Folie de Voir

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 65

- ~ - - " ' .. - - - - - - - - - ~ " ' ...........- ----.....

'
-
Walter Benjamin et la misan baroque
trice de l' allgorie l. La encore, a la diffrence des autres images
littraires de la femme lesbienne, celle de Baudelaire innove car
elle reprsente 1' hrolne de la modernit , la protestation du
moderne contre le technique . Dans Paris, capitale du XIX siecle,
":;'
.'
~
Benjamin rattache cette hrolne au culte saint-simonien de
l' androgyne. Il reprend meme certaines analyses de Claire Demar ~ 1 !
sur le contenu fminin des uropies. Toutefois, Baudelaire n' arrive
pas a comprendre la question sociale ou personnelle de I'homo
sexualit fminine. Il reste partag, la louant et la critiquant, pris
dans une orientation contradictoire , un clivage : Dans l'image
du moderne illui trouve une place, dans la ralit il ne la reconnait
pas 2. Victime de la pression bourgeoise, mais aussi inquiet des
modifications de frontiere entre masculin et fminin. Comme si la
masculinisation de la femme renvoyait a sa propre fminisa
ron hystrique... A I'horizon, Mme Bovary, cet androgyne
extraordinaire , et les grands mythes de la modernit, Hrodiade,
Salom ou Lulu...
Au creur de cette archologie de la 1l1Odernit, dans les profon
deurs inconscientes du voir, le fminin travaille donc et bouleverse
les identits tablies. L'Ange en serait-il donc le symptme, enfoui
dans une scene de l'criture
3
OU Benjamin apres Baudelaire tait
lui-meme en jeu ?
L'E5PACE DE L'CRITURE
1939-1940
Arret parce que migr allemand, enferm au camp de prisonniers
de Nevers, dja frapp par l' horrible eatastrophe qui le menera au
suicide, Benjamin fait un reve d'une beaut telle qu'il n'hsitera pas
al' crire a Gretel Adorno le 12 octobre 1939. Car apres ce reve je ne
l. C.B. Sur l'interprtation de Baudelaire, el le deuxieme chapitre du livre qui
redveloppe ces themes.
2. C.s., 1, 2, p. 594-595.
3. Au sens de Jacques Derrida dans L'eriture et la diffirence, Paris, Le Seuil,
1967.
54
1
Une archologie du moderne
pouvais pas m'endormir pendant des heures. C'tait de bonheur
1
.
trange reve, d'un bonheur lgiaque et intense, OU se dessinent, a
'I!
travers la foree originaire , les figures d'une vritable scene de
l' criture . De cette criture motionnelle propre a l' allgorie,
proche de l'criture figurative (Bildschrift) de Freud.
I
Benjamin raconte qu'il tait en compagnie du docteur Dausse
(qui l'avait soign du paludisme), et que, apres avoir quitt d'autres
personnes, il se retrouve dans unefluille. Ameme le sol: Un drle
de gente de couches, de la longueur des sarcophages. Mais, en fait,
1111
en m'y agenouillant a demi-genoux, je m'apen;:us qu'on s'y enfon
<;:ait mollement comme dans un lit . Le tout couvert de mousse,
de lierre , l' ensemble ressemblait toujours a une foret . Tout d'un
1111
.1111
coup, changement a vue : la foret devient construction nautique et
sur un pont se tenaient trois femmes avec lesquelles vivait
Dausse . Vision qui ne le gene pas plus que la dcouverte que je I
fis a l'instant OU je dposais mon chapeau sur un piano a queue.
I
C' tait un vieux chapeau de paille, un panama, que j' avais hrit de
I
mon pere. Je fus frapp en m'en dbarrassant qu'une large fente
avait t applique dans la partie suprieure . La, des traces
rouges . Suit alors le rcit d' une srie d' vnements lis aux
femmes. La premiere, experte en graphologie, inquiere tout particu
lierement le reveur. Je crains que certains de mes caracteres intimes
soient dcels. Je m'approchais. Ce que je vis tait une toffe cou
verte d'images. De cette criture-tissu il ne peut lire que la partie
suprieure de la lettre D, la plus spirituelle . Suivent des conver
sations sur cette criture et un souvenir textuel et oral. Benjamin
raconte avoir prononc la phrase suivante : Il s'agissait de changer
en fichu une posie. Mais apeine j'avais ptononc ces mots qu'il
se passa quelque chose de tres intrigant. Je rn'aper<;:us qu'il y avait
parmi les femmes nues une tres belle qui tait couche sur le lit.
Entendant les paroles du reveur, elle amorce un mouvement bref
comme un dair et carte un petit bout de la couverture. Mais ce ne
fut pas pour me faire voir son corps ; car le dessin du drap de lit
devait offrir une imagerie analogue acelle que j'avais dll crire il y a
bien des annes, pour en faire cadeau a Dausse. Je sus tres bien que
1. C. 2, p. 307. Lensemble du texte du reve est emprunt acette lettre (termes
souligns par nous).
55
1
1

11
I
Une archologie du moderne
Walter Benjamin et la raison baroque
la femme fit ce mouvemem. Mais ce qui m'en tait inform tait
une vision supplmemaire. Car quam aux yeux du corps, ils taiem
ailleurs et je ne distinguais nullemem ce que pouvait offrir le drap de
lit qui s'tait fugitivement ouvert POur moi . Fin de reve, insomnie,
bonheur intense.
D'un cot done, 1'hritage paternel du vieux chapeau, du panama
abandonn, couvert de traces rouges, et comme fminis en sa
large fente . Mais, de l'autre cot, la foret - l' Urwald - de l' an
goisse sans fond, l'eau, la feme et les traces rouges, le lit si semblable
a la mort des sarcophages, la peur d' avoir a rvler a une femme gra
phologue ses caracteres les plus intimes , le corps nu d'une femme
tres belle rvle en un clair mais non vue. De l'autre cot,
done, deux femmes qui, par deux fois, font voir de maniere clair
en un choc - ce que le reveur ne peur pas voir, mais qu'il connait
grace a une vision supplmemaire ". Ses yeux de corps sont
ailleurs. La ou se prsente une roffe couverte d'images, puis une
couverture-drap de lit, lui, dans son bonheur intense et affol, ne
peut lire que la partie spirituelle de la lettre D, puis le souvenir
d'un crit ancien. Et surtout, de cela, tel1'Ange qui chame un ins
tant, il parle: Changer en fichu une posie.
Aux traces crites, il prfere done les traces rouges comme si le
corps-criture de 1'ailleurs ne pouvait exister que par cette profana
tion sanglante, cette dngation du corps vu de la mere ou de la
femme qu'impose une comrainte masculine. Ces traces, ces archi
traces selon 1'expression de Jacques Derrida, figurem ici une scene
originaire, incestueuse, une violence perptre ou le tissu et le texte
s' changent. Comme l'crit Benjamin dans un passage consacr a
Proust; Si texte signifie en latin tissu, il n' est guere de texte qui,
plus que celui de Proust, soit effectivemem un tissu l. Tissu de sou
venirs ou l'oubli et les imermittences de la mmoire som le patron
rtrospectif de la tapisserie . Et dans ce meme texte, le lit y dfinit
la position d' criture de Proust : Le lit sur lequel Proust malade, la
main en 1'air, couvrait de son criture les innombrables feuilles
2

Feuilles d' arbres, de foret.
1. M. V, p. 316.
2. bid., p. 330. Sur cene position d'criture ", ef Jean-Louis Baudry, cri
ture, mon et profanation , L'crit du temps, n 1, printemps 1982.
56
;j
<i' ~
, : . ~ .
Mais les traces rouges som bien la, indlbiles, sur le chapeau du
pere et l' angoisse du fond, de l' abime de cette foret originaire,
que la hache castratrice de la raison doit viter de regarder, fait tou
jours retour. Rptition d'un immmorial, de 1'extreme, d'une catas
trophe toujours dja survenue. Telle est cette souffrance de l' reil
qui dcide de l' criture, ce lieu d'un non-pouvoir ou 1'imaginaire
s' origine. Au point que le souvenir d' enfance est la racine de ma
thorie de l'exprience 1 . C' est dire que face a la dperdition
d'exprience vcue de la modernit, face a une vritable destitution
du sujet, de sa maitrise et de sa souverainet, seule la rdemption
du souvenir (Rettung der Vergangenheit) peut fonder une vritable
exprience (Erfahrung). Rapprochant Proust de Freud, Benjamin
remarque que les rapports proustiens entre mmoire involontaire et
mmoire volontaire ne sont pas sans analogie avec la distinction
freudienne de Au-dela du prncipe de plaisir entre la mmoire (les
traces) et la conscience. La mmoire involontaire, ou le pass se
refiete dans le miroir baptismal de 1'instant , donne seule une ter
nit d'ivresse, de bonheur. Par hasard, en un instant, en un clair, en
un choco Elle est pouvoir sur 1'imaginaire, image, car son imaginaire
est prcisment de 1'ordre de la non-maitrise (le hasard). Res
surgit toujours chez Proust 1'image, seule capable de satisfaire sa
curiosit, ou plutot d'apaiser sa nostalgie
2
. i
Revenir a la faveur de ce reve a une scene originaire ou la structure .1
onirique porte le jeu du texte-tissu, du sexe-crit, du voir-ne pas
voir le corps nu de la femme, n' est-ce pas la l'inquitante tranget
de l' criture, l' au-dela moderne de tous les humanismes, l' explora
tion de cette zone-limite que Kraus et, d'une autre maniere, Kafka,
occupent et qui me tient a creur
3
? Le lieu ou se rve1e une
subjectivit sans sujet pour reprendre des termes de Maurice
Blanchot, la part inhumaine de 1'homme? Mais cette zone
limite comporte toujours sa mesure: le souvenir et son errance, son
risque, la folie de la pense. Entre le Baudelaire de la grande ville,
de Paris, et le Benjamin d'Enfance berlinoise il y a beaucoup plus
qu'une affinit de mthode, il y a un meme garement, un meme
1. C. 2, p. 325.
2. M. V, p. 319.
3. B.B., p. 135.
57
~
I
Walter Benjamin et z raison baroque
dsarrangement du sujet, un meme labyrinthe: Ne pas trouver
son chemin dans une ville, s;a ne signifie pas grand-chose. Mais
s' garer dans une ville, comme on s'gare dans une foret, demande
une ducation... Cet art je l'ai appris tardivement; il a exauc le
reve dont les premieres traces furent des labyrinthes sur les buvards
de mes cahiers l.
Apres le tissu, le buvard ; apres la foret, la ville. Mais toujours un
reve, le premier, ternellement rpt, un ensemble de traces, un
labyrinthe, ce triple chiffre de l' criture de la sexualit et des sans
nomo Car le labyrinthe est la patrie de celui qui hsite ; le chemin
de celui qui apprhende de parvenir au but dessinera facilement un
labyrinthe
2
. Patrie de la pulsion sexuelle dans les pisodes qui
prcedent sa libration , patrie aussi de I'humanit (la classe
sociale) qui ne veut pas savoir ce qui va advenir d' elle . Les traces de
sang, d' critures, d' architectures sociales sdimentes dans les villes
rejouent cette fameuse zone limite . La scene de l'Ange, ce fil
d'Ariane juif, en serait-elle la cl? Ne lui appartient-il pas de
retrouver cet espace de KIee, OU tres tt dans le dsir de Benjamin
s' tait opre la jonction de ce qui est traditionnellement disjoint :
les figures et les signes, cet quivalent d'un langage adamique
perdu?
Mai 1933
Benjamin malade (sans doute de la malaria), dans un tat sepl
dlirant, crit deux versions d'un texte particulierement nig
matique, intitul Agesilaus Santander, anagramme dchiffr par
Scholem d'Angelus Satanas (Sch.). Cette fois-ci, il ne s'agit pas de
l'intensit infinie d'un bonheur retrouv, mais bien d'un Ange
saturnien, d'une mlancolie toute baudelairienne. Y fait retour
l' Ange nouveau comme une image sur le mur , en des termes
identiques aux textes antrieurs ; il chante un instant les louanges
de Dieu, avant de s'vanouir dans le nant. Comme I'Ange de KIee
il n'avait aucune ressemblance humaine . Cet interprete de l'in
humain appelle a un futur qui est dja dans l' origine, un futur qui
1. Sens unique, Lettres Nouvelles, p. 31 (dsormais abrg S. U)
2. CB., p. 225.
58
Une archologie du moderne
n'espere plus rien de nouveau . Mais, surtout, l'image sur le mur
rvele la vritable nature de I'Ange, Ange androgyne. Profitant de
la circonstance que je suis venu au monde sous Saturne, l' astre de la
Rvolution infiniment lente, la planete des hsitations et retards, il
a envoy derriere la figure masculine du tableau sa figure fminine
pour le dtour le plus long et le plus fatal, car les deux, sans se
connaitre, furent un temps intimement proches.
Que Scholem puisse y dcrypter le malheur d' amour de Benjamin
avec ces anges que furent Julia Cohn et Asja Lacis, que Benjamin
y voie la figure de la sparation de tout ce qu'il a aim : les etres, les
choses, n' puisent pas pour autant l' allgorie de l' Ange interprete,
androgyne et bisexu. La flicit qu'il promet est dsormais unie
au bonheur de la rptition, a la rappropriation du vcu . La spa
ration - la mort - est la comme la somme de toutes les extra-terri
torialits de Benjamin, exil des choses, des etres, d'une identit
nationale problmatique. Cumul de l'impossible: juif, allemand,
marxiste, antifasciste, pris dans l' criture du moderne. En somme
la fin est dans l' origine .
Mais ce choc clair, OU les deux figures et visages de l'Ange se
recomposent, dit aussi autre chose : qu'il peut y avoir du fminin
dans le divin et dans l'anglique-satanique. Conformment a toute
une tradition de la Kabbale, treS diffrente du christianisme, Dieu se
trouve fminis et presque bi-sexualis. En effet, contrairement a
I'CEdipe juif traditionnel, domin par la toute prgnance de la loi et
du symbolique - ce que Benjamin n'aime pas chez Kafka -, le Dieu
de la Kabbale n' est pas. Ce ne-pas-etre, cet Ai'n, ce nulle chose , ce
nant de Dieu ne trouve de raison d' exister que dans son propre
dsir scopique : Dieu a dsir voir Dieu. Et cette fabuleuse jouis
sance d'un rien qui se voit lui-meme, n'est-ce pas cette face fminine
de Dieu - d'un Dieu marqu par la disparition de son Nom
propre aux thologies ngatives et aux htrodoxies ? Comme le dit
encore Lacan : Pourquoi ne pas interprter une face de l' autre, la
face de Dieu comme supporte par la jouissance fminine 1 ? Pour
quoi, en effet, la jouissance autre ne serait-elle pas la grande mta
phore de l'Autre ?
1. Jacques Lacan, Encore, op. cit., p. 71.
59
1
1
1 1
I
1
1, '
1I I
,1
1"
,
I!l
1I
I!
Walter Benjamin et la rai50n baroque
'r,
1.
j ~
De fait, en juda"isant les gnoses du Midi franc;ais, la Kabbale ira
i
-!
meme jusqu'a bisexualiser Dieu. Si Dieu n'a d'existence que dans ses
manations, ses puissances - les dix Sephiroth -, le Zohar identifie
les neuvieme et dixieme Sephiroth a du fminin. La neuvieme,
Yesod, rside dans 1'union de formes masculines et fminines, dans
le secret (Sod) qui est fond et fondement. Quant a la dixieme, a
laquelle Benjamin fait plusieurs allusions, la prsence de Dieu , la
fameuse Shekhinah, elle est a la fois pouse, mere, et filIe de
Dieu . 11 y a la un curieux bouleversement du divin, soulign par
Scholem, qui influencera Fliess, voire Freud. Laffirmation de l'l
ment fminin en Dieu est naturellement l' un des progres les plus
riches en conscence que la Kabbale ait accompli en essayant de se
fonder sur l' exgese gnostique l. Fminisation et bisexualisation de
Dieu Ol! le cyele historique du divin est interprt comme exil de
Dieu hors de lui-meme, trace d'une sparation Ol! fminin et mas
culin ont diverg sous l' effet des pchs des hommes. Cette dchi
rure instaure un haut et un bas, un fminin et un masculin que la
rdemption finale se chargera de runir, en rassemblant les deux
visages de l' androgynie divine, pour l' amour de Dieu et de sa
Shekhinah . La fin est aussi dans l' origine...
Mais l' origine, comme la rptition et le retour, ne peut viter les
filets du langage et du symbolique, d'un rapport au Nom comme
signe et criture originaire. Tout mot - et le langage dans son
ensemble - est onomatopique. Le concept de ressemblance non
sensible recele la cl qui permet de pleinement clairer cette these.
Cette reprsentation non sensible voue le langage a la reprsentation
allgorique. Et c'est bien d'une allgorie dont il s'agit dans Agesilaus
Santander. Car 1'Ange nouveau apparait sur les murs a la faveur
d'une scene familiale qui concerne le Nom dans une hrdit-filia
tion perturbe. Benjamin raconte que, quand il est n, ses parents
penserent qu'il pouvait devenir crivain. En raison de 1'antismi
tisme rgnant, ils lui donnerent deux noms secrets qui pourraient
lui servir de pseudonyme et de masque par rapport au reprage
de son identit juive. Walter Benjamn s'appelait en fait: Walter
Benedix-Schonflies-Benjamn. Le scnario familial du dsir avait
inscrt a cot du nom de son pere: Benjamin, celui de sa mere:
1. Gershom Scholem, La Kabbak et 5a 5ymbolique, Paris, Payot, 1966, p. 124.
60
~
I
11
Une archologie du moderne
Schonflies. Benjamin renvoie a un usage juf selon lequelles enfants
masculins ont toujours un nom secret nscrit sur les registres reli
gieux et rvl lors de la pubert.
Change possible mais parfaitement illusoire : Les mesures prises
afin de prvenir le destin se sont rvles vanes en ce qui concerne
l'intress. Certes, il a bien crit. Mais, en dpt de tres nombreux
pseudonymes (dont celui de la jeunesse Ardor, flamme), Benjamin
s' est fait connaitre comme Benjamin . Les autres noms sont
demeurs secrets, magiques, un peu comme le titre de ce fragment
Agesilaus Santander (nom d'un roi de la ville de Santander) cache un
rebelle secret : Satanas. Mieux, Benjamin qui avait une vritable pas
sion pour les anagrammes dcomposait souvent son propre nom en
Anni M. B. Dans Origine du drame baroque allemand, il remarque
que le mot meme de rbus est n des signes hiroglyphiques et nig
matiques des artstes de la Renassance et rapproche hiroglyphes,
anagrammes et allgories l. Car si l' allgorie fragmente le rel, par
une violence qui l'nterrompt, le dstabilise jusqu'a figurer le
cadavre, dans l' anagramme les mots, sons et lettres, rduits a du
signifiant, sont mancps de tout lien traditionnel de significa
tion . Ils deviennent alors un objet qu'il est possible d' exploiter
allgoriquement
2
.
LAnge bisexu, le nom secret de la mere au cceur du signifiant
de l' criture, trace de toutes traces, n' est-ce pas la 1'indice d'un
Nom a l'cart, hrtique par rapport aux filiations dominantes et
paternelles ? Un nom bisexu comme 1'Ange. lei s'enracne la scene
de l' criture Ol! Benjamin rejoint les asservis, les dclasss, la classe
ouvriere, ceux qu sont prcisment des sans-nom. lei co'ncident
galement 1'Ange du roman familial , celui de l'criture et celui de
I'Histoire. lei se joue sans doute le destin de Benjamin crvain qui
portait comme un chiffre la catastrophe , image et pense d'une
autre catastrophe : le progreso La fin tait encare dans l'origine.
l. Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Fiammarion,
1985.
2. G.s., 1, 1, p. 381 5Q. Sur les pseudonymes et le statut du nom, ef Giulio
Schiavoni, Walter Benjamin - Sopravvivere alla cultura, Palerme, Sellerio, 1980.
61
' ~ ;
Walter Benjamin et la raison baroque Une archologie du moderne
A-prsent
Ainsi donc, a travers ce parcours de 1'imaginaire - du tableau, de
l'allgorie, de 1'image dialectique, du fantasme -, 1'Ange a donn a
voir le non-visible, l'inconscient de la modernit. Quelque chose qui
touche a une violence non maltrisable, un au-dela ou un en dec;a des
mdiations politiques. Dans sa tentative de dialectiser et de faire
voir 1'irraison, de pntrer avec la hache affile de la raison dans
des territoires et des zones limites, Benjamin a t contraint a mettre
en reuvre deux langages et deux mondes. Lun, politique et marxiste,
releve de la dialectique comme lieu d' affrontement OU le point de
vue, la praxis des vaincus, s'opposent sans fin a la souverainet gou
vernante et oppressive des vainqueurs. Fut-ce dans 1'anonymat silen
cieux d'une histoire a rcrire. Lautre, le monde complmentaire de
Kafka ou de Klee, celui du nain thologique , celui de l'Ange, est
non dialectique. 11 indique 1'interruption d'histoire, la catastrophe,
1'inhumain et la dhiscence-dperdition du sujeto 11 nous donne a
penser le cot archa'ique et barbare de nos socits civilises, la
teneur chosale des grandes villes, de la politique-masse, des
tats-fourmilieres, des bureaucraties modernes. 11 est la prhistoire
d'une histoire que Marx annonc;ait, mais que le messianisme
devenu faible de Benjamin cherchait.
Ces deux langages, ces deux mondes, dfinissent une pratique de
l' criture dchire, faite fragment, montage, citation. Sans doute
parce que le fragmentaire plus que 1'instabilit (la non-fixation)
permet le dsarroi, le dsarrangement, comme l' crit Maurice
Blanchot dans L'criture du dsastre, qui n' est pas toujours tres loi
gne de l' criture de la catastrophe benjaminienne 1. Qu' elle soit
adquate aux problemes de la modernit et, de part en part, tra
verse par la mtaphore-ralit du fminin, en dit long sur l' envers
des maltrises existantes, de la certitude du sujet humaniste et volon
taire. Culture de la femme, c' est-a-dire enfin culture universelle,
donnant la possibilit de se confronter a la diffrence en soi et en
1'autre. Car, en la matiere, il faudrait se souvenir que quiconque
domine est toujours l'hritier de tous les vainqueurs. Entrer en
intropathie avec le vainqueur bnficie par consquent a qui
l. Maurice Blanchot, L'criture du dtsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 17.
62
domine. Pour qui professe le matrialisme historique c' est assez dire.
Tous ceux qui jusqu'ici ont remport la victoire participent de ce
cortege triomphal OU les maltres d'aujourd'hui marchent sur les
corps d' aujourd'hui 1 .
Ce cours du temps alin, Benjamin voulait 1'interrompre en pra
tiquant une inimiti farouche pour tout ce qui tait du cot des filia
tions, des noms, des identits acquises, des violences gouvernantes,
de cette histoire soumise a un concept vulgaire de temps, linaire,
continu, vide. A cela, il opposa le dessein d'une histoire autre
comme construction d'a-prsents : une archologie de la modernit.
En elle se jouerait la fracture infiniment rouverte entre la multipli
cation des visibles, des savoirs, des informations, et cette dperdition
d' exprience anti-humaniste et barbare qui en est la part cache dans
les arcanes du fminin.
l. P.R" p. 280.
1
t
Les arcanes du fminin
..~
' ; ~ )
La femme chez Baudelaire: le butn le plus prcieux dans le
Triomphe de l'allgorie : la vie qui signifie la mort.
C.B., p. 223.
Le theme de l'androgyne, de la lesbienne, de la femme sttile
doit etre trait en cottlation avec la violence allgorique.
C.B., p. 216.
La lesbienne est l'hroine de la modernit.
Lidal hro'ique de Baudelaire est androgyne.
P.W, p. 980.
Lamour pour les prosttues est l'apothose de l'empathie pour
la marchandise.
P.W, p. 637,
I
Que le fminin soit ici convoqu au lieu des principaux concepts
1
de Benjamin : allgorie, modernit, exprience, empathie de la mar li
I
chandise, qu'il claire un point nodal de son interprtation de Bau
I
delaire et, plus encore, qu'il soit un de ces arcanes de la modernit I
explor dans le Passagen- Wrk : tel pourrait erre l'enjeu de ce rappro
chement de textes. Aussi, des premieres critiques du jeune Benjamin
de 1913 contre l'inculture de la civilisation rotique moderne - ce
constat d' absence d' une exprience de la culture de la femme
jusqu'a la reconnaissance de la femme comme allgorie d'une moder
nit dploye dans les grands imaginaires baudelairiens (prostitue,
65
!
:,'.:' '
,
Walter Benjamin et fa raison baroque
. Les arcanes du fminin
f
ir
femme strile, lesbienne, androgyne), le motif de la femme impose
t-il par sa constance et ses enrichissements permanents toute sa radi
calit interprtative. Certes, il n' est jamais frontal. Soumis au biais,
au fragment, a l'entre-deux du concept et de la mtaphore, unissant
plus que tout autre la fiction et la reformulation matrialiste d'une
histoire reconstruite avec nos a-prsents, il git la, dissimul ou
enfoui, comme dans un labyrinthe. Un labyrinthe a reparcourir.
Dans Enfance berlinoise, Benjamin n'crit-il pas que, dans ce
Berlin proustien de l' enfance et du souvenir retrouvs, ville-foret,
ville-ddale et labyrinthe, il avait trouv cette Ariane aupres de
laquelle, pour la premiere fois, et pour ne plus l' oublier, je compris
ce que je connus plus tard : l'amour 1 . Et quand, dans Zentralpark
et le Passagen-Werk, la mtaphore du labyrinthe se fera envahissante,
reviendront ensemble ce premier souvenir grav et les arcanes de la
modernit du Paris du Second Empire : La prostitution entre en
possession de nouveaux arcanes avec le caractere labyrinthique de la
ville elle-meme. Un de ces arcanes est le caractere de labyrinthe de
la ville elle-meme. Le labyrinthe dont l'image grave est dans le
carps meme du flaneur apparait avec la prostitution sous des cou
leurs nouvelles 2.
Du labyrinthe des grandes villes aux labyrinthes de la marchan
dise, sans oublier cet ultime labyrinthe de I'histoire : la patrie de
ce1ui qui hsite - OU se rencontrent curieusement la pulsion
sexuelle dans les pisodes qui prcedent sa libration et I'huma
nit (la classe sociale) qui ne veut pas savoir ce qui va advenir
d'elle
3
-, le theme du labyrinthe, le ne pas savoir qui I'habite,
dfinit tout un rseau de penses OU le fminin, ses partages symbo
liques et imaginaires, se trouve pris. Faudrait-il admettre a notre
tour que le fminin puisse etre aujourd'hui comme un fil d'Ariane
pour refaire ces parcours enchevetrs ?
Car la question de la femme semble bien se trouver au point exact
de recoupement des deux scenes du travail d'historien de Benjamin :
celle des dterminations sociologiques de I'histoire (urbanisation,
industrialisation, cration des grandes villes et d'une domination du
1. S. u. p. 32.
2. CE., p. 248.
3. bid., p. 225.
66
ftichisme marchand) et celle de la modernit comme ensemble de
fantasmagories et comme esthtique du choco Des imaginaires nou
veaux qui surgissent avec Baude1aire, a leurs origines dans les cou
rants utopiques du XIX
e
siecle frans:ais (saint-simonisme, fminisme
d'une C1aire Demar, histoire des sectes ... ), comme a leur postrit
dans la Lulu de Berg ou les femmes-fleurs-puberes du]ugenstil, Ben
jamin reconstruit tout un rgime de l'imaginaire du fminin propre
a la modernit. Ce que 1'0n peut appe1er, en reprenant une de ses
expressions, un inconscient de la vision, parallele a l'inconscient
freudien des pulsions.
De ce point de vue, on ne saurait se trompero Cette image grave
au corps du flaneur, cette Passante baude1airienne juste entrevue
dans l'ivresse des grandes villes, ne sont que des cas particuliers de
ce qui caractrise la modernit comme telle : le culte des images, la
la'icisation-sublimation des corps, leur fugacit et leur reproductibi
lit. La, le fminin pourrait bien constituer une de ces formes his
toriques originaires du XIX
e
siecle, une origine OU s' articulent dialec
tiquement une prhistoire et une post-histoire , l'archa'ique et
le moderne, signe incontournable d'un rgime historique nouveau
du voir et du non-voir , du reprsentable et de l'irreprsentable.
C' est pourquoi il convient de reparcourir les scnographies de
cette forme historique ariginaire . Dessiner comme un Trauerspiel
du corps-femme de la modernit. Y donner a penser certaines dter
minations de la notion benjaminienne d' utopie ou d'a-topie,
sous l'effet de cet exces qui vient avec le fminin dont parle Mau
rice Blanchot dans son texte consacr a La Maladie de la mort de
Marguerite Duras. Exces ou encare pouvoir indfinissable du
fminin sur ce qui veut ou croit y rester tranger . Un peu comme
dans les espaces baroques a plusieurs entres, et a vues plurielles
ddoubles et ambigues, le fminin dessinerait certaines scno
graphies de la modernit, certaines de ses utopies ngatives ou posi
tives.
Al'intrieur des arcanes du XIX
e
siecle.
67
Walter Benjamin et la raison baroque
L'UTOPIE CATASTROPHISTE
C' est dans l' reuvre de Baudelaire que surgit dans toutes ses
f
dimensions la redistribution symbolique des rapports entre fmi . ~
nin et masculin propre a la modernit et a la double scene archo
logique de Benjamin historien du XIX
e
siede franyais: la socio
historique et l' esthtique. Du cot sociologique : le nouveau statut
des femmes des grandes villes, soumises a une certaine uniformi
sation des sexes due au travail et a l'urbanisation. Cette insertion
violente de la femme dans le processus de production de la mar
chandise dtruit les diffrences antrieures, qu' elles soient mat
rielles (le partage en lieux diffrents) ou symboliques. Les femmes
devenues dsormais artide de masse, avec la massification du
travail industriel et de la socit, perdent simultanment leurs qua
lits naturelles (essence fminine, dtermination de leur nature
dans la seule reproduction de la vie) et leur aura potique: la
Beaut comme idalisation sublime, celle qui entourait la Batrice
de Dante.
Une telle dynamique de socit exige donc une redfinition imp
rative des marques symboliques sparant le fminin et le masculin,
d' autant plus imprative que la premiere partie du XIX< siede est
marque par le dveloppement historique des premiers fmi
nismes. Aussi, du cot esthtique, de nouveaux imaginaires du corps
fminin - des corps fictifs - vont-ils se dessiner, dja a I'reuvre dans
l' exprience lyrique de Baudelaire, pohe fminis) en proie a sa
propre androgynie, livr au march, telle une prostitue l. La,
l'impulsion destructrice de l'allgorie quant aux apparences de la
nature et de l'ordre social, le regard saturnien sur une histoire Ol! se
dveloppent l' alination et la dperdition d'exprience propre a la
modernit (spleen, mlancolie, ennui, vide) feront dater l'intgrit
du Moi potique baudelairien dsormais aux prises, comme dans
l'ivresse, au meme Lockerung des Ich.
l. Sur cette androgynit de Baudelaire, ef. Michel Butor, Histoire extraordi
naire, Paris, Gallimard, 1961 et Lo Bersani, Baudelaire et Freud, Pars, Le Seuil,
1981. Lo Bersani rapproche cette androgynit de la perte de la virilit et de la
dislocation du Sujet baudelairien.
68
Les arcanes du flmnin
Dans sa propre rage destructive, face a cette impuissance, chemin
de croix de sa solitude, Baudelaire pris dans toutes les ambivalences
qu' analyse Benjamin (historique, psychique, potique), dcouvrant
sa propre androgynit , s'identifiera tour a tour a la prostitue
image de la modernit - et a la lesbienne, protestation hro"ique
contre cette modernit.
La relation de ces deux dimensions, historique et esthtique, est si
troite que Benjamin n'hsite pas a crire que Baudelaire produit
dans le lyrisme la figure de la perversion sexuelle qui cherche son
objet dans les rues 1 . Comme le poete, la femme devient un des
lieux privilgis de cette correspondance mythologique Ol! se
jouent dsormais le monde technique moderne et le monde
archa'ique du symbole 2. Entrelacement qui dfinit prcisment
une forme de modernit radicalement diffrente de celle des pen
ses du progres , et qui merge presque toujours de l'abime d'une
crise, baroque du XVII" siede, Baudelaire, ]ugenstil, cultures viennoise
ou allemande de la crise du xxesiede... C'est pourquoi la position a
adopter face au progres, a la catastrophe , spare bien deux types
de modernit.
Une modernit de et du progres, issue de la grande synthese hg
lienne et rinscrite dans les interprtations volutionnistes et histo
ricistes du marxisme : temps cumulatif et linaire, dveloppement
sans barbarie )) de la culture et des forces productives, esthtique
des belles totalits dassiques et romanesques, vision de I'histoire a
partir d'un sujet , ft-il alin, qui lui donne sens. Et la moder
nit que dgage Benjamin a partir de la constellation Baudelaire
Nietzsche-Blanqui, pour qui la destruction de l'apparence du
tout, du systeme, de l'unicit historiciste de l'histoire, conditionne
l' ternel retour d'un incontournable. Lutopie catastrophiste, la
reconnaissance de la barbarie, de la fragmentation, de la destruction
comme force critique.
Cette modernit-la, que j' appellerais intempestive au sens nietz
schen du mot, s'institue a contre-courant des modernits moder
nistes ou historicistes. Aussi ne repose-t-elle pas sur le plein d'un
sens, d'une histoire unifie et parfaitement intelligible, mais bien sur
1. PW, p. 343.
2. bid., p. 617.
69
T
..~
Walter Benjamin et la raison baroque
une pene, un vide, un manque: un pouvoir d'absence par rapport
a l'immdiatement actuel , qui lie la signification et la mort.
Creusement de l' exprience du spleen, pene de l'aura ou dvalorisa
tion nihiliste des valeurs, ces ngatifs non hgliens inscrivent dans
l'criture un lieu vide, celui que Benjamin voque apropos de Bau
delaire quand il parle de la construction dans l'criture d'une place
vide ou sont installs ses poemes 1 .
Que cette perte d' amour instaurant la mlancolie puisse se
traduire dans le nouveau statut du fminin et de ses allgories
modernes, qu'elle se soit meme incarne avec toute sa violence et son
ambivalence dans la figure de la prostitue - de Bchner aBerg sans
oublier Baudelaire - en dit long sur les fantasmes qui la hantent. Car
la prostitue est bien une de ces nomades qui ouvrent au travail
archologique de reconstruction de I'histoire. Cest pourquoi
l'intret de Benjamin pour les sans-nom et les bas-fonds de l'histoire
comme de littrature, sa volont permanente de fixer l'image de
l'histoire dans les cristallisations les plus humbles ), produiront une
sone de constellation de penses et d'images, un chaos de mta
phores autour de cette figure du fminin, forme du Trauerspiel de la
modernit.
Le Trauerspiel du eorps-prostitu
Le dveloppement de la prostitution dans les grandes villes
comme phnomene de masse donnant lieu aux lgislations, la mas
sification visible des corps fminins traduisent une mutation histo
rique beaucoup plus gnrale du milieu du xx siecle : la crise du
regard, les nouveaux rapports qui reglent le visible et l'invisible, la
reprsentation et l'irreprsentable, et les pratiques et discours qu'ils
engendreront. Plus que tout autre, le corps fminin est le support de
cette archologie du regard dont parlait Foucault, et qui n' est pas
sans lien avec celle de Benjamin. Il s' agit bien d'une nouvelle mise
en scene des corps, dsormais irrductibles a leur visibilit gom
trique, et affects d' un coefficient d' obscuri t, de mystere.
Cette visibilit plus profonde du corps fminin est au centre
de nombreuses analyses de Benjamin sur le role du maquillage, de
1. CB., p. 159.
70
Les arcanes du ftminin
l' artifice, de la mode, sur la nouvelle faune fminine 1 des Pas
sages. Du point de vue le plus immdiat, dans la prostitution la
femme est devenue un artide de masse qui comme tel est expos
dans la rue puis dans les bordels, consommable et achetable. Un tel
anicle exprime les corrlations nouvelles entre le sexe et le travail.
La prostitue peut exiger de valoir comme travail, d' avoir un
prix, au moment meme OU le wivail devient prostitution 2 . Entre
la prostitue qui fait payer son temps d' amour de plus en plus
comptabilis, rentabilis, exploit et une conomie marchande ou
tout a son prix, il ya bien plus qu'une analogie historique superfi
cielle. Car si le travail salari, l'extension gnrale de la marchandise,
marque le dclin du qualitatif, de la valeur d'usage, des diff
rences au profit d'une soumission a l'universalit de l'change, a
l'abstraction de son universalit, de meme la prostitution traduit la
fin de l' aura et le ddin de l' amour 3.
Dans cette esquisse d'une conomie politique du corps pros
titu, Benjamin opere une vritable traverse des apparences, qui le
porte bien au-dela d'une analyse socio-conomique de la prostitu
tion. Dans la prostitution se donne le caractere rvolutionnaire de
la technique: corps srie1 et srialis, corps interchangeable
comme les corps mis au travail dans l'usine. Mais il ne s'agit pas seu
lement de disciplines. Il y a dans le mcanisme meme de la prosti
tution un savoir inconscient de l'homme : pratiquer, a travers
toutes les nuances du paiement, les nuances memes du jeu
d'amour, tantot familier, tantot brutal
4
. Ce qui s'achete au sens
strict n' est pas tanr le plaisir que ce qui le commande : l' expression
de la honte , le vouloir de plaisir fanatique dans sa forme la plus
cynique. Dans la prostitution de masse - qui ne s' arrete pas aux
prostitues - se dfinissent de nouvelles figures anthropologiques et
passionnelles propres ala modernit. ros se lie aThanatos, l'amour
du plaisir ala perversion, le langage chrtien apparent - y compris
chez Baudelaire - a celui des marchandises.
Gh done la un des fils d'Ariane de notre labyrinthe. Le dsir mas
1. P.W, p. 617.
2. bid., p. 439.
3. bid. p. 617.
4. bid., p. 615.
71
....
Walter Benjamn et la ra50n baroque
Les arcanes du fminin
r
f
culin vise aimmobiliser, a ptrifier le corps fminin. Soit, dans les
termes de Benjamn: Dans le corps inanim et qui pounam s'offre
au plaisir, l'allgorie s' allie a la marchandse. Par cette alliance, il
faut entendre toutes les sries d' quivalents maginaires et symbo
liques que Benjamin tablira autour du corps-prostitu . quva
lence emre l' amour pour les prostitues, forme de communion
mythque propre aux grandes villes et l' empathie pour la marchan
dise par exemple. quivalence plus dcisive entre les nouveaux mar
quages du corps fminin, ses traces, et la violence destructrice de
l'allgore qui fait de la prostitue une allgorie au second degr,
l'allgorie de 1' allgorie de la marchandise .
e est pourquoi le Trauerspiel du corps prostitu s'organise dans le
double mouvemem propre a la violence allgorique, dfiguration et
dvalorsaton de tout rel, puis son humanisation fantasmagorique.
Dfiguration-dvalorisation : dsormais, la femme a perdu son aura,
son ici et maintenam religieux et cultuel, son unicit absolue, le
corps fminin annon<;:am une beaut cleste propre a l' amour. La
Beaut ne vot plus, ne parle plus. Ses yeux, tels des miroirs purs et
inexpressifs, som dsormais ferms pour toute croyance idale et
sublime. La beaut s' est ptrifie l.
Comme l' crit Baudelaire dans son poeme La beaut:
Je suis belle, mortels ! comme un reve de pierre
Et mon sein, OU chacun s' est meurtri tour atour,
Est fait pour inspirer au poete un amour
ternel et mUet ainsi que la matiere.
Ce reve de pierre, cet amour ptrifi, matralis, muet comme
l'image obsdante de Benjamin touchant l'allgorie comme image
d' une inquitude ptrifie 2 , comme paysage originaire ptrifi 3 ,
renvoiem au double mouvement qui affecte l' objet d' amour dans la
modernit. Si, depuis la culture du Moyen ge, il n' est d' objet
d'amour qu'irrel, que rflchi dans le famasme, dans ce qu'Auer
bach appel1e le figural a propos de Dame justemem, la pene de
1. PW, p. 411.
2. bd, p. 414.
3. C.S., 1, 1, p. 345.
72
l' aura ne peut alors etre qu'une double pene, lisible et visible dans
les scnographies du fminin.
D'un ct, la pene vise cette sublimation de l'amour qui liait le
Beau au Vrai, faisant de la figure de la femme - telle l'image de Ba
trice dans La Divine Comdie, la mdiatrice d'un autre amour plus
cleste , celui du Paradis. La Beaut des immonels est des lors
devenue le reve de pierre des mortels. Sur le corps fminin, le
poete dchiffre la prcarit, la mortalit, sa propre castration . La
posie baudelairienne est bien, comme le dit Benjamin en une for
mule saisissante, une mimsis de la mort . D'ou cette sparation
radicale, toujours possible entre l' rotique et l' amour, que figure la
prostitue.
Mais, de l'autre ct, ce reve de pierre traduit aussi une modi
fication du dsir, l'iriscription de la mort dans l'exprience lyrique.
Paralysie perverse, dom le poim ultime est prcisment l'amour des
prostitues ou 1'impuissance masculine. D' ou la nouvelle polarit du
dsir propre a Baudelaire. Jouissance perverse ou jouissance mys
tique, s'il est vrai que l'impuissance masculine se nourrissait prci
sment de l'attachement a l'image sraphique de la femme,
comme le note Benjamin. Polarit du dsir ou l'analyse de Benjamin
recoupe partiellement celle du Lacan: Le corps comme signifi
dernier c' est le cadavre ou le phallus de pierre l.
Ptrifie, la Beaut ne peut plus que se travestir, et Benjamin
s'intresse tout particulierement aux artifices, aux mascarades du
corps, a la mode jusqu'a voir dans le rituel du maquillage des pros
titues une anticipation des revues de girls du xx
e
siecle. Mais ces tra
vestissements n'arrivent pas adissimuler le long travail de la mon
qui envahit l'ros. Vieillissement ontologique de corps (ef l'intret
baudelairien pour les Petites vieil1es ), rotologie du squelette qui
s'y dcouvre, beaut terrible et monstrueuse . Linquitante tran
get freudienne trouve la une origine lointaine. Comme l' crit
Baudelaire: O charme d'un nant fol1ement attif. Et: O
beaut, monstre norme, effrayant, ingnu.
1. Jacques Lacan, La Relation d'objet, sminaire indit, cit par Monique
David-Mnard dans L'Hystrique entre Freud et Lacan, Paris, ditions universi
taires, 1983.
73
1
,
1
,
'
,
f' ,.
\ ~
Walter Benjamin et la raison baroque
!
Les arcanes du fminin
Dans eette beaut dsidalise, dnude par le regard destrueteur
d' apparenees de l'allgoriste, dans eette eurieuse ontologie du
rien fminin follement attif , le eorps de la femme, priv de son
corps maternel, ne devient dsirable que dans le passage a la limite,
eomme corps-mort, corps-fragment, eorps ptrifi. Comme si la
mort du eorps organique ne pouvait etre reprsente qu'au fminin,
au moment OU Baudelaire intriorise, subjeetivise la mort, en fait un
foyer de pereeption de tout re1. Comme le releve John E. Jaekson
dans son beau livre, La Mort Baudelaire, des Behner, la finitude des
corps, la corruptibilit ontologique qui les earaetrise, l' esthtique
du fragment qu' elle induit se eristalliseront dans la prostitution.
Amour de Danton pour les prostitues, en train de ehereher a ras
sembler moreeau par moreeau la Vnus Mdieis aupres de toutes les
grisettes du Palais-Royal, il appelle s;a faire de la mosa"ique ; Dieu sait
aquel membre il en est rest. Il est affligeant de voir eomment la
nature moreelle la Beaut, comme Mde son frere, et en disperse
les fragments dans les corps 1 . Les corps prostitus, disperss, frag
ments, traduisent a eux seuls l'impulsion destruetriee de l'all
gorie : perte de l'aura, des voiles, de l'immortalit. Mais eette utopie
destruetriee est aussi critique. Rgressive, elle comporte aussi un
aspeet progressif. La dissipation (Austreibung) des apparenees , la
dmystifieation de tout rel qui se donne eomme un ordre , un
tout ), un systeme 2. De ce point de vue, la modernit est une
tehe, une eonquete
3

