Folie de Voir
Folie de Voir
Folie de Voir
'
-
Walter Benjamin et la misan baroque
trice de l' allgorie l. La encore, a la diffrence des autres images
littraires de la femme lesbienne, celle de Baudelaire innove car
elle reprsente 1' hrolne de la modernit , la protestation du
moderne contre le technique . Dans Paris, capitale du XIX siecle,
":;'
.'
~
Benjamin rattache cette hrolne au culte saint-simonien de
l' androgyne. Il reprend meme certaines analyses de Claire Demar ~ 1 !
sur le contenu fminin des uropies. Toutefois, Baudelaire n' arrive
pas a comprendre la question sociale ou personnelle de I'homo
sexualit fminine. Il reste partag, la louant et la critiquant, pris
dans une orientation contradictoire , un clivage : Dans l'image
du moderne illui trouve une place, dans la ralit il ne la reconnait
pas 2. Victime de la pression bourgeoise, mais aussi inquiet des
modifications de frontiere entre masculin et fminin. Comme si la
masculinisation de la femme renvoyait a sa propre fminisa
ron hystrique... A I'horizon, Mme Bovary, cet androgyne
extraordinaire , et les grands mythes de la modernit, Hrodiade,
Salom ou Lulu...
Au creur de cette archologie de la 1l1Odernit, dans les profon
deurs inconscientes du voir, le fminin travaille donc et bouleverse
les identits tablies. L'Ange en serait-il donc le symptme, enfoui
dans une scene de l'criture
3
OU Benjamin apres Baudelaire tait
lui-meme en jeu ?
L'E5PACE DE L'CRITURE
1939-1940
Arret parce que migr allemand, enferm au camp de prisonniers
de Nevers, dja frapp par l' horrible eatastrophe qui le menera au
suicide, Benjamin fait un reve d'une beaut telle qu'il n'hsitera pas
al' crire a Gretel Adorno le 12 octobre 1939. Car apres ce reve je ne
l. C.B. Sur l'interprtation de Baudelaire, el le deuxieme chapitre du livre qui
redveloppe ces themes.
2. C.s., 1, 2, p. 594-595.
3. Au sens de Jacques Derrida dans L'eriture et la diffirence, Paris, Le Seuil,
1967.
54
1
Une archologie du moderne
pouvais pas m'endormir pendant des heures. C'tait de bonheur
1
.
trange reve, d'un bonheur lgiaque et intense, OU se dessinent, a
'I!
travers la foree originaire , les figures d'une vritable scene de
l' criture . De cette criture motionnelle propre a l' allgorie,
proche de l'criture figurative (Bildschrift) de Freud.
I
Benjamin raconte qu'il tait en compagnie du docteur Dausse
(qui l'avait soign du paludisme), et que, apres avoir quitt d'autres
personnes, il se retrouve dans unefluille. Ameme le sol: Un drle
de gente de couches, de la longueur des sarcophages. Mais, en fait,
1111
en m'y agenouillant a demi-genoux, je m'apen;:us qu'on s'y enfon
<;:ait mollement comme dans un lit . Le tout couvert de mousse,
de lierre , l' ensemble ressemblait toujours a une foret . Tout d'un
1111
.1111
coup, changement a vue : la foret devient construction nautique et
sur un pont se tenaient trois femmes avec lesquelles vivait
Dausse . Vision qui ne le gene pas plus que la dcouverte que je I
fis a l'instant OU je dposais mon chapeau sur un piano a queue.
I
C' tait un vieux chapeau de paille, un panama, que j' avais hrit de
I
mon pere. Je fus frapp en m'en dbarrassant qu'une large fente
avait t applique dans la partie suprieure . La, des traces
rouges . Suit alors le rcit d' une srie d' vnements lis aux
femmes. La premiere, experte en graphologie, inquiere tout particu
lierement le reveur. Je crains que certains de mes caracteres intimes
soient dcels. Je m'approchais. Ce que je vis tait une toffe cou
verte d'images. De cette criture-tissu il ne peut lire que la partie
suprieure de la lettre D, la plus spirituelle . Suivent des conver
sations sur cette criture et un souvenir textuel et oral. Benjamin
raconte avoir prononc la phrase suivante : Il s'agissait de changer
en fichu une posie. Mais apeine j'avais ptononc ces mots qu'il
se passa quelque chose de tres intrigant. Je rn'aper<;:us qu'il y avait
parmi les femmes nues une tres belle qui tait couche sur le lit.
Entendant les paroles du reveur, elle amorce un mouvement bref
comme un dair et carte un petit bout de la couverture. Mais ce ne
fut pas pour me faire voir son corps ; car le dessin du drap de lit
devait offrir une imagerie analogue acelle que j'avais dll crire il y a
bien des annes, pour en faire cadeau a Dausse. Je sus tres bien que
1. C. 2, p. 307. Lensemble du texte du reve est emprunt acette lettre (termes
souligns par nous).
55
1
1
11
I
Une archologie du moderne
Walter Benjamin et la raison baroque
la femme fit ce mouvemem. Mais ce qui m'en tait inform tait
une vision supplmemaire. Car quam aux yeux du corps, ils taiem
ailleurs et je ne distinguais nullemem ce que pouvait offrir le drap de
lit qui s'tait fugitivement ouvert POur moi . Fin de reve, insomnie,
bonheur intense.
D'un cot done, 1'hritage paternel du vieux chapeau, du panama
abandonn, couvert de traces rouges, et comme fminis en sa
large fente . Mais, de l'autre cot, la foret - l' Urwald - de l' an
goisse sans fond, l'eau, la feme et les traces rouges, le lit si semblable
a la mort des sarcophages, la peur d' avoir a rvler a une femme gra
phologue ses caracteres les plus intimes , le corps nu d'une femme
tres belle rvle en un clair mais non vue. De l'autre cot,
done, deux femmes qui, par deux fois, font voir de maniere clair
en un choc - ce que le reveur ne peur pas voir, mais qu'il connait
grace a une vision supplmemaire ". Ses yeux de corps sont
ailleurs. La ou se prsente une roffe couverte d'images, puis une
couverture-drap de lit, lui, dans son bonheur intense et affol, ne
peut lire que la partie spirituelle de la lettre D, puis le souvenir
d'un crit ancien. Et surtout, de cela, tel1'Ange qui chame un ins
tant, il parle: Changer en fichu une posie.
Aux traces crites, il prfere done les traces rouges comme si le
corps-criture de 1'ailleurs ne pouvait exister que par cette profana
tion sanglante, cette dngation du corps vu de la mere ou de la
femme qu'impose une comrainte masculine. Ces traces, ces archi
traces selon 1'expression de Jacques Derrida, figurem ici une scene
originaire, incestueuse, une violence perptre ou le tissu et le texte
s' changent. Comme l'crit Benjamin dans un passage consacr a
Proust; Si texte signifie en latin tissu, il n' est guere de texte qui,
plus que celui de Proust, soit effectivemem un tissu l. Tissu de sou
venirs ou l'oubli et les imermittences de la mmoire som le patron
rtrospectif de la tapisserie . Et dans ce meme texte, le lit y dfinit
la position d' criture de Proust : Le lit sur lequel Proust malade, la
main en 1'air, couvrait de son criture les innombrables feuilles
2
Feuilles d' arbres, de foret.
1. M. V, p. 316.
2. bid., p. 330. Sur cene position d'criture ", ef Jean-Louis Baudry, cri
ture, mon et profanation , L'crit du temps, n 1, printemps 1982.
56
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<i' ~
, : . ~ .
Mais les traces rouges som bien la, indlbiles, sur le chapeau du
pere et l' angoisse du fond, de l' abime de cette foret originaire,
que la hache castratrice de la raison doit viter de regarder, fait tou
jours retour. Rptition d'un immmorial, de 1'extreme, d'une catas
trophe toujours dja survenue. Telle est cette souffrance de l' reil
qui dcide de l' criture, ce lieu d'un non-pouvoir ou 1'imaginaire
s' origine. Au point que le souvenir d' enfance est la racine de ma
thorie de l'exprience 1 . C' est dire que face a la dperdition
d'exprience vcue de la modernit, face a une vritable destitution
du sujet, de sa maitrise et de sa souverainet, seule la rdemption
du souvenir (Rettung der Vergangenheit) peut fonder une vritable
exprience (Erfahrung). Rapprochant Proust de Freud, Benjamin
remarque que les rapports proustiens entre mmoire involontaire et
mmoire volontaire ne sont pas sans analogie avec la distinction
freudienne de Au-dela du prncipe de plaisir entre la mmoire (les
traces) et la conscience. La mmoire involontaire, ou le pass se
refiete dans le miroir baptismal de 1'instant , donne seule une ter
nit d'ivresse, de bonheur. Par hasard, en un instant, en un clair, en
un choco Elle est pouvoir sur 1'imaginaire, image, car son imaginaire
est prcisment de 1'ordre de la non-maitrise (le hasard). Res
surgit toujours chez Proust 1'image, seule capable de satisfaire sa
curiosit, ou plutot d'apaiser sa nostalgie
2
. i
Revenir a la faveur de ce reve a une scene originaire ou la structure .1
onirique porte le jeu du texte-tissu, du sexe-crit, du voir-ne pas
voir le corps nu de la femme, n' est-ce pas la l'inquitante tranget
de l' criture, l' au-dela moderne de tous les humanismes, l' explora
tion de cette zone-limite que Kraus et, d'une autre maniere, Kafka,
occupent et qui me tient a creur
3
? Le lieu ou se rve1e une
subjectivit sans sujet pour reprendre des termes de Maurice
Blanchot, la part inhumaine de 1'homme? Mais cette zone
limite comporte toujours sa mesure: le souvenir et son errance, son
risque, la folie de la pense. Entre le Baudelaire de la grande ville,
de Paris, et le Benjamin d'Enfance berlinoise il y a beaucoup plus
qu'une affinit de mthode, il y a un meme garement, un meme
1. C. 2, p. 325.
2. M. V, p. 319.
3. B.B., p. 135.
57
~
I
Walter Benjamin et z raison baroque
dsarrangement du sujet, un meme labyrinthe: Ne pas trouver
son chemin dans une ville, s;a ne signifie pas grand-chose. Mais
s' garer dans une ville, comme on s'gare dans une foret, demande
une ducation... Cet art je l'ai appris tardivement; il a exauc le
reve dont les premieres traces furent des labyrinthes sur les buvards
de mes cahiers l.
Apres le tissu, le buvard ; apres la foret, la ville. Mais toujours un
reve, le premier, ternellement rpt, un ensemble de traces, un
labyrinthe, ce triple chiffre de l' criture de la sexualit et des sans
nomo Car le labyrinthe est la patrie de celui qui hsite ; le chemin
de celui qui apprhende de parvenir au but dessinera facilement un
labyrinthe
2
. Patrie de la pulsion sexuelle dans les pisodes qui
prcedent sa libration , patrie aussi de I'humanit (la classe
sociale) qui ne veut pas savoir ce qui va advenir d' elle . Les traces de
sang, d' critures, d' architectures sociales sdimentes dans les villes
rejouent cette fameuse zone limite . La scene de l'Ange, ce fil
d'Ariane juif, en serait-elle la cl? Ne lui appartient-il pas de
retrouver cet espace de KIee, OU tres tt dans le dsir de Benjamin
s' tait opre la jonction de ce qui est traditionnellement disjoint :
les figures et les signes, cet quivalent d'un langage adamique
perdu?
Mai 1933
Benjamin malade (sans doute de la malaria), dans un tat sepl
dlirant, crit deux versions d'un texte particulierement nig
matique, intitul Agesilaus Santander, anagramme dchiffr par
Scholem d'Angelus Satanas (Sch.). Cette fois-ci, il ne s'agit pas de
l'intensit infinie d'un bonheur retrouv, mais bien d'un Ange
saturnien, d'une mlancolie toute baudelairienne. Y fait retour
l' Ange nouveau comme une image sur le mur , en des termes
identiques aux textes antrieurs ; il chante un instant les louanges
de Dieu, avant de s'vanouir dans le nant. Comme I'Ange de KIee
il n'avait aucune ressemblance humaine . Cet interprete de l'in
humain appelle a un futur qui est dja dans l' origine, un futur qui
1. Sens unique, Lettres Nouvelles, p. 31 (dsormais abrg S. U)
2. CB., p. 225.
58
Une archologie du moderne
n'espere plus rien de nouveau . Mais, surtout, l'image sur le mur
rvele la vritable nature de I'Ange, Ange androgyne. Profitant de
la circonstance que je suis venu au monde sous Saturne, l' astre de la
Rvolution infiniment lente, la planete des hsitations et retards, il
a envoy derriere la figure masculine du tableau sa figure fminine
pour le dtour le plus long et le plus fatal, car les deux, sans se
connaitre, furent un temps intimement proches.
Que Scholem puisse y dcrypter le malheur d' amour de Benjamin
avec ces anges que furent Julia Cohn et Asja Lacis, que Benjamin
y voie la figure de la sparation de tout ce qu'il a aim : les etres, les
choses, n' puisent pas pour autant l' allgorie de l' Ange interprete,
androgyne et bisexu. La flicit qu'il promet est dsormais unie
au bonheur de la rptition, a la rappropriation du vcu . La spa
ration - la mort - est la comme la somme de toutes les extra-terri
torialits de Benjamin, exil des choses, des etres, d'une identit
nationale problmatique. Cumul de l'impossible: juif, allemand,
marxiste, antifasciste, pris dans l' criture du moderne. En somme
la fin est dans l' origine .
Mais ce choc clair, OU les deux figures et visages de l'Ange se
recomposent, dit aussi autre chose : qu'il peut y avoir du fminin
dans le divin et dans l'anglique-satanique. Conformment a toute
une tradition de la Kabbale, treS diffrente du christianisme, Dieu se
trouve fminis et presque bi-sexualis. En effet, contrairement a
I'CEdipe juif traditionnel, domin par la toute prgnance de la loi et
du symbolique - ce que Benjamin n'aime pas chez Kafka -, le Dieu
de la Kabbale n' est pas. Ce ne-pas-etre, cet Ai'n, ce nulle chose , ce
nant de Dieu ne trouve de raison d' exister que dans son propre
dsir scopique : Dieu a dsir voir Dieu. Et cette fabuleuse jouis
sance d'un rien qui se voit lui-meme, n'est-ce pas cette face fminine
de Dieu - d'un Dieu marqu par la disparition de son Nom
propre aux thologies ngatives et aux htrodoxies ? Comme le dit
encore Lacan : Pourquoi ne pas interprter une face de l' autre, la
face de Dieu comme supporte par la jouissance fminine 1 ? Pour
quoi, en effet, la jouissance autre ne serait-elle pas la grande mta
phore de l'Autre ?
1. Jacques Lacan, Encore, op. cit., p. 71.
59
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Walter Benjamin et la rai50n baroque
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De fait, en juda"isant les gnoses du Midi franc;ais, la Kabbale ira
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meme jusqu'a bisexualiser Dieu. Si Dieu n'a d'existence que dans ses
manations, ses puissances - les dix Sephiroth -, le Zohar identifie
les neuvieme et dixieme Sephiroth a du fminin. La neuvieme,
Yesod, rside dans 1'union de formes masculines et fminines, dans
le secret (Sod) qui est fond et fondement. Quant a la dixieme, a
laquelle Benjamin fait plusieurs allusions, la prsence de Dieu , la
fameuse Shekhinah, elle est a la fois pouse, mere, et filIe de
Dieu . 11 y a la un curieux bouleversement du divin, soulign par
Scholem, qui influencera Fliess, voire Freud. Laffirmation de l'l
ment fminin en Dieu est naturellement l' un des progres les plus
riches en conscence que la Kabbale ait accompli en essayant de se
fonder sur l' exgese gnostique l. Fminisation et bisexualisation de
Dieu Ol! le cyele historique du divin est interprt comme exil de
Dieu hors de lui-meme, trace d'une sparation Ol! fminin et mas
culin ont diverg sous l' effet des pchs des hommes. Cette dchi
rure instaure un haut et un bas, un fminin et un masculin que la
rdemption finale se chargera de runir, en rassemblant les deux
visages de l' androgynie divine, pour l' amour de Dieu et de sa
Shekhinah . La fin est aussi dans l' origine...
Mais l' origine, comme la rptition et le retour, ne peut viter les
filets du langage et du symbolique, d'un rapport au Nom comme
signe et criture originaire. Tout mot - et le langage dans son
ensemble - est onomatopique. Le concept de ressemblance non
sensible recele la cl qui permet de pleinement clairer cette these.
