oreilles.
Un garde s’élance, baïonnette au clair, en rugissant : « Sorcellerie ! »
Tess me presse la main ; ma magie se déverse en elle et se mêle à ses
pouvoirs déchaînés. Ses incantations muettes paralysent les gardes.
L’homme à la baïonnette a été stoppé net, sa lame à un pouce du dos de
Rory. Une seconde de plus, et il l’embrochait. Un garde blond changé en
pierre tient à bout de bras le nœud coulant qu’il s’apprêtait à passer au cou
d’une brune à lunettes. Elle fait un saut de côté.
Les cordes qui liaient les poignets des six condamnées se dénouent,
prennent leur vol et s’en vont ligoter les bourreaux. Si nos sortilèges
échouent, ceux-là, au moins, ne pourront pas faire usage de leur arme, pas
avant de s’être libérés. Une idée d’Elena.
Rory et Sachi entraînent la brune à lunettes et crient quelque chose. Les
trois autres filles se ruent à leur suite vers les marches de bois.
Des hommes de la garde hurlent et s’agitent au pied du gibet, brandissant
leurs fusils, mais leurs collègues changés en statues dans leur ligne de mire
les empêchent de tirer. D’autres s’élancent pour intercepter les six filles en
fuite, mais Tess intervient. Le premier s’arrête net, une botte sur la marche
du bas. Le suivant trébuche sur lui, et les voilà tous à terre, écroulés comme
des dominos, et paralysés devant les flammes qui s’approchent.
L’incendie illusoire se propage à toute allure. Il atteint déjà le pied de la
plate-forme, lèche l’herbe rase décolorée par le gel. La fumée s’épaissit,
âcre, agressive. Le bois craque, les flammes ronflent – tout cela de façon
très crédible. On jurerait que le gibet va s’écrouler d’un instant à l’autre sur
les hommes alentour.
J’espère qu’ils sont terrorisés. J’espère que leur sang se glace à l’idée de
se faire carboniser ou écraser ou les deux à la fois.
Les filles dégringolent les marches. Sachi enjambe à bonds légers les
hommes à terre, alors que Rory n’hésite pas à donner un coup de talon dans
un estomac. Je jette un regard aux autres condamnées, là-bas, près de
l’échafaud, blotties les unes contre les autres et médusées devant l’incendie.
L’escouade qui les encerclait s’est considérablement réduite : une bonne
partie de la garde tente de maîtriser la foule en panique.
Les cordes qui ligotaient les mains des condamnées se dénouent à leur
tour et s’en vont ligoter à la place les gardes encore présents. Certains se
débattent, mais Tess les paralyse. D’autres tentent de fuir ; nous les faisons
tomber sans ménagement. Enfin, malgré les brumes du laudanum, les
détenues entrevoient que la liberté leur est offerte : elles s’élancent en
direction de la sortie.
Richmond Square n’est plus qu’un immense chaos. Tout autour de nous,
des gens affolés se bousculent, trébuchent les uns sur les autres, poussent
des cris d’effroi et de rage. Tess et moi résistons tant bien que mal, nos
mains farouchement soudées. Alice et Rilla se pressent contre nous, et notre
quatuor fait bloc contre le maelström.
Dans ce vacarme, il me semble bien entendre une cloche sonner quelque
part. Peut-être l’alerte au feu donné par le beffroi ? Au même instant, un
homme m’attrape par la manche.
« Mes Sœurs ! Ne restez pas ici !
— Qu’est-ce que vous fichez là, transies comme des brebis ? ajoute son
compère, moins chevaleresque. On va tous rôtir, si on ne bouge pas ! »
Je leur jette un coup d’œil avant de rendre mon attention à l’échafaud.
« Vous ne voyez donc pas que nous prions ? Sauvez-vous vite ! »
Surtout, qu’ils n’aillent pas déconcentrer Alice et Rilla ! L’illusion
s’évanouirait et nous en avons encore bien besoin.
La plupart des Frères se sont rués vers l’une ou l’autre des sorties, mais
une poignée d’entre eux tente d’arrêter les condamnées en fuite, et je
m’affole.
« Tess ! »
Par bonheur, Rilla et Alice les ont vus aussi. Déjà un mur de flammes
s’élève de la pelouse et encercle le petit groupe. Tess et moi scrutons la
foule, mais il n’est pas facile de repérer les Frères au milieu de la cohue.
C’est alors qu’éclatent des coups de feu, là-bas, du côté de la rue.
Ce que je redoutais le plus.
Le square est à présent presque vide. Alice et Rilla s’agenouillent,
toujours main dans la main, les yeux rivés sur le gibet, leurs lèvres s’agitant
doucement. Elles forment un tableau très convaincant : deux jeunes nonnes
en prière.
« Vite, me souffle Tess, filons dans la rue. Il faut rattraper les filles pour
leur indiquer où aller. »
Elle n’en dit pas plus. Sans dénouer nos mains, nous gagnons en hâte
l’entrée du square. Deux véhicules des services d’incendie s’arrêtent et les
pompiers sautent à terre. Les engins bloquent la rue devant la cathédrale,
ajoutant à la confusion. Dans leur empressement à quitter les lieux, les gens
serrent de trop près les pompes à incendie, au risque de se faire blesser dans
les manœuvres, ou piétiner par les chevaux.
Plus loin, l’une des fugitives se débat contre un homme deux fois plus
grand qu’elle. Dans la bagarre, sa blouse qui se déchire dénude l’une de ses
épaules. Je lance un sortilège en silence et l’homme vole en arrière, libérant
sa captive qui reprend sa course aussitôt.
Tess se jette à quatre pattes et rampe sous l’une des voitures de pompiers
pour passer de l’autre côté. Je la suis – assurément, l’urgence de la situation
autorise des nonnes à perdre toute notion de dignité. Nous nous relevons et
repartons, cherchant des yeux les évadées. La foule qui bat en retraite nous
empêche de les voir. Autour de nous, des enfants séparés de leurs parents
les appellent et pleurent bruyamment. J’ai un petit pincement au cœur pour
eux – même si par ailleurs, je dois l’avouer, j’éprouve une sinistre
satisfaction à la pensée que je suis responsable d’un tel remue-ménage.
Et brusquement nous savons à quoi correspondaient les coups de feu. Un
corps sans vie gît sur la chaussée, un de ses pieds reposant sur le bord du
trottoir. C’est l’une des évadées. Elle a reçu une balle dans la tête ; un filet
de sang s’écoule de ses cheveux blonds et sinue sur le pavé. Ses yeux bleus
sont grands ouverts. Elle me semble étrangement familière… Seigneur, je la
reconnais. C’est la jeune femme que j’ai soignée à l’infirmerie de l’asile,
celle qui venait de perdre son bébé.
Elle ne retournera jamais auprès de ses petits garçons.
Tess me tire par la main vers une rue de traverse, moins encombrée. Là,
des femmes à leur fenêtre interpellent leurs voisins pour essayer de savoir
ce qui se passe. Des hommes s’attroupent sur la chaussée, échangent des
informations, puis s’en vont voir de plus près de quoi il retourne. Parfait.
Plus il y aura de curieux, plus la garde aura du mal à faire son travail.
Combien de temps encore Rilla et Alice vont-elles réussir à maintenir
l’illusion ?
J’ai un point de côté et je suis à bout de forces, après la dépense d’énergie
que m’ont coûté tous ces sortilèges, mais je ne ralentis pas. Il nous faut
retrouver les fugitives, et les conduire en lieu sûr avant que notre magie soit
épuisée. Combien de ces filles Mélisande, Mei et Elena ont-elles
rattrapées ?
Quatre gardes se faufilent dans une ruelle derrière la Quatrième rue. Mue
par un pressentiment, je m’engage à leur suite avec Tess, en conservant une
distance prudente. Mais comme nous passons l’angle, nous nous arrêtons
net. À l’autre bout de la voie, une carriole de laitier, abandonnée, bloque le
passage. Sachi, Rory et la fille à lunettes qui ne les a pas quittées courent à
toutes jambes vers le véhicule, poursuivies par les gardes.
« Halte là ! » hurle l’un d’eux, mais elles ne ralentissent pas.
Je lance un intransito muet afin d’immobiliser les gardes, mais sans
résultat. Je renouvelle l’essai à voix haute ; toujours rien. Mes pouvoirs
n’opèrent plus.
Trois des gardes font feu. Pan-pan-pan ! comme l’a dit Brenna.
Non, Seigneur, pitié ! Sachi pousse un cri, la brune tombe à genoux
devant la carriole, une main sur son bras. Les chevaux se cabrent, les
bouteilles de lait s’entrechoquent.
J’en pleure presque, tant de désespoir que de panique, et c’est alors que,
devant moi, Tess s’effondre sur le pavé, prise de vertige. Elle ne va tout de
même pas avoir une vision maintenant ?
« Tess ! » Je l’attrape par les épaules, tente de puiser dans ses pouvoirs ;
rien ne vient. Son regard passe à travers moi, je ne perçois aucune magie en
elle. Tout va trop vite : un bruit de bottes se fait entendre de l’autre côté du
véhicule – un autre garde sans doute –, la brune à lunettes rampe sous le
chariot, tirant Sachi à sa suite, un nouveau coup de feu retentit, nous allons
toutes être tuées. Cette fois, je hurle de toutes mes forces : « Intransito ! »
Deux des hommes se figent.
Au son de ma voix, Rory s’arrête dans sa course et se retourne. Un des
hommes se jette en avant, baïonnette pointée sur elle et…
« Rory ! » C’est Brenna. Surgie de l’arrière de la carriole, le long du mur
d’une boutique, elle s’interpose, bras en croix, entre le garde et sa cousine –
et s’empale sur la lame avec un bruit que je n’oublierai jamais.
« Intransito ! » hurle Tess.
Les deux derniers gardes sont enfin hors d’état d’agir – trop tard. Nous
nous précipitons vers les filles.
« Brenna, Brenna » sanglote Rory, allongeant sa cousine près du chariot.
Une fleur écarlate s’épanouit sur le thorax de Brenna et se confond avec les
pivoines de sa jupe. D’où sortait-elle ? Comment nous a-t-elle trouvées ?
Rory m’empoigne le bras. « Cate, faites quelque chose ! Ranimez-la !
— Je ne le peux pas. »
Les yeux bleus de Brenna sont vides, son visage empreint de… de quoi ?
Quelles ont été ses dernières pensées ? Tout s’est passé si vite.
« Merci pour tout, Cate. » Savait-elle ? Avait-elle vu cette scène ?
Comment aurait-elle pu, sinon, se trouver là, exactement au bon moment ?
Rory arrache le fusil des mains du garde statufié et le pointe sur lui. La
baïonnette est rouge du sang de Brenna. L’homme ne peut pas bouger, mais
la terreur se lit dans son regard suppliant.
Je m’interpose entre Rory et lui. « Rory, non.
— Il a tué Brenna ! Il m’aurait tuée ! »
Elle épaule. Sachi lui retient le bras.
« Il faut filer, Rory. Avant que d’autres gardes arrivent.
— Écartez-vous, Cate », gronde Rory, les joues ruisselantes. « Que je lui
passe cette lame au travers du corps, comme il l’a fait à Brenna !
— Non, Rory. Vous n’êtes pas une tueuse. Vous valez mieux que cela.
— Rory, ce n’est pas ce que Brenna aurait voulu », ajoute Tess d’une
voix douce. Tout en parlant, très vite, elle jette un sortilège sur les filles :
leur uniforme de Harwood se transforme en tenue noire de l’ordre des
Sœurs.
« Elle a raison, dis-je. Ce matin même… Brenna n’arrêtait pas de parler
de vous sauver, Rory.
— Elle savait ? » Rory éclate en sanglots. Elle abaisse le fusil et Sachi le
lui prend pour le lancer au loin.
« Il faut partir », ordonne Tess. Elle me saisit la main et désigne les
gardes. « J’efface leurs souvenirs. »
Elle puise dans mes pouvoirs – dans le peu qu’il en reste. Autant tirer de
l’eau d’une pierre. Les dernières lueurs de magie papillotent en moi puis
s’éteignent, me laissant harassée, les muscles endoloris.
Sachi entoure Rory d’un bras et franchit avec elle l’étroit passage entre le
mur et la carriole. Une dernière fois, je regarde Brenna. Je suis déchirée de
l’abandonner ainsi, mais quel choix avons-nous ? Nous n’allons pas traîner
son corps dans les rues. Au bord de l’éblouissement, je titube à la suite de
mes amies.
« Vous allez tenir le coup ? » me demande la fille à lunettes.
Derrière les verres ronds, ses yeux gris paraissent immenses. Elle tient le
haut de son bras. Le sang perle entre ses doigts.
« C’est moi qui devrais vous poser cette question. Vous êtes blessée.
— Bah, juste une écorchure, je crois. Ça brûle un peu, mais le laudanum
émousse la douleur.
— Tenez. » Je retire ma cape, la pose sur ses épaules. « Mieux vaut que
personne ne voie ce sang. »
Elle tend sa main valide comme elle peut et serre la mienne.
« J’ai beaucoup entendu parler de vous, Cate. Je suis ravie de vous
rencontrer enfin. Je m’appelle Prudencia. Prudencia Merriweather. »
Chapitre 8
Il est très tard lorsque nous arrivons au prieuré. Nous nous lavons le
visage et les mains, en frottant si fort que notre peau en devient toute rouge.
Mei se propose pour mettre nos robes à bouillir. Je fais un saut au salon,
dans l’espoir d’y trouver Tess, mais Vi m’informe qu’elle est allée se
coucher et ne veut pas être dérangée, pas même par moi. Je suis tentée de
monter prendre de ses nouvelles quand même, mais elle a besoin de repos.
Et moi aussi, de toute façon. Et cependant…
Sur la causeuse fuchsia, Maura discute avec Parvati, Genie et quelques
autres. Il semblerait qu’Alice soit irrémédiablement tombée en disgrâce.
Maura a de nouveau procédé à un échange de chambres – avec Livvy cette
fois – pour partager celle de Parvati. Mais Alice a l’air plutôt heureuse de
s’être réconciliée avec Vi. Tassées à deux dans un fauteuil bleu, elles
feuillettent un magazine de mode mexicain. Livvy joue – joliment – une
sonate au piano. Assise sur une ottomane, Sachi contemple le feu, Rory à
ses pieds, à plat ventre sur le tapis. Prue, le nez dans un roman, occupe
l’ottomane voisine. Pearl tricote une nouvelle écharpe pour les
convalescents de l’hôpital – cette fille est un amour –, et Mei pulvérise
Addie aux échecs.
Un sentiment de bien-être me gagne. Malgré mes soucis avec Finn ;
malgré les projets d’Inez ; malgré la cruauté des Frères et l’incertitude de
notre avenir, au moins je ne suis pas malheureuse ici. Je n’aurais jamais
imaginé avoir des amies comme celles-ci. Il y a trois mois, je croyais ne
pouvoir faire confiance à personne. Sauf à mes sœurs.
Je me trompais. Sur le premier point comme sur le second.
J’aimerais me blottir dans un fauteuil et regarder Mei déplacer sa reine
sur l’échiquier, ou encore m’écrouler sur le tapis rouge à côté de Rory et
oublier mes soucis en riant avec elle. Au lieu de quoi, je traverse la pièce et
me plante devant Maura.
« Je peux te parler un instant ?
— Tu peux dire tout ce que tu voudras devant mes amies.
— Non, justement, je ne le peux pas. » Je m’efforce de garder un ton
aimable. « Il y en a pour une minute.
— Bon, je viens, si tu y tiens. » Elle fait mine de rechigner, mais sa
curiosité perce. Elle se redresse, lance les bras derrière son dos, étire ses
épaules. « Excusez-moi, les filles. Je suis citée à comparaître. »
Ses amies gloussent comme les perruches de l’oisellerie du centre-ville ;
je me retiens de lever les yeux au ciel. J’entraîne Maura dans la classe
d’anatomie et veille à laisser la porte largement entrebâillée, afin de nous
empêcher de nous emporter l’une contre l’autre. Maura se perche sur le
bureau de Sœur Sophia.
« C’est à quel propos, Cate ? Je n’apprécie pas trop que tu me harponnes
quand je suis avec mes amies. »
Je m’adosse à l’armoire dans laquelle est rangé notre squelette Sac d’Os.
« Il est arrivé quelque chose de très bizarre à Tess, cette nuit.
— Je suis au courant. Ce n’est pas elle qui me l’a dit. Mais Parvati. Que
Dieu garde mes sœurs de m’informer de quoi que ce soit !
— Qu’as-tu entendu dire au juste ? »
Elle réajuste l’un des peignes dorés qui maintiennent ses cheveux.
« Qu’elle a fait un cauchemar et que ça l’a rendue hystérique. Et que tu
n’as pas arrangé les choses en accusant tout le monde de vouloir s’en
prendre à elle.
— Ce n’était pas un cauchemar. Quelqu’un a créé l’illusion que son lit
était en feu. C’est la deuxième fois qu’on tente de l’effrayer de cette façon.
La fois d’avant, c’était en plein jour. Nous revenions de faire des courses et,
en entrant dans sa chambre, elle a trouvé Cyclope pendu aux rideaux, avec
une note épinglée sur lui : “Aujourd’hui, c’est moi ; demain ce sera toi.”
— Pourquoi n’es-tu pas venue m’en parler plus tôt ? C’est aussi ma sœur,
tu sais.
— Je viens t’en parler maintenant. Selon toi, qui pourrait faire une chose
pareille ? »
Je résiste à la tentation de souligner l’évidence : si elle-même n’avait pas
renseigné Inez, nul ne saurait que Tess est la sibylle, et il n’y aurait aucune
raison de la harceler.
« Je n’en ai pas la moindre idée, finit-elle par répondre, pensive.
— Tess est d’avis que quelqu’un cherche à la discréditer. À la faire passer
pour trop jeune et trop nigaude pour gouverner.
— Elle est trop jeune, Cate. Si nous étions de retour à Chatham, elle ne
pourrait même pas encore participer aux réceptions ni aux dîners mondains.
Quand viendra la chute de l’ordre des Frères – et note que cette chute est
pour bientôt –, on ne pourra pas confier la Nouvelle-Angleterre à une
gamine de douze ans.
— Je ne suis pas opposée à l’éventualité que Tess soit sous régence, ou
sous intérim, comme tu voudras, jusqu’à sa majorité. Simplement…
— Simplement, tu es d’avis que c’est toi qui devrais assurer cet intérim,
et pas Inez », complète Maura. De la pointe de ses ballerines dorées, elle
cogne dans la paroi du bureau – bom, bom, bom, petit bruit agacé, agaçant.
« En fait, je pense que ce devrait être Elena. » L’idée me trotte dans la
tête depuis plusieurs jours, et je l’énonce à voix haute sans avoir décidé s’il
était sage de la partager.
« Quoi ?! s’exclame Maura.
— Je ne suis pas la candidate idéale. Je le sais. Alors qu’Elena est
brillante. Diplomate et stratège. Manipulatrice au besoin, mais avec un
grand cœur malgré tout. Après Inez, c’est la sorcière la plus accomplie que
nous ayons. Ses pouvoirs n’ont probablement pas la force des nôtres, mais
elle a plus d’expérience.
— Tu voudrais qu’Elena gouverne jusqu’à ce que Tess soit prête, résume
Maura d’une voix lente.
— Oui. » Je retourne un pupitre pour m’asseoir face à elle. « Je ne veux
pas de ce rôle pour moi. Il n’a jamais été question de moi dans cette affaire.
Simplement, je veux voir à ce poste quelqu’un qui se soucie des autres, de
tous les autres. C’est ce qu’il faudrait pour gouverner. Quelqu’un qui ne
prenne pas en compte seulement les hommes, comme le font les Frères, et
pas seulement non plus les sorcières, et pas seulement les gens fortunés.
Quelqu’un qui croie à l’égalité, à l’équité. »
Maura me considère comme si j’étais une parfaite inconnue.
« Eh bien, dis donc, Cate, tu t’es mise à lire des ouvrages politiques ? »
J’éclate de rire. Je ne suis pas prête à faire la paix, il s’en faut de
beaucoup, mais peut-être pouvons-nous établir une trêve provisoire ?
« Oh non, dis-je, seulement la Gazette.
— Je pense qu’Elena ferait un chef formidable. » Elle rougit. « Mais… et
Inez ? Elle a été si bonne pour moi. Je ne peux pas la trahir. »
Je serre les dents. Ces mots me font mal. Elle ne peut pas trahir Inez,
qu’elle connaît depuis si peu ? Elle n’a eu aucun état d’âme pour me trahir,
moi, que je sache.
J’ironise, amère : « Qu’a-t-elle donc fait de si généreux, à part te flatter et
te laisser pratiquer l’intrusion mentale à ta guise ? » Je revois ces hommes à
l’hôpital, réduits à l’état de légumes. « À part te rendre complice d’un
meurtre ?
— Nous n’avons tué personne, se défend-elle, sautant à bas de son
perchoir.
— Non, mais c’est tout comme. Sais-tu au moins ce qu’elle est en train
de manigancer ?
— Si tu fais allusion aux ridicules accusations d’Alice…
— Pas du tout. Mais pourquoi passe-t-elle tous ses après-midi au chevet
de Frère Covington à l’hôpital ?
— J’ignore de quoi tu parles. » Le ton est assuré, mais le regard fuyant.
