Lisa Fittko - Le Chemin Walter Benjamin
Lisa Fittko - Le Chemin Walter Benjamin
Lisa Fittko - Le Chemin Walter Benjamin
Collection
dirigée par Maurice Olender
Edwy Plenel
Edwy Plenel est journaliste depuis 1976. Après avoir travaillé au Monde durant
vingt-cinq ans (1980-2005) et en avoir dirigé la rédaction, il a cofondé
Mediapart en 2008, journal numérique indépendant et participatif dont il est le
directeur. Il est aussi l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, notamment :
Arlette Farge, Le Cours ordinaire des choses dans la cité du XVIIIe siècle.
Arlette Farge, Des lieux pour l’histoire.
Arlette Farge, La Nuit blanche.
Lisa Fittko, Le Chemin Walter Benjamin, précédé de Le Présent du passé, par
Edwy Plenel.
Alain Fleischer, L’Accent, une langue fantôme.
Alain Fleischer, Le Carnet d’adresses.
Alain Fleischer, Réponse du muet au parlant. En retour à Jean-Luc Godard.
Alain Fleischer, Sous la dictée des choses.
Lydia Flem, L’Homme Freud.
Lydia Flem, Casanova ou l’Exercice du bonheur.
Lydia Flem, La Voix des amants.
Lydia Flem, Comment j’ai vidé la maison de mes parents.
Lydia Flem, Panique.
Lydia Flem, Lettres d’amour en héritage.
Lydia Flem, Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils.
Lydia Flem, La Reine Alice.
Lydia Flem, Discours de réception à l’Académie royale de Belgique, accueillie par
Jacques de Decker, secrétaire perpétuel.
Lydia Flem, Je me souviens de l’imperméable rouge que je portais l’été de mes
vingt ans.
Lydia Flem, La Vie quotidienne de Freud et de ses patients, préface de Fethi
Benslama.
Nadine Fresco, Fabrication d’un antisémite.
Nadine Fresco, La Mort des juifs.
Françoise Frontisi-Ducroux, Ouvrages de dames. Ariane, Hélène, Pénélope…
Françoise Frontisi-Ducroux, Arbres filles et garçons fleurs. Métamorphoses
érotiques dans les mythes grecs.
Marcel Gauchet, L’Inconscient cérébral.
Hélène Giannecchini, Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud.
Hélène Giannecchini, Voir de ses propres yeux.
Jack Goody, La Culture des fleurs.
Jack Goody, L’Orient en Occident.
Anthony Grafton, Les Origines tragiques de l’érudition. Une histoire de la note en
bas de page.
Jean-Claude Grumberg, Mon père. Inventaire, suivi de Une leçon de savoir-vivre.
Jean-Claude Grumberg, Pleurnichard.
Jean-Claude Grumberg, La Plus Précieuse des marchandises. Un conte.
François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps.
Daniel Heller-Roazen, Écholalies. Essai sur l’oubli des langues.
Daniel Heller-Roazen, L’Ennemi de tous. Le pirate contre les nations.
Daniel Heller-Roazen, Une archéologie du toucher.
Daniel Heller-Roazen, Le Cinquième Marteau. Pythagore et la dysharmonie du
monde.
Daniel Heller-Roazen, Langues obscures. L’art des voleurs et des poètes.
Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Une enquête.
Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les
sciences sociales.
Ivan Jablonka, Laëtitia ou la fin des hommes.
Ivan Jablonka, En camping-car.
Roman Jakobson/Claude Lévi-Strauss, Correspondance. 1942-1982.
Jean Kellens, La Quatrième Naissance de Zarathushtra. Zoroastre dans
l’imaginaire occidental.
Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie.
Marc de Launay, Nietzsche et la race.
Jacques Le Brun, Le Pur Amour de Platon à Lacan.
Jacques Le Brun, Dieu, un pur rien. Angelus Silesius, poésie, métaphysique et
mystique.
Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?
Jean Levi, Les Fonctionnaires divins. Politique, despotisme et mystique en Chine
ancienne.
Jean Levi, La Chine romanesque. Fictions d’Orient et d’Occident.
Claude Lévi-Strauss, L’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne.
Claude Lévi-Strauss, L’Autre Face de la lune. Écrits sur le Japon.
Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales.
Claude Lévi-Strauss, « Chers tous deux ». Lettres à ses parents, 1931-1942.
Claude Lévi-Strauss, Le Père Noël supplicié.
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale zéro.
Claude Lévi-Strauss/Roman Jakobson, Correspondance. 1942-1982.
Monique Lévi-Strauss, Une enfance dans la gueule du loup.
Nicole Loraux, Les Mères en deuil.
Nicole Loraux, Né de la Terre. Mythe et politique à Athènes.
Nicole Loraux, La Tragédie d’Athènes. La politique entre l’ombre et l’utopie.
Patrice Loraux, Le Tempo de la pensée.
Sabina Loriga, Le Petit x. De la biographie à l’histoire.
Charles Malamoud, Le Jumeau solaire.
Charles Malamoud, La Danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans
l’Inde ancienne.
François Maspero, Des saisons au bord de la mer.
Fabio Morábito, À chacun son ciel. Anthologie poétique (1984-2019).
Marie Moscovici, L’Ombre de l’objet. Sur l’inactualité de la psychanalyse.
Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque.
Nicanor Parra, Poèmes et Antipoèmes et Anthologie (1937-2014).
Michel Pastoureau, L’Étoffe du diable. Une histoire des rayures et des tissus rayés.
Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental.
Michel Pastoureau, L’Ours. Histoire d’un roi déchu.
Michel Pastoureau, Les Couleurs de nos souvenirs.
Michel Pastoureau, Le Roi tué par un cochon. Une mort infâme aux origines des
emblèmes de la France ?
Michel Pastoureau, Une couleur ne vient jamais seule. Journal chromatique, 2012-
2016.
Vincent Peillon, Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand
Buisson.
Vincent Peillon, Éloge du politique. Une introduction au XXIe siècle.
Vincent Peillon, Liberté, égalité, fraternité. Sur le républicanisme français.
Georges Perec, L’Infra-ordinaire.
Georges Perec, Vœux.
Georges Perec, Je suis né.
Georges Perec, Cantatrix sopranica L. et autres écrits scientifiques.
Georges Perec, L. G. Une aventure des années soixante.
Georges Perec, Le Voyage d’hiver.
Georges Perec, Un cabinet d’amateur.
Georges Perec, Beaux présents belles absentes.
Georges Perec, Penser/Classer.
Georges Perec, Le Condottière.
Georges Perec, L’Attentat de Sarajevo.
Georges Perec/OuLiPo, Le Voyage d’hiver & ses suites.
Catherine Perret, L’Enseignement de la torture. Réflexions sur Jean Améry.
Michelle Perrot, Histoire de chambres.
Michelle Perrot, George Sand à Nohant. Une maison d’artiste.
J.-B. Pontalis, La Force d’attraction.
Jean Pouillon, Le Cru et le Su.
Jérôme Prieur, Roman noir.
Jérôme Prieur, Rendez-vous dans une autre vie.
Jérôme Prieur, La Moustache du soldat inconnu.
Jacques Rancière, Courts Voyages au pays du peuple.
Jacques Rancière, Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir.
Jacques Rancière, La Fable cinématographique.
Jacques Rancière, Chroniques des temps consensuels.
Jacques Rancière, Les Bords de la fiction.
Jean-Michel Rey, Paul Valéry. L’aventure d’une œuvre.
Jacqueline Risset, Puissances du sommeil.
Jean-Loup Rivière, Le Monde en détails.
Denis Roche, Dans la maison du Sphinx. Essais sur la matière littéraire.
Olivier Rolin, Suite à l’hôtel Crystal.
Olivier Rolin & Cie, Rooms.
Charles Rosen, Aux confins du sens. Propos sur la musique.
Israel Rosenfield, « La Mégalomanie » de Freud.
Pierre Rosenstiehl, Le Labyrinthe des jours ordinaires.
Paul-André Rosental, Destins de l’eugénisme.
Jacques Roubaud, Poétique. Remarques. Poésie, mémoire, nombre, temps, rythme,
contrainte, forme, etc.
Jacques Roubaud, Peut-être ou la Nuit de dimanche (brouillon de prose).
Autobiographie romanesque.
Jean-Frédéric Schaub, Oroonoko, prince et esclave. Roman colonial de
l’incertitude.
Jean-Frédéric Schaub, Pour une histoire politique de la race.
Francis Schmidt, La Pensée du Temple. De Jérusalem à Qoumrân.
Jean-Claude Schmitt, La Conversion d’Hermann le Juif. Autobiographie, histoire et
fiction.
Alain Schnapp, Une histoire universelle des ruines. Des origines aux Lumières.
Michel Schneider, La Tombée du jour. Schumann.
Michel Schneider, Baudelaire. Les années profondes.
Jean Schwœbel, La Presse, le pouvoir et l’argent, préface de Paul Ricœur, avant-
propos d’Edwy Plenel.
David Shulman, Velcheru Narayana Rao et Sanjay Subrahmanyam, Textures du
temps. Écrire l’histoire en Inde.
David Shulman, Ta‘ayush. Journal d’un combat pour la paix. Israël-Palestine,
2002-2005.
Jean Starobinski, Action et Réaction. Vie et aventures d’un couple.
Jean Starobinski, Les Enchanteresses.
Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie.
Jean Starobinski, Le Corps et ses raisons, précédé de Que la raison, par Martin
Rueff.
Anne-Lise Stern, Le Savoir-déporté. Camps, histoire, psychanalyse.
Antonio Tabucchi, Les Trois Derniers Jours de Fernando Pessoa. Un délire.
Antonio Tabucchi, La Nostalgie, l’Automobile et l’Infini. Lectures de Pessoa.
Antonio Tabucchi, Autobiographies d’autrui. Poétiques a posteriori.
Emmanuel Terray, La Politique dans la caverne.
Emmanuel Terray, Une passion allemande. Luther, Kant, Schiller, Hölderlin, Kleist.
Emmanuel Terray, Mes anges gardiens, précédé d’Emmanuel Terray l’insurgé, par
Françoise Héritier.
Camille de Toledo, Le Hêtre et le Bouleau. Essai sur la tristesse européenne, suivi
de L’Utopie linguistique ou la Pédagogie du vertige.
Camille de Toledo, Vies pøtentielles.
Camille de Toledo, Oublier, trahir, puis disparaître.
Peter Trawny, Heidegger. Une introduction critique.
César Vallejo, Poèmes humains et Espagne, écarte de moi ce calice.
Jean-Pierre Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne.
Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique I.
Jean-Pierre Vernant, L’Univers, les Dieux, les Hommes. Récits grecs des origines.
Jean-Pierre Vernant, La Traversée des frontières. Entre mythe et politique II.
Ida Vitale, Ni plus ni moins.
Nathan Wachtel, Dieux et vampires. Retour à Chipaya.
Nathan Wachtel, La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes.
Nathan Wachtel, La Logique des bûchers.
Nathan Wachtel, Mémoires marranes. Itinéraires dans le sertão du Nordeste
brésilien.
Catherine Weinberger-Thomas, Cendres d’immortalité. La crémation des veuves en
Inde.
Natalie Zemon Davis, Juive, catholique, protestante. Trois femmes en marge au
e
XVII siècle.
Une première édition française de la traduction de Léa Marcou a été publiée
par les Éditions Maren Sell en 1987
sous le titre
Le Chemin des Pyrénées.
Souvenirs 1940-1941
Sauf indication contraire, toutes les photographies
de Le Présent du passé ont été faites par Edwy Plenel.
Titre original : Mein Weg über die Pyrenäen
original :
ISBN
© 1985 Carl Hanser Verlag GmbH & Co. KG, Munich
ISBN 978-2-02-144962-4
© Éditions du Seuil, septembre 2020,
pour la traduction française de Léa Marcou
© Éditions du Seuil, septembre 2020,
pour le texte Le Présent du passé et les photographies d’Edwy Plenel
www.seuil.com
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
TABLE DES MATIÈRES
Titre
Edwy Plenel
La Librairie du XXIe siècle
Copyright
Le présent du passé
Le livre du passage
La route de la trace
L’autre France
Sur la frontière
L’état d’exception
L’ange vigilant
Mon chemin des Pyrénées - Souvenirs 1940-1941
Prologue
Paris, mai 1940
Gurs, mai-juin 1940
On recherche… Pontacq, été 1940
Lourdes, juillet 1940
Objectif : Marseille
« Les chaussures ne vont pas… »
« Le vieux Benjamin »
La route Lister change de nom
Banyuls-sur-Mer - Extraits de mon journal
12 octobre 1940
13 octobre
14 octobre
15 octobre
18 octobre
1er novembre
4 novembre
7 novembre
10 novembre
14 novembre
26 novembre
27 novembre
28 novembre
30 novembre
2 décembre
4 décembre
7 décembre
11 décembre
12 décembre
15 janvier 1941
16 janvier
20 janvier
23 janvier
27 janvier
16 février
Été 1940
Début septembre 1940
Automne 1940, quelques semaines plus tard…
Fin 1940
Fin janvier 1941
30 janvier 1941
8 février 1941
10 février 1941
Fin février
2 mars
6 mars
10 mars
25 mars
26 mars
1er avril
5 avril
Où est le bon choix ? - Cassis 1941
Vingt-deux vieux Juifs
Préparatifs de voyage - Automne 1941
Les quarante années suivantes - Extraits de carnets
Espagne
Frontière portugaise
Lisbonne
À bord du SS Colonial
Cuba – Extraits des premières pages de mes carnets cubains
1942 – Extraits des carnets cubains
1943 – Extrait des carnets
Extrait du manuscrit
Été 1944 – Extrait des carnets
Septembre 1944
Fin septembre 1944
1945
Fin 1945
Lisa Fittko - Notice biographique
La traductrice
EDWY PLENEL
LE PRÉSENT DU PASSÉ
« Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de la
catastrophe. Que “les choses continuent comme avant [à
aller ainsi]”, voilà la catastrophe. »
Walter Benjamin 1
J’ai rencontré Lisa Fittko en marchant.
Visitant régulièrement des amis à Céret, cette ville des
Pyrénées-Orientales qui attira tant d’artistes du XXe siècle à
leurs débuts – Pablo Picasso, Georges Braque, Juan Gris,
Chaïm Soutine, André Masson, Marc Chagall… –, j’aime filer
droit au sud pour rejoindre, d’un bon pas, la frontière
espagnole. Façon d’ajouter à l’échappée belle d’une randonnée
cette liberté symbolique d’une frontière sinon abolie, du moins
franchie, puis chevauchée le long de la ligne de crête qui la
délimite.
Sauf à avoir été gagné par l’indifférence au monde et aux
autres, vivre ce privilège convoque forcément d’autres
expériences, ne serait-ce qu’en pensée. Toute marche est une
gamberge : un exercice physique où le cerveau travaille autant
que les muscles, mais sans contrainte ni programme,
gambadant d’une réflexion à une intuition, associant des idées
inattendues, convoquant des rêveries enfouies. Dans ce
registre, arpenter les Pyrénées catalanes, dont tous les anciens
chemins de contrebande furent des sentiers de liberté au siècle
passé, conduit inévitablement au souvenir des exils d’hier et à
l’actualité des réfugiés d’aujourd’hui.
La mer Méditerranée où plonge doucement la chaîne
pyrénéenne est devenue, cette dernière décennie, un cimetière
pour plusieurs dizaines de milliers d’hommes et de femmes,
d’adultes et d’enfants, qui ne faisaient – qui ne font –
qu’exercer un droit fondamental, celui de se déplacer pour
s’inventer une vie, la sauver ou l’épanouir, survivre ou mieux
vivre, trouver l’espoir, chercher un refuge, bref, échapper au
hasard, parfois funeste, de la naissance 2. S’il est une terre qui
vous fait ressentir l’ignominie de cet abandon, le nôtre, comme
une brûlure toujours vive, c’est bien la Catalogne du Nord où
arrivèrent, en 1939, les cortèges défaits de la Retirada
républicaine, cet exode de plus de 450 000 réfugiés espagnols
après que le général Franco, l’allié de Hitler, eut remporté la
guerre civile. Nul hasard si, localement, les militant·e·s qui
entretiennent la mémoire de ce passé, notamment celle des
camps où la France les enferma et où ils furent bientôt rejoints
par les réfugiés allemands, sont très souvent les mêmes qui se
mobilisent au présent pour l’accueil des migrants, au nom du
devoir d’hospitalité 3.
En marchant sur le sentier du « chemin Walter Benjamin » sur le versant
français. © EP
Le livre du passage
Ce sont en effet les souvenirs de Lisa Fittko qui l’ont fait
revivre. Paru en 1985 dans une Allemagne qui n’était pas
encore réunifiée, Le Chemin des Pyrénées obtint l’année
suivante le grand prix du Livre politique de la RFA. Publié en
1987 en France chez Maren Sell, dans une traduction de Léa
Marcou ici reprise, ce témoignage eut un impact inouï sur la
relation des Allemands à leur propre histoire. Car c’est celui
d’une résistante, avant même l’arrivée du nazisme au pouvoir
en 1933, comme on le comprend dès les premières pages :
« J’avais le devoir de faire quelque chose contre ces brutes.
L’heure d’y aller avait sonné 8. »
Soudain, ce n’était plus le face-à-face paralysant, pour qui
veut agir au présent, entre les crimes des bourreaux et les
souffrances des victimes. Il y avait bien eu une alternative :
dire non, et agir en conséquence. Le poids de la tragédie était
enfin libéré d’un legs d’impuissance. L’onde de choc du livre
fut la réhabilitation de la résistance allemande, d’une
résistance à hauteur d’individus, sans sectarisme ni
aveuglement partisans, celle, en l’occurrence, d’une gauche
antifasciste radicalement démocratique et farouchement
indépendante. Celle de militant·e·s, juifs pour nombre d’entre
eux, qui avaient tôt compris et choisi de faire face. Celle aussi
d’une gauche radicale lucide sur le stalinisme, ses impostures
et ses crimes.
Avec son mari Hans, Lisa Fittko fut l’âme d’un réseau
clandestin organisant, depuis Banyuls, entre septembre 1940 et
avril 1941, l’échappée en Espagne de plus d’une centaine de
persécutés par ce chemin que Walter Benjamin fut le premier à
emprunter à ses côtés. En permettant que l’on se souvienne de
ce sentier, son livre l’a transformé en itinéraire d’une mémoire
active de la catastrophe européenne, nous rappelant que les
frontières sont faites pour être traversées et que les exilés sont
faits pour être accueillis. Non plus un passé mort, mais un
passé présent.
Portrait photographique de Lisa Fittko, jeune militante antinazie, pris en
Allemagne vers 1928. © Lisa Fittko
La route de la trace
Dans mon pays d’enfance, la Martinique, la route nationale
qui, depuis le centre de l’île vers le nord, relie la capitale Fort-
de-France à la commune du Morne-Rouge se nomme la route
de la Trace. Longue de vingt-neuf kilomètres, elle traverse une
nature luxuriante à mesure qu’elle monte en direction de la
montagne Pelée, volcan toujours actif. La trace donc, ce mot à
double sens, à la fois sentier et empreinte, mouvement et
immobilité, geste et reste, perspective et marque, promesse à
venir et mémoire à préserver. À cette aune, livre du souvenir et
piste de montagne, Le Chemin Walter Benjamin est bel et bien
une trace.
Image métaphorique du surgissement de l’événement, de
l’inattendu et de l’inconnu, de l’improbable et de
l’impensable, les éruptions volcaniques auraient suffi à convier
cette réminiscence enfantine. Mais il y a plus essentiel, qui fait
partie de cette histoire. En dehors du passage par les Pyrénées,
l’autre porte de sortie en 1940-1941 était le bateau depuis
Marseille, notamment pour les émigrants connus comme
communistes ou combattants de la guerre civile qui ne
pouvaient se risquer à traverser l’Espagne franquiste en train.
Or, en janvier 1941, une route entièrement nouvelle s’ouvrit
brièvement qui passait par la Martinique, possession française
d’outre-mer restée aux mains de Vichy sous le règne de
l’amiral Robert. De nombreux réfugiés furent ainsi sauvés en
embarquant sur le Winnipeg le 24 janvier, le Wyoming le
4 février, l’Ipanema le 18 février et le Paul-Lemerle le
24 mars 17.
La traversée par ce dernier cargo est la plus connue car il
emportait une pléiade de personnalités intellectuelles et
artistiques déjà renommées ou qui le devinrent. Avant de se
disperser sur le continent américain, débarquèrent de son bord
à Fort-de-France André Breton, Claude Lévi-Strauss, Victor
Serge, Wifredo Lam, André Masson, Anna Seghers…
Décisive à plus d’un titre, la rencontre qui eut lieu alors entre
André Breton et Aimé Césaire, entre le pape du surréalisme et
le poète de la négritude, était annonciatrice de futures causes
communes où d’anciens résistants au nazisme rejoindront les
luttes contre le colonialisme.
