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QUI EST-ELLE ?

Enjeux romanesques d'une étude philosophique : « Adieu »

Aline Mura-Brunel

Presses Universitaires de France | « L'Année balzacienne »

2006/1 n° 7 | pages 39 à 53
ISSN 0084-6473
ISBN 2130559662
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-annee-balzacienne-2006-1-page-39.htm
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Dossier : f20289 Fichier : ANNEE Date : 28/11/2006 Heure : 16 : 38 Page : 39

Q U I E S T- E L L E ?
E N J E U X RO M A N E S Q U E S
D’UNE ÉTUDE
PHILOSOPHIQUE :
« ADIEU »

« Nous demandons aux événements


leurs leçons et non pas leur poésie. » 1
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Le roman serait-il une tentative de saisie de la vérité effi-
cace ?
Si l’art est au service d’un système de pensée, il use des
ruses de la raison : il s’agit alors de réinventer le monde dans
une fiction de grande ampleur pour mieux en démonter le
mécanisme, en retrouver le mode de fonctionnement, en un
mot le comprendre : l’enjeu à la fois épistémologique et phi-
losophique consiste alors dans un mouvement de capture du
monde et de l’individu selon « les principes naturels » et « la
règle éternelle du vrai, du beau » 2, pour infléchir le rapport
au savoir historique et scientifique. Le projet se situe aussi à
l’évidence dans le débat qui agite les Romantiques face aux
Classiques : atteindre le vrai par le beau :
« Rien n’est beau que le vrai, dit un vers respecté,
Et moi je lui réponds sans crainte d’un blasphème :
Rien n’est vrai que le beau, rien n’est vrai sans beauté »,
écrit Musset 3 après avoir lu l’Art poétique de Boileau.

1. Physiologie du mariage, Pl., t. XI, p. 1004.


2. Avant-propos de La Comédie humaine, Pl., t. I, p. 11-12.
3. Poésies nouvelles, « Après une lecture », in Œuvres complètes, Seuil, « L’Inté-
grale », 1963, p. 195.

L’Année balzacienne 2006


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Or, l’auteur de La Comédie humaine veut embrasser l’un et


l’autre dans une foi renouvelée dans le pouvoir de la littérature
(et plus précisément du genre romanesque), élaborant une
véritable esthétique de la pensée fondée sur la force heuristique
du langage et des images puisées aux sources les plus diverses.
La fiction serait alors un détour puisque le détour s’avère
être le moyen le plus sûr pour atteindre la vérité – celle du
moins que nous pouvons appréhender. Les philosophes ne
recourent-ils pas aux métaphores pour dire le vrai ? Il est en
effet difficile de produire des ensembles conceptuels pour
atteindre le cœur des choses, le vif du sujet. La médiation que
constituent les intrigues, les personnages, les situations, les
descriptions et les digressions est nécessaire pour aborder
l’inquiétude fondamentale de l’être – la seule qui vaille et
déclenche « la défonce stratégique » de Balzac (selon l’expres-
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sion de Pierre Michon dans Trois auteurs 4). La fragmenta-
tion du savoir dans certains romans et essais d’aujourd’hui tels
que ceux de Michon précisément mais aussi de Quignard
traduit le même souci de soi, de l’autre, du monde exprimé
en langage romanesque. En somme, la question est celle que
se posait autrefois Pierre Macherey – À quoi pense la littérature 5 ?
Sommes-nous autorisée pour autant à percevoir un enjeu
d’ordre ontologique et épistémologique au centre de l’esthé-
tique du roman ? C’est le pari que nous faisons – notamment
à la lecture des Études philosophiques de Balzac telles que Louis
Lambert, Séraphîta, Adieu et Un drame au bord de la mer mais
aussi de La Recherche de l’Absolu, de Béatrix, de La Muse du
département et de L’Envers de l’histoire contemporaine.
Dans Louis Lambert et Adieu, Balzac inscrit la réflexion sous
le sceau de la folie définie comme une « crise encore inobser-
vée dans tous ses modes [...] que peut-être calomnions-nous
en la qualifiant sans la connaître » 6 et qui est « le souvenir d’un
état antérieur qui trouble notre forme actuelle » 7. La folie est
partie prenante de l’être de génie dans le domaine du savoir
ou de l’amour et elle interroge les clivages simples entre raison
4. Verdier, 1997, p. 35.
5. PUF, 1990.
6. Louis Lambert, Pl., t. XI, p. 680.
7. Massimilla Doni, Pl., t. X, p. 601.
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Enjeux romanesques d’« Adieu » 41