« Je l’ai vue là-bas, de mes propres yeux, aujourd’hui même. Il est donc
inutile de nier. Et l’infirmière m’a dit qu’elle était venue toute la semaine. »
Un affreux doute m’assaille. « Sur Covington, votre opération n’a pas
entièrement réussi, c’est ça ? Il reste un risque qu’il se remette et raconte ce
qui est arrivé ?
— Tu serais contente, hein, de te dire que j’ai échoué ? » Ses poings se
crispent sur sa jupe. « Navrée de te décevoir, mais ce n’est pas le cas.
— Bien, mais quelle qu’en soit la raison, Inez trame quelque chose. C’est
peut-être même elle qui harcèle Tess.
— Non. Elle ne ferait pas ça. » Maura lève le menton, sûre d’elle. « Elle
me l’a promis.
— Et c’est cette femme que tu voudrais voir gouverner la Nouvelle-
Angleterre ? Quelqu’un à qui tu as été obligée de demander de ne pas faire
de mal à ta petite sœur ? Tu n’aurais jamais dû lui dire que Tess était la
sibylle. »
Maura gagne la fenêtre d’un pas raide. Un long moment elle garde le
silence, le regard perdu dans le jardin hivernal.
« Non, répète-t-elle, ce n’est pas Inez.
— Tu me pardonneras d’en être moins sûre que toi. »
Elle se retourne vivement.
« Elle m’a donné sa parole, Cate. Elle m’a juré sur la tombe de son époux
que jamais elle ne toucherait à Tess.
— Elle… comment ? Inez a été mariée ?
— Oui. Une histoire trop longue à raconter, mais, en gros, un garde des
Frères les a surpris, elle et son mari, alors qu’ils essayaient de passer une
frontière. Le garde a tiré, sous ses yeux, dans la tête de son mari. Alors Inez
l’a contraint à retourner son arme contre lui. » Maura réprime un frisson.
« Tu sais, cette broche qu’elle a toujours sur elle ? Dedans, il y a une mèche
de cheveux de son mari. »
Intéressant. Ainsi, ce n’est pas uniquement de pouvoir qu’Inez rêve
depuis des années. Mais de vengeance aussi.
Je me concentre de nouveau sur l’affaire en cours.
« Qui d’autre pourrait vouloir discréditer Tess ? C’est forcément
quelqu’un qui soutient Inez. Quelqu’un comme… »
Je refuse de soupçonner Maura. Elle a eu l’air sincèrement surprise que
l’incident de cette nuit ne soit pas le premier. Mais Alice vient de se ranger
de notre côté, Parvati n’est pas assez puissante, et franchement, je ne vois
aucune des autres filles prendre l’initiative d’organiser une machination
comme celle-ci.
« Tu te demandes si ce ne serait pas moi, n’est-ce-pas ? », dit Maura, me
voyant réfléchir. « Tu m’as donc en si haute estime ? Tu crois que je ferais
du mal à Tess ?
— Tu m’en as bien fait, à moi. » Les mots m’ont échappé.
« Ça n’a rien à… » Elle se tait net, mais nous savons toutes deux ce
qu’elle s’apprêtait à dire. Ça n’a rien à voir.
En quoi est-ce si différent ? Qu’est-ce qui, dans notre relation, s’est brisé
au point qu’elle puisse penser ainsi ? Quel mal ai-je bien pu lui faire, moi ?
Je gagne la porte.
« Il est tard, Maura. Je te laisse retourner auprès de tes amies. »
Très tard ce jeudi soir, Rilla, Prue et moi nous mettons en route pour la
papeterie O’Neill. Prue brûle d’impatience de retrouver son frère, et Rilla a
tenu à venir parce qu’elle n’a pas l’intention de laisser ce « dandy arrogant
de Merriweather » traiter par-dessus la jambe les suggestions qu’elle lui a
faites pour la Gazette. Le long du chemin dans les rues glaciales, toutes les
deux échangent des idées sur les questions à poser aux anciennes détenues
de Harwood. Je souris, confiante en leur capacité de forcer Merriweather à
publier des articles pro-sorcières, mais au fond de moi, je suis terriblement
inquiète à la pensée de revoir Finn.
De temps à autre, un phaéton nous dépasse, ramenant chez eux de jeunes
messieurs au sortir de quelque agape ou de n’importe quelle autre activité à
laquelle les jeunes messieurs ont le droit de se livrer le soir. Dans le quartier
commerçant, deux gardes nous arrêtent, mais nous leur racontons que nous
allons à l’hôpital prier pour les malades et ils n’insistent pas. Personne n’a
envie de traîner dans les rues cette nuit. Le vent qui s’insinue sous mes
épaisseurs hivernales m’engourdit les membres et, malgré ma capuche, joue
à hérisser mes nattes si soigneusement refaites. Au moins, il ne neige pas.
Plus un seul flocon n’est tombé depuis l’expédition à Harwood. Deux
semaines déjà…
Je n’ai pas vu passer ces deux derniers jours, entre les cours le matin –
illusions, mathématiques avancées et animations d’objets – et les visites à
l’hôpital l’après-midi. Inez s’est montrée impitoyable en cours d’illusions,
et m’a reprise devant toute la classe chaque fois que mes sortilèges ne
tenaient pas ; mais hors cela, elle est restée discrète. Trop, peut-être. Ce
matin, je l’ai surprise à sourire d’une manière qui m’a glacé les sangs.
Sachi, Rory et moi avons occupé nos soirées à tenter de décider que faire
des nouvelles venues. Elles ne peuvent pas rester au prieuré indéfiniment,
mais la plupart n’ont nulle part où aller.
Tess et Maura ont gardé l’une et l’autre leurs distances avec moi. Ce qui
me meurtrit plus que je ne veux l’admettre.
Les Frères ont inauguré une nouvelle tactique : mettre l’épidémie sur le
compte des sorcières. Aujourd’hui même, The Sentinel a publié un article
très clair en ce sens : oui, ce sont bien les sorcières qui ont déchaîné ce fléau
sur la ville. Hier, en rentrant de l’hôpital, j’ai fait un saut chez le fleuriste
pour acheter de ces tulipes jaunes que Rilla aime tant, et j’ai entendu deux
élégantes s’indigner de ces « sorts » que jettent les sorcières pour rendre les
gens malades. Elles portaient toutes les deux leur foulard de soie sur la
bouche et le nez, parce que quelques cas de fièvre viennent de se déclarer
dans le quartier commerçant, mais c’est une protection dérisoire. Je les
soupçonne de penser que la maladie ne peut arriver qu’aux autres – plus
pauvres ou moins chanceux.
La ruelle à l’arrière de chez O’Neill est déserte. Des nuages poussés par
le vent masquent la lune, et je scrute la nuit, tendant l’oreille, pour
m’assurer que nous sommes seules avant de sortir ma clé. Sitôt entrée, je
retire ma cape. J’ai troqué ma tenue de Sœur contre une robe gris tourterelle
à ceinture bleue dont je sais qu’elle me va bien. Je me recoiffe de mon
mieux en l’absence de miroir.
« J’ai l’air d’un épouvantail, non ? » Je m’en veux de poser cette
question. Si Merriweather m’entendait, il me classerait dans la catégorie
« frivole ».
Rilla remet une de mes mèches en place.
« Non. Vous avez l’air adorable. »
Au bas de l’escalier, j’embrasse du regard la tablée réunie là :
Merriweather, O’Neill, Mr Moore aux généreux favoris, un inconnu à
carrure de docker mais habillé en dandy, et deux autres déjà présents la
dernière fois. Pas de Finn. Déception.
Merriweather manque de renverser sa chaise. Déjà il enserre Prue de ses
longs bras.
« Prudencia ! » Sa voix est tout enrouée d’émotion.
Laissant le frère et la sœur à leurs retrouvailles, je présente Rilla aux
autres membres de la Résistance. Lorsque Prue s’extrait enfin de l’étreinte
fraternelle, O’Neill l’accueille à son tour : « Content de vous revoir, mon
petit.
— Bienvenue, Prue, dit le dandy docker. Rappelez-nous : combien de
temps êtes-vous restée dans ce trou à rats ?
— Au nom du ciel, John ! le reprend Merriweather. Un peu de tact ! »
Mais Prue sourit.
« Trois ans. Ça ne me gêne pas d’en parler, vous savez. En fait, je veux
en parler. Il est temps que les gens sachent par quoi nous sommes passées.
— Vous voyez ? » s’écrie Rilla, prête au combat.
Alistair soupire et se tourne vers moi.
« Pourquoi nous avoir amené celle-ci ? L’autre était gentille. Réservée. »
C’est Prue qui riposte la première : « Si tu dis que les femmes sont faites
pour être regardées plutôt qu’écoutées, je t’étrangle de mes mains. Je trouve
l’idée de Rilla brillante. Quiconque lit tes articles sait où j’étais, Alistair. Et
tout le monde sait aussi que ce n’était pas parce que je suis sorcière, mais
parce que je refusais de dévoiler ta cachette aux Frères. Certaines de mes
anciennes codétenues aimeraient mieux rester anonymes, mais tu pourrais
citer mon nom sans problème.
— Riche idée ! tonne Alistair. Pour faire de toi une cible ? »
Elle lève les yeux au ciel.
« Ah ? tu peux risquer ta vie, mais moi pas ? Ridicule. »
Les hommes autour de la table suivent l’affrontement fraternel, comme
un match de tennis.
« Un point pour ces dames », déclare une voix – Finn, sur la dernière
marche de l’escalier, en veste brun chocolat sur une chemise blanche
froissée. Ses yeux croisent les miens, et il s’illumine d’un tel sourire que
j’en suis éblouie. « Vous n’étiez pas à la kermesse, Merriweather, mais
O’Shea a fait témoigner une infirmière de Harwood, qui nous a décrit avec
minutie quel paradis était l’asile pour ses pensionnaires – oui,
pensionnaires. Il faut que le public connaisse la vérité.
— Et comment suis-je censé mettre la main sur toutes ces filles pour les
interviewer ? demande Alistair.
— C’est là que nous intervenons », glisse Rilla. Elle aussi a revêtu une de
ses robes préférées – en brocart jaune avec des manches gigot et un nœud
de taffetas orange sur la poitrine. « Je pourrais les interviewer à votre place.
— Quoi ? s’étouffe Merriweather. Pour le coup, c’est vraiment ridicule.
— Absolument pas. Il est grand temps qu’une journaliste intègre votre
équipe, annonce Rilla résolument. J’utiliserai un nom de plume, bien sûr.
Tous les magazines de Paris et de Dubaï ont des femmes reporters.
Pourquoi pas ici ? »
Alistair recoiffe d’une main machinale ses cheveux qui ne sont en rien
décoiffés.
« Tous les magazines de mode, vous voulez dire. Je dirige un journal
sérieux, Miss Stephenson. Je ne tiens pas à ce qu’il devienne objet de risée.
— Je pense au contraire que c’est une très bonne idée, intervient Prue.
— On s’en doute bien, que tu le penses. » Alistair croise les bras. « Mais
comment puis-je être seulement sûr qu’elle est capable d’écrire ?
— En me laissant écrire, rétorque Rilla. Et quand je vous montrerai ma
première interview. »
Rilla semble penser que l’affaire est dans le sac, mais ce pauvre
Merriweather m’a tout l’air d’avoir le cerveau près d’exploser.
« Loin de moi l’idée de vous apprendre comment diriger un journal, Mr
Merriweather, dis-je prudemment, mais…
— Alors n’essayez même pas, me coupe Alistair d’un ton las. Par pitié,
gardez pour vous ce que vous alliez dire. J’ai eu mon content de
conseillères en jupons pour la soirée. »
Il jette un regard sombre à Prue et à Rilla, puis écarte un fauteuil de la
longue table et s’effondre dedans.
« Malheureusement, ma conscience a trop à dire pour se taire. » Je tire
une chaise et m’assieds. Prue et Rilla m’imitent. « Ces quatre derniers jours,
j’ai soigné des malades à l’hôpital Richmond. Savez-vous que cette fièvre
des estuaires est en train de tourner à l’épidémie ?
— Une épidémie ? Non, j’ai entendu dire que cela s’aggravait, mais
pas…
— La maladie se propage comme un feu de lande à tout le quartier du
fleuve. Inévitablement, le quartier commerçant va être touché à son tour, et
ensuite ? Noël est dans trois jours, tout le monde court les boutiques. »
Les sept hommes me considèrent en silence, et je suis terriblement
consciente du genou de Finn à deux doigts du mien.
Le dandy docker redresse sa cravate violette, sourcils froncés.
« Je croyais que The Sentinel jouait les alarmistes.
— Mon cousin habite dans les faubourgs, déclare Mr Moore. Il m’a
envoyé un mot hier pour me prévenir que ses enfants n’étaient pas bien et
qu’ils ne viendraient sans doute pas pour Noël.
— Vous comprenez, maintenant ? » Je mets dans mes paroles toute la
conviction possible. « Les gens devraient prendre des précautions, et ils ne
le font pas, parce que The Sentinel rejette tout sur les sorcières. À l’hôpital,
c’est la folie. On refuse des malades par manque de lits. Interrogez
n’importe quelle infirmière ! » J’observe ces hommes qui m’écoutent : des
gentlemen ou des négociants, à en juger par leurs vêtements. « À quand
remonte la dernière fois que l’un de vous a mis les pieds du côté du fleuve ?
Avec tous vos beaux discours sur l’égalité et le droit de vote pour tous, vous
arrive-t-il seulement de parler avec des pauvres ? »
Un long silence gêné s’ensuit.
« Nous n’avons pas beaucoup de clients qui viennent de ces quartiers,
reconnaît O’Neill. L’encre et le beau papier sont un luxe.
— Bon, intervient Merriweather, mais si c’en est à ce point, pourquoi les
Frères n’instaurent-ils pas une quarantaine ? Ou pourquoi ne signalent-ils
pas au moins les maisons où la maladie s’est déclarée ?
— Pour ne pas provoquer de panique, répond Finn. C’est la dernière
chose que veut O’Shea. Il ne va plus nulle part sans une demi-douzaine de
gardes du corps. Il craint de se faire assassiner ou attaquer, tant par des
sorcières que par un membre du Conseil. À l’heure actuelle, l’ordre des
Frères est profondément divisé. »
Les autres hommes digèrent l’information.
« Divisé ; dans quelle mesure ? s’enquiert John.
— Le dernier décret est passé d’extrême justesse. Ils ont rattrapé dix des
soixante évadées de dimanche, mais aucune nouvelle exécution n’est au
programme. Certains assurent que c’est parce que O’Shea redoute un
nouveau coup de force des sorcières. » La main de Finn repose sur sa cuisse
droite, tout près de la mienne, et je dois m’interdire de frôler ses doigts. Être
si proche de lui et ne pas le toucher me paraît… contre nature. « D’autres
affirment que c’est parce que l’opinion publique s’y opposerait. Certains
voudraient élire O’Shea sans attendre – il n’assure encore que l’intérim.
Mais d’autres aimeraient retrouver Brennan et lui laisser au moins une
chance de s’expliquer. »
Merriweather se redresse dans son fauteuil.
« Et selon vous, ils sont nombreux à pencher du côté de Brennan ?
— Difficile à dire. Avant l’incident de Harwood, il aurait remporté
l’élection, je pense. À présent… je ne sais pas. Bon sang, je me sens
vraiment coupable dans toute cette affaire.
— Coupable ? dis-je. Et pourquoi ? » Il n’est tout de même pas en train
d’amener la conversation sur le terrain que je redoute ?
« Parce que c’est moi qui étais à Harwood, pas Brennan. Parce que c’est
mon mouchoir qu’ils ont… hé ! » Je viens de lui lancer un coup de pied
dans la cheville. « J’ai déjà tout raconté à Merriweather, Cate, et je suis sûr
qu’il l’a raconté aux autres.
— Êtes-vous fou ? » Je me retourne vers Alistair. « Vous ne pouvez pas
le dénoncer ! Même s’il disait tout, les Frères croiraient qu’il essaie
seulement de blanchir le nom de Brennan et ils les pendraient tous les
deux !
— Nous le savons, me répond tranquillement Merriweather. Nous
n’avons pas l’intention de le dénoncer. Mais, à la réflexion, Belastra, peut-
être est-ce vous que je devrais interviewer sur les événements de Harwood.
Sous couvert d’anonymat, bien entendu. »
Je jette un coup d’œil gêné à Finn et j’explique : « Il nous a aidées à
mystifier le garde au portail et la surveillante générale. Nous étions
déguisées en Frères, lui seul était un vrai.
— Je vois. » Les yeux d’Alistair luisent de curiosité. « Et ensuite ?
— Nous avons fait sonner l’alarme incendie pour que les infirmières se
rassemblent, et nous les avons enfermées dans le quartier des cas difficiles.
Mais l’une d’elles – celle qui a parlé à la kermesse – n’avait pas rejoint ses
collègues et s’était cachée. Elle a tiré sur une détenue. Finn m’a aidée à la
maîtriser et…
— J’apprécie votre franchise, m’interrompt Merriweather, mais pourquoi
ne pas laisser parler ce garçon ? »
J’ai un choc. Il sait. Finn a dû lui dire quelque chose, l’autre soir, qui lui a
fait comprendre qu’il souffrait d’amnésie. Maintenant Alistair va forcément
poser des questions, il va insister, et…
« Pourquoi tenez-vous tant à savoir ce qu’a fait Mr Belastra cette nuit-
là ? intervient Rilla. Pour l’essentiel, cette expédition reposait sur nous,
vous savez. Nous autres sorcières. Et femmes. Pourquoi ne pas nous en
reconnaître le mérite ?
— Oh, je vous reconnais tout le mérite que vous voudrez, répond
Merriweather. Et j’ai déjà remercié Cate, du fond du cœur, pour avoir
délivré ma sœur. Mais ne pensez-vous pas que Belastra aussi mérite qu’on
le félicite pour avoir risqué sa vie ? »
Finn se lève, le front barré, les yeux sur moi.
« Cate, puis-je vous parler un instant ? En privé ?
— Querelle d’amoureux ? » plaisante Mr Moore.
Je me sens devenir plus rouge qu’un panier de fraises. Finn ne dit rien, il
est aussi coloré que moi, et le silence devient atroce. Je me lève et le suis
vers l’escalier. Quitter la table pour courir derrière lui ne va pas améliorer
mon image aux yeux de Merriweather, mais que faire d’autre ?
« Allez-y, m’encourage Rilla. Prue et moi prenons la relève », ajoute-t-
elle en désignant la tablée d’hommes.
J’y vais donc.
Finn m’attend en haut, dans l’arrière-boutique, près de la lanterne et de
son petit halo de lumière. Il s’adosse à une étagère de livres comptables et
je le rejoins. Il plonge une main dans ses cheveux.
« C’est une question sacrément gênante à poser, mais je ne vois pas
comment l’éviter. Que sommes-nous, Cate ?
— Je… Pardon ?
— Vous et moi. Que sommes-nous l’un pour l’autre ? » Malgré la
pénombre, je vois ses oreilles s’enflammer. « Cet homme disait-il vrai ?
Sommes-nous… sommes-nous amants ?
— Nous étions amoureux. Fiancés, brièvement, avant que je rejoigne
l’ordre des Sœurs. » Je cherche mes mots. Comment expliquer en quelques
phrases seulement ce qui existait entre nous ? Cette confiance et ce respect,
nés de dizaines de moments minuscules vécus à deux – moments dont il n’a
plus le souvenir. « Après quoi, nous avons dû garder notre relation
secrète. »
Il est si près de moi que je perçois la chaleur qu’il dégage dans cette
pièce glacée, mais je ne peux pas lire sur ses traits ce qu’il ressent. À quoi
pense-t-il ?
« Mais pourquoi avoir rejoint l’ordre des Sœurs ?
— Parce qu’elles vous menaçaient. Vous et mes sœurs, d’ailleurs. Parce
qu’elles voulaient m’obliger à venir au couvent. À cause de la prophétie.
— La prophétie ? Bonté divine ! Serait-ce vous la sibylle ?
— Moi, non. Tess. »
L’aveu m’a échappé. Finn écarquille les yeux.
« Vous devez m’accorder une immense confiance pour me révéler cela.
— Oui. » Plus qu’à n’importe qui d’autre au monde.
Il hoche la tête lentement, comme s’il venait d’entendre les mots que je
n’ai pas prononcés.
« Pourquoi n’êtes-vous pas venue me voir sur-le-champ pour tout me
raconter ? Dès que vous avez compris que je n’étais plus moi-même ?
— J’aurais dû le faire. Je… Je n’arrivais pas à m’y résoudre. » Je me sens
empotée, terriblement consciente de son regard sur mon visage. L’étroit
espace qui nous sépare se charge de tension comme à l’approche d’un
orage. D’un doigt sous mon menton, il lève mon visage vers le sien,
m’obligeant à le regarder en face et à poursuivre. « Finn, vous ne vous
rappeliez plus avoir été amoureux de moi. Comment pouvais-je vous le
dire ? »
Une larme coule sur ma joue. Il l’efface du bout de son pouce.
« Ce doit être très difficile pour vous.
— Pas autant que ce l’a été pour vous. » Je m’efforce de la retenir, mais
une autre larme s’évade du coin de mon œil. « Je suis désolée, je suis
tellement désolée.
