Du Calme Gaetan Cousin Konstantin Buchl
Du Calme Gaetan Cousin Konstantin Buchl
Du Calme Gaetan Cousin Konstantin Buchl
www.odilejacob.fr
ISBN : 978-2-4150-0132-2
Le calme environnemental
Agitation et intensité
e
« Durant les premières décennies du XIX siècle, le paysage sonore,
contrairement à celui de la campagne, était, dans les grandes villes
d’Occident, à Paris notamment, constitué d’un incessant tapage – et le
seuil de tolérance au bruit était fort élevé. Depuis l’aube des Temps
modernes, les cris de métiers, artisanaux et commerciaux, entretenaient
un brouhaha permanent. La musique de rue, celle de nombreux baladins
ou joueurs d’orgue de Barbarie, n’était pas encore réglementée. Des
machines bruyantes se trouvaient installées partout, dans les ateliers,
dans les échoppes. Jacques Léonard, qui a étudié ce monde du bruit, a
relevé ainsi la présence de forges dans les étages d’immeubles
parisiens. »
Par ailleurs, les logements étaient souvent mal isolés et réunissaient
dans de petits espaces un grand nombre d’individus – ce qui était
naturellement source de bruit. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Zola
décrit ainsi dans L’Assommoir l’intérieur d’un immeuble d’habitation
populaire (1877 ; 1979, p. 68) :
Illustrons notre propos à l’aide d’un exemple fictif. Nous mettons entre
crochets les types d’agitation (environnementale et intérieure) auxquels
notre héroïne imaginaire est soumise, chaque fois qu’un nouveau type
d’agitation apparaît.
Nozick défend l’idée qu’une large majorité de personnes à qui une telle
proposition serait faite refuserait de se brancher à la machine. Si cette
intuition est correcte, elle indique que nous ne valorisons pas seulement le
plaisir. Nous désirons certes vivre des expériences agréables, mais dans la
mesure où nos actions et notre vécu sont réels et peuvent faire une
différence dans le monde. Autrement dit, une vie de plaisir ne semble pas
valoir la peine d’être vécue si l’on y sacrifie le sens et l’action, à savoir le
sentiment que nous vivons en accord avec nos valeurs et que nous nous
inscrivons dans le monde, avec la possibilité d’y laisser notre marque.
Nous formulons l’hypothèse selon laquelle cette expérience de pensée
permet de disqualifier autant l’intensité de l’expérience vécue que le plaisir
comme valeurs finales et uniques. Si vous désiriez une vie intense plutôt
qu’une vie de plaisir, vous pourriez parfaitement, dans le cadre fictif offert
par l’expérience de pensée, programmer la machine dans ce sens. Tout ce
que vous expérimenteriez dans la cuve serait alors non pas
systématiquement plaisant, mais systématiquement intense. Nous pensons
que la plupart d’entre nous, sinon la majorité, refuseraient au moins autant
cette seconde offre que l’originale.
Bien sûr, nous ne rejetons ni le plaisir ni l’intensité. Mais ils ne suffisent
pas. Plusieurs autres dimensions doivent servir à qualifier une expérience.
Celle-ci peut encore être aisée ou pénible, calme ou agitée, sensée ou
insensée. Nous proposons donc d’ajouter, aux côtés des dimensions du
plaisir et de l’intensité, la dimension de l’aisance, c’est-à-dire la facilité
avec laquelle l’expérience est vécue, la dimension du sens, soit la capacité à
donner ou maintenir un sens cohérent à l’ensemble du vécu et, enfin, celle
du calme. Sur ces dimensions se répartissent les valeurs plus ou moins
grandes d’une même propriété – par exemple, le plaisir qui peut teinter plus
ou moins notre expérience. Par ailleurs, l’absence d’une propriété donnée
équivaut à la valeur la plus basse sur la dimension : l’absence de calme ou,
autrement dit, sa valeur la plus basse est l’agitation. Enfin, nous choisissons
de désigner chacune des dimensions par son pôle positif : ainsi, nous
parlons de la « dimension de l’aisance » plutôt que de la « dimension de la
pénibilité ».
Ce qui nous permet de donner plus ou moins de sens à une expérience
est une certaine forme de la rationalité. C’est cette dernière que Nozick
semble mettre à l’honneur lorsqu’il avance son intuition selon laquelle nous
refuserions de nous brancher à la machine à expériences. Il souhaite
probablement nous convaincre qu’il n’est ni désirable ni rationnel de nous
plonger dans la cuve, malgré la promesse d’une vie de plaisirs parfaits.
Cette rationalité particulière, que nous appelons le sens perçu, effectue le
travail d’évaluer le sens d’un choix ou d’une action au regard de nos valeurs
et objectifs de vie.
La liste ci-contre des dimensions de l’expérience esquissée n’a pas de
prétention à l’exhaustivité 2. Nous nous limitons aux dimensions de
l’expérience vécue qui nous semblent les plus importantes pour penser le
calme et l’agitation.
Spectre continu de la
Dimension de Valeur positive Valeur
valeur positive maximale
l’expérience de la négative de la
à l’absence de cette
vécue dimension dimension
valeur positive
La dimension
A intense – --------------------------- terne
de l’intensité
La dimension
B plaisant – --------------------------- déplaisant
du plaisir
La dimension
C aisé – --------------------------- difficile
de l’aisance
La dimension
D sensé – --------------------------- insensé
du sens
La dimension
E calme – --------------------------- agité
du calme
e
« Au début du XIX siècle, on proposera pour l’école mutuelle des
emplois du temps comme celui-ci : 8 h 45 entrée du moniteur, 8 h 52
appel du moniteur, 8 h 56 entrée des enfants et prière, 9 heures entrée
dans les bancs, 9 h 04 première ardoise, 9 h 08 fin de la dictée, 9 h 12
deuxième ardoise, etc. L’extension progressive du salariat entraîne de
son côté un quadrillage resserré du temps […]. Mais on cherche aussi à
assurer la qualité du temps employé : contrôle ininterrompu, pression
des surveillants, annulation de tout ce qui peut troubler ou distraire ; il
s’agit de constituer un temps intégralement utile. »
Changements psychologiques
p. 18) :
« Il en est d’autres aussi qui n’ont pas de silence, et qui tuent le silence
autour d’eux ; et ce sont les seuls êtres qui passent vraiment
inaperçus. »
Maurice MAETERLINCK,
Le Trésor des humbles (1896 ; 2012).