La côte espagnole vue du col de Rumpissa avec, au premier plan, le
premier panneau mémoriel catalan consacré à Walter Benjamin. © EP
Côté espagnol, le paysage est plus aride et sauvage alors que, côté
français, domine la douceur des vignes étagées du vin de Banyuls. © EP
L’autre France
Socialistes pour la plupart, les relais et soutiens français
que trouveront Hans et Lisa Fittko sur la Côte vermeille, à
Argelès, Collioure, Port-Vendres, Banyuls et Cerbère, étaient
dans le même état d’esprit unitaire. Et pour cause : ces
militants et élus locaux s’étaient forgés dans les luttes qui
conduisirent au Front populaire de 1936, puis dans l’aide
active à l’Espagne républicaine. Ils incarnent cette « France
généreuse » que loue Lisa 33, par opposition à la France
officielle qui, en signant l’armistice à Rethondes le 22 juin
1940, avait capitulé devant le nazisme. Son article 19 contenait
un arrêt de mort pour tous les réfugiés allemands : « Le
gouvernement français est tenu de livrer sur demande tous les
ressortissants allemands désignés par le gouvernement du
Reich et qui se trouvent en France, de même que dans les
possessions françaises, les colonies, les territoires sous
protectorat et sous mandat. »
Sauf si elles échouent, le propre des actions clandestines est
de ne pas laisser de traces. Il en est ainsi du héros français de
cette histoire, Vincent Azéma, résistant authentique mais si
discret que sa biographie est introuvable. Sur les moteurs de
recherche du Web, la seule entrée à son nom est une maison de
retraite, l’« Ehpad Résidence Vincent Azéma » de Banyuls-
sur-Mer… Tout au plus ai-je appris qu’il était viticulteur et
militant coopérateur. Maire socialiste de Banyuls avant d’être
démis par Vichy – il sera réélu à la Libération –, c’est lui qui
non seulement indique à Lisa la route pour passer la frontière
avec des recommandations sur comment ne pas se faire repérer
par les douaniers, mais qui lui apporte aussi un soutien
inappréciable, trouve un logement, signe des attestations,
donne des tickets d’alimentation…
À Banyuls, le « boulevard des Évadés de France » est un sens interdit dont
le symbole rappelle les audaces des premiers résistants qui ont sauvé
l’honneur. © EP
Sur la frontière
Quand j’ai visité pour la première fois le cimetière de
Portbou et découvert Passages, le mémorial conçu par
l’Israélien Dani Karavan, j’ai immédiatement pensé à son
compatriote Michel Warschawski. Je l’ai connu dans nos
communes jeunesses militantes alors que, fils du grand rabbin
de Strasbourg, il était déjà installé à Jérusalem qu’il avait
décidé de gagner, à l’âge de seize ans, pour y entreprendre des
études talmudiques. La résonance était logique : Gershom
Scholem, le grand ami de Walter Benjamin qui essaya en vain
de le convaincre de venir l’y rejoindre, s’était installé dès 1923
à Jérusalem, alors en Palestine sous mandat britannique, pour
y enseigner la mystique juive dont il sera l’un des grands
spécialistes 39.
Mais l’écho résonnait au-delà, vers un horizon plus proche
et, surtout, plus politique. C’est en effet par un « Discours sur
la frontière » que s’ouvre l’autobiographie de « Mikado »,
comme l’appellent tous ses camarades, dont le titre est
précisément Sur la frontière. Devenu militant pacifiste
d’extrême gauche, il y raconte comment, dès 1968, il a fait le
choix de se placer sur la frontière : « Si nous avons contribué,
un tant soit peu, à la perspective d’une paix israélo-
palestinienne, c’est par ce positionnement sur la frontière, qui
a permis les premiers pas du dialogue et de la coopération
israélo-palestinienne. Je refuse d’être un garde-frontière, je
veux continuer à être un passeur, à travers les murailles de la
haine et les barrières de la ségrégation 40. »
L’état d’exception
Depuis son départ d’Allemagne, le 17 mars 1933, sa
situation de précarité matérielle n’avait cessé de s’aggraver. La
dernière année, 1939, fut la plus terrible, marquée par sa
déchéance de nationalité et par son internement, d’abord à
Colombes dans un stade olympique, puis ensuite près de
Nevers dans un camp, où se trouvait aussi Hans Fittko. Ce fut
le sort de tous les réfugiés allemands, donc de tous les
antinazis qui avaient sollicité la protection de la France des
droits de l’homme : annonçant la capitulation de la majorité de
ses élites à l’été 1940, la Troisième République traita en
ennemis durant la « drôle de guerre » ses alliés potentiels
contre Hitler. Des soutiens officiels permettront à Benjamin
d’en sortir. Parmi eux, celui d’un poète, alors secrétaire
général du Quai d’Orsay et qui sera l’un des premiers Français
déchus de nationalité par Vichy : Alexis Leger alias Saint-John
Perse, dont l’imaginaire prend sa source aux Antilles où il est
né, en Guadeloupe précisément – et cette coïncidence n’est pas
pour me déplaire.
Ayant rejoint Lourdes, où se trouvaient aussi son amie
Hannah Arendt ainsi que Lisa Fittko, toutes deux rescapées du
« camp de concentration » (c’était l’appellation en vogue dont
les nazis n’avaient pas le monopole) de Gurs, il était déterminé
à se sauver 45. Mais il ne se faisait guère d’illusions sur ses
chances de réussite. Pas seulement parce que, selon les
témoignages de ses contemporains, il était dénué de tout sens
pratique, quelque peu empoté en somme, mais surtout parce
qu’il avait une conscience aiguë de la probabilité du pire. En
ce sens, le portrait qu’en dresse Lisa est fidèle : elle le montre
conscient de ses faiblesses physiques mais arc-bouté sur son
choix de passer la frontière. Aucune panique ne le saisit et sa
politesse proverbiale, d’une élégance surannée, ne le quitte
jamais.
Sa décision d’en finir quand il apprend à Portbou qu’un
soudain revirement bureaucratique des autorités franquistes va
le renvoyer en France, au risque d’être pris au piège de la
police de Vichy, est la conclusion d’une patiente lucidité. C’est
un acte de liberté face à cette violence qui entrave,
précisément, sa liberté. Un acte longuement muri : dans sa
correspondance comme dans ses conversations, il avait
clairement annoncé que le suicide était l’une des échappées
possibles. Arthur Koestler a ainsi témoigné que Walter
Benjamin, « mon voisin de la rue Dombasle à Paris, le
quatrième dans nos parties de poker du samedi et une des
personnes les plus originales et les plus spirituelles que j’aie
connues », lui demanda à Marseille : « Si vous êtes en
difficulté, avez-vous quelque chose à prendre ? » Puis,
joignant le geste à la parole, Benjamin lui offrit la moitié des
doses de morphine qu’il avait sur lui 46.
Sur le versant français du Chemin, un panneau rappelle que, « en route
vers l’Espagne, le groupe dont faisait partie Walter Benjamin a effectué une
pause auprès de cette source ». © EP
L’ange vigilant
Visitant à Londres, en 1995, une exposition sur l’art
européen sous les dictatures entre 1930 et 1945, je suis tombé
en arrêt devant un ange de Paul Klee 52. Un ange peint en 1939,
quand il était minuit dans le siècle. Sur fond noir, d’un simple
trait blanc, il regarde sans ciller la catastrophe, tel un fantôme
aux yeux grands ouverts. Je l’imagine dialoguant avec l’ange
de Klee que possédait Walter Benjamin, aujourd’hui dans la
collection du Musée d’Israël à Jérusalem, à deux décennies de
distance puisque cet Angelus Novus fut peint en 1920.
Dans la thèse IX de Sur le concept d’histoire, Benjamin dit
voir dans son tableau « l’Ange de l’Histoire », cet ange qu’une
tempête « pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne
le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève
jusqu’au ciel […]. Cette tempête, ajoute-t-il, est ce que nous
appelons le progrès 53 ». Klee a peint et dessiné beaucoup
d’anges 54, et celui de 1939 est connu comme l’« Ange
vigilant ». Il veille, guette, alerte, alarme. Il n’est plus temps
de commenter, dit-il, mais d’agir. Sinon il sera trop tard.
Cet ange plus tardif me semble fait pour nos temps
déniaisés et incertains. Nul hasard, ou plutôt « hasard
objectif » comme auraient dit les surréalistes, si son intitulé
évoque cet « Appel à la vigilance » lancé par quarante
intellectuels français et européens le 13 juillet 1993, au début
du basculement dans ces trois dernières décennies où le pire
du passé a fait son retour sous de nouveaux oripeaux 55. « Nous
sommes préoccupés, disaient en préambule les signataires, par
la résurgence, dans la vie intellectuelle française et
européenne, de courants antidémocratiques d’extrême droite.
Nous sommes inquiets du manque de vigilance et de réflexion
à ce sujet 56. » Puis ils détaillaient cette « stratégie de
légitimation » des idéologies racistes, xénophobes, identitaires
et autoritaires, qui, depuis, n’a cessé de s’épanouir dans
l’espace public, politique, intellectuel et médiatique.
L’Ange vigilant de Paul Klee (1939). © Zentrum Paul Klee, Bern,
Bildarchiv
Lisa Fittko ne dit pas autre chose à la fin d’un des films qui
lui a été consacré en 1999, Nous ne nous rendrons pas : « Et
puis ? Ce qui viendra après ne sera pas toujours facile. Ça
dépend des générations futures 61. » Autrement dit de nous qui
sommes encore de ce monde. Et de toutes celles et tous ceux
qui viendront après nous. Arpenter le « chemin Walter
Benjamin », ce n’est donc pas seulement se souvenir, c’est
prendre conscience de cette responsabilité qui nous incombe,
celle que nous lègue notre liberté. S’éveiller, se réveiller. Faire
face, dire non.
Dans un formidable fragment sur « le capitalisme comme
religion », Walter Benjamin glisse cet étonnant ordre du jour :
« Vaincre le capitalisme par la marche à pied 62. » À quelques
kilomètres de son chemin, reposant à Collioure depuis la
Retirada de 1939, un poète espagnol lui fait écho, Antonio
Machado :
MON CHEMIN
DES PYRÉNÉES
Souvenirs 1940-1941
Prologue
Je suis venue en France afin de vérifier pour ce livre les
récits que, au bout de presque quarante ans, me dicte ma
mémoire. Mais une fois sur place, je me suis aperçue que je
recherchais également cette partie de moi-même que j’avais
laissée en France.
Je me suis rendue au lieu où, avec des milliers d’autres
émigrées, l’on m’avait enfermée derrière des barbelés. À la
place du camp de concentration de Gurs, j’ai vu une forêt. Les
hommes et la nature s’étaient alliés pour recouvrir d’arbres,
hauts et très verts, les traces de tant de souffrances. J’ai pensé,
étonnée : comment est-ce possible, en si peu de temps ?
J’ai demandé dans une ferme si quelqu’un se souvenait du
camp. On est allé chercher le grand-père. Il m’a montré par où,
à l’époque, on faisait passer en fraude dans le camp de la
nourriture et d’autres choses.
J’ai pu, à Cassis, retrouver Marie-Ange qui avait sauvé des
chambres à gaz mes parents et quelques centaines d’autres
personnes. À la frontière espagnole, où nous avions aidé des
fugitifs à franchir la montagne, j’ai rendu visite à l’ancien chef
de l’armée secrète à Banyuls-sur-Mer, M. Honoré Prats, et à
son épouse. Je n’ai pu retrouver le commissaire de Mâcon qui
avait arrêté mes parents, ni le médecin qui, lorsque je suis
tombée gravement malade, avait refusé de me soigner parce
que j’étais une émigrée de l’Allemagne nazie.
Je n’ai pas grandi en France. J’ai vécu mon enfance et ma
jeunesse à Vienne puis à Berlin – où la France était l’ennemie
héréditaire. C’est ce que l’on nous enseignait à l’école.
Cependant, mon père m’avait montré un jour une annonce de
Reims : une jeune fille, Suzanne, souhaitait correspondre avec
une Allemande de son âge. Nous nous sommes écrit, avons
échangé des photos, et je rêvais parfois de Suzanne et de
Reims.
Cela se passait peu après la Première Guerre mondiale.
Mes parents et leurs amis disaient : « Plus jamais de
guerre ! » Ils ont raison, surtout plus jamais de guerre, pensais-
je. Moi par exemple il avait fallu m’expédier en Hollande, et
mon frère au Danemark, parce que, au régime des soupes
distribuées par l’Association viennoise des écrivains à ses
membres, nous maigrissions à vue d’œil.
Dans mon école berlinoise, au cours d’histoire, le
professeur citait le nom d’une bataille, désignait un élève du
doigt : celui-ci devait se lever d’un bond et en donner la date.
Parfois, pour varier les plaisirs, il procédait en sens inverse :
date-doigt-nom de la bataille. Celle de la forêt de Teutoburg 1
étant la plus prisée. Notre cours d’histoire fut l’une des raisons
qui me poussèrent à adhérer à l’Union des élèves socialistes.
Elle avait des sections locales à l’école Karl-Marx de Neukölln
et dans d’autres établissements berlinois d’« enseignement
secondaire court », principalement fréquentés par des élèves
issus de familles ouvrières.
Nous étions curieux, avides de savoir, anxieux de tout
comprendre. Nous allions à des réunions, des manifestations,
des conférences, participions à des débats politiques. Un jour,
je me suis trouvée prise dans une bagarre : les Casques
d’Acier 2 avaient fait irruption dans une assemblée des
Jeunesses ouvrières socialistes.
Lors d’une réunion électorale, je vis des types de la
Bannière du Reich 3 démolir à coups de bâton, de matraque, et
de casse-tête – ils tapaient systématiquement sur la tête – une
poignée de communistes coupables de troubler la séance en
apostrophant les orateurs et en scandant des slogans. Mais ils
sont comme les Casques d’Acier, me dis-je, horrifiée. Et je me
trouvais lâche, je sentais que j’avais le devoir de faire quelque
chose contre ces brutes. L’heure d’y aller avait sonné.
1. 8 après J.-C. Victoire remportée sur les Romains qui avaient attaqué
l’Allemagne du Nord. N.d.T.
2. Organisation paramilitaire de la droite nationaliste.
3. Organisation paramilitaire des partis démocratiques.
4. Quartier ouvrier de Berlin.
Paris, mai 1940
Voici quatre jours, lorsqu’à la drôle de guerre 1 a succédé
l’offensive allemande, les murs de la capitale se sont couverts
de grandes affiches rouges. Elles annoncent l’internement en
« camp de concentration » de tous les étrangers ressortissants
de pays ennemis. Par ce terme, il faut entendre les
ressortissants allemands. Le régime nazi nous a retiré, à nous
autres émigrés, la citoyenneté allemande, mais
« ressortissant » peut aussi s’interpréter comme « originaire
de ». Quoi qu’il en soit, les autorités françaises nous
cataloguent étrangers ennemis et, par conséquent, nous devons
être enfermés dans des camps. Les Autrichiens réfugiés en
France après l’Anschluss partagent le même sort : l’Autriche
faisant à présent partie du Reich, ils sont également des
ressortissants.
Paulette se souvient :
Quand le train s’est arrêté à Oloron et que j’ai vu les
montagnes, les Pyrénées, j’ai su qu’on nous emmenait à
Gurs, le camp où avaient été enfermés les combattants
espagnols. À notre descente du train, on nous a dit qu’on
nous logerait dans des hôtels. Non loin de moi, il y avait
une femme élégamment vêtue, accompagnée de sa fille.
Très énervée, elle s’était mise à parlementer avec une
sentinelle, voulait savoir où elle pourrait téléphoner. Le
soldat lui a répondu que, pour le moment, elle devait
attendre sur place, mais qu’il se chargerait volontiers de
donner un coup de fil. Elle l’a prié de lui réserver une
chambre à deux lits, avec salle de bains, dans un bon
hôtel. L’homme s’est éloigné et, quelques minutes plus
tard, est revenu lui annoncer : « Tout est réglé. Votre
chambre est retenue. » La femme l’a remercié et s’est
calmée.
On nous a embarquées dans des autobus.
Te rappelles-tu le tableau ? Cette immense étendue de
terrain plat, marécageux, divisée en son milieu par un
chemin tracé au cordeau. De part et d’autre, les îlots, des
rectangles entourés d’une haute et dense clôture de
barbelés. À l’intérieur de chacun d’eux, les rangées bien
alignées de baraques en bois. Des baraques, encore des
baraques, rien que des baraques jusqu’à l’horizon, à
l’infini. Quelle sinistre vision !
Les autobus s’arrêtèrent devant les différents îlots.
Quelques femmes s’étaient mises à hurler, d’autres
sanglotaient, d’autres encore paraissaient frappées de
stupeur. Je cherchai du regard l’élégante à la chambre
d’hôtel. Elle pleurait comme une enfant.
Plus tard, tu m’as demandé à travers les barbelés : « Et
toi ? » Moi, j’avais entendu parler de Gurs, mais je
n’avais tout de même pas imaginé ça. Seulement, la
première réaction passée, je me suis dit : « Si les
hommes ont vécu ici pendant quinze mois et tenu le
coup, j’y arriverai bien moi aussi. » Non, je n’ai pas
pleuré.
Du reste, le sais-tu, Oloron est une ravissante petite
ville, une cité médiévale juchée sur un plateau ? À vrai
dire, je ne m’en suis aperçue qu’en y revenant trente ans
plus tard. Entre-temps, Gurs avait disparu. Sans laisser
de traces. Il n’en subsiste que le souvenir.
Quelques femmes de ce dernier convoi de Paris avaient été
affectées à notre division. Nous ne cessions de leur poser des
questions, et elles nous racontaient tout ce qu’elles savaient.
Pas grand-chose, en réalité. Elles n’avaient toujours pas été
autorisées à communiquer avec l’extérieur. Mais elles avaient
pu, de temps à autre, mettre la main sur un journal ou obtenir
quelques informations de leurs gardiens.
– Personne ne sait ce qui se passe, nous rapportèrent-elles.
Si ce n’est que les Allemands avancent à une vitesse
foudroyante. À en croire certaines rumeurs, ils ne seraient pas
loin de Paris.
– Vous croyez ça ? leur demandâmes-nous, suspendues à
leurs lèvres.
Pour toute réponse, elles secouèrent la tête et haussèrent les
épaules.
– J’ai un ami à la préfecture, expliqua l’une d’elles. Il a
réussi à venir me voir au Vél’ d’Hiv’, la veille de notre départ.
Il m’a seulement dit qu’on allait nous évacuer en toute hâte de
Paris et nous transférer au Sud pour nous mettre en sécurité.
Elles nous racontèrent aussi qu’un vent de panique soufflait
parmi les émigrées encore en liberté. Elles l’avaient appris à la
fois par leur filière clandestine d’informations et par les
femmes arrivées ces derniers temps, en isolées, au Vél’
d’Hiv’. Tous les jours, assuraient celles-ci, la queue
s’allongeait devant le palais des Sports : des femmes qui
demandaient à y être admises, afin de faire partie d’un convoi
vers le sud. Et nous, derechef :
– Et vous croyez ça ? Il s’agit certainement de bobards ?
– Non, répondirent-elles, c’est sûrement vrai. Vous n’avez
pas idée de la xénophobie ambiante, une vraie psychose. Nous,
les émigrés allemands, nous sommes à présent considérés
comme l’ennemi, comme des espions et des agents de Hitler ;
sinon, n’est-ce pas, on ne nous aurait pas arrêtés. Nous
sommes la cinquième colonne, et nous arrivons même par la
voie des airs en sautant en parachute. Les journaux parisiens
ont fait des gros titres du genre : « PARACHUTISTES AU-DESSUS
DE L’OPÉRA – CINQUIÈME COLONNE EN HABIT DE RELIGIEUSE ».
Depuis, plus une bonne sœur n’est en sécurité à Paris.
Paulette se souvient :
Ces pois chiches étaient abominables. Mais nous avions
si faim qu’il n’y en avait jamais assez. Chaque jour, je
comptais combien il en nageait dans mon assiette :
généralement quatorze ou quinze, exceptionnellement
seize. Quelquefois, je tombais aussi sur un morceau de
feuille de chou, un peu pourri, ou une rondelle de
carotte.
J’étais « coupeuse de pain » parce que j’avais un bon
coup d’œil. Chaque matin, on nous remettait notre ration
de la journée : un pain pour six femmes. Les autres,
debout autour de moi, surveillaient comment je plaçais
le couteau, et les critiques pleuvaient : « Ce morceau est
trop gros ! » – « Maintenant il est trop petit ! », puis :
« Mais non, plus gros, beaucoup plus gros ! » Chacune
craignait d’être lésée. Le découpage du pain, c’était l’un
des grands événements de la journée.
Je me souviens de mon débat intérieur, chaque matin :
« Combien de pain puis-je manger tout de suite ? Si
j’en prends une tranche épaisse de deux doigts, va-t-il
m’en rester assez pour midi et ce soir ? Peut-être
pourrais-je me contenter d’une tranche un peu plus
fine ? Ça me permettrait d’en mettre un morceau de côté
pour l’heure du coucher, le moment où mon estomac
crie le plus famine. »
Pendant la journée, il fallait garder son pain en lieu sûr.