— Chut. » Il me prend dans ses bras et j’enfouis mon visage au creux de
son épaule. Peut-être fait-il cela parce qu’il s’y croit obligé, parce qu’il se
sent coupable de ne plus se souvenir de moi, mais, durant un instant, je
m’autorise à imaginer autre chose. Nous nous pressons l’un contre l’autre,
étroitement enlacés, et il n’y a rien au monde que je désirerais davantage. Il
replace une de mes mèches derrière mon oreille. « Tout va s’arranger »,
murmure-t-il, et son souffle sur mon cou me fait venir un frisson délicieux.
« Nous trouverons une solution. Ensemble.
— Vous m’avez manqué. »
Mes lèvres frôlent sa gorge. Il laisse échapper un petit grognement de
plaisir, ses mains caressent mon dos, brûlantes à travers la soie de ma robe.
Je ne peux m’en empêcher : je dépose un baiser sur la peau douce et chaude
de son cou. Elle a le goût du sel et du savon, le goût de Finn. Ses doigts se
crispent, j’incline la tête et j’ignore lequel de nous deux se décide le
premier, mais nous nous embrassons, nous nous embrassons, et…
Je deviens folle. J’oublie toute retenue, j’oublie que c’est – pour lui –
notre premier baiser, j’oublie prudence ou réputation. Ma main se faufile
sous son gilet, je presse ma paume contre ses reins pour l’ancrer à moi. Ses
lèvres s’affolent sur les miennes, descendent le long de mon cou, le long de
ma gorge et y déposent un chapelet de baisers jusqu’à ce que j’agrippe les
cheveux de sa nuque pour replacer son visage face au mien…
Cela ressemble à ce que nous avons connu avant. Dans le réduit
clandestin, dans la gloriette, dans la serre. Si je ferme les yeux, je me
retrouve à Chatham en automne dans la roseraie, entourée de haies et
emplie du parfum des roses de ma mère.
Je peux m’imaginer qu’il m’aime toujours.
Il s’immobilise, le souffle court. Il presse son front contre le mien.
« Cate, nous devrions… » commence-t-il, mais sa voix s’éteint et ses
yeux se fixent sur quelque chose derrière moi.
« Qu’y a-t-il ? »
Sur ma taille, ses mains se relâchent, mais il ne me libère pas
entièrement.
Le parquet est couvert de pétales de roses. Il y en a partout : sur les
étagères et les livres comptables, dans les boîtes de crayons, autour des
flacons d’encre. Je passe une main sur ma tête et en trouve un coincé dans
ma natte. Je le saisis entre deux doigts et le dépose au creux de ma main.
Rouge sang, pareil à certaines des roses du jardin de Mère, et aussi doux
que de la soie. L’odeur est enivrante.
Je sais d’où ils viennent. Comme les plumes, naguère.
Mais cette fois, Finn sait ce que je suis.
« Je perds la tête à votre contact, dis-je. Toujours.
— J’ai bien peur que ce soit réciproque. »
Il m’effleure le cou, je frissonne, et ses bras se resserrent sur moi, ses
lèvres retrouvent les miennes.
Nous n’entendons rien venir, mais brusquement la porte du dehors
s’ouvre en grand… sur une silhouette vêtue de la cape des Frères. Nous
nous séparons d’un bond, mais le regard de l’arrivant nous parcourt de la
tête aux pieds, notant ma robe froissée, le gilet ouvert de Finn et ses
cheveux hirsutes.
« C’est donc ici que vous disparaissez en douce, Belastra ? » Frère Ishida
affiche un rictus méprisant. « Et vous, Miss Cahill, qu’en est-il de vos vœux
envers l’ordre des Sœurs ? N’êtes-vous pas supposée passer votre vie dans
la chasteté au service de Dieu ?
— Vous m’avez suivi ? demande Finn.
— Oui, je vous ai suivi. Et j’ai bien fait ! Vous vous conduisiez de
manière bien étrange. Je me disais que vous étiez de mèche avec ceux qui
cherchent à réhabiliter Sean Brennan. » Ishida fait un pas vers moi, je recule
contre l’étagère. « J’ai attendu près d’une heure dans la calèche, je suis à
moitié gelé. Et vous, pendant ce temps, vous étiez en train de batifoler avec
cette traînée !
— Je vous prierai de rester poli, gronde Finn.
— Ça se voit comme le nez au milieu de la figure, ce que vous faisiez.
J’ai été jeune moi aussi, vous savez, assure Ishida avec un petit sourire
lubrique. Mais une novice de l’ordre des Sœurs ! On ne peut pas fermer les
yeux là-dessus, Belastra. Il va falloir faire un exemple de son cas.
— Du diable si je vous laisse la toucher ! »
Finn vient se placer devant moi. J’appelle ma magie, déjà prête à agir.
« Tout va bien », dis-je en contournant Finn pour aller ouvrir la porte. Je
me concentre sur le visage ridé d’Ishida et condense mon pouvoir, l’affûte
comme un scalpel. Retournez à votre hôtel. Vous n’étiez pas en état de
suivre Frère Belastra ce soir. Vous n’avez aucune idée de l’endroit où il
s’est rendu. En fait, vous comprenez qu’il était idiot de le soupçonner de
quoi que ce soit. C’est l’un des membres les plus loyaux de tout l’ordre des
Frères.
Ishida opine du chef et franchit la porte à reculons. Une calèche frappée
de l’emblème doré de l’ordre des Frères l’attend au coin de la ruelle. Je
referme la porte derrière lui et pousse un soupir.
« Qu’avez-vous fait ? » m’interroge Finn d’une voix blanche. Je
m’avance vers lui pour lui prendre la main, mais il recule et repose sa
question : « Cate, qu’avez-vous fait ? »
Je me mords la lèvre.
« Je l’ai contraint à oublier… » Il jure tout bas et ce regard qu’il
m’adresse… Je précise, affolée : « Finn, non… Ce n’est pas du tout comme
pour vous. J’ai seulement effacé cette dernière heure – ses soupçons, son
attente dans le carrosse et le fait qu’il nous a vus ensemble. C’est tout. Rien
de plus. »
Mais le doute bourdonne en moi comme un essaim d’abeilles. C’est la
deuxième fois que j’use d’intrusion mentale contre Ishida, et Tess l’a
contraint une fois, elle aussi. Combien d’interventions un cerveau peut-il
subir avant d’être endommagé ?
Malgré mon sentiment de culpabilité, j’insiste : « Ishida est un homme
cruel. Voir sa fille pendue ne lui aurait fait ni chaud ni froid. Il m’aurait
arrêtée !
— Je ne l’aurais pas laissé faire. » De nouveau, il me considère comme
une parfaite étrangère. « Ce n’est pas la première fois que vous usez
d’intrusion mentale, n’est-ce pas ?
— N… non. » Mon père. Finn lui-même. Le garde et les infirmières de
Harwood. Ishida, deux fois à présent. « Mais toujours uniquement pour me
protéger. Jamais je n’en userai contre vous. Je vous le jure.
— Et si un jour nous nous querellons ? Comment pourrais-je avoir
confiance ? » Ses yeux se rivent sur moi, brûlants de méfiance et de colère.
« Vous savez, avouez-le, qui a effacé ma mémoire. Forcément. Vous savez
tout ce qui m’est arrivé ce jour-là, jusqu’à ce que je me retrouve hagard au
bas des marches du prieuré. »
J’en fais l’aveu d’un signe de tête. Il saisit sa cape suspendue à une
étagère et la jette sur ses épaules. Des larmes coulent sur mes joues, mais il
ne vient pas les essuyer. Il me dit d’un ton dur : « Que m’avez-vous caché
d’autre ? J’ignore comment l’ancien Finn aurait réagi face à cela, mais le
nouveau n’apprécie pas du tout la dissimulation, Cate. »
Sur quoi, rouvrant la porte, il s’enfonce dans la nuit glacée.
Je me laisse glisser à terre et me recroqueville, le front contre les genoux.
Et c’est ainsi que Rilla me retrouve un peu plus tard : en larmes au milieu
de pétales de roses.
Chapitre 12
Un fiacre attend devant le prieuré. Mei annonce à son père que je suis
infirmière et qu’elle aimerait que j’examine Yang. Il m’inspecte par-dessus
ses besicles en demi-lune et je me demande ce qu’il voit. Une grande fille
trop mince au chignon blond un peu défait, avec de petites mèches folles
autour d’un visage buté, et des yeux d’un bleu triste ? Je dois faire piètre
impression. Mais il hausse les épaules et déclare que cela ne peut pas faire
de mal à Yang, après quoi nous effectuons tout le trajet en silence.
Le véhicule s’arrête en lisière du quartier commerçant. Mr Zhang en
descend et, d’une main tendue, nous aide à le rejoindre sur l’étroit trottoir
de briques. Des boutiques s’alignent là, une épicerie-bazar à l’angle, une
échoppe de modiste, celle d’un cordonnier, et un petit magasin fermé,
surmonté d’une enseigne rouge : « Chez Zhang – Chemiserie » À l’étage,
une chandelle brûle à chacune des fenêtres.
Mei ouvre la porte qui mène à l’appartement et gravit l’escalier quatre à
quatre. Sur le palier, elle accroche son manteau et retire ses bottines, puis
les pose à côté des souliers rangés sous la console. Je l’imite. Elle appelle
« Mama ? » et se faufile à travers un salon encombré d’un mobilier
disparate : deux sofas pelucheux et un canapé fatigué, plusieurs ottomanes,
un fauteuil de bois aux bras sculptés, tout cela de couleurs variées qui jurent
un peu entre elles. Il y a aussi une foule de petites tables basses couvertes
de tasses à thé vides. Une pile de vêtements bien pliés côtoie un panier à
ouvrage sous une lampe sans abat-jour. Une poupée de chiffon et divers
animaux en bois traînent sur les tapis crochetés.
« Mei ? » Une petite dame rondelette surgit de la pièce voisine, resserrant
sur ses épaules un châle orange vif. À ma vue, elle s’arrête et se tourne vers
sa fille. « Qui est-ce ?
— Mama, je te présente mon amie Cate. » Je salue Mrs Zhang d’un
sourire, tandis que Mei lui prend les mains. « Mama, comment va-t-il ? »
Les yeux de Mrs Zhang se remplissent de larmes.
« Pas bien, ma grande, vraiment pas bien. Cette fièvre est terrible, tu sais.
J’ai envoyé les petits chez ta tante Yanmei en attendant qu…
— En attendant qu’il se rétablisse, complète Mr Zhang, arrivé derrière
nous en chaussettes. Puis-je vous proposer une tasse de thé, Miss Cahill ?
Jia, Miss Cahill est infirmière. »
Mrs Zhang s’arrache des bras de Mei et se tamponne les yeux de son
mouchoir brodé de dentelle.
« Ah ? Vous pensez pouvoir quelque chose pour Yang ?
— Je vais… faire de mon mieux. »
Et si je ne peux rien pour lui ? S’il meurt malgré tout, seront-ils furieux
contre moi pour leur avoir donné de faux espoirs ?
« Mama, Baba… Il y a une chose qu’il faut que je vous dise d’abord. »
Mei retire sa main de sa poche ; elle y a enroulé son mala. « Une chose que
j’aurais dû vous dire il y a longtemps. Je suis… sorcière. »
Ses parents échangent un regard, un long regard illisible pour moi. De
toutes mes forces, j’espère n’avoir pas à les contr aindre d’oublier.
« Dites quelque chose, s’il vous plaît, implore Mei.
— Nous savions », répond sa mère enfin. Elle rentre dans son chignon
une mèche évadée, noire mêlée d’argent. « Nous le savions depuis des
années, Mei. »
Mei s’affale sur le sofa violet.
« Mais comment ? »
Son père pose une main sur son épaule.
« Il s’était passé bien des choses étranges dans cette maison, Mei, avant
ton départ pour cette école du couvent.
— Dommage qu’il ait fallu une situation comme celle-ci pour que tu te
confies enfin à nous, murmure Mrs Zhang avec une pointe de reproche. Tu
te doutais pourtant bien que nous n’allions pas te jeter à la rue.
— Nous nous sommes fait tant de mauvais sang quand tu es partie là-
bas ! Nous étions fiers que tu y fasses tes études, bien sûr. Mais nous nous
demandions ce qui risquait d’arriver si tu faisais de la magie par accident,
devant toutes ces dames si pieuses. » Mr Zhang se tourne vers moi. « Vous
avez accepté Mei telle qu’elle est ? »
Mei a un petit rire.
« Cate aussi est sorcière. Il n’y a que des sorcières, là-bas. »
Son père ne comprend plus.
« Mais ta tante Yanmei est allée à l’école du couvent quand elle était
jeune. Avant son mariage.
— Et à ton avis qui m’a dit qu’elles étaient toutes sorcières là-bas ? Tante
Yanmei m’avait surprise à changer les cheveux de Yang en rose dans son
sommeil et elle m’avait suggéré d’apprendre à contrôler mes pouvoirs avant
de m’attirer des ennuis !
— Yanmei, sorcière ? » Mr Zhang retire ses lunettes et les essuie sur un
pan de son veston gris.
Une violente quinte de toux, rauque, déchirante, se fait entendre dans la
chambre voisine, et Mrs Zhang jette un regard anxieux vers la porte, tordant
son mouchoir entre ses mains.
« Ce que racontent les Frères est faux, n’est-ce pas ? Que ce sont les
sorcières qui répandent cette maladie ? »
Mei bondit.
« Bien sûr que c’est faux ! Jamais nous ne ferions une chose pareille. En
revanche, le don de guérir fait partie des pouvoirs de certaines d’entre nous,
et Cate et moi le possédons. Cate est la plus douée de tout le couvent. Si
quelqu’un peut guérir Yang, c’est elle. »
Je me mordille la lèvre.
« Il se pourrait quand même que je n’arrive pas à le guérir, pas
complètement. Cette fièvre… c’est une fièvre maligne, en partie résistante à
la magie.
— Tout ce que vous pourrez faire sera bienvenu », dit Mr Zhang. Une
nouvelle quinte en provenance de la pièce voisine le fait grimacer. « Nous
vous en serons très reconnaissants. »
Mrs Zhang nous mène dans la petite chambre. Le jeune malade gît là, sur
un étroit lit de bois. Il a rejeté toutes ses couvertures. La fenêtre est
entrouverte pour laisser entrer l’air frais et j’ai tôt fait de frissonner, mais
Yang est rouge de fièvre, son front ruisselle, sa chemise de nuit est trempée.
Sa mère porte un verre d’eau à ses lèvres et il la boit d’un trait, puis se
remet à tousser. Sa respiration laborieuse siffle abominablement. Mrs Zhang
écarte de son front ses cheveux noirs, collés de sueur.
« Nous lui avons fait prendre des bains d’eau glacée, mais il n’y a rien à
faire, il reste brûlant.
— Permettez que je l’examine. » Je gagne le chevet avec une assurance
que je n’ai pas. « Bonjour, Yang. Vous souvenez-vous de moi ? Je suis une
amie de Mei, Cate. » Il lève vers moi de grands yeux luisants mais vides. Il
a les lèvres craquelées. « C’est bon, n’essayez pas de parler. Laissez-moi
seulement prendre votre pouls. »
Je saisis sa main moite, serre son poignet entre mes doigts. Son pouls est
beaucoup trop rapide. À peine l’ai-je effleuré que je sens sa maladie. Elle
flambe dans ses poumons, incendie ses voies respiratoires. J’essaie de la
repousser ; elle résiste et repart à l’assaut.
Qu’elle essaie. Je suis têtue. Je m’assieds sur le bord du lit, prête à livrer
une longue bataille. Yang n’a pas eu la vie facile, contraint d’aller travailler
au lieu de poursuivre ses études, de renoncer à ses ambitions pour permettre
aux siens de joindre les deux bouts. Et Mei a déjà perdu deux sœurs, qui
purgent une peine sur un navire-prison. Je ne permettrai pas qu’elle perde
aussi son frère.
Ma magie s’écoule de moi avec force pour pénétrer dans le corps de
Yang. Ses bronches se dégagent en premier, puis ses poumons ; sa
respiration se fait moins sifflante. Mais sa peau est toujours en feu. Je
refoule son mal avec plus de véhémence encore, je sens mes muscles
s’affaiblir.
« C’est presque… Mei, pouvez-vous m’aider ? » dis-je dans un souffle,
juste comme la sonnette retentit au rez-de-chaussée.
Mei glisse sa main dans la mienne, et ce nouvel afflux de pouvoir me
revigore. Violemment, jusqu’à en trembler, je repousse cette fièvre ; elle
tente de résister, mais peu à peu elle bat en retraite. De toute mon énergie, je
tire sur les dernières fibres de magie encore vaillantes en moi, partout à
travers mon être, mais c’est comme de tirer sur un lacet effiloché. D’un
instant à l’autre, je vais lâcher. Mes doigts resserrent leur prise sur le
poignet de Yang, je vois des formes noires danser devant mes yeux tandis
que j’expulse littéralement toute la magie de mon corps pour la propulser
dans le sien. Son pouls ralentit enfin. Il se raffermit, devient plus régulier.
C’est alors que je m’écroule sur le côté.
« Cate ! » Mei me rattrape juste à temps ; ma tempe allait heurter le bois
du lit. Elle me prend par les aisselles, m’assied dans le fauteuil à dossier
raide, contre le chevet. Je me plie en deux, la tête sur les genoux, jusqu’à ce
que mon vertige s’apaise.
« Hé, ça ne va pas ? Qu’est-ce qu’elle a ? » s’informe une voix.
Cette voix. Je la connais. Confusément, j’entends Mei faire des
présentations. Ses parents ; Finn ; Merriweather ; Rilla. Puis Finn répète sa
question, pressant.
« C’est le prix à payer pour une guérison par magie, explique Mei.
— La fièvre est retombée », annonce Mrs Zhang de l’autre côté du lit, et
dans sa voix je perçois la joie retenue.
« Si je comprends bien, elle l’a guéri, mais ça l’a rendue malade, elle ?
dit Finn, qui n’a pas l’air d’apprécier.
— C’est normal, répond Mei. Il ne faut pas s’inquiéter. Dans quelques
instants, elle sera remise. Tenez, Cate. Baba vous a préparé un thé vert. »
Mais la nausée me submerge. Je me couvre la bouche, cherche des yeux
la bassine. Rilla me la place entre les mains, et je me retourne juste à temps
pour vomir dedans. Vomir devant tout le monde, j’en suis mortifiée. J’en
pleurerais, si j’en avais la force.
« Maintenant, dehors ! s’écrie Mrs Zhang, chassant les visiteurs. C’est
une chambre de malade, ici, pas un cirque ! »
Mei me tend un mouchoir et je m’essuie la bouche. Mais Finn s’obstine :
« Je ne sortirai pas d’ici tant que je ne l’aurai pas vue rétablie. »
Je me tourne vers lui, tente un sourire qui est sûrement une grimace.
« Ça va aller, Finn.
— En êtes-vous sûre ? Vous m’avez l’air… toute secouée. »
Derrière ses lunettes, son regard brun est inquiet. Je ne me fais pas
d’illusions, il n’éprouve rien de particulier pour moi. Mais il se soucie de
ma personne, au moins un peu.
Depuis la porte, Merriweather revient à la charge, ses cheveux sombres
en bataille, son caban boutonné de travers.
« Vous avez réussi à le guérir ? Complètement ? Pouvez-vous me dire
quel effet ça fait ? » Il se caresse le menton. « Oui mais l’ennui, c’est que
les gens pourraient y voir une preuve.
— Une preuve de quoi ? » s’enquiert Rilla, le regard dur.
Il hausse les épaules en signe d’impuissance.
« La confirmation de ce que raconte O’Shea : que cette fièvre vient des
sorcières, qu’elle est un effet de leur magie noire.
— N’importe quoi ! » Mei bondit en avant et enfonce un doigt dans le
large torse de Merriweather. « Nous soignons les gens, nous ne leur faisons
pas de mal. On ne peut pas en dire autant des Frères. Eux ne sont prêts à
secourir que ceux qui ont les moyens de se payer l’hôpital.
— Ça, c’est vrai, approuve Mrs Zhang, s’écartant un instant du chevet de
son fils. Baba est allé voir s’il y avait de la place là-bas. L’infirmière lui a
répondu que tous les lits étaient occupés. Et juste après, sous ses yeux, un
Frère a apporté une petite malade toute pomponnée, et ils l’ont emmenée
directement à l’étage. Voir Frère Kenneally, à ce qu’il a entendu.
— Vous voyez ? insiste Mei. Voilà ce que vous devriez dénoncer dans
votre journal ! »
Merriweather lève un sourcil.
« Dénoncer quoi ? Que les Frères et leurs familles font l’objet de
traitements de faveur ? Il me semble l’avoir déjà écrit noir sur blanc, et plus
d’une fois.
— Mais pourquoi Kenneally ? dis-je d’une voix éraillée, m’efforçant de
rassembler mes esprits.
— C’est lui qui dirige l’hôpital Richmond. Le connaître personnellement
change la donne, n’est-ce pas ? » Le beau timbre de baryton de
Merriweather laisse percer l’écœurement.
Mais je fais non de la tête, je me suis mal exprimée.
« Ce n’est pas ce qu’elle veut dire, intervient Finn. Ce qu’elle se
demande, c’est pourquoi venir à l’hôpital et chercher à voir Kenneally, alors
que, de toute manière, on ne connaît pas de remède à cette maladie ? » Il me
regarde et je lui fais signe que oui, c’est bien là le sens de ma question. Au
moins, quelqu’un me comprend. « Autrement dit, que peut Kenneally de
plus que leur médecin de ville ? Pour ces gens qui ont les moyens d’en voir
un ?
