RFP 4672
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RFP 4672
Recherches en éducation
190 | janvier-février-mars 2015
La formation des adultes, lieu de recompositions ?
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/rfp/4672
ISSN : 2105-2913
Éditeur
ENS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 31 mars 2015
Pagination : 5-14
ISBN : 978-2-84788-768-6
ISSN : 0556-7807
Référence électronique
Jean-Marie Barbier et Richard Wittorski, « La formation des adultes, lieu de recompositions ? », Revue
française de pédagogie [En ligne], 190 | janvier-février-mars 2015, mis en ligne le 31 mars 2015,
consulté le 04 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/rfp/4672
La formation des adultes en France manifeste, singu- d’État2, dans les moyens financiers qui lui sont consa-
lièrement depuis les années 1960, une grande sensibi- crés, dans l’espace social et professionnel qu’elle
lité aux évolutions économiques et sociales, et ceci occupe, dans l’affirmation de sa culture propre. C’est
sous un double aspect : du moins ainsi qu’elle a été vécue par beaucoup de
–– sensibilité aux conjonctures économiques. Il suffit professionnels du champ.
pour s’en convaincre d’examiner l’évolution des dépenses Nous faisons l’hypothèse qu’à l’inverse, en élargis-
de formation jusqu’aux années 19901 et de relever notam- sant son périmètre propre et ses systèmes de réfé-
ment leur caractère cyclique dans le cas des dépenses des rence, en se rapprochant d’autres champs profession-
entreprises ou contre-cyclique dans le cas des dépenses nels relevant des « métiers sur les métiers » (manage-
publiques. Cette situation s’est accompagnée d’un dis- ment, ergonomie, conseil, soin, communication, etc.),
cours politique sur la formation comme levier de transfor- bref en se « recomposant » elle-même, la formation des
mation économique et sociale, alors que probablement adultes participe de façon plus forte encore aux trans-
elle ne faisait qu’accompagner des évolutions en cours ; formations économiques et sociales en cours. Mieux,
–– sensibilité également aux dynamiques d’acteurs, à parce qu’elle contribue directement aux constructions-
leurs tensions et convergences ; situation qui a pu égale- reconstructions des sujets humains, elle constitue pro-
ment lui donner une place importante dans les relations bablement un lieu privilégié de formalisation des nou-
entre partenaires sociaux. velles cultures d’action économique et sociale et des
Au détour des années 1990, cette situation semble nouvelles cultures de recherche et d’éducation valori-
avoir changé. La place de la formation des adultes sées depuis les années 1990. Nous entendons par
comme champ autonome s’est apparemment affai- « cultures d’action » des « modes évolutifs et partagés
blie : dans la place qui lui est accordée dans l’appareil entre plusieurs sujets d’organisation des constructions
dans lesquelles ils sont engagés » (Barbier, 2011). lité. Il est demandé aux sujets d’être les acteurs et les
Cette contribution s’attache ainsi à présenter auteurs de leur propre vie.
quelques transformations significatives du champ de Dans les discours des institutions publiques, on peut
la formation des adultes telles qu’elles sont perçues ainsi relever une inflexion des positions affichées s’agis-
par les observateurs et les acteurs du secteur concerné sant du rapport attendu entre citoyens et institutions,
et à examiner cette nouvelle situation à l’aune de la privilégiant une prise en main plus grande par le citoyen
notion de « culture d’action » (Barbier, 2010) successi- lui-même d’un ensemble de démarches sans tout
vement aux trois niveaux distingués : attendre des institutions. Par exemple, s’agissant des
–– les transformations des cultures d’action écono- personnes privées momentanément ou durablement
mique et sociale ; d’un emploi, le chômeur doit faire preuve de « mobilité,
–– les transformations des cultures d’action de de dynamisme, d’autonomie, de savoir-être, de commu-
recherche ; nication et d’ouverture ». Il doit montrer qu’il recherche
–– les transformations des cultures d’action éducative. activement un emploi et non plus attendre qu’on lui en
Ces transformations expliquent l’apparition de propose un. Dans les secteurs privés, notamment les
nouvelles questions de recherche dans le champ de la secteurs industriels, il n’est pas rare d’entendre les chefs
formation des adultes, par exemple l’intérêt prononcé d’entreprise s’exprimer très différemment du passé
pour la thématique de la professionnalisation, pour concernant la contribution des individus au travail, ce
l’étude des rapports entre activité et expérience, ou qui traduit le passage de la conception d’un salarié « dis-
encore entre savoirs et compétences… Ces intérêts de cipliné » (système taylorien) à un salarié « doué d’autono-
recherche vont structurer les contributions du dossier mie, de responsabilité » dans des organisations du travail
proposé, celles-ci faisant par ailleurs l’objet d’une pré- plus « flexibles ». Ainsi au début des années 1990, le res-
sentation en dernière partie du texte. ponsable d’une grosse entreprise de textile qui fonction-
nait jusqu’alors selon le modèle taylorien, laissant peu
d’initiative à ses salariés, disait : « On veut que les
Formation des adultes employés sachent prendre des décisions sur leur travail »,
et transformation des cultures « mon grand principe, c’est que les employés décident
et le management influence ; ce sont les employés qui
d’action économique et sociale ont le pouvoir »3. Dans le secteur de la santé, la loi « Hôpi-
tal, patients, santé et territoires » (2010) demande que les
On observe aujourd’hui, notamment par comparaison soignants transfèrent aux malades chroniques les com-
avec les années 1960, 1970, et pour partie 1980, une pétences d’auto-soins et psychosociales d’adaptation
transformation profonde des cultures d’action écono- nécessaires à la prévention de la détérioration de leur
mique et sociale, des cultures de gestion de l’activité santé et au maintien de leur qualité de vie.