Certes, le silence absolu n’existe pour ainsi dire pas (Bruneau, 1973 ;
Cage, 1961). Dans la nature, rares sont les moments et les endroits
totalement silencieux. Même dans une réserve naturelle étendue, on
entendra encore le bruit du vent ou de la pluie, des bourdonnements
d’insectes ou des chants d’oiseaux. Le type de son, bien sûr, joue un rôle
important, davantage parfois que le volume : une rue piétonne calme et la
télévision du voisin peuvent tous deux produire 50 dB (CEREMA, 2017) et
nous affecter très différemment. De même, les sons de la nature sont
souvent vécus comme plus relaxants que ceux des activités humaines, et ce
indépendamment de leur volume. Les cours d’eau et les oiseaux, par
exemple, peuvent produire un nombre élevé de décibels, mais ils sont
rarement considérés comme des sources de bruit ennuyeux. Au contraire, ils
font souvent partie de morceaux ou de podcasts de relaxation ! Il semble, en
effet, qu’il y ait quelque chose de fondamentalement apaisant pour l’être
humain dans les sons de la nature.
Par ailleurs, nos valeurs entrent en jeu : des sons que nous aimons en
raison de ce qu’ils représentent pour nous seront vécus par d’autres comme
du bruit. Le passionné de moto n’aura pas la même perception d’un bruit de
moteur que l’écologiste convaincu. Nous-mêmes recherchons parfois
certains sons que nous apprécions moins à d’autres moments : il peut être
agréable d’écouter certains morceaux de musique en faisant la fête, et ces
mêmes morceaux peuvent se révéler irritants lorsque nous passons une
soirée tranquille à la maison. On pourrait donc être tenté de penser que le
bruit est un concept purement subjectif et fluctuant, dépendant de notre
personnalité et de notre humeur du moment.
Néanmoins, il existe plusieurs données objectives montrant que
lorsqu’elle dépasse un certain volume trop fréquemment ou trop
durablement 1, l’atmosphère sonore d’un lieu a des conséquences négatives
mesurables (Fritschi et al., 2011). Sur le plan physique, il est maintenant
démontré que le bruit augmente le risque d’hypertension et de maladies
cardiovasculaires (Basner et al., 2014 ; Passchier-Vermeer et Passchier,
2000) 2. Il impacte aussi le sommeil (Ising, Ising, 2002 ; Zaharna,
Guilleminault, 2010), puisque dès 35 dB notre corps sécrète des hormones
de stress telles que le cortisol, l’adrénaline et la noradrénaline. Celles-ci
altèrent la qualité de notre nuit, même si nous ne nous réveillons pas. Or la
valeur de 35 dB est rapidement atteinte, puisqu’elle représente à peine plus
que le bruit de chuchotements (généralement compris autour de 30 dB). Dès
40 dB – le simple bruit d’un lave-vaisselle –, les durées du sommeil
profond et du sommeil paradoxal, dont nous avons besoin pour nous
reposer pleinement, sont réduites.
Plusieurs liens ont également été établis entre le bruit et la santé
mentale. Des études ont démontré que les personnes qui vivent à proximité
de routes avec une circulation importante (Miles, Coutts, Mohamadi, 2012)
ou exposées à de forts bruits de trafic aérien (Hiramatsu et al., 1997)
présentent davantage de symptômes dépressifs. Par ailleurs, le bruit semble
augmenter les risques d’anxiété (Standing, Stace, 1980 ; Stansfeld et al.,
2000). Et même lorsqu’il n’atteint pas des seuils qui le rendent dangereux
pour la santé psychique, il peut engendrer de l’irritation et du stress
(Öhrström et al., 2006).
Le bruit semble avoir également des effets sur la concentration. Une
étude suédoise conduite sur 2 612 habitants de la ville de Malmö a corrélé
les problèmes de concentration au bruit du trafic routier et ferroviaire
(Bodin et al., 2015). Les résultats montrent que les personnes qui n’ont pas
au moins une fenêtre donnant sur un côté calme – cours d’eau, plan d’eau
ou espace vert – rapportent davantage de problèmes de concentration que
ceux qui en ont. Par ailleurs, une étude sur des employés de bureau
(Banbury, Berry, 2005) a sans surprise démontré que les bruits
environnants, comme les sonneries de téléphone ou les discussions de
collègues, nuisent à la concentration. En ce qui concerne les enfants, une
analyse parue dans le célèbre journal scientifique The Lancet a synthétisé
plusieurs études prouvant que les écoliers exposés de manière chronique à
des bruits de trafic routier, aérien ou ferroviaire obtiennent des résultats
moins bons à des tests standardisés nationaux que les enfants dont les
écoles sont plus calmes (Basner et al., 2014). De manière inquiétante, cet
article rapporte qu’une augmentation de seulement 5 dB du bruit aérien est
associée à un délai supplémentaire d’un à deux mois en moyenne pour
l’acquisition de la lecture chez les plus jeunes.
Évidemment, il existe plusieurs facteurs modérant l’impact d’une
source de bruit donnée sur notre bien-être psychologique, sur notre santé
mentale et sur nos compétences cognitives : il y a nos attitudes et nos
valeurs, mais aussi nos rythmes biologiques et notre état psychologique
préalable à l’exposition au bruit (Jett, George, 2003 ; Persson et al., 2007).
