Lisa Fittko - Le Chemin Walter Benjamin

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LA LIBRAIRIE DU XXIe SIÈCLE

Collection
dirigée par Maurice Olender
Edwy Plenel
Edwy Plenel est journaliste depuis 1976. Après avoir travaillé au Monde durant
vingt-cinq ans (1980-2005) et en avoir dirigé la rédaction, il a cofondé
Mediapart en 2008, journal numérique indépendant et participatif dont il est le
directeur. Il est aussi l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, notamment :

L’Effet Le Pen (en coll.), Paris, La Découverte-Le Monde, 1984.


La République inachevée. L’État et l’École en France, Paris, Payot, 1985 ; Paris,
Stock, 1997 ; Paris, Le Livre de poche, « Biblio Essais », no 4281, 1999.
Mourir à Ouvéa (en coll.), Paris, La Découverte-Le Monde, 1988.
Voyage avec Colomb, Paris, Le Monde éditions, 1991.
La Part d’ombre, Paris, Stock, 1992 ; Paris, Gallimard, « Folio Actuel », no 37,
1994.
Un temps de chien, Paris, Stock, 1994 ; Paris, Gallimard, « Folio Actuel », no 49,
1996.
Les Mots volés, Paris, Stock, 1997 ; Paris, Gallimard, « Folio Actuel », no 65, 1999.
L’Épreuve, Paris, Stock, 1999.
Secrets de jeunesse, Stock, 2001 ; Paris, Gallimard, « Folio », no 3841, 2003.
La Découverte du monde, Stock, 2002 ; Paris, Gallimard, « Folio Actuel », no 110,
2004.
Le Journaliste et le Président, Paris, Stock, 2006.
Procès, Paris, Stock, 2006 ; Paris, Gallimard, « Folio », no 4514, 2007.
Chroniques marranes, Paris, Stock, 2007.
Le Président de trop. Vertus de l’antisarkozysme, vices du présidentialisme, Paris,
Don Quichotte éditions, 2011.
Le Droit de savoir, Paris, Don Quichotte éditions, 2013 ; Paris, « Points
Document », no 3207, 2014.
Dire non, Paris, Don Quichotte éditions, 2014 ; Paris, « Points », no 4027, 2015.
Pour les musulmans, Paris, La Découverte, 2014 ; nouvelle édition revue et
augmentée, Paris, « La Découverte poche Essais », 2016.
La Troisième Équipe. Souvenirs de l’affaire Greenpeace, Paris, Don Quichotte
éditions, 2015 ; Paris, « Points Document », no 4371, 2016.
Dire nous. Contre les peurs et les haines, nos causes communes, Paris, Don
Quichotte éditions, 2016 ; Paris, « Points Document », no 4517, 2017.
Voyage en terres d’espoir, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’Atelier, 2016.
Le Devoir d’hospitalité. L’humanité n’est pas assignée à résidence !, Paris, Bayard,
2017.
La Valeur de l’information suivi de Combat pour une presse libre, Paris, Don
Quichotte éditions, 2018 ; « Points Document », no 4970, 2019.
La Victoire des vaincus. À propos des gilets jaunes, Paris, La Découverte, 2019.
La Sauvegarde du peuple. Presse, liberté et démocratie, Paris, La Découverte,
2020.

Il est l’auteur de l’Avant-propos inédit de la nouvelle édition de l’ouvrage de Jean


Schwœbel, La Presse, le pouvoir et l’argent (Paris, Seuil, « La Librairie du
e
XXI siècle », 2018).
e
La Librairie du XXI siècle
Sylviane Agacinski, Le Passeur de temps. Modernité et nostalgie.
Sylviane Agacinski, Métaphysique des sexes. Masculin/féminin aux sources du
christianisme.
Sylviane Agacinski, Drame des sexes. Ibsen, Strindberg, Bergman.
Sylviane Agacinski, Femmes entre sexe et genre.
Sylviane Agacinski, Le Tiers-corps. Réflexions sur le don d’organes.
Giorgio Agamben, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité
quelconque.
Sébastien Albertelli, Julien Blanc et Laurent Douzou, La Lutte clandestine en
France. Une histoire de la Résistance (1940-1944).
Anne-Marie Albiach, La Mezzanine, le dernier récit de Catarina Quia.
Henri Atlan, Tout, non, peut-être. Éducation et vérité.
Henri Atlan, Les Étincelles de hasard I. Connaissance spermatique.
Henri Atlan, Les Étincelles de hasard II. Athéisme de l’Écriture.
Henri Atlan, L’Utérus artificiel.
Henri Atlan, L’Organisation biologique et la Théorie de l’information.
Henri Atlan, De la fraude. Le monde de l’onaa.
Marc Augé, Domaines et châteaux.
Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité.
Marc Augé, La Guerre des rêves. Exercices d’ethnofiction.
Marc Augé, Casablanca.
Marc Augé, Le Métro revisité.
Marc Augé, Quelqu’un cherche à vous retrouver.
Marc Augé, Journal d’un SDF. Ethnofiction.
Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge.
Jean-Christophe Bailly, Le Propre du langage. Voyages au pays des noms
communs.
Jean-Christophe Bailly, Le Champ mimétique.
Marcel Bénabou, Jacob, Ménahem et Mimoun. Une épopée familiale.
Marcel Bénabou, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres.
Maurizio Bettini, Noël. Aux origines de la crèche.
Julien Blanc, Au commencement de la Résistance. Du côté du musée de l’Homme
1940-1941.
Julien Blanc, voir Sébastien Albertelli et alii.
R. Howard Bloch, Le Plagiaire de Dieu. La fabuleuse industrie de l’abbé Migne.
Remo Bodei, La Sensation de déjà vu.
Ginevra Bompiani, Le Portrait de Sarah Malcolm.
Julien Bonhomme, Les Voleurs de sexe. Anthropologie d’une rumeur africaine.
Yves Bonnefoy, Lieux et destins de l’image. Un cours de poétique au Collège de
France (1981-1993).
Yves Bonnefoy, L’Imaginaire métaphysique.
Yves Bonnefoy, Notre besoin de Rimbaud.
Yves Bonnefoy, L’Autre Langue à portée de voix.
Yves Bonnefoy, Le Siècle de Baudelaire.
Yves Bonnefoy, L’Hésitation d’Hamlet et la Décision de Shakespeare.
Philippe Borgeaud, La Mère des dieux. De Cybèle à la Vierge Marie.
Philippe Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions.
Jorge Luis Borges, Cours de littérature anglaise.
Esteban Buch, Trauermarsch. L’Orchestre de Paris dans l’Argentine de la
dictature.
Claude Burgelin, Les Mal Nommés. Duras, Leiris, Calet, Bove, Perec, Gary et
quelques autres.
Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques.
Italo Calvino, La Machine littérature.
Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance.
Paul Celan, Le Méridien & autres proses.
Paul Celan, Renverse du souffle.
Paul Celan et Ilana Shmueli, Correspondance.
Paul Celan, Partie de neige.
Paul Celan et Ingeborg Bachmann, Le Temps du cœur. Correspondance.
Michel Chodkiewicz, Un océan sans rivage. Ibn Arabî, le Livre et la Loi.
Antoine Compagnon, Chat en poche. Montaigne et l’allégorie.
Hubert Damisch, Un souvenir d’enfance par Piero della Francesca.
Hubert Damisch, CINÉ FIL.
Hubert Damisch, Le Messager des îles.
Hubert Damisch, La Ruse du tableau. La peinture ou ce qu’il en reste.
Luc Dardenne, Au dos de nos images (1991-2005), suivi de Le Fils et L’Enfant, par
Jean-Pierre et Luc Dardenne.
Luc Dardenne, Au dos de nos images II (2005-2014), suivi de Le Gamin au vélo et
Deux Jours, une nuit, par Jean-Pierre et Luc Dardenne.
Luc Dardenne, Sur l’affaire humaine.
Michel Deguy, À ce qui n’en finit pas.
Daniele Del Giudice, Quand l’ombre se détache du sol.
Daniele Del Giudice, L’Oreille absolue.
Daniele Del Giudice, Dans le musée de Reims.
Daniele Del Giudice, Horizon mobile.
Daniele Del Giudice, Marchands de temps.
Daniele Del Giudice, Le Stade de Wimbledon.
Mireille Delmas-Marty, Pour un droit commun.
Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d’origine
de l’Occident.
Marcel Detienne, Comparer l’incomparable.
Marcel Detienne, Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français raciné.
Donatella Di Cesare, Heidegger, les Juifs, la Shoah. Les Cahiers noirs.
Milad Doueihi, Histoire perverse du cœur humain.
Milad Doueihi, Le Paradis terrestre. Mythes et philosophies.
Milad Doueihi, La Grande Conversion numérique.
Milad Doueihi, Solitude de l’incomparable. Augustin et Spinoza.
Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique.
Laurent Douzou, voir Sébastien Albertelli et alii.
Jean-Pierre Dozon, La Cause des prophètes. Politique et religion en Afrique
contemporaine, suivi de La Leçon des prophètes par Marc Augé.
Pascal Dusapin, Une musique en train de se faire.
Brigitta Eisenreich, avec Bertrand Badiou, L’Étoile de craie. Une liaison
clandestine avec Paul Celan.
Uri Eisenzweig, Naissance littéraire du fascisme.
Uri Eisenzweig, Le sionisme fut un humanisme.
Norbert Elias, Mozart. Sociologie d’un génie.
Norbert Elias, Théorie des symboles.
Norbert Elias, Les Allemands. Luttes de pouvoir et développement de l’habitus aux
e e
XIX et XX siècles.

Rachel Ertel, Dans la langue de personne. Poésie yiddish de l’anéantissement.


Arlette Farge, Le Goût de l’archive.
Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle.

Arlette Farge, Le Cours ordinaire des choses dans la cité du XVIIIe siècle.
Arlette Farge, Des lieux pour l’histoire.
Arlette Farge, La Nuit blanche.
Lisa Fittko, Le Chemin Walter Benjamin, précédé de Le Présent du passé, par
Edwy Plenel.
Alain Fleischer, L’Accent, une langue fantôme.
Alain Fleischer, Le Carnet d’adresses.
Alain Fleischer, Réponse du muet au parlant. En retour à Jean-Luc Godard.
Alain Fleischer, Sous la dictée des choses.
Lydia Flem, L’Homme Freud.
Lydia Flem, Casanova ou l’Exercice du bonheur.
Lydia Flem, La Voix des amants.
Lydia Flem, Comment j’ai vidé la maison de mes parents.
Lydia Flem, Panique.
Lydia Flem, Lettres d’amour en héritage.
Lydia Flem, Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils.
Lydia Flem, La Reine Alice.
Lydia Flem, Discours de réception à l’Académie royale de Belgique, accueillie par
Jacques de Decker, secrétaire perpétuel.
Lydia Flem, Je me souviens de l’imperméable rouge que je portais l’été de mes
vingt ans.
Lydia Flem, La Vie quotidienne de Freud et de ses patients, préface de Fethi
Benslama.
Nadine Fresco, Fabrication d’un antisémite.
Nadine Fresco, La Mort des juifs.
Françoise Frontisi-Ducroux, Ouvrages de dames. Ariane, Hélène, Pénélope…
Françoise Frontisi-Ducroux, Arbres filles et garçons fleurs. Métamorphoses
érotiques dans les mythes grecs.
Marcel Gauchet, L’Inconscient cérébral.
Hélène Giannecchini, Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud.
Hélène Giannecchini, Voir de ses propres yeux.
Jack Goody, La Culture des fleurs.
Jack Goody, L’Orient en Occident.
Anthony Grafton, Les Origines tragiques de l’érudition. Une histoire de la note en
bas de page.
Jean-Claude Grumberg, Mon père. Inventaire, suivi de Une leçon de savoir-vivre.
Jean-Claude Grumberg, Pleurnichard.
Jean-Claude Grumberg, La Plus Précieuse des marchandises. Un conte.
François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps.
Daniel Heller-Roazen, Écholalies. Essai sur l’oubli des langues.
Daniel Heller-Roazen, L’Ennemi de tous. Le pirate contre les nations.
Daniel Heller-Roazen, Une archéologie du toucher.
Daniel Heller-Roazen, Le Cinquième Marteau. Pythagore et la dysharmonie du
monde.
Daniel Heller-Roazen, Langues obscures. L’art des voleurs et des poètes.
Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Une enquête.
Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les
sciences sociales.
Ivan Jablonka, Laëtitia ou la fin des hommes.
Ivan Jablonka, En camping-car.
Roman Jakobson/Claude Lévi-Strauss, Correspondance. 1942-1982.
Jean Kellens, La Quatrième Naissance de Zarathushtra. Zoroastre dans
l’imaginaire occidental.
Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie.
Marc de Launay, Nietzsche et la race.
Jacques Le Brun, Le Pur Amour de Platon à Lacan.
Jacques Le Brun, Dieu, un pur rien. Angelus Silesius, poésie, métaphysique et
mystique.
Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?
Jean Levi, Les Fonctionnaires divins. Politique, despotisme et mystique en Chine
ancienne.
Jean Levi, La Chine romanesque. Fictions d’Orient et d’Occident.
Claude Lévi-Strauss, L’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne.
Claude Lévi-Strauss, L’Autre Face de la lune. Écrits sur le Japon.
Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales.
Claude Lévi-Strauss, « Chers tous deux ». Lettres à ses parents, 1931-1942.
Claude Lévi-Strauss, Le Père Noël supplicié.
Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale zéro.
Claude Lévi-Strauss/Roman Jakobson, Correspondance. 1942-1982.
Monique Lévi-Strauss, Une enfance dans la gueule du loup.
Nicole Loraux, Les Mères en deuil.
Nicole Loraux, Né de la Terre. Mythe et politique à Athènes.
Nicole Loraux, La Tragédie d’Athènes. La politique entre l’ombre et l’utopie.
Patrice Loraux, Le Tempo de la pensée.
Sabina Loriga, Le Petit x. De la biographie à l’histoire.
Charles Malamoud, Le Jumeau solaire.
Charles Malamoud, La Danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans
l’Inde ancienne.
François Maspero, Des saisons au bord de la mer.
Fabio Morábito, À chacun son ciel. Anthologie poétique (1984-2019).
Marie Moscovici, L’Ombre de l’objet. Sur l’inactualité de la psychanalyse.
Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque.
Nicanor Parra, Poèmes et Antipoèmes et Anthologie (1937-2014).
Michel Pastoureau, L’Étoffe du diable. Une histoire des rayures et des tissus rayés.
Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental.
Michel Pastoureau, L’Ours. Histoire d’un roi déchu.
Michel Pastoureau, Les Couleurs de nos souvenirs.
Michel Pastoureau, Le Roi tué par un cochon. Une mort infâme aux origines des
emblèmes de la France ?
Michel Pastoureau, Une couleur ne vient jamais seule. Journal chromatique, 2012-
2016.
Vincent Peillon, Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand
Buisson.
Vincent Peillon, Éloge du politique. Une introduction au XXIe siècle.
Vincent Peillon, Liberté, égalité, fraternité. Sur le républicanisme français.
Georges Perec, L’Infra-ordinaire.
Georges Perec, Vœux.
Georges Perec, Je suis né.
Georges Perec, Cantatrix sopranica L. et autres écrits scientifiques.
Georges Perec, L. G. Une aventure des années soixante.
Georges Perec, Le Voyage d’hiver.
Georges Perec, Un cabinet d’amateur.
Georges Perec, Beaux présents belles absentes.
Georges Perec, Penser/Classer.
Georges Perec, Le Condottière.
Georges Perec, L’Attentat de Sarajevo.
Georges Perec/OuLiPo, Le Voyage d’hiver & ses suites.
Catherine Perret, L’Enseignement de la torture. Réflexions sur Jean Améry.
Michelle Perrot, Histoire de chambres.
Michelle Perrot, George Sand à Nohant. Une maison d’artiste.
J.-B. Pontalis, La Force d’attraction.
Jean Pouillon, Le Cru et le Su.
Jérôme Prieur, Roman noir.
Jérôme Prieur, Rendez-vous dans une autre vie.
Jérôme Prieur, La Moustache du soldat inconnu.
Jacques Rancière, Courts Voyages au pays du peuple.
Jacques Rancière, Les Noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir.
Jacques Rancière, La Fable cinématographique.
Jacques Rancière, Chroniques des temps consensuels.
Jacques Rancière, Les Bords de la fiction.
Jean-Michel Rey, Paul Valéry. L’aventure d’une œuvre.
Jacqueline Risset, Puissances du sommeil.
Jean-Loup Rivière, Le Monde en détails.
Denis Roche, Dans la maison du Sphinx. Essais sur la matière littéraire.
Olivier Rolin, Suite à l’hôtel Crystal.
Olivier Rolin & Cie, Rooms.
Charles Rosen, Aux confins du sens. Propos sur la musique.
Israel Rosenfield, « La Mégalomanie » de Freud.
Pierre Rosenstiehl, Le Labyrinthe des jours ordinaires.
Paul-André Rosental, Destins de l’eugénisme.
Jacques Roubaud, Poétique. Remarques. Poésie, mémoire, nombre, temps, rythme,
contrainte, forme, etc.
Jacques Roubaud, Peut-être ou la Nuit de dimanche (brouillon de prose).
Autobiographie romanesque.
Jean-Frédéric Schaub, Oroonoko, prince et esclave. Roman colonial de
l’incertitude.
Jean-Frédéric Schaub, Pour une histoire politique de la race.
Francis Schmidt, La Pensée du Temple. De Jérusalem à Qoumrân.
Jean-Claude Schmitt, La Conversion d’Hermann le Juif. Autobiographie, histoire et
fiction.
Alain Schnapp, Une histoire universelle des ruines. Des origines aux Lumières.
Michel Schneider, La Tombée du jour. Schumann.
Michel Schneider, Baudelaire. Les années profondes.
Jean Schwœbel, La Presse, le pouvoir et l’argent, préface de Paul Ricœur, avant-
propos d’Edwy Plenel.
David Shulman, Velcheru Narayana Rao et Sanjay Subrahmanyam, Textures du
temps. Écrire l’histoire en Inde.
David Shulman, Ta‘ayush. Journal d’un combat pour la paix. Israël-Palestine,
2002-2005.
Jean Starobinski, Action et Réaction. Vie et aventures d’un couple.
Jean Starobinski, Les Enchanteresses.
Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie.
Jean Starobinski, Le Corps et ses raisons, précédé de Que la raison, par Martin
Rueff.
Anne-Lise Stern, Le Savoir-déporté. Camps, histoire, psychanalyse.
Antonio Tabucchi, Les Trois Derniers Jours de Fernando Pessoa. Un délire.
Antonio Tabucchi, La Nostalgie, l’Automobile et l’Infini. Lectures de Pessoa.
Antonio Tabucchi, Autobiographies d’autrui. Poétiques a posteriori.
Emmanuel Terray, La Politique dans la caverne.
Emmanuel Terray, Une passion allemande. Luther, Kant, Schiller, Hölderlin, Kleist.
Emmanuel Terray, Mes anges gardiens, précédé d’Emmanuel Terray l’insurgé, par
Françoise Héritier.
Camille de Toledo, Le Hêtre et le Bouleau. Essai sur la tristesse européenne, suivi
de L’Utopie linguistique ou la Pédagogie du vertige.
Camille de Toledo, Vies pøtentielles.
Camille de Toledo, Oublier, trahir, puis disparaître.
Peter Trawny, Heidegger. Une introduction critique.
César Vallejo, Poèmes humains et Espagne, écarte de moi ce calice.
Jean-Pierre Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne.
Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique I.
Jean-Pierre Vernant, L’Univers, les Dieux, les Hommes. Récits grecs des origines.
Jean-Pierre Vernant, La Traversée des frontières. Entre mythe et politique II.
Ida Vitale, Ni plus ni moins.
Nathan Wachtel, Dieux et vampires. Retour à Chipaya.
Nathan Wachtel, La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes.
Nathan Wachtel, La Logique des bûchers.
Nathan Wachtel, Mémoires marranes. Itinéraires dans le sertão du Nordeste
brésilien.
Catherine Weinberger-Thomas, Cendres d’immortalité. La crémation des veuves en
Inde.
Natalie Zemon Davis, Juive, catholique, protestante. Trois femmes en marge au
e
XVII siècle.
Une première édition française de la traduction de Léa Marcou a été publiée
par les Éditions Maren Sell en 1987
sous le titre
Le Chemin des Pyrénées.
Souvenirs 1940-1941
Sauf indication contraire, toutes les photographies
de Le Présent du passé ont été faites par Edwy Plenel.
Titre original : Mein Weg über die Pyrenäen
original :
ISBN
© 1985 Carl Hanser Verlag GmbH & Co. KG, Munich
ISBN 978-2-02-144962-4
© Éditions du Seuil, septembre 2020,
pour la traduction française de Léa Marcou
© Éditions du Seuil, septembre 2020,
pour le texte Le Présent du passé et les photographies d’Edwy Plenel
www.seuil.com
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
TABLE DES MATIÈRES

Titre
Edwy Plenel
La Librairie du XXIe siècle
Copyright
Le présent du passé
Le livre du passage
La route de la trace
L’autre France
Sur la frontière
L’état d’exception
L’ange vigilant
Mon chemin des Pyrénées - Souvenirs 1940-1941
Prologue
Paris, mai 1940
Gurs, mai-juin 1940
On recherche… Pontacq, été 1940
Lourdes, juillet 1940
Objectif : Marseille
« Les chaussures ne vont pas… »
« Le vieux Benjamin »
La route Lister change de nom
Banyuls-sur-Mer - Extraits de mon journal
12 octobre 1940
13 octobre
14 octobre
15 octobre
18 octobre
1er novembre
4 novembre
7 novembre
10 novembre
14 novembre
26 novembre
27 novembre
28 novembre
30 novembre
2 décembre
4 décembre
7 décembre
11 décembre
12 décembre
15 janvier 1941
16 janvier
20 janvier
23 janvier
27 janvier
16 février
Été 1940
Début septembre 1940
Automne 1940, quelques semaines plus tard…
Fin 1940
Fin janvier 1941
30 janvier 1941
8 février 1941
10 février 1941
Fin février
2 mars
6 mars
10 mars
25 mars
26 mars
1er avril
5 avril
Où est le bon choix ? - Cassis 1941
Vingt-deux vieux Juifs
Préparatifs de voyage - Automne 1941
Les quarante années suivantes - Extraits de carnets
Espagne
Frontière portugaise
Lisbonne
À bord du SS Colonial
Cuba – Extraits des premières pages de mes carnets cubains
1942 – Extraits des carnets cubains
1943 – Extrait des carnets
Extrait du manuscrit
Été 1944 – Extrait des carnets
Septembre 1944
Fin septembre 1944
1945
Fin 1945
Lisa Fittko - Notice biographique
La traductrice
EDWY PLENEL

LE PRÉSENT DU PASSÉ
« Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de la
catastrophe. Que “les choses continuent comme avant [à
aller ainsi]”, voilà la catastrophe. »
Walter Benjamin 1
J’ai rencontré Lisa Fittko en marchant.
Visitant régulièrement des amis à Céret, cette ville des
Pyrénées-Orientales qui attira tant d’artistes du XXe siècle à
leurs débuts – Pablo Picasso, Georges Braque, Juan Gris,
Chaïm Soutine, André Masson, Marc Chagall… –, j’aime filer
droit au sud pour rejoindre, d’un bon pas, la frontière
espagnole. Façon d’ajouter à l’échappée belle d’une randonnée
cette liberté symbolique d’une frontière sinon abolie, du moins
franchie, puis chevauchée le long de la ligne de crête qui la
délimite.
Sauf à avoir été gagné par l’indifférence au monde et aux
autres, vivre ce privilège convoque forcément d’autres
expériences, ne serait-ce qu’en pensée. Toute marche est une
gamberge : un exercice physique où le cerveau travaille autant
que les muscles, mais sans contrainte ni programme,
gambadant d’une réflexion à une intuition, associant des idées
inattendues, convoquant des rêveries enfouies. Dans ce
registre, arpenter les Pyrénées catalanes, dont tous les anciens
chemins de contrebande furent des sentiers de liberté au siècle
passé, conduit inévitablement au souvenir des exils d’hier et à
l’actualité des réfugiés d’aujourd’hui.
La mer Méditerranée où plonge doucement la chaîne
pyrénéenne est devenue, cette dernière décennie, un cimetière
pour plusieurs dizaines de milliers d’hommes et de femmes,
d’adultes et d’enfants, qui ne faisaient – qui ne font –
qu’exercer un droit fondamental, celui de se déplacer pour
s’inventer une vie, la sauver ou l’épanouir, survivre ou mieux
vivre, trouver l’espoir, chercher un refuge, bref, échapper au
hasard, parfois funeste, de la naissance 2. S’il est une terre qui
vous fait ressentir l’ignominie de cet abandon, le nôtre, comme
une brûlure toujours vive, c’est bien la Catalogne du Nord où
arrivèrent, en 1939, les cortèges défaits de la Retirada
républicaine, cet exode de plus de 450 000 réfugiés espagnols
après que le général Franco, l’allié de Hitler, eut remporté la
guerre civile. Nul hasard si, localement, les militant·e·s qui
entretiennent la mémoire de ce passé, notamment celle des
camps où la France les enferma et où ils furent bientôt rejoints
par les réfugiés allemands, sont très souvent les mêmes qui se
mobilisent au présent pour l’accueil des migrants, au nom du
devoir d’hospitalité 3.
En marchant sur le sentier du « chemin Walter Benjamin » sur le versant
français. © EP

C’est ainsi que, d’une évocation à l’autre, d’une randonnée


à un exil, les discussions cérétanes ont convié l’odyssée
tragique de Walter Benjamin, mort le 26 septembre 1940 à
Portbou, du côté espagnol de la frontière, le lendemain du jour
où il l’avait franchie à pied, guidé depuis Banyuls-sur-Mer par
Lisa Fittko. Sans en être un spécialiste 4, j’appartiens depuis
longtemps à cette amicale discrète que réunit une complicité
autour de cet intellectuel juif allemand, tout à la fois prophète
messianique, marxiste hétérodoxe et communiste radical.
Fréquentant en amateur son œuvre inclassable, abyssale et
polyphonique, aussi inspirante que déroutante tant s’y
entremêlent inextricablement politique et poétique, je l’ai
souvent requise dans mes divagations livresques dont
l’actualité est le prétexte 5.
J’appris donc à Céret l’existence d’un « chemin Walter
Benjamin » reconstitué en 2007 sur le tracé de la route
empruntée par le philosophe-poète pour fuir le nazisme et ses
complices français : une quinzaine de kilomètres jusqu’au
cimetière marin de Portbou, en passant par le col de Rumpissa,
à cinq cent trente-huit mètres d’altitude. Depuis cette
découverte, j’ai fait le chemin en solitaire à plusieurs reprises,
y ajoutant parfois la variante d’un retour dans la même journée
par une boucle grimpant depuis la mer sur la ligne de crête. En
somme, une sorte de pèlerinage agnostique où se conjuguent
nature, effort et méditation 6. Mais ce que je ne savais pas
avant de le découvrir en marchant, c’est que la renaissance de
ce sentier, proposé par le Guide des randonnées disponible à
l’office de tourisme de Banyuls et raconté sur un site Internet
fort bien documenté, devait tout au livre que vous avez entre
les mains 7.
Au début du chemin en France, ce panneau le présente en quatre langues
dont le catalan. © EP

Le livre du passage
Ce sont en effet les souvenirs de Lisa Fittko qui l’ont fait
revivre. Paru en 1985 dans une Allemagne qui n’était pas
encore réunifiée, Le Chemin des Pyrénées obtint l’année
suivante le grand prix du Livre politique de la RFA. Publié en
1987 en France chez Maren Sell, dans une traduction de Léa
Marcou ici reprise, ce témoignage eut un impact inouï sur la
relation des Allemands à leur propre histoire. Car c’est celui
d’une résistante, avant même l’arrivée du nazisme au pouvoir
en 1933, comme on le comprend dès les premières pages :
« J’avais le devoir de faire quelque chose contre ces brutes.
L’heure d’y aller avait sonné 8. »
Soudain, ce n’était plus le face-à-face paralysant, pour qui
veut agir au présent, entre les crimes des bourreaux et les
souffrances des victimes. Il y avait bien eu une alternative :
dire non, et agir en conséquence. Le poids de la tragédie était
enfin libéré d’un legs d’impuissance. L’onde de choc du livre
fut la réhabilitation de la résistance allemande, d’une
résistance à hauteur d’individus, sans sectarisme ni
aveuglement partisans, celle, en l’occurrence, d’une gauche
antifasciste radicalement démocratique et farouchement
indépendante. Celle de militant·e·s, juifs pour nombre d’entre
eux, qui avaient tôt compris et choisi de faire face. Celle aussi
d’une gauche radicale lucide sur le stalinisme, ses impostures
et ses crimes.
Avec son mari Hans, Lisa Fittko fut l’âme d’un réseau
clandestin organisant, depuis Banyuls, entre septembre 1940 et
avril 1941, l’échappée en Espagne de plus d’une centaine de
persécutés par ce chemin que Walter Benjamin fut le premier à
emprunter à ses côtés. En permettant que l’on se souvienne de
ce sentier, son livre l’a transformé en itinéraire d’une mémoire
active de la catastrophe européenne, nous rappelant que les
frontières sont faites pour être traversées et que les exilés sont
faits pour être accueillis. Non plus un passé mort, mais un
passé présent.
Portrait photographique de Lisa Fittko, jeune militante antinazie, pris en
Allemagne vers 1928. © Lisa Fittko

C’est d’ailleurs dans cet esprit que Lisa Fittko accueillit, en


1986, la croix fédérale du Mérite, 1re classe, une des plus
importantes décorations allemandes par laquelle le président
Richard von Weizsäcker tint à la distinguer. Écrite « au nom de
la résistance allemande », sa lettre de remerciement clôt son
second livre paru en 1992, récit des sept années d’exil et
d’errance qui précédèrent son séjour catalan 9. Quarante-huit
années après avoir été déchue de sa nationalité, en 1938, par le
régime national-socialiste, elle y regrette que « le véritable
rôle de la Résistance ne soit pas encore une partie de la
conscience allemande » car, insiste-t-elle, cette reconnaissance
est décisive pour que « la nouvelle génération puisse croire en
elle-même et en son avenir ».
Accompagnant la notoriété posthume de l’œuvre de
Benjamin, le succès des souvenirs de Lisa Fittko entraîna aussi
la réappropriation de cette histoire par l’Espagne et la
Catalogne de l’après-franquisme. De nos jours, Portbou, cette
petite ville côtière et ferroviaire qui se révéla une impasse
sinistre pour Walter Benjamin, l’amenant à se donner la mort,
vit en communion avec son souvenir. Un centre culturel porte
son nom – de même d’ailleurs à Perpignan ; une fondation non
lucrative l’anime, dénommée Angelus Novus comme le
tableau de Paul Klee que possédait le philosophe ; une « École
d’été Walter Benjamin » s’y tient depuis 2014 ; et, surtout, un
exceptionnel mémorial lui rend hommage autour du petit
cimetière suspendu au-dessus de la Méditerranée où il fut
inhumé, le samedi 28 septembre 1940 10.

La plaque tombale du cimetière de Portbou avec la célèbre phrase de


Walter Benjamin : « Il n’y a pas de document de culture qui ne soit aussi un
document de barbarie. » © EP

Intitulée Passages, en écho à l’immense livre de Benjamin


dont le Paris du XIXe siècle est le terrain de jeu et de
découverte 11, cette œuvre de l’artiste israélien Dani Karavan
plonge dans la mer à l’endroit précis d’un incessant
tourbillon 12. Tenant sa puissance de son minimalisme, elle fut
inaugurée le 15 mai 1994 en présence de Lisa Fittko et du
président de la Generalitat de Catalogne, Jordi Pujol. Sept ans
après, en janvier 2001, un discret monument, sans ambition
artistique, lui faisait écho de l’autre côté de la frontière, à
Banyuls, plus précisément dans le quartier du Puig del Mas,
point de départ du sentier d’échappée. « Ça allait de soi » : en
inscrivant ces mots simples qui disent l’évidence de leur
engagement, il salue la mémoire des résistants Hans et Lisa
Fittko. Celle-ci était alors encore en vie. Hélas, décédée le
12 mars 2005 à Chicago à l’âge de quatre-vingt-quinze ans,
elle ne put être témoin de l’inauguration, en mai 2007, du
chemin de randonnée qui porte aujourd’hui le nom de Walter
Benjamin mais qui, aux heures clandestines, s’appelait la
« route F ». F comme Fittko.
Décider de rééditer, trente-cinq ans après sa première
édition allemande, Le Chemin des Pyrénées à l’enseigne du
« chemin Walter Benjamin » qu’il a enfanté, c’est donc une
façon de dire l’actualité de cette histoire de résistance comme
l’on convoquerait un souvenir à l’instant du péril. Je l’avais
déjà sollicité en conclusion de mon hommage au « Maitron »,
du nom de l’inventeur de cet immense Dictionnaire
biographique du mouvement ouvrier et social, que j’avais
conçu sous la forme d’un voyage à la rencontre de tous ces
militant·e·s de l’égalité sans lesquels nos idéaux démocratiques
et sociaux n’auraient jamais vu le jour 13.
Cette pérégrination sur le continent des obscurs et des sans-
grade, en quête de celles et ceux dont le souvenir est effacé par
les puissants et les dominants qui réquisitionnent l’Histoire à
leur profit, s’ouvrait sur une citation de Benjamin, tirée de son
dernier texte écrit en 1940, ses thèses Sur le concept
d’histoire : « Or quiconque domine est toujours héritier de tous
les vainqueurs. Entrer en empathie avec le vainqueur bénéficie
toujours, par conséquent, à quiconque domine 14. » Du virtuel
au réel, j’avais souhaité terminer ce voyage par une énième
randonnée sur le chemin, de Banyuls à Portbou où, à l’arrivée,
face à la mer, l’on croise une autre réflexion de Benjamin,
inscrite sur la vitre qui barre la descente du tunnel en acier
conçu par Dani Karavan : « Honorer la mémoire des
anonymes est une tâche plus ardue qu’honorer celle des gens
célèbres. L’idée de construction historique se consacre à cette
mémoire des anonymes. »
Mon Voyage en terres d’espoir s’achevait avec la notice
biographique de Lisa Fittko, rédigée par l’historien André
Balent, natif de Perpignan et principal contributeur du
« Maitron » pour les Pyrénées-Orientales 15. Ce choix était un
appel à la renaissance éditoriale de ses souvenirs, jamais
réédités en France depuis leur première parution de 1987.
Appel immédiatement entendu par Maurice Olender qui
l’accueille aujourd’hui dans sa « Librairie du XXIe siècle »,
avec l’évidente complicité qui fonde notre amitié.
Ce geste éditorial n’érige pas un monument, ni ne
commémore ou célèbre : c’est un acte d’engagement. Sa
temporalité n’est pas celle d’un passé révolu, mais d’un passé
plein d’à présent. Aussi convient-il de lire ce livre à la manière
de Benjamin lui-même, chiffonnier intellectuel, flâneur et
glaneur, en se laissant aller à toutes les résonances, lignes de
fuite et images de pensée qui introduisent à une politique
sensible. Soit le contraire de l’indifférence.
Étrangers, migrants, réfugiés, demandeurs d’asile ; centres
de rétention, camps d’hébergement, sans-papiers,
régularisation, carte de séjour ; aide au séjour, droit au séjour,
droit d’avoir des droits, marche des solidarités ; répression de
l’accueil, criminalisation de l’hospitalité, persécution des
hospitaliers, idéaux de fraternité ; patries, frontières, identités,
sans patrie ni frontière, apatride, exil, refuge ; identité
nationale, déchéance de nationalité, expulsions, xénophobie,
racisme, discriminations…
Autant de mots qui, ici, font sens et s’entrechoquent,
surgissant à mesure que nous marchons avec Lisa Fittko. Ils
nous accompagnent comme une constellation au-dessus de nos
têtes, pour reprendre une intuition du Benjamin promeneur
dans son « journal parisien », à la date du 11 février 1930 :
« Je sentais en marchant mes pensées se bousculer comme un
kaléidoscope – à chaque pas une nouvelle constellation ; de
vieux éléments disparaissent, d’autres se précipitent ;
beaucoup de figures, si l’une d’entre elles persiste, elle
s’appelle “une phrase”. »
Le même, dans ses fameuses thèses de 1940, disait que
faire œuvre véritable d’historien, ce n’est pas décrire le passé
tel qu’il a été, mais savoir le reconnaître. L’accueillir en
somme. S’en saisir au plus vite, comme si notre salut en
dépendait. C’est la thèse VI de Sur le concept d’histoire : « La
connaissance du passé ressemblerait plutôt à l’acte par lequel à
l’homme au moment d’un danger soudain se présentera un
souvenir qui le sauve 16. »
Vue de France, l’arrivée au col de Rumpissa avant de passer en Espagne.
© EP

Le Chemin Walter Benjamin est ce souvenir qui nous


sauve : de l’impuissance et du renoncement face aux haines
qui rôdent et aux peurs qui ruinent.

La route de la trace
Dans mon pays d’enfance, la Martinique, la route nationale
qui, depuis le centre de l’île vers le nord, relie la capitale Fort-
de-France à la commune du Morne-Rouge se nomme la route
de la Trace. Longue de vingt-neuf kilomètres, elle traverse une
nature luxuriante à mesure qu’elle monte en direction de la
montagne Pelée, volcan toujours actif. La trace donc, ce mot à
double sens, à la fois sentier et empreinte, mouvement et
immobilité, geste et reste, perspective et marque, promesse à
venir et mémoire à préserver. À cette aune, livre du souvenir et
piste de montagne, Le Chemin Walter Benjamin est bel et bien
une trace.
Image métaphorique du surgissement de l’événement, de
l’inattendu et de l’inconnu, de l’improbable et de
l’impensable, les éruptions volcaniques auraient suffi à convier
cette réminiscence enfantine. Mais il y a plus essentiel, qui fait
partie de cette histoire. En dehors du passage par les Pyrénées,
l’autre porte de sortie en 1940-1941 était le bateau depuis
Marseille, notamment pour les émigrants connus comme
communistes ou combattants de la guerre civile qui ne
pouvaient se risquer à traverser l’Espagne franquiste en train.
Or, en janvier 1941, une route entièrement nouvelle s’ouvrit
brièvement qui passait par la Martinique, possession française
d’outre-mer restée aux mains de Vichy sous le règne de
l’amiral Robert. De nombreux réfugiés furent ainsi sauvés en
embarquant sur le Winnipeg le 24 janvier, le Wyoming le
4 février, l’Ipanema le 18 février et le Paul-Lemerle le
24 mars 17.
La traversée par ce dernier cargo est la plus connue car il
emportait une pléiade de personnalités intellectuelles et
artistiques déjà renommées ou qui le devinrent. Avant de se
disperser sur le continent américain, débarquèrent de son bord
à Fort-de-France André Breton, Claude Lévi-Strauss, Victor
Serge, Wifredo Lam, André Masson, Anna Seghers…
Décisive à plus d’un titre, la rencontre qui eut lieu alors entre
André Breton et Aimé Césaire, entre le pape du surréalisme et
le poète de la négritude, était annonciatrice de futures causes
communes où d’anciens résistants au nazisme rejoindront les
luttes contre le colonialisme.
La côte espagnole vue du col de Rumpissa avec, au premier plan, le
premier panneau mémoriel catalan consacré à Walter Benjamin. © EP

En avril 1941, pendant que les exilés voguaient sur l’océan


Atlantique, Aimé Césaire avait introduit le premier numéro de
sa revue Tropiques avec ces mots qui pourraient être aussi
d’aujourd’hui : « Où que nous regardons, l’ombre gagne. L’un
après l’autre les foyers s’éteignent. Le cercle d’ombre se
resserre parmi des cris d’hommes et des hurlements de fauves.
Pourtant nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre. Nous
savons que le salut du monde dépend de nous aussi. Que la
terre a besoin de n’importe lesquels d’entre ses fils. Les plus
humbles. L’Ombre gagne… “Ah ! tout l’espoir n’est pas de
trop pour regarder le siècle en face !” Les hommes de bonne
volonté feront au monde une nouvelle lumière 18. »
Cette filière maritime relevait du réseau de Varian Fry, un
jeune journaliste américain qui avait été envoyé en août 1940 à
Marseille avec pour mission de faire évader artistes,
intellectuels et militants antinazis, souvent juifs, menacés par
la police de Vichy et la Gestapo. L’histoire de ce Centre
américain de secours – Emergency Rescue Committee – est
désormais bien connue, même si l’on oublie trop souvent
combien ce ne fut que la partie visible d’une action clandestine
multiforme, engageant des réseaux liés aux syndicats ouvriers,
aux émigrés allemands, notamment juifs et socialistes, aux
gauches radicales et à l’extrême gauche antistalinienne 19.
L’un de ses historiens, Charles Jacquier, cite ce passage de
Planète sans visa où Jean Malaquais campe un double de
Varian Fry auquel l’un des personnages du roman confie : « Il
y a peu de manières de mériter sa vie. L’une d’elles est de ne
pas rejoindre le club des bourreaux. Une autre est d’épauler
plus faible que soi. » Réponse du double : « Nous avons fait
notre possible. Mais c’est l’impossible qu’il faudrait faire. Je
crois en l’impossible. Sinon, comment lutter contre le
désespoir. » Aider le faible et faire l’impossible 20…
Ce défi relevé par Varian Fry n’était pas sans lien avec son
travail de journaliste. En reportage à Berlin en 1935 alors qu’il
était directeur de The Living Age, il fut témoin de pogroms
antijuifs qu’il raconta dans les colonnes du New York Times et
du New York Post. Rentré aux États-Unis en 1942, il ne cessa
de défendre une politique d’asile pour les réfugiés antifascistes
et d’alerter sur « le massacre des Juifs », titre de son article
paru le 21 décembre 1942 dans The New Republic. Lire ses
écrits, c’est prendre la mesure des cécités volontaires –
politiques, diplomatiques, médiatiques, intellectuelles – face
au génocide qui était en cours. Qui voulait savoir savait : « Le
programme est déjà bien avancé, écrit Fry. D’après un rapport
remis au Président par des organisations juives américaines,
près de deux millions de Juifs européens ont déjà été
massacrés depuis le début de la guerre et les cinq millions
restants, qui vivent à présent sous la botte nazie, sont destinés
à être exterminés dès que les bouchers blonds de Hitler
pourront s’emparer d’eux 21. »

Côté espagnol, le paysage est plus aride et sauvage alors que, côté
français, domine la douceur des vignes étagées du vin de Banyuls. © EP

Face à la catastrophe, Varian Fry est donc de ceux qui


auront tenté l’impossible. Avec, notamment, le secours de
Hans et Lisa Fittko. Car l’appellation « route F » est
l’invention de l’Américain, comme le raconte cette dernière
dans son livre. Quelques jours après avoir fait passer la
frontière à Walter Benjamin, Lisa et son mari, revenus à
Marseille, furent contactés par Fry qui leur demanda de ne pas
s’en tenir là. Il n’eut guère de difficulté à les convaincre alors
même qu’ils s’apprêtaient à quitter définitivement la France et
l’Europe. Quoique ce ne fût pas sans maladresses, accrues par
l’obstacle de la langue, notamment quand Fry leur proposa de
les payer, s’attirant cette cinglante réplique de Hans Fittko :
« Il faudrait être fou, dans notre situation, pour se lancer là-
dedans pour de l’argent. Vous ne savez donc point ce qu’est un
antifasciste ? Comprenez-vous le sens du mot
convictions 22 ? » Peut-être que Fry s’en souvenait quand, en
janvier 1947, il attestera devant notaire à New York que
« monsieur Fittko est un démocrate convaincu, il croit
fermement aux principes démocratiques sur lesquels est
fondée notre Constitution 23 ». Ce certificat avait pour objectif
d’aider Hans et Lisa à obtenir un visa d’entrée aux États-Unis
alors que, depuis fin 1941, ils étaient bloqués à La Havane,
après avoir fui via l’Espagne et rejoint Cuba depuis Lisbonne à
bord du cargo britannique SS Colonial.
Quand, en cet automne 1940, ils discutent avec Fry de la
« route F », Hans et Lisa étaient déjà des militants aguerris,
rompus à la clandestinité, avec derrière eux près de quinze
années d’engagement antinazi. Avant la France, ils avaient
successivement vécu en Tchécoslovaquie – où ils se sont
connus, à Prague –, en Suisse et en Hollande, toujours à
proximité des frontières avec l’Allemagne afin d’y faire entrer
des tracts antifascistes et de venir en aide à ceux qui devaient
s’échapper. Journaliste de profession, Hans faisait l’objet d’un
avis de recherche de la Gestapo car il avait été condamné à
mort par contumace sous l’accusation d’avoir incité au
meurtre d’un SA.
À la sortie de Banyuls-sur-Mer, la traversée à découvert de ce pont était
l’une des principales inquiétudes de Lisa Fittko. © EP

Son expérience de la vie clandestine est manifeste dans ses


courroux, que rapporte fidèlement Lisa, devant l’amateurisme
d’autres membres du réseau Fry ou l’inconscience de certains
des candidats à l’exil. « Comment peut-on travailler avec des
aventuriers qui s’amusent à mettre en danger la vie
d’autrui 24 ? » s’exclame-t-il en constatant que des papiers
supposés authentiques, des « vrais-faux » en somme, sont en
fait des faux grossiers, repérables au premier coup d’œil. De
même s’indignent-ils de concert, Lisa et lui, tout en
remplissant leur mission de passeurs, face aux comportements
irresponsables de quelques-uns de leurs protégés, dont
témoignent, non sans ironie tragi-comique, plusieurs épisodes
du livre.
Rapporté par son épouse, l’un des commentaires de Hans
résume la distance politique entre ces militants lucides de la
première heure et le « monde d’hier 25 » qu’ils essayaient de
sauver, malgré tout : « C’est justement parce qu’ils sont les
représentants de la culture allemande que la situation où ils se
trouvent aujourd’hui les dépasse. Le fossé est trop profond. Il
est impensable, pour eux, que leur patrie se soit transformée en
royaume de la barbarie et les traque, avec, à présent, l’aide de
la France. Du coup, ils pratiquent la politique de l’autruche.
Voilà bien nos cas les plus difficiles 26. »
Où l’on retrouve les récurrents jugements de Walter
Benjamin sur l’aveuglement doublé de conformisme de la
social-démocratie allemande, convaincue que l’histoire
avançait comme si elle était écrite par avance et que ses
progrès se cumulaient sans retour en arrière. La mise en garde
n’a pas d’âge, valant aussi pour notre monde contemporain de
sociétés apparemment démocratiques confrontées à
l’avènement, par le sacre de l’élection, de pouvoirs autoritaires
dont les politiques violent les libertés et les droits
fondamentaux, en utilisant la désignation de boucs émissaires
– l’étranger, le différent, le dissident, l’opposant – pour
museler leurs sociétés.
Hans et Lisa ne s’illusionnaient pas, et cette clairvoyance
était le moteur de leur engagement. Ils finirent par trouver
refuge en France auprès de la famille de Lisa, une famille
juive – Hans ne l’était pas – qui, exilée à temps, habitait à
Paris le même immeuble que Walter Benjamin et Arthur
Koestler, au 10 rue Dombasle, dans le quinzième
arrondissement. « Mon père était un pacifiste engagé, avant et
après 1914 », a confié Lisa Fittko dans un entretien recueilli en
1987 par Jean-Michel Palmier lors de la sortie française de ses
souvenirs 27. La précocité de ses propres engagements
s’enracinait dans cette conscience familiale de la catastrophe
inaugurée par la Première Guerre mondiale, dont le
déchaînement de violence meurtrière entraîna l’Europe vers un
abîme sans fin, plongeant ses sociétés dans une « guerre civile
européenne », selon les mots d’Enzo Traverso 28, qui ne trouva
son terme qu’en 1945.

