Du Calme Gaetan Cousin Konstantin Buchl

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© ODILE JACOB, MARS 2022

15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

www.odilejacob.fr

ISBN : 978-2-4150-0132-2

Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-


5 et 3 a, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à
l'usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part,
que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration,
« toute représentation ou réproduction intégrale ou partielle faite sans le
consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art.
L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçon
sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété
intellectuelle.

Composition numérique réalisée par Facompo


Introduction

Notre rythme de vie s’est accéléré au cours des dernières décennies.


Dans son livre Accélération (2011 ; 2013), le sociologue et philosophe
Harmut Rosa en donne plusieurs exemples, en citant des études couvrant
des domaines très différents et aux résultats parfois surprenants. Dans le
domaine de la musique, par exemple, on a pu démontrer que le tempo
d’exécution des œuvres classiques s’était accéléré depuis le XIXe siècle.
Dans le domaine politique, une étude norvégienne a démontré que le
nombre de phonèmes articulés par minute au Parlement avait augmenté de
près de 50 % entre 1945 et 1995 ; autrement dit, que le débit de parole
s’était accéléré. À la télévision, une simple comparaison des émissions du
passé avec celles du présent permet de constater que la succession des plans
est beaucoup plus rapide aujourd’hui que, par exemple, dans les années
1970. Il existe même des données suggérant que les gestes du quotidien se
font de manière plus rapide. Aux États-Unis, entre 1985 et 1995, le temps
hebdomadaire consacré aux soins corporels et aux repas a diminué de
2 heures environ pour ces deux activités, ce qui suggère qu’elles sont
menées plus rapidement !
Cette augmentation du rythme de vie est l’aspect le plus frappant de
l’agitation contemporaine. Mais l’agitation contemporaine, ce sont aussi les
sursollicitations technologiques et sociales, et le vol constant de l’attention
par la publicité (Crawford, 2015). C’est aussi le bruit. Selon l’Agence
européenne de l’environnement, le bruit cause aujourd’hui en Europe plus
de 16 000 morts prématurées par an, via les différentes maladies physiques
et psychiques qui lui sont associées. De nos jours, les bruits de route
supérieurs durant la journée à 55 dB, niveau défini par l’Agence comme
celui de la « pollution sonore », et donc problématique pour la santé et le
bien-être de la population, affectent rien qu’à eux seuls 1 Européen sur 4 1.
Plusieurs données, et notamment les statistiques sur le stress, suggèrent
que le sentiment d’agitation intérieure, lui aussi, s’est accru au cours des
dernières décennies (Rosa, 2011 ; 2013). Celles-ci montrent que le
sentiment subjectif de stress et d’urgence a crû de manière importante
depuis les années 1960. En 2002 déjà, en Europe, le coût annuel du stress
lié au travail était estimé entre 15 et 20 milliards d’euros 2. Et divers
phénomènes de société actuels, des troubles de l’attention et d’hyperactivité
chez les enfants à l’usage de psychostimulants – caféine, amphétamines,
cocaïne –, en passant par les symptômes d’épuisement professionnel,
ou burn-out, semblent les conséquences directes d’une société malade du
temps, alternant entre des modes de fonctionnement presque hystériques et
des états d’épuisement.

Le calme environnemental

Il apparaît ainsi nécessaire de réintroduire davantage de calme dans nos


existences. Mais, au fond, qu’est-ce que le calme ?
Il faut distinguer le sentiment de calme, d’un côté, du calme présent
dans notre environnement de vie, de l’autre. Lorsque nous parlons de
« calme intérieur » ou d’« expérience du calme », nous nous référerons dans
cet ouvrage à l’idée de calme en tant qu’état vécu et sentiment subjectif.
Nous nommerons, en revanche, « calme extérieur » ou « calme
environnemental » ces aspects de notre environnement qui sont d’intensité
faible ou modérée : par exemple, le calme sonore ou un rythme de vie
paisible.
Un rythme de vie paisible implique généralement des temps qui ne sont
pas dédiés à une activité productive. On peut penser alors aux notions
d’otium des Romains et de scholè des Grecs, que l’on traduit toutes deux
généralement par « loisir » ou « oisiveté » (Morana, 2015). Ces moments
peuvent être faits de repos, de contemplation, de méditation ou de rêverie.
Mais ils peuvent consister également en des activités qui, bien que
mobilisant une certaine énergie et un certain effort, nous apaisent parce
qu’elles sont choisies, agréables et menées à un rythme confortable.
Calme extérieur et calme intérieur sont liés, et c’est pourquoi nous les
considérons ensemble dans ce livre. Nous retirons d’un lieu paisible un
repos ou un apaisement qu’il est plus difficile de ressentir dans un lieu
agité. Certes, cela se fait selon des critères en partie personnels : dans un
même lieu, une personne se sentira parfaitement calme alors qu’une autre se
sentira très agitée. Cependant, bien que le calme environnemental ne
garantisse pas la paix intérieure, il peut la favoriser. Il est plus facile de se
sentir paisible au milieu d’un jardin parcouru de légers bruits de fontaines et
de chants d’oiseaux qu’au milieu d’un supermarché bondé et bruyant. Et,
réciproquement, le calme intérieur contribue à la genèse du calme extérieur.
Quand nous sommes calmes, nous avons davantage tendance à apaiser notre
rythme de vie, et nous n’ajoutons pas à l’agitation ambiante. Nous faisons
des choix différents, qui influencent également le degré de stimulation
sensorielle et de pression temporelle auquel nous serons soumis – et par là
notre expérience du calme. Calme intérieur et calme extérieur s’influencent
donc l’un l’autre.

L’expérience intime du calme


En synthétisant les apports de la philosophie et de la psychologie sur la
question, nous proposons de définir l’expérience intérieure du calme de la
manière suivante : il s’agit d’un état d’esprit serein, relativement exempt de
pensées négatives, et accompagné d’un état émotionnel neutre ou plaisant,
ainsi que de sensations physiologiques de détente 3. Par « pensées
négatives », nous entendons les pensées ou les ruminations qui tendent à
susciter des états émotionnels déplaisants ou douloureux. Celles-ci ne
doivent pas nécessairement être totalement absentes (ce qui est rarement
possible), mais elles doivent rester limitées pour que l’on puisse parler de
calme. Les sensations physiologiques de détente, quant à elles,
accompagnent naturellement les états de calme, bien que nous n’en soyons
pas toujours conscients. Le degré de conscience corporelle et émotionnelle
d’une personne – qui peut s’entraîner par exemple via des exercices de
pleine conscience – joue ici un rôle important.
Le calme intérieur, aussi nommé « sérénité », « quiétude » ou « paix
intérieure », est un état subjectif, mais qui peut être mesuré sur le plan
physiologique. La respiration est un indicateur classique des états de calme.
Lorsque nous sommes détendus, celle-ci se fait plus lente – et Apple ne s’y
est pas trompé en lançant fin 2016 un petit senseur portable qui mesure en
temps réel la fréquence des respirations par minute et indique comme
périodes de « calme » les moments où la respiration ralentit. Plusieurs
autres mesures objectives du calme existent, même si certaines sont
réservées aux spécialistes en psychophysiologie ou en neuropsychologie.
Les états de calme activent l’aile parasympathique de notre système
nerveux, celle chargée de signaler à notre organisme que « tout va bien »,
qu’aucune action n’est nécessaire, que le corps peut se régénérer et
« s’occuper de lui seul ». Lorsque le système parasympathique est activé,
les tensions musculaires diminuent, le rythme cardiaque s’apaise, la
respiration ralentit et la digestion est facilitée (Hanson, 2015). Les niveaux
de cortisol, souvent vu comme l’hormone du stress, présents dans le sang et
la salive, sont généralement bas lorsque nous sommes détendus. Les ondes
cérébrales, de leur côté, fournissent des informations sur le niveau
d’agitation ou de calme de l’organisme, les états de calme étant associés à
des ondes cérébrales plus lentes que l’on nomme les ondes alpha (Aris,
Sulaiman, Taib, 2015). Celles-ci sont présentes, par exemple, durant les
moments de rêverie, ainsi que dans l’expérience de la méditation en pleine
conscience.
Mais le calme est aussi une expérience subjective. Dans cet ouvrage,
nous ne nous intéressons donc pas seulement aux travaux scientifiques
fondés sur des mesures physiologiques des états de calme, nous intégrons
également les écrits de philosophes et de psychologues l’ayant étudié en
tant que sentiment vécu. Sur le plan subjectif, il faut relever tout d’abord
que l’expérience du calme est plutôt associée à des moments agréables : sur
mon balcon un après-midi ensoleillé, détendu(e) et sans préoccupation
particulière, le calme que je ressens est un sentiment plaisant. Si le
sentiment général est désagréable, il sera rarement associé à un état de
calme intérieur. Ainsi, un sentiment dominant d’ennui n’est en principe pas
qualifié de calme, même si la personne qui le ressent n’est pas
particulièrement agitée sur le plan physique ou mental. Lorsque nous nous
ennuyons, le temps est perçu comme trop long, le rythme trop lent ou les
stimulations trop peu nombreuses. Ce n’est généralement pas le cas lorsque
nous nous sentons calmes au sens où nous l’entendons. Et certes, le
sentiment de calme peut être parfois relativement neutre sur le plan
émotionnel. Néanmoins, dans la mesure où il est associé à des sensations
physiques de détente et de relaxation, qui sont plaisantes en elles-mêmes, il
reste une expérience agréable si nous prenons le temps d’y prêter attention
(Cousin, Page, 2016). Par ailleurs, contrairement à une idée répandue, le
calme ne s’oppose pas à l’énergie. Comme le rappelle le psychiatre et
psychothérapeute Christophe André (2009), nous pouvons les ressentir tous
les deux à la fois.
Enfin, il est important de ne pas penser le calme et l’agitation de
manière binaire, comme des catégories qui s’excluraient mutuellement –
« être calme » vs « être agité ». Le calme et l’agitation forment en réalité
un continuum. Les deux pôles opposés de ce continuum sont l’état
d’agitation extrême, d’un côté, et l’état de calme total, de l’autre. Nous
sommes très rarement, voire jamais, à l’un ou l’autre de ces extrêmes, mais
nous nous déplaçons d’un bout à l’autre de ce continuum tout au long de
notre journée, au gré des événements qui nous arrivent et des émotions qui
nous animent. Ainsi nous sommes plus ou moins agités et plus ou moins
calmes à chaque moment de notre vie.
Pour trouver de petits espaces de calme dans la journée ou dans l’année,
diverses solutions sont envisagées par nos contemporains, plus ou moins
rapides et efficaces sur le court terme : boire un verre de vin, fumer du tabac
ou du cannabis, ou – quand la situation sanitaire et nos finances le
permettent – s’offrir un massage ayurvédique ou des vacances aux
Seychelles… Or nombre d’entre elles sont potentiellement problématiques
sur le plan de la santé ou relativement chères. En outre, ces solutions ratent
généralement leur cible, en ce qu’elles ne permettent pas toujours
réellement et durablement de nous apaiser. Parfois, elles ne s’intègrent pas
non plus à nos valeurs ou à nos objectifs de vie.
Par ailleurs, nous semblons à fois désirer et éviter le calme. D’un côté,
nous faisons parfois des tentatives désespérées pour ralentir et pour nous
apaiser, quitte à nous ruiner ou à mettre notre santé en jeu. De l’autre, nous
fuyons tout ce qui peut sembler trop plat, trop terne ou trop lent. Nous
avons peur de mener une vie inintéressante, fade. Nous courons sans cesse
vers les stimulations, vers ce qui semble excitant, nouveau, surprenant et
intense, quitte à nous étourdir d’activités et de mouvement. Nous acceptons
de nouvelles responsabilités alors notre agenda est surchargé. Et si un
moment de notre semaine se libère, nous y plaçons rapidement une nouvelle
obligation.
Existe-t-il un problème de fond expliquant notre ambivalence vis-à-vis
du calme ?

Agitation et intensité

La veine philosophique de la pensée critique, dont nous nous inspirons,


consiste à dresser le constat d’un dysfonctionnement spécifique, aux
implications globales, à faire le diagnostic de ses causes et mécanismes et à
élaborer une série de remèdes à une éventuelle anomalie fondamentale
identifiée, ou à certains de ses symptômes les plus préoccupants.
L’anomalie fondamentale dans le fonctionnement de notre société a été
placée en divers objets dans l’histoire des idées 4. Dans cet ouvrage, nous
défendons l’idée que l’une des anomalies fondamentales de notre société
réside dans la recherche perpétuelle d’intensité.
L’intensification de l’expérience vécue signifie que les impressions
sensorielles et émotionnelles deviennent plus fortes, plus denses, plus
profondes, ou qu’elles se succèdent plus rapidement. Il n’y a rien, à
première vue, qui condamne l’intensité de ces impressions ou la volonté de
les vivre. Une vie plus intense semble a priori plus intéressante ! Nous
recherchons naturellement une certaine intensité et nous la préférons de loin
à l’ennui. Néanmoins, un problème apparaît lorsque la quête est continue et
devient un but en soi, écartant la possibilité d’introduire de la discontinuité
et du ressourcement entre des épisodes plus intenses. L’intensité continue
de l’expérience vécue engendre de l’agitation et tous les corollaires négatifs
mentionnés plus haut – bruit, sollicitations continues, rythmes de vie
frénétiques, impatience, nervosité, stress, etc. Elle pose également un
problème de fuite en avant. Un aspect inquiétant de l’intensification réside
en effet dans l’accoutumance toujours renouvelée au dernier niveau
d’intensité atteint, appelant à un accroissement perpétuel pour retrouver le
climax précédent et masquant à peine l’éternelle insatisfaction dans laquelle
une telle vision du monde nous enferme. Si la surexposition à l’intensité
simple, sans son accroissement continuel, semble déjà constituer un projet
de vie problématique, que penser alors d’existences soumises à un
commandement d’intensification illimitée ?
Certains s’étonneront peut-être de notre diagnostic. Pourquoi placer
dans la recherche permanente d’intensité le mal principal de notre temps,
plutôt que dans l’accélération de notre rythme de vie, par exemple ? Parce
que la première est un phénomène plus large, aux implications plus
nombreuses et plus perverses, susceptible selon nous d’expliquer un grand
nombre de traits problématiques dans notre société. La course aux
stimulations engendre toute une série de conséquences négatives et nous
prive des bienfaits associés au calme. Cette intensification de tous les
aspects de notre existence est en partie subie, mais aussi en partie choisie.
En effet, comme nous tenterons de le démontrer, nous recherchons
l’intensité notamment par peur de l’ennui. Souvent même sans nous en
rendre compte. Et par là, nous contribuons à créer de l’agitation, en nous
comme autour de nous.
Une confusion potentielle doit être écartée dès à présent : l’intensité
n’est pas l’agitation. Certes, plus une activité augmente en intensité, plus
elle exige de la pratique et de l’entraînement pour que nous en conservions
la maîtrise sans produire d’agitation (stress, nervosité…). Mais il est tout à
fait possible de mener une activité intense sans agitation et dans le calme. Il
en va ainsi pour la virtuosité en musique ou encore pour le sport
professionnel : l’intensité de la performance n’empêche pas nécessairement
le virtuose ou la sportive de pratiquer dans le calme. Par ailleurs, il est
possible de se sentir « intensément calme » si le calme que l’on ressent est
particulièrement profond et que nous en sommes pleinement conscients.
L’expérience du calme ne s’oppose donc pas, en soi, à l’intensité de
l’expérience.
Cette distinction entre agitation et intensité est fondamentale. En effet,
nous identifions la source de l’agitation généralisée – bruit, sollicitations
perpétuelles, rythmes de vie frénétiques, sentiments fréquents d’impatience,
de nervosité et de stress – dans l’intensification constante du vécu lié à une
recherche permanente d’intensité. Cela signifie non pas que l’intensité en
elle-même soit problématique, mais que sa quête sans fin comporte le
risque de nous épuiser et d’appauvrir le sens de notre existence. Il s’agit
pour nous de dénoncer la recherche permanente d’intensité, une tendance
aussi dévastatrice pour notre équilibre personnel que l’est la croissance
économique sans limite pour l’environnement terrestre.

L’union de la philosophie et de la psychologie

En écrivant ce livre, nous souhaitions éviter trois écueils : 1) celui de la


synthèse un peu sèche d’études scientifiques ; 2) celui de la réflexion
philosophique ayant peu d’utilité pratique ; 3) et celui du livre de recettes
simplistes. Le format de cet ouvrage est donc celui d’une sorte d’essai
pratique, cherchant à mieux comprendre la problématique de l’agitation et
du calme, pour trouver les moyens de naviguer entre sollicitations et
distractions et atteindre un mode de vie pleinement choisi, plus serein. Dans
ce projet, nulle volonté de professer des leçons de morale, puisqu’il ne
s’agit pas de condamner l’intensité elle-même, mais de réfléchir au modèle
de vie supposée enviable et réussi exclusivement basé sur la recherche
permanente de stimulations. Il ne s’agit pas non plus de faire du calme une
nouvelle norme : les plaisirs intenses et les moments de forte activité ont
eux aussi leur place dans une vie agréable. Notre ambition, en écrivant ce
livre, est ailleurs. Elle consiste à réfléchir à l’intérêt du calme, et, si celui-ci
est avéré, aux moyens de le réintroduire à certains moments de nos journées
et de nos semaines. Peut-être pourrons-nous par là reprendre davantage
possession de nos vies, sortir de nos automatismes fébriles et nocifs, et nous
reconnecter à toute une série d’expériences humaines de meilleure qualité,
riches de sens et pleinement appréciées.
Dans un langage clair et sans jargon inutile, nous avons réuni les
apports de la philosophie et de la psychologie scientifique pour essayer d’en
dégager des outils pratiques, transférables à notre quotidien. En effet, nous
pensons que les causes de l’agitation et de la recherche perpétuelle
d’intensité, comme les potentielles réponses au problème, ne peuvent être
appréhendées qu’au moyen d’une réflexion interdisciplinaire. Cette
approche interdisciplinaire constitue un défi, mais aussi une chance de
confronter deux domaines des sciences humaines qui se côtoient souvent,
mais tendent à se regarder avec méfiance et à élaborer des réponses
séparées.
À notre sens, l’angle de la philosophie est nécessaire, premièrement
parce que la question de la vie bonne, celle considérée comme
intrinsèquement désirable, a animé les philosophes au moins depuis le
tournant socratique, au Ve siècle avant notre ère. L’eudémonisme qui en est
issu, fixant le bonheur comme but ultime de la vie humaine, a exercé une
influence capitale jusqu’à aujourd’hui dans l’élaboration de la figure du
sage, souverainement calme et inconditionnellement heureux. Voilà deux
mille cinq cents ans que le calme est présenté comme indispensable à la fin
de toutes les fins par tout un courant de la philosophie. Les philosophes en
question ont non seulement formulé des arguments critiques contre ce que
nous nommons ici l’agitation, mais – ce qui est moins connu – plusieurs
d’entre eux ont également développé des stratégies pratiques pour favoriser
les états intérieurs de calme. Nous évoquerons, entre autres, des auteurs tels
qu’Épicure, Sénèque, Marc Aurèle, Montaigne, Henry David Thoreau,
Gaston Bachelard, Bertrand Russell, Vladimir Jankélévitch, Pierre Hadot,
Michel Foucault, Hartmut Rosa ou Tristan Garcia.
Deuxièmement, la philosophie est nécessaire parce qu’elle contribue à
clarifier les concepts et leurs relations mutuelles pour toutes les questions
qui ne peuvent être tranchées par une démarche expérimentale. Si cette
dernière peut nous indiquer, par exemple, les effets de l’agitation sur la
santé physique et mentale, elle ne peut pas nous prescrire de rechercher la
santé physique et mentale sans sortir de ses prérogatives scientifiques. La
philosophie peut, quant à elle, déterminer quelles sont nos meilleures
options théoriques ou pratiques, quand bien même la question soulevée
porte sur des faits inobservables et, ultimement, invérifiables. Elle se sert
pour cela de l’analyse rigoureuse des concepts employés et de la critique
systématique des options logiquement disponibles dans la discussion.
L’apport de la psychologie expérimentale est selon nous indispensable
en ce qu’il fournit les résultats d’études récentes, scientifiquement validées,
permettant de faire le tri entre les simples conjectures et les faits
scientifiquement avérés à ce jour. Chaque fois que cela sera possible, nous
confronterons donc les analyses des philosophes avec les résultats de la
psychologie moderne, les deux domaines étant complémentaires. La
philosophie peut se permettre des hypothèses audacieuses et complexes,
sans être bridée par les exigences de l’expérimentation ; la recherche en
psychologie se doit, quant à elle, très clairement de rendre opérationnels les
concepts employés et d’élaborer des hypothèses qui soient testables. Ce que
la philosophie gagne en richesse d’hypothèses et en absence de
sursimplification, la psychologie scientifique le compense par le caractère
de preuves que revêtent les résultats de ses études 5.
Nous avons laissé volontairement de côté certains thèmes comme ceux
de la relaxation ou de la gestion du temps, sur lesquels de nombreux
ouvrages se sont déjà penchés. De la même manière, nous n’avons pas
abordé le vaste sujet de la psychopathologie (dépression, troubles anxieux,
troubles de personnalité, etc.) ou des ennuis psychologiques, qui jouent bien
sûr un rôle important dans l’expérience intérieure du calme, mais méritent
pour chacun d’eux des ouvrages à part. Nous avons plutôt cherché les
causes de l’agitation que nous connaissons tous dans la société actuelle,
indépendamment de notre parcours de vie individuel et de nos souffrances
personnelles, et réfléchi aux moyens d’y répondre. Bien que la pandémie de
Covid-19 ait bouleversé à de nombreux niveaux nos sociétés, nous ne nous
focaliserons pas sur elle, mais sur la question du calme et de l’agitation de
manière générale, en temps de crise sanitaire comme en temps « normal ».
Sans avoir la prétention de présenter des solutions définitives à la question
du calme, nous avons ensuite cherché à dégager des écrits des philosophes
et des études récentes en psychologie les pistes qui nous semblaient les plus
prometteuses. Et elles sont nombreuses…
CHAPITRE 1

Une anomalie fondamentale

« En ce temps-là le monde regorgeait de tout : les gens se


multipliaient, le monde mugissait comme un taureau sauvage et le
grand Dieu fut réveillé par la clameur.
Eulil entendit la clameur et dit aux dieux assemblés : “Le vacarme de
l’humanité est intolérable, et la confusion est telle qu’on ne peut
dormir.” »
Épopée de Gilgamesh (1800 av. J.-C.).

À première vue, dans les pays économiquement développés du moins,


peu de personnes échappent au phénomène de l’agitation. Même les
enfants. Comme l’exprime le pédopsychiatre Olivier Revol (2013), de plus
en plus d’entre eux sont considérés comme hyperactifs, alors qu’ils ne
souffrent pas d’hyperactivité au sens médical, mais que leur comportement
est le simple reflet d’un environnement familial lui-même survolté. La peur
de l’ennui semble au centre de cette agitation et conduit les enfants et leurs
familles à s’étourdir d’activités.
Mais ce phénomène ne concerne pas que les plus jeunes. Les personnes
âgées elles-mêmes semblent être prises par l’agitation de notre époque. Il y
a vingt ans, l’anthropologue et philosophe français Pierre Sansot écrivait
déjà (1998, p. 31) :
« Je reviens sur la destinée des personnes âgées au nombre desquelles je
figure. Elles avaient enfin acquis le droit de se reposer. S’asseoir sur un
banc exposé au soleil, entreprendre une partie de cartes interminable,
considérer gravement au café un verre de blanc que l’on buvait par
petites gorgées, trottiner du banc à la maison […]. Les seniors leur ont
succédé et ils ont bon pied, bon œil. On leur suggère d’accomplir toutes
sortes d’exploits. »

Cette agitation se reflète également dans l’abondance consumériste dans


laquelle nous baignons. L’industrie du divertissement, par exemple, non
seulement s’adresse à un nombre conséquent d’individus, mais multiplie
aussi la quantité des biens culturels à consommer. La difficulté de l’amateur
et de l’amatrice de séries télévisées aujourd’hui n’est pas de trouver des
productions de qualité, mais, premièrement, de sélectionner celles qui
l’intéressent dans l’incroyable masse des fictions disponibles, puis de
trouver le temps de les regarder. Se divertir devient une activité exigeante.
La culture geek, en particulier, produit un modèle fondé sur l’expertise,
exigeant de ses adeptes du temps, un investissement conséquent et des
heures de consommation pour faire partie du clan des connaisseurs.
À première vue, aucune classe d’âge ni aucun domaine de l’existence ne
semblent donc échapper à l’agitation contemporaine. Des plus jeunes aux
plus âgés, du domaine du travail à celui des loisirs, les injonctions du
« davantage », du « plus vite », du « plus intense » et du « plus loin »
semblent régner en maîtres. La question consiste à savoir s’il s’agit d’une
tendance humaine à rechercher l’intensité, présente de tout temps, ou si
réellement notre époque est plus agitée que les précédentes.

Est-ce que c’était plus calme avant ?


Prenons pour exemple l’une des facettes environnementales de
l’agitation : le bruit. Nous disposons de certaines sources nous permettant
de savoir que le bruit n’est pas un problème nouveau pour l’humanité. Dans
la Rome antique déjà, les chariots étaient interdits de nuit dans les rues à
cause du bruit que leurs roues faisaient sur les pavés, qui perturbait le
sommeil des habitants. Durant le Moyen Âge, certaines villes européennes
interdisaient pour la même raison le passage des chevaux dans la rue au-
delà de certaines heures, ou couvraient les rues de paille pour amortir le son
des sabots (Goines, Hagler, 2007). Plus proches de nous, nos ancêtres du
e
XIX siècle avaient à subir des inconvénients sonores que nous connaissons
moins aujourd’hui, notamment ceux de crieurs publics ou d’artisans peu
discrets (les ateliers de maréchaux-ferrants, par exemple). À partir de la
révolution industrielle, beaucoup travaillent dans des usines bruyantes, avec
des horaires bien plus étendus qu’aujourd’hui. Et les lois contre le bruit
n’existaient pour ainsi dire pas. Alain Corbin note ainsi dans son Histoire
du silence (2016, p. 93) :

e
« Durant les premières décennies du XIX siècle, le paysage sonore,
contrairement à celui de la campagne, était, dans les grandes villes
d’Occident, à Paris notamment, constitué d’un incessant tapage – et le
seuil de tolérance au bruit était fort élevé. Depuis l’aube des Temps
modernes, les cris de métiers, artisanaux et commerciaux, entretenaient
un brouhaha permanent. La musique de rue, celle de nombreux baladins
ou joueurs d’orgue de Barbarie, n’était pas encore réglementée. Des
machines bruyantes se trouvaient installées partout, dans les ateliers,
dans les échoppes. Jacques Léonard, qui a étudié ce monde du bruit, a
relevé ainsi la présence de forges dans les étages d’immeubles
parisiens. »
Par ailleurs, les logements étaient souvent mal isolés et réunissaient
dans de petits espaces un grand nombre d’individus – ce qui était
naturellement source de bruit. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Zola
décrit ainsi dans L’Assommoir l’intérieur d’un immeuble d’habitation
populaire (1877 ; 1979, p. 68) :

« Sur chaque palier, des couloirs s’enfonçaient, sonores de vacarme


[…]. On entendait, du rez-de-chaussée au sixième, des bruits de
vaisselle, des poêlons qu’on barbotait, des casseroles qu’on grattait avec
des cuillers pour les récurer […]. On se battait au quatrième : un
piétinement dont le plancher tremblait, des meubles culbutés, un
effroyable tapage de jurons et de coups. »

Autre exemple : dans les années 1940 encore, et jusqu’à leur


interdiction, des camionnettes circulaient dans les villes, portant des haut-
parleurs diffusant des spots publicitaires bruyants aux citadins captifs de ces
pratiques commerciales agressives. Heureusement, ce type de bruit est
aujourd’hui généralement interdit.
La vie courante au XXIe siècle en Europe n’est donc peut-être pas plus
bruyante qu’elle l’était par le passé, du moins depuis les débuts de la
révolution industrielle. En revanche, il semble être devenu plus difficile de
fuir le bruit et de trouver par moments le calme sonore. Une personne qui le
recherche aujourd’hui a probablement plus de difficultés à le trouver. Même
à la campagne se manifestent nombre de sons liés à l’automobile et à la
technique (le bruit plus ou moins lointain d’une route ou d’une autoroute,
d’une ligne de chemin de fer, d’avions ou d’hélicoptères, de tracteurs ou
d’autres engins agricoles, et ainsi de suite). Nous sommes toujours plus
nombreux sur terre et il devient difficile de trouver des endroits réellement
isolés, loin de l’agitation, notamment en Europe où le maillage des activités
humaines sur le territoire est dans l’ensemble très resserré.
Par ailleurs, l’urbanisation de la planète s’est poursuivie à un rythme
accéléré ces dernières décennies. En 1950, seuls 30 % de la population du
globe vivait dans des villes ; depuis 2007, le chiffre de 50 % a été dépassé ;
et l’on projette qu’en 2050, 75 % de la population mondiale y résidera
(Hollis, 2013). Or les villes sont un concentré d’activités, de bruits, de
sollicitations et de stimulations. Elles restent actives durant la nuit. Il est
donc plus difficile d’y trouver des lieux calmes et des moments de paix. Si
la campagne d’aujourd’hui semble plus bruyante que celle du passé, ce
n’est encore rien au regard de la frénésie des villes et de leur cortège de
voitures, de bus, de chantiers, de travaux, de lieux de sorties et de
problèmes de voisinage. C’est pourtant dans les villes, désormais, que
réside la majeure partie de la population mondiale.
Un nombre considérable d’appareils et d’engins produisent en outre des
sons que nos ancêtres ne connaissaient pas et auxquels il est difficile
d’échapper, que ce soit dans les espaces intérieurs (machines à laver, lave-
vaisselle, aspirateurs, etc.) ou dans la rue (balayeuses de rue, souffleurs de
feuilles, etc.). Ces sons sont parfois faibles (bips d’appareils téléphoniques,
vrombissements de frigo ou de système de ventilation), mais ils sont
omniprésents. Ainsi, ce n’est peut-être pas tant le volume sonore qui a
changé, que la durée d’exposition au bruit. Les innovations techniques et
technologiques, l’ubiquité de l’homme et de ses activités ainsi que la
société 24 heures sur 24 nous privent de bien des moments de silence. Et si
certaines lois réglementent le volume sonore, peu de choses sont faites
contre son omniprésence.
Le même constat s’impose pour les autres formes d’agitation que nous
subissons dans notre environnement physique et social. Par exemple, en ce
qui concerne la sursollicitation visuelle – via les panneaux publicitaires et
écrans vidéo, par exemple. Nos ancêtres connaissaient certainement des
moments d’intense sollicitation visuelle, mais les écrans n’existaient pas. Or
ceux-ci peuvent faire défiler des images à une rapidité folle et sont
disponibles à tout moment de la journée. Par ailleurs, les publicitaires
exploitent sans merci les résultats de la recherche en psychologie de la
perception, pour présenter des images aux contrastes et aux mouvements
qui captent presque irrésistiblement notre attention. Certains auteurs parlent
ainsi d’un véritable « vol de l’attention » (Gazzaley, Rosen, 2016). La
publicité est en cause, mais elle n’est pas la seule. Les e-mails, les SMS, les
notifications push ou les fenêtres pop-up de l’ordinateur représentent autant
d’interruptions dans le flux de notre conscience et dans l’accomplissement
de nos actions quotidiennes. Elles sollicitent nos capacités attentionnelles
d’une manière inconnue par le passé.
Quant aux moments de pression temporelle, certes nos ancêtres les
connaissaient et avaient parfois à se dépêcher, mais ces derniers étaient
aussi régulièrement forcés de ralentir : avant la maîtrise de l’électricité, la
nuit invitait davantage au sommeil ; l’hiver ralentissait certaines activités ;
le repos dominical était davantage respecté dans une société qui était plus
religieuse qu’aujourd’hui. Les gestes du quotidien et le tempo de la société
en général – vitesse de parole, rythme auquel les gens marchent dans la rue,
vitesse de défilement des images à la télévision, tempo d’exécution des
œuvres musicales – se sont accélérés au XXe siècle (Rosa, 2011 ; 2013).
Certaines études montrent par exemple comment le rythme de vie a
augmenté en Allemagne depuis les années 1990 (Garhammer, 2002). La
perception de manquer de temps aussi (Brooker, Hyman, 2010). Des
phénomènes relativement nouveaux dans l’histoire de l’humanité suggèrent
que la société contemporaine vit à un rythme plus soutenu que par le passé :
ces phénomènes vont par exemple de l’accélération des changements de
métier ou de conjoint(e) au fast-food et au speed dating, en passant par la
« sieste éclair » (Rosa, 2011 ; 2013) 1.
Plusieurs psychologues abondent dans le même sens. Certains estiment
que nous nous ennuyons plus vite que par le passé et avons tendance à
passer plus rapidement à d’autres activités, notamment lorsque nous
interagissons avec les outils technologiques (Gazzaley, Rosen, 2016). Une
étude s’est ainsi penchée sur la fréquence à laquelle des étudiants de
l’Université de Stanford changaient de contenu sur leur ordinateur durant
une journée type à la maison, passant par exemple d’un document Word à
une vidéo YouTube ou d’un article de journal à un site de vente en ligne
(Yeykelis, Cummings, Reeves, 2014). Les résultats montraient que le
changement de contenu se faisait en moyenne toutes les 19 secondes ! Cet
intervalle incroyablement court s’est raccourci en comparaison des études
précédentes menées sur le sujet. Il est par ailleurs intéressant de relever que
les interruptions ou changements d’activité les plus fréquents dans l’étude
(consulter sa boîte e-mail : 14 % ; consulter sa page Facebook : 13 %)
impliquaient des activités qui n’existaient pas à l’époque encore récente où
seul le courrier postal était disponible et avant l’émergence des réseaux
sociaux.
La technologie moderne a contribué à créer une véritable culture de la
distraction en nous donnant la possibilité constante de rechercher de
l’information et de fuir l’ennui (Gazzaley, Rosen, 2016). En nous
permettant d’être sollicités et d’être joignables en tout temps, elle conduit à
ce qu’on peut nommer une « crise de l’attention », cette dernière ne
parvenant plus à se maintenir très longtemps sur un sujet donné – à ce
propos, combien de fois depuis le début de ce chapitre avez-vous
interrompu votre lecture pour regarder votre téléphone portable ou faire
autre chose ?
Ces raisons, et toutes celles que nous avons citées plus haut –
augmentation du bruit, augmentation du rythme de vie, vol croissant de
l’attention par la publicité, possibilité toujours accrue de distractions grâce
aux outils technologiques –, laissent donc à penser qu’il existe réellement
un problème d’agitation à notre époque, différent en qualité et quantité des
formes d’agitation qui existaient par le passé.
Une journée type à l’époque de l’agitation

Illustrons notre propos à l’aide d’un exemple fictif. Nous mettons entre
crochets les types d’agitation (environnementale et intérieure) auxquels
notre héroïne imaginaire est soumise, chaque fois qu’un nouveau type
d’agitation apparaît.

Laurence se réveille en ce mercredi matin dans son appartement au


cœur d’une grande ville européenne [urbanisation]. Elle n’a pas très
bien dormi. Ses voisins ont fait la fête jusqu’à 1 heure du matin [bruit]
et elle s’est fait réveiller plus tôt qu’elle n’aurait voulu par le camion
poubelle. Elle se dépêche de se préparer [rythme de vie rapide] et achète
en vitesse un croissant dans une boulangerie du quartier, avant de filer
prendre le bus. Elle est déjà en retard. Au passage, plusieurs panneaux
publicitaires attirent son regard malgré elle [vol de l’attention par la
publicité], surtout depuis que les anciens panneaux en papier ont été
remplacés par des écrans diffusant des vidéos. Une publicité vantant des
vacances de rêve au Cambodge lui donne envie. Mais son budget ne le
permet pas, à moins qu’elle augmente son pourcentage de travail. Elle y
songe d’ailleurs [tentation de travailler plus pour gagner plus]. Dans le
bus, elle tente de lire le journal, en essayant de résister aux distractions
continuelles induites par les bips de téléphones portables des autres
usagers [distractions sonores] et par leurs écrans [distractions visuelles].
Durant la journée, elle cherche à travailler le plus vite possible [rythme
de travail élevé]. Un certain nombre de cafés l’y aident [stimulants].
Plusieurs dossiers sont en retard. Deux de ses collègues sont en arrêt
maladie et Laurence doit réaliser une partie de leur travail, en plus du
sien. La cadence s’est accélérée de manière continue ces dernières
années [pression managériale]. Pour ne pas terminer trop tard dans la
soirée, elle décide de prendre moins de temps à midi [réduction des
pauses]. Elle achète un sandwich dans un commerce proche, puis mange
devant son ordinateur. Elle en profite pour envoyer quelques messages à
des amis, au sujet de l’organisation de la soirée, et consulte en mangeant
différents sites Internet [multitasking]. Elle se remet ensuite rapidement
au travail. Les distractions sont continuelles : le téléphone sonne, des e-
mails urgents lui sont envoyés et ses collègues l’interrompent
régulièrement pour lui demander quelque chose [sursollicitations].
Laurence se sent un peu dépassée et tapote nerveusement sur le bureau
[sentiment de stress].
Une fois la journée de travail terminée, elle court reprendre le bus, pour
rejoindre des amis à l’autre bout de la ville et tester un nouveau
restaurant dont plusieurs journaux ont parlé [nombreuses possibilités de
loisirs]. Le trajet est long et désagréable. Une mauvaise odeur flotte
dans l’air et le bus est bondé [surstimulation sensorielle]. Pour couvrir
le bruit du moteur et des autres passagers, elle a pris l’habitude
d’écouter de la musique à plein volume dans son casque audio
[intensification sonore]. Cela la réveille un peu. Au restaurant, elle
passe une soirée assez agréable, bien que la fatigue se fasse sentir de
plus en plus. Elle rentre tard. Elle décide néanmoins, grâce à son nouvel
abonnement de vidéos à la demande [possibilité continue de se divertir],
de regarder encore un épisode d’une série qui la tient en haleine, un peu
« gore » mais passionnante. En parallèle, elle reçoit un SMS [possibilité
continue d’être atteignable], auquel elle se sent obligée de répondre
[sentiment de disponibilité constamment due]. L’épisode est
particulièrement intense. Elle ne résiste pas à la tentation d’en regarder
encore un autre. Elle finit par s’endormir plus tard que prévu [réduction
du temps de sommeil], appréhendant la fatigue du lendemain.