— Ah. » Merriweather joint ses longs doigts effilés en une sorte de toit
pointu. « Excellente question, Belastra. Qui mérite enquête. »
Rilla lui tapote le bras.
« Elle est de Cate, l’excellente question ! »
Je m’adosse contre le mur, et Finn m’adresse son sourire à dents du
bonheur. Je crois voir de l’admiration dans son regard. Pour mon succès de
sorcière ? Pour ma lucidité ? Je n’en sais rien, mais j’en ai l’estomac qui
palpite de façon toute nouvelle.
Chapitre 13
Le quartier cossu du prieuré est plongé dans un silence serein. Alors que
Tess et moi pressons le pas, en chemin pour notre Noël avec Père, il arrive
qu’une voiture fermée passe au trot, et l’haleine des chevaux nimbe leurs
naseaux d’un petit panache clair. Devant nous, une famille entière descend
de calèche en face d’une grande demeure de briques, dont chaque fenêtre
est éclairée de chandelles. Le père soulève ses enfants pour leur faire
franchir le marchepied, et aussitôt ils sautent et courent sur le trottoir, le
petit garçon clamant qu’ils vont voir leur grand-mère, tralala ! et la petite
fille serrant contre elle une poupée de porcelaine. La main du père s’attarde
autour de la taille de sa femme et il lui sourit. Elle a les bras chargés de
paquets ornés de jolis nœuds de velours rouge.
Si les choses avaient tourné différemment, qu’aurais-je offert à Finn pour
Noël ? Un livre rare ? Un beau stylo-plume ? Je l’imagine défaisant un petit
paquet, je vois ce sourire que j’aime tant, avec ce petit écart entre les
incisives… et puis je sens ses bras qui m’enserrent pour un long baiser.
C’est ce Noël-là que je voudrais. Je le voudrais à en avoir mal.
Tess saisit ma main et la serre.
« Noël prochain sera meilleur », chuchote-t-elle.
Je n’imagine pas comment il pourrait être pire.
Nous traversons le quartier commerçant, grouillant de chalands en pleine
frénésie d’achats de dernière minute. Je m’arrête devant chez O’Neill.
« Pourrions-nous… Je veux dire, cela t’ennuierait-il… J’aimerais entrer
ici une minute. »
Tess ne pose pas de question, merci à elle. « Bien sûr », dit-elle, malgré
son impatience d’aller retrouver Père. À l’intérieur, elle se plante devant un
tourniquet de cartes de vœux tandis que je commence à tourner en rond,
incertaine.
« Vous désirez ? » s’enquiert O’Neill. Je tire ma capuche en arrière et il
me reconnaît. « Oh ! Miss Cahill. Quelle heureuse surprise !
— J’étais à la recherche d’un stylo-plume. Pour un cadeau. De dernière
minute, je l’avoue. »
Il me guide vers la vitrine des stylos.
« C’est pour une dame ou pour un monsieur, si je peux me permettre ? »
Je me penche sur les articles alignés sous verre. Tous me semblent beaux,
certains plaqués d’or et d’autres, d’argent, d’autres encore en bois poli. Les
plus abordables sont en une sorte de caoutchouc durci. Les plus beaux
reposent dans des étuis pareils à de petits cercueils garnis de satin.
« Pour un monsieur, dis-je. Pour mon père. » Et le mensonge met le feu à
mes joues.
C’est un geste idiot, et sentimental. Finn ne me fait pas confiance, et
m’aime encore moins. Il n’attend pas de cadeau de ma part, n’en désire
probablement pas. En l’état actuel des choses, lui en offrir un serait déplacé.
« Que diriez-vous de celui-ci ? C’est notre modèle le plus vendu. » Il
déverrouille l’arrière de la vitrine et en tire un stylo doré. Ni lui ni son étui
d’ivoire ne me semblent convenir pour Finn. Trop chic, trop fantaisie pour
un usage quotidien – ses traductions et ses lettres à sa mère.
Je le prends poliment, le soupèse, et fais non de la tête. Mon attention est
attirée par un autre stylo, en acajou brillant, un peu plus loin. Je tapote du
doigt la vitrine.
« Et celui-ci ?
— Ah ! très bel article. » Il me le tend. Je retire mon gant droit, fais
tourner le stylo entre mes doigts, pour voir ; je caresse de l’index l’agrafe
dorée. « L’un de mes préférés », ajoute-t-il.
Je vois Finn écrire avec. C’est un bel objet, mais suffisamment sobre et
rustique pour lui convenir.
Inutile de faire comme s’il n’était pas dans mes pensées, dans mon cœur,
à chaque instant. Je ne peux tout simplement pas laisser passer Noël sans
acheter quelque chose pour lui.
« Je le prends », dis-je, tirant ma bourse de ma poche.
O’Neill hoche la tête, me donne le prix.
« Excellent choix », approuve-t-il, et il emporte l’article derrière le
comptoir.
Un sourire stupide traîne sur mes lèvres.
Nous ne lui disons pas tout. Tess m’avait prévenue ; elle ne voulait pas
lui asséner en plus la prophétie ni ses visions. Quoi qu’il en soit, il accepte
nos révélations beaucoup mieux que je ne m’y attendais.
« Et Maura, alors ? Pourquoi n’est-elle pas ici ? » Père incline son verre
vide entre ses doigts et observe les reflets des bougies dans le cristal.
Pelotonnée dans le fauteuil voisin, Tess contemple le tapis. « Ah ! dit-il
alors, je crois que je vois : Maura ne voulait pas que vous me mettiez au
courant.
— Nous avons pris tant de précautions pendant si longtemps, explique
Tess.
— Je suis navré qu’elle ait cru ne pas pouvoir me faire confiance. Vous le
pouvez, pourtant, vous savez. » Il repose son verre. Son regard bleu embué
croise le mien, puis cherche celui de Tess. « J’aurais dû vous le dire plus
souvent depuis la mort de votre mère, mais je vous aime, toutes les trois, et
je suis extrêmement fier de vous. Vous avez été bien courageuses de
prendre tout cela sur vous. »
Une douce chaleur m’envahit, qui n’est pas seulement due au feu.
« Merci, Père », dis-je, et le grand sourire de Tess a de quoi éclairer toute
la pièce. « Mais nous n’étions pas absolument seules. Marianne nous a
beaucoup soutenues.
— Marianne ? Elle est sorcière aussi ? »
Son incrédulité est comique à voir.
« Elle, non. Mais elle était l’une des meilleures amies de Mère.
— Marianne a toujours été très libérale. L’esprit ouvert. Et joliment
brillant, pour une femme. »
Pour une femme. Je ris sous cape de l’indignation qui se lit sur le visage
de Tess, puis je me lève du sofa et rechausse mes ballerines rouges. Sachi a
tenu à ce que j’emprunte à Rory une robe de fête – en tissu écossais, dans
les tons rouges, au lieu de mes habituels bleus et gris. J’ai cédé, parce que je
la sentais vaguement triste en ce Noël. Même avec une mère un peu éteinte
et un père tyran domestique, on peut regretter de n’être pas auprès des siens
pour cette fête, j’imagine. Et à présent, sachant que Finn va venir, je suis
heureuse de m’être un peu habillée. Si j’en crois le miroir, cette robe me
ravive le teint et rehausse le bleu trop clair de mes yeux.
« Bien, dis-je. Maintenant, il faut que j’aille aider Marianne, je pense. »
Tess fait mine de se lever, mais je l’en dissuade. Les révélations que j’ai à
faire sont de ma responsabilité. « Merci, mais tiens plutôt compagnie à
Père ; vous avez sûrement des tas de choses à vous dire, tous les deux. »
Elle cède sans trop se faire prier. Je gagne la cuisine, guidée par les
odeurs, et j’y trouve Marianne qui épluche des pommes de terre, tandis que
Clara entreprend d’étaler une pâte à tarte.
« Ça sent délicieusement bon ici, dis-je en entrant.
— Merci, Cate. » Marianne écarte une mèche de son visage rougi. Avec
la dinde au four, la petite cuisine s’est changée en étuve. « Clara, tu
voudrais bien finir de mettre le couvert, s’il te plaît ? Je m’occupe de la
tarte. »
Clara s’éclipse, docile, et je propose timidement : « La tarte est au-dessus
de mes compétences, mais éplucher les pommes de terre, je dois pouvoir
m’en charger.
— Tout va bien du côté de votre père ? » s’enquiert Marianne.
Je prends le couteau en main et me mets au travail.
« Oui. Nous lui avons dit la vérité. Que nous sommes sorcières.
— Ça s’est bien passé ? Vous n’avez pas eu… à user de méthodes
particulières ? » Elle manie le rouleau à pâtisserie avec plus de véhémence
que nécessaire.
« Ça s’est très bien passé. Et même si cela n’avait pas été le cas, nous
n’aurions pas… » Je pose le couteau, me tourne vers elle. « Je vais être très
franche avec vous. Tess m’interdisait absolument toute intervention par
intrusion mentale. Mais j’aurais agi sans hésiter s’il avait fallu la protéger,
elle.
— Est-ce ce qui s’est passé pour Finn ?
— Non ! Jamais je n’aurais… Ce n’est pas moi. Je le jure.
— Mais vous étiez impliquée d’une manière ou d’une autre, n’est-ce
pas ? » Le regard brun de Marianne se fait dur. « Je vous l’ai dit un jour, je
crois : nous ne pouvons pas choisir qui nous aimons. Et je vous aime bien,
Cate, vous le savez. Mais c’est de mon fils qu’il s’agit, et à présent… à
présent, je l’avoue, je regrette vivement son choix. Rien de tout cela ne
serait arrivé s’il n’était pas allé vous courir après à New London. »
J’encaisse le coup, me concentre sur mes pommes de terre. Un long
silence tombe sur ses mots, interrompu seulement par les petits bruits de
nos gestes. Des paroles et des larmes s’accumulent dans ma gorge, jusqu’à
ce que je me sente étouffer. Alors, je lâche dans un souffle : « C’est Maura
qui a fait ça… »
Marianne achève posément de saupoudrer sa tarte aux pommes d’un
mélange sableux de farine, beurre émietté, cannelle et sucre. C’est
seulement après l’avoir enfournée qu’elle se retourne vers moi, et je mesure
alors quelle fureur maternelle couvait sous ses gestes tranquilles.
« Et pourquoi ?
— Je ne suis pas sûre de bien comprendre. Elle jure que c’est pour nous
protéger, parce que nous ne pouvons pas faire confiance aux Frères. Pas à
un seul d’entre eux. Pas à un homme, en fait. Elle a refusé de venir,
aujourd’hui, parce qu’elle ne voulait pas que nous disions la vérité à Père.
Mais en toute franchise je la soupçonne aussi d’avoir voulu me punir, en
s’en prenant à Finn. Entre elle et moi, les choses ont toujours été…
compliquées. Certains jours, c’est comme si mille et une petites rivalités
nous séparaient. Mais ce qu’elle a fait là… je ne crois pas que je le lui
pardonnerai un jour. » Je la regarde dans les yeux, l’implore de me
comprendre. « Je veux réparer les choses pour lui, Marianne. »
Elle passe une main sur son visage, laissant sur sa joue une petite traînée
de farine.
« Alors il faut tout lui dire. » Elle pince les lèvres. « Vous savez qu’il ne
la dénoncera pas. Il serait en droit de souhaiter qu’elle reçoive un
châtiment ; mais, même furieux contre elle, il ne voudra pas sa mort.
— J’ai l’intention de le lui dire, seulement… j’aurais l’impression de la
trahir. C’est stupide, je le sais. » Un pauvre rire m’échappe. « Elle, elle m’a
trahie sans hésiter. Le forcer à m’oublier, elle ne pouvait rien me faire de
pire. Pourtant, j’éprouve toujours ce besoin ridicule de la protéger, elle. »
Sans réfléchir, je passe le pouce sur la lame acérée du couteau ; je manque
de me couper.
« Cette promesse à votre mère pèse toujours sur vous, n’est-ce pas ? » Le
regard de Marianne s’est adouci. « Mais Anna vous voudrait heureuse aussi,
vous savez. »
Sa générosité me fait monter les larmes aux yeux. Décidément, ces temps
derniers, je suis comme un robinet qui fuit.
« Je l’espère. Souvent… toujours, je me désespère à l’idée que je la
déçois sans doute. J’ai fait tout ce que j’ai pu, mais Maura… Elle est
devenue… Je ne la reconnais plus. Et je ne peux pas m’empêcher de me
demander si c’est quelque chose que j’ai fait ou quelque chose que je n’ai
pas fait. Je ne pouvais pas remplacer Mère, ça, je le sais. Simplement…
— Non, Cate. » Marianne vient à moi, elle m’attire à elle, m’entoure de
ses bras et me laisse sangloter sur son épaule. « Non, vous avez fait de votre
mieux. En tant que mère, je peux vous le dire. Vous ne pouviez pas faire
plus. Anna serait fière de vous. »
Dans la salle à manger, le tintement de l’argenterie et de la porcelaine
s’est tu. Des pas se dirigent vers nous. Marianne et moi nous écartons l’une
de l’autre, j’essuie mes larmes d’un revers de main.
« Merci, dis-je, un peu gênée.
— Maman ! appelle Clara. Finn est arrivé ! »
Chapitre 14
Finn entre dans la cuisine d’un pas décidé, les bras chargés de cadeaux. À
sa vue, mon cœur fait un bond.
« Joyeux Noël, Mère ! » dit-il, l’étreignant d’un bras.
Je me tiens en retrait, j’attends qu’il me remarque. C’est étrange de me
sentir aussi hésitante en sa présence. Je mesure mieux à quel point je
m’étais habituée à prendre l’initiative, auparavant.
« Bonjour, Cate. » Il m’observe, note les traces de larmes sur mes joues,
et se retourne vivement vers Marianne. « Mère, que lui avez-vous dit ? »
Je la défends.
« Rien du tout ! Tout va très bien.
— Pas si bien que ça, si elle vous a fait pleurer. Je ne suis plus un petit
garçon, je n’ai pas besoin que ma mère mène mes propres batailles. » Son
costume anthracite, qui contraste avec sa chemise blanche, lui va
remarquablement bien. Il a même réussi à dompter ses cheveux.
« Il n’y a pas eu de bataille, dis-je avec un sourire pour Marianne. Au
contraire ; elle est bien plus gentille que je ne le mérite.
— Tst ! tst ! fait Marianne. Cate, cessez d’être aussi dure avec vous-
même. Et maintenant, si vous alliez aider Finn à transporter tous ces
paquets au salon ? Dites à Tess et à Clara de venir m’aider. Vous n’êtes
d’aucune utilité ici ni l’un ni l’autre, si ? »
J’envoie les filles à la cuisine et empile les paquets sous la fenêtre de
devant, tandis que Père sert à Finn un verre de scotch. Tous deux
s’installent dans les fauteuils de cuir, et moi, assise sur le canapé vieil or
face à eux, je joue vaguement avec les pompons d’un coussin en
m’efforçant de ne pas trop laisser voir que je dévore Finn des yeux. Ils
parlent de l’épidémie, et je tends l’oreille.
« J’ai découvert la chose ce matin en lisant la Gazette, dit Père. Chatham
n’a pas encore été touché, Dieu merci. En avez-vous perçu les effets ici ?
— Du côté du Conseil, non, rien. Mais Cate en a vu les conséquences à
l’hôpital », répond Finn, prenant une petite gorgée de son whisky.
J’explique à Père : « J’y fais un peu de bénévolat. Comme infirmière.
L’hôpital croule sous l’afflux de malades en provenance du quartier du
fleuve – et hier il en est arrivé depuis le quartier commerçant. Il va falloir
être prudent, Père. Si vous ressentez le moindre malaise, il faudra me faire
appeler auprès de vous.
— Toi, infirmière ? »
Il rit, et je me remémore le jour où Finn est tombé d’une échelle en
travaillant à notre gloriette. Ce jour-là, c’est moi qui lui ai bandé la cheville,
pour que Mrs O’Hare ne voie pas le pistolet dissimulé contre son mollet.
Il ne doit même pas s’en souvenir.
« J’ai des dons de guérison », dis-je à Père. Il jette un coup d’œil anxieux
vers Finn et je souris. « Pas d’inquiétude. Il sait. En tout cas, je suis
heureuse que Merriweather ait fini par prévenir ses lecteurs et leur ait
indiqué les précautions à prendre. »
Père a l’air abasourdi. « Tu lis la Gazette ?
— Je ne suis pas complètement analphabète. » Ma réplique est un peu
sèche, mais quel besoin a-t-il de me faire passer pour une illettrée devant
Finn ?
« Non, bien sûr. Ce n’est pas ce que… » Il choisit ses mots avec soin.
« Tu es une enfant très intelligente, pleine de ressources. Plus encore que je
ne l’imaginais, semble-t-il. Mais la politique n’a jamais eu l’air de te
passionner. Je suis enchanté que tu t’y intéresses. Davantage de femmes
devraient être informées. »
Finn m’adresse son sourire malicieux.
« Oh, Cate est bien informée, c’est certain. C’est elle qui m’a introduit
auprès de Merriweather et de la Résistance. Avez-vous lu cet article,
aujourd’hui, dans lequel il est question d’un jeune garçon malade, refusé à
l’hôpital, et guéri par une sorcière ?
— Oui. » Père se caresse le menton et pose les yeux sur moi. « Êtes-vous
en train de me dire que la sorcière était Cate ? »
Je confirme d’un hochement de tête, et la gratitude m’envahit. Finn a
beau m’en vouloir, il vole à mon secours. Et, pour ce qui est des femmes, il
est bien plus progressiste que Père ou que Merriweather. Avoir eu Marianne
pour mère l’a influencé sans doute. Encore une raison de lui être
reconnaissante.
Père fronce les sourcils.
« Merriweather est un homme recherché. Je ne voudrais pas que tu te
mettes en danger pour…
— Père, lui dis-je, d’une voix douce cette fois. Je suis sorcière. Ce qui
fait déjà de moi une femme recherchée.
— Tu n’en es pas moins ma fille. Je suis loin de soutenir l’ordre des
Frères, mais pour moi ta sécurité passe avant tout. » Il observe fixement les
bougies sur le rebord de la fenêtre. « Je regrette le bon vieux temps,
pourtant. » Il soupire, et je me demande si ce verre de scotch n’est pas en
train de le rendre sentimental. « Le temps où les sapins de Noël étaient
encore autorisés – sûrement, je t’en ai parlé ? Nous allions dans les bois,
mon père et moi, couper le nôtre. Ma sœur passait la semaine à fabriquer de
jolis petits cornets de papier qu’elle remplissait ensuite de dattes fourrées et
d’amandes au sucre, et notre mère confectionnait des flocons de neige en
dentelle.
— Mon père trouvait ces traditions très belles », se souvient Finn, et il
s’assombrit.
En un jour comme aujourd’hui, son père doit lui manquer autant que ma
mère me manque.
« Fermez les yeux, tous les deux, dis-je, prise d’une inspiration.
— Pourquoi ? Pour quoi faire ? demande Père, clignant des paupières
comme un hibou.
— Vous verrez bien. C’est une surprise. »
Ils s’exécutent, et je laisse la magie monter en moi. Une illusion, c’est
toujours facile. J’ignore si celle-ci tiendra jusqu’à la fin du dîner mais, après
l’année que nous venons de vivre, il me semble que nous avons droit à un
petit extr a.
« Voilà. Rouvrez les yeux. »
Père en reste bouche bée.
« Même l’odeur y est ! » s’émerveille-t-il, et il se lève pour aller
examiner notre sapin sous tous les angles. Je l’ai fait aussi grand que lui,
dense et branchu, tout orné de guirlandes de popcorn, de flocons de neige
en dentelle et de petits cornets de papier remplis des sucreries.
« Oh, et flûte ! J’ai oublié une chose. » Je saisis le verre vide de Père sur
la table basse et le transforme en un ange de plumes étincelant. « Père, à
vous l’honneur. »
Il prend l’ange et, avec mille précautions, le perche au sommet de l’arbre.
Puis il recule, impressionné. « Superbe.
— Absolument », approuve Finn avec un grand sourire.
Et je souris aussi, parce que ce n’est pas l’arbre que Finn regarde.
Notre repas de Noël est un festin : oie rôtie farcie d’oignons et de sauge,
purée de pommes de terre au jus de viande, sauce aux airelles, choux de
Bruxelles, oignons au four, châtaignes grillées. Quand vient le dessert, je
n’en peux plus – quoique pas au point de refuser une lichette du gâteau au
gingembre tout orné de fioritures en glaçage, ni même un tout petit bout de
tarte. Autour de la table, on mêle joyeusement les citations littéraires et les
commérages sur Chatham. Père est scandalisé d’apprendre de Tess que
Sachi et Rory sont du même père. Et cela me fait tout drôle de voir Finn
surpris par cette infor mation.
Après le repas, Tess renforce mon œuvre d’illusion afin de nous
permettre d’ouvrir nos présents sous l’arbre. Elle et moi nous sommes
associées pour acheter à Père une très jolie loupe à manche d’acajou. Il
paraît ravi ; dans ses livres, les notes en bas de page sont parfois imprimées
en très petits caractères. J’offre à Tess son papier à lettres, et elle a choisi
pour moi un ouvrage sur l’anatomie humaine qui scandalise Père une fois
de plus. Il nous donne de quoi nous acheter des robes neuves, et se fait
sentimental en offrant à Tess un livre de poésie ayant appartenu à Mère.