Toutefois, de manière préoccupante, l’impression que le bruit ne nous
dérange pas ou qu’on s’y habitue n’empêche pas l’apparition à terme de
problèmes de santé (Ising, Ising, 2002 ; Zaharna, Guilleminault, 2010). Si
nous avons parfois l’impression de nous habituer à une source de bruit – par
exemple, le bruit de la circulation – ou si nous ne remarquons même pas la
gêne, notre corps, lui, continue à sécréter des hormones de stress impactant
notre santé. Même les personnes qui se croient relativement insensibles au
bruit ne sont pas moins affectées dans leur santé mentale que celles qui s’y
disent sensibles (Stansfeld et al., 2000).
Enfin, et ce n’est pas rien, le bruit peut priver de leur beauté et d’une
part de leur signification certains moments importants de notre vie. Il peut
ainsi gâcher une soirée romantique, une expérience esthétique, un moment
de détente, une séance de méditation ou un état de contemplation.
Dans l’extrait ci-dessous, Zola montre avec un humour noir comment le
chahut d’une locomotive empêche toute possibilité de recueillement lors
d’un enterrement.
Émile Zola, L’Œuvre
(1886 ; 2006, p. 407-408)
« Les croque-morts descendaient le cercueil. Maussade sous la bise, le prêtre
attendait ; et des fossoyeurs étaient là, avec des pelles. Trois voisins avaient lâché
en route, les dix n’étaient plus que sept. Le petit cousin, qui tenait son chapeau à
la main depuis l’église, malgré le temps affreux, se rapprocha. Tous les autres se
découvrirent, et les prières allaient commencer, lorsqu’un coup de sifflet déchirant
fit lever les têtes.
C’était, dans ce bout vide encore, à l’extrémité de l’avenue latérale numéro 3, un
train qui passait sur le haut talus du chemin de fer de ceinture, dont la voie
dominait le cimetière. La pente gazonnée montait, et des lignes géométriques se
détachaient en noir sur le gris du ciel, les poteaux télégraphiques reliés par les
minces fils, une guérite de surveillant, la plaque d’un signal, la seule tache rouge
et vibrante. Quand le train roula, avec son fracas de tonnerre, on distingua
nettement, comme sur un transparent d’ombres chinoises, les découpures des
wagons, jusqu’aux gens assis dans les trous clairs des fenêtres. Et la ligne
redevint nette, un simple trait à l’encre coupant l’horizon ; tandis que sans relâche,
au loin, d’autres coups de sifflet appelaient, se lamentaient, aigus de colère,
rauques de souffrance, étranglés de détresse. Puis une corne d’appel résonna,
lugubre.
– Revertitur in terram suam unde erat…, récitait le prêtre, qui avait ouvert un livre
et se hâtait.
Mais on ne l’entendait plus, une grosse locomotive était arrivée en soufflant, et elle
manœuvrait juste au-dessus de la cérémonie. Celle-là avait une voix énorme et
grasse, un sifflet guttural, d’une mélancolie géante. Elle allait, venait, haletait, avec
son profil de monstre lourd. Brusquement, elle lâcha sa vapeur, dans une haleine
furieuse de tempête.
– Requiescat in pace, disait le prêtre.
– Amen, répondait l’enfant de chœur.
Et tout fut emporté, au milieu de cette détonation cinglante et assourdissante, qui
se prolongeait avec une violence continue de fusillade.
Bongrant, exaspéré, se tournait vers la locomotive. Elle se tut, ce fut un
soulagement. Des larmes étaient montées aux yeux de Sandoz, ému déjà des
choses sorties involontairement de ses lèvres, derrière le corps de son vieux
camarade, comme s’ils avaient eu ensemble une de leurs causeries grisantes
d’autrefois ; et, maintenant, il lui semblait qu’on allait mettre en terre sa jeunesse :
c’était une part de lui-même, la meilleure, celle des illusions et des enthousiasmes,
que les fossoyeurs enlevaient, pour la faire glisser au fond du trou. Mais, à cette
minute terrible, un accident vint encore augmenter son chagrin. Il avait tellement
plu, les jours précédents, et la terre était si molle, qu’un brusque éboulement se
produisit. Un des fossoyeurs dut sauter dans la fosse, pour la vider à la pelle, d’un
jet lent et rythmique. Cela n’en finissait pas, s’éternisait au milieu de l’impatience
du prêtre et de l’intérêt de quatre voisins, qui avaient suivi jusqu’au bout, sans
qu’on sût pourquoi. Et là-haut, sur le talus, la locomotive avait repris ses
manœuvres, reculait en hurlant, à chaque tour de roue, le foyer ouvert, incendiant
le jour morne d’une pluie de braise. »
« Une vie trop riche en sensations est une vie épuisante, qui exige sans
cesse des stimulants plus forts, pour procurer ce frisson qu’on est venu à
considérer comme indispensable au plaisir […]. »
Cette idée est reprise par Tristan Garcia (2016), qui pointe, en outre,
l’impossibilité inhérente aux tentatives de toujours augmenter le niveau
d’intensité, qui conduisent tout droit à l’effondrement. Cet effondrement,
comme nous l’avons vu plus haut, peut être tant physique que psychique.
Un rythme trop soutenu et trop peu de phases de récupération mènent nos
corps et nos esprits à l’épuisement. Dans le domaine professionnel, c’est ce
qu’on nomme communément le burn-out, une forme de dépression marquée
par un épuisement d’ordre physique, mental et émotionnel (Maslach, 1993),
qui est très clairement lié au nombre d’heures passées au bureau (Lim et al.,
2010) et à la charge de travail que l’on assume (Van Bogaert et al., 2017).
Pourtant, ce phénomène dépasse de beaucoup le monde professionnel et
envahit de nombreuses sphères de la vie. Ainsi le burn-out parental
(Roskam, Raes, Mikolajczak, 2017) vient-il compléter le cortège des maux
produits par un rythme de vie trop pressant et par un mode de vie trop
exigeant.