Aussi, paradoxalement, le eorps prostitu n' est-il pas seulement
fragment, ruine de la nature, dfiguration du eorps sublime . Il
est aussi mise en seene de nouveaux imaginaires qui suseitent les
mille exeitations de la modernit : la mode, le jeu, la sueeessivit des
images, et toutes les fantasmagories . Il est done ridalis et huma
nis. La prostitue est la maniere dont la marehandise eherehe a se
voir elle-meme. Elle clebre son humanisation dans la prostitue
4
.
Humanisation et quelque ehose de plus, la plnitude de l'allgorie
l. John E. Jackson, La Mort Baudelaire, Geneve, La Baconniere, 1982, p. 75.
Lensemble du livre porte sur cette intrioriation " de la mort.
2. P.W, p. 411.
3. C.B., p. 217.
4. bid., p. 228.
74
elle-meme. Ainsi, dans l' reuvre de Baudelaire, e' est la prostitue
qui serait la marehandise aeeomplissant la plnitude de la vision
allgorique . Dans ce baroquisme des eorps fminins, l'allgorie se
donne done dans son interprtation moderne. Nous voudrions en
souligner toute la porte en eet none : seul le statut du fminin
eomme eorps a la fois rel et fietif permet de diffreneier l' allgorie
moderne de l' allgorie baroque.
Le corpsJemme comme principe interprtati/de l'allgorie moderne
Comme toute allgorie au sens de Benjamin, et a contre-eourant
de la critique romantique, l'allgorie moderne eompte un eertain
nombre de traits eommuns ,avee l' allgorie baroque, eette origine
(Ursprung) de la modernit. A savoir, et pour rsumer :
- dans l'allgorie comme figure rhtorique et eomme interprta
tion, le rel est a la fois dtruit et dmystifi dans sa belle totalit
ordonne. Dans son intention destruetive, l' allgorie dnude le rel
en le fragmentant : il apparat sous forme de ruines. Proeessus au
eours duquel I'histoire elle-meme surgit dans sa reprsentation et
dans ses aspeets les plus saturniens ;
_ un tel proeessus engendre eette eriture motionnelle propre a
l'allgorie, eriture qui se paralyse en tableaux, qui se figure elle
meme. Un des points cls de l'interprtation benjaminienne de
l'allgorie repose preisment sur son earaetere optique. Lallgorie a
affaire avee des images, du voir, des seenes reliant le visible et l'invi
sible, la vie et le songe. Lhistoire s'y donne a voir dans ses ambiva
lenees fixes en tableau. Elle pratique done, eomme la mystique, un
langage des eorps, et e' est pourquoi elle propose aux yeux de
l' observateur la faee hypoeratique de l'histoire eomme un paysage
ptrifi originaire (als erstarrte Urlandschaft) 1 ;
_ e' est bien paree que l'histoire y surgit dans son versant eatas
trophiste et imaginaire (d' OU le modele thtral de Caldern, de
Shakespeare et de Gryphius) qu'a la diffrenee du tragique la per
eeption du temps dsormais la"icis passe dans et par le sentiment :
le Trauer - deuil et afflietion - et le Spiel. Elle renvoie done a des
typologies passionnelles et a toute une anthropologie ;
l. C.S., 1, 1, p. 343.
75
Walter Benjamin et la raison baroque
Les arcanes du fminin
- dans cette criture passionne et passionnelle distancie, la figure
rhtorique dominante qui met en scene les extremes et les contra
dictions sans jamais les dpasser est l'oxymoron. Le nant est
attif , comme la froideur brillante, et la dart obscure. Autant dire
que l'allgorie est une antidialectique, ou, pour reprendre les expres
sions de Benjamin, une dialectique a l' tat d' arret, c' est-a-dire une dia
lectique fige, fixe en images.
Si tous ces traits principaux dfinissent l' allgorie, sa modernit
par contre est rapporte par Benjamin a un point prcis : le rapport
a la mort : L'allgorie baroque ne voit le cadavre que de l'extrieur.
Baudelaire le voit aussi de l'intrieur l. En quittant le monde ext
rieur pour le monde intrieur, en faisam de la mort une image
endopsychique pour reprendre un terme freudien, l' allgorie
moderne se dfait d'un certain nombre de limitations du baroque et
s'instaure dsormais sur le fond d'une double disparition. Dispari
tion du salut comme rdemption absente-prsente dans le baroque.
Le temps moderne s' est radicalement lalcis, se fait sans transcen
dance, sans futur, priodis par le toujours nouveau et le toujours le
meme. Disparition du cosmos-nature comme totalit des contraires,
rserve mtaphorique objective , dja apparente dans l'ironie
romantique, tout particulierement chez Jean Paul.
Des lors, quel corps peut donner corps a l'impulsion des
tructrice d'un poete de plus en plus fminis , expuls des grands
modeles de filiation paternelle et mim par son propre abime ?
Les corps du fminin prcisment, qui polarisent l'impulsion
sadique et perverse du regard allgorique : Pour elle [1' allgorie]
toucher les choses signifie les violer, les connaitre signifie les dmas
quer. Aprendre a la lettre. Apreuve :
- c' est sur le corps de la femme que s' opere chez Baudelaire le
Barocke Detaillierung (a propos du Beau Navire 2) ;
- c' est encore le corps de la femme, tout particulierement le corps
prostitu, qui mtaphorise les extremes: dsirlmort, anim/anim,
vie/corruption, squelette... et sert de conversion matrielle a cette
inquitude ptrifie (Erstarrter Unruhe) qui est la formule meme
l. Cs., p. 244.
2. PW, p. 415.
76
de l'image baudelairienne de la vie (Lebensbild), cette image qui
ne connait pas de dveloppement 1 ;
- enfin c' est toujours ce corps rel-fictionnel qui donne a l' all
gorie moderne sa condition d' existence, sa visibilit, tout ce qui
tourne autour du Bild. C'est pourquoi, comme nous l'avons vu, les
scnarios du corps fminin mtaphorisent ceux du corps
marchandise .
On pourrait multiplier ces procdures, qui renvoient sans doute a
la plus secrete et a la plus prgnante, celle de l' abime. Car cet abime
baudelairien - le goilt du gouffre et du nant -, avec les figures du
Trauer moderne: le spleen et la mlancolie, vit d'une mtaphore
continue, celle du sexe fminin. Abime sans fond suscitant angoisse
et impuissance, abime' OU la grossesse est dsormais vcue par le
poete comme une concurrence dloyale . La comme le releve
Benjamin dans ses plus beaux fragments: Le sens abyssal est a
dfinir comme signification. 11 est toujours allgorique
2
Toutefois,
si chez Blanqui l'abime est toile , se dfinissant dans l'espace du
monde et trouvant son index historique dans les sciences de la
nature, chez Baudelaire il est sans toile . 11 n' est meme pas
l' exotique de la thologie, il est scularis : abime du savoir et de la
signification (P.W). Dans ce parallele si suggestif, Benjamin,
s'interrogeant sur l'index historique de l' abime baudelairien, le rap
proche de sa sreur jumelle, la mode, et suggere que cet index pour
rait etre l'arbitraire de l'allgorie elle-meme
3
. A notre tour de
suggrer ici que cet index historique n' est pas sans renvoyer a cette
mutation des rapports entre fminin et masculin qui surgit au
milieu du siede dans l' reuvre de Baudelaire. Car la femme n' est pas
seulement allgorie de la modernit. Elle est aussi protestation
hro'ique contre cette modernit dans les grandes utopies anthropo
logiques de la bisexualit et dans ses figures, lesbienne et androgyne.
1. bid., p. 414.
2. bid., p. 347.
3. bid., p. 348.
77
T
Walter Benjamin el la raison baroque
L'UTOPIE ANTHROPOLOGIQUE
Sceur de la prostitue, en cela qu' elle proteste contre l'intriorit
dominante de la scene familiale, la rduction de l' amour a la famille
et a la grossesse, la figure de la lesbienne en est l' exact oppos. Elle
incarne une protestation contre la rvolution technique et un
archtype hroi'que de la modernit . Cest pourquoi cet amour
pur, cene sublimation pone jusque dans le sein de la femme ser
vira d'idal rotique aBaudelaire et plus encore d' image hro'que
guide (heroischen Leitbilder) 1 .
La rfrence a la modernit est ici a prendre au sens fon. Cenes,
cene image de lesbienne reprend l' amour saphique grec et entrelace
de maniere allgorique l'antique et le moderne. Cenes, la figure de
la lesbienne est bien prsente dans toute la littrature du XIX' siecle,
de la Fille aux yeux d'or de Balzac aMademoiselle Maupin de Gau
tier ou a la Fragoletta de Latouche. Sans oublier toutes ses figura
tions picturales releves par Benjamin : ceHe de Delacroix (vue par
Baudelaire a l'Exposition universelle de 1855), puis celle de
Courbet. Pounant, selon Benjamin, sa vritable origine n' est pas la.
Elle se trouve dans la rinscription du mythe de l' androgyne a l'in
trieur des premieres grandes utopies contemporaines de l'indus
trialisation, le saint-simonisme principalement, surtout celui
fministe de Claire Demar, mais aussi l'histoire des sectes dans ses
courants mystico-romantiques, celui d'un Ganeau par exemple
2

Comme toute origine au sens de Benjamin, elle conjugue une pr
histoire et une post-histoire, toutes deux lies ala place de la ques
tion anthropologique dans la modernit et dans la stratgie d' lar
gissement de l'exprience. A propos de l'histoire des sectes, et
reprenant cenains extraits du livre de Claire Demar, Ma loi
d'avenir, Benjamin parlera lui-mme de matrialisme anthropo
logique
3
.
Que Benjamin se livre aune sone de montage sur les diffrentes
formes de l' androgynie, tel pourrait tre le point de dpan de cette
archologie anthropologique qui servira de fondement ala critique
1. P.W, p. 400.
2. bid, p. 970-977.
3. bid, p. 974.
78
I
Les arcanes dufminin
de l'historicisme et anticipe au fond sur la dcouvene freudienne
de la bisexualit et sur les fminismes du xx' siecle.
.' L'androgynie divine, ceHe d'un Ganeau, le fameux mage qui sur
son grabat recevait les publicistes de l' poque, et qui dans une sorte
d'hrsie romantique voyait dans la figure bisexue du Dieu chrtien
incarn en Jsus-Christ et Marie celle d'une libert future. Cri
tiquant le symbolique paternel et phallocentrique du chris
tianisme, n' allait-il pas jusqu'a crer un symbolique alternatif et
bisexu : le Mapah (maman-papa) ? ... En 1838, dans sa premiere
dclaration, il proclame l'ouvenure de l'ere d'Evadah comme andro
gyne cr et mdiateur de l'androgynie divine. Benjamin releve
toutes ces indications 1, tres attentif acette fminisation du religieux
qui n' est pas sans parent avec cel1e du divin dans la Kabbale et les
courants du messianisme juif. Ganeau, atravers son dlire roman
tico-hrtique, traduit une nouvelle valorisation du fminin dans
l'histoire. Marie, dans la bisexualit du Dieu chrtien, finit par
incarner la Libert de 1789 au fminin , vritable prtresse du
monde futur, d' une humanit dlivre et rconcilie.
L'androgynie utopique et Jministe: son contenu anthropologique.
Ganeau et bien d'autres convoqus par Benjamin (l'abb Constant,
Swedenborg inspirateur de Baudelaire... ) nous renvoient en d e ~ a :
au lieu vritable de la modernit androgyne : le saint-simonisme
et le fminisme de Claire Demar. Le saint-simoniste, celui d'Enfan
tin en tant que religion fusionnelle, propose prcisment une nou
velle forme de mlange entre les hommes et Dieu 2 . L'utopie archi
tecturale du Temple comme androgyne ralis, la ncessit de faire
du principe androgyne la base mme du culte (rle du Pere et de la
Mere), tout cela lie le saint-simonisme a ses deux grands corrlats
modernes , l'industrialisation d'une pan, le fminisme de l'autre.
Aussi est-ce bien Claire Demar, saint-simonienne fministe, qui
intresse tout partieulierement Benjamin: 11 est plus facile de
saisir l'utopie saint-simonienne, quant ason contenu anthropolo
gique, dans la dmarche intellectuelle de Claire Demar que dans
cene architecture qui ne fut pas construite
3

1. bid, p. 971.
2. bid, p. 981.
3. CB., p. 101.
79
Wafter Benjamin et la raison baroque
Ce contenu anthropologique du fminisme comme mancipation
des femmes se laisse aisment saisir dans le Manifeste de Claire
Demar que Benjamin cite a plusieurs reprises, Ma loi d'avenir. La
femme doit tenir son existence et sa position sociale d' elle-meme.
Rhabilitation du corps, libration de l' amour des contraintes du
mariage, affranchissement de la femme de la maternit de sang,
critique de l' exploitation sociale et du patriarcat : tous ces traits sont
repris par Benjamin l. Car un tel contenu anrhropologique libra
teur ne rend pas seulement compte de l' mergence de la figure
moderne de la lesbienne a partir de l'utopie et du fminisme. Mais
il daire de pres ce fameux matrialisme anthropologique qui,
selon Benjamin, suscitera, par sa critique du patriarcat, sa revendi
cation de rapports plus libres, plus riches, mais aussi plus myst
rieux entre sexes, la haine de la raction bourgeoise de la fin du
XIX" siede. La lecture aujourd'hui de ce chapitre du Passagen- Wrk est
absolumenr tonnante, tant les inruitions historiques et thoriques
de Benjamin vont loin. La git cette gigantesque utopie anthropolo
gique de la modernit, OU se conjuguent la bisexualit androgy
nique, la critique de la dictature du symbolique religieux et
monothiste et celle des institlltions de masse du capitalisme,
mariage, prostitution...
Aussi, de Claire Demar a Fourier, s' appuyant sur le livre de
Firmin Maillard, La Lgende de la femme mancipe, voquant les
Vsuviennes, puis dbouchant sur la nouvelle protestation contre la
technique des femmes-fleur du ]ugenstil, Benjamin n' arrete pas de
construire ce rseau de constellations historiques OU prsent et pass
se tlescopent. Pourquoi ? Pourquoi cette passion pour l' andro
gynie, plus de ving-cinq ans apres les premieres grandes inquitlldes
de la jeunesse ? Chaque individu n' est-il pas fait de masculin et de
fminin, que savons-nous de l'exprience d'une culture de la
femme?
La premiere rponse qui peut surgir est videmmenr historique.
Landrogynie et le fminisme sont - malgr la misogynie de Baude
laire - les vritables origines de cette figure de Sapho moderne : la
protestation contre la modernit industrialiste, la soumission des
femmes a la reproduction des corps et des images. Ce fminin est
1. P.W, p. 974.
80
Les arcanes du fminin
porteur d'un nouvel hroisme comme Baudelaire ou Nietzsche...
Hro"isme rel pour Benjamin, qui voit bien la duplicit, l' ambiva
lence de Baudelaire. Si Baudelaire inscrit l'image de la femme les
bienne dans la modernit - donc comme image -, illa nie en fait
dans la ralit sociale, lui rservant le meme ostracisme social qu'a
toutes les femmes mancipes, George Sand en tete l.
Pour etre pertinente, cette rponse ne va pas au fond du pro
bleme, qui me parait toucher la notion benjaminienne d' anthro
pologie et donc d' exprience. En effet, des l' Origine du drame
baroque, Benjamin dcele dans les figures du Temps, du Trauer et
des passions du Pouvoir une vritable anthropologie dramatique.
Mieux, la reconnaissance d'une telle anthropologie fonde la critique
de I'historicisme et distingue le baroque du tragique: Un fon
dement de la ralit dramaturgique tel qu'il est prsent par la
typologie et l'anthropologie des drames baroques est la condition
prliminaire pour se librer des inhibitions d'un historicisme qui
liquide son propre objet
2
En d'autres termes, la mise en scene
des images et des imaginaires prsuppose un vritable jeu passionnel
sur le temps, le dsir, la mort - l' affliction et le deuil - qui se trou
vent dsormais librs du destin grec et livrs a leur historicit repr
senrative. N' est-ce pas la, dans ces territoires livrs a la passion et
jusqu'a la folie, que la hache de la raison doit pntrer ? Comme
dans une foret ou un labyrinthe. La, ou git aussi, dans l' exprience,
le fminin enfoui ?Comme si le fminin en son pouvoir d'images et
d'imaginaire affectait prioritairement le statllt de l'criture et de
l' exprience - voire meme de la praxis historique - par son potentiel
d'altrit et de transgression.
L'UTOPIE TRANSGRESSIVE
A la diffrence de cette dperdition d' exprience propre a la
modernit, a son manque constitutif et a ses fantasmagories mar
chandes, mais aussi a l' oppos du retour a l' exprience vcue (Erleb
nis) d'un Dilthey ou d'un Bergson, toujours prise dans la continuit
1. CB., p. 136; P.W, p.400.
2. G.s., 1, 1, p. 278.
81
Walter Benjamin et la raison baroque
fluide du temps, 1'exprience comme Erfahrung part toujours d'une
brisure du temps, de sa continuit historiciste vide et homogene.
Interruption du temps , sectionnement du temps: ainsi
s' amorce un temps i n t e n s i f ~ qualitatif, celui de cette descente en soi
meme vers un tat de ressemblances (Proust), ou de correspon
dances (Baudelaire), voire un monde complmentaire (Kafka
ou KIee). En cela, toute exprience est bien d' essence linguis
tique . Lunicit et 1'unit du sujet s'y brisent sous l'effet du choc
et de 1'involontaire du temps et du hasard. Pourtant, et assez para
doxalement, le moment du plus grand bonheur, celui de cette
~
fameuse iHumination profane OU le quotidien et le mystere con
( ~
juguent leurs pouvoirs, est moins d' ordre linguistique et symbolique

que de 1'ordre de 1'imaginaire: il fait corps avec des images, avec
tout ce qui releve du Bild. Cornme s'il fallait toujours une image
pour que se tlescopent 1'immrnorial du pass et 1'a-prsent - le
}etztzeit - et que, face au ddin de l'aura et du lointain cultuel de la
modernit comme monde dsenchant, puisse se construire une tout
autre aura. Irrductible en cela a 1'aura marchande propre aux
fantasmagories du moderne, mais aussi aux noncs les plus
brechtiens de Benjamin OU le ddin de l'aura pourrait se convertir
positivement en politisation de 1'art 1 . En fait, tant les corres
pondances de Baudelaire que le temps retrouv de Proust arnor
cent une exprience intempestive de la rnodernit. Le vcu se fait
souvenir, mrnoire non historique et meme prhistorique : Les "cor
respondances" sont les donnes de la remmoration. Non les donnes
de 1'histoire, mais ceHes de la prhistoire 2. Comrne si le souvenir
seul, la relique intriorise, pouvait constituer l'allgorie du moderne,
1'utopie ultime du mlancolique.
Mais le souvenir involontaire n du choc cornme la consteHa
tion historique prsent-pass qui fulgure ne se donnent que dans
des images, des figures. Figure archaique d'un cot, figure non
archa"ique, historique, authentique de 1'autre, selon les caracteres
que Benjamin attribue a l'irnage dialectique (P.W).
1. Tour particulierement dans L'CEuvre d'art aIere de sa reproduetibilit teeh
nique. eritsftanrais (Paris, Gallimard, 1991), ce qui a entraln une lecture uni
latrale de Benjamin.
2. CB., p. 191.
82
Les areanes du fminin
Aussi, chez un auteur aussi attentif que Benjamin aux pouvoirs du
syrnbolique et du lisible , l'omniprsence des mtaphores du
regard, du visage et du facies, le rseau sans fin de ce qui touche au
Bild, sa propre passion pour le thatre en gnral et le baroque en
particulier, ne sont pas sans dairer des rapports plus secrets entre le
fminin et la rnodernit rgls par l'inconscient du voir.
Toute-puissance du regard d'abord. Ainsi, le visage de la
rnodernit nous foudroie d'un regard irnrnmorial. Telle regard
de la Mduse pour les Grecs 1 . Regard qui foudroie et ptrifie
- mduse - car il dploie ces puissances ambigues d'un fminin
sexualis et rnaternel dont parle Freud dans L1nquitante tranget.
Toutefois, si sous le regard de la mlancolie l'objet devient
allgorique , il est par contre un autre regard qui voit vrairnent et
convoque 1'aura. Ainsi, dans le Trauerspiel, Benjamin note que la
peinture baroque nous contraint a lever les yeux en raison du
schma, du diagramme propre au baroque qui dsidalise les corps,
les dforme et creuse un espace vide d' apparition lumineuse (Dieu
ou des Anges). Gr, Benjamin dfinit l'aura par le meme rnouvement
du regard vers un irreprsentable reprsent: Sentir 1'aura d'une
chose, c' est lui confrer le pouvoir de lever les yeux 2. Pouvoir
inverse d'un autre regard, et non des moindres, celui de 1'Ange de
KIee, de l'Ange de 1'histoire qui, le visage tourn vers le pass, les
yeux carquiHs , contemple la tempete du progreso La, dans ce
regard anglique, se tissent des relations tout a fait indites entre
1'humain et 1'inhurnain, l'phmere et l' ternel, 1'histoire et le mes
sianisrne, le rnasculin et le fminin. Ange interprete de ce qu'il y a
dans 1'homme et 1'histoire de non-humain, il transgresse les fron
tieres. Car, comme nous 1'avons vu 3, il s'agit bien d'un Ange andro
gyne, issu de la tradition juive de la Kabbale OU Dieu se trouve
fminis, bisexualis et cornrne thatralis 4. Al' oppos des interpr
tations orthodoxes du juda"isrne, ce Dieu qui n'est pas (Afn), ce
nant de Dieu, n' existe que par son propre dsir scopique : Dieu a
1. P.W, p. 72.
2. CB., p. 200.
3. ef supra, le premier chapitre.
4. Sur cene fminisation du divin, ef Gershom Scholem, La Kabbale et sa sym
bofique, op. cit., p. 124 sq.
83
J
Walter Benjamin et la raison baroque Les arcanes du fminin
dsir voir Dieu. Con<;:u sur le modele des manations et des puis
sances, ce voir divin renverra dans le cas de la dixieme puissance
a sa prsence fminis dans la Shekhinah (pouse, filIe et mere de
t '1
Dieu... ).
1
I.t
Ce fminin dsexualis, de la Mduse a I'Ange androgyne, surgit
la comme exces, comme mouvement de dconstruction des fron
tieres comme effaceur des limites entre la reprsentation et l'irrepr
sentable. Figure de l'altrit, il suscite la sparation comme la
"
1,
fascination, s'inscrivant au meme de l'criture allgorique et
de l'interprtation qu' en donne Benjamin. criture motionnelle,
l' allgorie est traverse par la coexistence de deux lments contra
dictoires, la tradition et l' expression. Si la tradition renvoie aux
codes, a la rhrorique, a une technique froide de distanciation de
l'objet, par contre la forme expressive se traduit en pluies
d'images , en exces mtaphorique, en transgression des frontieres
du re1. En celle, ce qui est crit tend a l'image. 11 y a donc
comme un abime permanent entre l'etre figur et la signification qui
brise le mouvement dialectique et le fige en image ambigue, polys
mique, dtache comme un fragment du rout : Dans le champ de
l'intuition allgorique, l'image est fragment, ruine l. En cela, l' cri
ture allgorique est criture du figural et destruction de tout figuratif
au sens strict. Car, comme l'analyse Gilles Deleuze a propos de la
ligne brise de Michel-Ange: Le ralisme de la dformation
dtruit tout idalisme de la transfiguration 2. Choses et formes se
d-chosifient, se d-formalisent en un mouvement bris des lignes,
en une thatralit.
En d' autres termes, la thatralit allgorique et baroque combine
celle froide et distancie de la perversion, qui idalise la pulsion dans
des scnarios et des ftiches (la partie pour le tour), et celle brillante,
en exces, de I'hystrie qui convoque la jouissance dans la proximit
du voir et du spectade. Une froideur brillante ou une brillure
glace: telle serait la formule du dsir baudelairien qui spare
l' ros de l' amour, prix pay au ddin de l' aura. Mais cette structure
1. G.S., 1, 1, p. 352.
2. Sur cette natian de figura!, cf Lyotard, Discours, figure, Paris,
Klincksieck, 1971, et Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Paris,
La Diffrence, 1984.
84