Marianne reçoit de Finn du parfum, et de Clara un porte-aiguilles en forme
de fraise. De son côté, Clara reçoit des crayons à dessin et un nécessaire à
aquarelle ; et Finn des livres, bien entendu.
Je relègue derrière le canapé le sac contenant le stylo-plume. Le lui offrir
devant tout le monde serait trop gênant.
Après l’échange de cadeaux, Tess et Père se lancent dans une partie
d’échecs, tandis que Clara montre à Finn quelques-uns de ses croquis. Je
feuillette mon manuel d’anatomie et Marianne fait la vaisselle ; elle a refusé
toute aide. Il fait nuit noire dehors lorsque, à mon regret, je déclare qu’il est
temps que nous repartions.
« Je vous raccompagne », propose Finn.
Nous nous emmitouflons de nos capes et disons au revoir à Clara et
Marianne. Père descend avec nous jusqu’à l’entrée de l’immeuble et nous
étreint chaleureusement avant de nous laisser ressortir dans le froid et le
silence de la rue.
Sur le seuil en brique de la Compagnie de Négoce Cahill, je me tourne
vers Finn.
« C’est gentil à vous de nous le proposer, mais vous ne pouvez pas nous
raccompagner au prieuré. »
Il sourit derrière son col remonté.
« Je m’en doutais un peu. Je voulais seulement avoir un petit moment
seul avec vous. »
Avec son tact habituel, Tess est déjà partie devant, sous couleur de
contempler la vitrine d’un confiseur, plus bas dans la rue.
« Ah bon, dis-je sottement – et mon cœur bat la chamade.
— J’ai pris un verre avec Merriweather, hier soir, en sortant de chez
Zhang », poursuit Finn, et ma déception de l’entendre parler de la
Résistance au lieu de nous deux se double d’inquiétude. Il ne devrait pas se
montrer en public avec Merriweather, c’est trop dangereux. Je me mords la
langue pour m’interdire de le lui reprocher. Je n’ai plus ce droit-là avec lui.
« Il projette une surprise pour les Frères à l’office de demain.
— L’office de Noël à la cathédrale ? » Il confirme et je frissonne
intérieurement. La cathédrale Richmond peut accueillir plus d’un millier de
fidèles, parmi lesquels figureront une foule de Frères et de résidents des
quartiers huppés de New London. En d’autres termes, l’auditoire le moins
réceptif possible pour les idées de Merriweather. « Il est fou ? Quel genre de
surprise ? S’ils le prennent…
— Ils ne le prendront pas. » Finn rit sous cape. « Il est bien trop fin
matois. Le risque est minime, et la chose devrait faire son effet, je dois dire.
Je regrette bien de ne pas pouvoir y assister. Mère n’apprécie pas trop les
offices, comme vous le savez. Il faudra que vous me racontiez. »
Alistair est un fin matois, c’est indéniable. Mais également un rien trop
sûr de lui. Et s’il présumait de ses forces cette fois-ci ? Il y laissera sa peau
et nous perdrons un allié précieux.
« C’est quelqu’un de bien, Alistair. Merci de nous avoir présentés l’un à
l’autre, reprend Finn en soufflant sur ses mains gantées pour les réchauffer.
Vous devriez lire cet article qu’il a écrit sur Yang. Son réquisitoire contre
les Frères pour leur incapacité à procurer de meilleurs soins aux
déshérités – pour leur favoritisme, leur discrimination – est
remarquablement cinglant. Et là-dessus il les brocarde pour leurs
accusations ridicules contre les sorcières, quand ils feraient mieux de mettre
en place les mesures de prévention élémentaires pour enrayer l’épidémie. Il
fait de Mei et de vous de véritables héroïnes. » Il m’observe dans la
pénombre. « Vous avez été extraordinaires, vous savez.
— Merci. » Je me sens rayonner. Il commence à descendre les marches
et, rassemblant tout mon courage, je sors du sac le stylo-plume dans son
écrin. « Attendez. Ceci est pour vous. Ce n’est pas empaqueté – j’ignorais
que vous viendriez –, mais…
— Oh. Je… » Il ouvre l’écrin, en sort le stylo. Passe un doigt le long du
corps en acajou brillant. « Il est magnifique. Vraiment. Mais moi, je n’ai
rien pour vous.
— Ce n’est pas grave. » Je m’éclaircis la voix. « Je n’attendais rien. »
Il pose sa main gantée de cuir noir sur mon bras, et je ne peux
m’empêcher de me rappeler la douceur de ce cuir me caressant la joue
tandis qu’il m’embrassait, dans le jardin du prieuré. « C’est un étrange
Noël, n’est-ce pas ? murmure-t-il. Ce doit l’être pour vous aussi. Ici, au lieu
d’être à Chatham, et avec moi tout nébuleux, votre sœur absente…
— Vous n’êtes pas tout nébuleux, dis-je avec force. Vous êtes quand
même vous.
— Ce n’est pas l’impression que j’ai. » D’une main hésitante, il glisse le
stylo dans sa sacoche. « Et pourquoi Maura n’est-elle pas ici ? Elle n’est pas
malade, au moins ?
— Non. » Je me mords la lèvre, songe à ce qu’a dit Marianne.
« Franchement, sa présence n’était pas souhaitée.
— Mais c’est Noël ! Vous avez dû vous brouiller gravement pour
que… » Il plonge une main dans ses cheveux, ouvre de grands yeux.
« C’était à quel propos ? »
Je l’observe attentivement.
« À propos de vous. »
Il empoigne vivement la rampe de fer forgé. Il comprend.
« C’est Maura qui a trafiqué ma mémoire ? »
J’essaie de souffler « oui » ; c’est trop dur. « J’aurais dû vous le dire plus
tôt. Simplement, elle est ma sœur, et je crois que je… Je me sentais
responsable, d’une certaine façon. Vous ne m’aimez pas, je sais que vous ne
m’aimez pas, mais je me disais que peut-être vous pourriez m’aimer de
nouveau un jour. Et puis, surtout, vous êtes en danger chaque fois que vous
m’approchez. Vous avez le droit de le savoir et de… de prendre vos
décisions en connaissance de cause. J’ai des adversaires au sein de l’ordre
des Sœurs, des adversaires qui n’hésiteraient pas à s’en prendre à vous pour
m’atteindre, moi. »
Quelque part au loin, une cloche sonne l’heure, et Finn marque une
pause. Un. Il décide que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Deux. Que moi je
n’en vaux pas la chandelle. Trois. Pourquoi me ferait-il confiance alors que,
moi aussi, je suis capable d’intrusion mentale ? Quatre. Alors que je lui ai
déjà menti, ne fût-ce que par omission ? Cinq. Alors que ma propre sœur est
celle qui a endommagé sa mémoire ? Six. M’embrasser était une erreur de
sa part. Sept. Il va me le dire d’une seconde à l’autre.
Je respire un grand coup et prends la parole avant lui. « Je suis désolée,
j’aurais dû vous le dire voilà des jours et des jours. Vous devriez vraiment…
Finn, vous devriez trouver une fille gentille et ordinaire, et l’épouser. En
gros, c’est ce que disait votre mère tout à l’heure. »
Il hésite, ses yeux marron impénétrables derrière ses lunettes.
« Est-ce votre souhait à vous ? »
Je laisse échapper un pauvre petit rire.
« Bien sûr que non. Mais ce devrait être le vôtre. Pour votre salut.
— Sauf que je ne crois pas que ce soit mon souhait non plus. » Sans
prévenir, il me prend la main. Là, sur les marches, face à la rue, où
n’importe qui pourrait nous voir. « Je crois que j’aimerais autant une fille
un peu moins ordinaire. Une fille prête à risquer sa vie pour aider les autres
et redresser les torts. Une fille scandaleusement douée pour faire de la
magie, pour dispenser des soins – pour embrasser. »
Sur « embrasser », sa voix faiblit et se fait un peu rauque ; je sens que je
rougis.
« Ne m’idéalisez pas trop », dis-je, prête à décliner mes défauts, mais il
me fait taire d’un doigt de cuir posé sur mes lèvres.
« Chuut, Cate ! Il y a tant de choses dont je n’ai aucun souvenir. Je ne
peux pas éprouver ce que vous éprouvez, pas encore, mais si… si vous me
donniez le temps de rattraper les choses ?
— Tout le temps que vous voudrez. » Mon cœur s’envole, comme un
ballon gonflé de bonheur au point d’éclater. « Je vous dirai tout ce que vous
voudrez savoir. Fini, les secrets.
— Je vous prendrai au mot, croyez-moi. Quoique pas ce soir. On gèle,
ici. » Il me caresse la joue d’un doigt, et sourit malicieusement, comme s’il
savait que ce n’est pas le froid qui me fait frémir. « Cela dit, savez-vous ?
j’ai tout de même des souvenirs. Noël dernier, par exemple.
— Noël dernier ? » Je n’y comprends plus rien. Nous nous connaissions
à peine.
« Vous étiez venue à la librairie, en quête d’un livre pour Tess. Je vous
avais conseillé le Ramayana. C’était la première fois que je vous
remarquais. La première fois que je pensais à vous embrasser. » Ses yeux se
posent sur ma bouche. « Je sais que notre baiser de l’autre soir n’était pas le
premier, mais je dois dire… Il a surpassé mes attentes. » D’un bref regard, il
inspecte la rue silencieuse, puis se penche et, brièvement, ses lèvres
effleurent les miennes, plus furtives qu’un papillon. « Joyeux Noël, Cate. »
C’est le plus beau de tous les présents, celui que je n’espérais pas.
« Joyeux Noël, Finn. »
« Filez ! » dis-je à Alice et Prue, aussi bas que je le peux, mais avec
véhémence. J’arrache la clé pendue à mon cou et la lance à Prue. « Prue sait
où aller. Je vous y rejoins. Filez ! »
Ma seconde injonction agit comme un coup de fouet. Plus vives que des
souris, elles s’élancent vers le bas de l’allée. Personne n’essaie de les
arrêter. L’un des gardes est affalé au pied d’un pilier ; un autre, sur deux
bancs à la fois ; d’autres semblent avoir perdu connaissance – ou pire.
« Gardes ! » mugit O’Shea, dont le crâne chauve émerge, plusieurs
rangées de bancs plus loin.
Je jette un coup d’œil vers le porche. Prue et Alice sont presque dehors.
Deux gardes surgissent en trombe par une porte latérale. Je lève bien haut
le bras, et tous ceux qui me voient ont un mouvement de recul. « Ne bougez
plus, dis-je d’une voix forte. Je ne veux faire de mal à personne. »
Prudemment, les gardes se figent.
« Vous ne nous échapperez pas, me promet O’Shea, qui achève de se
relever. Nous vous rattraperons. Vous paierez de votre vie ce sacrilège. »
À mon tour, je m’élance vers le bas de l’allée. Des éclats de verre
transpercent mes bottines. Trois gardes encore, embusqués derrière des
piliers, tentent de m’arrêter au passage. Les neutraliser est un jeu d’enfant.
Je sens ma magie au bout de mes doigts, elle bat au rythme de mon pouls.
En cet instant, bouillonnante de rage, de terreur, de puissance, je me sens
vivante comme jamais.
Du parvis accourent d’autres gardes.
« Ma Sœur, que s’est-il passé ? Vous n’êtes pas blessée ? » L’arme au
clair, ils cherchent des yeux, aux abois, l’origine du danger. Qu’ont-ils en
tête ? Un attentat contre Frère O’Shea ?
« Il y a eu une explosion », leur dis-je, tout en me faufilant entre eux.
« Sorcellerie ! hurle O’Shea, loin dans mon dos. Arrêtez-la ! »
Mais déjà je me fonds dans la cohue du parvis. Des gardes tentent
d’empêcher un groupe de Frères de regagner l’intérieur de l’édifice. Je me
glisse derrière ceux-ci, je penche la tête une fraction de seconde et, lorsque
je la relève, je suis un homme au teint café, aux cheveux noirs frisottés, tout
de noir vêtu. Frère Sutton, de Chatham.
Par bonheur, l’office a été si long que la plupart des fidèles sont rentrés
tout droit chez eux. Des gardes s’efforcent de diriger les derniers vers le
square, de l’autre côté de la rue. Je passe devant une femme assise sur les
marches du parvis. Indifférente au remue-ménage, elle presse un doigt sur
le front de son enfant pour l’empêcher de saigner.
Le devant de la cathédrale est jonché d’éclats de vitrail, que le soleil
transforme en arcs-en-ciel sur le dallage – et je mesure soudain combien les
choses auraient pu être pires.
Je me précipite en bas de la rue. Sitôt passé le coin, je change de
déguisement. Rose, me dis-je, et instantanément je deviens Rose Collier,
une de nos voisines de Chatham, vêtue de son manteau vieux rose. Au coin
de rue suivant, je suis Lily, la petite bonne craintive qui nous a dénoncées à
Frère Ishida, à Chatham toujours. Je poursuis ainsi de rue en rue, en
direction de la Cinquième, procédant à des détours et changeant d’aspect
cinq ou six fois, toujours sans ralentir le pas.
Je sens ma magie dévorer mes forces, me couper les jambes. J’ai la tête
qui tourne, mon champ de vision se rétrécit de façon alarmante, et pourtant
il n’est pas question de m’arrêter. Pas avant d’être en lieu sûr. Enfin, en
trébuchant, je m’engage dans la ruelle à l’arrière de la boutique O’Neill,
suppliant ma magie de tenir encore un peu, le temps d’une dernière
transformation.
« Joyeux Noël, Hugh ! » me lance d’un ton jovial un homme qui
transporte des caisses à l’intérieur d’une boutique, cinq ou six portes plus
bas.
« Joyeux Noël aussi ! » dis-je d’une voix grave, et je n’ai pas besoin de
miroir pour savoir que j’ai les traits burinés de Hugh O’Neill et ses cheveux
argentés.
J’attends que l’homme ait disparu dans son magasin avant de frapper
deux coups, tout doux, à la porte de la réserve. Lorsqu’elle s’ouvre, je
m’effondre dans les bras de Prue.
« Cate ! Oh, Cate, Dieu soit loué », murmure-t-elle, refermant la porte.
Puis elle m’aide à m’asseoir par terre.
Je presse mon front contre mes genoux pour m’empêcher de m’évanouir.
J’entends Alice me demander : « Comment leur avez-vous échappé ?
— Peu importe… Plus tard… Alice, il faut que vous alliez au prieuré.
Tout de suite ! Pour en faire sortir Maura et Tess. » Je relève la tête, aspire
une grande bouffée d’air. « O’Shea connaît mon nom. Il va aller me
chercher là-bas, et quand il apprendra que j’ai deux sœurs… Et il le verra…
facilement… sur le registre des élèves…
— La prophétie, souffle Alice. Trois sœurs, toutes trois sorcières. Il
comprendra que c’est l’une de vous. Vous avez fait preuve d’une puissance
inouïe, Cate. »
C’est un compliment, j’imagine, mais ce que je vois surtout, moi, est que
j’ai fait preuve d’une bêtise inouïe. Et plus moyen de revenir en arrière. Je
n’ai plus nulle part où aller, pas plus au prieuré qu’à Chatham. Je mettrais
en danger tous ceux auxquels je tiens.
J’ai enfreint la règle capitale édictée par Mère : jamais de magie en
public.
Maintenant, les Frères vont faire une descente en force au prieuré,
interroger le couvent tout entier, organiser des fouilles dans les chambres et
partout, de la cave au grenier, à la recherche d’indices de sorcellerie. Si
Alice n’arrive pas là-bas avant eux…
Je préfère ne pas imaginer les conséquences.
« Foncez les prévenir. Tout de suite. Je vous en supplie. »
Je ne reconnais même plus ma voix tant elle est grêle.
Alice me prend par les épaules et me secoue, doucement mais
fermement.
« Cate, par pitié, pas d’hystérie. Sitôt votre magie rétablie, courez vite
chez mon père. J’ai expliqué à Prue comment y aller. Tous les domestiques
sont partis, et lui-même n’a pas toute sa tête, à cause de la fièvre ; mais là-
bas, au moins, vous serez en sûreté. » Elle me plaque une clé dans la main.
« Je vous y amènerai Maura et Tess. »
Bien pensé. Alice est comme Elena, jamais prise au dépourvu et toujours
en train de dresser des plans. J’y vois une qualité à présent.
« Vous aussi, allez vite ! lui dis-je. Sinon, tout le couvent…
— Les Sœurs ont des procédures d’urgence pour ce type de situation, me
rassure-t-elle. Surtout, Cate, n’essayez pas de me rejoindre là-bas. Vous ne
réussiriez qu’à vous faire tuer ou faire tuer quelqu’un. Vous m’entendez ? »
Elle me regarde intensément jusqu’à ce que j’acquiesce ; sur quoi elle
devient brune et s’éclipse d’un trait.
Je me remets sur pied tant bien que mal et me tourne vers Prue.
« Je suis désolée. Ce qui s’est passé à la cathédrale…
— Vous m’en avez sortie ; c’est tout ce qui compte, dit-elle avec un pâle
sourire. À propos, il y a un petit écriteau à l’avant de la papeterie : FERMÉ
POUR LES FÊTES. O’Neill est chez sa fille. J’aimerais faire savoir à
Alistair où il peut me trouver, mais c’est le genre d’information qu’il ne faut
pas donner par écrit, bien sûr.
— Je peux rédiger un message cod… » Je me tais net ; une pensée me
foudroie. Chez sa fille, a dit Prue. « Mon père ! Prue, mon père est à New
London en ce moment. Les Frères vont se tourner vers lui. Il faut
absolument que je le prévienne ! »
Prue saute en bas du coffre sur lequel elle était assise.
« Dans combien de temps pensez-vous que votre magie va revenir ? »
Je me mords la lèvre. « Je n’en sais rien. »
La patience n’a jamais été mon fort. Avant le milieu de la matinée, Prue
et Alice n’en peuvent plus de me voir faire les cent pas. Vêtue de brocart
rose brodé d’or, Alice feuillette un magazine de mode, affalée dans sa
causeuse favorite. Une joyeuse flambée danse dans la cheminée. Des scones
aux airelles et un thé fumant nous attendent sur la table basse, où Prue vient
de les déposer.
Je suis incapable de me calmer. À l’inverse d’Alice, je ne suis pas douée
pour ne rien faire, et à l’inverse de Prue, je n’ai rien d’une fée du logis. Mon
trop-plein d’énergie me change en boule de nerfs.
Je devrais être à l’hôpital, en train de soigner des malades, mais je ne
peux pas sortir d’ici sans un sortilège d’illusion, or je ne vois pas comment
je pourrais, sans risquer la catastrophe, mobiliser à la fois mes pouvoirs de
guérison et la magie nécessaire au maintien d’un déguisement. Il faut
absolument que je trouve à m’occuper.
« Pourriez-vous aller tourner en rond ailleurs ? » me suggère Alice d’un
ton aigre-doux.
Je me mets en quête de Prue, et me laisse guider par des notes de
musique qui s’égrènent de l’autre côté du couloir. Il y a là une salle de
piano, tapissée d’un joli papier peint bleu et jaune, mais apparemment cette
pièce n’est pas très fréquentée. Une fine poussière recouvre le piano à
queue, et des pétales de rose séchés gisent au pied d’un vase de cristal.
Assise au clavecin, Prue joue un air mélancolique tout en chantant à mi-
voix. À mon arrivée, elle se tait, les mains en suspens au-dessus du clavier.
« Non, non, continuez, dis-je, m’appuyant contre le piano. Faites comme
si je n’étais pas là. »
Elle vient de reprendre son chant, de sa belle voix de soprano coloratur,
lorsqu’on frappe à l’entrée de la demeure. Je tire doucement la porte de la
salle de musique, laissant tout juste une fente qui me permet d’épier le hall.
Quelqu’un viendrait-il rendre visite à Mr Auclair ? Alice a accroché côté
rue le ruban jaune qui signale la présence d’un cas de fièvre des estuaires,
mais peut-être un ami très cher ou un partenaire en affaires vient-il le voir
néanmoins ?
Alice va ouvrir. Immédiatement, au son de sa voix, je comprends que ce
ne sont pas les Frères. Mon cœur a un sursaut d’espoir – Tess et Maura,
peut-être ? Non, c’est la voix de Rory.
Je bondis dans le couloir. Rory ! Et Sachi dans son ombre.
« Tout va bien au prieuré ?
— Tout va bizarrement, je dirais plutôt », répond Rory qui me rejoint
d’un bond et m’embrasse sur les deux joues.
« Les gardes sont partis, enchaîne Sachi, m’embrassant à son tour. Hier
soir encore, ils étaient six ou sept postés à chaque étage, et plus encore à
patrouiller dans la rue. Mais ce matin, aussitôt après le petit déjeuner, leur
chef a annoncé à Sœur Gretchen qu’ils avaient reçu l’ordre de se retirer.
— Savez-vous pourquoi ? » Cela semble trop beau pour être vrai.
« Pensez-vous que cela puisse être un piège ? »
Alice jette un regard vers la grande porte.
« Vous n’avez pas été suivies, au moins ?
— Alice, je vous en prie, s’indigne Sachi. Ce n’est pas tout à fait la
première fois que nous circulons clandestinement. »
Un détail me frappe soudain.