La recherche permanente d’intensité


Comment expliquer cette frénésie ambiante et cet état d’agitation dans
lequel nous baignons ? Les causes immédiates de l’agitation sont multiples,
et nous les verrons au chapitre suivant, mais est-il possible de les réduire à
un problème fondamental, à une cause centrale, à une erreur de jugement ou
à un dysfonctionnement logé au cœur de la psyché individuelle et collective
qui expliquerait tous les autres ?

La philosophie nous a habitués à voir nos convictions et nos croyances


ébranlées par la pensée critique. Dans le sillage du marxisme non
dogmatique, des travaux d’Adorno et de Horkheimer, puis de leurs
collègues de l’école de Francfort, la critique s’est même faite école, afin de
révéler les effets pervers de rapports sociaux et de comportements
individuels en apparence anodins. Si nous ne nous revendiquons pas
nécessairement du courant de la théorie critique, nous sommes frappés par
la pertinence de certains travaux s’inscrivant dans cette veine, dont
Accélération (2011 ; 2013) du philosophe allemand Hartmut Rosa, déjà
évoqué en introduction.
Afin d’identifier correctement une « anomalie fondamentale » qui
constituerait l’une des sources principales de ce que nous éprouvons comme
un dysfonctionnement généralisé, à savoir l’agitation contemporaine, il
convient de chercher le dénominateur commun des maux contemporains
dont nous nous plaignons. Puisque le dysfonctionnement éprouvé ne paraît
pas se dissiper avec le temps, que plusieurs éléments, rapportés plus haut,
nous laissent à penser au contraire qu’il s’aggrave, et comme le
dysfonctionnement d’une société est le fruit des agissements de ses
membres, l’anomalie de départ doit s’alimenter à l’aide de nos propres
contradictions. En quoi consiste ce dysfonctionnement généralisé ?
Pourquoi écoutons-nous de la musique lors des moments creux
incompressibles ? Pourquoi passons-nous une telle quantité de temps,
souvent jugé ensuite peu satisfaisant, sur Internet ? Et pourquoi
remplissons-nous nos week-ends et nos vacances d’activités, même lorsque
nous sommes épuisés ? La thèse de l’accélération fournie par Harmut Rosa
(2011 ; 2013) ne permet pas totalement de l’expliquer. Il faut encore
élucider ce curieux paradoxe : bien que nous soyons obsédés par le rythme
à tenir, nous consentons à pratiquer des activités chronophages. Cela montre
que le souci de la vitesse n’est pas le seul à occuper nos esprits. Par ailleurs,
des activités intenses en termes de stimulations sont recherchées, mais ne
fournissent pas toujours de satisfaction réelle. À l’inverse, des activités plus
paisibles sont ignorées, voire écartées, alors qu’elles pourraient offrir une
plus grande satisfaction.
La conclusion ayant émergé de nos lectures et de nos réflexions est que
l’une des anomalies fondamentales dont souffrent les habitants des pays dits
développés au XXIe siècle est la recherche permanente d’intensité ou, pour le
formuler différemment, l’avidité envers l’intensification de l’expérience
vécue. L’avidité est une forme égocentrée et pathologique du désir,
consistant à vouloir quelque chose quel qu’en soit le prix, quoi qu’il nous
en coûte et quoi qu’il en coûte à autrui. Cette forme du désir génère de la
souffrance et ne tient pas compte de notre propre intérêt à long terme. Or
l’avidité qui occupe l’esprit de nos contemporains ne porte pas, comme on
le dit souvent, sur les biens matériels. Ou du moins pas seulement. Nous
rejoignons en cela Tristan Garcia (2016) et pensons qu’elle vise bien plutôt
à accroître au maximum l’intensité de notre vie intérieure. Pour le dire
autrement, nous ne cherchons pas tant à avoir davantage de meubles et de
bibelots qu’à mener la vie la plus intense et la plus riche possible sur les
plans sensoriel et émotionnel : une vie faite d’expériences extraordinaires,
de rencontres bouleversantes et de sensations fortes. Les signes extérieurs
de réussite semblent aujourd’hui davantage concerner la publication sur les
réseaux sociaux d’expériences intenses et uniques que la possession, par
exemple, d’une voiture. Les photographies partagées en ligne de repas,
voyages, sorties, voire de soirées casanières savamment esthétisées
abondent pour restituer toute la richesse expérientielle de la personne qui se
met en scène.
Cette intensité recherchée, grâce à une large variété de stratégies,
semble causer des phénomènes paradoxaux d’appauvrissement de notre
capacité à ressentir et à nous orienter dans l’existence (voir chapitre 3). Nos
univers sociaux et privés sont saturés et pollués par la multiplication de
stimulations, d’appels, de capteurs d’attention et autres exhausteurs
d’impressions. Non seulement l’intensité semble s’accroître dans de
nombreux domaines, et l’accélération en est un symptôme particulièrement
frappant, mais elle semble encore s’étaler, au sens où les moyens d’installer
de la continuité dans l’intensité de l’expérience vécue se multiplient : accès
aux images et à la musique, moyens de communication, opportunités à
saisir partout, tout le temps et tout de suite… Or cette recherche sans
discontinuité d’intensité nie nos besoins physiologiques et psychologiques
de calme. Elle empêche la naissance de moments de faible ou moyenne
intensité, mais de qualité et valeur élevées – comme les moments de paix
intérieure ou les échanges humains empreints de douceur.
Le désir d’intensité constitue probablement un invariant psychologique
de l’humanité. Ce désir peut nous pousser à poursuivre des objectifs
malsains, parce que défavorables à notre santé ou à notre bien-être à long
terme (par exemple, rechercher constamment le sentiment d’euphorie
provoqué par la cocaïne), ou sains, c’est-à-dire favorables à ce bien-être à
long terme. Comme nous l’exprimions plus haut, ce n’est pas la recherche
occasionnelle d’intensité qui est dommageable selon nous. Ce qui est
dommageable, c’est de chercher continuellement à s’étourdir d’activités et
de passer sa vie à courir les expériences intenses, en oubliant de prendre
régulièrement le temps de se reposer, de se relaxer et de contempler le
monde autour de soi. Ou encore de refuser des activités « bien » et « plutôt
agréables » au profit d’une recherche sans fin – épuisante et frustrante parce
que vouée à l’échec – de ce qui est « génial », « incroyable », « hilarant »,
« fascinant ».

Des troubles au pays de Cocagne ?

Affirmer que nous vivons un temps de décadence politique, sociale ou


morale serait mensonger. Sous de nombreux aspects, le monde se porte
mieux aujourd’hui qu’à bien des moments de l’histoire de l’humanité. Alors
que nous sommes empêtrés dans notre quotidien, bombardés par l’actualité
sensationnelle à chaud et bercés par un penchant largement partagé pour le
catastrophisme, le rappel des conquêtes économiques, sociales et politiques
de la seconde moitié du XXe siècle nécessite un effort. Le progrès est
pourtant réel et mesurable dans la plupart des régions du monde. Plusieurs
ouvrages récents nous le rappellent – comme Non, ce n’était pas mieux
avant de Johan Norberg (2016) ou bien Le monde va beaucoup mieux que
vous ne le croyez de Jacques Lecomte (2017). En réalité, notre temps est la
seule époque à ressembler à ce point au pays de Cocagne, cette utopie
médiévale d’une terre d’abondance et de douceur de vivre, utopie imaginée
alors que les conditions de vie étaient autrement plus difficiles (Bregman,
2017).
Sans détailler ici l’ensemble des acquis réalisés dans les domaines des
droits civiques, de la santé, de l’éducation ou de la pacification des mœurs,
l’époque que connaissent nos sociétés occidentales est indéniablement celle
de l’abondance des biens, du confort, des loisirs, des soins médicaux, des
libertés individuelles et du choix. Pourtant, à le regarder de plus près, notre
pays de Cocagne globalisé n’est pas exempt de sombres réalités : la faim, la
servitude et la lutte pour la survie dans des zones de conflit, bien qu’en
régression en termes de proportion de la population mondiale, continuent à
concerner des millions de nos contemporains. De plus, la population
privilégiée qui jouit de l’abondance de biens et de loisirs souffre de
l’agitation concomitante à son mode de vie.
À dresser un bilan lucide et suffisamment complet de l’état du monde
globalisé de ce début du XXIe siècle, force est de constater qu’utopie et
dystopie nous tiennent chacune à respectueuse distance de leur
fantasmatique paroxysme. Nous ne ressemblons ni aux esclaves consentants
ni aux suppôts d’une force de domination insaisissable de 1984 (Orwell,
1949) – ou alors à un degré si métaphorique que l’évocation poétique prend
le pas sur l’analyse détaillée des relations de domination et de soumission
réellement en jeu. Cependant, notre société, à travers ses mécanismes, ses
institutions et ses valeurs, produit bien des victimes directes et indirectes,
des laissés-pour-compte et des individus dépossédés de choix et de
perspectives.
Le pays de Cocagne dans sa version réalisée sur terre en ce début de
IIIe millénaire n’est donc pas un paradis, mais une œuvre humaine
imparfaite et perfectible. Trop de biens, trop de choix et trop de stimulations
d’un côté ; trop de vies humaines ignorées et bafouées de l’autre. La corne
d’abondance façonnée par le développement économique crache également
ses pommes de discorde. Surabondance matérielle et surinvestissement
expérientiel deviennent le problème existentiel des riches, qui dépendent
dans une certaine mesure de l’exploitation et de la soumission d’autrui pour
maintenir leur mode de vie, sans évoquer la prédation élargie à l’ensemble
de l’écosystème planétaire.
La comparaison au pays de Cocagne ne tient évidemment pas très
longtemps face à ce constat. Une analogie plus adéquate serait celle
d’Omelas, ville fantastique imaginée par Ursula K. Le Guin dans sa
nouvelle Ceux qui partent d’Omelas, publiée en français en 1977. L’auteure
y décrit une cité baignant dans la félicité, la beauté et la célébration
permanente. Tout y est parfait, sauf un élément sombre au tableau dont
dépend entièrement l’état de grâce généralisé : un enfant est tenu captif
dans une pièce fermée, sans fenêtre, dans une négligence complète et une
misère totale. Les habitants qui ont atteint l’âge requis sont informés de
cette réalité et de la nécessaire existence du bouc émissaire pour le maintien
du statu quo. Si quelques-uns, une fois dessillés, quittent la ville, la majorité
accepte la condition de son bonheur.
Cette analogie fonctionne sur deux niveaux. Premièrement, au niveau
des populations, une grande part de la frange aisée jouit du sacrifice non
consenti d’une minorité maintenue en position de servitude ou de quasi-
servitude ; à l’intérieur d’un même pays, ou dans les relations commerciales
inégalitaires entre pays économiquement développés et pays en voie de
développement, certaines classes sociales tirent avantage de conditions
d’existence bien moins enviables au sein d’autres classes. Deuxièmement,
au niveau individuel, nous pouvons parfois avoir le sentiment de poursuivre
des objectifs chronophages au détriment d’une part de notre individualité
qui reste sous-développée. Des appétits correspondant aux attentes sociales,
comme l’effort au travail, sont récompensés pendant que d’autres, comme
la contemplation, les loisirs non consuméristes ou les rythmes de vie lents,
non valorisés voire considérés comme contraires aux intérêts collectifs, sont
réprimés. Notre vie intérieure se trouve, elle aussi, en déséquilibre : le
temps et l’énergie investis en production et en consommation vampirisent
d’autres besoins humains liés à la santé, au bien-être et à la recherche de
sens.

Les multiples dimensions de l’expérience vécue

Pourtant, bien d’autres dimensions que l’intensité nous permettent de


percevoir notre vie comme valant la peine d’être vécue. Alors que nous
semblons bien souvent poursuivre l’intensité aux dépens de tout le reste,
une réflexion posée sur ce que nous désirons réellement révèle l’existence
d’autres critères de satisfaction. Nous souhaitons notamment que nos
expériences soient agréables. Nous souhaitons également qu’elles ne
demandent pas d’efforts disproportionnés pour être obtenues. Nous avons
besoin qu’elles aient un sens. Enfin, comme nous chercherons à le
démontrer dans la suite de l’ouvrage, nous avons besoin qu’elles
comportent un certain degré de calme.
La recherche de sens et le besoin corrélé de se construire une place dans
le monde ont déjà été mis en évidence dans un autre débat, celui sur la
pertinence de l’hédonisme, éthique qui promeut le plaisir en tant que valeur
finale. Afin de rejeter la reconnaissance de ce statut au plaisir, le philosophe
américain Robert Nozick a développé une expérience de pensée appelée la
« machine à expérience » (1974, p. 64) :

« Supposez qu’il existe une machine à expériences qui soit en mesure


de vous faire vivre n’importe quelle expérience que vous souhaitez. Des
neuropsychologues excellant dans la duperie pourraient stimuler votre
cerveau de telle sorte que vous croiriez et sentiriez que vous êtes en
train d’écrire un grand roman, de vous lier d’amitié ou de lire un livre
intéressant. Tout ce temps-là, vous seriez en train de flotter dans un
réservoir, des électrodes fixées à votre crâne. Faudrait-il que vous
branchiez cette machine à vie, établissant d’avance un programme des
expériences de votre existence ? »

Nozick défend l’idée qu’une large majorité de personnes à qui une telle
proposition serait faite refuserait de se brancher à la machine. Si cette
intuition est correcte, elle indique que nous ne valorisons pas seulement le
plaisir. Nous désirons certes vivre des expériences agréables, mais dans la
mesure où nos actions et notre vécu sont réels et peuvent faire une
différence dans le monde. Autrement dit, une vie de plaisir ne semble pas
valoir la peine d’être vécue si l’on y sacrifie le sens et l’action, à savoir le
sentiment que nous vivons en accord avec nos valeurs et que nous nous
inscrivons dans le monde, avec la possibilité d’y laisser notre marque.
Nous formulons l’hypothèse selon laquelle cette expérience de pensée
permet de disqualifier autant l’intensité de l’expérience vécue que le plaisir
comme valeurs finales et uniques. Si vous désiriez une vie intense plutôt
qu’une vie de plaisir, vous pourriez parfaitement, dans le cadre fictif offert
par l’expérience de pensée, programmer la machine dans ce sens. Tout ce
que vous expérimenteriez dans la cuve serait alors non pas
systématiquement plaisant, mais systématiquement intense. Nous pensons
que la plupart d’entre nous, sinon la majorité, refuseraient au moins autant
cette seconde offre que l’originale.
Bien sûr, nous ne rejetons ni le plaisir ni l’intensité. Mais ils ne suffisent
pas. Plusieurs autres dimensions doivent servir à qualifier une expérience.
Celle-ci peut encore être aisée ou pénible, calme ou agitée, sensée ou
insensée. Nous proposons donc d’ajouter, aux côtés des dimensions du
plaisir et de l’intensité, la dimension de l’aisance, c’est-à-dire la facilité
avec laquelle l’expérience est vécue, la dimension du sens, soit la capacité à
donner ou maintenir un sens cohérent à l’ensemble du vécu et, enfin, celle
du calme. Sur ces dimensions se répartissent les valeurs plus ou moins
grandes d’une même propriété – par exemple, le plaisir qui peut teinter plus
ou moins notre expérience. Par ailleurs, l’absence d’une propriété donnée
équivaut à la valeur la plus basse sur la dimension : l’absence de calme ou,
autrement dit, sa valeur la plus basse est l’agitation. Enfin, nous choisissons
de désigner chacune des dimensions par son pôle positif : ainsi, nous
parlons de la « dimension de l’aisance » plutôt que de la « dimension de la
pénibilité ».
Ce qui nous permet de donner plus ou moins de sens à une expérience
est une certaine forme de la rationalité. C’est cette dernière que Nozick
semble mettre à l’honneur lorsqu’il avance son intuition selon laquelle nous
refuserions de nous brancher à la machine à expériences. Il souhaite
probablement nous convaincre qu’il n’est ni désirable ni rationnel de nous
plonger dans la cuve, malgré la promesse d’une vie de plaisirs parfaits.
Cette rationalité particulière, que nous appelons le sens perçu, effectue le
travail d’évaluer le sens d’un choix ou d’une action au regard de nos valeurs
et objectifs de vie.
La liste ci-contre des dimensions de l’expérience esquissée n’a pas de
prétention à l’exhaustivité 2. Nous nous limitons aux dimensions de
l’expérience vécue qui nous semblent les plus importantes pour penser le
calme et l’agitation.

Spectre continu de la
Dimension de Valeur positive Valeur
valeur positive maximale
l’expérience de la négative de la
à l’absence de cette
vécue dimension dimension
valeur positive

La dimension
A intense – --------------------------- terne
de l’intensité

La dimension
B plaisant – --------------------------- déplaisant
du plaisir

La dimension
C aisé – --------------------------- difficile
de l’aisance

La dimension
D sensé – --------------------------- insensé
du sens

La dimension
E calme – --------------------------- agité
du calme

Certes, la première constatation fournie par l’expérience au regard d’un


tel tableau est que ces dimensions ne sont pas parfaitement indépendantes
les unes des autres. Si vous êtes en train de vivre un moment fortement
déplaisant, par exemple, il vous sera plus difficile de ressentir du calme que
si le moment est agréable. Néanmoins, si nous examinons les compatibilités
possibles entre les valeurs positives et négatives de la dimension de
l’intensité d’un côté et les valeurs positives et négatives des quatre autres
dimensions de l’autre côté, il en ressort que toutes les combinaisons restent
possibles. Une expérience peut être intense et agréable (l’orgasme) ou
intense et désagréable (un coup de marteau sur le doigt) ; une expérience
peut aussi être intense et aisée (se glisser dans un bain chaud) ou intense et
difficile (faire de l’escalade sous une pluie battante) ; elle peut encore être
intense et sensée pour celui ou celle qui la vit (venir en aide aux victimes de
conflits armés pour un médecin engagé) ou intense et dénuée de sens (faire
l’expérience d’un procès au déroulement kafkaïen). Pour finir, elle peut être
intense et calme (vivre un état de profonde sérénité) ou intense et agitée
(suivre une rupture du cours de la Bourse pour un trader).
Le même exercice pourrait être mené en évaluant la compatibilité entre
les valeurs positives et négatives de toutes les autres dimensions, puis en
complexifiant le procédé par l’assemblage des valeurs positives et négatives
de trois, quatre et, finalement, cinq dimensions. Les valeurs des cinq
dimensions combinées permettraient alors de décrire les expériences vécues
lors d’états mentaux complexes – par exemple une crise d’angoisse comme
expérience intense, déplaisante, difficile, insensée et agitée. Ne prétendant
pas à la présentation d’un modèle scientifique ou exhaustif des dimensions
de l’expérience vécue, nous n’excluons pas, par ailleurs, qu’il faille
envisager l’ajout de dimensions supplémentaires pour démarquer la crise
d’angoisse d’autres expériences répondant éventuellement à la même
description subjective en cinq dimensions.
En contemplant ces différentes dimensions de l’expérience vécue, il
apparaît qu’il est en définitive indésirable et irrationnel de poursuivre à tout
prix la réalisation d’une valeur prédéfinie par une seule des cinq dimensions
– qu’il s’agisse de la recherche unique du plaisir ou de la recherche unique
de l’intensité – sans considération pour la complexité générale de
l’expérience vécue. Pour reprendre l’exemple ci-dessus, la crise d’angoisse
n’est pas un état recherché, malgré la survalorisation contemporaine de
l’intensité. Ce qu’il est désirable et rationnel de poursuivre, ce n’est pas la
valeur positive d’une seule des dimensions, mais bien certains états
mentaux liés à toutes les dimensions existantes.
Une vie intense n’est donc pas nécessairement une vie agréable,
confortable ou sensée. Or le culte actuel de l’intensité – et l’agitation dans
lequel celui-ci nous plonge – nous empêche souvent de les prendre en
compte. Comprendre l’origine de ce curieux phénomène est essentiel si
nous voulons réfléchir aux solutions à apporter au problème.
CHAPITRE 2

Quelles sont les causes


de l’agitation ?

« Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux ! »


Eugène IONESCO,
La Cantatrice chauve (1950).

À travers leurs écrits, nombre de philosophes nous éclairent directement


ou indirectement sur les origines de l’agitation contemporaine. Ces
philosophes sont notamment Bertrand Russell, Michel Foucault, Hartmut
Rosa et Tristan Garcia. Ce ne sont pas les seuls, mais leurs thèses nous sont
apparues au cours de nos lectures comme les plus éclairantes.

Révolutions techniques, changements culturels


et sociaux

Innovations techniques et accélérations


Plusieurs penseurs se sont penchés sur le rapport à la vitesse et sur les
accélérations que connaissent nos sociétés. Le philosophe allemand Harmut
Rosa s’est particulièrement intéressé, comme nous l’avons dit, aux
phénomènes d’accélérations techniques et sociales. Dans l’ouvrage déjà
cité, Accélération (2011 ; 2013), il montre comment les différents
phénomènes d’accélération que connaît notre société depuis le XIXe siècle
sont à la source de ce que nous nommons l’agitation. Il mentionne en
premier lieu les changements techniques survenus depuis la révolution
industrielle, à savoir l’accélération des transports, de la communication et
de la production. Ces innovations techniques ont tout d’abord engendré de
profonds bouleversements dans nos environnements physiques. Avec ses
machines, ses trains, ses voitures et ses avions, la technique a généré partout
davantage de bruit, de mouvements et de vitesse, contribuant ainsi à
augmenter l’agitation présente dans nos environnements physiques.
Subissant peu à peu les accélérations liées au monde technique et
industriel, la société elle aussi s’est mise à changer plus rapidement. Pour
Rosa, l’accélération des changements sociaux est même devenue une valeur
en elle-même. Subissant et désirant à la fois ces changements porteurs de
nouvelles valeurs, nous renforçons donc ce processus d’évolution sociale ;
notre identité individuelle s’en trouverait bouleversée. Pour le meilleur et
pour le pire, elle serait désormais beaucoup moins stable que par le passé.
De permanente, elle serait devenue « situative ». Autrement dit, nous ne
serions plus tant définis par un lieu déterminé, une appartenance sociale ou
religieuse, notre profession ou notre âge que par la situation particulière que
nous vivons à un moment donné (Rosa, 2011 ; 2013, p. 284-285) :

« L’identité devient transitoire, et elle se transforme selon un rythme


intragénérationnel. Les titres ou les attributs d’identité doivent être
constamment assortis d’un indice temporel : on n’est plus boulanger,
conservateur ou catholique en soi, mais toujours “à un moment donné”
et pour un présent à la durée imprévisible, mais qui tend constamment à
se réduire. »

Toujours selon Rosa, l’accélération des changements techniques et


sociaux, en particulier lorsqu’ils s’expriment dans le monde du travail,
donne à nos contemporains l’impression d’être sur des « pentes qui
s’éboulent », nécessitant de rester vigilants et de s’adapter en permanence.
Ces changements permanents et leur rythme frénétique sont souvent
stressants pour l’individu.
De manière étrange, les progrès techniques continuent pourtant d’être
valorisés et recherchés comme réponse à nos maux. Spécifiquement, l’idée
selon laquelle l’innovation peut nous libérer de la frénésie et des contraintes
de la technique semble perdurer, au risque d’éclipser, en partie du moins, la
recherche d’alternatives. Le paradoxe veut qu’à des problèmes de pression
temporelle créés en grande partie par le progrès technologique, l’on cherche
à répondre par de nouveaux outils technologiques !
Pour Rosa, les changements techniques ont également changé notre
manière de vivre le temps (2011 ; 2013, p. 59) :

« Toutes ces formes d’accélération technologiques dans les transports,


la communication et la production […] ont fait naître un sentiment de
l’être-dans-le-temps et de l’être-dans-le-monde d’un type nouveau. »

Plusieurs études en psychologie vont dans ce sens et suggèrent qu’en


nourrissant notre tendance à l’impatience et à la recherche d’instantanéité,
les nouvelles technologies bouleversent effectivement notre rapport au
temps et alimentent notre agitation intérieure. Elles influent en particulier
sur la difficulté que nous ressentons désormais à maintenir notre attention
focalisée durablement sur une tâche ou une activité donnée, et aussi sur
notre tendance à passer toujours plus rapidement à autre chose. Nos
smartphones, notamment, nous invitent en permanence à la distraction et au
zapping (Gazzaley, Rosen, 2016). Les tentations de rechercher de
l’information, de consulter une vidéo distrayante ou d’écrire à un ami sont
devenues innombrables et à portée de simples clics.

Contrôle du temps et capitalisme

La lecture de Foucault apporte un éclairage complémentaire sur


l’augmentation du rythme de vie. Dans Surveiller et punir (1975), ce
dernier montre comment se mettent lentement en place, du XVIe au
e
XIX siècle, diverses structures sociales permettant d’observer et de contrôler
plus finement le comportement des individus, que ce soit à l’armée, à
l’école, à l’usine ou en prison. L’emploi du temps, en particulier, se trouve
de plus en plus encadré, en particulier à l’aube de la révolution industrielle
(p. 176-177) :

e
« Au début du XIX siècle, on proposera pour l’école mutuelle des
emplois du temps comme celui-ci : 8 h 45 entrée du moniteur, 8 h 52
appel du moniteur, 8 h 56 entrée des enfants et prière, 9 heures entrée
dans les bancs, 9 h 04 première ardoise, 9 h 08 fin de la dictée, 9 h 12
deuxième ardoise, etc. L’extension progressive du salariat entraîne de
son côté un quadrillage resserré du temps […]. Mais on cherche aussi à
assurer la qualité du temps employé : contrôle ininterrompu, pression
des surveillants, annulation de tout ce qui peut troubler ou distraire ; il
s’agit de constituer un temps intégralement utile. »

Foucault explique ainsi comment le temps s’est trouvé de plus en plus


découpé, ce qui aurait permis un contrôle de plus en plus étroit des activités
humaines et aurait fourni les bases du contrôle capitaliste de l’activité
économique. Plusieurs faits historiques appuient son propos. Vers la fin du
e
XIX siècle, on introduit dans les usines les « horloges à poinçon »,
permettant de contrôler précisément l’heure d’arrivée et de départ des
ouvriers. En parallèle, on cherche à optimiser les processus de production,
en les rendant les plus économes en temps possible. Les premières chaînes
de montage font leur apparition chez Renault à la fin du XIXe siècle, puis
sont optimisées par Ford dès le début du XXe siècle. Les gestes des ouvriers
sont définis très précisément et doivent être le plus répétitifs et simples
possible pour permettre une production accélérée. Le célèbre film Les
Temps modernes, mettant en scène Charlie Chaplin, l’illustre de manière à
la fois comique et effrayante.
Aujourd’hui encore, la logique économique dominante, obsédée par la
réduction des coûts et l’augmentation des bénéfices, semble augmenter sans
cesse la cadence. L’une des logiques profondes du capitalisme est, en effet,
celle d’un accroissement perpétuel – de la productivité, de la rentabilité, du
PIB, etc. Cela se fait notamment en agissant sur le rythme de travail, que
l’on cherche sans cesse à augmenter. Preuve, s’il en faut : les scandales
occasionnels concernant des usines de volailles aux États-Unis ou des
entreprises de commerce électronique au Royaume-Uni, accusées
d’empêcher leurs employés d’aller aux toilettes pour éviter qu’ils ne
« perdent » du temps. De manière moins terrifiante mais tout aussi
symptomatique, la vague des « coachs en gestion du temps » montre avec
quelle précision et anxiété le temps est aujourd’hui découpé.
Foucault affirme que le contrôle du temps est devenu de plus en plus
serré dans nos sociétés occidentales. Plusieurs études contemporaines
semblent appuyer sa thèse et suggèrent qu’aujourd’hui encore le sentiment
de pression temporelle ne cesse d’augmenter dans la population active des
pays développés. En 2011, selon une enquête de la Fondation européenne
de Dublin, 26 % de la population française se disait stressée « la plupart du
temps » ou « plus de la moitié du temps ». En Suisse, en 2018, une étude
portant sur la population active montre que plus de 40 % des personnes se
disent « souvent » ou « très souvent » stressées (Oesch, Fritschi, 2018). Ces
pourcentages sont en augmentation depuis les années 2000. Le contrôle du
temps joue un rôle prépondérant dans le stress ressenti : le rythme de travail
élevé et la pression des délais constituent en effet, avec les interruptions, les
facteurs le plus souvent invoqués par les employés pour expliquer leur
sentiment de stress (SECO, 2010).
En accord avec la thèse de Foucault, un découpage et un contrôle
toujours plus fins de l’emploi du temps – et notamment du temps de
travail – semblent avoir ainsi marqué les sociétés occidentales au moins
depuis les débuts de la révolution industrielle. Le phénomène ne s’est pas
arrêté au XXe siècle et perdure jusqu’à aujourd’hui. Or la pression temporelle
génère des états de tension intérieure incompatibles avec les états de calme.

Le détournement de l’idéal d’autonomie

Les Lumières ont remporté une victoire profonde en imposant des


valeurs émancipatrices, en Occident et au-delà. Minoritaires sont ceux qui
remettent en cause aujourd’hui l’importance de la recherche d’autonomie
individuelle, de la laïcité ou encore de l’universalité des droits humains
dans les nations qui ont vu ces idées formulées au cours des XVIIe et
e
XVIII siècles. Ce constat pousse le penseur bulgaro-français Tzvetan

Todorov (2006) à identifier une prééminence des menaces internes à ce


système de valeurs par rapport aux menaces externes – anti-Lumières,
monarchisme de droit divin, obscurantisme, fondamentalisme religieux, etc.
Pour lui, ces menaces internes prennent la forme d’un détournement, d’un
dénaturement des Lumières, contrairement au rejet frontal affiché par leurs
ennemis déclarés. Il écrit ainsi (p. 40) :

« Rejets et détournements des Lumières ne se confondent pas entre eux,


et on ne convoque pas, pour les combattre, les mêmes arguments. Ce
qui évolue, c’est leur importance relative : l’adversaire qui s’appuie sur
l’importance des Lumières était hier moins menaçant que celui qui les
attaquait de l’extérieur ; c’est le contraire qui est vrai aujourd’hui. »

Si l’individu est progressivement libéré des normes exogènes en faveur


de normes forgées à l’aide de sa raison, Todorov souligne combien les
promoteurs de l’autonomie identifient très tôt les dangers internes à ce
discours s’il venait à subir des exagérations et des distorsions. Il en va ainsi
par exemple de la liberté individuelle : cette dernière doit être protégée des
excès de certaines volontés populaires, et cela bien que la souveraineté du
peuple constitue, elle aussi, une valeur phare des Lumières. En contrepartie,
Todorov remarque également combien le dérapage inverse constitue
aujourd’hui une menace – par exemple, lorsque des individus
excessivement riches et puissants achètent des bouquets entiers de médias,
imposant leur volonté propre au plus grand nombre au détriment de la
liberté d’information, d’opinion et d’expression de la majorité.
On pourrait poursuivre plus avant le raisonnement initié par Todorov et
se demander si l’idéal d’autonomie n’a pas subi un détournement dans le
glissement d’une conception politique des droits individuels à une
compréhension avant tout économique de l’autodétermination individuelle,
fondée sur la propriété privée et sur une conception bien particulière
d’Homo economicus, dont la rationalité est perçue à tort comme infaillible
et non influençable. D’un idéal collectif désirable en faveur de tous et de
chacun, l’autonomie aurait peu à peu été conçue comme une essence
inaltérable de l’être humain, toujours effective. Si l’individu autonome est
avant tout un être qui opère ses choix selon le témoignage de ses sens et sa
faculté de raisonner, il est compris, une fois le détournement de l’idéal
d’autonomie opéré, comme un agent purement rationnel, indépendant de
toute influence ou pression sociale. Ce point est essentiel, à notre sens, pour
comprendre, sinon la genèse de l’agitation, du moins un facteur de maintien
et de renforcement capital du phénomène. En éliminant la possibilité
conceptuelle d’envisager une influence extérieure indue sur l’individu,
comment penser, dénoncer et se prémunir d’une quelconque servitude, que
celle-ci soit volontaire, aveugle ou simplement subie ? On s’empêche ainsi
de penser la possibilité de la pression sociale – par exemple, via la mode –
ou de la manipulation publicitaire ou politique ; par là, on s’empêche de
résister à des modes de vie présentés comme bénéfiques et comme les seuls
possibles, bien qu’ils soient générateurs d’agitation.
Notons enfin que l’individualisme – autre détournement de l’idéal
d’autonomie des Lumières – nous empêche peut-être lui aussi de résister
collectivement à l’agitation qui prévaut dans notre société. Relativement
peu fédérées ou syndiquées et souffrant souvent d’un manque de cohésion
sociale, les diverses franges de la population semblent peiner à élaborer des
alternatives politiques et économiques davantage favorables à un rythme de
vie plus calme, plus sain.

Laïcisation de la société et pression à réussir sa vie

Une autre piste explicative au phénomène de l’agitation est avancée par


certains philosophes, comme Tristan Garcia (2016), qui défendent l’idée
que les processus de sécularisation ont contribué à former une pression à
« réussir sa vie ». Cette pression créerait un besoin frénétique de s’activer,
d’amasser les expériences insolites et intenses. Il n’y a de là qu’un pas à
dire que la « pression à réussir sa vie » génère de l’agitation, à l’intérieur
comme à l’extérieur de soi.
Avec l’affaiblissement du pouvoir religieux sur les esprits 1 et la fin du
rêve d’un au-delà plus heureux, la pression s’est accrue sur les individus
pour trouver la félicité dans leur vie terrestre. Il ne s’agit plus tant de se
préparer à la vie éternelle que de parvenir à trouver le bonheur dans ce
monde-ci. Selon le philosophe français, cette conception laïque de
l’existence nous pousse à faire le maximum de choses dans le peu de temps
qui nous est imparti. Pour Garcia, la peur de « rater sa vie » nous conduit à
vouloir expérimenter toujours plus d’activités, toujours plus intensément,
afin de tirer le meilleur parti possible des quelques décennies d’une
existence humaine (2016, p. 11) :

« La société moderne ne promet plus aux individus une autre vie, la


gloire de l’au-delà, mais seulement ce que nous sommes déjà – plus et
mieux. »

Pour « réussir » leur vie, nos contemporains comprennent alors qu’il


faut optimiser leur temps : apprendre le plus de choses possible, se divertir
le plus possible, avoir une sexualité la plus épanouie possible, visiter le plus
grand nombre de pays, avoir le plus grand nombre d’expériences insolites,
et ainsi de suite. Cela pousse, bien sûr, au mouvement, à l’activité et à
l’agitation. Par ailleurs, les buts poursuivis sont si divers et si nombreux
qu’une vie humaine reste trop courte pour les atteindre tous, ce qui génère
un sentiment chronique de manque de temps et de frustration. La tentation,
bien compréhensible, est alors de faire toutes ces choses plus vite et plus
efficacement. Cette avidité expérientielle engendre à son tour du stress et de
la nervosité.
Que nous dit la recherche en psychologie sur le sujet ? Ce que la
littérature scientifique nomme anxiété existentielle y apparaît comme un
phénomène assez courant. Dans deux études portant ensemble sur plus de
550 étudiants américains âgés en moyenne de 21 ans, on a interrogé les
participants sur leur peur de la mort et sur l’absence perçue de sens à
l’existence. Les résultats montrent qu’un tiers environ des étudiants
exprime une peur significative de la mort et qu’un quart d’entre eux ressent
la vie comme vide de sens (Weems et al., 2004). Ces chiffres ont été
retrouvés dans d’autres travaux de recherche. Bien qu’il n’existe pas de
données, à notre connaissance, permettant de savoir si cette anxiété
existentielle était moins marquée par le passé, les études existantes
confirment que ces peurs sont bien présentes à notre époque.
Par ailleurs, un phénomène apparu ces dernières années corrobore en
partie l’hypothèse selon laquelle certains de nos contemporains ressentent
une véritable anxiété à vivre la meilleure vie possible : ce phénomène est la
peur de rater quelque chose – fear of missing out, ou FoMo en anglais
(Przybylski et al., 2013). Pour les chercheurs en psychologie à l’origine de
cette dernière étude, cette peur de passer à côté d’expériences gratifiantes
est fortement liée à l’influence des réseaux sociaux : ceux-ci, en diffusant
constamment les diverses activités auxquelles se prêtent leurs membres,
créeraient une peur diffuse de mener une vie moins intéressante et moins
agréable que ses congénères. L’existence de cette peur, présentée comme
nouvelle par les auteurs de l’étude, semble confirmer la thèse de Tristan
Garcia selon laquelle nos contemporains ressentent une véritable pression à
réussir leur vie.

Changements psychologiques

Ces différents phénomènes historiques – accélérations techniques et


sociales, contrôle accru du temps, détournement de l’idéal d’autonomie des
Lumières et laïcisation de la société – ont nécessairement un impact sur nos
valeurs, nos croyances et nos agissements individuels. Ils contribuent ainsi
à expliquer notre fonctionnement, et pourquoi celui-ci maintient ou renforce
le phénomène de l’agitation.