et déraison, fiction et réel. Le langage doté de son pouvoir


performatif conduit d’une catégorie à l’autre.
Chez Balzac, comme chez Proust sans doute, cette convic-
tion passe par l’édification d’un système qui représente le
monde dans sa complexité et ses contradictions. C’est moins
dans le choix d’un genre particulier tel que le conte ou le
roman philosophiques que dans la recherche d’un sens qui fasse
écho aux inquiétudes humaines et dans l’organisation de ce
sens que se situent la tentation et la tension philosophiques du
roman. À l’évidence, toutes les modalités qui font surgir l’émo-
tion esthétique sont mises en œuvre, la dimension philosophi-
que émanant parfois de la description de drames quotidiens
ou de l’exploration de sentiments communs mais nuancés.
L’art serait donc le véhicule de la pensée, une démarche
spéculative présidant à la restitution esthétique du sens avec ses
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paradigmes singuliers et ses effets de lecture insoupçonnés.

Espace et langage : la chaîne mortifère


(le lieu, la parole, le sourire, la mort)

Comment la parole, vide de sens, retrouve-t-elle sa sub-


stance lorsqu’elle se transforme en acte puis devient peu après
source de mort ? Quels territoires traversons-nous alors, vali-
dant le pouvoir effectif du fictif, qui font vaciller les frontières
qui séparent la représentation et la référence, la folie et la
raison, le monde et l’être ?
« Étude philosophique » à partir de 1834, Adieu, qui parut
d’abord en 1830 dans La Mode, puis fut publié en 1832 sous
le titre Le Devoir d’une femme, fait interférer les plans philoso-
phique et romanesque. Initialement, ce court roman fut, en
revue, une « nouvelle soldatesque », puis, en sa première édi-
tion, une « scène de la vie privée ». Lié dans l’édition Werdet
de 1834 au futur César Birotteau par sa dédicace évoquant le
phénomène électrique qui explique le foudroiement de l’indi-
vidu soumis à un choc moral, il affiche ainsi clairement sa
portée philosophique. Dans une réflexion sur les conséquences
traumatiques d’une séparation inhumaine entre deux amants
à l’issue de la bataille de la Bérésina, s’impose la nécessité
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d’insuffler une dynamique romanesque au projet didactique ;


ou à l’inverse la stratégie narrative dessine les contours du
discours et dicte souverainement sa loi, prenant appui sur l’ana-
lyse d’un cas exemplaire de démence.
Nous retiendrons dans la mise en récit de ce problème la
coïncidence entre le retour de la parole et de la raison chez la
comtesse de Vandières avec sa mort, à la suite d’une représen-
tation en abyme du souvenir douloureux, ainsi que la progres-
sion et la contagion du mal chez Philippe de Sucy, nous inter-
rogeant sur ce qui confère une densité romanesque à la
question primordiale de la fluctuation identitaire.
« Adieu » est ainsi un vocable vidé de son sens et de sa
pertinence, réduit à son strict signifiant à la suite d’une scène
traumatisante initiale. Le mot sera répété mécaniquement tout
au long du récit encadré, dans une sorte de folie psittaciste,
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coïncidant avec la seconde rencontre des amants (« Adieu,
adieu, adieu, dit-elle sans que l’âme communiquât une seule
inflexion sensible à ces mots » 8), dans cette demeure isolée
retrouvée inopinément selon les lois du hasard romanesque.
Bien que la parenthèse analeptique sur l’atroce bataille de la
Bérésina occupe la majeure partie du récit, l’enjeu de la nou-
velle se concentre nettement sur les répercussions de la scène
vécue par les deux amants sur leurs destinées futures.
Le langage est donc dès lors frappé par l’excès des émotions
et des sentiments. Or le mot n’a plus de résonance dans l’esprit
égaré de la comtesse, comme si la mise en mots d’un sentiment
tragique et intolérable réduisait à néant à la fois la parole
proférée et l’être qui la profère : « Mourir avec toi, dit-elle » 9,
là-bas autrefois, dans ce lieu palimpseste inscrit tout au long
du récit. Le baron de Sucy n’est pas davantage épargné par la
folie – ce qui le conduira d’ailleurs au suicide après une pre-
mière tentative avortée : « Philippe de Sucy tomba glacé d’hor-
reur, accablé par le froid, par le regret et par la fatigue. » 10 La
parole est donc un acte et elle prend sens dans un contexte
historique – la Bérésina –, symbolique pour toute une nation