de thatralisation du rel et de mise en figures du dsir est si pr
gnante que Benjamin, empon dans un paralllisme sociologique
aussi suggestif que discutable, va jusqu'a retrouver des procds
baroques dans le mouvement meme du capital: telle la monu
mentalisation du dtail propre a un travail salari morcel, divis,
dcompos, sans voile l. Tout comme le spleen baudelairien traduit
l'ensevelissement du sujet transcendantal de la conscience
historique 2 , la grande mtaphore baroque de la tete de mort serait
le produit d'un processus historique . C' est pourquoi la perte de
l' aura - son symptome fminin - renvoie prioritairement a une
perte des illusions historiques. L'absence d'illusions et le ddin de
l'aura sont des phnomenes identiques. (P.W) Aussi, dans son
texte sur le surralisme, Benjamin releve-t-illes liens existant entre
pessimisme thorique face a I'histoire et refondation ncessaire
d'une pense du politique matrialiste , en prise sur l'imaginaire.
Organiser le pessimisme... cela veut dire simplement exdure de la
politique la mtaphore morale et dans l' espace de la conduite poli
tique dcouvrir l'espace des images a 100 % 3. Espace des images
ou plus exactement espace imaginal absolu, celui que l' on atteint
dans l'ivresse, dans l' criture, dans l' entre-deux du sensible et du
concept qui bouleverse les frontieres tablies. Mais pourquoi ce pou
voir de transgression de l'imaginal dans I'Erfahrung?
En fait, cene inscription transgressive d'un espace imaginal absolu
dans la politique renvoie au diagnostic que porte Benjamin sur la
modernit et ses effets politiques. Dans un fragment du Passagen
Wrk, Benjamin rapproche le ddin de l' aura et la ptrification de
l'imagination: Le ddin de l'aura et la ptrification de la reprsen
tation imaginaire (Verkmmerung der Phantasievorstellung) d' une
nature meilleure SOnt une seule et meme chose 4. Une telle ptrifi
cation est autant sexuelle que politique et renvoie au meme paralleIe
entre dasse ouvriere et sexualit que celui esquiss dans la grande
l. PW, p. 462.
2. Notion releve, dans une tout autre perspective, par Ferrucio Masini, Dia
lettica dell'ebbrezza, Walter Benjamin, Tempo, Storia, Linguaggio, Rome, Riuniti,
1980.
3. M. v., p. 312.
4. PW, p. 457.
85
Walter Benjamin et la raison baroque
image du labyrinthe: Cette ptrification est due a la position
dfensive de la classe ouvriere dans la lutte des classes. Pour cette
'1
raison, le dclin de l'aura et celui de la puissance sexuelle sont enfin
une seule et meme chose 1.
Atitre de stratgie de rveil et a contre-courant de cette ptrifica
tion de tout imaginaire social et inconscient, Benjamin oppose les
pouvoirs de transgression et de rvolution de ce monde imagi
nal qui permettrait de transformer les pratiques politiques en leur
donnant un potentiel d'nergie, d'intensit messianique, dans un
monde dsormais sans aura et vou a 1' illumination profane . En
n'oubliant pas que l'imaginaire comme visualisation de 1'inconscient
est fondamentalement ambivalent, destructif et constructif. Cot
destruction, la ptrification - celle de l'inquitude ptrifie de l'all
gorie - est une chose historique . Ne renvoie-t-elle pas aux traces
de toutes ces violences de l'Antiquit et du christianisme, bloques
dans leur conflit, ptrifies 2 ? Quant a l'anticipation sur le futur,
Benjamin la rapporte a l'art, mais aussi a une certaine logique des
images prsente par exemple dans la mode : 11 est bien connu que
1'art anticipe dans ses images sur la ralit perceptive... La mode a
un contact plus constant, plus prcis avec les choses qui vont arriver,
grace au flair incomparable que les femmes ont pour ce qui est dja
a 1'ceuvre dans le futur
3
En cela, la mode est un signal secret de
choses imminentes . Qui saurait le dcrypter ?
Pouvoir fminin sur les images, mise en scene des corps fminins
dans les imaginaires de l' allgorie ou de la protestation contre la
modernit, redcouverte d'une bisexualit de l'criture, exprience
anthropologique radicale interne aux utopies et aux transgressions
des partages normatifs entre fminin et masculin... : tous ces nou
veaux territoires trangers a la raison historiciste du progres,
toutes ces formes historiques originaires reconquises par les
images dialectiques qui tablissent un pont entre ce qui a t et
l'a-prsent dfinissent bien le fil d'Ariane du moderne, son
espace anthropologique qui ouvre l' exprience a un temps hors de
1'histoire historienne ou de la linarit du sens.
1. P.W, p. 457.
2. bid., p. 483.
3. bid., p. 112.
86
Les arcanes du fminin
Lutopie du fminin, en son exces interprtatif, pourrait figurer
cet entrelacement de temps, d'images et de corps interne a 1'illu
mination profane. Cela, Benjamin le savait d'un savoir incons
cient, celui meme du labyrinthe, celui qui guide sa reconstruction
archologique de certains imaginaires du moderne, de ses allgories
fminines. Y rsonne alors l'cho d'une autre voix, d'une autre
intempestivit hro"ique qu'il affectionnait, celle de Nietzsche par la
bouche de Dionysos :
Sois raisonnable Ariane,
Tu as de petites oreilles, tu as de petites oreilles.
Mais Ariane n' est pas raisonnable, car elle sait que toute raison
qui exclut ses autres engendre des monstres, et que tout document
de culture est aussi un document de barbarie . Sans une esthtique
et une thique de l'altrit, la raison s'aliene a l'Etre et a ses fonde
ments ontologiques et identitaires. C' est pourquoi l' archologie du
moderne et de ses arcanes implique une Raison baroque. Le terme
peut surprendre, tant le rendre raison de la raison a effac la pluralit
des raisons du xvue siecle, et a occult le baroque comme paradigme
d'une pense qui excede les modeles convenus de la logique de
l'identit, de 1'etre et de la substance. Qu'une action soit stylistique
et pratique, ce que Hans Blumemberg appelait une smantique
mtaphorique , dfinit une modalit du penser fondatrice de
langues, comme Lacan et Barthes n' ont cess de le revendiquer.
Apartir des questionnements de Benjamin et de Baudelaire, au
croisement archologique des modernits, il faut donc revenir au
baroque historique, aune Folie du voir, OU se construit une esth
tique, dont les enjeux sont toujours prsents, rinscrits dans l'ceil
virtuel mondialis, ses scnarios et ses allgories. Meme si la forme
amphibie du temps, toujours partag entre le fugitif et l' ternel, la
srialit et la discontinuit, la mlancolie et l'extase, a dsormais
laiss place a un temps plus fluide, celui de l' phmere et des pas
sages. Temps des vanits ou vanit du temps ?
La folie du voir. De l'esthtique baroque
soumise aux deux infinis, ou l'autre releve de figures rhtoriques et
visuelles. Il faut donc dgager les relations entre les oprateurs for
mels et les valeurs, il mirabile, ilfUrore. Car l' esthtique baroque ne
se rduit pas aune simple mise en reuvre de l'image. Elle couple un
point de vide formel, qui prendra souvent comme paradigme les
mathmatiques de l'infini avec leurs spirales et leurs ellipses, et une
rhtorique figurale, qui investit tous les arts et les savoirs. Aussi,
avant la fracture kantienne, qui mancipera l'universalit rfiexive
du jugement de got , cette esthtique baroque ne spare-t-elle
,r
jamais la vise de valeur propre aux diffrents traits du sublime, et
leur fondation dans un sensible multiple, qui va de l' obscene a
l' arien anglique, du diamant de la lumiere a l'informe de la
matiere. Si bien que la rhtorique est aussi une cartographie du
monde.
':1'
.,
. ~ ~ '
La longue-vue rhtoricienne :
JI mirabile, ilJurore
Tamor je suis beaucoup, ramor peu, ramor rien,
Selon l'endroir ou veur me dessiner le malrre,
Un anneau qui s'annule 11 l'image du monde
Qui plein de vanir ne comiem que du vide.
(s;JJqwou S;}l !wJ-ed OJJZ no O)
Etre tout ala fois beaucoup , peu et rien , etre comme
une image, un anneau plein de vide qui varie selon les lieux ou on
le dessine, tout en demeurant toujours un miroir du vide cosmique :
tel est cet etre baroque que nous propose l' nigme de Georg Philipp
Hardsdorffer. Comme dans les grandes allgories du monde
renvers , on ytrouvera la rponse al' envers : il s' agit du oou
zro parmi les nombres . Cette nigme, si proche de la structure
ddouble et renverse du voir baroque, nous dit de quoi ce monde
est fait. Du tres peu, du rien pour qu'une prolifration infinie (en
l' occurrence la suite des nombres) advienne. Comme dans la struc
ture oxymorique de tout rel, en cette dialectique bloque des con
traires ou vertu et vice, beau et laid, bien et mal se soutiennent, ici
le tout de la sommation (lO, 100...) peut s'identifier au rien qui le
rend possible et l'institue: O. Or, bien avant Kant et son clebre
essai Pour introduire le concept de grandeur ngative en philosophie
qui posera l'existence d'un plaisir ngatif qui n'est pas ngation de
plaisir et d'un Zro qui n'est pas absence de grandeur -, le baroque,
en sa pulsion pistmologique et rhtoricienne, n' a cess de louer
149
La foLie du voir. De l'esthtique baroque
toutes les figures du manque et du rien. En 1635, Antonio Rocco
publiera a Venise un trait faisant l'loge du laid, Delia Bruttezza
(De la laideur), qui met en reuvre un dispositif pervers, et meme
libertin, a l'tat puro Si, comme nous 1'avons vu, le baroque met fin
atoute eschatologie et a toute vision paulinienne et platonicienne de
1'amour, la possibilit meme d'une synthese, et d'une dialectique du
dpassement ou de la conciliation, s'effondre. Ne reste que le para
doxon d'une faute, d'un pch, ncessaire a la loi et rciproquement.
Ce paradoxe thique : il faut du pch pour qu'il y ait loi, peut se
gnraliser et se dtourner infiniment en une libert libertine. 11 faut
de l'abject, du difforme, du laid, de la misere, de la violence et du
manque, non pas pour que le monde soit le meilleur des mondes
possibles , mais pour qu'il soit. Par ce que Paolo Preti appelle une
pratique hermneutique de dvoilement et de dmystification , le
baroque se livre a l'loge dmesur de tous les vices et laideurs.
Lamour tmraire tente de remplir a son gr tous les trous ,
comme le dit si joliment Rocco, et comme le regard hydropique du
baroque pornographe l'a suffisamment montr. Travaill par ce rien
et par le jeu de ses antitheses et oxymores, toujours en quere d'un
remplissement figural, la rhtorique baroque parcourra un trange
chemin, aristotlicien et post-aristotlicien, jsuite et libertino D'un
cot, JI cannocchiale aristotelco d'Emanuele Tesauro (1654), prdi
cateur jsuite tres connu, professeur de rhtorique, auteur de trag
dies, de tres nombreux pangyriques sacrs (a Turin) et de grands
morceaux d' loquence: La magnificenza, J mostri, JI comentario...
De 1'autre, les traits libertins sur le Rien, celui de Luigi Mazzini
a Venise : JI niente (1634), bientot suivi d'une polmique franco
italienne, et de toute une srie de traits sur ce niente: sa gloire
(cf Glorie del niente, 1634, Marin Dall' Angelo), sa mtaphysique,
sa beaut l.
Dans les deux cas, une tonnante rhtorique, pratiquant une opa
cification du sens et du voir jusqu'a 1'indcidable, un point de ver
tige et d'abme. Ce que Carlo Ossola appelle, si justement, un
exprimentalisme baroque , qui n' est pas dnu d'impact scienti
l. Ces textes sur JI niente se trouvent runis dans un volume de la bibliotheque
Mazarine. ef aussi Emanuele Tesauro, JI cannochiale aristotelico, Turin, Einaudi,
1978.
150
La longue-vue rhtoricienne : JI mirabi/e, iLjurore
fique. Or, entre le poIe jsuite du mirabile et le pole libertin
du rien, le baroque dploiera mille passerelles. Et, tout particuliere
ment, celle d'une rhtorique amoureuse propre a1'ros baroque, au
fUrore des pohes et d'un Opra qui reprendra les grands furieux
mythologiques, dsormais allgoriss de la Grece, et plus encore de
la tragdie latine d'un Sneque (Mde, Hercule). Sans parler du
rpertoire infini fourni par le Tasse et de tous les Orlandos
furiosos (Haendel, Vivaldi...).
JI mirabile, JI fUrore, Il niente: trois catgories philosophiques,
esthtiques, voire thiques, fondatrices de cette longue-vue rh
toricienne. Car, partout, la question est la meme: comment la
pense -1' esprit - peut-elle trouver son medio visible , devenir
corps, emprunter aux grands modeles picturaux de 1'poque leur
dair-obscur et se placer sous l'autorit imaginaire de ce Dieu-peintre
dont parle Caldern dans son loge de la peinture ? Et c' est pour
quoi, dans son Art et figures de l'esprit, Gracin figure d' emble la
divine acuit par un double regard d'ange et d'aigle qui nous leve
ala sublime hirarchie : Si percevoir 1'acuit est d'un aigle, la pro
duire est d'un ange; emploi de chrubins, lvation des hommes,
car elle nous leve a sublime hirarchie. Ainsi, 1'etre de 1'esprit se
laisse sentir et non dfinir , et, dans son artificieuse et permanente
connexion des extremes, il ne se contente pas de la vrit seule
comme le jugement, il aspire plus a la beaut 1 .
Soit une esthtique du penser, qui comblerait, dans la divine
ambroisie de 1'ame tres subtile, le foss du visible et du dicible
propre au champ de la reprsentation. Car l'acuit n'est-elle pas un
art de voir, un artde percer la l e ~ o n des tnebres, en pratiquant tout
un dair-obscur stylistique, OU l' on doi t faire alterner les ombres
pour que brillent davantage les lumieres ?Et la vrit ne ressemble
t-elle pas a cette femme renverse dans son mouvement rotique,
exhibe dans son drap et son visage combl, souriant de beaut de
la sculpture du Bernin ?
l. Baltasar Gracin, Art et figures de l'esprit, op. cit., p. 97.
151
La folie du voir. De l'esthtique baroque
LA LONGUE-VUE ARl5TOTLICIENNE
La passion de classer les figures, de lier une tropologie a une topo
logie des discours, celle de mettre au jour une pense figure liant le
visible et le dicible, n'est pas propre au batoque, a son gout des
emblemes, des devises et des mtaphores, a son interprtation du
concetto comme nreud de figures et de patoles. Elle traverse dja
toute la Renaissance et le manirisme, et anime les deux grands
traits du dbut du xvue siecle : Iconae symbolicae de Giarda et Ico
nologia de Cesare Ripa l.
Dans son Iconologie, qui dresse toute une taxinomie des vertus et
des vices accompagns de leurs allgories visuelles, Ripa nonce les
principes de ce que Gombrich appelle une mthode de dfinition
visuelle . Pris dans la tradition aristotlicienne, et dans le didac
tisme issu du Moyen ge d'un Holeot, Ripa lie image et concept par
le symbole. Ainsi, il parle de ces images que l' esprit invente et qui,
par les choses qu' elles signifient, sont le symbole de nos penses 2 .
Une telle symbolique s'inscrit a l'intrieur d'un double rapport de
ressemblance - de mimsis - entre les symboles et les choses, les
symboles et les penses. Dans le premier cas, pour rendre l'image
parfaite, il est besoin encore d'en rechercher dans les choses mat
rielles la ressemblance la plus na'ive, qui servira, par maniere de dire,
comme d'une rhtorique muette . Dans le second cas, la ressem
blance unissant deux choses diffrentes de nature sera de
proportion , conformment a la mtaphore de proportion dve
loppe par Aristote dans La Potique. Exemple de Ripa : le lion sym
bolise la grandeur et le courage.
1. Sur cene pense figure, je renvoie aux ouvrages suivams : E.H. Combrich,
Symbolic Images, Studies in the Art o/Renaissance, t. II, Phaidon Press [s.d.] (tout
panicu/i(:rement les analyses concernant Ripa et Ciarda) ; Roben K1ein, La Forme
et I1ntelligible, op. cit., premiere panie ; Mario Praz, Studi sul concettismo, F1o
rence, Sansoni, 1946 ; K. Kemp, Figuration et inscription >J, colloque Figures d
u
baroque, dirig par J.-M. Benoist, Cerisy, 1983.
2. Cesare Ripa, !conologie, OU les principales choses qui peuvent tomber dans la
pense touchant les vices et les vertus sont reprsentes sous diverses figures (tr. fr., Paris,
1645). Le livre, outre la liste des concept, allgories et commentaires, comprend
une longue prface consacre a I'image. Toutes les citations sont empruntes a
cene dition.
152
La longue-vue rhtoricienne : Il mirabile, iljUrore
Certes, cette double relation n' exclut nullement l'art, la dispo
sition et la maniere ingnieuse , le je-ne-sais-quoi de si agrable
qu'elles [les figures] a r n ~ t e n t la veue . Or telle sera prcisment la
position de la mtaphysique baroque du signe. Hritiere de la
thorie maniriste de l' impresa (ce que l' on appelait a l' poque
devise), cet instrument de notre intellect compos de figures et de
paroles qui reprsentent mtaphoriquement le concept intrieur 1 ,
la rhtorique baroque inversera, bouleversera les schmas et les
hirarchies traditionnelles entre image et concepto La figure ne
reprsente plus le concept, car le concept - le concetto - n' est
lui-meme qu'un nreud de paroles et d'images, une expression
figure (Robert K1ein) semblable a la peinture. Soit la forme accom
plie, astucieuse et ingnieuse (ingegno) de l'esprit, sa topique
image, son ars inveniendi. Tant et si bien que toute activit de
l' esprit, logique ou artistique, procede par concetti, par mtaphore,
par ce moyen indirect qui voile et dvoile la pense.
Aussi, avec 11 cannocchiale aristotelico (1654) d'Emanuele Tesauro,
pratiquement contemporain du fameux Agudeza y arte del ingenio
(1648) de Gracin et participant du meme esprit subtil (ingenio,
ingegno) baroque-jsuite amoureux des figures et des hydres ver
bales, la rhtorique pourra-t-elle etre rapporte a ce qui la motive.
Trouver la vritable gnalogie (vera genealogia) de la pense
figurale; a partir de son principe (principio) en tentant d' en fournir
les raisons instrumentale, formelle, efficiente (cagion strumentale,
formale, efficiente). Un tel principe gnalogique se donne imm
diatement dans le tres curieux oxymore scientifique et philoso
phique du titre, une lunette aristotlicienne. Dans une poque
domine par l'anti-aristotlisme d'une science galilenne critique
des mtaphores et des anamorphoses
2
, Tesauro runit une longue
vue scientifique baroquise et la rhtorique aristotlicienne red
ploye, a partir de la lexis et de son centre: la mtaphore, cette
mere de toutes les subtilits figurales (les argutezze) , de la
1. Andrea Chocco, Discorso delle imprese, Verone, 1601.
2. Calile, Considrations au Tasse, tr. Damisch, cit par Severo Sarduy, Bar
roco, op. cit., p. 51. La critique galilenne de 1'a1lgorie, de la mtaphore et de
l' anamorphose, est interprte comme un rejet forme! de la polysmie propre au
baroque >J.
153
La folie du voir. De l'esthtique baroque
poesle, des symboles et des emblemes 1 . Rencontre qui s'opere
sous le signe d'un art du voir, qui, au-dela de ses vertus compara
trices, s' avere structural et constitutif de son objeto Une rhtorique
gnralise, unissant la potique et la rhtorique aristotliciennes
et meme le trait des Catgories, et dbouchant sur le lieu meme
de l'effet baroque, JI mirabile. Un merveilleux, un admirable offert
aux puissances et aux virtualits du regard dans toutes ses formes
polysmiques. Le mirabile ne renvoie-t-il pas au mirare (viser,
tendre vers, regarder), au mirarsi (se contempler) a la mirabilia
(merveille) et a l'ammirato (etre bloui) ? Rseau de la langue ita
lienne qui voque le thauma des Grecs cit par Tesauro et les
affinits du voir (theazein) et du merveilleux, de l' tonner (thau
mazein). Sans parler de la tradition latine plus proche des mira
bilia mdivales OU le mir (miror de miroir, et mirari de regarder)
lie dja le merveilleux au subitement vu, au regard, al'ad-miration.
Comme l'crit Jacques Le Goff : Les mirabilia ne vont pas se can
tonner a des choses que 1'homme admire avec les yeux, devant les
quelles on carquille les yeux, mais au dpart il y a cette rfrence
a l'ceil qui me parait importante, parce que tout un imaginaire
peut s'ordonner autour de cet appel a un sens, celui de la vision,
et d'une srie d'images et de mtaphores qui sont des mtaphores
visuelles 2. Un Raymond Lulle, dans Le Livre des mervei!!es, ne
lie-t-il pas le merveilleux au fantasme , au pouvoir du semblant
et de la semblance, pouvoir proprement anglique ? Les Anges res
semblent a Dieu, et cette semblance produit le merveilleux.
Chez un Tesauro, le mirabile, comme rhtorique de la rhto
rique, s'origine dans le pouvoir tout ambivalent du voir : un blouis
1. Toutes les traductions d'Emanuele Tesauro sont empruntes a JI cannoc
chiale aristotelico, op. cit. Largutezza signifie littralement finesse, mot d'esprit,
acuit, saillie. Arguto : subtil, spirituel. rai traduit cette notion diffieile par acuit
et le plus souvent par un quivalent subtilit figurale . Lacuit est lie al'esprit
et, selon la dfinition de Tesauro, l' arguzia est un parler figur ... qui com
porte une signification spirituelle (ingnieuse, propre al'ingegno). Pour simpli
fier les notes, tous les fragments traduits, sauf indication, renvoient acet ouvrage.
Pour Tesauro, on se reportera dsormais aYves Hersant, La Mtaphore baroque
(Paris, Le Seuil, 2002), qui a traduit plusieurs chapitres.
2. ]acques Le Coff, L'trange et le Merveilleux dans I1slam, Paris, dition ]A,
1978, p. 63.
154
oJ
La longue-vue rhtoricienne : JI mirabile, iljUrore
sement tiss d'tranget, et d'tranger. Ladmirable -le merveilleux
- fera voisiner le furieux (il furore) et le sublime, par 1'artifice d'une
esthtique du simulacrum rhtoricien, qui excede toute vraisem
blance par la double mise en ceuvre d'une altrit paroxystique et
d'une exhibition (exhibitio) de son propre codeo Au point qu'a
1'intrieur d'une culture jsuite porte a l'imprialisme oculaire, au
pouvoir de l'Imago comme modele passionnel du croire, Tesauro
finit par croiser les deux grandes rfrences antiques : la rhtorique
et la potique aristotliciennes et le sublimum latin, plus proche de
l' effet visuel et thatral, des affinits codes du parler et du geste et
d'un certain extrmisme passionnel OU la rhtorique perd sa
mesure . En ce sens, le mirabile renvoie au mirari : regarder mais
aussi admirer, s' tonner, redouter. Aussi Tesauro cite-t-il, a partir des
Grecs et des Mtamorphoses d'Ovide, ces monstres, ces figures
subtiles de la nature que sont le Satyre, le Minotaure, 1'herma
phrodite, tous ces etres issus d'un accouplement trange. La mta
morphose est bien une des grandes figures du baroque. A cot de
1'inconstance du masque, du paraitre - de Prote -, il yace passage
de 1'humain a 1'inhumain, le hors-de-soi de la bestialit, de la mons
truosit et de la folie, propre a ilfuro re.
Mais tout ce mirabile qui arrive par les yeux, avec toute sa force
d'inattendu, de nouveau, d'apparition et d'imprvisibilit - qui
pourrait encore voquer le corpus des etres merveilleux du bes
tiaire mdival (1icorne, dragon ou griffon) et ses Mischwesen,
etres doubles et mlangs -, ne releve plus d'une quelconque cos
mologie divine, d'un Livre des merveilles, ni a plus forte raison du
daimon greco Meme s'il conserve une fonction cognitive, voire
cathartique dans le champ esthtique, le mirabile n' est plus que
l'effet d'une Thaumaturgie ontologique engendre par la rhto
rique elle-meme.
Comme le poisson hermaphrodite des Mi!!e et une nuits djoue
le pouvoir royal grace a l' merveillement suscit par sa beaut, cet
objet ambigu suffit a circonscrire la scene du mirabile baroque : une
rhtorique visuelle et hermaphrodite, un sens en retrait dans sa
somptuosit signifiante. Telle est aussi la longue-vue , cette
lunette dcouverte par Zacharia Jensen, qui porte la vue humaine,
la OU 1'oiseau n'arrive pas . Elle te fait voir de pres bateaux, forets,
villes... Elle observe les taches solaires... Cet extraordinaire instru
155
La fOlie du voir. De l'esthtique baroque
menr, fruit de l' ingegno humain, modifie les chelles, les propor
tions, dmultiplie les pouvoirs politiques, et finit par rejoindre les
subtilits optiques qui grace a certaines proportions, a certaines
apparences tranges et ingnieuses, te fonr voir ce que tu ne vois
pas. On comprend que Tesauro ait plac l'anamorphose, cette
quinressence de toures les subtilits optiques, au fronrispice du livre.
Le voir ce qu' on ne voit pas a une vertu pistmologique et esth
tique, ou le jeu du semblant creuse l'etre de non-etre.
Aussi, dans son Discours acadmique concernanr Le Jugement,
Tesauro, reprenanr la distinction aristotlicienne des genres de style
rhtorique - l' crit plus exact et l' oral propre aux dbats et a
l'action -, redploie-t-il toures les virtualits de la comparaison
aristotlicienne enrre rhtorique et art de peindre. I1 construit une
sorte d' pistmologie rhtoricienne engendranr des manieres stylis
tiques. D'un cot, la rhtorique propre aux dbats, celle qui vise
amouvoir la multitude en enseignanr agrablemenr . Dit concer
tativo, ce style qu'Aristote comparait au dessin en perspective ,
ou plus grande est la foule, plus est loign le point d' ou il faur
regarder 1, renvoie, selon Tesauro, a l'art de la peinrure qui
imagine les corps agrands traits et coloris par masse . De l' autre
cot, cette maniere propre au stife esquisito. On y exige une vue fine,
aigue, cherchanr le dtail, comme dans l'art des miniatures. Une
telle vue micrologique est propre au concetto qui explique plus
qu'il ne dit, et dit plus qu'il ne rsonne, aucune parole n'enrrant par
les yeux qui ne soit auparavanr passe par 1'arc triomphal du cil
admirateur ... Le voir s' annule en beaut et en acuit, le dire a sa
lumiere (fume).
De la longue-vue aux comparaisons picturales, sans parler du
style fleuri et visuel de Tesauro, le Voir engendre une scene rhtori
cienne ou la nature de l'esprit (ingegno) et celle de la mtaphore et
de toures les acuits et figures subtiles - les argutezze - conju
gueront leurs pouvoirs. Car la pense conceptueuse, l'acuit (argu
tezza), cette mere de tout concept ingnieux, est d' emble
figurale. Le c1air-obscur regle toure inrelligence, y compris celle
de Dieu, raison efficienre de toure argutezza. Les images des
Sphinx, ala porte des temples, ne monrrenr-elles pas que la divine
1. Aristote, Rhtorique, t. III, 12, 1414 a, Pars, Les Belles Lemes, 1973.
156
La longue-vue rhtoricienne : JI mirabi/e, ilfUrore
sagesse se rvele aux sages par la voix des symboles et nigmes
subtiles ? Les choses les plus haures ne doivenr-elles pas etre cou
vertes-dcouvertes, et peintes en c1air-obscur atravers trois types
de symboles figurs (tropologie, allgorie, anagogie) qui sonr tous
des mtaphores ?
Ainsi, pour ne prendre que deux exemples emprunts al'icono
logie de Ripa, on pourra figurer 1'Amour dompt par un Cupidon
assis, foulant aux pieds ares et fleches, et tenant de sa main droite
une horloge (symbole du temps qui teinr l'amour) et de l'autre un
petit oiseau, symbole de la pauvret. Regle dfinitionnelle : le temps
et la pauvret domptent 1'amour. Quant aL'Origine de f'amour, elle
sera reprsente par une jeune Beaut, qui tient d'une main un
miroir rond, qu' elle oppose aux rayons du soleil dont la rflexion
allume un flambeau qu' elle porte de l' autre main . Sous le miroir,
un rouleau avec en latin cette inscription : C'est ainsi que 1'amour
s'allume dans le cceur. Dans la tradition de Platon et de Ficin, la
maladie amoureuse procede de la mutuelle rencontre des yeux .
D'ou le miroir rond et transparent: Lon peut done bien dire,
pour expliquer cette figure, que comme les rayons du miroir qui
sont les cratures de I'Art opposs aceux du soleil, s'allume un flam
beau, ainsi par la rencontre de nos yeux, vrais miroirs de la natme,
avec ceux d'une Beaut ou d'un Astre anim qui leur darde de la
lumiere, la flamme d'amour s'allume en nos cceurs. Entre la figure
et la dfinition, il y a bien la possibilit d'une explication , d'un
rendre raison de la proportion (comme... ainsi). Aussi, si une telle
mthode implique une certaine rhtorique du visuel, conforme ala
tradition latine de l'Art potique d'Horace et des discours de
Cicron, elle n' en reste pas moins minimale. A la diffrence d'un
Giarda, marqu par la tradition no-platonicienne d'une image
ombre, esquisse et allusion d'Ide, Ripa circonscrit la mtaphore et
la pense figure al'intrieur d'un cadre dfinitionnel, voire didac
tique. La figure n' est ni hiroglyphe de I'Ide, ni, aplus forte raison,
expression cratrice d'etres fictionnels-rels.
La mtaphore, cet art d' exprimer un concept par le moyen d'un
autre tres diffrent, trouvant la similitude dans les choses dissem
blables , regne partour, comme la force meme de l'esprit, cet ingegno
qui consiste a lier les notions des objets les plus loigns, les plus
spars . En cela, la mtaphore est moins une figure de style parti
157
La folie du voir. De l'esthtique baroque
cuW:re que la condensation de l' ingegno comme pense figurale,
comme possdant cet art de peindre, de faire tableau (tQ)1tpO llll'trov
1tOlElV) qu'Aristote accordait aux mots d'esprit
l
. Radicalit de la
raison baroque: l'esprit n' est qu'un gigantesque mot d' esprit,
comme 1'inconscient freudien.
Aussi, bien loin de constituer un mtalangage dominant le dis
cours en le codifiant, la rhtorique baroque de Tesauro apparait-elle
comme lieu d'innovation, comme mise en reuvre redouble de la
langue, comme quete de lalangue et de son pouvoir d'engendre
ment du rel a partir du rien. 'Lingegno pourrait se comparer a une
grande mcanique divine. Car, de meme que Dieu produit de
1'etre a partir de ce qui n' est pas, ainsi l' esprit fait que le non-etre soit
etre, que le lion soit homme, que l'aigle soit ville 2 . Ses pouvoirs
dmiurgiques sont tels qu'il ente une femme sur un poisson et
fabrique une Sirene, symbole de l' adorateur. Qu'il accouple un
buste de chevre et une queue de serpent et forme la chimere, comme
hiroglyphe de la folie . Bien loin d'etre un simple langage second,
la rhtorique s'affole et devient ce mdium de fascination, d'tonne
ment et de littrarit fictionnelle qu'un Jurjani louait : La nature
humaine est telle que si une chose apparait d'un lieu inhabituel,
surgit d'une source insolite, elle provoquera d' autant plus d' tonne
ment et de fascination 3.
La mtaphore est si folle et si rgle qu'a partir du tres clebre:
prata rident (les prs rient), Tesauro se livre a un exercice de vir
tuosit, en combinant toures les fleurs rhtoriques possibles a partir
de la langue latine. Prata rident : au substantif: incundssimus pra
torum risus , et puis, au cumulatif: ridibunda vidimus prata , et
puis au participe: vernant prata ridentia , et puis au superlatif...
a l'adverbe... toures les formes grammaticales dfilent. La mtaphore
1. Aristote, Rhtorique, t. III, 10, 1411, op. cit. Omma signifiant regard, la tra
duction littrale serait : mettre devant les yeux. Cette formule se retrouvera chez
Horace et Cicron comme chez Ripa et Tesauro.
2. Jeu de mots intraduisible en franc;:ais: l'Aquila est une viIIe italienne et
signifie aigle ; Leone, le lion, est aussi un nom propre.
3. Sur ces rapports apeine esquisss iei entre rhtorique baroque et rhtorique
arabe, cf notre contribution De la rhtorique arabe ala rhtorique baroque au
colloque franco-maghrbin organis par le College international de philosophie :
Signe, gnalogie, histoire, 1965.
158
La longue-vue rhtoricienne : JI mirabile, il ftrore
est la meme et pas la meme, la substance en est identique, mais la
maniera nouvelle. Pouvoir infini de transformation redmultipli a
son tour par la voie des termes relatifs : corrlatifs, contraires, con
comitants, antcdents... , une seule mtaphore en engendre une
multiplicit. Comme si la langue combinait les deux grands prin
cipes du baroque : le meme et la varit-variation, la loi et l' orne
ment, la figura latine, la schema grecque convoques ici pour
conjurer tour ennui, par la nouveaur et l'imprvu. Ainsi, l'objet
fUt-il laid ou effrayant, il n' en devient pas moins agrable si tu le
regardes de loin, avec la longue-vue .
Engendrement permanent du sens par le sensible, par ce langage OU
les yeux parlent avec les yeux , OU la bouche parle , OU les mains
expriment tour ce que la langue sait dire et faire . Car tour le corps
est une page prpare a recevoir de nouveaux caracteres et a les
effacer . Pouvoir d'inscription et de trace vite efface, pouvoir de pr
sence, d' absence et de mmoire, vritable palimpseste charnel, le corps
est une merveille , l'essence ralise, manifeste du mirabile, son jeu
et son jouet. En d e ~ a de tour sens constitu, la lettre, les syllabes ne te
font-elles pas couter il gorgoliar des eaux, ilfrullar des fleches, lo stri
dere de la lime, et jusqu'aux paroles feintes produites par l'ingegno
humain, celles qui imitent les sons et dont la regle cachera malles
affinits du barbare et du barbarisme: var, var, la Grece forma le
vocable nouveau varvarismo qui s'appelle barbarismus en latin ? ..
'Larguzia vocale ne s'arrete jamais : Les sons informes, non articuls
ou imitant les bruits animaux, peuvent parfois exprimer entierement
l'acuit d'un concepto
On le voit : la folie en corps et en langue de cette rhtorique
inventive ne releve nullement du pouvoir philosophique du
signifi, et il ne faut nullement prendre le concetto, pour une Ide
ou meme un concept au sens traditionnel du terme, comme un
universel abstrait dans une c1assification des termes et des genres.
La folie rhtoricienne vise a une vritable refondation ontologique
des sensibles comme opration de pense, donnant toure sa porte
a une esthtique largie. Car cette pense ne fonctionne pas sur le
seul modele du jugement : la mtaphore n' est pas propre au seul
ingegno humain et encore moins asa nature rflchissante. D'une
part, parce qu'il y a, comme chez Leibniz mais en un autre style, des
argutezze divines. Dieu parle et pense en mtaphores a dcrypter par
159
I
i
I
La fOlie du voir. De l'esthtique baroque
un art du chiffre. D'autre part, l'ingegno humain lui-meme n'est pas
coup de l' ingegnosa natura et de ses pouvoirs symbolico-potiques.
Avec ses mtores, ses cometes, ses monstres, ses batailles de vent, ses
tremblements de terre et autres catastrophes, la nature produit du
sublime, de 1' admirable, tous concepts figurs proti
formes. Tous ces pouvoirs des argutezze divines et naturelles,
l' ingegno humain peut les retrouver, les rinventer par la mtaphore :
Trois choses spares ou runies fcondent l'esprit humain de si
merveilleux concepts : l' esprit, la "fureur" (il furore) et l' exercice.
11 furore, soit le point extreme de l' esthtique baroque de
l'altrit: L'altration de l'esprit (alterazion della mente) cause par
la passion, l' enthousiasme ou la folie. Car, fussent-ils au dpart
dnus de toute acuit spirituelle, les passionns, les enthousiastes et
les fous l' acquierent par leur puissance mtaphorique de penser. Une
telle c1assification, OU s'inscrit tant la tradition platonicienne de la
mania que la typologie des dlires du Phedre et le furor des Latins,
va si loin qu'a l' encontre de la coupure c1assique et pistmique
de la raison et de la draison analyse par Foucault, Tesauro voit
dans la folie (pazzia) l'incarnation de la mtaphore dans un corps, le
voir du voir, un entnebrement c1arifiant. Le c1air-obscur de la
raison: La folie n' est pas autre chose que mtaphore, laquelle
prend une chose pour une autre. (La pazzia altro no eche metafora,
la qual prende una cosa per altra.)
Dans ce voir fou quivalant aux autres formes du voir (celui de
l'inspiration, de la fureur ou de l' ingegno), les images mentales
(fantasmi) se transforment en tout autre chose, une fantasmagorie,
une fantastiquerie . Une seule image trop imprime devient fan
tasmagorie (fantasticheria), faisant voisiner sagesse et folie. Entre
les deux, nulle coupure, mais ce statut de la folie pris entre deux
extremes dont parlait dja Giordano Bruno: On appelle fous ceux
dont le savoir ne se conforme pas a la regle commune, soit qu'ils
tendent plus bas, ayant moins de sens (men senso), soit qu'ils tendent
plus haut, ayant plus d'intellect (piu intelletto) l. Ce savoir de la
folie propre a la culture de la Renaissance, et aux thatres d'un
Shakespeare ou d'un Caldern, Tesauro le circonscrit dans les pou
l. Giordano Bruno, Des jUreurs hroi'ques, Paris, Les Belles Lettres, 1999
(rd.), p. 214.
160
La longue-vue rhtoricienne : /1 mirabile, iljUrore
voirs de la mtaphore. Mtaphores innocentes, mais aussi mta
phores ridicules ou atroces, celles de la mlancolie, de I'humeur
noire, celle d' Alcide dans l' Hercules furens de Sneque ou de
l' Orlando furioso du Tasse.
Cette grande visibilit de la folie serait ici comme la lec;:on finale
des tnebres, l' quivalent dans l' ordre du sentiment et de la scienti
ficit baroque, de cette pistmologie argusienne qui regle le
voir anamorphique, en teintes et ombres. Une sone de clinique du
dsordre, OU cette littrature, ce thatre vivent leur rhtorique dans
ce voisinage du non-sens et de l' exces de sens, dans ce jeu du monde
et de l'immonde, OU le surcrolt des signes tend a l'aphasie, au cri.
On pourrait distinguer ici, avec Severo Sarduy, deux statuts de l' cri
ture et de la position de lecture. La relation frontale, intresse au
rfrent et au monologisme, et ce qu'il appelle la position anamor
phique de l' crivainllecteurlvoyeur, qui se dplace de biais, pour
dcrypter une criture de biais dans un jeu de doubles, de miroirs,
de masques et de simulacres. Le fu rore, comme objet et comme pul
sion de cration, serait cette opration limite sur le langage, ce savoir
en jouissance propre a un amour, qui, selon Lacan, consiste prcis
ment a
,

