Paroles Gelées: Title

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UCLA

Paroles gelées

Title
Plaisir du déplaisir ou désir dans le réalisme et le masochisme

Permalink
https://escholarship.org/uc/item/04r8k17p

Journal
Paroles gelées, 6(1)

ISSN
1094-7264

Author
Morel, Renée

Publication Date
1988

DOI
10.5070/PG761003218

Peer reviewed

eScholarship.org Powered by the California Digital Library


University of California
Plaisir du deplaisir
ou desir dans le realisme et le masochisme

Renee Morel

Ward Bond: — heavy, what is it?


It's

Humphrey Bogart: — The stuff that dreams are made of.


(The Maltese Falcon, sequence finale)

1870 voit, avec la Commune et le desastre de Sedan, la liquidation


sanglante du Second Empire. Cette debacle, (pour reprendre I'un de
ses titres) correspond precisement au moment ou Zola commence a
ecrire le vaste cycle des Rougou-Macquart . C'est aussi I'annee ou, de
I'autre cote du Rhin, parait I'oeuvre maitresse de Sacher-Masoch, La
Venus a la fourrure. A premiere vue, les fantasmes de Severin,
esclave de sa deesse, ne semblent avoir que fort peu en commun avec
les pretentions positivistes du Roman experimental, ou la psychologic
des personnages se trouve subordonnee a la physiologic (on connait
la declaration de Zola aux freres Goncourt selon laquelle les caracte-
res de ses heros sont determines par leurs organes genitaux). Barthes
remarque avec justesse que la description realiste evite de se laisser
entrainer dans une activite fantasmatique. Et pour cause. L'imagina-
tion ne s'oppose-t-elle pas au reel comme le jour a la nuit? Cepen-
dant, malgre des differences evidentes, les oeuvres de Zola et de
Masoch et les courants litteraires qu'elles emblematisent relevent
d'une semblable economic: realisme et masochisme mettent tous deux
en place une meme structure de desir.

23
24 PAROLES GELEES

Cette structure fondamentale s'articule sur la notion de realite.


Qu'en est-il du reel ou, plus exactement, de la perception de ce reel?
Pour Severin comme pour tout masochiste, le fanlasme possede une
qualite bien superieure a celle du reel (on songe a ce que Pascal disait
de I'imagination, qui remplit ses botes dune satisfaction "bien autre-
ment pleine et entiere que la raison"'). Cela est du au rapport que ce
scenario imaginaire entretient avec le desir (un terme freudien vient
I'attester: Wimschphantasie ou fantasme de desir). Ainsi que I'ont

demontre Krafft-Ebing puis Freud, la dimension des jouissances ir-


reelles est telle que le reel n'apparait au masochisme que comme une
actualisation des ses fantasmes. C'est d'ailleurs cette dimension
psychique qui constitue le fondement de la perversion.
A de I'imaginaire, le realisme, lui,
I'inverse de cette valorisation
renvoie au reel pour substrat ideologique les sciences de I'obser-
(il a
vation). II est symptomatique qu'il n'y ait pas de romancier parmi
les Rougon-Macquart, mais un savant, le Docteur Pascal, qui com-

mente I'arbre genealogique de la famille. Outre les savants, Zola


s'interesse aux peintres, qui font, eux aussi, le metier de voir. II
professe en particulier la plus vive admiration pour Manet, qui pre-
tend ne pas savoir inventer (son heros, Claude, sera dument afflige
du meme defaut). Et puisque, selon I'expression de Claude Bernard,
"les fails seuls sont reels", 1 ecrivain realiste voyage, enquete et etablit
de volumineux dossiers avant de se mettre a I'ouvrage. Cette refer-
ence obsessionnelle au concret garantit I'authenticite de son discours.
Mais, pour etre valide, le modele scientifique implique I'objectivite;
il exige I'impassibilite de I'ecrivain, simple "greffier qui se defend de
juger et de conclure (cette politique non interventioniste n'a pas
'

empeche Zola d'ecrire vingt volumes pour denoncer les exces du


Second Empire). II est absolument contradictoire aux lois du genre
que le romanier fasse partie du roman.
Cependant, lorsqu'on y regarde de plus pres, on constate que la
production romanesque de Zola en dit long sur les fantasmes de son
auteur. Son cadre formel — le code des conventions realistes —
contient un reseau de signifiants qui se rapportent davantage a
I'imaginaire qu'au reel. Le realisme, on le sait, veut associer son
savoir a la rigueur dun voir. II existe, entre les deux termes, une
affinite, presque une identite. Mais la vision orientee — ce que Ion
nomme regard — nest pas innocente: elle cree inevitablement, entre
I'observateur et I'objet de son regard, des liens dune nature tres
particuliere. Le spectacle qui s'offre a la vue attire, effraie ou repugne.
PLAISIR DU DfePLAISIR 25

souvent simultanement, selon le mouvement ambivalent de la fasci-

nation. Ainsi au Theatre des Varietes, toutes les jumelles sont bra-
quees sur Nana erotiquement (de)vetue en Venus: le public est
meduse. Le Comte Muffat reste bouche bee. Plus tard, quand Muffat
comtemple Nana en prive, elle lui fait peur. La "bonne enfant"
blonde et grasse gagne rapidement une dimension mythique. Elle
grandit et finit par devenir "le monstre de I'Ecriture, lubrique, sentant

le fauve".'^ Pareillement, quand Muffat epie la fenetre de son rival,


Fauchery, la vision se transforme en hallucination. Le comte demeure
absorbe, cloue sur place, fascine moins par ce qu'il voit que par ce
qu'il imagine. En effet, le mari trompe ne voit rien nettement: les

ombres, c'etait a prevoir, ne i'eclaircissent pas. Elles ne font qu'aug-


menter le doute, aiguiser la jalousie. De fafon repetee, I'objet per^u
(Nana ou les silhouettes furtives de la fenetre) se laisse depasser dans
un au-dela du reel, dans une perspective imaginaire dans le —
fantasme. II appert done que le heros realiste fantasme aussi febrile-
ment que son homologue masochiste.
Ainsi, de fa^on fort significative, le premier chapitre de L'Oeuvre
s'ouvre sur une nuit d'orage, zebree d'eclairs, scene beaucoup plus
romantique (ou roman noir) que realiste. En plein quartier familier,
leheros decouvre soudain "un coin de ville inconnue, I'apparition
violatre d'une cite fantastique".-* Dans le fracas de la foudre, il ecoute
I'inconnue surgie devant lui et pense immediatement quelle lui

raconte une aventure de vaudeville. II est convaincu que rien de ce


qu'elle dit nest vrai. D'emblee, ces pages d'une rare densite hal-
lucinatoire revelent I'attitude paranoiaque de Claude. Derriere I'in-

nocence de la grande jeune fille vetue de noir, il imagine la debauche,


la prostitution, "des choses effroyables qu'il ne saurait jamais"
{0,75). Derriere Ninon, Nana. Cela veut dire que, des le depart, son
rapport a la femme est un rapport de denegation. La femme en tant
que telle n'a de place ni dans I'atelier de Claude, espace clos, stricte-
ment masculin et "realiste", d'ou I'Autre est banni ("Jamais il n'intro-
duisait de fille chez lui "- O, p. 69), ni meme dans son existence ("II
les traitait toutes en gar^on qui les ignorait"- O, p. 69). L'inconnue