« Vous dites que le garde a prévenu Gretchen. Où donc était Inez ?
— Excellente question », répond Rory. D’un doigt distrait, elle écrit son
nom dans la poussière du piano. « Elle est sortie hier soir et, depuis, plus
trace d’elle.
— Bizarre, non ? » Sachi resserre la ceinture ivoire de sa robe vert
pomme. « Qui aurait cru qu’elle réussisse à sortir d’un prieuré fourmillant
de gardes ? Elle nous a dit qu’elle avait à faire à l’hôpital.
— Avec un peu de chance, s’amuse Rory, elle va attraper cette fièvre et
trouver sa fin. »
J’ai moins le cœur à rire. Peut-être est-elle retournée au chevet de
Covington et des autres membres du Conseil suprême. Je rassemble au
creux de ma paume les pétales de rose séchés, puis, d’une voix mal
affermie, je demande : « Et mes sœurs ? »
Sachi et Rory échangent un regard. Je retiens mon souffle.
« Tess a eu un nouvel épisode cette nuit. Vision ou cauchemar, mystère.
Elle-même semblait ne pas trop savoir », annonce Sachi à mots prudents.
Je froisse les pétales de rose dans ma main.
« C’était à quel propos ?
— Difficile à dire. Elle avait l’air secouée, pour être franche », répond
Rory, et elle surmonte le I de Elliott d’une petite étoile.
Sachi lui lance un léger coup de coude et précise : « Elle n’arrêtait pas de
dire que la ville allait brûler. Que tout allait être à feu et à sang et qu’elle
n’y pourrait rien. C’était… un brin perturbant.
— À faire frémir, oui ! renchérit Rory avec un frisson exagéré. Ça n’était
déjà pas très confortable d’être enfermées une nuit entière dans cette
chambre sans avoir la moindre idée de ce qui se passait. Alors, avec Tess
qui prédisait des abominations…
— Tout le monde a la tête à l’envers, soupire Sachi. Gretchen a fait
poster des profs aux issues pour contrôler les allées et venues. Un miracle
qu’elle nous ait permis de sortir, mais nous pensions qu’il fallait vous
mettre au courant de la nouvelle…
— Il va y avoir une sorte de grande proclamation publique ce midi sur
Richmond Square », explique Rory.
J’essaie de raccorder cette nouvelle à ce que nous avons appris de notre
côté.
« Finn est passé hier soir. D’après lui, O’Shea a été appelé à l’hôpital
alors qu’il était en train de les interroger, votre père et lui. Vous croyez
qu’ils auraient pu percer au jour le jeu d’Inez avec Frère Covington et
l’arrêter, elle ?
— Si c’est le cas, ils vont peut-être la pendre ! » jubile déjà Rory, et son
sourire de lapin en devient presque carnassier.
« Il vaudrait mieux pas, tempère Alice. Elle serait capable de nous vendre
toutes pour sauver sa peau. »
Ma décision est prise.
« Allons à Richmond Square. Il faut absolument découvrir de quoi il
retourne. » Et, jetant les pétales de rose à la corbeille, je me dirige vers le
hall d’entrée.
Derrière moi, Sachi efface le nom de Rory dans la poussière.
« Exactement ce que j’espérais, se réjouit Rory. Je n’en peux plus d’être
cloîtrée comme ça. »
Alice me jette un regard appuyé.
« Vous allez pouvoir vous maîtriser, cette fois, Cate ?
— Oui, dis-je un peu sèchement. Je ne commets jamais la même erreur
deux fois, Alice. »
Trois heures plus tard, nous sommes en route pour l’hôpital, Mei, Finn et
moi. Aucun de nous n’est entièrement métamorphosé, mais j’ai tout de
même les cheveux châtains sous ma capuche, un menton carré au lieu d’être
pointu, et les yeux du plus beau vert. Ce sortilège d’illusion, lorsque je l’ai
mis en œuvre, m’a valu des compliments d’Alice. Elle m’a déclarée très
jolie.
« Mais moins qu’en vrai », a rétorqué Finn – et je me suis sentie fondre
pour lui encore un peu plus.
Un vent mauvais balaie les rues et fait voleter comme feuilles d’automne
les petits tracts jetés dans les airs par Rilla, Rory et Sachi. Les enfants leur
courent après pour les ramasser. Les chevaux les marquent de l’empreinte
de leurs sabots. Mais surtout, surtout, les gens les lisent.
« Quand on pense à toutes ces sornettes qu’ils nous chantent ! » s’indigne
un grand maigre, brandissant un de ces tracts sur le seuil d’un marchand de
tabac. « Qu’ils veillent sur nous et tout ça. Alors que pour eux on vaut
même pas un pet de lapin.
— Tu l’as dit ! approuve son compère. Ça les gêne pas de nous regarder
tomber comme des mouches.
— Ouais, et pourtant, l’hôpital, c’est fait pour soigner tout le monde,
non ? Pas seulement les riches. Oh ! mais on va leur faire payer, Jim, pas
vrai ? »
Et ils s’éloignent d’un bon pas, nous jetant au passage un regard mauvais.
Aux abords de l’hôpital, le spectacle est à fendre le cœur. Les gens
implorent qu’on leur fournisse un remède, qui pour l’enfant dans leurs bras,
qui pour une mère grabataire. Les gardes les font circuler, impavides,
assurant que le remède secret n’existe pas. Plantés devant l’établissement,
ils forment un cordon infranchissable. À l’intérieur, patients et infirmières à
coiffe blanche observent l’agitation depuis les fenêtres qui donnent sur la
rue.
« C’est un canular, assure un sergent aux tempes argentées. Encore ce
mauvais plaisant de journaliste qui cherche à semer le trouble.
— Bon, ben on va fouiller à l’intérieur nous-mêmes ! » déclare une
grosse commère, et l’assistance approuve bruyamment.
« C’est un hôpital, ici, grogne un garde. Un lieu pour les malades, pas
pour une chasse au trésor. »
Jouant des coudes en douceur, Finn s’approche du cordon de sécurité.
« Que se passe-t-il ? » demande-t-il aimablement, remontant d’un doigt
ses lunettes.
Avec un soupir, le sergent lui tend un tract.
« Une espèce d’ânerie qui prétend que l’hôpital disposerait d’un stock
secret de remèdes. Allez savoir combien ils en ont imprimé, de ces trucs-là.
J’ai bien peur que ça tourne à l’émeute. »
Finn nous désigne, Mei et moi.
« J’ai ici deux Sœurs qui viennent apporter des soins, et je dois moi-
même remplacer Frère Diaz à la chapelle. Pouvons-nous passer ? »
Le sergent jette un coup d’œil à la main de Finn, constate la présence de
l’anneau de l’Ordre et acquiesce.
« Bien sûr, sir. Allez-y. » Sur son signal, les gardes s’écartent pour nous
livrer le passage.
Dans notre dos, la foule lance des insultes.
Un planton déverrouille la lourde porte de l’hôpital et nous fait entrer.
Mei s’engage résolument dans l’escalier principal.
« Le bureau de Kenneally est au troisième, dit-elle. On peut toujours
commencer par là. »
Mais à peine avons-nous mis le pied sur le premier palier qu’une voix
nous apostrophe. Mrs Jarrell accourt vers nous.
« Mei ! Dieu soit loué, vous voilà. Nous manquons terriblement de
personnel. La moitié de mes filles sont malades et les infirmiers ne
fournissent pas. Nous avons grand besoin de vous dans le quartier des
contagieux – la salle des hommes. » Mrs Jarrell jette à Finn un regard de
biais. « Désolée, sir, mais en temps de crise, tant pis pour les convenances.
— Je ne saurais être d’accord davantage, madame. » Avec sa capuche
rabattue en arrière, Finn a quelque chose d’un jeune garçon. « Nous
sommes tous trois ici pour apporter notre aide.
— Merveilleux, ironise l’infirmière. Mais sauf votre respect, voyez-vous,
pour les prières, nous avons ce qu’il faut. Ce qui nous manque, ce sont des
bras. Alors, pour ces demoiselles, parfait, mais vous ? À moins que je
puisse vous demander de vider les bassins, par exemple ?
— À un autre moment, peut-être, répond Finn avec son plus charmant
sourire. Pour l’heure, nous avons à faire à l’étage au-dessus. »
Mrs Jarrell ne se laisse pas émouvoir.
« J’ai besoin de ces demoiselles. Ici, c’est une affaire de vie ou de mort. »
Elle pivote vers Mei, si vivement que sa coiffe blanche s’incline
dangereusement. « Ne me dites pas que soigner des messieurs vous gêne.
— Bien sûr que non. J’ai un frère à la maison. Simplement… »
Je décide de jouer mon va-tout. Après tout, nous sommes seuls dans ce
corridor. Je m’approche de Mrs Jarrell et baisse la voix.
« Vous souhaitez réellement secourir tous ces gens ? Le plus de gens
possible ?
— C’est mon boulot, non ? »
Je tire de ma poche un petit tract froissé et le lui glisse dans la main. « En
ce cas, que pensez-vous de ceci ? Priver d’un remède efficace ceux qui en
auraient le plus besoin ? »
Très vite, elle parcourt le texte des yeux, puis relève la tête. Son regard
s’attarde sur Finn.
« C’est n’importe quoi. Si un réel remède existait – ici même, dans cet
hôpital –, vous pensez bien que je serais au courant.
— Non, murmure Finn. Les Frères gardent le secret, parce qu’ils ignorent
quand aura lieu le prochain arrivage en provenance de Grande-Bretagne.
Vous savez à quelle vitesse se répand cette maladie. Que quatre ou cinq
hommes seulement l’attrapent, et, avec ses réunions quotidiennes, tout le
Conseil national tombera comme un château de cartes. Ils conservent
jalousement le stock quelque part dans ces locaux. Frère Kenneally le
délivre – au compte-gouttes – aux rares malades qui font partie de son
réseau.
— Si c’était vrai, siffle Mrs Jarrell, enfonçant les mains dans les poches
de sa blouse blanche, ce serait inacceptable. Mais je ne comprends pas :
comment se fait-il que ce soit vous qui m’en parliez ? »
Clairement, Finn n’est que trop heureux de rejeter son déguisement de
Frère dévot. « Il se trouve que, moi aussi, je suis d’avis que c’est criminel,
et que je veux y mettre fin. C’est aussi l’avis de Mei et de Cate, et c’est
pourquoi… » Il se tait net, se rendant compte soudain de ce qu’il vient de
dire.
« Sœur Cate ? » Mrs Jarrell écarquille les yeux. Elle recule d’un pas et je
me raidis, espérant de toutes mes forces que mon intuition est juste, que je
ne vais pas avoir à l’empêcher de s’enfuir ou de donner l’alarme. Elle m’est
sympathique, cette petite femme pleine d’énergie. « C’est vous ? Vous êtes
la… la sorcière dont ils n’arrêtent pas de parler ?
— La même qui est venue ici travailler avec moi toute la semaine,
répond Mei.
— Mais… après ce qu’elle a fait au Conseil suprême ?
— C’est de la calomnie, je n’y suis pour rien. » Je lève haut la tête. « Je
n’ai jamais fait de mal à personne et je n’ai pas l’intention de m’y mettre.
Nous voulons seulement trouver ce remède et le distribuer à ceux qui en ont
besoin. »
Le regard de Mrs Jarrell se pose sur Mei, puis sur moi, puis de nouveau
sur Mei.
« Vous avez toujours su ce qu’elle était, n’est-ce pas ? Parce que… parce
que vous l’êtes aussi, je le devine. Toutes les deux sorcières. Je comprends
mieux à présent. Ces malades qui récupéraient plus vite que les autres après
votre passage… Vous ne vous contentiez pas de les soigner.
— Mais ne le dites à personne, je vous en supplie, à personne, implore
Mei à voix basse.
— Je vais faire mieux. » Mrs Jarrell lève le front. « Suivez-moi. Si ce
remède existe, je vous parie tout ce que vous voudrez qu’il est quelque part
dans la réserve, au troisième. »
Elle s’élance dans l’escalier et nous l’imitons. Chemin faisant, nous
croisons des membres du personnel, infirmières, aides-soignants, de temps
à autre un médecin. Tous la saluent respectueusement, en réponse à son
joyeux « bonjour ! », et nul ne nous accorde un second regard. Nous la
suivons le long d’une enfilade de corridors blancs. Elle s’immobilise devant
une porte gardée par un colosse aux cheveux carotte.
« Bonjour, Willy. La sécurité a été renforcée, à ce que je vois ? À cause
de cette bêtise, je parie ? » Elle lui brandit sous le nez le tract de
Merriweather.
« Tout juste. C’est ce qu’on m’a dit. Jamais rien vu d’aussi stupide de
toute ma vie. Mon père l’a attrapée, cette fièvre, vous savez. S’il y avait
quelque part ici un remède qui marche, je serais certainement pas planté
devant cette porte.
— Votre père est malade ? Je suis bien navrée de l’apprendre. Espérons
qu’il sera bientôt sur pied. »
Elle tend la main vers la poignée de la porte, mais Willy s’interpose.
« Désolé, m’dame. Ordre de Frère Kenneally lui-même : je dois laisser
entrer personne, sauf si lui-même l’autorise.
— Bien sûr, dis-je – et je me tourne vers Finn. Donnez-lui le billet. »
Finn me regarde sans comprendre. « Le billet ?
— Le petit mot de Frère Kenneally. Vous l’avez mis dans votre poche.
— Ah ! c’est vrai. » Il extirpe le tract que le sergent lui a donné et le
parcourt des yeux avant de le tendre à notre cerbère.
Je réprime un sourire. Par un sortilège d’illusion, je viens d’en faire un
laisser-passer signé de Frère Kenneally. Je suis à peu près certaine que
Willy ne connaît pas la véritable écriture du directeur de l’hôpital.
Le garde va directement à la signature au bas du billet. Il me vient à
l’esprit que le malheureux ne sait probablement pas bien lire.
« C’est bon », bredouille-t-il, et il s’efface pour nous laisser entrer.
La réserve est un fouillis de boîtes et de flacons et d’accessoires
médicaux.
« C’est quoi, ça ? » murmure Mei. Tout au fond de la pièce se dresse une
grande armoire métallique, fermée par un cadenas. Elle place la main sur
celui-ci et il cède avec un cliquetis.
Nous nous précipitons derrière elle tandis qu’elle ouvre le meuble. Il est
littéralement rempli de petits flacons de verre à bouchon de liège, plusieurs
centaines, tous identiques. Chacun mesure à peine trois pouces et contient
un liquide clair. Sur l’étagère du dessus, un petit écriteau mentionne :
« Fièvre des estuaires – Élixir. »
« C’est bien ce que nous pensions, dis-je à mi-voix.
— C’est pas Dieu possible. Les chiens ! » souffle Mrs Jarrell. Puis elle se
signe et regarde Finn, horrifiée. « Pardonnez-moi, mon Frère.
— Oh ! ce sont des chiens, bel et bien », approuve Finn.
Il ouvre sa besace de cuir et entreprend d’y ranger des flacons, prenant
bien soin de les caler avec les torchons propres empruntés chez Alice, afin
de les protéger et de leur interdire de tintinnabuler. Sitôt sa besace pleine,
Mei et moi remplissons les nôtres. Mrs Jarrell a sorti de ses grandes poches
un bloc-notes, et elle tient le compte des flacons que nous emportons.
« Trois cents », annonce-t-elle pour finir.
J’hésite un peu au moment de boucler ma besace.
« En restera-t-il assez pour vos malades et vos filles de salle ?
— Oui, vous nous en laissez plus de la moitié ; pour nos malades, cela
devrait aller. Quant à nos filles, elles sont solides et en pleine santé. Elles ne
sont pas menacées. Et elles connaissent parfaitement les risques du métier. »
Je suis impressionnée.
« Vous êtes des anges, toutes autant que vous êtes. » Je sais ce que j’ai
éprouvé lorsque je n’ai rien pu faire – pour Zara, pour Brenna, pour ma
mère –, et je m’imagine face à cette situation, jour après jour, avec pour
mission de rester de bonne humeur. « Si jamais vous tombez malade, hein,
faites-nous appeler immédiatement.
— Je n’y manquerai pas. » Elle m’étreint brièvement, puis, redressant sa
coiffe et son tablier, elle a ce cri du cœur : « Quelle pitié que vous ne
puissiez pas vous servir de vos dons sans vous cacher. Vous sauveriez tant
de vies ! »
Elle redescend avec nous jusqu’au palier du premier, et là, avant de nous
quitter, elle nous presse longuement les mains, tour à tour.
« Que le ciel vous protège », murmure-t-elle, puis elle retourne bien vite
à sa tâche.
De retour au rez-de-chaussée, nous jetons un regard dans la rue par la
fenêtre. La foule a triplé pendant que nous étions à l’étage. Les gens crient,
gesticulent, menacent de renverser la barrière de fortune que les gardes
viennent d’ériger. Ces derniers n’ont pas l’air rassurés d’être à ce point
dépassés en nombre. Pourtant, bien qu’armés, ils ne font pas mine d’utiliser
leurs armes. Pas encore.
À vrai dire, ce sont ces armes à feu qui me tourmentent le plus. Je ne sais
que trop bien l’impuissance de notre magie face à certains types de
blessures.
« À votre place, sir, je sortirais par-derrière, conseille le garde à Finn.
— Je n’ai pas peur de ces gens », répond Finn résolument.
Le garde hausse les épaules et déverrouille la porte. « Vous courez à votre
fin. »
À la vue de Finn en tenue de Frère, solide et en pleine santé, la haine de
la foule se déchaîne. On le conspue, on l’insulte, on se jette sur les barrières
de bois. Les gardes ripostent à coups de matraque.
« Pourquoi il a droit à un remède, lui, et pas mon mari ? hurle une vieille
femme. Il est meilleur que nous, peut-être ?
— Non, je ne suis pas meilleur que vous. » Finn se défait de sa cape
noire. Par-dessous, il n’a pas de jaquette, et ses manches de chemises sont
remontées, montrant ses avant-bras éclaboussés de taches de rousseur. Il se
faufile entre les gardes stupéfaits et, en deux bonds, franchit la barrière.
Puis il se tourne vers moi, semblable en tout point au jardinier qui travaillait
chez nous cet automne. « Venez-vous ? »
J’escalade la barrière tant bien que mal, et il me cueille à bout de bras
pour me déposer en douceur de l’autre côté. Mei me fait passer ma besace,
puis me tend la sienne, et Finn l’aide à son tour à franchir l’obstacle.
« Mais que faites-vous, bon Dieu ? aboie un garde. Ils vont vous mettre
en pièces. »
Jouant des épaules, Finn se fraie un chemin à travers la cohue. Les gens
nous lancent des coups de coude, nous écrasent les pieds délibérément.
Quelqu’un marche sur le bas de ma cape et je trébuche en avant, bousculant
une femme qui me repousse avec force en m’injuriant. J’attrape Mei par la
main et l’entraîne dans le sillage de Finn. Nous sommes à peu près au
milieu de la rue lorsque Finn se retourne vers nous. Ses lunettes sont de
travers et sa lèvre inférieure saigne un peu, mais c’est avec un grand sourire
qu’il nous dit : « Vous êtes prêtes ?
— Prêtes ! »
Mon cœur bat à tout rompre. Du haut de la barrière, tout à l’heure, j’ai
repéré Sachi, Rory et Alice à l’arrière de l’attroupement, qui voleront à
notre secours au moindre signal. Nous avons dressé un plan. D’un sortilège
d’animation, Sachi maintiendra fermées les portes de l’hôpital, pour
interdire aux hommes de la garde se trouvant à l’intérieur de venir renforcer
leurs collègues postés dehors. Mais bien sûr rien ne pourra empêcher cette
foule de me renverser et de me piétiner si bon lui semble. Et pas seulement
moi, d’ailleurs. Mes bonnes intentions vont-elles se solder par une
multitude de membres brisés – voire pire ?
« Les Frères vous mentent ! » articule Finn à pleine voix, mais seuls les
gens les plus proches peuvent capter ses paroles par-dessus le brouhaha. Il
m’adresse un regard soucieux, essuyant d’un revers de main le sang qui lui
coule sur le menton.
Je l’encourage : « Répétez ! » Et, au moyen d’un sortilège, j’amplifie sa
voix de manière à la faire porter beaucoup plus loin.
« Les Frères vous mentent ! Il existe un traitement contre la fièvre des
estuaires. Nous l’avons vu, et nous estimons que vous y avez droit. »
Cette fois, la foule écoute.
Par-dessus mon épaule, j’entraperçois un garde qui franchit la barrière –
peut-être pour essayer d’entendre Finn ou de découvrir pourquoi le tumulte
s’est réduit à un murmure.
« Votre véritable ennemi, c’est l’ordre des Frères. Et non pas les
sorcières. Tout ce que rapporte The Sentinel au sujet de Cate Cahill n’est
que mensonges. Elle n’est pour rien dans l’attentat contre le Conseil
suprême. À Harwood, elle n’a rien fait d’autre que libérer des innocentes
emprisonnées là-bas. La plupart de celles-ci n’étaient même pas sorcières :
leur seul crime était de s’être trouvées au mauvais endroit au mauvais
moment. Telle Prudencia Merriweather, à qui l’on ne peut reprocher que
d’avoir refusé de livrer son frère.
— Et alors ? lance une vieille femme osseuse.
— Et ce remède ? hurle un jeune homme court sur pattes.