Jusqu’à présent, on ne m’avait volé le mien qu’une seule
fois, et la coupable était une femme d’une autre baraque.
C’était d’ailleurs un peu de ma faute, car je l’avais laissé
bien en vue.
Martha imputait ses violentes douleurs abdominales aux
pois chiches : elle les digérait mal, supposait-elle, à
cause de ses problèmes de vésicule biliaire. Nous
aurions tant voulu l’aider ! Mais il n’y avait ni médecin
ni médicaments. Je la revois encore, allongée devant la
baraque, sur sa vieille couverture, ses cheveux
légèrement grisonnants bien tirés en arrière. « Il y a là
une femme, me raconta-t-elle, qui fait chaque jour la
tournée des malades et leur impose les mains. Elle est
convaincue de posséder un pouvoir de guérisseuse. Je ne
crois pas à ces fadaises, bien entendu. Mais, sans que je
puisse me l’expliquer, quand elle me pose les mains sur
le ventre, ici, à cet endroit, je sens se relâcher cette
tension qui m’oppresse. »
Martha était un peu plus âgée que nous. Certaines la
connaissaient depuis les jours lointains des Jeunesses
socialistes. Quand je pense à elle, l’expression l’enfer de
Gurs me vient immanquablement à l’esprit.
Un jour arrivèrent les religieuses. On les avait transportées
par autobus, un convoi de deux véhicules. Elles furent
affectées à notre division. Debout derrière le grillage, nous les
regardions débarquer. La route poussiéreuse grouillait de
silhouettes noires. On les avait réparties dans des baraques
différentes, mais l’une d’elles, probablement la mère
supérieure, parlementa avec la gardienne-chef et on leur
octroya une baraque vide où elles purent se regrouper.
Remarquant qu’elles se livraient à un étrange manège, j’y
jetai, curieuse, un coup d’œil : elles s’efforçaient de tendre, à
l’aide de draps, de couvertures, de bouts de chiffons de toutes
sortes, des rideaux entre les paillasses. « Pourquoi font-elles
ça ? » demandai-je à une amie catholique. « Elles n’ont pas le
droit de se voir se déshabiller », me répondit-elle. Je trouvai la
chose du plus haut comique.
Un peu plus tard, je questionnai un petit groupe de
religieuses. Pourquoi les a-t-on amenées ici ? Venaient-elles
d’Allemagne ? « Non, d’Alsace », me dirent-elles. À leur
accent, je m’en étais doutée. Mais depuis la dernière guerre les
Alsaciens étaient français : alors pourquoi les internait-on ? Eh
bien, justement, elles ne comprenaient pas. Elles étaient toutes
des orphelines élevées dans ce couvent. Encore enfants
lorsque, au lendemain de la Première Guerre mondiale,
l’Alsace était redevenue française. Parvenues à l’âge adulte,
elles étaient restées dans leur couvent et avaient pris le voile.
La semaine précédente, la police était venue, les avait
demandées nominalement. Une fois toutes rassemblées, on
leur avait dit : « Faites vos bagages, on vous emmène. »
Comme elles ne réalisaient pas, on leur avait précisé : « Vous
êtes des étrangères ennemies, des ressortissants allemands, et
par conséquent nous devons vous envoyer dans un camp. » La
mère supérieure avait réclamé une explication. On avait alors
appelé le chef de la police.
On avait trouvé dans les dossiers, avait-il déclaré, que ces
religieuses étaient nées non en Alsace mais en Allemagne et
que, apparemment, on ne leur avait pas octroyé, en 1920, la
citoyenneté française. C’était bizarre, il en convenait. Mais s’il
s’agissait d’une erreur, elle serait rectifiée au camp. Lui, chef
de la police locale, se bornait à obéir aux ordres. Il faisait son
devoir.
Le lendemain, le comportement des nonnes attira à
nouveau mon attention. C’était l’heure de la soupe, avec la
bousculade habituelle. On se disputait, on se poussait, on
s’insultait. Soudain, j’entends quelqu’un dire : « Après vous, je
vous prie, nous pouvons attendre. » Et trois religieuses
s’effacent, avec un sourire, pour laisser passer les femmes qui
font la queue derrière elles. Un geste tout à fait incongru en
ces lieux. Les autres femmes regardent les trois bonnes sœurs
d’un air presque effrayé et cessent, pour un temps, de se
bousculer.
– Vous n’aviez donc pas faim ? demandai-je, un peu plus
tard, à l’une des nonnes.
– Oh, ça ne nous dérange vraiment pas. Les autres dames,
elles, n’ont pas eu de repas convenable depuis bien longtemps.
J’avais toujours considéré les bonnes sœurs comme des
tartuffes. Il s’avérait à présent que, pour celles-ci du moins,
l’amour du prochain n’était pas une formule creuse. Étonnant !
Puis je pensai à notre baraque. Au 21, on ne se battait pas
pour la nourriture. La chose nous paraissait aller de soi : chez
nous, les antifascistes, la solidarité l’emportait sur la faim ; nos
convictions communes nous liaient. Et puis nous avions
appris, d’expérience, à nous débrouiller dans l’adversité. Nous
avions « organisé », je ne sais comment, une grande bassine,
avec laquelle nous allions chercher les soixante rations que
nous nous répartissions ensuite. S’il restait quelque chose,
nous donnions du « rab » aux plus maigres et aux plus faibles.
Je me souviens qu’un jour je cessai de m’alimenter. Je ne
pouvais plus voir ni sentir cette espèce de brouet aux billes de
bois – peut-être mon estomac se refusait-il à poursuivre
l’expérience. Au moment de la distribution, je restai allongée
sur ma paillasse. Manger ne m’intéressait pas, je ne sentais
plus la faim. Annie, ma voisine de paillasse, m’apporta de la
soupe. Je lui dis :
– Je n’en ai pas envie, prends ma part.
– Ne sois pas stupide et ne fais pas d’histoires, répliqua-t-
elle. L’essentiel, c’est de tenir le coup, de nous en sortir,
toutes, tant que nous sommes.
Je savais bien, pourtant, qu’Annie était perpétuellement
affamée. Mais la solidarité était plus forte que la faim. Les
paroles de Brecht me traversèrent l’esprit :
… et ne pas oublier
où réside notre force
quand nous avons faim et quand nous mangeons
la Solidarité
Les religieuses, en fait, n’étaient pas les seules, loin de là, à
ne pas savoir qu’elles étaient allemandes. Le cas de l’une de
ces malheureuses, prisonnière d’inextricables subtilités
administratives, s’est gravé dans mon esprit. Elle ne parlait pas
un mot d’allemand.
– À quel âge êtes-vous arrivée en France ? lui avais-je
demandé.
– Je suis française. Née ici. Je n’ai jamais mis les pieds à
l’étranger, sans même parler de l’Allemagne.
– Mais alors, sous quel motif vous ont-ils internée ?
– C’est la question que je leur ai posée quand ils sont venus
me chercher, m’interrompit-elle – ses mains voletant devant
mon visage comme si j’étais moi-même de la police – et je
leur ai dit : Fichez-moi le camp ! Ils m’ont alors montré le
dossier. J’avais presque oublié, ça fait si longtemps. Je n’avais
que dix-huit ans, j’étais incroyablement naïve, et follement
amoureuse de ce jeune Allemand. Nous nous sommes mariés
très vite. Ça n’a duré que quelques mois, c’était un vaurien ce
sale boche. Maintenant, ils affirment que j’ai la double
nationalité, française et allemande. Tout le monde commet des
erreurs de jeunesse, on fait des bêtises – mais ils ne peuvent
tout de même pas vous fourrer en prison pour ça.
Tout contre les barbelés, au bord de la route, s’allongent à
l’air libre de grandes auges surmontées d’un gros tuyau
comportant, à intervalles d’un mètre environ, des « robinets »
– en fait de simples trous. C’est notre salle d’eau. De l’eau, il
n’y en a que le matin, pendant environ deux heures. Et parfois
elle coule goutte à goutte. Nous sommes plus de mille
femmes, et c’est tout ce dont nous disposons pour notre toilette
et notre lessive.
Si encore il n’y avait pas ces maudits soldats ! Ils
affectionnent ce moment-là pour venir patrouiller dans le coin,
de plus en plus près des auges.
– En ce qui me concerne, ils en sont pour leurs frais !
déclare ma voisine.
Nous la regardions toutes avec envie : elle possédait un ciré
dont elle s’enveloppait – sans rien en dessous – pour se laver.
Certaines femmes ne se résignaient pas à faire leur toilette
sous le regard vigilant et scrutateur des représentants de la
« glorieuse armée française ». Elles s’efforçaient, à grand
renfort de contorsions grotesques, de se couvrir de leur
serviette, tantôt le haut tantôt le bas, par-derrière et par-devant.
D’autres, en revanche, se déshabillaient en toute quiétude :
– Les ignorer, c’est encore leur faire trop d’honneur,
affirma une Viennoise.
Nous économisions soigneusement le savon. Il ne restait
pas grand-chose de celui que nous avions apporté, et où
aurions-nous pu en acheter ? Il existait certes un marché noir,
mais le seul mode de paiement était le travail : les plus
démunies lavaient le linge des « nanties », moyennant un bout
de savon qui leur permettait de faire leur propre lessive et celle
de quelques autres, qui à leur tour les rémunéraient sous une
forme ou sous une autre.
Par la suite il se créa une cantine, gérée par les geôlières.
Ici, on payait en espèces. On pouvait par exemple commander
un œuf ou une carotte, ou bien encore des tomates (celles-ci
étant particulièrement prisées : on disait qu’elles préservaient
des avitaminoses). Les matonnes fixaient le prix et on réglait
d’avance. Après quoi, l’on attendait qu’elles soient en mesure
de livrer la commande. Cela prenait parfois plusieurs jours.
Parfois aussi elle n’arrivait jamais. Inutile d’espérer se faire
rembourser…
Célina, ma chérie
Si je t’aime, c’est pour la vie…
Parfois, les autres réfugiés reprenaient en chœur, et le
dortoir tout entier proclamait son éternel amour pour Célina.
Sitôt que ses jambes pouvaient à nouveau le porter, chacun
poursuivait sa quête. Quête de parents et amis (Karl, le mari de
Paulette, surgit un beau jour avec une poignée de soldats de
son régiment, et vint loger avec nous à l’école Belle de Mai),
de papiers d’identité ou de tickets de pain (authentiques ou
faux). On cherchait à établir le contact avec des amis qui
avaient réussi à immigrer aux États-Unis, à Saint-Domingue
ou en Chine. Nous cherchions à faire relâcher le père de
Paulette (nous avions pu lui rendre visite aux Milles).
Maintenant que Pétain et Laval régnaient en maîtres sur la
« zone libre », nous en étions, à l’évidence, seulement au
commencement de la fin. Tandis que, peu à peu, la plupart des
réfugiés français – étaient-ils six millions, ou davantage ? –
regagnaient leur domicile, nombre de nos émigrés allemands
ballottaient de l’aveuglement à la panique. Une attitude à
laquelle nous réagissions avec peu de compréhension, voire
avec une certaine impatience : mais réveillez-vous donc, faites
quelque chose – vous restez assis là, dans la merde, sans lever
le petit doigt –, qu’est-ce que vous attendez ?
C’était un après-midi de début août – un soleil brûlant,
doublé d’un mistral qui vous transperçait les os. Nous
marchions depuis des heures. De temps à autre, nous
rencontrions des amis. Nous nous arrêtâmes quelques instants
pour bavarder avec Léo Lania et sa femme Lucy, assis à la
terrasse d’un café – mon frère et Léo s’occupaient de mettre
sur pied une combine mystérieuse et compliquée censée nous
permettre à tous de quitter la France. Lucy me toisa de la tête
aux pieds, secoua la tête et déclara :
– J’ai une autre robe. Je te l’apporte demain, il faut que tu
jettes ces haillons.
Elle me fit cadeau d’une robe en tricot blanc à rayures
noires, follement chic – mais ça, ça s’est passé le lendemain.
Après les avoir quittés, nous continuâmes à marcher – je ne
me souviens plus du tout à la recherche de qui ou de quoi nous
étions partis ce jour-là. Arrivés devant un large escalier
menant à un bâtiment public, je décrétai :
– Je ne fais pas un pas de plus, je m’assois.
Le fronton de l’édifice portait l’inscription : ORPHELINAT. Je
m’assis sur une marche et fermai les yeux. Quelques minutes
plus tard j’entendis une voix fluette :
– Madame… ?
Deux fillettes se tenaient devant moi :
– Madame, vous êtes une orpheline ?
Elles me tendaient quelques pâquerettes.
– Pour vous, madame l’orpheline. Ça porte bonheur…
« Les chaussures ne vont pas… »
La terre entière semblait s’être donné rendez-vous à
Marseille. La ville était bondée de réfugiés, dont des légions
d’émigrés allemands. Le grand port incarnait l’espoir de se
libérer du piège.
Hans, mon mari, se méfiait des plans d’évasion aventureux
du style bateaux illégaux et traversées clandestines : jusqu’à
présent tous avaient capoté, l’un après l’autre. Il préférait se
sentir sur la terre ferme. Et tous ces systèmes biscornus –
appui d’un consul, obtention d’un visa de transit ou d’une
autorisation de transfert de devises – supposés vous mener en
Amérique du Nord ou du Sud ne revenaient-ils pas à se
cramponner à des chimères parce qu’on se sent dépassé par
l’inconcevable réalité ? Où des gens comme nous, sans
relations, sans papiers, sans argent, pourraient-ils aller, alors
que tous les pays neutres nous rejetaient comme des
pestiférés ?
En revanche, nous pourrions toujours, en France, plonger
dans la clandestinité. Pour nous, cette situation ne serait pas
nouvelle : nous en avions l’habitude depuis 1933. Même dans
le contexte actuel, il devrait y avoir moyen de trouver un
refuge, estimait mon mari : il existait toujours des gens bien.
Et c’est probablement à la campagne, affirmait-il, que nos
chances seraient les meilleures. Au temps où, fuyant
l’offensive allemande, il faisait route vers le sud, il avait été à
plusieurs reprises recueilli par des paysans. Hans, le Berlinois
en uniforme français, se sentait en sécurité chez des Français
qui le cachaient des Allemands. Dans le Massif central, par
exemple, il y aurait certainement toutes sortes de
possibilités… Dans ces coins-là on était introuvable. Et nous
pourrions y passer l’hiver à l’abri – quelle que soit la durée de
l’hiver nazi.
Le projet me convenait. Mais ne devrions-nous pas,
néanmoins, tenter de quitter la France ? Tenter certes, répondit
Hans, mais surtout pas tabler là-dessus.
Il était beaucoup question, chez les émigrés, du Portugal,
un pays neutre et qui, selon toutes probabilités, le resterait.
Quelques personnes, titulaires d’un visa américain, avaient
obtenu un visa de transit portugais. La nouvelle déclencha une
floraison d’idées sur la manière de se procurer un visa de
transit, même en l’absence de visa américain.
Pour bénéficier d’un visa de transit, il fallait naturellement
posséder un visa d’entrée quelque part. Ce qui nécessitait, en
premier lieu, d’avoir un passeport. En outre les Portugais, afin
d’être sûrs de se débarrasser de vous, exigeaient un billet,
dûment payé, à destination d’un pays d’outre-mer. Lequel
billet devait être réglé en dollars – chose irréalisable pour la
plupart des émigrés qui n’avaient pas d’argent ni, à plus forte
raison, d’autorisation de transfert de dollars.
Pour se rendre de France au Portugal, il fallait également
un visa de transit espagnol – que l’on ne pouvait demander que
sur présentation de celui du Portugal : tous les pays avaient
peur de voir les émigrants s’incruster chez eux comme des
punaises. Qui plus est, tous ces visas étaient bien entendu
payants.
L’aide financière nous parvint d’une source inattendue :
l’arrêté de démobilisation. On remettait à chacun, outre son
attestation de démobilisation, une feuille de route, un billet de
chemin de fer pour rentrer chez lui, plus mille francs (sans
oublier le fameux imperméable – seule pièce, apparemment,
dont l’armée française était abondamment pourvue pour la
durée de la guerre).
À Toulouse, la démobilisation débuta le lundi pour les
militaires dont le nom commençait par A, B, C, D et E. Les F
à J devaient se présenter le mardi. Mon frère Hans était dans le
premier cas. Hans Fittko, mon mari, jamais pressé d’habitude
de se rendre à une convocation, l’avait accompagné : qui sait ?
le mardi il n’y aurait peut-être plus d’argent ou, pire, toutes ces
belles dispositions auront été annulées… On lui dit de revenir
le lendemain ; il fit donc la queue devant le guichet voisin où
l’affaire fut réglée sans problème. Il était désormais,
officiellement, un soldat français démobilisé, nanti qui plus est
de mille francs et d’un imperméable – malheureusement bien
trop grand pour lui.
Nous ne comprenions pas bien pourquoi ni comment on
pouvait – et même on devait – être démobilisé alors qu’on
n’avait jamais été mobilisé mais interné dans un camp de
concentration. Mais, dans notre situation, on ne posait pas de
questions stupides.
13 octobre
Nous avons eu un long entretien avec M. Azéma. Il
se félicite de notre venue, et de notre décision de séjourner un
certain temps à Banyuls. Surtout, il nous a parlé des us et
coutumes des gens du pays, en nous indiquant comment nous
comporter pour nous faire accepter. Sans oublier de nous
mettre en garde contre les erreurs à ne pas commettre. Quand
nous partirons, entre quatre et cinq heures du matin, pour
monter dans les collines avec les vignerons, il faut veiller à ce
que rien ne nous distingue d’eux. Ne porter aucun bagage, et
surtout pas de Rücksack ! (le Rücksack, le sac à dos, est
l’attribut caractéristique des Allemands). Moyennant ces
quelques précautions, nous nous fondrons, dans la semi-
obscurité, parmi les autochtones. Et nul gendarme ni douanier
ne nous repérera. Il faudra nous chausser d’espadrilles, parce
que, avec les souliers ordinaires, on dérape sur les chemins
caillouteux ou quand on grimpe dans les vignobles.
14 octobre
Aujourd’hui, nous avons acquis une existence légale. Sous
notre vrai nom. Nos cartes d’identité françaises falsifiées de
Marseille (qui font de nous des habitants de la zone interdite
du nord-est de la France, où il nous est défendu de retourner)
ne seront plus destinées qu’à être montrées, en cas de nécessité
absolue, aux Allemands. M. Azéma l’a certifié de sa main, sur
papier à en-tête de la mairie : nous sommes résidants de
Banyuls. Ce document nous servira désormais de pièce
d’identité. Ensuite, il nous a fait inscrire par le secrétaire de
mairie sur le registre de la commune, ce qui nous donne droit à
une carte d’alimentation. Il nous procurera des tickets
supplémentaires pour que nous puissions assurer la subsistance
des réfugiés, au cas où leur attente devrait se prolonger
quelques jours.
Pour la première fois, je regarde vraiment notre maire : lors
de nos précédentes rencontres j’avais trop d’autres choses en
tête, en particulier le problème Walter Benjamin. Comme la
plupart des gens de la région, il est plutôt petit et trapu, avec
une chevelure sombre et un visage aux traits accusés. Le plus
remarquable en lui ce sont ses yeux, sombres et intelligents.
De temps à autre, sans se départir de sa dignité naturelle, il
nous fait un clin d’œil malicieux.
15 octobre
J’ai montré à Hans la route Lister, la route F, l’itinéraire
suivi avec Walter Benjamin et que nous adopterons pour nos
convois. Hans en a étudié attentivement tous les détails. Le
sentier est effectivement dissimulé par le surplomb rocheux, et
invisible de la crête – l’endroit où patrouillent les douaniers.
Au départ, vers quatre heures du matin, j’avais froid, mais
la marche réchauffe. À la sortie de Banyuls, et une fois
franchie la rivière argentée, le chemin traverse Puig del Mas,
un groupe de maisons encadrées de hauts arbres. C’est le
hameau qui a donné naissance au Banyuls actuel. Et aussi,
Azéma nous en a avertis, le coin le plus surveillé par les
douaniers. Nous nous sommes mêlés, à la faveur de
l’obscurité, aux paysans qui montent dans les vignobles. Ils
transportent des bêches au manche desquelles est suspendu un
panier, pour la terre. Afin de mieux passer inaperçu, Hans va
faire l’acquisition d’un de ces objets, un cabec, comme on dit
ici (je viens seulement de réaliser qu’entre eux ils parlent
catalan – nous ne comprenons guère qu’un mot par-ci par-là.
Ils s’adressent à nous en français. Comme à tous les étrangers.
Quel bonheur : ici, qui n’est pas de la région est « étranger »,
qu’il soit français ou apatride).
Non loin des premières maisons de Puig del Mas s’élève un
vieux mur, pas très haut, de forme arrondie, et aux pierres à
demi mangées par la végétation. Nous les avons vus presque
en même temps, les douaniers : nous avons tous deux de bons
yeux. Deux silhouettes enveloppées de capes noires, se
profilant sur le ciel gris, derrière le mur, entre les arbres et les
fourrés. Est-ce leur poste de guet habituel ?