Cette reprsentation non sensible voue le langage a la reprsentation
allgorique. Et c'est bien d'une allgorie dont il s'agit dans Agesilaus
Santander. Car 1'Ange nouveau apparait sur les murs a la faveur
d'une scene familiale qui concerne le Nom dans une hrdit-filia
tion perturbe. Benjamin raconte que, quand il est n, ses parents
penserent qu'il pouvait devenir crivain. En raison de 1'antismi
tisme rgnant, ils lui donnerent deux noms secrets qui pourraient
lui servir de pseudonyme et de masque par rapport au reprage
de son identit juive. Walter Benjamn s'appelait en fait: Walter
Benedix-Schonflies-Benjamn. Le scnario familial du dsir avait
inscrt a cot du nom de son pere: Benjamin, celui de sa mere:
1. Gershom Scholem, La Kabbak et 5a 5ymbolique, Paris, Payot, 1966, p. 124.
60
~
I
11
Une archologie du moderne
Schonflies. Benjamin renvoie a un usage juf selon lequelles enfants
masculins ont toujours un nom secret nscrit sur les registres reli
gieux et rvl lors de la pubert.
Change possible mais parfaitement illusoire : Les mesures prises
afin de prvenir le destin se sont rvles vanes en ce qui concerne
l'intress. Certes, il a bien crit. Mais, en dpt de tres nombreux
pseudonymes (dont celui de la jeunesse Ardor, flamme), Benjamin
s' est fait connaitre comme Benjamin . Les autres noms sont
demeurs secrets, magiques, un peu comme le titre de ce fragment
Agesilaus Santander (nom d'un roi de la ville de Santander) cache un
rebelle secret : Satanas. Mieux, Benjamin qui avait une vritable pas
sion pour les anagrammes dcomposait souvent son propre nom en
Anni M. B. Dans Origine du drame baroque allemand, il remarque
que le mot meme de rbus est n des signes hiroglyphiques et nig
matiques des artstes de la Renassance et rapproche hiroglyphes,
anagrammes et allgories l. Car si l' allgorie fragmente le rel, par
une violence qui l'nterrompt, le dstabilise jusqu'a figurer le
cadavre, dans l' anagramme les mots, sons et lettres, rduits a du
signifiant, sont mancps de tout lien traditionnel de significa
tion . Ils deviennent alors un objet qu'il est possible d' exploiter
allgoriquement
2
.
LAnge bisexu, le nom secret de la mere au cceur du signifiant
de l' criture, trace de toutes traces, n' est-ce pas la 1'indice d'un
Nom a l'cart, hrtique par rapport aux filiations dominantes et
paternelles ? Un nom bisexu comme 1'Ange. lei s'enracne la scene
de l' criture Ol! Benjamin rejoint les asservis, les dclasss, la classe
ouvriere, ceux qu sont prcisment des sans-nom. lei co'ncident
galement 1'Ange du roman familial , celui de l'criture et celui de
I'Histoire. lei se joue sans doute le destin de Benjamin crvain qui
portait comme un chiffre la catastrophe , image et pense d'une
autre catastrophe : le progreso La fin tait encare dans l'origine.
l. Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Fiammarion,
1985.
2. G.s., 1, 1, p. 381 5Q. Sur les pseudonymes et le statut du nom, ef Giulio
Schiavoni, Walter Benjamin - Sopravvivere alla cultura, Palerme, Sellerio, 1980.
61
' ~ ;
Walter Benjamin et la raison baroque Une archologie du moderne
A-prsent
Ainsi donc, a travers ce parcours de 1'imaginaire - du tableau, de
l'allgorie, de 1'image dialectique, du fantasme -, 1'Ange a donn a
voir le non-visible, l'inconscient de la modernit. Quelque chose qui
touche a une violence non maltrisable, un au-dela ou un en dec;a des
mdiations politiques. Dans sa tentative de dialectiser et de faire
voir 1'irraison, de pntrer avec la hache affile de la raison dans
des territoires et des zones limites, Benjamin a t contraint a mettre
en reuvre deux langages et deux mondes. Lun, politique et marxiste,
releve de la dialectique comme lieu d' affrontement OU le point de
vue, la praxis des vaincus, s'opposent sans fin a la souverainet gou
vernante et oppressive des vainqueurs. Fut-ce dans 1'anonymat silen
cieux d'une histoire a rcrire. Lautre, le monde complmentaire de
Kafka ou de Klee, celui du nain thologique , celui de l'Ange, est
non dialectique. 11 indique 1'interruption d'histoire, la catastrophe,
1'inhumain et la dhiscence-dperdition du sujeto 11 nous donne a
penser le cot archa'ique et barbare de nos socits civilises, la
teneur chosale des grandes villes, de la politique-masse, des
tats-fourmilieres, des bureaucraties modernes. 11 est la prhistoire
d'une histoire que Marx annonc;ait, mais que le messianisme
devenu faible de Benjamin cherchait.
Ces deux langages, ces deux mondes, dfinissent une pratique de
l' criture dchire, faite fragment, montage, citation. Sans doute
parce que le fragmentaire plus que 1'instabilit (la non-fixation)
permet le dsarroi, le dsarrangement, comme l' crit Maurice
Blanchot dans L'criture du dsastre, qui n' est pas toujours tres loi
gne de l' criture de la catastrophe benjaminienne 1. Qu' elle soit
adquate aux problemes de la modernit et, de part en part, tra
verse par la mtaphore-ralit du fminin, en dit long sur l' envers
des maltrises existantes, de la certitude du sujet humaniste et volon
taire. Culture de la femme, c' est-a-dire enfin culture universelle,
donnant la possibilit de se confronter a la diffrence en soi et en
1'autre. Car, en la matiere, il faudrait se souvenir que quiconque
domine est toujours l'hritier de tous les vainqueurs. Entrer en
intropathie avec le vainqueur bnficie par consquent a qui
l. Maurice Blanchot, L'criture du dtsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 17.
62
domine. Pour qui professe le matrialisme historique c' est assez dire.
Tous ceux qui jusqu'ici ont remport la victoire participent de ce
cortege triomphal OU les maltres d'aujourd'hui marchent sur les
corps d' aujourd'hui 1 .
Ce cours du temps alin, Benjamin voulait 1'interrompre en pra
tiquant une inimiti farouche pour tout ce qui tait du cot des filia
tions, des noms, des identits acquises, des violences gouvernantes,
de cette histoire soumise a un concept vulgaire de temps, linaire,
continu, vide. A cela, il opposa le dessein d'une histoire autre
comme construction d'a-prsents : une archologie de la modernit.
En elle se jouerait la fracture infiniment rouverte entre la multipli
cation des visibles, des savoirs, des informations, et cette dperdition
d' exprience anti-humaniste et barbare qui en est la part cache dans
les arcanes du fminin.
l. P.R" p. 280.
1
t
Les arcanes du fminin
..~
' ; ~ )
La femme chez Baudelaire: le butn le plus prcieux dans le
Triomphe de l'allgorie : la vie qui signifie la mort.
C.B., p. 223.
Le theme de l'androgyne, de la lesbienne, de la femme sttile
doit etre trait en cottlation avec la violence allgorique.
C.B., p. 216.
La lesbienne est l'hroine de la modernit.
Lidal hro'ique de Baudelaire est androgyne.
P.W, p. 980.
Lamour pour les prosttues est l'apothose de l'empathie pour
la marchandise.
P.W, p. 637,
I
Que le fminin soit ici convoqu au lieu des principaux concepts
1
de Benjamin : allgorie, modernit, exprience, empathie de la mar li
I
chandise, qu'il claire un point nodal de son interprtation de Bau
I
delaire et, plus encore, qu'il soit un de ces arcanes de la modernit I
explor dans le Passagen- Wrk : tel pourrait erre l'enjeu de ce rappro
chement de textes. Aussi, des premieres critiques du jeune Benjamin
de 1913 contre l'inculture de la civilisation rotique moderne - ce
constat d' absence d' une exprience de la culture de la femme
jusqu'a la reconnaissance de la femme comme allgorie d'une moder
nit dploye dans les grands imaginaires baudelairiens (prostitue,
65
!
:,'.:' '
,
Walter Benjamin et fa raison baroque
. Les arcanes du fminin
f
ir
femme strile, lesbienne, androgyne), le motif de la femme impose
t-il par sa constance et ses enrichissements permanents toute sa radi
calit interprtative. Certes, il n' est jamais frontal. Soumis au biais,
au fragment, a l'entre-deux du concept et de la mtaphore, unissant
plus que tout autre la fiction et la reformulation matrialiste d'une
histoire reconstruite avec nos a-prsents, il git la, dissimul ou
enfoui, comme dans un labyrinthe. Un labyrinthe a reparcourir.
Dans Enfance berlinoise, Benjamin n'crit-il pas que, dans ce
Berlin proustien de l' enfance et du souvenir retrouvs, ville-foret,
ville-ddale et labyrinthe, il avait trouv cette Ariane aupres de
laquelle, pour la premiere fois, et pour ne plus l' oublier, je compris
ce que je connus plus tard : l'amour 1 . Et quand, dans Zentralpark
et le Passagen-Werk, la mtaphore du labyrinthe se fera envahissante,
reviendront ensemble ce premier souvenir grav et les arcanes de la
modernit du Paris du Second Empire : La prostitution entre en
possession de nouveaux arcanes avec le caractere labyrinthique de la
ville elle-meme. Un de ces arcanes est le caractere de labyrinthe de
la ville elle-meme. Le labyrinthe dont l'image grave est dans le
carps meme du flaneur apparait avec la prostitution sous des cou
leurs nouvelles 2.
Du labyrinthe des grandes villes aux labyrinthes de la marchan
dise, sans oublier cet ultime labyrinthe de I'histoire : la patrie de
ce1ui qui hsite - OU se rencontrent curieusement la pulsion
sexuelle dans les pisodes qui prcedent sa libration et I'huma
nit (la classe sociale) qui ne veut pas savoir ce qui va advenir
d'elle
3
-, le theme du labyrinthe, le ne pas savoir qui I'habite,
dfinit tout un rseau de penses OU le fminin, ses partages symbo
liques et imaginaires, se trouve pris. Faudrait-il admettre a notre
tour que le fminin puisse etre aujourd'hui comme un fil d'Ariane
pour refaire ces parcours enchevetrs ?
Car la question de la femme semble bien se trouver au point exact
de recoupement des deux scenes du travail d'historien de Benjamin :
celle des dterminations sociologiques de I'histoire (urbanisation,
industrialisation, cration des grandes villes et d'une domination du
1. S. u. p. 32.
2. CE., p. 248.
3. bid., p. 225.
66
ftichisme marchand) et celle de la modernit comme ensemble de
fantasmagories et comme esthtique du choco Des imaginaires nou
veaux qui surgissent avec Baude1aire, a leurs origines dans les cou
rants utopiques du XIX
e
siecle frans:ais (saint-simonisme, fminisme
d'une C1aire Demar, histoire des sectes ... ), comme a leur postrit
dans la Lulu de Berg ou les femmes-fleurs-puberes du]ugenstil, Ben
jamin reconstruit tout un rgime de l'imaginaire du fminin propre
a la modernit. Ce que 1'0n peut appe1er, en reprenant une de ses
expressions, un inconscient de la vision, parallele a l'inconscient
freudien des pulsions.
De ce point de vue, on ne saurait se trompero Cette image grave
au corps du flaneur, cette Passante baude1airienne juste entrevue
dans l'ivresse des grandes villes, ne sont que des cas particuliers de
ce qui caractrise la modernit comme telle : le culte des images, la
la'icisation-sublimation des corps, leur fugacit et leur reproductibi
lit. La, le fminin pourrait bien constituer une de ces formes his
toriques originaires du XIX
e
siecle, une origine OU s' articulent dialec
tiquement une prhistoire et une post-histoire , l'archa'ique et
le moderne, signe incontournable d'un rgime historique nouveau
du voir et du non-voir , du reprsentable et de l'irreprsentable.
C' est pourquoi il convient de reparcourir les scnographies de
cette forme historique ariginaire . Dessiner comme un Trauerspiel
du corps-femme de la modernit. Y donner a penser certaines dter
minations de la notion benjaminienne d' utopie ou d'a-topie,
sous l'effet de cet exces qui vient avec le fminin dont parle Mau
rice Blanchot dans son texte consacr a La Maladie de la mort de
Marguerite Duras. Exces ou encare pouvoir indfinissable du
fminin sur ce qui veut ou croit y rester tranger . Un peu comme
dans les espaces baroques a plusieurs entres, et a vues plurielles
ddoubles et ambigues, le fminin dessinerait certaines scno
graphies de la modernit, certaines de ses utopies ngatives ou posi
tives.
Al'intrieur des arcanes du XIX
e
siecle.
67
Walter Benjamin et la raison baroque
L'UTOPIE CATASTROPHISTE
C' est dans l' reuvre de Baudelaire que surgit dans toutes ses
f
dimensions la redistribution symbolique des rapports entre fmi . ~
nin et masculin propre a la modernit et a la double scene archo
logique de Benjamin historien du XIX
e
siede franyais: la socio
historique et l' esthtique. Du cot sociologique : le nouveau statut
des femmes des grandes villes, soumises a une certaine uniformi
sation des sexes due au travail et a l'urbanisation. Cette insertion
violente de la femme dans le processus de production de la mar
chandise dtruit les diffrences antrieures, qu' elles soient mat
rielles (le partage en lieux diffrents) ou symboliques. Les femmes
devenues dsormais artide de masse, avec la massification du
travail industriel et de la socit, perdent simultanment leurs qua
lits naturelles (essence fminine, dtermination de leur nature
dans la seule reproduction de la vie) et leur aura potique: la
Beaut comme idalisation sublime, celle qui entourait la Batrice
de Dante.
Une telle dynamique de socit exige donc une redfinition imp
rative des marques symboliques sparant le fminin et le masculin,
d' autant plus imprative que la premiere partie du XIX< siede est
marque par le dveloppement historique des premiers fmi
nismes. Aussi, du cot esthtique, de nouveaux imaginaires du corps
fminin - des corps fictifs - vont-ils se dessiner, dja a I'reuvre dans
l' exprience lyrique de Baudelaire, pohe fminis) en proie a sa
propre androgynie, livr au march, telle une prostitue l. La,
l'impulsion destructrice de l'allgorie quant aux apparences de la
nature et de l'ordre social, le regard saturnien sur une histoire Ol! se
dveloppent l' alination et la dperdition d'exprience propre a la
modernit (spleen, mlancolie, ennui, vide) feront dater l'intgrit
du Moi potique baudelairien dsormais aux prises, comme dans
l'ivresse, au meme Lockerung des Ich.
l. Sur cette androgynit de Baudelaire, ef. Michel Butor, Histoire extraordi
naire, Paris, Gallimard, 1961 et Lo Bersani, Baudelaire et Freud, Pars, Le Seuil,
1981. Lo Bersani rapproche cette androgynit de la perte de la virilit et de la
dislocation du Sujet baudelairien.
68
Les arcanes du flmnin
Dans sa propre rage destructive, face a cette impuissance, chemin
de croix de sa solitude, Baudelaire pris dans toutes les ambivalences
qu' analyse Benjamin (historique, psychique, potique), dcouvrant
sa propre androgynit , s'identifiera tour a tour a la prostitue
image de la modernit - et a la lesbienne, protestation hro"ique
contre cette modernit.
La relation de ces deux dimensions, historique et esthtique, est si
troite que Benjamin n'hsite pas a crire que Baudelaire produit
dans le lyrisme la figure de la perversion sexuelle qui cherche son
objet dans les rues 1 . Comme le poete, la femme devient un des
lieux privilgis de cette correspondance mythologique Ol! se
jouent dsormais le monde technique moderne et le monde
archa'ique du symbole 2. Entrelacement qui dfinit prcisment
une forme de modernit radicalement diffrente de celle des pen
ses du progres , et qui merge presque toujours de l'abime d'une
crise, baroque du XVII" siede, Baudelaire, ]ugenstil, cultures viennoise
ou allemande de la crise du xxesiede... C'est pourquoi la position a
adopter face au progres, a la catastrophe , spare bien deux types
de modernit.
Une modernit de et du progres, issue de la grande synthese hg
lienne et rinscrite dans les interprtations volutionnistes et histo
ricistes du marxisme : temps cumulatif et linaire, dveloppement
sans barbarie )) de la culture et des forces productives, esthtique
des belles totalits dassiques et romanesques, vision de I'histoire a
partir d'un sujet , ft-il alin, qui lui donne sens. Et la moder
nit que dgage Benjamin a partir de la constellation Baudelaire
Nietzsche-Blanqui, pour qui la destruction de l'apparence du
tout, du systeme, de l'unicit historiciste de l'histoire, conditionne
l' ternel retour d'un incontournable. Lutopie catastrophiste, la
reconnaissance de la barbarie, de la fragmentation, de la destruction
comme force critique.