Au cimetière marin de Portbou, le mémorial de Dani Karavan en hommage


à Walter Benjamin, intitulé Passages, plonge dans la mer à l’endroit précis
d’un tourbillon incessant. © EP
« Sous la République de Weimar, expliquait-elle dans cet
entretien inédit, les écoles allemandes étaient encore très
marquées par l’esprit prussien. On ne nous enseignait que des
récits de batailles. Mais il y avait aussi un groupe d’étudiants
socialistes très actifs qui étaient gagnés à ces idées pacifistes.
À leur contact, avec de jeunes amis socialistes et communistes,
nous étions inquiets pour l’avenir. Aussi avons-nous été très
tôt conscients de ce que signifiait la montée du national-
socialisme. Nous comptions parmi nos amis le poète
anarchiste Erich Mühsam, plus tard torturé et assassiné par les
nazis dans un camp de concentration 29. Mon père était écrivain
et il était naturellement en contact avec beaucoup d’écrivains
berlinois. C’était un admirateur du pacifiste Carl von
Ossietzky qui mourut lui aussi en camp de concentration 30.
Nous étions jeunes, mais nous voulions comprendre notre
époque. Et je me souviens très bien des affrontements
déclenchés par les formations paramilitaires de droite, comme
le “Casque d’Acier” ; de la répression sanglante qui
accompagna les manifestations interdites du 1er mai 1929, à
Berlin ; des combats de rue dans le quartier ouvrier de
Wedding, où la police tirait sur les ouvriers. »
Sur un mur de Portbou, une reproduction de la fiche de police de Walter
Benjamin après sa traversée de la frontière le 25 septembre 1940. © EP

La famille de Lisa fréquentait aussi Kurt Tucholsky,


journaliste à la fois le plus célèbre et le plus honni par les nazis
sous la République de Weimar. Maîtrisant les talents les plus
divers – romancier, poète, parolier, satiriste, auteur de cabaret,
critique littéraire, cinématographique et musical –, il s’exila
dès 1929 en Suède, où il mit fin à ses jours, le
21 décembre 1935, à Göteborg. Une semaine auparavant,
animé d’un désespoir lucide, il écrivit une longue lettre à son
ami Arnold Zweig, où il confiait sa colère face à la partie de
l’émigration allemande qui croyait encore que « tout continue,
comme si de rien n’était 31 ». « Il faut tout reprendre à zéro »
est le refrain de cette lettre en forme de testament. Passionné
par la France, où il vécut dans les années 1920, Tucholsky lui
déclara son amour dans un récit de voyage, paru en 1930 : Un
livre des Pyrénées 32… Comme s’il nous faisait signe par-delà
les défaites et les époques, il se termine dans les Pyrénées-
Orientales, à Cerbère et Banyuls.
La résistance allemande incarnée par Hans et Lisa Fittko
était donc un sursaut de la société elle-même qui dépassait les
partis, leurs divisions, leurs sectarismes et leurs immobilismes.
Quand Jean-Michel Palmier lui demande pourquoi elle n’a pas
quitté l’Allemagne dès janvier 1933, attendant l’été pour
rejoindre la Tchécoslovaquie, Lisa répond : « Moi, je croyais
qu’il était encore possible de lutter. Avec quelques camarades,
nous distribuions des tacts antinazis et adressions aux journaux
étrangers des informations sur la terreur qui sévissait, les
arrestations et le massacre des opposants. Nous croyions
encore à la possibilité d’un combat antifasciste en Allemagne.
Immédiatement après 1933, il restait encore beaucoup
d’opposants décidés à la lutte. Surtout des jeunes, étudiants et
ouvriers. Les partis de gauche de la République de Weimar
avaient mené une lutte fratricide. Mais, dans le Reich,
socialistes et communistes s’unissaient à la base face à la
terreur nazie, bien avant qu’on ne parlât de Front populaire. »
Côté français, sur un poteau électrique, ce rappel par une main anonyme
que le « chemin Walter Benjamin » fut d’abord la « route F » – F comme
Fittko. © EP

L’autre France
Socialistes pour la plupart, les relais et soutiens français
que trouveront Hans et Lisa Fittko sur la Côte vermeille, à
Argelès, Collioure, Port-Vendres, Banyuls et Cerbère, étaient
dans le même état d’esprit unitaire. Et pour cause : ces
militants et élus locaux s’étaient forgés dans les luttes qui
conduisirent au Front populaire de 1936, puis dans l’aide
active à l’Espagne républicaine. Ils incarnent cette « France
généreuse » que loue Lisa 33, par opposition à la France
officielle qui, en signant l’armistice à Rethondes le 22 juin
1940, avait capitulé devant le nazisme. Son article 19 contenait
un arrêt de mort pour tous les réfugiés allemands : « Le
gouvernement français est tenu de livrer sur demande tous les
ressortissants allemands désignés par le gouvernement du
Reich et qui se trouvent en France, de même que dans les
possessions françaises, les colonies, les territoires sous
protectorat et sous mandat. »
Sauf si elles échouent, le propre des actions clandestines est
de ne pas laisser de traces. Il en est ainsi du héros français de
cette histoire, Vincent Azéma, résistant authentique mais si
discret que sa biographie est introuvable. Sur les moteurs de
recherche du Web, la seule entrée à son nom est une maison de
retraite, l’« Ehpad Résidence Vincent Azéma » de Banyuls-
sur-Mer… Tout au plus ai-je appris qu’il était viticulteur et
militant coopérateur. Maire socialiste de Banyuls avant d’être
démis par Vichy – il sera réélu à la Libération –, c’est lui qui
non seulement indique à Lisa la route pour passer la frontière
avec des recommandations sur comment ne pas se faire repérer
par les douaniers, mais qui lui apporte aussi un soutien
inappréciable, trouve un logement, signe des attestations,
donne des tickets d’alimentation…
À Banyuls, le « boulevard des Évadés de France » est un sens interdit dont
le symbole rappelle les audaces des premiers résistants qui ont sauvé
l’honneur. © EP

Recommandé aux Fittko par Azéma, l’autre protagoniste


français essentiel a laissé un souvenir plus consistant puisqu’il
a sa notice dans le « Maitron » : la mémoire de Lisa écorche
son nom en l’appelant Cruzet alors qu’il s’agit de Julien
Cruzel, maire socialiste de Cerbère, secrétaire du comité local
du Front populaire en 1936, très actif durant la guerre civile
espagnole. Sa profession en fera un allié miraculeux pour
réussir à faire passer les bagages des exilés qui, évidemment,
devaient gravir la montagne dans l’équipage le plus léger
possible. Il était en effet transitaire en douanes dans une
commune qui est la jumelle ferroviaire de Portbou : de part et
d’autre de la frontière, les trains devaient s’y immobiliser, le
temps de changer l’écartement des essieux afin de l’adapter à
la différence d’écart entre les rails espagnols et français.
Sans doute y eut-il bien d’autres anonymes qui
accompagnèrent l’évidente débrouillardise de Lisa 34. Dans son
livre, elle ne manque jamais de signaler le moindre geste
d’empathie, de générosité ou de solidarité. Chacune de ces
mentions fait penser aux hospitaliers français d’aujourd’hui, à
ces quelques élus qui, à contre-courant des politiques
étatiques, font le choix d’accueillir les migrants, à ces
nombreux militants qui les secourent, à ces chaînes de
solidarité qui se sont constituées, notamment dans les vallées
alpines par lesquelles tentent de passer les demandeurs de
refuge venus d’Italie après avoir traversé la Méditerranée et
nombre d’enfers terrestres. « Aucun de nous, écrit Lisa,
n’aurait survécu s’il ne s’était trouvé, un peu partout dans le
pays, des Français pour lui venir en aide. Des Français qui
puisèrent dans leur humanité le courage de recueillir, de
cacher, de nourrir ces étrangers traqués 35. »
Hommage à une France solidaire qui, cependant, ne peut
faire oublier la légitime colère de Hans contre la France
officielle, celle de l’État français, le jour du départ définitif au
passage de la frontière franco-espagnole avec des papiers tout
à fait en règle. Soudain, le militant aguerri laisse exploser les
vérités que la clandestinité l’obligeait à taire – les italiques
sont de Lisa : « C’est la France qui fait des cadeaux à Hitler !
Le cadeau c’est nous, les réfugiés, à qui il ne reste qu’à fuir de
nouveau, toujours plus loin. La France généreuse nous offre à
la bête ! […] Je suis un boche, mais un de ceux qui se battent
contre les nazis. Est-ce que vous comprenez ça ? […] La paire
d’amis, c’est le Führer et votre maréchal 36 ! »
La ville de Banyuls-sur-Mer vue depuis le « chemin Walter Benjamin » peu
avant de rejoindre la frontière espagnole. © EP

D’Allemagne en France, tel fut donc le terreau militant sur


lequel le « chemin Walter Benjamin » a inscrit sa trace. Durant
six mois, Hans et Lisa l’empruntèrent deux à trois fois par
semaine depuis Banyuls-sur-Mer, en guidant jusqu’au col d’où
l’on aperçoit Portbou les petits cortèges dont ils avaient la
charge qui, ainsi, allaient être sauvés. « Plus de cent
personnes, comptabilise Fry dans son témoignage. Pas un seul
ne sera arrêté ni même interrogé par la police 37. » À ce
compte, et bien qu’ils n’en soient aucunement responsables,
leur seul échec fut la première traversée, improvisée pour
Walter Benjamin et conclue par son suicide.
Mais il est permis de considérer autrement ce passage
inaugural du 25 septembre 1940, d’une façon qui ajoute à la
dimension mythique du calvaire enduré par l’auteur des thèses
Sur le concept d’histoire. Loin de fermer la porte de l’espoir,
le sacrifice volontaire de Benjamin ne l’a-t-il pas
symboliquement ouverte pour toutes celles et tous ceux qui,
ensuite, ont gagné la liberté par ce chemin qui porte
aujourd’hui son nom ? « Que nous veulent-ils ? » demanda
Lisa à Hans quand il lui annonça que deux Américains
voulaient leur parler, quelques jours après sa première
traversée. Réponse : « Je suppose qu’ils ont appris que tu as
fait passer Benjamin. Peut-être veulent-ils une description du
nouvel itinéraire pour qu’il puisse servir à d’autres 38. »
C’est donc bien Walter Benjamin qui a ouvert la route de la
trace.

Sur la frontière
Quand j’ai visité pour la première fois le cimetière de
Portbou et découvert Passages, le mémorial conçu par
l’Israélien Dani Karavan, j’ai immédiatement pensé à son
compatriote Michel Warschawski. Je l’ai connu dans nos
communes jeunesses militantes alors que, fils du grand rabbin
de Strasbourg, il était déjà installé à Jérusalem qu’il avait
décidé de gagner, à l’âge de seize ans, pour y entreprendre des
études talmudiques. La résonance était logique : Gershom
Scholem, le grand ami de Walter Benjamin qui essaya en vain
de le convaincre de venir l’y rejoindre, s’était installé dès 1923
à Jérusalem, alors en Palestine sous mandat britannique, pour
y enseigner la mystique juive dont il sera l’un des grands
spécialistes 39.
Mais l’écho résonnait au-delà, vers un horizon plus proche
et, surtout, plus politique. C’est en effet par un « Discours sur
la frontière » que s’ouvre l’autobiographie de « Mikado »,
comme l’appellent tous ses camarades, dont le titre est
précisément Sur la frontière. Devenu militant pacifiste
d’extrême gauche, il y raconte comment, dès 1968, il a fait le
choix de se placer sur la frontière : « Si nous avons contribué,
un tant soit peu, à la perspective d’une paix israélo-
palestinienne, c’est par ce positionnement sur la frontière, qui
a permis les premiers pas du dialogue et de la coopération
israélo-palestinienne. Je refuse d’être un garde-frontière, je
veux continuer à être un passeur, à travers les murailles de la
haine et les barrières de la ségrégation 40. »

Le cimetière marin de Portbou, point d’arrivée du « chemin Walter


Benjamin ». © EP
Sur la frontière : façon de dire ni dedans ni dehors, mais
aussi : tout à la fois dedans et dehors 41. « Le frontalier est celui
dont l’identité se forge dans l’échange, dans une interaction
permanente avec ses voisins », poursuit Warschawski en
décrivant sa vie comme « une longue marche sur la frontière,
ou plutôt sur les différentes frontières où se côtoient Israéliens
et Arabes, Israéliens et Palestiniens, mais aussi Juifs et
Israéliens, religieux et laïcs, Juifs d’Europe et Juifs d’Orient ».
Plaidoyer pour que cette nouvelle « identité frontalière » sauve
Israël de la course à l’abîme où l’entraînent des pouvoirs
nationalistes et racistes, expansionnistes et guerriers, Sur la
frontière se termine d’une façon qui n’aurait pas déplu à
Benjamin : par une citation du Talmud. « “Ip’ha mistabra”,
“Il faut tout reprendre dans l’autre sens”, lit-on dans le
Talmud. “Ip’ha mistabra”, dira le talmudiste du XXIe siècle. »
Tout reprendre dans l’autre sens, c’est évidemment
comprendre, reconnaître et proclamer – les trois opérations
comptent – qu’on ne répare pas un crime, fût-il
incommensurable, par d’autres crimes. Depuis la création de
l’État d’Israël en 1948, avec l’approbation unanime des
vainqueurs du nazisme et dans la conscience de ses crimes
contre l’humanité, de l’humanité juive en premier lieu, le sort
inique fait au peuple palestinien persiste, telle une ombre jetée
sur le monde par la catastrophe européenne. Or si je fais ainsi
route buissonnière, d’Occident en Orient, c’est parce que ma
première visite à Portbou eut pour guide un Palestinien, aussi
connaisseur de l’œuvre de Benjamin qu’admirateur de celle de
Karavan.
Fondateur de la Revue d’études palestiniennes aux Éditions
de Minuit, acteur des négociations de paix à Camp-David,
ambassadeur de la Palestine à l’Unesco, écrivain et traducteur,
Elias Sanbar a posé ses bagages d’éternel exilé à Céret dont la
situation, entre mer et montagne, lui rappelle le Liban de son
enfance, après l’expulsion de Haïfa, la ville où il est né en
1947 42. Devenu citoyen français, il est lui aussi sur la
frontière, dedans et dehors, à l’écart et dans la mêlée,
échappant aux identités assignées et aux pensées habituées.
C’est un itinéraire de vie, mais c’est aussi un choix de vie où
je me retrouve moi-même, avec le sentiment d’être exilé dans
mon pays de naissance, tandis que mes pays de jeunesse, la
Martinique et l’Algérie, sont mes patries intimes. En fraternité
avec un autre Français de l’exil, le Syrien Farouk Mardam
Bey, nous avons d’ailleurs entremêlé cette communauté de
destin dans une conversation à l’enseigne de Notre France,
titre choisi comme un cri de ralliement face aux tenants d’une
identité nationale de repli et d’exclusion 43.

L’échappée à l’horizon sur le « chemin Walter Benjamin », avant de franchir


la frontière franco-espagnole. © EP
C’est donc Elias Sanbar, ami cher, qui m’a appris, en
compagnie d’autres amis cérétans, l’existence du « chemin
Walter Benjamin », alors récemment inauguré. Conteur hors
pair, il aime filer, des Pyrénées jusqu’en Galilée, la métaphore
des exils et des frontières. En terre de Retirada, des
associations de descendants des républicains espagnols, dont
certains membres sont activement solidaires de la cause
palestinienne, l’invitent parfois à parler d’un autre exode, en
Terre sainte, celui de son peuple, en 1948. Et il aime se
souvenir qu’en 1939, le maire radical de Céret, Onuphre
Tarris, réquisitionna à tour de bras les habitations vides pour y
loger les réfugiés quand d’autres élus catalans prenaient des
arrêtés municipaux de défiance et de rejet, allant jusqu’à
mettre en garde leurs administrés contre le mélange de leurs
bêtes avec les animaux qu’emmenaient avec eux les réfugiés-
paysans espagnols.
« Pense aux autres » : traduit par Elias Sanbar, c’est le titre
d’un poème de Mahmoud Darwich dont j’ai fait mon talisman.
Il faudrait le citer tout entier, mais ici quatre strophes
suffiront :
Quand tu mènes tes guerres, pense aux autres.
(N’oublie pas ceux qui réclament la paix.)

Quand tu rentres à la maison, ta maison, pense
aux autres.
(N’oublie pas le peuple des tentes.)

Quand tu comptes les étoiles pour dormir, pense


aux autres.
(Certains n’ont pas le loisir de rêver.)

Quand tu penses aux autres lointains, pense à toi.
(Dis-toi : Que ne suis-je une bougie dans le
noir 44 ?)
Alors qu’il avait toutes les raisons de désespérer, Walter
Benjamin continuait de penser aux autres, et notamment aux
générations à venir, à tel point qu’il semble nous parler de
nous-mêmes, aujourd’hui. Loin de s’apitoyer sur son sort, il
regarda de face la catastrophe, sans se voiler le regard.
Jusqu’au bout. Son suicide ne fut pas de désespoir mais de
protestation. Loin d’un geste inconsidéré, ce fut une attitude
méditée.

L’état d’exception
Depuis son départ d’Allemagne, le 17 mars 1933, sa
situation de précarité matérielle n’avait cessé de s’aggraver. La
dernière année, 1939, fut la plus terrible, marquée par sa
déchéance de nationalité et par son internement, d’abord à
Colombes dans un stade olympique, puis ensuite près de
Nevers dans un camp, où se trouvait aussi Hans Fittko. Ce fut
le sort de tous les réfugiés allemands, donc de tous les
antinazis qui avaient sollicité la protection de la France des
droits de l’homme : annonçant la capitulation de la majorité de
ses élites à l’été 1940, la Troisième République traita en
ennemis durant la « drôle de guerre » ses alliés potentiels
contre Hitler. Des soutiens officiels permettront à Benjamin
d’en sortir. Parmi eux, celui d’un poète, alors secrétaire
général du Quai d’Orsay et qui sera l’un des premiers Français
déchus de nationalité par Vichy : Alexis Leger alias Saint-John
Perse, dont l’imaginaire prend sa source aux Antilles où il est
né, en Guadeloupe précisément – et cette coïncidence n’est pas
pour me déplaire.
Ayant rejoint Lourdes, où se trouvaient aussi son amie
Hannah Arendt ainsi que Lisa Fittko, toutes deux rescapées du
« camp de concentration » (c’était l’appellation en vogue dont
les nazis n’avaient pas le monopole) de Gurs, il était déterminé
à se sauver 45. Mais il ne se faisait guère d’illusions sur ses
chances de réussite. Pas seulement parce que, selon les
témoignages de ses contemporains, il était dénué de tout sens
pratique, quelque peu empoté en somme, mais surtout parce
qu’il avait une conscience aiguë de la probabilité du pire. En
ce sens, le portrait qu’en dresse Lisa est fidèle : elle le montre
conscient de ses faiblesses physiques mais arc-bouté sur son
choix de passer la frontière. Aucune panique ne le saisit et sa
politesse proverbiale, d’une élégance surannée, ne le quitte
jamais.
Sa décision d’en finir quand il apprend à Portbou qu’un
soudain revirement bureaucratique des autorités franquistes va
le renvoyer en France, au risque d’être pris au piège de la
police de Vichy, est la conclusion d’une patiente lucidité. C’est
un acte de liberté face à cette violence qui entrave,
précisément, sa liberté. Un acte longuement muri : dans sa
correspondance comme dans ses conversations, il avait
clairement annoncé que le suicide était l’une des échappées
possibles. Arthur Koestler a ainsi témoigné que Walter
Benjamin, « mon voisin de la rue Dombasle à Paris, le
quatrième dans nos parties de poker du samedi et une des
personnes les plus originales et les plus spirituelles que j’aie
connues », lui demanda à Marseille : « Si vous êtes en
difficulté, avez-vous quelque chose à prendre ? » Puis,
joignant le geste à la parole, Benjamin lui offrit la moitié des
doses de morphine qu’il avait sur lui 46.
Sur le versant français du Chemin, un panneau rappelle que, « en route
vers l’Espagne, le groupe dont faisait partie Walter Benjamin a effectué une
pause auprès de cette source ». © EP

Dans sa dernière lettre connue, datée de Lourdes le


2 août 1940 et adressée à Theodor Adorno qui espérait
l’accueillir aux États-Unis, où il confie, non sans humour, « ne
pas être en meilleure posture que mes papiers » – tous ses
écrits, ce chantier inachevé qu’il n’a pu emporter –, Benjamin
décrit avec dignité et retenue son état d’esprit : « J’espère vous
avoir donné jusqu’ici l’impression que, même aux moments
difficiles, je reste calme. Ne croyez pas que cela ait changé.
Mais je ne peux pas me dissimuler le caractère périlleux de la
situation. Je crains qu’il ne faille un jour compter ceux qui ont
pu en réchapper 47. » Dès le 6 mars 1938, se remémorant un
rêve dans son journal, il avait noté : « Sans doute ne me reste-
t-il plus longtemps à vivre à présent 48. »
La mort de Benjamin est un suicide socratique, entre refus
et lucidité. Car il savait, depuis toujours, ce qu’il en était du
nazisme et du monde qui l’avait enfanté, l’affrontant sans
illusions ni aveuglements. Médecin exerçant dans le quartier
populaire berlinois de Wedding, son frère cadet, Georg,
membre du Parti communiste allemand, le KPD, dont il sera
l’un des députés, était resté en Allemagne. Emprisonné une
première fois en 1933, puis définitivement à partir de 1936, il
fut livré à la Gestapo, puis assassiné, le 26 août 1942, au camp
de Mauthausen en Autriche. Entre-temps, portant un coup fatal
aux antifascistes, l’URSS de Staline avait signé le Pacte
germano-soviétique, traité de non-agression conclu en
août 1939 et brisé deux ans plus tard, en juin 1941, avec
l’opération Barbarossa décidée par Hitler contre l’Union
soviétique.
À l’instar d’une bouteille jetée à la mer, la force
prophétique de l’œuvre benjaminienne est d’avoir réussi à
sauver l’espérance de cette débâcle. Intellectuel marginal,
refusant de jouer le jeu institutionnel, marxiste radical mais
communiste sans credo, farouchement en dehors, arpentant des
chemins de traverse, il a réussi à penser l’impensable. C’est la
magie de ses thèses Sur le concept d’histoire, texte
testamentaire qu’il ne cessera de travailler et de peaufiner, au
point qu’il en existe plusieurs variantes. Appelant à « brosser
l’histoire à rebrousse-poil », il y assène sa découverte
essentielle qui rompt avec toute certitude et oblige à affronter
l’improbable : « Il n’est pas de témoignage de culture qui ne
soit en même temps un témoignage de barbarie. » Puis il
enfonce le clou : « La tradition des opprimés nous enseigne
que l’“état d’exception” dans lequel nous vivons est la
règle 49. »
À l’arrivée à Portbou, le Chemin traverse un tunnel, au-dessous des rails du
chemin de fer, aujourd’hui parking automobile. © EP

Nous, qui, en ce printemps 2020, vivons sous l’empire


d’états d’urgence prolongés et banalisés, pouvons entendre
l’alarme de Benjamin. L’origine, la nation, la culture, la
civilisation, etc., ne protègent de rien. Le pire est toujours
possible si nous ne remettons pas en cause ce qui ne cesse de
le produire et de le reproduire : la quête de puissance, le besoin
de vaincre, le désir de dominer, la soif de richesse, l’envie
d’accumuler, la négation de l’égalité, la politique de la peur, le
goût de l’immédiat, l’oubli de la nature, le rejet du différent…
À l’approche du col sur le « chemin Walter Benjamin », avant de traverser la
frontière. © EP

En montant vers le col de Rumpissa, Walter Benjamin


tenait une sacoche qu’il disait renfermer ce qu’il avait de plus
précieux. Elle n’a jamais été retrouvée, pas plus que sa
dépouille, finalement versée dans la fosse commune du
cimetière de Portbou. Mais il est probable qu’elle ait contenu
une énième version des thèses Sur le concept d’histoire, mise
en question radicale des certitudes aussi bien socialistes que
communistes d’une histoire positive et optimiste qui empêche
d’entrevoir la menace de la catastrophe.
Une traversée inutile, un testament disparu, une dépouille
introuvable, une Europe éclipsée, une mort à l’antique : la fin
de Walter Benjamin est d’autant plus un mythe actif qu’elle
invite à prendre le relais d’une course à l’espérance qui, depuis
Spartacus, n’aura jamais de fin 50. Si l’on y ajoute l’humour
d’un intellectuel qui était aussi joueur, foncièrement curieux
jusqu’à expérimenter quelques substances narcotiques, on
comprendra que rien n’est plus éloigné de sa personnalité que
le portrait d’une victime résignée à son sort.
S’amusant à noter scrupuleusement les opinions et pensées
de son fils Stefan, né en 1918, Benjamin a retranscrit la
dernière en mars 1932, un an avant l’arrivée au pouvoir de
Hitler. Dora, son épouse dont il finira par se séparer,
s’impatiente lors d’une partie de dames avec leur fils : « Fais
donc, il y a de quoi perdre l’âme à force d’attendre. » Réponse
catégorique de Stefan, selon Walter : « Il n’existe pas ici de
salle d’attente pour âmes 51. »
J’y discerne cette recommandation : personne ne nous
attend, tout dépend de nous. De l’usage que nous ferons de
notre responsabilité et de notre liberté.

L’ange vigilant
Visitant à Londres, en 1995, une exposition sur l’art
européen sous les dictatures entre 1930 et 1945, je suis tombé
en arrêt devant un ange de Paul Klee 52. Un ange peint en 1939,
quand il était minuit dans le siècle. Sur fond noir, d’un simple
trait blanc, il regarde sans ciller la catastrophe, tel un fantôme
aux yeux grands ouverts. Je l’imagine dialoguant avec l’ange
de Klee que possédait Walter Benjamin, aujourd’hui dans la
collection du Musée d’Israël à Jérusalem, à deux décennies de
distance puisque cet Angelus Novus fut peint en 1920.
Dans la thèse IX de Sur le concept d’histoire, Benjamin dit
voir dans son tableau « l’Ange de l’Histoire », cet ange qu’une
tempête « pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne
le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève
jusqu’au ciel […]. Cette tempête, ajoute-t-il, est ce que nous
appelons le progrès 53 ». Klee a peint et dessiné beaucoup
d’anges 54, et celui de 1939 est connu comme l’« Ange
vigilant ». Il veille, guette, alerte, alarme. Il n’est plus temps
de commenter, dit-il, mais d’agir. Sinon il sera trop tard.
Cet ange plus tardif me semble fait pour nos temps
déniaisés et incertains. Nul hasard, ou plutôt « hasard
objectif » comme auraient dit les surréalistes, si son intitulé
évoque cet « Appel à la vigilance » lancé par quarante
intellectuels français et européens le 13 juillet 1993, au début
du basculement dans ces trois dernières décennies où le pire
du passé a fait son retour sous de nouveaux oripeaux 55. « Nous
sommes préoccupés, disaient en préambule les signataires, par
la résurgence, dans la vie intellectuelle française et
européenne, de courants antidémocratiques d’extrême droite.
Nous sommes inquiets du manque de vigilance et de réflexion
à ce sujet 56. » Puis ils détaillaient cette « stratégie de
légitimation » des idéologies racistes, xénophobes, identitaires
et autoritaires, qui, depuis, n’a cessé de s’épanouir dans
l’espace public, politique, intellectuel et médiatique.
L’Ange vigilant de Paul Klee (1939). © Zentrum Paul Klee, Bern,
Bildarchiv

À la même époque, pressentant les épreuves inédites à


venir derrière les illusions d’une « fin de l’Histoire » après la
chute du mur de Berlin et la fin de l’Union soviétique, Daniel
Bensaïd se tournait brusquement vers un Walter Benjamin
résolument politique pour mieux les affronter. « Une
nouveauté authentique frappe à la porte, écrit-il dans son
Walter Benjamin, sentinelle messianique paru en 1990. Mais
les mots pour l’accueillir se figent sur les lèvres. Le désastre
du langage se mêle à la corruption des choses. Plus que bègue,
le Messie est devenu aphasique. Il doit s’éveiller à son tour des
cauchemars de ce siècle, redécouvrir le monde, se lever et
marcher, retrouver des mots qui aient encore un sens 57. »
Depuis, nous en savons plus. Confirmant que la barbarie
peut être le produit et le visage de la civilisation elle-même,
nous avons vu revenir des guerres d’invasion, des lois
d’exception, des tortures légitimées, des prisons secrètes, des
terreurs impériales, des terrorismes religieux, des cortèges
d’exilés, des réfugiés abandonnés, des violences policières,
des manifestations interdites, des journalistes persécutés, et les
mots manquent pour dire, sans en oublier aucune, toutes les
ombres qui, déjà, obscurcissent le présent. Le résistant
Stéphane Hessel qui, pour les conjurer, invita les nouvelles
générations à assumer leurs colères indignées 58, avait retenu
une phrase de sa brève conversation de l’été 1940 avec Walter
Benjamin à Marseille, avant qu’il ne gagne Banyuls : « Nous
vivons le nadir de la démocratie 59. » Le nadir, autrement dit le
point le plus bas. En astronomie, c’est la position du soleil à
minuit.
Ce nadir est de retour : où que nous regardions, France
incluse, nous voyons émerger, s’avancer ou s’imposer, de
nouveaux types de pouvoirs sous la forme de démocraties
autoritaires. Ce ne sont plus les dictatures ou les totalitarismes
d’antan. Leurs dirigeants ont la légitimité de l’élection,
sauvant les apparences. Mais, sous leur vernis, s’installe
l’accoutumance à la régression des libertés et au déni des
droits fondamentaux, tandis qu’augmentent les périls
écologiques provoqués par une humanité trop confiante en sa
puissance, au point d’oublier la nature qui la fait vivre.
C’est alors que Walter Benjamin vient à notre secours,
convoquant une version profane du Messie : la Révolution tout
simplement. La Révolution entendue comme une interruption
de la course à l’abîme. La Révolution autrement dit
l’événement par lequel la société, réunie dans sa diversité par
sa conscience des périls, tire enfin le signal d’alarme et arrête
ce train d’enfer. « Marx a dit que les révolutions sont la
locomotive de l’histoire mondiale, écrit Benjamin dans ses
thèses testamentaires. Peut-être que les choses se présentent
autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte par
lequel l’humanité qui voyage dans le train tire les freins
d’urgence 60. »
Comme le souligne en commentaire Michael Löwy, Walter
Benjamin est en ce sens bel et bien un prophète, à ne pas
confondre avec l’oracle ou le devin. Il ne prédit pas le futur,
car celui-ci n’est jamais totalement écrit. Non, le prophète, au
sens de l’Ancien Testament, est « celui qui attire l’attention du
peuple sur les menaces futures. Ses prévisions sont
conditionnelles : voilà ce qui arrivera, à moins que… sauf si…
Aucune fatalité : l’avenir reste ouvert. Comme l’affirme la
thèse XVIII, chaque seconde est la porte étroite par laquelle
peut venir le salut ».
Sur un mur à Portbou, la dernière photo de Walter Benjamin, prise par la
police espagnole la veille de sa mort. © EP

Lisa Fittko ne dit pas autre chose à la fin d’un des films qui
lui a été consacré en 1999, Nous ne nous rendrons pas : « Et
puis ? Ce qui viendra après ne sera pas toujours facile. Ça
dépend des générations futures 61. » Autrement dit de nous qui
sommes encore de ce monde. Et de toutes celles et tous ceux
qui viendront après nous. Arpenter le « chemin Walter
Benjamin », ce n’est donc pas seulement se souvenir, c’est
prendre conscience de cette responsabilité qui nous incombe,
celle que nous lègue notre liberté. S’éveiller, se réveiller. Faire
face, dire non.
Dans un formidable fragment sur « le capitalisme comme
religion », Walter Benjamin glisse cet étonnant ordre du jour :
« Vaincre le capitalisme par la marche à pied 62. » À quelques
kilomètres de son chemin, reposant à Collioure depuis la
Retirada de 1939, un poète espagnol lui fait écho, Antonio
Machado :

Caminante no hay camino


Se hace camino al andar

Cheminer avec Walter Benjamin, c’est apprendre qu’il n’y


a pas de chemin, sinon celui que nous créons en marchant.
Paris, le 3 juin 2020
1. Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, trad.
Jean Lacoste, Paris, Cerf, 1993, p. 491. Sur l’idée de catastrophe chez
Benjamin : Orietta Ombrosi, « La dialectique de l’idée de catastrophe dans la
pensée de Walter Benjamin », dans Archives de philosophie, Centre Sèvres,
2006/2 (tome 69), p. 263-284.
2. Les calculs varient selon les organisations, les recensements et les
estimations. Le 6 mars 2020, l’Organisation internationale pour les migrations
de l’ONU chiffrait à 20 014 les migrants morts ou disparus en Méditerranée
depuis 2014. Pour Amnesty International, en septembre 2018, le total était déjà
de 28 555 depuis janvier 2014. Et, en juin 2018, l’ONG néerlandaise United for
Intercultural Action dénombrait pas moins de 34 361 « victimes de la forteresse
Europe » en quinze ans, dont les noms, leur pays d’origine et la fin de leur
voyage avaient pu être renseignés.
3. Cf. Edwy Plenel, Le Devoir d’hospitalité. L’humanité n’est pas assignée à
résidence, Paris, Bayard, 2017.
4. Dans une bibliographie fournie, trois livres mêlent l’œuvre et la vie de
Walter Benjamin : Jean-Michel Palmier, Walter Benjamin. Le chiffonnier,
l’Ange et le Petit Bossu, édition établie, annotée et préfacée par Florent Perrier,
Paris, Klincksieck, 2006 ; Walter Benjamin, les chemins du labyrinthe, textes
choisis et présentés par Jean Lacoste, Paris, La Quinzaine littéraire/Louis
Vuitton, 2005 ; Bruno Tackels, Walter Benjamin. Une vie dans les textes, Arles,
Actes Sud, 2009.
5. C’est le cas dans La République inachevée. L’État et l’école en France,
Paris, Payot, 1985 (réédité chez Stock, 1997 ; puis Biblio « Essais », 1999) ;
dans La Part d’ombre, Paris, Stock, 1992 ; dans Un temps de chien, Paris,
Stock, 1994 ; et, plus récemment, dans La Victoire des vaincus. À propos des
gilets jaunes, Paris, La Découverte, 2019.
6. Il faudrait sans doute ajouter la création, comme l’illustre le travail de
l’artiste Hélène Peytavi qui aime arpenter le chemin Walter Benjamin. Des
dessins qu’il lui a inspirés, elle a tiré un livre, Mountains and Sea, Paris, VOIX
Éditions Richard Meier, 2017.
7. Voici un lien pour télécharger le Guide des sentiers de Banyuls :
www.banyuls-sur-mer.com/fr/decouvrir/randonnee/pied ; et l’adresse du site
Internet « Le chemin Walter Benjamin » : www.historia-viva.net/fr.
8. Voir ici.
9. Lisa Fittko, Solidarität Unerwünscht : Meine Flucht durch Europa,
Erinnerungen 1933-1940, Munich, Carl Hanser Verlag, 1992 ; traduction
anglaise par Roslyn Theobald, en collaboration avec l’auteur : Solidarity and
Treason : Resistance and Exile, 1933-1940, Evanston, Illinois, Northwestern
University Press. Il n’est pas traduit en français.
10. Toutes les informations sont disponibles en ligne sur le site de la Casa
Walter Benjamin de Portbou : https://walterbenjaminportbou.org
11. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit.
12. Cf. Musée d’art moderne de Céret, Dani Karavan, Barcelone, 2015,
catalogue de l’exposition présentée du 14 mars au 31 mai 2015.
13. Edwy Plenel, Voyage en terres d’espoir, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de
l’Atelier/Éditions ouvrières, 2016. Le « Maitron » est désormais en accès libre :
https://maitron.fr/.
14. Cité par Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une
lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF, 2001. De même
pour la citation suivante.
15. Consultable à cette adresse : https://maitron.fr/spip.php?article23813, elle
nous a permis d’établir la biographie qui est à la fin de ce livre.
16. Walter Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2011,
p. 435-436.
17. Cf. Ulrike Voswinckel et Frank Berninger, Exils méditerranéens. Écrivains
allemands dans le sud de la France (1933-1941), trad. Alain Huriot, Paris,
Seuil, 2009, p. 217 et 243-248. Deux livres récents ont été consacrés à la
traversée du Paul-Lemerle : Adrien Bosc, Capitaine, Paris, Stock, 2018 ;
Olivier Assayas et Adrien Bosc, Un voyage. Marseille-Rio 1941, Paris,
Stock, 2919.
18. Aimé Césaire et al., Tropiques (1941-1945), Paris, Jean-Michel Place,
1997.
19. Charles Jacquier le souligne fort bien dans sa postface au livre de Varian
Fry, Livrer sur demande. Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient
les nazis (Marseille 1940-1941), trad. Édith Ochs, Marseille, Agone, 2017,
p. 337 et suivantes.
20. Jean Malaquais, Planète sans visa, Paris, Phébus, 1999 [1947], p. 100-102.
21. Sous le titre « Varian Fry, journaliste politique (1935-1943) », ses articles
sont repris en annexe de Livrer sur demande, op. cit., p. 381 et suivantes.
22. Voir ici.
23. Le texte de cette attestation est reproduit dans Ulrike Voswinckel et Frank
Berninger, Exils méditerranéens, op. cit., p. 224-225.
24. Voir ici.
25. Le Monde d’hier, avec pour sous-titre Souvenirs d’un Européen, est le
dernier livre de Stefan Zweig. Il en posta le manuscrit, tapé par sa femme, à son
éditeur la veille de leur suicide, au Brésil, le 22 février 1942.
26. Voir ici.
27. « Entretien avec Lisa Fittko (1987) », Archives Jean-Michel Palmier
déposées à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC). Merci à
Florent Perrier de nous avoir permis d’en prendre connaissance.
28. Cf. Enzo Traverso, À feu et à sang. De la guerre civile européenne 1914-
1945, Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2007. Du même Enzo Traverso,
La Violence nazie, une généalogie européenne, Paris, La Fabrique, 2002.
29. Écrivain anarchiste, Erich Mühsam (1878-1934) fut l’un des principaux
acteurs de la révolution allemande de 1918-1919 en Bavière. Cf. Michael
Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, Paris,
Éditions du Sandre, 2009.
30. Journaliste et écrivain, Carl von Ossietzky (1889-1938) fut emprisonné
avant l’arrivée au pouvoir des nazis, puis arrêté de nouveau dès février 1933 et
détenu jusqu’à sa mort. Il fut distingué en 1936 par le prix Nobel de la paix
avec effet rétroactif pour l’année 1935.
31. Kurt Tucholsky, Bonsoir révolution allemande !, choix de textes,
traduction, annotations par Alain Brossat, Klaus Schuffels, Claudie Weill,
Dieter Welke, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1981, p. 214-215.
32. Id., Un livre des Pyrénées, trad. Jean Bréjoux, Toulouse, Privat, 1983.
33. Voir ici.
34. La sérendipité numérique permet de retrouver ces « obscurs et sans-
grades » chers à Jean Maitron en naviguant d’une entrée à l’autre sur son
Dictionnaire désormais en ligne. Il suffit de partir de la notice biographique de
Jean Cruzel, rédigée par André Balent.
35. Voir ici.
36. Voir ici.
37. Varian Fry, Livrer sur demande, op. cit., p. 179.
38. Voir ici.
39. Cf. Gershom Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, trad. Paul
Kessler, Paris, Calmann-Lévy, 1981.
40. Michel Warschawski, Sur la frontière, Paris, Hachette, coll. « Pluriel »,
2004, p. 19-20, ainsi que pour la citation suivante. La première édition est
parue en 2002 chez Stock, dans la collection « Un ordre d’idées », dirigée par
Nicole Lapierre.
41. « Écrire sur la frontière » est aussi le titre de la contribution de Guy
Petitdemange dans l’essai collectif (avec Pierre Michon et Bruno Tackels) Trois
Cailloux pour Walter Benjamin, coll. « Zakhor », Saint-Gély-du-Fesc,
L’Arachnoïde, 2010.
42. Dans l’œuvre d’Elias Sanbar, par ailleurs traducteur en français de
l’immense poète Mahmoud Darwich, lire notamment : Le Bien des absents,
Arles, Actes Sud, 2001 ; Figures du Palestinien : identité des origines, identité
de devenir, Paris, Gallimard, 2004 ; Dictionnaire amoureux de la Palestine,
Paris, Plon, 2010 ; La Palestine expliquée à tout le monde, Paris, Seuil, 2013.
43. Farouk Mardam Bey, Edwy Plenel, Elias Sanbar, Notre France, Arles,
Sindbad/Actes Sud, 2011.
44. Mahmoud Darwich, Comme des fleurs d’amandier ou plus loin, trad. Elias
Sanbar, Arles, Actes Sud, 2007.
45. Sur le camp de Gurs : Hanna Schramm et Barbara Vormeier, Vivre à Gurs.
Un camp de concentration français 1940-1941, trad. Irène Petit, Paris, François
Maspero, coll. « Actes et mémoires du peuple », 1979. Sur l’amitié qui liait
Hannah Arendt à Walter Benjamin : Hannah Arendt, Walter Benjamin 1892-
1940, trad. Agnès Oppenheimer-Faure et Patrick Lévy, Paris, Éditions Allia,
2019.
46. Arthur Koestler, La Lie de la terre, trad. Jeanne Terracini, Paris, Charlot,
1946.
47. Walter Benjamin, Correspondance 1929-1940, trad. Guy Petitdemange,
Paris, Aubier Montaigne, 1979, p. 337.
48. Walter Benjamin, Écrits autobiographiques, trad. Christophe Jouanlanne et
Jean-François Poirier, Paris, Christian Bourgois, coll. « Détroits », 1990,
p. 355.
49. Walter Benjamin, Œuvres III, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz
et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2000, p. 433.
50. J’ai évoqué Spartacus dans « Rosa Luxemburg vivante », mon introduction
à Rosa, la vie. Lettres de Rosa Luxemburg. Textes choisis par Anouk Grinberg,
trad. Laure Bernardi et Anouk Grinberg, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de
l’Atelier/Éditions ouvrières, 2009.
51. Walter Benjamin. Archives, trad. Philippe Ivernel, sous la responsabilité
scientifique de Florent Perrier, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Paris,
Klincksieck, 2011, p. 146.
52. Cf. Art and Power. Europe Under the Dictators 1930-45, Londres, Thames
and Hudson, 1995, p. 310.
53. Cité par Michael Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une
lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », op. cit.
54. Un grand poète japonais les a célébrés : cf. Tanikawa Shuntarô, Les Anges
de Klee, trad. Dominique Palmé, Paris, Abstème & Bobance, 2004.
55. Cet appel est paru dans Le Monde du 13 juillet 1993. L’un de ses
initiateurs, Maurice Olender, en explique la genèse dans Singulier Pluriel.
Conversations, édité et préfacé par Christine Marcandier, Paris, Seuil, 2020,
p. 25-26, 83-85 et p. 91-105.
56. Texte intégral de l’« Appel à la vigilance » paru dans Le Monde du
13 juillet 1993, suivi du nom des quarante premiers signataires et d’indications
bibliographiques dans M. Olender, Race sans histoire, Paris, Seuil, « Points
Essais », no 620, 2018, p. 244-248.
57. Daniel Bensaïd, Walter Benjamin, sentinelle messianique (1990), préface
d’Enzo Traverso, Paris, Prairies ordinaires, 2010, p. 242. Sur Daniel Bensaïd,
voir ma préface à la réédition de son Jeanne, de guerre lasse (1991), Paris, Don
Quichotte, 2017.
58. Cf. Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Montpellier, Indigène éditions, 2010.
59. Stéphane Hessel, « Témoignage », in Benjamin, Paris, Cahiers de l’Herne,
2013, p. 78-79.
60. Cité par Michael Löwy, La révolution est le frein d’urgence. Essais sur
Walter Benjamin, Paris, Éditions de l’Éclat, 2019, p. 157.
61. Le titre complet est : « Mais nous, disions-nous, nous ne nous rendrons
pas » : Wir, sagten wir, wir ergeben uns nicht de Constanze Zahn, Berlin, 1999.
62. Walter Benjamin, Fragments, trad. Christophe Jouanlanne et Jean-François
Poirier, Paris, PUF, p. 113. Michael Löwy en offre un commentaire réjouissant
dans La révolution est le frein d’urgence, op. cit., p. 11-34. Florent Perrier part
lui aussi de cette intuition de Benjamin au début de « Envers et contre tout
adossé à l’espoir », sa préface à Jean-Michel Palmier, Walter Benjamin, op. cit.
LISA FITTKO

MON CHEMIN
DES PYRÉNÉES

Souvenirs 1940-1941
Prologue
Je suis venue en France afin de vérifier pour ce livre les
récits que, au bout de presque quarante ans, me dicte ma
mémoire. Mais une fois sur place, je me suis aperçue que je
recherchais également cette partie de moi-même que j’avais
laissée en France.
Je me suis rendue au lieu où, avec des milliers d’autres
émigrées, l’on m’avait enfermée derrière des barbelés. À la
place du camp de concentration de Gurs, j’ai vu une forêt. Les
hommes et la nature s’étaient alliés pour recouvrir d’arbres,
hauts et très verts, les traces de tant de souffrances. J’ai pensé,
étonnée : comment est-ce possible, en si peu de temps ?
J’ai demandé dans une ferme si quelqu’un se souvenait du
camp. On est allé chercher le grand-père. Il m’a montré par où,
à l’époque, on faisait passer en fraude dans le camp de la
nourriture et d’autres choses.
J’ai pu, à Cassis, retrouver Marie-Ange qui avait sauvé des
chambres à gaz mes parents et quelques centaines d’autres
personnes. À la frontière espagnole, où nous avions aidé des
fugitifs à franchir la montagne, j’ai rendu visite à l’ancien chef
de l’armée secrète à Banyuls-sur-Mer, M. Honoré Prats, et à
son épouse. Je n’ai pu retrouver le commissaire de Mâcon qui
avait arrêté mes parents, ni le médecin qui, lorsque je suis
tombée gravement malade, avait refusé de me soigner parce
que j’étais une émigrée de l’Allemagne nazie.
Je n’ai pas grandi en France. J’ai vécu mon enfance et ma
jeunesse à Vienne puis à Berlin – où la France était l’ennemie
héréditaire. C’est ce que l’on nous enseignait à l’école.
Cependant, mon père m’avait montré un jour une annonce de
Reims : une jeune fille, Suzanne, souhaitait correspondre avec
une Allemande de son âge. Nous nous sommes écrit, avons
échangé des photos, et je rêvais parfois de Suzanne et de
Reims.
Cela se passait peu après la Première Guerre mondiale.
Mes parents et leurs amis disaient : « Plus jamais de
guerre ! » Ils ont raison, surtout plus jamais de guerre, pensais-
je. Moi par exemple il avait fallu m’expédier en Hollande, et
mon frère au Danemark, parce que, au régime des soupes
distribuées par l’Association viennoise des écrivains à ses
membres, nous maigrissions à vue d’œil.
Dans mon école berlinoise, au cours d’histoire, le
professeur citait le nom d’une bataille, désignait un élève du
doigt : celui-ci devait se lever d’un bond et en donner la date.
Parfois, pour varier les plaisirs, il procédait en sens inverse :
date-doigt-nom de la bataille. Celle de la forêt de Teutoburg 1
étant la plus prisée. Notre cours d’histoire fut l’une des raisons
qui me poussèrent à adhérer à l’Union des élèves socialistes.
Elle avait des sections locales à l’école Karl-Marx de Neukölln
et dans d’autres établissements berlinois d’« enseignement
secondaire court », principalement fréquentés par des élèves
issus de familles ouvrières.
Nous étions curieux, avides de savoir, anxieux de tout
comprendre. Nous allions à des réunions, des manifestations,
des conférences, participions à des débats politiques. Un jour,
je me suis trouvée prise dans une bagarre : les Casques
d’Acier 2 avaient fait irruption dans une assemblée des
Jeunesses ouvrières socialistes.
Lors d’une réunion électorale, je vis des types de la
Bannière du Reich 3 démolir à coups de bâton, de matraque, et
de casse-tête – ils tapaient systématiquement sur la tête – une
poignée de communistes coupables de troubler la séance en
apostrophant les orateurs et en scandant des slogans. Mais ils
sont comme les Casques d’Acier, me dis-je, horrifiée. Et je me
trouvais lâche, je sentais que j’avais le devoir de faire quelque
chose contre ces brutes. L’heure d’y aller avait sonné.