Plus tard, bien plus haut dans la montagne, je me trompe de
chemin – au même endroit que l’autre fois, quelques semaines
auparavant, avec Walter Benjamin. Le plateau aux sept pins
qui me sert de point de repère y est dissimulé par une colline,
et le sentier est à peine visible. Hans, avec son flair et sa
perspicacité habituels, ne tarde pas à nous remettre dans la
bonne direction. Et je découvre que, avec le groupe de
Benjamin, j’avais pénétré fort avant en territoire espagnol : je
n’avais même pas vu la petite pierre grise qui marque la
frontière.
Afin de lui en laisser la surprise, je n’avais rien dit à Hans
du spectacle qui vous attend au sommet, quand le regard
embrasse les deux côtes, de part et d’autre de la paroi
rocheuse. En arrivant là-haut, il m’a tendu la main pour
m’aider à gravir la dernière montée. Puis il a regardé. Il a dû
en rester véritablement médusé – quoi qu’il en soit, il a lâché
ma main et j’ai dégringolé. Heureusement, il y avait un bout
de rocher où j’ai pu m’agripper. Nous nous sommes assis et,
un long moment, nous nous sommes, en silence, imprégnés du
paysage. Un tableau que je n’oublierai jamais.
Cette fois, nous avons rebroussé chemin quelques mètres
après la frontière. Nous étions à présent en mesure de donner
aux fugitifs une description précise du trajet qu’il leur resterait
à accomplir, et il ne fallait pas risquer de se faire épingler en
territoire espagnol.
Au retour, nous faisons une pause sur le même plateau
qu’avec le groupe de Benjamin. Le soleil est haut, le silence
total. Soudain, il me semble percevoir un bruissement. Sans
doute une illusion, assure Hans. Mais le bruit se répète ; cette
fois, Hans l’entend également. Il vient du côté du versant
abrupt. Nous fouillons tous deux l’endroit du regard – peut-
être un animal ? Je vois quelque chose de sombre et de rond
émerger très lentement de la saillie rocheuse, et disparaître
aussitôt. Puis ça recommence : ça monte, toujours avec la
même lenteur, plus haut, de plus en plus haut. C’est un béret.
Par-dessous brillent deux yeux noirs. Et l’apparition, à la
vitesse de l’éclair, s’enfonce à nouveau dans le roc.
– Bonjour monsieur, dis-je.
Ma voix résonne dans ce silence. Réapparition immédiate
du béret, puis des yeux, puis d’un long nez, puis voici enfin le
visage entier, un visage aigu. Le reste surgit à son tour : un
corps maigre, musclé, tout harnaché de sacs et de paquets.
Nous échangeons des sourires. Il nous inspecte un moment,
avec circonspection. Puis s’assied près de nous, et nous
engageons la conversation. À l’évidence, c’est un
contrebandier, mais il veut savoir qui nous sommes, et ce que
nous faisons en ces lieux. Il a compris, bien entendu, que nous
sommes des étrangers, et pas des contrebandiers
professionnels. Mais tentons-nous simplement de passer la
frontière tous les deux, ou jouons-nous les passeurs ? Il se
pose manifestement la question et, à tout hasard, nous
annonce :
– Ce coin-là, je le connais mieux que personne.
Il nous observe, attend de voir si nous mordons à
l’hameçon. Bien sûr nous dressons l’oreille. Il est grec, nous
confie-t-il encore.
– Profession principale, cheminot. À nous trois, nous
pourrions peut-être gagner beaucoup d’argent.
Hans répond évasivement.
– Notre problème n’est pas tellement de gagner de l’argent.
– Voyons, s’exclame le Grec, stupéfait. Il faut manger,
quand même, toi et moi !
18 octobre
Maurice, notre agent de liaison avec le Centre américain de
secours, est venu hier de Marseille s’enquérir de la date à
laquelle nous pourrons assurer notre premier convoi. Maurice
est roumain, pourvu de papiers en règle, de sorte qu’il peut se
déplacer librement. Nous connaissons maintenant parfaitement
le chemin (nous l’avons effectué une nouvelle fois), et avons
achevé tous nos préparatifs. Nous pouvons démarrer la
semaine prochaine, à raison de deux passages hebdomadaires.
Comme convenu, on ne nous enverra pas plus de trois
personnes à la fois – davantage serait trop dangereux. Par
ailleurs on nous informera, par mesure de sécurité, de
l’identité de nos « visiteurs ». Ceux de la semaine prochaine,
nous les connaissons. Quant aux inconnus, ils nous remettront
la moitié d’une feuille de papier dont on nous aura au
préalable fait parvenir l’autre moitié. Une vieille méthode,
toute simple, mais encore à peu près efficace. Si nous les
connaissons, l’un de nous ira les chercher à la gare. Les autres,
on leur expliquera très précisément, à Marseille, comment
trouver notre maison, et on leur fournira deux prénoms : Jean
et Lise. Maurice a apporté une somme suffisante pour que
nous puissions donner un viatique à ceux qui en auraient
besoin.
Les villageois commencent à nous saluer. Beaucoup sont
très certainement dévorés de curiosité, mais ils se montrent
aimables, plutôt causants, et n’éprouvent apparemment aucune
hostilité à notre égard. Peut-être pourrons-nous trouver, grâce
à notre Grec, un trajet plus facile, accessible aux personnes
âgées et handicapées ? Mais il nous faut d’abord découvrir
jusqu’à quel point on peut lui faire confiance. En outre il veut
de l’argent, et encore de l’argent : il faut manger…
Azéma propose de nous aider à expédier, par une voie
légale, les bagages des transfuges de l’autre côté de la
frontière. Ça nous faciliterait bien les choses.
1er novembre
Cette semaine, nous avons fait passer trois groupes, et deux
la semaine dernière. Hans a envoyé un mot à Fry : « … nous
allons bien, nos amis n’ont pas de problèmes […] nous
sommes ravis de faire de la montagne, mais il ne faut tout de
même pas exagérer et ne pas dépasser, si possible, deux
excursions par semaine… les gens d’ici nous prendraient pour
des fous si nous passions notre temps à faire de l’escalade… »
Le soir précédant chaque départ, nous tenons une réunion
d’information avec nos protégés et leur communiquons nos
instructions, très précises : défense de parler jusqu’à ce qu’on
soit en terrain sûr, défense d’emporter le moindre bagage ;
éviter à tout prix de se faire remarquer ; les explications à
donner en cas d’incident. Pour les délivrer de la peur de
l’inconnu, nous leur décrivons l’itinéraire. Nous révisons
ensemble ce qu’ils devront faire une fois parvenus sur le
versant espagnol : la descente, le poste frontière, le tampon
d’entrée (« Rappelez-vous, cela se dit entrada »), le train pour
le Portugal. Il leur faudra également, demain matin, penser à la
tenue vestimentaire : on ne va pas travailler au vignoble en
pardessus ou manteau de ville.
Hans se poste, avant le lever du soleil, au coin de l’avenue
Puig del Mas. Quand il aperçoit nos amis et que ceux-ci lui ont
indiqué, en levant un bras, l’avoir également vu, il commence
à avancer, lentement. Ils n’établiront pas encore le contact,
mais il les garde à l’œil. « Pas le moindre murmure s’il vous
plaît. » Moi je ferme la marche, afin de pouvoir intervenir en
cas de besoin. Le chemin nous est devenu tout à fait familier
mais le spectacle, là-haut, la vue plongeante sur la mer,
demeure pour moi un bonheur toujours renouvelé. Quand,
dans le groupe, l’un ou l’autre se montre quelque peu nerveux
(éventualité avec laquelle il faut toujours compter), la
montagne a généralement un effet apaisant. Et les jeunes – du
moins ceux que nous avons pilotés jusqu’à présent –
non seulement effectuent l’ascension sans trop de peine, mais
je dirais presque y prennent plaisir.
L’autre jour, un couple a débarqué avec une valise, malgré
les recommandations du Centre. La femme, Lotte, refusait
obstinément de s’en séparer :
– Nous ne pouvons tout de même pas partir sans emporter
au moins quelques objets indispensables, gémissait-elle.
Max, son mari, nous assura qu’il porterait la valise sans
difficulté, même en montagne.
– C’est moins une question de transport, lui a expliqué
Hans, que de sécurité. À quoi tenez-vous le plus : votre vie, ou
ces frusques ?
Je comprends combien s’aventurer les mains vides en terre
inconnue est angoissant. Mais se laisser aller à la compassion
risquerait de nous coûter cher. En fin de compte, nous avons
proposé de confier la valise, à titre d’essai, à l’entreprise de
transports dont nous a parlé Azéma. Nous attendons
maintenant de connaître l’issue de l’opération.
Le froid vient. Quand souffle la tramontane, ce vent glacé
venu d’au-delà la montagne, elle vous transperce de part en
part. Nous n’avons pas de vêtements chauds, et on ne trouve
pratiquement plus rien à acheter. Hans n’en souffre pas trop,
mais moi je suis frileuse. Nous avons averti le Centre que nos
visiteurs doivent s’habiller chaudement – vestes ou chandails.
En général, nous ramassons du bois sur le chemin du retour.
Hans ramène le fagot sur son dos. Cela nous permet de faire
du feu dans la cheminée (non seulement pour se chauffer, mais
aussi pour la cuisine : à l’instar des gens d’ici, je suspends la
marmite à un crochet au-dessus du foyer) mais, surtout, nous
fournit un excellent alibi. Hans fait preuve, une fois de plus, de
ses talents de caméléon : avec son béret basque et ses
espadrilles, même moi je ne le distingue pas, de loin, des
autochtones.
Les jours où nous ne partons pas en montagne, il passe des
heures entières assis sur un rocher qui surplombe la mer. Les
vagues, dit-il, emportent sa tension intérieure, leur clapotis
apporte la paix à son âme. Effectivement, il ne tient plus de
longs discours dans son sommeil – un phénomène fréquent
chez lui lors de nos précédentes expériences de passage d’une
frontière.
4 novembre
L’expédition des bagages, ça marche ! Nous avons reçu
l’accusé de réception de la valise, avec la signature de Max.
Les méthodes les plus simples restent les plus sûres. Il faut
seulement nouer les contacts nécessaires, frapper à la bonne
porte.
Le maire de Cerbère (commune située à la frontière, côté
français), M. Cruzet, est socialiste et disposé à nous aider. En
outre, il a une entreprise de transports. Son correspondant est
le maire de Portbou (commune sise à la frontière, côté
espagnol). Nous expédions les bagages – en quantité
modeste ! – par chemin de fer à l’adresse de la Maison Cruzet,
Cerbère. De là, ils partent directement à la filiale de Portbou
où, après avoir passé la douane, ils attendent leurs
propriétaires à la gare. Évidemment, le système exige la
« coopération » des autorités douanières des deux côtés.
Lesquelles, à présent, préfèrent les cigarettes à l’argent.
Hans s’est rendu à Cerbère pour mettre le système au point
avec Cruzet. En fait, il commettait une imprudence, avec ses
papiers pas trop catholiques et la fréquence des contrôles dans
le train entre Banyuls et Cerbère – sans compter que la
Commission d’armistice fouine de temps à autre dans les
parages. Mais l’un de nous devait y aller. Il est donc parti avec
notre adjoint, fraîchement embauché : le jeune Meyerhof, dix-
huit ans, le fils du physiologiste. Il tourne en rond ici, solitaire
et se sentant quelque peu abandonné. Il y a un certain temps
déjà que ses parents ont passé la frontière, mais lui doit encore
attendre quelque papier. M. Azéma prend un vif plaisir à
raconter comment lui, monsieur le maire de Banyuls, a
transporté de France en Espagne, assise à califourchon sur son
dos, l’épouse du prix Nobel Meyerhof, parce que le sentier
longeant le cimetière était trop pénible pour elle…
Le garçon ne demande pas mieux que de travailler avec
nous. Il déborde de zèle et, pour nous, toute aide est la
bienvenue. En outre il possède – précieux atout – une carte
d’identité en règle. Lorsque, peu avant Cerbère, les douaniers
et la police des frontières ont fait irruption dans le
compartiment, Meyerhof a présenté ses papiers le premier. Le
gendarme de l’équipe était celui avec qui nous déjeunons
souvent au bistrot du quai, et comme Hans s’apprêtait à lui
tendre son « certificat Azéma », il l’a repoussé du geste :
– Mais non, monsieur, pas vous.
Il faut avoir de la chance. Mais est-ce uniquement une
question de chance ?
7 novembre
Impossible de traîner dans la montagne le couple qu’on
vient de nous envoyer : ils sont trop vieux, malades, et par-
dessus le marché ils ont une mauvaise vue.
Trois solutions : le train, le tour du cap en bateau,
l’ascension à dos de mulet. Le mulet est exclu le premier :
d’abord, la suggestion vient d’un homme qui essaie tout le
temps d’engager la conversation avec nous à la plage, et paraît
en cheville avec la bande de Perpignan ; deuxièmement, nos
vieillards risquent de tomber de leur monture ; troisièmement,
nul mulet à cent lieues à la ronde.
Le transfert par bateau se révèle trop compliqué et, de
surcroît, impliquerait trop de gens. Nos contacts sont des
hommes qui travaillent au port de Port-Vendres, et il y a même
un pilote parmi eux. Ils ont l’air de braves gens, et nous
pourrons peut-être les mettre à contribution une autre fois,
pour une opération plus simple et moins risquée.
Reste donc le train.
10 novembre
« Notre Grec » (il se nomme Gratacos, ou quelque chose
comme ça) est conducteur de locomotive. Nous avons
marchandé, mais ses prétentions demeurent exorbitantes (… il
faut manger). Cependant, nous savons à présent que l’on peut
lui faire confiance. Il est malin comme pas permis et prend de
gros risques.
Nous avons logé notre couple-problème à l’auberge de la
grand-place, juste en face de la mairie. Nous nous sommes liés
d’amitié avec le patron et, quand nous lui amenons des clients,
il ferme les yeux – en d’autres termes, il ne réclame pas leurs
papiers. Notre maison est tout de même trop inconfortable
pour certaines personnes.
Le train à destination de l’Espagne traverse un tunnel
international. La frontière franco-espagnole est à quelques
centaines de mètres avant la sortie du tunnel. Gratacos peut, à
condition d’avoir un prétexte, amener sa locomotive jusque-là.
Ce matin il nous a envoyé son fils : c’est pour ce soir, vingt
heures dix. Nous avons déjà expliqué la manœuvre au vieux
couple. Ils ont donné leur accord. Quand ils descendront de la
loco, ils verront les feux indiquant la sortie du tunnel. Ils
franchiront cette courte distance à pied, en se collant au mur
de droite – au cas où un autre train viendrait en sens inverse.
Bien que, d’après les horaires, ce soit peu probable. Ensuite ils
seront en territoire espagnol et se présenteront au poste
frontière.
Ils sont bien sûr nerveux (nous aussi), mais pas chicaneurs.
Dans l’après-midi, nous les avons emmenés s’asseoir sur un
banc au bord de la plage, sous les palmiers, et avons devisé de
choses et d’autres pour les détendre un peu. La femme n’a
cessé de tenir la main de son mari. Et moi je m’interrogeais :
qui s’appuie sur l’autre ?
Vingt heures dix. Nous avons vu notre Grec aider les deux
vieux à se hisser sur la locomotive. Puis nous sommes rentrés
à la maison : nous lui avons promis de ne pas traîner aux
alentours de la gare. L’attente commence. Gratacos nous
informera dès son retour de l’issue de l’opération. Nous avons
également remis au couple une enveloppe à notre adresse : en
signe que tout s’est bien passé, ils la lui donneront à l’arrivée
en le priant de nous la transmettre. Mais cela, évidemment, le
Grec l’ignore.
Hans a posé sa montre en face de lui et la quitte à peine des
yeux. Il faut compter au moins une heure avant d’espérer avoir
des nouvelles.
– Ils devraient avoir atteint la frontière depuis au moins
cinq minutes, dit Hans du ton de quelqu’un qui se parle à lui-
même. Il a promis d’attendre qu’ils aient trouvé la paroi du
tunnel. Même s’ils n’y voient pas bien clair, ils pourront la
longer en tâtonnant. Combien de temps mettront-ils, à ton avis,
jusqu’à la sortie ?
Hans fait toujours ça : quand il engage quelqu’un dans une
entreprise dangereuse, il « l’accompagne ».
– Maintenant ils doivent être parvenus à la sortie du tunnel.
Le poste frontière n’est plus qu’à quelques minutes.
Plus tard. Au bout de quarante longues minutes, nous avons
entendu un pas dans l’escalier. Le fils du Grec. Il nous apporte
l’enveloppe.
Vous imaginez un mulet faisant ça ?
14 novembre
Nous avons mené à bon port les Groetzsch, de la Sopade 1 –
il a simplement fallu marcher lentement, ils ne sont plus tout
jeunes. Ils nous ont transmis les salutations de Fritz Heine –
nous recevons à présent pas mal de ses amis, nantis de visas
américains.
Hier encore nous avons dîné ensemble. Il s’agit maintenant,
nous en sommes tombés d’accord, de tenir jusqu’à la chute du
Reich millénaire, et ensuite de faire le ménage chez nous.
– Mais à fond cette fois, en pensant à l’avenir, et pas
comme en 1918, a souligné Hans. Nous sommes des réfugiés,
non des émigrés. Tâchez de ne pas oublier ça quand vous serez
là-bas.
Demain, c’est le tour des Bieber. Hans pense pouvoir faire
de temps à autre un voyage sans moi. Il est vrai que j’ai
toujours froid quand souffle la tramontane, à cause, à mon
avis, de la sous-alimentation. De plus, moins on met de
personnes en danger, mieux ça vaut. Hans connaît à présent la
région aussi bien que n’importe quel contrebandier du cru. Les
vignerons se sont habitués à nous voir cheminer avec eux.
L’un d’eux parfois nous glisse, au hasard de la conversation,
que pour gagner la frontière il est préférable aujourd’hui de
passer par ici, ou d’éviter ce coin-là.
La pénurie de denrées alimentaires s’intensifie. Comme on
nous considère à présent comme des demi-Banyulencs, on
nous dépanne par-ci par-là. Je fais chaque matin, comme les
autres, le tour des boutiques. On achète ce qu’on trouve.
Quand mon filet reste vide, nous tentons notre chance au
bistrot du quai, où déjeunent les gendarmes et parfois aussi les
douaniers. Le patron nous sert sans tickets. Quelquefois nous
nous attardons un moment à faire un brin de causette avec les
gendarmes, en sirotant un verre de banyuls.
À dix-huit heures, je suis allée rendre ma visite vespérale à
la crémerie du coin. Je descends les quelques marches, mon
pot à lait à la main – mais je n’ai pas de tickets. À peine ai-je
franchi le seuil de la boutique que la petite femme rondelette
en tablier blanc me lance, avec son chaud accent méridional :
– Pas une goutte, pas une goutte !
– Tant pis.
Et je fais lentement demi-tour.
– Attendez, où courez-vous comme ça ?
Je me retourne à moitié, elle s’empare du pot en
grommelant :
– Elle se sauve tout de suite comme une folle !
Elle file dans l’arrière-boutique, revient avec un cruchon
plein de lait. J’en reste un instant bouche bée de stupéfaction
puis je la remercie, je paie, et nous disons toutes deux,
poliment :
– Bonsoir madame, à demain.
26 novembre
La semaine dernière, tout a marché comme sur des
roulettes. Pour commencer, Heinz Pächter et son amie. Hans
s’en est chargé tout seul, et est revenu beaucoup plus tôt que
prévu :
– Fantastique ! Rends-toi compte, on a fait l’ascension en
deux heures !
Mais pareille performance est seulement possible si les
gens sont jeunes, vigoureux et parfaitement disciplinés.
Ensuite, un couple assez jeune avec sa fille de douze ans,
heureux de s’échapper de la nasse et nous faisant totalement
confiance. Cette fois je les ai accompagnés. Hans se sent plus
en sécurité, me semble-t-il, quand ses arrières sont couverts.
La fillette a réussi l’escalade sans trop peiner. Toute fière des
espadrilles rouges brodées de fleurs dorées qu’on lui a offertes
pour gravir les Pyrénées. Encore quelques-uns de sauvés !
Mais hier ! Deux jeunes femmes, apparemment fraîches et
disposes : Mlle Schulz et Mlle Lehmann, toutes deux
anciennes secrétaires du Comité directeur du parti social-
démocrate. (La femme d’Otto Wels nous est arrivée par le
même train, mais elle se remet tout juste d’une forte jaunisse,
et il faudra la transporter. En attendant, nous l’avons hébergée
chez des amis.)
Hans a déclaré qu’il n’a pas besoin de moi. Comme
d’habitude, il est parti avant le lever du soleil, les deux
femmes le suivant à quelques pas de distance. Ils avaient déjà
atteint une certaine altitude, le soleil brillait, tout allait bien, ils
bavardaient. À l’endroit où notre sentier passe juste en dessous
du chemin de la patrouille, Hans a annoncé comme toujours :
– Et maintenant plus un bruit.