— Nous l’avons ici. Des centaines de doses. »
Tout en parlant, Finn brandit sa besace, et la foule se jette en avant dans
une hallucinante bousculade. Les plus proches de lui empoignent la bride
du sac, tentent de le lui arracher. Il tourne sur lui-même, s’efforce de se
protéger de partout à la fois.
À le voir ainsi menacé, ma magie frémit au bout de mes doigts. Mais il a
farouchement refusé de me laisser prendre en charge seule cette partie de
notre plan. Et je dois bien admettre – à mon regret – que les gens écoutent
plus volontiers un homme.
Un gros bonhomme à moustaches de morse saisit Mei par un coude et
l’attire à lui, juste comme je sens qu’on m’attrape le poignet.
« Lâchez-moi ! » crie Mei. Je me concentre sur le moustachu, le repousse
en silence, puis je fais reculer de la même façon tous ceux qui nous serrent
de trop près. Ils glissent en arrière, malgré eux, bras ouverts comme des
patineurs, se télescopant un peu les uns les autres, mais sans dommages.
Pour finir, Finn, Mei et moi nous retrouvons dans un espace dégagé
d’environ une longueur de bras, îlot suffisant pour respirer.
« Ne portez pas les mains sur nous », dis-je bien calmement.
J’ai renoncé à mon sortilège et suis redevenue moi-même : une grande
blonde un peu planche à pain, aux traits aigus – indéniablement, celle dont
le portrait figure en première page du journal du jour.
La foule retient son souffle, ici et là on murmure mon nom – mais
soudain l’un des gardes tire en l’air. L’une de nos amies le transforme
aussitôt en statue, perché sur la barrière.
Alors je préviens : « Je ne souhaite faire de mal à personne. Si vous
voulez bien vous ranger en file ordonnée, nous allons distribuer le remède.
S’il y a la moindre bousculade, personne n’en recevra. Du tout.
— Et comment savoir que c’est pas une ruse ? Que votre truc est pas un
poison ? » interroge un homme comme j’ouvre ma besace.
Mei a déjà un flacon en main. Elle ôte le bouchon.
« Si c’était un poison, vous croyez que j’en boirais moi-même ? » dit-
elle, portant le goulot à ses lèvres. Elle fait une horrible grimace. « Le goût
est atroce, cela dit. Le mieux sera d’en prendre quelques gouttes dans votre
thé. »
Dos à dos l’une contre l’autre, Mei et moi commençons la distribution.
Tout près de nous, Finn veille. Les gens tendent la main en hésitant, les
yeux sur moi comme si j’étais un troll à deux têtes, ils remercient entre
leurs dents et s’éloignent avec le flacon serré dans leur poing. Aucun d’eux
n’empiète sur l’espace libre que j’ai dégagé autour de nous.
En regardant du côté de la barrière, je découvre que trois gardes à présent
y sont changés en statue. Plusieurs autres ont franchi ce rempart et se
collettent avec la foule.
Une femme avec une petite fille joufflue dans les bras se présente à son
tour devant moi. La gamine, rouge comme une écrevisse, se débat dans les
bras de sa mère et cherche à rejeter la couverture qui l’empaquette, mais
elle ne pleure pas. Elle regarde droit devant elle, les yeux vides, et sa
respiration râpeuse me serre le cœur.
« Que le Ciel vous protège, mademoiselle », dit la mère, et une quinte de
toux de la petite la fait grimacer. « C’est si dur de voir ma Susannah malade
comme ça. »
J’hésite. Comment savoir si ce remède – prévu pour des hommes dans la
force de l’âge – est sans danger pour un nourrisson ?
J’hésite encore, puis je chuchote : « Je pourrais la guérir complètement.
Avec ma magie. Vous permettez que je la touche ? »
Elle balance un instant, puis elle se penche et rapproche de moi le paquet
dans ses bras. Je tends un doigt et la toute-petite referme sur lui sa main
minuscule, comme le faisait Tess bébé. Je chasse de ma tête les bruits du
dehors, je me concentre sur la respiration tourmentée de l’enfant. Je sens la
congestion dans ses poumons menus, je la repousse avec force. Peu à peu,
son souffle se fait plus délié. Sa peau brûlante fraîchit. Je chancelle sur mes
jambes.
« C’est assez, Cate », me prévient Mei d’un ton sans réplique.
Je dégage mon doigt de l’emprise de la petite, qui agite les jambes en
réponse. La mère regarde l’enfant au creux de ses bras – ses grands yeux
bleus redevenus vifs, ses joues rebondies au teint crème – et dépose un
baiser sur son front.
Elle me rend le flacon. « Merci. »
Mais j’entends le râle dans ses poumons à elle. « Non, prenez-le quand
même. Pour vous, on ne sait jamais.
— Cate ! » Finn me pousse sans ménagement, et je bascule en arrière sur
Mei, manquant de nous renverser toutes les deux contre les gens qui nous
entourent. Il se plie en deux et je n’y comprends plus rien, avec le vertige et
le mal de tête que m’ont valu mes efforts de guérisseuse. Puis je le vois
empoigner son pistolet et tirer. Un garde hurle et laisse tomber son fusil
pour porter la main à son épaule. Le garde à côté de lui, qui balançait sa
matraque pour se frayer un chemin, se fige face à un grand blond qui a
ramassé le fusil et le pointe vers lui. Un autre homme lui arrache des mains
sa matraque.
« Filons, dit Mei. L’endroit n’est plus sûr. » Elle distribue encore deux ou
trois flacons, puis tend la besace entière à une femme efflanquée, juste à
côté.
Alice a dû parvenir à la même conclusion que nous, car je vois retomber
sur mon épaule une mèche brune, et ma cape a bleui en un clin d’œil.
J’abandonne ma besace et ce qui restait dedans.
Cette fois, nous n’avons pas à jouer des coudes. La foule nous livre
passage d’elle-même.
« Il était moins une », grommelle Finn, qui fait les cent pas dans le hall
d’entrée de chez Alice. « Ce n’est pas en l’air qu’il allait tirer. C’est sur
vous. »
Je suis assise sur la dernière marche du grand escalier. « En ce cas, je suis
heureuse que vous lui ayez tiré dessus d’abord. »
Il a un peu triste mine avec sa chemise qui lui pend dans le dos, sa
tignasse rousse plus hirsute que jamais, sa lèvre tuméfiée et sa main éraflée.
« Moi qui n’avais jamais tiré sur personne, dit-il. Sur un être humain,
jamais.
— Il s’en sortira sans trop de mal, diagnostique Mei, optimiste. Sauf si
vous avez touché une artère. Alors il pourrait perdre son bras.
— Je ne suis même pas certain que c’est l’épaule que je visais, confesse
Finn, accablé.
— Pensez-vous que nous ayons fait un peu changer les choses ? » Ma
voix est toute petite. J’enserre mes genoux de mes bras. « Cette façon qu’ils
avaient de nous regarder… Ils avaient peur de moi. »
Finn s’assied à côté de moi, et ses doigts s’entrecroisent avec les miens.
« Vous avez été magnifique.
— Morte de terreur, oui.
— Vous ne l’avez pas laissé voir. Et vous avez agi quand même. C’est ça
le courage. »
Son pouce caresse le bord de ma main, et j’en ai le souffle court. J’élève
ses phalanges à mes lèvres, dépose un baiser sur celle qui est écorchée. À
mon toucher, les meurtrissures disparaissent, et le regard qu’il pose sur
moi…
C’est le regard qu’il avait avant.
« Désolé d’interrompre la fête, les tourtereaux, mais j’ai du nouveau »,
annonce Merriweather, surgi à grands pas.
Finn ne lâche pas ma main. « Quoi encore ?
— Je trouvais bizarre qu’il n’y ait pas plus de gardes que ça, à l’hôpital,
pour contenir la cohue, alors je suis allé interroger un de mes informateurs.
Le valet de pied d’un Frère. Après la pendaison, il a entendu Covington
ordonner de retirer presque toutes les patrouilles de là-bas et de les envoyer
dans le quartier du fleuve. » Merriweather a les épaules raides ; rien à voir
avec sa nonchalance coutumière.
« Ils craignent peut-être des émeutes, quand davantage de gens seront au
courant, pour ce traitement », suggère Finn.
Les yeux rivés sur la lumière dansante de la lampe bleue, je réfléchis.
« Mais apparemment, dis-je, Covington aurait donné cet ordre avant de voir
nos tracts.
— Il semblerait qu’ils mettent en place des barrières le long des rues
Prince, Munroe, et de la Cinquante-septième. En fait, ils bouclent tout le
quartier du fleuve. » Merriweather trace dans les airs les trois côtés d’un
rectangle imaginaire. Le quatrième doit être la rive du fleuve.
« C’est peut-être pour instaurer une quarantaine ? » suggère Rilla qui
arrive à cet instant. Elle me tend une tasse de thé fumant.
« Un peu tard, non ? L’épidémie a gagné toute la ville », marmotte Mei,
des épingles à cheveux plein la bouche. Plantée devant le miroir, elle refait
son chignon.
« Une autre de mes sources, poursuit Merriweather, a vu un train de
chariots de la garde franchir le cordon de barrières et il l’a suivi. Il savait
que je paierais bien pour une information utile. Les chariots se sont arrêtés
devant un entrepôt du port.
— Sait-on ce qu’ils transportaient ? » demande Finn.
Merriweather continue de faire les cent pas, et ses semelles ferrées
résonnent dans le grand hall.
« À première vue, de la térébenthine et du kérosène. Vous croyez qu’ils
pourraient cacher le reste des produits de traitement dans des barils ?
— Non, dit Mei, enfonçant une dernière épingle dans ses cheveux noirs.
Qu’ils les retirent de l’hôpital, d’accord, mais pas pour les emporter au
diable. Ils veulent sûrement les avoir sous la main, pas trop loin du centre-
ville. »
Rilla s’assombrit. « Tous les jours, des dizaines de gens meurent de cette
fièvre. Les Frères ne pourraient-ils pas essayer au moins d’enrayer
l’épidémie ? Ils n’ont même pas diffusé de conseils sur les précautions
élémentaires.
— Moi, je l’ai fait, dit Merriweather. Restez chez vous si vous le
pouvez ; couvrez-vous le nez et la bouche chaque fois que vous devez
sortir ; et lavez-vous les mains au savon le plus souvent possible.
— Faites bouillir votre linge », dis-je à mon tour, revoyant Mei courir à
la buanderie tous les soirs, à notre retour de l’hôpital. « Au pire, brûlez-le.
Pendant l’épidémie de grippe, quand j’étais petite, notre mère était allée
soigner des malades, et elle avait brûlé sa robe dans la cheminée à son
retour. »
La main de Finn se resserre sur la mienne.
« Vous souvenez-vous des Bower ? Non, vous deviez être trop petite.
Toute la famille avait attrapé la grippe. Y compris les domestiques. Et tous
avaient été emportés. Peu après, les Frères avaient envoyé des gardes avec
des barils de kérosène et ils avaient fait brûler la ferme jusqu’à la dernière
poutrelle. Ils avaient parlé de mauvais sort.
— Croyez-vous qu’ils aient l’intention d’incinérer les cadavres ?
s’interroge Mei. Ça expliquerait le nombre de chariots. »
Finn plisse le front.
« Mais dans ce cas, pourquoi fermer le quartier ? Pourquoi tenir la chose
secrète ?
— Seigneur ! » Ma tasse m’échappe des mains et vole en éclats à mes
pieds. Le thé brûlant détrempe ma jupe, me cuit les tibias. Je plonge les
yeux dans ceux de Finn, tétanisée. « Et si ce n’étaient pas les morts que les
Frères envisageaient de faire brûler ? Si c’était… tout le quartier du fleuve,
sans se soucier de savoir qui s’y trouve ? »
Chapitre 19
Dix jours plus tard, nous sommes à Chatham pour enterrer Maura.
Me retrouver à la maison est étrange, alors que, voilà deux semaines
seulement, je croyais ce retour impossible. Mais il est encore plus étrange
de me trouver là sans Maura.
À chaque instant, je m’attends à l’entendre m’appeler – pour mettre le
couvert, par exemple – ou à la voir dévaler l’escalier pour me faire partager
quelque scène échevelée du roman qu’elle est en train de lire, ou encore
débouler dans ma chambre pour me demander de l’aider à agrafer le dos de
sa robe. Hier soir, je suis restée assise un moment à sa coiffeuse, entourée
de ses vieux rubans et du fantôme de son rire. Dans sa boîte à bijoux, j’ai
retrouvé ce bracelet en faux diamant qu’elle portait, petite fille – elle adorait
lui faire capter les rayons de soleil –, et j’ai fondu en larmes.
À présent, me voici debout dans le cimetière familial, entourée de tombes
Cahill et d’un cercle de proches en sanglots, mais j’ai les yeux secs. À notre
droite se trouve la tombe de Mère – Anna Elizabeth Cahill, épouse bien-
aimée, mère dévouée –, auprès des cinq petites tombes de nos frères et
sœurs qui n’ont pas vécu.
Juste à côté, un caveau béant, un monticule de terre, et un cercueil
d’acajou dont je détourne les yeux.
Elena se tient à ma gauche, très belle en brocart noir. Père a été surpris de
m’entendre demander qu’elle soit traitée comme un membre de la famille,
mais lorsque j’ai ajouté que Maura l’aurait voulu ainsi, il s’est incliné sans
insister. Tess est debout à ma droite, son petit visage très pâle, à côté de
Père. Et tout près d’eux, Mrs O’Hare, notre vieille cuisinière, et son mari
John, notre cocher et homme à tout faire. Mrs O’Hare se tamponne les yeux
d’un mouchoir blanc brodé, et ses boucles grises s’agitent au rythme de ses
sanglots. Nous ne sommes arrivés qu’hier ; elle n’a pas eu le temps de se
remettre du choc de la disparition de Maura.
Non que nous en soyons vraiment remis nous-mêmes.
Frère Winfield a refusé de célébrer à l’église les funérailles d’une
sorcière avérée, mais Père a convaincu Frère Ralston de se charger de
l’office religieux ici-même. Père était indigné de nous voir interdits
d’église, mais moi, cela ne me fait ni chaud ni froid. Maura aurait préféré
les choses ainsi, d’ailleurs. Elle avait détesté chaque minute passée dans
notre église de bois qui sentait le renfermé, au propre comme au figuré, à
écouter des sermons dénonçant le caractère vicieux des sorcières.
Dommage qu’il ne soit pas permis de célébrer des obsèques dans une
librairie ! C’est là que Maura aurait aimé avoir sa cérémonie d’adieux.
Frère Ralston caresse ses favoris, puis s’éclaircit la voix.
« Bénis soient ceux qui pleurent un être cher, car ils seront consolés.
Nous voici réunis ici par-devant le Seigneur pour nous souvenir de notre
sœur Maura, pour rendre grâce de la vie qui a été la sienne… »
Je me mords la lèvre. Franchement, je n’ai pas le cœur à rendre grâce en
cet instant. Je change de jambe d’appui et mes pieds font crisser la neige
sous mes semelles. Les premiers flocons sont tombés hier, juste comme
nous entrions dans Chatham. Le sol est recouvert d’un manteau de gros
sucre blanc, épais de quatre pouces, qui étincelle au soleil sous certains
angles – comme le bracelet de faux diamant au fond de la poche de ma
cape.
Je me pique le pouce à une épine de la rose blanche que je tiens à la
main. Bientôt, nous déposerons nos roses sur le cercueil, puis les fossoyeurs
que Père a engagés descendront Maura au fond du caveau. Cela paraît
impossible. D’un moment à l’autre, elle va sortir de la maison en trombe et
courir nous rejoindre en criant : « Attendez-moi ! »
Un petit monticule de roses blanches de serre repose déjà sur le cercueil,
avec un énorme bouquet de tulipes blanches d’importation. C’est
Merriweather qui les a fait livrer ; elles ont dû lui coûter une fortune. Lui
n’est pas venu, mais il a envoyé Prue avec Sachi et Rory.
Je jette un regard à mes amies, de l’autre côté du caveau. Ni Mei ni moi
n’avons pu guérir les yeux de Sachi. Il leur faut le repos complet – ni
lectures, ni travaux d’aiguille, rien qui puisse les fatiguer. En fait, elle ne
devrait même pas être ici, dans cette lumière vive. Elle commence à
distinguer de nouveau des formes vagues, mais sans plus ; le spécialiste
n’est même pas certain qu’elle recouvrera tout à fait la vue. Mei a pu venir
à bout des brûlures de Prue, en revanche, et Rory est indemne, par miracle.
Elle s’avise que je l’observe et incline la tête. Elle a une plume blanche
dans les cheveux et une robe blanche sous sa cape noire, parce que Mei lui
a dit que le blanc est couleur de deuil dans son pays natal, coutume qu’elle
a aussitôt résolu d’adopter. Elle affirme avoir porté assez de noir pour le
restant de ses jours.
Rilla et Vi sont ici, elles aussi. La première veille comme une mère poule
sur la seconde, qui a les yeux aussi rouges et gonflés que ceux de Sachi –
mais elle, c’est pour avoir trop pleuré. Il y a deux jours, nous avons enterré
son père. Robert, notre cocher au couvent, essayait de sauver un gamin
piégé dans une maison en flammes lorsque la charpente s’est effondrée sur
eux deux. Vi n’avait que lui pour famille ; maintenant elle est seule au
monde.
Mes yeux se posent sur Père un instant. Il a été très présent ces derniers
jours, pas du tout comme après la mort de Mère, qui l’avait poussé à se
retirer en lui-même. Il compte passer plus de temps à New London
désormais. Il a l’intention de louer une maison à Cardiff, et il nous a
demandé, à Tess et à moi, de venir vivre avec lui. Nous y réfléchissons.
Bien franchement, je ne suis pas très habituée à la sollicitude nouvelle dont
il nous entoure. C’est à la fois réconfortant et un peu étouffant. Mais Tess
en est enchantée.
« Le Seigneur est mon berger ; je ne manque de rien. Sur des prés
d’herbe fraîche, Il me fait reposer. Il me mène vers les eaux tranquilles et
me fait revivre… » récite Frère Ralston.
Les eaux tranquilles. Mon esprit cueille ces mots au passage et
m’emmène vagabonder, les yeux sur notre étang scellé d’une épaisse
couche de glace. Quand nous étions enfants, nous patinions dessus chaque
hiver – ou plutôt je patinais, avec notre voisin Paul McLeod, et parfois
Maura insistait pour nous suivre. Paul et moi faisions des courses de
vitesse, tandis que Maura traçait de gracieuses figures en huit et s’imaginait
ballerine.
Paul a envoyé un billet de condoléances très gentil. Il serait venu à
l’enterrement, mais il est cloué à New London, à peine relevé de la fièvre
des estuaires. Je pensais que peut-être sa mère serait là, mais Agnes
McLeod est une fervente dévote. Si elle a entendu dire que Maura était…
Bon, elle se sera sans doute signée, et peut-être se sera-t-elle dit qu’une
sorcière en moins en ce bas monde n’était pas une bien grande perte. Tous
les journaux du pays – y compris The Sentinel, la voix même de l’ordre des
Frères – ont publié de pleines pages de reportages sur le grand incendie de
New London et sur la folie de Frère Covington, qui est retombé dans le
coma.
Frère Brennan est revenu d’exil, et il a fait poster deux escouades de
gardes autour du prieuré ; non pour restreindre nos mouvements, mais pour
nous protéger. Les journaux ont révélé la véritable nature des Sœurs. Et
bien qu’une large part de la population nous soit reconnaissante pour ce que
nous avons fait, tant face au feu que face à l’épidémie, une forte minorité se
cramponne à sa haine et à ses préjugés. Rilla, Tess et moi – mentionnées
nommément dans les rapports des pompiers pour notre action lors du
sauvetage de l’orphelinat – pourrions tout aussi bien avoir des cibles peintes
dans le dos. Finn et Père voudraient que des gardes du corps me suivent
dans chacun de mes déplacements. Pour ce voyage-ci, ils ont laissé les
choses en suspens ; mais je soupçonne que nous n’avons pas fini de nous
affronter à ce propos.
Finn se tient près de Rilla et Vi, avec sa mère, sa sœur et un Frère à barbe
brune que je n’avais encore jamais vu. Finn a troqué la cape de l’Ordre
contre un vieux manteau noir, et ses cheveux brillent dans le soleil. Nous ne
nous sommes pas revus, lui et moi, depuis la nuit des incendies.
« Nous vous remercions, Seigneur, pour nous avoir donné Maura, pour
les années partagées avec elle, pour le bien que nous avons vu en elle, pour
l’amour que nous avons reçu d’elle », énonce Frère Ralston.
Moi aussi, Cate, je t’aime. Les derniers mots de Maura, souffle plutôt que
son, reviennent frôler ma joue. Je lève les yeux vers le ciel bleu sans
nuages – d’un bleu intense, comme les yeux de Maura – tandis que le reste
de l’assistance baisse le front.
« Donnez-nous à présent la force et le courage de la remettre entre Vos
mains… »
Je n’ai aucune envie de remettre Maura entre les mains du Seigneur. Je
ne peux pas me défaire de l’idée qu’Il l’a trahie, que Sa vigilance n’a pas
été à la hauteur. Ou peut-être est-ce moi qui n’ai pas été à la hauteur. Je
revois l’adolescente qui chantait des chansons paillardes en s’accompagnant
à la mandoline quand Père était en voyage ; qui passait les après-midi de
pluie pelotonnée sur son canapé, à dévorer les hauts faits de ducs et de
gouvernantes tandis que son thé refroidissait ; qui faisait surgir des
fantômes de mon placard pour m’effrayer ; qui s’extasiait sur la lingerie
fine et les mules de satin d’Elena lors de son arrivée chez nous.