Même lorsqu’elle ne mène pas au burn-out, la fatigue qui naît de la
surcharge de travail, de l’excès d’activités, subi ou recherché, des
sollicitations constantes de notre environnement et de la pression temporelle
peut générer de l’irritabilité et de la nervosité. Ces émotions rendent
difficiles les tentatives de détente et de relaxation, ce qui résulte en un
cercle vicieux : la nervosité empêche le repos et la récupération, ce qui
maintient la nervosité dans la durée. Le sommeil, en particulier, s’en trouve
très affecté. Entre un quart et un tiers des adultes des pays développés
souffrent d’insomnie – difficultés à s’endormir, à maintenir le sommeil
durant la nuit, réveil précoce ou pauvre qualité du sommeil (Roth, 2007) 4.
Par ailleurs, même ceux d’entre nous qui ne souffrent pas d’insomnie
passent trop peu d’heures au lit. Aux États-Unis, en 2010, plus de 30 % des
travailleurs rapportaient dormir six heures ou moins par nuit (Luckhaupt,
Tak, Calvert, 2010), un pourcentage en constante augmentation depuis les
années 1980. Les recommandations sont de sept à huit heures de sommeil
par nuit, en moyenne, pour un adulte en bonne santé. Cette réduction du
temps de sommeil trouve certainement son origine dans les stimulations
multiples de notre environnement, y compris dans celles qui sont agréables.
À ce titre, la déclaration de Reed Hastings, directeur de la plateforme de
vidéos à la demande Netflix, est très emblématique du problème :
« Vous obtenez un film ou une série que vous mourez d’envie de voir et
vous finissez par rester éveillé tard, donc nous sommes en concurrence
5
avec le sommeil . »
Et des données existent montrant que nos contemporains sont fatigués :
selon l’Enquête européenne sur la qualité de vie (Eurofound, 2017), plus de
la moitié des Européens et des Français disent rentrer du travail dans un état
de fatigue qui ne leur permet souvent pas d’assumer toutes les tâches
domestiques quotidiennes. Et l’on peut se questionner sur les répercussions
de cet état de fatigue dans d’autres domaines de la vie : dans la vie
professionnelle, les loisirs, la vie amoureuse et sexuelle, les relations
sociales…
Nous verrons dans le chapitre suivant en quoi les rythmes plus lents et
le calme peuvent favoriser, entre autres choses, la pleine conscience de ce
que nous vivons et les sentiments de cohérence et d’identité.
CHAPITRE 4
« Je ne désire que la tranquillité et le repos, qui sont des biens que les
plus puissants rois de la Terre ne peuvent donner à ceux qui ne savent
les prendre d’eux-mêmes. »
René DESCARTES, Correspondance (1650).
Nous avons sans doute tous à l’esprit des actions dont nous aurions pu
nous passer ou des paroles que nous aurions pu éviter de prononcer.
Lorsque nous sommes mus par l’urgence ou lorsque nous sommes agités
intérieurement, nous faisons et disons des choses que nous regrettons
parfois ensuite, parce que celles-ci sont nées d’impulsions ou
d’automatismes, et non de choix délibérés. Sous le coup de la colère, nous
pouvons avoir des mots blessants que nous ne pensons pas tout à fait. Ou
nous pouvons prendre une décision impulsive, comme quitter notre emploi,
que nous regretterons peut-être.
Il existe sans doute un risque à suivre trop à la lettre le conseil de Marc
Aurèle. Il est certainement bon de se laisser aller parfois à des actions sans
savoir d’avance quels bénéfices nous en retirerons. Il est sain de laisser un
peu de place à l’exploration et à l’expérimentation. Le calme peut
néanmoins nous permettre d’éviter certains pièges dus à l’absence de
réflexion et à un temps trop réduit pour laisser nos projets mûrir.
Les études scientifiques sur le lien entre le calme et la qualité d’action
sont relativement peu nombreuses, mais parlantes. Le calme intérieur, par
opposition au stress, semble être un gage de qualité du travail accompli : à
travers diverses professions, les employés rapportent faire moins d’erreurs
lorsqu’ils sont calmes (Whitfield, Cachia, 2018). Ceux qui travaillent dans
des bureaux relativement silencieux fournissent un travail de meilleure
qualité que ceux qui s’affairent dans des bureaux bruyants (Hongisto et al.,
2018). À l’hôpital, nous savons également que les patients jugent les soins
de meilleure qualité lorsqu’ils perçoivent les soignants comme calmes
(Attree, 2001). Il existe des données objectives montrant que le rythme de
travail, en particulier, joue un rôle crucial dans la qualité des soins : les
médecins dont le nombre d’heures de travail et de patients traités est
moindre sont moins à risque d’épuisement professionnel et commettent
moins d’erreurs (Chen et al., 2013). Ce n’est pas rien quand on sait qu’en
Europe, selon l’OMS, près de 100 000 personnes décèdent chaque année
d’erreurs médicales 1.
« Tu ne cours pas dans tous les sens ni ne troubles ton repos à force de
changer de lieu. Une telle agitation est le fait d’une âme malade : la
première preuve d’une intelligence ordonnée, c’est, à mon avis, de
pouvoir s’arrêter et s’attarder avec soi. »
Mais en quoi exactement le retour sur soi et la réflexion sur ses valeurs
et ses priorités sont-ils bons ? Avons-nous réellement un intérêt, par
exemple, à nous poser des questions sur notre bonheur, sur notre
satisfaction au travail ou sur notre épanouissement dans le couple ? Comme
nous l’avons vu précédemment, certaines questions peuvent générer de
l’anxiété. Et pourtant ce sont elles qui peuvent nous permettre de mener
notre vie dans la direction que nous souhaitons, en évitant d’être pilotés par
des automatismes culturels ou d’être manipulés par les valeurs d’une
société parfois superficielle.
Le retour sur soi lié au calme permet, par ailleurs, de retrouver une
certaine maîtrise sur l’expérience vécue. Comme nous l’avons écrit au
chapitre précédent, notre expérience peut être maîtrisée et intégrée
lorsqu’elle s’insère dans la trajectoire générale de notre vie et que nous
parvenons à lui attribuer un sens, un rôle dans cette trajectoire. Pour cela,
l’intensité du flux d’expériences doit être discontinue, c’est-à-dire
interrompue par des pauses, afin de nous permettre de revenir sur nos
expériences, de les identifier, de les positionner dans la cartographie de nos
valeurs et aspirations, puis, finalement, de choisir de continuer ou non d’y
investir notre temps et notre énergie. Pour le philosophe austro-britannique
Wittgenstein (1978 ; 2002), ce retour sur soi est essentiel en ce qu’il permet
d’évoluer, de changer pour le mieux.