Alors, voilà-t-il pas que Mlle Lehmann éclate en sanglots,
puis se jette à terre en hurlant !
– Nous avons essayé de la calmer, m’a raconté Hans au
retour, mais elle n’arrêtait pas de pleurer et de répéter : « Je ne
ferai pas un pas de plus, je veux mourir ici ! » J’ai dit à
l’autre : « Dégrafez-lui son soutien-gorge, sa gaine, etc., pour
qu’elle puisse respirer. Sans doute un accès de mal des
montagnes. » Mais ça ne servait à rien. Je lui prodigue des
paroles réconfortantes, elle hurle de plus belle. Si les douaniers
là-haut l’entendent, imagine la scène : ils vont trouver, dans un
coin perdu de montagne, un homme et deux filles ; l’une, le
corsage défait, se roule par terre en sanglotant… Je la supplie
de se taire et de se lever, elle braille : « Je ne bougerai pas, je
mourrai ici ! » Je commençais à avoir vraiment chaud. Tout à
coup, l’illumination : c’est une bonne Allemande, cette
demoiselle Lehmann de la SPD. Je l’ai empoignée par le col,
remise sur ses pieds en la secouant comme un prunier et en
gueulant d’un ton d’adjudant : « ICI ON NE MEURT PAS ! EN AVANT,
MARCHE !»
Je ne pus m’empêcher de pouffer de rire :
– Et alors ?
– Alors elle n’est pas morte, elle a cessé de pleurer et nous
avons continué notre chemin comme si de rien n’était. Un
ordre est un ordre !
27 novembre
Il y a du nouveau au centre d’hébergement, notre maison :
nous voyons de temps à autre apparaître, individuellement ou
par deux, des hommes, jeunes. Certains ne parlent
qu’espagnol. Ils disparaissent au bout de quelques jours. Nous
aimerions en savoir davantage sur eux, mais ils paraissent
éviter tout contact. Ils n’ont sûrement pas de papiers. Ils n’ont
pas non plus beaucoup de sens artistique ; quand ils ont froid,
ils arrachent sans vergogne les splendides boiseries de chêne,
les rayons des bibliothèques, et les brûlent dans leur cheminée.
Nous venons de découvrir, dans la chambre occupée par les
deux qui se sont volatilisés ce matin, un plafond tout roussi,
avec un trou au-dessus de la cheminée. La semaine dernière,
l’un d’eux m’a demandé une cuvette. Quand il me l’a rendue,
elle dégageait une drôle d’odeur qui a envahi toute la maison.
– Borax, a commenté Hans. Contre les morpions.
Mon unique cuvette ! Je veux bien rendre service, mais il y
a des limites.
28 novembre
Nous sommes passés tout à l’heure sur le quai voir si, à
notre restaurant habituel, on pourrait nous servir quelque chose
à manger : nous n’avions rien trouvé dans les magasins. Soleil
radieux et, sur la place, les « boulomanes », les joueurs de
boules, absorbés comme toujours par le lancer et la trajectoire
des petites sphères métalliques. Ils rient, s’énervent, s’insultent
en catalan. Soudain, un bruit de moteur – événement rare de
nos jours, vu qu’il n’y a presque plus d’essence. Une
limousine noire surgit, s’arrête. En jaillissent des bottes noires
surmontées d’uniformes noirs. La Commission d’armistice, la
Gestapo de la « zone libre ». On les connaît, ils traînent
souvent ces derniers temps du côté de la frontière. Peut-être
ont-ils l’intention de déjeuner ? Ils sourient aux joueurs,
l’homme aux épaulettes les salue aimablement, ils font cercle
pour regarder la partie. Les yeux des joueurs restent
obstinément baissés, fixés sur les boules. Aucun d’eux n’a levé
les paupières. Plus de rires ni de vociférations. Puis, l’un après
l’autre, ils tournent les talons et s’en vont, sans un mot, sans
un regard pour les boches – ils n’existent pas. Le silence est
total. Les hommes s’éloignent lentement, regardant droit
devant eux. Sur la place, entre les bottes noires, une petite
boule solitaire étincelle au soleil, jetant ses feux aux quatre
points cardinaux.
– En voiture ! On repart !
30 novembre
M. Azéma, notre maire élu, a été destitué sans tambour ni
trompette. Remplacé par un homme du gouvernement de
Vichy. Le nouveau maire est un quelconque collabo, même pas
de la région. Ils font le ménage partout, à présent : ce sont
surtout les maires socialistes qui vont à la trappe – sans même
parler des communistes.
On n’a plus revu M. Azéma. Ni à la plage ni au port où
jadis il avait l’habitude de venir faire un tour, saluant les uns et
les autres, taillant parfois un brin de causette. Comme
n’importe qui. Lors d’une de nos premières rencontres il avait
dit, je m’en souviens maintenant : « Un jour, peut-être, je ne
serai plus là. »
2 décembre
Maurice vient toutes les deux-trois semaines. Nous savons,
grâce à lui, que toutes nos ouailles sont jusqu’à présent
arrivées à bon port. La police des frontières espagnole n’a plus
fait d’ennuis, personne n’a été arrêté pendant le transit. Une
partie des réfugiés se trouve encore au Portugal ; ceux munis
de visas américains du Comité de secours d’urgence ont, pour
la plupart, déjà débarqué à New York.
Nous essayons de planifier avec Maurice nos contingents
hebdomadaires d’émigrants : pas trop à la fois, mais les plus
menacés d’abord. Des raisons politiques et personnelles
interviennent parfois dans les choix, le fait est notoire :
– Quand vous appartenez au clan ou au groupe qu’il faut,
même la dernière de vos grand-tantes va figurer parmi les
personnes à sauver en priorité, explique Hans à Maurice.
Nous lui avons clairement fait comprendre que nous
n’entrerons pas dans ce jeu de politicailleries sans scrupule. Il
semble vraiment naïf en la matière : il n’est pas allemand, et
ne sait rien des intrigues et divisions au sein de l’émigration
politique.
Autre question à l’ordre du jour : jusqu’à quand allons-nous
rester ici ? Le Centre a encore sous son aile plusieurs centaines
de personnes en grand danger (certaines figurent sur la liste
d’extradition) auxquelles il faut procurer des papiers. Ça
prendra des mois – si nous avons jusque-là.
Maurice a apporté une lettre de mon frère Hans. Notre ami
Edmond, nous annonce-t-il, est passé par Paris où il a vu nos
parents. Maman s’est mise à faire de la couture à façon, papa
donne des cours d’allemand. Beaucoup de gens veulent
apprendre l’allemand en ce moment. Les parents refusent
toujours de venir en zone libre. De toute manière, elle ne
tardera pas à être occupée à son tour, estime père. Et de quoi
vivrons-nous, puisque aucun de nous n’a de revenus ?
Je ne comprends pas. Jadis, à Berlin, ils n’ont pas hésité un
instant à tout quitter. C’était au printemps 1933, il y a sept ans.
Sept années qui ont pesé lourd. Et, avec les années, l’esprit
s’engourdit.
4 décembre
Le secrétaire de mairie est passé me dire que le nouveau
maire veut me parler : je suis priée de me présenter d’ici
environ une heure, avec mes papiers. Il n’a pas fait mention de
Hans. Hans est parti ce matin dans la montagne avec deux
fugitifs. Les aurait-on épinglés ? Mais non, sûrement pas, le
nouveau maire a sans doute juste l’intention de m’embêter un
peu. Plusieurs fois déjà, en me croisant dans la rue, il m’a
regardée d’un air bizarre.
(Dans l’après-midi. Noter ça tout de suite pour ne rien
oublier.) D’abord il m’a à nouveau dévisagée, puis m’a adressé
un sourire charmeur. Pendant un bon moment il s’est contenté
de me faire la conversation, me posant toutes sortes de
questions : où habitais-je avant ? (Paris) ; pourquoi avoir
choisi Banyuls ? (la beauté de la région) ; à quoi est-ce que je
passe mes journées ? (promenades au bord de la mer,
excursions en montagne). Puis il déclare soudain :
– J’en sais plus sur vous, madame, que vous ne le pensez.
Un clignotant s’allume dans ma tête : attention ! Moi aussi,
si besoin est, je sais faire du charme :
– Vous êtes flatteur, monsieur le maire. Qu’y a-t-il donc à
savoir sur ma modeste personne ?
Il m’enveloppe d’un regard séducteur, puis se ressaisit et,
avec la dignité inhérente à ses fonctions :
– Puis-je voir vos papiers ?
Je lui tends la feuille signée par Azéma, attestant que nous
sommes domiciliés à Banyuls.
– Je veux dire ceux d’avant.
J’avais emporté, à tout hasard, ma fiche de la préfecture de
Paris. Je murmure que, du fait de la guerre, je n’ai pu la faire
renouveler.
– C’est bien ce que je pensais, dit-il. Madame, je vous ai
convoquée car je voudrais que nous nous comprenions bien :
je sais qui vous êtes.
Il sait ? Impossible. Il ne peut avoir que des soupçons. Il
essaye de me coincer. Surtout ne pas tomber dans le piège. Je
susurre, la mine mutine :
– Vous avez l’air bien mystérieux.
– Vous êtes une espionne anglaise.
– Pardon ?
– Vous êtes anglaise, et vous vous livrez ici à une mission
d’espionnage pour le compte de votre gouvernement.
Je me mets à rire.
– Excusez-moi, monsieur le maire. Mais pourquoi donc me
croyez-vous anglaise ?
– Ne me prenez pas pour un imbécile ! C’est clair : ici vous
vous faites appeler Mme Lise, mais ce n’est pas votre vrai
nom. Ce n’est même pas Elise mais Elisabeth, c’est écrit là-
dessus. Un prénom anglais typique, tout le monde le sait. Et
votre papier de la préfecture est un refus de séjour. Vous avez
été expulsée pour espionnage.
Il ignore donc nos activités réelles. Je m’efforce de garder
mon sérieux. Je lui explique que refus de séjour ne signifie
nullement expulsion, loin de là, et que ces refus ont été
distribués en masse. Mais il m’interrompt :
– Ne vous fatiguez pas. Je connais la musique. Je vous ai
percée à jour. Cependant (réapparition du sourire enjôleur) je
sais me taire. Vous n’avez donc rien à craindre de moi. Si vous
ne me causez pas d’ennuis. Il faut être sage.
Je ne lui ai pas demandé ce qu’il entendait par là. Je me
suis levée et ai pris congé, bien poliment. Quelle aventure !
Que veut-il vraiment ? Me faire chanter ? Ou peut-être pouvoir
prouver un jour, plus tard, qu’il n’a été collabo qu’en
apparence ?
7 décembre
On nous a annoncé « trois personnes », sans autre
précision. Il s’agit de deux hommes inconnus. Quant à la
troisième – celle-là, oui, nous la connaissons : Mme R., une de
nos voisines de la Butte-Rouge.
Qui pourrait oublier Mme R. ? Elle a attrapé, il y a des
années de cela, la maladie du sommeil. Il lui en est resté des
troubles nerveux. À Paris, chaque fois que je la rencontrais
dans la rue, je me disais : ça doit être terrible de se déplacer
quand on ne peut s’empêcher de faire brusquement un bond en
arrière. Mais maintenant se pose la question : comment fait-on
franchir une montagne à quelqu’un qui effectue
alternativement quatre pas en avant et un saut en arrière ?
Elle refuse la solution « locomotive » parce que, et je la
comprends, elle redoute davantage la marche dans le tunnel
obscur que l’ascension des Pyrénées.
– Je suis certaine d’y arriver, affirme-t-elle.
Les deux hommes promettent de l’aider. J’accompagne
Hans, au cas où ça deviendrait trop dur pour lui tout seul. Elle
a pas mal sautillé à hauteur des dernières maisons du village
et, pour la première fois, j’ai eu vraiment peur, tout en
admirant le courage de cette femme. Après, nous avons
effectivement réussi, en nous y mettant tous ensemble, à lui
faire grimper le vignoble escarpé et les sentiers caillouteux.
Un vrai miracle. La méthode la plus efficace consistait à la
tenir par les bras ou à la pousser dans le dos. Elle ne cessait de
se plaindre (« C’est encore haut ? Vous ne pouviez pas trouver
un chemin moins difficile ? »), mais c’est dans sa nature. Le
pire était enfin derrière nous quand elle a commencé :
– Et maintenant, je veux une pomme.
Hans lui a tendu la gourde.
– Buvez de l’eau si vous avez soif. Il n’y a pas de
pommiers dans la montagne.
Elle a continué à geindre :
– Pourquoi n’avez-vous même pas emporté une pomme
pour moi ? J’veux une pomme !
Nous étions tous épuisés et à bout de patience.
– Si vous n’arrêtez pas de rouspéter, on vous laisse là toute
seule ! lui a lancé l’un des hommes.
Ce fut une rude journée, mais ces trois-là aussi sont arrivés
à bon port. J’ai pensé à Walter Benjamin, à son calme et à son
autodiscipline tout le long d’une escalade si pénible pour lui.
11 décembre
Quelle tuile, je suis tombée malade. Je n’aurais peut-être
pas dû me laver les cheveux par ce froid – d’autant qu’il n’y a
plus que du succédané de savon. Hans a envoyé le jeune
Meyerhof chercher le médecin.
12 décembre
J’ai vu mes yeux dans la glace : jaunisse. Le médecin ne
veut pas venir parce que le garçon lui a dit que nous sommes
des réfugiés provenant d’Allemagne. Quarante de fièvre. Hans
a parlé de l’hôpital de Perpignan. Mais sans papiers ?
15 janvier 1941
Je suis rentrée de l’hôpital hier soir.
« La maison », ce n’est plus celle de la plage. Pendant mon
hospitalisation, Hans nous a trouvé un autre logement moins
inconfortable. Au dernier étage de la maison des Ventajou.
Une chambre avec alcôve, et une petite cuisine (j’ai l’eau
courante !). Des cabinets au rez-de-chaussée, pas très
modernes, sans eau, mais au moins dans l’immeuble. Notre
petit balcon surplombe directement le bureau de la douane. À
notre arrivée, l’automne dernier, nous pensions avoir du mal à
nous adapter. Maintenant, nous faisons partie de ce village,
nous vivons au milieu des vignerons, porte à porte avec les
douaniers.
16 janvier
De quoi vais-je pouvoir me rappeler depuis décembre ? Ma
fièvre n’a cessé de monter. Puis j’ai eu des hémorragies. Le
médecin refusait toujours de venir. Quelqu’un est allé chercher
celui de Port-Vendres, qui m’a fait des piqûres de camphre et
ordonné l’hospitalisation immédiate. Mais il ne pouvait pas
m’emmener à Perpignan. Hans a réussi à louer une auto avec
de l’essence dans le réservoir, puis s’est mis en quête d’un
chauffeur – lui ne peut pas risquer de se faire arrêter en route,
qu’adviendrait-il de moi ?
Et voici que, justement, Hermant nous arrive de Marseille
pour passer la frontière. Je ne me rappelle plus la suite des
événements, mais je conserve un vague souvenir du voyage à
Perpignan avec Hermant. Et aussi d’être restée longtemps
seule, toute poisseuse de sang, dans la voiture garée à l’entrée
de l’hôpital, et de Hermant revenu me dire qu’ils faisaient des
histoires parce que je n’avais personne sur place pour garantir
le paiement, mais qu’il allait arranger ça.
Plus tard, je me vois dans un lit, dans une grande salle, et la
sœur supérieure en train de me badigeonner d’encre violette.
– Le docteur viendra dans trois jours au plus tard,
m’annonce-t-elle pour me réconforter.
Nous sommes samedi, et il passe en semaine un jour sur
deux. J’étais très malade, et dans ma tête enfiévrée ne cessait
de tourbillonner l’idée qu’il fallait absolument me rappeler
tout ça pour pouvoir l’écrire dans mon journal. Tout en me
demandant comment décrire ces souffrances, j’essayais de
trouver les mots, une formulation ; il me paraissait
terriblement important de fixer jusqu’au moindre détail.
Lorsque, quelques jours plus tard, le médecin a fait son
apparition (on avait continué, entre-temps, à me barbouiller de
violet), il a déclaré :
– Cela a tout à fait l’air du scorbut.
– Ne serait-ce pas une jaunisse ? lui demandai-je. Voyez
mes yeux, la couleur de ma peau…
Mais il penchait pour le scorbut.
– En ce cas, ne me faudrait-il pas des vitamines ?
– Exact, mais il n’y en a plus.
Je pensai que je n’avais pas à me plaindre, il m’avait
consacré plus de temps qu’à l’ensemble des autres malades de
la salle.
Cette salle, je le compris peu à peu, était celle des mourants
– on avait dû me mettre là parce que j’avais l’air à l’agonie.
Deux rangées de quinze lits. Beaucoup occupés par des
malades que leurs familles avaient amenés à l’hôpital pour y
mourir. Quelques-uns, çà et là, occupés par des femmes
atteintes d’un mal incurable. Certaines d’entre elles végétaient
ainsi depuis longtemps, lit à lit avec des mourants. Jamais les
mêmes. Le plus dur à voir c’était Madeleine. Elle gisait dans
ce lit depuis sa polio. Depuis trois ans. Elle en avait quatorze
maintenant, mais elle ne grandissait plus, ne vieillissait plus –
elle devenait seulement de plus en plus transparente.
Les soins me plongeaient dans une intense stupéfaction.
Chaque matin, je voyais les infirmières apposer à divers
malades – sur la poitrine pour les uns, sur les bras pour
d’autres – de petites cloches de verre où dansaient des
flammèches bleues. Ça m’intriguait.
– Ce sont des ventouses, m’expliqua-t-on, elles remplacent
les sangsues.
– À quoi ça sert ? demandai-je à ma voisine de lit.
– Ça aspire le poison de votre sang et la maladie de votre
corps, m’informa-t-elle.
Curieuse de savoir de quoi parlaient les femmes entre elles,
je perfectionnai mon catalan.
Trois fois par jour, les infirmières parcouraient la salle avec
des bassins en criant – en français pour se faire comprendre de
nous autres, les étrangères :
– Faites pipi mesdames, faites pipi s’il vous plaît !
Nous n’étions que deux étrangères : une grande blonde, une
Lorraine, et moi. Les deux réfugiées espagnoles, Rosita et
Esperanza, savaient le catalan. Par la suite, nous arriva du
camp voisin de Rivesaltes (qui deviendra en 1942 l’un
des centres de rassemblement pour les convois de l’Est…) une
Mme Goldwasser. Elle venait de Pologne, ne parlait que le
yiddish. La Lorraine et moi étions les seules avec qui elle
pouvait échanger quelques mots. Elle avait attrapé, à cause du
glacial sol en ciment du camp, une inflammation abdominale.
Elle parlait sans arrêt de son mari et de ses enfants, restés à
Rivesaltes. Si jamais elle guérissait, la ramènerait-on là-bas ?
Je recevais tous les deux-trois jours une lettre de Hans : il
ne pouvait évidemment pas venir me voir. Maurice est passé
deux fois en rentrant à Marseille et m’a donné des nouvelles
de mon mari, de Banyuls, et aussi de mon frère, qui souffrait
également d’une jaunisse.
C’était, je crois, au cours de la troisième semaine. Mon état
commençait à s’améliorer. Soudain, je pris conscience d’un
étrange phénomène : voir tous ces gens mourir autour de moi
ne m’effrayait plus. Est-il possible que l’on s’y habitue ? Au
début, je ne voulus pas me l’avouer. Pourtant, c’était
manifeste : toutes, dans la salle, nous respirions mieux lorsque,
dans l’un des lits, le long râle d’agonie s’arrêtait enfin. Une
fois, j’ai appelé l’infirmière :
– Celle-là, en face…
La bonne sœur a pris la main de la femme, a tâté le pouls,
l’a laissée retomber :
– Pas encore, a-t-elle dit.
Et elle s’est hâtée de retourner à la cuisine.
L’une de mes deux compagnes de misère préférées se
nommait Rosita et avait de grands yeux noirs. En réalité,
Rosita n’était pas une malade. Elle m’a raconté son histoire :
lorsque, voici deux ans, Franco, avec l’aide de Hitler et
Mussolini, avait fait main basse sur la Catalogne, sa famille
avait, comme des milliers d’autres, franchi les Pyrénées pour
se réfugier en France. Son père avait été tué pendant la guerre
civile, sa mère mourut en cours de route. Rosita, qui avait
alors quinze ans, atteignit la France. Elle tomba malade
(J’avais la sangre mal, m’expliqua-t-elle) ; on l’amena à
l’hôpital de Perpignan. Quand elle fut rétablie elle ne savait
pas où aller. On l’autorisa à rester, lui octroyant un lit dans la
salle des mourantes en échange de menus services à la cuisine
et au chevet des malades.