("farceuse", "gueuse": la paraoia va croissant) finit par penetrer dans


I'appartement du peintre. Derriere le paravent, plan aveugle qui
s'interpose au voir, elle represente une terra incognita, une enclave
d'irrealite sur laquelle Claude n'a pas d'emprise. Ses mensonges ne
sont-ils pas, en effet, "sans profit, inexplicables, I'art pour I'art"
(0,86)? Comme toute femme I'orpheline ment sans fin (dans les deux
26 PAROLES GELEES

sens du terme: sans cesse / sans finalite), pour le seul plaisir, pour
son propre plaisir. Elle incarne ainsi I'art pour I'art, qui se soucie peu
de la vie et, par la, s'oppose directement au realisme.
Des le debut, le recit est done un recit de I'ignorance. Claude tri-

omphe d'abord: il jubile d'avoir "dejoue la tentation" (0,73), de ne


pas etre dupe, mais decouvre bientot qu'a I'interieur de son univers
familier il ne peut ni voir ni savoir (un echo aux ruminations de
Muffat, impuissant a atteindre la verite: "II faisait trop noir, personne
ne saurait jamais ces choses" — N, p. 226). Avec I'intrusion de I'Autre,
le peintre se sent exproprie de son espace propre. L'irruption de la

difference sexuelle provoque tour a tour le doute, le mepris et la

crainte. Cela se solde par une eprouvante nuit d'insomnie, traversee


de fantasmes erotiques, de "nudites amoureuses de femmes". Tombe
dans I'experience traumatisante, Claude exagere son allure bourrue,
sa grosse voix — le viril en lui. II denie la realite ("II imaginait un
roman"- O, p. 73) et se livre a un comportement fetichiste panique
qui rappelle certes celui des amants de Nana. Pendant que I'insond-
able demoiselle dort, il tourne et retourne ses jupes de laine, sa robe,
son corsage — chiffons ou flotte une odor di fcmmina — et cherche
a quatre pattes (on ne peut s'empecher de songer a Muffat) ses bas
de fil d'Ecosse. Ce manege continue meme apres le depart de la jeune
fille:Claude se saisit du matelas encore tiede, puis de I'oreiller ou
s'attarde une "douceur eparse" (0,87), tentant, au moyen de cette
accumulation du fetiche, de combler la beance, de conjurer la differ-
ence sexuelle qui la entame et lui a fait perdre son auto-suffisance
phallique ("Cette fille I'occupait" — 0,73) le lecteur I'avait bien
remarque). Les sensations d'etouffement qu'eprouve le heros tra-

hissent une angoisse profonde. La dysfonction s'installe alors. Car


si Claude brule d'envie d'ecarter la mince cloison et de voir I'incon-

nue (le regard realiste constitue une defense contre I'invisible, le trou
noir), il craint egalement de la voir (il cherche a se debarrasser d'elle

au plus vite).

Le fetichisme, on s'en doute, joue un role capital dans le livre de


Sacher-Masoch, puisque la perversion du heros consiste essentielle-
ment a denier le monde pour s'ouvrir a un ideal suspendu dans le
fantasme. Toutefois, I'auteur fait intervenir le motif de la fetichisa-
tion meme independamment du personnage principal, dans I'argu-
ment qui ouvre le roman (et I'explique). Ainsi, c'est au narrateur —
dont rien n'indique qu'il partage les penchants de Severin — que Ve-
nus apparait enveloppee de sa fourrure (apparition qui ressemble
beaucoup aux Nus "Troisieme Republique dun Bouguereau ou dun '
PLAISIR DU DfiPLAISIR 27

Cabanel, contre lesquels Zola s'eleve si souvent). La divine vient d'un


univers paien ou naturisme et naturalisme impliquent I'absence de
vetements. Pourtant, elle n'est pas nue. En quittant la chaleur meri-

dionale, elle a du couvrir "son corps de neige d'un noir pelage",


endosser un supplement pervers: la "fourrure du Nord".
Comme le souligne la deesse (entre deux eternuements), les brumes
septentrionales evoquent I'encens et le christianisme religion ou —
la nudite, loin d'etre naturelle et liee a la plenitude, connote, au con-
peche et le manque. D'un autre cote,
traire la sexualite, c'est-a-dire le

les brouillardsdu Nord, qui s'opposent a la lumiere transparente des


cieux mediterraneens (pays de Venus) evoquent egalement I'ombre,
le nocturne et le crepusculaire. Le reve et I'imaginaire. A I'instar du

nuage, ils provoquent un effet de voile. En ce sens, ils s'apparentent


au fetiche, qui cache ce qu'on ne saurait voir. Le fetiche denie la
difference sexuelle. Or la sublimation, qui desexualise (elle tend a la
satisfaction par illusion) parvient aux memes fins. On se souvient que
le reve du narrateur est provoque par la lecture dun ouvrage de
philosophie: I'obscurite metaphysique est une forme de sublimation.
En d'autres termes, Hegel, c'est la fourrure (Venus ne s'exclame-t-elle
pas: "Je comprends tout a coup la philosophie allemande, et je ne
m'etonne plus de ce que vous autres, gens du Nord, ne sachiez
aimer "'•).
Cependant la sexualite ne peut etre simplement evacuee. En effet,
la sombre pelisse de Venus ne se contente pas de cacher: elle cache

et montre a la fois. Elle est presence qui cache une absence, voile sur

la difference qui est aussi la difference. Veture, la fourrure marque


et occulte la dechirure ou s'origine le desir. Ce qui revient a dire
qu'elle desexualise et sexualise en meme temps.
Le fetiche se rattache a la question du reel, puisqu'il se definit a
partir du phenomene de la perception. Toutefois, cette perception,
etant celle du sexe feminin, site et signe d'une absence, s'avere
problematique du point de vue de la logique. Qu'est-ce, en effet, que
percevoir une absence? un manque? Cela signifie que, plus qu'une ex-
perience perceptible (et done reelle), la "vue" du fameux "rien a voir",
la "perception negative", produit un double clivage: entre le present

et I'absent, et, surtout, entre le reel et I'irreel (la castration supposee


implique la chute du referent,
done I'irreference, I'irreel).
et
Le refus de cette experience provoque la formulation de la perver-
sion fetichique. Le heros de Sacher-Masoch s'attarde complaisam-
ment sur tout ce qui louche le corps de la femme (cuir, etoffe,
fourrure) et produit, par ce mouvement meme d'adjonction, un
28 PAROLES GELEES

surcroit de plaisir. Le fetiche denegateur est, bien sur, indice dune


profonde irrealite. Ainsi, lorsque le narrateur s'extasie sur la "folie

merveilleuse" que represente la fourrure, la deesse rit et le gronde:


"Vous revez, reveillez-vous! ". Curieusement, c'est a I'interieur dun
reve quelle lui enjoint de quitter le reve pour la realite ce que le —
serviteur cosaque fera simultanement (et plus brutalement) dans le
monde de la realite: deux imperatifs se con-
"Mais reveillez-vous [les

fondent, melant le fantasme au une honte!"(p.l22).


reel), c'est

Quant a Severin, ce nest pas dans le reel qu'il se meut, mais dans
I'imaginaire, tant qu'il demeure epris de la statue du jardin. II n'entre
veritablement dans le reel que, lorsqu'a la place de la statue, il
entrevoit une femme nue, par une fatale nuit de pleine lune ("Une
grande fourrure sombre tombe des epaules de marbre de la deesse
Son destin se joue au moment ou la statue
jusqu'a ses pieds", p. 133).
s'anime, ou elle devient femme. Comme dans le cas de Claude, I'ir-
ruption de I'alterite provoque la felure (la sexualite, c'est toujours
I'entame, la felure — on a deja vu que Lantier n'est plus "I'entier").
Une 'panique indescriptible" saisit Severin devant ce spectacle qui
le glace et le que la vision redoutable de la tete de Me-
fascine, ainsi
duse ("Une peur sans nom
s'empara de moi, mon coeur mena^ait
d'eclater", p. 129). Le heros reste petrifie. Par la suite, sa tentative
repetee de mettre une fourrure a Wanda, sa Venus, correspond a un
deni de la realite. Dans ce geste, la fourrure opere a un double
niveau: elle est substitut qui vaut pour I'objet invisible (I'oxymore
toujours absent du "phallus feminin ") et aussi enveloppe qui recouvre
la froideur et I'insensibilite de la femme —
veritablement de marbre.
Avers du fetichisme, la notion de I'invisible hante pareillement les
personnages de L'Oeiivre. Ainsi le cache (invariablement associe a
la sexualite exerce sa fascination sur Christine que le grand tableau

retourne attire obscurement ("Que pouvait-il cacher, celui-la, pour


qu'on n'osat meme pas le montrer?", p. 78). Autant que par la
presence reelle, chacun est obsede par le verso de I'Autre, par ce que
I'Autre ne montre pas, par le vide vertigineux (absence, dissimula-
tion) qui se creuse au-dela de I'objet derobe: ce qui seduit, c'est

toujours ce qu'on ne voit pas. L'invisible hante done Zola lui-meme.


En effet, le romancier realiste aspire a decrire le monde tel qu'il est.

Mais afin d'y parvenir, il doit s'abstraire de ce qu'il decrit. Autrement


dit, peindre le monde tel qu'il est quand il nest pas la. Le fantasme
originel du romancier, celui dont il tire son inspiration, est alors celui

de I'observation impossible, de la perception de I'imperceptible. Tout


PLAISIR DU DEPLAISIR 29

le premier chapitre de L'Oeuvre, roman hautement reflexif, en


temoigne de fagon irrecusable. Au chapitre suivant, Claude tente
d'inserer I'image de Christine dans I'espace lacunaire de la toile (la
femme coincide avec manque), mais finit par la detruire rageuse-
le

ment. Le Nu se trouve ainsi reduit a une "plaie beante" qui evoque


cellede son sexe (irreductible, lui). Dans son autre oeuvre, Claude
couvrira d'une "rose mystique", symbole de purete des litanies
chretiennes, le sexe du grand Nu. Or, comme on la deja vu pour la
fourrure de Venus, fetichisation sublimation ne font qu'un.
et
A I'image du fetiche, la production de I'ecrivain realiste vise a
representer I'objet qui echappe a la vue. Car, de fa?on generale, le
reel, objet du regard, se donne a voir de maniere retorse. Ainsi, dans
I'etroit et chaste lit de fer du peintre, la jeune fille endormie ne se
montre pas. Bien quelle finisse a son insu —
par servir de modele —
au peintre, elle ne "pose" pas (il ne s'agit nullement dune scene de
seduction): Christine n'est pas destinee a celui qui la regarde. Ses
paupieres closes emblematisent le theme du "ce qu'on ne voit pas".
Claude la surprend dans la completude du sommeil et I'abandon de
la nudite sans qu'elle se donne a voir.
De meme, la Venus de Sacher-Masoch declare au narrateur que le
monde antique auquel elle s'identifie n'est pas pour lui: "Ce nest pas
pour vous qu'ont ete batis Pompei, nos villas, nos bains et nos tem-
ples" Le parfum des myrtes,
(121). la plenitude heureuse du
paganisme, rien de tout cela n'est pour lui. Le discours de la deesse
revient finalement a dire: 'Jene suis pas pour vous". Cette declara-
tion blessante cristallise le fantasme realiste par excellence: celui du
"pour personne"; on pourrait I'attribuer au reel, puisque le reel se
definit comme ce qui ne depend pas de moi. Comme I'inconstante et
cruelle Venus, le reel n'est pas pour moi; comme I'indechiffrable
Christine, le reel se reserve. En un paradoxal effet d'adresse, le reel
ne se donne — comme la femme — qu'en se refusant. Le monde n'est
pas fait II ue me regarde pas. Litteralement (dans un meme
pour moi.
ordre d'idees, Sartre parle de la transcendance de I'objet, qui existe
independamment de moi).
En cela, le reel s'apparente a I'experience esthetique, qui implique
inevitablement I'exclusion. Car contrairement a sa sensualite qui,
elle, s'offrea la consommation, I'idealite de I'objet beau s'y refuse.
Et c'est justement ce refus, ce refus qui m'exclut (la beaute n'a pas de
destination) qui produit le plaisir esthetique. Le plaisir de I'exclusion
constitue done le revers necessaire de I'experience du beau.
30 PAROLES GELEES

Le motif, maintes fois module, du regard se rattache a ce reseau


de significations. Le rapport scopique implique, en effet, le sens de
la distance (on regarde ce donton est separe). II est condamne a ne
jamais connaitre la plenitude: d'Orphee a Pyche, les mythes mon-
trent bien que voir quelque chose, c'est immanquablement le perdre.
Le primat de la perception optique chez les realistes produit alors un
discours endeuille, un plaisir toujours empreint de melancolie (celui
de Muffat et aussi celui de Zola).