8. Adieu, Pl., t. X, p. 1005.


9. Ibid., p. 1000.
10. Ibid., p. 1001.
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Enjeux romanesques d’« Adieu » 43

nourrie comme Balzac par le mythe napoléonien, qui s’effon-


dre lors de cette retraite et cette défaite effroyables. Il est inutile
de rappeler à quel point l’espace représente une parole diserte
dans La Comédie humaine : des titres comme La Maison du
chat-qui-pelote ou Un drame au bord de la mer sont emblématiques
de l’œuvre à venir puisque les personnages sont en osmose
avec les lieux qu’ils occupent. Et, plus encore, Le Lys dans la
vallée qui va jusqu’à délivrer le « sens caché » du récit. Il est
encore des lieux reparaissants comme le domaine de Camille
Maupin dans Béatrix, les Touches, où Sabine conduit Calyste,
ravivant l’amour ancien et compromettant les chances de
l’amour présent. Dans Adieu, c’est le mot émis tragiquement
par la comtesse, en situation, sur le champ de bataille, et ensuite
dans le domaine des Bons-Hommes qui éclaire le texte : c’est
le langage qui parle de l’espace et des émotions extrêmes qu’il
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a générées.
Certes, on peut voir là l’illustration des énoncés performa-
tifs analysés par Austin et Récanati dans leurs ouvrages res-
pectifs 11, mais la démonstration est bel et bien conforme à la
thèse balzacienne de la « pensée qui tue » 12, évoquant le choc
subi par Louis Lambert lorsqu’il apprend que la découverte
philosophique effectuée sur le rôle de la volonté s’applique
aussi aux sentiments amoureux, et que son amour éthéré pour
Pauline n’est qu’un effet de ce fluide vital qui constitue l’être.
La tension extrême procurée par la découverte fait basculer le
jeune homme dans la folie et le réduit à la quasi-aphasie et
amnésie.
Dans Adieu, le mot « adieu » tue à proprement parler les
amants qui se séparent : la pensée mortifère passe en effet par
le souvenir d’une scène pour la comtesse et l’évocation d’un
sourire pour le baron. Ce sont là des effets en chaîne et la
« contagion » se révèle efficace et fatale. Or Balzac ne se lance
pas dans un docte discours sur l’avènement de la folie et la
contamination d’un personnage à l’autre : ici (une fois n’est
pas coutume), il ne démontre pas, il montre.
11. J. Austin, Quand dire, c’est faire, Seuil, 1970 ; F. Récanati, Les Énoncés
performatifs, Minuit, 1981.
12. Le personnage éponyme de César Birotteau en est une victime exem-
plaire.
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À cet effet, il décrit la scène (entendons la cause et le


principe du déclenchement de la folie) et l’espace devient
langage : il invente le récit autant que le récit l’invente. C’est
par un mimodrame reproduisant les lieux du drame que la
conscience s’éveille puis s’éteint définitivement.
Quant aux mots qu’il inspire, ils cristallisent des phénomè-
nes extrêmes : l’être vacille sous le coup de l’émotion et, per-
dant la parole, il perd la raison. Or, c’est aussi le langage (les
paroles de Philippe de Sucy et la représentation de la scène
antérieure) qui rend provisoirement à Stéphanie de Vandières
la voix, le sens et la conscience d’elle-même. Il invoque alors
ce « don de seconde vue » dont sont pourvus Geneviève la
servante 13 aussi bien que les « voyants » de La Comédie
humaine : trop voir nuit à la vision distincte du réel et de soi.
Dire c’est être (le « parlêtre ») et voir c’est comprendre, selon
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ce que l’on pourrait appeler une fureur analogique. Le roman
le moins « philosophique » qui soit, par son histoire génétique
et diégétique, l’est finalement peut-être le plus.
Une logique fatale et inéluctable prive donc à nouveau du
langage, de la conscience de soi et finalement de la vie : la
tragédie, spectaculaire et hyperbolique, donne à lire la fragilité
de l’être et la force des mots dans Louis Lambert, Adieu et la
plupart des Études philosophiques. Dans un paradigme infernal,
le froid sème la mort et la séparation se conjugue avec la folie,
l’amour extrême provoquant la mort, et le sourire le suicide.
Jamais le mot « Adieu » n’a été aussi proche de son sens
littéral.