L’adolescente persuadée, jusqu’au jour de sa mort, que ses pouvoirs
magiques étaient un don du ciel, non une malédiction.
Maura n’était pas parfaite, mais je ne le suis pas non plus.
Je le voudrais, pourtant. Mais quoi que je fasse, ce n’est jamais assez. Je
brûle de protéger ceux que j’aime, mais mon amour n’est pas assez fort.
L’accepterai-je jamais ? Comment font les autres ?
La nuit des incendies, cinquante-sept personnes ont trouvé la mort. Des
centaines de logements ont été détruits. Oui, le bilan aurait pu être
beaucoup plus lourd. Si les sorcières n’avaient pas immobilisé certains
gardes ; si elles n’en avaient pas contraint d’autres à ouvrir les barrières de
quarantaine ; si Alice n’avait pas arrosé le feu sur Bramble Hill ; si les
pompes à incendie n’avaient pas atteint à vive allure un départ de feu qui
menaçait le quartier commerçant ; si la voie ferrée n’avait pas fourni un
coupe-feu naturel ; si Tess n’avait pas retenu le vent pendant toute la durée
de l’évacuation de l’orphelinat… alors les victimes se compteraient par
centaines.
Malgré tout, pour l’ordre des Sœurs, le coût humain paraît élevé. Alice a
été tuée par la chute du château d’eau de Bramble Hill. Genie et Maud –
quinze ans l’une et l’autre – ont perdu la vie lors de l’affaissement d’un
immeuble. La petite Sarah Mae, l’une des rescapées de Harwood, a été
grièvement brûlée en cherchant à sauver des flammes un chaton. Livvy a eu
une jambe écrasée, et la fracture était si vilaine qu’aucune de nous n’a rien
pu faire ; selon le chirurgien qui l’a opérée, il se peut qu’elle boite toute sa
vie. Sœur Evelyn, notre doyenne, a eu une attaque d’apoplexie et ne quitte
plus son lit au prieuré. Et Sœur Gretchen a été abattue par un soldat comme
elle tentait d’ouvrir les barrières à l’un des postes de contrôle.
« Nous confions à présent ce corps à la sépulture ; la terre à la terre, la
cendre à la cendre, la poussière à la poussière… » prononce Frère Ralston,
et je rends mon attention à la cérémonie. J’ai évité jusqu’à présent de
regarder ce cercueil, mais le moment est venu d’y placer les roses que nous
tenons en main. Père va le premier. Tess lui succède. Mon tour vient.
Tous les regards sont sur moi. Ce n’est pas si difficile, Cate. Mets un pied
devant l’autre, c’est tout. Cinq pas, rien de plus.
Je m’avance jusqu’au cercueil, et brusquement je ne peux plus bouger. Je
reste là, paralysée, mon souffle bloqué dans ma gorge. La panique me saisit.
Je me sens parfaitement idiote, ma rose blanche à la main, les yeux rivés sur
le cercueil qui renferme ma sœur. Je ne suis pourtant pas du genre à perdre
tous mes moyens, même dans des circonstances de ce genre. Mais mon
corset me semble trop serré, je n’arrive plus à respirer, je…
Des pas crissent sur la neige derrière moi. Quelqu’un me prend le bras.
Une main criblée de taches de rousseur saisit délicatement la rose entre mes
doigts et la dépose en douceur sur le cercueil. Finn me raccompagne auprès
des miens et m’enlace les épaules, en veillant bien à ne pas serrer mon bras
plâtré.
« Respirez », me chuchote-t-il, ses lèvres tout près de mon oreille.
La voix de Frère Ralston fait silence enfin. L’assistance repart vers la
maison à pas lents. J’entends les gens présenter à Père et à Tess leurs
condoléances. Je devrais presser le pas, aller aider Mrs O’Hare à disposer le
buffet froid sur la table. Mais la perspective de devoir faire la conversation
à nos voisins m’épouvante, et je sais que Marianne, Clara et Rilla vont
proposer leur aide.
Finn ne me bouscule pas.
« Prenez votre temps. » Derrière ses lunettes, ses yeux marron sont
graves. « Je suis là. Ou bien je peux m’en aller, si vous souhaitez être seule
un peu.
— Je ne sais pas ce qui m’arrive. » Je me sens rosir, et je m’écarte un peu
de lui pour me replier sur moi. « Je ne m’étais pas effondrée à la mort de
Mère. Maura et Tess avaient besoin de moi. Je ne le pouvais pas. »
Finn plisse le front, de cette manière qu’il a, formant un V inversé entre
ses sourcils.
« Vous avez perdu votre sœur, Cate. La pleurer n’est pas de la faiblesse.
J’ai pleuré aussi à la mort de mon père. Peut-être n’est-ce pas très viril,
mais j’ai pleuré. M’en estimez-vous moins pour autant ? »
J’ai un pauvre gloussement à travers mes larmes.
« Bien sûr que non.
— Alors, essayez d’être un peu moins dure envers vous-même. » Il cale
derrière mon oreille une mèche blonde échappée. « C’était il y a dix jours
seulement. » Je plonge les mains dans mes poches, misérable, et il se
reprend. « Allons bon, j’ai dit ce qu’il ne fallait pas, c’est ça ? Vos traits
sont transparents comme du cristal, parfois. »
Contrairement à Tess, je n’ai jamais été très douée pour les mots, mais
pour une fois ils me viennent d’eux-mêmes, bruts, pressants.
« Je ne peux pas m’empêcher de me sentir perdue. J’avais fait une
promesse, Finn. J’avais promis à Mère que je veillerais sur elles deux, sur
leur sécurité, et durant ces quatre ans cette promesse a été toute ma vie.
Ensuite est venue la prophétie. Pendant des mois, il ne s’est pas écoulé un
jour sans que j’y pense, mais je ne pouvais rien faire pour l’empêcher de se
réaliser. Et maintenant Maura, et… oh, je ne sais plus ! » Ma voix se brise.
« Vous ne savez plus que faire, voulez-vous dire ? suggère Finn.
— Oui, dis-je très bas. Je suis lamentable, n’est-ce pas ?
— Vous n’êtes jamais à moitié aussi lamentable que vous imaginez
l’être. » Il s’arrête, m’adresse un franc sourire. « Justement, je voulais vous
parler à ce sujet, mais je me disais que ce n’était peut-être pas le meilleur
moment pour le faire.
— Me parler du fait que je suis lamentable ? » Je sens mes lèvres tenter
un sourire. Un presque sourire. Mais une silhouette au loin attire mon
regard. Un Frère. « Regardez, dis-je. Dans notre gloriette. Qui est-ce ?
— Ah. Je voulais vous présenter l’un à l’autre. Il faut qu’il reparte pour
New London, mais il tenait à vous offrir ses condoléances. » Finn remonte
ses lunettes sur son nez. « C’est Sean Brennan.
— Frère Brennan ? » J’ai un petit choc. « Et il attend ici, dans le froid, à
cause de moi ? »
Brennan nous voit nous diriger vers lui et s’avance à notre rencontre sur
le plancher de la gloriette. Il s’incline.
« Miss Cahill. Je partage votre peine pour le deuil qui vous frappe.
— Merci. » J’hésite. Dois-je m’agenouiller pour recevoir la bénédiction
rituelle ? Pour finir, je m’abstiens. « Et merci d’être venu. Vous avez sans
doute beaucoup plus important à faire. »
Il chasse ma remarque d’un léger mouvement de tête. Il a dans les trente-
cinq ans, une petite barbe brune taillée net et des yeux bruns très doux. De
fines rides au coin de ses yeux révèlent qu’il ne déteste pas rire. « En
réalité, parler avec vous figurait bien haut sur mon agenda. Cela dit, je ne
veux pas empiéter sur votre deuil. Si vous ne vous sentez pas prête pour
discuter… »
Je balaie du geste ses précautions polies.
« Vous êtes venu de loin. Je suis prête à entendre ce que vous souhaitez
me dire.
— Très bien. » Il croise les bras sur sa poitrine. « J’ai regagné New
London au lendemain des incendies, et depuis lors j’ai rencontré des
membres de la Résistance, ainsi que des membres du Conseil national, afin
d’examiner comment nous pourrions aller de l’avant ensemble. La
quarantaine et les incendies orchestrés par Covington étaient une ignominie.
Mais même avant cela, le public n’acceptait plus les mesures odieuses
prises récemment par les dirigeants de l’ordre des Frères. » Il jette un regard
à Finn. « Mesures contre lesquelles j’avais toujours voté, Frère Belastra
peut en témoigner.
— Mister, rectifie Finn. J’ai quitté l’Ordre.
— J’ai encore l’espoir de vous faire changer d’avis. Nous avons grand
besoin d’hommes de votre trempe », assure Brennan, puis il me rend son
attention. Jusqu’ici, tous les Frères auxquels j’ai eu affaire ne m’ont accordé
au mieux qu’une vague bienveillance paternelle, celle qu’on réserve à une
créature inférieure, docile ou présumée telle. Lui me parle avec le même
respect naturel qu’à Finn. « Pour en revenir à ces mesures, je pense que la
toute première chose à faire est d’annuler celle qui interdit aux femmes de
travailler. Cela devrait déjà apporter une nette amélioration dans la vie des
familles ordinaires. J’ai l’intention de prévoir des aides substantielles pour
ceux qui ont été le plus durement touchés par le feu et par la fièvre des
estuaires. De même, dès que possible, je voudrais faire passer une nouvelle
mesure légalisant le statut de sorcière. »
Cette fois, je souris. Mon premier vrai sourire depuis des jours.
« Ce serait un rêve devenu réalité.
— Cela dit, même si je comprends que, par le passé, l’intrusion mentale a
été un mal nécessaire pour votre protection, dorénavant elle sera illégale.
Elle sera même un crime, passible de lourdes peines de prison. Tout crime
de cette nature commis avant que la loi soit promulguée sera amnistié, mais
par la suite les tribunaux seront sans pitié. Cela vous semble-t-il juste ?
— Tout à fait. Si je peux vous être utile… Si par exemple vous souhaitez
des suggestions, pour ce qui est de choisir une personne pouvant servir
d’intermédiaire entre les sorcières et le gouvernement…
— À vrai dire, coupe Frère Brennan, c’est à vous que j’espérais pouvoir
confier ce rôle d’intermédiaire. Vous m’avez été hautement recommandée
par Alistair Merriweather. Pour être franc, j’espérais même que vous
pourriez faire plus : nous rejoindre, Merriweather et moi, à la tête d’un
nouveau conseil dirigeant. Vous avez démontré combien vous tiennent à
cœur les intérêts de la communauté de New London tout entière, miss
Cahill. »
Je regarde Finn, un peu étourdie, puis de nouveau Frère Brennan.
« Je… merci, sir. Je suis très honorée. Mais cela n’a jamais fait partie de
mes ambitions. Si vous souhaitez inclure une sorcière dans ce conseil,
cependant, je connais quelqu’un qui conviendrait idéalement à ce poste : ma
gouvernante, Elena Robichaud. Tenez, elle regagne la maison à cet
instant. »
Et je désigne Elena, qui achève de traverser le jardin aux côtés de Mrs
Corbett.
« Bien, fait Brennan, hochant lentement la tête. Belastra m’avait prévenu
que vous refuseriez sans doute, mais je tenais à tenter ma chance. C’est
avec plaisir que je vais m’adresser à miss Robichaud… » Il hésite. « Il y a
un autre point dont je voulais vous entretenir. Selon la prophétie, l’une des
sœurs Cahill est la sibylle. Si quelque chose se révélait – quelque chose
dont moi-même, ou le nouveau gouvernement, devrions avoir
connaissance –, j’espère que vous viendriez m’en faire part. En échange, je
ferai mon possible pour assurer la protection de votre vie privée.
— Oui, dis-je, frappée par son sens de la discrétion. Je pense que cela
doit pouvoir se faire. Merci, sir.
— Merci, miss Cahill, d’avoir permis à la politique de s’introduire chez
vous en un si triste jour. Je vous laisse, à présent. »
Il me salue, salue Finn et repart à grands pas dans le jardin enneigé en
direction d’Elena.
« C’est un homme de bien, murmure Finn. Avec quelqu’un comme lui
aux commandes, la Nouvelle-Angleterre devrait se porter beaucoup
mieux. »
Je passe un doigt sur la balustrade de la gloriette, couronnée de neige.
Maura serait heureuse de cet arrangement. Méfiante, bien sûr, à l’idée de
faire cause commune avec les Frères, et soupçonneuse sans doute à l’égard
d’un conseil dirigeant composé de deux hommes pour une femme. Mais la
magie enfin légale – voilà qui ferait beaucoup pour gagner sa confiance. Je
demande soudain : « Êtes-vous certain, vous-même, de ne pas vouloir
travailler avec lui ? »
Il sourit.
« Je crois que j’ai eu mon content de politique pour un certain temps. Et
Merriweather, qui dorénavant va pouvoir vendre sa Gazette en toute
légalité, m’a demandé de rejoindre sa rédaction.
— C’est merveilleux. » Je lui rends son sourire, malgré un petit
pincement au cœur : il a déjà pris sa décision… sans m’en parler ? « Il a
proposé un job à Rilla, aussi. Elle en est folle de joie.
— Et vous ? me demande-t-il. Quels sont vos plans ? »
Mon sourire faiblit.
« Je… ne sais pas trop encore. » Je me détourne pour masquer ma
déception. Et moi qui croyais qu’il mesurait combien je me sens
déboussolée, perdue ! Non seulement Maura n’est plus là, mais Tess… Tess
a désormais un vrai père. « Je pense que j’aimerais soigner les gens qui
souffrent. Utiliser mon don de guérison. Quelque chose comme infirmière,
ou même médecin, peut-être.
— Mais vous comptez retourner à New London ?
— Est-ce important ? » Immédiatement je m’en veux pour le ton glacé
que j’y ai mis.
« Oui. Pour moi. » Il me prend le bras d’une main délicate, veillant à ne
pas bousculer l’autre bras, et m’oblige à le regarder en face. « Cate, je ne
peux pas vous dire ce que vous souhaitez entendre, pas encore. Mais sachez
ceci : quand je vous le dirai, ce sera pour de bon. Irrévocablement. »
Je répète d’une voix ténue, mais pleine d’espoir : « Quand ? Pas si ?
— Quand. » Il emprisonne ma main froide dans la sienne.
« Je m’éprends de vous un peu plus chaque jour qui passe. J’ignore si ce
que j’aime en vous maintenant est ce que j’aimais en vous avant, mais c’est
ainsi… Ce petit reflet de feu dans vos cheveux ; votre façon de lever le
menton quand vous vous fâchez, comme si vous chargiez dans une bataille ;
l’ardeur farouche avec laquelle vous protégez ceux que vous aimez ; votre
immense capacité à pardonner. Vous êtes une femme étonnante, Cate Cahill.
Et pour finir… »
Il tire un objet de sa poche. Quelque chose de rouge capte un rayon de
soleil. C’est la bague au rubis de sa mère, celle qu’il m’avait offerte lors de
sa demande en mariage. Simplement, à présent, elle pend au bout d’une
chaînette d’argent.
« Je l’ai retrouvée dans mon bureau. Elle est ma promesse que nous
allons, ensemble, retourner là où nous en étions – ou peut-être nous rendre
ensemble ailleurs, en mieux. Acceptez-vous de la porter sur vous et de la
conserver bien précieusement jusqu’à ce que je vous demande de la passer à
votre doigt ? »
J’ignorais que bonheur et chagrin pouvaient se mêler aussi intimement.
« Oui. »
Il passe la chaînette à mon cou et je me retourne pour qu’il actionne le
fermoir sur ma nuque. Je serre l’anneau un instant dans ma main, puis le
laisse retomber entre mes seins.
Lorsque de nouveau je pivote, ses yeux bruns me dévorent. « Puis-je
vous embrasser ? »
Je me jette contre lui, ma bouche cherche la sienne. Il caresse ma nuque
d’un doigt, je frissonne et me presse contre lui plus fort. Puis je réponds très
bas, contre ses lèvres : « Pas si je vous embrasse la première. »
Quelques instants plus tard, nous descendons main dans la main la pente
enneigée de la butte et traversons le jardin. Je suis surprise que Père n’ait
pas encore envoyé quelqu’un à ma recherche, il est devenu si papa poule
ces derniers temps. Mais comme nous passons l’angle de la roseraie, une
voix appelle.
« Cate ? C’est toi ? »
Tess.
Finn presse ma main. « Je rentre. Je vous laisse seules toutes les deux un
moment.
— Merci. »
J’entre dans la roseraie – notre sanctuaire, jadis ; notre unique lieu sûr.
Tess a débarrassé de sa neige le banc sous la statue d’Athéna. Elle paraît
avoir froid et fait peine à voir, avec ses épaules tombantes et ses lèvres un
peu bleues.
« Mais que fais-tu ici ?
— J’avais envie d’être seule. » Du geste, elle désigne les grandes haies
qui nous abritent des regards. De la maison, personne ne peut nous voir.
J’hésite, mais elle tapote le banc. « Mais quand je dis seule, ça ne te
concerne pas, maligne. »
Je m’assieds à côté d’elle.
« Ça va ?
— Pas trop. » Elle fait la moue. « Triste. Coupable. Heureuse. Et re-
coupable.
— Dis-moi ce qui te rend heureuse.
— Père a décidé que Vi pourrait venir habiter avec nous dans la nouvelle
maison, dès que nous emménagerons. Il pense en avoir trouvé une bien.
Avec une grande pièce, qui ferait une magnifique bibliothèque, d’après lui.
Et l’une des chambres a une tourelle avec une banquette de fenêtre, et il a
dit que je pourrais l’avoir. Et il y a une grande belle cuisine et il dit que Mrs
Muir – c’est sa gouvernante à New London – me laissera sûrement venir
l’aider. Il a même dit que Vi pourrait apporter son chat. » Une ombre passe
sur ses traits. « Ce sera un bonheur que Vi vienne aussi. Nous nous
connaissons bien, maintenant. Tu penses, à partager la même chambre !
Nous sommes comme des sœurs, enfin presque. Simplement… tu crois que
Maura penserait que j’essaie de la remplacer ?
— Non. » Je suis formelle. « Elle ne s’estimerait pas si facile à
remplacer !
— Elle ne l’est pas. Du tout. » Tess lisse sa cape noire. « Elle me
manquera toujours.
— Je sais. À moi aussi. » Je pose la main sur celle de Tess et nous faisons
silence un moment.
« Il y a toute une partie de moi qui ne veut plus faire de magie, jamais »,
avoue Tess soudain. « Je n’en ai pas fait depuis les incendies.
— Et pourquoi donc ? Ce n’est pas du tout ce que souhaiterait Maura.
Elle était heureuse d’être sorcière. Il m’arrivait d’en être jalouse, moi qui
voyais mes dons plutôt comme un boulet à traîner. »
Tess se penche en avant et plante ses coudes sur ses genoux. « Et tu le
penses toujours ? Qu’ils sont un boulet ? Que la magie est un mal ?
— Non. » Je suis un peu surprise moi-même. La réponse m’est venue
d’elle-même, franche et sincère.
Tess pousse un long soupir.
« Moi, je n’arrête pas de penser à ce que j’ai fait d’horrible. Je ne crois
pas que la magie puisse redevenir amusante un jour. »
Je parcours des yeux la roseraie, morose sous sa chape d’hiver. Et une
petite voix me revient en écho, dont je répète la question à voix haute :
« Mais alors ça sert à quoi, tout ça, si on n’a même pas le droit de rendre les
choses plus belles ? »
En pensée, je lance un sortilège, et les rosiers arbustifs se constellent de
corolles rose vif et rouge sang sur fond de feuillage vert intense.
Tess réfléchit.
« C’est moi qui ai dit ça un jour, non ? J’ai l’impression que tu imites ma
voix.
— Oui, c’est toi qui l’as dit. L’automne dernier. Et tu avais raison. Tu as
souvent raison. À ton tour. » Elle hésite. Je lui lance un coup de coude.
« Allez ! Maura en ferait autant, si elle était ici. »
Tess se met debout, et un instant je crois qu’elle va partir. Mais elle se
retourne, et la statue d’Athéna est parée d’une jupe de clématites blanches.
Je renchéris, et Athéna se retrouve coiffée d’une fleur de tournesol géant.
Tess ne dit rien, mais une marée de narcisses jaunes déferle sur la
roseraie. Le narcisse, annonciateur du printemps, la fleur préférée de
Maura. Ses trompettes lumineuses se bousculent au pied des rosiers et du
banc de marbre sous la statue, elles se pressent en rangs serrés tout au long
de l’allée qui mène au reste du jardin. Nous n’avons qu’à allonger le cou
pour les voir, en bataillon, monter à l’assaut du coteau.
Tess rayonne.
« Tu ne me demandes pas de les faire disparaître ? Immédiatement et
sans délai ? C’est contraire aux règles, tu sais.
— Non. » Je hume le parfum doux des roses sauvages et mon cœur se
fait plus léger. « Non, ces règles-là ne s’appliquent plus. »
Remerciements