II une autre modalite du regard commune au realisme et au


existe
masochisme: le voyeurisme. Quand Claude observe Christine
endormie, il occupe - comme le romancier realiste, dont il est un ava-
tar — la position d'un voyeur. Freud appelle perversion le plaisir de
voir quand, au lieu de preparer I'acte normal, il en detourne. C'est
exactement ce qu'on trouve chez le heros de Zola, avec le motif de
la sublimation: "II avait oublie la jeune fille . . . il redevenait un petit
gar<;on tres sage, attentif et respectueux" (0,75). Le peintre, "grave,
extasie" (0,74), jouit de contempler la nudite de Christine, de la voir
etnon de I'avoir. La suite du roman montre que sexualite et subli-
mation sont deux mouvements contemporains et antagonistes.
L'irruption de I'Autre introduit la difference (la sexualite) et declenche
un mecanisme de fetichisation / sublimation. Dans ce schema, la
sublimation nest pas une mise entre parentheses de la sexualite, mais
un mecanisme de la sexualite: les deux sont indissociables et irrecon-

ciliables. Christine est simultanetnefit I'objet d'un desir sexuel et

I'objet dun desir sublime. Elle lutte desesperement contre la sublima-


tion qui la nie, contre le clivage qui I'oppose a sa propre image. On
retrouve ici la structure de la fourrure, qui lie sexualite et sublima-
tion. Comme Claude, Severin — autre voyeur a plein temps — s'a-
vere incapable d'une vie sexuelle normale, ce en quoi Krafft-Ebing
voit un symptome de la perversion masochiste. Le heros de Masoch
denie et sublime en creant ou en contemplant des tableaux esthetiques
(tout le roman peut d'ailleurs se reduire a I'histoire d'un tableau).
II nest guere surprenant que les scenes de voyeurisme abondent
dans I'oeuvre de Zola car elles permettent au recit de repeter, sur le

plan narratif, son mode de production symbolique. Que Ion prenne,


par exemple, la scene ou Nana se deshabille devant Muffat et s'aban-
donne a un epanouissement auto-erotique qui le met dans tous ses

etats ("Ce plaisir solitaire I'exasperait" —N,p.72). A I'inverse de


Lantier, Muffat se trouve spectateur / voyeur malgre lui. Mais, dans
PLAISIR DU DEPLAISIR 31

les deux cas, la femme, cote vice (la complaisante Nana) ou cote
vertu (I'innocente Christine), incarne I'objet narcissique qui n'a pas
besoin de I'Autre. La Venus des boulevards "a le sexe assez fort pour
detruire tout ce monde et n'etre pas entamee" (54), et, en donnant
a Muffat I'adresse de Fauchery, elle lui flanque son cocuage a la

figure. Selon ce schema, ce qui fascine ("II regardait toujours, obsede,


possede" — 0,p.217) est ce qui existe sans moi, ce qui n'a pas besoin
de moi.
On trouve une structure analogue dans La Venus a la fourrure, ou

la deesse remarquer au narrateur que, depuis toujours, I'homme


fait

est "celui qui desire", et la femme, I'objet desire. C'est-a-dire, comme

le montrent les economies narratives de Sacher-Masoch et de Zola,

le desir de I'homme porte sur quelqu'un d'autre, tandis que celui de

la femme suit la structure speculaire du rapport a soi (la femme n'a

pas acces a I'amour d'objet). Or, ce qui fascine I'homme est tres
precisement le fait que la femme se suffise a elle-meme, qu'elle soit
a elle-meme son propre Autre. La femme est eminemment desirable
parce que, Nana ou Wanda, elle n'a pas besoin de I'homme qui
telle

ne peut se passer d'elle. Ainsi, Nana et Satin s'imposent dans le Paris


des plaisirs et regnent "avec le tranquille abus de leur sexe et leur
mepris avoue de I'homme". Et Venus declare sans ambages que
"moins la femme s'attendrit, et plus elle aiguise la volupte de
I'homme", ce que Severin confirme en s'ecriant: "Plus tu me
maltraites, plus tu enflammes mon coeur et enivres mes sens" (189).
La femme possede le charme indeniable des animaux qui ne de-
pendent pas de nous. Devant Wanda, le heros de Sacher-Masoch
evoque d'ailleurs la grace et le charme
emanent deselectrique qui
chats. II s'ensuit pour objet quelque chose (quelqu'un)
que le desir a
qui ne desire pas. L'auteur souligne cela au moyen du reseau
semantique de la frigidite: Wanda est associee a la lune, astre froid,
et a la statuaire antique, son visage est "glacial", son regard "froid",
son corps "de pierre" et "de marbre" (Deleuze parle plaisamment de
"catastrophe glaciaire"^). Sacher-Masoch nous montre aussi une
heroine eprise de sa propre image: "Elle se campe devant le miroir
et se contemple avec une satisfaction orgueilleuse "
(160). Nul autre
desir n'est admis. Ceci est encore plus clairement symbolise par
I'objet de la premiere passion de Severin: non pas une Venus de chair,
mais une Venus de pierre, "bien-aimee froide et cruelle" (129). Nana
triomphe pareillement avec sa "chair de marbre" (N,54).
32 PAROLES GELEES