Consumérisme et rapport au travail


Le développement du capitalisme nous a donné accès à une profusion
de biens et de services. Nous avons réalisé, pour une part significative de la
population, une société du confort et du bien-être 2. Pourtant, le capitalisme
pourvoyeur de progrès doit être alimenté, si nous désirons le maintien et le
développement de ce que l’on nomme le niveau de vie. Un compromis
social semble s’être installé, s’imposant comme une contrainte sociale : la
promesse d’une vie intéressante, intense, pour autant que productivisme et
consumérisme rythment nos existences. L’intensification de l’expérience
vécue dépend alors de l’augmentation de nos ressources financières et de
l’accroissement de notre consommation.
Dans cette mécanique, notre dépendance au bon fonctionnement du
système croît, puisque nous avons tendance à désirer des loisirs
généralement mercantiles – un week-end à l’étranger, une après-midi de
shopping, un massage dans un spa ou une soirée au restaurant – pour
récupérer de journées de travail harassantes. Notre désir d’intensité croît en
retour et se fait si pressant qu’il est vécu comme un besoin fondamental.
Nous sommes prêts à mettre des sommes considérables dans un séjour au
confort standardisé, garantissant un exotisme intense labellisé par quelques
internautes anonymes, pour nous remettre de mois de routine et de stress. Et
pour nous offrir cette parenthèse de luxe démocratisé et délocalisé, il faudra
bien accepter de réaliser quelques heures supplémentaires avant le départ…
Travailler plus pour consommer plus, c’est bien le choix qu’on nous invite à
faire. Quitte à accepter des rythmes de vie toujours plus soutenus et des
horaires nous privant de pauses et de moments à faible charge mentale,
pourtant nécessaires à l’expérience intérieure du calme.
Il est important de relever que le consumérisme contemporain porte
autant sur l’acquisition de biens matériels que sur celle d’« expériences ».
Selon le philosophe et essayiste français Gilles Lipovetsky (2006), le
consommateur dernière génération ne se contenterait plus d’acquérir des
objets pour marquer son appartenance à une classe et rechercher l’accès à
un certain standing ; il serait désormais en quête sans cesse renouvelée
d’expériences intenses et inédites (p. 76) :

« Il faut interpréter l’appétit consumériste comme une façon certes


banale, mais plus ou moins réussie, de conjurer la fossilisation du
quotidien, d’échapper à la perpétuation du même par la recherche de
petites nouveautés vécues. À travers l’acte de consommation, c’est le
rejet d’une certaine routine et de la chosification de soi qui s’exprime.
L’hyperconsommation, c’est la mobilisation de la banalité marchande,
en vue de l’intensité vécue et de la vibration émotionnelle. »

L’avidité expérientielle pousse, en effet, à consommer davantage de


services et de biens matériels, ces derniers pouvant être les vecteurs réels ou
fantasmés d’expériences uniques. Lorsque des marques affirment que vous
ne ferez que conserver les objets qui vous sont vendus pour les transmettre
plus tard à vos enfants, les publicitaires tentent par là de révéler en partie ce
que l’on peut ressentir en possédant un objet de grande valeur, à dimension
patrimoniale. Les vendeurs ne fournissent plus seulement un objet, mais un
vécu sous emballage, une conception émotionnelle du temps long, une
histoire familiale montée de toutes pièces. De façon générale, si les
vendeurs de biens matériels insistent à présent sur l’expérience vécue
inhérente aux marchandises – pensons, par exemple, aux affiches et aux
spots publicitaires pour voitures qui ressemblent à des campagnes de
voyagistes, où l’on promet plus le dépaysement, l’intensité du vécu, la
fusion avec la machine et le paysage que les performances pures de
l’objet –, les services tendent, quant à eux, à proposer des offres où le
consommateur pourra connaître l’ivresse de posséder, pour un temps
déterminé, un objet d’exception – certains coffrets-cadeaux expérientiels
permettant, par exemple, une promenade d’une heure en Lamborghini.
À travers le matérialisme et le consumérisme, le capitalisme moderne
nous pousse à disposer de ressources financières plus importantes. Pour
cela, nous devons augmenter nos sources de revenus, donc travailler
davantage. Ce choix se fait au détriment d’autres sphères de la vie, comme
les relations sociales, la famille, le couple, les loisirs ou le temps à soi. Soit
l’on renonce à investir ou à développer certaines de ces sphères, soit
l’ensemble se retrouve comprimé en un temps limité, ce qui génère des états
de stress et de tension intérieure. On retrouve une réflexion similaire chez
Thoreau dans L’Esprit commercial des temps modernes et son influence sur
le caractère politique, littéraire et moral d’une nation (1837 ; 2007). Pour
échapper au mécanisme pervers qu’il dénonce, le philosophe américain fait
alors le calcul qu’en travaillant seulement six semaines par an, il peut faire
face aux dépenses nécessaires pour vivre, et consacrer le reste de son temps
à autre chose (1854 ; 2000). Le lien entre matérialisme et temps de travail
étant très clair à ses yeux, il invite ses lecteurs à se limiter aux vrais besoins,
comme il le fait, pour avoir davantage de temps libre.
Plusieurs études en psychologie 3 montrent que les personnes plus
matérialistes passent davantage de temps que les autres au bureau,
confirmant qu’il existe un lien entre matérialisme et rapport au travail
(Rothbard, Edwards, 2003). Une étude portant sur près de 300 cadres et
employés américains établit ainsi que les personnes plus matérialistes
indiquent plus souvent que leur travail interfère avec leur vie personnelle
(Promislo et al., 2010). De plus, ces personnes affirment qu’elles rentrent
souvent trop fatiguées du travail pour s’adonner à d’autres activités qu’elles
jugent pourtant plaisantes et intéressantes. Pour cette raison probablement,
plusieurs autres études rapportent que les personnes plus matérialistes sont
en moyennes moins heureuses (Van Boven, 2005) et plus stressées
(Brouskeli, Loumakou, 2014) que celles qui le sont moins. Indirectement, le
matérialisme semble ainsi générer de l’agitation.
L’embarras du choix

Le développement économique et la libéralisation des mœurs ont


augmenté nos possibilités. Certes, nous aimons avoir des choix, mais bien
des études en psychologie suggèrent que faire des choix est aussi un facteur
de stress (Iyengar, Lepper, 2000 ; Scheibehenne, Greifeneder, Todd, 2010).
À notre époque, les choix sont innombrables. Ceux-ci commencent au
supermarché – l’abondance matérielle nous force à choisir entre des
dizaines de marques de yaourts et de dentifrices – mais ils ne s’arrêtent pas
là : l’assouplissement des mœurs fait que nous avons la liberté de nous
mettre en couple avec la personne que nous souhaitons. Un choix
merveilleux, mais stressant : « Et si je choisissais le mauvais partenaire ? »,
ou bien : « Et si je passais des années précieuses de ma vie avec la
mauvaise personne ? » Nous ne sommes plus contraints à faire le métier de
nos parents, mais avons à choisir une orientation professionnelle, avec la
ribambelle de questions douloureuses qui y sont associées : « Qu’est-ce que
j’aime vraiment ? », ou encore : « À quoi suis-je bon ? » Par ailleurs, les
possibilités offertes par les transports contemporains toujours plus
performants et l’effacement de certaines frontières nous forcent à choisir
notre lieu de vie : « Lausanne ou Bordeaux ? », « Marseille ou
Capetown ? ».
Notre époque nous demande incessamment de choisir, ce qui est
anxiogène. Si la possibilité de faire des choix est une chance pour notre
autonomie et notre développement personnel, la quantité d’occasions de
choisir et le nombre de choix ouverts constituent des sources d’anxiété.
Toujours, le doute nous taraude de savoir si nous ne nous sommes pas
trompés et si une autre décision n’aurait pas été meilleure. Parfois, nous
revenons en arrière pour faire un choix différent. Souvent, nous essayons de
faire le maximum de choses possible – du violon, de la danse classique, des
arts martiaux et un cours d’espagnol – pour ne pas avoir à choisir. Ici aussi,
le prix à payer en est une forme d’agitation.
En psychologie, les études ayant testé la théorie de l’excès de choix
(choice overload theory) suggèrent qu’une augmentation du nombre
d’options disponibles pour une personne peut générer toutes sortes de
conséquences négatives comme une baisse de la motivation à choisir
(Iyengar, Huberman, Jiang, 2004), une satisfaction moins grande vis-à-vis
de l’option finalement retenue (Chernev, 2003) et une présence plus
fréquente des émotions de déception et de regret (Schwartz, 2000). Dans
une des premières études sur le sujet, il a été établi que les clients d’un
supermarché achètent davantage de pots de confiture lorsque le choix est
restreint (6 types de confiture) que lorsque le choix est large (24 types de
confiture) (Iyengar, Lepper, 2000). Une autre étude a démontré que les
personnes qui doivent choisir un chocolat dans un assortiment de 30 types
différents ressentent moins de plaisir à le manger que ceux qui n’ont eu à
choisir que parmi 6 options ! Deux raisons ont été invoquées pour expliquer
ces résultats surprenants. Premièrement, le fait de faire des choix est en lui-
même fatigant et l’augmentation du nombre d’options à considérer
augmente mécaniquement la complexité et le caractère éprouvant du choix
à faire. Deuxièmement, plus l’éventail de possibilités est large, plus le
risque de regretter son choix (à tort ou à raison) est grand, ce qui génère non
seulement davantage de stress avant de prendre sa décision, mais augmente
aussi le risque effectif d’être déçu ensuite.
D’après une synthèse de 50 études portant sur plus de 5 000 personnes,
il apparaît que nous aimons avoir des alternatives en général, mais que
l’excès de choix peut avoir un effet négatif sur notre satisfaction lorsque la
complexité du choix à faire est grande ou que nous sommes limités par le
temps (Scheibehenne, Greifeneder, Todd, 2010). Ce qui est souvent le cas
de nos jours.
La plupart des études réalisées portent sur des choix que nous pouvons
faire entre différents biens de consommation ou de loisirs. Or la théorie de
l’excès de choix reste une hypothèse intéressante à tester dans d’autres
domaines de la vie, où les enjeux sont plus grands : domaine professionnel,
domaine amoureux, lieux de résidence, engagements associatifs et
politiques, et ainsi de suite. Dans ces domaines, les choix génèrent
probablement beaucoup de stress, d’hésitations entre les options possibles,
de regrets inutiles face aux options écartées et d’insatisfaction lorsque nous
constatons ou imaginons qu’un autre choix nous aurait apporté davantage
de plaisir ou de bonheur. Il est très probable qu’ils participent eux aussi à
l’état d’agitation que nous connaissons.

Le travail et l’action comme valeurs

De l’Antiquité à l’aube des temps modernes, les sociétés occidentales


valorisaient peu le travail, généralement vu comme dégradant (Bouvier,
1994). C’est au cours des siècles derniers qu’il a peu à peu gagné ses lettres
de noblesse. Dès le XIXe siècle, le travail est progressivement perçu comme
porteur d’une valeur intrinsèque, indépendante des besoins financiers
individuels et parfois même du sens que revêt le travail accompli. Très peu
valorisé et largement assumé par les esclaves à Athènes à l’époque
classique, où les hommes libres s’adonnaient à des activités perçues comme
bien plus nobles telles que la philosophie, les arts ou la politique, le travail
au XIXe siècle est promu pour les accomplissements et les vertus qu’on lui
associe. Dans son ouvrage Le Travail. Une valeur en voie de disparition ?,
la philosophe et sociologue française Dominique Méda écrit ceci, en
prenant l’exemple de la France et de l’Allemagne (1995 ; 2010, p. 133) :

« En 1848, le retournement s’est donc définitivement opéré des deux


côtés du Rhin. Le travail est désormais conçu dans son essence et rêvé
comme épanouissement de soi et moyen du développement de toutes les
facultés humaines. »
Aujourd’hui, la place du travail dans nos vies n’est en effet pas
seulement une question de nécessité économique, c’est aussi un choix de
société, reflétant les valeurs que nous avons forgées. Or le monde du travail
contemporain, par le temps qu’il demande et le rythme qu’il impose, joue
selon nous un grand rôle dans l’agitation que nous connaissons. Depuis
2007, l’Association américaine de psychologie (APA) commandite
régulièrement des enquêtes sur le stress ; après l’argent, il ressort que le
travail représente la source de stress la plus souvent invoquée par les
Américains en ce début de XXIe siècle 4. Et comme nous l’avons vu, l’Europe
n’est pas en reste.
Dans Éloge de l’oisiveté, le philosophe Bertrand Russell a très tôt
montré l’influence de la valeur travail sur l’organisation économique du
e
XX siècle et sur des choix sociétaux relativement absurdes (1932 ; 2002,

p. 18) :

« La technique moderne a permis de diminuer considérablement la


somme de travail requise pour procurer à chacun les choses
indispensables à la vie. […] La guerre a démontré de façon concluante
que l’organisation scientifique de la production permet de subvenir aux
besoins des populations modernes […]. Si, à la fin de la guerre, cette
organisation scientifique […] avait été préservée, et si l’on avait pu
réduire à quatre le nombre d’heures de travail, tout aurait été pour le
mieux. Au lieu de quoi, on en est revenu au vieux système chaotique où
ceux dont le travail était en demande devaient faire de longues journées,
tandis qu’on abandonnait le reste au chômage et à la faim. »

Ce raisonnement rappelle celui d’un autre philosophe, Thomas More


(1516 ; 1987) qui, au début du XVIe siècle déjà, explique comment, si l’on
renonce aux biens superflus et si l’on répartit de manière égale le travail
entre les hommes, nous pourrions lui dédier bien moins d’heures de notre
journée. Or, si cela est vrai à l’époque de More, puis à celle plus récente de
Russell, l’argument est encore plus fort aujourd’hui. Et il prendra encore du
poids avec la quatrième révolution industrielle, celle de l’intelligence
artificielle et de l’automatisation de grands pans de l’économie. Pourtant,
plutôt que de développer le temps partiel pour répondre aux problèmes de
chômage, les sociétés occidentales semblent chercher à créer de nouveaux
besoins et à inventer de nouvelles formes de travail afin de maintenir les
horaires et cadences de travail existants. Nous peinons à élaborer de
nouveaux modèles économiques où le travail et le temps libre seraient
distribués de manière plus équitable, par incapacité à nous détacher de
l’idée bien ancrée de longues journées laborieuses.
Corollaire de la valorisation du travail, l’action, elle aussi, semble vue
d’un œil particulièrement positif, qu’elle soit riche de sens ou non. La
société actuelle semble, en effet, donner des lettres de noblesse à l’agitation
sans la distinguer de l’activité ; ce que le philosophe Pierre Sansot (1998)
nomme l’« exaltation de l’agir ». Il semble bien vu de « faire des choses »,
d’avoir des journées « chargées », de « ne pas s’arrêter ». Certaines valeurs
connexes de l’action, comme la passion, la motivation, l’ambition, sont
ainsi mobilisées lorsque des employeurs écrivent des offres d’emploi,
précisant qu’elles s’adressent à des gens « passionnés », « motivés »,
« dynamiques » ou « à la recherche de défis »…
Il est intéressant d’observer également la production culturelle
contemporaine. À regarder les séries télévisées actuelles, il saute
rapidement aux yeux du sérivore qu’une part significative des personnages
charismatiques du petit écran sont des stakhanovistes accomplis, dans leur
vie professionnelle comme dans leurs loisirs. Ainsi l’agent Gibbs (NCIS) ou
le docteur House (Dr House), énièmes interprétations américaines de
Sherlock Holmes, passent-ils des jours et des nuits sur leurs cas, avant de
rentrer s’adonner à des activités exigeantes : le premier reconstruit et
démonte en boucle un bateau qu’il ne pourra de toute façon pas sortir de
son garage ; le second s’abîme dans des entourloupes et des passions qui
accaparent toutes ses forces. Ces personnages herculéens de fiction
télévisée véhiculent des modèles d’expression de soi et d’autoréalisation par
le travail et l’effort.
Certains psychologues et chercheurs en psychologie partagent l’idée
que l’action, quelle qu’elle soit, est trop valorisée de nos jours. Les auteurs
que l’on peut rattacher au mouvement de la pleine conscience, en
particulier, nous invitent à réhabiliter le « mode être », le fait de simplement
ressentir ce que l’on vit, par rapport au « mode faire » (Sipe, Eisendrath,
2012 ; Williams, Penman, 2013). Il semble nécessaire, à notre époque, de
réapprendre à ne « rien faire ». Nombre de nos contemporains éprouvent
une réelle difficulté à s’arrêter par moments et à demeurer dans des états de
relaxation, de contemplation, de rêverie ou de méditation. Et semblent
éprouver très rapidement cette culpabilité éminemment contemporaine de
« perdre son temps »…

Peur de l’ennui et peur du silence

La laïcisation de la société, la pression à réussir sa vie, l’habitude de la


surstimulation, la tendance sociale à valoriser l’action plus que la
contemplation pourraient ainsi bien avoir contribué à créer chez nos
contemporains une réelle peur de l’ennui. À son tour, cette peur de l’ennui
joue un rôle non négligeable dans notre incapacité à nous arrêter et à
profiter de moments de contemplation, de rêverie, d’activité lente ou de
repos. Elle attise nos recherches fébriles de stimulation et notre besoin de
bouger, de nous étourdir d’activités, de rendez-vous, d’engagements. Par là
même, elle alimente à son tour le cercle vicieux de l’intensification. Le
philosophe Vladimir Jankélévitch écrit ainsi dans L’Aventure, l’Ennui, le
Sérieux (1963 ; 2017, p. 195) :
« Le plus urgent sera donc, pour une conscience qui ne peut se résigner
à la monotonie, de la tromper par la recherche méthodique du
merveilleux et du sensationnel, par les décors sans cesse transformés,
par les croisières et par toutes les évasions des sens et de
l’imagination. »

Selon ce philosophe, par peur de s’ennuyer, de « se résigner à la


monotonie », l’être humain contemporain recherche artificiellement toute
une série de sensations, souvent même jusqu’à l’excès. Et cette position
n’est pas seulement celle de philosophes. Plusieurs psychologues et
psychiatres partagent cet avis. Olivier Revol va jusqu’à comparer cette
recherche à une drogue (2013, p. 83) :

« Pour l’homme-instant, la course-poursuite après le temps peut agir


comme une drogue. L’activisme devient alors un stimulant, qui donne
l’énergie d’une montée d’adrénaline. Tout sauf l’ennui. Le besoin d’être
débordé, de jongler avec les rendez-vous, multiplier les tâches, les faire
se télescoper est source de satisfaction. Une jubilation. Un tremplin
pour saturer l’espace et le vider de ses temps morts. Une agitation
permanente. »

Il est intéressant de constater que le psychiatre parle ici d’un besoin


artificiel d’être débordé. Non pas d’un problème que nos contemporains
souhaitent éviter, mais au contraire d’un état émotionnel qu’ils recherchent,
mus par une peur presque panique de s’ennuyer. Interrogées, beaucoup de
personnes vantent les plaisirs du temps libre et d’un rythme de vie lent :
« Ah, si seulement j’avais davantage de temps pour moi… », ou bien : « Je
rêverais d’avoir plus de vacances », ou encore : « Vivement la retraite, que
je puisse faire ce que je veux ! » Pourtant, à nos yeux, la vérité est bien plus
nuancée. Bien que nous aspirions souvent à davantage de repos et de
sérénité, nombre d’entre nous sont probablement devenus dépendants des
stimulations de l’activité permanente et recherchent, consciemment ou non,
l’ivresse procurée par le sentiment d’être débordé. Nombre de personnes
livrées à elles-mêmes semblent ressentir un mal-être, voire parfois une
véritable angoisse : elles dépriment ou, devant trop de temps à leur
disposition, sont prises de ruminations. Une fois habitué à l’intensité,
parfois stérile, procurée par le travail et le rythme frénétique de la « vie
active », le passage forcé aux « longues pauses » – retraite, chômage,
accident… – peut être vécu comme une véritable souffrance.
Nous avons presque tous reçu des témoignages d’amis ou de proches
ayant connu des périodes de chômage, si nous ne les avons pas vécues
nous-mêmes. Tant que nous travaillons, nous pouvons rêver au temps libre,
aux plaisirs que nous ressentirions et aux grandes choses que nous
accomplirions, une fois débarrassés de nos obligations professionnelles. En
vérité, le temps libre nous met face à nos limites et face aux limites de notre
conception du bonheur. La littérature, en présentant les souffrances des
classes oisives, en offre quelques illustrations – Gatsby le Magnifique de
Fitzgerald en est un splendide exemple.
De la même manière, passé la joie des premiers jours de vacances, ceux
qui n’y sont pas ou plus habitués ne savent pas comment occuper leur
temps. Confrontés au temps libre, nous pouvons alors avoir de la peine à
nous motiver ; nous réalisons que nous avons peu de « passions » – autre
notion clé de notre époque qui réunit les valeurs d’action et d’intensité ! –
ou que nos intérêts, par exemple pour la lecture, le shopping, le kitesurf ou
les séries télévisées, ne nous tiennent pas en haleine toute la journée.
L’ennui, au sens psychologique du terme, est une émotion déplaisante
(Eastwood et al., 2012). Il est donc naturel que nous cherchions à l’éviter.
La technologie moderne nous donne peut-être davantage d’occasions que
par le passé de le tromper. Une étude portant sur plus de 3 500 Américains
révèle qu’une des raisons les plus fréquemment invoquées par les
participants pour consulter leur téléphone portable (68 %) est l’ennui
(Gazzaley, Rosen, 2016). Une autre étude, plus ancienne, portant sur plus
de 1 300 Britanniques avait déjà démontré que 52 % des personnes
interrogées préféraient utiliser leur téléphone portable plutôt que de se
laisser aller à penser ou à rêvasser (Barbaley, 1999). Ainsi avons-nous peut-
être perdu l’habitude de nous ennuyer.
Or il existe différents types d’ennui. Le philosophe britannique Bertrand
Russell, dans La Conquête du bonheur (1930 ; 2001), en distingue deux :
l’un stérile et l’autre fécond. L’ennui stérile serait celui que l’on éprouve
lorsqu’on ne s’engage pas assez dans des activités qui nous mettent en
mouvement ou nous mobilisent de manière active : sport, marche, activités
artistiques et créatrices, activités sociales… Ce type d’ennui se ressentirait
lorsqu’on a consacré trop de temps à des occupations passives, à
consommer des divertissements qui demandent de notre part trop peu
d’implication et d’efforts. Russell donne l’exemple du théâtre, mais on
pourrait aujourd’hui citer celui de la télévision et de toutes les « activités »
qui impliquent des écrans et nous mobilisent très peu sur le plan physique.
Ce type d’ennui naîtrait de la sous-stimulation. Il est fait de cette apathie et
de ce sentiment de fatigue que l’on ressent, par exemple, quand on est resté
avachi de longues heures sur son canapé. Pour le philosophe, cette forme
d’ennui est non seulement désagréable, mais encore stérile.
Cependant, Russell identifie un second type d’ennui, fécond celui-là,
que l’on peut ressentir lorsqu’on fait une pause bienvenue dans un rythme
de vie soutenu ou dans notre consommation de stimulants, que ces derniers
soient de nature physique – alcool, café, médicaments, drogues… – ou de
nature environnementale – distractions, sollicitations… Ce second type
d’ennui permettrait tout d’abord le repos du corps et de l’esprit, nécessaire
pour que ceux-ci puissent tenir dans la durée. Il pourrait nous permettre
ensuite le retour nécessaire sur notre vie et nos choix, pour les réorienter
lorsque nous nous sommes écartés de nos buts. Il pourrait également
permettre la contemplation, les liens humains et une forme de sérénité (voir
chapitre 4). Le philosophe insiste sur le fait que le temps libre,
contrairement à une idée largement répandue, s’apprend et s’apprivoise.
La recherche en psychologie montre également que l’ennui est une
émotion fréquente (Pekrun et al., 2010). Bien qu’il n’existe pas de
consensus sur sa définition, celui-ci est souvent entendu comme
l’expérience aversive conduisant à vouloir s’engager dans une activité qui
apporterait davantage de satisfaction ou se trouver dans une situation plus
agréable que celle que l’on vit, sans que cela soit possible (Eastwood et al.,
2012). La recherche confirme également qu’il existe plusieurs types d’ennui
(Goetz et al., 2014). De manière intéressante, l’ennui est pour certains
chercheurs une émotion associée à un bas niveau de tension (activation)
intérieure, alors que, pour d’autres, il est lié à un haut niveau de tension
intérieure. On peut faire l’hypothèse que ces chercheurs parlent, en réalité,
des deux types d’ennui décrits par Bertrand Russell : celui lié à la sous-
stimulation, conduisant à un faible niveau de tension intérieure, et celui lié à
la surstimulation, conduisant à un haut niveau de tension intérieure.
Comment distinguer l’ennui stérile naissant de la sous-stimulation de
celui fécond naissant parfois d’une pause bienvenue dans le flot de la
surstimulation ? Dans le premier type d’ennui, un sentiment d’apathie est
peut-être prédominant ; dans le second, une forme d’impatience et de
nervosité. Si les hypothèses de Russell sont correctes, le premier sentiment
pourrait indiquer qu’il faut augmenter le rythme de nos journées ou le degré
général d’activité et de stimulation intellectuelle, sensorielle ou physique.
Le second sentiment, celui de l’ennui teinté d’impatience et de nervosité
(c’est-à-dire d’agitation intérieure), devrait nous inciter, au contraire, à
ralentir et diminuer la somme des stimulations, même si cela nous rebute à
première vue.
L’ennui fécond et le retour sur soi peuvent engendrer des
questionnements parfois douloureux – autre raison pour laquelle nous le
fuyons dans l’agitation. L’agitation nous met à l’abri de la prise de
conscience, de la réflexion et d’éventuelles émotions difficiles. Pour Alain
Corbin (2016), la société actuelle nous invite à rechercher ce qu’il appelle le
bruit, pour éviter de se tenir « à l’écoute de soi ». Selon le philosophe
catalan Francesc Torralba Rosello (1996), l’agitation, les activités et les
relations sociales superficielles sont encouragées dans notre société ; celui
qui recherche le calme, la solitude et l’isolement est regardé avec suspicion.
La méfiance de notre société vis-à-vis du calme vient peut-être justement du
fait que cette écoute de soi n’est pas toujours agréable et qu’elle implique
de faire face à certaines vérités difficiles à accepter sur notre nature et sur
nos désirs profonds : en passant plus de temps avec notre conjoint(e), nous
prenons conscience de l’état réel de notre couple ; en ayant le temps
d’organiser des moments de loisir à plusieurs, nous constatons le nombre
d’amis réellement disponibles pour nous voir ; en prenant le temps de lire
Balzac, nous réalisons que nous n’avons pas, contrairement à ce que nous
aimions penser, de grand plaisir à découvrir certaines œuvres de la
littérature classique.
De la même manière que nous avons peur parfois de l’ennui lié à un
rythme perçu comme trop lent ou à des stimulations perçues comme trop
faibles, certains d’entre nous redoutent particulièrement une forme
spécifique du calme environnemental : le silence. C’est que le silence nous
met face à nous-mêmes, et donc aux aspects parfois plus inquiétants de
notre identité et de notre personnalité (Torralba Rosello, 1996). Pourtant, il
est aussi la condition sine qua non de l’accès à l’intériorité : il nous fait
passer du masque que nous portons en société à une forme de vérité
intérieure. Ce passage est difficile et beaucoup d’entre nous craignent de le
faire. Il en résulte un paradoxe : d’un côté, nous recherchons le silence et
nous nous plaignons de la frénésie de la vie quotidienne, de la difficulté à
trouver le calme et le silence ; de l’autre, dès qu’un moment de silence ou
de paix se présente, nous ressentons un mal-être et une nervosité qui nous
poussent à rechercher automatiquement une nouvelle source de « bruit ».

L’intensité érigée en valeur finale

Dans son ouvrage La Vie intense, Tristan Garcia montre comment,


depuis la maîtrise de l’électricité, les êtres humains ont peu à peu érigé
l’intensité en valeur absolue. À partir du XVIIIe siècle, nos sociétés se
mettent à valoriser la vie intense incarnée par le libertin, le romantique, le
révolutionnaire ou le poète maudit, par opposition aux figures neutres ou
tièdes du magistrat ou du bourgeois. Pour en arriver à la position extrême
des XXe et XXIe siècles, exprimée par le philosophe en ces termes (2016,
p. 115) :

« Mieux vaut une intensité forte de n’importe quoi, y compris de


souffrance, qu’une vérité, une beauté ou une vie médiocres. »

Les exemples contemporains de valorisation de l’intensité sont


innombrables. Reflet des discours normatifs de notre époque, la publicité en
est un, elle qui promet sans cesse des expériences, des goûts et des émotions
fortes, extrêmes ou ultimes. Mais le phénomène dépasse de beaucoup la
publicité pour Garcia et touche tous les domaines de la société, de la
politique à la religion, en passant par la philosophie et la psychologie (2016,
p. 13) :

« Les ennemis idéologiques qui s’affrontent sur la scène de notre


époque ont au moins cet idéal en commun : la recherche d’une intensité
existentielle. Libéraux, hédonistes, révolutionnaires, fondamentalistes
ne s’opposent peut-être que sur le sens de cette intensité dont notre
existence a besoin. »

Par ailleurs, à mesure que certaines formes de la vie intense se


démocratisent et se répandent, celles-ci viennent à former une nouvelle
norme. Par peur de paraître inintéressants ou rétrogrades, nous cherchons à
aller en vacances dans des lieux peu connus, à avoir une vie amoureuse plus
pimentée ou à collectionner les expériences insolites. Peu à peu, les choses
qui étaient hier considérées comme intenses se banalisent. Alors qu’un tel
pouvait se vanter dans les années 1970 d’avoir passé des vacances à Rimini,
il trouverait aujourd’hui cette destination balnéaire du nord de l’Italie trop
banale pour être mentionnée avec fierté. Il faut donc augmenter la force ou
la quantité de stimulations pour ressentir le même niveau d’intensité et
répondre à cet idéal culturel et social. Jusqu’à l’extrême parfois. La
pornographie dure, les performances sportives sous produits dopants, la fête
ou le travail sous cocaïne pourraient ainsi être compris comme des moyens
désespérés de correspondre à l’idéal toujours fuyant de la vie intense.
Ironiquement, l’intensité elle-même semble occuper bien peu nos vies. Nos
contemporains sont pour la plupart, faute de temps ou de ressources
physiques, mentales et financières, condamnés à désirer intensément
d’abord, puis à se satisfaire de palliatifs expéditifs (par exemple un film
particulièrement violent ou une soirée d’alcoolisation massive) pour passer
plus rapidement au vertige suivant (Garcia, 2016).
Que l’on soit d’accord ou pas avec l’ensemble de ses analyses, Tristan
Garcia explore bien les raisons qui permettent d’expliquer pourquoi la
course perpétuelle à l’intensification expérientielle est perdue d’avance :
toutes les ruses pour y parvenir – les variations, les accélérations, les
stimulations sensorielles, les tentatives pour regarder les choses d’un œil
5
neuf – sont condamnées à s’annuler par un effet de routine . Ce qui prend
réellement de la place dans nos aspirations, nos pensées, notre quotidien, ce
n’est pas l’intensité elle-même, mais bien la recherche d’intensité et
d’intensification, malgré les maigres bénéfices d’une telle stratégie.
L’intensité constituant la valeur finale pour un grand nombre de
contemporains, les autres dimensions de l’expérience vécue – par exemple
celles du plaisir, de l’aisance, du sens ou du calme (voir chapitre 1) – ne
sont mobilisées que comme des valeurs instrumentales, des moyens
d’arriver à cette fin. Bien souvent, les conséquences déplaisantes, insensées
ou agitées ne sont même pas prises en compte, pour peu que nos
expériences ne nous paraissent pas ternes. Il faut que l’intensité soit
accompagnée de sentiments de déplaisir, de difficulté, de manque de sens
ou d’agitation particulièrement marqués pour que nous percevions qu’il y a
un problème. Par ailleurs, parce qu’elle nous pousse sans cesse à agir, nous
frustre et nous rend insatisfaits de ce que nous vivons, la quête permanente
d’intensité génère fréquemment des sentiments d’agitation intérieure.
Du consumérisme au rapport au travail, en passant par la valorisation de
l’action et la peur de l’ennui, la recherche permanente d’intensité cristallise
ainsi tous les changements psychologiques que nous avons passés en revue.
Parce que nous recherchons l’intensité, nous sommes prêts à passer de
longues heures au bureau, pour nous offrir les plaisirs ou les loisirs que
nous percevons comme intenses et que nous consommerons dans l’urgence.
Pour la même raison, nous valorisons l’action, que nous croyons à même de
nous procurer des sensations et des expériences plus fortes, et nous nous
retrouvons souvent à brasser de l’air. Et c’est parce que nous recherchons
l’intensité que nous fuyons comme la peste tout ce qui pourrait être terne ou
ennuyeux, en nous privant de moments de calme et de contemplation. La
recherche permanente d’intensité semble ainsi au centre des différentes
causes psychologiques et individuelles de l’agitation contemporaine.

Des causes interdépendantes


Les causes au phénomène de l’agitation que nous avons évoquées sont
liées entre elles. Causes historiques et causes psychologiques s’influencent
mutuellement et s’interpénètrent. Les changements économiques et
techniques ont engendré des changements sociaux et psychologiques, qui
ont entraîné à leur tour de nouveaux changements économiques. Par
exemple, les changements techniques ayant permis une accélération de la
production industrielle ont bouleversé nos sociétés occidentales dans leur
rapport au temps et contribué à la naissance de nouvelles valeurs – travail,
action, intensité – qui favorisent une certaine organisation économique et de
nouvelles accélérations. De leur côté, la valorisation du travail et de
l’intensité comme la peur (souvent inconsciente) de l’ennui retiennent selon
nous des changements politiques et économiques qui pourraient permettre
davantage de temps libre et de calme. Les modèles économiques et sociaux
existants se trouvent ainsi maintenus ou renforcés, entretenant le cercle
vicieux de l’agitation collective et individuelle.
Heureusement, cette interdépendance des différentes causes de
l’agitation signifie aussi qu’agir sur l’une ou l’autre peut avoir un impact
positif sur l’ensemble du système. Dans ce livre, nous nous intéressons à ce
que nous pouvons faire en tant qu’individu pour ressentir davantage de
calme. La recherche permanente d’intensité explique en grande partie selon
nous, par l’ensemble complexe et interdépendant de causes dont nous avons
parlé, l’apparition et le maintien de l’agitation contemporaine. Pour autant
nous pensons qu’il est possible, en luttant contre cette tendance dans ce
qu’elle a d’excessif, de retrouver davantage de calme et de sérénité (voir
chapitres 5 et 6).
CHAPITRE 3

Quand l’agitation devient-elle


un problème ?

« Il en est d’autres aussi qui n’ont pas de silence, et qui tuent le silence
autour d’eux ; et ce sont les seuls êtres qui passent vraiment
inaperçus. »
Maurice MAETERLINCK,
Le Trésor des humbles (1896 ; 2012).