d
onner ce que
1"
on napas .
1L MIRABILE, IL FURORE
Ce que l' on n' a pas... Mais ce que l' on peut voir si les regards
sont les raisons par lesquelles l' objet (comme s'il nous regardait) se
fait prsent a nous 1 . Ou, plutt, ce que l' on pourrait entendre a
nouveau. Une autre scene, celle de I'Opra. Cette voix disloque de
I'Orlando furioso de Vivaldi, une folie d'homme, une fureur d'amour
et de mlancolie, celle qui nalt de l' effet d' une dissonance tant cor
porelle que spirituelle, tant la pene de I'harmonie (armonia) des
l./bid., p. 216. Selon Bruno, tout amour procede de la vue et le mythe
d'Acton dpec par ses chiens pour avoir vu Diane nue, mythe grec repris et rin
terprt par les baroques, sert ici de paradigme a la fureur hro"ique amoureuse,
dans le Dialogue Quatrieme: Et c'est la que ses grands chiens lui donnent la
mort : la qu'il finit sa vie selon le monde de folie et de sensualit, ce monde
aveugle et illusoire, et qu'il commence a vivre pour l'intellect. (P. 208.)
161
I
I
i
I .
I '1
I
La folie du voir. De l'esthtique baroque
facults cognitives et apptitives propre a la fureur mlancolique,
selon Giordano Bruno.
La dissonance et 1'harmonie : les deux principes de ce baroque
musical, tardif et concertant de Vivaldi. Avec elles, vous retrouvez
Venise, cette Venise du clair-obscur lumineux et brillant, celui qui
duquait 1'<ril d'un Stendhal. Vous vous perdez dans cette brillance,
vous coutez la folie enfiamme et rhtoricienne d'Orlando, vous
revez dans le vrai sentir, pris d'une pure jouissance d'imagination...
Dans les jeux ornementaux d' affects et de dissonances propres a
Vivaldi, dans ce double rythme d'une musique oil la clart cristal
line et solaire du son vire toujours a 1'inquitude et a l'errance
mlancoliques, Orlando serait le paradigme de l'amour baroque, la
folie d' amour. Or, comme dans la structure de l' Orfio de Monte
verdi, la scene inaugurale met aux prises la duplicit affolante du
Voir et de la Voix. Orlando lit sur un rocher le serment crit
qu'Angelica et Medoro viennent de se faire : amants et poux . Et
ce voir de la lettre porte immdiatement au fantasme, a l'<ril du fan
tasme, a une topique sensible, celle de la jalouse fureur qui bnlle et
consume:
Arde Orlando! Che Orlando?
Orlando emorto
La scene de la lecture prsentifie l' irregardable de l' amour trahi,
en ces jalouses scansions d'une Voix amplifie et commente par
l'accompagnement musical. Y surgit la mlancolie rotique, celle
d'un furore dja a 1'<ruvre dans la scene antrieure de 1'preuve
amoureuse. Angelica ne lui avait-elle pas demand d'aller cher
cher le vase d' argent, gard par l'horrible monstre de la grotte
d' Alcina, cette magicienne et sductrice noire ? Et, comme
Orphe, Orlando avait chou. En dpit de sa prouesse, de sa
vaillance et de son dfi, il demeura prisonnier de l' antre tout
fminin d'Alcina, si proche de la Grotte du Nant du El Cri
ticn de Gracin. L'preuve de la castration amoureuse, il
giusto fUrore, se module dans la double langue de la violence
ensauvage du trauma (une catastrophe instituante sparant
1'humain de la bestialit) et de la perte. Orlando fendra rochers et
montagnes du langage muet de son pe, il tranchera ses vete
162
La longue-vue rhtoricienne : JI mirabile, ilfUrore
ments et y laissera toute parure. Ce Voir insupportable se fera
Voix disloque, perte de sa langue italienne en mots fran<;:ais, puis
perte du sens dans le vertige d'un signifiant rpt et vocalis :
La... La... la... Pris comme Orphe entre deux allgories - ici celle
de Madame la Cruaut et de Monsieur la Rigueur -, il finira
par perdre son identit, sa raison. Itinraire amoureux, oil le
regard solaire se mtamorphose en regard empierr, empierrant. Il
prend une statue pour sa bien-aime, et la pourfend avant d'etre
guri au rvei1.
Fminis par 1'amour, Orlando n'est que le point ultime de l'Autre,
dans IIfUrore musical de Vivaldi dans cette musique qui va si vite (de
la vitesse en musique... ) que la frnsie y rythme les affects et les effets,
la pulsion et son errance, en une stravaganza (selon un titre de
Vivaldi). Cet amour d'Orlando, meurtrier de la Raison , serviteur
de la folie , pour reprendre les termes de l'Adonis de Marino, cet
amour frntique de dionysiaque et de doux languir, cet amour dans
l'exces des contraires d'une ame en discorde, cet arnour n'est que la
version humanise de l' heroico fUrore de Giordano Bruno. En cela,
le fUrore amoureux n' est pas un accident du baroque, mais sa loi, son
vertige, sa mtaphore, quand elle se place au point prcis oil le sens
se produit dans le non-sens (Lacan).
Ce virage du non-sens en sens met en scene et en position d' qui
valence le fUrore amoureux et cette rhtorique au second degr
qu' est le mirabile selon Tesauro. Car, en rapportant la mtaphore et
les argutezze a la fureur, a la folie tout autant qu'a l'esprit, Tesauro
les pense dans leur foudroyer oxymorique, proche en cela des syllo
gismes potiques d'un John Donne ou des Solitudes de Gngora.
Scandale de la lumiere, incessance de la lumiere, aveuglement des
sens et du sens. De Gngora, J.-L. Lima crit dans Les Vtzses
orphiques : 11 a cr dans la posie ce que nous pourrions appeler le
temps des objets et des etres de lumiere l. Une lumiere d' lvation
l. Jos Lezama Lima, Les Vtises orphiques, Paris, Flammarion, introduction,
1983, p. 27. Lima, dans des analyses superbes, rapproche cette lumiere baroque
de 1'" amenuisement de la luminosit mystique >l, qui, dans I'extase de sainte Th
rese du Bernin, ne parvient pas acacher I'inflammation de I'apptit ll. Ce qui
renvoie aux rapports entre mtaphore baroque et " subitum II chrtien, habit de
paradoxe et de discontinuit par rapport ala mtaphore grecque.
163
La folie du voir. De l'esthtique baroque
qui compose l'objet et produit ensuite 1'irradiation . La lumiece
d'une fureur d'lvation, ou l'inflammation du dsir, son impulsion
ala mtamorphose, son vivre d'apptit et de pulsation, sa lvitation
sans fin vers d'autres etres, tmoignent de 1'Autre. Peut-etre l'qui
valent de la fureur picturale du Tintoret, de ses spirales sans centre
ou les corps s' enroulent, dvors par leur propre passion. Peur-etre la
traduction de ce oui du non mystique et d'une esthtique de
l'extase incapable de dissimuler son ros.
En tout cas, dans cette foudroyance et cet loignement du
sens, Tesauro rapproche la mtaphore du thauma grec et de ce mira
bile qui consiste en une reprsentation de deux concepts
incompatibles . Ainsi en est-il de ces mtaphores reprises al'auro
rit d'Aristote: 1'arc, lyre sans corde. Mais, en fait, si le mer
veilleux est mlange de deux termes incompatibles et nigma
tiques, il convient d' largir la rhtorique aristotlicienne, de la
baroquiser en combinant le positif avec le ngatif, le ngatif avec
le ngatif, le positif avec le positif, jusqu'aux limites d'une vritable
Thaumaturgie du simulacre, que Tesauro mtaphorise au second
degr dans cet erre baroque semblable au zro de l' nigme de Hards
dorffer, l' cho qui rpete la Voix en foret. C' est une ame inanime,
tout ala fois muette et volubile... elle parle sans langue... imagine
sans figure. Elle n' est pas ta filIe et tu l'as engendre ; tu la hais et ne
la vois point ; elle te rpond et tu ne l'entends point ; elle est un rien
parlant qui ne sait pas parler et qui, pourtant parle, ou plutot parle,
sans savoir ce que tu lui dis. Elle n' a tudi ni le grec ni le latin et
pourtant elle parle grec et latin... Toutes propositions merveilleuses
et vraies.
Et la meme combinaison mtaphorique se redouble, s' enroule
dans la combinaison du positif et du positif: elle est nymphe de
l' air, pierre parlante, rocher inanim . Puis on conjugue le ngatif
au ngatif: Elle n' est ni homme ni bete ; elle ne sait ni parler ni se
taire, ni mentir ni dire vrai ; elle est sans silence et sans langue. Elle
n' est pas enferme et pourtant s' chappe de l' auberge. Elle ne
t' coute pas, tu ne la vois pas, et pourtant elle te rpond et
t'coute. Lcho, cette Voix en cho d'elle-meme, que l'on peur
ha'ir et craindre sans voir, ce Cri que l' on imagine sans figure, qu' est
ce, sinon le fantasme sonore de l'Amour baroque, cet reil du
fantasme que nous poursuivions ? Ce son imaginaire qui retentit
164
La longue-vue rhtoricienne : Jl mirabi/e, ilfUrore
dans Jl fUrore de Vivaldi et qui s'incarne dans les corps thatraux et
passionns du Bernin ou du Tintoret ? Le vrai trompe-l' reil n'est pas
la ou l' on croit : dans les fausses perspectives, dans les stucs peints et
les placages de marbre, dans les dcors de thatre et les faux plafonds
dcors, qui jouent tous de l'apparat et de l' apparence du voir. Le
vrai trompe-1' reil n' est que le simulacrum verbal, visuel ou sonore,
irrductible aux partages entre image et rel propres a la mimsis
platonicienne ou ala reprsentation classique. Un simulacre ala
Lucrece : il porte aaimer, al' ailleurs. Fragment dtach de rel, il
dmultiplie la langue al'infini, sans que cet infini puisse jamais etre
somm. Une hyperbologie de l'infini en somme.
Ce rien parlant, cette folle tantit du rien, propre a la
longue-vue philosophique, Tesauro ne cesse de le rinventer par
une sorte de torsion baroque impose a la philosophie aristotli
cienne. Le mirabile ne prsente-t-il pas autant de formes diffrentes
que Les Catgories d'Aristote ? Et de les recomposer, apartir d'une
table baroquise a l' extreme. Qu' on en juge. Substance physique :
homme, non homme; substance mtaphysique: forme-informe;
quantit: un seul vit et deux parlent; qualit: adulatrice et
destructrice; action : elle pleure si tu pleures, elle rit si tu ris... ,
mouvement: elle s'enfuit si tu t'enfuis... Lcho lev a l'tat de
paradigme philosophique d'une raison insuffisante pouse tout le
trait aristotlicien des Catgories. Sans oublier les catgories
mixtes : elle habite dans les forets et parle toutes les langues (1ieu
plus action) ... Sans exclure le triplement catgoriel du a la taxi
nomie des diffrents types de mirabile : artificieux, naturel ou divino
Car s'il y a un rien parlant ou nature et homme s'assemblent, il
est un merveilleux divino La substance informe n'est-elle pas l'Incar
nation, le fils comme Autre et non-Autre du Pece. Ainsi de la
qualit : visible et invisible; claire sans lumiece...
Ovide, les Grecs, l'Incarnation chrtienne: la rhtorique brasse
toures les cultures, les traditions et les rfrences, fait coexister paga
nisme et catholicisme en cette gnalogie de toutes ses figures que je
proposerais d' appeler, le concept extravagant. Un concept figur et
figural, un concept devenu mtaphore, un concept ou potique et
rhtorique s'quivalent. Car cette forme-informe - cette subs
tance sans fond et comme absente - hante tous les poeres baroques
italiens ou franerais. Telle cette vocation du monde ou coexistent en
165
La fOLie du voir. De L'esthtique baroque
une mtamorphose et un algebre des sensibles, le chaos et le beau du
beau, d'un Du Bartas :
... Ce premier monde estoit une forme sans forme
Une pile confuse, un meslange difforme,
O' abismes un abisme, un corps mal compass,
Un chaos de chaos, un tas mal entass,
Gil tous les lmens se logoient pesle-mesle,
Gil le liquide avoit avec le sec querelle
Le rand avec l'aigu, le fraid avec le chaut
Le dur avec le mol, le bas avec le haut ...
Un etre en retrait de soi, en dperdition abimique, chaotique, un
etre en simulacre OU se nouent la genese du sensible, la gnalogie
des formes rhtoriques et le surgissement en langues. Telle est cette
ontologie rhtoricienne du baroque qu'un Heidegger n'a
entrevue que dans sa mtaphore mystique: cette rose sans
pourquoi d'Angelus Silsius. Sans doute parce que sa priodisation
historiale ne prend pas en charge la Renaissance et le baroque dans
leurs dimensions esthtiques et philosophiques, car elle privilgie
toujours le moment cartsien de 1'instauration du sujet .
Et s'il est vrai que la perception reprsentative du monde con;:u
passe par une gomtrie de la lumiere ou, selon Foucault, l'esprit
rend le per;:u transparent , construit une gomtrie des corps
apartir d'un point ou les choses sont adquates aleur essence, a
leur forme 1 , l' archologie du regard baroque prsuppose, elle, une
zone d' ombre, une opacit et un tourment des corps, une forme
informe. Soit un regard fondateur, un nouveau partage du visible et
de l'invisible insparable du partage de ce qui s' nonce et de ce qui
est tu 2 .
lL,
"6f
:'\
1..""
t
~
Archologie du regard dans une folie du voir et une ontologie
rhtoricienne du simulacre : telles seraient les deux grandes articu
lations ou prend naissance une esthtique. Ce qui s' nonce ne rele
vera pas des c1ivages traditionnels entre concept et mtaphore, ni de
leurs renversements : la mtaphore contre le concept (Nietzsche)
1. Michel Foucault, Naissanee de La cLinique, Paris, PUF, 1963, p. IX. e/l'oppo
sition entre regard rducteur et regard fondateur.
2.1bid.
166
La Longue-vue rhtoricienne : 1L mirabiLe, iLJurore
ou en marge du concepto Car, dans cette raison rhtoricienne tou
jours voue a1'insuffisance d'un rien, d'un c1air-obscur, le dicible et
le visible s'assemblent, et 1'invention de figures tres subtiles - celles
du concept extravagant - appartient de plein droit au furioso sous
toutes ses formes: passion comme affect qui enflamme les
esprits , inspiration et enthousiasme grecs (la fureur potique et
sacre d'Orphe, d'Homere, d'Hsiode) et folie, le plus souvent
mlancolique. Et, de meme que la mtaphore n' est pas l' autre de la
raison, mais sa figure, le fu rore dessine une dramaturgie passion
nelle qui n' est pas oppose ala raison , car la pense ne se dfinit
pas dans la rflexivit d'une conscience de soi transparente, d'un
cogito. Elle assume philosophiquement 1'oubli du cogito, 1'Autre.
Le fu rore, cet quivalent du tenebroso en peinture - le c1air
obscur -, apparait marqu de l' ambigu'it structurelle de cette dia
lectique al' tat d' arret, foudroyante qui anime tout le baroque. A
1'inverse de ce rien parlant, de cet cho qui anime 1'inanim et statue
sur les etres de simulacre, le furieux empierre, ensauvage 1'anim,
dtruit les frontieres toujours fragiles entre 1'humain et 1'inhumain,
faisant surgir 1'altrit d'une bestialit jamais domestique, le travail
d'un trauma origine!. Ensauvagement de Sigismond dans La vie est
un songe de Caldern, d'Andremio dans El Criticn, ou d'Orlando
dans le Tasse et les opras baroques, toujours a ' i m ~ e du grand
dsordre du monde (violence, usurpation du pouvoir, Etat d' excep
tion, tyrannie paternelle... ) thoris par Burton dans son Anatomie
de la mlancolie. Le furore renvoie aun Trauer, qui ne releve plus
d'une quelconque culpabilit tragique au sens grec, mais bien de
cette scene du thatre de la passion qu' analyse Walter Benjamin.
Caractere isol des motifs, des scenes, des themes, 1'intrigue du
thatre baroque se droule comme un changement avue 1 . Cette
discontinuit scnique, ce jeu dans le jeu, ce thatre dans le thatre,
et cette trange harmonisation du Trauer et du grand jeu du monde
1. Walter Benjamin, Origine du drame baroque aLLemand, op. cit. Il s'agit d'une
chorgraphie (p. 97) radicalement diffrente de la vision grecque d'une sd:ne
comme topos cosmique ". Sur cette mlancolie du Prince, el p. 153 ; sur les rap
portS entre ostentation et esprit de tristesse diabolique, ef p. 151, 153, 155. La
folie furieuse du tyran est insparable de la politique baroque comme tat
d' exception, souverainet qui tend ala dictature.
167
La fOlie du voir. De l'esthtique baroque
devenu identique au Pouvoir et a ses mises en sd:ne, livrent le
hros, dsormais dchir entre le livre de la nature et le livre
du temps , al' emprise de Saturne. Le Prince est le paradigme
du mlancolique , avec ses moments d'ensauvagement, de chien
enrag , de bete, et ceux de gnialit inspire.
Aussi ce fUrore s'alimente-t-il des deux grandes traditions cites par
Tesauro: la latine, le fUror de Sneque en particulier, et l'italienne, celle
de I'Arioste, celle de Marsile Ficin et celle plus proche des Fureurs
hrofques d'un Giordano Bruno. Or le fUror latin, celui de Mde,
d'Atre ou d'Hercule, naJt du dolor, sous le coup d'un exces qui s'ori
gine dans la ..tCAayxoAta d'Aristote, dans ce que Cicron appelle l'exces
de bile noire, ce mlange de dpression triste et de frnsie. Comme
dans toute la tradition de la mlancolie, le fUrore prdispose aux exces,
par le bas (animalit) et par le haut (inspiration divine, potique).
Comme l'crit Giordano Bruno: Il existe plusieurs especes de
fureurs, lesquelles se rduisent adeux genres : les unes en effet ne se
manifestent que comme aveuglement (cecita), stupidit et impulsion
irrationnelle tendant ala folie bestiale (al ferino insensato), les autres
consistent en un certain entraJnement divin, par l'effet duquel certains
deviennent meilleurs que les hom
mes
ordinaires l.
D'un cot, la fureur mlancolique, le carnage des Furies et, de
l'autre, la mania des Grecs, le raptus platonicien qui vise le vrai et le
divin, la fureur hroi'que qui fait coi"ncider la connaissance et
l'amour par une vue qui excede l'ordinaire et produit des choses
admirables . Mais ces fureurs tendent toujours ase rapprocher, ase
cotoyer dangereusement. A toujours procder de la vue, l'amour est
menac de sa duplicit, car les yeux SOnt les portes du ciel et de
l'enfer . Et Giordano Bruno, dans le contexte d'un panthisme infi
nitiste, nous donnerait le grand nonc de l'thique passionnelle du
baroque : Toutes les choses SOnt faites de contraires, et de cette com
position qui est au sein des choses, il rsulte que les affections (afJetti,
affects) qui nous y attachent nous coriduisent jamais aaucune dlec
tion qui ne soit mele de quelque amertume. }e vais plus loin ; si
l'amertume n'tait dans les choses, la dlection n'y serait pas non
plus 2. Lamour hroi"que n'est jamais sans tourment, et la fureur
l. Giordano Bruno, Des jUreurs hrofques, op. cit., p. 177.
2. Ibid., p. 159.
168
La longue-vue rhtorieienne : Il mirabile, iljUrore
mlancolique sans lvation et gnialit, OU la nature retrouve sa subli
mit. On comprend que I'ros baroque se soit nourri des mythes
grecs allgoriss et tout particulierement de celui d'Acton, chasseur
chass, dchiquet par ses chiens d' avoir vu Diane nue. Saisie
d'effroy , son ame perd son corps . Au miroir des eaux, ce liquide
tableau , Acron pouvant yerra surgir cet objet sauvage , sa
figure. Et tel est le fUrore baroque: l' affect produit par cet objet
sauvage , cet ceil du fantasme OU coexistent la frnsie vitale, l'exd:s
amoureux sublime, rame ensevelie et les suaires et fantomes du
pass . On dirait ame voir que je suis ma statue , crit Saint
Amant dans ses Visions. Statufi par ce fUror comme puissance de
mmoire, de crimes, de eruaut, si proche du modele tyrannique OU
l'esthtique se fait politique.
Dans ce passagede I'humain vers un exces inhumain, bestial ou
divin, toujours spectacularise en ses effets passionnels, la fureur
baroque s' loigne de la ncessit tragique grecque, du daimon, et
meme de la mania. Elle serait en somme plus latine. Car, en tradui
sant le daimon grec dans une catgorie juridique (jUriosus : homme
atteint de folie, irresponsable et priv de droits civiques) et esth
tique (le fUriosus tragique a la Sneque), la culture latine dplace
l' conomie grecque du vraisemblable vers un invraisemblable
plus brutal, plus visuel, plus sublimum. Comme le montre Florence
Dupont dans L'Acteur roi 1 le furieux tragique est I'homme absent
de lui-meme , port asa limite. Tel est aussi le furieux baroque :
hors de soi, il mtaphorise le monde, devenu fleur de rhtorique.
Lesthtique du voir se transforme en esthtique de l'exces sublime,
reposant sur le paradoxon amoureux.
Le dair-obscur serait alors le principe gnalogique de toutes les
figures rhtoriques, ce qui soude l' admirable, le merveilleux - le
mirabile - au sublime, tel qu'il a t dfini dans le trait anonyme
1. Florence Dupont, L'Aeteur roi, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 159.
La culture romaine y est analyse comme culture du faire voir, de l'image et
du thatre, et d'un jUror qui s' panouira chez Sneque et tendra 11 1' invrai
semblable , au sublime rhtorique (ef p. 80 et 190). Notons que dans le
thatre romain, le jUror tait dans selon un code qui disloquait les mou
vements de la tete d'un corps immobile. Quant 11 cet Hereule jUrieux de
Sneque, il servira de modele aux opras baroques, dont celui de Cavalli :
Ereole Amante.
169
La folie du voir. De l'esthtique baroque
Du sublime. Car l'effet y nalt de l'occasion ('t et surtout le
pathtique ne produit jamais plus d' effet que lorsque l' orateur
meme ne paralt pas y appliquer ses efforts et que l' occasion ('t
semble lui donner naissanee 1 . Et cet effet est d' autant
plus sublime - d'un sublime de pense et d'un sublime figural- que
la figure est eache par son propre clat. Je n' en veux d' autre
preuve que l'exemple cit plus haut "oui, je le jure par les hros de
Marathon". Qu'est-ce qui a cet endroit cache la figure, c'est videm
ment son clat meme ('t<:\> <f>Ytt). Il en est presque comme de ces
lumieres indcises qui disparaissent baignes par le soleil : les arti
fices de la rhtorique entrent dans l' ombre quand la grandeur les
environne de tous cats. Il y a peut-etre dans la peinture quelque
analogie: dans un tableau, l' ombre et la lumiere sont distribues
parallelement sur le meme plan: et, eependant, ce qui se prsente
d'abord a la vue, c'est la lumiere et, non seulement elle acquiert du
relief, mais elle se montre plus pres de nous. De meme dans le dis
eours, le pathtique et le sublime, plus rapprochs de nous grace a .,,'
une affinit naturelle et a leur clat, se prsentent toujours a nous
(
"1
avant les figures dont ils releguent l'art dans une ombre qui semble
.<
,\1
les tenir cachs 2.
'ff
,:1, Cette longue citation, pour montrer, si besoin est, le caractere
,'o

quasi structural de la mtaphore picturale, du jeu d' ombre et de


Ji
lumiere, de prsence et de cache, qui dfinit l'indfinissable d'un "'\':'
t
"i:
sublime qui atteint sa vrit dans les liens entre effets et affeets, dans
'l
;
le sublime amoureux. Car ce pathtique, au sens tymologique (1e
pathos, l'affictus, la perturbatio), affecte le corps et l' ame, culmine
dans une scienee de l' effet qui suscite l'admiration, l'tonnement
par des tropes aceumuls, des cascades mtaphoriques, un para
doxon tranger au ncessaire et a 1'utile : Ce qui suscite son admi

ration (a 1'homme) (ea'Ullaa'topv) c'est toujours 1'extraordinaire ('t

ov)3. Exemple type : le sublime amoureux, celui de Sapho
A'
'.
cit par notre anonyme qui combine l' acclration des mtaphores
(1' effet) a la force inluctable de la passion (1' affect). Et de citer l' Ode
Anactoria de Sapho, qui influencera Racine :

,i.
l. Du sublime, Paris, Les Belles Lerrres, 1965, p. 32. '"
2. bid., p. 31.
La longue-vue rhtoricienne : l mirabile, iljrore
En effet, des que je l' apen;:ois, ma voix me manque; ma langue se
brise, aussitot un feu subtil court sous ma peau ; ma vue s'teint,
et mes oreilles bourdonnent; je ruisselle de sueur, un tremble
ment me saisit tout entiere, je suis plus verte que le gazon et,
dfaillante sans souffle, je parais presque morte.
Mais il faut tout subir, puisque cela est.
Texte superbe qui regroupe, selon notre auteur, tous les traits du
sublime: N' admires-tu pas comment d'un seul coup Sapho va
chercher 1'ame, le corps, l' oUle, la langue, les yeux, le teint, tout
comme autant de ehoses qui lui sont trangeres et qui se sparent
d' elle, comment sous l' alternance de sentiments contraires, elle est
en meme temps transie de froid et elle brule, elle s' gare et elle est
sense (car elle est soit terrifie, soit presque morte), si bien que ce
n' est pas une seule passion qui se manifeste en elle mais un concours
de passions l. Foudroyance figurale et mtaphorique, altrit
comme altration et tranget, alternanee de sentiments contraires,
polysmie passionnelle, surhumain du discours, autant de proe
dures du baroque, qui visent le ravissement (ex-stasis) et 1'admira
tion (1e thauma). Le sublime est foudroyant ou n'est pas. Quand
le sublime vient a clater OU il faut, c' est eomme la foudre 2. Et c' est
pourquoi les images lui sont neessaires, car par un effet de
l'enthousiasme et de la passion, tu parais voir ce que tu dis .
Ladmirable eomme sublime: c'est sans doute en ce point, en ce
statut d'une forme-informe, de la mtaphore comme anamorphose
de la pense, comme fureur, que Tesauro, tout aristotlicien qu'il
soit dans ses rfrences, se spare de l' autorit du maltre . Car ce
mirabile de l'hyperbole rhtorieienne, tendue jusqu'a la folie
d'amour, finit par dplacer le centre de rhtorique aristotlicienne.
On assisterait a une opration intellectuelle comparable a ceHe
que les sto"iciens feront subir a la mimsis : passer de la forme a
1'vnement, du dmontrer a 1'mouvoir, de 1'Eidos a une certaine
immanence du beau au sensible. Rsultat : 1'apparition d'une sub
jeetivit esthtique, d'un souci de soi. Et peut-etre n'y a-t-il
d'esthtique - au sens propre d'art du sentir - qu'a ce prix. La
1. bid., p. 17.
3. bid., p. 51. 2. bid., p. 11.