Dans son film Récit d’un propriétaire, le cinéaste japonais Yasujiro Ozu
montre les liens qui se tissent, imperceptiblement d’abord, entre un enfant
qu’on croit abandonné et une vieille femme revêche qui accepte à
contrecœur de l’héberger. Le rythme paisible du film permet de voir
comment la relation évolue dans le temps entre ces deux personnages,
jusqu’à créer un lien humain d’une grande force et d’une profonde beauté,
et ce, malgré des dialogues peu nombreux.
Dans le même ordre d’idées, l’écrivain belge Maurice Maeterlinck
expose dans Le Trésor des humbles (1896 ; 2012) comment le silence ne
peut se partager qu’avec certaines personnes, celles dont nous sommes les
plus proches : le silence est le signe d’une relation profonde, qu’elle soit
d’amitié ou d’amour. Nous pourrions dire également qu’il en est parfois la
cause. Le silence permet, en effet, de nourrir tous les aspects non verbaux
des liens humains, tels que les regards complices, les expressions amusées
du visage ou les gestes tendres. Il permet aussi de contempler ensemble les
différents aspects de l’existence ; de n’être pas seulement perdus dans le
faire et dans le discours sur le faire, mais se contenter d’être, simplement,
en bonne compagnie.
Certains penseurs se sont penchés sur la relation qu’entretient le calme
avec les liens humains. Ainsi pour le philosophe espagnol Miguel de
Unamuno (1921 ; 1962), les moments de silence et même de solitude sont
des conditions nécessaires pour connaître et aimer plus profondément
l’humanité. Dans L’Art de savoir écouter (2008), Francesc Torralba Rosello
insiste également sur l’importance de s’arrêter, de se taire et de prendre le
temps d’écouter pour réellement accéder à l’autre, et créer des liens
humains plus riches de sens.
Le calme de la solitude permet parfois d’apprécier pleinement, après
coup, la beauté d’une rencontre ou d’un échange. Dans À l’ombre des
jeunes filles en fleur de Proust, le narrateur décrit comment certaines
impressions amoureuses, très fugaces quand nous sommes en société, se
trouvent pleinement développées et appréciées plus tard, lorsque nous
sommes seuls. Il utilise la métaphore très parlante de la « chambre noire »
intérieure, où nous pouvons développer les « photographies » que nous
prenons de nos échanges, mais auxquelles nous ne pouvons pas accéder tant
que nous sommes en présence d’autres personnes.
Marcel Proust,
À l’ombre des jeunes filles en fleur
(1919 ; 1988, p. 433-435)
« En entrant dans toute réunion mondaine, quand on est jeune, on meurt à soi-
même, on devient un homme différent, tout salon étant un nouvel univers où,
subissant la loi d’une autre perspective morale, on darde son attention comme si
elles devaient nous importer à jamais, sur des personnes, des danses, des parties
de cartes, que l’on aura oubliées le lendemain. Obligé de suivre, pour me diriger
vers une causerie avec Albertine, un chemin nullement tracé par moi et qui
s’arrêtait d’abord devant Elstir, passait par d’autres groupes d’invités à qui on me
nommait, puis le long du buffet où m’étaient offertes, et où je mangeais, des tartes
aux fraises, cependant que j’écoutais, immobile, une musique qu’on commençait
d’exécuter, je me trouvais donner à ces épisodes la même importance qu’à ma
présentation à Mlle Simonet, présentation qui n’était plus que l’un d’entre eux et
que j’avais entièrement oublié avoir été, quelques minutes auparavant, le but
unique de ma venue. D’ailleurs, n’en est-il pas ainsi dans la vie active, de nos
vrais bonheurs, de nos grands malheurs ? Au milieu d’autres personnes, nous
recevons de celle que nous aimons la réponse favorable ou mortelle que nous
attendions depuis une année. Mais il faut continuer à causer, les idées s’ajoutent
les unes aux autres, développant une surface sous laquelle c’est à peine si, de
temps à autre, vient sourdement affleurer le souvenir, autrement profond mais fort
étroit, que le malheur est venu pour nous. Si, au lieu du malheur, c’est le bonheur,
il peut arriver que ce ne soit que plusieurs années après que nous nous rappelons
que le plus grand événement de notre vie sentimentale s’est produit, sans que
nous eussions le temps de lui accorder une grande attention, presque d’en
prendre conscience, dans une réunion mondaine par exemple, et où nous ne nous
étions rendus que dans l’attente de cet événement.
Au moment où Elstir me demanda de venir pour qu’il me présentât à Albertine,
assise un peu plus loin, je finis d’abord de manger un éclair au café et demandai
avec intérêt à un vieux monsieur dont je venais de faire la connaissance et auquel
je crus pouvoir offrir la rose qu’il admirait à ma boutonnière, de me donner des
détails sur certaines foires normandes. Ce n’est pas à dire que la présentation qui
suivit ne me causa aucun plaisir et n’offrit pas à mes yeux une certaine gravité.
Pour le plaisir, je ne le connus naturellement qu’un peu plus tard, quand, rentré à
l’hôtel, resté seul, je fus redevenu moi-même. Il en est des plaisirs comme des
photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé, n’est qu’un cliché
négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa
disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée est “condamnée” tant qu’on
voit du monde. »
Ce n’est sans doute pas un hasard si, à travers l’histoire, les personnes
de pouvoir et les membres aisés de la société se sont fait construire des
châteaux et ont acquis des demeures un peu à l’écart de l’agitation des
centres urbains. Au XIXe siècle, les Berlinois aisés se faisaient construire des
demeures à l’extérieur de la ville et de ses industries, du côté de Potsdam,
de sa rivière et de ses forêts. Encore de nos jours, les New-Yorkais les plus
aisés ont une villa sur la péninsule des Hamptons. Et, de tout temps, quand
les membres aisés de la société ont souhaité ou ont été forcés de vivre
proches d’un centre urbain, ils se sont protégés de son agitation au moyen
de jardins et de parcs. On peut l’observer encore aujourd’hui si l’on visite le
domaine de Buckingham Palace à Londres ou le Palais-Royal à Bangkok 4.