Cette modernit-la, que j' appellerais intempestive au sens nietz
schen du mot, s'institue a contre-courant des modernits moder
nistes ou historicistes. Aussi ne repose-t-elle pas sur le plein d'un
sens, d'une histoire unifie et parfaitement intelligible, mais bien sur
1. PW, p. 343.
2. bid., p. 617.
69
T
..~
Walter Benjamin et la raison baroque
une pene, un vide, un manque: un pouvoir d'absence par rapport
a l'immdiatement actuel , qui lie la signification et la mort.
Creusement de l' exprience du spleen, pene de l'aura ou dvalorisa
tion nihiliste des valeurs, ces ngatifs non hgliens inscrivent dans
l'criture un lieu vide, celui que Benjamin voque apropos de Bau
delaire quand il parle de la construction dans l'criture d'une place
vide ou sont installs ses poemes 1 .
Que cette perte d' amour instaurant la mlancolie puisse se
traduire dans le nouveau statut du fminin et de ses allgories
modernes, qu'elle se soit meme incarne avec toute sa violence et son
ambivalence dans la figure de la prostitue - de Bchner aBerg sans
oublier Baudelaire - en dit long sur les fantasmes qui la hantent. Car
la prostitue est bien une de ces nomades qui ouvrent au travail
archologique de reconstruction de I'histoire. Cest pourquoi
l'intret de Benjamin pour les sans-nom et les bas-fonds de l'histoire
comme de littrature, sa volont permanente de fixer l'image de
l'histoire dans les cristallisations les plus humbles ), produiront une
sone de constellation de penses et d'images, un chaos de mta
phores autour de cette figure du fminin, forme du Trauerspiel de la
modernit.
Le Trauerspiel du eorps-prostitu
Le dveloppement de la prostitution dans les grandes villes
comme phnomene de masse donnant lieu aux lgislations, la mas
sification visible des corps fminins traduisent une mutation histo
rique beaucoup plus gnrale du milieu du xx siecle : la crise du
regard, les nouveaux rapports qui reglent le visible et l'invisible, la
reprsentation et l'irreprsentable, et les pratiques et discours qu'ils
engendreront. Plus que tout autre, le corps fminin est le support de
cette archologie du regard dont parlait Foucault, et qui n' est pas
sans lien avec celle de Benjamin. Il s' agit bien d'une nouvelle mise
en scene des corps, dsormais irrductibles a leur visibilit gom
trique, et affects d' un coefficient d' obscuri t, de mystere.
Cette visibilit plus profonde du corps fminin est au centre
de nombreuses analyses de Benjamin sur le role du maquillage, de
1. CB., p. 159.
70
Les arcanes du ftminin
l' artifice, de la mode, sur la nouvelle faune fminine 1 des Pas
sages. Du point de vue le plus immdiat, dans la prostitution la
femme est devenue un artide de masse qui comme tel est expos
dans la rue puis dans les bordels, consommable et achetable. Un tel
anicle exprime les corrlations nouvelles entre le sexe et le travail.
La prostitue peut exiger de valoir comme travail, d' avoir un
prix, au moment meme OU le wivail devient prostitution 2 . Entre
la prostitue qui fait payer son temps d' amour de plus en plus
comptabilis, rentabilis, exploit et une conomie marchande ou
tout a son prix, il ya bien plus qu'une analogie historique superfi
cielle. Car si le travail salari, l'extension gnrale de la marchandise,
marque le dclin du qualitatif, de la valeur d'usage, des diff
rences au profit d'une soumission a l'universalit de l'change, a
l'abstraction de son universalit, de meme la prostitution traduit la
fin de l' aura et le ddin de l' amour 3.
Dans cette esquisse d'une conomie politique du corps pros
titu, Benjamin opere une vritable traverse des apparences, qui le
porte bien au-dela d'une analyse socio-conomique de la prostitu
tion. Dans la prostitution se donne le caractere rvolutionnaire de
la technique: corps srie1 et srialis, corps interchangeable
comme les corps mis au travail dans l'usine. Mais il ne s'agit pas seu
lement de disciplines. Il y a dans le mcanisme meme de la prosti
tution un savoir inconscient de l'homme : pratiquer, a travers
toutes les nuances du paiement, les nuances memes du jeu
d'amour, tantot familier, tantot brutal
4
. Ce qui s'achete au sens
strict n' est pas tanr le plaisir que ce qui le commande : l' expression
de la honte , le vouloir de plaisir fanatique dans sa forme la plus
cynique. Dans la prostitution de masse - qui ne s' arrete pas aux
prostitues - se dfinissent de nouvelles figures anthropologiques et
passionnelles propres ala modernit. ros se lie aThanatos, l'amour
du plaisir ala perversion, le langage chrtien apparent - y compris
chez Baudelaire - a celui des marchandises.
Gh done la un des fils d'Ariane de notre labyrinthe. Le dsir mas
1. P.W, p. 617.
2. bid., p. 439.
3. bid. p. 617.
4. bid., p. 615.
71
....
Walter Benjamn et la ra50n baroque
Les arcanes du fminin
r
f
culin vise aimmobiliser, a ptrifier le corps fminin. Soit, dans les
termes de Benjamn: Dans le corps inanim et qui pounam s'offre
au plaisir, l'allgorie s' allie a la marchandse. Par cette alliance, il
faut entendre toutes les sries d' quivalents maginaires et symbo
liques que Benjamin tablira autour du corps-prostitu . quva
lence emre l' amour pour les prostitues, forme de communion
mythque propre aux grandes villes et l' empathie pour la marchan
dise par exemple. quivalence plus dcisive entre les nouveaux mar
quages du corps fminin, ses traces, et la violence destructrice de
l'allgore qui fait de la prostitue une allgorie au second degr,
l'allgorie de 1' allgorie de la marchandise .
e est pourquoi le Trauerspiel du corps prostitu s'organise dans le
double mouvemem propre a la violence allgorique, dfiguration et
dvalorsaton de tout rel, puis son humanisation fantasmagorique.
Dfiguration-dvalorisation : dsormais, la femme a perdu son aura,
son ici et maintenam religieux et cultuel, son unicit absolue, le
corps fminin annon<;:am une beaut cleste propre a l' amour. La
Beaut ne vot plus, ne parle plus. Ses yeux, tels des miroirs purs et
inexpressifs, som dsormais ferms pour toute croyance idale et
sublime. La beaut s' est ptrifie l.
Comme l' crit Baudelaire dans son poeme La beaut:
Je suis belle, mortels ! comme un reve de pierre
Et mon sein, OU chacun s' est meurtri tour atour,
Est fait pour inspirer au poete un amour
ternel et mUet ainsi que la matiere.
Ce reve de pierre, cet amour ptrifi, matralis, muet comme
l'image obsdante de Benjamin touchant l'allgorie comme image
d' une inquitude ptrifie 2 , comme paysage originaire ptrifi 3 ,
renvoiem au double mouvement qui affecte l' objet d' amour dans la
modernit. Si, depuis la culture du Moyen ge, il n' est d' objet
d'amour qu'irrel, que rflchi dans le famasme, dans ce qu'Auer
bach appel1e le figural a propos de Dame justemem, la pene de
1. PW, p. 411.
2. bd, p. 414.
3. C.S., 1, 1, p. 345.
72
l' aura ne peut alors etre qu'une double pene, lisible et visible dans
les scnographies du fminin.
D'un ct, la pene vise cette sublimation de l'amour qui liait le
Beau au Vrai, faisant de la figure de la femme - telle l'image de Ba
trice dans La Divine Comdie, la mdiatrice d'un autre amour plus
cleste , celui du Paradis. La Beaut des immonels est des lors
devenue le reve de pierre des mortels. Sur le corps fminin, le
poete dchiffre la prcarit, la mortalit, sa propre castration . La
posie baudelairienne est bien, comme le dit Benjamin en une for
mule saisissante, une mimsis de la mort . D'ou cette sparation
radicale, toujours possible entre l' rotique et l' amour, que figure la
prostitue.
Mais, de l'autre ct, ce reve de pierre traduit aussi une modi
fication du dsir, l'iriscription de la mort dans l'exprience lyrique.
Paralysie perverse, dom le poim ultime est prcisment l'amour des
prostitues ou 1'impuissance masculine. D' ou la nouvelle polarit du
dsir propre a Baudelaire. Jouissance perverse ou jouissance mys
tique, s'il est vrai que l'impuissance masculine se nourrissait prci
sment de l'attachement a l'image sraphique de la femme,
comme le note Benjamin. Polarit du dsir ou l'analyse de Benjamin
recoupe partiellement celle du Lacan: Le corps comme signifi
dernier c' est le cadavre ou le phallus de pierre l.
Ptrifie, la Beaut ne peut plus que se travestir, et Benjamin
s'intresse tout particulierement aux artifices, aux mascarades du
corps, a la mode jusqu'a voir dans le rituel du maquillage des pros
titues une anticipation des revues de girls du xx
e
siecle. Mais ces tra
vestissements n'arrivent pas adissimuler le long travail de la mon
qui envahit l'ros. Vieillissement ontologique de corps (ef l'intret
baudelairien pour les Petites vieil1es ), rotologie du squelette qui
s'y dcouvre, beaut terrible et monstrueuse . Linquitante tran
get freudienne trouve la une origine lointaine. Comme l' crit
Baudelaire: O charme d'un nant fol1ement attif. Et: O
beaut, monstre norme, effrayant, ingnu.
1. Jacques Lacan, La Relation d'objet, sminaire indit, cit par Monique
David-Mnard dans L'Hystrique entre Freud et Lacan, Paris, ditions universi
taires, 1983.
73
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Walter Benjamin et la raison baroque
!
Les arcanes du fminin
Dans eette beaut dsidalise, dnude par le regard destrueteur
d' apparenees de l'allgoriste, dans eette eurieuse ontologie du
rien fminin follement attif , le eorps de la femme, priv de son
corps maternel, ne devient dsirable que dans le passage a la limite,
eomme corps-mort, corps-fragment, eorps ptrifi. Comme si la
mort du eorps organique ne pouvait etre reprsente qu'au fminin,
au moment OU Baudelaire intriorise, subjeetivise la mort, en fait un
foyer de pereeption de tout re1. Comme le releve John E. Jaekson
dans son beau livre, La Mort Baudelaire, des Behner, la finitude des
corps, la corruptibilit ontologique qui les earaetrise, l' esthtique
du fragment qu' elle induit se eristalliseront dans la prostitution.
Amour de Danton pour les prostitues, en train de ehereher a ras
sembler moreeau par moreeau la Vnus Mdieis aupres de toutes les
grisettes du Palais-Royal, il appelle s;a faire de la mosa"ique ; Dieu sait
aquel membre il en est rest. Il est affligeant de voir eomment la
nature moreelle la Beaut, comme Mde son frere, et en disperse
les fragments dans les corps 1 . Les corps prostitus, disperss, frag
ments, traduisent a eux seuls l'impulsion destruetriee de l'all
gorie : perte de l'aura, des voiles, de l'immortalit. Mais eette utopie
destruetriee est aussi critique. Rgressive, elle comporte aussi un
aspeet progressif. La dissipation (Austreibung) des apparenees , la
dmystifieation de tout rel qui se donne eomme un ordre , un
tout ), un systeme 2. De ce point de vue, la modernit est une
tehe, une eonquete
3
Aussi, paradoxalement, le eorps prostitu n' est-il pas seulement
fragment, ruine de la nature, dfiguration du eorps sublime . Il
est aussi mise en seene de nouveaux imaginaires qui suseitent les
mille exeitations de la modernit : la mode, le jeu, la sueeessivit des
images, et toutes les fantasmagories . Il est done ridalis et huma
nis. La prostitue est la maniere dont la marehandise eherehe a se
voir elle-meme. Elle clebre son humanisation dans la prostitue
4
.
Humanisation et quelque ehose de plus, la plnitude de l'allgorie
l. John E. Jackson, La Mort Baudelaire, Geneve, La Baconniere, 1982, p. 75.
Lensemble du livre porte sur cette intrioriation " de la mort.
2. P.W, p. 411.
3. C.B., p. 217.
4. bid., p. 228.
74
elle-meme. Ainsi, dans l' reuvre de Baudelaire, e' est la prostitue
qui serait la marehandise aeeomplissant la plnitude de la vision
allgorique . Dans ce baroquisme des eorps fminins, l'allgorie se
donne done dans son interprtation moderne. Nous voudrions en
souligner toute la porte en eet none : seul le statut du fminin
eomme eorps a la fois rel et fietif permet de diffreneier l' allgorie
moderne de l' allgorie baroque.
Le corpsJemme comme principe interprtati/de l'allgorie moderne
Comme toute allgorie au sens de Benjamin, et a contre-eourant
de la critique romantique, l'allgorie moderne eompte un eertain
nombre de traits eommuns ,avee l' allgorie baroque, eette origine
(Ursprung) de la modernit. A savoir, et pour rsumer :
- dans l'allgorie comme figure rhtorique et eomme interprta
tion, le rel est a la fois dtruit et dmystifi dans sa belle totalit
ordonne. Dans son intention destruetive, l' allgorie dnude le rel
en le fragmentant : il apparat sous forme de ruines. Proeessus au
eours duquel I'histoire elle-meme surgit dans sa reprsentation et
dans ses aspeets les plus saturniens ;
_ un tel proeessus engendre eette eriture motionnelle propre a
l'allgorie, eriture qui se paralyse en tableaux, qui se figure elle
meme. Un des points cls de l'interprtation benjaminienne de
l'allgorie repose preisment sur son earaetere optique. Lallgorie a
affaire avee des images, du voir, des seenes reliant le visible et l'invi
sible, la vie et le songe. Lhistoire s'y donne a voir dans ses ambiva
lenees fixes en tableau. Elle pratique done, eomme la mystique, un
langage des eorps, et e' est pourquoi elle propose aux yeux de
l' observateur la faee hypoeratique de l'histoire eomme un paysage
ptrifi originaire (als erstarrte Urlandschaft) 1 ;
_ e' est bien paree que l'histoire y surgit dans son versant eatas
trophiste et imaginaire (d' OU le modele thtral de Caldern, de
Shakespeare et de Gryphius) qu'a la diffrenee du tragique la per
eeption du temps dsormais la"icis passe dans et par le sentiment :
le Trauer - deuil et afflietion - et le Spiel. Elle renvoie done a des
typologies passionnelles et a toute une anthropologie ;
l. C.S., 1, 1, p. 343.
75
Walter Benjamin et la raison baroque
Les arcanes du fminin
- dans cette criture passionne et passionnelle distancie, la figure
rhtorique dominante qui met en scene les extremes et les contra
dictions sans jamais les dpasser est l'oxymoron. Le nant est
attif , comme la froideur brillante, et la dart obscure. Autant dire
que l'allgorie est une antidialectique, ou, pour reprendre les expres
sions de Benjamin, une dialectique a l' tat d' arret, c' est-a-dire une dia
lectique fige, fixe en images.
Si tous ces traits principaux dfinissent l' allgorie, sa modernit
par contre est rapporte par Benjamin a un point prcis : le rapport
a la mort : L'allgorie baroque ne voit le cadavre que de l'extrieur.
Baudelaire le voit aussi de l'intrieur l. En quittant le monde ext
rieur pour le monde intrieur, en faisam de la mort une image
endopsychique pour reprendre un terme freudien, l' allgorie
moderne se dfait d'un certain nombre de limitations du baroque et
s'instaure dsormais sur le fond d'une double disparition. Dispari
tion du salut comme rdemption absente-prsente dans le baroque.
Le temps moderne s' est radicalement lalcis, se fait sans transcen
dance, sans futur, priodis par le toujours nouveau et le toujours le
meme. Disparition du cosmos-nature comme totalit des contraires,
rserve mtaphorique objective , dja apparente dans l'ironie
romantique, tout particulierement chez Jean Paul.
Des lors, quel corps peut donner corps a l'impulsion des
tructrice d'un poete de plus en plus fminis , expuls des grands
modeles de filiation paternelle et mim par son propre abime ?