J’y étais, à la manif du 1er mai 1929 – le Mai sanglant –


organisée par les ouvriers berlinois en dépit de son
interdiction ! Le lendemain encore, la police continuait à tirer
au Wedding 4, et les ouvriers, pour se défendre, dressaient des
barricades. J’y étais aussi : pas question de ne pas voir ça de
mes propres yeux. Un gros flic se lança soudain à ma
poursuite, mais j’étais plus rapide que lui et je lui jetai, de
loin : « Assassin ! » Il me mit en joue avec sa carabine, mais
j’avais déjà tourné le coin. Ces deux journées coûtèrent la vie
à trente-trois jeunes travailleurs.
Et c’était pourtant un Berlin heureux, ce Berlin de mes
souvenirs. La première de L’Opéra de quat’sous, pour laquelle
Leo Lania m’avait donné des billets ; le Ventre froid, de Brecht
aussi, où jouait mon amie Martha. Le Bauhaus et ce grand
ensemble en forme de fer à cheval, à Britz, où nous allions
souvent le dimanche rendre visite à la famille Mühsam.
L’Ange bleu, Kurt Tucholsky, et toute la bande d’écrivains. Et
Heinrich Wandt qui, quand il ne se trouvait pas dans l’un de
ses trimestres de soûlographie, entrebâillait pour moi, en grand
secret, un regard sur les mystères de la pègre berlinoise qui se
pressait autour du passage Bülow. Anciens et futurs taulards
me serraient la main – un peu trop vigoureusement –, me
tapaient sur l’épaule et m’avertissaient : « Quand tu viens avec
Heinrich, fillette, t’es not’ frangine, mais sans lui, prends
garde à toi… »
Il y avait, dans ce Berlin, de plus en plus de chômeurs, de
plus en plus de ventres creux. Les hordes brunes assassinaient
implacablement leurs adversaires politiques et tentaient, en y
semant la terreur, de faire main basse sur la ville. Le Berlin de
ma mémoire, pourtant, conservait sa beauté et sa grâce. Nous
étions prêts à le défendre contre le danger nazi et nous
chantions : « Là-bas, à l’horizon, les fascistes déferlent,
menaçants. Mais le jour, bientôt, se lèvera pour nous. »
Mes parents n’étaient pas contents de moi. Mon père
disait : « Tu fais partie des rares privilégiés qui peuvent
poursuivre des études, apprendre des choses. Le savoir nous
est plus nécessaire que jamais. Mais toi tu te disperses. »
Ma mère disait : « À force de courir de réunion en débat –
les soirs où tu n’as pas de tracts à rédiger –, tu dors à peine et
tu te nourris n’importe comment. Tu joues avec ta santé. Ce
n’est pas ainsi que tu serviras la cause de la paix, ni que tu
pourras lutter efficacement contre les nazis. »
Moi, je leur répondais : « Vous ne comprenez pas.
L’important, à présent, c’est d’écraser le fascisme. Je ne peux
pas perdre mon temps à me dorloter, ni à suivre des cours à
l’université. Vous ne vous rendez pas compte de tout ce que
j’apprends, grâce, souvent, à des gens qui n’ont pas dépassé
l’école primaire. Ils savent des tas de choses dont aucun
professeur de faculté, aucun séminaire, ne fait état. Et dont on
ne parle même pas à votre café Roman. »
Après le 30 janvier 1933, suivi un mois plus tard par
l’incendie du Reichstag, lorsque commencèrent les
arrestations, les tortures et les exécutions, nous rassemblâmes,
avec un petit groupe d’amis, les informations que les
suppliciés parvenaient à nous faire passer de leurs cachots.
Nous réussîmes à les transmettre, par des voies détournées, à
des journaux de Londres, Paris et New York. Mais le monde
ne voulait pas nous entendre. Nous rédigions des tracts et les
distribuions. Mes parents qui, comme nombre de leurs amis,
avaient fui l’Allemagne dès l’arrivée de Hitler au pouvoir,
tentaient de me convaincre de les rejoindre en
Tchécoslovaquie. Moi je leur répondais qu’il ne pouvait en
être question – était-ce le moment d’abandonner le combat, de
laisser tomber mes camarades ?
Trois garçons de notre petit groupe, surpris en train de
distribuer des tracts, furent arrêtés. Persuadés, à la suite d’un
malentendu, que j’avais quitté le pays, ils me chargèrent à
fond, jouant les gamins naïfs. Comment, ils avaient commis un
délit ? Ils ne le savaient pas. Ils s’étaient laissés embringuer
dans cette affaire par une fille prénommée Lisa, une enjôleuse
à laquelle ils n’avaient pas su résister. Ils furent relâchés. Moi,
cette fois, il me fallait vraiment disparaître. Et sans tarder.
Prague fourmillait d’émigrés, et j’y retrouvai des dizaines
de visages connus. Journalistes – Bruno Frei de la Welt am
Abend, Stampfer du Vorwärts –, écrivains, artistes,
comédiens : la moitié des habitués du café Roman. Kurt
Grossmann, de la Ligue allemande des droits de l’homme,
fonda un Comité des émigrés. Ernst Ottwalt (l’auteur de Car
ils savent ce qu’ils font) et son épouse Gertrude, fille de
pasteur, participaient à nos interminables soirées de
discussions. Grete Reiner, la traductrice du Brave Soldat
Chveik, partageait régulièrement notre table au café
Continental, où l’on pouvait passer une soirée entière pour le
prix d’une tasse de café. Quant à nos repas, ils étaient
généralement à base de reklami salami, le saucisson le moins
cher.
On avait dressé des lits pour les réfugiés sans abri dans un
ancien pensionnat de jeunes filles. J’y fis la rencontre d’un
Berlinois venant tout juste d’arriver à Prague. Il était
journaliste, se nommait Hans Fittko, et avait été condamné à
mort par contumace pour « incitation » au meurtre d’un SA
(qui, en fait, avait été abattu dans le dos par l’un de ses propres
collègues).
Hans Fittko. Lui et moi n’allions pas tarder à former un
couple. Et nous resterions unis jusqu’à ce que la mort nous
sépare.
Hans continuait, à Prague, à écrire des articles, à rédiger
des tracts et des appels au peuple allemand. Les coopératives
tchèques se chargeaient de l’impression, et lui se rendait
personnellement à la frontière pour en organiser le passage en
Allemagne. Ces activités lui valurent l’expulsion à vie du pays
de Masaryk. Nous partîmes alors tous les deux pour la Suisse,
où on éditait déjà de la littérature antifasciste. Grâce à la
coopération entre un certain nombre de sociaux-démocrates et
de communistes, nous avons pu en fournir à tout le Bade-
Wurtemberg, et y installer des bases.
Par la suite, nous avons travaillé de la même façon en
Hollande, à la frontière de la Frise néerlandaise.
Lorsque la guerre éclata, nous étions en France. Et à la
débâcle, comme des dizaines de milliers d’émigrés allemands,
nous fûmes pris au piège.
C’est cette histoire-là que je me propose de raconter.

1. 8 après J.-C. Victoire remportée sur les Romains qui avaient attaqué
l’Allemagne du Nord. N.d.T.
2. Organisation paramilitaire de la droite nationaliste.
3. Organisation paramilitaire des partis démocratiques.
4. Quartier ouvrier de Berlin.
Paris, mai 1940
Voici quatre jours, lorsqu’à la drôle de guerre 1 a succédé
l’offensive allemande, les murs de la capitale se sont couverts
de grandes affiches rouges. Elles annoncent l’internement en
« camp de concentration » de tous les étrangers ressortissants
de pays ennemis. Par ce terme, il faut entendre les
ressortissants allemands. Le régime nazi nous a retiré, à nous
autres émigrés, la citoyenneté allemande, mais
« ressortissant » peut aussi s’interpréter comme « originaire
de ». Quoi qu’il en soit, les autorités françaises nous
cataloguent étrangers ennemis et, par conséquent, nous devons
être enfermés dans des camps. Les Autrichiens réfugiés en
France après l’Anschluss partagent le même sort : l’Autriche
faisant à présent partie du Reich, ils sont également des
ressortissants.

Personnellement – comme beaucoup d’autres d’ailleurs –,


je n’entrais dans aucune de ces catégories, puisque née sous le
règne de François-Joseph et non dans l’Autriche actuelle. Mais
l’énoncé de cette particularité ne fit qu’accroître la mauvaise
humeur du commissaire de police. Il proclama : « C’est moi
qui décide qui est allemand ou non. »
Je reçus, ainsi que les autres femmes, l’ordre de me
présenter au Vélodrome d’Hiver. À l’entrée, ajouta le
fonctionnaire, une « commission de criblage » examinerait les
situations individuelles et trancherait – à coup sûr
équitablement – en cas de doute.
Les hommes avaient pris le chemin des camps de
concentration dès septembre 1939, à la déclaration de la
guerre. On en avait libéré quelques-uns – un très petit
nombre – au cours de l’hiver, et mes deux Hans, mon mari et
mon frère, en faisaient partie. Il s’agissait, pour la plupart, de
personnalités connues ou de gens ayant des relations. Certains,
cependant, avaient simplement su mettre à profit leur
expérience dans l’art de survivre et d’échapper aux périls.
Expérience acquise en sept années – déjà – sous la botte nazie.
Ma mère m’accompagna à l’arrêt d’autobus en haut de la
rue, tout au bout de la Butte-Rouge. La Butte-Rouge, c’est le
nom de « notre » cité-jardin, au sud de Paris. J’y laissai mes
parents, exemptés d’internement du fait de leur âge.
À l’arrivée du bus, j’ouvris la bouche pour dire : « Ne
t’inquiète pas, Maman, je reviendrai bientôt. » Mais songeant :
« À quoi ça rime ? On ne raconte pas de pareilles inepties à sa
mère », je me tus. Je me contentai donc de lui donner un
rapide baiser avant de monter dans la voiture. Une fois sur
la plate-forme, je me retournai pour lui faire signe. Et quand je
la vis toute seule sur cette route avec, à l’arrière-plan, les
maisons de brique rouge parmi les arbres en fleurs, je
m’aperçus soudain qu’elle était toute petite, toute frêle, toute
voûtée, et que… Je réalisai tout à coup qu’elle était vieille.
J’avais dû avoir des écailles sur les yeux, elle m’avait toujours
paru sans âge. Je déglutis à plusieurs reprises pour me
débarrasser de cette drôle de boule dans la gorge.
Paulette et moi nous étions donné rendez-vous dans Paris.
Elle arriva, escortée de quelques amies venues nous
accompagner jusqu’au Vél’ d’Hiv’. Elles échappaient, elles,
aux mesures d’internement, soit en leur qualité de mères de
famille, soit qu’elles aient réussi à prouver qu’elles étaient
originaires de pays « non ennemis ». Pourtant, à ma grande
surprise, elles se montraient, elles qui conservaient leur liberté,
plus inquiètes, plus nerveuses que nous. En y repensant
quelques semaines plus tard, dans le train qui nous emmenait
en un interminable périple au camp de Gurs, je compris que
ces femmes se sentaient mises à l’écart, abandonnées. Exclues
– oui, exclues d’internement. Désormais, elles étaient isolées,
à part, n’ayant plus leur place nulle part. Et, avec la psychose
de guerre galopante, vouées à se voir de plus en plus traitées
en ennemies. Nous avions déjà vécu cela : d’un jour à l’autre,
de vieilles connaissances avaient cessé de nous saluer, nous
lançaient des regards glacés. Le pire, c’était pendant les
alertes, où nous nous retrouvions entassés avec les voisins
dans les abris. Notre accent allemand nous trahissait – seuls les
enfants avaient réussi à s’en défaire. Étrange destin : après tant
d’années de lutte, après avoir fui le nazisme, nous voici donc,
sur notre terre d’asile, considérés comme des étrangers
ressortissants de pays ennemis.
Nous voulions essayer de rester ensemble, Paulette et moi.
Nous avions chacune une légère valise et une musette enroulée
dans une couverture.
Paulette, comme toujours pleine de sens pratique, a fait une
liste des objets indispensables puis, afin d’éviter toute
surcharge inutile, les a répartis entre nous deux. Et, pour finir,
elle a noté les cinq choses dont chacune doit se munir en
propre :
Brosse à dents,
Un pot (avec anse) et une cuiller,
Rouge à lèvres,
Lames de rasoir (au cas où il n’y aurait plus d’autre issue).
Notre convocation portait : « Se présenter au Vél’ d’Hiv
entre 9 h et 17 h. » L’après-midi était encore à peine entamé,
nous n’étions pas pressées – surtout, nous disions-nous,
évitons la cohue. Nous nous offrîmes une dernière balade en
ville et une escale dans un café avant de prendre le métro. Les
rues menant au Vél’ d’hiv’ étaient entièrement bouchées par la
foule de femmes attendant de pouvoir y pénétrer. Les
interminables files semblaient presque faire du surplace.
– C’est à cause de criblage que ça va si lentement, expliqua
une femme entre deux âges à côté de moi. Moi, ils me
relâcheront, ajouta-t-elle, j’ai un certificat médical attestant
que mes troubles hépatites me rendent inapte à l’internement.
– Je vous souhaite de tout cœur, répliqua mon autre voisine,
que votre foie vous soit d’un bon secours. Mais moi, avec mon
rein… C’est tout de même encore bien plus grave que le foie.
En réalité, ils devraient me renvoyer
immédiatement à la maison.
Elles parlaient toutes à la fois.
– Je suis née à la frontière polonaise. Même pas d’origine
allemande, par conséquent…, disait une voix fluette. (Elle
devait appartenir à une femme de petite taille, car les autres la
cachaient à ma vue.)
– Ma famille a des relations haut placées qui vont me faire
libérer en quatrième vitesse…, commença une blonde toute
frisée.
Une autre voix l’interrompit :
– Mon mari est engagé volontaire dans la Légion étrangère.
Ils n’auraient même pas dû me convoquer.
Entre-temps, nous avions été rejointes, Paulette et moi, par
plusieurs femmes de notre connaissance, et nous formions
maintenant tout un groupe d’émigrées politiques. Nous
écoutions ces propos, stupéfaites de tant de naïveté. Comment
pouvaient-elles se considérer chacune comme un cas
exceptionnel et s’imaginer qu’on ne les enverrait pas au
camp ?
– Personnellement, je peux dire que ma situation se
présente sous les meilleurs auspices, ironisa mon amie Doris.
Le commissaire de police m’a donné sa parole que je serai
libérée après la guerre.
Nous riions de la puérilité de ces femmes. Mais nous leur
en voulions aussi : en sept ans de terreur nazie, elles n’avaient
donc rien appris ? Toujours incapables ou refusant de
comprendre que leur destin personnel et ce qui se passait dans
le monde étaient liés ? Leur univers s’était toujours limité à
elles-mêmes…
Il me faudra du temps, beaucoup de temps, pour réaliser
que celles, justement, qui n’avaient rien compris, ont connu,
de toutes les victimes, le sort le plus tragique.
Des agents de police longeaient les files en répétant :
« Défense d’emporter des couteaux, des ciseaux, des
cigarettes. » Et les femmes de fureter fiévreusement dans leurs
bagages pour remettre les objets prohibés aux parents ou amis
venus les accompagner. Paulette avait un couteau, moi une
paire de ciseaux et une substantielle provision de cigarettes.
Nous décidâmes de les garder, en nous disant qu’il devait être
matériellement impossible de fouiller des milliers de valises et
que, dans le pire des cas, on nous les confisquerait. Juste après
17 h, je sentis quelques gouttes de pluie. Au bout de quelques
minutes ce fut le déluge. Plusieurs milliers de femmes se
pressaient toujours dans la rue, sous les trombes d’eau. Les
policiers sillonnaient les rangs en criant : « Tout le monde à
l’intérieur, vite, vite, dépêchez-vous ! On fera les vérifications
plus tard. » Les femmes s’efforçaient de courir, mais la foule
était si dense qu’on n’avançait pas.
Paulette, pour ne pas me perdre, s’agrippait à mon bras. Ça
poussait dur derrière nous. Je me retournai pour chercher nos
amies : elles avaient disparu.
– Mais pourquoi donc se bousculent-elles ainsi ? me
demandais-je, elles vont finir par s’écraser, se piétiner à mort.
Ce n’est tout de même pas seulement à cause de la pluie. Peut-
être simplement l’habitude d’obéir aux ordres ?
– Elles sont folles, me glissa Paulette dans le creux de
l’oreille. Elles ont peur d’être les dernières.
Je ne reconnus pas le Vél’ d’Hiv’. La dernière fois que j’y
étais venue – ça ne datait pas d’hier, c’était à l’occasion d’une
des grandes manifs du Front populaire –, on y scandait : « Des
avions – des canons – pour l’Espagne ! » (Ce cri avait résonné
à mes oreilles longtemps encore après que la foule se fut
dispersée.) La guerre d’Espagne servait alors de répétition
générale à la Seconde Guerre mondiale. Et, cette fois-là, les
fascistes avaient remporté la victoire.

Impossible de distinguer ce qui se passait dans l’immense


salle : il y avait trop de monde. Une mer de femmes debout,
piquetée çà et là de quelques têtes de soldats. Le sol de béton
avait été tapissé de paille, fournie en toute hâte, assurait la
rumeur, par « les Américains ». Par les Quakers, précisèrent
certaines, d’autres affirmaient savoir de source sûre qu’il
s’agissait d’une organisation philanthropique juive. Une
femme signala d’un air modeste que, d’après ses informations
« de première main », les Américains se chargeraient
également de fournir les vivres, car les autorités françaises
avaient oublié qu’il allait bien falloir nous nourrir, d’une façon
ou d’une autre. Oubli que personne ne songea à mettre en
doute. Des nuées de bobards s’abattaient sur nous, de toutes
parts. Les hommes nous avaient déjà parlé de ce phénomène,
des innombrables bobards circulant dans les camps.
Les hommes. Où peuvent-ils bien être maintenant ?
Quelques jours auparavant, tous ceux qui ne se trouvaient
pas déjà derrière des barbelés avaient été à nouveau internés.
On les avait parqués dans des stades, exposés à toutes les
intempéries, en attendant leur transfert. Nous, les femmes, on
nous offrait ce luxe : un toit au-dessus de nos têtes.
Malheureusement il s’agissait d’une coupole en verre, et
l’édifice était entouré de canons de DCA. Les projectiles
risquaient donc fort de traverser la verrière et d’atterrir
directement sur nos têtes.
En septembre 1939, nous avions encore eu la possibilité
d’apporter des colis de ravitaillement à nos maris enfermés au
stade de Colombes. Nous les remettions aux gardes à l’entrée,
en espérant qu’ils les transmettraient à leurs destinataires. Je
revois encore les longues files de femmes chargées de paquets.
Mais, à présent, nous étions nous aussi incarcérées. Comment
pourrions-nous nous retrouver ? Et quand ?
Hans Fittko racontera par la suite :
Beaucoup de ces hommes étaient totalement incapables
de se débrouiller. Ils ignoraient comment se protéger de
la pluie ou du vent, comment faire sécher leurs
vêtements. Comment tient-on, sans se brûler les doigts,
un gobelet de fer-blanc contenant du café chaud ? Et
comment trouver les latrines dans l’obscurité ? Souvent,
en les cherchant, les gens trébuchaient sur les gradins et
se rompaient les os.
Au bout d’une semaine, ils nous ont embarqués dans des
camions. Les chars allemands avaient déjà commencé
leur percée. L’antique haine du boche, l’ennemi
héréditaire, imprégnait l’atmosphère. Aux yeux des
Français, nous n’étions, nous les émigrés, que des
Allemands, purement et simplement. Nous venions de
là-bas, nous avions l’accent boche, cet accent exécré.
Durant toutes ces années d’exil, nous étions finalement
restés, pour beaucoup de Français, des « sales boches ».
Et maintenant – puisqu’on nous avait arrêtés, nous
devions être des espions. Probablement de ces
parachutistes nazis contre lesquels les journaux et la
radio mettaient la population en garde.
Certes, avant la guerre, on nous avait traités de
bellicistes parce que nous tentions d’avertir la France –
qui refusait de nous entendre – des projets d’agression
de Hitler. Maintenant que la guerre était là, on ne
s’embarrassait pas de subtile distinction entre nazis et
antifascistes. L’ennemi, c’était nous.
On nous fit courir jusqu’aux camions entre deux haies
de flics qui nous frappaient de leurs bâtons. J’ai eu de la
chance, je m’en suis tiré avec seulement un coup sur
l’occiput au moment de grimper dans le camion. Après
ça, j’ai eu des maux de tête pendant plusieurs jours – et
la pensée que ce coup était en réalité destiné aux nazis
ne me fut qu’une piètre consolation.
Paulette et moi dénichons un tas de paille encore inoccupé
et assez grand pour nous accueillir toutes deux. Quand nous y
jetons notre barda, un nuage de poussière s’en élève et je suis
prise d’une crise d’éternuements. Nous nous regardons et
éclatons de rire : nous avons bonne mine avec nos cheveux
ruisselants, toute cette eau dégoulinant de nos vêtements et
giclant de nos chaussures. La robe de lin bleu de Paulette –
celle que j’aimais tant parce qu’elle était assortie à la couleur
de ses yeux – lui colle au corps et ressemble à un costume de
bain 1900.
– Ce sera notre dernier bain d’ici un certain temps, dit-elle
en désignant du geste les queues interminables devant les
toilettes.
Je ne me souviens pas si on nous a donné à manger ce
premier soir. Sans doute avions-nous apporté quelques
provisions. Je sais seulement que j’avais terriblement envie
d’une cigarette. Mais pas question de fumer, avec toute cette
paille jonchant le sol. Nous allions d’un groupe à l’autre, tout
heureuses quand nous apercevions un visage familier – un peu
comme on se réjouit de rencontrer un compatriote en pays
étranger.
– Regarde là-bas, dit Paulette, non, plus à gauche, oui, là-
haut, c’est bien Claudia.
Effectivement, la « Reine-Mère », la célèbre journaliste
antifasciste, fille d’officier prussien et « grande gueule »
berlinoise, trône sur une colline de paille. Au milieu de toute
cette poussière et de cette crasse, des allées et venues et des
bousculades sans but, elle siège, altière, droite comme un I,
mince et blonde. Et en gants blancs.
Cette image, par la suite, nous accompagnera, nous
soutiendra aux heures de danger et de souffrance. Parfois,
quand nous perdions courage, l’une de nous rappelait à l’autre
« les gants blancs de Claudia ». Alors, invariablement, nous
éclations de rire, et nous puisions dans ce rire la force de
poursuivre notre tâche.

Qu’avaient-ils l’intention de faire de nous ? Avaient-ils


même un plan ? Combien de temps pouvaient-ils nous garder
ici ? Autant de questions sans réponse, nous ne pouvions
qu’échafauder des hypothèses. En tout état de cause, il
importait d’essayer de garder le contact avec l’extérieur, avec
ceux de nos amis restés à Paris. Nos gardes, de jeunes soldats,
se montraient moins hostiles à notre égard que les policiers.
On échangeait des sourires, et souvent l’un d’eux se laissait
convaincre de mettre une carte postale à la boîte.
Quant au criblage promis, nous n’en entendions plus parler.
Nous savions, de toute manière, qu’il ne serait qu’une sinistre
comédie : comment procéder à l’examen individuel de milliers
de cas ? Impossible, même avec la meilleure volonté du
monde. Alors, aujourd’hui où l’ennemi perçait les lignes de
défense françaises… Désormais, nous étions livrées sans
recours à la bureaucratie et à la psychose de guerre.
La plupart des internées étaient des femmes juives,
apolitiques, qui avaient fui l’Allemagne à cause des
persécutions nazies et cherché asile en France. Puis il y avait
nous, les réfugiées politiques, opposantes au régime nazi, dont
beaucoup s’étaient exilées pour échapper à la torture et à la
mort. Et, enfin, les Reichsdeutsche, des citoyens allemands,
nantis de passeports valables et qui, pour une raison ou une
autre, s’étaient trouvés, le jour de la déclaration de la guerre,
sur le sol de France ou dans les eaux territoriales (par exemple
des bateliers naviguant sur le Rhin). Ce groupe comptait, bien
entendu, un certain nombre de nazis. Je pense à la cicatrice sur
le front de mon frère, souvenir indélébile d’une bagarre avec
les nazis de son camp qui s’étaient jetés sur leurs codétenus en
apprenant l’avance des chars allemands. Mais cela est une
autre histoire.

En fin de compte, le criblage eut tout de même lieu. On


nous en fit l’annonce un beau matin, avec ordre de nous mettre
en rang. Au début, ce fut une gigantesque bousculade :
chacune voulait passer la première. L’opération, cependant,
prit plusieurs jours, et les femmes s’enlisèrent peu à peu dans
la fatigue et le désespoir. Paulette et moi avions décidé
d’attendre le dernier moment – la queue serait moins longue.
De toute façon, nous n’espérions rien de toute cette histoire.
Nous voyions les femmes entrer, souvent pleines d’assurance,
dans le cabinet du médecin, et revenir au bout de quelques
minutes. Je me souviens d’une Francfortoise au visage émacié
qui en est sortie littéralement décomposée et les yeux errant
sur nous sans nous voir. Le toubib lui avait dit :
– Cancer du sein ? N’importe qui peut acheter un certificat
médical portant pareil diagnostic.
L’enfant infirme, Renée, l’adolescente de quatorze ans aux
longues tresses brunes (par quel mystère se trouvait-elle ici ?
On n’internait pas, théoriquement, les moins de dix-sept ans),
avait été déclarée « apte » malgré sa polio et ses béquilles.
Apte, dans l’armée, ça signifie « bon pour le service ». Ici, ça
voulait dire « bonne pour être expédiée au camp ».
– Je m’en fous royalement, déclara Renée en riant.
Puis elle s’éloigna, clopin-clopant.
Paulette me secouait :
– Réveille-toi, il faut y aller.
– Y aller, où ça ?
J’avais eu mal à la tête toute la journée, et voici une heure
j’avais enfin réussi à m’endormir sur mon tas de paille.
– À la commission. Viens, il faut se mettre à la queue. Tu
as tes papiers ?
Je me levai et l’accompagnai, encore tout ensommeillée.
– Quelle tête tu as, dit-elle. Avec ce teint tout gris, tu n’as
aucune chance de séduire un officier et de te faire libérer.
Mets-toi au moins un peu de rouge à lèvres.
– Ce serait du gaspillage pur et simple. Tu vois bien ce qui
se passe là-dedans…
Nous nous trouvions maintenant dans une sorte de petite
antichambre précédant le box où se déroulait l’examen
médical. Un factionnaire prit nos papiers. Les femmes
pénétraient à tour de rôle dans la pièce voisine où officiaient
deux médecins en blouse blanche.
– Ouvrez la bouche… Respirez profondément… apte… la
suivante…
Certaines femmes essayaient de remettre une attestation,
d’autres de formuler une explication. Les médecins
paraissaient frappés de surdité, se contentaient de répéter
« apte-apte-apte » et le défilé continuait.
– Docteur, j’ai…
– Apte. La suivante.
– Pardon, permettez-moi…
– Apte. Passez.
C’était le tour de Paulette.
– Ouvrez la bouche. Apte.
J’avais toujours mal à la tête, je n’étais pas encore tout à
fait réveillée. Je me présentai devant le médecin et ouvris la
bouche.
– Vous êtes malade, madame ?
Je crus avoir mal entendu.
– Vous vous sentez mal ? demanda-t-il, cette fois à haute et
intelligible voix.
– Non, docteur, répondis-je poliment.
(Paulette, qui se trouvait encore dans la pièce, me dit plus
tard : « Tu n’avais vraiment pas toute ta tête. »)
– Vous êtes sûre que vous allez bien ? poursuivit le toubib.
Peut-être relevez-vous de maladie ?
Mon cerveau se remit enfin à fonctionner.
– Oh oui ! j’ai été gravement malade.
Il s’enquit de ce que j’avais eu.
– Péritonite, déclarai-je avec un léger soupir.
C’était ce qui m’était venu à l’esprit de plus grave. Je ne
mentais même pas tout à fait – simplement la chose remontait
à quelques années.
– Exemptée de tout travail, décida le docteur.
Et il me remit un certificat.
Il y a tant de choses, dans la vie, qui nous resteront à tout
jamais inexplicables.

Il y avait déjà une semaine que nous étions enfermées au


Vél’ d’Hiv’. Les alertes aériennes se succédaient, jour et nuit.
Mais nous n’avions pas à courir jusqu’aux abris – le
Vélodrome n’en possédait pas. Nous ne savions même plus
très bien si les sirènes annonçaient le début ou la fin de
l’alerte. Ça nous était indifférent.
Le vrombissement des bombardiers. Un bruit moins
strident que celui des sirènes, mais plus éprouvant pour les
nerfs. Nous avions également renoncé à lever les yeux vers le
ciel pour identifier les appareils car, de toute manière, d’ici, on
ne voyait pas le ciel. À plusieurs reprises, nous entendîmes un
fracas épouvantable, comme si la foudre tombait juste à côté.
Sans doute des projectiles de DCA atterrissant sur notre toit.
L’un d’eux, un jour, le traversa, s’abattit à l’autre bout de
l’immense édifice. Y eut-il des blessés ? Probablement – peut-
être. Rumeurs. Chaque journée apportait son lot croissant de
rumeurs.
Parfois, un soldat nous glisse secrètement un journal. Il ne
comporte plus qu’une ou deux pages, mais elles sont barrées
de gros titres annonçant des nouvelles contradictoires. Une
seule certitude : les Allemands avancent, ils ont percé les
lignes françaises, envahi le nord du pays.
Que va-t-on faire de nous ?

Au bout de deux semaines environ, ordre de transfert :


– Préparez vos affaires. Mettez-vous en rang. Présentez vos
papiers.
Paulette et moi, nous laissâmes s’écouler le gros de la
foule. Cela prit des heures, et il était impossible de voir ce qui
se passait à la sortie. Quand la file d’attente où nous avions
finalement pris place s’en approcha, nous vîmes qu’on divisait
les femmes en deux groupes. Les unes – la majorité – à droite,
les autres à gauche.
Le tour de Paulette arriva.
– À gauche.
Puis le mien :
– À droite.
Paulette protesta :
– Nous sommes ensemble, pourquoi voulez-vous nous
séparer ? Pourquoi m’envoie-t-on à gauche ? À quoi rime
toute cette affaire ?
Un officier lui expliqua que l’on nous expédiait loin de
Paris pour nous protéger. Mais la mesure d’internement ne
s’appliquait pas aux épouses de soldats français et, par
conséquent, elles ne partaient pas. Le mari de Paulette – ses
papiers l’attestaient – servait dans l’armée française. Même si
c’était seulement au titre de « prestataire », dans une unité de
volontaires étrangers. On poussa Paulette vers la gauche.
À présent tout allait très vite. Tandis que mon groupe
avançait vers la sortie, je me retournai vers Paulette.
Immobile, elle me suivait du regard, et de grosses larmes
roulaient sur ses joues. J’étais stupéfaite : elle pleure,
Paulette ? Paulette qui ne se laisse jamais démonter, qui, quoi
qu’il advienne, trouve toujours une solution ? Le flot
m’entraîna avant que j’aie pu lui lancer un dernier mot.
– Je n’ai jamais bien compris pourquoi tu as craqué juste à
ce moment-là, lui dirai-je trente ans plus tard. À chaque fois
que j’y ai repensé, je me suis promis de te le demander si nous
nous revoyions un jour.
– Il était tellement important de rester ensemble, me
répondit-elle. En cette heure, précisément, où nous ne savions
pas ce qui nous attendait. Jusque-là nous avions tout partagé,
les soucis, les angoisses… À deux, même la crasse et les puces
sont plus faciles à supporter. Ensemble, nous avions toujours
su chasser la peur, nous amuser de tout et de rien. Nous étions
gaies.
– Exact, nous étions gaies.
– Tu te rappelles ? poursuivit-elle. Dans cette situation
effroyable nous trouvions tout le temps quelque chose de
drôle. Nous riions – nous étions jeunes. Te souviens-tu
de l’affaire du fromage ? J’avais emporté une boule de
fromage, elle a glissé de ma musette et dévalé, moi courant
derrière, la moitié du palais des Sports. Et le soldat bègue qui
s’était amouraché de toi et en bégayait de plus belle ? Et
l’officier ivre qui nous a tenu tout un discours ? Tout ça, c’était
fini. Quand on est seule, ça paraît beaucoup moins comique. Et
comment ne pas se demander : que va-t-il advenir d’elle ? Et
de moi ? À ton avis, il n’y avait pas de quoi pleurer ?

Les autobus qui nous attendaient dans la rue portaient sur


leurs flancs de grands panneaux : Réfugiés de la zone interdite.
Sans doute jugeait-on plus prudent de dissimuler notre identité
d’étrangers, de boches – c’était du pareil au même – pour
éviter tout risque de lynchage…
On avait badigeonné de noir les vitres des bus, et nous
étions serrées comme des sardines sur les sièges. Il faisait trop
noir pour distinguer les visages des autres femmes, je sentais
seulement, autour de moi, planer l’angoisse.
On nous a déchargées dans une gare de marchandises. Celle
probablement d’Austerlitz, car c’est de là que partent les trains
pour le Sud. Nous irons au sud, forcément. Au nord, il y a les
Allemands.
Des trains d’une longueur interminable s’alignaient le long
des quais. Si on les avait déviés sur la gare de marchandises,
c’était probablement pour nous soustraire aux regards du
public. On nous entassa à dix dans un compartiment de six
places. Un soldat claqua la porte et la ferma à clé de
l’extérieur. Pareil pour celle donnant sur le couloir – au bout
duquel se trouvaient les toilettes. Parmi les neuf femmes qui
m’entouraient, un seul visage connu : Renée, la jeune fille aux
béquilles.

Nous roulons, nous roulons, nous allons rouler comme ça


indéfiniment. Ce train qui nous emporte toujours plus loin ne
va nulle part – j’ai dû m’endormir, quel rêve stupide. Au fait,
depuis combien de temps sommes-nous parties ? Cette nuit
est-elle la troisième, ou seulement la deuxième ? Une ou deux
fois par jour, des soldats ouvrent la porte, nous distribuent un
morceau de pain, une boîte de pâté par personne, et de l’eau.
Mais il n’y en a jamais assez. Je suis la seule à avoir des
cigarettes. Toutes les heures, nous en allumons une et la
faisons circuler – cela calme aussi un peu la faim. La porte
menant aux toilettes n’est ouverte qu’une fois le matin et une
fois le soir.

Un soldat apporta une bassine contenant un plat chaud.


– Qu’est-ce que c’est ? demanda une femme d’un air avide,
en lui tendant sa gamelle en fer-blanc.
Le soldat la remplit.
– Du singe, dit-il.
La femme sursauta, et la sauce brune se répandit sur sa
robe. Le soldat rigola et Renée gloussa. Quelqu’un nous
renseigna :
– « Singe », en argot militaire, signifie viande, n’importe
quelle viande.
Nous essayions de nous repérer d’après les panneaux, mais
le train traversait trop vite les petites gares. Une fois, il s’arrêta
dans une ville : Tours. Sur le quai d’en face se pressait une
foule énorme. On nous criait quelque chose, nous vîmes des
gens nous montrer le poing, quelques pierres atteignirent notre
wagon. Une secousse, nous étions repartis.
Dix femmes dans un compartiment. À demi assises sur les
genoux de la voisine, affamées, assoiffées, épuisées. De temps
en temps nous déchargions notre colère et notre angoisse les
unes sur les autres.
L’une de ces femmes, j’en garde aujourd’hui encore un
souvenir précis. Une grande blonde frisée d’une quarantaine
d’années, à la voix perçante, qui parlait sans discontinuer et
nous tapait sur les nerfs à toutes. Elle ne savait que le français
– sa présence parmi nous était peut-être due à une grand-mère
allemande. (Nous, les émigrées, nous avions pris l’habitude,
depuis le début de la guerre, de ne nous exprimer qu’en
français dans les lieux publics. Parler la langue de l’ennemi,
par exemple dans un abri durant une attaque aérienne, était
impensable. Celles d’entre nous qui maîtrisaient mal le
français n’avaient qu’une solution : se taire.)
La grande blonde avait pris Renée comme souffre-douleur.
– Ah ! l’enfant infirme, persifla-t-elle méchamment. Voyez-
moi ça, la pauvre petite a droit au plus gros morceau de pain !
Les autres s’interposèrent :
– Ça suffit ! Laissez cette jeune fille tranquille !
Pendant un moment, le silence régna. Un soldat fit son
apparition, ouvrit la porte du couloir. Et la blonde de remettre
ça :
– Voilà l’enfant infirme. Le pauvre bébé a besoin d’aller sur
le pot. Il faut qu’elle passe avant tout le monde.
Renée ne lui prêtait aucune attention, ne semblait pas
entendre ses propos. Les vexations n’avaient pas de prise sur
elle. Où donc puisait-elle cette force ? Dans son infirmité ?
Était-elle habituée à pareilles cruautés ? Elle a passé toutes ces
journées et ces nuits blottie dans son coin. De temps en temps
elle faisait un petit somme, à d’autres moments elle bavardait
comme une pie. Quand elle riait, ses tresses brunes sautaient
sur ses épaules.
La blonde, cependant, continuait son manège.
– Ah mon Dieu, la pauvre enfant handicapée, elle a besoin
de plus de place que les autres !
Une jeune femme, subitement, bondit sur elle. Elle était
petite et frêle, n’avait jusqu’à présent pratiquement pas ouvert
la bouche, et en mon for intérieur je l’avais baptisée « la
Timide ». Son poing fermé sous le nez de la blonde, elle lui
dit, d’une voix étonnamment basse et rauque :
– Laissez cette enfant en paix. Encore un mot, et je…
Un sifflement strident de la locomotive couvrit le reste. Je
vis le visage de la blonde se convulser, elle leva les bras
comme pour parer un coup, puis s’affaissa et éclata en
sanglots. Je ne saurai jamais exactement comment la Timide
s’y était prise pour la faire taire. Je ne saurai jamais, non plus,
ce qu’il est advenu de la jeune fille aux béquilles. A-t-elle
survécu ?
Nous avons, semble-t-il, sillonné la France en tous sens,
des jours entiers. Chaque fois qu’un soldat s’approchait, nous
lui demandions :
– Où sommes-nous ? Où nous emmène-t-on ?
Mais ils se contentaient tous de hausser les épaules. Peut-
être qu’effectivement personne ne savait où l’on nous
envoyait.
Et voici que le train ralentit. Je m’approchai de la fenêtre
pour lire le nom de la gare : Oloron-Sainte-Marie.
Oloron. Je connais ce nom. L’année dernière, Hans et moi y
avons envoyé plusieurs lettres, quelquefois aussi des colis, à
des amis. Des anciens des Brigades internationales qui, fuyant
l’Espagne après la victoire des fascistes, avaient franchi les
Pyrénées pour chercher refuge en France. Ils avaient été
accueillis à Oloron par la gendarmerie, et enfermés dans un
gigantesque camp de concentration. Un camp nommé Gurs,
situé non loin de cette petite ville des Basses-Pyrénées. Le
tristement célèbre « Enfer de Gurs ». C’était donc là notre
destination.
Le train s’arrêta. On ouvrit les portières, nous descendîmes.
Aussi loin que portait le regard, des trains, encore des trains, et
il en arrivait d’autres derrière le nôtre. Un océan de femmes
déferla des wagons, s’enfla de plus en plus. Mais nulle part un
visage connu.
J’annonçai aux femmes de mon compartiment :
– Maintenant je sais où ils nous emmènent. Au camp de
Gurs.
Je ne m’attendais pas à l’effet de mes paroles.
– Elle ment ! s’écria l’une d’elles en se mettant à pleurer.
– Elle veut nous faire peur !
– C’est une fausse alerte, ils ne nous feraient pas ça !
– Ne la croyez pas ! Ce n’est pas vrai !
La crise d’hystérie collective. Et moi j’étais plantée au
milieu de ces femmes déchaînées et la cible de leur colère. À
cet instant, un groupe de gendarmes se dirigea vers nous, et
elles se turent. Ils lançaient des ordres :
– Mettez-vous en rang ! En avant marche, vite, plus vite !