Il est agréable, parfois, de se retrouver dans une rue grouillante


d’activités. De sentir la vie autour de soi, d’être attiré par mille couleurs, de
se perdre dans l’effervescence et le mouvement de la foule. Il est excitant de
temps à autre de sortir en boîte de nuit et d’y entendre de la musique à plein
volume. Il peut même être agréable de fonctionner par moments dans
l’urgence. Qui n’a pas jamais ressenti un pic d’adrénaline euphorisant en
courant d’une activité à l’autre, en ressentant ce petit plaisir diffus de
maîtrise et de compétence ? Il existe, après tout, un risque à trop rechercher
le calme : celui d’affadir l’existence, de la rendre terne et insipide. Et au
fond, les conséquences de l’agitation sont-elles si problématiques que ça ?
N’exagère-t-on pas en parlant des effets nocifs du bruit, du stress ou de la
connexion permanente aux outils technologiques ?
Les effets du bruit sur la santé

Certes, le silence absolu n’existe pour ainsi dire pas (Bruneau, 1973 ;
Cage, 1961). Dans la nature, rares sont les moments et les endroits
totalement silencieux. Même dans une réserve naturelle étendue, on
entendra encore le bruit du vent ou de la pluie, des bourdonnements
d’insectes ou des chants d’oiseaux. Le type de son, bien sûr, joue un rôle
important, davantage parfois que le volume : une rue piétonne calme et la
télévision du voisin peuvent tous deux produire 50 dB (CEREMA, 2017) et
nous affecter très différemment. De même, les sons de la nature sont
souvent vécus comme plus relaxants que ceux des activités humaines, et ce
indépendamment de leur volume. Les cours d’eau et les oiseaux, par
exemple, peuvent produire un nombre élevé de décibels, mais ils sont
rarement considérés comme des sources de bruit ennuyeux. Au contraire, ils
font souvent partie de morceaux ou de podcasts de relaxation ! Il semble, en
effet, qu’il y ait quelque chose de fondamentalement apaisant pour l’être
humain dans les sons de la nature.
Par ailleurs, nos valeurs entrent en jeu : des sons que nous aimons en
raison de ce qu’ils représentent pour nous seront vécus par d’autres comme
du bruit. Le passionné de moto n’aura pas la même perception d’un bruit de
moteur que l’écologiste convaincu. Nous-mêmes recherchons parfois
certains sons que nous apprécions moins à d’autres moments : il peut être
agréable d’écouter certains morceaux de musique en faisant la fête, et ces
mêmes morceaux peuvent se révéler irritants lorsque nous passons une
soirée tranquille à la maison. On pourrait donc être tenté de penser que le
bruit est un concept purement subjectif et fluctuant, dépendant de notre
personnalité et de notre humeur du moment.
Néanmoins, il existe plusieurs données objectives montrant que
lorsqu’elle dépasse un certain volume trop fréquemment ou trop
durablement 1, l’atmosphère sonore d’un lieu a des conséquences négatives
mesurables (Fritschi et al., 2011). Sur le plan physique, il est maintenant
démontré que le bruit augmente le risque d’hypertension et de maladies
cardiovasculaires (Basner et al., 2014 ; Passchier-Vermeer et Passchier,
2000) 2. Il impacte aussi le sommeil (Ising, Ising, 2002 ; Zaharna,
Guilleminault, 2010), puisque dès 35 dB notre corps sécrète des hormones
de stress telles que le cortisol, l’adrénaline et la noradrénaline. Celles-ci
altèrent la qualité de notre nuit, même si nous ne nous réveillons pas. Or la
valeur de 35 dB est rapidement atteinte, puisqu’elle représente à peine plus
que le bruit de chuchotements (généralement compris autour de 30 dB). Dès
40 dB – le simple bruit d’un lave-vaisselle –, les durées du sommeil
profond et du sommeil paradoxal, dont nous avons besoin pour nous
reposer pleinement, sont réduites.
Plusieurs liens ont également été établis entre le bruit et la santé
mentale. Des études ont démontré que les personnes qui vivent à proximité
de routes avec une circulation importante (Miles, Coutts, Mohamadi, 2012)
ou exposées à de forts bruits de trafic aérien (Hiramatsu et al., 1997)
présentent davantage de symptômes dépressifs. Par ailleurs, le bruit semble
augmenter les risques d’anxiété (Standing, Stace, 1980 ; Stansfeld et al.,
2000). Et même lorsqu’il n’atteint pas des seuils qui le rendent dangereux
pour la santé psychique, il peut engendrer de l’irritation et du stress
(Öhrström et al., 2006).
Le bruit semble avoir également des effets sur la concentration. Une
étude suédoise conduite sur 2 612 habitants de la ville de Malmö a corrélé
les problèmes de concentration au bruit du trafic routier et ferroviaire
(Bodin et al., 2015). Les résultats montrent que les personnes qui n’ont pas
au moins une fenêtre donnant sur un côté calme – cours d’eau, plan d’eau
ou espace vert – rapportent davantage de problèmes de concentration que
ceux qui en ont. Par ailleurs, une étude sur des employés de bureau
(Banbury, Berry, 2005) a sans surprise démontré que les bruits
environnants, comme les sonneries de téléphone ou les discussions de
collègues, nuisent à la concentration. En ce qui concerne les enfants, une
analyse parue dans le célèbre journal scientifique The Lancet a synthétisé
plusieurs études prouvant que les écoliers exposés de manière chronique à
des bruits de trafic routier, aérien ou ferroviaire obtiennent des résultats
moins bons à des tests standardisés nationaux que les enfants dont les
écoles sont plus calmes (Basner et al., 2014). De manière inquiétante, cet
article rapporte qu’une augmentation de seulement 5 dB du bruit aérien est
associée à un délai supplémentaire d’un à deux mois en moyenne pour
l’acquisition de la lecture chez les plus jeunes.
Évidemment, il existe plusieurs facteurs modérant l’impact d’une
source de bruit donnée sur notre bien-être psychologique, sur notre santé
mentale et sur nos compétences cognitives : il y a nos attitudes et nos
valeurs, mais aussi nos rythmes biologiques et notre état psychologique
préalable à l’exposition au bruit (Jett, George, 2003 ; Persson et al., 2007).
Toutefois, de manière préoccupante, l’impression que le bruit ne nous
dérange pas ou qu’on s’y habitue n’empêche pas l’apparition à terme de
problèmes de santé (Ising, Ising, 2002 ; Zaharna, Guilleminault, 2010). Si
nous avons parfois l’impression de nous habituer à une source de bruit – par
exemple, le bruit de la circulation – ou si nous ne remarquons même pas la
gêne, notre corps, lui, continue à sécréter des hormones de stress impactant
notre santé. Même les personnes qui se croient relativement insensibles au
bruit ne sont pas moins affectées dans leur santé mentale que celles qui s’y
disent sensibles (Stansfeld et al., 2000).
Enfin, et ce n’est pas rien, le bruit peut priver de leur beauté et d’une
part de leur signification certains moments importants de notre vie. Il peut
ainsi gâcher une soirée romantique, une expérience esthétique, un moment
de détente, une séance de méditation ou un état de contemplation.
Dans l’extrait ci-dessous, Zola montre avec un humour noir comment le
chahut d’une locomotive empêche toute possibilité de recueillement lors
d’un enterrement.
Émile Zola, L’Œuvre
(1886 ; 2006, p. 407-408)
« Les croque-morts descendaient le cercueil. Maussade sous la bise, le prêtre
attendait ; et des fossoyeurs étaient là, avec des pelles. Trois voisins avaient lâché
en route, les dix n’étaient plus que sept. Le petit cousin, qui tenait son chapeau à
la main depuis l’église, malgré le temps affreux, se rapprocha. Tous les autres se
découvrirent, et les prières allaient commencer, lorsqu’un coup de sifflet déchirant
fit lever les têtes.
C’était, dans ce bout vide encore, à l’extrémité de l’avenue latérale numéro 3, un
train qui passait sur le haut talus du chemin de fer de ceinture, dont la voie
dominait le cimetière. La pente gazonnée montait, et des lignes géométriques se
détachaient en noir sur le gris du ciel, les poteaux télégraphiques reliés par les
minces fils, une guérite de surveillant, la plaque d’un signal, la seule tache rouge
et vibrante. Quand le train roula, avec son fracas de tonnerre, on distingua
nettement, comme sur un transparent d’ombres chinoises, les découpures des
wagons, jusqu’aux gens assis dans les trous clairs des fenêtres. Et la ligne
redevint nette, un simple trait à l’encre coupant l’horizon ; tandis que sans relâche,
au loin, d’autres coups de sifflet appelaient, se lamentaient, aigus de colère,
rauques de souffrance, étranglés de détresse. Puis une corne d’appel résonna,
lugubre.
– Revertitur in terram suam unde erat…, récitait le prêtre, qui avait ouvert un livre
et se hâtait.
Mais on ne l’entendait plus, une grosse locomotive était arrivée en soufflant, et elle
manœuvrait juste au-dessus de la cérémonie. Celle-là avait une voix énorme et
grasse, un sifflet guttural, d’une mélancolie géante. Elle allait, venait, haletait, avec
son profil de monstre lourd. Brusquement, elle lâcha sa vapeur, dans une haleine
furieuse de tempête.
– Requiescat in pace, disait le prêtre.
– Amen, répondait l’enfant de chœur.
Et tout fut emporté, au milieu de cette détonation cinglante et assourdissante, qui
se prolongeait avec une violence continue de fusillade.
Bongrant, exaspéré, se tournait vers la locomotive. Elle se tut, ce fut un
soulagement. Des larmes étaient montées aux yeux de Sandoz, ému déjà des
choses sorties involontairement de ses lèvres, derrière le corps de son vieux
camarade, comme s’ils avaient eu ensemble une de leurs causeries grisantes
d’autrefois ; et, maintenant, il lui semblait qu’on allait mettre en terre sa jeunesse :
c’était une part de lui-même, la meilleure, celle des illusions et des enthousiasmes,
que les fossoyeurs enlevaient, pour la faire glisser au fond du trou. Mais, à cette
minute terrible, un accident vint encore augmenter son chagrin. Il avait tellement
plu, les jours précédents, et la terre était si molle, qu’un brusque éboulement se
produisit. Un des fossoyeurs dut sauter dans la fosse, pour la vider à la pelle, d’un
jet lent et rythmique. Cela n’en finissait pas, s’éternisait au milieu de l’impatience
du prêtre et de l’intérêt de quatre voisins, qui avaient suivi jusqu’au bout, sans
qu’on sût pourquoi. Et là-haut, sur le talus, la locomotive avait repris ses
manœuvres, reculait en hurlant, à chaque tour de roue, le foyer ouvert, incendiant
le jour morne d’une pluie de braise. »

Pollution visuelle et vol de l’attention

Certains aspects de notre environnement visuel produisent davantage de


réactions physiologiques d’activation – accélération des pulsations
cardiaques, augmentation de la pression artérielle ; une pièce très épurée,
par exemple, active moins notre organisme qu’une pièce comprenant
davantage d’aménagements (Tsunetsugu, Miyazaki, Sato, 2005). Il existe
également des études montrant que les couleurs et la lumière ont un effet
sur nos réactions physiologiques (Kobayashi, Sato, 1992 ; Noguchi,
Sakaguchi, 1999). Bien que les études sur le sujet soient peu nombreuses, il
existe plusieurs raisons de penser que certains environnements visuels
augmentent le niveau d’activation et de stress de notre organisme
(Williams, 2013). L’expérience le démontre également : la majorité d’entre
nous éprouve de la difficulté à se détendre pleinement dans le terminal d’un
aéroport, dans le va-et-vient général, quand plusieurs écrans publicitaires
s’agitent dans leur champ de vision, en diffusant des spots publicitaires aux
couleurs criardes et aux mouvements rapides.
Nous réagissons, par ailleurs, à l’aménagement de l’espace et à ce que
nous jugeons laid. La recherche montre, par exemple, qu’au-delà d’un
certain nombre de panneaux ou d’écrans de publicité dans l’espace public,
les passants les ressentent comme de la pollution visuelle (Chmielewski et
al., 2016). Par ailleurs, le risque de distraction au volant lié à la publicité est
connu depuis de nombreuses années. Bien des pays, comme les États-Unis
en 1965 avec le Highway Beautification Act, ont légiféré pour limiter la
publicité le long des autoroutes et des routes, reconnaissant par là le danger
que représentent pour les conducteurs les distractions induites par la
publicité.
Ces distractions ne sont pas seulement un problème lorsque la sécurité
est en jeu, elles le sont aussi lorsqu’elles se muent en un vol constant de
l’attention, épuisant nos ressources attentionnelles et nous empêchant de les
allouer là où nous le souhaitons. L’attention humaine n’est, en effet, pas
inépuisable ; si elle est trop sollicitée, elle se fatigue. Certaines villes
comme Copenhague ont pris le problème de front et limitent de manière
importante les publicités dans l’espace public. D’autres, comme São Paulo
en 2007, les ont carrément interdites. Mais les publicitaires semblent
toujours à la recherche de nouveaux moyens d’infiltrer de la publicité dans
les interstices laissés libres par la législation 3. Certains chercheurs avancent
la thèse qu’il s’agit là d’un véritable vol de l’attention, puisque ce
détournement de l’attention n’est pas choisi et que rien de réellement positif
n’est offert en retour à celles et ceux dont on capte l’attention (Wu, 2017).
Les neurosciences ont démontré que notre cerveau est naturellement attiré
par les couleurs vives et par le mouvement. En présentant des vidéos aux
couleurs criardes et aux mouvements rapides, les écrans publicitaires
absorbent automatiquement – et indépendamment de notre volonté – nos
ressources attentionnelles. Comme celles-ci sont limitées, elles ne peuvent
alors pas, ou alors plus difficilement, se diriger ailleurs – par exemple sur
un livre, sur une conversation, vers une réflexion intérieure ou un moment
de rêverie. Devant l’ampleur du phénomène, certains parlent même de
« crise de l’attention » (Crawford, 2015). Le neuroscientifique Adam
Gazzaley et le psychologue Larry Rosen (2016) ont ainsi écrit un livre sur
le problème du captage permanent de l’attention dans nos environnements
modernes, intitulé de manière parlante The Distracted Mind, « L’esprit
distrait ». Outre la fatigue mentale et le stress qu’elles génèrent, un effet
probable de ces sollicitations continues est la réduction de la disponibilité
de notre esprit aux événements intérieurs, à leur observation, à leur
compréhension et à leur maîtrise. Elles pourraient ainsi engendrer une
diminution de notre espace mental libre pour rêver, penser, créer et
finalement croître.
Un problème connexe à celui de la surstimulation publicitaire réside
dans l’ajout toujours plus courant d’écrans au sein d’espaces dédiés aux
enfants, par exemple dans certains services publics, hôpitaux pédiatriques,
magasins ou restaurants familiaux. Or les effets d’une exposition prolongée
aux écrans sur le développement du jeune enfant sont encore mal connus.
Certaines études suggèrent néanmoins que les médias électroniques
pourraient avoir divers effets négatifs, allant des problèmes de sommeil à
une augmentation des comportements agressifs (Brown, 2011). Par ailleurs,
l’exposition des jeunes enfants aux écrans semble augmenter non seulement
dans les lieux publics, mais également à la maison, où nombre de parents et
de proches mettent des tablettes à la disposition de bébés et d’enfants en âge
préscolaire.

Fatigue attentionnelle et surcharge mentale

Depuis les travaux du psychologue et philosophe américain William


James (1892 ; 2006), on distingue au moins deux types d’attention. Le
premier est l’attention involontaire, celle captée automatiquement par les
stimuli particulièrement saillants de notre environnement – couleurs vives,
formes inhabituelles, mouvements, etc. – et par ceux auxquels l’évolution
nous a rendus attentifs parce qu’ils alertent d’un danger potentiel pour
l’individu ou pour l’espèce. Le second type est l’attention volontaire,
appelée aussi attention dirigée. Celle-ci demande, à l’inverse, une décision
consciente et un effort délibéré pour focaliser nos ressources cognitives sur
l’objet de notre choix. De nombreuses recherches ont prouvé l’existence de
ces deux types d’attention et montré les réseaux neuronaux distincts qui les
sous-tendent (Berman, Jonides, Kaplan, 2008).
La théorie de la restauration attentionnelle, développée par les deux
psychologues Rachel et Stephen Kaplan (1989), postule premièrement que
notre système attentionnel a besoin d’alterner entre ces deux types
d’attention ; il ne pourrait rester trop durablement dans l’attention dirigée
sans s’épuiser, puisque celle-ci demande un effort conscient et soutenu.
Deuxièmement, cette théorie avance que les capacités de l’attention dirigée
peuvent être particulièrement bien restaurées, en cas de fatigue, par les
stimuli de la nature – par exemple, par la contemplation d’un cours d’eau
ou par une balade en forêt. Selon les tenants de cette théorie, les stimuli de
la nature exercent une « douce fascination », qui demande peu d’effort. Ils
font naturellement appel à l’attention involontaire, permettant pendant ce
temps aux capacités d’attention dirigée de se reconstituer.
Selon les mêmes auteurs, l’environnement urbain fatigue, à l’inverse,
notre système attentionnel (Kaplan, 1989). En effet, les stimulations y sont
particulièrement fortes et nombreuses – klaxons, bruits, écrans publicitaires,
foule, etc. – et sollicitent trop fréquemment et trop vivement l’attention
involontaire. De plus, l’attention dirigée y est également très sollicitée –
pour nous éviter, par exemple, de nous faire renverser par les voitures – et
bénéficie de peu de pauses permettant sa restauration (Berman, Jonides,
Kaplan, 2008). Pour ces chercheurs, nos environnements modernes créent
ainsi une fatigue attentionnelle aux multiples conséquences, allant de la
baisse des performances cognitives à des sentiments d’irritabilité et de mal-
être, et qu’ils nomment « fatigue de l’attention dirigée ».
D’autres facettes de l’attention semblent souffrir dans nos
environnements contemporains. La chercheuse en neurosciences Aurélie
Bidet-Caulet s’est penchée sur l’attention sélective, à savoir sur notre
capacité à nous focaliser sur certaines choses et à faire abstraction des
stimuli alentour, dont ceux liés au bruit (Bidet-Caulet, Mikyska, Knight,
2010). Ce type d’attention fait appel à des mécanismes d’inhibition, pour
« bloquer » les stimuli non pertinents ou en atténuer la force. Or, plus
l’environnement dans lequel nous nous trouvons est bruyant, agité ou
sollicitant – interruptions par des collègues, des e-mails, etc. –, plus nous
devons inhiber de stimuli et donc fournir d’efforts pour maintenir nos
ressources attentionnelles sur la tâche à laquelle nous nous adonnons. Si ces
stimuli et ces efforts d’inhibition se multiplient et s’intensifient, notre
attention se fatigue et nous n’arrivons plus à la maintenir focalisée sur ce
que nous faisons.
Le multitasking, c’est-à-dire le fait de mener plusieurs tâches en même
temps, est également un problème. Les recherches d’Aurélie Bidet-Caulet
montrent que lorsque les tâches à réaliser utilisent les mêmes réseaux de
neurones (par exemple écrire un e-mail et parler au téléphone, qui tous les
deux stimulent les aires du langage), la performance baisse parce que ces
tâches entrent en conflit. La conclusion en est que le multitasking présente
souvent une efficacité illusoire. Plutôt que de réaliser les tâches en même
temps, comme on le croit souvent, le cerveau alterne très rapidement entre
les tâches. Le résultat global s’en trouve souvent appauvri. Et le cerveau se
fatigue par ces oscillations permanentes d’un sujet à l’autre.
Par ailleurs, les sollicitations et les interruptions perpétuelles de notre
société pourraient créer un phénomène de surcharge mentale (Kirsh, 2000 ;
Zimmerman, Shimoga, 2014). Notre environnement physique – bruit,
mouvements alentour – joue un rôle déterminant dans le niveau de « charge
mentale » (cognitive load) et détermine par exemple les capacités
d’apprentissage à l’école et à l’université. Cette surcharge mentale peut
également causer des tensions interpersonnelles, notamment dans le monde
du travail (Kirsh, 2000). La surcharge cognitive pourrait même nous rendre
davantage manipulables par la publicité : une étude américaine
(Zimmerman, Shimoga, 2014) a ainsi démontré que des adultes exposés à
des spots publicitaires pour des snacks peu sains tels que des chips, des
barres chocolatées ou des sodas en consommaient davantage en situation de
charge mentale importante, à savoir lorsqu’ils avaient pour tâche de se
souvenir d’un numéro à sept chiffres, qu’en situation de charge mentale
plus faible, lorsqu’ils devaient se souvenir d’un numéro à deux chiffres. Or
la complexité de nos environnements modernes et nos rythmes de vie
frénétiques augmentent considérablement notre charge mentale, nous
rendant ainsi peut-être d’autant plus influençables.

Pression temporelle et stress

La pression temporelle, tant celle que nous subissons, par exemple au


travail, que celle que nous nous imposons parfois en voulant faire trop de
choses, peut générer des sentiments de stress. Le stress est généralement
défini en psychologie comme la perception que les demandes de notre
environnement dépassent nos ressources ou nos compétences. Ce sentiment
émerge fréquemment lorsque nous avons à tenir des délais trop serrés et
lorsque nous menons un rythme de vie si rapide qu’il nous donne
constamment le sentiment d’être dépassés (Zuzanek, 2004).
Si le stress contemporain s’avère principalement causé par notre rythme
de vie, comment mesurer ce dernier ? Nous proposons de retenir ici la
définition à la fois très précise et très simple de Hartmut Rosa (2011 ;
2013). Celui-ci le comprend comme le « nombre d’actions entreprises par
unité de temps ». L’accélération du rythme de vie, selon cette définition,
s’opère à travers un raccourcissement des épisodes d’action, c’est-à-dire la
réalisation du même nombre d’actions en moins de temps, via une
densification de ces épisodes, soit l’élimination des « temps morts », ou à
travers l’exécution simultanée de plusieurs tâches (multitasking). Par
exemple, nous pouvons passer moins de temps avec nos amis lors d’une
sortie au restaurant afin d’avoir le temps de regarder encore un épisode de
notre série télé préférée avant de nous coucher (raccourcissement) ; nous
pouvons supprimer les pauses-café du matin afin de traiter plus de dossiers
dans la journée (densification) ; ou alors, nous pouvons cuisiner tout en
téléphonant à un ami (multitasking). Si ces manières d’augmenter notre
rythme de vie ne sont pas en elles-mêmes nocives et peuvent même parfois
présenter de sérieux avantages, elles génèrent souvent du stress.
Les effets négatifs du stress sur la santé physique peuvent être graves et
sont amplement démontrés. Une méta-analyse portant sur plus de trente ans
de recherche montre un effet négatif très clair du stress sur le système
immunitaire (Segerstrom, Miller, 2004). Le stress chronique, notamment, a
un effet particulièrement délétère sur l’immunité cellulaire. Selon un article
publié dans The Lancet, il semblerait même que le stress chronique
contribue au développement de certains types de cancer (Vissoci Reiche,
Oderbrecht Vargas Nunes, Kaminami Morimoto, 2004). Le stress chronique
jouerait également un rôle dans l’étiologie de l’obésité : il stimulerait
l’appétit et réduirait le niveau d’activité physique, favorisant par là
l’accumulation de graisses (DeVriendt, Moreno, DeHenauw, 2009).
En outre, la pression temporelle et le stress ont également des effets sur
notre santé et sur notre bien-être psychiques. Plusieurs études ont démontré
par le passé un lien très clair entre les sentiments de pression temporelle,
d’un côté, et les problèmes de sommeil et l’humeur dépressive, de l’autre
(Zuzanek, 2004). Des études corrélationnelles révèlent que le stress est
associé à des taux plus élevés de symptômes et de troubles
psychopathologiques (Ciarrochi, Deane, Anderson, 2002 ; Hollon et al.,
2015). Il a été démontré récemment chez les personnes souffrant de
dépression que les taux de cortisol observés dans les cheveux – un
indicateur du niveau de stress chronique – sont plus élevés (Staufenbiel et
al., 2013). Par ailleurs, il a été établi que dans l’hippocampe (structure
cérébrale responsable de la mémoire) et le cortex préfrontal (lié à la
réflexion notamment), le stress chronique conduit à une diminution de la
plasticité synaptique associée à la création de nouvelles connexions
neuronales et peut conduire à une diminution de la matière grise (Sapolsky,
2015). L’effet est inverse dans l’amygdale, la région du cerveau en charge
notamment de percevoir les menaces. Autrement dit, un cerveau
chroniquement stressé tend peu à peu à s’affaiblir sur le plan cognitif et à
percevoir davantage de danger autour de lui, interprétant plus spontanément
des stimuli neutres comme des menaces. Enfin, la recherche démontre que
les personnes stressées sont plus à risque d’abuser de substances addictives
(nicotine, alcool, cannabis, amphétamines, cocaïne) et plus à risque de
rechute si elles sont déjà dépendantes (Sinha, 2001).
Ensemble, les conséquences psychiques et physiques du stress sont
alarmantes. Aux États-Unis, l’espérance de vie baisse depuis 2015 (Ho,
Hendi, 2018). Selon Steven Woolf, professeur de médecine à l’Université
de Virginie, l’augmentation du stress en est la cause la plus probable, via les
maladies physiques et psychiques qui lui sont associées. Et même lorsqu’ils
ne conduisent pas à des troubles psychiques, les sentiments permanents
d’urgence nuisent à la qualité de vie (Zuzanek, 2004). Une étude récente
(Gärling et al., 2016) sur plus de 1 500 employés en Suède arrive à la même
conclusion : le sentiment de pression temporelle est associé à des niveaux
de bien-être émotionnel moins élevés.
Le phénomène ne touche pas seulement le monde du travail. Une
grande étude (Haller et al., 2013) s’est penchée sur le sentiment de pression
temporelle durant les loisirs, en étudiant plus de 50 000 personnes, dans 36
pays à travers le monde. Leurs résultats ont montré que plus de 60 % des
personnes interrogées se disaient stressées durant leurs loisirs. Les femmes,
les adultes d’âge moyen, les personnes aux longs horaires de travail et les
personnes avec des enfants sont celles et ceux qui se disaient le plus
souvent stressés durant leur temps « libre », et ce indépendamment de leur
revenu. Le stress semble ainsi contaminer différentes sphères de l’existence.

Agitation et perte de sens

Il est important selon nous de distinguer l’agitation de l’activité. Ce sont


deux phénomènes dans lesquels nous nous trouvons fréquemment plongés,
successivement ou simultanément, et il existe un risque de les confondre
alors qu’ils peuvent avoir des effets diamétralement opposés. Le terme
« agitation », tout d’abord, s’applique à une forme de nervosité, une
activation qui ne poursuit pas de but clair et qui s’exprime de manière
désordonnée et chaotique. Elle consiste en un besoin de bouger, de parler ou
de faire des choses – contre-productives ou même nocives parfois – par
incapacité à rester tranquille. L’action n’y est pas orientée vers un but, ou
trop peu. Il en va ainsi lorsque nous consultons notre téléphone portable
toutes les cinq minutes, sans savoir exactement quelle information nous
recherchons. Nous avons, bien sûr, une raison de le faire : tromper l’ennui
dans les transports publics, par exemple. Mais cette raison ne produit pas de
but tant que nous ne prenons pas conscience de son existence et de son effet
sur notre comportement et tant que nous ne visons pas consciemment un
résultat donné. Certes, notre agitation intérieure peut être la conséquence de
l’agitation présente autour de nous, du bruit et des sollicitations constantes
de notre environnement (voir chapitre 1). Mais elle peut aussi avoir pour
origine notre propre intolérance aux moments d’intensité faible ou modérée.
Le terme « activité », lui, désigne un ensemble d’actions choisies et
relativement riches de sens pour celui ou celle qui les initie. Une activité, en
tant qu’action qui poursuit un but, exige selon nous : 1) une certaine
autoréflexivité, à savoir une conscience des raisons pour lesquelles l’action
est entreprise ; 2) une capacité de rétroaction, soit la possibilité de revenir
sur l’action, de l’arrêter ou de changer son cours ; enfin 3) un effort
conscient vers le but poursuivi. Si je choisis de cuisiner pour des amis en
étant conscient que je le fais pour leur faire plaisir et par goût pour la
cuisine (autoréflexivité), en me donnant la possibilité de changer de
programme si je le souhaite (rétroaction) et en cherchant à concocter un bon
repas à partager dans la convivialité (effort conscient vers le but poursuivi),
on peut alors parler d’activité. L’agitation, à l’inverse, n’est pas gouvernée
par ces principes. Les mêmes actions peuvent donc relever de l’activité ou
de l’agitation. Ranger son appartement trois fois par semaine peut être
motivé par le goût de l’épure (activité) ou par une compulsion irrésistible
(agitation). Partir en vacances peut avoir pour raison l’envie légitime de
changer de rythme et de se ressourcer (activité) ou l’incapacité à rester
tranquille chez soi (agitation). Et parfois, les deux raisons se côtoient : on
peut cuisiner, à la fois, par plaisir à inviter ses amis (activité) et par
incapacité à rester seul (agitation).
Mener des activités, sans agitation, ne signifie pas nécessairement être
perfectionniste ou avoir le goût de l’effort. On peut parfaitement choisir de
se réchauffer une vieille tranche de pizza au micro-ondes par paresse
assumée (autoréflexivité), en se donnant la possibilité de décongeler plutôt
des rouleaux de printemps industriels si ceux-ci nous tentent davantage
(rétroaction), dans le seul but de se vautrer le plus longtemps possible sur le
canapé devant la télé (effort conscient vers le but poursuivi). Certaines
activités comme celles décrites ci-dessus peuvent néanmoins entraîner par
la suite de l’agitation intérieure – dans le cas cité, via une certaine nervosité
due à l’exposition prolongée à l’écran, par exemple. À leur tour, les
activités entraînant de l’agitation limitent nos capacités à nous replonger par
la suite dans des activités ordonnées et à évaluer correctement la pertinence
de leurs buts.
Pour qu’une activité soit autoréflexive, comprenne la possibilité d’une
rétroaction et puisse être dirigée vers un but, le rythme vécu lors de la
réalisation de cette activité doit être suffisamment confortable. Ainsi, les
mêmes actions, selon qu’elles sont menées à un rythme que nous jugeons
agréable ou non, peuvent relever de l’activité ou de l’agitation. En fin de
semaine, après plusieurs jours passés au travail face à des tâches ingrates, je
peux décider de passer une soirée à l’extérieur et le reste du week-end à des
activités paisibles chez moi (activités) ou je peux passer mon week-end à
parcourir le plus de soirées possible, en dormant quatre heures par nuit
(agitation), quitte à commencer la semaine suivante épuisé(e). Si, durant
mon temps libre, je cherche à m’adonner au plus grand nombre de loisirs
possible au point où je n’arrive plus à en profiter ou au point où j’accumule
une fatigue qui m’empêchera de profiter des plaisirs suivants, je suis
probablement dans l’agitation.
Le danger ne réside pas, bien sûr, dans les activités liées à l’engagement
personnel dans ce qui peut nous tenir à cœur, dans le dynamisme face à un
objectif motivant, l’investissement soutenu dans une passion ou les
moments choisis de fête et d’intensité. Il est possible de mener des activités
dans l’intensité sans tomber dans l’agitation, pour autant que celles-ci soient
menées de manière pleinement consciente et qu’elles s’inscrivent dans nos
valeurs et nos objectifs de vie. Un problème apparaît lorsque le sens de nos
actions se perd. Diverses études le démontrent : la perception que nos
actions ont un sens entretient un lien très clair avec le bien-être, la
satisfaction que nous ressentons vis-à-vis de notre vie et avec le sentiment
que notre vie, dans son ensemble, est porteuse de sens (Eakman, Carlson,
Clark, 2010). Or, dans l’agitation, de nombreuses heures de notre existence
se diluent dans des actions ou des mouvements passablement absurdes,
parce qu’ils ne nous procurent pas de plaisir réel, ne correspondent pas à
nos objectifs à long terme, ou nous épuisent au point de nous empêcher de
profiter de ce qui pourrait vraiment compter pour nous. L’agitation peut
ainsi nous amener à nous disperser, en nous faisant perdre de l’énergie dans
des actions que nous jugerons rétrospectivement dénuées de sens.
Un besoin contrarié de pauses et de repos

Les différentes formes que revêt l’agitation présente dans nos


environnements physiques et que nous avons passées en revue dans ce
chapitre – bruit, sollicitations permanentes, interruptions fréquentes,
pression temporelle, etc. – peuvent toutes nuire aux besoins de repos et de
calme de notre organisme. Notre propre recherche d’intensité également.
Celle-ci nous amène en effet à rechercher la (sur)stimulation sensorielle :
musique à plein volume, mouvements rapides, goûts intenses, odeurs
prononcées, sensations fortes, rythmes soutenus, changements fréquents, et
ainsi de suite. Par là, elle nous attire vers les environnements les plus agités,
ceux à même de nous procurer les frissons tant désirés. Elle nous pousse
aussi à vivre à un rythme frénétique, à éviter les temps morts, à refuser le
calme et le repos. Or, comme l’écrit Bertrand Russell (1930 ; 2001, p. 57-
60) :

« Une vie trop riche en sensations est une vie épuisante, qui exige sans
cesse des stimulants plus forts, pour procurer ce frisson qu’on est venu à
considérer comme indispensable au plaisir […]. »

Cette idée est reprise par Tristan Garcia (2016), qui pointe, en outre,
l’impossibilité inhérente aux tentatives de toujours augmenter le niveau
d’intensité, qui conduisent tout droit à l’effondrement. Cet effondrement,
comme nous l’avons vu plus haut, peut être tant physique que psychique.
Un rythme trop soutenu et trop peu de phases de récupération mènent nos
corps et nos esprits à l’épuisement. Dans le domaine professionnel, c’est ce
qu’on nomme communément le burn-out, une forme de dépression marquée
par un épuisement d’ordre physique, mental et émotionnel (Maslach, 1993),
qui est très clairement lié au nombre d’heures passées au bureau (Lim et al.,
2010) et à la charge de travail que l’on assume (Van Bogaert et al., 2017).
Pourtant, ce phénomène dépasse de beaucoup le monde professionnel et
envahit de nombreuses sphères de la vie. Ainsi le burn-out parental
(Roskam, Raes, Mikolajczak, 2017) vient-il compléter le cortège des maux
produits par un rythme de vie trop pressant et par un mode de vie trop
exigeant.
Même lorsqu’elle ne mène pas au burn-out, la fatigue qui naît de la
surcharge de travail, de l’excès d’activités, subi ou recherché, des
sollicitations constantes de notre environnement et de la pression temporelle
peut générer de l’irritabilité et de la nervosité. Ces émotions rendent
difficiles les tentatives de détente et de relaxation, ce qui résulte en un
cercle vicieux : la nervosité empêche le repos et la récupération, ce qui
maintient la nervosité dans la durée. Le sommeil, en particulier, s’en trouve
très affecté. Entre un quart et un tiers des adultes des pays développés
souffrent d’insomnie – difficultés à s’endormir, à maintenir le sommeil
durant la nuit, réveil précoce ou pauvre qualité du sommeil (Roth, 2007) 4.
Par ailleurs, même ceux d’entre nous qui ne souffrent pas d’insomnie
passent trop peu d’heures au lit. Aux États-Unis, en 2010, plus de 30 % des
travailleurs rapportaient dormir six heures ou moins par nuit (Luckhaupt,
Tak, Calvert, 2010), un pourcentage en constante augmentation depuis les
années 1980. Les recommandations sont de sept à huit heures de sommeil
par nuit, en moyenne, pour un adulte en bonne santé. Cette réduction du
temps de sommeil trouve certainement son origine dans les stimulations
multiples de notre environnement, y compris dans celles qui sont agréables.
À ce titre, la déclaration de Reed Hastings, directeur de la plateforme de
vidéos à la demande Netflix, est très emblématique du problème :

« Vous obtenez un film ou une série que vous mourez d’envie de voir et
vous finissez par rester éveillé tard, donc nous sommes en concurrence
5
avec le sommeil . »
Et des données existent montrant que nos contemporains sont fatigués :
selon l’Enquête européenne sur la qualité de vie (Eurofound, 2017), plus de
la moitié des Européens et des Français disent rentrer du travail dans un état
de fatigue qui ne leur permet souvent pas d’assumer toutes les tâches
domestiques quotidiennes. Et l’on peut se questionner sur les répercussions
de cet état de fatigue dans d’autres domaines de la vie : dans la vie
professionnelle, les loisirs, la vie amoureuse et sexuelle, les relations
sociales…

Un vécu fragmenté, une identité morcelée

L’environnement social et culturel dans lequel la plupart d’entre nous


évoluent aujourd’hui favorise principalement des expériences caractérisées
par une intensité continue et hautement morcelée. Cela peut être perçu par
chacun d’entre nous lorsque nous faisons, par exemple, une journée de
shopping dans des lieux chargés en sollicitations et en stimulations. Aucune
pause n’est accordée à notre attention éparpillée au milieu une foule
d’impressions déconnectées les unes des autres. De notre point de vue, cette
intensité qui ne connaît pas de pause comme le découpage extrême des
contenus de l’expérience sont des caractéristiques contraires à celles d’une
expérience optimale.
Dans ce contexte d’intensité continue et de morcellement, le vécu
souffre d’une fragmentation chronique : les moments pour rassembler ses
impressions et sentiments en un récit cohérent, consolider son identité dans
une posture unifiée et s’inscrire dans une place active et définie du monde
sont réduits à presque rien. Le besoin de se sentir exister se fait alors
pressant. Comme il devient risqué et coûteux de s’arrêter pour sortir du
tapis roulant et du zapping perceptif, nous courons plus vite et zappons plus
frénétiquement encore, espérant vaguement échapper à l’emprise sur notre
conscience d’un système que, pourtant, nous contribuons à renforcer.
Un vécu à l’intensité étalée dans le temps et fragmentée en de multiples
catégories expérientielles, compartimentées et étanches, ne peut
qu’empêcher de garder la maîtrise de sa propre définition, puisqu’il n’est
plus possible de stabiliser une image claire de soi. Notre identité réelle n’est
plus réfléchie et intégrée, digérée, au profit d’un vécu unifié. Notre identité
perçue et notre identité affichée – l’image intériorisée que nous avons de
nous-mêmes et l’image que nous mettons en vitrine sur les réseaux sociaux,
par exemple – se retrouvent ainsi dissociées. Sans les conditions nécessaires
à l’introspection, l’image de soi elle-même se fragmente probablement en
autant de champs d’expériences, empêchant de corriger la perception de son
identité et, finalement, de se connaître. Un tel rapport désarticulé à soi peut
difficilement être désigné autrement que par le terme d’aliénation. On
retrouve cette idée chez le philosophe américain Matthew Crawford (2014),
pour qui nos vies mentales sont désormais tellement fragmentées qu’il est
devenu difficile de maintenir un sens de soi cohérent.
Par ailleurs, la recherche d’intensité perpétuelle peut s’accompagner
d’une répression du vécu émotionnel. Le paradoxe n’est qu’apparent. En
effet, les moyens mis à notre disposition pour assouvir notre désir
d’intensité sont généralement mercantiles. Ils répondent aux exigences
productivistes de l’économie : l’intensité doit être délivrée à la demande, se
consommer rapidement et croître. Ces moyens ne se soucient donc pas
d’intégrer et de respecter notre vécu émotionnel, long et coûteux à
appréhender. Au contraire, ce vécu est relégué dans les limbes de
l’émotivité, au profit d’expériences faciles et rapides à susciter, c’est-à-dire
rentables pour ceux qui les procurent. Or il faut du temps pour vivre ses
émotions et leur donner sens. Nous avons besoin de pauses, de lenteur et de
temps libre pour pouvoir prendre pleinement conscience de ce que nous
vivons. C’est dans les moments de calme et de pauses que nous pouvons
prendre conscience, par exemple, de nos actions et de nos réalisations, et
nous demander si celles-ci correspondent à nos désirs, à nos valeurs et à
l’image que nous voulons avoir de nous-mêmes. Sans ces moments
favorables à l’introspection, lorsque prédomine l’agitation, notre expérience
reste morcelée, faites de souvenirs et d’impressions sensorielles que nous
n’arrivons pas à relier entre eux, de faits et de sentiments que nous ne
parvenons pas à réunir en un sentiment global de cohérence intérieure.
L’agitation extérieure et l’agitation intérieure créent ainsi des sentiments
d’étrangeté, de fragmentation et d’aliénation.
Tous les aspects de l’agitation environnementale peuvent nourrir
l’agitation intérieure. Toutefois, le rythme de vie semble jouer ici un rôle
particulièrement déterminant. Un rythme de vie trop soutenu rend plus
difficiles le retour sur soi, la pleine conscience de ce que nous vivons et son
intégration en un tout cohérent. Comme l’écrit le philosophe et sociologue
Pierre Sansot dans son ouvrage Du bon usage de la lenteur, l’un des
problèmes de l’hyperactivité qui caractérise notre société, jusque dans la
manière dont nous nous livrons à nos loisirs, est peut-être le manque de
temps à notre disposition pour prendre conscience réellement de ce que
nous vivons et pour réfléchir sur nous-mêmes. Parlant des retraités, Sansot
note ainsi de manière ironique (1998, p. 54) :

« Je souhaiterais seulement qu’entre deux voyages en Extrême-Orient et


à New York, entre deux séances de gymnastique et de danse, ils
trouvent aussi le moyen de penser enfin à eux-mêmes, car ils n’en
auront pas eu l’occasion dans leur vie d’adulte. »

Nous verrons dans le chapitre suivant en quoi les rythmes plus lents et
le calme peuvent favoriser, entre autres choses, la pleine conscience de ce
que nous vivons et les sentiments de cohérence et d’identité.
CHAPITRE 4

Pourquoi désirer davantage


de calme ?

« Je ne désire que la tranquillité et le repos, qui sont des biens que les
plus puissants rois de la Terre ne peuvent donner à ceux qui ne savent
les prendre d’eux-mêmes. »
René DESCARTES, Correspondance (1650).