Identités multiples. Fluctuations de l’identité du narratif


et des identités narratives

Qui est-elle ? constitue sans doute la seule question à


laquelle il soit impossible de répondre mais qui, telle une clef
heuristique, nous permettra d’explorer d’autres voies. À l’évi-
dence, c’est la question de l’identité et des fluctuations qu’elle
subit ici qui est au centre de la nouvelle et du propos : Qui

13. Adieu, Pl., t. X, p. 1011.


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Enjeux romanesques d’« Adieu » 45

est « elle » – celle d’autrefois, celle d’aujourd’hui ? Qu’est-ce


qu’un récit qui traite de problèmes philosophiques cruciaux
dans un contexte romanesque et anecdotique ? Où s’inter-
rompt le fictif ? Où commence l’effectif ? Qui est celle qui
prononce les paroles déchirantes, mutilée dans son amour, en
toute conscience le jour même de l’épreuve, puis machinale-
ment durant des mois et enfin de façon sensée et consciente
un bref instant lors de la représentation, et qui finalement
meurt de recouvrer raison et parole ?
La reconnaissance s’effectue en plusieurs étapes : « C’est
donc bien elle, s’écria Sucy après avoir entendu les premiers
mots du marquis d’Albon. Ah ! J’en doutais encore. » 14 C’est
elle et ce n’est pas elle. À l’issue de la première rencontre avec
Stéphanie de Vandières, Philippe de Sucy constate, boule-
versé : « Elle ! ne pas me reconnaître et me fuir » 15. Des pério-
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des d’enthousiasme et de désespoir vont alterner : « Elle est
libre. [...] Nous serons heureux. » 16 Puis, il la retrouve, dénuée
de mémoire, d’aptitude à la réflexion et à l’anticipation, du
sens des convenances et de la pudeur, en un mot de conscience
de soi, allant et venant quasi nue, montant dans les arbres,
grimpant sur les genoux de son hôte tel un animal sauvage,
un enfant innocent, un adulte privé de raison. Le corps est
omniprésent dans cette « étude philosophique » malgré le laco-
nisme des allusions : dépourvue de raison et donc de retenue,
la comtesse s’offre sans réticence aux baisers du colonel, mais
alors elle lui inspire l’effroi plus que le désir. C’est donc l’être
dans son entier qui suscite le désir et non le corps dans sa
nudité animale – impudiquement offert : la comtesse se com-
porte comme une courtisane : « Je supporterais tout si, dans
sa folie, elle avait gardé un peu du caractère féminin. Mais la
voir toujours sauvage et même dénuée de pudeur, la voir... » 17
Les points de suspension disent la stupéfaction douloureuse et
funeste du baron. Le désir ne s’éveille donc pas pour un corps
mais pour un être dans son intégrité et intégralité ; il est
conscience de l’autre qui prend conscience de lui-même. C’est
14. Ibid., p. 1003.
15. Ibid., p. 1005.
16. Ibid., p. 1003 et 1009.
17. Ibid., p. 1009.
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46 Aline Mura-Brunel