Peut-être plus encore que par le passé, le calme semble s’acheter. Dans
pratiquement toutes les villes de la planète, les quartiers les plus riches sont
généralement plus verdoyants et moins denses. Cela semble démontrer que
le calme environnemental est considéré comme une source de bien-être – à
savoir de plaisir et de confort – et constitue un luxe convoité.
Bien sûr, dire que le calme environnemental favorise le calme intérieur
et le bien-être ne revient pas à dire qu’il le garantit : ce dernier sera difficile
si nous sommes travaillés par des soucis professionnels, financiers ou
relationnels, même si nous nous trouvons dans un environnement
extrêmement calme. Comme nous l’avons vu précédemment, l’agitation
environnementale – bruit, surstimulation, pression temporelle – semble
générer diverses émotions douloureuses, dont le stress et l’anxiété. Ces
émotions désagréables sont difficilement compatibles avec les états
intérieurs de calme et de bien-être. Mais si le calme environnemental n’est
pas une condition nécessaire ou suffisante pour l’émergence d’états
intérieurs de bien-être, il en constitue néanmoins un facilitateur.
Ainsi, pour se protéger au mieux de l’agitation et des sollicitations
extérieures, certains philosophes préconisent l’éloignement de l’agitation
des villes. Épicure avait constitué une communauté d’amis vivant dans le
« Jardin », en retrait des affaires de la Cité. Montaigne va jusqu’à prescrire
la solitude. Et des siècles plus tard, le philosophe américain Ralph Waldo
Emerson (1844 ; 2005) poursuit sur le thème de la solitude en écrivant :
« Laissez-moi seul et je savourerai chaque heure et ce qu’elle
m’apporterait. » On trouve là exprimée très clairement l’idée que la solitude
permet de mieux savourer les plaisirs simples de la vie. Peut-être parce que
notre conscience, lorsqu’elle n’est pas distraite par autrui, peut se focaliser
plus entièrement sur l’expérience vécue et en révéler toutes les subtilités,
toutes les finesses.
Montaigne montre également comment un équilibre subtil entre repos et
occupations – ce que nous appelons dans cet ouvrage le « rythme de vie » –
permet de maintenir le plus haut niveau de plaisir, sans basculer dans
l’apathie ni, à l’inverse, dans la peine (1580 ; 2002, p. 187) :
Loin du culte de l’intensité, même les rythmes les plus lents peuvent
amener un sentiment de bien-être diffus. Alors qu’ils peuvent sembler
ennuyeux au premier abord, ces moments sont parfois considérés ensuite
avec nostalgie, parce qu’ils étaient subtilement plaisants. Comme l’écrit
Vladimir Jankélévitch (1963 ; 2017, p. 179) :
« J’ai remarqué dans les vicissitudes d’une longue vie que les époques
des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant
pas celles dont le souvenir m’attire et me touche le plus. Ces courts
moments de délire et de passion, quelque vifs qu’ils puissent être, ne
sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien
clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour
constituer un état, et le bonheur que le cœur regrette n’est point
composé d’instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n’a
rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point
d’y trouver enfin la suprême félicité. »
Même si l’intensité n’est pas le contraire du calme, Rousseau oppose ici
nettement ces deux qualités du vécu, de fréquence et de durée très
différentes. Nous remémorer nos moments de joie peut nous permettre de
prendre la mesure de ce constat. Si l’intensité trouvée dans les plaisirs vifs
exerce naturellement un fort attrait, le bonheur réside le plus souvent dans
des expériences plaisantes de moindre intensité, mais qui durent.
Bertrand Russell, que nous avons cité à plusieurs reprises, reprend cette
idée, associant très clairement le calme au bonheur. Le calme auquel le
philosophe fait référence est celui d’une vie au rythme modéré, voire lent,
qui résiste à la course perpétuelle aux stimulations. Il écrit ainsi (1930 ;
2001, p. 63) :
« Une vie heureuse doit être, dans une grande mesure, une vie paisible,
car c’est seulement dans une atmosphère de calme que la vraie joie peut
se développer. »
« Il y a des gens qui vous laissent tomber un pot de fleurs sur la tête
d’un cinquième étage et qui vous disent : Je vous offre des roses. »
Victor HUGO, Océan. Tas de pierres, 1901.
Se rapprocher de la nature
« Ce n’est pas que le sage ne puisse vivre partout content, voire et seul
en la foule d’un palais ; mais s’il est à choisir, il en fuira, dit-il, même la
vue. Il portera [supportera], s’il est besoin, cela ; mais, s’il est en lui, il
élira ceci. »
Sur le plan pratique, nous savons trop peu de chose sur Tchouang-tseu
pour connaître par quels moyens de subsistance et par quel degré de
simplicité il parvenait à mener une vie retirée des affaires politiques. Ce qui
transparaît nettement du texte ci-dessus est la motivation personnelle à
respecter ses besoins les plus simples. L’honneur qui est fait à Tchouang-
tseu au travers de l’offre du roi cache en réalité des conséquences
mortifères, le poste s’apparentant pour le sage à un sacrifice sur l’autel des
croyances liées au prestige. Si la reconnaissance sociale passe par le déni de
sa propre nature, à savoir de ces tendances inscrites en nous qui nous
rapprochent des joies animales, alors il est dans notre intérêt de rejeter les
fausses promesses d’un statut social élevé.
Autre lieu, autre époque, Thoreau (1854 ; 2000) nous renseigne sur sa
méthode pour limiter l’emprise du travail sur sa liberté : il choisit de se faire
embaucher comme journalier, le plus petit nombre de jours possible dans
l’année pour assurer ses besoins élémentaires. Ce dernier calcule en effet
quels sont ses besoins réels, et cherche ensuite à gagner exactement la
somme correspondante, ni plus ni moins, afin de limiter ses heures en tant
qu’employé !