Afin de limiter les conséquences négatives de l’agitation que nous


venons de passer en revue, il semble donc important de réintroduire
davantage de calme dans nos vies. Néanmoins, le calme n’est pas seulement
une protection contre les effets délétères de l’agitation. Comme nous
chercherons à le démontrer dans ce chapitre, il peut aussi être bénéfique en
lui-même. Tout d’abord, il favorise la qualité de nos actions, par rapport à la
simple quantité. Il permet ensuite la contemplation et les expériences
esthétiques. Il facilite la réflexion et l’apprentissage. Il peut nous faire
accéder à la pleine conscience de ce que nous vivons, favorise le retour sur
soi et contribue à donner un sens à nos actions. Il rend également possible le
plein développement de nos liens avec les autres. Enfin, le calme amène à
une expérience plus fine du plaisir et à un bonheur que l’agitation ne permet
pas.
Parvenir à une plus grande qualité d’action

Cuisiner dans le calme a plus de chances de produire de bons résultats


que cuisiner dans l’urgence ; peindre dans le calme augmente la probabilité
de réaliser une belle toile ; avoir le temps d’écrire un livre mène
certainement à un meilleur texte que devoir se dépêcher de l’envoyer à
l’éditeur. Il est parfois possible de créer dans l’urgence. Mais certains chefs-
d’œuvre n’auraient sans doute pas été possibles sans temps donné à la
contemplation, à la réflexion et à une réalisation soignée. Proust aurait-il pu
écrire À la recherche du temps perdu, telle que nous connaissons cette
œuvre, s’il avait dû rendre sa copie après quelques mois de travail ? Certes,
la pression temporelle peut nous décider à agir. Le stress d’un examen qui
approche peut pousser les étudiants à réviser plus facilement que la détente
et l’apathie ressentie parfois quand plusieurs mois de farniente sont encore
disponibles. Mais lorsqu’elle dépasse un certain seuil, la pression
temporelle tend à abaisser la qualité de l’action entreprise.
Adopter un rythme de vie plus lent invite aussi à résister à la « culture
du vite fait, mal fait » (Ménétrey, Szerman, 2013). Nous vivons en effet
dans une société qui, en privilégiant la vitesse, fait souvent passer la qualité
au second plan. De nombreux exemples peuvent être invoqués à l’appui de
cette thèse, des fast-foods aux maisons préfabriquées, en passant par
certaines séries commerciales produites en chaîne. De grands pans de
l’industrie de la mode sont également concernés, dont le modèle
aujourd’hui répandu du fast fashion consiste à proposer un renouvellement
très fréquent des collections et, par extension, de la garde-robe du
consommateur, quitte à produire des vêtements de très basse qualité dans
des conditions sociales désastreuses.
Le mouvement slow s’insurge justement contre l’impératif envahissant
de la vitesse dans tous les domaines de nos vies. Le slow food consiste, par
exemple, à privilégier les cultures et les modes de production respectueux
de la nature et de ses cycles, afin de consommer des aliments plus
savoureux et produits de manière plus écologique. Sur le plan urbanistique,
le mouvement Cittaslow (ville lente) cherche à promouvoir des politiques
urbaines permettant aux piétons de se réapproprier l’espace, d’échanger et
de prendre le temps de vivre. La liste des mouvements slow est
extrêmement large : slow education, slow science, slow media, toutes les
activités humaines sont potentiellement concernées. Jusqu’au mouvement
slow sex, visant à se réapproprier le plaisir sexuel en le débarrassant des
aspects de performance qui le caractérisent parfois aujourd’hui.
Le philosophe Pierre Sansot a bien montré comment le fait d’accepter
davantage de lenteur dans le travail et la création peut mener à davantage de
qualité. Il donne l’exemple du lien entre flânerie et qualité de la création
urbanistique. En quelques lignes, il explique pourquoi, à son sens, l’action
sous-estimée de « flâner » pourrait contribuer à créer, par exemple, un
urbanisme de meilleure qualité. Pour Sansot, la lenteur et le temps pris pour
« flâner », au sens propre ou au sens figuré, permettent de mieux travailler.
Mais le bénéfice potentiel du calme sur la qualité d’action peut s’étendre à
toutes les activités humaines, y compris aux activités de loisirs.
Agir lentement, dans le calme, permet de soupeser les choix qui
s’offrent à nous et de choisir nos actions. Cela permet de ne pas sombrer
dans l’agitation, mais de mener des activités gouvernées par les principes
d’autoréflexivité, de rétroaction et d’effort conscient (voir chapitre 3),
quand celles-ci ne sont pas (encore) automatisées, à l’image du violoniste
virtuose face à l’exécution de son morceau. L’investissement en temps
permet également d’écarter les mauvaises options et de limiter par là les
conséquences négatives d’entreprises inutiles, voire contre-productives.
Dans les Pensées, Marc Aurèle parle autant du « contentement qui vient des
bonnes actions » que de « celui qui vient de ce que l’on agit peu ». Il ajoute
(circa 180 apr. J.-C. ; 1962, p. 56) :
« La plupart de nos paroles et de nos actions ne sont pas
indispensables ; si on les supprime, on aura plus de loisir et moins de
trouble. Aussi faut-il, à propos de chacune d’elles, se rappeler si elle est
parmi les choses qui ne sont pas indispensables. »

Nous avons sans doute tous à l’esprit des actions dont nous aurions pu
nous passer ou des paroles que nous aurions pu éviter de prononcer.
Lorsque nous sommes mus par l’urgence ou lorsque nous sommes agités
intérieurement, nous faisons et disons des choses que nous regrettons
parfois ensuite, parce que celles-ci sont nées d’impulsions ou
d’automatismes, et non de choix délibérés. Sous le coup de la colère, nous
pouvons avoir des mots blessants que nous ne pensons pas tout à fait. Ou
nous pouvons prendre une décision impulsive, comme quitter notre emploi,
que nous regretterons peut-être.
Il existe sans doute un risque à suivre trop à la lettre le conseil de Marc
Aurèle. Il est certainement bon de se laisser aller parfois à des actions sans
savoir d’avance quels bénéfices nous en retirerons. Il est sain de laisser un
peu de place à l’exploration et à l’expérimentation. Le calme peut
néanmoins nous permettre d’éviter certains pièges dus à l’absence de
réflexion et à un temps trop réduit pour laisser nos projets mûrir.
Les études scientifiques sur le lien entre le calme et la qualité d’action
sont relativement peu nombreuses, mais parlantes. Le calme intérieur, par
opposition au stress, semble être un gage de qualité du travail accompli : à
travers diverses professions, les employés rapportent faire moins d’erreurs
lorsqu’ils sont calmes (Whitfield, Cachia, 2018). Ceux qui travaillent dans
des bureaux relativement silencieux fournissent un travail de meilleure
qualité que ceux qui s’affairent dans des bureaux bruyants (Hongisto et al.,
2018). À l’hôpital, nous savons également que les patients jugent les soins
de meilleure qualité lorsqu’ils perçoivent les soignants comme calmes
(Attree, 2001). Il existe des données objectives montrant que le rythme de
travail, en particulier, joue un rôle crucial dans la qualité des soins : les
médecins dont le nombre d’heures de travail et de patients traités est
moindre sont moins à risque d’épuisement professionnel et commettent
moins d’erreurs (Chen et al., 2013). Ce n’est pas rien quand on sait qu’en
Europe, selon l’OMS, près de 100 000 personnes décèdent chaque année
d’erreurs médicales 1.

Renouer avec les expériences esthétiques

Le calme, environnemental comme intérieur, favorise les états de


contemplation et les expériences esthétiques. Dans Éloge de l’oisiveté,
Sénèque met en évidence combien il est nécessaire de s’arrêter parfois pour
prendre le temps de contempler le monde (circa 65 apr. J.-C. ; 2004, p. 13-
16) :

« La nature nous a donné un génie avide de savoir et parce qu’elle avait


conscience de son art et de sa beauté, elle nous a créés spectateurs de
ses sublimes scènes. Elle perdrait le fruit de son œuvre si des merveilles
si hautes, si subtiles dans leur mécanisme, si splendides, et toutes
diversement belles, n’avaient que la solitude pour témoin. […] Je vis
selon la nature si je me suis donné à elle tout entier, si je lui voue mon
admiration et mon culte. Or la nature a voulu que je fisse deux choses :
agir et vaquer à la contemplation. »

Les états de contemplation, ainsi que certains types d’expériences


esthétiques, sont favorisés par les différentes formes que revêt le calme
intérieur et extérieur : silence, temps à soi, paix intérieure… Alain Corbin
(2016) montre comment le silence, en particulier, permet certaines formes
d’expériences esthétiques que le bruit n’autorise pas. Il expose notamment
l’idée que les environnements modernes nous ont fait perdre notre capacité
à « entendre » les tableaux. Le chahut et l’agitation de certains musées –
groupes de touristes et d’écoliers, guides parlant à haute voix des œuvres,
forte fréquentation des expositions, effets de résonance des salles – nous
empêchent certainement d’apprécier pleinement les œuvres d’art. Pour un
philosophe comme Torralba Rosello (1996), la contemplation n’est possible
que dans un climat de calme intérieur et extérieur.
Ces intuitions sont en partie confirmées par la recherche. En 2010, une
étude (Benfield et al.) s’intéresse au lien entre le calme sonore et la beauté
perçue de photos de parcs naturels chez des participants répartis en quatre
groupes : les participants du premier regardent ces photos en entendant
seulement des sons de la nature, à savoir des chants d’oiseaux et le bruit du
vent ; ceux des deuxième, troisième et quatrième groupes les regardent en
écoutant la même bande-son, mais à laquelle se rajoutent respectivement
des bruits de route, des bruits d’avions et des voix humaines, cela à 40 dB
ou à 60 dB. Les résultats démontrent que dans la condition contenant
seulement des bruits naturels, dans laquelle les participants se disent
significativement plus sereins et moins irritables, ces derniers évaluent les
paysages plus positivement que dans toutes les autres conditions de l’étude.
Par ailleurs, si des bruits de route, d’avions ou de voix humaines sont
présents, les participants ressentent davantage de sérénité et évaluent les
paysages plus positivement lorsque ces bruits gênants sont relativement
faibles (40 dB) que lorsqu’ils sont plus forts (60 dB). Ces résultats
suggèrent donc que le calme environnemental nous permet de maintenir ou
de susciter des états de sérénité plus grands – et d’accéder par là plus
facilement à des expériences esthétiques.
Par ailleurs, l’expérience de la beauté demande du temps et une certaine
disponibilité mentale. Pour contempler un jardin, j’ai besoin d’avoir au
moins quelques minutes devant moi et, si possible, pas d’horaires trop
serrés à respecter. La contemplation demande ensuite que nous soyons
réceptifs, ce qui est impossible si nous connaissons trop d’agitation
intérieure. Si je me sens relativement en paix avec moi-même, si mon esprit
est assez calme et mon corps plutôt détendu, alors je suis bien plus
susceptible de pouvoir contempler ce jardin et peut-être d’accéder à une
expérience d’ordre esthétique.
Le calme facilite enfin ce que la psychologie moderne appelle la
« pleine conscience », à savoir une attitude d’ouverture et une attention à
l’expérience vécue relativement exempte de jugements de valeur. Même si,
en théorie, la pleine conscience peut être cultivée en toute situation, les
livres de pleine conscience conseillent généralement de s’y adonner dans un
lieu calme, du moins au début (André, 2011 ; Williams, Penman, 2013). Le
calme permet, en effet, de se connecter plus facilement à soi et à son
environnement. Les distractions liées à l’agitation nous empêchent
généralement d’être pleinement en lien avec nous-mêmes et avec le monde.
Dans un autre ouvrage, intitulé Le Bien-Être émotionnel. 9 clés pour
vivre la pleine conscience (Cousin, Page, 2016), nous détaillons comment,
en pratiquant la pleine conscience, nous nous mettons à percevoir des
sensations que nous ne percevions pas auparavant et à remarquer autour de
nous des choses que nous ne voyions pas, ou plus. Or l’exercice de la pleine
conscience demande de ralentir, de s’attarder sur son ressenti et sur ses
impressions sensorielles. Par là, elle nous rend plus attentifs, non seulement
à ce que nous ressentons, mais aussi à tout ce qu’il y a autour de nous.

Favoriser l’apprentissage et la réflexion

Le calme de notre environnement physique joue un rôle facilitateur dans


l’apprentissage et la réflexion. Il est plus facile de réfléchir quand l’endroit
où l’on se trouve est relativement silencieux. Comme le montre Alain
Corbin (2016), le silence est vu depuis l’Antiquité comme un moyen
d’éviter la distraction et de favoriser la concentration. Des études en
psychologie confirment aujourd’hui que le silence et le calme facilitent
l’apprentissage dans les écoles (Behuniak, 2006 ; Basner et al., 2014). Des
résultats que l’on accepte d’autant plus facilement qu’ils sont parfaitement
intuitifs. Certains chercheurs vont plus loin et estiment que le silence n’est
pas assez valorisé dans le contexte scolaire, et que l’on accorde même trop
de valeur éducative à l’échange verbal (Ollin, 2008). Par ailleurs, il a été
démontré que les adultes, eux aussi, arrivent en général mieux à se
concentrer (Banbury, Berry, 2005 ; Bodin et al., 2015) et obtiennent de
meilleurs résultats dans des tâches cognitives, de mémoire par exemple
(Cassidy, McDonald, 2007), quand ils peuvent les accomplir dans le calme
plutôt qu’avec un bruit de fond 2 – que ce dernier soit fait de sons gênants
ou de musique.
L’écriture et la création littéraire elles aussi semblent avoir besoin
d’environnements suffisamment calmes. Dans son essai Une chambre à soi,
publié originellement en 1928, l’écrivaine anglaise Virginia Woolf (2016)
explique en quoi le fait d’avoir un espace à soi, protégé des distractions et
des bruits, est un élément essentiel du travail d’écriture, puisque les
conditions environnementales sont généralement hostiles à ce travail – qu’il
s’agisse des aboiements d’un chien ou des interruptions que les autres nous
font subir.
Autre facette du calme, les pauses ont également leur importance. Notre
cerveau semble en avoir besoin pour fonctionner de manière optimale. La
recherche montre que même de courts moments de repos lui sont
bénéfiques. Selon les observations de l’équipe de recherche de Francis
Eustache, neuropsychologue à Caen, le cerveau a besoin par moments
d’activer ce qu’on appelle le « mode par défaut » ou le « réseau cérébral par
défaut » (Mevel et al., 2010). Il s’agit d’un ensemble de circuits neuronaux
qui s’activent quand on ne fait rien de précis, ou quelque chose que nous
connaissons vraiment bien, comme marcher dans notre quartier, et que notre
attention et nos pensées vagabondent. L’attention est alors présente, mais de
manière diffuse. Pour ces chercheurs, le réseau par défaut est essentiel à
notre équilibre psychique. Il jouerait également un rôle crucial dans la
mémoire.
Par ailleurs, une étude récente a pu montrer que les performances à
accomplir une tâche arithmétique sont meilleures après quelques minutes
dédiées à une activité différente et ressourçante, que cette dernière consiste
en une petite marche ou en un visionnage d’une courte vidéo (Steinborg,
Huestegge, 2016). Des pauses de quelques jours semblent avoir, quant à
elles, des effets encore plus positifs sur nos performances intellectuelles. On
parle, par exemple, d’« effet des trois jours » (three-day effect) : après avoir
passé ce temps à marcher dans la nature – où l’attention est sollicitée
différemment par rapport à la vie quotidienne –, les randonneurs montrent,
en effet, une augmentation de 50 % de leur capacité à résoudre des
problèmes de manière créative (Atchley, Strayer, 2012 ; Ferrarol, 2015).
Ces résultats semblent prouver que la possibilité de s’extirper quelques
jours du flux habituel de stimuli est très bénéfique pour notre cerveau.
Au chapitre 3, nous avons brièvement présenté la théorie de la
restauration attentionnelle (attention restoration theory), développée par les
chercheurs en psychologie Stephen et Rachel Kaplan (1989). Selon cette
théorie, les stimuli de la nature – cours d’eau, ciels changeants, feuilles
d’arbres agitées par le vent – apaisent et réduisent la fatigue mentale par la
douce fascination qu’ils exercent et par leur nature peu exigeante en termes
de ressources attentionnelles. Les stimuli naturels auraient la capacité
d’attirer sans effort notre attention, tout en étant suffisamment modérés
pour ne pas l’épuiser. Cette stimulation légère et sans effort pourrait
restaurer en particulier nos capacités d’attention dirigée lorsqu’elles sont
épuisées par les sursollicitations de la vie quotidienne (Kaplan, 1995 ;
Berman, Jonides, Kaplan, 2008).
Cette théorie est étayée par un certain nombre de résultats scientifiques.
On a ainsi démontré que, par rapport à un groupe s’étant rendu en ville, les
vacanciers ayant passé le même temps dans la nature voient leurs résultats à
un test de relecture et de correction – une tâche exigeante en termes
d’attention dirigée – s’améliorer entre le début et la fin des vacances, alors
que les résultats du groupe de vacanciers urbains deviennent moins bons
durant la même période (Hartig et al., 1991). Une autre étude démontre que
la restauration des capacités attentionnelles obtenue par 40 minutes de
marche dans la nature est plus grande que celle obtenue après 40 minutes de
relaxation passive (musique douce et lecture de magazine). Ces résultats ont
été depuis répliqués (Berman, Jonides, Kaplan, 2008), semblant confirmer
la théorie de la restauration attentionnelle. Le calme de la nature ne parvient
pas seulement à nous apaiser, il semble même réparer nos cerveaux
sursollicités.
Les activités intellectuelles demandent ensuite un rythme approprié, qui
ne soit pas trop pressé. Faisant l’éloge de son père adoptif, Marc Aurèle
(circa 180 apr. J.-C. ; 1962) décrit avec admiration sa capacité à générer
« des pensées bien distinctes méditées à loisir, dans le calme ». Pour
l’empereur et philosophe romain, le calme entretient un lien direct avec la
qualité de la pensée et avec sa clarté. Plusieurs philosophes abondent dans
le même sens, notamment au sujet de la lecture. C’est en effet en lisant à un
rythme approprié que l’on peut bien saisir le message d’un auteur, laisser
résonner ses mots en soi, prendre le temps de les questionner et les intégrer.
Wittgenstein (1978 ; 2002), qui voit dans la lenteur une véritable nécessité,
écrit ainsi : « Toutes mes phrases sont à lire lentement. » Le philosophe
français Pierre Hadot souligne à ce titre que la lecture se fait souvent trop
rapidement de nos jours pour mener à quoi que ce soit d’intéressant (2002,
p. 73-74) :
« Nous passons nos vies à “lire”, mais nous ne savons plus lire, c’est-à-
dire nous arrêter, nous libérer de nos soucis, revenir à nous-mêmes,
laisser de côté nos recherches de subtilité et d’originalité, méditer
calmement, ruminer, laisser les textes nous parler. »

S’arrêter, méditer calmement, laisser les textes nous parler… Autant


d’aspects de la lecture nécessaires selon Hadot pour en faire une expérience
réellement enrichissante sur le plan intellectuel. Et qui demandent de
prendre le temps de lire, de le faire à un rythme confortable.
La recherche en psychologie a démontré qu’il existait un lien entre le
rythme de la pensée et sa qualité. Dans son ouvrage Système 1/Système 2.
Les deux vitesses de la pensée, Daniel Kahneman (2012) distingue deux
types de pensée dont l’être humain est capable : un premier type de pensée,
rapide et automatique, qu’il appelle le « système 1 », et un second type de
pensée, volontaire, demandant plus d’effort et plus lent, qu’il nomme
« système 2 ». Dans cet ouvrage résumant des décennies de recherche de
3
très haute qualité , ce psychologue et professeur américano-israélien expose
tous les biais auxquels est exposée la pensée automatique, sans effort, du
système 1. Il montre notamment comment, lorsque seul ce système est
activé, notre perception des événements peut être biaisée par le contexte
(effet d’ancrage), par nos émotions du moment (heuristique d’affect), par
les limitations de notre mémoire (heuristique de disponibilité notamment),
par notre excès de confiance en nos propres croyances (biais de
confirmation) ou par notre tendance à sauter aux conclusions ou à simplifier
à l’extrême la réalité. Son ouvrage tout entier souligne l’importance capitale
du système 2, à savoir de nos efforts conscients de raisonnement, d’analyse
et de synthèse. Or ce dernier est plus lent et moins automatique que le
système 1 ; il demande du temps et un rythme de pensées moins frénétique.
L’ouvrage de Daniel Kahneman est un véritable plaidoyer pour davantage
de lenteur dans le domaine de la réflexion.
De ce point de vue, la manière dont la science se fait de nos jours est
loin d’être idéale. Les idées ont parfois besoin de temps pour mûrir. Les
exigences de productivité, dans le domaine de la pensée, sont parfois
contre-productives. Le fait qu’un chercheur ou une chercheuse ait à publier
un grand nombre d’articles pour avoir une chance de réussir dans le monde
académique contemporain n’encourage pas la flânerie intellectuelle, la
maturation des idées ou la prise de risque intellectuelle. Or ces dernières ont
contribué en grande partie, dans l’histoire des idées, à l’émergence de
concepts et de théories nouvelles. Le mouvement slow science qui vise à
réintroduire les temps lents et longs dans le processus de recherche exprime
ce besoin de retrouver des rythmes adaptés dans la science et les
raisonnements spéculatifs (Ménétrey, Szerman, 2013).
Enfin, allié au calme intérieur, le fait de se tenir à l’écart de l’agitation,
du bruit et des sollicitations sociales permet peut-être de se rendre parfois
plus utile à la société qu’en tourbillonnant dans l’affairement ordinaire,
parfois stérile voire carrément nocif. En parlant de ces philosophes qui
choisissent le calme et se mettent en retrait de la vie publique, Sénèque écrit
ainsi (circa 65 apr. J.-C. ; 2015, p. 18) :

« Ils ont trouvé le secret de rendre leur repos plus profitable à


l’humanité que n’ont pu l’être les agitations et les sueurs de tant
d’autres. Aussi a-t-on jugé qu’ils ont beaucoup fait, bien qu’ils
n’eussent rien fait dans la cité. »

Le philosophe montre par là comment le choix de penseurs de se tenir à


l’écart des affaires publiques et de l’agitation de la ville leur permet de
mieux réfléchir à la société. En songeant à leurs actions futures ou en
trouvant des solutions potentielles aux maux de leur société, ils se rendent
selon lui plus utiles que plusieurs de leurs compatriotes, enfermés dans des
actions à courte vue.
Permettre un retour sur soi

Le cinéaste Éric Rohmer a souvent mis en scène des personnages placés


par choix ou par nécessité dans des situations d’oisiveté – en vacances
comme dans Conte d’été, Le Genou de Claire, La Collectionneuse ou Le
Rayon vert ; ou en week-end à la campagne, comme dans Conte de
printemps ou L’Arbre, le Maire et la Médiathèque. Le retour sur soi et les
discussions occupent une place de choix dans ses films. Les personnages
réfléchissent à leurs amours, examinent leurs choix de vie et leurs manières
de faire, et prennent le temps de les réorienter parfois. À ce titre, les films
de Rohmer illustrent très bien les liens qu’entretiennent les différentes
facettes du calme – lenteur, pauses, paix intérieure – avec le retour sur soi.

Le temps libre et les vacances, chez Rohmer comme chez plusieurs


philosophes, tirent leur valeur principale de ce qu’ils permettent le retour à
un rythme de vie plus lent. Ils ne signifient pas nécessairement qu’il faille
partir loin de chez soi. Sénèque, au Ier siècle après J.-C., montre déjà
comment les déplacements permanents peuvent, au contraire, faire barrage
au calme intérieur et au retour sur soi. Comme il l’écrit dans les Lettres à
Lucilius, changer sans cesse de lieu relève de l’agitation, et même d’une
forme de maladie (circa 64 apr. J.-C. ; 1992, p. 32) :

« Tu ne cours pas dans tous les sens ni ne troubles ton repos à force de
changer de lieu. Une telle agitation est le fait d’une âme malade : la
première preuve d’une intelligence ordonnée, c’est, à mon avis, de
pouvoir s’arrêter et s’attarder avec soi. »

Pour Montaigne, le calme de la solitude est aussi le moyen privilégié de


s’arrêter et d’opérer ce retour sur soi. Parlant de l’âge où l’on prend parfois
un peu de distance avec le reste de la société, il écrit ainsi dans ses Essais
(1580 ; 2002, p. 184) :
« C’est assez vécu pour autrui, vivons pour nous au moins ce bout de
vie. Ramenons à nous et à notre aise nos pensées et nos intentions. Ce
n’est pas une légère partie que de faire sûrement sa retraite ; elle nous
empêche assez sans y mêler d’autres entreprises. Puisque Dieu nous
donne le loisir de disposer de notre délogement, préparons-nous-y ;
plions bagage ; prenons de bonne heure congé de la compagnie ;
dépêtrons-nous de ces violentes prises qui nous engagent ailleurs et
nous éloignent de nous. Il faut dénouer ces obligations si fortes, et
désormais aimer ceci et cela, mais n’épouser rien que soi. […] La plus
grande chose au monde, c’est de savoir être à soi. »

Mais en quoi exactement le retour sur soi et la réflexion sur ses valeurs
et ses priorités sont-ils bons ? Avons-nous réellement un intérêt, par
exemple, à nous poser des questions sur notre bonheur, sur notre
satisfaction au travail ou sur notre épanouissement dans le couple ? Comme
nous l’avons vu précédemment, certaines questions peuvent générer de
l’anxiété. Et pourtant ce sont elles qui peuvent nous permettre de mener
notre vie dans la direction que nous souhaitons, en évitant d’être pilotés par
des automatismes culturels ou d’être manipulés par les valeurs d’une
société parfois superficielle.
Le retour sur soi lié au calme permet, par ailleurs, de retrouver une
certaine maîtrise sur l’expérience vécue. Comme nous l’avons écrit au
chapitre précédent, notre expérience peut être maîtrisée et intégrée
lorsqu’elle s’insère dans la trajectoire générale de notre vie et que nous
parvenons à lui attribuer un sens, un rôle dans cette trajectoire. Pour cela,
l’intensité du flux d’expériences doit être discontinue, c’est-à-dire
interrompue par des pauses, afin de nous permettre de revenir sur nos
expériences, de les identifier, de les positionner dans la cartographie de nos
valeurs et aspirations, puis, finalement, de choisir de continuer ou non d’y
investir notre temps et notre énergie. Pour le philosophe austro-britannique
Wittgenstein (1978 ; 2002), ce retour sur soi est essentiel en ce qu’il permet
d’évoluer, de changer pour le mieux.

Créer des liens humains plus forts

Dans son film Récit d’un propriétaire, le cinéaste japonais Yasujiro Ozu
montre les liens qui se tissent, imperceptiblement d’abord, entre un enfant
qu’on croit abandonné et une vieille femme revêche qui accepte à
contrecœur de l’héberger. Le rythme paisible du film permet de voir
comment la relation évolue dans le temps entre ces deux personnages,
jusqu’à créer un lien humain d’une grande force et d’une profonde beauté,
et ce, malgré des dialogues peu nombreux.
Dans le même ordre d’idées, l’écrivain belge Maurice Maeterlinck
expose dans Le Trésor des humbles (1896 ; 2012) comment le silence ne
peut se partager qu’avec certaines personnes, celles dont nous sommes les
plus proches : le silence est le signe d’une relation profonde, qu’elle soit
d’amitié ou d’amour. Nous pourrions dire également qu’il en est parfois la
cause. Le silence permet, en effet, de nourrir tous les aspects non verbaux
des liens humains, tels que les regards complices, les expressions amusées
du visage ou les gestes tendres. Il permet aussi de contempler ensemble les
différents aspects de l’existence ; de n’être pas seulement perdus dans le
faire et dans le discours sur le faire, mais se contenter d’être, simplement,
en bonne compagnie.
Certains penseurs se sont penchés sur la relation qu’entretient le calme
avec les liens humains. Ainsi pour le philosophe espagnol Miguel de
Unamuno (1921 ; 1962), les moments de silence et même de solitude sont
des conditions nécessaires pour connaître et aimer plus profondément
l’humanité. Dans L’Art de savoir écouter (2008), Francesc Torralba Rosello
insiste également sur l’importance de s’arrêter, de se taire et de prendre le
temps d’écouter pour réellement accéder à l’autre, et créer des liens
humains plus riches de sens.
Le calme de la solitude permet parfois d’apprécier pleinement, après
coup, la beauté d’une rencontre ou d’un échange. Dans À l’ombre des
jeunes filles en fleur de Proust, le narrateur décrit comment certaines
impressions amoureuses, très fugaces quand nous sommes en société, se
trouvent pleinement développées et appréciées plus tard, lorsque nous
sommes seuls. Il utilise la métaphore très parlante de la « chambre noire »
intérieure, où nous pouvons développer les « photographies » que nous
prenons de nos échanges, mais auxquelles nous ne pouvons pas accéder tant
que nous sommes en présence d’autres personnes.
Marcel Proust,
À l’ombre des jeunes filles en fleur
(1919 ; 1988, p. 433-435)
« En entrant dans toute réunion mondaine, quand on est jeune, on meurt à soi-
même, on devient un homme différent, tout salon étant un nouvel univers où,
subissant la loi d’une autre perspective morale, on darde son attention comme si
elles devaient nous importer à jamais, sur des personnes, des danses, des parties
de cartes, que l’on aura oubliées le lendemain. Obligé de suivre, pour me diriger
vers une causerie avec Albertine, un chemin nullement tracé par moi et qui
s’arrêtait d’abord devant Elstir, passait par d’autres groupes d’invités à qui on me
nommait, puis le long du buffet où m’étaient offertes, et où je mangeais, des tartes
aux fraises, cependant que j’écoutais, immobile, une musique qu’on commençait
d’exécuter, je me trouvais donner à ces épisodes la même importance qu’à ma
présentation à Mlle Simonet, présentation qui n’était plus que l’un d’entre eux et
que j’avais entièrement oublié avoir été, quelques minutes auparavant, le but
unique de ma venue. D’ailleurs, n’en est-il pas ainsi dans la vie active, de nos
vrais bonheurs, de nos grands malheurs ? Au milieu d’autres personnes, nous
recevons de celle que nous aimons la réponse favorable ou mortelle que nous
attendions depuis une année. Mais il faut continuer à causer, les idées s’ajoutent
les unes aux autres, développant une surface sous laquelle c’est à peine si, de
temps à autre, vient sourdement affleurer le souvenir, autrement profond mais fort
étroit, que le malheur est venu pour nous. Si, au lieu du malheur, c’est le bonheur,
il peut arriver que ce ne soit que plusieurs années après que nous nous rappelons
que le plus grand événement de notre vie sentimentale s’est produit, sans que
nous eussions le temps de lui accorder une grande attention, presque d’en
prendre conscience, dans une réunion mondaine par exemple, et où nous ne nous
étions rendus que dans l’attente de cet événement.
Au moment où Elstir me demanda de venir pour qu’il me présentât à Albertine,
assise un peu plus loin, je finis d’abord de manger un éclair au café et demandai
avec intérêt à un vieux monsieur dont je venais de faire la connaissance et auquel
je crus pouvoir offrir la rose qu’il admirait à ma boutonnière, de me donner des
détails sur certaines foires normandes. Ce n’est pas à dire que la présentation qui
suivit ne me causa aucun plaisir et n’offrit pas à mes yeux une certaine gravité.
Pour le plaisir, je ne le connus naturellement qu’un peu plus tard, quand, rentré à
l’hôtel, resté seul, je fus redevenu moi-même. Il en est des plaisirs comme des
photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé, n’est qu’un cliché
négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa
disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée est “condamnée” tant qu’on
voit du monde. »

Un rythme de vie apaisé semble également renforcer les liens humains.


Pour exprimer notre empathie à un ami, nous avons souvent besoin de
ralentir, de prendre le temps de l’écouter et de ressentir un peu de sa
souffrance. Au niveau collectif, la nécessité d’introduire des moments de
pause pour que naissent certaines émotions sociales, telle l’empathie,
semble se refléter dans certains gestes sociaux, comme les minutes de
silence que nous nous imposons parfois pour honorer la mémoire d’une
personne ou pour commémorer un événement. De manière générale, les
traditions et rites culturels, particulièrement lorsqu’ils sont cycliques et
destinés à marquer le passage du temps et des saisons par des fêtes
codifiées, peuvent être compris comme des coups de frein dans la poursuite
quotidienne de la survie ou du développement de la société, mais utiles à la
consolidation des liens sociaux et donc à la société sur le long terme.
En psychologie scientifique, plusieurs études semblent confirmer que le
calme environnemental et les sentiments de paix intérieure renforcent les
liens humains. Il existe tout d’abord des études sur la corrélation entre
calme environnemental et comportements altruistes. Des recherches sur le
calme sonore montrent que ce dernier influence positivement notre
propension à aider un inconnu. Une étude assez ancienne (Moser, 1988) a
ainsi été menée, testant l’effet de trois environnements différents – une rue
sans travaux, une rue avec des travaux non bruyants et une rue avec des
travaux bruyants ; elle montre que les passants ont davantage tendance à
aider quelqu’un à s’orienter dans les situations non bruyantes que dans les
situations bruyantes. Sans surprise, il a été prouvé également que lorsque
les employés d’un bureau subissent moins de pression temporelle, ils
prêtent davantage attention aux besoins de leurs collègues et se montrent
plus altruistes (Ellis, 2006). Plus récemment, une étude sur des pères
(Goodman et al., 2011) a établi que ceux qui ressentent moins de stress au
travail ont des interactions de meilleure qualité avec leurs enfants, en
termes notamment de sensibilité à leurs besoins, d’implication émotionnelle
et d’expression émotionnelle positive.
Une autre étude (Beddoe, Murphy, 2004) s’est par ailleurs penchée sur
le développement de l’empathie à la suite d’un programme de « réduction
du stress fondé sur la pleine conscience ». Dans celle-ci, des étudiants en
soins infirmiers participent à un programme de huit semaines enseignant la
méditation en pleine conscience. Les résultats de cette étude démontrent
qu’à la fin des huit semaines, les étudiants en soins infirmiers, devenus
moins stressés, tendent à ressentir davantage d’empathie.
La recherche montre, en outre, que l’ocytocine, une hormone associée à
certains sentiments de détente et de calme, joue un rôle prépondérant dans
les liens humains. Plusieurs études suggèrent aujourd’hui que cette
hormone favorise les comportements protecteurs envers les enfants, la
confiance envers les autres, l’empathie, le lien conjugal et le lien social
(Kosfeld et al., 2005 ; Martin-du Pan, 2012). Il existe donc, sur le plan
physiologique, une relation claire entre un certain type de calme intérieur et
la qualité des liens humains.
Enfin, le calme et la tendresse entretiennent un lien très fort et
bidirectionnel. La tendresse fait généralement naître chez ceux qui la
donnent et ceux qui la reçoivent un profond sentiment de paix intérieure. Il
est souvent assez relaxant de caresser un animal de compagnie (Morgan,
1986). Et il est généralement très apaisant d’être pris dans les bras par une
personne que l’on aime. Les contacts physiques bienveillants – main sur
l’épaule, caresse, embrassade… – sont connus pour avoir toute une série
d’effets physiologiques apaisants : baisse du rythme cardiaque, baisse de la
pression sanguine, diminution du cortisol sanguin, augmentation de
l’ocytocine (Field, 2010). Réciproquement, le calme environnemental et le
calme intérieur favorisent probablement l’émergence de la tendresse. Il est
plus facile et naturel de témoigner de la tendresse à une personne que l’on
aime dans un jardin paisible qu’au milieu d’un magasin bondé, et lorsqu’on
se sent calme que lorsqu’on est stressé.