humaine quel que soit le cadre de cette activité. Se Cette culture de l’autonomie et de la responsabilité
traduisant selon les cas par des vocabulaires ou des trouve dans le monde élargi de la formation des
accents un peu différents, ces nouvelles cultures se adultes, ne se limitant pas à la formation instituée, mais
caractérisent par une grande cohérence d’ensemble. incluant toutes les formes de développement des com-
pétences, une expression et une formalisation très
Cultures de l’autonomie et de la affinées. On peut penser en particulier au développe-
responsabilité, injonction de subjectivité ment considérable des démarches de projet et pour
partie des démarches d’autoformation, qui privilégient
Dans tous les secteurs de la vie sociale, professionnelle la place des sujets dans l’engagement de leur forma-
ou non, on constate une volonté déclarée de « faire tion ou de leur démarche de développement, dans leur
bouger » les individus, de les conduire à être plus finalisation et dans leur performation. Ces démarches
« volontaires » de manière à accompagner l’introduc- méritent une mise en objet par la recherche, comme
tion de nouveaux modes de gouvernance (Conjard s’efforce précisément de le faire ce dossier.
& Devin, 2007). Cette intention s’accompagne d’un
discours et d’un lexique renouvelés pour parler préci-
3 Extrait d’entretiens de recherche réalisés avec le responsable
6 sément de l’activité humaine : on insiste notamment d’une grande entreprise de textile québécoise en 1991.
Nous avons quelques raisons de penser que la moyens dans la production. Ceci pourrait expliquer en
DOSSIER
« montée en puissance » de ces cultures peut s’analyser particulier le rapprochement relatif entre formation et
comme une intervention sociale sur la place des sujets gestion.
dans l’engagement de leur activité. Il s’agit en fait d’une
délégation de responsabilité par les organisations et Cultures du décloisonnement,
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du fonctionnement du monde, préalable supposé à sa recherche par les acteurs sur leurs propres activités est
transformation ; souvent considéré aujourd’hui comme une contribu-
–– elles s’autonomisent dans un temps et dans un tion possible à leur construction en tant que sujets
espace spécifiques, différenciant notamment leurs professionnels et sociaux. En tant que champ de
aujourd’hui d’une visée professionnalisante. Portée à la Comme toutes les cultures d’action, les cultures de
fois pas les orientations nationales et européennes la professionnalisation montrent ainsi les caractéris-
s’agissant de l’organisation de la formation initiale et tiques d’ambiguïté fonctionnelle qui sont liées bien
continue et prônée par les secteurs privés, la profession- entendu au fait que les dispositifs proposés sont adres-
nalisation a à l’évidence le vent en poupe. sés et doivent « prendre sens » par rapport à une diver-
On peut penser toutefois que les cultures de la sité d’acteurs et de logiques.
professionnalisation, en dehors du concept classique
de professionnalisation dans la sociologie des profes-
sions, peuvent être entendues en deux sens, souvent De nouveaux thèmes de recherche
complémentaires : à la frontière de plusieurs champs
–– comme mode d’articulation plus étroite entre travail
et formation : il s’agit alors de faire en sorte que la réali-
sation du travail soit, dans le même e space-temps, occa- Comme champ de recherche, la formation des adultes
sion de se former (formations intégrées au travail, forma- s’est assez naturellement déployée à partir des ques-
tion en situation de travail, f ormation-action) ou qu’il tions qui se sont posées aux praticiens de la formation
s’agisse de mettre en place des moments de réflexion structurant ainsi au moins deux traditions de recherche :
rétrospective ou anticipatrice à propos de l’activité (ana- d’une part, des recherches en compréhension portant
lyse de pratiques, groupes de pairs par exemple) dans le par exemple sur les caractéristiques singulières des
cadre ou non de démarches de qualité ; adultes en formation (par différence avec les enfants/
–– comme qualification de la finalité de l’offre de forma- adolescents du système scolaire…) et, d’autre part, des
tion par rapport au travail : les milieux de la formation recherches-intervention accompagnant la définition
cherchent à mettre en évidence le caractère profession- des méthodes spécifiques d’intervention auprès des
nalisant de leur offre de formation de manière notam- adultes (y a-t-il une pédagogie des adultes ?...). L’un des
ment à influer sur la perception que leurs clients peuvent enjeux et défis de ce champ de recherche est donc bien
avoir de l’efficacité des dispositifs qu’ils mettent en de transformer des enjeux et concepts sociaux (par
œuvre, en vue d’améliorer la place et la légitimité de exemple ceux de l’individualisation, du e-learning…)
leurs pratiques de formation. De ce point de vue, la pro- en enjeux et concepts scientifiques par la production
fessionnalisation constitue un enjeu fort de visibilité ou d’un discours autonome mettant en objet les pratiques
d’affichage social pour les milieux de la formation, en sociales et susceptible de proposer au final des outils
lien souvent avec l’introduction de démarches qualité. de lecture de ces pratiques.