171
170
1
,

La foLie du voir. De L'esthtique baroque
longue-vue rhtoricienne nous convie a penser ensemble une rhto
rique des figures, une thorie des effets sensibles et passionne1s, une
philosophie de l' vnement interne a la potique du simulacrum, du
dcorum, et de l'ostentation.
Mais, derriere, il faut y voir tout autre chose : un Trauer, un irre
gardable, un inassimilable. Les figures du rien propres a ce regard
amer, captiv par le fantome anamorphique de son dsir, et comme
hant par le dialogue impossible du Nom et de la Mort. Dans le
grand catafalque du Bernin consacr a Urbain VIII (Saint-Pierre de
Rome) , la mort statufie, drape, presque vivante, se dtache de
l' ensemble architectural comme une Apparition. Elle tient un livre
ouvert, ou l' on peut lire le nom du pape disparu, dont la statue la
surplombe de toure sa gloire et d'un pouvoir dsormais vain. Ce rien
parlant, cette mort vivante dtentrice du signifiant , seraient-ils
les pointes ultimes de la pense conceptueuse ? Son thique ?
Car dans cet irregardable, dans l' clat insupportable du terrible,
de l'entre-la-vie-et-la-mort , dans cette souffrance comme limite,
stase et dcomposition, qui va jusqu'a l'anamorphose des formes,
surgirait l'illumination toure violente d'une beaut sublime, prise
dans la tres longue complicit des jeux de douleur et des phno
menes esthtiques. Face aux pulsions destructrices, aux figures du
rien, l'effet de beaut n'est-il pas insensible a l'outrage, a la
pourriture ? Ne cre-t-il pas cette zone d' clat et de splendeur a
1'image, une image quasi inarticulable, et comme rayonnante de son
propre effet d'aveuglement 1 ?
l. Jacques Lacan, L'thique de La psychanaiyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 290
et 327 : Leffet de beallt est un effet d'aveuglemem.
La longue-vue rhtoricienne :
Esthtique et figures du rien
Le rien sous toutes ses formes, dans toutes ses langues (if niente,
la nada, der Nichts, le vide, la vacuit, le nant, l'abime...), n'a cess
d' obsder tous les baroques. Ren de l' amour inconstant changeant
ou fou, rien de la vie, un rien qui est si peu et ne sera bientot plus
rien (Quevedo), rien plus critique et conceptue1 des libertins ita
liens, d'un Mazzini par exemple, qui en louent les pouvoirs de sub
version et de merveille , ou rien mystico-baroque d'un vide de
plnitude, d'un transport de perte et ravissement : tout un art, toure
une philosophie du rien se met en place. Sans parler de ces autres
riens visue1s de la peinture ou de l'architecture : spirale dcentre,
tourbillon sans fin, fausses perspectives, lumiere qui quitte le loin
tain des paysages propre a la Renaissance, s'mancipe et baigne les
corps, les matieres, en les anantissant, monde de la fracture, du dis
continu, de la catastrophe ou du trauma.
Ce premier grand nihilisme ontologique de 1'Occident depuis les
Grecs n'est pas dnu d'ambiguit. Car la dsillusion , la dpr
ciation du monde de la vie en ses formes exacerbes, co"incident avec
l'avenement de la science. Mieux, le gout de l'artifice participe d'une
requalification des sensibles, par le simulacre, l'occasion et le
dcorum. Il semble meme anim d'un double mouvement permet
tant aux sens de communiquer. Chute vers le haut de l'ros sublime
et chute vers le bas des corps prostitus dtruisent les beBes totalits
closes de la forme.
173
1.
.,.
".. . \ . ' \
t',\.
. . ~ t;
La folie du voir. De l'esthtique baroque
La longue-vue rhtoricienne : Esthtique et figures du rien
Bref, le baroque dfie d' emble le grand aJciome de tout substan
tialisme ontologique, et sa Raison suffisante : le nant n' a pas de
proprits. Non qu'il s'agisse de lui accorder des proprits . Tour
au plus convient-il d' en dessiner les figures, d'intgrer le nihil ala
raison rhtoricienne, a des procds de langue qui dtournent,
dforment et infinitisent le langage dans sa matrialit signifiante.
Instaurer un jeu, un cart, un diffrer, jusqu' aux limites ultimes de
l'abime ou de la mort, pour penser le passage de la forme ala forme
informe, a l'vnement, avec ce qu'il comporte de discontinuit
dans son advenir, sa contingence. Plus que 1'Etre au sens d' tant
(dasein), le rien se dvoilerait dans une matrialit jouisseuse,
une science des sensibles, un art du plaisir, un lieu de constitution
rciproque des effets esthtiques et des effets ontologiques. C' est
pourquoi, le rien .. o devenu objet de l'intellect, a mille formes
comme Prote . Et Tesauro ne manquera pas de lier l'exercice du
concetto, cene mtaphore condense, au plaisir secret de l' esprit qui
consiste a {( passer de l' inganno (illusion) au disinganno (dsillu
sion) . Passage discontinu, OU la douce imposture se fait procd de
pense et jouissanceo On comprend qu'il ait vu des mtaphores tha
trales, dans les ballets, les dcorations, toures les formes de l'art et du
dcorum. Et cela, contre la critique galilenne des arts. Le Tasse
n' est-il pas accus de pratiquer prcisment una confusa e inordi
nata mescolanza di linee e di colori (un mlange confus et dsordonn
de lignes et couleurs) ?
Toures ces {( gloires du rien ) comme art du plaisir, ou comme
principe pistmologique d'une nature qui n'a pas horreur du
vide, prsupposent done - de Mazzini a Tesauro, Gracin ou
Menestrier, voire meme Pascal - la critique interne de tout l'absolu
tisme ontologique propre a!' pistm classique et le rejet de ses pr
supposs. Transparence d'un rel plein, position du jugement et du
concept en une rationalit clairante et fondatrice, sparation de
la mtaphore et de la ratio, appareil causal substantialiste, pense
de 1'identit. Face a un rel dfaillant, min de rien, toujours
opaque et le plus souvent labyrinthique, le baroque rpondra par
une smiotisation gnrale, un surcroit de dchiffrement inter
prtatif, une rhtorique dmultiplie et reformule en art de 1'inven
tion et en esthtique. A la loi, ala ritration des phnomenes, ala
rptition, il opposera la singularit, les sensibles, l'occasion, la per
version et le sublime. Et si la Raison est bien ce fond qui fonde
et se redouble en Raison Suffisante dont parle Heidegger dans Le
Principe de raison, autant dire que la rhtorique et l' pistmologie
baroques auront recours aune forme {{ sans raison , aun jeu, une
discontinuit qui tend a promouvoir le nihil par l' omniprsence
d'un langage sans mtalangage idal ou rflexif, d'un langage pris
dans une thorie du signe doublement ouverto Sans vise eidtique
initiale dans un signifi transparent, sans rfrent stable, reprable
sous la forme d' objet ou d'Etre. Position plus que di[ficile, si l'on
songe que la rhtorique s' est prcisment constitue sur l'assignation
d'un certain fondement anthropologique de 1'art du discours
dans le vraisemblable et qu'un Tesauro comme un Gracin ou un
Mnestrier (Philosophie des mages, 1694), tous jsuites, sont gale
ment contemporains de la {{ science classique qui promeut un cau
salisme substantialiste et condamne la mtaphore, et plus encore le
concetto comme mtaphorisation de disparits en une ressemblance.
Des lors, dans cene tradition de la Mtaphysique occidentale
domine par la double plnitude et intelligibilit de 1'Etre et de la
Forme, comment penser {( une culture du rien qui ne soit pas un
simple nihilisme passif, une table rase, un scepticisme dsabus ? Et
plus encore, comment le {( tres fcond rien , la matiere du rien ,
peuvent-ils fonctionner comme principe exprimental, voire heuris
tique, qui va lier la rhtorique ades enjeux mtaphysiques et meme
scientifiques ? y aurait-il une mtaphysique du Rien (Tesauro),
une le<:on des tnebres, un clair-obscur de la pense philoso
phique, un nihil du {{ sujet confront a son manque, a sa
disparition ? Je doure que je suis, je me perds, je m'ignore , disait
Rotrouo
Homme peinture ou figure, nouveau camlon occupant tous les
lieux et l'atopie du nullieu , aux prises avec le doute, 1'illusion, le
vide de son identit en fuite, le rien affecte prioritairement le sujet
baroque europen. Double, ddoubl, masqu, prisonnier des
rseaux multiples de la fiction, de 1'illusion, du paratre, du {( faire
parade (Gracin), du {( branle ternel (Mlle de Scudry), vou a
1'inconstance personnelle et amoureuse, ala prcarit, au change
ment et au mouvement, a une dislocation qui atteint meme sa
mort - toujours convulsive, sadique, paroxystique, thatrale, tou
jours une mort qui remue -, le Sujet est de n'etre pas, de
175
174
li...
La folie du voir. De l'esthtique baroque La longue-vue rhtoricienne : Esthtique et figures du rien
n'etre rien. Am 1 myself? - suis-je moi-meme? disait Shakes
peare l ... Mais a erre rien, il est toujours pluriel, comme les htro
nymes de Passoa.
Dans cette vision de l'homme instable, multiforme, composite,
si bien analyse par Jean Rousset dans La Littrature de l'ge
baroque en France
2
, et par Vladimir Janklvitch dans Le je-ne
sais-quoi et le presque-rien 3, il n'y a pas seulement la dprciation
religieuse (catholique ou luthrienne) de l'homme - nant, pous
siere, mort-vivant , maison de douleur , ou jouet d'un faux
bonheur (Gryphius) - face a un Dieu tout-puissant et de plus
en plus absent. Ni meme, a l'oppos, un simple petit trait de la
lgeret des choses de ce monde pronant un picurisme jouis
seur. Si toute chose est muable , si tout branle , ne faut-il pas
aimer a la vole ? Il est vrai que tous les grands topoi du
baroque: le miroir, le tharre, le jeu, le labyrinthe, la folie ... ,
mettent en scene une vie rapt et fuite, une vie ou qui voyant la
rose en voit aussi l'pine , une vie dchire entre l' thique de
1'instant et celle du dsespoir, entre la magie du songe, des mta
morphoses et ce vain songe ablm dans l' oubli , ce Thatre
ou les acteurs sont terreur et souffrance d'un Gryphius ou d'un
Quevedo. Il est vrai surtout qu' entre le pessimisme dsespr d'un
Gryphius et l'optimisme de l'inconstance amoureuse de certaines
comdies du xvw siecle, il y a place pour tout autre chose. Une
morale dcorative , une thique de l'ostentation que dve
loppera un Gracin, en prenant acte de l' nonc philosophique
du baroque: Etre, c'est voir. D'ou la maxime 130 de L'Grade
manuel: Les choses ne passent point pour ce qu' elles sont, mais
pour ce qu' elles paraissent etre. Savoir faire et le savoir montrer
1. Sur le " sujet shakespearien, ef notre Tragique de l'ombre. Shakespeare et le
manirisme, Paris, Galile, 1990.
2. Jean Rousset, La Littrature de lage baroque, op. cit. Plac sous le signe de
Prote, I'homme baroque, homme du changement, homme multiforme, est vou
atomes les mtamorphoses : etres doubles et ddoubls, monde renvers, monde
comme thatre et thatre dans le thatre, monde de I'inconstance et de la fuite. ef
les premiers chapitres.
3. Vladimir Janklvitch analyse le renversement du platonisme impliqu dans
cette apologie du changement, de l' occasion et de la maniere (LeJe-ne-sais-quoi.. ..
op. cit.).
e' est double savoir. Ce qui ne se voit point n' est point l. Simple
rhtorique du camlon (Benito Pelegrin) soucieux de s' adap
ter dans un monde ou l'ostentation, la stratgie du paraltre, sont
politiquement ncessaires? Pragmatisme cynique? Hro'isme
propre a un monde tres dsenchant ? Tout cela sans doute, et
plus. Ce moment de vrit, ou le Sujet baroque n'chappe plus a
ce qu'il fuit : le temps et le rien. Un nant apocalyptique, des
tructif, ou le monde et lui-meme risquent toujours de voler en
clats, de perdre toute illusion. Le nant est beaucoup, et ce
nant voudrait etre tout , nous dit Gracin.
Du rien comme menace, comme gouffre omniprsent, comme
image d'un monde de dsordres. Comme si, entre 1'injustice et la
ryrannie du monde, et cet ablme, o mal profond , cette
mlancolie qui me mange , ce nanr qui voudrait etre tout , se
tissait une trange parent, celle de la tristesse et de l'ostentation.
Car e'est face a ce rien , a cet irregardable, a cet inassimilable du
Trauma, de la Tuch, des malheurs du monde, que se constitue
l' esthtique comme thique. Une thique au sens lacanien du terme.
Ne jamais cder sur son dsir, pour autant que le dsir ne se cre et
ne s'affirme qu'a partir du vide, du rien. Ce dsir, comme conatus,
comme expressif dans toutes ses formes, passionnelle, picturale,
musicale... revet un aspect presque spinoziste : persvrer dans son
etre. Cette immense certirude du dsir, toujours inentame, condi
tionne l' esthtique de la jouissance et du sublime baroque, sa folie
spcif1que, etre au-dela du principe de plaisir. Mais, au-dela du prin
cipe de plaisir, surgit la pulsion de mort. Et l'on retrouverait dans le
Sujet baroque ces traits que Lacan rfere au Sujet cliv de l'incons
cient freudien. Certirude du dsir, impossibilit d'une substance
surpensante , pulsion de mort ou la Chose manque , ou la jouis
sanee rencontre sa perte, le Sujet, sa disparition (aphanisis).
coutez Vivaldi ou Purcell, regardez Le Tintoret, promenez-vous
dans ces architectures d'absence d'un Borromini aRome ou d'un
Fischer von Erlach a Vienne, ou dans ces glises surcharges, folles
1. Baltasar Graein, Manuel de poehe d'hier pour hommes politiques d'au
jourd'hui, Paris, ditions Libres-Hallier, 1978, p. 171. L'ostentation est 1'" clat
des qualits ... Elle comble beaucoup de vides et donne atout un second etre II
(p. 172).
F
176 177
'1,:
1
\
La folie du voir. De f'esthtique baroque
La longue-vue rhtoricienne : Esthtique et figures du rien
de leur dcorum d' or d'Ouro Preto au Brsi1. Partout le trop de vie
rejoint son trop peu, la tristesse infinie d'un rien, la volont de
cration et de destruction sont la, a partir de ce rien, d'une rh
torique du rien, qu'un signifiant autonome, excessif impose a
tout. Merveille sinistre et galante , dira Baudelaire d'une glise
jsuite baroque. Style thtral, mise en scene de bois, grandes
colonnes torsades, dferlement d' anges et de sculptures poly
chromes, stucs blanc et or : La sculpture dramatique arrive au
comique sauvage, au comique involontaire. Et si le langage
baroque est toujours menac de sa propre dcomposition, jusqu'a
la perte en langue - le cri -, n' est-ce pas parce que le cri fait
gouffre (Lacan), instaure une coupure radicale, implosive-explo
sive, et figure a l' tat brut, inarticul, ce qui manque, le manque
du manque, le Nebenmensch ?
Ce trou du cri, cette pulsion de mort libre, avec tous les moments
lyriques et potiques de la langue baroque ou les signifis se perdent,
tmoignent du meme sujet en absence de soi, cliv par les effets
de langue, les effets de signifiant. La substance informe de
Tesauro est bien une substance jouissante (Lacan), et le premier
axiome du baroque : Etre c' est voir, insparable de cet autre : 11 y a
jouissance de 1'Etre, de cet etre min. Comme si, entre ces deux
noncs, un pont tait ncessaire, le the more, the lesse wee see (A
trop voir on ne voit) de John Donne. Et c' est pourquoi une rhto
rique est ncessaire.
Par la multiplication rotise du signifiant priv de ses fonde
ments conceptuels immdiats, elle convertira le Rien en figures
jouisseuses, en plaisir esthtique et art de vivre. Car le pouvoir des
"J
figures est tel, selon Tesauro, que tout objet abject et laid ne l'est
l
plus quand on le reprsente avec des formes inattendues , et plus , ~
le reprsent est ennuyeux , plus le reprsentant doit procurer
du plaisir . Avec du manque a etre, la rhtorique crera de 1'etre et
~ M I '
affirmera dans sa Thaumaturgie visuelle et ontologique le sublime et
l'obscene, le beau et le laid, le beau du laid, le laid du beau, la vertu
et le vice, le vice de la vertu, la vertu du vice... D'ou cette grande
libert du baroque libertin propre a 1'Accademia degli Incogniti,
dans la Venise de la premiere moiti du XVIl
e
siecle. Quand Rocco,
dans Delia Bruttezza, loue la laideur , il en fait l'nergie meme
du manque, son conatus, une force active et multiforme de
178
ngation I . Par toutes les techniques de dtournement, de retour
nement, de jeu et d'ironie langagiere, il poussera 1'antiplatonisme
jusqu'a faire de l'amour un pur intret (Amore eun puro interesse), et
prodamera la fin de toute eschatologie en parodiant l'ptre selon
saint Paul, tant le vice a de puissance et de sduction. Ainsi, dans
cette Venise, splendeur de l'Italie, mere des hros , pouvoir, lois,
grandeur, religion et meme la saintet reposent sur le vice: La
rpublique de Venise, Dame et Reine, ne l'est qu' en raison de ses
lois, et de son gouvernement. Les lois n' existent que pour corriger
et punir les sclrats : s'il n'y avait pas de vices, magistrats, tribu
naux, lois et Prince seraient inutiles
2
Or ils sont utiles ... Donc,
rjouissez-vous de tous les vices: Joyeux vices, raison de tant de
biens. Une telle promotion du laid et des vices comme valeurs
expressives et plastiques caractrise la sensualit baroque, toujours a
la recherche d'une vision charnelle qui atteint parfois le morbide, le
culte du mourant-vivant propre a toute une rotique de la mort, de
la dcomposition et de 1'horreur. Ainsi, en cho du laid de Rocco,
on pourrait citer cet nonc d'un Jeronimo de Cancer dans La Fable
du minotaure: Dans 1'horrible, il y a aussi de la beaut. Et
comme tout vide appelle un plein, tout vice un plaisir potentiel, le
ngatif sous toutes ses formes releve de ce sensualisme dont parlait
Croce dans ses Studi sul Seicento.
Mais un te! sensualisme est toujours au second degr pris dans
une assomption mtaphorique de 1'Etre. L'loge esthtique de la
laideur s' avere insparable de celle de l'ombre, de la difficult, de
l' nigme et du labyrinthe, de toutes ses techniques de l'obscurcisse
ment artificieux qu' analyse Gracin. N' crit-il pas, a propos des
figures par nigmes (discours XL), et tout particulierement a pro
pos de celles d'CEdipe: A contradiction plus grande, difficult
majeure, jouissance plus grande de l' esprit a chercher le sens,
d'autant plus agrable qu'il est plus obscuro A contradiction plus
grande, jouissance plus grande: le clair-obscur conditionne un art
1. Je renvoie aI'analyse d'Eduardo Me1fi, Figure delia mancanza : il discorso
"Delia Bruttezza" di Antonio Rocco , dans Gigliola Nocera (dir.), II segno barocco,
Rome, Bulzoni Editore, 1983, p. 266 sq.
2. A. Rocco, Delia Bruttezza , p. 160-161, dans Discorsi academici de Signori
Incogniti, s.1., s.d.
179
La folie du voir. De l'esthtique baroque
du jouir, du dvoilement comme dcouvrir voile a voile , toute
une fonction thique de l'rotique, OU un diamant ne brille jamais
plus que dans les tnebres de la nuit ... On comprend qu'une telle
culture ait vu dans l' anamorphose, figure de l'nigme et de la dif
ficult du voir, une perversion cratrice de la perspective, OU l'allu
sion et 1'illusion co'incident dans l' acte ingnieux de la visiono Soit
un moment dcisif OU la maitrise de l'illusion de 1'espace et la
cration du vide se rencontrent. Par le biais de la sensualisation
des allgories et des tropes, 1'ros baroque rejouerait la topologie
de l'objet d'amour fminin, inaccessible, affolant propre a
l' amour courtois, mais en en inversant l' conomie, en le dsubli
mant . La positivit quasi thique du laid, des vices et du mal,
dmasque tout bien idal et tout objet d' amour idalis, en met
tant a nu le paradoxe qui soutient le dsir. Un dplaisir du plaisir,
qui peut aller jusqu'a faire du fminin le lieu du mal, de 1'obscene,
de la mort et de toutes les limites. Un Rocco ne se livrera-t-il pas
a une comparaison des plus risques pour justifier son esthtique
du difforme et du dissonant, de 1'immonde du monde: les
femmes enceintes n' aiment-elles pas les mets immondes, et vous,
avec vos cerveaux pleins de savoirs et de concepts, n' etes-vous pas
enceints ?
Ce plaisir du laid pr-baudelairien, ce manque protiforme,
n'introduisent-ils pas en esthtique et en philosophie ce concept
de grandeur ngative dont parlera Kant plus d'un siecle apreso
Critiquant la rduction du ngatif a la seule ngation logique, Kant
fera du zro un rien relatif , de la mort une naissance ngative ,
de l'erreur une vrit ngative , de la chute une ascension
ngative , du dplaisir un plaisir ngatif . Car, a la diffrence de
la contradiction logique et du simple manque, la privation met en
jeu deux forces dans une opposition relle. Manque-force, manque
dynamique, manque ambivalent, tel est dja le nihil baroque, qui
ignorera en plein classicisme toute substance logico-ontologique.
On mesure mieux, a cette stratgie du rien et du plaisir dans le
laid, les vritables enjeux du refoulement classique de la pense
l. Jacques Lacan, L'thique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 180. Sur
ce mlange, cette impuret du baroque qui lie sublime et abject, beau et laid,
ef le livre de Guy Scarpetta, Llmpuret, Paris, Grasset, 1985, p. 308 sq.
l
La longue-vue rhtoricienne : Esthtique et figures du rien
baroque en France. Pour ne prendre que la querelle de la mtaphore
qui y prlude, et au cours de laquelle les deux camps - celui de Du
Perron attaquant Du Bartas et ses mtaphores continues et celui de
Mlle de Gournay filIe adoptive de Montaigne dfendant la mta
phore en ses pouvoirs potiques et intellectuels - s'affronteront,
l'enjeu thique a l'ocuvre dans un dbat apparemment esthtique est
dcisif. Ainsi, Du Perron, qui voit dans la mtaphore un abrg de
similitudes , ajoute: Quand elle est trop continue, elle est
vicieuse . .. On peut dire les Rammes de l' amour, mais non les
tisons, le falot, les mesches. On imagine la suite... Inversement,
Mlle de Gournay, en dfendant la mtaphore et les poetes, se bat
pour toute une conception de l'esthtique et de l' thique qui admet
le laid, la discordance: Grands anistes, qu'ils sont vraiment, de
n' avoir pas appris que, selon la rencontre, il est parfois besoin de
meler encore la discordance, la rudesse, !'apret... et je dis y meler
encore la discordance, la turbulence et la conflision, oui meme la lai
deur, et je ne sais quoi du Ric Rac qu'ils reprochent a ce dernier. ..
pour reprsenter le Rottement transfr de 1'onde aux Rammes .
Or, cette esthtique de la turbulence, de la discordance et du laid
sera prcisment celle du baroque, d'un Tesauro ou d'un Gracin,
quand, plus de vingt ans apres, la science classique aura poursuivi
la critique de Du Perron et rduit, comme Mersenne ou Descartes,
les mtaphores a de purs crans dissimulant le rel dsormais trans
parent a la raison.
Mais les rapports entre cette esthtique rotisante du rien et du
laid-beau, a l'ocuvre dans la mtaphorisation d'un rel rendu a sa
polysmie, et la Science, ne se limitent pas a cette fracture qui oppo
serait le potique et 1'ancienne cosmologie des similitudes au regne
monolithique d'une pistm unifie qui dnouerait les anciens
rseaux du sens. Car la question du Ren, comme celle du vide, se
heurtent toutes deux a une sone de smantique des objets para
1. Jean Rousset, Llntrieur et l'Extrieur, op, cit.. La querelle de la mta
phore ". Dans Les Advis (Paris, 1634), Mlle de Gournay dfend Ronsard, Du
Bellay, Du Barras et tome une conception du langage vou ala mtaphore et a
"
l'innovation, contre le cardinal Du Perron et rous ceux qui revendiquent un fran
~
c;:ais simple (ef Du langage franc;:ais et Sur la version des poeres antiques
t
ou des mtaphores ).
~ 180 181
i ~
La folie du voir. De l'esthtique baroque La longue-vue rhtoricienne : Esthtique etfigures du rien
doxaux qui traversera toute l'pistm classique dans ces annes
marques par les expriences de Torricelli (1644) et les Traits de
Pascal sur le vide (1647) et sa polmique pistolaire avec le Pere
Noel. Comment parler du rien sans se contredire et ne rien dire ?
Comment poser le vide sans nier l'objet de la science, la substantia
lit du rel ?La rponse, dans les deux cas, implique d' tablir un lien
entre rhtorique et culture scientifique, de ne pas opposer etres
rels et etres imaginaires . Car affirmer le rien ou le vide, sans
recourir au Sur-rien de la mystique ngative qui nie progressivement
tout prdicable et va vers l'imprdicable existant du discours, ne
peut se faire qu' en pratiquant une dsontologisation du langage qui
n' obit pas ala trilogie parler, clairer, savoir propre au modele
reprsentatif du signe et de l' pistm analys par Michel Foucault
dans Les Mots et les Choses. Libr par l'ironie, le paradoxe et la
rhtorique du propre , le langage abrite le jeu du visible et de
l'invisible en une autre archologie.
Si bien que la conception baroque du signe n' est pas sans parent
avec celle d'un Pascal, sil'on ne reste pas al'opposition la plus mas
sive entre Jsuites et Jansnistes. En mtaphorisant le signe, en le
livrant au diffr, la dsontologisation rhtoricienne aboutit aux
memes rsultats et releve des memes procdures. Le signifi
s' effondre, le rfrent s' vanouit, le sens se divise et se rfracte, en
suspens dans la ngation rciproque, le sujet reste manquant au lieu
de son dsir, et finalement irreprsentable 1. Du reste, quand Pascal
affrontera la question de l' espace vide au niveau scientifique, il se
trouvera face ades apories analogues aux baroques libertins italiens.
AI'intrieur de l' absolutisme ontologique substantialiste, le vide est
ala fois impensable et indcidable, meme si l' exprimentation le
prouve. Et l' on sait que Pascal ira tres loin dans l' affirmation philo
sophique de ce paradoxe smantique que constitue ce vide qui ne
tombe pas sous les sens . Contre Aristote et Descartes, il affirmera
que pour etre, il n'est pas ncessaire d'etre substance ou
accident
2
. Il fera du vide un etre de milieu assez proche des etres
verbaux baroques : La chose que nous concevons et exprimons
l. Sur ces points, ef Louis Marin, La Critique du discours, Paris, Minuit, 1975.
2. Pascal, Expriences touchant le vide, dans CEuvres completes, Paris, Le Seuil,
1963, p. 210.
182
par le mot d' espace vide tient le milieu entre la matiere et le nant,
sans participer ni al' un ni al' autre. Dfi impos par l' exprience
ala rationalit ontologique, le vide engage toute une conception
prwittgensteinienne de la science qui n'a pas besoin pour etre de
porter sur les causes. Mieux, l' etre de milieu qu' est le vide (le ni ...
ni ... ) renvoie ala Raison des effets, OU les extremes se touchent.
Elle culmine a travers la distinction des ordres, dans la position
d'une Diffrence pure lie a un centre inassignable 1, Et c' est
sans doute pourquoi Pascal aura besoin d'une thorie des figures,
des figuratifs: Figure: porte absence et prsence, plaisir et
dplaisir , qui n' est pas sans analogie avec la pense figurale du
baroque.
Vide ou Ren, ces etres de milieu, etres paradoxaux, ne sont pas
des etres , et pourtant un Mazzini, dans JI niente, ne cessera d' en
vanter la noblesse , la force , la perfection , 1' art , au
point qu'aucune chose en dehors de Dieu n'est plus noble et plus
parfaite que le rien . Aucune chose et meme pas Dieu qui sans
le rien ne peut devenir crateur . Or, ce Ren de Mazzini n' est pas
sans faire csure avec toute la tradition de l' loge paradoxal propre
ala Renaissance et meme avec tout un filon du baroque qui clame
la Vanit de toutes choses, I'illusion, le monde renvers. Mazzini
lui-meme pronera la novita comme unique soleil et lumiere
des espoirs de notre temps. Cette nouveaut est immdiatement
perceptible, si on compare le trait de Mazzini a un autre, juste
antrieur, celui de Giuseppe Castiglione, Discorso academio in Lode
del niente (Naples, 1632). Castiglione clebre aussi 1' conomie
des tnebres , se rfere au Pere Chaos des Anciens, et inflchit
tout le discours aristotlicien dans le sens du Ren. Si la gnration
des erres naturels obit bien aces trois principes de la Physique : la
matiere, la forme et la privation, Castiglione insiste sur le rien de
la privation : La privation et donc le rien de la forme (il niente
della forma) est le premier principe. Bien sur, rien n'gale le rien
supreme de la tres catholique Cration divine, OU Dieu se voit
transform en un Prote crateur de toutes les mtamorphoses,
l. Sur le statut du vide et de la diffrence pure, ef Louis Marin, La Critique
du discours, op. cit., p. 111. Chomme qui passe indfiniment I'homme est
marque et trace vide (Pascal).
183
....
La folie du voir. De l'esthtique baroque
,
dialoguant avec le rien : Il n'y avait pas de mero Dieu appela le
rien et le voila transform en mer ... Il n'y avait pas de terre, et
Dieu appela le rien et le changea en cette terre molle. Toute la
cration dfile, sans que ce tres fcond rien , ce pouvoir de
l'informe, quitte un discours domin par le Rien des choses
cres .
En revanche, avec Mazzini, comme le montre Carlo Ossola, dans
Elogio del nulla, la nouveaut, l'innovation, explicitement revendi
ques comme criteres de vrit, touchent la nouvelle forme de
l' argumenter 1. Latopie du nihil circonscrit une vritable htro
doxie, ou la libert baroque se fait libertine, et OU le vritable dsen
chantement du monde porte sur le principe d' autorit, les canons de
l'imitation, les fondements ontologiques et causalistes du monde
qui s'y trouvent subvertis. De meme qu'un Tesauro Yerra, dans il
ftrore, le surgissement des mtaphores et des concetti propre au
mirabile, Mazzini rHchit la rhtorique comme une criture qui
peut concrtiser le monstrum, la merveille . Car le Rien est prci
sment sujet a la merveille et, en construisant pour lui-meme
des mondes imaginaires, notre intellect peut se pavaner de sa gran
deur car il "sophistique" les grands riens .
Ces sophistiques du rien, cho lointain du trait sur le non-etre de
Gorgias, sapent tout principe d'autorit. Car les esprits de notre
temps ont voulu que le berceau de leur ardeur serve de cercueil a
l'autorit . Enterrement qui vise prioritairement le grand principe
d' autorit de la Mtaphysique occidentale (a quelques exceptions
pres, dont Lucrece), I'Etre comme cause et raison, le rejet ontolo
gique du rien et du vide. Je me scandalise de cette autre maxime de
l' cole, que la Nature a horreur du vide. La nature ne hait pas le
vide, elle le rvere. Aquoi fait cho, presque mot pour mot, cette
affirmation de Pascal: La nature n' a aucune rpugnance du vide,
qu'elle ne fait aucun effort pour viter.
Ce rien prolifere tellement dans son tranchant critique et thauma
turgique qu'il atteint meme les sciences et tout particulierement
l'arithmtique: Larithmtique elle-meme, si noble... combien
l. Cario Ossola, Elogio del nulla, JI segno barocco, Rome, Bulzoni, 1983,
p. 109. C. Ossola souligne la porte pistmologique de ce tien et ses liens avec les
sciences de l'poque.
184
,"'"'
La longue-vue rhtoricienne : Esthtique et figures du rien
serait-elle mesquine sans le Rien... Le zro, le nant, lui est nces
saire... Privez-Ia de ce nant ou de ce rien, non seulement vous la
mutilez, mais vous la dtruisez. Meme scnario pour la philoso
phie de la vision : la perspective renvoie a un invisible ima
gin, qui n' en est pas moins un rien , et ainsi, s' ouvre-t-elle a la
merveille de l'art , au luxe des yeux . Irrsistible rien, scien
tifique, esthtique, il est d' abord et fondamentalement philo
sophique. Mazzini, non<;:ant le point de rupture avec tome la
philosophie du vraisemblable et la mimsis artistique qui
l' accompagne, le dfinit ainsi : Le rien indut en lui-meme tOut
ce qui est possible et tout ce qui est impossible. Synthese concep
tuelle elle-meme impossible, oxymore de la pense, d'une pense
irrductible au logique, le rien rev , le rien immortel dbou
chent sur la potique, cette Ide tres formelle de tout le rien . Il
se fait langage OU le sujet disparait dans l' rotisation hyperbolique
du signifiant.
Si bien que ce rien finit par subvertir le modele taxinomique de la
philosophie qui affirme que l' on ne peut savoir ce qui n' est pas,
que la science est de 1'universel . Or, seule la chose individuelle est
singuliere et existe pleinement : Les universels qui peuvent faire
connaitre sont Rien. Retournement ironique OU le rien manifeste
l'impens de cette science : le corps, l'vnement, le singulier, l' exi
gence d'une exhibition, d'une Darstellung des formes, et d'une
thorie de l' nonciation qui serait entierement du cot du dit, de la
parole, de la conjonction d'un illocutoire a l' locution. Voir dans la
substance le creux et le vide , user de l' absence selon les termes
de Gracin, magnifier le modal, la circonstance revient a crer des
etres verbaux, voire un labyrinthe de mots a la Joyce, pour que
cette abjection considre comme monde (Lacan), soit relati
vise, recre, magnifie, distancie. Ainsi, il en est des lments
comme de 1'homme dans Glorie del niente de Marin Dall'Angelo :
La Terre ? elle n'est qu'un point minuscule, le point infime d'un
point, un grand jardin du Nant qui le glorifie... Le feu?
"Qu' est-il d' autre que la quintessence spirituelle du nant 1" ...
Emport dans ce tourbillon quasi lucrtien de vide et d'etres proli
1. Glorie del niente, cit par Carlo Ossola, Elogio del nulle, JI segno barocco,
op. cit.
185
La fOlie du voir. De l'esthtique baroque
frants, 1'homme n' est que poussiere anime , ombre corpo
relle , cume expirante . En somme, l'cho comme rien par
lant de Tesauro, lev ala dignit ontologique de toute chose et
d'une vritable philosophie.
Rien scientifique, rien philosophique, rien potique : la Raison
insuffisante de la Raison baroque, cette sorte d'archologie du rien
opposerait au vide mystique, au Rien par perte d'image et de figure,
ala nescience abyssale (Hadewich) d'un art de l'extase, un Rien
constituant l'espace des etres. La Rhtorique croise de potique y
occuperait la place de ce Dieu vide de Maitre Eckhart : Dieu est
vide de toutes choses, c' est pourquoi il est toure chose. Et ce vide,
avenement d'etre, de pense et de plnitude toujours menaces,
serait dans la pense occidentale comme 1'Orient de la philosophie,
le moment OU le sans forme et le vide comme principe actif des
philosophies orientales trouvent un statut. Vide labyrinthique, pour
autant que le labyrinthe, grand topos du baroque, symbolise un
double mouvement dedans-dehors, dehors-dedans, autour d'un
centre occup par un monstre et que le jeu du labyrinthe qui obs
dera les baroques du xx
e
siecle. Un Joyce ou un Borges renvoie aune
ralit irrductiblement ambivalente : ordre et chaos, plaisir et
dplaisir, joie et effroi.
Aussi, cette archologie du rien comme opration du voir claire
t-elle l'invention de 1'esthtique baroque. Telle nant d'un Baude
laire, ce rien sera toujours attif . Parade, leurre, simulacre, tra
vesti ou doublure, il a recours a l' reil du fantasme, a la Voyure
comme explosion lumineuse. Comme si la smiotisation d'un rel
confront a la violence du temps - son horreur, sa fragilit, sa
sublimit -, au perspectivisme gnralis, plac;:ait l' esthtique en
exces sur 1'Etre au sens OU Michel de Certeau crit dans La Fable
mystique: Est beau ce que 1'Etre n'autorise pas l.
Si la matiere ne suffit pas sans la maniere, c'est bien parce que
cet exces dfinit une vritable esthtique de l' existence , selon
l'expression de Foucault, OU l'effet sublime du je ne sais quoi ,
aussi sensible qu'inexplicable , touche et frappe conformment
l. Michel de Certeau, La Fable mystique, op. cit. A ce beau est li un sujet
bless, marqu par l'Autre, par une altration ; Ala question qui suis-je, la jouis
sance rpond , p. 271.
186

< '
j
:&
A"
ti
I
I
:
~ I I
La longue-vue rhtoricienne : Esthtique et figures du rien
ala maniere dont chacun de nous est sensible 1 . Un tel je ne sais
quoi ne se limite pas al'apparaitre, ala circonstance ou au dehors.
11 tient au fond et ala chose meme . Aussi, cette beaut que 1'etre
n'autorise pas doit-elle, comme le bel idal de Stendhal, plaire et
toucher. Le je ne sais quoi est l'agrment de la beaur . Un
agrment qui joue prcisment du tour et du rien : Le je-ne-sais
quoi entre dans tour afin de donner le prix atout, sans avoir lui
meme besoin de rien: il entre dans la politique, dans les belles
lettres, dans l'loquence, dans la posie, dans le ngoce, dans les
conditions les plus basses comme les plus leves 2. Etre hybride
qui habite tout sans avoir besoin de rien , etre d' dat oscillant
comme le zro de Hardsdorffer ou Ji niente de Mazzini, entre le
tour, le quelque chose et le nant, le je ne sais quoi , ce beau du
beau tant revendiqu par la culture mystique (saint Jean de la Croix)
et baroque (de Gracin aLeibniz), existensifie et intensifie toute
chose, y compris la pense.
Mais acrer de l' etre, l' esthtique devient une nergtique du
voir et de l' exister, une thique, si, comme l' crit encore notre
anonyme, le sublime est la rsonance d'une grande ame . Une
thique hro'ique de l'affirmation passionne, une thique qui ne
s' puise nullement dans la stratgie mondaine des apparences
propres au courtisan. Etre vif et tout de feu, montrer ses
mrites et dissimuler ses passions, se faire aimer et manifester des
qualits clatantes... selon les regles propres au Hros de
Gracin 3. L'hro'sme - la fureur hro'que - sait faire face au
monde, fUt-il immonde. Art du kairos et d'une attention perma
nente ala fortune, mais aussi art de cette sorte de grandeur qui
se porte aux extremes, al'impossible, au ctoiement du sommet
et du prcipice. Telle est la regle de cette thique de la sublimit,
qui n'exclut nullement un regard mlancolique. Peut-etre est
elle la premiere grande forme de cet hro'isme moderne qu'un
Benjamin trouvera chez Baudelaire et Nietzsche, et qu'il nonce
l. Baltasar Graein, Le Hros, Paris, Champ Libre, 1980, p. 60. Toutes les eita
tions sont empruntes acet ouvrage.
2. bid., p. 63. Le Je ne sais quoi est un carmen, un charme " le lustre
du brillant , la perfection de la perfection ,).
3. bid., p. 24.
187
'\
La longue-vue rhtorieienne : Esthtique et figures du rien
La jOlie du voir. De I'esthtique baroque
en termes proches de Caldern: La caractristique de
l'hro'isme chez Baudelaire: vivre au cceur de l'irralit (de
l'illusion 1).
Et sans doute, dans cette sophistique mtaphorique de tout rel,
dans ce regard vacillant, y a-t-il beaucoup plus qu'une simple anam
nese de la forme, ft-elle anamorphique. Une rptition, un travail
de mmoire, de douleur, OU le monde comme thtre et apparat
laisse place au monde comme bibliotheque, a un rien de blessure,
d'effigie et de perte. Un tout autre rien pris dans un travail de traces,
dans un vritable palimpseste, une esthtique du palimpseste, qui
reprend, ractive, allgorise les voix, les formes et mythes du pass,
par des techniques artistiques de suspens et d'inachevement, selon
les termes de Jos Antonio Maraval1
2