Les corps du fminin prcisment, qui polarisent l'impulsion
sadique et perverse du regard allgorique : Pour elle [1' allgorie]
toucher les choses signifie les violer, les connaitre signifie les dmas
quer. Aprendre a la lettre. Apreuve :
- c' est sur le corps de la femme que s' opere chez Baudelaire le
Barocke Detaillierung (a propos du Beau Navire 2) ;
- c' est encore le corps de la femme, tout particulierement le corps
prostitu, qui mtaphorise les extremes: dsirlmort, anim/anim,
vie/corruption, squelette... et sert de conversion matrielle a cette
inquitude ptrifie (Erstarrter Unruhe) qui est la formule meme
l. Cs., p. 244.
2. PW, p. 415.
76
de l'image baudelairienne de la vie (Lebensbild), cette image qui
ne connait pas de dveloppement 1 ;
- enfin c' est toujours ce corps rel-fictionnel qui donne a l' all
gorie moderne sa condition d' existence, sa visibilit, tout ce qui
tourne autour du Bild. C'est pourquoi, comme nous l'avons vu, les
scnarios du corps fminin mtaphorisent ceux du corps
marchandise .
On pourrait multiplier ces procdures, qui renvoient sans doute a
la plus secrete et a la plus prgnante, celle de l' abime. Car cet abime
baudelairien - le goilt du gouffre et du nant -, avec les figures du
Trauer moderne: le spleen et la mlancolie, vit d'une mtaphore
continue, celle du sexe fminin. Abime sans fond suscitant angoisse
et impuissance, abime' OU la grossesse est dsormais vcue par le
poete comme une concurrence dloyale . La comme le releve
Benjamin dans ses plus beaux fragments: Le sens abyssal est a
dfinir comme signification. 11 est toujours allgorique
2
Toutefois,
si chez Blanqui l'abime est toile , se dfinissant dans l'espace du
monde et trouvant son index historique dans les sciences de la
nature, chez Baudelaire il est sans toile . 11 n' est meme pas
l' exotique de la thologie, il est scularis : abime du savoir et de la
signification (P.W). Dans ce parallele si suggestif, Benjamin,
s'interrogeant sur l'index historique de l' abime baudelairien, le rap
proche de sa sreur jumelle, la mode, et suggere que cet index pour
rait etre l'arbitraire de l'allgorie elle-meme
3
. A notre tour de
suggrer ici que cet index historique n' est pas sans renvoyer a cette
mutation des rapports entre fminin et masculin qui surgit au
milieu du siede dans l' reuvre de Baudelaire. Car la femme n' est pas
seulement allgorie de la modernit. Elle est aussi protestation
hro'ique contre cette modernit dans les grandes utopies anthropo
logiques de la bisexualit et dans ses figures, lesbienne et androgyne.
1. bid., p. 414.
2. bid., p. 347.
3. bid., p. 348.
77
T
Walter Benjamin el la raison baroque
L'UTOPIE ANTHROPOLOGIQUE
Sceur de la prostitue, en cela qu' elle proteste contre l'intriorit
dominante de la scene familiale, la rduction de l' amour a la famille
et a la grossesse, la figure de la lesbienne en est l' exact oppos. Elle
incarne une protestation contre la rvolution technique et un
archtype hroi'que de la modernit . Cest pourquoi cet amour
pur, cene sublimation pone jusque dans le sein de la femme ser
vira d'idal rotique aBaudelaire et plus encore d' image hro'que
guide (heroischen Leitbilder) 1 .
La rfrence a la modernit est ici a prendre au sens fon. Cenes,
cene image de lesbienne reprend l' amour saphique grec et entrelace
de maniere allgorique l'antique et le moderne. Cenes, la figure de
la lesbienne est bien prsente dans toute la littrature du XIX' siecle,
de la Fille aux yeux d'or de Balzac aMademoiselle Maupin de Gau
tier ou a la Fragoletta de Latouche. Sans oublier toutes ses figura
tions picturales releves par Benjamin : ceHe de Delacroix (vue par
Baudelaire a l'Exposition universelle de 1855), puis celle de
Courbet. Pounant, selon Benjamin, sa vritable origine n' est pas la.
Elle se trouve dans la rinscription du mythe de l' androgyne a l'in
trieur des premieres grandes utopies contemporaines de l'indus
trialisation, le saint-simonisme principalement, surtout celui
fministe de Claire Demar, mais aussi l'histoire des sectes dans ses
courants mystico-romantiques, celui d'un Ganeau par exemple
2
Comme toute origine au sens de Benjamin, elle conjugue une pr
histoire et une post-histoire, toutes deux lies ala place de la ques
tion anthropologique dans la modernit et dans la stratgie d' lar
gissement de l'exprience. A propos de l'histoire des sectes, et
reprenant cenains extraits du livre de Claire Demar, Ma loi
d'avenir, Benjamin parlera lui-mme de matrialisme anthropo
logique
3
.
Que Benjamin se livre aune sone de montage sur les diffrentes
formes de l' androgynie, tel pourrait tre le point de dpan de cette
archologie anthropologique qui servira de fondement ala critique
1. P.W, p. 400.
2. bid, p. 970-977.
3. bid, p. 974.
78
I
Les arcanes dufminin
de l'historicisme et anticipe au fond sur la dcouvene freudienne
de la bisexualit et sur les fminismes du xx' siecle.
.' L'androgynie divine, ceHe d'un Ganeau, le fameux mage qui sur
son grabat recevait les publicistes de l' poque, et qui dans une sorte
d'hrsie romantique voyait dans la figure bisexue du Dieu chrtien
incarn en Jsus-Christ et Marie celle d'une libert future. Cri
tiquant le symbolique paternel et phallocentrique du chris
tianisme, n' allait-il pas jusqu'a crer un symbolique alternatif et
bisexu : le Mapah (maman-papa) ? ... En 1838, dans sa premiere
dclaration, il proclame l'ouvenure de l'ere d'Evadah comme andro
gyne cr et mdiateur de l'androgynie divine. Benjamin releve
toutes ces indications 1, tres attentif acette fminisation du religieux
qui n' est pas sans parent avec cel1e du divin dans la Kabbale et les
courants du messianisme juif. Ganeau, atravers son dlire roman
tico-hrtique, traduit une nouvelle valorisation du fminin dans
l'histoire. Marie, dans la bisexualit du Dieu chrtien, finit par
incarner la Libert de 1789 au fminin , vritable prtresse du
monde futur, d' une humanit dlivre et rconcilie.
L'androgynie utopique et Jministe: son contenu anthropologique.
Ganeau et bien d'autres convoqus par Benjamin (l'abb Constant,
Swedenborg inspirateur de Baudelaire... ) nous renvoient en d e ~ a :
au lieu vritable de la modernit androgyne : le saint-simonisme
et le fminisme de Claire Demar. Le saint-simoniste, celui d'Enfan
tin en tant que religion fusionnelle, propose prcisment une nou
velle forme de mlange entre les hommes et Dieu 2 . L'utopie archi
tecturale du Temple comme androgyne ralis, la ncessit de faire
du principe androgyne la base mme du culte (rle du Pere et de la
Mere), tout cela lie le saint-simonisme a ses deux grands corrlats
modernes , l'industrialisation d'une pan, le fminisme de l'autre.
Aussi est-ce bien Claire Demar, saint-simonienne fministe, qui
intresse tout partieulierement Benjamin: 11 est plus facile de
saisir l'utopie saint-simonienne, quant ason contenu anthropolo
gique, dans la dmarche intellectuelle de Claire Demar que dans
cene architecture qui ne fut pas construite
3
1. bid, p. 971.
2. bid, p. 981.
3. CB., p. 101.
79
Wafter Benjamin et la raison baroque
Ce contenu anthropologique du fminisme comme mancipation
des femmes se laisse aisment saisir dans le Manifeste de Claire
Demar que Benjamin cite a plusieurs reprises, Ma loi d'avenir. La
femme doit tenir son existence et sa position sociale d' elle-meme.
Rhabilitation du corps, libration de l' amour des contraintes du
mariage, affranchissement de la femme de la maternit de sang,
critique de l' exploitation sociale et du patriarcat : tous ces traits sont
repris par Benjamin l. Car un tel contenu anrhropologique libra
teur ne rend pas seulement compte de l' mergence de la figure
moderne de la lesbienne a partir de l'utopie et du fminisme. Mais
il daire de pres ce fameux matrialisme anthropologique qui,
selon Benjamin, suscitera, par sa critique du patriarcat, sa revendi
cation de rapports plus libres, plus riches, mais aussi plus myst
rieux entre sexes, la haine de la raction bourgeoise de la fin du
XIX" siede. La lecture aujourd'hui de ce chapitre du Passagen- Wrk est
absolumenr tonnante, tant les inruitions historiques et thoriques
de Benjamin vont loin. La git cette gigantesque utopie anthropolo
gique de la modernit, OU se conjuguent la bisexualit androgy
nique, la critique de la dictature du symbolique religieux et
monothiste et celle des institlltions de masse du capitalisme,
mariage, prostitution...
Aussi, de Claire Demar a Fourier, s' appuyant sur le livre de
Firmin Maillard, La Lgende de la femme mancipe, voquant les
Vsuviennes, puis dbouchant sur la nouvelle protestation contre la
technique des femmes-fleur du ]ugenstil, Benjamin n' arrete pas de
construire ce rseau de constellations historiques OU prsent et pass
se tlescopent. Pourquoi ? Pourquoi cette passion pour l' andro
gynie, plus de ving-cinq ans apres les premieres grandes inquitlldes
de la jeunesse ? Chaque individu n' est-il pas fait de masculin et de
fminin, que savons-nous de l'exprience d'une culture de la
femme?
La premiere rponse qui peut surgir est videmmenr historique.
Landrogynie et le fminisme sont - malgr la misogynie de Baude
laire - les vritables origines de cette figure de Sapho moderne : la
protestation contre la modernit industrialiste, la soumission des
femmes a la reproduction des corps et des images. Ce fminin est
1. P.W, p. 974.
80
Les arcanes du fminin
porteur d'un nouvel hroisme comme Baudelaire ou Nietzsche...
Hro"isme rel pour Benjamin, qui voit bien la duplicit, l' ambiva
lence de Baudelaire. Si Baudelaire inscrit l'image de la femme les
bienne dans la modernit - donc comme image -, illa nie en fait
dans la ralit sociale, lui rservant le meme ostracisme social qu'a
toutes les femmes mancipes, George Sand en tete l.
Pour etre pertinente, cette rponse ne va pas au fond du pro
bleme, qui me parait toucher la notion benjaminienne d' anthro
pologie et donc d' exprience. En effet, des l' Origine du drame
baroque, Benjamin dcele dans les figures du Temps, du Trauer et
des passions du Pouvoir une vritable anthropologie dramatique.
Mieux, la reconnaissance d'une telle anthropologie fonde la critique
de I'historicisme et distingue le baroque du tragique: Un fon
dement de la ralit dramaturgique tel qu'il est prsent par la
typologie et l'anthropologie des drames baroques est la condition
prliminaire pour se librer des inhibitions d'un historicisme qui
liquide son propre objet
2
En d'autres termes, la mise en scene
des images et des imaginaires prsuppose un vritable jeu passionnel
sur le temps, le dsir, la mort - l' affliction et le deuil - qui se trou
vent dsormais librs du destin grec et livrs a leur historicit repr
senrative. N' est-ce pas la, dans ces territoires livrs a la passion et
jusqu'a la folie, que la hache de la raison doit pntrer ? Comme
dans une foret ou un labyrinthe. La, ou git aussi, dans l' exprience,
le fminin enfoui ?Comme si le fminin en son pouvoir d'images et
d'imaginaire affectait prioritairement le statllt de l'criture et de
l' exprience - voire meme de la praxis historique - par son potentiel
d'altrit et de transgression.
L'UTOPIE TRANSGRESSIVE
A la diffrence de cette dperdition d' exprience propre a la
modernit, a son manque constitutif et a ses fantasmagories mar
chandes, mais aussi a l' oppos du retour a l' exprience vcue (Erleb
nis) d'un Dilthey ou d'un Bergson, toujours prise dans la continuit
1. CB., p. 136; P.W, p.400.
2. G.s., 1, 1, p. 278.
81
Walter Benjamin et la raison baroque
fluide du temps, 1'exprience comme Erfahrung part toujours d'une
brisure du temps, de sa continuit historiciste vide et homogene.
Interruption du temps , sectionnement du temps: ainsi
s' amorce un temps i n t e n s i f ~ qualitatif, celui de cette descente en soi
meme vers un tat de ressemblances (Proust), ou de correspon
dances (Baudelaire), voire un monde complmentaire (Kafka
ou KIee). En cela, toute exprience est bien d' essence linguis
tique . Lunicit et 1'unit du sujet s'y brisent sous l'effet du choc
et de 1'involontaire du temps et du hasard. Pourtant, et assez para
doxalement, le moment du plus grand bonheur, celui de cette
~
fameuse iHumination profane OU le quotidien et le mystere con
( ~
juguent leurs pouvoirs, est moins d' ordre linguistique et symbolique
que de 1'ordre de 1'imaginaire: il fait corps avec des images, avec
tout ce qui releve du Bild. Cornme s'il fallait toujours une image
pour que se tlescopent 1'immrnorial du pass et 1'a-prsent - le
}etztzeit - et que, face au ddin de l'aura et du lointain cultuel de la
modernit comme monde dsenchant, puisse se construire une tout
autre aura. Irrductible en cela a 1'aura marchande propre aux
fantasmagories du moderne, mais aussi aux noncs les plus
brechtiens de Benjamin OU le ddin de l'aura pourrait se convertir
positivement en politisation de 1'art 1 . En fait, tant les corres
pondances de Baudelaire que le temps retrouv de Proust arnor
cent une exprience intempestive de la rnodernit. Le vcu se fait
souvenir, mrnoire non historique et meme prhistorique : Les "cor
respondances" sont les donnes de la remmoration. Non les donnes
de 1'histoire, mais ceHes de la prhistoire 2. Comrne si le souvenir
seul, la relique intriorise, pouvait constituer l'allgorie du moderne,
1'utopie ultime du mlancolique.
Mais le souvenir involontaire n du choc cornme la consteHa
tion historique prsent-pass qui fulgure ne se donnent que dans
des images, des figures. Figure archaique d'un cot, figure non
archa"ique, historique, authentique de 1'autre, selon les caracteres
que Benjamin attribue a l'irnage dialectique (P.W).
1. Tour particulierement dans L'CEuvre d'art aIere de sa reproduetibilit teeh
nique. eritsftanrais (Paris, Gallimard, 1991), ce qui a entraln une lecture uni
latrale de Benjamin.
2. CB., p. 191.
82
Les areanes du fminin
Aussi, chez un auteur aussi attentif que Benjamin aux pouvoirs du
syrnbolique et du lisible , l'omniprsence des mtaphores du
regard, du visage et du facies, le rseau sans fin de ce qui touche au
Bild, sa propre passion pour le thatre en gnral et le baroque en
particulier, ne sont pas sans dairer des rapports plus secrets entre le
fminin et la rnodernit rgls par l'inconscient du voir.
Toute-puissance du regard d'abord. Ainsi, le visage de la
rnodernit nous foudroie d'un regard irnrnmorial. Telle regard
de la Mduse pour les Grecs 1 . Regard qui foudroie et ptrifie
- mduse - car il dploie ces puissances ambigues d'un fminin
sexualis et rnaternel dont parle Freud dans L1nquitante tranget.
Toutefois, si sous le regard de la mlancolie l'objet devient
allgorique , il est par contre un autre regard qui voit vrairnent et
convoque 1'aura. Ainsi, dans le Trauerspiel, Benjamin note que la
peinture baroque nous contraint a lever les yeux en raison du
schma, du diagramme propre au baroque qui dsidalise les corps,
les dforme et creuse un espace vide d' apparition lumineuse (Dieu
ou des Anges). Gr, Benjamin dfinit l'aura par le meme rnouvement
du regard vers un irreprsentable reprsent: Sentir 1'aura d'une
chose, c' est lui confrer le pouvoir de lever les yeux 2. Pouvoir
inverse d'un autre regard, et non des moindres, celui de 1'Ange de
KIee, de l'Ange de 1'histoire qui, le visage tourn vers le pass, les
yeux carquiHs , contemple la tempete du progreso La, dans ce
regard anglique, se tissent des relations tout a fait indites entre
1'humain et 1'inhurnain, l'phmere et l' ternel, 1'histoire et le mes
sianisrne, le rnasculin et le fminin. Ange interprete de ce qu'il y a
dans 1'homme et 1'histoire de non-humain, il transgresse les fron
tieres. Car, comme nous 1'avons vu 3, il s'agit bien d'un Ange andro
gyne, issu de la tradition juive de la Kabbale OU Dieu se trouve
fminis, bisexualis et cornrne thatralis 4. Al' oppos des interpr
tations orthodoxes du juda"isrne, ce Dieu qui n'est pas (Afn), ce
nant de Dieu, n' existe que par son propre dsir scopique : Dieu a
1. P.W, p. 72.
2. CB., p. 200.
3. ef supra, le premier chapitre.