Connaître davantage de plaisir et de bien-être

Ce n’est sans doute pas un hasard si, à travers l’histoire, les personnes
de pouvoir et les membres aisés de la société se sont fait construire des
châteaux et ont acquis des demeures un peu à l’écart de l’agitation des
centres urbains. Au XIXe siècle, les Berlinois aisés se faisaient construire des
demeures à l’extérieur de la ville et de ses industries, du côté de Potsdam,
de sa rivière et de ses forêts. Encore de nos jours, les New-Yorkais les plus
aisés ont une villa sur la péninsule des Hamptons. Et, de tout temps, quand
les membres aisés de la société ont souhaité ou ont été forcés de vivre
proches d’un centre urbain, ils se sont protégés de son agitation au moyen
de jardins et de parcs. On peut l’observer encore aujourd’hui si l’on visite le
domaine de Buckingham Palace à Londres ou le Palais-Royal à Bangkok 4.
Peut-être plus encore que par le passé, le calme semble s’acheter. Dans
pratiquement toutes les villes de la planète, les quartiers les plus riches sont
généralement plus verdoyants et moins denses. Cela semble démontrer que
le calme environnemental est considéré comme une source de bien-être – à
savoir de plaisir et de confort – et constitue un luxe convoité.
Bien sûr, dire que le calme environnemental favorise le calme intérieur
et le bien-être ne revient pas à dire qu’il le garantit : ce dernier sera difficile
si nous sommes travaillés par des soucis professionnels, financiers ou
relationnels, même si nous nous trouvons dans un environnement
extrêmement calme. Comme nous l’avons vu précédemment, l’agitation
environnementale – bruit, surstimulation, pression temporelle – semble
générer diverses émotions douloureuses, dont le stress et l’anxiété. Ces
émotions désagréables sont difficilement compatibles avec les états
intérieurs de calme et de bien-être. Mais si le calme environnemental n’est
pas une condition nécessaire ou suffisante pour l’émergence d’états
intérieurs de bien-être, il en constitue néanmoins un facilitateur.
Ainsi, pour se protéger au mieux de l’agitation et des sollicitations
extérieures, certains philosophes préconisent l’éloignement de l’agitation
des villes. Épicure avait constitué une communauté d’amis vivant dans le
« Jardin », en retrait des affaires de la Cité. Montaigne va jusqu’à prescrire
la solitude. Et des siècles plus tard, le philosophe américain Ralph Waldo
Emerson (1844 ; 2005) poursuit sur le thème de la solitude en écrivant :
« Laissez-moi seul et je savourerai chaque heure et ce qu’elle
m’apporterait. » On trouve là exprimée très clairement l’idée que la solitude
permet de mieux savourer les plaisirs simples de la vie. Peut-être parce que
notre conscience, lorsqu’elle n’est pas distraite par autrui, peut se focaliser
plus entièrement sur l’expérience vécue et en révéler toutes les subtilités,
toutes les finesses.
Montaigne montre également comment un équilibre subtil entre repos et
occupations – ce que nous appelons dans cet ouvrage le « rythme de vie » –
permet de maintenir le plus haut niveau de plaisir, sans basculer dans
l’apathie ni, à l’inverse, dans la peine (1580 ; 2002, p. 187) :

« Au ménage, à l’étude, à la chasse et tout autre exercice, il faut donner


jusqu’aux dernières limites du plaisir, et garder de s’engager plus avant,
où la peine commence à se mêler parmi. Il faut réserver
d’embesognement et d’occupation autant seulement qu’il en est besoin
pour nous tenir en haleine, et pour nous garantir des incommodités que
tire après soi l’autre extrémité d’une lâche oisiveté et assoupie. »

Loin du culte de l’intensité, même les rythmes les plus lents peuvent
amener un sentiment de bien-être diffus. Alors qu’ils peuvent sembler
ennuyeux au premier abord, ces moments sont parfois considérés ensuite
avec nostalgie, parce qu’ils étaient subtilement plaisants. Comme l’écrit
Vladimir Jankélévitch (1963 ; 2017, p. 179) :

« Beaucoup d’hommes revivent avec nostalgie dans leur mémoire ces


longues après-midi de demi-saison qui sont absolument quelconques, où
il ne se passe rien, où il ne fait ni chaud ni froid : tout est comme tous
les jours dans la petite ville ; les heures planes et sans pente tournoient
lentement sur le pavé et au coin des rues somnolentes. »

Plusieurs chercheurs en psychologie s’intéressant à la méditation en


pleine conscience estiment que les rythmes d’action apaisés favorisent le
plaisir. Manger lentement, par exemple, est une expérience beaucoup plus
riche sur les plans sensoriel et émotionnel qu’avaler son repas en quelques
minutes (Segal, Williams, Teasdale, 2019) et peut résulter par là en
davantage de plaisir. Même des expériences souvent jugées rébarbatives
peuvent être agréables lorsque nous les faisons lentement, en y étant
attentifs. Par exemple, laver des assiettes lentement, en pleine conscience,
en prêtant attention à la sensation de l’eau chaude sur les mains, peut ainsi
constituer une expérience plaisante. À condition, cela dit, qu’un équilibre
soit trouvé, en fonction de notre personnalité et de notre degré
d’« entraînement » au calme.
Mais le calme environnemental n’est agréable que s’il génère un
sentiment de paix intérieure. Le calme intérieur, tel que nous le définissons,
peut en effet être en lui-même une expérience agréable. Par exemple,
lorsqu’il comprend des émotions positives subtiles – joie légère,
contentement – ou que nous prenons conscience des sensations
physiologiques de détente qui l’accompagnent. Le calme peut alors
constituer une fin en soi, un but qui se suffit à lui-même. Cela semble avoir
été le cas aux yeux des épicuriens antiques, pour qui une quiétude profonde
sans trouble ni douleur, l’ataraxie, est synonyme de bonheur. Épicure
associe cette tranquillité suprême au plaisir. Non pas un plaisir fait d’excès,
épuisants et éphémères, mais un plaisir issu du simple fait de goûter la vie
calme, sans tourments.
Sur le plan physiologique, les états intérieurs de calme peuvent être
intrinsèquement plaisants. La recherche en psychologie semble le
démontrer : les individus relativement calmes sécrètent notamment moins
de cortisol (Rickard, Chin, Vella-Brodrick, 2016), l’hormone du stress, et
ces niveaux de cortisol plus bas sont associés à des niveaux de bien-être
plus élevés. De la même manière, certains états de calme associés à des
concentrations plus élevées d’ocytocine dans le sang sont en eux-mêmes
agréables (Martin-du Pan, 2012). Par ailleurs, les états de calme, tels que
nous les définissons, sont presque toujours accompagnés de sensations
physiologiques de détente ou de confort, même si celles-ci sont très
subtiles. Ces dernières, lorsqu’on leur prête attention, sont plaisantes en
elles-mêmes. Un grand nombre d’études sur les effets positifs de la
relaxation sur le bien-être le démontrent. La relaxation est une forme
d’entraînement au calme physiologique. Elle diminue le rythme cardiaque
et augmente la vasodilatation, réaction physiologique qui peut être en elle-
même agréable (Manzoni et al., 2008).
Par ailleurs, il y a présence d’un cercle vertueux. Lorsque nous sommes
agités ou nerveux, nous devenons imperméables à un grand nombre de
petits plaisirs, que nous ne pouvons plus apprécier (Hanson, 2015). Lorsque
nous nous sentons calmes, à l’inverse, nous sommes davantage capables
d’apprécier des plaisirs légers ou subtils – par exemple, la sensation du vent
frais sur les joues, la chaleur roborative d’un thé chaud ou le bruit apaisant
d’un ruisseau (Cousin, Page, 2016). Nous nous rendons davantage
disponibles à l’expérience de ces plaisirs. Le calme émotionnel tend alors à
se renforcer de lui-même, en augmentant notre réceptivité aux petits
plaisirs, qui à leur tour peuvent nous apaiser davantage.
Accéder à un certain bonheur

Le calme ne favorise pas seulement le plaisir et le bien-être, mais aussi


l’expérience d’un certain bonheur. Alors que le bien-être peut se satisfaire
du simple plaisir et du confort, le bonheur est plus exigeant : il demande
selon nous que l’expérience vécue soit porteuse de sens – en accord avec
nos valeurs et nos buts – et qu’elle soit pleinement conscientisée. Il ne me
suffit pas d’être parfaitement relaxé dans un spa (bien-être) pour être
heureux. Encore faut-il que j’aie le sentiment que cette expérience a un sens
pour moi, au regard de ma vie dans sa globalité – par exemple, qu’elle soit
cohérente avec mes valeurs d’hédonisme –, et que je sois pleinement
conscient de mon état de bien-être. Si je suis distrait par un magazine qui
accapare toute mon attention ou par la manipulation de mon portable, je
n’arriverai pas à prendre pleinement conscience de ce bien-être et à le
transformer en sentiment de bonheur. L’exercice de la pleine conscience, en
revanche, peut me permettre de m’attarder sur les sensations agréables que
je ressens (Cousin, Page, 2016) et transformer des sensations fugaces de
bien-être en moments de plus longue durée, durant lesquels je peux me
sentir heureux.
Pour bien des philosophes, le calme intérieur correspond à une certaine
idée du bonheur. Wittgenstein (1978 ; 2002) voit dans la vie simple –
dénuement matériel, travail utile et concret – et le calme intérieur qu’elle
engendre les conditions d’une vie heureuse et équilibrée. Avant lui, les
épicuriens visent, comme on l’a vu, ce qu’ils nomment l’« ataraxie », à
savoir un état intérieur dénué de troubles, et dont découle un sentiment de
bien-être permettant de jouir du simple fait de vivre. Les stoïciens
poursuivent, quant à eux, un bonheur constant, absolument indépendant des
conditions environnementales, misant sur les seules compétences
intérieures. Dans la 72e des Lettres à Lucilius, Sénèque décrit ainsi le lien
entre bonheur et calme intérieur (circa 64 apr. J.-C. ; 1992, p. 185) :
« Le contentement du sage est continu : c’est un tissu que nul accident,
nul coup de fortune ne peuvent rompre. Toujours et partout, c’est le
même calme intérieur, car il est indépendant d’autrui et n’attend de
faveur ni du sort ni des hommes. »

Toujours investis dans les affaires de la cité et au-delà, en faisant même


un devoir, l’aspirant stoïcien à la sagesse et le sage accompli croient en
l’existence d’une citadelle intérieure imprenable qu’aucun coup du sort ne
pourrait abattre. L’empereur et philosophe Marc Aurèle en est un exemple,
pour qui l’individu en quête de bonheur doit s’entraîner à trouver refuge en
son for intérieur, indépendamment des conditions environnementales. Il doit
y placer tout entier ce qui vaut la peine d’être sauvé – le « Bien », la
« Vertu » – et à y reconnaître le seul bonheur véritable.
Dans Les Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau dit se méfier des
plaisirs intenses, par nature fugitifs, et voit dans le calme, et notamment
celui trouvé au contact de la nature, la condition à l’émergence de
sentiments de joie suffisamment profonds et durables pour être associés à
une forme de bonheur (1782 ; 2004, p. 100) :

« J’ai remarqué dans les vicissitudes d’une longue vie que les époques
des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant
pas celles dont le souvenir m’attire et me touche le plus. Ces courts
moments de délire et de passion, quelque vifs qu’ils puissent être, ne
sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien
clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour
constituer un état, et le bonheur que le cœur regrette n’est point
composé d’instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n’a
rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point
d’y trouver enfin la suprême félicité. »
Même si l’intensité n’est pas le contraire du calme, Rousseau oppose ici
nettement ces deux qualités du vécu, de fréquence et de durée très
différentes. Nous remémorer nos moments de joie peut nous permettre de
prendre la mesure de ce constat. Si l’intensité trouvée dans les plaisirs vifs
exerce naturellement un fort attrait, le bonheur réside le plus souvent dans
des expériences plaisantes de moindre intensité, mais qui durent.
Bertrand Russell, que nous avons cité à plusieurs reprises, reprend cette
idée, associant très clairement le calme au bonheur. Le calme auquel le
philosophe fait référence est celui d’une vie au rythme modéré, voire lent,
qui résiste à la course perpétuelle aux stimulations. Il écrit ainsi (1930 ;
2001, p. 63) :

« Une vie heureuse doit être, dans une grande mesure, une vie paisible,
car c’est seulement dans une atmosphère de calme que la vraie joie peut
se développer. »

Comme Rousseau et beaucoup d’autres de l’Antiquité jusqu’à nos jours,


le philosophe oppose cette « vraie joie », source d’une réelle satisfaction et
d’un bonheur authentique, aux joies éphémères que proposent la société et
ses multiples stimulations. Le temps libre, en particulier, permet pour
Russell la naissance de ces joies véritables, comme celle d’un sentiment de
bonheur bien plus authentique et profond (1930 ; 2001, p. 23) :

« Le bon usage du loisir, il faut le reconnaître, est le produit de la


civilisation et de l’éducation. Un homme qui a fait de longues journées
de travail toute sa vie s’ennuiera s’il est soudain livré à l’oisiveté. Mais
sans une somme considérable de loisir à sa disposition, un homme n’a
pas accès à la plupart des meilleures choses de la vie. »
Quelles sont ces « meilleures choses de la vie » dont il est question ?
Comme nous l’avons vu dans ce chapitre, elles comprennent selon nous les
activités bien menées, les moments de contemplation, les réflexions
abouties menant à une philosophie de vie personnelle et à une existence en
harmonie avec ses propres valeurs, les liens humains de qualité et les
plaisirs lentement savourés. Toutes ces choses qui s’accommodent mal de
l’agitation, mais qui peuvent fleurir dans le calme.
L’écrivain et essayiste Jonathan Franzen exprime de manière indirecte
le lien qu’entretient le calme avec la réalisation de soi dans son ouvrage
Pourquoi s’en faire ? (2003) ; le titre original de ce livre, How to Be Alone,
est d’ailleurs très parlant puisqu’il signifie « Comment être seul ». Le
penseur américain s’est intéressé en particulier aux moyens de préserver
l’individualité et la complexité dans une culture de masse qu’il qualifie de
« bruyante et distrayante » – et donc d’« agitée », au sens où nous
l’entendons dans cet ouvrage. Il considère la solitude, le retour sur soi et le
calme qui en découle comme des conditions essentielles à la pleine
réalisation de notre potentiel humain. Il exprime comment le calme
environnemental – le fait de s’isoler du bruit et des sollicitations
perpétuelles – et le calme intérieur qu’il permet, reflété à travers la capacité
de revenir à soi et de penser, peuvent mener à une vie réellement riche de
sens, à une vie que l’on peut qualifier de « réussie » ou d’« heureuse ».
Comme l’illustrent ces différentes incursions dans l’histoire des idées,
le bonheur est avancé par de nombreux philosophes, antiques ou modernes,
comme la valeur finale, la fin ultime des désirs humains. S’ils ont raison,
alors nos actions sont motivées par un ensemble ou une hiérarchie de
valeurs, dites instrumentales parce qu’elles poursuivent toutes le bonheur.
Bien sûr, les conceptions du bonheur sont presque aussi nombreuses que les
philosophes que nous avons cités. Pourtant, le calme semble constituer un
dénominateur commun à la plupart de leurs conceptions. Pour répondre à la
question posée par ce chapitre : « Pourquoi désirer davantage de calme ? »,
la réponse la plus englobante serait alors la suivante : « Parce que le calme
est essentiel à l’expérience du bonheur. »
La discussion ne s’arrête toutefois pas là. Si le calme est une condition
nécessaire au bonheur, il n’en est pas pour autant une condition suffisante.
Au premier chapitre, nous défendions l’idée selon laquelle il est vain de
vouloir identifier comme but ultime de l’existence la valeur positive d’une
seule dimension de l’expérience vécue – qu’il s’agisse de l’intensité, du
plaisir, de l’aisance, du sens ou même du calme. Si l’on voit le calme
comme but ultime de l’existence, alors on doit accepter la conclusion
aberrante selon laquelle une vie terne et insensée est désirable, du moment
qu’elle reste calme. Ce n’est évidemment pas notre propos. Nous pensons
donc que la meilleure option philosophique pour définir le bonheur consiste
à éviter d’identifier le bonheur à la valeur positive d’une seule des
dimensions de l’expérience vécue. Plusieurs sont ensemble nécessaires à la
réalisation du bonheur.
Pour que nous considérions notre vie comme heureuse, il semble qu’elle
doive être parsemée de plaisirs simples pleinement savourés – la complexité
et l’intensité des plaisirs ne semblent pas nécessaires ; qu’elle présente un
certain nombre de défis intéressants et surmontables – les difficultés dans la
réalisation de nos projets doivent être ni trop petites ni trop grandes ; qu’elle
ait suffisamment de sens à nos yeux – le plus grand nombre possible de
choix et de moments doit être porteur de sens ; et, finalement, que le calme
l’habite dans de larges parts.
Ainsi, bien que survalorisée par notre culture mondialisée (voir
chapitres 1 et 2), la dimension de l’intensité paraît en définitive indifférente
à la réalisation du bonheur. En revanche, le calme apparaît comme une
composante essentielle de ce dernier, à condition de le conjuguer à d’autres
dimensions de l’expérience vécue. Dans les chapitres suivants, nous verrons
donc les pistes de la philosophie et de la psychologie pour se protéger de
l’agitation présente dans nos environnements modernes, et pour résister à la
tentation de la recherche permanente d’intensité, génératrice de tant
d’agitation intérieure et extérieure.
CHAPITRE 5

Esquiver l’agitation extérieure

« Il y a des gens qui vous laissent tomber un pot de fleurs sur la tête
d’un cinquième étage et qui vous disent : Je vous offre des roses. »
Victor HUGO, Océan. Tas de pierres, 1901.

Si l’une des origines principales de l’agitation contemporaine est à


rechercher dans l’intensification des stimuli environnementaux et dans la
recherche permanente d’intensité, il en découle logiquement que les
solutions peuvent être trouvées dans la résistance à ces phénomènes. Il
s’agirait donc premièrement de trouver les moyens de se protéger de
l’agitation présente dans nos environnements physiques. Mais ce principe,
bien qu’il puisse paraître simple à première vue, se révèle assez rapidement
compliqué lorsqu’on réfléchit aux moyens de le mettre en œuvre. Essayons
néanmoins de relever le défi.

Se créer des moments paisibles

Les communautés à la recherche de calme, quel qu’en soit le but –


religieux, universitaire, de convalescence ou de détente –, privilégient
souvent les lieux à l’écart de l’agitation humaine et du bruit. Les monastères
sont fréquemment en dehors des villes et le silence y est de mise. Il est
demandé de ne pas parler dans les bibliothèques. Dans plusieurs pays, les
hôpitaux sont entourés de panneaux de circulation priant les automobilistes
de ne pas klaxonner. Et il est généralement demandé de respecter le silence
dans les spas et différents espaces de détente. Il existe une forme de
consensus social autour du fait que les religieux, les étudiants, les malades
et les personnes ayant payé pour une piscine d’eau chaude et un massage
ont droit au calme. Mais pourquoi pas les autres ?
Comment trouver le calme si vous n’êtes ni moine, ni thésard, ni plâtré
de la tête aux pieds et que, de surcroît, vous n’avez pas l’argent nécessaire
pour vous offrir un massage relaxant ? Certes, certains aménagements de
temps sont parfois possibles – par exemple, en faisant garder ses enfants
pour avoir quelques heures dédiées à des activités apaisantes. Ou en
aménageant son temps libre – par exemple, en prenant ses vacances hors
des pics touristiques, en visitant des musées aux heures creuses ou en
passant de temps à autre un week-end dans un lieu retiré comme un petit
village, un monastère ou un chalet de montagne.
Mais les solutions les plus intéressantes sont certainement celles qui
peuvent être mises en œuvre dans la vie de tous les jours. Des études
anciennes attestent que les petits tracas et plaisirs quotidiens ont au final
davantage d’impact sur notre état psychologique que les grands événements
positifs de la vie (Kanner et al., 1981 ; Weinberger, Hiner, Tierney, 1987).
De la même manière, le sentiment d’agitation intérieure n’est probablement
pas tant lié à de grands stress ponctuels ou à des épisodes isolés de
sursollicitation qu’à l’accumulation, au cours d’une journée, de différentes
surstimulations auditives et mentales se succédant à un rythme trop
important, ou à un sentiment d’urgence temporelle qui ne faiblit pas.
Les neurosciences le démontrent, la répétition de petites expériences
positives produit des effets très puissants sur le cerveau. Rick Hanson
(2015), neuropsychologue à l’Université de Berkeley, montre en effet
comment le fait de s’attarder et de prendre pleinement conscience de ce qui
est agréable permet d’ancrer ainsi plus durablement l’expérience positive et
l’émotion de détente qu’elle produit. Il rappelle que la plupart des
expériences positives sont relativement brèves et légères, mais que le
simple fait de s’imprégner d’une demi-douzaine d’entre elles par jour,
pendant 30 secondes, peut déjà générer un sentiment de bien-être et
d’apaisement conséquent. Ainsi, de la même manière que le sentiment
d’agitation et de nervosité croît par l’accumulation de sursollicitations au
cours de la journée, les sentiments de bien-être et de calme peuvent eux
aussi naître de l’accumulation de petits moments d’arrêt dans le flux de
stimuli, vécus en pleine conscience.
Une étude sur le stress professionnel a ainsi pu démontrer qu’ajouter 9
minutes de pause toutes les heures diminuait de manière significative le
stress des employés, et cela sans avoir d’impact négatif sur leur productivité
(Dababneh, Swanson, Shell, 2001). Cependant, toutes les pauses ne se
valent pas. Ce sont surtout celles qui forment une réelle coupure dans le flot
quotidien de stimulations qui semblent avoir un effet apaisant. Une étude
(Zacher, Brailsford, Parker, 2014) s’est penchée sur les effets de différentes
micropauses sur 124 employés d’une université australienne, travaillant par
exemple dans l’administration, les finances ou les ressources humaines.
Leurs résultats mettent en évidence que seules certaines micropauses sont
associées à une diminution de la fatigue et à une augmentation du bien-être
des employés. Ces « vraies » pauses sont notamment les suivantes : boire
un verre d’eau, manger quelque chose, sortir prendre l’air ou regarder par la
fenêtre. De manière intéressante, certaines pauses ne semblent en revanche
pas avoir d’effet reposant, comme le fait de prendre une boisson caféinée,
de surfer sur le Web, de vérifier ses e-mails ou d’écrire un message. Une
explication possible à ces résultats est que ces dernières activités sont en
réalité de fausses pauses, qui impliquent plus de stimulations que de repos.
Par ailleurs, avec les casques audio modernes, dont certains filtrent les
bruits extérieurs, il est possible d’écouter de la musique apaisante ou
simplement agréable lorsque nous sommes dans des lieux bruyants –
espaces commerciaux, espaces de travail ouverts de type open space, gares,
aéroports, etc. Les effets de la musique sont bien connus de la recherche :
elle n’a généralement pas d’effet positif quand elle est écoutée en parallèle
d’une autre activité demandant de la concentration (Zacher, Brailsford,
Parker, 2014) 1, mais le reste du temps, elle a le pouvoir de diminuer les
émotions négatives et d’apaiser le niveau d’agitation intérieure (Labbé et
al., 2007). La technologie n’est donc pas toujours une ennemie. Pour
connaître davantage de calme, nous pouvons limiter ses sources de
perturbations, mais nous pouvons également en tirer profit : casque audio,
application indiquant les heures de pointe sur les routes ou de grande
affluence dans les magasins, gestionnaire intelligent de temps, et ainsi de
suite.
Les solutions potentielles à la recherche de moments paisibles sont
nécessairement personnelles, car elles dépendent de nos habitudes, de nos
préférences et de nos conditions de vie. Recommander à un médecin
urgentiste de se rendre régulièrement injoignable durant ses heures de
travail n’aurait évidemment aucun sens. Il tirera en revanche peut-être profit
de ses jours de congé, durant lesquels il pourra se rendre inatteignable s’il le
souhaite et s’adonner à une activité apaisante qui le déconnecte de son
quotidien : marche en montagne, peinture, musique, etc. Selon nous, le
geste essentiel pour se protéger de l’agitation extérieure consiste à
s’aménager régulièrement de petits espaces de stimulation faible à modérée.
Et, bien sûr, ajouter à ces pauses des exercices de relaxation ou de
méditation peut encore augmenter le sentiment de détente et de calme
(Manzoni et al., 2008).
Dans la mesure où les espaces physiques de calme sont rares dans nos
environnements modernes – il y aura presque toujours quelqu’un, à
proximité, de plus ou moins agité et se livrant à une activité plus ou moins
bruyante –, il ne s’agit peut-être pas tant de trouver des lieux apaisants que
d’esquiver par moments les stimulations non nécessaires. Mais comme nous
allons le voir dans les paragraphes qui suivent, nous pouvons également
passer davantage de temps dans la nature. Car elle exerce un effet
particulièrement apaisant.

Se rapprocher de la nature

Certains philosophes ont loué les vertus de la nature et les bienfaits de


s’en rapprocher. Au XVIIIe siècle, Rousseau parle longuement de la nécessité
d’une reconnexion à cette dernière. Ses écrits témoignent d’états de sérénité
profonds vécus par le philosophe à son contact, notamment sur l’île Saint-
Pierre, au milieu du lac de Bienne en Suisse. Dans la cinquième promenade
des Rêveries du promeneur solitaire dont nous présentons ci-dessous un
extrait, il montre combien l’immersion dans la nature permet un réel
ancrage dans le présent et favorise l’émergence de sentiments profonds de
calme et de joie.
Jean-Jacques Rousseau,
Les Rêveries du promeneur solitaire
(1782 ; 2004, p. 101)
« Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde une forme constante
et arrêtée, et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et
changent nécessairement comme elle. Toujours en avant ou en arrière de nous,
elles rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit
point être : il n’y a rien de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on
guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il soit
connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse
véritablement nous dire : “Je voudrais que cet instant durât toujours” ; et comment
peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse le cœur inquiet et vide, qui
nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout
entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni
d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure
toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession,
sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de
désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul
puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure, celui qui s’y trouve peut
s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu’on
trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui
ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état
dans lequel je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries
solitaires, soit couché sur mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit
assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un
ruisseau murmurant sur le gravier. »

Les stimuli doux et hypnotiques de la nature – le « lac agité », les sons


d’un « ruisseau murmurant sur le gravier » – permettent pour Rousseau
l’émergence d’un sentiment de calme au sein duquel les notions de passé et
de futur sont abolies et où l’insatisfaction laissée par les autres plaisirs de la
vie disparaît. Il s’agit pour le philosophe d’un état de sérénité qui répond
momentanément à tous les besoins du corps et de l’esprit.
Mais le philosophe connu ayant poussé le plus loin l’expérience de
l’immersion dans la nature est sans doute Henry David Thoreau, qui décide
au milieu du XIXe siècle d’aller vivre pendant deux ans dans une forêt, et qui
consigne le récit de son expérience dans le célèbre Walden ou la Vie dans
les bois (1854 ; 2000). À l’époque de Thoreau, une véritable conscience des
vertus apaisantes de la nature émerge. Une génération entière de poètes
romantiques l’a célébrée. Et un architecte paysager tel que Frederick Law
Olmsted a développé le projet de Central Park à New York avec l’intuition
que la contemplation de la nature est nécessaire à la santé physique et
mentale des citadins.
Les résultats de la recherche en psychologie ont depuis étayé ces
différentes intuitions sur le pouvoir bénéfique de la nature. Une étude de
l’Université d’Exeter au Royaume-Uni (White et al., 2013), portant sur
10 000 citadins, a pu montrer par exemple que les personnes résidant près
d’espaces verts rapportent moins de problèmes psychiques et se disent
davantage satisfaites de leur vie en général. Ces résultats se maintiennent
même lorsqu’on tient compte d’autres facteurs tels que le revenu, le niveau
d’éducation, le taux d’occupation (chômage) des participants à l’étude ou
encore le taux de criminalité dans leur quartier. Par ailleurs, plusieurs études
ont démontré qu’être immergé dans la nature ou simplement l’observer est
associé à une réduction des réactions physiologiques de stress, attestée par
exemple par des mesures de la pression sanguine (Hartig et al., 2003) ou du
rythme cardiaque (Ulrich et al., 1991). Une étude néerlandaise (Maas et al.,
2009) a, en outre, révélé que les personnes qui vivent dans un rayon de
moins de 1 kilomètre d’espaces verts rapportent moins de problèmes de
santé en général, et en particulier moins de troubles dépressifs et anxieux –
deux types de troubles qui peuvent être causés par le stress, comme on l’a
vu. À nouveau, ces résultats se maintiennent lorsqu’on contrôle l’effet
potentiel de diverses variables démographiques et socio-économiques.
On pourrait croire que l’effet apaisant des parcs est lié à l’utilisation qui
en est faite, par exemple pour rencontrer d’autres personnes ou faire du
sport, mais cela n’est pas la seule explication. La nature semble avoir en
elle-même un pouvoir apaisant sur l’être humain. Une étude japonaise (Park
et al., 2010) a comparé chez 280 participants l’effet de marches en forêt et
l’effet de marches en ville au moyen de plusieurs indicateurs physiologique
de stress ou de calme – cortisol salivaire, pression sanguine, rythme
cardiaque et variabilité cardiaque. Par rapport aux marches en ville de
15 minutes, les balades de même durée dans la forêt permettent notamment
une réduction supplémentaire de 16 % des niveaux de cortisol. De simples
vues ou sons de la nature ont un effet apaisant et peuvent réduire le stress
aux examens d’université (Ulrich et al., 1991). Dans le même ordre d’idées,
une étude suédoise a pu démontrer que les personnes qui viennent de faire
une tâche mathématique stressante voient leur rythme cardiaque décroître
plus rapidement en visionnant pendant 15 minutes des scènes de nature et
en écoutant des sons d’oiseaux, que celles qui s’asseyent simplement dans
une chambre neutre après la tâche mathématique (Annerstedt et al., 2013).
Plus surprenant encore, le pouvoir apaisant de la nature semble lié à sa
richesse biologique : les lieux naturels perçus comme hébergeant davantage
de biodiversité auraient ainsi un effet encore plus apaisant sur l’être humain
(Fuller et al., 2007 ; Irvine et al., 2013).

Se ménager des espaces de solitude

Autant que le silence et le temps libre, les moments de solitude font


parfois peur. Certes, lorsqu’elle est extrême ou subie, la solitude rend triste
et augmente le risque de développer des symptômes dépressifs ou
psychopathologiques autres (Masi et al., 2011). En particulier lorsqu’elle
est perçue comme un rejet de la part d’autrui ou comme un manque de
compétences sociales, elle peut être vécue dans la honte et l’abattement. Et
certes, comme le souligne le psychiatre Christophe André (2009),
l’isolement et le « retrait du monde » ne sont pas des conditions
indispensables à l’expérience du calme ; nous pouvons tout à fait être
calmes en interagissant avec les autres. Cependant, certains philosophes,
comme Montaigne, Kierkegaard et Torralba Rosello, ont mis en avant les
vertus des moments de solitude choisie – qu’ils distinguent clairement de
l’isolement subi – pour développer des états de quiétude. Pourquoi ?
La solitude offre souvent d’elle-même un cadre hypostimulant, qui peut
nous reposer de l’agitation du monde. Lorsque nous sommes seuls, dans
une pièce isolée ou un lieu solitaire, nous ne sommes pas sollicités par les
autres. Et cette interruption momentanée dans le flot des stimulations
sociales – conversations intéressantes ou banales, demandes de nos
supérieurs professionnels, interactions, tensions ou conflits avec nos amis,
cris liés aux jeux ou aux colères de nos enfants, etc. – peut en soi apporter
un sentiment de calme. La solitude peut nous permettre de respirer, de nous
reconnecter à nous-mêmes, de contempler longuement un objet qui revêt
pour nous une certaine beauté, de rêvasser, de méditer, de réfléchir ou de
demeurer dans la pleine conscience des sensations que nous vivons. Libérés
momentanément des sollicitations et des attentes de l’autre, nous pouvons
porter notre attention là où nous le souhaitons et choisir ce dont nous avons
besoin à ce moment précis.
Pour Torralba Rosello notamment (1996), le calme trouvé dans la
solitude et le silence est une condition nécessaire de l’accès à l’intériorité.
Les moments de solitude nous permettent de rentrer en nous-mêmes. Quand
elle est bien utilisée, la solitude nous aide à nous reconnecter tranquillement
à nos besoins et à rétablir l’équilibre perturbé par les compromis inévitables
entre nos aspirations et celles des autres, entre les demandes du monde
extérieur et nos besoins. Dans Pour un examen de conscience, recommandé
aux contemporains, Kierkegaard (1851 ; 1984) prescrit aussi le silence de la
solitude comme remède à l’insatisfaction que la plupart des êtres humains
ressentent dans leur vie.
Quand ils ne recherchent pas la solitude, bien des philosophes
recommandent de choisir de manière assez sélective ceux qui nous
entourent. Pour Épicure, le sage vit ainsi en petite communauté d’amis et
délaisse les réunions mondaines (Hersch, 1981 ; 1993). Pour Montaigne, la
famille elle-même est source d’ennuis et de préoccupations, si bien qu’il
voit dans la solitude le moyen privilégié de « vivre content » et de s’éviter
les tracas liés aux mesquineries humaines (1580 ; 2002, p. 181) :

« Ce n’est pas que le sage ne puisse vivre partout content, voire et seul
en la foule d’un palais ; mais s’il est à choisir, il en fuira, dit-il, même la
vue. Il portera [supportera], s’il est besoin, cela ; mais, s’il est en lui, il
élira ceci. »

Pour le philosophe de la Renaissance, la capacité à demeurer seul, en


paix, constitue en effet une source de bonheur bien plus stable que celle qui
dépend des liens humains (1580 ; 2002, p. 183) :

« Faisons que notre contentement dépende de nous ; déprenons-nous de


toutes les liaisons qui nous attachent à autrui ; gagnons sur nous de
pouvoir à bon escient vivre seuls et y vivre à notre aise. […] Il se faut
réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous
établissions notre vraie liberté, et principale retraite et solitude. »

La solitude prônée par Montaigne peut sembler extrême, mais elle


n’exclut pas les liens humains. Elle demande simplement de développer une
capacité à être seul et à trouver son bonheur en soi-même. On retrouve ici le
détachement prôné par les stoïciens. Cette philosophie n’empêche pas pour
Montaigne l’amitié et l’amour ; il suffit de penser aux liens extrêmement
forts que le philosophe a noués avec Étienne de La Boétie. Mais elle voit
dans la solitude et la paix intérieure à laquelle celle-ci permet d’accéder une
source de bonheur plus fiable.
La psychologie, longtemps persuadée que la clé du bonheur résidait
dans l’extraversion et la sociabilité, commence peu à peu à entendre le
message de ces philosophes. Du bout des lèvres, elle reconnaît aujourd’hui
qu’il existe un type d’introverti heureux, à qui les moments de solitude sont
nécessaires (Hills, Argyle, 2001). Bien que les personnes extraverties
rapportent en général des niveaux de bonheur plus élevés, la recherche
confirme que les personnes introverties peuvent elles aussi être heureuses si
la qualité de leurs relations est bonne et si elles ont de bonnes compétences
de régulation émotionnelle (Cabello, Fernandez-Berrocal, 2015). Peut-être
la recherche confirmera-t-elle également dans les années à venir
l’hypothèse de bien des philosophes selon laquelle la solitude, quand elle
n’est pas permanente et quand elle est librement choisie, permet
l’émergence de sentiments de calme profond chez la plupart d’entre nous, et
pas seulement chez les personnes introverties.
Une mise en garde de Montaigne néanmoins, pour celles et ceux qui
voudraient s’y essayer davantage (1580 ; 2002, p. 188) :

« Retirez-vous en vous, mais préparez-vous premièrement de vous y


recevoir ; ce serait folie de vous fier à vous-même si vous ne vous savez
gouverner. Il y a moyen de faillir en la solitude comme en la
compagnie. »

La solitude demande que l’on s’y prépare par ce qu’on appellerait


aujourd’hui un « travail sur soi ». Sans cela, on se retrouve face à ses
soucis, ses peurs, ses doutes, son impatience, ses désirs mal canalisés, ses
ambitions vaines… Montaigne reconnaît par ailleurs que l’exercice de la
solitude peut être plus facile pour certains : « Il y a des complexions plus
propres à ces préceptes de la retraite les unes que les autres. » Il conseille
l’exercice de la solitude, mais recommande aussi à chacun de tenir compte
des besoins de son tempérament.

Limiter les interruptions et les distractions

Répétons-le, nos capacités d’attention et de concentration sont limitées


(Wu, 2017). Ce sont des ressources précieuses, qu’il faut pouvoir utiliser de
manière efficace et parcimonieuse, en accord avec nos buts. Les
interruptions et les distractions, lorsqu’elles sont trop fréquentes et
sollicitent trop nos ressources cognitives, peuvent générer des sentiments de
nervosité et d’agitation intérieure contraires au calme (Kirsh, 2000). Il
s’agit donc de s’en protéger.
La recherche suggère que les interruptions perpétuelles génèrent un
sentiment de stress. Plusieurs études ont été menées notamment dans le
monde du travail et tendent à montrer que les employés qui subissent moins
d’interruptions intempestives (sonneries de téléphone, e-mails, interruptions
de collègues, réunions et conversations non prévues) présentent des niveaux
de productivité plus grands et se disent plus détendus (Jett, George, 2003).
Les e-mails et autres formes de communication électronique ont augmenté
les possibilités d’interruption sur le lieu de travail (Cutrell, Czerwinski,
Horvitz, 2001 ; Speier, Valacich, Vessey, 1999). Certaines entreprises l’ont
compris et bloquent l’accès aux e-mails durant certaines heures de la
journée ou demandent à leurs employés de ne pas s’interrompre
mutuellement durant certaines plages horaires (Perlow, 1999). Même si
cette politique n’est pas appliquée dans le lieu où l’on travaille, il peut être
intéressant de réfléchir aux moyens de la tester soi-même, même
partiellement. Par exemple en désactivant les notifications automatiques
d’e-mails et en ne consultant sa messagerie qu’à la fin d’une tâche donnée,
à une fréquence qui nous semble raisonnable. Ou en demandant à ses
collègues d’éviter le téléphone pour les questions non urgentes et de
favoriser les e-mails, que nous pourrons lire quand nous le choisirons.
Mais le monde du travail n’est pas le seul endroit où l’on peut chercher
à diminuer les interruptions, sollicitations et distractions continuelles
qu’offre la société moderne. Les portables sonnent à toute heure du jour et
interrompent régulièrement les conversations que nous avons avec les
autres. Les messages électroniques, accompagnés de petits effets sonores,
font irruption dans le temps passé en couple ou en famille. Il peut donc être
intéressant d’éteindre son portable à certains moments, de le mettre en
mode silencieux ou en mode avion, ou de le placer hors de portée
immédiate. Il peut même être utile de couper le Wi-Fi à certains moments
de la journée pour ne pas être tenté d’aller sur Internet, ou de se forcer à ne
vérifier ses messages qu’à certaines heures de la journée. Nous pouvons par
ailleurs habituer nos proches et nos connaissances à ne pas répondre
immédiatement à leurs messages et nous autoriser peu à peu des moments
de déconnexion. Les professeurs et chercheurs en psychologie Adam
Gazzaley et Larry Rosen (2016) conseillent de réduire volontairement notre
accès aux outils technologiques à certains moments de la journée, par
exemple lorsqu’on exerce une tâche qui demande de la concentration ou
lorsqu’on interagit avec les autres, en les mettant de côté, hors de portée,
pour un temps défini.
Le psychologue Mihály Csíkszentmihályi est connu pour avoir
développé un concept permettant de décrire un état de parfaite immersion
dans une tâche, durant lequel la personne oublie son environnement
extérieur, ne perçoit plus le temps qui passe et se concentre exclusivement
sur ce qu’elle est en train de faire : il nomme cet état le flow (Nakamura et
Csíkszentmihályi, 2014). Le flow est une expérience vécue intense, choisie
et tendant vers un but. Cet état est compatible avec le calme. En revanche, il
est incompatible avec les interruptions : il n’est pas possible d’être
totalement absorbé dans la réalisation d’une tâche si l’on est sans cesse
interrompu. Toute stratégie visant à éviter les interruptions peut donc
utilement être sollicitée lorsqu’on souhaite favoriser un état de flow.