Dans son trait Iconologie, Ripa figure la mmoire par l'allgorie
d'une femme a deux visages, vtue de noir et tenant une plume de
la main droite et un livre de la main gauche. Parfois, ajoute-t-il dans
son commentaire, on place un chien noir a ses pieds, car le noir
signifie fermet et longue dure , et le chien, si on l' abandonne en
pays tranger, est capable de revenir et de reconnaitre son maitre
apres des annes d'absence. Puissance de la plume (crire) et du livre
(lire), la mmoire a deux visages. Tel Janus, elle conserve et oublie,
elle prsentifie et absentifie, elle scelle le rien et le tout. Le signe
baroque, signe de mmoire, sera habit de cette mme ambigu'it.
Le palimpseste, comme topos, autorisera une rinscription du
pass: effigie, relique, fragment du regard mlancolique. Mais la
mlancolie ne se perdra pas dans le vide de son objet. Elle donne a
voir, elle rhtorise un voir de jouissance, qui atteint toujours sa
limite.
1. Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poete Iyrique 11 l' poque du capi
talisme, Paris, Payot, 1982, p. 230.
2. Jos A. Maravall, La cultura del barroco, Barcelone, Ariel, 1975, chapo VIII :
Extremosidad, suspensin, dificultad" (la tcnica de lo inacabado). Dans cette
technique de l'inachevement, l'emphase comme renforcement des efl"ets moton
nels cre une zone d'instabilit, et tient l'me en suspens >l. De mme, l'art de
l' nigme, des devises et proverbes.
188
*
Entre Voir et ne pas voir, entre JI niente et 1'Etre, la Vie et la mort
le beau et le laid, l' esthtique baroque n' ~ cess de dvelopper le:
paradoxes d'une esthtique au-dela de l'Etre , quand ce n'est pa:
une esthtique du non-tre, immanente et libertine. Car le prima
du processus instable sur le stable, celui de la forme-informe SUI
1'idalit, cre partout des objets courbes en anamorphoses et de:
tres verbaux, qui dfinissent une stylistique, quand ce n'est pas une
potique. C' est pourquoi une telle esthtique est d' emble biface
Esthtique du sublime, voue a l'infini, au mirabile et au furore, elle
conduit a toutes les extases et les rotiques visuelles ou vocales, sen
sualises et polysensorielles. Mais cette esthtique du sublime thn
rise comme telle est aussi une esthtique de l' artifice, de ses code:
et de ses rigueurs mathmaticiennes, mme s'il s'agit de glisser d'ur
art de 1'illusion vers un art du faux.
Si bien qu' entre les deux se dploie une Raison baroque, qui n';
cess de faire retour a travers tous les palimpsestes propres a l'infinitl
du signe et a tous les paradigmes formels de l' art et de l' architecture
celui des spirales, des ellipses, ou des embotements a la Piranese
Une telle esthtique s' enracine done dans la perception topologiqUi
du monde propre a la Folie du voir. Aussi couple-t-elle d' emble le
existentiaux d'une vision anamorphique et rfiexive, et les nou
veaux paradigmes scientifiques et formels de 1'infini. Si bien que di
l'opra a la peinture, de la potique a 1'architecture, les maniere
tablissent des ponts et des passages entre les arts. Car, ala diff
rence de la maniere maniriste qui vise l'Ide, allonge les corps e
dmembre l'espace, la maniere baroque rhtorise l'Ide, recomposl
dynamiquement l' espace des corps et des lieux, en les inscrivan
dans une topologie relle et fantasme. Aussi engendre-t-elle un
esthtique de la lumiere, comme architecture de la vision et nergi,
de prsence et de disparition. Qu' elle daire l' acm de l'vnemen
189
~
La folie du voir. De l'esthtique baroque
sur un fond sombre (Le Caravage), ou qu'elle enveloppe tout de ses
plis et reflets blanchis ou transparents (Rubens, Vermeer), cette
lumiere du clair-obscur, invention baroque s'il en flit, est bien la
quatrieme dimension du rel, le temps qui envahit toutes choses,
des vanits aux corps et textures.
Des lors, comme le savoir ambidextre du baroque, cette esth
tique est biface, a double entente et double langage. Elle se constitue
dans une science des sensibles au sens grec de l' aisthesis. Mais le sen
LIVRE TROISIEME
sible est largi, multisensible, pris dans des figures et des passages
singuliers, entre son vide et son exceso Si bien que s'y nouent le Voir
et la Voix, l' etre-devant et l' etre-dans, dans une chorgraphie de
Une esthtique du virtud
points de vue multiples. On comprend alors que cette esthtique
multi-sensorielle soit aussi une esthtique de l' affect et de l' effet, une
esthtique de l' artifice qui multiplie tout. Placs sous le signe de
Prote, les effets engendrent des etres, supra-etres angliques ou
infra-etres monstrueux ou obscenes, propres aux passions les plus
extremes. En cela, elle dstabilise toute vision humaniste de
I'homme, et tout Sujet d'un Cogito plein et conscient de soi, mal
trisant et reprsentant le monde. Car I'homme est temps, de ce
temps de la prcarit et du devenir, tour a tour mlancolique et sen
suel, vid et glorieux, scand par l'horizon de la mort. Un temps
d' in-humain , Ol! I'Ange du Bernin retrouve celui de KIee et de
Benjamin. C' est sans doute pourquoi, au-dela de la seule allgorie,
l' esthtique de la Raison baroque tmoigne de cette archologie du
moderne , d'un choc et d'un trauma, qui peuvent toujours faire
retour. N' est-elle pas faite de l' toffe de nos reyeS et de nos fureurs,
tisse de ce fond obscur de l'histoire, qui habite tout baroque et tout
moderne, en une meme folie du voir d' omniscience et de pouvoir
qui regle plus que jamais notre prsent, ses crans, ses doubles et ses
simulacres ?
l;i
"
-1
t
De l' omnivoyance baroque acelle du virtuel, de ses panoptismes
et de ses interfaces, on a assist ala naissance et au dveloppement
d'une nouvelle folie du voir a l' chelle mondiale. Mais dans la
grande optique de cet reil-monde, le regard s' est transform. Il
n'est plus anamorphique, pris dans la schyze d'une figurabi
lit des corps baroques. Poussant la dsublimation de l'art ason
extreme, le virtuel s' actualise dans des trajets, des mta-regards ,
toute une circulation permanente de flux et d'informations, qui
double le rel, le mtamorphose ou le dtruit. Comme dans Avalon
d'Oshi, le cinma, rgl par le jeu, est pris dans le ddoublement
permanent de ses plans et de ses etres. Plan-cran d'ordinateur
immense, puis plan-cran d'un film d'intrieur ou de villes retra
vailles al'ordinateur, se mlangent dans un jeu mortel. Les morts
se dsagregent et se pulvrisent dans un plan sans paisseur, une
pure surface de plan, qui est l'autre du cinma. Pas d'image sou
venir, ni meme d'image-temps, mais une guerre gnrale avec les
ombres, mene par la nouvelle guerriere du virtuel guerroyant avec
I'Alice du pays des morts. Mais, ala diffrence de tous les macho
eyborgs, Robocop et Terminator, ici la guerriere est femme, comme
le double enfantin qu' ellle combato Alice ne traverse plus les murs,
elle les rase dans son i n d i f f ~ r e n c e lectronique et digitale. Si bien
qu' on est plong dans une double anthropologie-eyborg du fminin
au sens de Donna Haraway. Car la vritable enveloppe virtuelle
releve d'un jeu de regards, d'une sphere intime interfaciale (Peter
Sloterdijk), ou deux visages dsincarns, l'un rel et l'autre voulu
virtuel, jouent ala vie et ala mort. Aussi ne s'agit-il plus, comme
dans Et vogue le navire de Fellini, de suggrer la mutuelle apparte
nance des morts et des vivants, de l' actuel et du virtuel, dans les
miroitements baroques de 1' image-cristal du temps. Il s'agit
plutt de s'affronter ala perte de toute frontiere et a un nouveau
227
Une esthtique du virtuel
royaume des ombres, aussi ambivalent que l' reil technologique
mondial, et aussi nigmatique que la fin du film. Avalon, estoce le
pays des ombres sans remede, ou celui 'un rel ultime, mais
retrouv? La sophistication de l'indcidable dont parlait Jean
Baudrillard est ici totale, et chaque image relle du cinma
s'enveloppe d'images virtuelles au cinma. En ce sens, l'cran est
bien une membrane, une doublure virtuelle mondiale, OU s' accom
plissent les nouveaux partages entre le global amricanis et le local,
l'intrieur et l' extrieur, l'identit et la multiplicit. Car l'intrieur
globalis est dans la membrane, ses rseaux et ses interfaces. Et le
local est dsormais al'extrieur du systeme de l' reil technologique et
libralo-capitaliste d'un pouvoir, qui prtend gouverner le monde.
C' est pourquoi la ralit virtuelle institue un temps machinique
mondial, qui met amal toute anthropogenese de 1'humain.
Penser cette rvolution de et dans la folie du voir, c' est donc
s'interroger sur le glissement de 1'image-cristal deleuzienne vers une
image-flux, OU se dploient les paramhres et les matrices d'un temps
fluide, marqu par un no-baroque technologique. Car 1' appel du
virtuel est une exprience et une force (virtus, force), OU se conju
guent plus que jamais tous les grands mythes du baroque historique,
de Prote a !Care. Sans oublier le ddoublement de l' ombre shakes
pearienne. Ombre tragique, folie meurtriece et mal du mal
propre a toutes les arrogances et a toutes les dfections guerrieces
d'humanit. Et ombre lgere d'Ariel, avec son Nulle part et son
Monsieur personne, chantant le passage et la mtamorphose
fluide et maritime du Pece mort, le sea-change, OU de ses yeux nais
sent des perles .
1. UN TEMPS MACHINIQUE
Imaginez une machine a la Welles, OU l'on puisse remonter le
temps, 1'acclrer et le ralentir, en un jeu interactif d'images a plu
sieurs autour d'une tableo Temps des horloges cites et drgles,
temps non chronologique, temps abstrait et machinique, telles
seraient la mtaphore et 1'ide du temps virtuel dans la Timetable de
Perry Hoberman prsente a 1'ICC de Tokyo (1999). Car dans ces
rseaux programms, tour a tour prolifrants ou vids, dans tout ce
jeu du temps, un reil nouveau, un mta-regard instantan, traverse
toutes les temporalits dans un flux d'images post-phmeces.
Entre chair et calcul, de telles images semblent raliser ce temps
uchronique dont parle Edmond Couchot l.
Une synthese de temps, un temps qui s' auto-engendre, et qui cre
le ya peut etre des mondes virtuels. Si bien que ce prsent perp
tuel de l'vnement, conditionn par un temps archiv dja pro
gramm, semble mettre fin aux formes du temps hrites de saint
Augustin et de Kant au profit d'un devenir paradoxal OU prsent,
pass et futur convergent en un ternel Prsent, semblable au point
infini de 1'Aleph de Borges. Machinique et fluide, sans mmoire du
sujet, mais non sans programme, la culture de la ralit virtuelle des
sine une multiplicit vnementielle a l'chelle plantaire. Si bien
que cet reil-monde donne a voir le temps, ralisant ainsi le fantasme
oprationnel d'un Duchamp : une pendule de profil, de sorte que
le temps disparaisse, mais qui accepte 1'ide de temps autre que lui
meme . Bref, un temps extrarapide et nanmoins pos, dans les
moments potentiels et les dmultiplications machiniques de ses
1. Edmond Couchot, La Technologie dans l'art, Nimes, Jacqueline Chambon,
1998, p. 141 sq.
229
Une esthtique du virtuel
royaume des ombres, aussi ambivalent que l' ceil technologique
mondial, et aussi nigmatique que la fin du film. Avalon, est-ce le
pays des ombres sans remede, ou celui d'un rel ultime, mais
retrouv? La sophistication de l'indcidable)) dont parlait Jean
Baudrillard est ici totale, et chaque image relle du cinma
s' enveloppe d'images virtuelles au cinma. En ce sens, l' cran est
bien une membrane, une doublure virtuelle mondiale, OU s' accom
plissent les nouveaux partages entre le global amricanis et le local,
l'intrieur et l' extrieur, 1'identit et la multiplicit. Car l'intrieur
globalis est dans la membrane, ses rseaux et ses interfaces. Et le
local est dsormais a l'extrieur du systeme de l' ceil technologique et
libralo-capitaliste d'un pouvoir, qui prtend gouverner le monde.
C' est pourquoi la ralit virtuelle institue un temps machinique
mondial, qui met a mal toure anthropogenese de I'humain.
Penser cette rvolution de et dans la folie du voir, c' est donc
s'interroger sur le glissement de l'image-cristal deleuzienne vers une
image-flux, OU se dploient les paramhres et les matrices d'un temps
fluide, marqu par un no-baroque technologique. Car 1' appel du
virtuel est une exprience et une force (virtus, force), OU se conju
guent plus que jamais tous les grands mythes du baroque historique,
de Prote a !careo Sans oublier le ddoublement de l' ombre shakes
pearienne. Ombre tragique, folie meurtriere et mal du mal
propre a toutes les arrogances et a toutes les dfections guerrieres
d'humanit. Et ombre lgere d'Ariel, avec son Nulle part et son
Monsieur personne )), chantant le passage et la mtamorphose
fluide et maritime du Pere mort, le sea-change, OU de ses yeux nais
sent des perles .
I. UN TEMPS MACHINIQUE
Imaginez une machine a la Welles, OU l' on puisse remonter le
temps, l'acclrer et le ralentir, en un jeu interactif d'images a plu
sieurs autour d'une tableo Temps des horloges cites et drgles,
temps non chronologique, temps abstrait et machinique, telles
seraient la mtaphore et l'ide du temps virtud dans la Timetable de
Perry Hoberman prsente a 1'ICC de Tokyo (1999). Car dans ces
rseaux programms, tour a tour prolifrants ou vids, dans tout ce
jeu du temps, un ceil nouveau, un mta-regard instantan, traverse
toutes les temporalits dans un flux d'images post-phmeres .
Entre chair et calcul, de telles images semblent raliser ce temps
uchronique dont parle Edmond Couchot 1.
Une synthese de temps, un temps qui s' auto-engendre, et qui cre
le ya peut etre des mondes virtuels. Si bien que ce prsent perp
tuel de l' vnement, conditionn par un temps archiv dja pro
gramm, semble mettre fin aux formes du temps hrites de saint
Augustin et de Kant au profit d'un devenir paradoxal OU prsent,
pass et futur convergent en un ternel Prsent, semblable au point
infini de 1'Aleph de Borges. Machinique et fluide, sans mmoire du
sujet, mais non sans programme, la culture de la ralit virtuelle des
sine une multiplicit vnementielle a l' chelle plantaire. Si bien
que cet ceil-monde donne a voir le temps, ralisant ainsi le fantasme
oprationnel d'un Duchamp : une pendule de profil, de sorte que
le temps disparaisse, mais qui accepte l'ide de temps autre que lui
meme . Bref, un temps extrarapide )) et nanmoins pos, dans les
moments potentiels et les dmultiplications machiniques de ses
l. Edmond Couchot, La Technologie dans l'art, Nimes, Jacqueline Chambon,
1998, p. 141 sq.
229
Une esthtique du virtuel
retards en verre , devenus retards a l' cran. Car, a la diffrence de
la machine a explorer le temps de Welles, qui ralise une anne
par minute et engendre des virtualits bizarres , tout un monde
de jolis petits etres , pour mieux rvler la dualit du paradis et de
l' enfer, le monde d' en-haut et celui d' en-bas habit par les mor
locks livides des souterrains, ici l' explorateur du temps c' est vous
ou moi. La machine du temps s' est mondialise et, dans cette
optique gante, tous les etres virtuels, morlocks ou non, sont pos
sibles, en direct, dans le temps rel de la tlprsence.
Voir le temps, le faire apparaitre et disparatre, est sans doute 1'un
des reyes artistiques les plus forts de I'Occident, qui n'a cess de pra
tiquer tous les miroirs, les transparences et les crans, du baroque,
aux architectures de verre de Bruno Taut, de Mies Van der Rohe, ou
de Philip Johnson. Sans oublier Le Grand ~ r r e duchampien, les
miroirs anamorphiques et entropiques de Smithson, ou les pavillons
de Dan Graham. Car tout ce qui reflete et mtamorphose la vision,
tout ce qui la fragmente et engendre un polycinma (Moholy
Nagy) et un derriere le miroir , institue une machine de vision et
une trajectualit qui dstabilisent tout centre au profit d'un regard
icarien et flottant, qui cartographie le temps, le dmultiplie et le
projette en un nouveau lieu de regardeurs-acteurs. Aussi, dans ce
moment historique marqu par le passage d'une culture des objets a
une culture des flux, des crans et des doubles, faut-il faire retour a
ce que j'ai appel une archologie du virtuel , pense selon le
modele de l'archologie du moderne de Benjamin. Car la socit des
rseaux ne reproduit pas le temps, flit-ce dans un a-prsent non
chronologique qui en comracterait les moments. Elle le produit, le
pulvrise, tout en exigeant un temps machinique spcifique et
dialogique , celui des manipulations, des simulations et d'une
tlprsence mondialise, propre a ces nouvelles machines abstraites
et diagrammatiques, avec leurs images matricielles pralables et leur
saisie phmere. Dans cette optique, les machines du temps en art
impliquent un passage de l'image-cristal analyse par Gilles Deleuze
a 1'image-flux propre aux crans et aux devenirs, qui engendrem
toute une constellation d'images et de temps infra-minces , plus
proches des cristaux liquides que des aretes cristallines du moder
nisme. Car, si tout virtuel renvoie a une actualisation qui modifie le
rel, l'actualisation machinique des nouvelles technologies semble
230
Esthtique de l'image-flux
porter ason comble toutes les scissions antrieures du temps. ph
mere et conserv, pur devenir sans mmoire et pourtant entassant
les donnes de l'information, subjectif et objectif, ce temps n' est pas
humain au sens Ol! il n'opere plus selon les rythmes biologiques de
I'homme, qui se trouve de plus en plus soumis a une dislocation
schizophrnique entre son rel existemiel et son virtuel cranique. Si
bien qu'avec cette socit interactive des nouvelles solitudes, ce som
toute la philosophie et l'anthropologie du temps qui se trouvem
remises en cause, par le surgissement de temps artificie1s, voire
intemporels, qui questionnem radicalement les limites de I'humain
par la cration de protheses, de doubles dons et de toute une cyber
culture ambigue, Ol! le famome de l'immortalit se profile a
I'horizon du xx< siede.
La gnralisation des crans donne toute sa ralit au miroi
rique de Duchamp, mais aussi a ce miroir neutre et a cette
socialit blanche dont parlait Jean Baudrillard dans La Transpa
rence du mal. Avec tous les effets tragiques de ces phnomenes
extremes propres a notre prsent: stratgies virales, virulence
banale et miroirs d'un terrorisme organis lectroniquement, Ol! le
double n' est pas seulemem un done ou une prothese, mais bien une
altrit dnie, meurtrie et neutralise dans 1' enfer du meme cher
a Nietzsche et a Benjamin. Alors, la pense de l'ternel retour fait
de l' vnement historique lui-meme un artide de masse 1 et
l'image devient un attracteur trange .
Aussi les questions de Kant: Qui suis-je, Ol! suis-je, et que m' est
apermis d' esprer ? font-elles dsormais retour, habitant le quoti
dien de tout un chacun, et mettant a l' preuve, et au premier plan,
ce qui rsiste : les corps en leurs lieux et enve1oppes. Si bien qu' emre
Prote et !Care, entre la mtamorphose du Soi et l' envol dans une
lumiere en apesanteur, de nouvelles formes de subjectivation
(Foucault), lies a ces temps rhyzomatiques et pluriels, sont en train
de se dvelopper. Ce som alors tous les dualismes hrits de la
mtaphysique et du moderne qui se trouvent remis en cause. Ceux
qui structuraient le temps, entre le local et le global, le priv et
le public, le stable et le dplacement, le corps et 1'esprit. Car ces
subjectivations naissent prcismem d' un processus de dsiden
1. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Payor, Paris, 1982, p. 218.
231
Une esthtique du virtueL
tification du sujet qui le pluralise, le rend nomade et en rseaux,
aggravant tous les retours d'un rel traumatique. Au point que le
virtuel est en passe de raliser les valeurs du troisieme millnaire
qu'Italo Calvino diagnostiquait dans ses Lefons amricaines : la lge
ret, la transparence et le mouvement-devenir, meme si cette trans
parence a dja son prix : le nomadisme dracin des sans-nom. 11
faut donc revenir a ce glissement de 1'image-cristal avec ses mta
phores et ses allgories, verre ou miroir, a l'image-flux avec ce nou
veau concept que j'emprunterai a Duchamp, le miroirique comme
virtuel et quatrieme dimension, pour en mesurer les modalits, les
processus, les effets et les contre-effets.
n. Du TEMPS CRISTALLIN AU TEMPS VIRTUEL
Comme nous l'avons vu, c'est le propre de 1'image-cristal selon
Deleuze d'erre bergsonienne et de donner a voir le temps, comme
dans les films de Welles, d'Ophls, ou de Resnais : Le cristal rve1e
une image-temps directe ... 11 faut que le temps se scinde en
meme temps qu'il se pose ou se droule : il se scinde en deux jets dis
symtriques, dont 1'un fait passer tout le prsent et dont l' autre
conserve tout le pass. Le temps consiste dans cette scission, et c' est
elle, c' est lui qu'on voit dans le cristal. Limage-cristal n' tait pas le
temps, mais on voit le temps dans le cristal l. Si tout cinma est
une machine temporelle de mise en scene, enregistrement et projec
tion, ce n'est qu'avec un certain cinma - Welles, Ophls, Fellini ou
Resnais - que l'image biface se rvele, et exhibe le fondement
cach du temps , comme dans le clebre plan de la fin de Citizen
Kane avec sa boule de verre, ou dans les miroirs briss du Palais des
glaces de La Dame de Shanghai. Le temporel se redouble lui-meme,
a travers les verres et les m i r o i r s ~ ou se jouent 1'illusion et la vrit
d'un art du faux, qui tend au vrai. C'est pourquoi le temps se
dploie a travers les cercles du pass dans le prsent, et rciproque
ment. Si bien que cette scission du temps prsuppose la continuit,
la coexistence et la coalescence de ses moments. Elle renvoie a deux
rfrences philosophiques majeures de Deleuze, Bergson et saint
1. Gilles Deleuze, Llmage-temps, op. cit., p. 109.
232
Esthtique de L'image-fLux
Augustin. Deux philosophies de la mmoire au prsent, qui analy
sent l'enroulement du temps a partir de ses germes, et de sa capacit
de s' actualiser dans la dure, dans une image pure et purifie qui
contracte les temps. Pour reprendre une belle analyse de Giorgio
Agamben a propos du temps messianique de saint Paul et de Ben
jamin, on pourrait dire que 1'image-temps prsuppose un temps
opratif , un temps a l'intrieur du temps , un temps qui nous
reste 1 . C'est pourquoi l'image-cristal comme oprateur rflexif
contracte les temps et donne a voir ce que les reprsentations
linaires du temps rendent inintelligible. Un chronos condens et
abrg dans l' vnement, ce kairos que le cinma dploie et dplie,
a partir de la constellation implicite ou explicite d'un temps diffr
et jamais directo
Or, ce que toute machine virtuelle dtruit, c'est prcisment ce
diffr dans les constellations, qui cre de la diffrence, voire meme
de la diffrance au sens de l' architrace derridienne. De ce point
de vue, il ya un lien interne entre le temps cristallin de l'image au
cinma, et toute la conception du virtuel esquisse dans Pourparlers,
le virtuel d'un temps continuo Comme chez Bergson, le souvenir
n' est pas une image actuelle postrieure au prsent pen;:u, il est
l'image virtuelle contemporaine de l' objet actuel, son double, son
image en miroir . Un tel change permanent entre virtuel et actuel
est le propre du cristal, de ses circuits, de ses dmultiplications, et de
sa loi. Mais ce virtuel prsuppose que le rapport de l'actuel et du vir
tuel releve d'une nbulosit d'images virtuelles , enveloppant le
rel et engendrant des dynamismes et des vitesses infinitsimales
dans et par les cercles de virtualit toujours renouvels. De ce point
de vue, la mtaphore et la ralit du cristal relevent de proprits
optiques et conceptuelles spcifiques : la transparence, l' opacit, la
rflexion et la rfraction, l' clat et la fluorescence. La loi du cristal
introduit donc un dispositif organique et machinique, OU l' ol est
pris dans une projection et une variation infinie, dans tout ce
multiperspectivisme qui fascina tant le regard anamorphique du
baroque. C' est pourquoi l'image-cristal ne se limite pas au cinma.
Elle dfinit toute une poque des conceptions du monde pour
parler comme Heidegger, et semble meme avoir dfini le socle pis
1. Giorgio Agamben, Le Temps qui reste, Paris, Payor, 2000, p. 110 sq.
233
Une esthtique du virtuel
tmologique et artistique du modernisme. Aussi la retrouve-t-on
dans toutes les architectures et les machines de vision qui ont fait du
cristal et de la transparence littrale (le verre) ou complexe, leur
mythe et leur modele, comme les pavillons et les maisons de verre de
Bruno Taut, de Mies Van der Rohe ou de Philip Johnson. Une
grande partie de l'archologie du virtud se joue donc ala frontiere
de l'architecture et de l' art, dans ce que j'appe1ais rcemment les
lieux de la transparence 1 . Avec leur symbole, l'Homme de verre,
de 1'Exposition universelle de 1937.
La lumiere a besoin du cristal. Sans un palais de verre, la vie
devient un fardeau: ce sont les aphorismes de son ami Paul
Scheerbart, auteur d'un livre clebre, L'Architecture de verre, que
Bruno Taut place sur son pavillon de verre, un espace circulaire a
structure cristalline, lors de l' exposition du Werkbund de Cologne
(1914). Une telle fascination pour les formes prismatiques et trans
parentes de verre taill, aussi vgtales qu' artificielles et dures, traver
sera tout le siecle dans une meme pulsion d' abstracts et d'illusions,
que Worringer analysera dans 1' abstraction cristalline
2
. Dans cet
art qui vient de 1'ancienne gypte, la volont d'art est oriente
vers la stylisation des motifs et vers une lgalit gomtrico
cristalline qui dnie, voire rprime, tout temps organique et ph
mere. Or, paradoxalement, l'Occident a fait du verre et du cristal la
mtaphore meme du temps, depuis la clebre boule de verre des
Vanits de Van Roestraten ou de Jacques de Gheyn, livrant l' Horno
bulla ala mlancolie de 1'apparence phmere, entre etre et non
etre. Car, dans le miroir du cristal, on peut voir 1'ate1ier du peintre,
et les reflets d'un miroir refltant lui-meme le lieu. De la boule
monde aI'Homme de verre, 1'aura cristalline nouera les noces d'un
temps phmere et d'un modernisme puriste, qui vacue traces et
matieres pesantes, en soumettant le volume ala surface. En 1925,
quand Amde Ozenfant et C.E. Jeanneret lanceront leur manifeste
sur 1' Esprit nouveau , ils retrouveront tout naturellement le
purisme gomtrique du cristal dans un texte intitul prcis
ment Vers le cristal . Car le cristal est dans la nature un des ph
l. el notre texte Lieux de la transparence , dans CEuvre et lieu, Paris, Flam
marion, 2002.
2. Abstraction et EinfUhlung, Paris, K1incksieck, 1986, p. 72 sq.
234
Esthltique de l'image-flux
nomenes qui nous touchent le plus, parce qu'il nous montre
clairement cette tendance vers l'organisation apparente gom
trique . Avec ses facettes, il multiplie la vision et ralise cette qua
trieme dimension de l' espace, le temps. Un temps pur et purifi de
ses traces et mmoires, un temps nu et dnud comme la palette
froide et chirurgicale, revendique par De Stijl. Du reste, de
Stendhal aProust, la cristallisation a toujours servi de prisme aun
amour sublim et prcieux comme un diamanto Klee, ala recherche
d'une cosmologie non euclidienne, en fera 1'objet de nombreux
tableaux (Cristallisations, 1930), renouve1ant ainsi la passion roman
tique de Gustav Friedrich pour la tragdie cristalline d'un paysage
pris dans les strates et les pics de sa Mer glaciale. En cette meme
anne 1930, Picabia fera une exposition intitule Les Transparences,
avec tout son jeu de surimpressions.
Le cristal comme allgorie de toute cette nouvelle culture ,
qu'analyse Chantal Berret, en dit long sur le temps de 1'image
cristal l. Sans doute, parce que le verre et son modele ultime, le
cristal, actualisent toute l'ambivalence de la transparence. Nu et
multiple, intrieur et extrieur, vivant et fig, fragile et beau, illaisse
passer le temps, le contracte et le diffracte, au profit d'un vritable
espace-temps riemanien, qu dstabilise la vison et engendre la
folie du vor d'un stade du miror permanent. Au fond, il tire
l'ternel du transitoire, comme le voulait un autre amoureux des
croisements du cristal et de la modernit, Baude1aire, dans la
fugacit ternelle de ses allgories potiques.
Mais tout autant que Bruno Taut, cette architecture de verre et de
reflets sera le propre de Mies Van der Rohe, de ses projets de gratte
cid de cristal (1914) au Pavillon allemand de Barce10ne (1929),
ou au Seagram de New York. Car, au moment meme OU Duchamp
ralise Le Grand \/erre, Mies Van der Rohe projette de raliser un
gratte-cid de verre au rythme ondulant, qui restera a l' tat de
maquette. Mais la chalne du verre ne s'interrompra pas pour autant,
et le pavillon de 1929 que l' on a reconstruit a Barcelone rsume,
plus que tout autre, la monade cristalline et son fantasme
1. Chantal Berret, En voie de disparition , dans La Tramparence dam l'art du
XX' siecle, Paris, Adam Biro/Le Havre, Muse des Beaux-Ans, 1995. On se repor
tera galement 11 l' anicle de Franlfoise Cohen.
I
235
l
Une esthtique du virtuel
principal: un ceil neutre et purifi, vampiris par l' extrieur, qui han
tera toute l' architecture de verre du XX" siecle. Or, a bien des gards,
les machines du virtuel brisent cet ceil de verre, en l' accomplissant et
en le dpla<;ant. Lceil-cristal est dsormais un ceil-monde, un ceil
cran, fait de membranes et de secondes peaux, propres a toutes les
doublures virtuelles. Mais il conserve un meme fantasme mondialis,
le panoptisme du temps, dans des surfaces qui fonctionnent comme
ces topographies distendues et ces paysages interminables dont
parlait dja Robert Smithson a propos de Radio City a New York. La
forme de ce temps ultramoderne lui paraissait alors un cercle de
cercles , un cercle sans centre ni fin, dans des surfaces multifaces et
infinies l. Le multiface est interface, ce qui implique un nouveau
paradigme technologique, culturel et socita1.
lII. UNE NOUVELLE FOLIE DU VOIR :
LE PLAN D'IMMANENCE TECHNOLOGIQUE
De 1'image-cristal a 1'image-flux, membrane et enveloppe, et a
toute l' architecture digitale des nouvelles transparences, on a donc
assist a l' mergence d'une culture mutante du virtuel qui boule
verse le re1. Car c' est le propre de l' entre-expression et du dpli
diagrammatique de susciter des symptomes imprvisibles et des
compositions infinies, pacifiques ou guerrieres. En ce sens, le virtuel
technologique semble bien un sol archologique , qui suscite,
comme celui de la pense baroque, des affinits inanendues entre
les genres, rputes post-humaines. Car le temps du virtuel
machin et machinique, phmere et ternel prsent, ne cesse de
dconstruire, par son plan d'immanence mondiale, toutes nos
vidences biologiques, thiques et politiques. S'il est vrai que le
moderne s' est structur sur la distinction du priv et du public
qu' avait thorise Hannah Arendt, la dissolution de cene frontiere
par I'hybridation du virtuel dans le rel est dissolution des partages
temporels qui la rglait, entre un temps social objectivant et un
temps intime privatisant , avec le risque de cet a-cosmisme, cene
1. Robert Smithson, Le Paysage entropique, Muse de Marseille-Runion des
muses nationaux, 1994, p. 180-181.
236
Esthtique de l'image-flux
perte de monde, qu' elle diagnostiquait dja. Car si c' est le propre de
tout espace public d'impliquer un etre ensemble et un etre a plu
sieurs dans 1' espace des apparences , l'interfrence de temps de .
plus en plus disloqus et la mondialisation de la tlprsence
dstabilisent l' ontologie et toute mimsis qui rglait une certaine
ide de l' espace public comme espace politique. Elle suscite un
double processus : d'un cot, une grille de controle potentielle qui
tend a s' tendre sur toute la planere et, de l' autre, une dterritoria
lisation nomade des individus comme des villes, livres a 1'ubi
quit, a l'immdiatet, a la perte du lieu, dans une vritable tl
topologie , pour reprendre une expression de Paul Virilio. Si bien
que le panoptisme analys par Foucault avec sa surveillance relle,
mais invisible, s' est considrablement transform. Lceil est bien la,
mais nulle part, dans un mta-regard industriel et imprial, dis
simul dans les multiples entres et trajets de ses mille plateaux .
Cene omniprsence du topologique propre a la culture num
rique des flux et des crans n' est pas sans retrouver certaines moda
lits du baroque, obsession des textures et des surfaces lumineuses,
esthtique des manieres, jeu des courbes a l'infini. Si bien qu' en
dpit de la distance historique, le fameux axiome de 1'0pra
vnitien: crer des effets qui engendrent des affects et des etres,
semble trouver sa ralisation dans une folie du voir mondialise.
Mais, dans ce panoptisme de 1'interface, l'artifice est devenu arte
fact, la texture, doublure, la courbe, une topologie traversant les
plans. Si bien que l' on pourrait dgager trois grands paradigmes
contemporains : la topologie, l' enveloppe virtuelle et l' artefact
hybrid et fictionne1. Soit un no-baroque technologique, qui
transpose, rinterprere, voire altere, les modeles et les manieres d' etre
du baroque historique. Lceil anamorphique du Cardinal Benini est
devenu celui de M. C. Escher dans Bonds o/ Union. Un ceil topo10
gique interfac, dcoupant le monde en lamelles, plans et spirales,
dans une lectro-optique qui modifie la perception et engendre
donc de nouveaux inconscients de la vue. Car cene folie du voir
propre au nouveau plan d'immanence de la technologie mondiale
gnere des machines de vision OU images et formes n' existent que
dans des flux d' nergie et dans un jeu permanent de dformations/
transformations. Comme le montrent les sciences contemporaines,
la forme est dtermine non par son aspect rgulier, mais par tout