Que ressent le spectateur en face de I'objet narcissique, beau


precisement parce qu'il rejette I'Autre? De meme que dans I'ex-

perience esthetique, eprouve une sensation de coupure, d'inacces-


il

sible, qui peut etre decrite en termes de douleur (celle de se sentir de

trop) aussi bien que de plaisir. Les contraires glissent I'un dans I'autre:
on goute au plaisir du deplaisir.
En plus du role privilegie du regard, toute problematique du reel
appelle invariablement celle de la jalousie. En effet, le reel n'est pas
ce que Ion voit, mais bien plutot ce que Ion ne voit pas. Cette
logique a pour matrice la jalousie liee a I'exclusion de la scene primi-
tive, moment de la trahison de la mere. Le reel, c'est qui se passe

derriere la porte de la chambre dont I'enfant est exclu. C'est la vision


que transgresse Nana enfant en epiant sa mere avec
interdite, celle
Lantier, en "mouchardant ce qui ne regarde pas les morveuses ".* La
fascination que le reel ne cesse d'exercer se rattache a I'obsession de
savoir ce que fait la mere pendant ses absences. L'enfant decouvre

que celle-ci se detourne de lui, qu'elle lui echappe. Comme tout desir
de savoir, sa quete porte sur le desir, le desir de I'Autre, sur I'incom-
municable jouissance de la femme. Un passage de L'Oeuvre I'illus-
tre clairement, celui ou Claude veut connaitre la sexualite de

Christine. II tente de la confesser sur sa vie au couvent, sur sa vie sex-


uelle sans lui: "Voyons, mon mimi, conte-moi un peu" (0,206).
Mais, a I'instar du reel, sa compagne resiste: "Elle finit par bouder,
muette, impenetrable", comme la porte fermee derriere laquelle la
mere aime quelqu'un d'autre. Pour la premiere fois, ce jour-la,
Claude sent qu'ils "restent etrangers". C'est alors la fin de I'idylle. En
trois paragraphes, un nuage est arrive sur la partie de campagne de
Bennecourt.
De semblables notions sous-tendent le roman de Sacher-Masoch,
dont I'intertexte erudit multiplie les references culturelles aux themes
de la trahison et de la duplicite feminines. Le heros se plonge dans
la lecture du Livre de Judith, puis dans celle de Manon Lescaut, et
maintes figures de femmes fatales (Messaline, Lucrece Borgia, Lola
Montez, etc . . .) traversent ses Confessions d'un suprasensuel. Et,
bien sur, la peinture au plafond de la villa florentine de Wanda joue
le role dune mise en abyme, puisqu'elle contient le recit qui la con-
tient: Samson, c'est bien connu, a perdu sa fourrure aux mains de la

perfide Dalila ( "Chacun de nous finit par etre Samson" (p. 244),
declare philosophiquement le heros). De fa;:on plus emblematique
PLAISIR DU DfePLAISIR 33

encore, le nom de Severin evoque la severite (celle des gens du Nord,

a qui Venus reproche de prendre I'amour "beaucoup trop au


serieux"), mais aussi a la separation (il s'apparente a "sevrer" et a
"sevrage"), ce qui pointe en direction d'une angoisse fondamentale'.
L'objet du desir etant I'equivalent narcissique du moi, son absence
reviendrait a la castration. Afin de garder Wanda, Severin ajoute
alors une clause capitale au contrat: "a condition que tu ne te separes
jamais de moi". Ce qui peut se traduire par servage en echange d'un
non sevrage ("Sois outrecuidante, sois despotique, mais sois a moi
pour toujours", p. 146).
Amant attitre de Wanda, Severin la voit successivement courtisee
par un prince russe, "bel animal sauvage" (174), un peintre allemand
et un Grec connu pour sa cruaute et sa bravoure ("un homme, en
somme", p. 225). C'est-a-dire que, comme I'observateur realiste, il se
trouve dans la position de I'exclu. Ainsi que la mere lors de la scene
primitive, Wanda flirtant avec ses differents amants presente autant
de faces qui "ne regardent pas" le heros. Ce dernier tente alors d'ar-
raisonner I'inconnu, de controler les trahisons de la femme volage en
les integrant a son propre desir. Car
que Severin ne se
il est clair

contente pas de subir une serie de deplaisirs: il les met en scene.


II ne suffit pas, pour analyser ses motifs, de dire que le desir d'etre

exclu (et done de souffrir) fait partie du desir masochiste. Ce qui do-
mine, chez le pervers, c'est un imperieux besoin d'etre le destinataire
des choses. En effet, le geste obsessionnel de Severin mettre une —
fourrure a sa Venus —
consiste a faire de telle sorte que les infide-
lites de I'Aimee soient ce qu'il veut. Le heros agit semblablement a

I'enfant qui negocie I'absence de la mere au moyen du jeu compensa-


toire du fort I da. Wanda aura beau le tromper (le contrat stipule
qu'elle a le droit de le maltraiter comme il lui plaira), elle continuera
a lui obeir: tout le mal qu'elle lui fera, ce sera pour son bien. Grace
a cette strategie, r"heretique "
(135) Wanda se trouvera toujours dans
une situation indecidable, a la fois fidele et infidele. Chacune de ses
trahisons dira le contraire, sans contradiction. Si le contrat est exige
par celui-la meme qui en sera la victime, c'est parce que sa logique
retorse satisfait un egoisme profond: Severin sera toujours le desti-

nataire des actes de Wanda; tout lui reviendra toujours, quoiqu'il


arrive (I'univers du pervers dessine un cercle ferme, ou il n'y a que
lui et sa perversion). La loi represente alors pour le heros une fa^on
de resoudre le conflit entre deux pulsions contraires: celle du reel et
34 PAROLES GELEES

celle du "pour moi", ou, si Ton veut, le decalage entrele principe de

realite et le principe de plaisir. La loi offre au masochiste une maniere


metaphysique de rester au centre du monde.
La structure de desir mise en oeuvre dans La Venus a la fourrure
et dans le masochisme en general presente done un compose insta-
ble de ce qui plait et de ce qui deplait (ce qui me fait le plaisir de ne
pas me faire plaisir). Que le contrat du "je veux que tu me fasses mal"
definisse la perversion masochiste, cela est chose entendue. Par con-
tre, ce qui est particulierement surprenant — et fascinant — c'est que
Ton trouve une semblable formulation dans le desir realiste.
En effet, parce qu'il demeure exterieur a ce qu'il voit, le romancier
realiste occupe une position homologue a celle de Muffat, marl
bafoue, qui attend obstinement, transi sur le trottoir, dans son "sourd
besoin de savoir" (N,225). II est I'exclu absolu. Au-dela du niveau
textuel de on peut lire le celebre episode de Nana au miroir
I'intrigue,

et, ou Muffat guette les ombres a la fenetre (deux ex-


surtout, celui
clusions en I'espace dun chapitre) comme une mise-en-abyme du
projet romanesque de Zola. Observateur fascine, I'auteur voit le
moteur premier du Second Empire, ce "regime des Chambres": le
plaisir. Mais puisque le reel ne s'adresse a moi qu'en se detachant de