Quand je fus capable de m’asseoir dans mon lit, Rosita se
mit en devoir de me coiffer. C’était la première fois depuis
mon arrivée. Mes cheveux crépus avaient beaucoup poussé,
étaient tout collés de sueur et de sang, et si embroussaillés que
le peigne n’y passait pas. Plusieurs jours de suite, Rosita s’est
précipitée vers moi dès qu’elle avait une minute et, avec une
patience infinie, a démêlé ma tignasse mèche à mèche.
– Mais coupe-les donc, lui répétais-je, impatiente de mettre
fin à cette torture.
Mais elle secouait la tête.
– Ce serait un péché.
Un jour, grand ramdam dehors, suivi de l’apparition d’une
minuscule silhouette enveloppée des pieds à la tête dans un
drap blanc. C’était une clocharde de soixante-dix ans : on
l’avait fourrée dans une baignoire et épouillée.
– L’ignominie ! hurlait-elle pendant que trois infirmières
s’efforçaient de la mettre au lit, un lit tout propre et tout blanc.
Je vous en avertis, vous violez mes principes !
Elle avait commis l’erreur, me racontera-t-elle plus tard, de
venir à l’hôpital demander un médicament pour ses maux
d’estomac, et on s’était emparé d’elle, on l’avait « enfermée ».
Elle se calma petit à petit, et se mit à lire un livre qu’elle avait
apporté. Je suis curieuse de nature, et j’aime bien savoir ce que
les gens lisent : c’était du Baudelaire.
Cependant, elle ne se résignait pas à sa « captivité » dans ce
lit blanc. À chaque visite du médecin, tous les deux jours, elle
entonnait la troisième strophe de La Marseillaise et, quand il
arrivait à son chevet, elle beuglait :
– Liberté ! Li-ber-té ché-ri-e !…
J’étais presque guérie à présent, et j’allais souvent
m’asseoir auprès d’elle. Elle me racontait ses aventures. Je ne
savais jamais si elles étaient réelles ou imaginaires, mais peu
m’importait. Elle ne me confia jamais pourquoi elle était
devenue clocharde, et je ne lui ai jamais posé la question, de
peur de la blesser. Son état ne s’améliorait pas. Elle voulait
sortir « afin de recouvrer la santé ». Mais on ne l’y autorisait
pas.
Un jour, elle me pria de lui rendre un service – mais
d’abord, il me fallait jurer de garder le secret : accepterais-je,
le jour où l’on me laisserait quitter l’hôpital, d’emporter et de
mettre à la boîte une lettre à son frère ? (« Il est clochard à
Narbonne », m’expliqua-t-elle, du ton où elle aurait dit :
« Mon frère, le comte de Narbonne. ») Elle se proposait de lui
demander de venir, escorté de quelques copains, la délivrer.
Elle était en train de concocter un plan précis, qu’elle joindrait
à sa lettre. J’ai posté l’enveloppe. Encore une histoire dont je
ne saurai jamais la fin. Le frère est-il venu ?
Lorsque je me suis enfin retrouvée assez solide sur mes
jambes pour qu’on m’autorise à sortir, tout le monde m’a
souhaité bonne chance avec beaucoup d’émotion. On se
félicitait du succès de l’excellent traitement médical dont
j’avais bénéficié. Un traitement ? demandai-je, étonnée. Mais
bien sûr, sinon comment aurais-je guéri ? J’ai eu l’impression
d’être la première, depuis longtemps, à quitter vivante la salle
des mourants.
On me donna, en guise de cadeau d’adieu, quelques
épingles à nourrice pour que je puisse enrouler ma jupe autour
de ma taille et l’attacher – j’avais tellement maigri ! Le résultat
devait être assez cocasse, nous en avons toutes ri. Puis j’ai
rejoint la femme que Hans avait envoyée me chercher, et nous
sommes rentrées à Banyuls.
20 janvier
Arrivée de deux jeunes Autrichiens dont nous avions fait la
connaissance à Marseille. Je suis allée à la gare – pour la
première fois depuis longtemps – les accueillir. C’était le
genre de « clients » qui ne nous donnaient pas de soucis,
passés par l’école de la résistance et dotés d’une grande
capacité d’adaptation.
– Le parcours n’est pas facile.
– Aucune importance. Il y a longtemps que nous n’avons
plus rien fait de facile.
Durant mon absence pour cause de maladie, Hans a
conduit, sans incident notable, pas mal de gens de l’autre côté
des Pyrénées. (Il n’a eu recours à notre Grec et sa locomotive
qu’une seule fois, pour un vieux monsieur.) Il a convoyé
Hermant le lendemain du jour où celui-ci m’avait amenée à
l’hôpital. Quand tout baigne dans l’huile, ça vous permet
d’oublier un peu pourquoi vous êtes là : on prend plaisir à la
marche, au paysage, comme s’il s’agissait d’une excursion –
une excursion banale, ordinaire, me confia Hans par la suite.
(Je sais du reste aujourd’hui pourquoi on m’a laissée si
longtemps dans la voiture à l’entrée de l’hôpital. On refusait
de m’y admettre tant que Hermant n’avait pas réglé d’avance
quatre semaines de frais de séjour. Heureusement, il avait
assez d’argent sur lui.)
Depuis que nous logeons dans la maison des Ventajou,
nous ne pouvons plus recevoir les réfugiés – avec les
douaniers juste en dessous, ce serait de la provocation.
Désormais, ceux que nous ne connaissons pas – et par
conséquent n’allons pas accueillir à la gare – se rendent
directement à l’auberge de la grand-place : le patron travaille à
présent avec nous. Quand nous lui envoyons quelqu’un, il ne
lui réclame ni ses papiers ni tickets d’alimentation. En général,
nous retrouvons nos ouailles au café du Grand-Hôtel, à l’autre
bout du port. Les Banyulencs ne le fréquentent guère, et nous
nous sommes liés d’amitié avec le garçon (il ne se lasse pas
d’entendre que la célébrité de notre Aristide, le sculpteur
Maillol, a dépassé les frontières de sa ville natale). C’est un
QG idéal : actuellement, en plein hiver, nous sommes souvent
les seuls clients, de sorte que nous pouvons parler librement.
Assis autour d’une table, avec la mer et les montagnes vert et
or en toile de fond, nous expliquons comment nous allons
grimper là-haut le lendemain matin.
– Et après vous serez en Espagne, puis, bientôt, en sécurité.
Un jour, nous vîmes une voiture foncer en direction de la
frontière, et reconnûmes, sur la banquette arrière, Valeriu
Marcu 2. Comment va-t-il s’y prendre pour passer ? Maurice,
qui était des nôtres ce jour-là, soupira :
– Il m’avait pourtant promis de me laisser un costume…
ben oui, nous autres Roumains…
Fry nous fit savoir que beaucoup de pilotes anglais se
cachaient en France. Ne serait-ce pas une bonne idée de les
aider, eux aussi ? Je pensai à notre nouveau maire : « Madame,
vous êtes une espionne anglaise ! »
23 janvier
Je n’ai toujours pas une mine resplendissante, je ferais
même plutôt pitié. Je n’en suis pas moins stupéfaite de la
gentillesse des gens d’ici. Aujourd’hui, le boucher avait du
porc. Je lui ai tendu mes tickets, il les a regardés et m’a
demandé :
– Combien en voulez-vous ?
Étrange question de nos jours.
– C’est tout ce que j’ai comme tickets.
– Je vous demande combien vous voulez de viande, pas
combien de tickets vous avez.
Il m’en a donné une livre entière : la ration, actuellement,
est de cent grammes par semaine – quand il y en a. La
mercière d’à côté avait de la laine, et elle m’a dit :
– Prenez ce qu’il vous faut. Je vous prierai seulement de ne
pas en parler. Vous avez l’air frigorifiée, ma pauvre dame.
J’en ai acheté plein. Mlle Rosa, la fille des Ventajou, pense
qu’il peut y en avoir assez pour un ensemble. Un ensemble en
pure laine ? Pas en ersatz ? Quel rêve ! Je saurais, à la rigueur,
me tricoter une jupe. Mais comment fait-on une veste ?
– Donnez-moi ça, a ordonné Mlle Rosa en me prenant tout
le bazar des mains, je vais vous aider.
Elle s’est aussitôt mise au travail. Rosa est légèrement
handicapée, avec des bras trop courts. Mais elle tricote à une
vitesse vertigineuse. Quand nous sommes seules, elle me parle
de son amoureux. Ils s’aiment en secret, se retrouvent la nuit,
sous les cyprès du jardin qui est derrière la maison. Il l’adore,
l’appelle « ma reine ». Les yeux de braise de Mlle Rosa jettent
des étincelles. Peut-être a-t-elle lu tout ça dans des romans,
mais je ne l’en écoute pas moins avec fascination.
27 janvier
La famille H., arrivée voici quelques jours, compte parmi
les protégés de Fritz Heine. Lui a été quelque chose dans le
gouvernement prussien – une grosse légume. Ils ont deux
enfants, une fille et un garçon, d’environ dix et douze ans.
Nous leur avons seriné les habituelles mesures de sécurité, et
expédié leurs bagages en Espagne par nos « messageries
spéciales ». Seulement, le Dr H. refuse obstinément de se
séparer de sa pelisse :
– C’est une pièce de grande valeur, je l’ai emportée
d’Allemagne, argue-t-il.
Un objet de cette dimension ne manquera pas d’attirer
l’attention, lui exposons-nous. Quant à partir avec ça sur le
dos, pas question. On ne prend pas de tels risques pour un
manteau. Et du reste il le retrouvera, dans toute sa splendeur,
sitôt parvenu en Espagne. Finalement il accepte, le cœur gros,
de se dessaisir quelques jours de sa précieuse pelisse.
Hans, estimant que j’ai encore besoin de repos, décide de
se charger seul des H. Évidemment il y a les enfants, et ça crée
parfois des complications, mais il réussira bien à s’en tirer.
À cinq heures moins le quart du matin, il est à son poste au
coin de la rue. Les H. sont exacts au rendez-vous et, une fois
qu’ils lui ont adressé le signal convenu, Hans se met en
marche, les autres sur ses talons. Ils franchissent le pont,
grimpent la rue de Puig del Mas. Puis, comme d’habitude,
Hans s’arrête au pied du sentier, se retourne pour jeter un coup
d’œil à son groupe. Et constate que le Dr H. transporte un gros
ballot. Au même instant, il voit à la faveur des premières
lueurs de l’aube les ombres encapuchonnées de deux
douaniers se profiler sur le ciel gris. Ils ont emboîté le pas à la
famille, la suivent sans se presser. À l’évidence, ils n’ont pas
repéré Hans – en tout cas, ils ne regardent pas dans sa
direction. Il s’immobilise quelques instants, attendant la suite
des événements. Et, quand il voit les deux silhouettes
s’approcher du groupe, il redescend lentement à sa rencontre.
– Restez calmes et ne bougez pas, dit-il aux H. Les
douaniers vous talonnent. Parlez-leur le moins possible, moi je
vais arranger ça… Non, il faut vous arrêter, les enfants aussi.
Rappelez-vous bien ça : nous faisons une excursion, nous
n’avons rien à cacher. Et remettez-vous-en à moi pour le reste.
L’un des deux douaniers est M. Henri. Nous déjeunons
souvent avec lui à l’auberge de la grand-place. Il se tourne vers
Hans :
– Connaissez-vous ces gens ? Sont-ils de vos amis ? Que
font-ils ici ? Où vont-ils ? Ah bon, ils se promènent dans la
montagne en pleine nuit avec leurs enfants ? C’est tout
naturel…
– Mais oui, nos amis ont eu envie de voir le lever du soleil
en montagne. Comme ils ne connaissent pas la région, je les ai
accompagnés. Une belle excursion en famille. Ma femme
aurait aimé venir aussi mais vous savez bien, M. Henri, elle est
encore trop faible.
– Eh oui, compatit le douanier, la pauvre dame. Mais nous
avons encore quelques questions à poser : ces personnes ont-
elles quelque chose à déclarer à la douane ?
– À déclarer ? Non, je ne vois pas. Ils ne font pas de
contrebande que je sache. Ah, le truc que transporte mon ami ?
Il se tourne vers le Dr H., examine le volumineux paquet :
la pelisse.
– Ah, c’est son pardessus ! Il craignait sans doute d’avoir
froid là-haut. Comment, l’Espagne ? Mais non, pas du tout…
Non, je ne sais pas exactement où est la frontière.
M. et Mme H. se sont ressaisis. Les enfants, effarouchés au
début, trouvent à présent l’aventure très drôle. Ils piaillent et
gambadent autour de nous.
– Ces personnes n’ont sans doute pas de visa de sortie ?
demande M. Henri.
– Des visas de sortie pour une excursion ? Je n’ai pas songé
un instant qu’on pourrait nous en demander par ici.
Il a fait mine de se fâcher (comme, intérieurement, il bout
de colère, ce n’est pas très difficile) :
– On veut montrer notre beau Roussillon à des amis, et
voilà qu’on vous soupçonne de Dieu sait quoi !
– Ça va, ça va, M. Jean, puisque ce sont vos amis…
– Vous voyez les sept pins, là-haut sur la colline ?
l’interrompt l’autre. C’est très joli par là. Derrière, c’est
l’Espagne. Mais il faut continuer tout droit, car le sentier qui
tourne à gauche mène au col où patrouillent les gardes-
frontière espagnols. Et ça, ça ne vous plairait pas.
Ils se mettent tous deux à me décrire, avec force détails, le
chemin qui conduit à l’endroit où l’on a vue sur les deux côtes.
Notre parcours, la route F.
– Encore un point, dit M. Henri. Vos amis n’auraient pas
attiré notre attention sans ce gros ballot (il désigne la fourrure).
Sans ce machin-là, nous ne vous aurions pas distingués des
autres dans l’obscurité. Ce ne sont sûrement pas des
contrebandiers professionnels, mais il était de notre devoir de
les inspecter.
Hans se tourne à nouveau vers le Dr H., le fusille du regard.
Ravalant sa fureur, il lui dit à mi-voix :
– Donnez aux douaniers les deux tablettes de chocolat que
vous avez dans vos provisions.
(Le chocolat est devenu une denrée rare, un luxe
inappréciable.) L’ex-homme d’État extrait une tablette de sa
musette et la tend au douanier.
– Une suffirait peut-être ? murmure-t-il à Hans.
Mais M. Henri a déjà repoussé sa main.
– Gardez ça pour vos gosses.
16 février
Nous voyons tout de suite, à la tête de nos deux nouveaux
arrivants, qu’il est arrivé quelque chose. Quelque chose qui les
a traumatisés. Ils ne cessent de jeter autour d’eux des regards
anxieux de bête traquée. Nous leur avions donné rendez-vous
à la terrasse du Grand-Hôtel.
– Vous ne savez donc pas ? Breitscheid et Hilferding ont été
extradés.
Des extraditions ? Cela n’a rien pour nous surprendre.
C’est précisément la raison pour laquelle nous voulons filer
d’ici. Mais… Mais pourquoi ces deux-là ? Comment leur a-t-
on mis la main dessus ? Est-ce l’Allemagne qui les a réclamés,
ou le gouvernement Pétain a-t-il agi de son propre chef afin de
montrer sa bonne volonté ? Breitscheid et Hilferding
constituent, nous ne l’ignorons pas, des cas ardus. Non
seulement parce qu’ils sont particulièrement menacés, mais
aussi à cause de leur caractère difficile. Nous savons que le
Centre a essayé de les faire sortir de France par une autre
filière car ils n’osaient pas traverser l’Espagne – ni sous leur
vraie ni sous une fausse identité. Il y a des mois de cela. Ils
sont donc finalement restés en France, sous leur vrai nom par-
dessus le marché. Qui sait combien il y a encore de cas
semblables ? Des gens qui auraient pu prendre la fuite ou
s’évanouir dans la nature. Mais certains reculent devant les
dangers immédiats d’une évasion, comme si la perspective de
tomber sous la griffe de la Gestapo était moins redoutable.
Été 1940
Rudolf Breitscheid, député au Reichstag, président du
groupe parlementaire social-démocrate jusqu’à la prise
du pouvoir par Hitler, et Rudolf Hilferding, député au
Reichstag et ministre des Finances, séjournent à Marseille.
Tous deux ont des visas « de tourisme » pour les États-Unis.
On leur procure des passeports tchèques à de faux noms, ainsi
que des visas de transit espagnols et portugais. Faute de visas
de sortie français, il leur faudrait traverser illégalement la
frontière franco-espagnole. Ce qu’ils refusent.
Motifs : d’abord, ils se considèrent comme des
personnalités mondialement connues. Par conséquent, on les
reconnaîtra en Espagne (à supposer même que ce soit vrai :
une paire de lunettes, des moustaches et un peu de teinture
capillaire ont sauvé plus d’un d’entre nous). Ensuite, en leur
qualité d’hommes d’État, ils s’interdisent d’emprunter des
voies illégales. (N’ont-ils donc pas encore compris que nous
n’avons pas choisi délibérément l’illégalité ? Elle nous est
imposée par le mépris des nationaux-socialistes pour la loi !)
Fry cite Breitscheid : « Hitler n’oserait pas demander notre
extradition ! » (Il croit vraiment ça, au bout de huit années de
terreur nazie ?)
Breitscheid persiste dans son refus. Hilferding se range à
l’avis de son camarade, faisant confiance, semble-t-il, à son
« sens pratique ». Moyennant quoi ils continuent, tous
les deux, à hanter jour après jour le même café marseillais, où
bientôt plus personne n’ignore leurs noms et qualités.
Fin 1940
Fry et Heine dénichent un cargo qui pourrait transporter
clandestinement Breitscheid et Hilferding en Afrique du Nord.
Ils donnent leur accord. Une voiture les emmènera d’Arles à
Marseille. Quand elle arrive au rendez-vous, ils refusent de
partir. Motif : ils espèrent obtenir un visa de sortie grâce
à leurs relations auprès des gouvernements américain et
français (ils en appellent même à Laval et à Flandin).
30 janvier 1941
Vichy annule les visas de sortie.
8 février 1941
Arles : la police française arrête Breitscheid et Hilferding.
Il s’agit, allègue-t-elle, d’une mesure de protection, destinée à
les soustraire à l’extradition en Allemagne.
10 février 1941
Transfert à Paris en vue d’extradition en Allemagne.
2 mars
Georges Bernhard était un cas difficile. Mais à côté de ce
que Maurice vient de nous amener…
Nous connaissions de nom l’avocat Arthur Wolff : jadis, à
Berlin, il défendait souvent des antifascistes. Et maintenant les
voici sous notre aile, lui et sa femme Trude. Il a la jambe
gauche totalement paralysée, serrée dans un appareil
orthopédique. Il peut faire quelques pas en s’appuyant sur une
canne, mais se déplace habituellement avec des béquilles.
C’est un homme de haute taille, massif, avec une chevelure
d’un blanc de neige et d’épais sourcils noirs et broussailleux.
Le genre à ne passer nulle part inaperçu. Surtout pas à
Banyuls.
L’automne dernier il avait été, en même temps que
Breitscheid et Hilferding, assigné à résidence forcée à Arles.
Le lendemain de l’extradition des deux hommes, le Centre
avait envoyé quelqu’un ramener Wolff et sa femme à
Marseille. À leur arrivée ici, l’avocat avait les mains agitées
d’incessants tremblements et son visage cramoisi ruisselait de
sueur.
Les Wolff en ont vraiment vu de toutes les couleurs ces
dernières semaines. À Marseille, ils ont vécu, jusqu’à ce qu’on
leur fournisse des papiers, cachés dans un entrepôt derrière un
tas de caisses.
Selon le plan prévu, la même voiture diplomatique devait
emmener au Portugal les Bernhard et les Wolff. Mais, pour
épargner à ces derniers les fatigues et les dangers d’un long
voyage en train, Fry et Maurice les avaient conduits en auto
jusqu’aux Baux, puis mis dans un train pour Tarascon, où ils
avaient rendez-vous avec les Bernhard. À Tarascon, les deux
couples ont attendu pendant une semaine une voiture qui n’est
jamais venue.
Changement de programme, nouvelle filière : il s’agit, cette
fois, de gens censés appartenir à la résistance antifasciste
espagnole. Ils se proposent de porter Wolff de l’autre côté de
la montagne. Parfaitement : de le porter.
Les Bernhard et les Wolff se présentent au rendez-vous à
l’heure dite. Pas le moindre porteur. Cette fois, l’attente ne se
prolonge pas une semaine. Un guide leur propose ses services.
Wolff veut tenter le coup, malgré sa jambe paralysée. Départ
en pleine nuit. Ils commencent à gravir la colline, Wolff
s’appuyant de la main gauche sur sa canne, le bras droit passé
autour des épaules de sa femme. L’entreprise se révèle
impossible. Il leur faut faire demi-tour. Le guide redescend
avec eux, laissant les Bernhard livrés à eux-mêmes. Après
diverses autres péripéties, Maurice nous amène les Wolff.
– Commencez par les cacher, nous dit-il, en attendant de
trouver une solution. Du reste, j’ai bon espoir, ajoute-t-il
incidemment, d’obtenir, grâce à de nouveaux contacts, une
autre voiture diplomatique.