237
Une esthtique du virtuel
ce qui fait son irrgularit, sa singularit 1 . Si bien que les formes
courbes et en spirales, cheres ala mathmatique baroque, ont dsor
mais une porte pistmique majeure, de la double hlice de 1'ADN
aux spirales et volutes vgtales, voire meme aux hlices qui tour
nent dans le vento La mtamorphose est aujourd'hui un concept
scientifique, ou les formes connaissent des changements brutaux
et catastrophiques 2 propre aux morphogeneses. Si bien que les
formes ne sont pas formes du temps au sens kantien d'un cadre
universel a priori. Elles sont le temps, un temps bifurquant et
fluctuant.
Pour reprendre ici le concept de Qu'est-ce que la philosophie?, le
plan d'immanence est de nature fractale, constitu de courbures,
de concativits, de convexits, telles que chaque mouvement par
courant le plan fait retour sur lui-meme 3. En cela, il est variation
pure , enregistrant des traits diagrammatiques, sorte d'Englo
bant impersonnel prsentant des vnements, des vitesses et des len
teurs multiples. Ce modele d'un plan d'immanence infini, avec ses
manieres d' etre feuilletes, dbouche dsormais sur un plan trac
comme des machines abstraites. C' est pourquoi ce plan, dont
Qu'est-ce que la philosophe ? retrace les diffrentes modalits philo
sophiques, est dsormais notre quotidien, un quotidien mondialis
aussi ambigu que la vision qu'il suscite. Quand on sait que les
images deviennent des objets mentaux (Changeux) sans rf
rence mimtique, on peut soupc;onner que le cybermonde met radi
calement en cause les existentiaux de la vision baroque, et toute
sa philosophie de l'expression et de la puissance a la Spinoza, au
profit d'interfaces sensorielles, voire multisensorielles, de plus en
plus abstraites et dsincarnes. Avec les vidocasques, les protheses
et les branchements sensoriels, toutes les combinaisons sont pos
sibles, et la topologie du lieu comme du corps se dterritorialise
par la perte des distances spatiales et temporelles. Le devenir-autre
peut dfinir de nouvelles zones d' change entre les individus et les
machines. Mais la dterritorialisation gnralise engendre aussi les
1. Les sciences de la forme aujourd'hui, Pars, Le Seuil, 1994, p. 19. On se repor
tera al' ensemble des entretiens raliss par mile Nod.
2. bid., p. 108-109, entretien avec Arnaud de Rique1es.
3. Gilles Deleuze et Flix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie r, op. cit., p. 41.
238
Esthtique de l'image-flux
effets pervers des reterritorialisations conservatrices, voire int
gristes, ou 1'hypertechnologique et l'archa'isme se combinent.
De ce point de vue, il faut revenir aux philosophies de l'expression
et ala monadologie leibnizienne, moins pour sa thorie de l'expres
sion et de l'entre-expression des monades que pour celle de l'enve
loppe. En effet, chaque pense enveloppe une varit dans l'objet ,
et l'enveloppe prsuppose 1' unit dans la multiplicit propre au
perc;u. Cette enveloppe, que l'on retrouvera dans tous les doubles vir
tuels, avatars et cratures fictionnelles, dans les installations inter
actives OU l'enveloppe est feuillete de matriaux linguistiques et
d'images (La Villette, L'Homme tramformej, comme dans tous les arts
de la peau virtuelle, des visages et des corps modifis et hybrids par
d'autre surfaces, fait de la Toile mondiale une Matrix , qui remet
en cause les modes immanents de 1'homme , ce qu'il peut, et ce
que peut un corps. Car ce pouvoir-etre est dsormais un virtuel tech
nologique actualisable, et l'esthtique de la lumiere baroque s' abolit
dans le tout lumiere d'une pellicule numrique, qui enveloppe
nos vies. Les pixels et les chiffres sont nos monades, grace ala com
binatoire d'une thologie technologique sans Dieu. Dans une
ivresse du nombre toute baudelairienne, le plan d'immanence des
flux, des chiffres, d'un infini comptable avec ses algorithmes et ses
diagrammes engendrs par le march, suscite un paysage d' vne
ments (Virilio), aussi incorporels qu'invivables, qui transforme le
village global de McLuhan en hyperespace et en conscience pla
ntaire.
Reste asavoir comment ces multiplicits vnementielles peuvent
faire du sens, a partir de la puissance gnralise de doublure et
d'immatrialit dsincarne qui habite les rseaux. Ala diffrence du
baroque historique, OU les corps surgissaient de la lumiere, ici les
corps ne sont plus que des rhtoriques sublimes d'une lumiere
omniprsente et post-phmere. Aussi convient-il de distinguer
deux modalits de la transparence du lumineux technologique. Une
lumiere du simulacre blanche et obscene, celle qu'analyse Bau
dril1ard dans La Tramparence du mal. Lautre n'y est jamais que le
double du meme, et la cration de mta-attributs dbouche sur ce
que John Beckmann appelle un post-capitalisme schizo , avec sa
nouvelle conomie libidinale narcissique. Mais il y a une autre
lumiere, qui ferait cart, un cart de sens, esthtique et thique si
239
Une esthtque du vrtuel
ron veut. Cet cart, entre-deux ou interstice, ne rduirait pas le vir
tuel aun simple langage technologique de l'information-cominuni
cation, car il explorerait de nouvelles abstractions, fluidits et
lgerets, pour transformer le rel et exprimenter de la vie, contre
une mort latente et omniprsente. Car le post-capitalisme schizo
ne manque pas de susciter des formes nouvelles d'instinct de morr.
Elles ne relevent pas de la seule destruction guerriere, mais aussi de
la pulsion de rptition, de sa mcanique machinique, qui vide les
sujets et engendre les nouvelles maladies du virtuel, parano'ia indivi
duelle et intgrisme collectif par Internet interpos. Au point que les
anciennes rhtoriques de Tesauro ne sont plus que strotypes et cli
chs. A la limite de cette vie digitale, le corps est obsolere, comme
le dit Stelarc, dans son body-art cyberntique.
Crer de l' cart et du sens implique une transparence qui cons
truit son objet, en rinventant un travail du regard dans et atravers
ces nouvelles technologies, qui semblent dfier tout regard, dans
leur dfil permanent d'images sans paisseur. Et si le baroque his
torique a mis au jour les limites de la vision, anamorphoses et reflets
infinis de sa Thaumaturgie visuelle, le travail du regard virtuel doit
ractualiser ces limites, les explorer et les dplacer, pour ne pas
s' abolir dans la transparence obscene. Tout cart prsupposant un
dtour par l'abstraction, il faut revenir aces nouveaux modeles for
mels du virtuel en art ou en architecture, et dgager les potentialits
d' affects et d' effets de ses jeux et scnographies.
IV. TOPOLOGIES
Comme on le sait, le XX" siecle n' a cess d' opposer ou de conju
guer deux types d'abstraction. Une abstraction de type euclidien, la
grille, avec ses angles droits et son caractere mtrique et stri, ala
Mies Van der Rohe ou Mondrian. Et une abstraction plus orga
nique, pratiquant la ligne courbe, le vortex et la spirale, comme chez
Gaudi, Smithson, ou le dernier Stella. Or, si ces deux types d' abs
traction ne sont pas exclusifs du virtuel, il semble bien que l' on
assiste ala gnralisation d'un troisieme type d'abstraction, ni cris
talline ni strictement organique : la ligne-pli, la ligne-boucle ou la
ligne-courbe, en volumes paradoxaux, dbouchant sur de nouvelles
240
Esthtque de l'mage-flux
fluidits. Car, en privilgiant le processus sur l'etre, l'instable sur le
stable, la modlisation entralne des abstractions projectives, qui sont
des topologies au sens mathmatique. Si toute topologie (topos, lieu)
implique des notions de points de voisinage, de continuit et de dis
tance de plus en plus complexes et indcomposables, il semble bien
que les nouvelles topologies prennent comme modele le plus gnral
l'inflexion, qui gnere le temps des pliso
Exemplaires de cette dmarche, les travaux de Greg Lynn, qui
analysent les corps architecturaux et leurs transformations. Ainsi,
dans Folds, Bodes and Globs, il oppose une architecture domine par
une gomtrie eidtique , OU le corps humain fonctionne sur le
modele de la proportion et de la symtrie issues de Vitruve, aune
autre architecture marque par une fluidit structurale, et des
multiplicits continues et virtuelles, permettant une interaction
entre les logiques internes et les vnements extrieurs l. Une telle
architecture du pli deleuzien prend pour paradigme un corps et une
ligne inorganique multiple. Aussi revendique-t-elle les valeurs de
fluidit, de mobilit, de lgeret et de flexibilit. Sur le modele de la
vague et des pulsations de l'image d'un tienne-Jules Marey, captu
rant le flux abstrait de toutes les dynamiques fluides, retrouvant les
tonnantes formes naturelles rpertories par d'Arcy Thompson, on
se trouve devant une gomtrie inexacte , ouvrant aux diffrentes
combinatoires de dformation et d'intersection des volumes et des
globes. Des corps fluides aux corps visqueux, des gestes curvilignes
aux architectoniques plies, une meme topologie deleuzienne se met
en place suscitant architectures et installations.
C' est pourquoi, entre les formes stables et les mouvements expli
cites, la topologie introduit des formes animes (Anmate Form),
couplant force et forme a partir d'un Anmate desgn, caractris
par la co-prsence du mouvement et de la force au moment meme
de la conception formelle . Lobjet est pris dans un champ de forces
et de trajectoires multiples, et s' labore al' ordinaieur dans un temps
marqu par toutes les oprations de rotation ou de zigzag, d'un
espace monadologique, envelopp et enveloppant. Des lors, la sur
face topologique est dfinie comme un flux, combinant dyna
misme, vecteurs et lments radiaux, comme chez Borromini, dans
l. Greg Lynn, Folds, Bodes and Globs, Bruxelles, La Lettre vole, 1998, p. 39 sq.
241
Une esthtique du virtuel
une performance envelope l. Lorganisation architecturale al' ordina
teur permet donc de combiner l' enveloppe et le contexte dynamique
du lieu, en la couplant avec le temps et les paramerres. C' est dire que
la modlisation par ordinateur modifie l'architecture, car on peut
dsormais pntrer al'intrieur de l' objet, le dtailler, en explorer les
connexions et les trajets, analyser les formes et les couleurs. Si bien
que les images conceptuelles d'un Piranese, qui dstabilisait la
vision, sont dsormais une rfrence de tous les modeles virtuels
analyss par Oscar Riera Ojeda et Lucas H. Guerra 2. Les peaux et
les secondes peaux de toutes ces architectures pratiquent une vri
table cosmo-technologie, OU lumiere naturelle et artificielle, mouve
ments du ciel et heures du jour se programmentet se refierent dans
toutes les surfaces et paysages du temps.
Au moment meme OU l' organique est de plus en plus transform
par diffrentes duplications et protheses, les modeles topologiques
pratiquent donc une vitalit inorganique , OU les formes animes
par leur mouvement dynamique et courbe seraient les rsultats de
vibrations, de dplacements et suspenso Un exemple rvlateur de
cette dmarche, la Miibius House de Stephen Perella (avec Rebecca
Carpenter), qui reprend en architecture cette forme tordue et plie
sur soi d'une surface continue, la bande de Mobius, qui servit de
modele baroque al'inconscient lacanien. Architecte et thoricien,
Stephen Perella exprimente ce qu'il appelle des hypersurfaces ,
labores al' ordinateur. Multidimensionnelle, la Miibius House est
structure sur une membrane transversale , OU l' on habite dans et
avec les mdias. Mais, contrairement ala rduction du virtuel au
seul simulacre, ici les hypersurfaces lient image et objet dans un
espace-temps rel, gnrant une polysensorialit active et une exp
rience complexe. Car l'hypersurface cre une topologie informe ,
tout un terrain interstitiel entre rel et irrel , qui autorise toutes
les expriences entre hyperralisme et surralit. Elle met donc fin
au moderne, comme sparation de l' objet et du sujet, de l'image
mdiatise et de l'espace physique 3. Si bien que ron pourrait
l. Greg Lynn,Animate Form, New York, PrincetonArchitecture, 1999, p. la et 20.
2. Modeles virtuels d'arehiteeture, Cologne, Taschen Verlag, 1999.
3. Stephan Perella, cit dans Peter Zellner, Hybrid Space, Londres, Thames and
Hudson [s.d.], p. 52. Je renvoie al'ensemble de ce livre pour toures ces topologies
hybrides.
242
Esthtique de l'image-flux
reprendre ici les cinq ages du virtuel distingus par Marcos Novak.
Le premier, l'age des ombres et des miroirs, renverrait ala caverne
platonicienne et aux images cristallines. Le second correspondrait
aux einmatiques de l'image (einma et mdias), le troisieme ala
simulation et le quatrieme al'immersion. Le cinquieme, celui de la
trans-architecture, serait prcisment celui de l'inscription du
virtud dans le rel d'un espace physique transform. En cela, le vir
tuel ne se rduit plus aux modeles du simulacre et de l'immersion
qui regnent ailleurs, dans les jeux vido, les effets spciaux et toutes
les immersions en 3 D des in situ de l' arto
On retrouverait cette meme modlisation entre le biologique et
l'lectronique dans d' autres architectures, celles de Nox ou de
Novak. Comme l' crit Lars Spuybroek (Nox) ; Nous exprimen
tons une liqufaction extreme du monde, de notre langage, de notre
gente et de nos corps. Aussi ce nouveau mlange de l'architecture
et de l'information engendre-t-il des formes souples et fluides sur le
modele de l'eau, mettant fin aux criteres antrieurs du solide, du sta
tique et du cristallin, et prenant en compte l' exprience plastique et
viscrale du corps. Sur le modele du tissu et du mou, ces machines
liquides, qui culminent daos le Pavillon de l'eau (sans mur et tout en
plis-dplis) ou dans les Body-building d'Oosterhuiassociates aRot
terdam avec leur peau intrieure active (Active Innerskin) et flexible
de textes et d'images, ne se limitent pas aemployer les gomtries du
fluide et de la turbulence. Car tout est trait en fonction d'un
champ graduel de forces, qui peut se modifier avec le paysage
urbain. Ce passage d'une situation d'espace a une situation de
champ et de temps implique donc que le liquide en lui-meme est
la substance de la mtamorphose, du transitoire, du vectoriel . Si
bien que, comme dans le monde baroque, tout est ouvert et en fuite,
condamn comme Prote au transitoire de la multiplasticit, a
l'image de toutes les fontaines d' eau jaillissant. Car la fiuidit
intgrale ne peut etre atteinte que par l'ordinateur qui permet de
raliser une gomtrie des ondes, plus proche du virtuel de
Bergson que de celui de Bill Gates l. Dans les termes de Bernard
Cache, la srie infiexion/vecteur/cadre s' est substitue a celle du
l. bid., p. 111 sq.
243
Une esthtique du virtuel
pointlligne/plan, dans l'laboration des diagrammes comme dans
les ralisations de l'architecture dite soft
Cette capacit de crer des topologies architecturales, dployant le
pliss des surfaces et le feuillet des transparences, anime galement
toute la Light Architecture et son symptome rvlateur, la multipli
cation des Media Building de New York aLas Vegas, Shanghai ou
Tokyo. Car, ici, les supports et les peaux de la transparence co'inci
dent avec les supports de communication, au point que certaines
villes, Tokyo ou Shanghai, se ddoublent la nuit, avec leurs crans et
flux d'images phmeres, qui habillent et transforment 1'urbain de
leurs clats et scintillements de lumiere artificielle, dans un paysage
nocturne flottant. ce regard interactif des mdias dont
parle Terence Riley dans The Un-private House 1, a moins que ce soit
le regard-revolver truqu et traquant la ville, de TOkyo eyes.
La doublure virtuelle peut donc envelopper tout, et cette visibilit
en surface n' a pas manqu d' engendrer le temps des doubles en art.
Car l'enveloppe engendre bien une remodlisation du rel et une
gestion de l'inclassable , comme le montre Nathalie Heimlich a
propos de Christo. Mais cette remodlisation peut se rduire a une
chorgraphie ou a une scnographie de lumiere, qui donne toute sa
ralit aux intuitions de Lszl Moholy-Nagy, qui voulait projeter
de la lumiere sur les nuages et souhaitait esthtiser la vie par la mise
en formes cintiques des lumieres. Je d' appareils qui permet
traient de projeter des visions lumineuses sur les nuages. J' ai fait
d'innombrables projets de murs plans et convexes tapisss de
matieres artificielles , crit-il dans une lettre a Kalivoda 2. Ce
est maintenant exauc par toutes les architectures de lumiere ph
mere. Une lumiere virtuelle, comme ce fut le cas des deux tours
lumineuses de New York, qui portaient l'absence et la prsence de la
catastrophe du 11 septembre.
Le temps des doubles semble donc osciller entre celui d'un rel
transform et hybrid et celui des fantomes. Un temps spectral, ou
1. CI le catalogue de l'exposition du Macha de Barcelone, The Un-private
House, New York, MOMA, 1999. CI galement Gianni Ranaulo, Light Architecture,
Baje, Birkhauser, 2001.
2. Lszl Moholy-Nagy, Peinture, photographies, jilm, Nimes, J. Chamhon,
1993, p. 197, Peindre avec la lumiere'"
244
Esthtique de l'image-flux
la duplication devient un vritable modele cranique et formel, qui
suscite ses abstracts et ses artefacts.
V. ARTIFICE5 ET ARTEFACT5
Faux plafonds, fausses perspectives, stucs et cieux factices, poses et
anamorphoses, mise en abime et grandes machines de l'opra, le
baroque historique n'a cess de pratiquer un art de l'illusion et de
dvelopper une culture de l' artifice. Car, partout, l'artifice multiplie
le rel et engendre une illusion positive et jouisseuse, OU le trompe
1'ocil est un trompe-1'esprit, qui perturbe l'opposition traditionnelle
du jugement entre vrai et faux, au profit de manieres d'etre. Des
fontaines du Bernin a la ondulante de Sainte-Agnes de
Borromini, sans oublier les faux plafonds d'Andrea di Pozzo a
Saint-Ignace, 1'artifice se mtamorphose en dcor et en thatre. Si
bien que l'enveloppe et l'enveloppement baroque se dforment, se
dstructurent et se dsintegrent, jusqu'a atteindre la simulation et
la dmatrialisation de ses chutes et envoles. A la limite, 1'art des
effets se gnralise, et la structure est ornement, comme le voudra
Gaudi et l' art nouveau.
Jouant des lments de la nature - eau ou feu - mais aussi des
mtamorphoses de la culture, les artifices du baroque historique pra
tiquent ce que Jean Starobinski appelle une illusion imitative .
Grace a cette imagination potique, le pouvoir de l'artifice consiste
a inscrire dans l' espace rel un espace fictif, impos a la pense
comme s'il tait actuel
1
. L'artifice est donc un virtuel, un comme
si , un supplment qui explore le temps dans l' espace, et la culture
dans la nature, jusqu'a la mimer de sa propre plasticit mouvante.
Comme l'crivait Jean Rousset, tout se meut et s' envole, rien n' est
stable, rien n' est ce qu'il prtend etre . Thatredes apparences et du
jeu sur le paraitre, l' artifice suscite la gloire, la pompe et le sublime
d'une mtamorphose place sous le signe de Prote, ou de Daphn,
fuyant Apollon. Comme dans la sculpture du Bernin, prise dans
l'lan de sa fuite, ses bras deviennent rameaux et ses doigts, feuilles.
l. D'artifices en difices, Ouverture de Jean Starobinsky, Geneve, ditions
Michel Saudan et Sylvia Saudan, 1985.
I
245
Une esthtique du virtuel
Maniere de la maniere, mta-syntaxe de l'art, l' artifice est entiere
ment du cot de l'affirmation de la puissance et des distances fictives
produisant un datement du lieu. Mais il garde encore une rf
rence au rel, fUt-il altr et dvelopp dans un art du multiple. Rien
de tel avec le baroquisme du capitalisme technologique mondia
lis. L'artifice se meut en artefact, logiciel d'images, de chiffres et de
flux, inventant des trajets et un troisieme reil nombrant. C'est pour
quoi l'artefact est bien un inconscient optique et numrique mon
dial, qui engendre, a partir des topologies, etres et pseudo-etres.
Portraits numriques sans modeles, reconstitution d'architectures
disparues, exploration de muses et cration de villes virtuelles,
images-flux interactives rinventant du cinma, autant d' artefacts et
de logiciels programmant la ralit virtuelle . En cela, les artefacts
sont des machines de savoir, et le virtuel prsuppose une nouvelle
pistmologie couplant trois moments mthodologiques et cognitifs
distincts : l'Ide, le programme et les effets. Et ce, grace a une com
binatoire langagiere d'abstracts visuels et de grammaire, qui largit
la connaissance en la modlisant. C' est pourquoi ils font appel a de
nouvelles abstractions, a de nouveaux diagrammes ou abstracts, qui
traversent toutes les pratiques artistiques et architecturales dans une
sorte post-duchampisme de 1'ultra-moderne. La Marie n'tait
elle pas dja un diagramme de l'Ide , et les corps, de purs
schmas sans chair, domins par un appareillage transparent ?
Car tout diagramme n'existe que par les carts propres aune
machine abstraite, Ol! tous les points de sparation et de recoupe
ment des lignes et des trajets dfinissent une mentalisation des
figures et une modlisation du re1. C' est pourquoi le diagramme est
troitement li au cartographique et aun espace de projection com
plexe, comme l'avait montr Gilles Deleuze apropos de Foucault :
Un diagramme est une carte, ou plutot une superposition de
cartes. Reste que le diagramme lui-meme peut etre l'objet de pIu
sieurs interprtations. En tant que rapport de forces, il implique une
machine abstraite qui quadrille le social en un intersocial en
devenir . Il est donc instable et fluctuant, toujours li aux points de
rsistance. Le diagramme n'est au fond qu'un mixte d'ordre et de
hasard rgi par cette causalit que Deleuze empruntait aSpinoza, la
causalit immanente ases effets. Dans le domaine de l'art, on trouve
encore une conception du diagramme lgerement diffrente. Celle
246
Esthtique de I'imagej/ux
de la logique des sensations propre aBacon, Ol! il est l'ensemble
opratoire des traits, des taches, des lignes et des zones , propre a
une conception de la peinture comme enjeu de forces, de catas
trophes et de chaos. Mais, socital ou artistique, le diagramme n'en
reste pas moins pris dans un matriel matriau. Or, les diagrammes
du virtuel, fractal ou non, laissent place aune abstraction menta
lise, plus lgere et plus icarienne. Car le regard icarien voit d' en
haut et la vision est une antivision projective, comme l'explicitait
Robert Smithson apropos de son Aerial Art, dans le projet pour
l'aroport de DalIas.
Plus et moins qu'une abstraction, le diagramme est un abstract
qui construit ses objets dans l'espace et explore une pense du pos
sible, un champ de rsonances et de virtualits. Diagramme de
nreuds, d' entrelacs, de combinatoires et de labyrinthes, le dia
gramme est insparable d'un espace topologique complexe, Ol!
envers et endroit, intrieur et extrieur, vide et plein sont inspa
rabIes. Aussi n' a-t-il cess de hanter l'art, de ses origines a
aujourd'hui. Ainsi des fibules et labyrinthes de l' art celtique, des
entrelacs islamiques, ou des mandalas indiens, ces diagrammes
magiques qui expriment, par leurs circuits figurs, les diffrents
niveaux du rel et du sacr cosmique. Mais on le retrouverait sans
peine dans tout l'art conceptuel, des combinatoires et des structures
axiomatiques de Sol Le Witt aux structures compositionnelles de
Dan Flavin pr-dessinant la lumiere. Entre lieu et non-lieu, le dia
gramme est donc une structure virtuelle, une abstraction gogra
phique et topologique qui unit le fini et 1'infini.
Il faut donc le concevoir comme un abstract de possibles, qui met
en reuvre une triplicit instituante: des gestes de dcoupe, un
figural abstrait et une exprience de la pense, qui plie du complexe
pour mieux le dplier. Comme Gilles Chatelet l'avait montr, le dia
gramme est une structure allusive , qui la"icise 1'invisible , par
une exprience de pense l. Complice en cela de la mtaphore po
tique, il redonne une dignit ontologique au figural , en autori
sant toutes les permutations de places, toutes les expriences des
surfaces, de Gauss aux modules de Riemann. En liant le virtuel au
l. Gilles Chareler, Les Enjeux du mobile, Paris, Le Seuil, 1993, p. 33 sq. On se
reportera tour particulierement au chapitre : Lenchantement du virtuel.
,
247
Une esthtque du virtuel
potentiel, au pas encore , il retrouve la quantitas virtualis issue de
la philosophie mdivale et reprise par Leibniz. Or, toute quantit
virtuelle fait appel a des forces, lasticit et rsistance, irrductibles
aux trois dimensions gomtriques des corps. Les dispositifs dia
grammatiques s' ouvrent donc aux intensits et a leur modulation. Si
bien qu'ils couplent le fini et 1'infini, et 1'horizon fonctionne comme
une subversion de la finitude .
La raison diagrammatique est une raison compose (Leibniz),
qui voque la Raison baroque. Car les diagrammes sont souvent rgis
par 1'inflexion, 1'ambiguit, des centres d'indiffrence et des points
singuliers OU 1'enveloppement par le regard n'est pas quivalent a un
contraste et nous force a respecter la spcificit de 1'individuation
optique 1 . Pour le dire autrement, le diagramme est une idalit
inflexueuse, qui dcadre l' espace dlimit d' objets fixes, quine le
monde des fixits, des substances et des objets, au profit de forces,
rseaux et flux, menant en ceuvre les architectures abstraites de pos
sibles et de compossibles. Toute une combinatoire de formes fluides,
dsormais calcules a l' ordinateur comme dans tous les diagrammes
d'architecture. Peut-etre ces diagrammes contemporains ont-ils
conserv l' esthtique de la lumiere, qu'un Grosseteste avait place au
commencement des formes: La lumiere n' est donc pas une forme
qui rsulte de la corporit, mais elle est la corporit meme
2
Plas
tique, la lux, par la plurification infinie d'elle-meme , tend la
matiere et engendre une multiplication du rel qui affronte les
infinis, nombres doubls, ondes et halos. N'est-ce pas cene lumiere
pure, corps et source d'infini, qui claire dsormais nos surfaces et
nos doubles ?
VI. DOUBLES ET DOUBLURES
Depuis Narcisse, aux prises avec son double mortifere, la question
du double n' a cess de hanter l'art. Comme nous l' avons vu, le
double, et plus gnralement le savoir ambidextre, est le propre du
baroque, qui a cr toute une srie de doubles transgressifs menant
en cause la frontiere des sexes, et exprimentant les limites des
l. Glles Chatelet, Les Enjeux du mobile, op. cit., p. 109 et 117.
2. bid.
248
Esthtque de l'image-flux
genres, dans la recherche de ce troisieme sexe cher a l' androgynie du
Banquet de Platon. Car la mise en cause de 1'identit du sujet
conduit a toutes les mtamorphoses, aux masques, travestis, andro
gynes et castrats. Un clebre ballet de cour s'intitulait le Ballet des
doubles femmes , vues de devant et de derriere. Et l' on sait que la
transformation en vgtal ou en animal, la cration de sexes virtuels,
a rythm toute cene poque, qui avait meme exhib la peau sans le
corps (Le ]ugement dernier de Michel-Ange) et la chair sans la peau
de tous les Marsyas napolitains. Mais avec les utopies et les atopies
cyborgs, les sexes machiniques et machins pullulent, et ont perdu
le cot transgressif du baroque historique. Car 1'hybridation des
forces et des formes permet de susciter un vritable techno-noma
disme des identits, toute une vie rotique artificielle gouverne par
un art du vrai-faux. A1'horizon, la doublure de toutes les doublures,
le double rel du clonage humain, apres celui des animaux.
Masques, robots humains ou animaliers, etres virtuels ne se
comptent plus. Mais ils semblent bien habits par une sorte de neu
tralit dpossde de cene inquitante tranget, que Freud
accordait aux doubles, et que le romantisme allemand avait leve
au sommet depuis les deux ames du Faust de Goethe. Ce double
romantique tait une projection de 1'intrieur et de 1'angoisse.
Ambivalent, il tait au fond la mort qui mange la vie, comme dans
le portrait de Dorian Gray. Quant au double freudien, il relevait
d'une conomie psychique marque par le statut de 1'ombre. Ombre
cannibale du mlancolique, OU 1'objet d'amour envahit le sujet et
tombe sur le Moi. Ou ombre plus mcanique, entre vie et mort,
anim et inanim, de 1'Olympia d'Hoffmann, qui fascinait tant
Freud par son inquitante tranget . De toute fas:on, mlanco
lique ou machinique, l'ombre est toujours anirante et menas:ante.
Comme la Mduse des Grecs, elle a la mort dans les yeux.
Or, le double virtuel est plutot 1'incorporel qui nous renverrait a
1'exploration de La Doublure (1897), ou de La Vue d'un Raymond
Roussel. Cene doublure est la surface des choses , une mince
visibilit , qui peut montrer son procd comme les mots-valises.
Aussi le visible et 1'invisible sont-ils d'un meme tissu, celui de
l' absolu transparence du tout est lumiere, comme dans Locus
Solus. La, tout etre vivant effieur par l'ombre de l'trange boule
mourait a 1'instant . Cantarel n'avait-il pas cr une aimantation
249
Une esthtique du virtueL
irrsistible et spciale, le pouvoir s' exen;:ait uniquement sur l' l
ment calcaire qui compose les dents humaines 1 . Pouvoir d' aiman
tation de I'humain, vie aquatique dans l'aqua mitans et mort
instantane, l' aqua mitans est pareille adu diamant fluide >l. Les
doubles neutres relevent bien de ce que David Cronenberg appelle
la chair incontrolable >l. Une chair sans ombre, strile, comme La
Femme sans ombre de l'opra de Richard Strauss, d'apres le livret
d'Hofmannsthal. Un memento mori des corps, devenus incarnations
des ides.
Au double comme projection du dedans, on peut donc opposer
un double comme duplication du dehors, propre a une visibilit
anonyme et neutre, au sens de Maurice Blanchot. Un neutre poten
tiellement impersonnel, et pourtant objet d'investissements libidi
naux et d' excitations intenses. Cette sexualit neutralise, qui se fixe
souvem sur les objets partiels , releve d'un nouveau concept du
sentir, que Mario Perniola a dvelopp apartir du concept benjami
nien de sex-appeal de l'inorganique
2
. Un sentir largi au look, au
luxe cadavrique des corps lisses, aux machines et aux matriaux du
plastique, dans ce que je propose d'appeler un pop-baroque, propre
au Revival des annes 1960, relook kitsch, qui a envahi l' art comme
le design et l'habitation.
Dmultipli par les technologies de l' ordinateur et par les nou
veaux tissus mtalliss et chauffants, ce sentir ressemble parfois aux
portraits d'Aziz et de Cucher de Dystopia. Bouche, regard et sensua
lit disparaissent, faisant de ces visages sans organes de perception,
rduits aune peau dforme, de nouvelles allgories indiffrentes
du virtuel. lei, le visage mutam est bien une disparition du visage
humain, dans un devenir post-humain, rejoignant un des traits de la
schizophrnie, dfaire le visage . Ala limite, on atteint La Folie a
deux de Lawick et Muller avec son mlange des identits, ou les
corps lis, tronqus, multiples et attachs des Chapman. Le double
est rduit aun rgime de visibilit de soi par soi interactif, une pure
chair technologique ou une pure peau artificielle, comme dans le
5kin Art de Reiko Kruk. Dans ces identits perturbes, l'autre est a
la fois prsent et dni, une parodie ala Sade : Pretez-moi votre
1. Rayrnond Roussel, Locus SoLus, Paris, GaIlirnard, 1963, p. 271-273.
2. JL sex appeaL deL/' inorganico, Turin, Einaudi, 1994.
250
Esthtique de L'image-flux
corps, qui peut me satisfaire en un instant. 11 y a donc la une sorte
d' rotisme ncrophile >l, un thatre de la cruaut heavy-metal, pour
reprendre les termes de Mark Dery, analysant la cyberculture des
machines et des robots. Dans tout ce sentir impersonnel et artificiel,
qui revet des formes multiples, dont la drogue, la version cyber de
l'art travaille sur les limites d'une version plus tragique, celle du ra
lisme psychotique du Soi, un Soi indiffrent et vide, dont l' art nous
montre des symptomes. Timothy Bright ne disait-il pas, dans son
Yrait de la mlancolie (1586), que le corps des mlancoliques est
plus froid et plus sec que celui des autres et que ce froid engendre
la duret et le chagrin du creur 1 ?
On pourrait distinguer plusieurs modalits principales de ce
neutre distant et indiffrent : la doublure capsule et artefact, la dou
blure machinique et robot, et la doublure ombre et fantome. Toutes
pouvant s' accoupler dans la cration de rous les cyborgs du techno
sublime. Des oprateurs de virtualit de plus en plus diversifis et
sophistiqus engendrent de nouvelles machines clibataires, explo
rant toutes les modalits du double, mettant en cause l'identit de
I'Ego et de I'Altrit, et pouvant dboucher sur un nihilisme esth
tique ou sur un art charnel >l hybrid.
VII. DE NOUVELLES MACHINES CLIBATAIRES : LE SEXE VIRTUEL
Exemplaire de la doublure capsule et artefact, le travail de Mariko
Mori, qui se mtamorphose perptuellement et exploite la beaut
des surfaces extraterrestres du virtuel, en combinant de maniere tres
dissonante la tradition japonaise, les cultures populaires de l'image,
les sciences ou le bouddhisme. La doublure virtuelle est partout.
Dans cette capsule de plexiglas transparent en forme d' reuf Ol! elle
se love (Body Capsule, 1995), ou dans son envol arien en dit
bouddhiste avec ses gestes de mudra dans Nirvana (1996-1998).
L'identit cyborg avec ses transparences lisses et brillantes, son cot
futuriste/science-fiction/manga, redouble la sienne, et est utilise
comme un travestissement Ol! la seconde peau de l' artefact ouvre sur
1. Tirnothy Bright, Trait de La mLancoLie, texte traduit et prsent par liane
Cuvelier, Grenoble, ]rorne Million, 1996, p. 43.
,
251
Une esthtique du virtuel
une curieuse spiritualit cyber. Dans cet espace repens entre
science postmoderne et bouddhisme, elle explore ce qu' elle appelle
1' instabilit de 1'identit . Aussi, comme chez Ovide, ses mtamor
phoses sont-elles des preuves de vrit. Celle d'un regard lectro
nique lisse, vide et froid - trop brillant, trop bleu, trop transparent
ou dans 1'intra-sidral des images ariennes surgit toute la question
du sexe et de la femme. Dans un monde aseptis, neutre et comme
priv de toute rotique charnelle, qu' en est-il du dsir ou de
l' amour ? Dans Entropy o/love (1996), elle flotte dans une nouvelle
doublure virtuelle, une bulle d'acrylique au-dessus du dsert, alors
que dans Burning Desire (I996-1998), elle est engloutie par des
flammes virtuelles et symboliques. Mais cette multiplication des
images du Soi, tous ces htronymes crs par la photo, la vido et
1'installation, ne re1event plus du mythe de Narcisse. Qu' elle soit
pop, cyborg, geisha lectronique ou Lolita, qu' elle passe de la femme
japonaise traditionnelle en kimono a une crature immatrielle
enve10ppe de voiles (Kumano), toutes ces transmutations d'identit
sont insparables de la construction d'un espace glac sans chair. Un
espace d' artifices et d' nergies transculturelles, ou se profilent ses
propres utopies du fminin. Une sorte de politique cyberfministe a
la Donna Haraway, revue atravers le bouddhisme ou les traditions
japonaises. Avec un souci permanent de mettre en reuvre une vri
table distanciation glamour, ou sa propre identit est enve10ppe par
un miroitement abstrait. Le virtue1 devient mode de vision, surface
rflexive propre aune beaut d'indiffrence qui voque et distille
un immense univers cristallisable comme dans Miko no Inori
(I996). Toute blanchie et perle, dans sa combinaison cyborg aile
de tissu synthtique, elle tient une boule de cristal qui n' est que le
miroir du monde et de son regard de Shaman du XXI
e
siede. Une
nouvelle Vanitas en somme, mais une vanit du futur qui ralise un
change permanent entre le virtue1 et l'actuel.
Asusciter ainsi toutes les limites et les tensions technologiques et
affectives du Soi et de 1'Autre, 1'cran du cyberespace n'est-il pas
devenu notre ready-made a1'chelle du monde? Une post-existence
qui, dans ses artefacts, ses protheses et ses mondes virtue1s, met en
crise le statut de 1'humain et risque d' engendrer les nouvelles dpen
dances d'une Virtual infection des Media maladies pour
reprendre le titre d'une reuvre de Markus Kach expose dans Elec-
Esthtique de l'image-flux
tronically Iurs. Si bien que les doublures virtuelles risquent fort de
ne pas toujours dboucher sur 1'utopie cyborg du fminin ou sur la
recherche transgressive d'un troisieme genre. Le tres clebre
nonc de Jacques Lacan, 11 n'y a pas de rapports sexue1s , semble
animer les nouvelles machines clibataires de l'ros contemporain,
avec leur perversion froide et neutre, al' oppos de toute hystrie
corporelle.
Robots, poupes, marionnettes, plus ou moins machiniques, pour
ne pas parler des cratures d'Internet, toute une population hybride
de corps fictionne1s et d' ros indiffrents a envahi les dispositifs
interactifs. Comme si l' on y recydait que1ques grands scnarios de la
culture, l' amour kleistien des marionnettes ou la fascination surra
liste pour les poupes dsarticules, fragmentes et raidies d'un
Hans Bellmer. Car, au fond, que peut un corps virtualis, rduit a
etre une simple doublure d'autres corps sinon devenir un corps
multi-organes branch? L'inhumain se greffe sur I'humain, le
parodie, le masque, et s'y substitue entre humour et kitsch. A l'ige
du virtue1, il ne s' agit plus d' une transgression ala Bataille, avec ses
scnarios sacrificie1s, son informe et sa cruaut. Al' oppos du bas
matrialisme d'un chaos devenu chair, on a plutot un sex-appeal
neutre et neutralis, de 1'artifice et du Cyber Sublime .
Ainsi, Woody Vasulka, dans son robot fminin et rotique
Maiden, pratique une sorte de dada"isme lectronique en explo
rant les interfaces entre un espace physique et un espace lectro
nique et virtud. Au son de votre voix, le robot-femme bouge,
frrnit, fixe et mobile dployant son armature de ferraille sur sa table
d' opration. Les variations de ce meme son permettent de dployer
des ventails-crans tout plisss, vritable espace de projection et de
transfert de doubles. Si bien que cet organisme cyberntique, entie
rernent control et programm par ordinateur dans une piece atte
nante, est un dispositif interactif polysensoriel. Maiden est un
hybride d' organes multiples, qui connait son: sexe par ses propres
rnouvements : ceux que votre voix commande, elle-meme pr-com
rnande par ordinateur. Figure bitarde, Hybrid Automata, la robot
girl n'est au fond que la ralisation d'un vieux fantasme, ce1ui de 1'Eve
future de Villiers de 1'Isle-Adam, re1ay par tous robots du cinma.
Entre reil et ide, voix et agencement machinique, visible et invi
sible, entre 1'hermaphrodite de Platon et la statue du dsir rendue a
252 253
Une esthtique du vrtuel
la vie de Pygmalion, Maden se veur aussi une machine de guerre,
critiquant la domination masculine . Une nouvelle machine cli
bataire, qui m' voque le viscral de Duchamp, dans une version
technologique particulierement violente. Lapparence rtinienne a
laiss place a une apparition mtallise et robotise, dcompose en
ses artefacts aigus et sa monture de plans d'acier coupants. Mais der
riere, dans une aurre piece, le vritable montreur d' ombres est un
pur appareillage lectronique calcul et invisible. Le corps du
dsir n' est qu'une extension lecrronique, une machine post
cinmatique ou la doublure est ddouble par l'entre-deux du
physique et du virtuel. Mais ce virtuel n' est pas un simulacre. 11 est
le concept lectroniquement programm des oprations , comme
me le disait Vasulka. Maden, guerriere et victime, n' est peut-etre
dans sa froideur toute machinique qu'une autre version de la]ulette
de Sade. On y rerrouve en tout cas certains lments du code ro
tique sadien analys par Barthes : postures, oprations (combinaison
de postures) et figures. Le tour actionn par deux rranges voyeurs,
votre voix et le concept lectronique. Si bien que 1'on se trouve
devant le paradoxe d'une perversion sans sublimation d'objet, voire
meme une perversion sans transgression, a 1'image du robot de
Fumio Hara, Anmate face, rduit a une simple tete. 11 n' en recon
nait pas moins les expressions du visage humain, dont il reproduit
lui-meme six motions de base, sur sa face blanchie et dformable.
Changement de monde et de scnario. Beaucoup plus lgeres en
apparence, mais plus kafkalennes et fantomales en fait, les Dummes
de Tony Oursler. Pas d' agencement machinique, mais de simples
projections vido de visages animant les corps de chiffons blancs des
marionnetres, dont la vie est ryrhme par les monologues et les
textes de Tony Oursler. Masque et fantome, ces erres virtuels de nos
reyeS crient leur rage, leur dsespoir ou leur silence. Des choses
sans nom , fragiles, fragments de corps sans corps, entre apparition
et disparition, rejouent le scnario de la Femme sans ombre d'Hof
mannsthal en 1'inversant. Car 1'enjeu n'est plus l'ombre de la mater
nit, mais l' existence meme et sa mauvaiset . Celle du sexe et de