moi, la position du romancier realiste doit etre envisagee avec un


certain coefficient de masochisme.
Car il serait faux de croire que le recul garantit I'objectivite. A
I'inverse, il produit un effet d'intensification effective. Dans la nuil
noire, Muffat regarde (verbe dont le prefixe de redoublement con-
note I'obsession) et tente en vain de prendre une allure degagee: il a
la tete en feu. Comme romancier envie (envie, invidia, vient
lui, le

de video = voir)une situation dont il se sait exclu (Taine remarque


avec justesse que I'oeil du romancier n'a pas la froideur de son
intelligence). La situation de I'observateur silencieux est vite ebranlee
par une formidable jalousie, totalement incompatible avec I'impas-
sibilite. Dun autre cote, seule I'exclusion — cause meme de la

jalousie — rend possible I'observation. II faut done que I'observateur


soit exclu de la realisation de son propre desir. "Rien de plus simple",
pense Muffat, "il sufffit] de rester la" (A/,225); mais, au contraire, rien
de moins simple.
On trouve dans le roman realiste, une structure d'exclusion
ainsi,

qui releve a du desir (le desir du reel) et de la douleur, double


la fois

bind finalement assez proche de la structure erogene du contrat


masochiste. Dans le fond, les deboires respectifs du romancier realiste
PLAISIR DU DEPLAISIR 35

et de son confrere masochiste (on salt que Sacher-Masoch etablissait

des contrats pervers, tout comme son heros) ressemblent un peu a


ceux de Pygmalion, createur impuissant qui voit sa creature lui

echapper.
En outre, parce qu'elle provoque I'envie, la structure d'exclusion
declenche une agressivite typique du romancier realiste a I'egard de
son public. Cette agressivite est une projection de la paranoia (le desir
d'etre exclu releve d'ailleurs du mecanisme de la paranoia). Le
deplaisir constitue alors le fond meme du rapport entre le romancier
et son public (comment oublier que le premier recueil de I'auteur
s'intitule Mes hainesl). Zola refuse d'imiter un grand nombre de ses

contemporains et de faire de Nana, description des moeurs legeres


du Second Empire, un roman erotique. Pour le lecteur, point de
delectation privee, point de plaisir du texte. Nana, roman sur le
plaisir, ne saurait procurer de plaisir. L'heroine qui "corrompt et

desorganise Paris entre ses cuisses de neige"(N,215) montre la verite;


a savoir, que, loin d'etre plaisante, la sexualite est source de destruc-
tion (la pollution venerienne de Nana contaminera tout un peuple).
Puisque, d'une part, Zola se defend de vouloir enseigner et que,
d'autre part, il insiste regulierement sur I'opposition exacte entre le
plaisir et la verite, son esthetique joint I'inutile au desagreable. Loin
de chercher a plaire, elle est fiere de se demarquer de I'alienation
courtisane du public. Que montre cette (auto-)suffisance? Que la
structure du narcissime, qui suscite le desir des heros (Muffat,
Claude, Severin) est celle du roman realiste lui-meme.
En tant que romancier (et voyeur oblige), Zola s'interdit la
moindre complaisance dans ce qu'il observe: s'il ne cherche pas a
plaire, il ne cherche pas non plus a trouver de plaisir. L'Analytique
kantienne du Beau parlait de "plaisir desinteresse", mais inspiration
realiste va plus loin: elle se veut foncierement anti-hedoniste, ainsi
que I'a bien montre Auerbach.* Comme son alter ego Claude, Zola
pense qu' "il ne faut coucher qu'avec son oeuvre" (0,405). Cepen-
dant, la focalisation sur la sexualite ne va pas sans danger. En effet,
ou bien le romancier connait ce qu'il decrit (les orgies du Paris
mondain) et peut alors etre taxe d'immoralite, ou bien il ne connait
pas ces choses, et ne peut pretendre au realisme. Le desir qui subvertit
I'ordre social est aussi menace pour romanesque; dans le
I'ordre
monde du plaisir —
I'univers de Nana —
on ne peut etre a la fois
chaste et realiste, informe et impassible. Le public de Blonde Venus
n'est-il pas gagne par un immense vertige sensuel? ("Un frisson remua
36 PAROLES GELEES

la salle... la femme se dressait ouvrant I'inconnu du desir", p.


. . .

54). La contagion erotique ne s'etend-elle pas a la capitale tout


entiere? Cependant, I'auteur qui decrit cette contagion refuse que la
verite s'erotise, il refuse de se reconnaitre comme une instance
de desir.
Les ecrits de Zola sur I'art s'inscrivent dans cette meme esthetique
du deplaisir. On avu comment le masochiste resolvait le probleme
de la jalousie. Pour le realiste, la seule maniere d'echapper a la
jalousie est de s'attacher a ce que les autres n'aiment pas. D'ou le gout
notoire de I'auteur pour I'obscenite physiologique, le discours de la
repulsion, la "litterature putride "
(decheance de Gervaise, "habituee
a I'ordure," folie nevrotique de Claude, cadavre atrocement decom-
pose de Nana, etc. . . ). Dans ses comptes rendus, Zola se singularise
en aimant ce qui ne plait a nul autre (ce qu'implique le possessif de
Man Salon). II adresse notamment a Pissaro le plus navrant des com-
pliments: "Vous devez savoir que vous ne plaisez a personne . . .

Vous etes un grand maladroit, monsieur vous etes un artiste que —


Jaime."' C'est un postulat constant chez Zola, qui admire et defend
Courbet ("Mon Courbet a moi," encore le possessif du jaloux) pour
les memes raisons: "paria", "lepreux de I'art", ce peintre a tout pour
(lui) plaire. Que Ion considere aussi I'affirmation peremptoire a pro-
pos du Dejeuner sur I'herbe: "II y a ici une nature bien batie (il s'agit
du fameux Nu] qui doit vous deplaire,"'" a I'automatisme typique-
ment zolien. Dans un meme ordre d'idees, I'auteur contraste
Cabanel, qui peint des prostituees qui plaisent, des "Venus en
peignoirs de courtisane", et Manet, qui s'attire les quolibets de la
foule avec Olympia, pale prostituee qui deplait." On retrouve une
transposition de ce parallele dans L'Oeuvre, ou le peintre Fagerolles
vole a Lantier son originalite pour I'accommoder ensuite a la "sauce
veuve de I'Ecole des Beaux-Arts" (0,242).
Tel des Esscintes, antithese incarnee du naturalisme, Zola trouve
que le regard d'autrui souille (I'oeil a pour correlat un objet visible
par tous, ce qui proche de la prostitution). Ainsi, quand
est assez
le public se met a aimer Courbet, Zola, son ardent defenseur