4. Sur cene fminisation du divin, ef Gershom Scholem, La Kabbale et sa sym
bofique, op. cit., p. 124 sq.
83
J
Walter Benjamin et la raison baroque Les arcanes du fminin
dsir voir Dieu. Con<;:u sur le modele des manations et des puis
sances, ce voir divin renverra dans le cas de la dixieme puissance
a sa prsence fminis dans la Shekhinah (pouse, filIe et mere de
t '1
Dieu... ).
1
I.t
Ce fminin dsexualis, de la Mduse a I'Ange androgyne, surgit
la comme exces, comme mouvement de dconstruction des fron
tieres comme effaceur des limites entre la reprsentation et l'irrepr
sentable. Figure de l'altrit, il suscite la sparation comme la
"
1,
fascination, s'inscrivant au meme de l'criture allgorique et
de l'interprtation qu' en donne Benjamin. criture motionnelle,
l' allgorie est traverse par la coexistence de deux lments contra
dictoires, la tradition et l' expression. Si la tradition renvoie aux
codes, a la rhrorique, a une technique froide de distanciation de
l'objet, par contre la forme expressive se traduit en pluies
d'images , en exces mtaphorique, en transgression des frontieres
du re1. En celle, ce qui est crit tend a l'image. 11 y a donc
comme un abime permanent entre l'etre figur et la signification qui
brise le mouvement dialectique et le fige en image ambigue, polys
mique, dtache comme un fragment du rout : Dans le champ de
l'intuition allgorique, l'image est fragment, ruine l. En cela, l' cri
ture allgorique est criture du figural et destruction de tout figuratif
au sens strict. Car, comme l'analyse Gilles Deleuze a propos de la
ligne brise de Michel-Ange: Le ralisme de la dformation
dtruit tout idalisme de la transfiguration 2. Choses et formes se
d-chosifient, se d-formalisent en un mouvement bris des lignes,
en une thatralit.
En d' autres termes, la thatralit allgorique et baroque combine
celle froide et distancie de la perversion, qui idalise la pulsion dans
des scnarios et des ftiches (la partie pour le tour), et celle brillante,
en exces, de I'hystrie qui convoque la jouissance dans la proximit
du voir et du spectade. Une froideur brillante ou une brillure
glace: telle serait la formule du dsir baudelairien qui spare
l' ros de l' amour, prix pay au ddin de l' aura. Mais cette structure
1. G.S., 1, 1, p. 352.
2. Sur cette natian de figura!, cf Lyotard, Discours, figure, Paris,
Klincksieck, 1971, et Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Paris,
La Diffrence, 1984.
84
de thatralisation du rel et de mise en figures du dsir est si pr
gnante que Benjamin, empon dans un paralllisme sociologique
aussi suggestif que discutable, va jusqu'a retrouver des procds
baroques dans le mouvement meme du capital: telle la monu
mentalisation du dtail propre a un travail salari morcel, divis,
dcompos, sans voile l. Tout comme le spleen baudelairien traduit
l'ensevelissement du sujet transcendantal de la conscience
historique 2 , la grande mtaphore baroque de la tete de mort serait
le produit d'un processus historique . C' est pourquoi la perte de
l' aura - son symptome fminin - renvoie prioritairement a une
perte des illusions historiques. L'absence d'illusions et le ddin de
l'aura sont des phnomenes identiques. (P.W) Aussi, dans son
texte sur le surralisme, Benjamin releve-t-illes liens existant entre
pessimisme thorique face a I'histoire et refondation ncessaire
d'une pense du politique matrialiste , en prise sur l'imaginaire.
Organiser le pessimisme... cela veut dire simplement exdure de la
politique la mtaphore morale et dans l' espace de la conduite poli
tique dcouvrir l'espace des images a 100 % 3. Espace des images
ou plus exactement espace imaginal absolu, celui que l' on atteint
dans l'ivresse, dans l' criture, dans l' entre-deux du sensible et du
concept qui bouleverse les frontieres tablies. Mais pourquoi ce pou
voir de transgression de l'imaginal dans I'Erfahrung?
En fait, cene inscription transgressive d'un espace imaginal absolu
dans la politique renvoie au diagnostic que porte Benjamin sur la
modernit et ses effets politiques. Dans un fragment du Passagen
Wrk, Benjamin rapproche le ddin de l' aura et la ptrification de
l'imagination: Le ddin de l'aura et la ptrification de la reprsen
tation imaginaire (Verkmmerung der Phantasievorstellung) d' une
nature meilleure SOnt une seule et meme chose 4. Une telle ptrifi
cation est autant sexuelle que politique et renvoie au meme paralleIe
entre dasse ouvriere et sexualit que celui esquiss dans la grande
l. PW, p. 462.
2. Notion releve, dans une tout autre perspective, par Ferrucio Masini, Dia
lettica dell'ebbrezza, Walter Benjamin, Tempo, Storia, Linguaggio, Rome, Riuniti,
1980.
3. M. v., p. 312.
4. PW, p. 457.
85
Walter Benjamin et la raison baroque
image du labyrinthe: Cette ptrification est due a la position
dfensive de la classe ouvriere dans la lutte des classes. Pour cette
'1
raison, le dclin de l'aura et celui de la puissance sexuelle sont enfin
une seule et meme chose 1.
Atitre de stratgie de rveil et a contre-courant de cette ptrifica
tion de tout imaginaire social et inconscient, Benjamin oppose les
pouvoirs de transgression et de rvolution de ce monde imagi
nal qui permettrait de transformer les pratiques politiques en leur
donnant un potentiel d'nergie, d'intensit messianique, dans un
monde dsormais sans aura et vou a 1' illumination profane . En
n'oubliant pas que l'imaginaire comme visualisation de 1'inconscient
est fondamentalement ambivalent, destructif et constructif. Cot
destruction, la ptrification - celle de l'inquitude ptrifie de l'all
gorie - est une chose historique . Ne renvoie-t-elle pas aux traces
de toutes ces violences de l'Antiquit et du christianisme, bloques
dans leur conflit, ptrifies 2 ? Quant a l'anticipation sur le futur,
Benjamin la rapporte a l'art, mais aussi a une certaine logique des
images prsente par exemple dans la mode : 11 est bien connu que
1'art anticipe dans ses images sur la ralit perceptive... La mode a
un contact plus constant, plus prcis avec les choses qui vont arriver,
grace au flair incomparable que les femmes ont pour ce qui est dja
a 1'ceuvre dans le futur
3
En cela, la mode est un signal secret de
choses imminentes . Qui saurait le dcrypter ?
Pouvoir fminin sur les images, mise en scene des corps fminins
dans les imaginaires de l' allgorie ou de la protestation contre la
modernit, redcouverte d'une bisexualit de l'criture, exprience
anthropologique radicale interne aux utopies et aux transgressions
des partages normatifs entre fminin et masculin... : tous ces nou
veaux territoires trangers a la raison historiciste du progres,
toutes ces formes historiques originaires reconquises par les
images dialectiques qui tablissent un pont entre ce qui a t et
l'a-prsent dfinissent bien le fil d'Ariane du moderne, son
espace anthropologique qui ouvre l' exprience a un temps hors de
1'histoire historienne ou de la linarit du sens.
1. P.W, p. 457.
2. bid., p. 483.
3. bid., p. 112.
86
Les arcanes du fminin
Lutopie du fminin, en son exces interprtatif, pourrait figurer
cet entrelacement de temps, d'images et de corps interne a 1'illu
mination profane. Cela, Benjamin le savait d'un savoir incons
cient, celui meme du labyrinthe, celui qui guide sa reconstruction
archologique de certains imaginaires du moderne, de ses allgories
fminines. Y rsonne alors l'cho d'une autre voix, d'une autre
intempestivit hro"ique qu'il affectionnait, celle de Nietzsche par la
bouche de Dionysos :
Sois raisonnable Ariane,
Tu as de petites oreilles, tu as de petites oreilles.
Mais Ariane n' est pas raisonnable, car elle sait que toute raison
qui exclut ses autres engendre des monstres, et que tout document
de culture est aussi un document de barbarie . Sans une esthtique
et une thique de l'altrit, la raison s'aliene a l'Etre et a ses fonde
ments ontologiques et identitaires. C' est pourquoi l' archologie du
moderne et de ses arcanes implique une Raison baroque. Le terme
peut surprendre, tant le rendre raison de la raison a effac la pluralit
des raisons du xvue siecle, et a occult le baroque comme paradigme
d'une pense qui excede les modeles convenus de la logique de
l'identit, de 1'etre et de la substance. Qu'une action soit stylistique
et pratique, ce que Hans Blumemberg appelait une smantique
mtaphorique , dfinit une modalit du penser fondatrice de
langues, comme Lacan et Barthes n' ont cess de le revendiquer.
Apartir des questionnements de Benjamin et de Baudelaire, au
croisement archologique des modernits, il faut donc revenir au
baroque historique, aune Folie du voir, OU se construit une esth
tique, dont les enjeux sont toujours prsents, rinscrits dans l'ceil
virtuel mondialis, ses scnarios et ses allgories. Meme si la forme
amphibie du temps, toujours partag entre le fugitif et l' ternel, la
srialit et la discontinuit, la mlancolie et l'extase, a dsormais
laiss place a un temps plus fluide, celui de l' phmere et des pas
sages. Temps des vanits ou vanit du temps ?
La folie du voir. De l'esthtique baroque
soumise aux deux infinis, ou l'autre releve de figures rhtoriques et
visuelles. Il faut donc dgager les relations entre les oprateurs for
mels et les valeurs, il mirabile, ilfUrore. Car l' esthtique baroque ne
se rduit pas aune simple mise en reuvre de l'image. Elle couple un
point de vide formel, qui prendra souvent comme paradigme les
mathmatiques de l'infini avec leurs spirales et leurs ellipses, et une
rhtorique figurale, qui investit tous les arts et les savoirs. Aussi,
avant la fracture kantienne, qui mancipera l'universalit rfiexive
du jugement de got , cette esthtique baroque ne spare-t-elle
,r
jamais la vise de valeur propre aux diffrents traits du sublime, et
leur fondation dans un sensible multiple, qui va de l' obscene a
l' arien anglique, du diamant de la lumiere a l'informe de la
matiere. Si bien que la rhtorique est aussi une cartographie du
monde.
':1'
.,
. ~ ~ '
La longue-vue rhtoricienne :
JI mirabile, ilJurore
Tamor je suis beaucoup, ramor peu, ramor rien,
Selon l'endroir ou veur me dessiner le malrre,
Un anneau qui s'annule 11 l'image du monde
Qui plein de vanir ne comiem que du vide.
(s;JJqwou S;}l !wJ-ed OJJZ no O)
Etre tout ala fois beaucoup , peu et rien , etre comme
une image, un anneau plein de vide qui varie selon les lieux ou on
le dessine, tout en demeurant toujours un miroir du vide cosmique :
tel est cet etre baroque que nous propose l' nigme de Georg Philipp
Hardsdorffer. Comme dans les grandes allgories du monde
renvers , on ytrouvera la rponse al' envers : il s' agit du oou
zro parmi les nombres . Cette nigme, si proche de la structure
ddouble et renverse du voir baroque, nous dit de quoi ce monde
est fait. Du tres peu, du rien pour qu'une prolifration infinie (en
l' occurrence la suite des nombres) advienne. Comme dans la struc
ture oxymorique de tout rel, en cette dialectique bloque des con
traires ou vertu et vice, beau et laid, bien et mal se soutiennent, ici
le tout de la sommation (lO, 100...) peut s'identifier au rien qui le
rend possible et l'institue: O. Or, bien avant Kant et son clebre
essai Pour introduire le concept de grandeur ngative en philosophie
qui posera l'existence d'un plaisir ngatif qui n'est pas ngation de
plaisir et d'un Zro qui n'est pas absence de grandeur -, le baroque,
en sa pulsion pistmologique et rhtoricienne, n' a cess de louer
149
La foLie du voir. De l'esthtique baroque
toutes les figures du manque et du rien. En 1635, Antonio Rocco
publiera a Venise un trait faisant l'loge du laid, Delia Bruttezza
(De la laideur), qui met en reuvre un dispositif pervers, et meme
libertin, a l'tat puro Si, comme nous 1'avons vu, le baroque met fin
atoute eschatologie et a toute vision paulinienne et platonicienne de
1'amour, la possibilit meme d'une synthese, et d'une dialectique du
dpassement ou de la conciliation, s'effondre. Ne reste que le para
doxon d'une faute, d'un pch, ncessaire a la loi et rciproquement.
Ce paradoxe thique : il faut du pch pour qu'il y ait loi, peut se
gnraliser et se dtourner infiniment en une libert libertine. 11 faut
de l'abject, du difforme, du laid, de la misere, de la violence et du
manque, non pas pour que le monde soit le meilleur des mondes
possibles , mais pour qu'il soit. Par ce que Paolo Preti appelle une
pratique hermneutique de dvoilement et de dmystification , le
baroque se livre a l'loge dmesur de tous les vices et laideurs.
Lamour tmraire tente de remplir a son gr tous les trous ,
comme le dit si joliment Rocco, et comme le regard hydropique du
baroque pornographe l'a suffisamment montr. Travaill par ce rien
et par le jeu de ses antitheses et oxymores, toujours en quere d'un
remplissement figural, la rhtorique baroque parcourra un trange
chemin, aristotlicien et post-aristotlicien, jsuite et libertino D'un
cot, JI cannocchiale aristotelco d'Emanuele Tesauro (1654), prdi
cateur jsuite tres connu, professeur de rhtorique, auteur de trag
dies, de tres nombreux pangyriques sacrs (a Turin) et de grands
morceaux d' loquence: La magnificenza, J mostri, JI comentario...
De 1'autre, les traits libertins sur le Rien, celui de Luigi Mazzini
a Venise : JI niente (1634), bientot suivi d'une polmique franco
italienne, et de toute une srie de traits sur ce niente: sa gloire
(cf Glorie del niente, 1634, Marin Dall' Angelo), sa mtaphysique,
sa beaut l.
Dans les deux cas, une tonnante rhtorique, pratiquant une opa
cification du sens et du voir jusqu'a 1'indcidable, un point de ver
tige et d'abme. Ce que Carlo Ossola appelle, si justement, un
exprimentalisme baroque , qui n' est pas dnu d'impact scienti
l. Ces textes sur JI niente se trouvent runis dans un volume de la bibliotheque
Mazarine. ef aussi Emanuele Tesauro, JI cannochiale aristotelico, Turin, Einaudi,
1978.
150
La longue-vue rhtoricienne : JI mirabi/e, iLjurore
fique. Or, entre le poIe jsuite du mirabile et le pole libertin
du rien, le baroque dploiera mille passerelles. Et, tout particuliere
ment, celle d'une rhtorique amoureuse propre a1'ros baroque, au
fUrore des pohes et d'un Opra qui reprendra les grands furieux
mythologiques, dsormais allgoriss de la Grece, et plus encore de
la tragdie latine d'un Sneque (Mde, Hercule). Sans parler du
rpertoire infini fourni par le Tasse et de tous les Orlandos
furiosos (Haendel, Vivaldi...).
JI mirabile, JI fUrore, Il niente: trois catgories philosophiques,
esthtiques, voire thiques, fondatrices de cette longue-vue rh
toricienne. Car, partout, la question est la meme: comment la
pense -1' esprit - peut-elle trouver son medio visible , devenir
corps, emprunter aux grands modeles picturaux de 1'poque leur
dair-obscur et se placer sous l'autorit imaginaire de ce Dieu-peintre
dont parle Caldern dans son loge de la peinture ? Et c' est pour
quoi, dans son Art et figures de l'esprit, Gracin figure d' emble la
divine acuit par un double regard d'ange et d'aigle qui nous leve
ala sublime hirarchie : Si percevoir 1'acuit est d'un aigle, la pro
duire est d'un ange; emploi de chrubins, lvation des hommes,
car elle nous leve a sublime hirarchie. Ainsi, 1'etre de 1'esprit se
laisse sentir et non dfinir , et, dans son artificieuse et permanente
connexion des extremes, il ne se contente pas de la vrit seule
comme le jugement, il aspire plus a la beaut 1 .