l’identité du personnage, pour ne pas dire de la personne, qui


est ici en jeu. On remarque d’ailleurs que la conscience de soi
ne relève pas seulement de la métaphysique mais aussi de l’éthi-
que lorsque les règles de la bienséance sont bannies par celle-là
même qui, non aliénée, les aurait strictement respectées. On
se souvient alors, dans un autre contexte, de Mme de Mortsauf
qui, au seuil de la mort, égarée par l’amour interdit et le jeûne
imposé, s’écrie : « Oh ! oui, j’ai bien soif, mon ami. [...] J’avais
soif de toi, me dit-elle d’une voix plus étouffée [...]. » 18 Pres-
sentant cette « métamorphose », Félix de Vandenesse se dit :
« Je fus épouvanté par cette folle caresse [...]. » 19 Surpris, voire
terrifié par un si brusque changement, il manifeste plus de
recul que d’empressement lorsqu’il reçoit Henriette dans ses
bras et se dit : « Elle était bien légère, mais surtout bien
ardente. » 20
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Or, dans Adieu, le mot vide reprend tout son sens et prive
la jeune femme de sa force vitale lorsqu’elle en retrouve la
signification. Sur la foi d’un leurre, le colonel Philippe de Sucy
voit ses efforts et ses espoirs couronnés de succès puisque sa
maîtresse retrouve en un éclair la conscience d’elle-même, de
l’autre, du monde, du temps (« Oh ! c’est Philippe, dit la pauvre
comtesse [...], et [...] d’une voix faible : “Adieu, Philippe. Je
t’aime, adieu !” » 21) ; et l’instant épiphanique fait renaître et
tue à la fois, à l’instar de la création qui se fonde sur la mort
symbolique du poète ou de la femme extra-lucide. « Écrire est
toujours un adieu » 22. C’est là qu’intervient le pouvoir de la
littérature, l’enjeu romanesque d’une étude de portée philo-
sophique : représenter, donner à voir, feindre, proposer des
valant-pour et des faux-semblants qui ont le pouvoir heuris-
tique de rendre l’être dément à la conscience claire de lui-
même. Du factice qui engendre le vrai. La mise en abyme, le
montage artificiel au service de la possession de son identité,
le tout à l’intérieur d’une fiction.

18. Le Lys dans la vallée, Pl., t. IX, p. 1202.


19. Ibid., p. 1201.
20. Ibid., p. 1203.
21. Adieu, Pl., t. X, p. 1013.
22. Jean-Michel Maulpoix, L’Écrivain imaginaire, Mercure de France, 1994,
p. 43.
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Enjeux romanesques d’« Adieu » 47

La porosité des catégories fictif/effectif, représentation/


réalité (identité du narratif) mime en quelque sorte celle de
l’opposition raison/déraison, parole/mutisme, sens/non-sens
(identités narratives). Ce texte pourrait inspirer les psychana-
lystes et les philosophes : ainsi Lacan a-t-il commenté Le Ravis-
sement de Lol V. Stein qui présente la même problématique du
traumatisme provoquant la perte de la raison et la même ten-
tative du mimodrame pour reconstituer le passé et donc l’être.
Une longue lignée de textes se forme sur ce modèle – le plus
souvent involontairement.
La question de l’identité dans la littérature est donc traitée
sur un double plan : par le biais de la fluctuation des registres
énonciatifs lorsque des degrés se dessinent à l’intérieur de la
fiction (réel/illusoire), du temps (passé/présent) et de l’être
(vivant ou inanimé, conscient ou perdu) et par les modulations
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de l’espace et de ses effets sur les personnages qui s’affirment
et se révèlent en tant que personnes, provoquant chez le lecteur
des émotions et des réflexions effectives.
La contagion qui s’exerce dans le récit s’opère aussi à un
double niveau : à l’intérieur de la narration sur les autres per-
sonnages, et dans un espace extradiégétique sur les lecteurs,
écrivains ou non.

Contagion. Réception à double détente

Quels effets en chaîne produisent la transformation de la


parole et la fluctuation de l’identité sur les autres personnages,
le lecteur contemporain, les écrivains-lecteurs d’aujourd’hui ?
Comment dès lors s’entrecroisent les différents enjeux du
récit sous le regard du lecteur dans un « roman » qui pense
singulièrement le monde et l’autre ? Quels échos se prolongent
aujourd’hui – par-delà « l’ère du soupçon » et le savoir psy-
chanalytique – chez des écrivains qui se penchent sur les
notions du langage et du silence, de l’aphasie et de l’amnésie,
des fissures de la personnalité – conférant au manque l’épaisseur
d’une œuvre romanesque ?
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48 Aline Mura-Brunel