En ce qui concerne les dispositifs déployés, on Depuis quelques décennies, des orientations nou-
constate qu’ils reposent souvent sur des conceptions velles internationales (OCDE), européennes (Bologne
différentes de la professionnalisation : en 2000) et nationales (lois de 2004 et 2009 notam-
–– un débat concernant la relation « formation-emploi- ment) insistent davantage, comme nous l’évoquions
formation-métier » opposant une conception « adéqua- plus haut, sur la « nécessaire » contribution de la
tionniste » valorisant l’idée d’une formation pour un formation à une meilleure efficacité économique et
métier ou visant le développement de compétences incitent à mettre en place des modalités de formation
dites « spécifiques » et une conception « transversaliste » différentes : vers le « sur mesure », vers une articulation
valorisant l’idée d’une formation pour plusieurs emplois plus grande entre situations de travail et situations de
et métiers, en cohérence avec des orientations euro- formation, vers l’individualisation et la gestion de par-
péennes, et visant le développement de compétences cours, vers la modularisation de l’offre de formation,
dites transversales ou transférables ; vers la formation à distance… En lien avec ces inten-
–– un débat concernant les traits qui caractériseraient tions et les pratiques nouvelles qui en découlent, la
une formation professionnalisante ; pour certains serait recherche en formation des adultes a tendance à se
professionnelle une formation débouchant sur un déployer sur des objets nouveaux : à côté des premiers
emploi ; pour d’autres serait professionnelle une forma- travaux portant par exemple sur l’adulte en formation
tion donnant place à la pratique et à des savoirs dits et les méthodes d’intervention, on voit apparaître un
« opérationnels » ; pour d’autres enfin serait profession- intérêt grandissant à la fois, et de façon probablement
10 nelle une formation faisant intervenir des professionnels complémentaire, pour la compréhension des rapports
entre évolution du travail, évolution des organisations prentissage qui traversent les milieux de la formation,
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et évolution des formes de la formation, pour le pas- il mentionne ensuite en quoi ces concepts et théories
sage d’une logique de formation à une logique de contribuent à la rénovation des visions de la formation
professionnalisation, pour les rapports entre activité et autorisent à en mieux penser l’efficacité, p ar-delà
et expérience, entre savoirs et compétences… effets de mode et emballements techniques ou péda-
sion didactique et pédagogique de cette approche, et adultes dans les recompositions économiques et
détaille pour finir les dispositifs innovants actuellement sociales qui s’opèrent, elle attire aussi l’attention sur la
inventés et testés dans différents champs de pratiques signification de l’appel à la recherche. Dans une inten-
qui articulent, sous une qualification d’ergonomie-for- tion scientifique, il ne faut pas confondre en effet les
mation, des recherches empiriques et technologiques. recherches qui auraient pour but de légitimer ces nou-
La deuxième partie étend la réflexion selon deux axes. velles cultures en contribuant à leur formalisation et
Le premier constate l’impossibilité d’adopter dans cette les recherches qui prendraient ces cultures comme une
approche une épistémologie distinguant le registre des composante importante de leurs objets. Comme on le
faits de celui des valeurs, et propose un mode de pro- sait, les sciences sociales se caractérisent par le fait
duction de connaissances qualifié d’enquête collabo- qu’elles sont susceptibles de proposer d’autres signifi-
rative impliquant les professionnels selon une visée de cations que celles que les acteurs accordent à leurs
transformation de leur activité. Le deuxième ouvre actes ; elles n’en considèrent pas moins ces significa-
cette approche à des pratiques autres que le travail, et tions d’acteurs comme des faits sociaux à analyser et à
détaille trois conséquences de cette ouverture : la défi- interpréter. Certaines commandes de recherche,
nition d’objets d’étude et de conception nouveaux tels notamment en lien avec les thématiques nouvelles qui
que le cours d’existence et le cours d’existence relatif à apparaissent dans la période récente dont certaines
une pratique ; l’implication es qualité des chercheurs font l’objet des contributions qui suivent, peuvent por-
dans le registre axiologique et éthique ; l’adoption ter naturellement les intérêts sociaux liés à la diffusion
d’une démarche critique envers les orientations de ces nouvelles cultures. Sous réserve de précautions
actuelles en éducation des adultes, et la proposition épistémologiques et théoriques, elles n’en peuvent pas
d’une approche développementale résumée par la for- moins contribuer à la connaissance affinée de l’objet
mule « éducation du devenir ». social majeur que constitue la formation. C’est la voie
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