Donner la juste place au travail rémunéré dans notre


vie

Nous l’avons dit, notre rapport au travail entretient un lien non


négligeable avec l’agitation. Le travail constitue parfois une forme de
violence faite à nos forces physiques et intellectuelles, à nos rythmes
biologiques, à nos désirs ou même, dans certains cas, à nos valeurs. Il
occupe une part considérable de notre temps éveillé. Un temps que nous ne
pouvons pas dédier à d’autres activités, souvent plus ressourçantes – repos,
flânerie, détente – ou davantage porteuses de sens pour nous – activités
sociales et culturelles, réflexion, méditation, création, etc.
Plusieurs philosophes ont ainsi cherché à réduire à la portion congrue la
part du travail rémunéré dans leur vie. On peut penser tout d’abord aux
lettrés chinois qui refusaient parfois des postes à responsabilité, ou, s’ils les
acceptaient, ne rêvaient que de s’en défaire. Ainsi, Tchouang-tseu (ou
Zhuangzi), au IVe siècle avant notre ère, après avoir probablement occupé
une fonction administrative modeste, aurait choisi de vivre retiré dans la
plus grande simplicité. Voici comment est décrit, dans le livre qui porte son
nom, son rejet d’un poste prestigieux au service d’un roi (circa IVe siècle av.
J.-C. ; 2011, p. 196-197) :

« Alors que Tchouang-tseu pêchait à la ligne dans la rivière P’ou, le roi


de Tch’ou envoya deux de ses grands officiers pour lui faire des
avances. “Notre prince, lui dirent-ils, désirerait vous confier la charge
de son territoire.”
Sans relever sa ligne, sans même tourner la tête, Tchouang-tseu leur dit :
“J’ai entendu dire qu’il y a à Tch’ou une tortue sacrée morte depuis trois
mille ans. Votre roi conserve sa carapace dans un panier enveloppé d’un
linge, dans le haut du temple de ses ancêtres. Dites-moi si cette tortue
aurait préféré vivre en traînant sa queue dans la boue.
– Elle aurait préféré vivre en traînant sa queue dans la boue, dirent les
deux officiers.
– Allez-vous-en ! dit Tchouang-tseu, je préfère moi aussi traîner ma
queue dans la boue !” »

Sur le plan pratique, nous savons trop peu de chose sur Tchouang-tseu
pour connaître par quels moyens de subsistance et par quel degré de
simplicité il parvenait à mener une vie retirée des affaires politiques. Ce qui
transparaît nettement du texte ci-dessus est la motivation personnelle à
respecter ses besoins les plus simples. L’honneur qui est fait à Tchouang-
tseu au travers de l’offre du roi cache en réalité des conséquences
mortifères, le poste s’apparentant pour le sage à un sacrifice sur l’autel des
croyances liées au prestige. Si la reconnaissance sociale passe par le déni de
sa propre nature, à savoir de ces tendances inscrites en nous qui nous
rapprochent des joies animales, alors il est dans notre intérêt de rejeter les
fausses promesses d’un statut social élevé.
Autre lieu, autre époque, Thoreau (1854 ; 2000) nous renseigne sur sa
méthode pour limiter l’emprise du travail sur sa liberté : il choisit de se faire
embaucher comme journalier, le plus petit nombre de jours possible dans
l’année pour assurer ses besoins élémentaires. Ce dernier calcule en effet
quels sont ses besoins réels, et cherche ensuite à gagner exactement la
somme correspondante, ni plus ni moins, afin de limiter ses heures en tant
qu’employé !
Plus proche de nous, dans L’Euphorie perpétuelle, Pascal Bruckner
montre comment une place moins importante accordée au travail rémunéré
et une vie matérielle plus simple, ce qu’il appelle « l’autorestriction
volontaire », peuvent permettre de retrouver de la sérénité (2000, p. 208) :

« Le luxe aujourd’hui réside dans tout ce qui se fait rare : la communion


avec la nature, le silence, la méditation, la lenteur retrouvée, le plaisir de
vivre à contretemps […]. Alors qu’à une pauvreté subie on peut opposer
un appauvrissement choisi (ou plutôt une autorestriction volontaire) qui
n’est nullement l’option de l’indigence mais la redéfinition de ses
priorités personnelles. »

Nombre d’études scientifiques soutiennent l’idée qu’un plus grand


équilibre entre vie professionnelle et temps libre conduit à une meilleure
santé, à davantage de satisfaction dans sa vie et à moins de symptômes de
stress (Sirgy, Lee, 2018). Une étude de l’European Journal of Public
Health, par exemple, s’est penchée sur cet équilibre entre profession et
loisirs chez près de 25 000 employés répartis à travers 27 pays européens
(Lunau et al., 2014). Il en ressort sans surprise que les employés qui disent
connaître un meilleur équilibre entre leur vie professionnelle et leur temps
de loisirs rapportent davantage de bien-être et jugent leur santé meilleure. Il
existe, par ailleurs, une littérature scientifique abondante sur les
conséquences du manque d’équilibre entre vie professionnelle et temps
libre : mal-être, anxiété, irritabilité, conflits familiaux, plaintes somatiques,
dépression et abus d’alcool, par exemple, font partie des autres liens
observés (Sirgy, Lee, 2018). La grande difficulté consiste néanmoins à
savoir où se situe cet équilibre…
Par ailleurs, il peut paraître illusoire, alors que le chômage et la
précarité frappent un grand nombre de personnes, de discuter des choix
professionnels en termes d’heures de travail, de calme ou de stress qu’ils
génèrent. On nous rétorquera que la plupart des gens n’ont pas le choix et
doivent s’estimer satisfaits d’avoir un emploi, quel qu’il soit. Se demander
si cet emploi permet ou non le calme serait un luxe qu’on ne pourrait pas se
permettre. Sur le plan historique, nous avons pourtant plus qu’à n’importe
quel autre siècle la possibilité de choisir notre formation et notre futur
métier. Dès la fin de l’adolescence, beaucoup d’entre nous peuvent choisir
de s’orienter vers des métiers gourmands en temps ou, au contraire, vers des
emplois qui leur laisseront davantage de liberté ou qu’ils pourront exercer
en souffrant d’une moindre pression temporelle. Même à l’intérieur d’une
orientation professionnelle choisie, il nous est parfois donné d’augmenter,
de maintenir égal ou de diminuer notre temps de travail : quand nous
choisissons d’accepter ou de décliner une promotion qui ira de pair avec
davantage de responsabilités, quand nous endossons ou déléguons certaines
tâches, quand nous postulons à des postes plus prestigieux ou plus
rémunérateurs mais qui nous laisseront aussi plus fatigués à la fin de la
semaine.
Certains répondront qu’avec le coût de la vie actuelle, ils n’ont tout
simplement pas le choix, ou qu’avec la compétition qui existe dans leur
domaine, il n’est possible de rester dans la course qu’au prix de (très)
longues heures de travail. En effet, bon nombre d’entre nous évoluent dans
des univers professionnels impitoyables. D’autres vivent dans des
conditions matérielles si mauvaises – appartements insalubres, quartiers
dangereux, absence de possibilités de loisirs ou de confort minimal – que de
longues heures de travail semblent inévitables pour maintenir un semblant
de vie décente, parfois même en cumulant plusieurs emplois. Il est vrai
également que le chômage est loin d’avoir disparu dans les pays que l’on dit
riches : le risque d’être licencié fait peser dans certains secteurs
économiques une véritable menace sur l’avenir professionnel et personnel.
Les solutions politiques et sociales à ces enjeux dépassent la portée de
ce livre. Néanmoins, il est peut-être parfois utile, pour les moins défavorisés
d’entre nous, de se demander quels types de choix professionnels, les ayant
amenés à travailler davantage ou à un rythme plus stressant par le passé, ils
souhaiteraient éviter dans le futur. Il peut être bénéfique de considérer quels
seraient les bénéfices à réduire notre rythme de vie professionnelle si nous
en avons la possibilité, et si le calme ainsi retiré d’un rythme plus lent
pourrait compenser les désavantages inhérents à ce choix – salaire moins
élevé, perte de statut, prestige moins grand ou tâches peut-être moins
intéressantes, etc.
Parfois, nous considérons un peu vite qu’il est impossible, ou bien trop
coûteux, de changer de mode de vie ; que nous avons besoin de travailler à
100 % ; de partir en vacances loin de chez nous une fois ou plusieurs fois
par année – justement pour récupérer du stress de notre emploi – ; de payer
différents cours et activités extrascolaires à nos enfants ; de vivre dans un
appartement d’une certaine taille ; d’avoir une voiture ; et ainsi de suite.
Tout dépend en réalité des critères et des objectifs qui nous servent à
évaluer notre vie comme satisfaisante, voire comme la meilleure possible 2.
Une réflexion poussée sur nos priorités de vie et sur nos besoins réels – par
opposition aux désirs trompeurs dont la satisfaction nous laissera épuisés et
tristes – peut dans bien des cas nous aider à réduire notre train de vie et, par
là, notre dépendance au travail rémunéré.
Pour mener cette réflexion, il est nécessaire d’identifier et de
comprendre les raisons principales qui nous poussent à travailler plus que
nécessaire ou à un rythme trop intense. Nous estimons qu’elles sont au
nombre de trois : 1) le besoin ou l’envie de gagner davantage ; 2) l’ambition
et la recherche d’un statut social plus élevé ; 3) la peur, parfois inconsciente,
du temps libre et de l’ennui.
La première de ces raisons est sans doute la plus fréquemment invoquée
par celles et ceux qui souhaitent justifier la place prépondérante du travail
rémunéré dans leur vie. La question consiste dans ce cas-là à savoir si cet
argent est réellement nécessaire et si le surplus ainsi accumulé compense
réellement la perte de temps libre. Les quelques centaines ou milliers
d’euros en plus que nous aurons gagnés à la fin de l’année en heures
supplémentaires valent-ils réellement le temps que nous n’aurons pas pu
consacrer à notre famille, à nos amis ou à nous-mêmes ? Cet argent
contrebalance-t-il tous les moments où nous n’avons pas pu lire, nous
divertir, faire du sport, nous balader en ville, nous relaxer ou créer quelque
chose de personnel ? Cette réflexion peut s’avérer parfois très difficile selon
les conditions économiques dans lesquelles on vit – par exemple, doit-on
passer plus de temps avec ses enfants ou travailler davantage pour leur
offrir des cours de musique ?
La deuxième de ces raisons, l’ambition et la recherche d’un plus grand
statut social, est moins souvent avancée. Alors que le mot « ambition » est
en général connoté positivement, les mots « recherche d’un plus grand
statut social » apparaissent déjà plus problématiques. L’ambition n’est pas
nécessairement quelque chose de méprisable. Parfois, c’est une source de
motivation qui nous permet de nous dépasser et de faire bénéficier la
société de nos talents. D’autres fois en revanche, l’ambition et la recherche
effrénée d’un statut social cachent un vide intérieur qui ne pourra être
comblé par aucun poste professionnel ni aucune distinction, si prestigieux
soient-ils. Dans ce cas-là, il peut valoir la peine de se demander si le
prestige que l’on retire, ou retirera, de tel ou tel poste vaut le calme et le
temps libre sacrifiés à la poursuite de son ambition. Parfois l’enjeu est si
grand ou le bénéfice retiré si conséquent que la réponse est positive.
Parfois, au contraire, l’ambition semblera vaine et ne compensera pas la
perte de temps libre et de bien-être qui lui est associée.
La troisième raison, la peur du temps libre et de l’ennui, est encore
moins identifiée et assumée que les deux autres. Nous l’avons vu, le temps
libre fait parfois peur. Nous fuyons alors dans le travail et nous nous noyons
d’activités, sans toujours être conscients des conséquences de ce choix sur
notre qualité de vie. Dans ces cas-là, il s’agit alors d’apprivoiser le temps
libre et, ce faisant, de résister à notre recherche perpétuelle d’intensité.
C’est ce que nous verrons dans le chapitre suivant.
S’engager dans des activités auxquelles on trouve
sens

Esquiver l’agitation extérieure ne signifie pas éviter toutes les


stimulations intenses. Il s’agit plutôt de choisir consciemment dans quelles
activités nous nous engageons intensément et pourquoi. Plus
spécifiquement, nous pensons que la forte intensité d’une action (ou d’une
situation) peut ne pas induire d’agitation intérieure, tant que l’action
comporte un degré suffisant de sens à nos yeux – autrement dit tant que
nous sommes convaincus d’avoir de bonnes raisons de faire ce que nous
faisons.
Comme nous le savons trop bien, le temps est limité pour atteindre nos
objectifs de vie et répondre aux critères susceptibles de rendre cette vie
satisfaisante, voire la meilleure possible. L’intensification de l’expérience
vécue peut sembler une solution face à cette limitation : vivre plus
intensément ce laps de temps qui nous est donné reviendrait à vivre plus.
Comme nous espérons l’avoir démontré, ce calcul est en réalité faussé par
un aveuglement fondamental. Les données empiriques indiquent que
l’insatisfaction et l’essoufflement nous guettent dans la mise en pratique de
la stratégie de l’intensification. Que faire alors pour tirer profit du temps à
disposition et être satisfait de sa vie ? Il faut développer une autre
conception de la qualité du vécu, une conception qui mette en avant non pas
l’intensité comme critère de la qualité, mais plutôt la cohérence de nos
actions et activités avec nos aspirations personnelles, avec nos buts de vie 3.
S’adonner à des activités auxquelles nous donnons sens contribue à
notre bonheur. Si l’on s’engage intensément dans de telles activités,
l’intensité accroîtra le plaisir et le bonheur retiré de ces dernières. Ainsi, le
danseur qui participe à un concours international peut connaître un
engagement et un plaisir intenses, si ses actions et ses aspirations sont
cohérentes entre elles. Le danseur s’expose peu aux risques liés à
l’intensification continue de l’expérience vécue parce qu’il ne recherche pas
cette intensification en elle-même. Il veut simplement pratiquer son activité,
si possible intensément, mais il en module l’intensité afin de pouvoir jouir
plus souvent et plus longtemps de sa passion.
Nul besoin d’ailleurs d’avoir une passion pour pouvoir mener une
action intense dans la sérénité. Le fait de pouvoir attribuer un sens élevé à
l’action que nous menons peut suffire. Ainsi, la politicienne qui choisit de
faire campagne pour défendre des valeurs dans lesquelles elle croit le fera
sans doute avec beaucoup plus d’assise et de paix intérieure que celui qui
s’engage en politique pour des raisons étrangères à sa mission – par
exemple, pour reproduire la tradition familiale d’appartenance à un parti
donné –, sans croire réellement aux idées qu’il défend. De la même
manière, nous considérons que le stress professionnel quotidien est bien
davantage supportable lorsque nous faisons un travail dont nous pensons
qu’il a un impact positif sur la société et auquel nous pouvons ainsi attribuer
une signification positive.
On pensera peut-être que le prix à payer pour un engagement intense
dans une activité à laquelle nous trouvons du sens consiste à subir un
environnement agité. Pour reprendre notre exemple, le danseur qui veut
réaliser son potentiel doit accepter de participer à des concours
internationaux, des voyages à l’étranger énergivores, des compétitions
éprouvantes et de longues journées stressantes. La politicienne devra se
frotter à des débats animés et répondre à des opposants parfois agressifs.
Toutefois, pouvoir attribuer un sens suffisant à une action permet très
probablement de limiter l’impact négatif sur soi d’un environnement agité.
S’engager volontairement dans des actions qui correspondent à nos valeurs
et à nos objectifs de vie peut nous permettre de nous préserver
mentalement, même au milieu de l’arène.
Ainsi, apprivoiser le temps libre demande d’identifier nos aspirations et
de nous y engager sérieusement. Si nous réalisons cette tâche, nous pouvons
échapper à la recherche perpétuelle d’intensité au profit d’une quête de sens
qui nous mènera probablement à davantage de sérénité, même dans les
conditions extérieures les plus agitées.
CHAPITRE 6

Résister à la recherche
perpétuelle d’intensité

« J’ai un problème d’intensité. Je la recherche tellement qu’elle


m’échappe à chaque fois. Je veux toujours vivre ce qui va suivre. Et
lorsque je réalise que l’instant est beau, les choses me rendent encore
plus triste. »
Nicolas REY, L’amour est déclaré (2012).

Comme nous l’avons vu à de nombreuses reprises dans cet ouvrage,


l’agitation présente dans nos environnements n’explique pas, à elle seule,
notre sentiment d’agitation intérieure et notre difficulté à connaître des états
de calme. C’est plutôt notre recherche perpétuelle d’intensité qui, selon
nous, joue ici ce rôle central. Plusieurs philosophes peuvent nous éclairer
sur les moyens de résister à cette tendance. Et la psychologie n’est pas en
reste.

Distinguer besoins et désirs


Nos organismes se maintiennent en vie et prospèrent à certaines
conditions ; en tant qu’êtres vivants nous dépendons de notre
environnement pour répondre à nos besoins et à nos désirs, pour poursuivre
notre existence et donner à cette dernière une forme qui nous satisfasse.
Cependant, besoins et désirs se distinguent clairement. Les besoins se
réfèrent aux choses dont nous ne pouvons pas nous passer si nous
souhaitons rester en vie ou en bonne santé physique et psychique. Les
désirs, à l’inverse, ne sont pas indispensables à la vie et à la santé. Ils sont
simplement tournés vers l’accroissement du plaisir de vivre. Or certains
d’entre eux sont superflus en ce qu’ils ratent leur cible, se paient très cher –
en temps et en énergie consacrés à les obtenir – et ne permettent pas
réellement d’augmenter notre bonheur à long terme.
Le superflu entretient un lien direct avec l’intensification du vécu et
l’agitation intérieure qu’elle engendre. Comme nous l’avons montré au
chapitre 2, la surabondance de biens et de services est un produit direct du
modèle capitaliste et de la société consumériste moderne. Lorsqu’elle est
associée à notre peur de l’ennui, à la valeur que revêt la notion d’intensité et
à notre idée de la vie réussie, nous sommes poussés à nous offrir le plus
grand nombre d’objets possible (meubles, habits, produits électroniques et
technologiques, etc.) et de services (vacances, restaurants, etc.). Pour les
obtenir, nous travaillons davantage – autre forme d’intensification –, ce qui
nous laisse moins de temps pour nos loisirs, que nous tentons ensuite de
rassembler dans un temps plus limité, ce qui résulte en une intensification
supplémentaire. Une manière de casser ce cercle vicieux semble donc être
de renoncer au superflu. Mais pour cela, il faut savoir ce qui est superflu et
ce qui ne l’est pas, une tâche plus complexe qu’il n’y paraît à première vue.
La philosophie antique, tout d’abord, peut nous donner quelques
éléments de réponse. Le Grec Épicure faisait en effet la distinction entre les
« désirs naturels et nécessaires » – ce que nous nommons ici les besoins – et
les autres types de désirs. Le philosophe Marcel Conche écrit ainsi dans
Épicure en Corrèze (2014, p. 168) :

« Le philosophe grec établit tout d’abord une distinction fondamentale


entre les désirs naturels et les désirs vains : ce que la Nature nous fait
désirer nous mène sans effort à la satisfaction complète, tandis que les
multiples satisfactions que nous apportent les désirs vains ne sont pas
complètes parce qu’elles creusent de nouveaux désirs de “toujours
plus”, qui ne sont jamais comblés. Les désirs naturels se distinguent à
leur tour en ceux qui sont nécessaires et ceux qui ne le sont pas. Les
désirs naturels et nécessaires le sont pour des raisons simplement vitales
– il faut manger et boire pour vivre – ou pour le bien-être, l’indolentia
du corps, qui laisse l’esprit disponible – il faut un abri et un vêtement,
contre les intempéries, le froid, l’extrême chaleur. »

Marcel Conche (2014) donne quelques exemples de désirs considérés


comme vains dans la philosophie épicurienne, désirs largement rejetés
également par de nombreux philosophes antiques, de Platon à Marc Aurèle.
Ces désirs concernent la recherche de la reconnaissance sociale, du pouvoir,
du prestige, de la notoriété et de l’argent. Ils sont problématiques
notamment parce qu’ils sont insatiables.
Détail intéressant, Épicure n’aurait pas considéré la passion amoureuse
comme un besoin, mais comme un simple désir. Cette vision peut paraître
très surprenante à notre époque où celle-ci est souvent vue comme un idéal
à atteindre, et parfois même comme un synonyme du bonheur.
Dans le texte qui suit, nous présentons un texte d’Épicure sur la
classification des désirs. Sa théorie de la vie bonne a tant marqué l’histoire
de la philosophie morale, que ce soit en provoquant l’adhésion ou le rejet,
qu’un extrait plus long, permettant aux lecteurs qui le souhaitent de
s’immerger dans l’un de ses textes, nous a semblé bienvenu.
Épicure, Lettre à Ménécée sur la morale
(circa IVe siècle av. J.-C.)
(tiré de Brun, 1961 ; 1997, p. 131-132)

« Il faut se rendre compte que parmi nos désirs, les uns sont naturels, les autres
vains, et que parmi les premiers il y en a qui sont nécessaires et d’autres qui sont
naturels seulement. Parmi les nécessaires il y en a qui le sont pour le bonheur,
d’autres pour la tranquillité continue du corps, d’autres enfin pour la vie même.
Une théorie non erronée de ces désirs sait en effet rapporter toute préférence et
toute aversion à la santé du corps et à la tranquillité de l’âme, puisque c’est là la
perfection même de la vie heureuse. Car tous nos actes visent à écarter de nous
la souffrance et la peur. Lorsqu’une fois nous y sommes parvenus, la tempête de
l’âme s’apaise, l’être vivant n’ayant plus besoin de s’acheminer vers quelque
chose qui lui manque, ni de chercher autre chose pour parfaire le bien de l’âme et
celui du corps. C’est alors en effet que nous éprouvons le besoin du plaisir quand,
par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; mais quand nous ne
souffrons pas, nous n’éprouvons plus le besoin du plaisir.
Et c’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie
heureuse. C’est lui en effet que nous avons reconnu comme bien principal et
conforme à notre nature, c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut
choisir et ce qu’il faut éviter, et c’est à lui que nous avons finalement recours
lorsque nous nous servons de la sensation comme d’une règle pour apprécier tout
bien qui s’offre. Or, précisément parce que le plaisir est notre bien principal et
inné, nous ne recherchons pas tout plaisir ; il y a des cas où nous passons par-
dessus beaucoup de plaisirs s’il en résulte pour nous de l’ennui. Et nous jugeons
beaucoup de douleurs préférables aux plaisirs, lorsque des souffrances que nous
avons endurées pendant longtemps il résulte pour nous un plaisir plus élevé. Tout
plaisir est ainsi, de par sa nature propre, un bien, mais tout plaisir ne doit pas être
recherché ; pareillement, toute douleur est un mal, mais toute douleur ne doit pas
être évitée à tout prix. En tout cas, il convient de décider de tout cela en
comparant et en examinant attentivement ce qui est utile et ce qui est nuisible, car
nous en usons parfois avec le bien comme s’il était le mal, et avec le mal comme
s’il était le bien. »

La psychologie, elle aussi, s’est intéressée à la question des besoins et


des désirs. Pour le psychologue américain Abraham Maslow (1943), auquel
on se réfère le plus souvent lorsqu’on aborde ce thème, les besoins
fondamentaux sont organisés de manière hiérarchique. Au premier plan,
nous trouvons les « besoins physiologiques », à savoir ceux qui mettent
directement en jeu la survie de notre corps (faim, soif, respiration, sommeil,
élimination) ou de notre espèce (sexualité). Au deuxième plan apparaissent
les besoins de sécurité : ceux liés au sentiment de vivre dans un
environnement relativement stable et prévisible, exempt de menaces
physiques ou psychologiques importantes. En troisième lieu figurent les
besoins d’appartenance et d’amour : ceux liés à l’affection, l’amitié et
l’amour que nous recevons des autres. Viennent ensuite les besoins
d’estime, liés à la confiance en soi et à la considération que nous recevons
des autres. Et finalement, les besoins d’accomplissement de soi, les plus
difficiles à définir, relatifs au sentiment de s’épanouir en tant qu’individu et
d’exploiter pleinement son potentiel humain.
La satisfaction du besoin est une nécessité d’ordre physique,
psychologique ou social. Ne pas y répondre conduit à la mort de l’individu
ou de l’espèce, ou nuit plus ou moins sérieusement à sa santé physique ou
mentale. Une personne qui ne mange pas meurt de faim. Une personne dont
le besoin d’appartenance et d’amour n’est pas satisfait peut basculer dans la
dépression. Et bien que certains besoins n’engagent pas directement la vie
des individus, ils mettent cependant en jeu leur santé psychique ; par
exemple, les besoins d’accomplissement de soi. Néanmoins, à mesure que
l’on s’élève dans la pyramide des besoins, ceux-ci se font moins impérieux.
Il est en réalité fort probable que la hiérarchisation des besoins ne soit
pas aussi tranchée que le suggère Maslow. Dans la synthèse de ses
recherches publiée sous le titre de Vivre. La psychologie du bonheur, le
psychologue Mihály Csíkszentmihályi se penche sur les expériences
subjectives positives possibles dans un contexte hostile à la survie ou au
bonheur de l’individu. Il égraine les exemples de personnes ayant rencontré
l’adversité, à la suite d’une paralysie ou durant des traitements dégradants,
et ayant su en tirer profit pour redonner de nouveaux buts à leur vie
(Csíkszentmihályi, 1990 ; 2004). Par ailleurs, au regard des témoignages
récoltés par lui-même et ses collègues auprès de personnes ayant survécu à
des situations d’une extrême précarité et d’une extrême brutalité, il semble
que les individus ayant réussi à nourrir leurs besoins d’appartenance et
d’amour (niveau 3 de la pyramide de Maslow) et leurs besoins
d’accomplissement de soi (niveau 4) montrent une meilleure résistance et
une plus grande capacité d’adaptation à la négation par leurs bourreaux de
leurs besoins physiologiques (niveau 1) et de sécurité (niveau 2). Il est donc
délicat d’établir une hiérarchie claire entre les besoins : tous semblent
nécessaires à la vie ou à la santé et certains besoins situés dans les niveaux
supérieurs de la pyramide semblent pouvoir indirectement et partiellement
combler les carences dans les réponses à d’autres besoins, désignés pourtant
comme plus impérieux.
À l’inverse de la satisfaction des besoins, celle des désirs ne relèverait
pas d’une nécessité. Ne pas répondre au désir n’a, a priori, que peu
d’influence sur la vie ou la santé mentale et physique de l’individu. Ne pas
pouvoir s’acheter un canapé de designer peut être frustrant, mais n’a
généralement pas de conséquences à long terme sur notre santé mentale.
Cependant, la distinction entre besoins et désirs n’est pas toujours aisée. Si
je nais dans une famille qui valorise énormément le statut social, choisir
comme carrière la chirurgie et être prêt à travailler de longues heures pour
cela correspond-il à un désir ou à un besoin ? S’agit-il d’un simple désir de
statut ? ou d’un besoin d’appartenance et d’amour lié à un contexte familial
précis ? De la même manière, s’acheter de beaux meubles relève-t-il d’un
désir ou d’un besoin ? Peut-être s’agit-il d’un simple désir, dont la
satisfaction n’aura aucun effet durable sur mon bien-être physique ou
mental. Mais si j’appartiens à un groupe social qui valorise beaucoup le fait
de vivre dans un appartement bien meublé, ne s’agit-il pas en fait d’un
besoin d’estime et d’appartenance ? La réponse n’est pas simple et reste
éminemment personnelle, dépendante du contexte de vie de chacun.
Peut-on néanmoins trouver des moyens de distinguer plus clairement
besoins et désirs ? Comme nous avons tenté de le démontrer au chapitre 4,
la désirabilité du calme est fondée sur la désirabilité du bonheur. Comme
une grande partie des philosophes eudémonistes, identifiant le bonheur
comme but ultime de la vie humaine, nous considérons le calme comme une
composante essentielle de ce dernier. Le fait de résister à la recherche
perpétuelle d’intensité et de cultiver le calme intérieur favorise notre
bonheur à moyen et long termes. Aussi les deux questions suivantes
peuvent-elles peut-être nous aider à faire le tri, au quotidien, entre les
besoins réels et les simples désirs :
1) Cette chose que je souhaite obtenir m’apportera-t-elle un bien-être
physique ou psychologique suffisamment important et durable pour que
soient justifiés le temps et l’énergie que je consacrerai à l’obtenir ?
2) Répondre régulièrement à ce genre d’envie est-il compatible avec ma
conception de la meilleure vie possible ?
Certes, une vie entièrement construite autour des seuls besoins
s’avérerait rapidement très austère. Nous avons sans doute besoin de
satisfaire parfois de simples désirs pour rendre l’existence amusante,
stimulante et intéressante. Paradoxalement, nos besoins ne se résument
donc peut-être pas à la seule satisfaction des besoins ! L’attention accordée
au superflu et à la futilité contribue très certainement au plaisir de vivre, en
permettant l’expérience de l’étonnement ou de l’émerveillement, ainsi
qu’en nous incitant à la recherche de la nouveauté et à la créativité. Le bon
équilibre consiste donc non seulement à répondre à nos besoins de base,
afin de rester en vie et en bonne santé, mais encore à favoriser notre
épanouissement en répondant à certains désirs, qui, sans être
indispensables, ne sont pas pour autant superflus.
Néanmoins, si nous vivons effectivement à une époque où il y a « trop
de tout » – trop de possibilités, trop de choix possibles, trop de biens de
consommation, trop de modes de vie dont s’inspirer et ainsi de suite –, des
choix doivent être faits. Sans cela, nous risquons la saturation, l’épuisement
ou l’éparpillement. Comme les choix impliquent de renoncer à certaines
choses, nous vivons peut-être une époque particulièrement stressante de ce
point de vue, dans laquelle le renoncement – à certains bien matériels, à
certains choix de vie, à certaines occupations et à certains loisirs – est une
condition nécessaire à notre tranquillité d’esprit et à notre bien-être
émotionnel.

Favoriser les plaisirs simples

Pour Épicure, comme pour d’autres philosophes, le type de plaisirs vers


lequel nous nous orientons dans notre temps libre joue un rôle important
pour créer ou maintenir un état de calme. Épicure recommande de favoriser
les choses simples, en termes de logement, de vêtements, de repas, etc., car
celles-là peuvent souvent procurer tout autant de plaisir que celles qui sont
raffinées, alors qu’elles demandent beaucoup moins de peine à être
obtenues, maintenues ou reproduites (circa IVe siècle av. J.-C. ; Brun, 1961 ;
1997, p. 132) :

« Tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, mais tout ce qui est vain
est difficile à avoir. Les mets simples nous procurent autant de plaisir
qu’une table somptueuse, si toute souffrance causée par le besoin est
supprimée. Le pain d’orge et l’eau nous causent un plaisir extrême, si le
besoin de les prendre se fait vivement sentir. »
Le philosophe américain Henry David Thoreau (1854 ; 2000) lui aussi
nous exhorte à tout simplifier : de nos vêtements à notre alimentation, en
passant par la manière que nous avons d’occuper nos loisirs. Selon lui, les
loisirs contemporains sont de simples « distractions », auxquelles il faut
préférer l’otium au sens antique du terme, soit un art de la contemplation et
de la méditation dans le temps libre. Modérer ses besoins et vivre dans la
simplicité permet de réduire sa dépendance au travail et de profiter de
toutes les autres choses de la vie (Pavie, 2013). Un autre philosophe célèbre
opte pour l’isolement afin d’éliminer les artifices et se concentrer sur
l’essentiel : en 1913, Wittgenstein, alors étudiant à Cambridge et admiré des
professeurs les plus renommés, renonce au foisonnement intellectuel de
l’université pour se retirer près d’un fjord norvégien. Il y bâtit une maison,
adopte un mode de vie très simple et s’adonne à l’écriture de ce qui sera
publié sous le titre Tractatus logico-philosophicus en 1922, l’une de ses
œuvres majeures (Younes, 2016).
Les plaisirs raffinés vont, en effet, de pair avec toutes sortes de
servitudes et de complications. Ces plaisirs-là sont notamment plus
difficiles à acquérir et demandent des ressources financières plus
importantes. Ils nous rendent dépendants de sources de revenu plus élevé –
il est plus coûteux de s’offrir quelques jours de vacances aux Maldives que
de passer quelques jours dans une campagne voisine – et donc du travail
rémunéré et de ses sacrifices en termes de temps et d’énergie. Le
philosophe Marcel Conche (2014), déjà cité, abonde dans ce sens, en s’en
prenant plus particulièrement aux plaisirs liés au progrès technologique.
Pour lui, la plupart des gens dans les pays économiquement développés ont
ce qu’il faut pour vivre heureux s’ils savent renoncer au superflu. Il place
en première ligne des objets superflus certaines innovations technologiques,
qui n’apportent en réalité pas grand-chose. Il nous invite à distinguer très
concrètement les objets du progrès nécessaires aujourd’hui de ceux qui le
sont moins à ses yeux.
On peut être plus ou moins d’accord avec les exemples d’objets
superflus donnés par Marcel Conche, qui cite le four à micro-ondes, le lave-
vaisselle, l’appareil photo numérique, le smartphone ou la télévision. Il a le
mérite néanmoins de rendre plus concrète, au lecteur d’aujourd’hui,
l’injonction épicurienne à se libérer du superflu et à favoriser la simplicité.
D’ailleurs, cette injonction est plus largement eudémoniste, et non pas
propre à Épicure : à partir du moment où le bonheur est notre but ultime, il
nous faut identifier et éliminer ce qui peut nous distraire et nous en écarter.
La première tâche importante réside dans le choix délibéré et conscient des
choses que nous jugeons personnellement nécessaires et des choses dont
nous pouvons nous passer. À chacun d’établir ses priorités, en fonction de
son tempérament, de ses goûts, de ses choix de vie, et en tenant compte de
sa représentation de la meilleure vie possible. Nul besoin donc de se
convertir en disciple d’Épicure pour s’inspirer de la démarche de Marcel
Conche. Nos valeurs et nos arguments peuvent être distincts des leurs, mais
le constat de la nécessité d’une autorégulation des désirs en vue d’une vie
plus calme et plus heureuse conserve la même force.
Pour choisir quels désirs suivre et lesquels écarter, il s’agit de rester
conscient des sacrifices exigés pour accéder à certains plaisirs, ainsi que des
ressources, notamment financières, qu’ils demandent. Valent-ils tous
réellement la peine qu’on se donne à les obtenir ? Ne renonçons-nous pas
parfois à des choses qui nous rendraient plus heureux pour poursuivre des
lubies n’ayant un intérêt qu’à court terme ? Le plaisir que j’aurais à dire que
je suis avocate et à jouir d’un certain statut social justifie-t-il tant d’années
d’études dans un domaine qui ne m’intéresse pas en lui-même ? Cette villa
en banlieue m’apporterait-elle vraiment un plaisir durable, justifiant toutes
ces années passées au bureau à rembourser mon prêt hypothécaire, au
détriment de ma vie familiale, de mes relations sociales et de mon temps
libre ?
Apprivoiser le temps libre et la peur de l’ennui

Dans notre chapitre 2 sur les causes de l’agitation, nous avons présenté
la thèse de Tristan Garcia (2016) selon laquelle l’individu contemporain, en
se laïcisant, s’est peu à peu créé une pression à « réussir sa vie ». Sans le
prolongement de l’existence dans l’au-delà promise par les religions
monothéistes, s’instille selon le philosophe une nervosité et un souci de
profiter au maximum des quelques décennies qui nous sont accordées sur
terre. Or cette pression peut s’avérer contre-productive. S’angoisser pour
trouver les moyens d’être le plus heureux possible peut mener au résultat
inverse, c’est-à-dire à des états d’insatisfaction et de mal-être incompatibles
avec les sentiments de bonheur et d’accomplissement de soi.
Comme nous l’avons déjà souligné en parlant du philosophe et
sociologue allemand Hartmut Rosa (2011 ; 2013), l’un des paradoxes du
monde contemporain réside dans le fait que malgré la baisse moyenne du
temps de travail au cours du siècle dernier, et le temps que le progrès
technique a permis d’économiser dans la vie quotidienne (par exemple,
grâce à l’aspirateur, au lave-vaisselle ou au lave-linge), le rythme de vie
s’est accru. Le temps libre a progressé pour la plupart des individus mais,
parallèlement, notre rythme de vie a augmenté. Une explication à cette
apparente contradiction serait que nous cherchons à placer le plus grand
nombre d’activités possible dans nos heures de loisirs. Le problème est le
suivant : plus nous faisons de choses dans un temps limité, moins nous
avons le temps de les apprécier et d’en être pleinement conscients. Et plus
le temps nous semble fuir entre les doigts. Comme l’écrit le philosophe
Gaston Bachelard (1950 ; 2001, p. 37) :

« Plus un temps est meublé, plus il paraît court. On devrait donner à


cette observation banale une place primordiale dans la philosophie
temporelle. Elle serait à la base d’un concept essentiel. On verra alors
l’avantage qu’il y a à parler de richesse et de densité plutôt que de
durée. C’est avec ce concept de densité qu’on peut apprécier justement
ces heures régulières et paisibles, aux efforts bien rythmés. »

Ainsi, il s’agirait, pour rendre le temps vécu réellement riche et dense et


le vivre de manière « paisible », de ne pas le remplir à tout prix d’activités.
Nous l’avions évoqué dans un précédent ouvrage : se livrer à moins
d’activités, mais de manière plus consciente, favorise en effet l’expérience
du calme (Cousin, Page, 2016). C’est à cette condition que nous pouvons
réellement apprécier ce que nous faisons.
Cesser de meubler son temps libre en y mettant le plus grand nombre
possible d’activités nouvelles et originales, c’est peut-être aussi cesser
d’avoir peur du temps libre et de certaines routines, et cultiver certaines
habitudes qui rythment notre quotidien. Pascal Bruckner écrit ainsi (2000,
p. 94) :

« Obsédé d’originalité, l’Occident cultive une vision trop négative du


répétitif […]. En définitive, ce n’est pas la régularité qui tue la vie, mais
notre incapacité à la magnifier […]. Deux manières d’appréhender la
durée : ou la tuer en abrégeant ce qui se répète, ou s’en faire une alliée
en l’élevant au niveau d’une liturgie. »

Ce qui est exprimé ici, c’est la possibilité de changer notre rapport au


temps long et à la répétition : de cesser de les redouter et de les éviter, pour
les laisser révéler tout leur potentiel de beauté et de plaisir. Mais un tel
rapport au temps implique de développer un rythme ni trop lent ni trop
rapide, qui nous permette de profiter paisiblement des activités auxquelles
nous nous livrons. Comment trouver ce rythme ?