Soit une esthtique du penser, qui comblerait, dans la divine
ambroisie de 1'ame tres subtile, le foss du visible et du dicible
propre au champ de la reprsentation. Car l'acuit n'est-elle pas un
art de voir, un artde percer la l e ~ o n des tnebres, en pratiquant tout
un dair-obscur stylistique, OU l' on doi t faire alterner les ombres
pour que brillent davantage les lumieres ?Et la vrit ne ressemble
t-elle pas a cette femme renverse dans son mouvement rotique,
exhibe dans son drap et son visage combl, souriant de beaut de
la sculpture du Bernin ?
l. Baltasar Gracin, Art et figures de l'esprit, op. cit., p. 97.
151
La folie du voir. De l'esthtique baroque
LA LONGUE-VUE ARl5TOTLICIENNE
La passion de classer les figures, de lier une tropologie a une topo
logie des discours, celle de mettre au jour une pense figure liant le
visible et le dicible, n'est pas propre au batoque, a son gout des
emblemes, des devises et des mtaphores, a son interprtation du
concetto comme nreud de figures et de patoles. Elle traverse dja
toute la Renaissance et le manirisme, et anime les deux grands
traits du dbut du xvue siecle : Iconae symbolicae de Giarda et Ico
nologia de Cesare Ripa l.
Dans son Iconologie, qui dresse toute une taxinomie des vertus et
des vices accompagns de leurs allgories visuelles, Ripa nonce les
principes de ce que Gombrich appelle une mthode de dfinition
visuelle . Pris dans la tradition aristotlicienne, et dans le didac
tisme issu du Moyen ge d'un Holeot, Ripa lie image et concept par
le symbole. Ainsi, il parle de ces images que l' esprit invente et qui,
par les choses qu' elles signifient, sont le symbole de nos penses 2 .
Une telle symbolique s'inscrit a l'intrieur d'un double rapport de
ressemblance - de mimsis - entre les symboles et les choses, les
symboles et les penses. Dans le premier cas, pour rendre l'image
parfaite, il est besoin encore d'en rechercher dans les choses mat
rielles la ressemblance la plus na'ive, qui servira, par maniere de dire,
comme d'une rhtorique muette . Dans le second cas, la ressem
blance unissant deux choses diffrentes de nature sera de
proportion , conformment a la mtaphore de proportion dve
loppe par Aristote dans La Potique. Exemple de Ripa : le lion sym
bolise la grandeur et le courage.
1. Sur cene pense figure, je renvoie aux ouvrages suivams : E.H. Combrich,
Symbolic Images, Studies in the Art o/Renaissance, t. II, Phaidon Press [s.d.] (tout
panicu/i(:rement les analyses concernant Ripa et Ciarda) ; Roben K1ein, La Forme
et I1ntelligible, op. cit., premiere panie ; Mario Praz, Studi sul concettismo, F1o
rence, Sansoni, 1946 ; K. Kemp, Figuration et inscription >J, colloque Figures d
u
baroque, dirig par J.-M. Benoist, Cerisy, 1983.
2. Cesare Ripa, !conologie, OU les principales choses qui peuvent tomber dans la
pense touchant les vices et les vertus sont reprsentes sous diverses figures (tr. fr., Paris,
1645). Le livre, outre la liste des concept, allgories et commentaires, comprend
une longue prface consacre a I'image. Toutes les citations sont empruntes a
cene dition.
152
La longue-vue rhtoricienne : Il mirabile, iljUrore
Certes, cette double relation n' exclut nullement l'art, la dispo
sition et la maniere ingnieuse , le je-ne-sais-quoi de si agrable
qu'elles [les figures] a r n ~ t e n t la veue . Or telle sera prcisment la
position de la mtaphysique baroque du signe. Hritiere de la
thorie maniriste de l' impresa (ce que l' on appelait a l' poque
devise), cet instrument de notre intellect compos de figures et de
paroles qui reprsentent mtaphoriquement le concept intrieur 1 ,
la rhtorique baroque inversera, bouleversera les schmas et les
hirarchies traditionnelles entre image et concepto La figure ne
reprsente plus le concept, car le concept - le concetto - n' est
lui-meme qu'un nreud de paroles et d'images, une expression
figure (Robert K1ein) semblable a la peinture. Soit la forme accom
plie, astucieuse et ingnieuse (ingegno) de l'esprit, sa topique
image, son ars inveniendi. Tant et si bien que toute activit de
l' esprit, logique ou artistique, procede par concetti, par mtaphore,
par ce moyen indirect qui voile et dvoile la pense.
Aussi, avec 11 cannocchiale aristotelico (1654) d'Emanuele Tesauro,
pratiquement contemporain du fameux Agudeza y arte del ingenio
(1648) de Gracin et participant du meme esprit subtil (ingenio,
ingegno) baroque-jsuite amoureux des figures et des hydres ver
bales, la rhtorique pourra-t-elle etre rapporte a ce qui la motive.
Trouver la vritable gnalogie (vera genealogia) de la pense
figurale; a partir de son principe (principio) en tentant d' en fournir
les raisons instrumentale, formelle, efficiente (cagion strumentale,
formale, efficiente). Un tel principe gnalogique se donne imm
diatement dans le tres curieux oxymore scientifique et philoso
phique du titre, une lunette aristotlicienne. Dans une poque
domine par l'anti-aristotlisme d'une science galilenne critique
des mtaphores et des anamorphoses
2
, Tesauro runit une longue
vue scientifique baroquise et la rhtorique aristotlicienne red
ploye, a partir de la lexis et de son centre: la mtaphore, cette
mere de toutes les subtilits figurales (les argutezze) , de la
1. Andrea Chocco, Discorso delle imprese, Verone, 1601.
2. Calile, Considrations au Tasse, tr. Damisch, cit par Severo Sarduy, Bar
roco, op. cit., p. 51. La critique galilenne de 1'a1lgorie, de la mtaphore et de
l' anamorphose, est interprte comme un rejet forme! de la polysmie propre au
baroque >J.
153
La folie du voir. De l'esthtique baroque
poesle, des symboles et des emblemes 1 . Rencontre qui s'opere
sous le signe d'un art du voir, qui, au-dela de ses vertus compara
trices, s' avere structural et constitutif de son objeto Une rhtorique
gnralise, unissant la potique et la rhtorique aristotliciennes
et meme le trait des Catgories, et dbouchant sur le lieu meme
de l'effet baroque, JI mirabile. Un merveilleux, un admirable offert
aux puissances et aux virtualits du regard dans toutes ses formes
polysmiques. Le mirabile ne renvoie-t-il pas au mirare (viser,
tendre vers, regarder), au mirarsi (se contempler) a la mirabilia
(merveille) et a l'ammirato (etre bloui) ? Rseau de la langue ita
lienne qui voque le thauma des Grecs cit par Tesauro et les
affinits du voir (theazein) et du merveilleux, de l' tonner (thau
mazein). Sans parler de la tradition latine plus proche des mira
bilia mdivales OU le mir (miror de miroir, et mirari de regarder)
lie dja le merveilleux au subitement vu, au regard, al'ad-miration.
Comme l'crit Jacques Le Goff : Les mirabilia ne vont pas se can
tonner a des choses que 1'homme admire avec les yeux, devant les
quelles on carquille les yeux, mais au dpart il y a cette rfrence
a l'ceil qui me parait importante, parce que tout un imaginaire
peut s'ordonner autour de cet appel a un sens, celui de la vision,
et d'une srie d'images et de mtaphores qui sont des mtaphores
visuelles 2. Un Raymond Lulle, dans Le Livre des mervei!!es, ne
lie-t-il pas le merveilleux au fantasme , au pouvoir du semblant
et de la semblance, pouvoir proprement anglique ? Les Anges res
semblent a Dieu, et cette semblance produit le merveilleux.
Chez un Tesauro, le mirabile, comme rhtorique de la rhto
rique, s'origine dans le pouvoir tout ambivalent du voir : un blouis
1. Toutes les traductions d'Emanuele Tesauro sont empruntes a JI cannoc
chiale aristotelico, op. cit. Largutezza signifie littralement finesse, mot d'esprit,
acuit, saillie. Arguto : subtil, spirituel. rai traduit cette notion diffieile par acuit
et le plus souvent par un quivalent subtilit figurale . Lacuit est lie al'esprit
et, selon la dfinition de Tesauro, l' arguzia est un parler figur ... qui com
porte une signification spirituelle (ingnieuse, propre al'ingegno). Pour simpli
fier les notes, tous les fragments traduits, sauf indication, renvoient acet ouvrage.
Pour Tesauro, on se reportera dsormais aYves Hersant, La Mtaphore baroque
(Paris, Le Seuil, 2002), qui a traduit plusieurs chapitres.
2. ]acques Le Coff, L'trange et le Merveilleux dans I1slam, Paris, dition ]A,
1978, p. 63.
154
oJ
La longue-vue rhtoricienne : JI mirabile, iljUrore
sement tiss d'tranget, et d'tranger. Ladmirable -le merveilleux
- fera voisiner le furieux (il furore) et le sublime, par 1'artifice d'une
esthtique du simulacrum rhtoricien, qui excede toute vraisem
blance par la double mise en ceuvre d'une altrit paroxystique et
d'une exhibition (exhibitio) de son propre codeo Au point qu'a
1'intrieur d'une culture jsuite porte a l'imprialisme oculaire, au
pouvoir de l'Imago comme modele passionnel du croire, Tesauro
finit par croiser les deux grandes rfrences antiques : la rhtorique
et la potique aristotliciennes et le sublimum latin, plus proche de
l' effet visuel et thatral, des affinits codes du parler et du geste et
d'un certain extrmisme passionnel OU la rhtorique perd sa
mesure . En ce sens, le mirabile renvoie au mirari : regarder mais
aussi admirer, s' tonner, redouter. Aussi Tesauro cite-t-il, a partir des
Grecs et des Mtamorphoses d'Ovide, ces monstres, ces figures
subtiles de la nature que sont le Satyre, le Minotaure, 1'herma
phrodite, tous ces etres issus d'un accouplement trange. La mta
morphose est bien une des grandes figures du baroque. A cot de
1'inconstance du masque, du paraitre - de Prote -, il yace passage
de 1'humain a 1'inhumain, le hors-de-soi de la bestialit, de la mons
truosit et de la folie, propre a ilfuro re.
Mais tout ce mirabile qui arrive par les yeux, avec toute sa force
d'inattendu, de nouveau, d'apparition et d'imprvisibilit - qui
pourrait encore voquer le corpus des etres merveilleux du bes
tiaire mdival (1icorne, dragon ou griffon) et ses Mischwesen,
etres doubles et mlangs -, ne releve plus d'une quelconque cos
mologie divine, d'un Livre des merveilles, ni a plus forte raison du
daimon greco Meme s'il conserve une fonction cognitive, voire
cathartique dans le champ esthtique, le mirabile n' est plus que
l'effet d'une Thaumaturgie ontologique engendre par la rhto
rique elle-meme.
Comme le poisson hermaphrodite des Mi!!e et une nuits djoue
le pouvoir royal grace a l' merveillement suscit par sa beaut, cet
objet ambigu suffit a circonscrire la scene du mirabile baroque : une
rhtorique visuelle et hermaphrodite, un sens en retrait dans sa
somptuosit signifiante. Telle est aussi la longue-vue , cette
lunette dcouverte par Zacharia Jensen, qui porte la vue humaine,
la OU 1'oiseau n'arrive pas . Elle te fait voir de pres bateaux, forets,
villes... Elle observe les taches solaires... Cet extraordinaire instru
155
La fOlie du voir. De l'esthtique baroque
menr, fruit de l' ingegno humain, modifie les chelles, les propor
tions, dmultiplie les pouvoirs politiques, et finit par rejoindre les
subtilits optiques qui grace a certaines proportions, a certaines
apparences tranges et ingnieuses, te fonr voir ce que tu ne vois
pas. On comprend que Tesauro ait plac l'anamorphose, cette
quinressence de toures les subtilits optiques, au fronrispice du livre.
Le voir ce qu' on ne voit pas a une vertu pistmologique et esth
tique, ou le jeu du semblant creuse l'etre de non-etre.
Aussi, dans son Discours acadmique concernanr Le Jugement,
Tesauro, reprenanr la distinction aristotlicienne des genres de style
rhtorique - l' crit plus exact et l' oral propre aux dbats et a
l'action -, redploie-t-il toures les virtualits de la comparaison
aristotlicienne enrre rhtorique et art de peindre. I1 construit une
sorte d' pistmologie rhtoricienne engendranr des manieres stylis
tiques. D'un cot, la rhtorique propre aux dbats, celle qui vise
amouvoir la multitude en enseignanr agrablemenr . Dit concer
tativo, ce style qu'Aristote comparait au dessin en perspective ,
ou plus grande est la foule, plus est loign le point d' ou il faur
regarder 1, renvoie, selon Tesauro, a l'art de la peinrure qui
imagine les corps agrands traits et coloris par masse . De l' autre
cot, cette maniere propre au stife esquisito. On y exige une vue fine,
aigue, cherchanr le dtail, comme dans l'art des miniatures. Une
telle vue micrologique est propre au concetto qui explique plus
qu'il ne dit, et dit plus qu'il ne rsonne, aucune parole n'enrrant par
les yeux qui ne soit auparavanr passe par 1'arc triomphal du cil
admirateur ... Le voir s' annule en beaut et en acuit, le dire a sa
lumiere (fume).
De la longue-vue aux comparaisons picturales, sans parler du
style fleuri et visuel de Tesauro, le Voir engendre une scene rhtori
cienne ou la nature de l'esprit (ingegno) et celle de la mtaphore et
de toures les acuits et figures subtiles - les argutezze - conju
gueront leurs pouvoirs. Car la pense conceptueuse, l'acuit (argu
tezza), cette mere de tout concept ingnieux, est d' emble
figurale. Le c1air-obscur regle toure inrelligence, y compris celle
de Dieu, raison efficienre de toure argutezza. Les images des
Sphinx, ala porte des temples, ne monrrenr-elles pas que la divine
1. Aristote, Rhtorique, t. III, 12, 1414 a, Pars, Les Belles Lemes, 1973.
156
La longue-vue rhtoricienne : JI mirabi/e, ilfUrore
sagesse se rvele aux sages par la voix des symboles et nigmes
subtiles ? Les choses les plus haures ne doivenr-elles pas etre cou
vertes-dcouvertes, et peintes en c1air-obscur atravers trois types
de symboles figurs (tropologie, allgorie, anagogie) qui sonr tous
des mtaphores ?
Ainsi, pour ne prendre que deux exemples emprunts al'icono
logie de Ripa, on pourra figurer 1'Amour dompt par un Cupidon
assis, foulant aux pieds ares et fleches, et tenant de sa main droite
une horloge (symbole du temps qui teinr l'amour) et de l'autre un
petit oiseau, symbole de la pauvret. Regle dfinitionnelle : le temps
et la pauvret domptent 1'amour. Quant aL'Origine de f'amour, elle
sera reprsente par une jeune Beaut, qui tient d'une main un
miroir rond, qu' elle oppose aux rayons du soleil dont la rflexion
allume un flambeau qu' elle porte de l' autre main . Sous le miroir,
un rouleau avec en latin cette inscription : C'est ainsi que 1'amour
s'allume dans le cceur. Dans la tradition de Platon et de Ficin, la
maladie amoureuse procede de la mutuelle rencontre des yeux .
D'ou le miroir rond et transparent: Lon peut done bien dire,
pour expliquer cette figure, que comme les rayons du miroir qui
sont les cratures de I'Art opposs aceux du soleil, s'allume un flam
beau, ainsi par la rencontre de nos yeux, vrais miroirs de la natme,
avec ceux d'une Beaut ou d'un Astre anim qui leur darde de la
lumiere, la flamme d'amour s'allume en nos cceurs. Entre la figure
et la dfinition, il y a bien la possibilit d'une explication , d'un
rendre raison de la proportion (comme... ainsi). Aussi, si une telle
mthode implique une certaine rhtorique du visuel, conforme ala
tradition latine de l'Art potique d'Horace et des discours de
Cicron, elle n' en reste pas moins minimale. A la diffrence d'un
Giarda, marqu par la tradition no-platonicienne d'une image
ombre, esquisse et allusion d'Ide, Ripa circonscrit la mtaphore et
la pense figure al'intrieur d'un cadre dfinitionnel, voire didac
tique. La figure n' est ni hiroglyphe de I'Ide, ni, aplus forte raison,
expression cratrice d'etres fictionnels-rels.