1'incompltude de 1'Etre. Ainsi tel Dummy coinc sous un matelas,
le regard effar, souffie et crie le scnario de 1'impossible rcit
amoureux: No No... No - Yes ... Yes... Yes ... - You Bad... You
Bad... You Bad (Good/Bad). Telle aurre marionnetre est replie
254
Esthtique de l'mage-flux
dans un coin de sa valise-tombe, terrifiante et expirante jusqu'a la fin
des temps (1996). D'aurres plus suspendues, hystriques et para
nOlaques, nous dvisagent de leur face rose vif, dformes et coupes
d' effroi. Si bien qu'une vritable population virtuelle avec ses micro
rcits, ses cris et ses paroles, habite le no man's land de 1'humain. Car
ces machines clibataires en autoportraits renvoient a norre
monde. Elles manifestent les terreurs et les dsordres irrparables du
post-humain , sa violence et sa destruction des corps et des sujets.
Elles l'expirent, le respirent et le transpirent.
Autre scnario, celui de Jeffrey Shaw, the Cave. lei, le maniement
d'un mannequin de bois commande l' acces a sept mondes virtuels
diffrents projets comme des chambres de visiono Monde des
formes gomrriques en constellation, marrices de langages, macro
cosme, spirales de mains, photos satellites du site d'Hiroshima,
enfer alchimique ou projection en rrois dimensions de la peinrure
absrraite moderniste, tous ces mondes virtuels cartographis et pro
jets, avec la teneur ontologique faible et flotrante de leurs images,
actualisent la dynamique d' entre-expressions programme du man
nequin, qui, en l' absence de toure rotique explicite, n' en apprivoise
pas moins toures les jouissances imaginaires possibles. Par leur puis
sance de surimpression et d'hybridation, les sept mondes effacent la
distinction du mental et du physique au profit d'une logique fluide
entre image et espace, qui nous interroge dans norre ralit, norre
mmoire culturelle et nos fantasmes. Car c' est bien la notion de
monde virtuel qui devient dcisive. Apres les grandes rvolutions
scientifiques du xvue et du xx
e
siedes qui ont radicalement modifi
le concept de monde en 1'ouvrant a 1'infini, au dcentrement et a la
relativit, 1'image virtuelle, en envahissant l' espace-temps, nous
immerge dans des mondes possibles, rels et surrels, actuels et men
taux. Ne sommes-nous pas devenus le mannequin omnipuissant ou
impuissant de tous ces mondes virtuels ? The Cave de Jeffrey Shaw
ne serait alors que notre nouvelle caverne d'AliBaba, OU 1'image vir
tuelle agit comme condensateur et rvlateur artistique de nos
cultures plurielles et de nos Moi multiples. C' est pourquoi cetre
odysse des doubles peur dboucher sur les Selfhybrdatons du Soi,
mtamorphos par toures les peaux de l'art comme chez Orlan. Je
suis un homme et une femme , dit-elle. En Sainte, en Prostitue,
noire ou blanche, un sein dcouvert, prise dans tous les plis et envo-
I
255
...
Une esthtique du virtuel
les des draps d' apres le Bernin, elle a longtemps parcouru les dra
maturgies, poses et manieres, d'un triomphe du baroque marqu
par son voir/ne pas voir. Mais cette mtamorphose peut galement
prendre corps, dans ses mythes, rites et critiques des canons de la
beaut, dans l'hybridation du Soi avec le virtuel. Africanise ou
mexicanise, rel1e et virtuelle, I'idenrit se fait mutanre et hybride,
comme tous les doubles et entre-deux de nos mtissages culturels.
Au fond, le double est une peau tres pratique , lisait-on dja dans
le Baiser de l'artiste l.
Mais a jouer ses propres fictions, on peut aussi transformer le
corps en artefact machinique et le rendre obsolete , comme le veut
Sterlac. Avec son corps amplifi, ses yeux laser, sa troisieme main
robotique et son ombre vido, il actualise I'hybridation de I'humain et
du post-humain machinique. Dans ActuatelRotate: Event for Virtual
Body (( Mise en marche/rotation : vnement pour un corps virtuel ,
1993), il interagit avec son double digital, qui imite tous ses mouve
ments. Le double s' est tellement extrioris qu'il apparat comme un
squelette en fil de fer, sorte de mannequin sans chair sur l'cran vido.
La machine clibataire est devenue si clibataire que le corps virtuel
double le corps rel et l'envoie dans les airs... Une vritable tlologie
spatiale. Sterlac ou l'Icare hybride de tous les doubles - robot, double
digital, ombre vido - OU le corps doit sortir de son rceptacle biolo
gique, culturel, plantaire, comme il le dir. Mais briser ce premier
rceptacle, cette premiere doublure biologique maternante, n'est-ce pas
tomber dans une nostalgie d'indiffrenciation, comme l'crit
Rachel Rosenthal, performer fministe. Comme si cette fusion entre
corps, sexe et machine devenait un immensefantasme collectif, ou l'on
dbouche sur toutes les simulations pornographiques d'un Future Sex,
Masturbation ou fornication simule par la joie de l'objectif par
d' ternels mannequins. Et ce, jusqu'au Cyberorgasm.
Et e'est sans doute cette mme nostalgie d'indiffrenciation ,
cet rotisme du deux en un, ou du un en deux, qui explique la fas
l.]e renvoie a notre entretien avec Michel Eurici et ]ean-Noel Bret, dans
Orlan. Triomphe du baroque, Marseille, Images en 2000, et a Una
Conversin, avec Bernard Bolistene, dans Orlan, 1964-2001, Artium, Centro
Museo Vasco de arte contemporneo et Centro de fotogra6a de la universidad de
Salamanca, 2002.
256
Esthtique de l'image-jlux
cination pour d' autres doubles virtuels, ou la fronriere de l' orga
nique et du technologique est a la fois explore et suspendue de
maniere post-humaine. Si bien que 1' reil du fanrasme baroque
s'est reconverti, et perverti, en fantasmes de corps virtuels, mani
puls, franchissant allegrement gentes et sexes. Rpliquanrs de Blade
Runner, Mouche de Cronenberg, androgynes et jumeaux attachs de
Klonaris et Thomadaki, monstres de Lee Bul (Cyborg Red et Monster
Pink), le double est notre sosie monstrueux entre humain et
post-humain. Une forme de techno-surralisme du XXI" siecle. Gn
comprend des lors que ces fantasmes de double soient si forts que
chacun peut s'inventer une identit multiple, et un double plus
rel dans les micro-rcits d' emprunr a plusieurs sur Internet. Tous
ces dialogues, ces divorces, ces mariages par la fiction semblent
donner raison a ce qu' crivait Foucault dans La Pense du dehors : A
moins justement que le vide ou se manifeste la minceur sans contenu
du "je parle" ne soit une ouverture absolue, par ou le langage peut se
rpandre a I'infini, tandis que le sujet -le "je" qui parle - se morcelle,
se disperse et s' gaille jusqu'a disparatre dans cet espace nu 1.
VIII. UNE POTIQUE ICARIENNE
Culture post-humaine ou infra-humaine ? C' est dans cet espace
temps, dsormais conflictuel, que les vieilles questions sur la
destine humaine se rinscrivent d'une maniere sans doute plus
radicale. Car I'univers des doublures techno-biologiques dbouche
lui-mme sur cette double affirmation propre au nomadisme
technologique du transmoderne Death is Irrelevant... A moins
que I'on enrende encore la voix plus sourde de Beckett : Pourquoi le
temps vienr vous enterrer a compte-gouttes, ni mort ni vivanr ?
Peut-tre qu'entre la mort nie et la mort mortelle, dans I'espace
ment et l'enrre-deux d'un devenir multiple, l' reil conserve un peu de
ce voile d' ou surgissenr les visions diffractes d'un phmere accept
et d'une immanence revendique, ouvrant ainsi a une esthtique
post-deleuzienne du virtuel.
1. Michel Foucault, La Pense du dehors, Saint-C1ment, Fata Morgana, 1986,
p. 11.
257
I
\
Une esthtique du virtuel
\
Lesthtique, on le sait, a mauvaise presse. Au nom du ready
made, du concept, ou de l'anti-art, le terrain esthtique a t rduit
comme une peau de chagrin. Conc;:u uniquement sur le modele
post-kantien du jugement de got, l' esthtique finit par s'identifier
a un simple jugement institutionnel, lgitim par le monde de
l'art et par le march, ou au relativisme gnralis du tout est
art. Une telle critique propre a l'art contemporain s' est double
d'une autre critique plus heideggrienne. Lesthtique ne serait-elle
pas le dernier avatar de la mtaphysique de la prsence, voire de la
re-prsentation de l' tant, a laquelle on peut opposer l' claircie de
1'Etre, le d-voilement et 1'Ouvert du temple grec ? Quels que
soient les mrites vidents de telles critiques, le retrait de l' esthtique
n' est pas sans consquence. Car le terrain dsert est occup.
Retour a l' ordre des conformismes du beau rejetant tout art
contemporain, ou conceptions religieuses de l' art, le plus souvent
rapport a 1'instance chrtienne de l'Incarnation, et oublieuse de
toutes les autres cultures non monothistes.
Il faut donc revenir au concept d' esthtique dans son acception la
plus large. Laisthesis comme thorie du sentir et du sensible au sens
grec, avec ses codes et ses expriences, mais aussi le sensible comme
maniere d'etre, mode d'existence au sens spinoziste et
baroque du terme. Tout comme Gilles Deleuze a montr ce qui
spare radicalement l' thique comme affirmation de la puissance
d' exister, de la morale comme jugement de valeur dployant une
culture de la tristesse , il conviendrait d'interroger l'art en quit
tant le seul terrain du jugement binaire, c' est beau ou laid , et ce
qui le conditionne, une essence implicite ou explicite. Du point de
vue de 1'immanence, toute forme est forme d'une force, et cette
force distribue des effets et des affects, un devenir qui chemine et
peut meme atteindre cet tat cleste qui ne garde plus rien de per
sonnel ni de rationnel. A sa maniere l'art dit ce que disent les
enfants. Il est fait de trajets et de devenirs 1 . Au jugement qui orga
nise les corps et les soumet, il faut donc opposer la puissance qui les
explore a l'infini, les virtualise, et conc;:oit les projections comme des
1. Gilles Deleuze, Flix Guattari, Quest-ce que la philosophie ?, op. cit. Sur ces
blocs d'enfance ", ef p. 158.
258
IIII
Esthtique de l'image-flux
I!
~
enveloppes d' ombre et de lumiere, un plan feuillet de constella
',1
f ~ tions d' affects, OU je peux etre implique, touche, transforme.
j
Lesthtique ne saurait donc se limiter a mettre en ceuvre des tech
nologies, fussent-elles de plus en plus sophistiques, ni a une simple
mimsis de l'tat communicationnel de notre socit, OU l' on com
munique si peu. Comme Benjamin 1'avait dja montr dans un beau
texte de 1930, le trop d'informations se traduit par une pauvret
d' exprience . Atrop voir, on ne voit, disaient les baroques. Ft-elle
rapporte au pan-cranisme mondial et aux surfaces d'un temps de
plus en plus stratifi, la dimension esthtique implique toujours une
distance, un mi-lieu, un entre-deux, une retenue, qui m' avait
dja paru constitutive de l'esthtique de l'indiffrence que j'avais
trouve au Japon. Du reste, quand Duchamp revendiquait une
beaut d'indiffrence, il savait que, pour etre trangere au beau, au
got, au conformisme tabli, cette indiffrence produisait un tel effet
que le regardeur finissait par faire l' ceuvre. Lentre-deux indiffrent du
Grand Vrre renvoie donc a un pouvoir d'etre affect, toute une po
tique des nouvelles transparences et lgerets, des flux, voire meme
une potique du lieu pour reprendre un propos de Jean Nouvel.
Faire exister et non pas juger : tel pourrait etre le point de dpart
de toute esthtique du virtuel, propre a 1'image-flux. Comme si les
deux concepts de Duchamp, l'inframince et le miroirique, fusion
naient et permettaient de regarder par transparence toutes les
inscriptions mouvantes , les proprits vibratoires , les suspen
sions parpilles , les gouttes miroiriques et autres claboussures de
ses ceuvres. Une esthtique-anesthsie post-duchampienne, OU l'cart
surgit de 1'inopticit blanche du visuel et de toutes les combinatoires
des signes et des images.
Une aisthesis, donc. Car le Prote technologique qui nous gou
verne introduit un sensible largi, une multisensorialit, qui met en
cause le primat du sens de la Vision comme dominant, spculaire et
spculatif, et l'ide aristotlicienne d'un sensorium commun. Aussi,
dans la nouvelle Folie du voir contemporaine, optique et haptique,
geste et concept, intrieur et extrieur se conjuguent dans des pas
sages d' art qui sont des passages de sensibles. Si bien que le topolo
gique n' est pas seulement corps architectural. Il est aussi, dans les
inflexions de David Reed, de Fabian Marcaccio, ou de Dominique
Gauthier. De meme, les eartographies visuelles de l'art se retrouvent
!
259
Esthtique de l'image-flux
Une esthtique du virtuel
dans les cartographies du son d'un Paulo Motta (Atlas Musicalis), et
dans ses partitions comme la srie des Anamorphoses propre a une
musique alatoire. Plus symptomatiques encore, les vritables corres
pondances entre des algorithmes fractals utiliss par Miguel Cheva
lier et Pascal Dombis, et l'organisation des sons synthtiques d'un
Adriano Abbado (1993). Comme si 1'on pouvait surfer sur la vague
sonore et visualiser le son dans sa cartographie et sa topologie, en
poussant aux extremes les deux faces de tout plan d'immanence, la
Pense et la Nature. Il y a donc toute une transversalit des sensibles
ou, grice aux nouveaux paradigmes de 1'espace-temps, le double peut
etre fractal, a la fois fantome et cho, modulation et vnement. Car
la vraie transformation du sensible touche preisment au statut de la
surface et de l'enveloppe, qui permet de tout virtualiser et d' expri
menter un sens largi de la frontiere distinct du sens tactile de soi
qu' est le Moi-peau . Comme l' a montr Didier Anzieu dans ses
travaux, ce Moi-peau pr-redipien et maternant est une exprience
de la frontiere entre deux corps en symbiose comme surface
d'inscription . D' ou le caractere paradoxal de cette premiere rflexi
vit sensorielle, qui est dja une intersensorialit, modele de tous les
supports d' art. Elle unit et spare, car elle est l' enveloppe d' une
multiplieit sensorielle , qui filtre les changes entre intrieur et
extrieur, tout a la fois protection, pare-excitation et de marquage de
vie. Tout un temps des plis et des pliures de la chair, que les photo
graphies de John Coplans nous restituent, dans leurs gros plans et
leur perception hallucinante du dtail. En ce sens, le Moi-peau est le
modele de tous les plans et peaux de l'art, ou le corps est support
d'inscriptions, de marques, de tatouages, de parures, de modelages,
de protheses, et de tous les rituels d'hybridation, comme dans le tra
vail des Self Hybridations d'Orlan. Comme le disait Lacan, dans sa
parodie des parures, l'habit fait le moine, parce que c' est par la
qu'il ne fait qu'un ...
Du Moi-peau au Moi-toile, la surface symbolique se fait plan
d'immanence digital, feuillet d'une multiplicit de plans d'inscrip
tions, qui s' entre-expriment et se surimpriment dans un aller et
retour incessant. On peut dsormais emprunter un tunnel sous
l'At1antique ou explorer l'enveloppe feuillete d'images et de textes
de Maurice Benayoum a la Villette (L'Homme transform, 2002) en
se dpla<;:ant dans les zones sensibles, conjuguant ainsi la vue, le son
260
et la kinesthsie. C' est donc toute la logique des sensations , de
ses blocs , qui se trouve transforme. Car, dans cette surface-enve
loppe des interfaces, une infinit de petites perceptions, de langues,
de trajets et d'images s'actualise en permanence, engendrant un vri
table dandysme machinique. Vivre et mourir devant une machine,
pour parodier le dandy au miroir de Baudelaire. Aussi, tout autant
qu'un corps sans organe au sens d'Artaud, on se trouve gale
ment devant des organes sans corps, sujets d'investissements libidi
naux multiples, singularits ni humaines ni totalisantes. Comme
dans le baroque, il y a une autonomisation du dcoupage et du
dtail, de la dcomposition et recomposition des corps. Car dsor
mais l'intrieur est visible par toutes les techniques infographiques,
et l' extrieur extensible et modifiable, arm de protheses. Le plus
profond est effet de surface, et la relation reil-main qui tait le
propre de la peinture, dfinit un nouveau stade de la vision gnra
lis. On peut donc distinguer les enveloppes par identification,
propres au stade prcoce de la formation du sujet humain, des enve
loppes par projection qui modifient le narcissisme du miroir en
crant une gophilosophie nomade d'un Soi pluriel. Car si le Moi
peau est de nature identificatoire, premiere matrice du Moi qui ren
voie au stade utrin, le Moi-toile pratique une enveloppe plus
immatrielle et projective. Atravers les passages de frontieres qu'il
autorise, c' est tout le Moi fantasmatique de l' ailleurs et de l' autre qui
est envahi. Mais cet envol vers l' ailleurs, cette disparition-retour per
manente, n'est peut-etre pas loin des figures qu'analyse Monique
Schneider dans sa Gnalogie du masculin : l' ailleurs comme intime,
OU toucher pour les yeux, serait renoncer a voir 1 . Au primat de
la verticalit, de la stature toute phallique, l' anthropologie de
l'inconscient eyborg pourrait opposer une spatialit multiple,
tactile, horizontale et en suspenso Car la peau est suppose
fminine , comme en tmoigne la langue allemande, en liant la
muqueuse (Schleimhaut) et la peau (Haut). Au point que, selon
Monique Schneider, le masculin se paie d'une desquamation
imaginaire
2
. Peau arrache et anamorphose de Michel-Ange dans
1. Monique Schneider, Gnalogie du masculin, Paris, Aubier, 2000, p.214
et 221.
2. bid., p. 36, et l'ensemble du chapitre I..:homme sans piderme .
261
Une esthtique du virtuel
Le ]ugement dernier, peau violente des Marsyas et des corchs,
peau de lion substitutive d'Hracles, partout s'arracher la peau,
c'est s'arracher le fminin . Ala femme de toutes les peaux - vagin,
voile, robe - rpond 1' homme sans piderme. Gn comprend
alors que Didier Anzieu ait pu faire correspondre les trois sou
bassements de la pense humaine , peau, cortex et accouplement
sexuel, aux trois configurations de la surface: l'enveloppe, la
coiffe, la poche 1 . Le Moi-toile rejoue donc indirectement un par
tage sexu et introduit une vritable perte de territoire identitaire
par des passages continus de frontieres, de sensibles et d'arts. Car le
corps largi ouvre aun vritable thatre des interfaces , avec sa
pluralit de regards et son intersensorialit, dans la ligne du
baroque, qui avait largi la mtaphore atous les arts, pour crer du
nouveau, de l'inattendu, de l'insolite et un hybride al'origine de
l'merveillement. Le virtuel permet d' exprimenter l'involontaire,
l'tranger, et le lointain , par des corps scinds, des membres fan
tomes et le jeu permanent entre un regard icarien en suspens et un
eril du dtail et des petites perceptions, un eril de fourmi (ants eye
view)2 . Ala limite, le corps rel finit par ressembler ason propre
double lectronique et aux paysages virtuels englobants de tout le
vido-thatre.
C'est pourquoi le virtuel est un paradigme culturel transnational
et doit etre trait en tant que crateur de complexes sensoriels et
affectifs nouveaux, avec leurs incidences dans un social de plus en
plus fragment, et domin par un individu-masse narcissique
branch. Un homme sans qualits au sens de Musil. Homme
paradoxal, a la recherche de toutes les fusions, comme 1'inceste
sororal du roman, ou comme les communauts religieuses identi
taires contemporaines. Il est aussi celui OU tout finit par se neutra
liser, s' quivaloir, dans une dqualification de toute qualit et
qualification, source de violence et de trauma. Mais il suscite aussi
d'autres expriences imaginaires et de multiples scnarios de vie.
1. Didier Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p. 9-10.
2. Srdarc, The involuntary, rhe Alien and rhe Automared , Digital Perfor
mance, Anomalie digiral Arrs, sous la direcrion d'Emanuele Quinz, p. 62. On
consulrera l'ensemble du numro sur ces nouvelles interfaces pour la danse er le
rhirre.
262
Esthtique de I'image-flux
Comme Arjun Appadurai l'a remarquablement analys, les flux
mondiaux engendrent de nouveaux dispositifs culturels, inspa
rabIes des formes fluides de l'existence sociale, et crant les ethno
scapes, mdiascapes, et technoscapes, propres aune nouvelle force
de l'imagination 1. C' est donc toute une anthropologie post
nationale qui se met en place, OU l'imagination intervient dans le
social par la construction d'identits a grande chelle. Le post
humain ne se rduit donc pas aun ultra-ralisme de l'alination, ou
aun kitsch glamour sapant toute high culture. Certes, ces dimensions
existent. Mais tout comme Warhol voulait etre une machine dans
un rapport artistique ironique aux mdias, ala fois super et anti
capitaliste, le virtuel des flux, des enveloppes et des doublures nous
dcouvre des formes du sentir et des duplications beaucoup plus
ambigues que nos divisions traditionnelles entre les sens, qui valori
sent le plus souvent la puret sublimante de la vision propre a
l' ocularo-centrisme occidental.
Une telle ambigui:t n' est pas sans affecter l' esthtique comme
approche des varits stylistiques et des manieres d'etre. D'un cot,
on assiste ala gnralisation d'une anti-esthtique glamour, celle
d'un pop-baroque pouvant pratiquer l'exces kitsch, l'ironie des
formes sur le modele de Disneyland et des industries culturelles
dominantes. De l'autre, les flux gnerent une esthtique des nou
velles transparences et lgerets, lies aux programmations virtuelles
qui permettent d' engendrer des mondes imaginaires et de les
explorer sur les scenes comme dans la ville. Car le Moi-toile suscite
toutes les topologies possibles, fabrique toutes sortes de scnarios de
vie et de mondes lointains dsormais rapprochs, retrouvant peut
etre ce que Bataille disait de Manet : L'enchantement procede de
l'indiffrence. Mais cette indiffrence n'est pas arrogance et mpris
de l' autre. Elle l' integre, dans les entre-deux culturels d' une cra
tion place entre Alice et !careo L'une traverse les miroirs, l'autre les
trajets, mais l' une comme l'autre sont des figures de surface et
d' envol. Des figures d'un temps phmere, qui n' est pas seulement
celui que valorise la consommation.
Car c'est le propre du virtuel d' engendrer de nouvelles transpa
rences et des plans lumineux instables, distincts de ceux du verre ou
1. Arjun Appadurai, Apres le colonialisme, Paris, Payor, 2001, p. 16-17.
263
Une esthtique du virtuel
du miroir. Plus que jamais, ce lumineux est un incorporel stoYcien,
qui se superpose, se surimprime, en crant ce que Georges Roques
a appel des images phatiques . De la ces texturologies d'un pliss
post-baroque, ou regne la matrialit immatrielle d'un inframince
a la Duchamp. Tout a la fois une sparation et une c1oison, un
objet, son ombre et sa rflexion. Des lors, un dispositif scnique
peut se ddoubler en hauteur et danser dans les airs comme dans
Bped (1999) de Merce Cunningham. 11 peut explorer une archi
teeture de 1' homme vitesse , comme dans la Metapolis de Fr
dric Flamand et Zaha Hadid, OU la danse est support de leurres
visuels, de flux urbains et de nomadismes multiculturels en apesan
teur. 11 peut susciter des dispositifs encore plus englobants et de
vritables paysages scniques froids, gr;ke aux projecteurs vido a
cristaux liquides, comme dans Lovers ou Memorandum de Dum
Type. Le virtuel convoque alors le rel et l'invisible dans un nouvel
Eloge de 1'ombre , qui gnralise la notion d'entre-deux, le In
between, titre du reste d'une chorgraphie de Michele Noiret et
Paolo Atzori. L'ombre n'est pas seulement celle de rous les doubles.
Elle habite le rel de ses lueurs diffuses, de ses rsonances
inexprimables, et de ses lasticits charnelles, comme le voulait
Tanizaki. Car c' est (( ce brillant lgerement altr qui voque irr
sistiblement les effets du temps 1 . Si bien que, grace a ses effets
d' ombre et de surface, le virtuel met radicalement fin aux ontolo
gies de 1'Etre et de la substance, ralisant en cela la vise philoso
phique du baroque historique, qui a roujours privilgi le temps et
le rien sur l'Etre stable de la mtaphysique, au point que ces po
tiques brisent l' ontologie.
Une telle fluidit spatiale et temporelle rouche routes les pra
tiques. Elle peut devenir construction d'une ville virtuelle, COmme
dans Mrage City d'Isozaki ou Mtapolis de Miguel Chevalier,
avec le feuilletage conceptuel de leur projet. Pour ne prendre que
Mtapolis (Marco, Monterrey, Mexique, 2002), la scnographie
multidimensionnelle et polysensorielle de Miguel Chevalier couple
d'emble les images-flux projetes sur des crans immenses, la
combinatoire des textes et des langues (Jean-Pierre Balpe), et les
1. Tanizaki Junichiro, loge de tOmbre, traduit du japonais par Ren Sieffen,
Paris, Publications orientales de France, 1977, p. 37.
264
Esthtique de l'image-flux
compositions sonores et musicales (Jacopo Baboni-Schiling). Pris
dans une ropologie sensorielle et conceptuelle entre Babel et le
labyrinthe, partout sollicit par une interactivit gnralise, le
spectateur devient le nouveau passant et passeur d'une ville digitale,
qui hybride rous les temps, du pass azteque aux nreuds des auro
routes urbaines. Mais la ville virtuelle nous rvele aussi le principe
urbain de routes les villes-mondes contemporaines, Tokyo ou
Mexico, et sert ainsi d'analyse dynamique aux habitants de Mon
terrey, transforms en explorateurs de leur hisroire et de leur pr
sent. Le lieu se ddouble en virtuel/rel, et le trajet sonore devient
la condition de l' cart interactif qui donne naissance a une multi
vision, une multi-audition, une multilecture. Un tel cart n' est plus
une simple intersection-jointure de nant au sens de Merleau
Ponty, ni la schyze lacanienne du Regard et du baroque, mais bien
toute une srie d' oprations et de dispositifs crant des vnements
permanents et projetant les fantasmes urbains et privs en temps
rel. Si bien que 1'installation interactive est elle-meme le lieu du
croisement de l'esthtique, du topologique et du social. Des sites
du temps lectroniques et cosmologiques, avec leurs nouvelles flui
dits et transparences.
On comprend des lors que l'architecture elle-meme puisse
devenir un (( lieu de transparence , se virtualiser, se fractaliser,
comme c' est le cas des architectures de Toyo Iro, de Zaha Hadid ou
de Jean Nouvel, qui explorent fluidit et post-phmere, en visuali
sant l'invisible et en captant le temps, dans ce que les Japonais
appelle le Ma, espacement, intervalle et vide. Peut-etre le lieu/non
lieu de ces objets furtifs dont parle Michel Gribinski dans Les Spa
ratons mparfates. Furtif, ce que l'on cache, ce qui est visible a la
drobe, ce qui est errant et fugitif, rapide et fugace l. Une petite
lumiere ou une petite ombre, une lumiere pure et pourtant htro
gene, ou se joue la relation nouvelle entre esthtique de la lumiere et
esthtique des fluidits et transparences. Image-flux ou image fugace
et furtive, le virtuel est une ralit tisse d'illusions, qui peuvent
r-enchanter le monde de ses potiques et de rous ses (( lointains
intrieurs (Michaux).
1. Michel Gribinski, Les Sparations imparfaites, Paris, Gallimard, 2002, p. 37.
265
Une esthtique du virtuel
Une telle virtualit, avec sa dimension ludique OU se ractualisent
tous les blocs d'enfance, est dsormais insparable d'un nouveau
statut de l'image propre aux images-flux )). Car elles donnent toute
leur porte a la polarit qui structurait dja les dynamiques
baroques: des effets et des affects pour engendrer des corps, des
inter-etres et toute une potique d' vnements et de fictions
relles , au sens de Borges. En cela, l'image-flux semble mettre en
crise toute une priode historique des images marque par une
conception ontologique de la mimsis et par la mesure humaniste
du re1. Mais elle ne releve pas non plus de la vision mcaniste d'une
homologation culturelle des mass-mdias, rduisant les images a
la seule logique du meme et de sa reproduction. Elle est plutt du
ct d'une puissance d'art, qui inscrit le trouble et le trembl du
temps dans ses formes post-phmeres. Temps d'un pur flux propre
a l'architecture paysagere urbaine, temps feuillet et hybrid de tous
les voiles, peaux et surimpressions possibles, temps fractal des lge
rets floues et quasi impalpables, qui rappellent toute une histoire de
la peinture avec ses brumes, nuages et apparitions angliques. Mais,
dsormais, l'image tres mentalise peut raliser les mtamor
phoses d'Ovide en direct, et de maniere interactive. Tour a tour
fluide ou ralentie, toujours potentiellement multiple et transfor
mable, l'image-flux ne voit pas le temps comme dans un cristal.
Elle est le temps, dans les rseaux, les rhyzomes et les chemins bifur
cants de la post-culture. Si bien qu' elle engendre une abstraction
figurale nouvelle, proche de l'aspect)) de Wittgenstein, qui lie
d' emble le concept et le visuel, et donne naissance a une pluralit
de mondes possibles, compossibles, voire impossibles. Toute une
monadologie virtuelle sans Dieu, entre Babel et I'Aleph.
Aussi suscite-t-elle les passages d'art et meme la possibilit de
genres nouveaux et de dispositifs fictionnels, OU le temps se donne
a voir, comme dans cet autre cinma dont parle Raymond Bel
lour, qui multiplie les analogies virtuelles propres aux entre
images l. Un cinma revisit, parfois dconnect, souvent expos et
pos, comme chez Doug Aitken ou Sam Taylor-Wood. Si bien que
1. Raymond Bellour, D'un autre cnma", Trafic, n 34, t 2000. Sur la
noton d'analoge vrtuelle, ef L'entre-images 2, Pars, POL, 1999, p. 24. el aussi
Rgis Durand, Disparits, Paris, La Diffrence, 2002, p. 181 sq.
266
Esthtique de l'image-flux
l'image-flux semble ouvrir a une sorte de scnarisation des
mondes, propice au travail de l'imagination et aux diffrentes
formes de flux culturels qu'analyse Arjun Appadurai comme alter
native possible a la mondialisation librale du capitalisme
dsorganis 1 .
C' est pourquoi le virtuel est devenu un nouveau plateau )) du
rel comme de la condition humaine. 1 001, 1 003 plateaux pour
parodier Don Juan, et insister sur l' rotique lgere des enveloppes
virtuelles. Or, le propre des plateaux )) est bien de crer des strates,
des agencements, des corps, des multiplicits et des territoires nou
veaux dterritorialisant les anciens. De tels plateaux nous livrent les
cartographies psychiques et urbaines des devenirs du sujet comme
de son environnement. Temps machinique certes, mais aussi cons
truction de sites du temps )) plus fragiles et plus phmeres, qui
habitent tout l'art a 1' poque du virtuel , et pas seulement l'art
virtuel
2
Car l' esthtique des transparences et des fluidits propre
aux rseaux et aux flux est insparable d'une redfinition des mat
riaux de plus en plus artificiels, lgers et planants. Avec leurs super
positions de verres microtrams, colors, habits d'images sans
paisseur, leurs murs de cristaux liquides et leurs clairages de fibres
optiques, ces immatriaux )) entrainent une esthtique de la sur
face minimale et une hybridation de plus en plus immatrielle. La
transparence est moins celle des reflets dans le miroir que celle du
matriau lui-meme, qui autorise la perte des limites, le flottement
des horizons, et un nouveau paysagisme urbain et architctural
mlangeant artifice et nature. C' est donc toute la notion de paysage
qui se trouve largie et transforme. Apropos de la peinture de pay
sage, Erwin Strauss disait dja que la peinture de paysage ne repr
sente pas ce que nous voyons ... elle rend l'invisible visible, comme
une chose drobe, loigne
3
)). Arriver au paysage implique donc de
se perdre en lui, d'etre comme entour par un horizon, pris dans les
l. Sur cene dsorganisation comme ordre captalste, el A. Appadura, Apres le
eolonialisme, op. cit. ; Alain loxe, L'Empire du ehaos, Pars, La Dcouverte, 2002 ;
et Ignacio Ramonet, Guerres du XXI' siecle, Pars, Galile, 2002. le renvoie encore,
ben vdemmenr, aGilles Deleuze et Flix Guanar, Mille plateaux, op. cit.
2. On se reportera au lvre collectif que j'a dirg, L'Art al'poque du virtuel,
Paris, LHarmanan, 2002.
3. Erwin Strauss, Du sens des sens, Grenoble, lrme Mllion, 1989, p. 519.
267
Une esthtique du virtuel
multiples perspectives - profonde, leve ou plate - qu'a explores
1'art chinois La visibilit pratique le biais, la distance allusive ", une
entre-vision renvoyant au sans forme)), au vide comme point
nodal tiss du virtuel et du devenir)), comme l'crit Franc:ois
Cheng l. L'invisible y est un drob et un furtif.
Cet etre instable et flux du paysage, avec ses retards)) et ses
carts)) lumineux, me fait penser aux villes OU j'ai rcemment
vcu, Tokyo ou Shanghai. Elles se doublent dans 1'infinit de leurs
surfaces lumineuses et lectroniques, dans leurs plisss virtuels et
leurs crans lumineux. Une seconde peau baroque et digitale,
ouverte a 1'phmere du temps propre a 1'image-flux, a son
prsentisme )) comme a son devenir. Si bien que cette dmatria
lisation d'une matiere de plus en plus lgere peut paradoxalement
revendiquer un temps naturel: fluidit de 1'eau ou de la lumiere,
rinscription du temps cosmique - vent, nuage, heure du jour
dans la relation artifice/nature. Partout, le temps est devenu la
quatrieme dimension de 1'image )), pour reprendre une expression
de Bill Viola, qui avait dja explor les lments (eau, feu), les flui
dits et les voiles dans ses installations.
Dans tous ces sites du temps, toujours au bord des failles et des
dchirures, toujours multiples, le rel surgit dans les rseaux croiss
et dynamiques d'images-monde et d'hybrides chimriques, mixant
image et abstraction dans des topologies non linaires, qui sont nos
phmrides (ephemeros, emera : jour, ce qui ne dure qu'un jour). En
cela l' esthtique du passage, du fragile et du fugace, est une esth
tique de la lumiere, comme le fut 1'esthtique baroque. Une lumiere
post-phmere, faite de riens et de presque riens)), une lumiere
suspendue qui enveloppe son propre secret dans les fluctuations
potentielles d'un temps fluide et cranique, donnant naissance a
toutes les communauts imaginaires )) interactives, OU la dterrito
rialisation mondiale des flux est insparable de l'exploration de nou
veaux territoires locaux ou internationaux. Plis, dplis, replis des
images, tour a tour machiniques et ultrarapides, dessinent les poten
tialits d'une esthtique du virtuel qui est une nouvelle maniere
d'etre au temps. Peut-etre est-ce ce cybersublime)) dont parle
Wonie Rhee a propos de la Media City de Soul (2002). Cenes, on
lo Fran<;:ois Cheng, Vide et plein, Paris, Le Seuil, 1979, p. 330
268
Esthtique de t'image-flux
n' est plus dans le sublime du baroque, avec ses rhtoriques, son
mirabile, ses hyperboles et ses fureurs hro"iqueso Ni, aplus forte
raison, dans le sublime kantien du jugement, OU le jeu discordant de
la raison et de 1'imagination transcendantales engendrait des carts
irreprsentables dans la reprsentation. Car ce sublime de 1' im
prsentable)), que Jean-Franc:ois Lyotard rfrait a une anamnese
rflexive qui allait de Barnett Newman au postmoderne, est entr en
crise par la gnralisation meme des immatriaux et la dnatura
tion de l'art)). On pourrait plut6t parler d'un sublime anesth
tique)), qui combinerait potiquement Borges et Duchamp. L'un
ha"issait les miroirs quand l'autre les multipliait, mais 1'un comme
1'autre revendiquaient un temps bifurquant, la multiplicit des rcits
et des interprtations, la projection des formes et toutes les dou
blures hiroglyphiques propres aux fictions relles )) et aux hydres
smantiques. Ainsi de la Tlon de Borges, cette ville dja virtuelle OU
chaque homme qui se dplace modifie la forme qui l'entoure. Ainsi
de ce labyrinthe imagin par Ts'ui Pen : il adopte toutes les possibi
lits de fictions en meme temps, au point de crer divers temps et
divers avenirs pout un meme vnement. Comme dans La Loterie de
Babylone, le nombre des tirages est infini )), aucune dcision n' est
finale, car toutes se ramifient 1 )).
L'image-flux n'est pas seulement fluide et ramifie comme les
vidos aquatiques de Pipilotti Rist. Irrductible au seul regne des
simulacres, elle est une Babel potentielle de plans, de circuits, de
topologies et de rhizomes, qui peut transformer le rel par ses pos
sibilits et ses styles, brisant ainsi 1'acosmisme que craignait Hannah
Arendto Pour ce voyageur ternel )) dont revait Borges, toute inter
prtation va vers 1'infini, sans crer pour autant de pathos nvro
tique et errant. C'est pourquoi 1'cart sublime)), proche du Ma
japonais, demeure un cart neutre, au sens de Blanchot et de Bar
thes, et non un cart transgressif ou transcendantalo Un cart dans
1'immanence, pourrait-on dire. Car la coexistence des contraires
duchampiens, ou la multiplicit infinie de Borges, le travail des sur
faces et des topologies, relevent d'un nouvel icarisme temporel en
ses matrices esthtiques. Effet-vague et courbe, effet-surface, effet
texture, artefact et abstract, composent une esthtique des lgerets,
1. Borges, Fictions, Paris, Gallimard, 1974, po 91.
269
'."
:r: ...'
,
Une esthtique du virtuel
.,
' , ~ .
!
des transparences, voire des indiffrences, propre a l' reil virtuel et a
tous les entre-deux culturels du panoptisme mondial.
Cenes, les surfaces (just a suiface) peuvent engendrer ce ralisme
ir
traumatique de The Death in America qu'Hal Forster analysait dja
chez Warhol, et qui habite tous les dsastres et retours du rel
{
dans notre prsent et nos vies l. Souhaitons donc que ce nouvel ica
1
risme temporel du virtuel technologique vite les raisons cyniques et
'i
ressemble aux Anges inhumains de Klee et Benjamin, qui sont, pr Il
cisment, les messagers d'un humanisme plus rel . Acette condi
. ~
"
~ 1 .
tion, l'immanence rinvente une potique des carts et diffrences
1; ".'
propres a l' phmere, OU l' esthtique est aussi une thique, voire une
politique, des transformations historiques et culturelles. Une tem
'.r
pete, au sens de la derniere piece de Shakespeare. La fonction de l' an : ~
n'est-elle pas de donner corps aux choses inconnues et d'assigner 1
au nant arien (airy nothing) une demeure locale, un Nom ?
~
Une potique icarienne si 1'0n veut, vole aux dfis du temps. Car, , ~
derriere Ariel, sa lgeret, son ombre musicale, son erre lumineux et
~ . '
vacillant, il ya to\ljours les risques d'une autre ombre plus tragique,
i
celle d' OU sortent les Prospero et les Caliban. , ',
J
l.
;1
. ~ .
:'-{
~ !
1
Table
Avant-propos .
LIVRE PREMIER
Walter Benjamin et la raison baroque
UNE ARCHOLOGIE DU MODERNE .; . 13
L' espace anglique : Angelus novus . 23
L' espace baroque : le Trauerspielou l'allgorie cornrne origine . 34
L' espace baudelairien : un baroque rnoderne . 47
L' espace de l'criture .. 54
65
LES ARCANES DU FMININ .. .
L'utopie eatastrophiste .
68
L'utopie anthropologique : ..
78
, '81
L'utopie transgressive .
LIVRE SECOND
La folie du voir. De l' esthtique baroque
LA SCtNE DU VOIR .. .
liS
LE TRAVAlL DU REGARD .
LA VOYURE OU L'CEIL DU FANTASME ....... "1
T ableau l............................................... I.JI
T ableau2',. ......................................................................................1 \ ~
l. Ha! Forster, The Return 01the Real, Cambridge, Londres, MIT Press, 1996.
271
9
91
e
;'
,
:.
r
La folie du voir
LA LONGUE-VUE RHTORICIENNE. !L MJRABJIE, JI FURORE........ ............ 149
La longue-vue aristotlicienne.................................................... 152
Jl mirabile, ilfurore.................................................................... 161
LA LONGUE-VUE RHTORICIENNE. ESTHTIQUE ET FIGURES DU RIEN 173
LIVRE TRISIEME
Une esthtique du virtud
DES ALLGORIES INDIFFRENTES 193
L'IMAGE-CRISTAL DU MODERNISME 203
Le cristal de l'vnement............................................................ 211
Les cristaux de temps 215
Les cristaux baroques de l' inflexion 219
ESTHTIQUE DE L'IMAGE-FLUX 225
I. Un temps machinique 229
II. Du temps cristallin au temps virtuel 232
III. Une nouvelle folie du voir : le plan d'immanence techno
logique 236
IV. T opologies 240
v. Artifices et artefacts................................................................ 245
VI. Doubles et doublures. 248
VII. De nouvelles machines clibataires : le sexe virtuel......... 251
VIII. Une potique icarienne 257
'j;
.:.;
't,'
DANS LA MEME COLLECTION
Jean-Franc;:ois Lyotard
Instructions paiennes
David Cooper
Qui sont les dissidents
Jean Baudrillard
L'Effit Beaubourg
Pierre-Jakez Hlias
Lettres de Bretagne
Jean-Marie Touratier
TV
Vercors
Sens et Non-Sens de I'histoire
Jean-Marie Touratier
Le Strotype
Coletre Ptonnet
On est tous dans le brouillard
Collectif
Stratgies de I'utopie
Alain Touraine
Mort d'une gauche
Serge Doubrovsky
Parcours critique
Jalil Bennani
Le Corps suspect
Suzanne Roth
Les Aventures au XVJJl' siec/e
Roselene Dousset-Leenhardt
La Tete aux antipodes
Jean Oury
Onze heures du soir aLa Borde

Vous aimerez peut-être aussi