Trop c’est trop ! Une explication s’impose. Si ça continue
comme ça, on va droit à la catastrophe, déclarons-nous aux
envoyés du Centre (pour escorter les Wolff, Maurice était
flanqué d’un adjoint). À quoi servent tout votre courage et vos
bonnes intentions si vous mettez vos protégés en péril par des
actions inconsidérées ? Les cas difficiles sont difficiles à
résoudre, c’est comme ça. Et on ne les résout pas en se lançant
au petit bonheur dans des entreprises aventureuses.
– Mais, sans combinaisons téméraires, nous ne pourrions
rien faire du tout, objectent les collaborateurs de Fry.
Bien sûr qu’il faut de l’audace, savoir prendre des risques –
mais pas à la légère. Toute nouvelle opération exige, au
préalable, un examen minutieux, elle doit être mûrement
réfléchie, préparée pas à pas, sans rien laisser au hasard. Il est
décidé, en fin de compte, que nous allons tenter de trouver une
filière pour les Wolff. Tandis que le Centre, de son côté, se
mettra en quête – sérieusement – d’autres solutions. Mais que
faire des Wolff en attendant ?
Il me vient une idée : il y a une villa à louer non loin du
Grand Hôtel. L’affaire est rapidement conclue, et les Wolff y
emménagent sans tarder – ils ne semblent pas avoir de
problèmes d’argent. Ouf ! nous allons pouvoir souffler un peu.
Mais c’était sans compter avec les curieuses conceptions de ce
brave M. Wolff sur l’art et la manière « d’échapper aux rets de
l’ennemi ». À notre arrivée à la villa, il montre fièrement les
dix caisses de vin qu’il vient de se faire livrer par la
coopérative.
– Ça les a épatés ! proclame-t-il. Qui veut vivre dans la
clandestinité doit savoir leurrer l’entourage. L’histoire va faire
le tour du village, et les gens vont me prendre pour un
millionnaire excentrique en vacances.
Il est si content de son subtil stratagème qu’il paraît avoir
provisoirement surmonté son angoisse.
– Je vais mener grand train !
– Si vous voulez en réchapper, vous ne ferez rien de tel.
Vous vous garderez d’attirer l’attention ! aboie Hans. Nous
avons eu la chance de pouvoir vous caser ici, à l’abri des
regards, et vous…
Wolff l’interrompt :
– Mais non mais non, mon jeune ami. En ma qualité de
juriste, j’en sais tout de même plus long que vous là-dessus. Si
je parade, personne ne nous prendra pour des misérables
fuyant la lumière du jour. Trude, sers-nous donc un petit verre
de vin.
Je supplie :
– Trude, vous ne pouvez pas lui parler ? Il nous sera
impossible de le garder ici s’il nous met tous en danger.
– On ne peut pas discuter avec lui. Ni moi ni personne.
Vous devriez l’avoir déjà remarqué, répond calmement
Mme Wolff.
Lui, s’appuyant de la main sur l’épaule de son épouse, se
lève de son siège et, toute son attitude respirant la dignité,
profère avec onction :
– Je vais vous prouver, mon cher Jean…
Trude explose :
– Maintenant, tu vas t’asseoir et te calmer ! Nous n’avons
que faire de tes plaidoiries !
6 mars
La filière par laquelle les Bernhard ont gagné le Portugal
est, pour le moment, hors service, nous annoncent nos amis de
Port-Vendres.
Hisser Wolff et sa jambe à bord de la barque (leur bateau à
moteur n’est guère plus qu’une barque) ne sera certes pas
facile. Mais, à condition de lui procurer des papiers
présentables, l’opération paraît jouable. Notre contact se fait
fort, si on lui fournit du carburant, de dénicher deux hommes
pour conduire le canot – et les Wolff – en Espagne, en
contournant le cap. En tout cas nous parlons au couple de cette
possibilité, et M. Wolff y souscrit avec enthousiasme.
Seulement ça ne dure pas, il se remet à paniquer : et si ces
types ne trouvent pas la côte espagnole ? Peut-être ne sauront-
ils pas s’y prendre pour faire le tour du cap Cerbère ? Aura-t-il
au moins la place d’allonger sa jambe ? Peut-on faire
confiance à ces gens-là ? Je comprends que, dans la situation
où il se trouve, on puisse s’affoler. Mais voilà qu’il commence
à divaguer :
– J’ai une idée formidable. Une fois à bord, je vais dire à
ces deux marins que j’ai caché un million dans mon appareil,
et que s’ils nous amènent à bon port, je leur donnerai une
grosse récompense.
– Mais bien sûr, dit sa femme, tu vas faire ça. Mais sans
moi. Parce qu’ils vont commencer par t’enlever ton appareil,
après quoi ils te flanqueront à l’eau.
Son visage rougeaud devient aussi blanc que ses cheveux,
et ses mains recommencent à trembler.
La solution « mulet » revient également sur le tapis.
– Il suffirait de m’attacher solidement, affirme Wolff.
Mais, même si nous dégotons un mulet, Wolff sera
incapable une fois la frontière franchie d’effectuer sans aide la
descente jusqu’à Portbou. Exclu, également, de faire appel au
Grec et à sa locomotive : la marche dans le tunnel obscur est
au-dessus de ses forces. Au point où nous sommes, mieux vaut
attendre de voir ce que les gens du Centre auront pu faire. Au
pire des cas, reste toujours le bateau.
10 mars
Entre-temps, on nous a mis sur les bras d’autres enfants-
problèmes. Le contingent grossit de jour en jour. Ils sont
grands, blonds, et détonnent complètement dans le paysage.
Fry, comme convenu, nous envoie ses Anglais par groupes
de deux ou trois. Mais, avant de les avoir vus en chair et en os,
nous n’imaginions pas… Les cheveux blonds peuvent, à la
rigueur, disparaître sous un béret basque. Mais ces yeux bleu
azur, ce teint clair ? Et, surtout, ils sont beaucoup trop grands.
Ils prennent le train qui arrive après la tombée de la nuit –
précaution indispensable. Je vais les chercher à la gare
(malheureusement, aucun risque de confusion !), ils me
remettent leur moitié de bout de papier, et je leur indique leurs
quartiers : une famille de cheminots – des amis du Grec – et un
pêcheur nous louent des chambres sans trop poser de
questions. Nous avons préféré éviter l’hôtel : inutile que les
Britanniques et nos clients habituels entrent en contact. Et ils
ne quittent plus leur chambre jusqu’à l’heure du départ, avant
le lever du soleil.
Les uns sont des pilotes, les autres des soldats soit restés
bloqués en France, soit parachutés : en tout état de cause, ils
ne doivent à aucun prix se faire prendre – et par ici à plus forte
raison. Une fois de l’autre côté de la montagne, ils se
présentent au poste frontière espagnol en expliquant qu’ils
relèvent de la catégorie « prisonniers de guerre » (ce n’est pas,
d’ailleurs, tout à fait faux), et demandent à être mis en relation
avec la légation britannique. En général, un délégué du
consulat de Grande-Bretagne à Barcelone vient les chercher
quelques jours plus tard. On les expédie ensuite à Gibraltar,
d’où ils regagnent leur pays. Comme l’Espagne préfère éviter
tout incident avec l’Angleterre, nos grands gaillards y sont
plus en sécurité que les autres fugitifs. Mais nous, nous devons
redoubler de prudence : cette affaire pourrait nous coûter
la vie.
Mais là n’est pas notre seul sujet de préoccupation. Nous
n’avons pas le droit d’oublier qui nous sommes, ce que nous
faisons ici, et pourquoi. Sinon on a vite fait de dérailler.
Certes, nous voulons aider les pilotes anglais à rentrer chez
eux. Certes, nous considérons tout adversaire de l’Allemagne
d’aujourd’hui comme notre allié. Et, certes, nous faisons à
présent un bout de chemin ensemble. Mais être compagnons
de route ne signifie pas forcément être en communion d’idées.
Et l’on peut travailler avec quelqu’un sans travailler pour lui.
Au fond, nous retrouvons le même problème que celui qui
s’est posé, voici dix-huit mois, à la déclaration de guerre. Les
mêmes discussions que celles qu’avaient à Paris, à l’époque,
les émigrés politiques. La France et l’Angleterre sont en
guerre contre l’Allemagne nazie, mais il serait naïf de
s’imaginer qu’il s’agit là d’une guerre contre le fascisme. Où
est la place de la gauche allemande ? Ne faisons pas cause
commune avec des puissances qui n’auraient pas demandé
mieux que de s’entendre avec Hitler si celui-ci y avait
consenti, soutenaient les uns. Notre camp est à présent celui de
la France et de l’Angleterre – celui de quiconque contribue à
libérer l’Allemagne du fascisme, affirmaient les autres.
Certains stratèges allaient, dans leur zèle, jusqu’à prétendre
que notre place était à présent au Sahara, au sein de la Légion
étrangère (où, précisément, le gouvernement français tentait
d’envoyer les émigrés allemands).
L’accord conclu avec Fry stipule que nous viendrons en
aide aux Anglais envoyés par le Centre. Eux s’adressent à ce
dernier, du moins nous le supposons, par l’entremise de
réfugiés dont Fry s’occupe déjà. Et nous ne voulons pas en
savoir davantage. Ni entrer en contact avec aucun autre
organisme. Pour nous, il est important, certes, d’avoir des
garanties, mais tout aussi important de préserver notre
indépendance. (Vous vous êtes trompé, monsieur le maire,
nous ne travaillons pour aucun gouvernement.)
Les Tom, Bob, Charlie (se nomment-ils vraiment tous
ainsi ?) ont leurs bons côtés. Ils sont sains, vigoureux, et ne
s’énervent jamais. Surtout, ils sont merveilleusement
disciplinés. Hier nous en avons expédié deux – cette fois, ils
s’appelaient Fred et Jack. Pas une question superflue. Il est
vrai que Fred aurait difficilement pu en poser, il ne parlait pas
un mot de français. Quant à Jack, je n’ai pas réussi, avec mon
anglais scolaire, à le comprendre – mais il s’est révélé par la
suite que si lui pensait parler français, moi je croyais que
c’était de l’anglais. Le fait que ces garçons-là arrivent à se
débrouiller, à traverser tout le pays, est absolument sidérant !
S’ils ne se trouvaient tant de Français pour leur venir en aide,
ce serait rigoureusement impossible.
Nous nous sommes placés à côté de Fred et Jack, pour
comparer : ils avaient beau essayer de rentrer la tête dans les
épaules, de se tasser, ils nous dépassaient toujours d’une bonne
tête. Et cette tête-là, les douaniers, même s’ils le voulaient,
même dans l’obscurité, ne pouvaient manquer de la voir. Il
fallait donc recourir, au lieu de notre méthode habituelle, à une
version modifiée « Special Britannia ».
Il y a des chances raisonnables, nous l’avons constaté
depuis longtemps, pour qu’entre trois et quatre heures du
matin les douaniers ne soient pas à leur poste. Je donne donc
rendez-vous aux Anglais à trois heures et demie et les conduis,
avec les précautions qui s’imposent, hors du village (les deux
minutes de transes sur le pont font maintenant partie de mes
habitudes). Puis on monte jusqu’aux maisons et aux arbres de
Puig del Mas. Là je fais demi-tour, tandis qu’eux suivent le
sentier jusqu’à l’endroit – c’est tout près – où Hans les attend.
Dans l’obscurité, cheminant entre les collines, ils se fondent
dans le paysage. « Avec ces gars-là, c’est un vrai plaisir »,
remarque régulièrement Hans en rentrant, un faisceau de
bûches sur le dos, avant même que midi n’ait sonné.
25 mars
Décret du gouvernement Pétain : d’ici dix jours, évacuation
de tous les étrangers des régions frontalières. Banyuls en fait
évidemment partie. Nous avions bien pressenti quelque chose
de ce genre lorsque, il y a quelques semaines, nous avons été
convoqués à la gendarmerie, en même temps que les quelques
autres étrangers, pour vérification de nos papiers. Hans avait
au moins sa carte d’identité périmée, mais moi il ne me restait
qu’à présenter mon refus de séjour. Après que les deux
gendarmes eurent laborieusement inscrit Hans, la nature et le
numéro de ses pièces d’identité, etc., etc., sur le registre, le
brigadier a pris mon papier. J’ouvrais déjà la bouche pour
débiter mon petit discours habituel, et faillis m’étrangler
lorsqu’il me le rendit, avec un sourire et un « merci,
madame », sans l’avoir vraiment regardé. J’étais trop
stupéfaite pour m’en emparer aussitôt. Alors il précisa :
« C’est tout, madame, c’est tout », et me glissa la feuille dans
la main.
Mais, cette fois, quelle tournure vont prendre les
événements ?
26 mars
Un télégramme de mon frère, de Marseille ou plus
exactement de Cassis, où il habite à présent avec Eva et
l’enfant : « VOUS ATTENDS D’URGENCE. STOP. APPORTER SALAMI
POUR VISA PANAMA. » Même en temps normal, ses télégrammes
sont parfois énigmatiques. En tout cas il doit s’agir d’une
nouvelle filière d’évasion. Et elle lui paraît sérieuse, sinon il
ne sonnerait pas le rappel. Nous verrons bientôt ce qu’il en est
puisque, de toute manière, d’ici quelques jours il nous faudra
partir.
Heureusement, Maurice est venu nous délivrer des Wolff. Il
a réussi à leur acheter un excellent passeport – exit les Wolff,
ils s’appellent désormais Sanders – et des visas pour Cuba. De
sorte qu’il peut les emmener à Cadix, où ils s’embarqueront.
Le tout dans une parfaite légalité – ou presque. Quel
soulagement. Et bonne chance à Cuba, M. Sanders.
1er avril
L’un des gendarmes est venu nous chercher. Le problème
se pose dans les termes suivants : pour pouvoir quitter Banyuls
il faut des sauf-conduits, et pour les obtenir, des pièces
d’identité en règle et une autorisation de séjour au nouveau
lieu de résidence. On discutera de tout ça, nous annonce-t-il, à
la gendarmerie.
Après avoir pris un verre tous les trois, nous nous sommes
donc mis en route. Sans tambour ni trompette. Du moins le
croyions-nous. Mais c’était sans compter avec Mlle Rosa.
Quand nous avons atteint la rue, toute baignée de soleil, elle
rentrait du marché, le sac à provisions suspendu à son bras
atrophié. Elle était, bien entendu, au courant de la nouvelle
mesure, et elle pressa le gendarme de questions : de quoi
s’agit-il ? Où nous emmène-t-il ? Comment dites-vous, des
étrangers ? Mais où y a-t-il des étrangers par ici ? Deux autres
femmes, chargées de leurs paniers à provisions, s’arrêtèrent, et
le vieil homme au béret bleu qui stationnait comme d’habitude
au coin de la rue s’approcha clopin-clopant. Notre gendarme
se justifiait :
– Mais on veut seulement voir avec eux comment faire
pour leurs sauf-conduits ! Et puis, ce décret, ce n’est pas nous
qui voulons chasser les étrangers, c’est un ordre de Vichy.
– Vous voulez dire notre maréchal ? interrogea l’une des
femmes.
Et Rosa de s’écrier :
– Des étrangers ? Mais ce sont nos voisins ! Qui donc,
quand il y a eu l’incendie, a fait la chaîne avec des seaux d’eau
la moitié de la nuit ? M. Jean de Banyuls-sur-Mer. Et
maintenant vous le traitez d’étranger ?
Les autres approuvaient : au fond, elle a raison. La voisine
d’en face cria de sa fenêtre :
– Parfaitement, je l’ai vu de mes yeux, monsieur nous a
aidés à éteindre l’incendie ! Par conséquent, il est de chez
nous.
– Mesdames, dit le gendarme en s’essuyant le front, soyez
donc raisonnables. Monsieur et madame vont revenir tout de
suite, c’est juste pour causer avec eux.
Sur ces mots, on nous laisse enfin poursuivre notre chemin.
Cette fois, nos cinq gendarmes – la brigade au grand
complet – étaient réunis dans le bureau exigu pour se pencher
sur nos papiers. Spécialement les miens. Nous leur racontâmes
que mon frère avait obtenu notre autorisation de séjour à
Cassis-sur-Mer, mais n’avait pas pu l’envoyer à temps. Le
brigadier nous dévisagea :
– Ça va, ça va. Mais qu’allons-nous faire de ce refus de
séjour ? Sur le sauf-conduit, il est marqué pièce d’identité…
N°… Si on inscrit refus de séjour, vous serez arrêtée au
premier contrôle.
Un débat animé s’ensuivit. Chacun avait quelque chose à
dire, mais personne ne voyait de solution.
– Cela ne relève pas de la compétence de la gendarmerie,
décida finalement le brigadier. C’est un problème
administratif, donc du ressort de la mairie.
Hans et moi nous rendîmes donc en face expliquer notre
cas au secrétaire de mairie.
– Toute cette affaire est de la seule responsabilité de la
gendarmerie, affirma péremptoirement celui-ci. La mairie
n’est pas autorisée à s’en mêler.
Nous transmettons (après avoir décidé de nous tenir cois
pour le moment). Les gendarmes trouvèrent la chose énorme,
inouïe :
– Ces messieurs veulent se défiler, une fois de plus. Mais
nous allons leur mettre les points sur les i. On y va.
Nouvelle expédition à la mairie, escortés, cette fois, des
cinq gendarmes. Nouvelles délibérations, avec la participation
du secrétaire de marie et de son adjoint. En catalan la plupart
du temps. Et force gestes à l’appui. Au bout d’un certain
temps, je soufflai :
– Ne pourriez-vous vous contenter d’inscrire le numéro de
ma carte ? Si on m’interroge, je trouverai bien une explication.
– Impossible, madame, s’écria le brigadier, on va vous
coffrer à Narbonne ! Il faut remplir cette ligne.
L’adjoint lui suggéra :
– Si, à côté du pièce d’identité imprimé, tu écris
simplement, à la main, pièce d’identité, ce sera conforme à la
vérité. Et au contrôle ils penseront certainement que tu t’es
trompé, que tu avais l’intention d’écrire carte d’identité.
D’autant que son mari en a une.
Tout le monde trouva l’idée géniale. Nous regagnâmes
donc la gendarmerie, où on nous délivra nos sauf-conduits. Sur
le mien on lit : Pièce d’identité : pièce d’identité. Puis tout le
monde se serra la main :
– Au revoir, bonne chance !
5 avril
Le train s’ébranle. Nous regardons par la fenêtre. Voici Les
Elmes. Puis le cabanon sur la plage.
– Quand tout ça sera terminé, dit Hans, et que, la vieillesse
venue, nous voudrons nous reposer enfin, nous reviendrons
nous installer ici.
Au revoir, le Roussillon.
Cassis 1941
La salle d’attente de la gare de Narbonne. Vaste, sombre, et
sale. Nous aurions pu nous allonger sur les banquettes
inoccupées, mais l’endroit avait mauvaise réputation : les
rafles s’y succédaient et, à chaque fois, de nombreux émigrés
avaient été arrêtés. Qu’avait donc dit, déjà, le gendarme de
Banyuls ? « On va vous coffrer à Narbonne, madame… » Le
train pour Marseille ne partait que le lendemain matin. Nous
étions bien obligés d’y passer la nuit.
Hans commença par explorer les lieux : ici une sortie
latérale donnant sur les toilettes, là une consigne à bagages,
vide, où l’on pourrait éventuellement se cacher. Après avoir
dissimulé les valises derrière un comptoir, nous nous sommes
relayés : pendant que l’un sommeillait, l’autre montait la
garde. Il s’avéra par la suite que cette nuit-là compta parmi les
rares nuits sans rafle à la gare de Narbonne. Le lendemain
matin, en voiture pour Marseille – dont la gare était plus
dangereuse encore. Aussi, au lieu de nous diriger vers la sortie,
avons-nous sauté dans le premier train pour Cassis où, jusqu’à
présent, on ne vérifiait pas vos papiers. Le trajet était court, à
peine une heure. Nous nous tenions debout à la fenêtre, et nos
regards plongeaient sur la baie féerique de Cassis. À l’arrière-
plan, la grotesque silhouette du cap Canaille, avec sa corne
repliée.
Ce dimanche après-midi-là, il y eut, pour la première fois,
un contrôle en gare de Cassis. À l’examen de nos papiers, les
gendarmes secouèrent la tête. Leur chef déclara qu’il nous
autorisait par faveur spéciale à passer la nuit dans notre
famille. Mais nous étions priés de nous présenter lundi matin à
son bureau.
Notre nièce Catherine, dite Titi, avait maintenant deux ans
et demi. Elle ne lâchait pas d’une semelle son oncle Hans et le
lendemain matin elle nous accompagna, en trottinant auprès de
lui, à la gendarmerie. Le chef, de fort mauvaise humeur, nous
y attendait déjà. Il examina encore une fois nos papiers, puis
énuméra :
– Une carte d’identité périmée depuis plus d’un an. Un
refus de séjour de l’année dernière, pas renouvelé non plus.