d'autrefois, se met a le denigrer: "Courbet, cette annee, fait patte de


velours, et voila la foule charmee qui le trouve semblable a tout le
monde et qui applaudit."'^ Zola a toutefois besoin d'evoquer les
"yeux inintelligents "
de la foule avant de sen dissocier. Chez lui com-
me chez ses porte-parole, le regard oblique du jaloux se superpose
au regard morbide du voyeur. De meme que le desir du reel, ce motif
PLAISIR DU DfePLAISlR 37

matriciel du refus du partage (le desir d'exclusivite) se rattache a la


scene originaire et au complexe primitif d'Oedipe.
C'est dire, alors, qu'il faut jouer I'opposition entre I'enfance et la
maturite, car I'enfant ne connait pas la resistance du reel (on lui

donne ce qu'il desire). II ne vit mais dans un monde


pas dans le reel,

a part, ou on lui dit des choses seulement pour lui faire plaisir —
exactement comme dans les romans (contes a I'eau de rose ou
oeuvres erotiques) que fustige Zola. Le realisme, on le sait, veut mon-
trer la "verite du Sacher-Masoch se rapporte egale-
vrai." Le recit de
ment au vrai, puisque I'intrigue a pour pierre de louche la difference
entre le reel (le serieux, le "pour de vrai") et I'irreel (le jeu, le "pour
faire plaisir"). Dans la premiere scene de "masochisme," Severin se
fait fouetter par sa maitresse, qui n'accepte le jeu qu'a contre-coeur
(elle n'aime pas la comedie, et le dit sans fagon: "Cela ne me fait pas
plaisir", p. 162). Severin lui demande alors de quitter le domaine du
jeu: "Maltraite-moi vraiment" (162). Bien entendu, I'intention ne
change rien a I'acte. Toute I'erotisation du roman se joue cependant
sur cette vacillation entre le reel et I'irreel, entre ce qui est pour me
faire plaisir ou pas. Severin veut que ce soit vrai et, en meme temps,
que ce ne soit pas vrai. II veut la separation et il ne la veut pas. II

desire quelque chose qui ne correspond pas a son desir, se trouvant


ainsi pris dans un systeme qui, par definition, ne peut jamais etre
satisfait. ce que Severin desire et craint en meme temps, c'est la
Car
transcendance de I'objet.
Wanda est un heros en garde: "Tu as eveille de dangereux elements
dans ma nature" (163). II arrive en effet un moment ou, le sang
echauffe, elle decouvre qu'il y a du libidinal dans I'agressivite, ou elle
veut manier le fouet pour se faire plaisir a elle, le bourreau, et non
pour plaire a Severin. Son imagination corrompue, I'hetaire devient

femme sadique, ce qu'illustre I'apologue de Denys, tyran de Syra-


cuse, ou I'inventeur d'un pervers instrument de torture en devient la
premiere victime. Comme dans I'univers dionysiaque, le jeu est tra-
gique. Le heros n'est plus que la victime de la souffrance que lui
inflige Wanda, et non I'agent / le destinataire de cette souffrance. Ce
renversement lui fait decouvrir la vraie nature de la femme: sous la
chaleur superficielle de la fourrure, la froideur du marbre. Le com-
promis pervers n'est alors plus possible. Bafoue par une creature qui,
malgre la prudence, voire la cautele des termes contractuels, lui

echappe, Severin demande a etre sevre: "C'est assez, cesse ce jeu

cruel!" (236).
38 PAROLES GELEES

A du roman, le heros raconte au narrateur (qui est done le


la fin

narrataire ou destinataire de I'histoire) la fin de ses amours avec


Venus. On apprend que pendant que Wanda jouissait (elle "vit a
Paris comme une Aspasie", p. 247), lui ecrivait, couchait des fan-
tasmes sur le papier. Le debut de ses Confessions nous dit que les
blessures "cicatrisees depuis longtemps se sont rouvertes" (127). On
voit ainsi qu'il y a du fantome dans le fantasme (qui releve d'ailleurs
du retour du refoule). Mais surtout on voit que le fantasme, ce que
Sacher-Masoch nomme "la figure," est la base commune a la consti-
tution des symptomes pervers et a la creation litteraire.
Citant un vers des Elegies romaines de Goethe, Wanda rappelle au
heros que, dans la Grece antique, "le desir suivait le regard, le plaisir

suivait le desir" (135). Mais Severin, proprietaire terrien et "fils de


la reflexion" (la tradition philosophique du Nord), ne se laisse pas
emporter par la passion comme "la paienne". Son double geste de
denegation et de sublimation (voiler la dechirure) annule la difference
constitutive des sexes — et done la sexualite. II faut ainsi passer le

reel dans le fantasme. Or, le veritable plaisir coincide avec le desir:

non pas la proie, mais I'ombre de la proie.


Le plaisir ne suit pas le desir dans L'Oeuvre non plus. On a deja
examine la position nevrotique de Claude, qui a besoin de Christine,
son referent, pour peindre, mais ne peut le faire quand elle est la,
parce que sa presence enraye la sublimation. Comme Muffat, Claude
est incapable de metaphoriser son desir ("Aucune autre ne le conten-

terait" —
O, p. 169). II y a, chez lui, une paralysie du desir qui ne peut
pas changer d'objet. Mais, en derniere analyse, ce desir se trouve etre
une metaphore, car ce que le peintre veut n'est pas Christine mais une
doublure, une image ideale de Christine (un peu a la maniere des fan-
tasmes masochistes, qui sont autant de representations dune image
ideale de la femme). Ce que Claude peint, en fin de compte, ce nest
pas le reel, mais son desir inextinguible (comme le montre la phalli-
cisation de son corps pendu, ce nest qu'avec la mort qu'il peut re-
joindre son oeuvre et satisfaire son desir).
II maintenant a s'interroger sur la nature du desir. Le desir
reste
se distingue du besoin, qui est besoin materiel d'un objet; il est desir
d'un desir. Et puisque le desir s'abolit en s'accomplissant, il lui faut
differer sa satisfaction, selon le concept derridien de differance. Dans
sa "Presentation de Sacher-Masoch", Deleuze souligne a juste titre
le role essentiel de suspens dans I'oeuvre de ce romancier: "La forme
PLAISIR DU d6PLA1SIR 39

du masochisme est dans I'attente. Le masochiste est celui qui vit


I'atlente a I'etat pur" (63); il met son desir en suspens, en une cloture,
un solipsisme, qui montre bien la nature reflexive du desir (reflexi-

vite qui se retrouve dans la structure de I'oeuvre: de spectateur, Seve-


rin devient personnage du tableau dont La Venus a la fourrure conte
I'histoire).