Nous traversons un pont étroit. De chaque côté, une rangée


de paysannes basques, qui nous fixent d’un regard hostile. Des
visages osseux et malveillants surmontent des silhouettes en
forme de colonne, drapées de noir du menton aux pieds. Sans
un mot, elles nous crachent dessus et nous jettent des pierres.
Maintenant encore, je revois de temps à autre en rêve ce petit
pont d’Oloron, cerné de ce mur de haine. En rêve,
naturellement, tout est distordu.
Une fois le pont franchi, c’en est fini des crachats et des
jets de pierres. Des camions nous attendent. Ils descendent une
rue, et le camp s’étend sous nos yeux – une immensité de terre
désertique, hérissée de baraques. Nous sommes en sécurité,
nous sommes derrière des barbelés.

1. En français dans le texte. N.d.T.


Gurs, mai-juin 1940
« Une-deux, une-deux, une-deux ! » criait la femme en
uniforme, en claquant des mains à une cadence accélérée.
« Vite, vite, une-deux ! » Et nous de courir, pour nous
engouffrer dans l’ouverture pratiquée dans la clôture de
barbelés. Les plaintes et les sanglots avaient cessé, on
n’entendait plus que les ordres, le claquement des mains, le
martèlement des pieds. La terreur et l’effort de la course nous
avaient coupé la respiration. Comment galoper quand on est
morte de fatigue, et d’ailleurs pourquoi courir ? Nous avions
vu, au-dessus du portail, le panneau CENTRE D’ACCUEIL. Ça,
c’était un accueil pour taulards.
Une fois franchie la clôture, d’autres geôlières en uniforme
nous attendaient. Elles nous divisèrent en groupes et nous
poussèrent dans les baraques. L’intérieur, plongé dans une
semi-obscurité, se composait d’une seule pièce, longue et
étroite. De part et d’autre d’un couloir exigu, des paillasses,
jetées à même le sol, serrées à se toucher. Bien que personne,
ici, ne nous y contraignît, certaines femmes continuaient à
courir et se bousculaient. Il y en avait deux, juste devant moi,
qui jouaient des coudes. L’une d’elles tomba, car le couloir
était trop étroit pour que l’on puisse y dépasser quelqu’un sans
buter sur les paillasses.
Je me dirigeai vers le fond de la baraque, y ayant aperçu
une place d’angle encore libre. Dans un coin, espérais-je,
j’aurai un peu plus de liberté de mouvement. Je jetai ma valise
sur la paillasse. Aussitôt, une main me tira en arrière. Celle
d’une jeune femme, qui hurla :
– C’est ma place ! Ôte-toi de là et en vitesse !
Je m’apprêtais à répliquer vertement, mais me dis
brusquement : que t’arrive-t-il ? Serais-tu toi aussi en train de
perdre la tête ? Tu ne vas tout de même pas te battre pour une
place ! Je m’éloignai – non sans lui donner au passage un léger
coup dans le creux du genou. Elle tomba et piqua du nez sur
« sa » paillasse. Je me cherchai une autre place : trente
paillasses s’alignaient de chaque côté du couloir. On n’y
voyait guère : comme seul éclairage, une ampoule de faible
puissance pendait à un fil du milieu du plafond. Impossible,
dans ces conditions, de repérer d’éventuels visages familiers.
C’était, je crois, le 25 mai.
Au bout de quelques jours, les retrouvailles s’étaient faites :
vieilles connaissances, quelques amies. On procéda, dans la
plus extrême discrétion, à des « déménagements ». Les
émigrées politiques se rassemblèrent. Certaines baraques
n’abritaient que des militantes du même parti, qui se tenaient à
l’écart des autres. Où est, me disais-je, le temps du Front
populaire ?
Le camp était partagé en divisions – dénommées « îlots » –,
chacune entourée de barbelés. Chaque îlot comptait vingt-cinq
baraques de soixante places. Nous nous trouvions dans l’îlot I,
et j’avais rejoint, dans la baraque no 21, de vieilles
connaissances. Ma voisine, Annie, était une de mes relations
parisiennes.
– Il y a quelque chose dans ma paillasse, constata-t-elle.
Et elle en sortit un morceau de papier recouvert de
quelques lignes à demi effacées. Nous les déchiffrâmes
ensemble : « Chère mademoiselle, je ne te connais pas, mais
j’ai rempli cette paillasse à ton intention. Dors-y bien. Heinz,
un combattant de la guerre d’Espagne. »
Les femmes en uniforme qui nous avaient accueillies au
son de leurs « une-deux, vite-plus-vite » étaient effectivement
des gardiennes de prison professionnelles, et elles avaient reçu
ordre de nous traiter comme des détenues ordinaires. Debout,
en rang, corvée, silence, extinction des feux. Elles ne cessaient
d’inventer de nouvelles tracasseries, au nom, prétendument, de
l’ordre et de la propreté. La propreté ! Dans un camp où l’on
manquait cruellement d’eau et où, quand il avait plu, on
s’enfonçait jusqu’aux chevilles dans la glaise ! Et l’ordre, alors
que nous n’avions ni une étagère ni un clou où poser ou
accrocher quelque chose ! Aucun endroit, non plus, où déposer
les ordures – sauf à les jeter dans les latrines, elles-mêmes
indignes de ce nom, et devant lesquelles s’allongeaient
perpétuellement des files d’attente.
Autour de chaque baraque, on avait creusé un petit fossé
destiné à recueillir les eaux de pluie ruisselant du toit. Les
femmes en uniforme se faisaient un malin plaisir d’attraper
l’une de nous et de l’obliger à y descendre pour y ramasser, à
mains nues, un bout de papier ou un quelconque détritus. Et
moi je me faisais alors un plaisir de leur mettre sous le nez le
certificat du médecin du Vél’ d’Hiv’ : Exemptée de tout
travail.
Nos geôlières désignèrent des chefs de baraque, choisies
parmi les détenues. Au début, nous nous demandions qui
étaient ces femmes. Jeunes pour la plupart, et parfaitement
bilingues. Elles n’étaient certainement pas juives, ni émigrées
politiques. Les matonnes et elles semblaient se connaître,
parfois même liées d’amitié.
– Mes pauvres petites, dit Maria qui était une femme
avertie, vous êtes vraiment cruches ! Ce sont des putes. Des
putes allemandes qui faisaient le trottoir à Paris.
Les nouvelles chefs ont vite pris le commandement.
« Avancez – Stop – Sortez des baraques – Entrez dans les
baraques ! » Beaucoup se montraient encore plus grossières
que les gardiennes de prison françaises. Nous avons vite
compris qu’elles leur servaient d’espions.
Il était interdit de parler à travers les barbelés avec des
occupantes des îlots avoisinants. Interdit de se procurer
des journaux. Interdit de recevoir du courrier et d’en envoyer.
Interdite toute relation avec le monde extérieur. Les hordes
nazies progressaient, et on nous parquait dans les Pyrénées.
L’Europe s’écroulait, et on nous coupait de tout.
Quelques femmes suggérèrent que nous devrions tenter
quelque chose pour obtenir un assouplissement de nos
conditions de détention. Je pensai : « Enfin. Il est grand
temps. » Et remarquai :
– Si nous voulons obtenir un résultat, il faut foncer. Donc,
par quoi allons-nous commencer ?
Mais tout ça n’était pas si simple : certaines hésitaient,
d’autres étaient carrément opposées à toute initiative.
Des femmes avaient fait parvenir, par l’intermédiaire d’une
sentinelle, une lettre de doléances au commandant du camp.
Elles y avaient joint, à titre d’illustration des déplorables
conditions d’hygiène dans lesquelles nous vivions, un cadavre
de punaise. Le lendemain, un soldat leur remit la réponse du
commandant : « Si les punaises françaises vous déplaisent, je
vous conseille, Mesdames, d’essayer un camp de
concentration allemand. » Ç’avait été vraiment donner des
verges pour se faire battre – il fallait éviter de recommencer.
Des émigrées politiques d’autres divisions prirent contact
avec nous pour organiser une action de protestation. Il fallait,
pour s’entretenir à travers les barbelés, faire preuve de
beaucoup de patience et de prudence. Quand la sentinelle qui
faisait sa ronde entre les îlots se trouvait à l’autre bout, on
avait une minute pour communiquer – en veillant à parler
assez fort pour se faire comprendre de son interlocutrice, mais
assez bas pour ne pas attirer l’attention de la sentinelle.
On constitua une délégation, composée de femmes des
différents îlots. Nous avions choisi des personnalités, des
noms connus : actrices, intellectuelles, présidentes de comités
d’émigrés. La discussion sur la mission de la délégation fut
ardue et parfois véhémente. Certaines refusaient tout net de
nouer des relations, quelles qu’elles soient, avec
l’administration du camp, « ces suppôts de la réaction
française, qui nous considèrent nous autres antinazis comme
un ennemi pire que les nazis ».
– Vous avez raison, concédaient les autres. Mais si nous
pouvons protester contre la manière dont on nous traite, nous
n’allons tout de même pas nous croiser les bras…
– Ne voyez-vous pas que vous voulez négocier avec ceux-
là mêmes qui nous traitent de cinquième colonne pour monter
la population française contre nous ? Ce n’est pas par erreur
qu’ils nous ont enfermées ici…
– La délégation doit se plaindre des abus. Que le
gouvernement nous fourre dans un camp avec des nazis, c’est
une chose. Mais que ce camp ne soit absolument pas fait pour
héberger dix mille femmes, c’en est une autre !…

Le camp de Gurs a été créé en 1939. Lorsque des centaines


de milliers de républicains espagnols fuyant le fascisme se
réfugièrent en France, on fit clôturer de barbelés ce grand
terrain nu près d’Oloron, et on y enferma des milliers
d’hommes. Peu à peu, les autorités du camp se procurèrent des
matériaux et les détenus construisirent ces baraques
rudimentaires. Parmi les troupes républicaines il y avait les
hommes des Brigades internationales, et parmi eux des
émigrés allemands, dont l’hymne résonne encore à mon
oreille :

Mais nous n’avons pas perdu la patrie


Notre patrie est aujourd’hui devant Madrid…

Au cours de ces derniers mois, on avait relâché ceux qui


s’étaient portés volontaires pour les Compagnies de travail
dans l’industrie de guerre. Ceux qui restaient à Gurs avaient
été regroupés dans deux îlots – à distance respectable des
femmes.
Une histoire courait dans le camp : à la mi-mai, le
commandant avait reçu un appel téléphonique de Paris :
« Nous vous envoyons dix mille femmes à interner. Allô !
Allô ? » Le fonctionnaire parisien attendit vainement la
réponse, il n’entendit qu’un bruit sourd, le bruit d’une chute –
le commandant s’était évanoui…

La délégation avait mission de protester tout


particulièrement contre la privation de journaux et de courrier.
Rien ne pouvait justifier que l’on coupât du monde des
victimes et des adversaires du Troisième Reich. Notre seconde
revendication : nous voulions nous administrer nous-mêmes.
On nous avait expédiées ici prétendument pour nous protéger,
et on nous traitait comme des criminelles. Il serait bien
préférable de nous laisser assurer nous-mêmes le maintien de
l’ordre.
Dès le lendemain de la demande d’audience, le
commandant fit venir les déléguées. Une heure après, les
gardes les reconduisaient sur le chemin poussiéreux. Et bientôt
leur rapport circula, par-delà les barbelés, d’îlot en îlot et de
bouche à oreille. Motif de l’interdiction de communication
avec l’extérieur et de la stricte surveillance à laquelle nous
étions soumises, selon le commandant : les femmes qu’on lui
avait envoyées étaient d’une part des émigrées persécutées
pour des raisons raciales ou politiques, et d’autre part il y avait
des Reichsdeutsche, des citoyennes allemandes, et parmi elles
certainement un bon nombre de nazies ainsi que, très
probablement, pas mal d’espionnes.
– Je ne suis pas responsable du fait qu’on a mélangé les
antinazies et les nazies, mais j’ai la responsabilité des mesures
de sécurité…
Il ne montrait pas la moindre compréhension à notre égard.
Lorsque l’une des femmes s’était présentée comme
membre de la Ligue des droits de l’homme, il avait explosé :
– Ces pacifistes, ces antimilitaristes ! Si la guerre a éclaté,
c’est de leur faute !
Sans se laisser intimider par ces propos, nos déléguées
avaient persisté dans leurs revendications et rappelé au
commandant que la France était, par tradition, terre d’asile
pour les persécutés. Tant qu’il se trouverait des étrangères
ennemies parmi les internées, avait-il répliqué, il ne pourrait
rien changer aux mesures en vigueur. La direction du camp
était incapable de les distinguer des antinazies : accepterions-
nous, nous les persécutées, de nous charger du tri ? Sous la
surveillance du commissaire spécial de police, avait-il ajouté
négligemment. En ce cas, il pourrait nous autoriser à recevoir
journaux et courrier.
– Faites-moi une liste des réfugiées politiques, une des
autres émigrées, et une des étrangères ennemies.
– Nous ne sommes pas la police française, avaient répondu
les déléguées. Nous sommes des détenues, nous n’établissons
pas de listes. Il ne nous appartient pas de statuer sur nos co-
internées. Mais si vous nous laissez nous administrer nous-
mêmes, nous résoudrons le problème des nazies. La direction
du camp n’a aucun souci à se faire de ce côté-là.
Le commandant avait déclaré qu’il réfléchirait et mis fin à
l’entretien. Le lendemain, on placarda des affiches à l’entrée
des îlots : chaque baraque était priée d’élire un chef. Les
gardiennes se borneraient désormais aux tâches
administratives. Signé : le commandant du camp.
La soirée était douce, nous étions assises dehors, dans la
pénombre du crépuscule. La nouvelle réglementation nous
autorisait à ne regagner les baraques qu’à vingt-deux heures.
Je songeai : « Si l’on ferme les yeux, on se croirait dans un
jardin public. » Bruits de voix et de rires, chuchotements et
gloussements. Deux femmes se chamaillaient et quelque part,
au loin, quelqu’un chantait. Je pris conscience, pour la
première fois, que même à Gurs il y avait une vie quotidienne.
– Vois-tu le groupe là-bas ? demanda Marianne.
– Celles qui sont assises en rond ? (J’essayai de distinguer
les silhouettes.) Ce sont bien les nazies qui se sont attribué la
baraque du bout de l’îlot ?
– Exact. Il y en a une dans le tas, une blonde assez grande,
au visage chevalin, coiffée avec des macarons. Celle-là, il faut
s’en méfier, elle fait des manœuvres d’approche du côté de nos
femmes. Toi, elles ne te connaissent pas ; tu devrais essayer
d’entendre de quoi elles parlent.
Au début je ne perçus que des mots isolés : « bande de
Juifs », « le Führer ». Elles ne faisaient pas attention à moi, je
m’approchai. La blonde à la figure chevaline semblait donner
des directives. Je distinguai :
– … bien les observer, en particulier les gens des baraques
là-bas… rendre compte…
De ce jour-là, chaque fois que « Tête de Cheval » se
montrait, on entendait un murmure :
– Attention, espionne nazie !
Elle ne tarda pas à renoncer à se pointer chez nous. Nous
avions également repéré les autres nazies et mis au point tout
un système d’alarme.

La discussion roulait une fois de plus sur les barbelés.


C’étaient les émigrées apolitiques qui en souffraient le plus :
elles y voyaient tout un symbole.
– Comment peuvent-ils nous rabaisser ainsi ?…
– On se fait l’effet de criminels de droit commun…
– Quelle humiliation ! C’est ça le plus dur à supporter.
Sala, ma jeune amie berlinoise debout à mes côtés, s’écria :
– Vous vous sentez humiliées à cause des barbelés ?
Aurais-je dû me sentir humiliée dans les camps de
concentration allemands ? Parce que j’avais distribué des
tracts contre les nazis ?
Je n’y tenais plus, et j’intervins à mon tour :
– Nous, rabaissées ? Mais qui donc nous enferme ici ? La
France, l’Angleterre, tout le monde a cherché à se concilier les
bonnes grâces de Hitler, pendant que nous, nous nous battions
contre les nazis. Nous haïssons les barbelés parce qu’ils nous
privent de notre liberté. Mais un symbole ? Symbole de l’état
d’esprit de ceux qui emprisonnent les antifascistes !
– Tout ça n’est pas si terrible, assura, d’un ton apaisant, une
blonde bien en chair. D’après les nouvelles affiches, nous ne
sommes internées que pour la durée de la guerre.
J’étais stupéfaite :
– Rien que pour la durée, et c’est ça qui vous console ?
Mais elle va durer combien de temps, à votre avis ?
– Oh, plus bien longtemps. Nous n’allons pas tarder à
écraser les Allemands.
« Nous », avait dit la blonde platinée – qui du reste avait
des problèmes avec ses cheveux dont les racines, avec la
repousse, montraient la couleur naturelle. Ça la complexait. Je
me souviens de l’actrice Ditta Parlo, dont la célèbre chevelure
dorée passa peu à peu – le haut d’abord, puis les mèches
entières – au châtain foncé. N’est-il pas étrange que la
mémoire enregistre ce genre de détails sans importance ? Peut-
être parce que j’avais été frappée, à l’époque, par l’absurdité
de la chose : Ditta dans un camp de concentration français –
Ditta qui, dans La Grande Illusion, avait incarné la paysanne
allemande cachant sous son toit des officiers français…
Il ne s’agissait pas seulement de la couleur des cheveux. On
se donnait beaucoup de mal pour rester soignée. L’hiver
précédent j’avais, bien que ce fût interdit, rendu visite à mon
mari au camp de Vernuche. Avec leur barbe de plusieurs jours,
leurs cheveux en bataille, les hommes avaient l’air de vrais
bandits. Ils s’étaient enfuis en me voyant approcher pour
réapparaître un à un, peignés et rasés. À l’époque ça m’avait
beaucoup amusée.
Mais à Gurs, le premier choc passé, les femmes accordaient
souvent des heures entières à leur toilette matinale. C’était une
vision étrange : j’entrais dans une baraque plongée dans la
pénombre et là, au milieu des petits tas de boue séchée
jonchant le sol, assises sur leurs paillasses d’où jaillissaient
des nuages de poussière, des femmes occupées à se maquiller
avec le plus grand soin, à rectifier la courbe de leurs sourcils, à
se mettre des bigoudis. Certaines engageaient une
« coiffeuse » qui venait, chaque matin, leur donner un coup de
peigne.
À midi, on voyait toujours une petite troupe de femmes
dehors. À midi tapant un petit avion survolait le camp à basse
altitude, du nord au sud puis d’est en ouest. Les femmes lui
faisaient de grands signes de la main en riant. L’une d’elles
affirmait que le pilote lui adressait, chaque jour, un petit salut.
On avait décidé, une fois pour toutes, qu’il était jeune et beau.
Un petit jeu auquel on se livrait en se moquant de soi-même,
mais seulement à demi :
– C’est des bêtises, mais on a quand même besoin de
s’amuser un peu, m’expliqua un jour une jeune femme.

J’ai pris l’habitude de faire, tous les matins, un grand tour à


travers l’îlot. Il a plu, mes souliers ne cessent de s’engluer
dans la boue. Je les enlève et continue nu-pieds. C’est mon
unique paire de chaussures – je les portais le jour de notre
internement au Vél’ d’Hiv’. Jadis, c’étaient de jolis souliers en
daim bleu et rouge. Mais ils sont maintenant tout crottés et la
semelle du pied gauche tient avec un bout de ficelle. L’ennui,
quand on marche pieds nus, c’est qu’il n’y a pas moyen de les
laver avant le lendemain matin. Mais si on laisse ses pieds
sécher au soleil, la glaise se détache.
Je croise, çà et là, des groupes de femmes assises en rond.
Chaque jour, à présent, se créent de nouveaux cours, cercles
d’études, etc., sur tous les sujets possibles et imaginables. Je
m’arrête auprès du groupe le plus important : il rassemble une
vingtaine de femmes, et c’est un cours d’anglais.
– La plupart de mes élèves ont un affidavit 1 et veulent se
préparer à leur immigration aux États-Unis, me racontera plus
tard le professeur. Y débarqueront-elles un jour ? Pour le
moment, peu importe. Elles apprennent l’anglais parce que
cela signifie avoir un avenir, et quand on a un avenir, on se
démoralise moins facilement.
Je suis parvenue au coin le plus reculé de l’îlot, l’endroit
que je voulais examiner à la lumière du jour. Aucun doute, la
terre a été fraîchement remuée. Ce n’est pas une illusion. Mais
ce n’est pas non plus une preuve de la véracité de ce que l’on
se chuchote dans les baraques. Effectivement, l’épidémie de
dysenterie fait des ravages. Il se peut que l’on enterre ici les
victimes, la nuit. C’est ça le pire : nous nous trouvons à
présent dans l’incapacité de distinguer les rumeurs, même les
plus folles, de la réalité.
Il est grand temps d’aller à mon rendez-vous avec
l’Espagnol, à l’autre bout de l’îlot. J’ignore son nom. Il vient
chaque jour, avec un autre détenu, boucher les trous de la
toiture des baraques. Il nous est rigoureusement interdit de leur
adresser la parole. Il y a tant de choses interdites que nous n’en
cherchons même plus la raison. Tout est défendu, ou presque.
Par exemple la possession de clous. Les clous simplifient
l’existence – nous avons appris, ici, à les apprécier à leur juste
valeur. Un clou, cela peut se planter dans la cloison de bois,
au-dessus de la paillasse, ou à un pilier, et l’on peut y
suspendre ses affaires.
La première fois, je suis passée près de l’Espagnol tout à
fait par hasard. Il avait sa boîte à outils à ses pieds. Soudain, je
vois luire quelque chose. Des clous ! Je le regarde, il me
regarde, je suis certaine que nous nous sommes compris.
Un rapide coup d’œil autour de moi – ni gardienne ni soldat en
vue. Je continue mon chemin, à pas très lents. Une flexion des
genoux, et ma main se referme sur une poignée de clous et de
vis. L’Espagnol contemple un nuage. Depuis, il pose tous les
jours, à la même heure, sa boîte à cet endroit. Mon butin m’a
déjà permis d’approvisionner plusieurs baraques. Je ne m’étais
jamais doutée qu’on puisse éprouver tant de plaisir à voler.
L’Espagnol semble partager mon sentiment, et il ne contemple
plus les nuages.

Une jeune femme en blouse blanche, avec une grande croix


rouge sur la manche, traversait l’îlot d’un pas précipité. « Ils se
décident enfin, pensai-je, à nous octroyer des infirmières – au
moins ça. » La silhouette osseuse couronnée d’une courte
chevelure noire me paraissait familière. Je la suivis. Quand je
la rejoignis, la jeune femme était en train de faire boire un peu
d’eau à une malade. Mais oui, c’était Ruth. Je ne l’avais pas
vue depuis Berlin. Elle se déplaçait déjà, en ce temps-là, avec
le même air affairé.
– Tu es devenue infirmière ?
– Mais non. La blouse a été fournie par une femme de la
« baraque aux putes » qui l’avait apportée en guise de
peignoir. Quant à la croix rouge, nous l’avons découpée dans
un foulard. C’est incroyable, le pouvoir de l’uniforme : on
m’écoute, ils ont même mis une baraque vide à ma disposition
pour les malades. J’ai quelques femmes pour m’aider à les
conduire aux latrines, en particulier la nuit. Demain, je vais
essayer d’obtenir un laissez-passer : peut-être pourrai-je
dégoter quelque part de l’aspirine et des pastilles contre la
toux. Si seulement on pouvait se procurer quelque chose pour
enrayer cette maudite épidémie de dysenterie !
– Infirmière !
L’appel s’élevait de la baraque voisine. Ruth y courut.

La benjamine de notre baraque avait dix-sept ans et se


prénommait Gisèle.
Une semaine après nous était arrivé le convoi des émigrées
que la police était allée chercher dans les hôpitaux parisiens.
Parmi elles, un certain nombre de cancéreuses au stade
terminal. C’était le cas de la mère de Gisèle.
Un jour, je l’avais interrogée sur sa famille.
– Mon père, me dit-elle, a été battu à mort par les nazis,
sous mes yeux. Mon frère a combattu dans les Brigades
internationales en Espagne et a été tué.
Tous les matins, quand il y avait du soleil, Gisèle étendait
sa couverture dehors, la lissant soigneusement de la main.
Puis, avec mille précautions, elle prenait sa mère dans ses bras
et l’y installait. Elle refusait notre aide et d’ailleurs n’en avait
pas besoin, car elle était grande, robuste, et sa mère toute frêle
et légère comme une plume. Elle s’asseyait à côté d’elle, lui
caressait les cheveux tout en lui parlant à voix basse. Au bout
d’une dizaine de jours, la mère mourut. Je ne sais pas grand-
chose de Gisèle, car elle était très réservée. Jamais je ne la vis
rire ni pleurer.
On disait à l’époque – certains le prétendent encore
aujourd’hui – que, tout ça, c’était uniquement la faute de la
bureaucratie.

Un nouveau convoi arriva, cette fois de la Côte d’Azur.


Lorsque, ces deux dernières années, le flot des réfugiés
d’Autriche avait atteint la France, on ne les avait pas autorisés
à rester à Paris. Beaucoup avaient été envoyés dans le Midi, où
ils s’étaient provisoirement installés. Maintenant on les
amenait à Gurs. Ces « nouvelles » encaissaient
particulièrement mal, nous sembla-t-il, le choc de la vue du
camp.
Quelque temps plus tard surgit une longue caravane
d’autobus, qui stoppa au voisinage de notre division. Pressées
le long de la clôture de barbelés, nous les regardions déverser
leur chargement de nouvelles internées. Après avoir repéré çà
et là un visage connu, nous comprîmes bientôt qui elles
étaient : les femmes restées au Vél’ d’Hiv’ après notre départ,
celles que l’on avait dispensées alors d’internement parce que
leur mari combattait dans l’armée française.
J’aperçus Paulette et l’appelai, mais au milieu du vacarme
des moteurs et du brouhaha elle ne m’entendit pas. Son groupe
fut dirigé vers la division K, juste en face de la nôtre, dont elle
n’était séparée que par un étroit sentier bordé, de chaque côté,
de barbelés. Dès le lendemain nous avons établi la
communication : quand la sentinelle s’éloignait, nous
échangions rapidement quelques phrases, à voix juste assez
haute pour pouvoir nous entendre sans être entendues du
soldat.

Paulette se souvient :
Quand le train s’est arrêté à Oloron et que j’ai vu les
montagnes, les Pyrénées, j’ai su qu’on nous emmenait à
Gurs, le camp où avaient été enfermés les combattants
espagnols. À notre descente du train, on nous a dit qu’on
nous logerait dans des hôtels. Non loin de moi, il y avait
une femme élégamment vêtue, accompagnée de sa fille.
Très énervée, elle s’était mise à parlementer avec une
sentinelle, voulait savoir où elle pourrait téléphoner. Le
soldat lui a répondu que, pour le moment, elle devait
attendre sur place, mais qu’il se chargerait volontiers de
donner un coup de fil. Elle l’a prié de lui réserver une
chambre à deux lits, avec salle de bains, dans un bon
hôtel. L’homme s’est éloigné et, quelques minutes plus
tard, est revenu lui annoncer : « Tout est réglé. Votre
chambre est retenue. » La femme l’a remercié et s’est
calmée.
On nous a embarquées dans des autobus.
Te rappelles-tu le tableau ? Cette immense étendue de
terrain plat, marécageux, divisée en son milieu par un
chemin tracé au cordeau. De part et d’autre, les îlots, des
rectangles entourés d’une haute et dense clôture de
barbelés. À l’intérieur de chacun d’eux, les rangées bien
alignées de baraques en bois. Des baraques, encore des
baraques, rien que des baraques jusqu’à l’horizon, à
l’infini. Quelle sinistre vision !
Les autobus s’arrêtèrent devant les différents îlots.
Quelques femmes s’étaient mises à hurler, d’autres
sanglotaient, d’autres encore paraissaient frappées de
stupeur. Je cherchai du regard l’élégante à la chambre
d’hôtel. Elle pleurait comme une enfant.
Plus tard, tu m’as demandé à travers les barbelés : « Et
toi ? » Moi, j’avais entendu parler de Gurs, mais je
n’avais tout de même pas imaginé ça. Seulement, la
première réaction passée, je me suis dit : « Si les
hommes ont vécu ici pendant quinze mois et tenu le
coup, j’y arriverai bien moi aussi. » Non, je n’ai pas
pleuré.
Du reste, le sais-tu, Oloron est une ravissante petite
ville, une cité médiévale juchée sur un plateau ? À vrai
dire, je ne m’en suis aperçue qu’en y revenant trente ans
plus tard. Entre-temps, Gurs avait disparu. Sans laisser
de traces. Il n’en subsiste que le souvenir.
Quelques femmes de ce dernier convoi de Paris avaient été
affectées à notre division. Nous ne cessions de leur poser des
questions, et elles nous racontaient tout ce qu’elles savaient.
Pas grand-chose, en réalité. Elles n’avaient toujours pas été
autorisées à communiquer avec l’extérieur. Mais elles avaient
pu, de temps à autre, mettre la main sur un journal ou obtenir
quelques informations de leurs gardiens.
– Personne ne sait ce qui se passe, nous rapportèrent-elles.
Si ce n’est que les Allemands avancent à une vitesse
foudroyante. À en croire certaines rumeurs, ils ne seraient pas
loin de Paris.
– Vous croyez ça ? leur demandâmes-nous, suspendues à
leurs lèvres.
Pour toute réponse, elles secouèrent la tête et haussèrent les
épaules.
– J’ai un ami à la préfecture, expliqua l’une d’elles. Il a
réussi à venir me voir au Vél’ d’Hiv’, la veille de notre départ.
Il m’a seulement dit qu’on allait nous évacuer en toute hâte de
Paris et nous transférer au Sud pour nous mettre en sécurité.
Elles nous racontèrent aussi qu’un vent de panique soufflait
parmi les émigrées encore en liberté. Elles l’avaient appris à la
fois par leur filière clandestine d’informations et par les
femmes arrivées ces derniers temps, en isolées, au Vél’
d’Hiv’. Tous les jours, assuraient celles-ci, la queue
s’allongeait devant le palais des Sports : des femmes qui
demandaient à y être admises, afin de faire partie d’un convoi
vers le sud. Et nous, derechef :
– Et vous croyez ça ? Il s’agit certainement de bobards ?
– Non, répondirent-elles, c’est sûrement vrai. Vous n’avez
pas idée de la xénophobie ambiante, une vraie psychose. Nous,
les émigrés allemands, nous sommes à présent considérés
comme l’ennemi, comme des espions et des agents de Hitler ;
sinon, n’est-ce pas, on ne nous aurait pas arrêtés. Nous
sommes la cinquième colonne, et nous arrivons même par la
voie des airs en sautant en parachute. Les journaux parisiens
ont fait des gros titres du genre : « PARACHUTISTES AU-DESSUS
DE L’OPÉRA – CINQUIÈME COLONNE EN HABIT DE RELIGIEUSE ».
Depuis, plus une bonne sœur n’est en sécurité à Paris.

Paulette et moi nous faisons face, chacune dans son coin de


barbelés. La sentinelle passe et repasse, nous attendons qu’elle
soit à l’autre bout de son parcours. Paulette, en phrases
hachées, poursuit son récit :
– Quand notre train s’arrêtait quelque part, on nous jetait
des pierres… on nous criait « sales boches, métèques,
cinquième colonne… ».
– Attention, il vient…
La sentinelle passe, fait demi-tour. Paulette me demande :
– Qui y a-t-il encore dans ta division ? Martha ?
– Oui, et beaucoup d’autres politiques. Et chez toi ?
– Ici aussi. Le commissaire veut…
Un bruit de voix, derrière moi, m’empêche d’entendre ce
que dit Paulette.
– Que veut-il ?
– Une liste… nous devons lui faire une liste…
– Paulette, ne faites pas de liste.
– Mais non, c’est hors de question.
Quelqu’un, derrière moi, se mêle sans arrêt à la
conversation :
– Quelles politiques ? Pourquoi veut-il des listes ? Des
listes de quoi ?
Ces interruptions m’agacent. Je lance :
– Mais taisez-vous donc !
Je me retourne et, jetant à l’importune un regard furibond,
enchaîne :
– … Vous ne voyez donc pas que…
Je m’arrête net, bouche bée : C’est Ili, ma cousine… Notre
dernière rencontre remonte à deux ans. Fuyant Vienne, elle
arrivait à Paris, et nous avait raconté comment elle avait vécu
la journée de l’Anschluss :
– Un grand tapage, des cris montaient de la rue. Je regardai
par la fenêtre, vis les nazis chasser les femmes juives de leurs
maisons et les obliger à frotter les rues à la brosse à chiendent.
Ili avait pris son manteau de vison dans le placard, l’avait
jeté sur ses épaules et, très droite, la tête haute, était descendue
dans la rue.
– Donnez-moi une brosse ! ordonna-t-elle aux deux nazis
qui harcelaient les femmes aux cris de « salopes juives » !
Eux, alors, de regarder l’imposante apparition d’un air
déconcerté :
– Mais pas vous, madame… avait bredouillé l’un des deux
hommes.
– Je suis juive, déclara alors Ili d’un ton ferme, et je tiens à
balayer les crottes comme les autres. La brosse, ou je me
plains à vos supérieurs.
Les deux nazis avaient battu en retraite – provisoirement du
moins.
N’ayant pas reçu l’autorisation de rester à Paris, Ili était
descendue dans le sud de la France. Et aujourd’hui, à Gurs,
elle nous raconte ce qui s’est passé sur la Riviera.
Beaucoup des émigrés qui s’y étaient installés avaient jadis
appartenu à la « bonne société », et certains possédaient encore
un peu d’argent. Quant aux réfugiés politiques, c’étaient pour
la plupart des intellectuels – écrivains, artistes – pour lesquels
la vie en exil constituait une épreuve particulièrement pénible.
Les hommes – comme dans le reste de la France – avaient
déjà été arrêtés voici quelques mois. Les femmes, on leur avait
simplement annoncé que, pour leur sécurité, on les transférait
dans la montagne, dans une jolie localité où des bungalows
avaient été aménagés à leur intention.
– Comment ont-elles pu gober ça ? Elles savaient bien,
pourtant, que les hommes étaient dans des camps ! m’écriai-je.
– La raison se refuse à croire l’inconcevable, répondit Ili.
– Figure-toi qu’une des femmes de notre convoi a même
amené sa bonne, une Niçoise.
Nous les avions baptisées « ces Dames de la Riviera ».
Bien sûr, toutes celles qui venaient de la Côte n’entraient pas
dans cette catégorie. Ili, je m’en souviens, n’avait pas changé,
elle restait à Gurs celle que j’avais toujours connue. Curieuse
de tout, avide de tout comprendre. Ni la faim ni la crasse
n’avaient pu entamer son dynamisme et son humour. Au bout
de quelques jours, elle sortit de sa valise une boîte de couleurs
et s’installa devant sa baraque pour peindre. C’était un
événement, on fit cercle autour d’elle pour la regarder. Le
lendemain, elle se mit à donner un cours de dessin, qui eut
encore plus de succès que le cours d’anglais. Chaque fois que
j’avais l’occasion de me trouver du côté de sa baraque, il s’y
passait quelque chose : on s’activait, on s’efforçait de rendre la
vie plus supportable, plus intéressante. Je me souviens encore
qu’à chacune de mes visites Ili m’offrait un bonbon – elle en
avait apporté une petite provision. Jamais, avant Gurs, je
n’avais su apprécier ce luxe à sa juste valeur.

Notre repas principal se composait, invariablement, de pois


chiches. Ils constituaient, avec un morceau de pain par jour,
notre seule nourriture solide. Les pois chiches, il faut les
laisser tremper une nuit entière puis les faire cuire plusieurs
heures pour obtenir quelque chose de mangeable. Mais, faute
de récipients, ces deux opérations étaient exclues. Le matin, on
avait besoin des bassines pour l’infâme liquide baptisé « café-
ersatz ». Et où, entre-temps, mettre la soupe pour les mille
femmes de notre division ? Le déjeuner consistait donc en une
louche d’eau chaude et trouble où flottaient ces gravillons
qu’il fallait avaler sans les mâcher. Comme je haïssais ces pois
chiches ! Tous les jours, je devais me forcer à les ingurgiter.

Paulette se souvient :
Ces pois chiches étaient abominables. Mais nous avions
si faim qu’il n’y en avait jamais assez. Chaque jour, je
comptais combien il en nageait dans mon assiette :
généralement quatorze ou quinze, exceptionnellement
seize. Quelquefois, je tombais aussi sur un morceau de
feuille de chou, un peu pourri, ou une rondelle de
carotte.
J’étais « coupeuse de pain » parce que j’avais un bon
coup d’œil. Chaque matin, on nous remettait notre ration
de la journée : un pain pour six femmes. Les autres,
debout autour de moi, surveillaient comment je plaçais
le couteau, et les critiques pleuvaient : « Ce morceau est
trop gros ! » – « Maintenant il est trop petit ! », puis :
« Mais non, plus gros, beaucoup plus gros ! » Chacune
craignait d’être lésée. Le découpage du pain, c’était l’un
des grands événements de la journée.
Je me souviens de mon débat intérieur, chaque matin :
« Combien de pain puis-je manger tout de suite ? Si
j’en prends une tranche épaisse de deux doigts, va-t-il
m’en rester assez pour midi et ce soir ? Peut-être
pourrais-je me contenter d’une tranche un peu plus
fine ? Ça me permettrait d’en mettre un morceau de côté
pour l’heure du coucher, le moment où mon estomac
crie le plus famine. »
Pendant la journée, il fallait garder son pain en lieu sûr.
Jusqu’à présent, on ne m’avait volé le mien qu’une seule
fois, et la coupable était une femme d’une autre baraque.
C’était d’ailleurs un peu de ma faute, car je l’avais laissé
bien en vue.
Martha imputait ses violentes douleurs abdominales aux
pois chiches : elle les digérait mal, supposait-elle, à
cause de ses problèmes de vésicule biliaire. Nous
aurions tant voulu l’aider ! Mais il n’y avait ni médecin
ni médicaments. Je la revois encore, allongée devant la
baraque, sur sa vieille couverture, ses cheveux
légèrement grisonnants bien tirés en arrière. « Il y a là
une femme, me raconta-t-elle, qui fait chaque jour la
tournée des malades et leur impose les mains. Elle est
convaincue de posséder un pouvoir de guérisseuse. Je ne
crois pas à ces fadaises, bien entendu. Mais, sans que je
puisse me l’expliquer, quand elle me pose les mains sur
le ventre, ici, à cet endroit, je sens se relâcher cette
tension qui m’oppresse. »
Martha était un peu plus âgée que nous. Certaines la
connaissaient depuis les jours lointains des Jeunesses
socialistes. Quand je pense à elle, l’expression l’enfer de
Gurs me vient immanquablement à l’esprit.
Un jour arrivèrent les religieuses. On les avait transportées
par autobus, un convoi de deux véhicules. Elles furent
affectées à notre division. Debout derrière le grillage, nous les
regardions débarquer. La route poussiéreuse grouillait de
silhouettes noires. On les avait réparties dans des baraques
différentes, mais l’une d’elles, probablement la mère
supérieure, parlementa avec la gardienne-chef et on leur
octroya une baraque vide où elles purent se regrouper.
Remarquant qu’elles se livraient à un étrange manège, j’y
jetai, curieuse, un coup d’œil : elles s’efforçaient de tendre, à
l’aide de draps, de couvertures, de bouts de chiffons de toutes
sortes, des rideaux entre les paillasses. « Pourquoi font-elles
ça ? » demandai-je à une amie catholique. « Elles n’ont pas le
droit de se voir se déshabiller », me répondit-elle. Je trouvai la
chose du plus haut comique.
Un peu plus tard, je questionnai un petit groupe de
religieuses. Pourquoi les a-t-on amenées ici ? Venaient-elles
d’Allemagne ? « Non, d’Alsace », me dirent-elles. À leur
accent, je m’en étais doutée. Mais depuis la dernière guerre les
Alsaciens étaient français : alors pourquoi les internait-on ? Eh
bien, justement, elles ne comprenaient pas. Elles étaient toutes
des orphelines élevées dans ce couvent. Encore enfants
lorsque, au lendemain de la Première Guerre mondiale,
l’Alsace était redevenue française. Parvenues à l’âge adulte,
elles étaient restées dans leur couvent et avaient pris le voile.
La semaine précédente, la police était venue, les avait
demandées nominalement. Une fois toutes rassemblées, on
leur avait dit : « Faites vos bagages, on vous emmène. »
Comme elles ne réalisaient pas, on leur avait précisé : « Vous
êtes des étrangères ennemies, des ressortissants allemands, et
par conséquent nous devons vous envoyer dans un camp. » La
mère supérieure avait réclamé une explication. On avait alors
appelé le chef de la police.
On avait trouvé dans les dossiers, avait-il déclaré, que ces
religieuses étaient nées non en Alsace mais en Allemagne et
que, apparemment, on ne leur avait pas octroyé, en 1920, la
citoyenneté française. C’était bizarre, il en convenait. Mais s’il
s’agissait d’une erreur, elle serait rectifiée au camp. Lui, chef
de la police locale, se bornait à obéir aux ordres. Il faisait son
devoir.
Le lendemain, le comportement des nonnes attira à
nouveau mon attention. C’était l’heure de la soupe, avec la
bousculade habituelle. On se disputait, on se poussait, on
s’insultait. Soudain, j’entends quelqu’un dire : « Après vous, je
vous prie, nous pouvons attendre. » Et trois religieuses
s’effacent, avec un sourire, pour laisser passer les femmes qui
font la queue derrière elles. Un geste tout à fait incongru en
ces lieux. Les autres femmes regardent les trois bonnes sœurs
d’un air presque effrayé et cessent, pour un temps, de se
bousculer.
– Vous n’aviez donc pas faim ? demandai-je, un peu plus
tard, à l’une des nonnes.
– Oh, ça ne nous dérange vraiment pas. Les autres dames,
elles, n’ont pas eu de repas convenable depuis bien longtemps.
J’avais toujours considéré les bonnes sœurs comme des
tartuffes. Il s’avérait à présent que, pour celles-ci du moins,
l’amour du prochain n’était pas une formule creuse. Étonnant !
Puis je pensai à notre baraque. Au 21, on ne se battait pas
pour la nourriture. La chose nous paraissait aller de soi : chez
nous, les antifascistes, la solidarité l’emportait sur la faim ; nos
convictions communes nous liaient. Et puis nous avions
appris, d’expérience, à nous débrouiller dans l’adversité. Nous
avions « organisé », je ne sais comment, une grande bassine,
avec laquelle nous allions chercher les soixante rations que
nous nous répartissions ensuite. S’il restait quelque chose,
nous donnions du « rab » aux plus maigres et aux plus faibles.
Je me souviens qu’un jour je cessai de m’alimenter. Je ne
pouvais plus voir ni sentir cette espèce de brouet aux billes de
bois – peut-être mon estomac se refusait-il à poursuivre
l’expérience. Au moment de la distribution, je restai allongée
sur ma paillasse. Manger ne m’intéressait pas, je ne sentais
plus la faim. Annie, ma voisine de paillasse, m’apporta de la
soupe. Je lui dis :
– Je n’en ai pas envie, prends ma part.
– Ne sois pas stupide et ne fais pas d’histoires, répliqua-t-
elle. L’essentiel, c’est de tenir le coup, de nous en sortir,
toutes, tant que nous sommes.
Je savais bien, pourtant, qu’Annie était perpétuellement
affamée. Mais la solidarité était plus forte que la faim. Les
paroles de Brecht me traversèrent l’esprit :
… et ne pas oublier
où réside notre force
quand nous avons faim et quand nous mangeons
la Solidarité
Les religieuses, en fait, n’étaient pas les seules, loin de là, à
ne pas savoir qu’elles étaient allemandes. Le cas de l’une de
ces malheureuses, prisonnière d’inextricables subtilités
administratives, s’est gravé dans mon esprit. Elle ne parlait pas
un mot d’allemand.
– À quel âge êtes-vous arrivée en France ? lui avais-je
demandé.
– Je suis française. Née ici. Je n’ai jamais mis les pieds à
l’étranger, sans même parler de l’Allemagne.
– Mais alors, sous quel motif vous ont-ils internée ?
– C’est la question que je leur ai posée quand ils sont venus
me chercher, m’interrompit-elle – ses mains voletant devant
mon visage comme si j’étais moi-même de la police – et je
leur ai dit : Fichez-moi le camp ! Ils m’ont alors montré le
dossier. J’avais presque oublié, ça fait si longtemps. Je n’avais
que dix-huit ans, j’étais incroyablement naïve, et follement
amoureuse de ce jeune Allemand. Nous nous sommes mariés
très vite. Ça n’a duré que quelques mois, c’était un vaurien ce
sale boche. Maintenant, ils affirment que j’ai la double
nationalité, française et allemande. Tout le monde commet des
erreurs de jeunesse, on fait des bêtises – mais ils ne peuvent
tout de même pas vous fourrer en prison pour ça.
Tout contre les barbelés, au bord de la route, s’allongent à
l’air libre de grandes auges surmontées d’un gros tuyau
comportant, à intervalles d’un mètre environ, des « robinets »
– en fait de simples trous. C’est notre salle d’eau. De l’eau, il
n’y en a que le matin, pendant environ deux heures. Et parfois
elle coule goutte à goutte. Nous sommes plus de mille
femmes, et c’est tout ce dont nous disposons pour notre toilette
et notre lessive.
Si encore il n’y avait pas ces maudits soldats ! Ils
affectionnent ce moment-là pour venir patrouiller dans le coin,
de plus en plus près des auges.
– En ce qui me concerne, ils en sont pour leurs frais !
déclare ma voisine.
Nous la regardions toutes avec envie : elle possédait un ciré
dont elle s’enveloppait – sans rien en dessous – pour se laver.
Certaines femmes ne se résignaient pas à faire leur toilette
sous le regard vigilant et scrutateur des représentants de la
« glorieuse armée française ». Elles s’efforçaient, à grand
renfort de contorsions grotesques, de se couvrir de leur
serviette, tantôt le haut tantôt le bas, par-derrière et par-devant.
D’autres, en revanche, se déshabillaient en toute quiétude :
– Les ignorer, c’est encore leur faire trop d’honneur,
affirma une Viennoise.
Nous économisions soigneusement le savon. Il ne restait
pas grand-chose de celui que nous avions apporté, et où
aurions-nous pu en acheter ? Il existait certes un marché noir,
mais le seul mode de paiement était le travail : les plus
démunies lavaient le linge des « nanties », moyennant un bout
de savon qui leur permettait de faire leur propre lessive et celle
de quelques autres, qui à leur tour les rémunéraient sous une
forme ou sous une autre.
Par la suite il se créa une cantine, gérée par les geôlières.
Ici, on payait en espèces. On pouvait par exemple commander
un œuf ou une carotte, ou bien encore des tomates (celles-ci
étant particulièrement prisées : on disait qu’elles préservaient
des avitaminoses). Les matonnes fixaient le prix et on réglait
d’avance. Après quoi, l’on attendait qu’elles soient en mesure
de livrer la commande. Cela prenait parfois plusieurs jours.
Parfois aussi elle n’arrivait jamais. Inutile d’espérer se faire
rembourser…