À l’intérieur de l’œuvre
La comtesse tombe glacée d’effroi dans la scène réelle (his-
torique et restituée dans la fiction) et dans la représentation
imaginée par Philippe de Sucy comme ultime moyen de faire
recouvrer la raison à celle qu’il aime. Devant « l’étrange
tableau », « souvenir vivant » d’une « épouvantable vérité » 23,
« elle se cadavérisa comme si la foudre l’eût touchée » 24. Et
lui-même, devant ce spectacle si fidèle au drame passé,
« s’éloign[e] d’un pas chancelant, comme un homme ivre » 25.
Ainsi, les deux séquences appartiennent de fait à des degrés
de fictionnalité différents. La stratégie narrative consiste pré-
cisément à montrer que l’une est réelle puisque l’autre n’en
est que la reprise ; c’est à proprement parler la réalité de la
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fiction. L’ensemble s’appuie d’ailleurs sur un fait historique
connu – la retraite de Russie – et les toponymes ont été
maintenus. C’est donc la réalité qui est déjà perçue comme
objet de fiction. En conséquence, à l’intérieur du récit s’orga-
nisent des scènes qui sont à la fois vraies et cohérentes par
rapport au référent et vraisemblables dans une cohésion par
rapport à l’énoncé lui-même. Le plus fictionnel n’est pas tou-
jours celui que l’on croit.
De plus, les personnages éprouvent des émotions effectives
devant la scène dite fictive (la mise en abyme du champ de
bataille rend presque palpables leurs frissons de terreur). Sté-
phanie meurt donc sous l’effet du choc trop violent exprimé
par le contraste entre le mot « Adieu » vide de sens puis brus-
quement chargé de réminiscences violentes et intolérables. Elle
tombe foudroyée lorsque la réalité (sous la forme d’une fiction)
reprend contours et sens ; elle reconnaît alors son amant ; elle
le regarde, lui parle : « Adieu, Philippe. Je t’aime, adieu ! » 26,
répétant les mots cruels autrefois prononcés en situation, lui
sourit et s’effondre. Le mot vide puis trop vivant tue. Penser
plus que jamais est bien ici, comme dans Louis Lambert, syno-

23. Adieu, Pl., t. X, p. 1011-1212.


24. Ibid., p. 1013.
25. Ibid.
26. Ibid.
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Enjeux romanesques d’« Adieu » 49

nyme de voir, et cette vision qui est en fait un savoir


(conscience de soi, de l’autre et de la réalité) est mortelle. La
comtesse a souri avant de mourir, et le souvenir de ce sourire
anéantit quelque temps après le baron, foudroyé à son tour
par la mort de Stéphanie : « Il s’était brûlé la cervelle pendant
la nuit. » 27 La veille, il avait eu ce dialogue dans lequel on note
trois occurrences du mot « sourire » et qui reste mystérieux
pour tout autre que les acteurs du drame et le lecteur. À la
question : « “Êtes-vous donc jamais seul ? – Non”, répondit-il
en souriant. [...] – “Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? [...]
tout vous sourit. – Oui, répondit-il, mais il est un sourire qui
me tue”. » 28 Est-ce là, allégoriquement, l’image des boulever-
sements – véritable « opération ontologique » – subis à la lec-
ture de tels drames ? Force est de constater que la scène réelle
(la Bérésina et la séparation) avait privé de raison et de parole
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et non de vie Stéphanie, alors que le mimodrame lui redonne
parole et raison, lui ôtant ensuite jusqu’à la vie puisqu’il la
saisit d’effroi et la terrasse, entraînant jusqu’au lecteur touché
par ces effets en chaîne à l’instar de la narrataire dans Sarrasine.
L’être se constitue dans le langage et cette révélation l’annihile.
Ainsi de la littérature qui commence souvent avec un trauma-
tisme, comme l’a montré magistralement Maurice Blanchot,
d’ailleurs grâce à un détour fictionnel, avec « le paradoxe
d’Aytré » dans La Part du feu. Le sergent Aytré, on s’en sou-
vient, se retrouve sinon amnésique et aphasique, comme la
pauvre comtesse, mais du moins confronté à la paradoxale
impuissance du langage, après le meurtre commis sous l’effet
de la jalousie ; or c’est cet événement et ce choc qui déclen-
chent finalement le geste littéraire, les descriptions poétiques
prenant le relais d’insipides comptes rendus factuels : « Dans
Aytré [qui perd l’habitude], la parole vient pour répondre à un
manque fondamental, mais la parole est elle-même atteinte par
ce manque, renvoyée à son commencement (ou, aussi bien,
condamnée à finir) et ainsi rendue possible par ce qui la rend
impossible. » 29