Plus proche de nous, dans L’Euphorie perpétuelle, Pascal Bruckner
montre comment une place moins importante accordée au travail rémunéré
et une vie matérielle plus simple, ce qu’il appelle « l’autorestriction
volontaire », peuvent permettre de retrouver de la sérénité (2000, p. 208) :
Résister à la recherche
perpétuelle d’intensité
« Il faut se rendre compte que parmi nos désirs, les uns sont naturels, les autres
vains, et que parmi les premiers il y en a qui sont nécessaires et d’autres qui sont
naturels seulement. Parmi les nécessaires il y en a qui le sont pour le bonheur,
d’autres pour la tranquillité continue du corps, d’autres enfin pour la vie même.
Une théorie non erronée de ces désirs sait en effet rapporter toute préférence et
toute aversion à la santé du corps et à la tranquillité de l’âme, puisque c’est là la
perfection même de la vie heureuse. Car tous nos actes visent à écarter de nous
la souffrance et la peur. Lorsqu’une fois nous y sommes parvenus, la tempête de
l’âme s’apaise, l’être vivant n’ayant plus besoin de s’acheminer vers quelque
chose qui lui manque, ni de chercher autre chose pour parfaire le bien de l’âme et
celui du corps. C’est alors en effet que nous éprouvons le besoin du plaisir quand,
par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; mais quand nous ne
souffrons pas, nous n’éprouvons plus le besoin du plaisir.
Et c’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie
heureuse. C’est lui en effet que nous avons reconnu comme bien principal et
conforme à notre nature, c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut
choisir et ce qu’il faut éviter, et c’est à lui que nous avons finalement recours
lorsque nous nous servons de la sensation comme d’une règle pour apprécier tout
bien qui s’offre. Or, précisément parce que le plaisir est notre bien principal et
inné, nous ne recherchons pas tout plaisir ; il y a des cas où nous passons par-
dessus beaucoup de plaisirs s’il en résulte pour nous de l’ennui. Et nous jugeons
beaucoup de douleurs préférables aux plaisirs, lorsque des souffrances que nous
avons endurées pendant longtemps il résulte pour nous un plaisir plus élevé. Tout
plaisir est ainsi, de par sa nature propre, un bien, mais tout plaisir ne doit pas être
recherché ; pareillement, toute douleur est un mal, mais toute douleur ne doit pas
être évitée à tout prix. En tout cas, il convient de décider de tout cela en
comparant et en examinant attentivement ce qui est utile et ce qui est nuisible, car
nous en usons parfois avec le bien comme s’il était le mal, et avec le mal comme
s’il était le bien. »
« Tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, mais tout ce qui est vain
est difficile à avoir. Les mets simples nous procurent autant de plaisir
qu’une table somptueuse, si toute souffrance causée par le besoin est
supprimée. Le pain d’orge et l’eau nous causent un plaisir extrême, si le
besoin de les prendre se fait vivement sentir. »
Le philosophe américain Henry David Thoreau (1854 ; 2000) lui aussi
nous exhorte à tout simplifier : de nos vêtements à notre alimentation, en
passant par la manière que nous avons d’occuper nos loisirs. Selon lui, les
loisirs contemporains sont de simples « distractions », auxquelles il faut
préférer l’otium au sens antique du terme, soit un art de la contemplation et
de la méditation dans le temps libre. Modérer ses besoins et vivre dans la
simplicité permet de réduire sa dépendance au travail et de profiter de
toutes les autres choses de la vie (Pavie, 2013). Un autre philosophe célèbre
opte pour l’isolement afin d’éliminer les artifices et se concentrer sur
l’essentiel : en 1913, Wittgenstein, alors étudiant à Cambridge et admiré des
professeurs les plus renommés, renonce au foisonnement intellectuel de
l’université pour se retirer près d’un fjord norvégien. Il y bâtit une maison,
adopte un mode de vie très simple et s’adonne à l’écriture de ce qui sera
publié sous le titre Tractatus logico-philosophicus en 1922, l’une de ses
œuvres majeures (Younes, 2016).
Les plaisirs raffinés vont, en effet, de pair avec toutes sortes de
servitudes et de complications. Ces plaisirs-là sont notamment plus
difficiles à acquérir et demandent des ressources financières plus
importantes. Ils nous rendent dépendants de sources de revenu plus élevé –
il est plus coûteux de s’offrir quelques jours de vacances aux Maldives que
de passer quelques jours dans une campagne voisine – et donc du travail
rémunéré et de ses sacrifices en termes de temps et d’énergie. Le
philosophe Marcel Conche (2014), déjà cité, abonde dans ce sens, en s’en
prenant plus particulièrement aux plaisirs liés au progrès technologique.
Pour lui, la plupart des gens dans les pays économiquement développés ont
ce qu’il faut pour vivre heureux s’ils savent renoncer au superflu. Il place
en première ligne des objets superflus certaines innovations technologiques,
qui n’apportent en réalité pas grand-chose. Il nous invite à distinguer très
concrètement les objets du progrès nécessaires aujourd’hui de ceux qui le
sont moins à ses yeux.
On peut être plus ou moins d’accord avec les exemples d’objets
superflus donnés par Marcel Conche, qui cite le four à micro-ondes, le lave-
vaisselle, l’appareil photo numérique, le smartphone ou la télévision. Il a le
mérite néanmoins de rendre plus concrète, au lecteur d’aujourd’hui,
l’injonction épicurienne à se libérer du superflu et à favoriser la simplicité.
D’ailleurs, cette injonction est plus largement eudémoniste, et non pas
propre à Épicure : à partir du moment où le bonheur est notre but ultime, il
nous faut identifier et éliminer ce qui peut nous distraire et nous en écarter.