Paulette se souvient du problème des latrines :


C’était une plate-forme en bois, posée sur de gros pieux
d’environ deux mètres de haut. On y accédait par une
volée de marches en bois, grossièrement taillées, et sans
rampe. La plate-forme était percée de trous ronds, sous
lesquels se trouvaient d’énormes récipients en métal.
Pour les isoler les uns des autres, une cloison de
planches, atteignant à peu près la hauteur de la taille.
Arrivé en haut des marches, on avait donc,
inévitablement, la vision d’une rangée de femmes
accroupies au-dessus des trous, sans rien à quoi se tenir.
Nous, l’escalier ne nous posait guère de problèmes.
Mais il y avait des malades et des personnes âgées. Je
n’oublierai jamais le premier soir. Nous faisions la
queue, et je vis une vieille femme, parvenue au pied de
l’escalier, s’y arrêter en pleurs : « Je ne peux pas, je ne
peux pas grimper là-haut. » Je la pris par le bras, la fis
monter, tout en bredouillant quelques paroles de
réconfort – mais c’était si triste, j’avais moi-même envie
de pleurer. Nous en voyions souvent, des femmes en
détresse au bas de ces marches. Elles essayaient de les
gravir, n’y réussissaient pas, en étaient réduites à
attendre que quelqu’un leur vienne en aide. Sans
compter les chutes. Que de larmes ont été répandues au
pied de cet escalier des latrines !
Les femmes d’un certain âge avaient souvent besoin
d’aller aux WC la nuit, et à chaque fois c’était la
catastrophe. Nous n’avions pas le droit de quitter la
baraque après le couvre-feu. Et même si l’on s’y
risquait, il était très difficile de trouver son chemin dans
l’obscurité. Par-dessus le marché, quand il avait plu, on
s’enfonçait dans la boue jusqu’aux chevilles. Je me
rappelle les grandes controverses sur la question de
savoir s’il fallait ou non permettre à ces femmes
d’utiliser des « seaux hygiéniques » dans les baraques,
malgré l’absence d’aération (les portes devaient rester
fermées toute la nuit, et les fenêtres ne s’ouvraient pas).
Le matin, on procédait à la vidange des latrines. Des
rails longeaient, à l’extérieur du camp, la clôture de
barbelés. Un petit train composé de wagonnets à plate-
forme, ayant à son bord une équipe d’Espagnols,
circulait d’îlot en îlot. Dès que nous le voyions
approcher, nous criions aux femmes qui étaient aux
latrines : « Vite, vite, dépêchez-vous, l’Or-Express
arrive ! » Le train s’arrêtait, les Espagnols en sautaient,
couraient s’emparer des récipients. Les femmes se
rassemblaient le long des barbelés et les hommes leur
souriaient.
Tout au bout de notre îlot s’étendait, au pied des
barbelés, une étroite bande d’herbe roussâtre parsemée
de pissenlits poussiéreux. De temps en temps nous
poussions jusque-là. D’une main on se bouchait le nez –
à cause de la puanteur de l’Or-Express, qui transportait
son chargement à ciel ouvert –, de l’autre on cueillait
quelques fleurs de pissenlit qu’on jetait aux Espagnols.
Eux riaient et nous envoyaient des baisers. Ces hommes
n’avaient pas vu de femme pendant plus d’un an, et
voici qu’ils en avaient sous les yeux des milliers.
Un grand bruit de voix m’éveille. Les portes des baraques
sont grandes ouvertes. Des dizaines de femmes parlent toutes à
la fois, mais personne ne sait ce qui se passe. Je perçois, non
loin de moi, un chuchotement, des lambeaux de phrase : « Les
Allemands… Luftwaffe… Stukas. » Je me lève d’un bond,
fonce dehors. Des groupes de femmes entourent des soldats. Je
me dirige vers l’un des plus importants. Entendant une voix
d’homme, je me dresse sur la pointe des pieds pour voir de qui
il s’agit. C’est le commissaire spécial. Le képi repoussé vers
l’arrière du crâne, il parle à toute vitesse, visiblement nerveux.
Je joue des coudes pour me rapprocher et ne rien perdre de ses
paroles :
– Mes listes… les nazis… ils ont volé les listes !
Une voix de femme l’interrompt :
– Quelles listes ? Qui figure dessus ?
– Des listes très importantes. Matériel strictement
confidentiel. Gros risques si ça tombe entre les mains de
l’ennemi.
C’est pourquoi nous devons toutes l’aider à retrouver ces
fameuses listes. Je bats en retraite pour réfléchir. Nous
ignorons ce qu’a fabriqué ce commissaire, nous ne pouvons
rien faire, sauf nous tenir sur nos gardes. Je me souviens alors
qu’hier soir, au « parloir-barbelés », Paulette a essayé de me
dire quelque chose. Elle a, à plusieurs reprises, amorcé un récit
pour s’interrompre presque aussitôt, et a fini par déclarer :
« Non, je ne peux pas parler maintenant. »
Paulette serait-elle mêlée, d’une façon ou d’une autre, à
cette histoire ? Elle se souvient :
Lorsque l’embargo sur le courrier a été levé, tout le
monde a été transporté de joie, on reprenait l’espoir :
enfin nous allions renouer le contact avec nos familles.
Sans compter que nous pourrions recevoir des colis.
Moi je me disais : tout ça est bien beau, mais à quoi
nous servira l’autorisation d’envoyer et recevoir du
courrier si le pays est envahi par les Allemands, et que
les communications ne fonctionnent plus ? Quoi qu’il en
soit, quand on a demandé une volontaire pour travailler
au « bureau de poste », je me suis présentée. Ça ferait
toujours passer le temps, me permettrait de faire de
nouvelles connaissances. Et un endroit pareil serait
sûrement un poste d’observation intéressant… Voilà ! Je
siège donc tous les jours, pendant quelques heures,
derrière la table en bois brut dressée dans un coin de la
baraque faisant fonction de centre administratif. Les
femmes de notre division viennent déposer leurs lettres
– enveloppe obligatoirement ouverte – et je leur vends
des timbres. J’étais si certaine que la poste ne
fonctionnait plus que je n’ai même pas écrit à ma mère,
restée à Paris. Tu sais bien pourtant combien je lui étais
attachée.
Il se trouvait au camp un certain nombre de femmes
huppées. Nous les surnommions « Celles de la Haute ».
Il y en avait tout un groupe rassemblé dans une même
baraque – que nous avions baptisée « le Boxon » parce
qu’elles portaient des dessous vaporeux et s’occupaient
constamment de leur beauté. Certaines avaient en outre
de coûteux parfums, dont les effluves se mêlaient à la
puanteur des latrines. Ces femmes-là envoyaient des
flopées de télégrammes en forme d’appels au secours à
leur famille et à leurs amis. Aucune ne reçut jamais de
réponse. Mais je continuais à aller tous les soirs,
escortée par la sentinelle, livrer lettres et télégrammes à
la baraque de l’administration centrale.
Un jour, entrant dans mon « bureau de poste » pour y
attendre mon chaperon – nous savions déjà, à ce
moment-là, que les Allemands se rapprochaient de plus
en plus –, j’aperçus sur ma table une liasse de papiers.
Des listes. Je reconnus quelques noms d’émigrées
politiques. Je n’eus pas le temps d’en lire davantage, car
j’entendais déjà les pas du soldat. Je fourrai les papiers
dans mon corsage.
Le soir, grande effervescence dans le camp. Te
rappelles-tu ce soir-là, Lisa ? Le commissaire spécial est
venu dans notre division. Il cherchait ses listes. Moi
j’avais des sueurs froides. Pourvu, me disais-je, qu’ils
ne me fouillent pas. Le commissaire et les soldats
couraient de tous côtés, furetaient partout.
Apparemment, il ne se souvenait pas où il avait bien pu
mettre ses listes. J’étais assise sur ma paillasse et
préparais une réponse au cas où l’on m’interrogerait.
Au bout d’un moment, le commissaire m’a fait venir.
J’avais toujours les listes dans mon corsage, car je ne
voulais pas m’en séparer. Il m’a demandé si j’avais vu
des papiers avec des noms écrits dessus : « Peut-être sur
votre table ? » Moi, étonnée : « Vous ne vous rappelez
pas ? Au moment de votre arrivée dans la baraque, j’en
sortais justement avec le factionnaire. Je n’y suis pas
retournée depuis. » Il a eu l’air de me croire. Il était
terriblement nerveux et faisait de nébuleuses allusions à
un coup des nazis.
Je me suis dit qu’il devenait urgent de faire disparaître
ces listes, quelles qu’elles fussent. Il pouvait s’agir de
noms de femmes jugées suspectes ou dangereuses – tu
sais bien qu’aux yeux de la police nous étions toujours
suspectes, nous autres antinazies. Pas question de les
brûler, on m’aurait vue faire du feu. Je me suis donc
rendue aux latrines, accompagnée de deux amies. L’une
d’elles montait la garde en bas pendant que l’autre et
moi, debout sur la plate-forme plongée dans l’obscurité,
nous déchirions les feuillets en menus morceaux. Tout
en regardant, de là-haut, les soldats se démener à la
recherche de listes que nous étions en train de jeter dans
les baquets de l’Or-Express.
Tout au bout du camp se trouvait l’îlot des indésirables. Ces
femmes n’étaient pas venues avec nous de Paris : on les avait
arrêtées quelque temps plus tôt et isolées des autres à titre de
« suspectes ». Suspectées de quoi ? On ne leur avait pas dit. En
tout état de cause, cet îlot regroupait, outre quelques nazies, les
femmes les plus connues de l’émigration antifasciste, toutes
tendances politiques confondues. À l’époque, la Gestapo ne
sévissait pas encore en France – c’était le Deuxième Bureau
(les services secrets français) qui avait fait interner « au
régime spécial » les grands noms de l’opposition au nazisme.
Le traitement réservé aux « indésirables » était beaucoup
plus rigoureux que le nôtre. Étroitement surveillées, elles
étaient privées de tout contact avec les autres détenues. On les
nourrissait si mal que, bien que nous-mêmes perpétuellement
affamées, nous nous efforcions de leur faire passer un peu de
pain à travers la double clôture de barbelés, chaque fois que
nous en avions la possibilité. Le jour où j’ai obtenu un laissez-
passer pour une corvée, chacune des femmes de notre baraque
a mis un bout de pain, prélevé sur sa ration quotidienne, dans
un sac en papier. Et en me rendant à mon travail, au lieu de
remonter l’allée centrale vers le bâtiment administratif, j’ai
pris la direction opposée – si on m’arrêtait, je pourrais toujours
dire que je m’étais trompée…
Sur ce chemin rectiligne, on vous voyait venir de loin.
Aussi une foule de visages connus se pressait-elle à mon
passage, le long des barbelés. Je fis un lent aller et retour. Il ne
fallait pas énormément de courage pour jeter les morceaux de
pain un à un par-dessus la clôture, quand la sentinelle avait le
dos tourné. Il suffisait, pour oublier sa peur, de regarder les
visages creux, aux yeux immenses.

En ce début juin, nous menions à Gurs une vie repliée sur


nous-mêmes, marquée seulement par les événements du camp.
Aucune nouvelle du dehors ne parvenait jusqu’à nous : c’était
interdit, et d’ailleurs impossible. Mais, pour la grande masse
des internées, le fardeau de cette interdiction pesait moins
lourd que celui du quotidien, l’angoisse pour son propre sort,
qui envahissait l’existence et excluait tout le reste. Le monde
s’était rétréci, recroquevillé à l’intérieur du camp de Gurs, et
finissait à la clôture. Derrière commençait l’inconnu, une
planète devenue étrangère.
Bientôt, cependant, en dépit de tous les interdits, les échos
du monde extérieur commencèrent à s’infiltrer entre les
barbelés et par les fissures de la muraille psychologique. Tout
allait si vite, maintenant, que la raison ne pouvait plus suivre.
Certaines images se sont gravées dans mon esprit et y font
surface, aujourd’hui encore, de temps à autre – pas même
jaunies par les années…
Je revois, comme si c’était hier, le journal qu’une sentinelle
nous avait fait passer sous le manteau. Un titre en caractères
gras couvrait toute la moitié supérieure de la une : « LE ROI
FÉLON ». Léopold III, le roi des Belges, avait capitulé. C’était
le 28 mai. La nouvelle que les rois aussi peuvent trahir ne
m’impressionna pas particulièrement, bien que Paul Reynaud,
le président du Conseil français, ait déclaré le fait sans
précédent dans les annales de l’histoire mondiale. Il n’était pas
très clair si Léopold s’était montré traître à son devoir de roi
ou de chef suprême des armées. Mais nous, cela nous
importait peu : en tout état de cause, il ressortait de l’affaire
qu’il n’y avait plus aucun obstacle entre l’armée allemande et
la frontière française. Où donc était l’imprenable ligne
Maginot ?
Pendant les quelques jours suivants, nous sommes restées
coupées de tout. Quelqu’un, cependant, a vu dans la baraque
du centre administratif la manchette d’un quotidien :
« L’ENNEMI FAIT UNE PERCÉE. » Le lendemain, un bout de
journal passait de main en main : « LA GLORIEUSE ARMÉE
FRANÇAISE EST INTACTE ! » Puis mon Espagnol, l’homme

chargé de boucher les trous de notre toit et dont je ne


connaissais toujours pas le nom, me communiqua les dernières
nouvelles : « L’ENNEMI ENVAHIT LE PAYS. »
Peu après, le bruit courut que Paris avait été déclaré ville
ouverte. Personne ne l’avait vu écrit noir sur blanc, mais tout
le monde l’avait entendu dire. Un bobard de plus ? Si c’était
vrai, cela signifiait que Paris ne serait pas défendu, que les
nazis y entreraient sans coup férir… La boule qui brusquement
me serra la gorge, je la sens encore aujourd’hui : Paris, où sont
restés mon père, ma mère, tous les autres, sous la botte nazie !
Du moins la ville ne sera-t-elle pas bombardée.
Le 14 juin. Nous n’avons toujours pas droit aux journaux,
mais les nouvelles, à présent, nous parviennent quand même.
« LES TROUPES ALLEMANDES DÉFILENT DANS PARIS. » C’est vrai,
nous le savons, mais c’est tout de même inconcevable. En
quatre semaines ! Et ça continue : « POUSSÉE DES BOCHES VERS
LE SUD. » Où s’arrêteront-ils ? Si seulement je savais où est le

camp où ils ont fourré mon mari. Et qu’est-il advenu de mes


parents ? Sont-ils restés bloqués à Paris ? Ou font-ils partie des
six millions d’hommes, de femmes et d’enfants jetés par
l’exode sur les routes de France ? Rumeurs. Encore des
rumeurs : les Allemands seraient tout près de Bordeaux. Nos
compagnes expertes en stratégie militaire expliquent pourquoi
c’est techniquement impossible. Et si pourtant c’était vrai ?
Gurs n’est pas loin de Bordeaux.
– Il nous faut sortir d’ici.
– Sortir ? Comment fait-on, à ton avis, pour sortir d’un
camp de concentration ? Tu en as une idée ? Et comment
passer à travers les barbelés ? Et s’évader pour aller où ?
– Il faut essayer. Il faut y arriver. Avons-nous une autre
solution, d’après toi ? Rester ici à attendre la Gestapo ?

La discipline du camp s’en allait à vau-l’eau. Gardes,


officiers, et même le commissaire spécial de police étaient en
plein désarroi, en pleine confusion. Complètement désorientés,
parce qu’ils ne recevaient plus de directives. Faute d’ordres,
l’ordre faisait naufrage.
Il nous était maintenant possible de nous glisser hors de
notre îlot – une de ces « sections » regroupant près de mille
femmes – pour aller aux nouvelles dans celui d’à côté. Les
gardes étaient souvent absents et, même lorsqu’ils se
trouvaient à leur poste, semblaient quasiment ne pas nous voir.
Nous avons commencé à mettre sur pied un service
d’informations – embryonnaire et fragile bien sûr, mais
enfin… Seul l’îlot des indésirables demeurait étroitement
surveillé. Pourquoi se méfiait-on particulièrement de ces
opposantes au nazisme ? Mystère. Parmi ces « éléments
dangereux » figuraient les pacifistes, mais également ceux qui
avaient tenté de mettre la France en garde contre les visées
bellicistes de Hitler – on les traitait de « fauteurs de guerre ».
Et pendant tout ce temps arrivaient à Gurs des camions
chargés de femmes. Nous essayions d’échanger quelques mots
avec elles à travers les barbelés :
– D’où venez-vous ?
– Nous sommes belges.
– Nous, nous venons de Hollande.
On séparait quelques femmes des autres – qui étaient-
elles ? Nous voyions qu’on les conduisait à l’îlot des
indésirables.

Il me faut à présent décrire le commissaire spécial de police


du camp de Gurs. Trapu, le port martial, sanglé dans son
uniforme impeccable. La force et le pouvoir incarnés. Chacune
de nous savait tout de suite, à chacune de ses apparitions, que
son sort était entre ses mains. Tel était le commissaire –
jusqu’à il y a environ une semaine.
Tout à coup, il s’est mis à traîner les pieds, cette chiffe
molle. Ses petits yeux porcins, dans son visage bouffi, ont eu
un regard errant, anxieux. Tout à coup, il nous a demandé
notre avis, à nous, ses prisonnières, rassemblées autour de lui :
– Que peut-on faire ? Qu’allons-nous faire si les Allemands
viennent jusqu’ici et s’emparent du camp ? Préparez-moi une
liste…
Les femmes le regardaient, muettes. Elles avaient toutes
compris, maintenant, que cette manie des listes n’était pas
seulement stupide, mais encore dangereuse – en quelles mains
vont-elles tomber ?
Il nous fixait l’une après l’autre, en clignant nerveusement
des yeux.
– Après tout, il faut que j’obéisse aux ordres. Si les
Allemands prennent le commandement !…
Il prit sa respiration, son visage devint cramoisi, et soudain
il se mit à hurler :
– Fichez-moi le camp ! Tout le monde dans les baraques !
Ici c’est moi qui commande !

Le lendemain, un matin de juin – je ne sais plus la date


exacte…
Je me glisse, Marianne sur mes talons, hors de notre îlot, le
I. Nous nous dirigeons, en surveillant prudemment les
alentours, vers le K, de l’autre côté de l’allée centrale. Nous y
avons quelques amies et souhaitons discuter avec elles de nos
projets d’évasion.
– Zut ! murmure soudain Marianne.
Je suis son regard :
– Oh merde !
Le commissaire vient de tourner le coin et se dirige droit
sur nous. Mais quel spectacle ! Son uniforme est dans un tel
état qu’on dirait qu’il a dormi sur un tas de fumier. À son bras,
la fille que nous avons surnommée depuis quelques jours « la
putain spéciale ». Sur l’allée poussiéreuse, le couple zigzague
vers nous. Lui est complètement saoul, et elle, pas précisément
à jeun non plus, s’efforce de le soutenir. J’ignore si elle
compte parmi les prostituées professionnelles qu’on a
internées avec nous, ou si elle est nouvelle dans le métier. Une
jolie fille, toute jeune – dix-sept ou dix-huit ans. Mais son nez,
ce matin, est presque aussi rouge que ses lèvres et ses joues
fardées. Il m’attrape brutalement par le bras, une odeur de
vinasse me saute à la figure.
– Vous deux, vous parlez sûrement l’allemand, déclare-t-il.
Celle-là, c’est ma secrétaire, elle ne sait que le français.
Il désigne la fille cramponnée à son bras, lui plante un doigt
court et épais dans le ventre ; ils éclatent de rire tous les deux.
Puis il essaie de reprendre une contenance digne :
– Vous deux, vous allez me servir d’interprètes. Tout de
suite, c’est urgent. En avant !
Me tenant toujours par le bras, il me pousse devant lui. Que
veut-il de nous ? Qu’est-ce qu’il mijote ?
– Je dois faire le tri des indésirables, fanfaronne-t-il. Le
commandant du camp ne veut laisser dans cet îlot que les
éléments réellement dangereux. Il me charge d’en établir une
liste, très rapidement, avant l’arrivée de la Gestapo. Oui mais
qui donc est réellement dangereux ? D’ailleurs qu’est-ce que
ça veut dire dangereux ? Dangereux aujourd’hui ? Ou bien
demain ? Ça, il ne me l’a pas dit, ce dégonflé ! Il préfère se
dégager de cette responsabilité sur moi, tout me mettre sur le
dos ! Alors au boulot, vous deux, vous allez faire l’interprète
pour les interrogatoires.
Il se dirige en titubant vers une petite cabane qui se dresse
en bordure du chemin. Sa lourde main est toujours posée sur
mon bras, sa bouche exhale une puanteur insupportable. Il
poursuit ses radotages, la langue de plus en plus pâteuse :
– Je sais comment je vais m’en tirer. Vous deux, vous allez
me faire une liste des indésirables appartenant à la cinquième
colonne. Avec ça, il sera content, Môssieur le commandant.
Et moi de penser : « Là, vous vous trompez, monsieur le
commissaire, monsieur le poivrot de commissaire. Nous ne
vous ferons pas de listes. Vous, les autorités françaises, vous
nous avez fourrées toutes ensemble dans ce camp, émigrées
juives et émigrées politiques, d’“étranges étrangères” comme
des poétesses hongroises ou des religieuses alsaciennes et,
pour faire bon poids, des nazies. Non, nous ne vous donnerons
rien, nous ne vous aiderons pas, car nous nous méfions de
vous. Nous savons qui, parmi les internées, est ou non nazie.
Nous connaissons l’ennemi. Mais vous, vous ne savez pas bien
de quel côté vous voulez vous mettre. Non, nous ne
travaillerons pas avec votre police. »
Marianne et moi, nous nous regardons. Elle pense la même
chose que moi, c’est évident – nous pensons toutes la même
chose. Elle secoue presque imperceptiblement la tête, et ses
yeux disent : « Non, nous ne collaborerons pas. »
Il ne devrait pas être trop difficile de se tirer de ce mauvais
pas. Je pourrais, par exemple, trébucher, tomber, et me mettre
à hurler de douleur. Ou – encore mieux – tomber dans les
pommes. Je suis très douée pour ça.
On amène à la cabane les femmes de l’îlot des indésirables.
Des visages familiers – Irma, Hilde, presque méconnaissable
tant elle a maigri depuis Paris en quelques semaines – et tant
de visages inconnus. Et ce pochard déciderait qui sera ou non
livré à la Gestapo ? Non, ça n’est pas possible. Pouvons-nous
– devons-nous ?… Je ne tombe pas dans les pommes. Je
regarde à nouveau Marianne, elle opine discrètement, se
penche vers moi et murmure, en allemand :
– On essaye ?
Nous entrons, aux côtés du commissaire et de sa « putain »,
dans la cabane. Les femmes des îlots avoisinants peuvent nous
voir, et je sens leurs regards peser, à travers les barbelés, sur
notre dos. Nous savons ce qu’elles pensent : « Voilà donc ces
deux-là qui travaillent avec la police… »
Pour le moment, ça m’indiffère. Nous n’avons pas le choix.
La cabane est meublée d’une table, d’un banc et de
quelques chaises. Le commissaire et sa « secrétaire »
s’assoient sur le banc, Marianne et moi sur des chaises. Tout
autour de nous, ça grouille de soldats, venus surveiller les
indésirables. On introduit les premières. Sur leur visage se lit
clairement qu’elles savent de quoi il retourne.
Le commissaire jette un coup d’œil sur les papiers qu’elles
lui tendent : pièces d’identité en tous genres, quelques rares
passeports étrangers ; certaines ne possèdent qu’un certificat
attestant leur internement au camp de Gurs. Le commissaire
s’ennuie, il a de la peine à garder les yeux ouverts. Il interroge
les femmes :
– Comment êtes-vous venue ici ?… Pourquoi avez-vous été
arrêtée ?… Avez-vous déjà été condamnée ?… Êtes-vous une
espionne ?
Son ton autoritaire sonne faux, sa voix tremble. Nous
traduisons ses questions en allemand, et les réponses en
français. Il attire la fille contre lui et nous dit :
– Vous savez maintenant ce qu’il faut demander. Posez
vous-mêmes les questions et traduisez-moi seulement les
réponses.
Il s’adosse au mur, son ventre rebondi, débordant de sa
ceinture, s’étale jusqu’au rebord de la table. Il a passé son bras
autour des épaules de sa putain et la serre contre lui. Encore
dans les vapeurs de l’alcool, ils rient et s’embrassent pendant
que défilent les indésirables. De temps en temps, la tête de
l’homme s’affaisse et il se met à ronfler. Elle, alors, glousse et
le chatouille pour le réveiller. Et la procession de femmes se
poursuit.
Le commissaire est ravi que nous nous chargions toutes
seules des « interrogatoires ». Il a totalement oublié sa liste
d’agents de la cinquième colonne. Notre tâche n’est pas
compliquée. Il faut simplement ne pas perdre de vue notre
objectif : tirer les femmes persécutées par les nazis de l’îlot
des indésirables avant l’arrivée de la Gestapo. Nous
connaissons, au moins de nom, beaucoup des femmes qui y
sont internées. Quelques questions brèves nous permettent de
voir, sans grande difficulté, de quel côté elles sont. Les
premières auxquelles nous avons affaire écarquillent les yeux
avec stupéfaction à la vue du couple affalé sur le banc, nous
regardent avec une défiance marquée, et répondent
évasivement à nos questions – à Gurs, on s’attend toujours à
un piège. Très vite, cependant, elles comprennent à quel genre
de criblage nous nous livrons, et l’information se répand dans
la file d’attente.
Parmi les Hollandaises et les Belges qualifiées de
« suspectes » figurent un certain nombre de noms connus :
elles ou leurs maris sont des militants pacifistes, des artistes,
des journalistes, des écrivains, des dirigeants syndicaux.
Heureusement, le commissaire, même dans son état normal,
n’en connaît pas un seul. Et il ne lui vient même pas à l’esprit,
apparemment, qu’en Belgique on parle français.
Nous, imperturbables, nous « traduisons ».
– En règle, disons-nous, rien à reprocher à cette personne.
Non suspecte.
Le commissaire écoute à peine. De temps en temps il
adresse un signe de la main au garde. On fait sortir la femme :
la voici, à présent, une détenue comme les autres, une internée
« simple », plus une indésirable.
Le dernier groupe est composé en majeure partie de
Reichsdeutscher 2. Ces femmes-là, aussi bien chez les
indésirables que dans le reste du camp, se sont toujours tenues
à l’écart des autres : elles sont citoyennes allemandes, et peut-
être des agents nazis. Nous n’avons aucune peine à les
distinguer des émigrantes : non seulement à cause de leur
passeport allemand valide, mais aussi, et surtout, de leur
comportement, de toute leur manière d’être. Comment les
décrire ? Le Troisième Reich les a marquées de son sceau.
Elles portent l’empreinte de la BDM, l’Union des jeunes filles
allemandes 3 : ça s’entend, ça se voit, et ça se sent.
Dans les rares cas où nous ne sommes pas très sûres de
notre jugement, nous déclarons : « Non suspecte. » Il ne faut
surtout pas renvoyer par erreur chez les indésirables des
femmes qui y seraient en danger. En revanche, quelques nazies
de plus ou de moins parmi nous ça n’a aucune espèce
d’importance : elles seront vite démasquées et isolées, comme
leurs congénères. Quant aux nazies indiscutables, nous les
réexpédions sans le moindre remords dans leur îlot à régime
spécial : qu’elles y préparent une joyeuse cérémonie d’accueil
pour la Gestapo !
En quelques heures à peine, nous avons mené à bien le
criblage. Nous sommes obligées de répéter à plusieurs reprises
« Ça y est », avant que le commissaire comprenne que sa tâche
est terminée. Sa petite putain sur les genoux, il nous fixe d’un
regard vitreux. Avec son visage tout barbouillé de rouge à
lèvres, il a l’air d’un clown. Mais pas d’un clown rigolo. Son
aspect ne donne pas envie de rire, mais de vomir.
Marianne et moi, nous nous levons et nous partons. Tout
simplement. Je devais être plutôt tendue, car je remarque que
tout à coup mes muscles se relâchent, tandis que je me sens
envahie d’une agréable sensation de fatigue. Et je me dis : si
j’ai le temps, il faut mettre tout ça par écrit, le commissaire
ivre, la jeune putain, l’« interrogatoire » de la cinquième
colonne. Mais de toute façon personne ne me croira…
Dehors, les gardes sont en train de répartir dans les
différentes baraques toutes ces femmes qui désormais ne sont
plus des indésirables. Maintenant, quoi qu’il arrive, elles ne
seront au moins plus isolées. En tout état de cause, le
commandant du camp s’est effectivement préoccupé de ne
laisser dans cet îlot que les femmes réellement dangereuses et
d’en faire sortir toutes les autres avant l’arrivée de la Gestapo.
Peut-être a-t-il été mû par une certaine idée de l’« honneur de
la France » ? Peut-être a-t-il voulu ne pas nous mettre de
bâtons dans les roues si nous cherchions à nous évader de ce
piège ?
À ce stade de mes réflexions, je me rappelle soudain : toute
l’aventure a commencé ce matin, au moment où nous nous
dirigions vers l’îlot K pour discuter de nos projets d’évasion. Il
est plus que temps. Allons-y.

Assises devant la baraque, nous surveillions la rue. La


Grande Lotte revenait enfin ! On la reconnaissait de loin à sa
silhouette dégingandée. Quand elle atteignit le portail de notre
îlot, nous restâmes assises, bien calmement, pour ne pas attirer
l’attention. Mais nous essayions de deviner si ça avait marché.
Ses paupières clignaient à cause du soleil, mais son visage
restait indéchiffrable. Le temps qu’elle mit à arriver jusqu’au
seuil de notre baraque nous parut une éternité.
– Tu les as ?
– Bien sûr.
– Combien ?
– Il y en a assez.
Elle tenait un sac en papier marron. Nous entrâmes à trois –
Lotte, Nelly et moi – dans la baraque vide et obscure.
Ouverture fiévreuse du sac : il contient au bas mot une bonne
centaine de formulaires en blanc. Lotte, quelques jours
auparavant, s’est portée volontaire pour servir de coursier. On
lui a octroyé un laissez-passer et, chargée de transmettre des
informations et des messages, elle fait le va-et-vient entre
les diverses divisions et le bureau du commandant. Là, elle a
su se rendre utile et n’a pas tardé, grâce à sa formation d’agent
de liaison acquise à l’école de la résistance allemande, à
apprendre ce que recelaient les différents tiroirs. Elle nous
apporte des attestations de mise en liberté. Au bas du
formulaire figure la mention le commandant du Camp de
Gurs. La signature, évidemment, manque.
Ces documents, nous ne voulions pas nous en servir – sauf
s’il n’y avait vraiment pas d’autre solution – pour l’évasion
proprement dite (les faux papiers présentant toujours un
certain danger, nous avions appris à n’en faire usage qu’en cas
de nécessité absolue). C’est surtout une fois dehors qu’ils nous
seront utiles : si nous nous retrouvons en territoire occupé, il
nous faudra des papiers avec une autre identité et une autre
nationalité – la chose étant particulièrement importante pour
les femmes dont le nom risque d’être connu de la Gestapo.
Notre première tâche, par conséquent, va être maintenant de
localiser, dans les autres divisions, les internées politiques les
plus en danger.
– Dans une des baraques de l’îlot M, tout à fait au fond, il y
a Anja Pfemfert. Il faut l’aider, elle n’est pas dans son assiette.
– Mme Feuchtwanger ? Elle est en face, au J. Oui, elle veut
filer. Elle a dit qu’elle pourrait nous donner un coup de main
sur le plan financier.
– N’oubliez pas Hannah Arendt, dans l’îlot d’à côté. Mais
si, bien sûr que vous la connaissez, c’est la femme de Blücher.
Elle veut sortir avec nous, mais après elle se débrouillera toute
seule. Elle trouve que c’est plus sûr. Paulette me dira plus
tard :
Te souviens-tu de nos efforts, en ces jours-là, pour
réconforter Martha et l’encourager à se joindre à nous ?
C’était ma plus vieille, ma plus chère amie. Elle n’allait
pas bien du tout, souffrait beaucoup. Elle était dans ton
îlot, mais venait tous les soirs aux barbelés échanger
quelques mots avec moi.
Nous voulions évidemment l’emmener avec nous. Avec
son passé de militante antifasciste, elle était perdue si les
Allemands lui mettaient la main dessus. Je sais que vous
avez essayé de la convaincre. Après avoir demandé un
temps de réflexion, elle a dit qu’elle avait pris la
décision de ne pas nous accompagner. « Personne ne sait
ce qui nous attend, a-t-elle expliqué, et dans mon état je
ne ferai que vous gêner car je sais que vous ne
m’abandonnerez pas. On n’a pas le droit de sacrifier un
groupe entier à cause d’une seule personne. »
Trois jours plus tard, elle est venue à la clôture me faire
ses adieux : « Je te souhaite bonne chance, ma petite » –
elle m’appelait toujours ma petite. Nous savions toutes
les deux que nous ne nous reverrions plus.
(Peu après, des amis français, habitant Limoges, réussirent
à faire sortir Martha de Gurs et la cachèrent chez eux.
Lorsqu’elle put enfin consulter un médecin, il était trop
tard…)

Les jours suivants, nous fûmes absorbées par nos


préparatifs au point de ne quasiment pas trouver le temps de
dormir. Nous nous étions donné trois jours. Nelly s’était
spécialisée, en Allemagne hitlérienne, dans la fabrication de
faux papiers, et y était devenue si experte qu’on ne pouvait
distinguer sa contrefaçon de l’authentique signature du
commandant. Elle passait la journée entière dans la baraque,
travaillant en professionnelle, sans se presser, pendant que les
autres montaient la garde. De temps à autre elle s’interrompait,
écartait de son visage ses longues mèches blond vénitien, et
maugréait : « Fichu papier, faire du faux là-dessus c’est pas du
gâteau ! »
Les Allemands avancent : les nouvelles qui nous
parviennent se font de plus en plus alarmantes, à peine
croyables. Et nous sommes de plus en plus rongées par
d’angoissantes interrogations. Où sont nos familles ? Qu’est-il
advenu des hommes ? Le bruit court que les camps où ils se
trouvent sont tombés aux mains des Allemands, et ils ont tous
été faits prisonniers. Je me refuse à le croire. Ils ne sont tout de
même pas restés là, bien tranquillement, à attendre les nazis :
ils ont dû s’évader. Mais quand même, quand j’y pense, je
ressens une sensation bizarre au creux de l’estomac.
Le camp où avait atterri mon frère Hans s’appelait La
Braconne, aux environs de Bordeaux.
– Raconte comment ça s’est passé chez vous, lui ai-je
demandé lors de nos retrouvailles, un an plus tard.
Il me fit un rapport comme seuls les hommes de science
savent en faire.
Il s’était constitué un groupe d’émigrés politiques.
Personne ne savait exactement ce qui se passait, mais
tout le monde savait que les Allemands avançaient, et
que – personne n’en doutait – ils occuperaient bientôt
La Braconne. Le groupe avait décidé d’organiser notre
évasion. Nous présumions que l’arrivée des Allemands
serait précédée d’une brève phase de transition
accompagnée d’un certain flottement, nos gardes
français soit se repliant, soit tout simplement prenant la
poudre d’escampette. C’est ce moment-là qu’il nous
fallait mettre à profit pour nous enfuir.
Nous avons donc désigné des hommes de faction,
chargés de donner l’alerte sitôt qu’il se produirait
quelque chose : départ des Français ou approche des
troupes allemandes. Comme tu le sais, il y avait à La
Braconne, comme dans les autres camps, non seulement
des opposants au régime hitlérien mais aussi un certain
nombre d’Allemands restés bloqués en France au
moment de la déclaration de la guerre. Et, bien entendu,
il se trouvait des nazis parmi eux. Ils n’ignoraient pas
plus que nous la suite logique des événements, et
avaient projeté de garder prisonniers les Juifs et les
antifascistes afin de les livrer aux troupes allemandes (il
s’avérera plus tard que les unités combattantes, de façon
générale, ne s’intéressaient pas aux civils non armés).
Un soir, alors que j’étais de garde à la fenêtre de ma
baraque, quelques nazis – ils avaient parfaitement
compris ce que je faisais là – me tombèrent dessus par-
derrière, essayant de m’arracher de mon poste. Je me
défendis et, dans l’obscurité, ils me rejetèrent avec
violence à l’intérieur de la baraque. Dans ma chute, je
heurtai du front le rebord d’un banc et le sang se mit à
jaillir. Je perdis conscience quelques instants, mais
réussis ensuite à me traîner jusqu’à ma fenêtre. Lorsque
le médecin du camp m’examina, il diagnostiqua une
commotion cérébrale, parla de suites imprévisibles, et
ordonna au moins une semaine de repos complet au lit.
Il enroula autour de ma tête un énorme bandage qui ne
tarda pas à être taché de sang. Je me couchai, tout
frissonnant de fièvre – on me dit que c’était normal,
étant donné tout le sang que j’avais perdu. Près d’un
litre, m’expliqua-t-on.
Le lendemain matin, nos gardes se retirèrent. Les portes
du camp étaient ouvertes. Mais tout se passait de façon
assez organisée. Le commandant du camp fit
proclamer : Sauve qui peut. S’adressa-t-il
personnellement à nous ? Ah, oui, je me souviens : il
avait nommé l’un de nous chef de camp. Cet homme
était un ancien officier allemand – un colonel – mais,
juif, il avait émigré. Ce matin-là, il nous annonça
succinctement, au nom du commandant : « Les
Allemands approchent, la garde va être retirée ;
débrouillez-vous. Sauve qui peut. » Là-dessus, nous
quittâmes tout simplement le camp. Les nazis
n’essayèrent pas de nous retenir, car les soldats français
étaient encore là.
Il s’avéra bientôt, cependant, que nous étions passés de
la captivité à une liberté toute conditionnelle. Au bout
de quelques pas je me trouvai dans une situation fort
désagréable, à savoir entre deux tanks, l’un français,
l’autre allemand. Tous deux, me semblait-il, braquaient
leur canon directement sur moi. En réalité, je n’étais
évidemment aux yeux de leur équipage qu’un
malheureux civil boitillant, à la tête enturbannée d’un
bandage ensanglanté.
Le secteur était donc déjà encerclé par les tanks
allemands. Il nous fallait essayer de nous tirer de là
avant l’arrivée de la Gestapo – toujours sur les talons
des militaires – et de gagner une région non encore
occupée. Mais dans quelle direction filer ? Nous en
étions réduits aux conjectures. L’important, en tout cas,
était de s’éloigner le plus possible des Allemands : nous
avons donc opté pour, grosso modo, le Sud-Est. Nous
avions choisi, instinctivement, de nous séparer : un
groupe risque toujours d’être pris pour une unité
militaire. Je n’entendais plus de coups de feu, mais
c’était tout de même assez inconfortable de se déplacer
ainsi, pris en sandwich entre les Français et les
Allemands.
Au bout de quelques kilomètres, un camion militaire
français s’arrêta près de moi et on me fit monter. Je
devais avoir l’air très héroïque avec mon bandage plein
de sang – c’était tout à fait décoratif. Comme j’étais
fatigué, je boitais plus que d’habitude. Le camion faisait
partie d’un convoi de véhicules de défense antiaérienne
qui essayaient d’échapper à l’encerclement allemand.
Ce fut un voyage passablement éreintant. Nous roulions,
direction sud-est, à une allure folle. Soudain, stop : des
tanks allemands se dirigent vers nous. Nous faisons
demi-tour, filons en sens inverse. Après plusieurs
changements de direction, nous approchons d’une
rivière : au bout du pont, des uniformes allemands. Nous
nous engouffrons dans un chemin de traverse, fonçons à
pleins gaz dans une autre direction. On établit une
liaison téléphonique avec un poste de commandement :
nouvel arrêt brutal, nouveau changement de direction.
Et ainsi de suite, une demi-journée durant. Ça vous rend
plutôt nerveux, ce périple à travers les zones occupées et
celles qui ne le sont pas encore, sans jamais savoir si
vous êtes déjà encerclés, pris au piège.
Nous réussîmes enfin à nous dégager. Nous voici en
zone libre (à l’époque, cependant, on ne savait pas
encore où les Allemands s’arrêteraient). Nous avons fait
halte près d’une forêt, tout était calme aux alentours.
Nous descendîmes, et les soldats se mirent en devoir de
préparer un vrai repas français. On m’invita à le
partager. Mon bandage, après tout, attestait de ma
qualité de héros – même si j’étais seulement un héros
civil.
Après ce festin, j’ai été malade. Comme un chien.
Quand on a eu faim pendant des semaines, on ne
supporte pas un repas complet, avec de la viande, de la
sauce, un dessert. Je me souviens encore des efforts
surhumains que j’ai déployés pour ne pas vomir, car je
ne voulais pas faire de saletés dans le camion.
À Gurs, le désarroi de nos gardiens croissait d’heure en
heure, de sorte que nous pouvions à présent nous déplacer sans
entrave d’une division à l’autre pour remettre les attestations
de mise en liberté à nos « agents de liaison ». Départ fixé au
lendemain matin : rendez-vous à huit heures au portail, côté
gauche. Ensuite, nous tenterons de passer, individuellement ou
par groupe de deux. Une fois dehors, il faudra, dans un
premier temps, se cacher, disséminées dans les différents
villages, et voir jusqu’où les Allemands poursuivront leur
avance.
À minuit passé, nous étions encore toutes à l’extérieur des
baraques, profitant de ce que plus personne ne se souciait de la
discipline. Quelqu’un s’adressa à moi dans l’obscurité :
– Je n’arrête pas d’y penser. Je ne suis plus très sûre que
nous avons raison.
Je reconnus la voix :
– Que veux-tu dire ? Tu vois une autre solution ?
– Nous avons peut-être tort de partir comme ça…
Médusée, je restai un instant sans voix. Quoi ? Fléchir
maintenant, quelques heures avant le moment décisif ? Et
justement elle, cette femme notoirement calme, réfléchie,
et qui avait la réputation de toujours demeurer maîtresse de ses
nerfs !
– Tu ne parles pas sérieusement ! Tu ne penses tout de
même pas que nous devons rester ici à attendre la Gestapo ?
– Écoute, dit-elle, chaque cas est différent. Je pense surtout
à Otto. Il fait partie de ceux qui courent les plus grands
risques. Il sait que je suis ici, et c’est ici qu’il me cherchera. Si
je m’en vais, nous allons perdre le contact. Il ne saura pas où
me chercher.
J’étais furieuse :
– Le contact ! Où te chercher ! Si on veut se retrouver, il
faut d’abord que chacun sauve sa peau, lui, toi, et nous tous !
Elle se leva :
– Tu as probablement raison. Mais je ne peux me
débarrasser de mes doutes. Quand on pense à tous les
dangers… Ici, à Gurs, je connais au moins les lieux, dehors,
c’est l’inconnu. Les nazis ? Il y en aura partout. Où aurons-
nous plus de chances de nous en tirer ? Laisse-moi réfléchir
encore.
J’étais incapable de rentrer dormir. Tout le camp semblait
éveillé. Nous étions seulement fin juin, mais la nuit était
suffocante. Ou bien était-ce l’angoisse, la peur qui
imprégnaient l’air et le rendaient si lourd ? Soudain, le
commandant du camp fit son apparition. Cela n’était encore
jamais arrivé. Il semblait aller d’îlot en îlot, et un essaim de
femmes l’entourait. Elles le suivaient pas à pas, en le harcelant
de questions :
– Qu’est-ce qui va arriver ? Que va-t-on faire de nous ?
Il s’efforçait de conserver son maintien militaire, d’afficher
un parfait sang-froid :
– Effectivement, les nouvelles du front ne sont pas bonnes,
commença-t-il, mais…
Une voix de femme l’interrompit :
– Où sont les Allemands ?
D’autres s’élevèrent :
– Silence !
Le commandant poursuivit :
– … mais il n’y a pas de raison de s’inquiéter. La France
assume l’entière responsabilité de votre sécurité.
J’entendis un rire étouffé. La même voix que tout à l’heure
lança derechef :
– Où sont les Allemands ?
Et le commandant répondit :
– Ils viennent de plusieurs directions.
Une femme que je distinguais mal s’écria :
– Hissez donc un drapeau américain sur le camp ! Comme
ça Gurs sera territoire américain, et les Allemands n’auront
pas le droit d’y entrer.
Quelqu’un, près de moi, éclata d’un rire hystérique.
Le commandant se rendit à l’îlot suivant. Les femmes
restèrent sur place continuant à discuter. Je les écoutais en me
disant : « Comment peuvent-elles être aussi passives ?
Demander “Qu’est-ce qui va nous arriver ?” au lieu de “Que
pouvons-nous faire ?” »
– Avant tout, il nous faut sortir d’ici, répétai-je pour la
dixième fois. Dans cette pagaille, il y a sûrement moyen de
s’échapper.
– Pour aller où ? demanda une femme avec laquelle il
m’était arrivé de causer.
– Peu importe. L’essentiel, c’est de retrouver notre liberté.
Filer de Gurs avant l’arrivée des nazis.
– Sans argent ! Il faut bien manger…
– Vous voulez rester prisonnière pour l’amour des pois
chiches ?
– Mais ma famille ? Comment pourrons-nous nous
retrouver ? Les hommes viendront certainement nous chercher
ici. Vous ne voulez donc pas attendre votre mari ?
– Mon mari ? Je pourrais l’attendre longtemps. S’il apprend
qu’il existait la moindre possibilité de se tirer de Gurs, il ne
viendra pas m’y chercher.
Des mois plus tard, je lui ai posé la question :
– Dis-moi, Hans, tu n’as jamais songé à venir me chercher
à Gurs ? Pas mal d’hommes, à l’époque, y sont allés, dans
l’espoir de trouver leur femme ?
– Non, a répondu Hans en riant, je savais pertinemment que
tu n’allais pas rester gentiment à Gurs à m’attendre. Ç’aurait
été stupide. Pendant que je fuyais vers le sud, j’ai fait un bout
de chemin avec quelques camarades qui tentaient de gagner
Gurs. Avant de nous séparer, ils m’ont dit : « Donne-nous au
moins son nom, au cas où elle y serait quand même. » Je leur
ai répondu : « Elle s’appelle Lisa. Mais ne vous fatiguez pas,
elle a sûrement décampé. »
Mystères de la mémoire ! La mienne, parfois, fait
brusquement émerger en moi des images de cette dernière nuit
– mais seulement des détails insignifiants. Un corsage rouge
qui se balance au vent. Un tabouret bancal, avec une femme
inconnue assise dessus. Puis vient le matin, notre évasion de
Gurs. Là, mes souvenirs deviennent flous, je n’en ai conservé
qu’un film pâli, grisâtre. Peut-être étais-je trop fatiguée. Peut-
être mon cerveau ne pouvait-il en enregistrer davantage.
Nous étions une soixantaine. Nous ne voulions montrer nos
certificats de mise en liberté que si on nous les demandait (les
formulaires dont nous ne nous étions pas servis, nous les
avions laissés aux autres). Nous étions au complet, je m’en
souviens parfaitement – même celles qui hésitaient encore à la
dernière minute ne manquaient pas à l’appel. Nous gagnions le
portail une à une ou par petits groupes. Dans la pagaille
ambiante, personne ne nous prêtait attention.
Lotte et Nelly passèrent les premières. Elles durent
présenter leurs certificats, et la sentinelle les examina
soigneusement. Pour les suivantes, il se contenta d’y jeter un
coup d’œil. Au bout d’un moment, Paulette et moi nous
franchîmes le portail ensemble. J’annonçai simplement : « On
revient tout de suite. » Je ne me souviens plus si mon cœur
battait la chamade. Quelque part sur la route, une voiture
s’arrêta. Un officier nous y fit monter. Sitôt assise, je
m’endormis et ne me réveillai que quand l’auto stoppa sur la
place d’un village. Il s’appelait Pontacq, et nous y avions
donné rendez-vous à quelques autres fugitives.
Notre première tâche consistait à présent à déceler où en
était la progression des Allemands.