Le romancier realiste ressemble au masochiste, car lui aussi met en


scene son insatisf action. En tant que voyeur, il prend son plaisir a
distance et a done soin de maintenir un ecart entre I'objet et I'oeil.

En que voyeur, son deplaisir (I'exclusion dont il a besoin com-


tant
me voyeur) coincide avec son plaisir (la satisfaction de type propre-
ment voyeuriste). Combler cet ecart, c'est risquer de detruire le desir.
II faut alors maintenir la beance fondamentale. Le discours de Zola

produit ainsi un erotisme de la differance, un plaisir de la dissatis-

faction. On
y trouve finalement peu de scenes d'amour et beaucoup
de masochisme. Quand Claude supplie: "Aneantis-moi, que je de-
vienne ta chose, assez esclave, assez petit, pour me loger sous tes
pieds . . . t'obeir comme un chien" (408), ne croirait-on pas entendre
Gregoire, alias Severin, dans un registre tragique?
Le realisme (Zola et son alter ego Sandoz) s'eleve contre le desir,

qui empeche la reproduction de la realite (le grand Nu allegorique


montre que lorsqu'il y a desir, il y a hallucination). Mais, en fait,
Zola fantasme sur le desir. II est hante par un desir de non desir. II
repete en effet qu'en litterature comme en peinture I'absence de desir
est necessaire a la production de I'oeuvre. Desir de desir et desir de
non desir sont finalement une seule et meme chose. Tous deux im-
pliquent, avec I'absence d'objet, I'infinitisation.
Les dispositifs structured du realisme et du masochisme font que
le desir, etant provoque par ce qui empeche sa realisation, n'est
jamais satisfait. Alors, pas plus que le regard, I'etre ne peut connaitre
la plenitude. Mais puisque le plaisir se confond avec le desir, toujours
en quete de son objet, il est impossible de distinguer entre la satis-

faction et son contraire. Les limites s'abolissent. Plaisir et deplaisir


sont alors I'envers et I'endroit d'une meme etoffe, celle qui a pour
trame le desir.

Renee Morel is a doctoral student in French at UC Berkeley.


40 PAROLES GELEES

Notes

1. Pascal, Pcnsees (Paris: Garnier-Flammarion, 1976), p. 73.


2. Emile Zola, Nana (Paris: Garnier-Flammarion, 1968) pp. 216-217. Des lors, toute

citation tiree de ccHe oeuvre sera indiquee par (N).


3. Emila Zola, L'Oeuvre (Paris: Garnier-Flammarion, 1974), p. 68. Des lors, toute
citation tiree de cette oeuvre sera indiquee par (O).
4. Leopold von Sacher-Masoch, La Venus a la fourrure (Paris: Editions de Minuit,
1967), p. 119.
5. Gilles Deleuze, "Presentation de Sacher-Masoch" suivi de La Venus a la fourrure
(Paris: Editions de Minuit, 1967).
6. Emile Zola, L'Assomoir (Paris: Garnier-Flammarion, 1969), p. 306.

7. Je dois ces rapprochements (ainsi que les themes) essentiellement au travail de


Denis Hollier, Mes Zola, manuscrit inedit a paraitre chez Gallimard; idem "How not
to take pleasure in talking about sex," Enclitic VIII, 1-2 (Spring-Fall 1984): 84-93; J'ai

aussi utilise les ouvrages suivants: Piera Aulagnier-Spairani, "Remarques sur le


masochisme primaire," L'Arc 34 (1968): 47-54; Roland Barthes, "L'Effet du reel," Com-
nnmications 11 (Printemps 1968): 84-89; Leo Bersani, "Le realisme et la peur du desir,"
Poetique 22 (avril 1975): 177-195; Pierre Fedida, "Le concept et la violence," Critique
249 (fevrier 1968): 182-200; Christian Metz, "Le signifiant imaginaire," Communica-
Walter Benn Michaels, "Masochism, Money, and McTeague,"
tions 23 (1975): 3-55;
The Threepenny Review 16 (Winter 1984): 7-8; Claude Rabant, "Sacher-Masoch ou
lechange fou, '
Critique 273 (fevrier 1970): 142-162.
8. Voir Erich Auerbach, "Germinie Lacerteaux," Mimesis (Princeton: Princeton UP,
1974).
9. Emile Zola, "Adieux dun critique dart," Mon Salon, Manet, Ecrits sur I art

(Paris: Garnier-Flammarion, 1970), p. 87.

10. Zola, Mon Salon, p. 69.


11. Zola, "Lettres de Paris," Mon Salon, pp.llb et sqq.
12. Zola, "Les chutes, '
Mon Salon, p. 79.
PAROLES GELEES
UCLA French Studies

Volume 6 S 1988
PAROLES GELEES
UCLA French Studies

Ce serait le moment de philosopher et de


rechercher si, par hasard, se trouverait
ici I'endroit ou de telles paroles deglent.

Rabelais, Le Quart Livre

Volume 6 ^ 1988
Editor: Atiyeh Showrai

Assistant Editors: John Lindquist


Janice White

Consultants: Kathryn Bailey, Charles de Bedts, Stella Behar,


Guy Bennett, Catherine Brimhall, Sara Cordova,
Susan Delaney, Arcides Gonzales, Marc-Andre
Wiesmann

Paroles Gelees was established in 1983 by its founding editor,


Kathryn Bailey. The journal is managed and edited by the French
Graduate Students' Association and published annually under the
auspices of the Department of French at UCLA. Funds for this
project are generously provided by the UCLA Graduate Students'
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Paroles Gelees
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Cover: untitled monoprint by Simon Leung,
UCLA Art Department, B.A. 1987

Copyright © 1988 by The Regents of the University of California.


CONTENTS

ARTICLES

An Interview with Jonathan Culler 1

Thomas F. Bertonneau

Georges Perec— La Disparition des manipulations


sur le langage pour interpreter le reel 15
Stella Behar

Plaisir du deplaisir ou desir


dans le realisme et le masochisme 23
Renee Morel

La Main, synecdoque de vie et de mort


dans La Voie royale d'Andre Malraux 41
Nicole Mosher

REVIEWS 51

Rene Girard, Job: The Victim of his People


[Matthew Schneider]
Gerard Genette, Seuils [Marc-Andre Wiesmann)
The 1988 UCLA French Symposium: French
Writers / Foreign Texts [Marc-Andre Wiesmann]

UCLA FRENCH DEPARTMENT PUBLICATIONS &


DISSERTATIONS 65

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