Quant au sauf-conduit, je ne l’ai pas vu… Vous ne pouvez pas
rester ici, vous le savez parfaitement. Vous savez également
que je devrais vous déférer aux autorités marseillaises. Je vous
donne jusqu’à demain pour disparaître. Je ne veux plus vous
voir ici.
– Mais notre famille y habite ! Et où pourrions-nous aller ?
La préfecture de Marseille va certainement régulariser nos
papiers très prochainement mais d’ici là, avec toutes ces rafles
dans les rues de Marseille…
– Revenez quand vous serez en règle ! tonna le gendarme.
D’ici là, je ne veux pas vous voir ici !
Titi était assise sur sa chaise, très sage. Nous lui avions dit
de se tenir tranquille. Les vociférations du chef ne semblaient
pas l’émouvoir mais, je l’avais remarqué, elle semblait
fascinée par sa main droite qu’il agitait sous notre nez. Elle
glissa de sa chaise, se dirigea vers lui, se pressa contre lui et,
désignant son médius entouré d’un gros pansement :
– Tu as bobo, monsieur le gendarme ?
Sa petite voix était pleine de compassion. Le chef
s’interrompit au beau milieu d’un mot, la main en l’air. Il
paraissait s’apercevoir pour la première fois de la présence de
l’enfant. Il lui caressa les cheveux.
– Non, vraiment, ça ne fait pas très mal…
Il la prit sur ses genoux. Était-ce une illusion ? Il me
sembla que ses yeux étaient humides. De la main gauche il
saisit un tampon, et en frappa un grand coup sur nos papiers.
Titi éclata de rire, comme si le bruit l’amusait. Il les poussa
vers nous en grommelant :
– Méfiez-vous, quand vous irez vous déclarer à la mairie,
ils ne seront pas aussi coulants.
Cinq jours plus tard nous avons pris, pour la dernière fois,
le car pour Marseille. Tandis qu’il s’ébranlait, mes parents et
nous échangions des signes d’adieu. Combien de fois, ces
dernières années, l’avons-nous fait ?
Nous nous asseyons. Je sens toute la tension de ces
dernières semaines s’écouler de moi – j’ai l’impression de
devenir toute molle. Et je me surprends moi-même : nous
partons au loin, dans une île qui s’appelle Cuba. Mon père et
ma mère sont libres, mais ne peuvent nous accompagner. Et
me voici assise dans ce car, sans que rien remue en moi. Je
n’ai pas peur. Je n’éprouve aucune joie. Je ne suis même pas
triste. Je ne ressens rien. Rien du tout.
Automne 1941
Avant notre départ, il fallait faire transférer à Cuba nos
demandes de visas pour les États-Unis : le bruit courait
qu’ainsi vous les obteniez plus rapidement, vous figuriez alors
en tête des listes d’attente. Mais nous n’y croyions pas trop.
Par ailleurs, nous ignorions totalement si, une fois à Cuba,
nous aurions encore envie d’aller aux États-Unis : ça
dépendrait de nos conditions de vie sur place et, surtout, de la
durée de la guerre, de la date à laquelle nous pourrions espérer
revenir dans notre patrie, etc. Mais comme on ne pouvait rien
prévoir, il ne fallait rien négliger.
Il n’y avait plus la queue devant le consulat américain de
Marseille. À quoi bon maintenant ? À toutes les demandes on
recevait la même réponse : les quotas d’immigration sont
épuisés. J’indiquai le motif de ma visite. Après une courte
attente, je fus reçue par un fonctionnaire. Il avait déjà notre
dossier sur son bureau et le feuilletait :
– Vous avez dit qu’il s’agit d’un visa d’immigration ?
J’opinai. Il se leva :
– On a dû se tromper de dossier. Excusez-moi un instant, je
vais vérifier.
J’entends son pas s’éloigner. Je me penche par-dessus le
bureau, ouvre la chemise cartonnée. Mon regard saisit un
télégramme : « AUTORISATION D’ENTRÉE FITTKO CONFIRMÉE.
Extraits de carnets
Espagne
Trois journées pénibles. Les tubes de dentifrice et de crème
à raser nous paraissent peser une tonne. À Madrid, avons
quand même passé quelques heures au Prado.
Dans la pension de famille où nous sommes descendus, un
groupe de jeunes Juifs arrivés directement de Berlin. Nous
avons lié conversation avec eux, histoire d’apprendre ce qui se
passe là-bas. Ils sont très agités, quelque peu sens dessus
dessous, et nous ont rapporté une rumeur : on aurait fourré des
Juifs dans un train – soi-disant pour un transfert en Pologne –
et ensuite pulsé du gaz dans les wagons. Après, j’ai dit à
Hans : « C’est horrible, la façon dont les nazis terrorisent les
Juifs – ces garçons semblent vraiment croire une telle chose
possible. »
Frontière portugaise
Le compartiment est plein d’émigrants. Le train s’arrête : la
frontière. Le Portugal, enfin. Sur le quai, des délégués du
comité juif HICEM : ils nous attendent. Quelqu’un nous
attend ! Quelqu’un s’occupe de nous.
Nous descendons. Nous foulons le sol d’un pays neutre.
L’un de nos compagnons de voyage me dit : « Aux toilettes, il
y a un morceau de vrai savon. » Je presse le pas, et puis je sens
la savonnette lisse dans mes mains, je la fais glisser sur mes
paumes, sur mon visage et mes bras, je sens la mousse entre
mes doigts – comme ça fait du bien. Du savon blanc, tout doux
– et non cette masse grise, gluante, granuleuse, qui vous
arrache la peau.
Lisbonne
Maurice et sa femme sont venus nous chercher à la gare, et
nous emmènent tout droit à la pâtisserie suisse : j’ai mangé du
gâteau au chocolat avec de la Chantilly. Je n’en suis toujours
pas remise.
Livré, sans encombre, les tubes aux listes. À un Espagnol
qui nous a reçus dans un appartement.
Rencontré de vieilles connaissances, dont des anciens de la
guerre d’Espagne, qui attendent un bateau pour le Mexique. Le
nôtre est parti sans nous, il était complet. Le comité promet de
nous caser sur le suivant. Paul Westheim est toujours ici, il
attend une place de bateau pour le Mexique. Balades avec lui
dans Lisbonne. Il nous en montre les merveilles secrètes –
coins et recoins, chapelles, édifices, mosaïques – qui
d’ordinaire se dissimulent aux regards des touristes.
Berthold Jacob, toujours Berthold Jacob ! Kidnappé par des
agents de la Gestapo dans le vestibule du bureau de l’Unitarian
Service Committee. Ici, au Portugal, pays neutre ! Comme
autrefois, en 1936 – à l’époque, nous nous trouvions ensemble
à Bâle – quand ils sont venus l’enlever en Suisse, pays neutre.
Les salauds ne veulent pas le laisser échapper.
À bord du SS Colonial
Un petit navire, pas du tout l’air d’un paquebot
transatlantique. Il appartenait, paraît-il, à l’empereur
Guillaume II. Une incroyable cohue. Nous n’avons pas encore
gagné la haute mer, et ça commence déjà à vomir.
Il y a tant de monde qu’on peut à peine bouger. Beaucoup
de personnes âgées et de petits enfants. Des Juifs pour la
plupart – à peine une poignée d’« Aryens ». Nous dormons à
fond de cale, dans une immense pièce sans hublots où on met
d’habitude les bagages. Les hommes d’un côté du bateau, les
femmes et les enfants de l’autre. Presque tout le monde a le
mal de mer. Quant aux autres – dont nous faisons partie –,
c’est la puanteur qui leur donne des nausées.
À mon réveil, je vois un gros rat se promener sur la poutre,
juste au-dessus de ma tête. Ma voisine, une Russe blonde,
prend ma main et la serre en murmurant :
– Ne bougez pas, ne bougez pas.
Certains émigrants, voyageant en première ou en seconde
classe, prétendent nous refuser l’accès à « leur » pont et aux
salons, sous prétexte qu’ils ont payé plus cher que nous, les
« troisièmes ». Hans prépare, sur un canapé des secondes, une
sorte de lit pour une femme d’un certain âge portant Scheitel
(la perruque dont se coiffent les femmes juives orthodoxes).
Un passager – ancien président du comité juif d’une ville
d’Allemagne du Sud, affirmait-il – arrive en courant, furieux :
– C’est ma couchette, levez-vous de là ou je vous flanque
par terre !
Et il commence à tirer la femme par le bras. Celle-ci,
effrayée, ouvre la bouche sans pouvoir proférer un son et se
met à pleurer silencieusement. Son plus jeune fils, un garçon
d’une dizaine d’années, se tient à ses côtés en répétant :
« Mammele, Mammele. » Hans empoigne la main du type et
lui dit :
– Ici, mon petit bonhomme, on ne flanque personne par
terre. Si je vous y reprends…
Le président se dégage et se sauve. Avant de franchir la
porte, il se retourne et lance à Hans :
– Je vous connais, vous autres Juifs d’Europe orientale !
Extrait du manuscrit
« … Car un jour nous ferons payer tout cela aux nazis, et
au centuple.
« Pas avec leurs méthodes. Nous ne nous abaisserons
jamais à torturer. Mais les coupables doivent être anéantis, le
mal extirpé à la racine. Si nous en laissons passer l’occasion
une fois encore, tout aura été inutile.
« Était-il humain d’épargner, en 1918, la réaction
allemande – les fauteurs de guerre, les chefs des corps francs ?
Aujourd’hui, ils exterminent des peuples entiers.
« Les assassins nazis doivent être jugés par l’Allemagne
elle-même. On les connaît, dans leur ville, dans leur village…
au tribunal siégeront les meilleurs des enfants du peuple
allemand, les résistants… »
En cas de naissance ou de décès, la Croix-Rouge transmet
des télégrammes, avec réponse payée, en Europe occupée. En
novembre 1943, mon frère a annoncé à mes parents la
naissance d’une fille. La réponse est enfin arrivée en
février 1944 : « CASSIS, FRANCE. FÉLICITATIONS POUR NAISSANCE
LILI. STOP. NOTRE PROCHAIN TRANSFERT PROBABLE – PAPA-
MAMAN. »
N’y a-t-il donc vraiment personne, en ce bas monde, qui
puisse faire quelque chose ? Papa a soixante-quatorze ans,
maman soixante-huit.
Septembre 1944
Les nouvelles de nos familles en Europe commencent
lentement à filtrer. Déporté… la dernière fois qu’on l’a aperçu,
c’était au départ d’un convoi… disparu. Des amis hongrois et
yougoslaves apprennent que tous les Juifs de leur pays ont été
déportés… Leurs familles aussi par conséquent. Il est très rare
d’apprendre que quelqu’un a survécu : ma fille en a réchappé !
Mon oncle se trouvait encore, récemment, à Theresienstadt !
1945
Les premières nouvelles de la famille Fittko de Berlin.
Marta, sa sœur, écrit à Hans :
« … Si seulement maman était encore de ce monde. La
veille de sa mort, nous lui avons montré une photo de toi, que
nous avions bien cachée. “Oui, oui, c’est mon Hans”, a-t-elle
dit. “Il a toujours été un bon garçon, et il l’est resté.” Pour
nous non plus, la vie n’a pas été facile. Le tas de sable était
interdit aux enfants, parce que leur oncle était un “criminel”…
À la mi-juin 1940, ils m’ont emmenée une fois de plus à la
Gestapo : “Où est votre frère ?” J’ai répondu : “Vous savez
bien que nous n’avons plus de nouvelles de lui depuis 1933.”
L’un des flics a hurlé : “Il était à Paris, ce salaud, mais il nous
a encore échappé !” Je me suis levée et j’ai dit : “Messieurs, je
vous remercie du fond du cœur. Vous venez de m’apprendre
que mon frère est vivant.” Alors ils m’ont laissée partir.
Fin 1945
De Franz Pfemfert, Mexico : « Votre dernière lettre nous a
fait particulièrement plaisir. Surtout parce que vous n’avez pas
encore mis à exécution votre projet de retourner au pays des
massacreurs… »
Hans Fittko à Franz Pfemfert : « Toute discussion sur ce
point est actuellement sans objet, car le State Department
n’accorde pas de visa de transit aux réfugiés politiques. Or il
n’existe pas d’autre possibilité, à partir d’ici, de faire le
voyage… »
Notice biographique
Lisa Fittko est née Élizabeth Ekstein le 23 août 1909 à
Užhorod, ville de Ruthénie, alors en Autriche-Hongrie et
aujourd’hui en Ukraine, après avoir été en Tchécoslovaquie
(de 1918 à 1939), en Hongrie (de 1939 à 1944), puis en URSS
(de 1944 à 1991) 1. Sa famille, qui appartenait à la classe
moyenne intellectuelle juive et germanophone, alla bientôt
vivre à Vienne où Lisa passa son enfance. Pendant la Première
Guerre mondiale, son père, Ignaz Ekstein, homme de gauche
proche des sociaux-démocrates, publia de 1916 à 1919 un
magazine littéraire pacifiste, Die Waage, Eine Wiener
Wochenschrift.
En 1922, la famille Ekstein s’installa à Berlin où Ignaz
travailla dans l’import-export. Lisa Ekstein y poursuivit sa
scolarité, tout en adhérant à l’Union des élèves socialistes.
Appartenant à la gauche radicale dans l’effervescence
politique du Berlin de la République de Weimar, elle en
fréquenta les milieux littéraires et artistiques, côtoyant, entre
autres, l’écrivain et journaliste berlinois Kurt Tucholsky, des
amis de Bertolt Brecht, les cercles du Bauhaus. D’emblée
militante antinazie très engagée, elle participa aux
manifestations de rue – comme celle du 1er mai 1929, interdite
par la police –, n’hésitant pas à faire le coup de poing face aux
« Casques d’Acier » et aux « Chemises brunes » nazies. Elle
quitta l’Allemagne à l’été 1933 après avoir tenté vainement de
résister au nouveau régime dans le cadre d’un réseau de jeunes
militants antifascistes.
Elle s’exila d’abord à Prague où elle fit la connaissance
d’un réfugié berlinois non juif, journaliste de gauche, Hans
Fittko (1902-1960), qu’elle épousa. Le couple vécut ensuite en
Suisse (à Bâle) puis en Hollande. À chaque fois, ils furent
contraints de quitter ces pays par les autorités, du fait de leurs
activités clandestines contre le gouvernement nazi en liaison
avec la résistance intérieure. Ainsi en Tchécoslovaquie, Hans
Fittko fut expulsé « à vie » pour avoir introduit
clandestinement en Allemagne des tracts imprimés à Prague.
Finalement, ils aboutirent en France où, en septembre 1939,
les surprit la Seconde Guerre mondiale.
Dès septembre 1939, Lisa Fittko fut convoquée au
Vélodrome d’Hiver de Paris afin d’être examinée par une
« commission de criblage ». « Suspecte » parce que
Allemande, elle fut envoyée en mai 1940 au camp de Gurs
(Pyrénées-Atlantiques) où des militants politiques allemands
et autrichiens côtoyèrent alors des volontaires étrangers des
Brigades internationales et des républicains espagnols. Elle
réussit à quitter Gurs et gagna ensuite la région de Marseille,
profitant de la confusion de la défaite française, en juin 1940,
où elle retrouva son mari et son frère.
Lisa Fittko et son mari étaient déjà suspects en leur qualité
de militants politiques mais Lisa le fut bientôt, également, du
fait de sa judéité. Comme beaucoup d’Allemands ou
d’Autrichiens anti-hitlériens, menacés par l’article 19 des
conventions d’armistice, ils cherchaient, depuis Marseille, à
quitter la France pour les États-Unis via l’Espagne. On
suggéra à Lisa Fittko d’aller prospecter du côté de Port-
Vendres. Elle se rendit donc dans les Pyrénées-Orientales vers
la mi-septembre 1940 où elle trouva à demeure un groupe
d’émigrés germaniques qui lui procurèrent un hébergement de
fortune. Ayant su que le maire socialiste SFIO de Banyuls-sur-
Mer (de 1935 à 1940 et de 1945 à 1953), Vincent Azéma,
aidait les candidats à l’émigration, elle se rendit donc dans
cette localité. Elle prit contact avec lui et fit connaissance de
quelques autres Banyulencs compréhensifs et hospitaliers qui
l’aidèrent aussi.
Ainsi prit naissance la filière que Lisa Fittko fit fonctionner
pendant six mois avec son mari qui vint la rejoindre. Un de ses
premiers « clients » fut Walter Benjamin (Berlin, 1892 ;
Portbou, 1940) le 25 septembre 1940. Elle le convoya – ce fut
son dernier voyage car il se suicida à Portbou, lorsqu’un
policier espagnol lui demanda de retourner en France afin d’y
obtenir un visa de sortie – avec deux autres Allemands,
Mme Gurland et son fils, suivant pour la première fois un
itinéraire que lui indiqua Vincent Azéma. L’itinéraire choisi
partait du Puig del Mas et atteignait la frontière au Coll del
Rumpissa (cinq cent trente-huit mètres).
Par la suite, Lisa et son mari firent ce voyage jusqu’à trois
fois par semaine, tirant profit de complicités locales, celle de
Vincent Azéma en premier lieu qui mit à leur disposition un
bâtiment réquisitionné par la mairie. En effet, le « succès » du
passage de Benjamin avait été connu à Marseille par des
Américains, Varian Fry, de Emergency Rescue Commitee, et
Frank Bohn, délégué des syndicats étatsuniens (AFL). Fry et
Bohn envoyèrent donc à Banyuls des fugitifs, candidats au
passage en Espagne. La route F (« F » comme Fittko), nom de
ce réseau de passage financé par le comité américain de
Marseille, allait donc fonctionner à plein rendement.
Les époux Fittko, munis de fausses cartes d’identité
françaises d’originaires de la zone occupée mais portant leur
vrai nom, allaient à Marseille pour convoyer les candidats au
passage en Espagne jusqu’à Banyuls. Vincent Azéma – qui fut
révoqué par Vichy en novembre 1940 – leur indiqua comment
éviter les pièges du trajet. Le maire SFIO de Cerbère,
transitaire en douanes, Julien Cruzel (dont le nom est
transformé par Lisa Fittko en « Cruzet »), aida également le
couple de passeurs allemands en faisant transiter les bagages
des fugitifs par train jusqu’à Portbou. Lisa et son mari firent
passer en Espagne des fugitifs allemands et, plus tard, des
militaires britanniques. La filière fonctionna à plein rendement
au printemps de 1941.
Repérés par la gendarmerie, ils quittèrent Banyuls le 5 avril
1941 pour Cassis (Bouches-du-Rhône). Ils s’efforcèrent de
trouver un visa pour les États-Unis. En octobre 1941, ils
obtinrent un visa pour Cuba. Après avoir traversé l’Espagne et
le Portugal ils embarquèrent à Lisbonne pour Cuba. À la fin de
1941, ils s’installèrent à La Havane. À Cuba, Hans apprit le
métier de tailleur de diamants. Lisa, quant à elle, travailla
comme secrétaire. Quand ils purent enfin partir aux États-
Unis, ils s’installèrent à Chicago. Désireux de revenir en
Europe, Hans préféra, pour des raisons de santé, demeurer aux
États-Unis.
Lisa Fittko fut secrétaire, sténographe, traductrice et chef
de bureau. Elle fut secrétaire administrative (clerical worker) à
l’Université de Chicago. Une de ses amies, Vreni Naess, de
nationalité suisse, travaillait également à l’université. Dans la
capitale de l’Illinois, toutes deux militèrent pendant plus de
vingt ans pour la justice sociale et les droits politiques. Lisa
Fittko participa à l’organisation du Hiroshima Day. Elle
participa aussi aux actions du mouvement contre la guerre du
Vietnam.
Elle connut et côtoya Hannah Arendt. Sa tante Malva
Schellek (Prague, 1882-Terezin, 1944) fut une artiste peintre
reconnue. Elle réalisa ses dernières œuvres au camp de
concentration de Terezin, en Bohême. Une de ses nièces,
Catherine Stodolsky, professeur d’histoire à l’université
Ludwig Maximilian de Munich, a étudié la vie et l’œuvre de
Lisa Fittko.
Lisa Fittko revint dans les Pyrénées-Orientales, à
l’occasion de l’inauguration à Portbou, le 15 mai 1994, du
monument Passages en l’honneur de Walter Benjamin réalisé
par l’artiste israélien Dani Karavan, en présence de Jordi
Pujol, président de la Generalitat de Catalogne, de Hans Eichel
et d’Erwin Teufel qui représentaient respectivement les Länder
allemands de Hesse et du Bade-Würtenberg.
Depuis 2001, un monument honore à Banyuls-sur-Mer la
mémoire de Hans et Lisa Fittko. À la suite de cette érection, le
président fédéral Johannes Rau expliqua que, désormais, la
mémoire de la résistance antinazie devait être honorée en
Allemagne et pas seulement « dans un village français ».
En mai 2007, enfin, a été inauguré un sentier de randonnée, le
« chemin Walter Benjamin », qui reprend l’itinéraire du
philosophe et de Lisa Fittko.
Lisa Fittko est morte le 12 mars 2005 à Chicago (États-
Unis).