1. Document délivré à certains étrangers afin de leur servir de caution.


2. Citoyens du Reich.
3. « Bund Deutscher Mädchen » : la branche féminine des Jeunesses
hitlériennes. N.d.T.
On recherche… Pontacq, été 1940
L’officier qui nous avait prises à son bord poussa jusqu’à la
gendarmerie. À notre grand effroi. Deux gendarmes se
dirigèrent vers nous, et notre chauffeur descendit de voiture. Il
avait fière allure, sanglé dans son uniforme.
– Je vous remets deux femmes, déclara-t-il.
Je sentis la main de Paulette se poser sur la mienne ; elle
était glacée. Puis il poursuivit sur un ton de commandement,
très militaire :
– Je charge la gendarmerie de Pontacq d’assurer leur
sécurité. Ce sont des réfugiées belges, traquées par la Gestapo.
Elles ne doivent pas tomber entre les mains des Allemands.
Vous en répondrez.
Trois saluts militaires. L’officier ouvrit la portière, nous
descendîmes ; il remonta en voiture, démarra. Sans nous jeter
un coup d’œil. La tête me tournait un peu. Je regardai Paulette,
constatai qu’elle non plus ne se sentait pas très bien. Nous
suivîmes les deux gendarmes dans leur bureau. Présentation de
nos certificats « fabrication maison », aux noms de Paulette
Perrier et Lise Duchamps. Nationalité : Belge. Le brigadier
nous dit :
– Nous veillerons sur votre sécurité. Bien entendu, vous
n’êtes pas autorisées à quitter Pontacq. J’espère que vous ne
ferez pas d’histoires.
Nous voici donc toutes deux sur la petite place du village, à
attendre notre tour. Devant nous, une file d’une vingtaine de
personnes, des femmes avec leurs enfants, des vieillards,
réfugiés venant de divers coins du pays. Au milieu de la place,
sous les arbres, on avait dressé un stand. Un employé
communal dirigeait la distribution de ravitaillement et
l’attribution de bons d’hébergement.
On nous donna quelques carottes, des feuilles de salade, un
petit morceau de lard, un peu de pain, et du sel. Plus un
réchaud à alcool et une gamelle en fer-blanc. Un homme nous
conduisit, Paulette et moi, à une petite ferme. La fermière était
vêtue de noir de la tête aux pieds, comme toutes les femmes de
ce village basque. Elle nous mena à une cabane, derrière le
potager, à côté du poulailler. À l’intérieur, un grand lit et une
petite table. Nous lui demandâmes où nous pourrions trouver
de l’eau.
– La pompe communale est là-bas, en bas du chemin ; vous
pourrez y faire votre toilette et votre lessive.
Avant de s’éloigner, elle ajouta :
– N’oubliez pas de fermer le portillon derrière vous pour
empêcher les poules de venir dans le potager. Et pas la peine
d’utiliser le cabinet qui est là-bas, ça fait du bon engrais pour
les légumes.
– Mon Dieu, dit Paulette, si ma mère savait ça… son
cœur…
– Paulette, un lit. Un vrai lit !
– Ça lui fendrait le cœur.
Moi, je pensais : nous avons un lit et de quoi manger. Et
peut-être sommes-nous, provisoirement du moins, en sécurité.
Si seulement les femmes de Gurs, qui n’osent pas quitter le
camp, savaient qu’on porte secours aux réfugiés.
Les habitants du village ignoraient où se trouvaient
maintenant les Allemands, et s’ils continuaient à avancer.
Quelques réfugiés qui avaient traversé Pau estimaient que, là,
nous pourrions sûrement en apprendre davantage. Peut-être en
allant à la caserne bourrée de soldats.
Le lendemain matin donc, en route pour Pau. Entre-temps,
six autres femmes de notre groupe étaient arrivées à Pontacq et
y avaient trouvé un toit. Les autres étaient disséminées dans
différents villages. Il nous fallait savoir si les Allemands
risquaient de venir dans le coin.
Mais comment atteindre Pau ? Il n’y avait pas de car, ni
aucun autre moyen de transport. Nous réussirons à nous
débrouiller, pour l’aller comme pour le retour, assurâmes-nous
à nos amies. Nous quittâmes le village par des chemins
détournés, afin de ne pas attirer l’attention des gendarmes. Sur
la route, nous ne vîmes que de rares véhicules – personne
n’avait d’essence. La plupart des conducteurs portaient un
uniforme d’officier et ils passaient devant nous sans même
ralentir. Peut-être était-ce notre faute ?
– Tu ne leur fais même pas signe, reprochai-je à Paulette.
Comment veux-tu que quelqu’un s’arrête ?
– Je croyais que toi tu leur faisais signe. Il t’est déjà arrivé
de faire de l’auto-stop ?
– Non, et toi ?
– Moi non plus.
Nous convînmes du partage des tâches : Paulette agitera le
bras, et si quelqu’un s’arrête c’est moi qui parlerai.
Une voiture approchait. Paulette murmura :
– Oh là là, si ma mère savait ça !
Elle agita le bras ; l’auto s’arrêta. À Pau, nous nous
rendîmes d’abord à la grande caserne dont nous avaient parlé
les réfugiés. Ça fourmillait de soldats, mais nous fûmes
frappées de ne voir aucun officier. Nul ne pouvait nous
renseigner, nul ne savait quelque chose de la compagnie dont
faisait partie le mari de Paulette. Les soldats que nous
interrogions ne s’étaient arrêtés à Pau que pour la nuit.
– Où sont les Allemands ? demandions-nous.
Mais nous cessâmes bientôt de poser la question. On nous
regardait avec des yeux vides. Certains riaient – d’un rire
horrible. Certains disaient :
– Ils sont partout, les boches !
Et toujours la même phrase :
– Nous sommes vendus…
Nous sillonnâmes Pau en tous sens, essayant de glaner des
informations. Le soleil tapait fort, nous étions fatiguées et
quelque peu démoralisées. À l’hôtel de ville, nous pûmes
échanger quelques mots avec un employé, mais il n’en savait
pas plus que les autres.
– Le bruit court, nous dit-il, que les Allemands vont stopper
leur avance, demain ou après-demain. On parle d’armistice…
Des rumeurs, une fois de plus. Nous poursuivîmes notre
chemin. Soudain, dans la rue, un groupe de jeunes hommes.
– Ils ont l’air d’émigrés allemands, murmura Paulette.
Ils s’approchèrent de nous :
– Vous venez de Gurs ? Que se passe-t-il là-bas ?
Ils s’étaient évadés d’un camp quelque part dans le Nord et
venaient juste d’arriver ici. Tout ce qu’ils savaient, c’est qu’on
se retrouvait partout encerclé par les tanks allemands, et qu’on
tombait partout sur des groupes d’émigrés.
– Ont-ils tous pu s’échapper à temps ? demandai-je. Aucun
camp n’est tombé entre les mains des Allemands ?
Hans, mon mari, se trouvait à ma connaissance du côté de
Tours… Avaient-ils rencontré des gens venant de là ? Non.
Mais, d’après leurs informations, la plupart des émigrés
avaient réussi à quitter les camps : les derniers jours, les
commandants français fermaient les yeux et, pour finir, avaient
eux-mêmes pris le large. Seulement, ensuite, il fallait traverser
la France : un périple des plus problématiques, d’autant que
lorsqu’on se croyait tiré d’affaire on retombait sur les tanks…
Quelques femmes passèrent. Évadées de Gurs, elles aussi.
Et elles aussi à la recherche des leurs.

Nous avions prévu de rester provisoirement planquées à


Pontacq. À l’écart du reste du monde. Et ainsi fut fait –
pendant quelques jours. Paulette et moi allions souvent nous
asseoir sur un banc, sur la place. Il n’y avait pas grand-chose à
voir, mais il faisait bon à la fraîcheur de l’ombre des grands
arbres. La grand-route traversait la place. De temps à autre
passaient des réfugiés isolés. Parfois aussi de petits groupes de
soldats aux uniformes crasseux, errant apparemment sans but.
Il était rare de voir un véhicule.
Un jour, bruit de moteur suivi de l’apparition de deux
soldats à moto. Paulette bondit sur ses pieds en criant :
– Alfred, Alfred !
Elle se mit à courir derrière les motos en agitant les bras,
mais elles avaient déjà disparu.
– C’était le jeune Alfred de Paris, m’assura-t-elle. Mais si,
tu le connais… Comment le rattraper ?
– Ça y est, tu commences à délirer, comme les autres,
répliquai-je, agacée. Alfred, juste ici, à Pontacq !
Nous nous disputâmes. Paulette n’en démordit pas : elle
avait vu Alfred, sans erreur possible. Une charrette passa.
Paulette courut vers le paysan assis sur le siège :
– Si vous voyez sur la route deux soldats à moto, lui lança-
t-elle hors d’haleine, l’un des deux, un petit blond, est un ami à
nous, il ne nous a pas vues. Dites-lui de revenir tout de suite.
Le paysan hocha la tête, et la charrette poursuivit son
chemin, au pas lent du cheval. Paulette se tourna vers moi :
– Tu peux rire. Moi, je reste ici à attendre. On ne sait
jamais.
Quand elle s’est mis quelque chose dans la tête, il n’y a rien
à faire.
Nous voici donc assises sur notre banc, attendant Alfred.
Au bout d’un certain temps elle dit, la mine sombre :
– Ça n’a pas marché. Viens, il faut aller manger quelque
chose. Mais je suis sûre que c’était lui.
Une pétarade, à nouveau. Ça venait de la direction opposée.
À nouveau une moto, avec un soldat dessus. Il entra dans le
village à toute vitesse, s’arrêta net sur la place, regarda autour
de lui :
– On m’a dit de revenir ici !
Mais oui, ce motocycliste à l’air hagard, épuisé, à
l’uniforme tout crotté, c’était Alfred de Paris. L’Alfred à la
tignasse blonde et aux juvéniles joues roses. Nous nous
précipitâmes à sa rencontre, il nous fixa d’un regard incrédule,
se frotta les yeux et le front. Il descendit de sa moto, s’assit
dans l’herbe et, pendant que nous l’assaillions d’un flot de
paroles, ferma les yeux et s’endormit. Je m’assis à côté de lui
en répétant à mi-voix :
– L’Armée glorieuse… Voilà l’Armée glorieuse…
Alfred était un jeune Polonais de vingt ans à peine. À la
déclaration de guerre, il s’était engagé à Paris dans la Légion
polonaise. Il avait interrompu à Pontacq sa descente vers le
sud pour se joindre aux soldats dispersés dans les villages
voisins. Le soir, il nous a raconté la drôle de guerre de l’hiver
39-40, nous a parlé de la ligne Maginot, du début de
l’offensive allemande.
… Après la percée allemande par la Belgique, on nous a
envoyés à l’Ouest. Vers la fin mai, nous avons été
engagés dans les combats au sud de la Somme. Nos
officiers répétaient les paroles du général Weygand :
« Ceci est la bataille décisive de la guerre. » Notre
confiance dans les généraux n’était plus bien grande,
mais on veut tout de même croire que les huiles, là-haut,
ont une quelconque stratégie… Il était clair qu’il fallait
reconquérir la tête de pont de la Somme, et nous
passâmes à l’attaque. Mais ça n’a servi à rien, nous
n’avions aucun soutien. Trois jours sans manger et sans
boire, sous un feu roulant, avec des morts et des blessés
gisant de tous côtés sans qu’on puisse s’en approcher…
Début juin, nouvel ordre d’attaque : il faut empêcher
l’ennemi d’atteindre Paris. Notre offensive débuta, au
petit matin, dans l’obscurité, et au même instant les
Allemands ouvrirent le feu. Notre artillerie avait, par
erreur, commencé à tirer quelques minutes trop tôt.
Nous nous demandions : « Où sont nos avions ?
Pourquoi n’arrivent-ils pas ? » Ils n’arrivèrent jamais.
Nos munitions s’épuisaient. On nous affirma qu’on nous
en envoyait des arsenaux du Sud, qu’elles étaient déjà
en route… Nous attendions, attendions encore et
toujours. Le feu allemand ne ralentissait pas, nous
entendions les cris et les gémissements de nos blessés,
là-dehors. Et toujours de nouvelles promesses : les
munitions vont arriver d’un moment à l’autre…
Attendre, jurer. Près de moi, quelqu’un sanglotait.
Enfin – c’était, je crois, le troisième jour –, nous vîmes
apparaître deux camions. Nous nous précipitâmes à leur
rencontre, j’étais l’un des premiers. L’un des deux était
vide, complètement vide. Le second contenait une
caisse, une seule caisse de munitions…
Je n’en sais pas davantage sur la bataille de la Somme.
Ensuite, il n’y eut plus que des rumeurs. Étions-nous
encore sous commandement français, ou bien passés
sous commandement anglais ? Avions-nous les
Allemands non seulement en face, mais aussi dans le
dos ? Avait-on donné l’ordre de repli ? Mais nous ne
pouvions plus attendre les ordres.
Alfred resta à Pontacq. Il dut rendre sa moto qui appartenait
à l’armée, mais avec son uniforme il nous fut souvent, à nous
autres femmes, d’un précieux secours. De toute manière,
disait-il, camper ici ou là, quelle importance ? Il n’avait aucun
but. Il était l’un des innombrables soldats errants à travers la
France. Un de l’armée en déroute.
Entre-temps, à Pontacq, on s’était habitué à notre présence,
les gens nous regardaient d’un air moins méfiant qu’au début.
Nous ne comprenions pas ce qu’ils se racontaient en basque,
mais avec nous ils parlaient français. On nous avait octroyé
une petite allocation, que la mairie versait à tous les réfugiés –
à présent, nous appartenions à une catégorie supérieure, celle
des réfugiés. Notre fermière ne nous aimait pas beaucoup,
surtout parce que nous laissions tout le temps ses poules
s’échapper et dévaster le potager. Mais le paysan d’âge
canonique qui avait recueilli trois de « nos » femmes préparait
parfois un repas pour nous toutes. Dans son chaudron noir
suspendu par une chaîne au-dessus du foyer, il mitonnait, ce
magicien, des soupes extraordinaires, épaisses et savoureuses.
Un jour, il sacrifia l’une de ses poules. Et comme je
m’étonnais de pareille extravagance, il déclara :
– Oh, elle était aussi vieille que moi. Alors, ça n’a pas
d’importance.
Toujours pas de journaux. Pourtant, tout le monde parlait
d’armistice. Quand nous allions, après déjeuner, rincer nos
assiettes en fer-blanc à la pompe, nous y rencontrions parfois
des soldats qui y avaient fait halte pour se laver. Ils disaient
que les bombardements continuaient, jusque sur les routes de
l’exode, et aussi que des avions descendaient jusqu’à la cime
des arbres pour les arroser du feu de leurs mitrailleuses.
Paulette et moi poursuivions nos tournées d’information.
Notre gendarmerie – forte de deux hommes – prenait sa
mission très au sérieux et nous surveillait étroitement, mais
nous n’avions pas tardé à découvrir les moments propices pour
échapper à leur vigilance : principalement pendant les deux-
trois heures sacro-saintes du déjeuner. Nous avions appris à
nous glisser hors du village sans être vues. L’auto-stop était
quasiment devenu une vieille habitude. Mais les voitures se
faisaient de plus en plus rares, et il nous fallait souvent
accomplir de longs trajets à pied dans nos souliers déchirés.
Nous allions à Tarbes, à Lourdes, et dans les villages où se
cachaient les femmes parties de Gurs avec nous. Nous
rencontrions des émigrés errant à la recherche de leur famille,
d’un point de chute. Un jour, alors que nous étions en
conversation, debout au bord d’une quelconque
départementale, avec quelques-uns d’entre eux, une voiture
transportant plusieurs personnes s’arrêta à notre hauteur. Une
femme sortit la tête et demanda où menait cette route.
– Vous êtes bien Hertha Pauli ? s’enquit quelqu’un.
– Exact. Où sommes-nous donc ici ?
– Dans les Basses-Pyrénées. D’où venez-vous ?
– De l’ouest, de la côte. Dans quelle direction roulons-
nous ?
– Vers le sud. Où voulez-vous aller ?
– Peut-être à Lourdes.
L’auto démarra.

Assises sur notre banc, nous tenions conseil : que faire


encore pour retrouver nos familles ? Il faisait chaud, même à
l’ombre. Soudain, grand remue-ménage sur la place : un car
arrivait. Le car de Pau circulait à nouveau ! Tout le village
accouru regarda quelques voyageurs en descendre. Et Paulette
de bondir, de courir jusqu’à l’arrêt en criant :
– Papa ! Papa !
Et effectivement – tandis que moi je contemplais, sidérée,
le Rübezahl 1 à l’épaisse crinière grise –, elle tomba dans les
bras de son père. « Le Vieux », comme nous disions.
Comment a-t-il pu savoir que nous étions dans ce trou perdu ?
Très simple, expliqua-t-il. Peu avant l’arrivée des
Allemands, il s’était évadé de son camp avec quelques amis, et
le groupe avait pris le chemin de Gurs. Il avait la ferme
intention d’en tirer sa fille. Or, juste avant d’arriver à Pau, il
était tombé sur quelqu’un ayant rencontré ladite fille, et qui
savait même où elle se trouvait.
– Nous ne pouvons pas garder le Vieux ici, me dit Paulette
un peu plus tard.
Il refusait obstinément de couper ses cheveux en
broussaille – sa marque distinctive – et ne parlait pas un mot
de français. À Lourdes, au milieu de la foule, il attirerait moins
l’attention, aurait plus de chances de se planquer. Il poursuivit
donc son chemin. Il était convenu que nous le rejoindrions
bientôt.
Nous fûmes à peine étonnées de voir, quelques jours plus
tard, en passant devant la mairie, Kaminski, le mari de Bolle,
sauter d’un chariot de foin (Bolle était l’une des trois
pensionnaires du vieux paysan). Lui aussi était tombé sur
quelqu’un qui savait où nous étions. Il venait d’un camp des
environs de Tours – précisément de celui où avait été interné
mon mari.
Le soir, réunis dans l’obscurité de la chambre du vieux
paysan, nous écoutâmes Kaminski nous faire le récit de son
évasion. Un récit dramatique. Pour échapper aux Allemands
qui le talonnaient, il avait dû traverser à la nage un fleuve aux
eaux tumultueuses (par la suite, cependant, il se révélera que
ce n’était pas tout à fait exact : quelqu’un l’avait recueilli à
bord de sa barque). Je lui demandai ce qu’il savait du sort des
autres. Avaient-ils tous réussi à s’enfuir ? Quand avait-il vu
mon mari pour la dernière fois ?
– Nous sommes partis à trois. Les autres avaient fixé leur
évasion au lendemain, mais nous, nous ne voulions pas
attendre. Et, le lendemain matin, les Allemands ont occupé le
camp. Nous avons entendu dire que personne ne s’en est tiré.
Nous sommes les trois seuls rescapés. Les autres ont fait une
mauvaise évaluation de la situation.
Un lourd silence s’abattit sur la chambre. Je pensai : quel
guignol, il ne sait rien, il a seulement « entendu dire », et il
sème la panique. Il doit être en train de préparer son prochain
roman ! Monsieur a su « évaluer correctement la situation » !
Justement lui, qui n’a pas le sens des réalités… Hans et les
autres savaient certainement ce qu’ils faisaient.
Nous avons donc continué à chercher, à suivre toutes les
pistes possibles et imaginables. Et nous avons fini par
rencontrer sur la route de Lourdes deux émigrés qui venaient
du même camp.
– Hans Fittko ? Bien sûr que je le connais, dit l’un d’eux.
Au camp, je lui ai même arraché une dent. Ne vous inquiétez
pas, nous avons tous pris le large avant l’arrivée des
Allemands. J’ai revu Hans depuis, mais je ne sais pas dans
quelle direction il est parti. Laissez-nous votre adresse, au cas
où…
Un camion arrivait, et nous emmena. Nous voulions aller à
Lourdes voir le Vieux, nous assurer que tout se passait bien
pour lui. Le chauffeur et son second – également un jeune
homme – se montraient bavards et curieux : Que faisions-nous
ici ? Pourquoi désirions-nous aller à Lourdes ? D’où venions-
nous ?
– De Belgique, expliquâmes-nous. Nos maris sont
prisonniers de guerre, et nous avons fui.
– Ah, de Belgique, dit le chauffeur. D’où, exactement ?
Paulette, puisant dans ses souvenirs, cita le nom d’une
petite ville. Ce qui se révéla une erreur.
– Quel étrange hasard… répondit le chauffeur.
Il ne semblait pas nous faire tout à fait confiance.
– Et que faisait votre mari ? demanda son collègue.
– Nous avions une pompe à essence.
– Laquelle des deux ? Celle de la place de l’Hôtel-de-Ville
ou celle du carrefour ?
Paulette se tourna vers les deux hommes, une expression
chagrine dans ses grands yeux bleus.
– Vous vous moquez de nous, dit-elle, offensée. Ce n’est
pas bien de se conduire comme ça avec des femmes de
prisonniers !
Elle me donna un léger coup de pied.
– Ah Paulette… soupirai-je, nous n’aurions pas dû monter
dans ce camion. Qui sait pour quoi ils nous prennent ?
Continuons à pied… Nous n’en avons que pour quelques
heures de marche.
– Tout à fait exclu, répliquèrent les deux hommes.
Nous n’avions rien à craindre, ils ne poseraient plus de
questions indiscrètes.
Qu’ont-ils bien pu penser ?
Il y avait, quelque part au nord-est de Tarbes, un grand
centre de rassemblement et de transit pour les émigrés
allemands. Plusieurs personnes qui y étaient passées au cours
de leurs pérégrinations nous indiquèrent comment y parvenir.
Il y affluait, nous assura-t-on, des centaines d’hommes
échappés des camps, et même si nous n’y trouvions aucun des
nôtres, nous pourrions certainement glaner des informations.
C’était un long voyage, et nous nous glissâmes de bon
matin hors du village. Un camion déjà chargé de plusieurs
paysans nous prit à son bord. À Tarbes, nous engageâmes la
conversation avec un officier debout à côté de sa voiture.
Une belle auto, certainement coûteuse. L’officier se montra
fort aimable : il nous emmènera volontiers un bout de chemin,
mais ensuite il tourne et sera obligé de nous laisser au beau
milieu de la nationale. Nous n’y voyions pas d’inconvénient.
– Ce doit être une grosse légume, me chuchota Paulette,
regarde ses épaulettes…
Nous nous installâmes sur le siège arrière, et il démarra.
Pour sortir de la ville il fallait franchir un pont. Des soldats en
armes en interdisaient l’accès. Quelle chance, me dis-je, d’être
avec une grosse légume, autrement, nous n’irions certainement
pas plus loin…
L’officier s’arrêta à côté du premier factionnaire, lui dit
quelques mots (quoi ? de notre place, au fond, impossible de
distinguer ses paroles). Le soldat secoua la tête et dit non : il
ne peut pas le laisser passer. L’officier tira un papier de sa
poche, le soldat le regarda, puis répéta :
– Non, j’ai mes ordres, personne ne traverse le pont.
Une rapide altercation suivit. Nous entendîmes l’officier
déclarer :
– Dégagez, je passe !
– J’ai ordre de tirer, répliqua le soldat.
Il pointa son fusil. Ses mains étaient à hauteur de mes yeux,
et je vis qu’elles tremblaient. Soudain, un revolver apparut au
poing de l’officier. Le soldat, involontairement, fit un pas en
arrière. L’officier mit les gaz et franchit le pont à toute vitesse.
Les sentinelles à l’autre bout s’écartèrent d’un bond. Nous
étions passés. La route serpentait à travers une forêt verte et
paisible, et l’officier devisait aimablement. Il ne commenta
l’incident du pont que par une brève remarque sur « la
confusion régnant dans la situation actuelle ».
À un croisement il nous fit descendre, obliqua dans une
autre direction. Nous avons marché longtemps avant de
trouver une autre voiture pour nous conduire jusqu’aux abords
du camp de transit. Il était déjà très tard, la nuit était douce.
Nous nous sommes allongées sur l’herbe et avons dormi à la
belle étoile.
Le lendemain matin, nous commençâmes nos recherches.
De grandes tentes militaires avaient été dressées dans un pré,
mais elles ne suffisaient pas à abriter tout le monde, et
beaucoup d’hommes couchaient dehors. Ils venaient de camps
de tous les coins de France, du nord à la Méditerranée. Mais
personne ne pouvait me donner la moindre nouvelle de mon
mari. Personne ne connaissait mon frère. Quant au mari de
Paulette, il faisait partie d’une unité de l’armée française, elle
n’apprendrait donc rien sur lui ici. On nous raconta l’exode :
des millions de gens jetés sur les routes, la pagaille. Mes
parents se trouvaient-ils parmi eux ? Et la mère de Paulette ?
On nous parla aussi des vingt-deux camions pleins
d’émigrés qui, au moment de la débâcle, faisaient route vers le
nord. Il s’agissait de volontaires, rattachés en qualité
d’auxiliaires à l’armée anglaise. On les avait dirigés sur
Dunkerque avec les troupes régulières, mais on n’avait pas pu
les embarquer. Du coup, les voici bloqués, avec les Allemands
dans le dos. On ignorait ce qu’ils étaient devenus…
Même les gens arrivant directement des régions occupées
ne savaient pas ce qui se passait. Théoriquement, c’était
l’Armistice. Mais on continuait, sporadiquement, à tirer et à
bombarder. Les troupes allemandes avançaient-elles toujours ?
– Elles semblent avoir stoppé, dit quelqu’un. Sans qu’on
puisse en être sûr.
On ne pouvait être sûr de rien.
La plupart des hommes ne faisaient qu’une brève étape au
centre. Ils y échangeaient quelques informations, des rumeurs,
se communiquaient les noms des membres de leurs familles, et
repartaient poursuivre leur quête.
Au retour, nous n’eûmes guère de chance avec l’auto-stop.
Vers le soir une voiture passa, mais elle roulait trop vite pour
nous laisser même le temps de lui faire signe. Pourtant,
crissement de freins, et la voilà qui revient vers nous, en
marche arrière, mais toujours à la même vitesse folle.
– Attention, ce doit être un dingue ! soufflai-je à Paulette.
C’était un homme en civil. Pouvions-nous lui indiquer le
chemin le plus court pour se rendre à Gurs ? nous demanda-t-il
– puisque manifestement nous en sortions.
– Dépêchez-vous de monter, je vous emmène. N’ayez pas
peur, avec moi vous êtes en sécurité. Montrez-moi seulement
le chemin, il ne me reste pas beaucoup de temps.
Quelque chose, dans cette voix haletante, sonnait juste.
Nous décidâmes de monter dans la voiture. Heureusement, le
trajet le plus court passait par Pontacq. L’homme semblait à
présent un peu plus calme, mais il fonçait toujours dans la nuit
à une vitesse qui nous terrorisait.
– À quelle distance de Gurs sommes-nous ? Je peux y être
avant minuit ?
Nous fûmes bien obligées de lui dire que c’était encore
assez loin. Au bout d’un moment, il expliqua :
– Je viens de Paris. Quand j’ai appris à mon ministère
qu’une commission de la Gestapo était en route pour Gurs, j’ai
sauté dans ma voiture. Il faut que j’y arrive avant elle.
Qui était cet homme ? De toute évidence un fonctionnaire
haut placé et bien renseigné. Pouvions-nous lui faire
confiance ? Nous ne voulions pas risquer de nous trahir en
posant des questions. Mais, après un bref silence, il reprit la
parole – énervé comme il était, il avait besoin de parler.
– Je sais que Margot est encore à Gurs. Margot, c’est ma
fiancée. Une émigrée allemande, comme vous. Vous
comprenez bien qu’il faut que je la sorte de là avant l’arrivée
de la Gestapo.
Oui, nous comprenions. Cet inconnu avait manifestement
des relations, de l’astuce. Il saurait tirer sa fiancée du piège de
Gurs. Mais qu’adviendrait-il des autres ?
– Et qu’en est-il de l’Armistice ?
– Oui, nous avons conclu un armistice avec les Allemands,
répondit-il. Mais on se bat encore çà et là.
Puis il poursuivit, avec circonspection :
– Alors, vous n’êtes pas au courant pour l’article 19 ?
Non, nous ignorions totalement de quoi il s’agissait.
– C’est pour ça qu’il faut que je prenne de vitesse la
Gestapo. L’article 19 de la Convention d’armistice prévoit
« … de livrer sur demande tous les ressortissants allemands
désignés par le gouvernement du Reich ».
Il nous regardait de biais.

J’essaie de me rappeler l’effet que nous a produit cette


nouvelle. Je ne crois pas que ma mémoire me joue un tour :
l’article 19 ne nous surprit pas – il n’était qu’un des nombreux
maillons de la chaîne des événements. Les extraditions vers
l’Allemagne n’avaient pour nous rien d’une nouveauté. Depuis
la prise du pouvoir par Hitler, elles constituaient une menace
familière pour les exilés ayant cherché refuge dans les pays
environnants. En 1936, par exemple, la Suisse avait accepté
une demande d’extradition rédigée simplement au nom de
« Stéphane », le pseudonyme d’un auteur de tracts
antifascistes. Sans savoir qu’il s’agissait de Jean Fittko, par
ailleurs déjà recherché par la Gestapo. Le motif officiel était, si
je m’en souviens bien, que l’individu en question avait
commis un crime crapuleux (ou un délit de mœurs ?). Et le
gouvernement helvétique de lancer un mandat d’amener, et de
charger la section spécialisée de la police de rechercher
« Stéphane ». Il ne fut pas extradé parce que, grâce à des amis
suisses, il resta introuvable. Le procureur suisse qui m’a
montré le mandat s’appelait Dr Gans : il avait, sans hésiter,
donné priorité à sa conscience sur son devoir professionnel.
Depuis longtemps déjà nous n’avions plus, contre le risque
d’extradition, que cette seule protection : rester introuvable.

L’homme de Paris nous déposa à l’entrée de Pontacq et


poursuivit sa course folle vers Gurs. Beaucoup plus tard des
témoins nous ont relaté la première visite de la Gestapo à
Gurs : elle n’avait pénétré que dans l’îlot des indésirables.
Le soir, nous avons tenu conseil avec les six autres femmes
et décidé, à l’unanimité, qu’il était temps de continuer notre
chemin. Individuellement ou par deux, comme nous étions
venues. Cette partie du sud de la France semblait
provisoirement échapper à l’occupation, et nous avions besoin
d’une plus grande liberté de mouvements. Nous voulions
gagner une grande ville : peut-être Marseille ? C’était le seul
port maritime encore libre.
Paulette et moi devions d’abord nous rendre à Lourdes, où
le Vieux nous attendait. Nous convînmes d’emmener Anja
Pfemfert. Il devenait urgent pour elle de quitter Pontacq.
Incapable de s’y acclimater, elle souffrait de crises d’angoisse,
et se faisait tant remarquer que ça ne pouvait plus durer bien
longtemps. Une nuit, elle avait même réussi à se perdre dans le
village.
Pour notre dernière « excursion », nous allâmes dans les
villages avoisinants avertir de nos projets les autres femmes de
notre groupe. En chemin, nous aperçûmes Hannah Arendt :
elle se promenait dans un pré, non loin du village où elle se
cachait – seule selon son désir. Elle aussi songeait au départ.
– Voulez-vous nous accompagner à Lourdes ? proposâmes-
nous.
– Je me sens plus en sécurité toute seule, répondit-elle. En
bande, on a moins de chance de s’en tirer.
Au retour, un officier aimable et jovial nous fit monter dans
son auto. En route, barrage de gendarmerie : cela arrivait
souvent et, comme d’habitude, nous nous recroquevillions sur
nos sièges. Il faisait déjà sombre, et c’est seulement une fois à
l’arrêt que nous reconnûmes notre brigadier. Le conducteur lui
tendit ses papiers, le gendarme les examina, les rendit et
remercia, sans jeter un coup d’œil dans la voiture. Le jovial
officier désigna du pouce le siège arrière en disant :
– Et ça, c’est l’auto-stop.
Le gendarme se baissa, braqua sa lampe de poche sur nous.
Nous nous dévisageâmes mutuellement. Puis il déclara
d’un ton sec :
– Présentez-vous demain après-midi à la gendarmerie.
Il nous attendra en vain.

Le car pour Lourdes circulait de nouveau, mais on nous


aurait tout de suite repérées. Il fallait quitter le village sans être
vues.
Alfred, notre jeune ami en uniforme, était un débrouillard
de première, plein de ressources. Ensemble, nous avons mis
sur pied un plan de bataille. Il se procura, je ne sais où, une
moto et un peu d’essence. J’emmenai Anja, par des chemins
détournés, jusqu’à la route nationale où il l’attendait, et nous la
hissâmes sur le siège arrière. Je m’attardai un instant à
contempler le spectacle : le soldat blond au visage rose et
juvénile et, cramponnée à lui, l’imposante silhouette féminine
aux yeux de Kalmouk sous la frange de cheveux noirs. Ils
s’éloignèrent, à grand renfort de pétarades.
Paulette oublia une fois de plus de fermer derrière elle le
portillon grillagé. Les poules s’égaillèrent dans le potager. Elle
revint sur ses pas les en chasser – les volatiles, récalcitrants,
caquetaient, piaillaient, voltigeaient de tous côtés.
Puis nous nous glissâmes subrepticement hors du village.
1. Géant de légende allemande. N.d.T.
Lourdes, juillet 1940
Paulette et moi fîmes notre entrée à Lourdes assises sur le
cadre des vélos de deux soldats qui, nous voyant traîner la
jambe sur la route, nous avaient proposé de nous véhiculer.
Cela nous permit de passer sans encombre le contrôle militaire
à l’entrée de la ville : on ne nous demanda pas nos papiers. Les
autres nous attendaient, comme convenu, à un coin de rue.
Quelle cohue ! Quel vacarme ! Lourdes grouillait alors
d’une foule de réfugiés venus de tous les coins du pays…
Nous longions une rue bordée de dizaines de boutiques
d’articles religieux, cadeaux et souvenirs, tombâmes en arrêt
devant la vitrine d’une pâtisserie. Mais elle était vide, à
l’exception de quelques Bernadette en sucre. Paulette dit en
frissonnant :
– Stupéfiant, ces bondieuseries-friandises. Ça me soulève le
cœur.
– Moi aussi j’ai envie de vomir, répondis-je. Mais
l’important, maintenant, c’est de trouver pour nous tous un
endroit où passer la nuit.
Nous tous : que recouvrait ce terme, à cette période ? Trois
femmes évadées de Gurs : Anja, Paulette et moi. Puis le
Vieux, le père de Paulette, qui nous avait précédées à Lourdes.
Enfin Alfred, le soldat à la moto.
En route, nous avions rencontré quelques émigrés venant
de Lourdes. Ils nous avaient recommandé d’éviter le Centre
d’accueil (on en avait ouvert dans toutes les villes : les
réfugiés devaient s’y présenter à leur arrivée, puis on leur
allouait un lieu d’hébergement). Faites un grand détour autour
de ces centres, nous avait-on dit ; les étrangers et les gens dont
les papiers ne sont pas en règle y sont interceptés et réexpédiés
dans les camps.
La municipalité de Lourdes avait réquisitionné une partie
du plus grand hôtel, un établissement de luxe, pour y loger les
réfugiés. Nous décidâmes de tenter notre chance : dans cette
foule, Anja et le Vieux attireraient moins l’attention. Mais,
pour y être admis, il fallait des fiches d’hébergement.
Anja et le Vieux étaient fatigués. Nous les installâmes dans
un bistrot, soulagées de ne pas avoir à les traîner dans les rues
de Lourdes. Alfred resta avec eux, la présence d’un soldat
limitant un peu les risques. Anja devait avoir, à l’époque, à peu
près la soixantaine. Avec ses larges pommettes, ses cheveux
noirs coiffés à la Jeanne d’Arc, elle ne passait nulle part
inaperçue. Comme, au camp, elle n’avait pu se refaire une
teinture, on aurait dit à présent qu’elle portait une petite calotte
blanche. Son français hésitant s’agrémentait de l’accent russe
avec lequel nous avaient familiarisés les chauffeurs de taxis
parisiens. Et le sort avait voulu que, précisément dans son cas,
nous ayons commis une erreur lors de notre évasion de Gurs :
d’après son certificat de mise en liberté, elle était censée être
une Hollandaise de vingt ans.
Le Vieux constituait, lui aussi, un cas difficile. Si au moins
il avait accepté de couper ses longs cheveux gris qui formaient
une couronne embroussaillée autour de sa tête et le rendaient
immédiatement reconnaissable ! Même dans la confusion
ambiante, au milieu de cette cohue de réfugiés déboussolés,
tout le monde le regardait. Il ne parlait pas un mot de français
et se faisait comprendre par gestes et une sorte de charabia.
Par exemple, voulant expliquer qu’il était un ancien
parlementaire, membre du Reichstag, il disait : « Député
kaputt ».
Alfred était, avec son uniforme, un don du ciel. Cependant,
son rôle d’ange gardien avait lui aussi ses limites car ses
papiers révélaient qu’il n’était pas français mais polonais.
Paulette et moi nous allâmes nous asseoir, pour réfléchir, sur
un banc du jardin public en face de l’évêché. Nous avions
convenu d’une division du travail : à Paulette la responsabilité
de l’intendance, à moi celle des « relations diplomatiques avec
les autorités ». Un jeune soldat s’assit près de nous.
– Nous sommes foutus, dit-il.
Puis, allongeant les jambes, il ajouta :
– Nous sommes vendus.
Ils disaient tous ça, les soldats. Il s’appelait Bernard et était
normand, nous raconta-t-il. Il n’avait pas de feuille de route,
ignorait totalement où pouvait bien se trouver son régiment, et
d’ailleurs s’en foutait. Paulette souhaitait en savoir davantage :
sur quels fronts avait-il combattu ? Comment ça s’était passé
lors de la déroute et à l’annonce de l’Armistice ?
Il se lança dans un long récit, semblant heureux que
quelqu’un l’écoute. Au bout d’un moment, Paulette déclara :
– Nous devons partir, car nous avons un problème à
résoudre : trouver un endroit où dormir.
À la suite d’une erreur, expliqua-t-elle, on ne nous avait pas
remis de fiche d’hébergement. Nous avions nos vieux parents
avec nous, et eux au moins il fallait les caser quelque part.
Si seulement elle savait comment se procurer cette fameuse
fiche ! Lui, Bernard, en tant que soldat, ne connaissait pas ce
genre de difficultés.
Bernard opina du bonnet.
– Mais j’y pense, poursuivit Paulette, au fond Bernard
pourrait aller nous chercher un bon d’hébergement. Il n’aurait
qu’à dire que c’est pour sa famille. Voilà la solution.
Le garçon nous regarda d’un air méfiant.
– J’ai assez de mes propres ennuis. Je n’ai pas besoin
d’enquiquinements supplémentaires. Du reste, toute cette
histoire, c’est louche.
– C’est la pagaille, dis-je, nous sommes tous dans la merde,
alors il faut bien s’entraider. Vous n’avez tout de même pas
peur ? Vous, un soldat, vous avez tout de même le sens de
l’honneur ?
– Sens de l’honneur ? Ha-ha-ha ! ricana Bernard en se
tapant sur les cuisses. Mon sens de l’honneur, il a fait
naufrage, comme tout le reste.
Paulette piqua une colère :
– Vous n’avez pas de sœur ?
Bernard fixait le sol.
– Et votre petite amie ? J’espère pour elle que, si elle a
besoin d’aide, elle tombera sur quelqu’un de plus courageux.
Bernard se mit à gratter la terre de son pied.
– Et votre maman, votre papa ! Bon, vous êtes du genre qui
se fiche de savoir si ses vieux parents ont un toit sur leur tête.
Bon, puisque c’est comme ça…
Bernard devint cramoisi.
– Vous m’emmerdez ! s’écria-t-il.
Il se leva et s’en fut. Puis, sans se retourner, nous lança :
– Attendez-moi ici.
– Demandez une fiche d’hébergement pour le grand hôtel !
lui cria Paulette. Mes parents ont besoin de dormir pour une
fois dans un vrai lit.
Je ne me souviens plus de la suite des événements. Je me
rappelle seulement m’être réveillée le lendemain matin dans
une chambre d’hôtel : elle comportait deux lits, plus quelques
matelas à même le sol. Je comptai : oui, nous étions là tous les
cinq. Ce luxe ! De l’eau courante, une grande glace au cadre
doré tout tarabiscoté, des draps propres ! Il y avait même un
bidet, dissimulé par un rideau. Quand nous sommes sorties ce
matin-là pour aller aux renseignements, nous nous sentions,
Paulette et moi, fraîches et disposes. Il s’agissait maintenant de
savoir ce qui se passait dans le coin, si l’on avait des
informations sur la situation dans le reste du pays, et ce que
nous pouvions faire.