Trouver le bon rythme et le bon niveau de stimulation


Dans L’Homme qui marche (2015), l’auteur de mangas japonais Jiro
Tanigushi suit les pérégrinations sereines d’un homme qui se livre
pleinement à la contemplation d’une ville. D’une page à l’autre, le héros se
promène calmement, en prenant le temps de faire des choses très simples.
On retire de l’ouvrage un sentiment intrigant de paix profonde,
probablement lié à ce rythme paisible, constant et presque hypnotique que
l’auteur nous fait prendre avec lui.
Le rythme de vie entretient un lien étroit avec l’expérience du calme. Ce
dernier s’accommode mieux d’actions plutôt lentes ou d’immobilité
physique. Certes, de grandes différences interindividuelles existent, et
certaines personnes peuvent ressentir un état de calme alors qu’elles
s’activent ou mènent des actions relativement rapides. Mais le plus souvent,
un rythme de vie plus lent conduit à des états de calme plus profonds.
Bien sûr, il existe aussi le risque inverse : celui d’aller trop lentement,
d’être sous-stimulés par notre environnement. La pandémie de Covid-19 l’a
bien montré. Quand nous sommes forcés à l’inactivité par le chômage, la
maladie ou des restrictions sanitaires, le temps peut être vécu comme
terriblement lent et la vie comme languissante. Il ne s’agit alors plus du
« calme » au sens où nous l’entendons dans ce livre, mais d’ennui. Ce
sentiment désagréable peut émerger en chacun de nous toutes les fois que
les sollicitations extérieures se font trop pauvres ou que notre esprit n’est
pas assez stimulé. Pour marquer cette distinction importante entre le calme
désirable et le degré adéquat de stimulation, nous avons proposé deux
dimensions correspondantes de l’expérience vécue (voir chapitre 1) : la
dimension du calme et la dimension de l’aisance. Il ne semble pas exister
une limite au-delà de laquelle trop de calme compromette le plaisir de vivre,
le bien-être ou le bonheur, alors que se trouver trop fréquemment confronté
à la facilité pourrait bien réduire notre satisfaction face à notre vie : une vie
marquée par la sous-stimulation tend, en effet, à être moins satisfaisante.
À partir de quand un rythme de vie devient-il trop lent ? Le sentiment
d’ennui n’est pas un bon indicateur, puisqu’il émerge parfois simplement
par contraste, au milieu d’une vie épuisante (voir chapitre 2). Cette émotion
est fréquente lorsque, après des périodes très chargées, nous nous
retrouvons tout à coup sans rien à faire. Il s’agit alors du contrecoup de la
surstimulation. Par ailleurs, le temps libre doit parfois s’apprivoiser. Pour
un philosophe tel que Bertrand Russell, nous l’avons vu, il existe deux
types d’ennui. Lorsque l’ennui naît de la surstimulation – excès de
sollicitations en tout genre, vie trop agitée –, il est intéressant de le vivre ;
derrière lui se trouve l’expérience d’un calme salvateur. Ce n’est que
lorsqu’il naît d’une sous-stimulation chronique qu’il se révèle stérile.
Comme nous l’avons vu, Montaigne exprimait déjà la nécessité de
trouver un équilibre entre le temps que nous consacrons à l’action et celui
que nous consacrons au repos (1580 ; 2002, p. 187) :

« Il faut réserver d’embesognement et d’occupation autant seulement


qu’il en est besoin pour nous tenir en haleine, et pour nous garantir des
incommodités que tire après soi l’autre extrémité, d’une lâche oisiveté
et assoupie. »

Montaigne livre ici la façon dont il faut procéder pour trouver le bon
degré de stimulation : l’équilibre résiderait dans la recherche d’activités
seulement tant que nous ressentons le besoin d’être activés, sollicités ou mis
au défi et que nous souhaitons éviter les effets négatifs de la sous-
stimulation.
Pour Bachelard, cet équilibre consiste en une alternance de temps pleins
et vides, susceptible de former un « rythme ». Ce rythme serait d’autant
plus bénéfique qu’il est proche des rythmes naturels. Ainsi note-t-il dans
l’avant-propos à La Dialectique de la durée (1950 ; 2001, p. 10) :
« Il faut guérir l’âme souffrante – en particulier l’âme qui souffre du
temps, du spleen – par une vie rythmique, par une pensée rythmique,
par une attention et un repos rythmiques […]. Parfois, dans des heures
heureuses et trop rares, nous avons retrouvé des rythmes plus naturels,
plus simples, plus tranquilles. »

Quant à Sénèque, il ne préconise pas tant d’alterner entre activité et


repos que de maintenir un équilibre constant entre tension et relâchement. Il
ne s’agit ni de passer son temps à ne rien faire ni de demeurer dans
l’urgence, mais de trouver une attitude intermédiaire entre l’agitation et
l’apathie (circa 64 apr. J.-C. ; 1992, p. 36) :

« Tu trouveras deux sortes d’hommes, ceux qui se privent toujours de


repos comme ceux qui se reposent toujours. Car lorsqu’on se réjouit
dans l’alarme, ce n’est pas de l’activité mais le va-et-vient d’une
intelligence traquée, et ce n’est pas du repos quand on juge que tout
mouvement est un poids, mais du relâchement et de la langueur. […] On
doit entremêler ces deux états : quand on se repose, on doit agir et
quand on agit, on doit se reposer. »

Le propos paradoxal de Sénèque pourrait être interprété comme une


invitation à rester serein dans l’action et éveillé dans le repos. Cette vision
semble reprise par Gaston Bachelard bien des siècles plus tard, lorsqu’il
parle de « vie à la fois paisible et active » (1950 ; 2001). L’équilibre à
trouver n’est ni dans le relâchement ni dans le sentiment d’urgence, mais
quelque part entre ces deux extrêmes, dans un état d’activation paisible,
sans nervosité. Ce point est très intéressant à relever à notre époque où
beaucoup semblent alterner entre des périodes frénétiques – travail
stressant, course permanente après le temps – et des états de complet
relâchement ou de léthargie – week-ends entiers passés devant la télévision,
journées passées à dormir.
La recherche en psychologie confirme qu’un équilibre doit en effet être
instauré en termes de rythme de vie, et plus particulièrement entre le temps
de travail et le temps de loisirs. Elle semble étayer également la thèse d’un
moyen terme à trouver entre la sous-stimulation, définie comme une
absence perçue de défis, et la surstimulation, définie comme la présence de
défis trop importants. Lorsque nous sommes sous-stimulés, la recherche
confirme que nous glissons vers une forme d’apathie et d’ennui (Passik et
al., 2003) ; surstimulés, nous tombons à l’inverse dans une forme de
nervosité et d’agitation physique ou mentale qui, lorsqu’elle évolue en
stress chronique, s’avère toxique pour notre cerveau (Sapolsky, 2015) 1.
Quand, au contraire, nous recevons le juste degré de stimulation de notre
environnement, nous nous sentons calmes mais éveillés, actifs sans être
nerveux, et généralement sereins.
La recherche a également montré que l’expérience du bon niveau de
stimulation (ni trop ni trop peu) est éminemment subjective (Sapolsky,
2015). Les mêmes événements et les mêmes situations seront perçus
différemment par chaque individu. Néanmoins, il semble exister pour
chacun d’entre nous un niveau optimal de stimulation. Comment déterminer
ce niveau ? Pour Robert Sapolsky, neuroscientifique à l’Université de
Stanford, il est tout d’abord important de pouvoir se sentir en sécurité dans
la situation. Le petit défi auquel nous sommes soumis ne doit pas être
accompagné d’un sentiment de danger – comme en période de pandémie. Et
ensuite il doit être transitoire et permettre d’alterner avec des moments de
pause et de détente. Plusieurs mots permettent selon ce chercheur de savoir
si le niveau de stimulation que nous ressentons est adéquat : lorsque c’est le
cas, nous ne nous sentons pas « stressés », mais « éveillés », « engagés » ou
« stimulés ».
Mobiliser d’autres dimensions de l’expérience vécue

Notre société semble valoriser avant tout l’intensité, au détriment


parfois des autres dimensions de l’expérience, comme l’aisance et le sens.
Or ces autres dimensions sont plus à même de favoriser des états de calme
que la dimension de l’intensité (voir chapitre 1). Pour lutter contre la
recherche permanente d’intensité et trouver davantage de calme intérieur, il
est donc nécessaire de réduire l’importance que l’on donne à l’intensité et
de prêter attention aux autres dimensions de notre vécu.
Tout d’abord, nous pouvons veiller à ce que l’intensité ne présente pas
de valeurs trop fortes, positives ou négatives, au risque d’éclipser le calme.
Nous l’avons amplement démontré dans cet ouvrage, il est difficile de
maintenir des états de calme si nous vivons en permanence dans l’intensité
et si nous la recherchons sans cesse. Parallèlement, le sentiment de calme
peut se transformer en ennui stérile lorsque l’intensité de nos expériences
devient durablement trop faible et semble trop fréquemment terne. Pour
favoriser le calme, l’intensité du vécu se doit donc d’être modérée, avec des
incursions possibles du côté de la forte ou de la faible intensité, mais avec
un retour fréquent vers le centre de la dimension.
Il en va un peu différemment avec la dimension du plaisir, dont les
effets sur le calme sont particulièrement intéressants. L’expérience
fréquente de plaisirs petits ou modérés ne nuit pas aux états de calme. Au
contraire, même, elle les renforce : plus nous vivons de petites choses
agréables durant la journée, et plus nous sommes susceptibles de nous sentir
sereins, en paix avec nous-mêmes. Pour accroître nos sentiments de calme,
nous pouvons ainsi régulièrement porter attention aux petits plaisirs. Nul
besoin de viser un état de béatitude constant : l’absence occasionnelle de
plaisir et l’expérience ponctuelle du terne ne mettent pas en mouvement des
dynamiques psychiques pouvant déstabiliser un vécu de calme. En
revanche, les plaisirs artificiellement intenses – drogues, nouveautés
constantes, aventures amoureuses à la chaîne, etc. – indiquent généralement
une recherche effrénée d’intensité et sont bien souvent incompatibles avec
les états de calme. En outre, les déplaisirs trop fréquents – douleurs
physiques chroniques, conditions de vie particulièrement rudes, etc. –
tendent à créer des états de nervosité et d’agitation intérieure. L’équilibre
est donc subtil. Premièrement, si nous le pouvons, il s’agit de veiller à ce
que notre vécu oscille du côté des valeurs positives de la dimension du
plaisir, mais sans nous y accrocher désespérément, au risque de déstabiliser
les autres dimensions et de chuter rapidement dans le déplaisir.
Deuxièmement, les valeurs négatives de la dimension du plaisir doivent être
évitées, autant que faire se peut, à moins que nous ne sacrifiions
volontairement notre plaisir au profit d’une autre dimension, plus apte à
promouvoir le calme et le bonheur à long terme.
Par exemple, la dimension de l’aisance – soit du confort et de la
facilité – peut être mobilisée pour créer et maintenir des états de quiétude.
L’aisance semble étroitement liée au calme en ce sens que les valeurs
positives ou négatives de ces deux dimensions se renforcent mutuellement :
le confort appelle généralement le calme et, inversement, l’inconfort appelle
l’agitation. S’emmitoufler douillettement dans une couverture sur le canapé
pour lire un bon livre peut créer un état de calme profond. Cependant, la
quête perpétuelle du confort et de la facilité peut s’avérer contre-productive.
À long terme, la vie demeure intéressante pour autant que les choses ne
nous paraissent ni trop difficiles ni trop aisées. L’aisance peut être mobilisée
régulièrement pour nourrir des états de calme, mais il existe un risque à trop
la rechercher : celui de transformer le calme en un sentiment d’apathie ou
d’ennui.
La dimension du sens perçu est aussi particulièrement intéressante selon
nous pour lutter contre la survalorisation de l’intensité et créer des états de
calme. En effet, le calme et le sens perçu forment un binôme vertueux ;
aucun des deux ne risque de déstabiliser l’équilibre de l’expérience vécue
en agissant trop fortement sur l’intensité. Ensemble, ils semblent
particulièrement aptes à promouvoir le bonheur. Le calme et le sentiment de
sens entretiennent un lien très simple : plus ce que nous faisons est porteur
de sens pour nous, et plus nous sommes susceptibles de nous sentir en paix
avec nous-mêmes, et donc de ressentir des états de calme intérieur (voir
chapitre 5).
Une piste pour résumer ces différentes observations se trouve peut-être
dans le courant du « conséquentialisme négatif » : alors que le
conséquentialisme avance que seuls les résultats d’une action comptent
pour évaluer la valeur morale de cette action, le conséquentialisme négatif
accorde un plus grand poids à la diminution des maux qu’à la maximisation
des biens dans l’évaluation des conséquences de l’action (Smart, 1958). Si
nous transposons ce principe négatif aux différentes dimensions de
l’expérience vécue, il semble que la meilleure chose à faire pour parvenir à
une vie satisfaisante consiste en priorité à réduire les valeurs indésirables
des dimensions essentielles au bonheur. Autrement dit, pour vivre plus
heureux sans nous imposer une pression excessive et contre-productive,
peut-être faut-il chercher avant tout à éprouver moins de déplaisir, à
ressentir moins d’agitation et à avoir un moindre sentiment d’absurde.

Renoncer à la recherche de perfection

Trouver le calme, c’est aussi renoncer à la course perpétuelle au plus


grand bonheur. Il existera sans doute toujours un métier plus intéressant ; un
ou une partenaire de vie davantage compatible avec nous ; des amis
potentiellement plus drôles ; des villes plus excitantes où nous pourrions
vivre. Mais à trop s’inquiéter de ce qui pourrait être mieux, nous risquons
de ne pas remarquer les choses agréables qui sont déjà présentes, ou de ne
pas faire les efforts nécessaires pour développer le potentiel des situations
de vie et des relations que nous avons. À passer trop de temps à regarder le
menu de la vie ou à changer sans cesse de plat, on court le risque de ne rien
savourer.
Il existe un autre paradoxe auquel être attentif. Certains ne lèvent le
pied que dans le but d’accroître leur endurance dans ce que nous pourrions
qualifier de « course expérientielle généralisée », à savoir une recherche
permanente du meilleur type de vie et d’expériences possible. Un certain
nombre de phénomènes de mode s’inscrivent pleinement dans ce cadre, des
séances de méditation en entreprise aux retraites paradisiaques mélangeant
savamment bien-être et luxe. Ces modes sont d’ailleurs repérables par le
lexique marketing et l’imagerie publicitaire utilisés pour les promouvoir,
exactement comme on loue une voiture offrant des sensations uniques à son
heureux propriétaire.
Certes, il serait absurde de rejeter la recherche de calme pour la seule
raison qu’elle peut être l’instrument d’un culte de la performance, au
travail, au lit, au fitness, au pub ou au spa. Mais il existe à notre sens un
véritable danger à penser le calme uniquement de manière utilitaire et de le
voir mué en produit commercial ou en technique de coaching. Ce
phénomène s’est observé par exemple avec la méditation de pleine
conscience qui, développée au départ pour aider à gérer le stress et les
émotions douloureuses, se voit aujourd’hui parfois utilisée en entreprise
pour augmenter la concentration et la rentabilité des employés. Il est donc
important de rester attentif à ce que la poursuite du calme demeure un choix
personnel, en dehors de considérations de rentabilité ou de productivité, qui
ne visent la détente que dans le but d’augmenter notre efficacité générale.
Nous l’avons dit maintes fois, notre époque valorise l’intensité plus que
toute autre chose (Garcia, 2016). Peu importe ce sur quoi porte cette
intensité, l’expérience vécue se doit d’être forte, extrême, dantesque,
paroxysmique ! Il existe donc un risque que le calme, s’il est reconnu à sa
juste valeur, subisse aussi ce glissement, et que l’on en vienne à le désirer
intensément. Autrement dit, que l’on se mette à le rechercher de manière
frénétique, à le vouloir parfait et absolu. Or il est difficile de se sentir
parfaitement relaxé ou absolument serein. Il importe d’être attentif à ne pas
déplacer notre désir d’intensité sur le calme. Ce ne serait alors qu’une autre
manière de rechercher l’intensité à tout prix, avec toutes les conséquences
négatives que nous avons vues préalablement : stress, frustration,
intolérance aux expériences moins intenses et disqualification de grands
pans de l’expérience humaine.
Renoncer à la perfection demande également que l’on s’interroge sur
notre rapport au bonheur, que nous avons identifié comme la valeur finale.
En effet, il existe un risque à vouloir toujours profiter au maximum de
chaque journée : celui que l’eudémonisme devienne une nouvelle pression,
une nouvelle norme, une nouvelle source de stress. Ce qui peut résulter en
une sorte de « tyrannie du carpe diem ». La pression ressentie pour accéder
au bonheur et à l’épanouissement personnel peut être source d’agitation
intérieure et s’opposer à l’expérience du calme. C’est ce que Pascal
Bruckner (2000) décrit comme le « devoir de bonheur ». À plusieurs
reprises, nous avons désigné la réalisation effective du bonheur soit comme
« la meilleure vie possible », soit comme « la vie satisfaisante ». La
différence fondamentale entre ces deux descriptions réside dans l’attitude
que nous entretenons envers le perfectionnisme. Faut-il viser la plus haute
marche imaginable ou se fixer un objectif plus modeste, mais aussi plus à
même de garantir la paix intérieure ? Il existe une contradiction rédhibitoire
à vouloir un bonheur parfait : avec un but si exigeant et si difficile à
atteindre, l’insatisfaction est quasiment garantie. Une approche non
perfectionniste du bonheur est sans doute plus apte à permettre et à
maintenir le calme en nous.
À trop vouloir rechercher le calme et à considérer l’agitation
environnementale comme inacceptable, nous nous exposons à connaître
beaucoup de frustrations, parce que l’expérience du calme ne sera pas
toujours possible. Nos environnements sonores ne seront pas toujours
parfaits : il y a aura souvent des bruits de chantiers, nos voisins feront
parfois des fêtes jusqu’au milieu de la nuit et la pollution sonore automobile
ne sera pas réglée du jour au lendemain. De même, il ne sera pas toujours
possible d’échapper aux rythmes de vie frénétiques de la société
contemporaine, en particulier dans le monde du travail. Aussi, et de manière
très paradoxale, pour faire l’expérience du calme le plus souvent possible
au cours de notre vie, s’agit-il d’accepter qu’il soit parfois impossible ! En
nous évitant maintes frustrations et déconvenues, nous sommes convaincus
que l’acceptation de cet état de fait peut nous permettre de profiter au mieux
du calme toutes les fois où il est accessible.
Enfin, il est sans doute important de garder en soi la tendance – en
partie saine ! – à vouloir vivre parfois des moments d’exception, qui n’aient
rien de paisible. Il ne s’agit pas de considérer les désirs plus vifs comme les
marques d’un développement spirituel ou émotionnel moindre. Les
sensations intenses ont aussi leur place dans une existence pleine et
agréable. Simplement, à l’inverse de ce que nous identifions comme
l’idéologie contemporaine de l’intensité permanente, nous défendons l’idée
qu’une telle vie se doit d’être parfois intense et parfois non, le plaisir étant
harmonieusement distribué entre ces deux temps. La satisfaction dans le
plaisir ne nous semble possible que dans l’alternance entre forte et faible
intensité, tout déséquilibre au profit du premier terme ou du second
entraînant respectivement l’épuisement ou l’ennui. Autrement dit, il s’agit
d’être conscient que la quête continuelle d’intensité génère une agitation
trop importante et d’avoir à notre disposition quelques outils, même
modestes, pour réintroduire davantage de calme dans notre quotidien – et
pouvoir le savourer.
CONCLUSION

Trouver un équilibre

À égale distance de la fadeur et de la saturation

Bien qu’il soit bénéfique, le calme environnemental ne permet pas à lui


seul d’atteindre des états de calme intérieur. Pour le cultiver, il faut aussi
agir à la source du problème, à savoir sur notre recherche perpétuelle
d’intensité. Une première manière de le faire est d’apprendre à distinguer ce
qui relève réellement de nos besoins et ce qui relève plutôt de simples
désirs, auxquels s’accrochent toute une série de servitudes et de
conséquences incompatibles avec le calme. Comme plusieurs philosophes
nous y invitent, une solution pour parvenir à nous libérer du superflu et à
mener une vie qui nous satisfasse réellement consiste à favoriser les plaisirs
simples. Les plaisirs raffinés demandent du temps, de l’énergie et causent
souvent du souci et des peines. Une autre voie, complémentaire et elle aussi
discutée par les penseurs que nous avons mobilisés tout au long de ce livre,
consiste à trouver un rythme qui nous convienne. Un rythme de vie
suffisamment vif pour nous tenir éveillés, mais suffisamment paisible pour
ne pas nous épuiser et nous permettre de prendre conscience de ce que nous
vivons, de lui donner sens et de l’apprécier.
La recherche du calme intérieur exige, en outre, une réflexion sur le rôle
occupé par le travail rémunéré dans nos vies. Comme nous l’avons vu, se
cachent derrière lui notre rapport à l’argent, à l’activité et aux loisirs. Le
temps libre s’apprivoise. Il peut être étrangement effrayant, dans un premier
temps, de ne rien prévoir pour le week-end ou de renoncer à organiser un
voyage durant ses vacances. Ce temps libre peut paraître inquiétant,
culpabilisant ou ennuyeux. Il nous met face à nos intérêts véritables et aux
limites de notre conception du bonheur – ce qui est une expérience
particulièrement confrontante et déstabilisante. Or nous pensons que les
temps de prime abord « morts » ou « vides » peuvent se révéler
extrêmement riches sur la durée, car ils nous rendent disponibles à la
contemplation, à la rêverie et aux petits plaisirs du quotidien. Ils sont la
condition d’une plus grande sérénité.
Si les solutions pour lutter contre l’agitation environnante sont
relativement simples – comme se protéger du bruit et de l’agitation
ambiante ou passer du temps dans la nature –, celles qui visent à lutter
contre notre propre agitation s’avèrent plus difficiles à mettre en
application. Peut-être parce que nous doutons, au fond, de leur caractère
essentiel à la qualité de l’expérience vécue et, in fine, à la qualité de notre
vie dans sa totalité. Et peut-être aussi parce que nous espérons trouver des
solutions plus rapides, demandant moins d’efforts. En se penchant sur les
arguments des philosophes qui se sont intéressés à ce que nous nommons
l’« agitation », ainsi que sur les données expérimentales de la recherche en
psychologie, il apparaît néanmoins que l’agitation contemporaine est un
problème sérieux, qui demande de faire certains choix courageux. L’analyse
conceptuelle des dimensions de l’expérience vécue, de leurs interactions et
de leur contribution à une vie valant la peine d’être vécue conduit
également à envisager certains choix difficiles. Renoncer à poursuivre
l’intensité, valorisée dans quasiment toutes les sphères de notre vie sociale
et commercialisée sous toutes les formes envisageables, demande une
introspection approfondie pour identifier une valeur finale, sinon plusieurs,
tout comme nos moyens d’action et nos priorités de vie.
La plupart des solutions que nous avons passées en revue dans notre
dernier chapitre peuvent sembler se réduire à « moins de » : passer moins
d’heures au travail en acceptant, si cela est possible, de gagner moins
d’argent ; favoriser les plaisirs moins compliqués, et donc moins chers ;
prévoir moins d’activités durant ses loisirs ; partir moins loin en week-end
et en vacances ; faire les choses moins vite ; se contenter par moments de
moins de stimulations ; avoir moins peur de l’ennui ; apprendre à apprécier
les choses moins intenses ; se mettre moins de pression à être heureux… De
fait, dans notre société agitée, les solutions semblent passer souvent par ce
« moins ». En vérité, il s’agit plutôt d’un équilibre à trouver, et à négocier
chaque jour, entre besoin de stimulation et besoin de repos, besoin de
vitesse et besoin de lenteur, besoin de bruit et besoin de silence, besoin
d’intensité et besoin de douceur.
Il n’est pas question de rechercher, dans l’autre extrême, une vie pauvre
en stimulations, lente et fade. Nous avons parfois besoin de rapidité ; nous
sommes parfois réveillés par la nouveauté ; nous avons parfois envie
d’émotions fortes, de foules, de cris, de mouvements – la crise sanitaire l’a
bien révélé ! Cela fait aussi partie de la vie et doit être accueilli comme une
chance de sonder le monde et notre vie dans tous leurs aspects. Mais il faut
être attentif à préserver des moments de pause ou de faible stimulation, et
embrasser parfois la simplicité, les moments de paisible solitude et le luxe
du silence ou de la lenteur. En luttant de manière générale contre la
recherche permanente d’intensité – en distinguant notamment les besoins
des plaisirs et en renonçant à la quête de la perfection –, nous aurons alors
toutes les chances de connaître un sentiment de calme intérieur qui permette
l’expérience d’un bonheur plus profond.

Et sur le plan collectif ?


Nous nous sommes penchés dans cet ouvrage sur les effets du calme et
de l’agitation au niveau individuel. Cela ne signifie pas qu’ils soient sans
importance sur le plan collectif. Au contraire. Au niveau de la société,
l’agitation collective devient problématique lorsque la prévalence de la
pensée lapidaire et sommaire mène à des décisions collectives
dommageables (Maffei, 2014). L’agitation peut avoir des effets très
concrets, par exemple sur la qualité de la presse. Lorsque les journaux et les
télévisions amplifient des peurs sans vérification systématique des faits et
quand le traitement sensationnaliste des sujets a la priorité sur l’analyse et
la prise de distance nécessaires au journalisme de qualité, les effets sur le
long terme peuvent être très néfastes, y compris sur la démocratie. Un autre
exemple se trouve dans la stimulation artificielle de la croissance, sans réel
débat public sur l’utilité, pour la société dans son ensemble, de cet
accroissement de biens et de services. On en arrive au paradoxe où, bien
que le PIB d’un pays augmente, la qualité de vie de ses habitants diminue.
Cette dernière dépend en effet de bien d’autres facteurs, comme la cohésion
sociale, l’équilibre entre temps libre et temps de travail, la santé physique et
la santé mentale, le niveau d’éducation, de faibles inégalités, etc.
Sur le plan écologique également, l’agitation de la société dans son
ensemble joue un rôle dramatique. La mobilité étant une valeur
actuellement promue dans le travail et les loisirs, les déplacements
continuels de portions importantes de la population peuvent être
diagnostiqués comme un symptôme supplémentaire d’agitation collective.
En temps normal, quand la situation sanitaire ne les en empêche pas, des
masses de touristes partent à l’autre bout de la planète, parfois pour n’y
passer que quelques jours ou visiter en trombe plusieurs pays d’affilée. Cet
accroissement des déplacements est très dommageable pour la planète et ne
se justifie pas toujours du point de vue de l’utilité ou du plaisir ressenti.
Notre goût pour l’intensité du vécu semble parfois nous aveugler et nous
rendre inaptes à répondre adéquatement aux défis globaux liés au pillage
écologique. Avec l’intensification pour seul but, aucune limite de principe
ne semble être suffisamment légitime pour que nous levions le pied. Même
le risque d’une augmentation dangereuse de la température terrestre ne
paraît pas suffisant pour justifier l’abandon de quelques trajets en avion.
Les causes du phénomène de l’agitation, évoquées par différents
penseurs, philosophes et psychologues, sont liées entre elles. Et certains
cercles vicieux se sont créés. Mais cette interdépendance signifie aussi
qu’agir sur l’un ou l’autre de ces niveaux peut avoir un impact positif sur
l’ensemble du système. Dans ce livre, nous nous sommes intéressés à ce
que nous pouvons faire en tant qu’individus pour ressentir davantage de
calme, mais nous ne doutons pas que cultiver le calme à ce niveau
individuel participe à la création d’une société plus apaisée. Nous faisons
tous partie de cette société : nous contribuons chaque jour, par nos choix de
vie, à son agitation ou à son calme.
Par ailleurs, un grand nombre d’actions collectives sont possibles pour
créer davantage d’apaisement et de sérénité autour de nous. Pour ce qui
touche à notre environnement de vie, des lois encadrant les pratiques
publicitaires, le bruit ou le travail sont essentielles. Des réglementations sur
le bruit existent dans de nombreux pays, mais beaucoup reste à faire,
notamment au niveau des routes et des aéroports. Quant à la publicité, elle
règne encore en maître dans l’espace public. Certaines villes, heureusement,
commencent à légiférer. Au niveau de l’urbanisme, bien des actions
positives peuvent être entreprises pour créer des espaces de détente et
d’apaisement (Van den Bosch, Nieuwenhuijsen, 2017 ; CEREMA, 2017).
En réduisant encore davantage le bruit et les surstimulations visuelles, nous
créerons des conditions plus favorables aux états intérieurs de calme. Il est
toujours plus facile de se sentir calme dans une ville à l’urbanisme agréable,
dans laquelle la mobilité douce est encouragée, les bruits de route réduits et
la publicité discrète.
Les choix politico-économiques, eux aussi, jouent un rôle déterminant,
en contribuant à bâtir un système économique et social dans lequel le
travail, par exemple, soit bien réparti entre les différents membres de la
société. À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, déjà, Bertrand Russell
dénonçait ce choix de société étrange que nous avons fait quant à la
répartition du travail et du temps libre entre les membres de la société
(1932 ; 2002, p. 38) :

« Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité


de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité. Nous avons
choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les
autres : en cela, nous nous sommes montrés bien bêtes, mais il n’y a pas
de raison pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment. »

Enfin, des mouvements tels que le mouvement slow témoignent de


prises de conscience collectives et constituent des démarches qui méritent
d’être encouragées. Mais nous pouvons aller encore plus loin, par exemple
en créant les conditions permettant aux enfants, dès le plus jeune âge, de
ralentir, de se tourner vers eux-mêmes, de prendre le temps d’observer et de
contempler le monde autour d’eux. Cela commence d’ailleurs à se faire.
Ainsi, en Grande-Bretagne, en 2017, on comptait plus de 5 000 enseignants
formés à la méditation en pleine conscience pour l’enseigner aux enfants 1.
Un peu partout dans le monde, y compris en France et dans les autres pays
francophones, on cherche à introduire la pleine conscience à l’école.
Après des siècles passés à idéaliser la technique, la vitesse, l’action, le
faire et l’intensité, notre société se trouve à bout de souffle. Mais elle
cherche peu à peu les moyens de s’apaiser. Nous espérons que ce livre, en
réunissant les apports de la philosophie et de la psychologie contemporaine
sur la question, aura contribué à tracer quelques pistes pour trouver un plus
grand équilibre entre notre besoin de calme et notre désir d’intensité.
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collective 198
extérieure 12, 50, 143
intérieure 15, 20, 25, 52, 65, 169
vs activité 99
bonheur 124, 127, 134-135, 193
et besoins 174
et désirs 172
et nature 148
et recherche de perfection 191
et sens 166, 190
et solitude 154
recherche du 58

calme
ambivalence face au 17, 77
dimension du 43
environnemental 13, 115, 131, 195
et aisance 189
et altruisme 129
et apprentissage 117
et bien-être 131
et conscience 107, 116
et contemplation 114
et énergie 17
et erreurs 113
et flow 157
et intensité 20, 188
et interruptions 156
et liens humains 126
et luxe 131
et nature 120, 148
et plaisir 188
et qualité d’action 110
et réflexion 117
et repos 102
et retour sur soi 123
et sens 190
et solitude 124, 153
et stimulation 187
et tendresse 130
intérieur 13, 15, 134, 195
physiologique 15, 134
sonore 29, 84, 115
vs agitation 17
vs ennui 16
consumérisme 26, 37, 60, 64
et superflu 170
vs autorestriction volontaire 160
enfants 25, 53, 86, 92, 129, 201

intensité
et bonheur 137, 141, 176
recherche d’ 102, 107, 169, 188, 192, 194-195
pauses 118

publicité 12, 30, 32-33, 78, 90


rythme de vie 11, 13, 31, 33, 51-52, 61, 74, 96, 107, 132
rythme de travail 54, 68, 103, 113, 162
rythme de vie apaisé 72, 110, 128, 133, 183
rythme trop lent 16, 184
silence 30, 77, 84, 114, 117, 125, 153

sommeil 27, 35, 85, 97, 104


technologie 32, 51, 73, 147, 157
Remerciements

Nous tenons à remercier ici les personnes qui, par leurs relectures
patientes, leurs commentaires constructifs et leur soutien, ont contribué à la
rédaction de ce livre : Clémence Anex, Deborah Büchler, Florence Cousin,
Maximilien Galbarini, Fanny Ollivier, Pierric Tenthorey, Alberto Tondello,
Gianmarco Tondello, Géraldine Torchio, Richard Toth, Ophélie Tüscher et
Thomas Tüscher. Qu’ils soient remerciés ici du fond du cœur.
Merci aussi à Odile Jacob, qui publie ce livre, et à Marie-Lorraine
Colas, directrice littéraire, pour son précieux travail de relecture et de
corrections.
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Vous serez ainsi régulièrement informé(e)


de nos nouvelles parutions et de nos actualités :

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TABLE
Introduction

Le calme environnemental

L'expérience intime du calme


Agitation et intensité

L'union de la philosophie et de la psychologie

Chapitre 1 - Une anomalie fondamentale

Est-ce que c'était plus calme avant ?

Une journée type à l'époque de l'agitation

La recherche permanente d'intensité

Des troubles au pays de Cocagne ?


Les multiples dimensions de l'expérience vécue

Chapitre 2 - Quelles sont les causes de l'agitation ?

Révolutions techniques, changements culturels et sociaux

Changements psychologiques

L'intensité érigée en valeur finale


Des causes interdépendantes

Chapitre 3 - Quand l'agitation devient-elle un problème ?

Les effets du bruit sur la santé

Pollution visuelle et vol de l'attention

Fatigue attentionnelle et surcharge mentale

Pression temporelle et stress


Agitation et perte de sens

Un besoin contrarié de pauses et de repos

Un vécu fragmenté, une identité morcelée

Chapitre 4 - Pourquoi désirer davantage de calme ?

Parvenir à une plus grande qualité d'action


Renouer avec les expériences esthétiques

Favoriser l'apprentissage et la réflexion

Permettre un retour sur soi

Créer des liens humains plus forts

Connaître davantage de plaisir et de bien-être

Accéder à un certain bonheur

Chapitre 5 - Esquiver l'agitation extérieure


Se créer des moments paisibles

Se rapprocher de la nature

Se ménager des espaces de solitude

Limiter les interruptions et les distractions

Donner la juste place au travail rémunéré dans notre vie

S'engager dans des activités auxquelles on trouve sens

Chapitre 6 - Résister à la recherche perpétuelle d'intensité

Distinguer besoins et désirs


Favoriser les plaisirs simples

Apprivoiser le temps libre et la peur de l'ennui


Trouver le bon rythme et le bon niveau de stimulation

Mobiliser d'autres dimensions de l'expérience vécue


Renoncer à la recherche de perfection

Conclusion - Trouver un équilibre


À égale distance de la fadeur et de la saturation

Et sur le plan collectif ?


Références bibliographiques

Index

Remerciements

Pour en savoir plus


1. Données disponibles sur le site : https://www.eea.europa.eu/themes/human/noise.
2. Selon le rapport de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail Calcul des
coûts du stress et des risques psychosociaux au travail :
https://osha.europa.eu/fr/themes/psychosocial-risks-and-stress.
3. Comme le calme intérieur et l’agitation intérieure sont les pôles opposés de la même
dimension, il en ressort logiquement que l’agitation intérieure peut être définie comme un état
d’esprit perturbé, associé à de nombreuses pensées négatives, et accompagné d’un état
émotionnel déplaisant ainsi que de sensations physiologiques de tension.
4. Ainsi le capital chez Marx, le développement débridé de la raison instrumentale chez Adorno
et Horkheimer, la désublimation répressive selon Marcuse ou l’accélération de nos sociétés chez
Rosa…
5. La psychologie peut en principe, par exemple, démontrer qu’augmenter la recherche
d’intensité ne contribue pas à une meilleure satisfaction dans la vie, écartant par la même
occasion l’option philosophique d’une éthique de l’intensité en vue de jouir davantage de notre
existence. Grâce aux données expérimentales, le philosophe a le loisir d’éliminer des options
jusqu’à présent disponibles et de focaliser son attention sur les options compatibles avec la
recherche scientifique.
1. Le plus macabre étant sans doute le drive-through-funeral qui permet d’effectuer une visite
funéraire plus rapidement, sans quitter sa voiture.
2. On notera que les dimensions de l’expérience vécue ne sont pas des émotions, elles forment
une grille de lecture parallèle. Ce ne sont pas non plus des compétences : les dimensions de
l’expérience vécue sont simplement des manières de caractériser notre expérience, alors que les
compétences sont des capacités se traduisant par des actions physiques ou mentales – par la
créativité, la connaissance ou la confiance en soi, par exemple.
1. Selon Eurostat, en 2010, 20 % des Européennes et des Européens ne croyaient pas en un
Dieu ou en une force supérieure. En France, le pourcentage était de 40 %.
2. Cela ne signifie évidemment pas que les inégalités ne soient pas une réalité révoltante et que
le maintien d’une part de la population planétaire dans la misère et l’insécurité existentielle ne
constitue pas un scandale en une époque de relative abondance (voir chapitre 1).
3. Dans ces études, le matérialisme est mesuré au moyen de phrases telles que « j’admire les
gens qui possèdent des maisons, des voitures ou des vêtements coûteux », avec lesquelles les
participants doivent indiquer leur degré d’accord, de « pas du tout d’accord » à « tout à fait
d’accord ».
4. Selon le rapport de l’American Psychological Association, Stress in America : Paying with
Our Health, 2015, https://www.apa.org/news/press/releases/stress/2014/stress-report.pdf.
5. Voir, plus particulièrement, le chapitre 6 de La Vie intense : « Un concept opposé : l’effet de
routine ».
1. Il existe différents indicateurs objectifs du bruit, dont le plus connu est le niveau de décibels
(dB). En urbanisme et en aménagement du territoire, une zone est considérée comme « bruyante
» au-delà de 65 dB (CEREMA, 2017). Un autre indicateur, moins connu, est le Lden, un
indicateur européen de gêne sonore globale sur une journée type. Le seuil à ne pas dépasser est
de 68 dB en moyenne sur toute la journée (CEREMA, 2016). À titre de comparaison, une rue
piétonne animée ou un vent violent produisent en moyenne 70 dB. Ce seuil est donc rapidement
atteint dans nos environnements modernes.
2. En 2015, selon l’Agence européenne pour l’environnement, 900 000 Européens souffrent
d’hypertension à cause du bruit et 43 000 font des infarctus ou des AVC qui pourraient être
évités dans des environnements plus calmes. Selon la même agence, environ 8 millions
d’Européens souffrent en outre de problèmes de sommeil liés au bruit.
3. Les vidéos publicitaires aux caisses des pharmacies et dans les transports publics où elles
sont souvent entremêlées de pseudo-programmes d’information pour les rendre plus
acceptables, mais aussi dans les toilettes des cinémas, les taxis ou certaines stations d’essence,
en sont des exemples patents. Dans certains pays, les publicités prennent l’attention en otage
dans les lieux d’attente, comme les ascenseurs ou les salles d’attente d’hôpitaux.
4. L’insomnie est connue pour diminuer la qualité de vie, augmenter le risque d’accident, nuire
à la concentration et à la capacité de remplir ses obligations et augmenter le risque de
développer une maladie psychique, comme une dépression ou un trouble anxieux (Roth, 2007).
Une réduction d’une heure et demie de la durée de sommeil habituelle produit, en outre, une
perte de vigilance de plus de 30 % (Bonnet, Arand, 1995).
5. Citation tirée du journal suisse Le Temps, « Comment notre smartphone nous vole notre
temps », 12 décembre 2017.
1. http://www.euro.who.int/en/health-topics/Health-systems/patient-safety/data-and-statistics.
2. Une exception possible : les bruits de fond homogènes, qui n’atteignent pas un seuil trop
élevé, et desquels ne se détachent aucun son particulier – ceux des cafés par exemple.
3. Daniel Kahneman a reçu le prix Nobel d’économie en 2002 pour d’autres travaux tout aussi
rigoureux.
4. Bien sûr, bien d’autres raisons que la seule recherche de calme expliquent aussi
l’aménagement de ces parcs et jardins – prestige, sécurité, salubrité, fraîcheur, et ainsi de suite.
1. Une explication probable est que la musique perd son pouvoir apaisant quand elle se
surajoute à un niveau de stimulation déjà élevé et qu’elle augmente notre charge cognitive.
2. Nous verrons au chapitre suivant comment trancher entre ces deux conceptions de la vie
bonne. Contentons-nous pour l’instant de considérer qu’une vie bonne peut être comprise soit
comme une vie « satisfaisante » parce qu’elle remplit certains critères qui la rendent préférable à
d’autres variantes possibles de la même vie qui ne rempliraient pas ces critères, soit comme la
vie « la meilleure possible » parce qu’elle atteint la version parfaite d’une vie donnée, selon des
critères que l’on peut qualifier de « perfectionnistes ».
3. La sélection et la poursuite de ces buts sont probablement elles-mêmes limitées par des
considérations éthiques indispensables que nous n’explorerons pas dans le cadre de ce livre.
Toutes les aspirations personnelles ne se valent pas d’un point de vue moral. Le chirurgien
bénévole qui opère des enfants dans les zones de conflit et le génocidaire qui caresse l’ambition
de battre des records dans sa tâche meurtrière doivent, bien sûr, être jugés différemment l’un de
l’autre.
1. L’absence de glucocorticoïdes dans l’organisme, ce qui correspond à la sous-stimulation, est
généralement vécue comme ennuyeuse, alors que son excès, en cas de surstimulation, est
généralement associé à des sentiments subjectifs de stress, et exerce un effet délétère à long
terme sur l’organisme (Sapolsky, 2015).
1. Selon les chiffres de l’institut britannique The Mindful Initiative :
https://www.themindfulnessinitiative.org.uk.

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