27. Ibid., p. 1014.


28. Ibid., p. 1013-1014.
29. Maurice Blanchot, La Part du feu, Gallimard, 1949, p. 77.
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50 Aline Mura-Brunel

À l’extérieur de l’œuvre
Le lecteur – mémoire et réceptacle des signes multiples
disposés par le texte – est fasciné, emporté, interdit. Longtemps
cette nouvelle a suscité peu de commentaires. Puis la critique
féministe américaine s’en est emparée (en particulier Shoshana
Felman) 30. Quelques chercheurs ont pris le relais : Lucienne
Frappier-Mazur, Madeleine Borgomano, Patrice Bougon 31.
Mais le texte reste encore relativement inexploré.
Il incite à la réflexion sur un plan philosophique et psy-
chanalytique et à la relecture des textes de Foucault et de
Lacan sur la folie et le langage. Toutefois, nous retiendrons
plutôt la voix d’écrivains qui, à leur insu, prolongent cette
méditation ouverte par Balzac dans nombre d’Études philoso-
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phiques, et notamment dans Adieu et Un drame au bord de la
mer, celle de Duras, des Forêts, Blanchot et Quignard ; et nous
indiquerons seulement quelques pistes de réflexion. En effet,
on ne saurait soupçonner Marguerite Duras d’avoir lu atten-
tivement Balzac – et en particulier la nouvelle qui nous
retient – puisqu’elle déclare dans Écrire : « Les grands lectures
de ma vie, c’est Michelet, et encore Michelet, jusqu’aux
larmes. [...] C’est Saint-Just, Stendhal. Et bizarrement ce n’est
pas Balzac. » 32 Il s’agit donc là d’une filiation involontaire et
d’un parallèle insolite ; toujours est-il que l’on ne peut passer
sous silence le fait que la situation de Stéphanie de Vandières
et celle de Lol V. Stein dans le roman éponyme entrent en
résonance.
Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, M. Duras écrit le
silence dans l’occultation de la scène douloureuse, et dans le
mimodrame que Lol revit ailleurs, inchangée cependant, dans
l’oubli du passé mais dans le manque à être. Après l’évocation
de l’abandon initial de la jeune Lola Valérie Stein, le récit
reprend dix ans plus tard lorsqu’elle s’efforce, au prix d’une

30. Shoshana Felman, La Folie et la chose littéraire, Seuil, 1978.


31. Nous nous permettons d’ajouter notre article paru sous le titre « Aux
frontières du dicible », in Balzac et la tentation de l’impossible (dir. Raymond
Mahieu et Franc Schuerewegen), Sedes, 1998.
32. Marguerite Duras, Écrire, Gallimard, « Folio », 1993, p. 35.
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Enjeux romanesques d’« Adieu » 51

anamnèse laborieuse et largement inefficace, de raviver ses


souvenirs. Amnésie, silence sur le passé douloureux chez Bal-
zac et chez Duras donc. Lacan, lecteur privilégié, décrit ainsi
l’effet saisissant que produit le roman : « Cet art suggère que
la ravisseuse est Marguerite Duras. Mais si, à passer nos pas
sur les pas de Lol, dont son roman résonne, nous les enten-
dons derrière nous sans avoir rencontré personne, est-ce que
sa créature se déplace dans un espace dédoublé ? ou bien que
l’un de nous a passé au travers de l’autre, et qui d’elle alors
ou de nous s’est-il laissé traverser ? » 33
On aimerait aussi mentionner « le délabrement de la
mémoire » de Madeleine, dans Savannah Bay, qui ne saurait se
remémorer la perte de sa fille sans se perdre tout à fait. Ainsi
s’effectue le passage de la méconnaissance à une reconnais-
sance – fût-elle partielle. La folie qui se conjugue au féminin
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avant de s’emparer de l’homme n’a pas dit son dernier mot.
C’est le trouble du langage qui en manifeste l’émergence
et qu’un écrivain-philosophe comme Pascal Quignard consi-
gne inlassablement au fil de son œuvre. S’interrogeant sur
l’éloquence du silence, il explore l’origine du mot perdu en
liaison avec la voix d’avant la mue, relate l’histoire de l’enfant
qui prolonge l’état de l’infans en s’imposant le mutisme ou
devenant aphasique (lieu de cristallisation de réminiscences
autobiographiques). Les Petits Traités, Albucius, Le Nom sur le
bout de la langue, La Leçon de musique, Tous les matins du monde
et Vie secrète mais aussi Les Ombres errantes et Les Paradisiaques
sondent les arcanes de la parole et du silence comme des
instances qui appréhendent l’être dans ses fondements et son
développement. Dans le récit hybride des Paradisiaques, der-
nier paru à ce jour, cette somme en fragments étrangement
corrélés selon des règles subtiles et originales, il écrit : « La
littérature consiste tout entière dans le mystère de cette oralité
silencieuse [la voix qui lit et qui dit]. » 34 Ainsi, ravivant la voix
de la femme morte, le musicien de Tous les matins du monde,
M. de Sainte-Colombe, s’efforce de la reproduire sur sa viole