Nous savions que les Allemands avaient occupé une grande


partie de la France et qu’un jour – même à l’époque, nous n’en
doutions pas – ils l’occuperaient tout entière. Nous savions
aussi que la France s’était engagée, dans la Convention
d’armistice, à livrer les émigrés aux nazis. Par conséquent, il
fallait se débrouiller en évitant les centres d’accueil aux
réfugiés. Mais impossible, dans ces conditions, de tenir le
coup bien longtemps. Nous étions donc pris au piège, et à la
recherche d’une issue. Le piège c’était la France ? Il fallait
quitter la France. Comment pouvions-nous, en ce temps-là,
croire sérieusement la chose possible ? Nous étions à Lourdes,
loin de tout, sans argent, sans papiers, sans relations. Nous
commençâmes cependant à discuter des moyens de gagner
Marseille – le grand port.
On est pris dans un piège, on le voit se refermer lentement.
Alors les uns, face à un destin jugé inéluctable, sont comme
frappés de paralysie. D’autres, en proie à la panique, courent
en tous sens. Mais ceux qui ont un but cherchent une issue. La
décision de se sortir du piège mobilise toutes leurs forces, et
balaie tous leurs doutes quant aux chances de réussite de leur
entreprise.
La priorité des priorités : retrouver notre famille. Mais
comment se retrouver au milieu de pareil chaos ? Tout était
devenu imprévisible. Même l’effondrement général n’était pas
total. En tout cas, dans la zone non occupée, les chemins de
fer, la poste et le télégraphe fonctionnaient – au moins
partiellement.
Mais nous avions plus important et plus efficace encore :
notre propre système de communications, mis sur pied dès les
premiers jours de la débâcle – grâce auquel les émigrés, errant
pourtant aux quatre coins de la France, parvenaient
généralement à se retrouver dans un délai assez court. Chose
inexplicable, les émigrés allemands se reconnaissaient de loin
dans cette masse de réfugiés. Ils se repéraient sur les routes,
dans les villes et les villages, les auberges et les casernes. La
plupart avaient un petit carnet – ou parfois une simple feuille
de papier – où ils inscrivaient les noms des gens rencontrés et
le moyen de les joindre. Il était rare de tomber sur quelqu’un
connaissant justement l’adresse de la personne recherchée,
mais on vous donnait souvent celle d’un tiers susceptible de
vous mettre sur sa piste.
Et c’est ce qu’il advint pour moi et ma famille. Pendant que
nous étions encore à Pontacq, nous avions rencontré, lors de
l’une de nos expéditions clandestines, deux jeunes émigrés qui
nous avaient annoncé :
– Les Autrichiens se rassemblent à Montauban.
Ils nous avaient donné l’adresse de Lisette Fischer, une
jeune Viennoise. Je la connaissais, lui envoyai aussitôt une
carte postale : « Y a-t-il à Montauban quelqu’un de notre
famille ? Vous pouvez me joindre par Lise Duchamps, poste
restante Pontacq, Basses-Pyrénées. »
Quelques jours plus tard, une carte postale de Montauban.
Signée de mon frère, et rédigée à sa manière habituelle, brève
et factuelle : « Rescapé du camp. Viens d’arriver ici, ai reçu
ton message. Ton mari a été vu à bicyclette entre Limoges et
Montauban. Je laisse ton adresse à des amis à son intention.
Je viens d’apprendre qu’Eva et le bébé sont dans un camp, pas
très loin d’ici, et je pars les chercher. Elle doit avoir des
nouvelles des parents. À bientôt, Hans. »
Assise sur un banc en face de la poste, à l’ombre des grands
arbres, j’essayais d’assimiler toutes ces informations. En
relisant la carte, je me fis la remarque qu’il aurait eu la place
d’ajouter : « Heureux de te savoir en vie. » Mais il avait
probablement oublié de le faire. Il oubliait toujours quelque
chose.

Durant cette première matinée à Lourdes, nous sillonnâmes


les rues de la ville, tout étonnées d’y rencontrer tant de visages
connus. On s’arrêtait, on écoutait les dernières nouvelles et
rumeurs, sans jamais savoir si elles comportaient une part de
vérité : quelqu’un a croisé Karl, le mari de Paulette ; il tente
de gagner Marseille. Plusieurs personnes ont vu Hans,
confirment qu’il a réussi à traverser les lignes allemandes et à
se rendre en zone libre, à Limoges. Il était en uniforme.
Effectivement, m’apprit-on également, lui et deux autres
avaient « organisé » des vélos et exprimé l’intention d’aller à
Montauban. On me donna plusieurs adresses là-bas, et
j’envoyai un lot de cartes : « Dites à Hans d’écrire à Lise
Duchamps. Sa nouvelle adresse : poste restante, Lourdes. »
On nous laissa provisoirement loger à l’hôtel. Au sous-sol,
on avait aménagé pour les réfugiés une cuisine collective, où
chacun pouvait préparer sa pitance avec ce qu’il avait dégoté
ce jour-là au marché. Nous faisions aussi parfois la queue à la
soupe populaire – la ville avait ouvert plusieurs points de
distribution –, une soupe infiniment meilleure que celle
de Gurs ! Paulette et moi avions obtenu une petite allocation
militaire, un subside pour les femmes des soldats : on ne vous
demandait plus de faire la preuve de vos droits. De toute
manière, dans ce chaos, ça n’aurait eu aucun sens. Et Alfred,
de son côté, put toucher sa solde.
Franz Pfemfert apprit, par des émigrés en transit, qu’Anja
se trouvait à Lourdes avec nous. Le contact fut vite établi. Lui,
après son évasion du camp, avait atterri à Perpignan. Nous
pensions que cette nouvelle réconforterait Anja, mais celle-ci,
en pleine dépression à présent, n’en tira qu’une litanie
supplémentaire :
– Il faut que je rejoigne Franz.
Et nous de lui assurer :
– Mais oui, bien sûr, dès que nous en aurons l’autorisation !
Un jour, Paulette lui demanda :
– Anja, pourquoi passez-vous vos journées assise sur votre
lit à soupirer ?
Anja l’enveloppa d’un long regard :
– Mon enfant, nous autres Juifs sommes un très vieux
peuple, et nous avons beaucoup de raisons de soupirer.
Il fallait emmener Anja à Perpignan. Et, de notre côté,
essayer de gagner Marseille. Mais comment faire ?
Dorénavant, on avait besoin pour voyager d’une autorisation,
un sauf-conduit. Bon nombre d’émigrés se trouvaient bloqués
à Lourdes, l’attendant en vain depuis des semaines. Nous
décidâmes pourtant de tenter notre chance. Mais quels papiers
montrer ? Les faux certificats de Gurs ? Ou les papiers
d’avant, établis à Paris et à nos vrais noms – lesquels
risquaient de se trouver sur une liste de personnes
recherchées ? il en existait de plusieurs couleurs : ma carte
d’identité, par exemple, était gris-bleu et portait la mention
« refus de séjour ». En outre, elle était périmée depuis des
mois. Le gris-bleu occupait, dans la hiérarchie des couleurs,
une place relativement favorable. Certains tons pastel, comme
le bleu ciel, le rose, le lilas, s’avéraient bien plus redoutables.
Le pire étant le blanc, qui signifiait « expulsion ».
Il fallait indiquer le motif du voyage. Mais, quel qu’il soit,
la demande était généralement rejetée. Même lorsque –
privilège réservé à de rares élus – on présentait une
convocation au consulat américain. On devait adresser sa
demande au commandant militaire de la ville de Lourdes. On
nous avait mis en garde contre lui : plusieurs apatrides
effectuant cette démarche avaient été arrêtés, conduits au
dépôt puis réexpédiés dans un camp de concentration. Le
commandant était un personnage à éviter. Absolument.
Nous allâmes donc, Paulette et moi, frapper à d’autres
portes : administrations civiles et militaires, bureaux d’états-
majors et commissariats – toujours avec la plus grande
circonspection et prêtes à battre promptement en retraite. Et
toujours en vain. Parfois, recrues de fatigue, nous nous
écroulions sur un banc du jardin public en face de l’évêché.
Nous entendions résonner la voix de l’évêque de Lourdes :
« Paix sur terre… »
– J’ai comme un fourmillement dans le dos, dit Paulette.
C’est toujours un présage…

L’apathie d’Anja se mua subitement en agressivité.


– Vous voulez m’empêcher de rejoindre Franz ! me jeta-t-
elle à la tête un beau matin.
Nous nous efforçâmes de la calmer :
– Vous savez bien qu’il vous faut un sauf-conduit, nous
nous en occupons…
– Je vais me le procurer toute seule, je n’ai pas besoin de
vous !
Elle éclata en sanglots :
– Vous deux, vous me gardez prisonnière, vous m’enfermez
ici. Je ne le tolérerai pas plus longtemps.
– Mais Anja, il s’agit de notre sauvegarde à tous. Nous,
nous attirons moins l’attention, à cause de la langue.
– Non ! hurla-t-elle, vous voulez me réduire en esclavage !
Je vais de ce pas trouver le commissaire et lui demander mon
sauf-conduit.
Empoignant son sac à main, elle se rua dehors, pas peignée,
la robe à moitié déboutonnée.
– Ne faites pas ça, vous allez vous faire arrêter !
Mais elle était dans un tel état que nous n’osions pas la
retenir. Impossible de la suivre, cela nous aurait tous mis en
danger. Nous restâmes donc dans la chambre à attendre. « Elle
va fatalement se faire arrêter, la police va venir ici. » Mieux
valait pour le Vieux disparaître, ne rentrer à l’hôtel que dans la
soirée. Alfred – toujours en uniforme – resterait avec nous.
Nous préparions ce que nous allions raconter à la police
pour essayer de nous tirer d’affaire, Anja y compris. C’était le
moment où jamais de nous servir des certificats de mise en
liberté : nous nous appelions Lise Duchamps et Paulette
Perrier, toutes deux de nationalité belge…
La police était là, à grand tapage. Trois agents encadrant
Anja en pleurs. Ils la soutenaient, lui prodiguant des paroles de
réconfort, puis la firent asseoir sur le lit, en nous expliquant :
– Elle est affolée, la pauvre dame.
Elle s’était présentée à la préfecture de police en
demandant à parler au commissaire. Théoriquement, il ne
recevait pas les gens comme ça, directement. Mais étant donné
l’état de la pauvre femme, et comme il n’y avait pas moyen de
la faire tenir tranquille, on la lui avait amenée…
– Nous ne sommes pas arrivés à la comprendre. Quelle
langue parle-t-elle donc ? Elle répétait sans arrêt sauf-conduit,
sauf-conduit. Monsieur le commissaire spécial est quelqu’un
de très gentil, il a essayé de la calmer, mais elle s’est
effondrée. Quand elle a été un peu remise, nous l’avons
raccompagnée. Vous devriez peut-être lui donner un peu
d’aspirine, ou quelques gouttes de valériane… Il n’y a pas de
quoi, au revoir.

Enfin ! À la poste, je trouve un télégramme pour Lise


Duchamps. Il vient de Montauban. Les premières nouvelles
directes de mon mari. Il est donc arrivé jusque là-bas, et on lui
a transmis mon adresse. Je savais qu’il s’en tirerait – je l’avais
toujours su –, mais ma main tremble en ouvrant le
télégramme. Je lis : « J’ATTENDS LISE À MONTAUBAN. » Le nom
du signataire m’est inconnu. Son adresse : Poste restante,
Montauban.
Je lui écrivis une longue lettre, lui exposant la situation :
Paulette, le Vieux et Anja se trouvent à Lourdes avec moi.
Nous essayons de nous procurer des sauf-conduits. Nous
pensons qu’il faut gagner Marseille : il est sûrement du même
avis ? Dès que nous aurons le permis de voyage, nous
pourrons nous retrouver en gare de Toulouse – car je n’ai pas
le droit de quitter la gare – et continuer ensemble sur
Marseille. Lui, en tant que soldat, devrait obtenir l’autorisation
sans difficulté. Bientôt nous serons de nouveau réunis…

Quelqu’un, je ne sais plus qui, m’avait parlé d’un nouveau


bureau à la gare. Il y avait là, à présent, un capitaine portant le
titre de commandant spécial militaire de la gare de Lourdes.
Ses fonctions n’étaient pas très claires, et on ne savait encore
rien de lui, mais somme toute on pouvait toujours essayer de
lui poser – prudemment – la question. Peut-être accepterait-il
de nous donner un papier avec un tampon dessus – son titre de
toute façon était très impressionnant et ferait de l’effet. Nous
avions jugé préférable que j’aille le voir munie des papiers de
tout le groupe, mais seule – il n’était certainement pas
souhaitable de lui présenter Anja et le Vieux.
Personne dans la salle d’attente : ni soldats ni réfugiés. On
me fit entrer tout de suite. Soit l’existence de cet officier
n’était pas encore connue, soit il s’était déjà révélé que mieux
valait l’éviter…
Le bureau du commandant était une pièce exiguë et nue. Il
était assis à sa table de travail et, sans lever les yeux, m’invita
à m’asseoir d’un geste de la main. Il continuait à écrire, moi je
le regardais en pensant : il doit avoir la quarantaine, au fond il
n’a pas l’air désagréable. Dois-je lui dire mon capitaine ou
mon commandant, quel est le grade le plus élevé ? J’optai pour
monsieur : une femme ne commet jamais d’impair en disant
monsieur.
Toujours penché sur sa feuille de papier, il me demanda
l’objet de ma visite.
– Il faut que j’aille à Marseille, où mon mari m’attend,
expliquai-je. Nous sommes belges et, lors de l’invasion
allemande, j’ai fui vers le sud, accompagnée de quelques amis.
J’ai pensé qu’en votre qualité de commandant de la gare vous
pourriez peut-être nous aider, les trois autres et moi, à
poursuivre notre voyage…
Il m’interrompit d’un geste sec : je me trompais de bureau.
Ce qu’il me fallait, c’était un sauf-conduit, et seul le
commandant de la ville pouvait les délivrer, pas celui de la
gare.
– Je sais, dis-je.
Il me regarda d’un air surpris. Et, me sembla-t-il, pour la
première fois depuis le début de notre entretien, il me voyait
vraiment.
– Je sais, répétai-je, mais c’est sans espoir. Les demandes
n’aboutissent pas. J’ai tout essayé, et je ne me permettrais pas
de venir vous importuner s’il n’y avait pas aussi extrême
urgence. Il faut que nous allions à Marseille. Je suis venue
solliciter votre aide, monsieur.
Il me regardait en silence. Manifestement, sa curiosité était
à présent éveillée. Peut-être éprouvait-il aussi un peu de
compassion ? Allait-il nous aider ? Mais dites quelque chose,
capitaine – ou bien commandant –, répondez-moi donc !
Il parla enfin :
– Vous avez dit que vous êtes belge ?
J’hésitai un instant :
– Oui. C’est ce que j’ai dit, articulai-je lentement.
– Puis-je voir vos papiers ?
Il y avait longtemps qu’un officier ne s’était adressé à moi
avec autant de politesse. Je lui tendis nos certificats de mise en
liberté de Gurs. D’après lesquels Paulette et moi étions belges,
Anja hollandaise. Puis je lui remis la carte d’identité périmée
du Vieux, établie à Paris, en expliquant :
– C’est le père de mon amie.
Il examina les papiers et hocha la tête. Il paraissait sur le
point de dire quelque chose, mais me regarda à nouveau et se
tut.
– Pendant la pagaille, dans la confusion de l’exode, on nous
a envoyées dans ce camp faute d’un autre asile, dis-je. Puis,
quand les Allemands ont cessé d’avancer, on nous a relâchées.
Ça paraissait plausible. Il haussa les épaules.
– Comprenez-moi. Je ne peux pas vous aider. Même si je le
voulais. Mes fonctions se bornent aux seules affaires
militaires. Je ne suis absolument pas habilité à vous délivrer un
laissez-passer, et du reste il ne vous servirait à rien. On vous
arrêterait au premier contrôle.
Il parlait d’un ton calme et posé, d’un air détaché. Ça ne
suffisait pas à me décourager : il me semblait percevoir,
malgré tout, à ses yeux, à sa voix, que cette affaire ne lui était
pas totalement indifférente. À l’évidence, il avait remarqué
que quelque chose sonnait faux dans mon histoire. Mais il ne
manifestait aucune hostilité. Je risquai une nouvelle tentative :
– Peut-être est-ce trop vous demander… s’il s’agissait
d’une situation normale… je veux dire si nous n’étions pas
dans une position aussi… si, je ne sais comment vous
l’expliquer…
Je bredouillais, espérais qu’il me tendrait la perche, mais il
suivait attentivement les évolutions d’une mouche au plafond,
et ses mains jouaient avec un crayon. Je rassemblai mes
forces, me jetai à l’eau :
– Je pense que si vous pouviez peut-être signer nos papiers
et y apposer votre tampon… vous pourriez aussi y écrire Vu…
ça ne serait certainement pas outrepasser vos attributions, et
même si ça n’a aucune valeur légale, dans le désordre actuel
les règlements ne sont pas toujours très clairs et beaucoup de
fonctionnaires n’y regardent pas de trop près… je pense que ça
nous permettrait d’atteindre Marseille.
J’étais trempée de sueur. Le commandant, de son côté,
s’essuyait le front.
– Je vous ai demandé si vous êtes citoyenne belge, répéta-t-
il.
Je le regardai sans répondre.
– Qu’avez-vous d’autre comme papiers ? Passeports, cartes
d’identité ?
Je m’apprêtais à lui dire que nous avions tout perdu durant
nos pérégrinations. Mais, avant même d’avoir pris le temps de
la réflexion, mon instinct l’emporta.
– Monsieur le commandant, je ne suis pas belge. Ces
certificats nous ont été remis par la direction du camp pour
nous protéger des Allemands.
La mouche s’était immobilisée sur son coin de plafond, et il
l’observait attentivement.
– Nous sommes apatrides, poursuivis-je. Dépourvus de
nationalité. Des émigrés ayant fui l’Allemagne nazie. Nous
nous sommes réfugiés en France, terre d’asile traditionnelle
des exilés politiques. Mais maintenant nous devons partir, aller
plus loin – n’importe où. Voulez-vous nous aider ?
Je m’efforçais de lire sur son visage. Avait-il une âme de
fonctionnaire ? Ou vibrait-elle encore, malgré tout ?
Il ouvrit un tiroir, en sortit un tampon. Puis il prit nos
papiers, l’un après l’autre, y inscrivit Vu puis, en dessous,
Pour Marseille, enfin y apposa un coup de tampon et sa
signature. Après quoi il me les tendit en disant :
– N’oubliez pas, il ne s’agit pas de sauf-conduits, et je ne
suis pas habilité à vous donner une quelconque autorisation.
Bonne chance.
– Je ne sais vraiment pas comment vous remercier,
monsieur. Je vous admire pour votre bonté…
Il m’interrompit sèchement :
– Vous m’embarrassez, madame.
Il s’était levé, et je remarquai seulement alors sa haute
taille.
– Je ne comprends pas, insistai-je, étonnée, vous nous avez
peut-être sauvé la vie à tous.
Il me coupa de nouveau la parole.
– Écoutez bien, madame. Je suis français, un officier
français. Mon pays a signé l’article par lequel nous nous
engageons à livrer les gens comme vous aux Allemands. Et
vous voulez me remercier ? Nous vous avons trahis, et vous,
vous parlez d’admiration ? Nous avons une lourde dette envers
vous.
Il esquissa le geste de me tendre la main, mais finalement
la porta à sa tempe et fit le salut militaire.

Quand on me demande aujourd’hui comment la France a


traité, à l’époque, les réfugiés – juifs et politiques –, comment
les Français se sont comportés à notre égard, je ne sais que
répondre. « La France… quelle France ? » « Les Français…
qu’entend-on par là ? »
Je le sais bien, aux yeux des autorités françaises nous étions
des étrangers encombrants, qu’il importait de tenir à distance.
Elles nous considéraient comme nuisibles, car nous risquions
de compromettre les relations entre la France et l’Allemagne
nazie. Des milliers d’émigrés n’eurent d’autre choix que
l’illégalité pour tenter de survivre. Nous n’avions pas droit à
un permis de travail, nous n’avions aucun droit, pas même
celui de nous marier.
Lorsque la guerre a éclaté, le gouvernement français nous a
déclarés « ressortissants de pays ennemis » et parqués dans des
camps de concentration, mêlés à ses véritables ennemis, les
nazis. Beaucoup d’émigrés voulurent s’engager dans l’armée
française pour combattre le fascisme allemand, mais nombre
d’entre eux se heurtèrent à un refus. On les envoya à la place
dans la Légion étrangère construire un chemin de fer
transsaharien.
Les « Français » – Pétain, Weygand, Laval – ont signé
l’article 19 de la Convention d’armistice, article qui nous
livrait, nous les émigrés, à l’Allemagne. Et le nouveau
gouvernement a déployé un tel zèle qu’il allait au-devant des
désirs des nazis. Pourtant, aucun de nous n’aurait survécu s’il
ne s’était trouvé, un peu partout dans le pays, des Français
pour lui venir en aide. Des Français qui puisèrent dans leur
humanité le courage de recueillir, de cacher, de nourrir ces
étrangers traqués. Des hommes comme le commandant de la
gare de Lourdes qui, à l’heure la plus sombre de leur propre
défaite, ont exprimé en actes leur désaveu de l’article infâme
qui ravissait à leur pays son beau titre, La France généreuse.
Objectif : Marseille
Le train entra en gare de Toulouse à huit heures précises. Je
m’émerveillai : le pays tout entier est sens dessus dessous,
mais notre train roule et respecte l’horaire, sans se soucier du
chaos ambiant.
Je réveille Paulette, Anja, le Vieux et le soldat Alfred. Le
voyage avait duré douze heures, et j’étais la seule qui n’avait
pu dormir, même après avoir enfin trouvé des places assises.
Malgré ma fatigue, c’est le tumulte dans ma tête. Hans
m’attend-il à la gare ? Peut-être porte-t-il encore l’uniforme ?
Il y a si longtemps que nous sommes séparés – en réalité, ça
fait à peine trois mois, est-ce possible ? Il m’attend
certainement déjà sur le quai.
Après ma visite au commandant de la gare de Lourdes, j’ai
écrit à mon mari pour lui expliquer la situation : ces papiers
ornés de leurs beaux tampons nous permettront sûrement de
faire le voyage, mais pas question de l’interrompre, il nous
faudra gagner directement Marseille. Je lui ai indiqué la date et
les horaires : arrivée du train de Toulouse à huit heures,
prochain départ pour Marseille à midi. Sans autres nouvelles
de lui, je considérerai que nous avons rendez-vous à la gare et
que nous poursuivrons notre voyage ensemble.
Le train partait de Lourdes à minuit mais, à cause de l’état
de guerre, il y avait couvre-feu à partir de vingt heures. Il nous
fallait donc commencer à déménager de l’hôtel dès dix-neuf
heures trente. Afin d’éviter aux deux vieux de s’éreinter à
transbahuter leurs paquets et baluchons, Alfred, Paulette
et moi assurâmes le transport à la gare de tout notre barda, les
maigres richesses que nous possédions encore.
– On doit nous prendre pour des clochards ! s’esclaffa
Paulette.
Ensuite, quatre heures d’attente sur le quai. Puis d’autres
longues heures debout dans le train bondé. La fatigue rongeant
bras et jambes, la tête devenant de plus en plus lourde. À deux
ou trois reprises, passage de contrôleurs militaires : « Vos
laissez-passer. » Présentation de nos certificats pliés de
manière à montrer, bien en évidence, le tampon du
commandant de la gare. Le stratagème produisit l’effet espéré :
ils n’y regardèrent pas de plus près. Le train arriva à Toulouse
à l’heure, je réveillai les autres, mon cœur se mit à battre la
chamade : Hans m’attendait. Sûrement. Je regardai par la
fenêtre pendant que le train longeait lentement le quai.
Quelques soldats, mais point de Hans. Nous descendîmes,
inspectâmes les alentours. Mon mari n’était pas venu.
– Le train de Montauban doit sans doute arriver un peu plus
tard, je vais consulter les horaires.
Mais il était arrivé depuis vingt minutes, et le prochain ne
partait qu’en fin d’après-midi.
– Peut-être n’a-t-il pas pris le train. Il y a peut-être un car.
À moins qu’il ne vienne en vélo… Attendons encore un peu…
Entre-temps, le train à destination de Perpignan était entré
en gare. Nous y installâmes Anja avec son baluchon. Sitôt
assise dans son compartiment, elle parut plus calme : dans
quelques heures, Franz et elle seraient à nouveau réunis, c’est
tout ce qui comptait à ses yeux.
Nous attendons toujours Hans. Que s’est-il passé ? Non, il
ne lui est rien arrivé, il sait se tirer d’embarras. Un
empêchement sans doute ? Mais alors pourquoi ne pas m’avoir
avertie ? Il aurait pu me télégraphier, ou bien encore envoyer
un messager à Toulouse. « J’ATTENDS LISE À MONTAUBAN »,
annonçait sa dépêche. Et, depuis, plus aucune nouvelle de lui,
mes deux lettres étaient restées sans réponse. L’horloge de la
gare indique presque onze heures. Notre train part pour
Marseille dans une heure…
– Je ne peux pas venir avec vous, déclarai-je aux autres. Il
faut d’abord que je retrouve Hans. Sinon, nous allons reperdre
le contact.
– Où comptes-tu le trouver ?
– Où ? Comment veux-tu que je sache où il peut bien être ?
Sûrement à Montauban. Mais je n’ai même pas d’adresse, rien
qu’un numéro de boîte postale. Comment ose-t-il…
Ma joie des retrouvailles s’était évanouie. Au fond, ça lui
ressemblait assez toute cette histoire. Mais je ne pouvais tout
de même pas filer à Marseille sans savoir ce qui lui était
arrivé.
– Nous ne pouvons pas te laisser comme ça, lâchée toute
seule dans la nature, affirmèrent les autres. Si tu veux vraiment
– tu en es sûre ? – essayer de retrouver Hans, nous t’attendrons
jusqu’au prochain train, qui part à minuit.
– Vous êtes beaucoup trop fatigués pour ça. De plus, ce
serait dangereux pour vous, pauvres clochards, de traîner toute
la journée ici. Surtout le Vieux avec sa tignasse.
– Dépêche-toi de filer, dit impatiemment Paulette. Mais tu
dois impérativement être de retour avant minuit.
Première étape : franchir le contrôle de sortie sans se faire
arrêter. Alfred et son uniforme sont, une fois de plus, mis à
contribution : il passe son bras autour de mes épaules et, au
moment crucial, m’embrasse avec tant de fougue que je
manque en perdre l’équilibre. J’entrevois le sourire
compréhensif de l’employé : un soldat qui revient du front, en
train de bécoter sa petite amie, c’est sacré. Me voici dehors, à
l’air libre, sur la place de la gare. Alfred a déjà disparu. Je me
sens un peu étourdie, commence par reprendre ma respiration,
aspirant l’air à grandes goulées.
– Lisa, que fais-tu ici ? Mais Hans t’attend à Montauban
depuis le début de la matinée !
Je me retourne. À un pas de moi, Eva Lewinski.
Incroyable !
– Il m’attend ? Par quel mystère m’attend-il là-bas ?
Ça, elle l’ignore. Elle ne connaît pas non plus son adresse.
– Je vais t’expliquer comment joindre mon frère Eric, lui
t’aidera à trouver Hans.
– Comment arriver à Montauban sans me faire ramasser ?
– Essaie donc le car, les contrôles semblent moins stricts.
Le car ne partait que dans deux heures, mais le conducteur
consentit à me laisser monter : ça me permit de m’asseoir, et
même de somnoler un peu. Soudain, un agent de police
apparut, me demanda ce que je faisais là :
– J’attends quelqu’un, un soldat, un ami…
Sourire compréhensif. Il redescendit, sans réclamer mes
papiers. Une fois encore, j’avais eu de la chance. À mon
arrivée à Montauban, il devait être environ quatre heures de
l’après-midi. Je trouvai facilement Eric, qui logeait avec
quelques amis dans une petite maison.
– Lisa, te voilà enfin !
– Comment, enfin ?
– Hans est planté depuis ce matin dans le jardin de sa villa
à t’attendre !
Il m’indiqua le chemin. Il fallait grimper une rue en pente
raide, et j’étais déjà morte de fatigue. Exact : Hans, debout
dans son jardin, guettait mon apparition. Dès qu’il me vit, il se
précipita à ma rencontre en me tendant les bras. Je sais : je
devrais décrire maintenant une émouvante scène de
retrouvailles. Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. Je
m’étonne aujourd’hui encore de ma conduite : je me suis mise
à l’invectiver.
– Alors comme ça tu m’attends dans ton jardin, lui lançai-je
par-dessus la barrière ; et moi, et les autres, qu’est-ce que tu
t’imagines ?
Il essaya de s’expliquer. Effectivement ça se justifiait.
Obtenir un sauf-conduit lui aurait demandé plusieurs jours. Par
ailleurs, à ma grande surprise, il n’était pas aussi certain que
nous de la nécessité de se rendre à Marseille. Peut-être valait-il
mieux se cacher à la campagne ? En tout état de cause, il
fallait en discuter au préalable.
– Mais pourquoi ne pas m’avoir avertie ? Pas même un
télégramme !
– C’était déjà trop tard.
– Et comment as-tu pu supposer que j’allais fiche en l’air
tout notre plan, partir à ta recherche, te retrouver, tout ça en
me baladant avec des papiers pas en règle ?
Je sentais à nouveau monter ma colère. Il prit un air
étonné :
– Mais c’était évident ! Qu’aurais-tu pu faire d’autre ? Tu
n’aurais tout de même pas continué sur Marseille sans moi !
En ne me voyant pas à la gare de Toulouse, tu viendrais, en
bonne logique, me chercher ici. C’est pourquoi je t’attends
depuis ce matin !
Oui, naturellement. Pour lui c’était évident. Qu’aurais-je pu
faire d’autre ? Comme c’était touchant de sa part de
m’attendre tout ce temps dans son jardin !
– Entrons, dit-il. Nous pourrons nous asseoir et avoir une
conversation raisonnable.
La « villa » était une vraie villa. Mais en construction.
À peine à moitié terminée. Les travaux ayant été interrompus
par la guerre, son propriétaire l’avait mise, telle quelle, à la
disposition des réfugiés allemands. Elle comportait des murs
extérieurs presque achevés, un toit, et, à l’intérieur, une volée
de marches. Mais aucune cloison. Plusieurs dizaines de
personnes, me sembla-t-il, la peuplaient : les uns assis, les
autres couchés, au milieu d’un va-et-vient incessant. À croire
que tout le monde passait son temps à entrer et sortir.
– Te voici enfin, Lisa ! s’exclamait çà et là sur mon passage
une voix familière.
Mais les visages qui allaient avec, je ne m’en souviens
plus. C’est trop vieux tout ça. Ah si, il y avait Boris
Goldenberg : nous nous étions connus aux Jeunesses ouvrières
socialistes, à Wilmersdorf – ça remonte au déluge. Il se lança
aussitôt dans une analyse détaillée de la situation actuelle,
mais je n’étais pas en humeur de l’écouter. Nous nous assîmes
sur la paillasse de Hans, qui se préparait à m’exposer ses
projets. Je l’interrompis :
– Il faut d’abord que tu saches que Paulette et son père
m’attendent, avec le jeune Alfred, à la gare de Toulouse. Nous
avons convenu que je reviendrai aussi vite que possible. En
mon absence, ils prendront le train de minuit pour Marseille.
Hans bondit sur ses pieds, l’air subitement inquiet :
– Ça ne va pas, ils ne doivent prendre ce train sous aucun
prétexte. Il faut absolument arriver à temps pour les en
empêcher.
Il venait d’apprendre, par Fritz Opel, qu’à la gare de
Marseille on arrêtait, puis expédiait en camp de concentration,
tous les étrangers. Paulette s’en tirerait peut-être grâce à
Alfred, mais le Vieux avec sa crinière, aucune chance.
Il n’y avait pas une minute à perdre. Le dernier train pour
Toulouse partait en principe vers dix-sept heures. Nous
courûmes à la gare : raté ! Le car ? Il n’arrivait à Toulouse
qu’après minuit. Seule solution : nous procurer des bicyclettes.
Deux de celles « organisées » à Limoges par Hans et ses
copains avaient été entreposées chez des amis français. Pourvu
qu’elles y soient encore ! Elles y étaient, une pour dame, une
pour homme. Hans prit le vélo pour dame et me laissa l’autre,
à cause de son plus grand développement. Et nous voici partis.
Cinquante à soixante kilomètres à parcourir, presque tout le
long en terrain accidenté. Rien que des montées, et presque
pas de descentes, du moins cela me paraissait ainsi. Nous
avancions de plus en plus lentement, et la pendule de plus en
plus vite. Quand la côte devenait trop raide, Hans me poussait,
la main sur la selle. Un camion nous embarqua – vélos
compris – pour les derniers kilomètres. L’uniforme de Hans –
il le portait toujours – était une vraie bénédiction : un soldat,
on lui vient en aide, et on ne lui demande pas ses papiers.
Nous franchîmes les portes de la gare à minuit moins dix.
Les trois autres, sur le quai, avaient naturellement commencé à
s’énerver sérieusement. Ils étaient sur le point de grimper dans
le train et, en nous voyant arriver, nous crièrent :
– Enfin ! Vous voilà quand même ! Dépêchez-vous de
monter !
Et nous de nous précipiter vers eux pour les retenir :
– Attendez, ne prenez pas ce train. Il ne faut surtout pas
aller à Marseille maintenant !
Connaissant le Vieux, je savais que ça n’irait pas tout seul.
Il refusa obstinément de nous suivre :
– Si on écoutait toutes les rumeurs… Vous faites ce que
vous voulez, moi je prends ce train. Quand on a pris une
décision, on s’y tient !
Je ne me rappelle pas comment nous avons finalement
réussi à le convaincre, ni comment nous l’avons fait sortir de
la gare.
Nous voici donc dans les rues noires et désertes de
Toulouse. Grâce à la présence des deux soldats, personne ne
nous demanda rien : trois civils sous escorte militaire, cela
suffisait en soi. Hans nous guida sous escorte jusqu’à un
cinéma désaffecté, transformé en centre d’hébergement pour
les réfugiés. Plusieurs centaines de personnes y dormaient à
même le sol. On apercevait des silhouettes circuler entre les
dormeurs, à la recherche d’un parent ou d’un ami. De temps en
temps, l’une d’elles s’inclinait, sans doute pour mieux voir un
visage. Hans me dénicha un bout de place libre. Je m’y glissai,
les voisins se serrèrent un peu pour me permettre de
m’allonger, et mes yeux se fermèrent. Dans un demi-sommeil,
je vis quelqu’un se pencher sur moi et me dire :
– Que fais-tu là, Lisa ? Mais Hans t’attend à Montauban !
Je voulais répondre par un juron, mais ma langue pesait
trop lourd et je m’endormis.

On avait installé dans le cinéma une sorte de cantine, et au


matin on nous distribua un jus baptisé café et un morceau de
pain. Assis à une longue table, nous tînmes conseil : que faire
à présent ? Quelle est la meilleure solution ? Soudain,
hululement des sirènes, suivi presque aussitôt d’un
vrombissement de moteurs d’avions. Des gens se mirent à
courir en tous sens en criant « alerte ! », tandis que d’autres
s’étonnaient : « Mais c’est l’Armistice. » Hans se baissa et,
avant que j’aie pu articuler un seul mot, me jeta sous la table.
Puis sirènes et moteurs se turent.
– Je ne t’ai jamais connu comme ça, lui dis-je, stupéfaite. À
Paris, tu ne voulais jamais descendre à l’abri. Et maintenant
que c’est l’Armistice…
– Un armistice qui a de quoi vous faire froid dans le dos.
Un armistice avec bombardements et tirs de mitrailleuses au-
dessus d’une population civile qui se presse sur les routes de
l’exode. J’ai vu ça. Une fois, une semaine environ après la
signature, nous nous étions réfugiés à trois dans une ferme.
Je traversai la cour pour aller à la pompe. Entendant un avion,
j’ai levé les yeux vers lui. Au même instant la bombe est
tombée, en plein sur la pompe. Des choses pareilles, ça vous
marque. (Le prétexte invoqué pour les attaques de la Luftwaffe
contre les populations civiles françaises postérieurement à la
conclusion de l’Armistice : « Mouvements de troupes
illégaux ».)
Nous avions décidé d’aller tous à Montauban, et de loger à
la villa. La police locale ne s’occupait pas des émigrés, et
n’avait envoyé personne – du moins jusqu’à présent – en camp
de concentration. Hans pourrait se procurer des papiers. De
toute manière, il fallait attendre de voir comment les choses
allaient tourner à Marseille. Ça nous donnait le temps de
souffler, et de réfléchir calmement.
Hans et Alfred partirent à bicyclette. Paulette, son père et
moi par le car : comme j’avais découvert qu’on pouvait s’y
installer avant l’heure du départ, nous échappâmes au contrôle,
qui avait lieu à la montée. À Montauban, on tombait sur des
amis et relations à tous les coins de rue. Mais leurs visages et
leurs noms se sont effacés de ma mémoire. Je me souviens
seulement d’une rencontre avec Konrad Heiden, auteur d’une
biographie de Hitler. À cause de la réflexion de mon mari :
« Ce type-là devrait se dépêcher de filer d’ici. Quelle folie de
se balader ainsi en pleine ville ! »
Après en avoir discuté, nous avons décidé de tenter de
gagner Marseille dès que les contrôles y seraient moins stricts.
Montauban ne resterait pas éternellement cette paisible oasis.
Et à Marseille il y avait, pour venir en aide aux réfugiés
étrangers, des comités d’assistance et diverses organisations.
On y était en relation plus étroite avec l’émigration
antifasciste.
En premier lieu, Hans avait besoin d’un laissez-passer pour
Marseille. Je l’accompagnai au bureau militaire. Nous
pénétrâmes dans une vaste salle d’attente, pleine de soldats.
Accompagnés, pour certains, de leur épouse qu’ils venaient
juste de retrouver. Tous ces gens avaient besoin d’un papier
quelconque. Quelques officiers étaient assis à une table.
Lorsque ce fut enfin le tour de Hans, il présenta l’attestation
militaire remise au camp, à la veille de son évasion, et
demanda une feuille de route pour Marseille (le plus
laconiquement possible : gare à l’accent boche !). Nouvelle
attente puis, au bout d’un moment, nouvel appel de son nom,
et remise du papier. Il l’examina pendant qu’il traversait la
pièce pour me rejoindre, et haussa les sourcils de surprise :
– Qu’est-ce que ça veut dire ? fit-il en me tendant la feuille.
On y avait écrit, à la main : Feuille de route : destination
Marseille, dépt. Bouches-du-Rhône. Un tampon, une signature,
puis, en dessous, toujours à la main, Voie de terre.
– Que signifie Voie de terre ? reprit-il.
Mon voisin regarda par-dessus mon épaule.
– Ça signifie, commença-t-il, puis, élevant la voix, ça
signifie, mon vieux, qu’ils t’expédient à pied de Montauban à
Marseille.
Plusieurs soldats se levèrent, se frayèrent un chemin vers
nous, curieux de voir le papier.
– À pied, mais c’est extraordinaire !
L’officier le plus proche de nous expliqua que, selon le
règlement, seuls les soldats rentrant dans leurs foyers étaient
autorisés à voyager en train.
– Il a versé son sang pour la France, s’écria un jeune soldat
scandalisé. Et maintenant il faut qu’il aille à Marseille à pied !
Hans me donna un léger coup de coude. J’exprimai à mon
tour mon indignation :
– Viens, nous allons nous plaindre.
Une seconde plus tard, nous étions dehors. Tout en dévalant
la rue, Hans s’essuyait le front :
– Il ne manquait plus que ça. Si j’avais ouvert la bouche,
avec mon accent boche…
À la maison, écroulés sur notre paillasse, nous montrâmes
aux autres notre document historique. Que faire à présent ?
Gommer cette funeste ligne ? Totalement exclu.
– Fais voir, dit Paulette en s’emparant du papier. Oh mon
Dieu, oh mon Dieu, gémit-elle.
Le quart de fer-blanc qu’elle tenait de l’autre main chavira,
laissant couler un filet de vin rouge juste sur Voie de terre. Elle
contempla son œuvre : la mention était devenue illisible.
– Voilà, il y a une tache de vin sur ta feuille de route, ce
sont des choses qui arrivent. Mais tu n’as pas besoin de faire le
trajet à pied.
Quelques jours plus tard, nous apprîmes que les contrôles à
la gare de Marseille s’étaient relâchés. Peu après, l’ordre de
démobilisation fut publié. Les hommes devaient se rendre à
Toulouse où on leur remettait, outre leur feuille de
démobilisation, mille francs et un imperméable. Jouxtant le
centre de démobilisation, un entrepôt dont la porte était –
sûrement pas par hasard – largement ouverte et sans
surveillance : il suffisait d’entrer et de se servir. On n’avait
manifestement pas jugé utile que les sacs de café vert qu’il
abritait soient confisqués par les Allemands. Bientôt la villa
tout entière embauma le café – nous le torréfiions dans des
poêles transformées en brûloirs et l’échangions contre d’autres
denrées alimentaires.