La première tâche importante réside dans le choix délibéré et conscient des
choses que nous jugeons personnellement nécessaires et des choses dont
nous pouvons nous passer. À chacun d’établir ses priorités, en fonction de
son tempérament, de ses goûts, de ses choix de vie, et en tenant compte de
sa représentation de la meilleure vie possible. Nul besoin donc de se
convertir en disciple d’Épicure pour s’inspirer de la démarche de Marcel
Conche. Nos valeurs et nos arguments peuvent être distincts des leurs, mais
le constat de la nécessité d’une autorégulation des désirs en vue d’une vie
plus calme et plus heureuse conserve la même force.
Pour choisir quels désirs suivre et lesquels écarter, il s’agit de rester
conscient des sacrifices exigés pour accéder à certains plaisirs, ainsi que des
ressources, notamment financières, qu’ils demandent. Valent-ils tous
réellement la peine qu’on se donne à les obtenir ? Ne renonçons-nous pas
parfois à des choses qui nous rendraient plus heureux pour poursuivre des
lubies n’ayant un intérêt qu’à court terme ? Le plaisir que j’aurais à dire que
je suis avocate et à jouir d’un certain statut social justifie-t-il tant d’années
d’études dans un domaine qui ne m’intéresse pas en lui-même ? Cette villa
en banlieue m’apporterait-elle vraiment un plaisir durable, justifiant toutes
ces années passées au bureau à rembourser mon prêt hypothécaire, au
détriment de ma vie familiale, de mes relations sociales et de mon temps
libre ?
Apprivoiser le temps libre et la peur de l’ennui
Dans notre chapitre 2 sur les causes de l’agitation, nous avons présenté
la thèse de Tristan Garcia (2016) selon laquelle l’individu contemporain, en
se laïcisant, s’est peu à peu créé une pression à « réussir sa vie ». Sans le
prolongement de l’existence dans l’au-delà promise par les religions
monothéistes, s’instille selon le philosophe une nervosité et un souci de
profiter au maximum des quelques décennies qui nous sont accordées sur
terre. Or cette pression peut s’avérer contre-productive. S’angoisser pour
trouver les moyens d’être le plus heureux possible peut mener au résultat
inverse, c’est-à-dire à des états d’insatisfaction et de mal-être incompatibles
avec les sentiments de bonheur et d’accomplissement de soi.
Comme nous l’avons déjà souligné en parlant du philosophe et
sociologue allemand Hartmut Rosa (2011 ; 2013), l’un des paradoxes du
monde contemporain réside dans le fait que malgré la baisse moyenne du
temps de travail au cours du siècle dernier, et le temps que le progrès
technique a permis d’économiser dans la vie quotidienne (par exemple,
grâce à l’aspirateur, au lave-vaisselle ou au lave-linge), le rythme de vie
s’est accru. Le temps libre a progressé pour la plupart des individus mais,
parallèlement, notre rythme de vie a augmenté. Une explication à cette
apparente contradiction serait que nous cherchons à placer le plus grand
nombre d’activités possible dans nos heures de loisirs. Le problème est le
suivant : plus nous faisons de choses dans un temps limité, moins nous
avons le temps de les apprécier et d’en être pleinement conscients. Et plus
le temps nous semble fuir entre les doigts. Comme l’écrit le philosophe
Gaston Bachelard (1950 ; 2001, p. 37) :
Montaigne livre ici la façon dont il faut procéder pour trouver le bon
degré de stimulation : l’équilibre résiderait dans la recherche d’activités
seulement tant que nous ressentons le besoin d’être activés, sollicités ou mis
au défi et que nous souhaitons éviter les effets négatifs de la sous-
stimulation.
Pour Bachelard, cet équilibre consiste en une alternance de temps pleins
et vides, susceptible de former un « rythme ». Ce rythme serait d’autant
plus bénéfique qu’il est proche des rythmes naturels. Ainsi note-t-il dans
l’avant-propos à La Dialectique de la durée (1950 ; 2001, p. 10) :
« Il faut guérir l’âme souffrante – en particulier l’âme qui souffre du
temps, du spleen – par une vie rythmique, par une pensée rythmique,
par une attention et un repos rythmiques […]. Parfois, dans des heures
heureuses et trop rares, nous avons retrouvé des rythmes plus naturels,
plus simples, plus tranquilles. »
Trouver un équilibre
calme
ambivalence face au 17, 77
dimension du 43
environnemental 13, 115, 131, 195
et aisance 189
et altruisme 129
et apprentissage 117
et bien-être 131
et conscience 107, 116
et contemplation 114
et énergie 17
et erreurs 113
et flow 157
et intensité 20, 188
et interruptions 156
et liens humains 126
et luxe 131
et nature 120, 148
et plaisir 188
et qualité d’action 110
et réflexion 117
et repos 102
et retour sur soi 123
et sens 190
et solitude 124, 153
et stimulation 187
et tendresse 130
intérieur 13, 15, 134, 195
physiologique 15, 134
sonore 29, 84, 115
vs agitation 17
vs ennui 16
consumérisme 26, 37, 60, 64
et superflu 170
vs autorestriction volontaire 160
enfants 25, 53, 86, 92, 129, 201
intensité
et bonheur 137, 141, 176
recherche d’ 102, 107, 169, 188, 192, 194-195
pauses 118
Nous tenons à remercier ici les personnes qui, par leurs relectures
patientes, leurs commentaires constructifs et leur soutien, ont contribué à la
rédaction de ce livre : Clémence Anex, Deborah Büchler, Florence Cousin,
Maximilien Galbarini, Fanny Ollivier, Pierric Tenthorey, Alberto Tondello,
Gianmarco Tondello, Géraldine Torchio, Richard Toth, Ophélie Tüscher et
Thomas Tüscher. Qu’ils soient remerciés ici du fond du cœur.
Merci aussi à Odile Jacob, qui publie ce livre, et à Marie-Lorraine
Colas, directrice littéraire, pour son précieux travail de relecture et de
corrections.
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TABLE
Introduction
Le calme environnemental
Changements psychologiques
Se rapprocher de la nature
Index
Remerciements