La mtaphore, cet art d' exprimer un concept par le moyen d'un
autre tres diffrent, trouvant la similitude dans les choses dissem
blables , regne partour, comme la force meme de l'esprit, cet ingegno
qui consiste a lier les notions des objets les plus loigns, les plus
spars . En cela, la mtaphore est moins une figure de style parti
157
La folie du voir. De l'esthtique baroque
cuW:re que la condensation de l' ingegno comme pense figurale,
comme possdant cet art de peindre, de faire tableau (tQ)1tpO llll'trov
1tOlElV) qu'Aristote accordait aux mots d'esprit
l
. Radicalit de la
raison baroque: l'esprit n' est qu'un gigantesque mot d' esprit,
comme 1'inconscient freudien.
Aussi, bien loin de constituer un mtalangage dominant le dis
cours en le codifiant, la rhtorique baroque de Tesauro apparait-elle
comme lieu d'innovation, comme mise en reuvre redouble de la
langue, comme quete de lalangue et de son pouvoir d'engendre
ment du rel a partir du rien. 'Lingegno pourrait se comparer a une
grande mcanique divine. Car, de meme que Dieu produit de
1'etre a partir de ce qui n' est pas, ainsi l' esprit fait que le non-etre soit
etre, que le lion soit homme, que l'aigle soit ville 2 . Ses pouvoirs
dmiurgiques sont tels qu'il ente une femme sur un poisson et
fabrique une Sirene, symbole de l' adorateur. Qu'il accouple un
buste de chevre et une queue de serpent et forme la chimere, comme
hiroglyphe de la folie . Bien loin d'etre un simple langage second,
la rhtorique s'affole et devient ce mdium de fascination, d'tonne
ment et de littrarit fictionnelle qu'un Jurjani louait : La nature
humaine est telle que si une chose apparait d'un lieu inhabituel,
surgit d'une source insolite, elle provoquera d' autant plus d' tonne
ment et de fascination 3.
La mtaphore est si folle et si rgle qu'a partir du tres clebre:
prata rident (les prs rient), Tesauro se livre a un exercice de vir
tuosit, en combinant toures les fleurs rhtoriques possibles a partir
de la langue latine. Prata rident : au substantif: incundssimus pra
torum risus , et puis, au cumulatif: ridibunda vidimus prata , et
puis au participe: vernant prata ridentia , et puis au superlatif...
a l'adverbe... toures les formes grammaticales dfilent. La mtaphore
1. Aristote, Rhtorique, t. III, 10, 1411, op. cit. Omma signifiant regard, la tra
duction littrale serait : mettre devant les yeux. Cette formule se retrouvera chez
Horace et Cicron comme chez Ripa et Tesauro.
2. Jeu de mots intraduisible en franc;:ais: l'Aquila est une viIIe italienne et
signifie aigle ; Leone, le lion, est aussi un nom propre.
3. Sur ces rapports apeine esquisss iei entre rhtorique baroque et rhtorique
arabe, cf notre contribution De la rhtorique arabe ala rhtorique baroque au
colloque franco-maghrbin organis par le College international de philosophie :
Signe, gnalogie, histoire, 1965.
158
La longue-vue rhtoricienne : JI mirabile, il ftrore
est la meme et pas la meme, la substance en est identique, mais la
maniera nouvelle. Pouvoir infini de transformation redmultipli a
son tour par la voie des termes relatifs : corrlatifs, contraires, con
comitants, antcdents... , une seule mtaphore en engendre une
multiplicit. Comme si la langue combinait les deux grands prin
cipes du baroque : le meme et la varit-variation, la loi et l' orne
ment, la figura latine, la schema grecque convoques ici pour
conjurer tour ennui, par la nouveaur et l'imprvu. Ainsi, l'objet
fUt-il laid ou effrayant, il n' en devient pas moins agrable si tu le
regardes de loin, avec la longue-vue .
Engendrement permanent du sens par le sensible, par ce langage OU
les yeux parlent avec les yeux , OU la bouche parle , OU les mains
expriment tour ce que la langue sait dire et faire . Car tour le corps
est une page prpare a recevoir de nouveaux caracteres et a les
effacer . Pouvoir d'inscription et de trace vite efface, pouvoir de pr
sence, d' absence et de mmoire, vritable palimpseste charnel, le corps
est une merveille , l'essence ralise, manifeste du mirabile, son jeu
et son jouet. En d e ~ a de tour sens constitu, la lettre, les syllabes ne te
font-elles pas couter il gorgoliar des eaux, ilfrullar des fleches, lo stri
dere de la lime, et jusqu'aux paroles feintes produites par l'ingegno
humain, celles qui imitent les sons et dont la regle cachera malles
affinits du barbare et du barbarisme: var, var, la Grece forma le
vocable nouveau varvarismo qui s'appelle barbarismus en latin ? ..
'Larguzia vocale ne s'arrete jamais : Les sons informes, non articuls
ou imitant les bruits animaux, peuvent parfois exprimer entierement
l'acuit d'un concepto
On le voit : la folie en corps et en langue de cette rhtorique
inventive ne releve nullement du pouvoir philosophique du
signifi, et il ne faut nullement prendre le concetto, pour une Ide
ou meme un concept au sens traditionnel du terme, comme un
universel abstrait dans une c1assification des termes et des genres.
La folie rhtoricienne vise a une vritable refondation ontologique
des sensibles comme opration de pense, donnant toure sa porte
a une esthtique largie. Car cette pense ne fonctionne pas sur le
seul modele du jugement : la mtaphore n' est pas propre au seul
ingegno humain et encore moins asa nature rflchissante. D'une
part, parce qu'il y a, comme chez Leibniz mais en un autre style, des
argutezze divines. Dieu parle et pense en mtaphores a dcrypter par
159
I
i
I
La fOlie du voir. De l'esthtique baroque
un art du chiffre. D'autre part, l'ingegno humain lui-meme n'est pas
coup de l' ingegnosa natura et de ses pouvoirs symbolico-potiques.
Avec ses mtores, ses cometes, ses monstres, ses batailles de vent, ses
tremblements de terre et autres catastrophes, la nature produit du
sublime, de 1' admirable, tous concepts figurs proti
formes. Tous ces pouvoirs des argutezze divines et naturelles,
l' ingegno humain peut les retrouver, les rinventer par la mtaphore :
Trois choses spares ou runies fcondent l'esprit humain de si
merveilleux concepts : l' esprit, la "fureur" (il furore) et l' exercice.
11 furore, soit le point extreme de l' esthtique baroque de
l'altrit: L'altration de l'esprit (alterazion della mente) cause par
la passion, l' enthousiasme ou la folie. Car, fussent-ils au dpart
dnus de toute acuit spirituelle, les passionns, les enthousiastes et
les fous l' acquierent par leur puissance mtaphorique de penser. Une
telle c1assification, OU s'inscrit tant la tradition platonicienne de la
mania que la typologie des dlires du Phedre et le furor des Latins,
va si loin qu'a l' encontre de la coupure c1assique et pistmique
de la raison et de la draison analyse par Foucault, Tesauro voit
dans la folie (pazzia) l'incarnation de la mtaphore dans un corps, le
voir du voir, un entnebrement c1arifiant. Le c1air-obscur de la
raison: La folie n' est pas autre chose que mtaphore, laquelle
prend une chose pour une autre. (La pazzia altro no eche metafora,
la qual prende una cosa per altra.)
Dans ce voir fou quivalant aux autres formes du voir (celui de
l'inspiration, de la fureur ou de l' ingegno), les images mentales
(fantasmi) se transforment en tout autre chose, une fantasmagorie,
une fantastiquerie . Une seule image trop imprime devient fan
tasmagorie (fantasticheria), faisant voisiner sagesse et folie. Entre
les deux, nulle coupure, mais ce statut de la folie pris entre deux
extremes dont parlait dja Giordano Bruno: On appelle fous ceux
dont le savoir ne se conforme pas a la regle commune, soit qu'ils
tendent plus bas, ayant moins de sens (men senso), soit qu'ils tendent
plus haut, ayant plus d'intellect (piu intelletto) l. Ce savoir de la
folie propre a la culture de la Renaissance, et aux thatres d'un
Shakespeare ou d'un Caldern, Tesauro le circonscrit dans les pou
l. Giordano Bruno, Des jUreurs hroi'ques, Paris, Les Belles Lettres, 1999
(rd.), p. 214.
160
La longue-vue rhtoricienne : /1 mirabile, iljUrore
voirs de la mtaphore. Mtaphores innocentes, mais aussi mta
phores ridicules ou atroces, celles de la mlancolie, de I'humeur
noire, celle d' Alcide dans l' Hercules furens de Sneque ou de
l' Orlando furioso du Tasse.
Cette grande visibilit de la folie serait ici comme la lec;:on finale
des tnebres, l' quivalent dans l' ordre du sentiment et de la scienti
ficit baroque, de cette pistmologie argusienne qui regle le
voir anamorphique, en teintes et ombres. Une sone de clinique du
dsordre, OU cette littrature, ce thatre vivent leur rhtorique dans
ce voisinage du non-sens et de l' exces de sens, dans ce jeu du monde
et de l'immonde, OU le surcrolt des signes tend a l'aphasie, au cri.
On pourrait distinguer ici, avec Severo Sarduy, deux statuts de l' cri
ture et de la position de lecture. La relation frontale, intresse au
rfrent et au monologisme, et ce qu'il appelle la position anamor
phique de l' crivainllecteurlvoyeur, qui se dplace de biais, pour
dcrypter une criture de biais dans un jeu de doubles, de miroirs,
de masques et de simulacres. Le fu rore, comme objet et comme pul
sion de cration, serait cette opration limite sur le langage, ce savoir
en jouissance propre a un amour, qui, selon Lacan, consiste prcis
ment a
,
d
onner ce que
1"
on napas .
1L MIRABILE, IL FURORE
Ce que l' on n' a pas... Mais ce que l' on peut voir si les regards
sont les raisons par lesquelles l' objet (comme s'il nous regardait) se
fait prsent a nous 1 . Ou, plutt, ce que l' on pourrait entendre a
nouveau. Une autre scene, celle de I'Opra. Cette voix disloque de
I'Orlando furioso de Vivaldi, une folie d'homme, une fureur d'amour
et de mlancolie, celle qui nalt de l' effet d' une dissonance tant cor
porelle que spirituelle, tant la pene de I'harmonie (armonia) des
l./bid., p. 216. Selon Bruno, tout amour procede de la vue et le mythe
d'Acton dpec par ses chiens pour avoir vu Diane nue, mythe grec repris et rin
terprt par les baroques, sert ici de paradigme a la fureur hro"ique amoureuse,
dans le Dialogue Quatrieme: Et c'est la que ses grands chiens lui donnent la
mort : la qu'il finit sa vie selon le monde de folie et de sensualit, ce monde
aveugle et illusoire, et qu'il commence a vivre pour l'intellect. (P. 208.)
161
I
I
i
I .
I '1
I
La folie du voir. De l'esthtique baroque
facults cognitives et apptitives propre a la fureur mlancolique,
selon Giordano Bruno.
La dissonance et 1'harmonie : les deux principes de ce baroque
musical, tardif et concertant de Vivaldi. Avec elles, vous retrouvez
Venise, cette Venise du clair-obscur lumineux et brillant, celui qui
duquait 1'<ril d'un Stendhal. Vous vous perdez dans cette brillance,
vous coutez la folie enfiamme et rhtoricienne d'Orlando, vous
revez dans le vrai sentir, pris d'une pure jouissance d'imagination...
Dans les jeux ornementaux d' affects et de dissonances propres a
Vivaldi, dans ce double rythme d'une musique oil la clart cristal
line et solaire du son vire toujours a 1'inquitude et a l'errance
mlancoliques, Orlando serait le paradigme de l'amour baroque, la
folie d' amour. Or, comme dans la structure de l' Orfio de Monte
verdi, la scene inaugurale met aux prises la duplicit affolante du
Voir et de la Voix. Orlando lit sur un rocher le serment crit
qu'Angelica et Medoro viennent de se faire : amants et poux . Et
ce voir de la lettre porte immdiatement au fantasme, a l'<ril du fan
tasme, a une topique sensible, celle de la jalouse fureur qui bnlle et
consume:
Arde Orlando! Che Orlando?
Orlando emorto
La scene de la lecture prsentifie l' irregardable de l' amour trahi,
en ces jalouses scansions d'une Voix amplifie et commente par
l'accompagnement musical. Y surgit la mlancolie rotique, celle
d'un furore dja a 1'<ruvre dans la scene antrieure de 1'preuve
amoureuse. Angelica ne lui avait-elle pas demand d'aller cher
cher le vase d' argent, gard par l'horrible monstre de la grotte
d' Alcina, cette magicienne et sductrice noire ? Et, comme
Orphe, Orlando avait chou. En dpit de sa prouesse, de sa
vaillance et de son dfi, il demeura prisonnier de l' antre tout
fminin d'Alcina, si proche de la Grotte du Nant du El Cri
ticn de Gracin. L'preuve de la castration amoureuse, il
giusto fUrore, se module dans la double langue de la violence
ensauvage du trauma (une catastrophe instituante sparant
1'humain de la bestialit) et de la perte. Orlando fendra rochers et
montagnes du langage muet de son pe, il tranchera ses vete
162
La longue-vue rhtoricienne : JI mirabile, ilfUrore
ments et y laissera toute parure. Ce Voir insupportable se fera
Voix disloque, perte de sa langue italienne en mots fran<;:ais, puis
perte du sens dans le vertige d'un signifiant rpt et vocalis :
La... La... la... Pris comme Orphe entre deux allgories - ici celle
de Madame la Cruaut et de Monsieur la Rigueur -, il finira
par perdre son identit, sa raison. Itinraire amoureux, oil le
regard solaire se mtamorphose en regard empierr, empierrant. Il
prend une statue pour sa bien-aime, et la pourfend avant d'etre
guri au rvei1.
Fminis par 1'amour, Orlando n'est que le point ultime de l'Autre,
dans IIfUrore musical de Vivaldi dans cette musique qui va si vite (de
la vitesse en musique... ) que la frnsie y rythme les affects et les effets,
la pulsion et son errance, en une stravaganza (selon un titre de
Vivaldi). Cet amour d'Orlando, meurtrier de la Raison , serviteur
de la folie , pour reprendre les termes de l'Adonis de Marino, cet
amour frntique de dionysiaque et de doux languir, cet amour dans
l'exces des contraires d'une ame en discorde, cet arnour n'est que la
version humanise de l' heroico fUrore de Giordano Bruno. En cela,
le fUrore amoureux n' est pas un accident du baroque, mais sa loi, son
vertige, sa mtaphore, quand elle se place au point prcis oil le sens
se produit dans le non-sens (Lacan).
Ce virage du non-sens en sens met en scene et en position d' qui
valence le fUrore amoureux et cette rhtorique au second degr
qu' est le mirabile selon Tesauro. Car, en rapportant la mtaphore et
les argutezze a la fureur, a la folie tout autant qu'a l'esprit, Tesauro
les pense dans leur foudroyer oxymorique, proche en cela des syllo
gismes potiques d'un John Donne ou des Solitudes de Gngora.
Scandale de la lumiere, incessance de la lumiere, aveuglement des
sens et du sens. De Gngora, J.-L. Lima crit dans Les Vtzses
orphiques : 11 a cr dans la posie ce que nous pourrions appeler le
temps des objets et des etres de lumiere l. Une lumiere d' lvation
l. Jos Lezama Lima, Les Vtises orphiques, Paris, Flammarion, introduction,
1983, p. 27. Lima, dans des analyses superbes, rapproche cette lumiere baroque
de 1'" amenuisement de la luminosit mystique >l, qui, dans I'extase de sainte Th
rese du Bernin, ne parvient pas acacher I'inflammation de I'apptit ll. Ce qui
renvoie aux rapports entre mtaphore baroque et " subitum II chrtien, habit de
paradoxe et de discontinuit par rapport ala mtaphore grecque.
163
La folie du voir. De l'esthtique baroque
qui compose l'objet et produit ensuite 1'irradiation . La lumiece
d'une fureur d'lvation, ou l'inflammation du dsir, son impulsion
ala mtamorphose, son vivre d'apptit et de pulsation, sa lvitation
sans fin vers d'autres etres, tmoignent de 1'Autre. Peut-etre l'qui
valent de la fureur picturale du Tintoret, de ses spirales sans centre
ou les corps s' enroulent, dvors par leur propre passion. Peur-etre la
traduction de ce oui du non mystique et d'une esthtique de
l'extase incapable de dissimuler son ros.