33. Jacques Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras du Ravissement de


Lol V. Stein », Cahiers Renaud-Barrault, no 52, 1965.
34. Pascal Quignard, Les Paradisiaques, Grasset, 2005, p. 108.
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52 Aline Mura-Brunel

de gambe, à la lueur de la bougie. Ou encore dans La Leçon


de musique, sorte de biographie ou d’hagiographie fictionnelle
de Marin Marais, le musicien cherche lui aussi à retrouver
nostalgiquement les sons émis jadis et perdus à jamais – ceux
de la voix du jeune séminariste qui mue et qui dès lors est
interdit de chant, comme spolié de lui-même. Le « piano
silencieux » enfin de Vie secrète dans lequel les morceaux non
joués sont mimés dans le recueillement d’un amour muet
entre le professeur Némie Satler et son élève, le narrateur :
« Il faut consentir à l’amour comme à l’autre du langage. C’est
un pacte qui suppose un adieu au langage, une confiance dans
ce qui le précède, alors qu’il s’agit de l’extase mortelle de la
fascination de l’enfance. » 35 À son insu, et pour des raisons
conjoncturelles, la comtesse de Vandières s’est retirée dans un
au-delà du langage qui n’est sans doute qu’un en-deçà, pré-
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parant ainsi l’avènement de l’amour dans sa forme la plus
épurée et la plus tragique. Seul alors le silence peut tenir lieu
de discours, conférant à l’instant la force de l’épiphanie mais
demeurant le lieu de la souffrance et de l’éternelle interroga-
tion de ce qui n’est pas encore et n’est déjà plus. La quête de
l’artiste philosophe est là, dans cette tentative pour retenir
l’éphémère, capturer le surgissement du désir et faire de la
parole défaillante l’écriture advenue 36.
Dès lors, nous sommes toujours dans l’après-coup, dans le
culte des restes, la voix éteinte, les amours défuntes, les mots
occultés. Pascal Quignard, commentant les œuvres de Louis-
René des Forêts, écrit dans Le Vœu de silence : « C’est une
petite voix presque inaudible lovée dans l’oreille immense
d’un monstrueux cheval de Troie, néanmoins si diserte [...]
qui sait tirer parti du pire et qui parvient [...] à retourner les
décrets de la mort en parole de silence. » 37 Le silence de
Stéphanie s’entend aussi dans la nouvelle de Balzac, provo-
quant la même tension et la même stupeur, tragiquement
éloquent, nous renvoyant alors à la conscience de nous-
mêmes, autrement dit de notre mort.
35. P. Quignard, Vie secrète, Gallimard, 1998, p. 315-316. Nous soulignons.
36. Sur cette question, nous nous permettons de renvoyer à notre essai
Silences du roman. Balzac et le romanesque contemporain, Rodopi, 2004.
37. P. Quignard, La Voix du silence, Fata Morgana, 1983, p. 63.
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Ainsi les problèmes d’ordre ontologique et épistémologi-


que que soulève le texte – le rapport à soi, au monde, le
pouvoir du langage, la raison et la déraison – passent dans
Adieu par une dynamique romanesque troublante mais effi-
cace dont on n’a pas fini de mesurer la portée.
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