En tout cas, dans cette foudroyance et cet loignement du
sens, Tesauro rapproche la mtaphore du thauma grec et de ce mira
bile qui consiste en une reprsentation de deux concepts
incompatibles . Ainsi en est-il de ces mtaphores reprises al'auro
rit d'Aristote: 1'arc, lyre sans corde. Mais, en fait, si le mer
veilleux est mlange de deux termes incompatibles et nigma
tiques, il convient d' largir la rhtorique aristotlicienne, de la
baroquiser en combinant le positif avec le ngatif, le ngatif avec
le ngatif, le positif avec le positif, jusqu'aux limites d'une vritable
Thaumaturgie du simulacre, que Tesauro mtaphorise au second
degr dans cet erre baroque semblable au zro de l' nigme de Hards
dorffer, l' cho qui rpete la Voix en foret. C' est une ame inanime,
tout ala fois muette et volubile... elle parle sans langue... imagine
sans figure. Elle n' est pas ta filIe et tu l'as engendre ; tu la hais et ne
la vois point ; elle te rpond et tu ne l'entends point ; elle est un rien
parlant qui ne sait pas parler et qui, pourtant parle, ou plutot parle,
sans savoir ce que tu lui dis. Elle n' a tudi ni le grec ni le latin et
pourtant elle parle grec et latin... Toutes propositions merveilleuses
et vraies.
Et la meme combinaison mtaphorique se redouble, s' enroule
dans la combinaison du positif et du positif: elle est nymphe de
l' air, pierre parlante, rocher inanim . Puis on conjugue le ngatif
au ngatif: Elle n' est ni homme ni bete ; elle ne sait ni parler ni se
taire, ni mentir ni dire vrai ; elle est sans silence et sans langue. Elle
n' est pas enferme et pourtant s' chappe de l' auberge. Elle ne
t' coute pas, tu ne la vois pas, et pourtant elle te rpond et
t'coute. Lcho, cette Voix en cho d'elle-meme, que l'on peur
ha'ir et craindre sans voir, ce Cri que l' on imagine sans figure, qu' est
ce, sinon le fantasme sonore de l'Amour baroque, cet reil du
fantasme que nous poursuivions ? Ce son imaginaire qui retentit
164
La longue-vue rhtoricienne : Jl mirabi/e, ilfUrore
dans Jl fUrore de Vivaldi et qui s'incarne dans les corps thatraux et
passionns du Bernin ou du Tintoret ? Le vrai trompe-l' reil n'est pas
la ou l' on croit : dans les fausses perspectives, dans les stucs peints et
les placages de marbre, dans les dcors de thatre et les faux plafonds
dcors, qui jouent tous de l'apparat et de l' apparence du voir. Le
vrai trompe-1' reil n' est que le simulacrum verbal, visuel ou sonore,
irrductible aux partages entre image et rel propres a la mimsis
platonicienne ou ala reprsentation classique. Un simulacre ala
Lucrece : il porte aaimer, al' ailleurs. Fragment dtach de rel, il
dmultiplie la langue al'infini, sans que cet infini puisse jamais etre
somm. Une hyperbologie de l'infini en somme.
Ce rien parlant, cette folle tantit du rien, propre a la
longue-vue philosophique, Tesauro ne cesse de le rinventer par
une sorte de torsion baroque impose a la philosophie aristotli
cienne. Le mirabile ne prsente-t-il pas autant de formes diffrentes
que Les Catgories d'Aristote ? Et de les recomposer, apartir d'une
table baroquise a l' extreme. Qu' on en juge. Substance physique :
homme, non homme; substance mtaphysique: forme-informe;
quantit: un seul vit et deux parlent; qualit: adulatrice et
destructrice; action : elle pleure si tu pleures, elle rit si tu ris... ,
mouvement: elle s'enfuit si tu t'enfuis... Lcho lev a l'tat de
paradigme philosophique d'une raison insuffisante pouse tout le
trait aristotlicien des Catgories. Sans oublier les catgories
mixtes : elle habite dans les forets et parle toutes les langues (1ieu
plus action) ... Sans exclure le triplement catgoriel du a la taxi
nomie des diffrents types de mirabile : artificieux, naturel ou divino
Car s'il y a un rien parlant ou nature et homme s'assemblent, il
est un merveilleux divino La substance informe n'est-elle pas l'Incar
nation, le fils comme Autre et non-Autre du Pece. Ainsi de la
qualit : visible et invisible; claire sans lumiece...
Ovide, les Grecs, l'Incarnation chrtienne: la rhtorique brasse
toures les cultures, les traditions et les rfrences, fait coexister paga
nisme et catholicisme en cette gnalogie de toutes ses figures que je
proposerais d' appeler, le concept extravagant. Un concept figur et
figural, un concept devenu mtaphore, un concept ou potique et
rhtorique s'quivalent. Car cette forme-informe - cette subs
tance sans fond et comme absente - hante tous les poeres baroques
italiens ou franerais. Telle cette vocation du monde ou coexistent en
165
La fOLie du voir. De L'esthtique baroque
une mtamorphose et un algebre des sensibles, le chaos et le beau du
beau, d'un Du Bartas :
... Ce premier monde estoit une forme sans forme
Une pile confuse, un meslange difforme,
O' abismes un abisme, un corps mal compass,
Un chaos de chaos, un tas mal entass,
Gil tous les lmens se logoient pesle-mesle,
Gil le liquide avoit avec le sec querelle
Le rand avec l'aigu, le fraid avec le chaut
Le dur avec le mol, le bas avec le haut ...
Un etre en retrait de soi, en dperdition abimique, chaotique, un
etre en simulacre OU se nouent la genese du sensible, la gnalogie
des formes rhtoriques et le surgissement en langues. Telle est cette
ontologie rhtoricienne du baroque qu'un Heidegger n'a
entrevue que dans sa mtaphore mystique: cette rose sans
pourquoi d'Angelus Silsius. Sans doute parce que sa priodisation
historiale ne prend pas en charge la Renaissance et le baroque dans
leurs dimensions esthtiques et philosophiques, car elle privilgie
toujours le moment cartsien de 1'instauration du sujet .
Et s'il est vrai que la perception reprsentative du monde con;:u
passe par une gomtrie de la lumiere ou, selon Foucault, l'esprit
rend le per;:u transparent , construit une gomtrie des corps
apartir d'un point ou les choses sont adquates aleur essence, a
leur forme 1 , l' archologie du regard baroque prsuppose, elle, une
zone d' ombre, une opacit et un tourment des corps, une forme
informe. Soit un regard fondateur, un nouveau partage du visible et
de l'invisible insparable du partage de ce qui s' nonce et de ce qui
est tu 2 .
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Archologie du regard dans une folie du voir et une ontologie
rhtoricienne du simulacre : telles seraient les deux grandes articu
lations ou prend naissance une esthtique. Ce qui s' nonce ne rele
vera pas des c1ivages traditionnels entre concept et mtaphore, ni de
leurs renversements : la mtaphore contre le concept (Nietzsche)
1. Michel Foucault, Naissanee de La cLinique, Paris, PUF, 1963, p. IX. e/l'oppo
sition entre regard rducteur et regard fondateur.
2.1bid.
166
La Longue-vue rhtoricienne : 1L mirabiLe, iLJurore
ou en marge du concepto Car, dans cette raison rhtoricienne tou
jours voue a1'insuffisance d'un rien, d'un c1air-obscur, le dicible et
le visible s'assemblent, et 1'invention de figures tres subtiles - celles
du concept extravagant - appartient de plein droit au furioso sous
toutes ses formes: passion comme affect qui enflamme les
esprits , inspiration et enthousiasme grecs (la fureur potique et
sacre d'Orphe, d'Homere, d'Hsiode) et folie, le plus souvent
mlancolique. Et, de meme que la mtaphore n' est pas l' autre de la
raison, mais sa figure, le fu rore dessine une dramaturgie passion
nelle qui n' est pas oppose ala raison , car la pense ne se dfinit
pas dans la rflexivit d'une conscience de soi transparente, d'un
cogito. Elle assume philosophiquement 1'oubli du cogito, 1'Autre.
Le fu rore, cet quivalent du tenebroso en peinture - le c1air
obscur -, apparait marqu de l' ambigu'it structurelle de cette dia
lectique al' tat d' arret, foudroyante qui anime tout le baroque. A
1'inverse de ce rien parlant, de cet cho qui anime 1'inanim et statue
sur les etres de simulacre, le furieux empierre, ensauvage 1'anim,
dtruit les frontieres toujours fragiles entre 1'humain et 1'inhumain,
faisant surgir 1'altrit d'une bestialit jamais domestique, le travail
d'un trauma origine!. Ensauvagement de Sigismond dans La vie est
un songe de Caldern, d'Andremio dans El Criticn, ou d'Orlando
dans le Tasse et les opras baroques, toujours a ' i m ~ e du grand
dsordre du monde (violence, usurpation du pouvoir, Etat d' excep
tion, tyrannie paternelle... ) thoris par Burton dans son Anatomie
de la mlancolie. Le furore renvoie aun Trauer, qui ne releve plus
d'une quelconque culpabilit tragique au sens grec, mais bien de
cette scene du thatre de la passion qu' analyse Walter Benjamin.
Caractere isol des motifs, des scenes, des themes, 1'intrigue du
thatre baroque se droule comme un changement avue 1 . Cette
discontinuit scnique, ce jeu dans le jeu, ce thatre dans le thatre,
et cette trange harmonisation du Trauer et du grand jeu du monde
1. Walter Benjamin, Origine du drame baroque aLLemand, op. cit. Il s'agit d'une
chorgraphie (p. 97) radicalement diffrente de la vision grecque d'une sd:ne
comme topos cosmique ". Sur cette mlancolie du Prince, el p. 153 ; sur les rap
portS entre ostentation et esprit de tristesse diabolique, ef p. 151, 153, 155. La
folie furieuse du tyran est insparable de la politique baroque comme tat
d' exception, souverainet qui tend ala dictature.
167
La fOlie du voir. De l'esthtique baroque
devenu identique au Pouvoir et a ses mises en sd:ne, livrent le
hros, dsormais dchir entre le livre de la nature et le livre
du temps , al' emprise de Saturne. Le Prince est le paradigme
du mlancolique , avec ses moments d'ensauvagement, de chien
enrag , de bete, et ceux de gnialit inspire.
Aussi ce fUrore s'alimente-t-il des deux grandes traditions cites par
Tesauro: la latine, le fUror de Sneque en particulier, et l'italienne, celle
de I'Arioste, celle de Marsile Ficin et celle plus proche des Fureurs
hrofques d'un Giordano Bruno. Or le fUror latin, celui de Mde,
d'Atre ou d'Hercule, naJt du dolor, sous le coup d'un exces qui s'ori
gine dans la ..tCAayxoAta d'Aristote, dans ce que Cicron appelle l'exces
de bile noire, ce mlange de dpression triste et de frnsie. Comme
dans toute la tradition de la mlancolie, le fUrore prdispose aux exces,
par le bas (animalit) et par le haut (inspiration divine, potique).
Comme l'crit Giordano Bruno: Il existe plusieurs especes de
fureurs, lesquelles se rduisent adeux genres : les unes en effet ne se
manifestent que comme aveuglement (cecita), stupidit et impulsion
irrationnelle tendant ala folie bestiale (al ferino insensato), les autres
consistent en un certain entraJnement divin, par l'effet duquel certains
deviennent meilleurs que les hom
mes
ordinaires l.
D'un cot, la fureur mlancolique, le carnage des Furies et, de
l'autre, la mania des Grecs, le raptus platonicien qui vise le vrai et le
divin, la fureur hroi'que qui fait coi"ncider la connaissance et
l'amour par une vue qui excede l'ordinaire et produit des choses
admirables . Mais ces fureurs tendent toujours ase rapprocher, ase
cotoyer dangereusement. A toujours procder de la vue, l'amour est
menac de sa duplicit, car les yeux SOnt les portes du ciel et de
l'enfer . Et Giordano Bruno, dans le contexte d'un panthisme infi
nitiste, nous donnerait le grand nonc de l'thique passionnelle du
baroque : Toutes les choses SOnt faites de contraires, et de cette com
position qui est au sein des choses, il rsulte que les affections (afJetti,
affects) qui nous y attachent nous coriduisent jamais aaucune dlec
tion qui ne soit mele de quelque amertume. }e vais plus loin ; si
l'amertume n'tait dans les choses, la dlection n'y serait pas non
plus 2. Lamour hroi"que n'est jamais sans tourment, et la fureur
l. Giordano Bruno, Des jUreurs hrofques, op. cit., p. 177.
2. Ibid., p. 159.
168
La longue-vue rhtorieienne : Il mirabile, iljUrore
mlancolique sans lvation et gnialit, OU la nature retrouve sa subli
mit. On comprend que I'ros baroque se soit nourri des mythes
grecs allgoriss et tout particulierement de celui d'Acton, chasseur
chass, dchiquet par ses chiens d' avoir vu Diane nue. Saisie
d'effroy , son ame perd son corps . Au miroir des eaux, ce liquide
tableau , Acron pouvant yerra surgir cet objet sauvage , sa
figure. Et tel est le fUrore baroque: l' affect produit par cet objet
sauvage , cet ceil du fantasme OU coexistent la frnsie vitale, l'exd:s
amoureux sublime, rame ensevelie et les suaires et fantomes du
pass . On dirait ame voir que je suis ma statue , crit Saint
Amant dans ses Visions. Statufi par ce fUror comme puissance de
mmoire, de crimes, de eruaut, si proche du modele tyrannique OU
l'esthtique se fait politique.
Dans ce passagede I'humain vers un exces inhumain, bestial ou
divin, toujours spectacularise en ses effets passionnels, la fureur
baroque s' loigne de la ncessit tragique grecque, du daimon, et
meme de la mania. Elle serait en somme plus latine. Car, en tradui
sant le daimon grec dans une catgorie juridique (jUriosus : homme
atteint de folie, irresponsable et priv de droits civiques) et esth
tique (le fUriosus tragique a la Sneque), la culture latine dplace
l' conomie grecque du vraisemblable vers un invraisemblable
plus brutal, plus visuel, plus sublimum. Comme le montre Florence
Dupont dans L'Acteur roi 1 le furieux tragique est I'homme absent
de lui-meme , port asa limite. Tel est aussi le furieux baroque :
hors de soi, il mtaphorise le monde, devenu fleur de rhtorique.
Lesthtique du voir se transforme en esthtique de l'exces sublime,
reposant sur le paradoxon amoureux.
Le dair-obscur serait alors le principe gnalogique de toutes les
figures rhtoriques, ce qui soude l' admirable, le merveilleux - le
mirabile - au sublime, tel qu'il a t dfini dans le trait anonyme
1. Florence Dupont, L'Aeteur roi, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 159.
La culture romaine y est analyse comme culture du faire voir, de l'image et
du thatre, et d'un jUror qui s' panouira chez Sneque et tendra 11 1' invrai
semblable , au sublime rhtorique (ef p. 80 et 190). Notons que dans le
thatre romain, le jUror tait dans selon un code qui disloquait les mou
vements de la tete d'un corps immobile. Quant 11 cet Hereule jUrieux de
Sneque, il servira de modele aux opras baroques, dont celui de Cavalli :
Ereole Amante.
169
La folie du voir. De l'esthtique baroque
Du sublime. Car l'effet y nalt de l'occasion ('t et surtout le
pathtique ne produit jamais plus d' effet que lorsque l' orateur
meme ne paralt pas y appliquer ses efforts et que l' occasion ('t
semble lui donner naissanee 1 . Et cet effet est d' autant
plus sublime - d'un sublime de pense et d'un sublime figural- que
la figure est eache par son propre clat. Je n' en veux d' autre
preuve que l'exemple cit plus haut "oui, je le jure par les hros de
Marathon". Qu'est-ce qui a cet endroit cache la figure, c'est videm
ment son clat meme ('t<:\> <f>Ytt). Il en est presque comme de ces
lumieres indcises qui disparaissent baignes par le soleil : les arti
fices de la rhtorique entrent dans l' ombre quand la grandeur les
environne de tous cats. Il y a peut-etre dans la peinture quelque
analogie: dans un tableau, l' ombre et la lumiere sont distribues
parallelement sur le meme plan: et, eependant, ce qui se prsente
d'abord a la vue, c'est la lumiere et, non seulement elle acquiert du
relief, mais elle se montre plus pres de nous. De meme dans le dis
eours, le pathtique et le sublime, plus rapprochs de nous grace a .,,'
une affinit naturelle et a leur clat, se prsentent toujours a nous
(
"1
avant les figures dont ils releguent l'art dans une ombre qui semble
.<
,\1
les tenir cachs 2.
'ff
,:1, Cette longue citation, pour montrer, si besoin est, le caractere
,'o