Tels sont mes derniers souvenirs de Montauban. Ensuite, de


nouveau le train, puis l’arrivée à Marseille à la tombée de la
nuit. Pour moins nous faire remarquer, nous nous présentâmes
au contrôle en ordre dispersé. Je vis passer Hans, puis Paulette.
Son père se plaça dans une autre file d’attente, et Alfred
derrière lui. J’exhibai le tampon du commandant de la gare de
Lourdes, on ne m’en demanda pas davantage. Quand
j’atteignis l’immense hall de gare aux murs gris, quelqu’un
m’agrippa l’épaule, m’obligeant brutalement à me retourner.
Paulette, les yeux écarquillés, chuchota :
– Ils ont arrêté le Vieux !
– Ne restez pas là, mettez-vous sur le côté, sinon ils vont
nous coffrer tous ! ordonna Hans.
Le Vieux ne regardait pas de notre côté. Il faisait semblant
de voyager seul. Deux fonctionnaires – un policier en tenue,
un homme en civil – le maintenaient et lui posaient des
questions. Le Vieux ne perdait pas facilement la tête. De
surcroît, il n’avait pas à beaucoup jouer la comédie, car
effectivement il ne comprenait pratiquement rien de ce qu’ils
lui disaient. Il haussait les épaules, perplexe, en regardant les
agents avec candeur. Et nous l’entendions répéter : « Nix
comprend, nix parle. »
– Alfred, tu es le seul à ne courir aucun danger. Peux-tu
essayer d’aller discuter avec ces types ?
Il était déjà parti. Cet homme est apatride, lui expliqua-t-
on, et tous les apatrides doivent être renvoyés au camp.
– Mais tout de même pas à son âge ! protesta Alfred.
– Jeune ou vieux, c’est le règlement, répliqua l’agent en
civil.
– Où l’envoie-t-on ?
– Au camp des Milles, on y regroupe tous les hommes.
Non, il n’y avait rien à faire. Et ils l’emmenèrent. Soudain,
Paulette déclara :
– Je vais avec lui.
Hans la retint par le bras :
– Pour que nous n’ayons pas seulement à essayer de le faire
sortir lui, mais aussi toi ?
Les Milles, c’était connu, n’était pas le pire des camps. On
pouvait y rendre visite aux internés, autorisés même à passer,
de temps à autre, la journée à Marseille. Nous réussirions
certainement bientôt à tirer le Vieux de là.
Restait à résoudre un problème immédiat : où passer la
nuit ? En descendant le grand escalier de la gare, nous
rencontrâmes Robert, une vieille connaissance parisienne.
– Une chance que vous, au moins, soyez passés. Pour le
Vieux, on pourra sûrement faire quelque chose.
Robert se faisait fort de nous trouver un gîte pour la nuit.
Nous le suivîmes au Vieux Port, jusqu’à un hôtel louche.
– Une maison de passe, précisa-t-il.
La patronne le salua comme un vieil ami, ne nous demanda
pas nos papiers. Mais elle n’avait qu’une chambre de libre,
avec un lit double. Nous nous en contentâmes.
Au milieu de la nuit, rugissement de sirène. Presque
aussitôt, la patronne frappa à notre porte.
– Un navire entre au port, vite, vite, j’ai besoin de la
chambre ; jetez votre barda dans un coin !
Alors moi, mal réveillée, de m’étonner :
– Qu’est-ce qu’elle nous veut ?
– C’est quoi ici, une maison de fous ? s’indigna Paulette.
– Non, dit Hans, pas une maison de fous, un bordel. Vous
n’aviez pas compris ?
– Il n’y en a que pour une heure. Vous pouvez attendre en
bas, poursuivit la femme. Pour une fois qu’on a un bateau ! De
nos jours, c’est une vraie aubaine… Où est le bon vieux
temps ?

Le lendemain matin, on nous parla du centre


d’hébergement de l’école Belle de Mai. Un centre ouvert par
les autorités marseillaises à l’intention des réfugiés du Nord,
où l’on vous recevait sans contrôle de police. Nos faux
certificats de libération de Gurs devenant inutiles, Paulette et
moi décidâmes de les ranger et de faire de nouveau usage de
nos vrais papiers, périmés mais tant pis. Mon refus de séjour
était un document familier aux yeux de la police parisienne (et
même un cas de figure relativement favorable). Mais ici,
quand je le présentai à l’entrée de l’établissement, il suscita
l’étonnement. Je repêchai au fond de mon sac une autre pièce,
dont je ne me séparais jamais mais que j’utilisais rarement : la
traduction légalisée de l’extrait du Journal officiel allemand
portant mention de ma déchéance de nationalité… « pour
avoir nui, par sa conduite manquant de fidélité envers le Reich
et le peuple, au patriotisme allemand ». Deux employés lurent
attentivement l’article, sans mot dire jusqu’aux dernières
lignes : « La fortune de la personne susnommée est confisquée
par les présentes. Signé : Pfundtner. »
– Ah ça alors ! s’exclama l’un d’eux (ça ne ratait jamais).
Ils vous ont tout pris, ces salauds ?
Avoir confisqué ma fortune prouvait que les Allemands
étaient des barbares.

On avait recouvert de paille le sol des salles de classe, et il


restait encore des places libres. Alfred avait retrouvé quelques
camarades de régiment et était allé avec eux loger à la caserne.
Le centre d’hébergement n’était pas précisément confortable,
mais on ne s’y ennuyait pas, avec cette mosaïque de gens
venus de tous les horizons, aux histoires si différentes. Sans
compter tous ces émigrés déracinés, bien obligés de se
débrouiller sur cette terre inconnue et (non sans parfois
quelques grincements de dents) de s’entendre.
On nous servait, au réfectoire de l’école, deux repas par
jour. Marseille commençait déjà à souffrir de difficultés de
ravitaillement et, par voie de conséquence, notre soupe
devenait de jour en jour plus claire (mais, en comparaison des
pois chiches de Gurs, nous la trouvions toujours délicieuse).
Puis, comme naguère, à Gurs, se déclara une épidémie de
dysenterie. L’école comptait trois cabinets au fond de la cour :
on y faisait la queue, en se tordant de douleur. Un médecin
venait tous les trois jours, distribuait des flacons de
médicament – le même pour tout le monde –, repartait au bout
de quelques minutes avec toujours la même recommandation :
– Et surtout pas de tomates !
Alors que nos menus se composaient principalement de
soupe à la tomate, de salade de tomates, et de tomates au
four…
Nous avions pour voisins de dortoir une famille bretonne
de cinq enfants. La mère, une femme extraordinairement
obèse, passait ses journées à s’évertuer à les décrotter avec du
papier journal et des bouts de chiffon. Et, pendant toute
l’opération, elle chantait d’une voix profonde et puissante :

Célina, ma chérie
Si je t’aime, c’est pour la vie…
Parfois, les autres réfugiés reprenaient en chœur, et le
dortoir tout entier proclamait son éternel amour pour Célina.
Sitôt que ses jambes pouvaient à nouveau le porter, chacun
poursuivait sa quête. Quête de parents et amis (Karl, le mari de
Paulette, surgit un beau jour avec une poignée de soldats de
son régiment, et vint loger avec nous à l’école Belle de Mai),
de papiers d’identité ou de tickets de pain (authentiques ou
faux). On cherchait à établir le contact avec des amis qui
avaient réussi à immigrer aux États-Unis, à Saint-Domingue
ou en Chine. Nous cherchions à faire relâcher le père de
Paulette (nous avions pu lui rendre visite aux Milles).
Maintenant que Pétain et Laval régnaient en maîtres sur la
« zone libre », nous en étions, à l’évidence, seulement au
commencement de la fin. Tandis que, peu à peu, la plupart des
réfugiés français – étaient-ils six millions, ou davantage ? –
regagnaient leur domicile, nombre de nos émigrés allemands
ballottaient de l’aveuglement à la panique. Une attitude à
laquelle nous réagissions avec peu de compréhension, voire
avec une certaine impatience : mais réveillez-vous donc, faites
quelque chose – vous restez assis là, dans la merde, sans lever
le petit doigt –, qu’est-ce que vous attendez ?
C’était un après-midi de début août – un soleil brûlant,
doublé d’un mistral qui vous transperçait les os. Nous
marchions depuis des heures. De temps à autre, nous
rencontrions des amis. Nous nous arrêtâmes quelques instants
pour bavarder avec Léo Lania et sa femme Lucy, assis à la
terrasse d’un café – mon frère et Léo s’occupaient de mettre
sur pied une combine mystérieuse et compliquée censée nous
permettre à tous de quitter la France. Lucy me toisa de la tête
aux pieds, secoua la tête et déclara :
– J’ai une autre robe. Je te l’apporte demain, il faut que tu
jettes ces haillons.
Elle me fit cadeau d’une robe en tricot blanc à rayures
noires, follement chic – mais ça, ça s’est passé le lendemain.
Après les avoir quittés, nous continuâmes à marcher – je ne
me souviens plus du tout à la recherche de qui ou de quoi nous
étions partis ce jour-là. Arrivés devant un large escalier
menant à un bâtiment public, je décrétai :
– Je ne fais pas un pas de plus, je m’assois.
Le fronton de l’édifice portait l’inscription : ORPHELINAT. Je
m’assis sur une marche et fermai les yeux. Quelques minutes
plus tard j’entendis une voix fluette :
– Madame… ?
Deux fillettes se tenaient devant moi :
– Madame, vous êtes une orpheline ?
Elles me tendaient quelques pâquerettes.
– Pour vous, madame l’orpheline. Ça porte bonheur…
« Les chaussures ne vont pas… »
La terre entière semblait s’être donné rendez-vous à
Marseille. La ville était bondée de réfugiés, dont des légions
d’émigrés allemands. Le grand port incarnait l’espoir de se
libérer du piège.
Hans, mon mari, se méfiait des plans d’évasion aventureux
du style bateaux illégaux et traversées clandestines : jusqu’à
présent tous avaient capoté, l’un après l’autre. Il préférait se
sentir sur la terre ferme. Et tous ces systèmes biscornus –
appui d’un consul, obtention d’un visa de transit ou d’une
autorisation de transfert de devises – supposés vous mener en
Amérique du Nord ou du Sud ne revenaient-ils pas à se
cramponner à des chimères parce qu’on se sent dépassé par
l’inconcevable réalité ? Où des gens comme nous, sans
relations, sans papiers, sans argent, pourraient-ils aller, alors
que tous les pays neutres nous rejetaient comme des
pestiférés ?
En revanche, nous pourrions toujours, en France, plonger
dans la clandestinité. Pour nous, cette situation ne serait pas
nouvelle : nous en avions l’habitude depuis 1933. Même dans
le contexte actuel, il devrait y avoir moyen de trouver un
refuge, estimait mon mari : il existait toujours des gens bien.
Et c’est probablement à la campagne, affirmait-il, que nos
chances seraient les meilleures. Au temps où, fuyant
l’offensive allemande, il faisait route vers le sud, il avait été à
plusieurs reprises recueilli par des paysans. Hans, le Berlinois
en uniforme français, se sentait en sécurité chez des Français
qui le cachaient des Allemands. Dans le Massif central, par
exemple, il y aurait certainement toutes sortes de
possibilités… Dans ces coins-là on était introuvable. Et nous
pourrions y passer l’hiver à l’abri – quelle que soit la durée de
l’hiver nazi.
Le projet me convenait. Mais ne devrions-nous pas,
néanmoins, tenter de quitter la France ? Tenter certes, répondit
Hans, mais surtout pas tabler là-dessus.
Il était beaucoup question, chez les émigrés, du Portugal,
un pays neutre et qui, selon toutes probabilités, le resterait.
Quelques personnes, titulaires d’un visa américain, avaient
obtenu un visa de transit portugais. La nouvelle déclencha une
floraison d’idées sur la manière de se procurer un visa de
transit, même en l’absence de visa américain.
Pour bénéficier d’un visa de transit, il fallait naturellement
posséder un visa d’entrée quelque part. Ce qui nécessitait, en
premier lieu, d’avoir un passeport. En outre les Portugais, afin
d’être sûrs de se débarrasser de vous, exigeaient un billet,
dûment payé, à destination d’un pays d’outre-mer. Lequel
billet devait être réglé en dollars – chose irréalisable pour la
plupart des émigrés qui n’avaient pas d’argent ni, à plus forte
raison, d’autorisation de transfert de dollars.
Pour se rendre de France au Portugal, il fallait également
un visa de transit espagnol – que l’on ne pouvait demander que
sur présentation de celui du Portugal : tous les pays avaient
peur de voir les émigrants s’incruster chez eux comme des
punaises. Qui plus est, tous ces visas étaient bien entendu
payants.
L’aide financière nous parvint d’une source inattendue :
l’arrêté de démobilisation. On remettait à chacun, outre son
attestation de démobilisation, une feuille de route, un billet de
chemin de fer pour rentrer chez lui, plus mille francs (sans
oublier le fameux imperméable – seule pièce, apparemment,
dont l’armée française était abondamment pourvue pour la
durée de la guerre).
À Toulouse, la démobilisation débuta le lundi pour les
militaires dont le nom commençait par A, B, C, D et E. Les F
à J devaient se présenter le mardi. Mon frère Hans était dans le
premier cas. Hans Fittko, mon mari, jamais pressé d’habitude
de se rendre à une convocation, l’avait accompagné : qui sait ?
le mardi il n’y aurait peut-être plus d’argent ou, pire, toutes ces
belles dispositions auront été annulées… On lui dit de revenir
le lendemain ; il fit donc la queue devant le guichet voisin où
l’affaire fut réglée sans problème. Il était désormais,
officiellement, un soldat français démobilisé, nanti qui plus est
de mille francs et d’un imperméable – malheureusement bien
trop grand pour lui.
Nous ne comprenions pas bien pourquoi ni comment on
pouvait – et même on devait – être démobilisé alors qu’on
n’avait jamais été mobilisé mais interné dans un camp de
concentration. Mais, dans notre situation, on ne posait pas de
questions stupides.

Franz Pfemfert débarqua de Perpignan, où Anja et lui


avaient provisoirement élu domicile.
– Le consul de Tchécoslovaquie à Marseille, un vieil ami,
m’a promis un passeport, expliqua-t-il. Peut-être pourra-t-il
faire également quelque chose pour vous.
Lorsque, le lendemain matin, nous nous rendîmes au
consulat, une douzaine d’émigrés s’y pressaient déjà.
L’information avait circulé.
Les passeports délivrés par le consul aux antifascistes
allemands « pistonnés » avaient une couverture rose et non,
comme ceux des citoyens tchèques, gris-vert. Mais, à
Marseille, seuls le consul et des gens comme nous, ayant vécu
en Tchécoslovaquie avec un statut d’émigrés, savaient qu’il
s’agissait de passeports provisoires, délivrés à titre de pièce
d’identité aux réfugiés apatrides. Après la fermeture du
consulat, le consul continua à les distribuer. Mais en passant,
désormais, par l’intermédiaire du Centre américain de secours.
Nous avions donc tous – les Pfemfert, Paulette, son père,
mon frère avec femme et enfant, et nous – de beaux passeports
tout neufs, avec de beaux noms tout neufs.
La rumeur courait que certains consuls honoraires
vendaient des « visas de destination finale ». Peu nous
importait, pour le moment, qu’ils fussent réellement valables :
ils nous permettaient, en tout cas, de gagner le Portugal. Il
existait rue Saint-Ferréol une officine chinoise qui vendait des
visas chinois au prix de cent francs. Une somme à la portée de
la plupart des émigrés. On faisait la queue devant le bureau.
Nos passeports tchèques s’ornèrent donc d’un tampon chinois.
Bien plus tard, un ami chinois nous a traduit le texte de ce
« visa ». Il disait en substance : « Il est strictement interdit au
porteur de ce document de fouler le sol chinois, quels que
soient le moment et les circonstances. » Ça n’avait pas
d’importance, les Portugais de Marseille ignoraient le chinois.
Ou peut-être avaient-ils décidé de l’ignorer ?
Se procurer un billet de bateau ne présentait pas de
difficulté : il se trouve toujours quelqu’un pour tirer profit du
désespoir des autres. L’étonnant étant simplement qu’il
s’agissait, en l’occurrence, de la très respectable Agence Cook.
Tous les émigrés de Marseille savaient qu’on y vendait des
billets fictifs. Nous nous rendîmes donc dans ses vastes et
luxueux bureaux situés en plein centre-ville. Là, contre la
somme de deux cents francs, un employé à l’accent anglais,
distingué et légèrement condescendant, nous délivra sans
sourciller nos faux titres de transport. Même Hans dut
constater :
– Ça ne ressemble plus tout à fait à un château en Espagne.
Peut-être réussirons-nous vraiment à quitter la France.
Nous ne nous inquiétions guère à l’époque de savoir quel
pourrait être notre sort au Portugal – en France ça sentait trop
le roussi.
Pour obtenir le visa de transit portugais, il fallait faire la
queue devant le consulat dès la veille au soir. Je me souviens
combien nous avons eu faim et froid cette nuit-là. Mais nous
avons eu de la chance : après, l’attente ne s’est pas prolongée
trop longtemps, on nous a reçus dans la matinée. Nous les
avions, nos visas de transit portugais ! Fantastique !
La file d’attente devant le consulat d’Espagne était si
longue que notre tour n’est venu qu’au bout de trois nuits.
Nous avions d’abord essayé de nous relayer : Hans à la queue,
et moi je rentrais à la maison – « la maison », c’était toujours
l’école Belle de Mai – dormir quelques heures sur ma couche
de paille. Mais à mon retour, vers quatre heures du matin, quel
beau scandale : « Ça alors ! », « Si tout le monde faisait
pareil ! », « Vous avez des places réservées ? », « Quel
culot ! ». Nous avons donc tous les deux passé trois nuits
debout en pleine rue. Hans avait emprunté un veston à un ami,
moi je portais son fameux imperméable. Je nageais dedans, et
il me faisait une longue traîne, mais ça tenait tout de même un
peu chaud. Nous avions acheté, dans une boutique du Vieux
Port, un sachet de bananes sèches – le pain étant devenu une
denrée rare. Elles avaient un goût répugnant, à la fois
douceâtre et rance, et je déclarai :
– Je ne peux pas manger ça, je préfère encore avoir faim.
Mais Hans m’obligea à les avaler :
– Sinon, je vais avoir sur les bras une femme évanouie.

Nous avions donc tous nos papiers. Plusieurs de nos amis


également. Pour les autres, ce n’était plus qu’une question de
jours. Je n’ai pas parlé jusqu’à présent du visa de sortie,
nécessaire pour quitter la France, parce que nous ne songions
pas un instant à le demander : il se délivrait à Vichy –
à l’évidence sous contrôle allemand. Il nous fallait donc
franchir la frontière illégalement. De plus en plus d’émigrés le
faisaient – la plupart avec succès. En général, les gardes-
frontière espagnols ne réclamaient pas le visa de sortie
français. Mais ça ne marchait pas toujours du premier coup.
De temps à autre, les Espagnols inventaient des chicaneries :
nous n’acceptons plus tel ou tel papier, il en faut un
supplémentaire, ce tampon ne nous convient pas… Puis il y
eut, paraît-il, de nouvelles réglementations, interdisant par
exemple aux apatrides de transiter par l’Espagne. Plusieurs
émigrés furent refoulés voire arrêtés, ou même expédiés au
camp de concentration de Figueras. Cependant, à notre
connaissance du moins, tous avaient fini d’une manière ou
d’une autre par s’en tirer : nous avions l’impression que les
autorités espagnoles ne voulaient se brouiller avec personne.
Ce qui nous paraissait inquiétant, en revanche, c’est que la
plupart de ceux auxquels on faisait des ennuis à la frontière
étaient des personnalités connues, voyageant sous leur
véritable nom : manifestement, la main de la Gestapo
s’étendait jusqu’ici.
Nous, nous avions l’intention de passer la frontière
clandestinement, et nous nous occupions de bien préparer
l’opération : quelqu’un ira s’installer pour quelque temps dans
une localité à la frontière, ça permettra de repérer, pour le
passage, un chemin sûr que d’autres transfuges pourront
utiliser par la suite ; par ailleurs, il devrait également être
possible de nouer des relations avec des gens du coin bien
intentionnés – de la sorte, nous serons toujours informés de ce
qui se passe à la frontière.
Notre « éclaireur » devra, bien entendu, avoir une certaine
expérience en l’art de traverser les frontières. Et mieux
vaudrait choisir une femme : elles s’en tiraient toujours plus
facilement. Peut-être Paulette ? Non, elle n’avait pas encore
tous ses papiers.
– Lisa, suggéra quelqu’un. (Qui ? Je n’en suis plus très
sûre, mais je crois bien que c’était mon mari.)
– L’argent du voyage ? On se débrouillera pour le trouver.
Alors, d’accord, Lisa ?
– Je peux tenter le coup. Nous avons quelques amis dans la
région, des gens qui ont atterri là pendant la pagaille. Ils
pourront peut-être m’héberger quelques jours.
C’était un point important, car partout ailleurs on vous
demandait vos papiers.

Là-dessus, une lettre de Franz Pfemfert, toujours installé à


Perpignan, non loin de la frontière.
– Franz est devenu complètement fou, s’exclama Hans.
Regarde ce qu’il écrit, on n’y comprend rien !
« […] Quant à toi, Hans, il faut absolument que tu
échanges les chaussures que tu as achetées. Elles ne vont pas.
Tu ne peux pas les porter pour faire de la montagne. Il en faut
impérativement d’une pointure supérieure au 42. Tu devrais en
faire part à nos amis – je veux dire les hommes chaussant
petit. Les Espagnols s’y connaissent. Lisa peut tranquillement
garder ses petits souliers, ça n’a pas d’importance. »
Nous avons travaillé la moitié de la nuit pour décrypter le
message. Les « chaussures », avons-nous fini par comprendre,
ce sont nos passeports tchèques ou autres papiers. Il faut les
« échanger » – à savoir les modifier. Le 42, c’est l’âge – nous
avions pour la plupart moins de quarante-deux ans. Franz nous
informait que les Espagnols arrêtaient à la frontière les
hommes de moins de quarante-deux ans, c’est-à-dire en âge de
servir sous les drapeaux – afin de les empêcher de gagner
l’Angleterre pour s’y engager dans l’armée. Les Allemands
avaient donc obtenu ça des Espagnols !
Le gros pépin : « corriger » les papiers ne servirait à rien, le
physique des hommes trahirait leur jeunesse. Et de fausses
dates de naissance ne feraient que leur causer des ennuis
supplémentaires. Il fallait donc trouver une autre solution.
Justement il en existait une. Un sergent du fort Saint-
Charles venait d’avoir l’idée d’une activité d’appoint assez
lucrative : pour deux cents francs, il délivrait des certificats de
démobilisation et des feuilles de route. On lui indiquait un
état-civil de son choix (de préférence avec un nom sonnant
bien français), et le champ de bataille sur lequel on avait
combattu pour la France. Le document attestait votre qualité
de citoyen français domicilié en Afrique du Nord, ce qui vous
donnait droit au rapatriement gratuit via Casablanca. Pour cinq
francs supplémentaires, le sergent agrémentait même votre
feuille d’une photo d’identité, légalisée d’un coup de tampon.
Après quoi, il suffisait de se rendre de temps en temps à
l’administration portuaire pour demander quand partait le
prochain bateau pour Casablanca et s’il y avait une place libre.
Pas mal d’émigrés avaient déjà débarqué à Casa.
Ce n’était pas une décision facile, mais il n’y avait pas
d’autre issue : les femmes et les enfants allaient franchir les
Pyrénées pour gagner l’Espagne puis le Portugal, les hommes
s’embarqueraient pour Casablanca. Ainsi nous serions tous à
l’abri en territoire neutre. Quand et où nous reverrions-nous ?
Parmi nos amis et connaissances, vingt-cinq à trente
personnes environ, en comptant mon mari et mon frère,
attendaient une place de bateau. Et à peu près autant de
femmes se proposaient de passer la frontière espagnole, puis
de faire route vers le Portugal.
Les hommes étaient allés au port : on leur avait annoncé
qu’il y aurait des places « dans les prochains jours ». Selon
notre plan, je prendrai le premier train le lendemain matin.
Eva, la femme de mon frère, avait trouvé refuge à Montpellier
avec sa petite Titi, âgée de deux ans. Elles me rejoindraient
dans le train pour que nous voyagions ensemble jusqu’à Port-
Vendres, une petite ville proche de la frontière. En cas de
contrôle, nous présenterions nos passeports tchèques. Dès que
nous aurions trouvé une filière sûre pour franchir la frontière
et tout organisé, nous préviendrions les autres.
Nous attendions nos maris dans la chambre d’hôtel d’un
ami également parti se renseigner au port. On l’appelait « le
petit Leiner » parce qu’il avait un frère aîné, et je n’ai jamais
su son prénom. Les hommes n’auraient pas dû tarder à revenir,
les bureaux fermant à dix-sept heures. La petite pièce était
pleine de monde, avec des gens assis sur le lit et même par
terre. Mais je ne me souviens que d’un seul visage : celui de
Paulette. Mon mari et mon frère sont revenus les premiers. À
la vue de leurs visages, je me suis écriée :
– Que se passe-t-il, que vous est-il arrivé ?
Mon mari restait bouche cousue – quand il fronçait les
sourcils comme ça, c’était très mauvais signe.
– Nous sommes arrivés trop tard, dit mon frère.
– Comment ça… ? Voici des heures que vous êtes partis…
– Nous avons été retardés en chemin. Il était cinq heures
passées quand nous avons frappé à la porte du bureau, ils
venaient de fermer, probablement. Ça n’a pas d’importance,
on y retournera demain matin.
Toute cette histoire me déplaisait fort. J’avais escompté
connaître, avant de partir, la date d’embarquement des
hommes. Peut-être valait-il mieux ajourner mon départ ?
Nous attendîmes les autres. Bizarre qu’ils mettent si
longtemps à revenir, alors que les bureaux étaient fermés…
Même le petit Leiner ne reparaissait pas – ici, c’était pourtant
sa chambre. Une autre heure s’écoula. Maintenant le doute
n’était plus permis : quelque chose ne tournait pas rond. Mais
comment savoir ce qui avait bien pu se passer ?
Quelqu’un pénétra dans la chambre. Non, ce n’était aucun
de nos voyageurs pour Casablanca, mais un jeune ami – dont
je me souviens seulement qu’il était très blond et se
prénommait Erwin. Quelqu’un – je ne me rappelle pas non
plus qui – l’avait chargé de nous transmettre un message.
Le sergent du fort Saint-Charles a été dénoncé. On l’a
arrêté à l’aurore, on a confisqué tous ses papiers et ses
tampons. Puis la police s’est rendue aux bureaux des autorités
portuaires, écrouant tous ceux qui se présentaient avec les faux
permis pour Casablanca. Personne ne sait combien ils sont,
mais le petit Leiner fait partie du lot. Même compte tenu du
fait que ce genre de nouvelle circule vite, il faut avertir
d’urgence les autres hommes.
Mon frère devait disparaître au plus vite. L’un des rares à
avoir des papiers encore valables, il figurait légalement, à son
adresse, sur les registres officiels. Mais les autorités portuaires
possédant à présent une liste des « démobilisés pour Casa », il
risquait une arrestation. Il fut donc décidé que, dès le
lendemain, je lui léguerai mon tas de paille à l’école Belle de
Mai. Mais devais-je vraiment partir ? Tout devait être remis en
question : les hommes trouveront-ils une autre solution ? Les
femmes fileront-elles au Portugal sans savoir si leurs maris
resteront ou non bloqués en France ? Et moi, accepterais-je
toujours de partir ? D’un autre côté, il était trop tard pour
avertir Eva de ne pas monter dans le train…
Une fois que les autres eurent exprimé catégoriquement
leur opinion (mon frère : « Il faut que tu partes demain » –
Paulette : « Il faut que tu remettes ton départ »), mon mari et
moi réfléchîmes à l’affaire. En tout état de cause, il fallait
mettre sur pied une filière pour passer la frontière : à défaut de
pouvoir être utilisée par les hommes, elle le sera par les
femmes, les enfants et les vieillards. Puis il y avait la question
d’Eva et du bébé. Nous parvînmes à la conclusion que le plus
raisonnable était de ne pas modifier nos plans. D’ailleurs, si
nécessaire, je pourrais toujours revenir.

Mi-septembre 1940 : de mon compartiment, je regardais


défiler sans le voir le superbe paysage – le Midi de la France
en robe automnale – sans pouvoir me délivrer de mes doutes :
avions-nous pris la bonne décision ? Je m’assoupis : la nuit
précédente, je n’avais dormi que quelques heures. Quand le
train entra en gare de Montpellier je vis Eva et Titi sur le quai,
les appelai, et elles me rejoignirent. Dès que Titi m’aperçut,
elle courut vers moi. Elle m’avait reconnue, au bout de tout ce
temps ! Puis je me souvins : en fait il n’y avait que quelques
mois. De très longs mois. Titi et son babillage me restituaient
un morceau de la vraie vie – une vie dont nous étions coupés
comme par une sorte de fracture.
– Tu as des gâteaux ? Tu as du chocolat ? répétait-elle
inlassablement, comme si ça existait encore.
Elle ne parlait plus que français – nous étions heureux
qu’elle ait oublié son allemand. Entre-temps le compartiment
s’était rempli, principalement de soldats en uniforme (à
l’époque, beaucoup de démobilisés portaient encore
l’uniforme faute d’autres vêtements). L’enfant avait bonne
mine, mais semblait perpétuellement affamée. Eva avait
apporté quelques provisions, elle lui tendit un croûton :
– Du pain ! s’exclama Titi, radieuse.
Elle le jeta en l’air, le rattrapa, puis, subitement, dans le
silence du compartiment, déclara :
– Ça, en allemand, c’est Brot.
Mon front se couvrit de sueur tandis qu’Eva écarquillait des
yeux terrifiés. Mais personne ne semblait avoir entendu…
Quand je lui eus raconté les événements de la veille, Eva
partagea mes doutes :
– Je ne serais pas montée dans le train si je ne t’avais pas
vue, assura-t-elle. Je sais bien que, par les temps qui courent, il
faut faire attention.
– Ton mari a décidé que la petite et toi devez quitter la
France aussi vite que possible.
– Il a décidé, répliqua-t-elle. Je le comprends. Mais
maintenant il faut que moi je réfléchisse à la chose.
Nous arrivâmes à Port-Vendres dans la soirée. Cette cité
portuaire, aux contreforts des Pyrénées-Orientales, abritait
déjà tout un groupe d’émigrés, et nos amis nous procurèrent un
hébergement : un sous-sol meublé d’un lit pour Eva et sa fille,
une chambrette sous les toits pour moi.
Des gens qui, entre-temps, étaient passés en Espagne nous
avaient laissé un message : « Banyuls, la dernière localité
avant la frontière, a un maire socialiste et, de surcroît, disposé
à aider les émigrants. Il se nomme M. Azéma. » Ma première
tâche consistait donc à prendre contact –
précautionneusement – avec lui et, si possible, avec d’autres
autochtones bien intentionnés à notre égard. Cela se fit
extraordinairement vite. Mais, depuis peu, de nouvelles
difficultés avaient surgi : les chemins utilisés jusqu’à présent –
on passait par Cerbère, la ville frontière – étaient désormais
étroitement surveillés. M. Azéma me révéla l’existence d’un
passage secret et sûr : un sentier de contrebandiers. Il
l’appelait la « route Lister », du nom de ce général de l’armée
républicaine espagnole qui, lors de la guerre d’Espagne, l’avait
fait emprunter à ses troupes.
M. Azéma tenait à ce que les émigrés s’organisent eux-
mêmes pour passer la frontière, et fassent en sorte que les
groupes suivants puissent, à leur tour, profiter de son
information :
– Un jour, peut-être, je ne serai plus là, expliqua-t-il.
En outre, par prudence, mieux valait éviter un afflux de
réfugiés à la mairie. Je n’ai compris que plus tard pourquoi il
prévoyait sa disparition : son activité au cours de la guerre
d’Espagne avait attiré sur lui l’attention des autorités. Le
mieux, pensait-il, serait que quelqu’un s’installe pour quelque
temps à Banyuls, de manière à pouvoir aider les transfuges à
franchir les Pyrénées.
– En ce qui concerne l’hébergement et les cartes
d’alimentation je peux, pour le moment encore, vous donner
un coup de main, déclara-t-il.
Il puisa quelques boîtes de lait concentré et de conserves de
légumes dans une caisse dissimulée sous son bureau.
– Pour le bébé, ajouta-t-il.
Les boîtes étaient lourdes et la route de montagne, enserrée
entre les parois rocheuses, qui nous ramenait de Banyuls à
Port-Vendres, fort longue. Mais quelle importance lorsqu’on
rapporte pareils trésors ! Du lait, des légumes, et, surtout, un
itinéraire nouveau et sûr pour atteindre l’Espagne. Je m’en
souviens : en ces heures-là, durant le trajet de retour, j’ai pour
la première fois vraiment vu le paysage : cette mer
incroyablement bleue, les chaînes de montagnes, les vignobles
verts déjà tachetés d’or, et un ciel du même bleu irréel que la
mer.
« Le vieux Benjamin »
Cela remonte à plus de quarante ans. Mais je m’en souviens
dans le moindre détail. Ou bien serait-ce mon imagination ? Je
sais que c’était le 25 septembre 1940. Je m’étais couchée
quelques heures auparavant lorsqu’un coup frappé à la porte
de ma mansarde exiguë me réveilla. La lumière de l’aube
pénétrant par la lucarne était encore toute grise. Je me dis :
« Ce doit être la fillette des voisins du dessous. » On frappa de
nouveau. Je me levai et, encore tout ensommeillée, entrebâillai
la porte. Ce n’était pas la petite fille. Je me frottai les yeux :
devant moi se tenait l’un de nos amis, Walter Benjamin qui,
comme beaucoup d’autres, s’était réfugié à Marseille quand
les Allemands avaient envahi la France. « Le vieux
Benjamin », comme nous l’appelions – je ne sais pas
pourquoi, il avait seulement quarante-huit ans.
– Veuillez m’excuser de vous déranger, chère madame, dit-
il. J’espère que ma visite n’est point importune.
Le monde, pensai-je, vacille sur ses bases, mais la politesse
de Benjamin demeure inébranlable.
– Monsieur votre époux, poursuivit-il, m’a expliqué
comment je puis vous trouver. Il m’a dit que vous me ferez
passer la frontière espagnole.
Monsieur mon époux a dit ça ? C’est bien de lui : il tient
pour acquis que, quoi qu’il se passe, je me débrouillerai…
Benjamin était toujours debout sur le seuil de la porte – il
n’y avait pas de place, entre le lit et le mur, pour une seconde
personne. Je le priai de m’attendre au bistrot de la place du
Marché.
Puis nous nous sommes promenés, afin de pouvoir parler à
l’abri des oreilles indiscrètes :
– Mon mari ne peut pas encore le savoir mais, expliquai-je
à Benjamin, j’ai effectivement eu vent, depuis mon arrivée,
d’un chemin sûr pour passer la frontière…
En premier lieu, j’étais descendue au port où j’avais lié
conversation avec quelques ouvriers. L’un d’eux me conduisit
auprès de l’homme de confiance du syndicat. Celui-ci sembla
comprendre, sans poser beaucoup de questions, de quoi il
s’agissait et me conseilla d’aller voir M. Azéma, le maire de
Banyuls-sur-Mer – confirmant ainsi ce que l’on m’avait dit à
Marseille.
– C’est un type formidable, ce M. Azéma, racontai-je
encore à Benjamin, il a passé des heures à tout m’expliquer
dans les moindres détails…
L’ancien parcours, longeant le mur d’enceinte du cimetière
de Cerbère, est malheureusement devenu trop dangereux.
C’est un chemin relativement facile à trouver, et qui a
beaucoup servi ces derniers mois, mais à présent les gardes
mobiles le surveillent de près – probablement sur ordre de la
police allemande (la Gestapo a une antenne dans la zone non
occupée). Il ne reste qu’un seul trajet encore sûr : la route
Lister. Mais cela signifie qu’il faut franchir les Pyrénées plus à
l’ouest, et affronter une ascension plus pénible car les crêtes y
sont plus élevées.
– Ça ne fait rien, assura Benjamin, du moment que c’est un
chemin sûr. Je dois toutefois vous préciser que je suis
cardiaque et ne pourrai pas marcher vite. Par ailleurs, je suis
en compagnie de deux autres personnes rencontrées à
Marseille, désireuses de passer la frontière avec moi : une
Mme Gurland et son jeune fils. Acceptez-vous de les
emmener ?
– Oui, bien sûr. Mais vous êtes bien conscient que je ne
suis pas un guide expérimenté ? En réalité je ne connais pas le
chemin, je ne l’ai encore jamais pris. Je possède simplement
un bout de papier avec un itinéraire que le maire m’a tracé de
mémoire. Il m’a aussi fourni quelques indications. À tel
endroit, prendre tel embranchement – nous repérerons la
cabane sur la gauche. Surtout, une fois en vue d’un plateau
planté de sept pins, veiller à le laisser sur notre droite, sinon
nous irons trop au nord. Ensuite, il faut longer un vignoble qui
nous mènera à l’endroit adéquat où franchir la crête. Êtes-vous
décidé à prendre ce risque ?
– Oui, certainement, répliqua-t-il sans la moindre
hésitation. Le véritable risque serait de ne pas partir.
Je le regardai, et me souvins que Walter Benjamin n’en
était pas à son coup d’essai. Qui pourrait oublier sa précédente
tentative d’évasion, déguisé en marin ?
Dans l’ambiance apocalyptique de ce Marseille de 1940,
chaque jour nous apportait sa moisson de plans
rocambolesques et d’histoires insensées. Les bateaux
chimériques le disputaient aux capitaines imaginaires, les visas
pour des pays dont nulle carte ne faisait mention aux
passeports d’États qui n’existaient plus. Et chaque jour, nous
en avions l’habitude, le « téléphone arabe » nous informait que
tel plan infaillible venait de s’écrouler comme un château de
cartes. Malgré tout, nous ne pouvions nous empêcher de rire,
parfois, du côté burlesque de pareilles tragédies. Imaginez le
spectacle : le Dr Fritz Fränkel, frêle silhouette aux cheveux
gris, et son ami Walter Benjamin, allure un peu pataude, tête
d’intellectuel, regard scrutateur derrière les lunettes aux verres
épais, déguisés en matelots français. Et cet étrange couple
embarquant – moyennant un joli pot-de-vin – sur un cargo…
Ils n’étaient pas allés loin. Et s’ils avaient réussi à s’en tirer,
c’était à la faveur de la pagaille générale.
Nous décidâmes de faire une nouvelle visite à M. Azéma.
Ensemble cette fois, afin de pouvoir, à deux, retenir toutes ses
indications. J’avertis ma belle-sœur Eva, qui habitait le sous-
sol de la maison voisine, et nous prîmes, Benjamin et moi, la
route de Banyuls.
Ma mémoire me trahit : nous sommes-nous risqués, malgré
les contrôles incessants en cette région frontalière, à prendre le
train ? Peu probable. Nous avons dû parcourir à pied les six ou
huit kilomètres du sentier caillouteux – il m’était déjà devenu
familier – menant de Port-Vendres à Banyuls. Mais je me
souviens que nous avons trouvé le maire à son bureau. Après
avoir fermé sa porte à clé, il a répété ses instructions et
répondu à nos questions.
Lorsque, deux jours auparavant, il m’avait dessiné
l’itinéraire, nous étions allés ensemble à la fenêtre et il m’avait
montré les points de repère : le plateau aux sept pins, dans le
lointain, et quelque part, tout là-haut, la crête que nous devions
franchir.
– Sur le papier, avais-je observé, ça a l’air d’une balade
facile. Mais apparemment il faut escalader un haut sommet…
Il avait ri :
– L’Espagne est là-bas, de l’autre côté de la montagne.
Azéma nous conseilla de profiter de l’après-midi pour
effectuer, en guise de promenade, la première partie du trajet.
L’expérience permettrait de voir si nous trouvions le chemin.
– Montez jusqu’à cette clairière, dit-il en la pointant sur son
schéma. Au retour, nous reverrons tout ensemble. Passez la
nuit à l’auberge et demain matin, vers les quatre heures, quand
il fait encore sombre et que les paysans vont aux vignobles,
mêlez-vous à eux et poursuivez jusqu’à la frontière.
Benjamin demanda à quelle distance se trouvait la clairière.
– À une heure de marche environ, deux au maximum. Une
belle balade.
Nous échangeâmes une poignée de main.
– Je vous remercie infiniment, monsieur le maire, prononça
Benjamin.
Sa voix résonne encore à mon oreille.

À l’auberge, nous retrouvons les Gurland – Benjamin leur a


demandé de nous y attendre – et leur expliquons notre plan. Ils
donnent immédiatement leur accord. Je me félicite
intérieurement de ne pas être tombée sur des rouspéteurs – ou
des gens à chichis –, l’espèce que je redoute par-dessus tout
dans ce genre de situation délicate. Nous voici donc partis tous
les quatre, marchant sans nous presser, en touristes soucieux
seulement d’admirer le paysage. Je remarque que Benjamin
porte une serviette – sans doute l’a-t-il prise durant notre halte
à l’auberge. Elle paraît lourde. Je lui demande si je puis
l’aider :
– Elle contient mon dernier manuscrit, explique-t-il.
– Mais pourquoi donc l’emportez-vous maintenant ? Nous
sommes seulement partis en exploration.
– Vous savez, cette serviette est mon bien le plus précieux.
Pas question de la perdre. Ce manuscrit doit être sauvé. Il est
plus important que ma propre personne.
Nous voilà bien, me dis-je. Le voyage ne va pas être facile.
Benjamin et ses manies ! Avait-il aussi sa serviette à la main
lorsqu’il déambulait, déguisé en matelot, sur le port de
Marseille ? Mais l’important, pour le moment, était de bien
repérer le chemin, et j’essayais, en me reportant au schéma
d’Azéma, de faire le point : voici l’étable – actuellement
inoccupée – dont il a parlé. Nous sommes donc, jusqu’à
présent, dans la bonne voie. Puis nous arrivons au sentier qui
fait un léger crochet vers la gauche. Voilà l’énorme rocher
qu’il a mentionné. Une clairière ! Nous y sommes ! Il nous a
fallu presque trois heures.
D’après Azéma, ça représentait environ un tiers du trajet.
Pour autant que je m’en souvienne, le parcours ne m’avait pas
semblé difficile. Nous nous assîmes dans l’herbe pour prendre
un peu de repos. Benjamin s’allongea et ferma les yeux. Je me
fis la réflexion qu’il devait être épuisé.
Nous nous apprêtions à repartir, mais il ne se levait toujours
pas.
– Êtes-vous encore fatigué ?
– Je vais bien. Redescendez tous les trois.
– Et vous ?
– Je reste ici. Je vais passer la nuit ici, et vous me
reprendrez au passage demain matin.
Encore pire que ce que j’avais pu imaginer ! Que faire ?
J’entrepris d’essayer de le dissuader – avec des arguments
suffisamment rationnels pour qu’il les accepte.
– Nous sommes en pleine montagne, il risque d’y avoir des
bêtes féroces.
Effectivement, on m’avait avertie de la présence de
taureaux sauvages. Nous sommes fin septembre et il n’a rien
pour se couvrir. Le coin grouille de contrebandiers, qui sait
s’ils ne vont pas l’agresser ? Par-dessus le marché il n’a rien à
manger. Non, rester ici serait vraiment une idée impossible !
Sa décision, répliqua-t-il, était irrévocable. Car elle se
fondait sur un raisonnement d’une logique élémentaire. Quel
était son objectif ? Passer la frontière pour ne pas tomber, lui
et son manuscrit, aux mains de la Gestapo. Il en avait atteint
un tiers. Mais si, à présent, il rentrait au village, il devrait
refaire tout ce chemin le lendemain matin et son cœur, selon
toutes probabilités, n’y résisterait pas. Par conséquent il
passera la nuit ici. Je me rassis :
– En ce cas, je reste aussi.
Il sourit :
– C’est vous qui me défendrez contre vos bêtes féroces,
chère madame ?
Il serait déraisonnable de ma part de rester, m’expliqua-t-il
calmement : je dois aller chez Azéma procéder à une ultime
« révision ». J’avais également besoin de dormir afin d’être en
état de repartir demain matin avant le lever du soleil, ramener
les Gurland jusqu’ici, puis nous conduire, sans perdre de
temps et en toute sécurité, à la frontière. Je savais tout cela,
évidemment. En outre, je devais absolument me procurer un
peu de pain – sans tickets –, peut-être aussi acheter au marché
noir quelques tomates ou de l’ersatz de confiture, afin que
nous ayons quelque chose à manger durant l’escalade. J’avais
seulement, je crois, voulu le provoquer, dans l’espoir de le
faire renoncer à son projet. Mais ça n’avait servi à rien.
Pendant la descente, je m’efforçai de me concentrer, de
bien enregistrer le parcours, pour le retrouver le lendemain
matin dans l’obscurité. Mais je ne pouvais m’empêcher de me
ronger : je n’aurais pas dû le laisser tout seul là-haut. Quelle
folie ! Mijotait-il ce coup dès le départ ? Ou n’a-t-il décidé de
rester là-haut que parce que la marche l’avait totalement
épuisé ? Par ailleurs, il a emporté cette lourde serviette. Peut-
être quelque chose ne tourne-t-il pas rond du côté de sa
volonté de vivre ? Avec cet état d’esprit, quelle sera sa
réaction, dans quelle direction se laissera-t-il entraîner, à
l’heure du danger ?

Une anecdote que mon mari m’a racontée me revient à


l’esprit. L’hiver précédant la capitulation, Benjamin et lui se
trouvaient ensemble au camp de Vernuche, près de Nevers.
Benjamin, gros fumeur, lui confia un jour qu’il avait cessé de
fumer, et lui décrivit les tourments du sevrage.
– Le moment est mal choisi, avait objecté Hans. Il avait
remarqué le désarroi de Benjamin devant « les tracas de la vie
extérieure, qui parfois s’abattent sur vous… comme des
loups ». Or, à Vernuche, l’existence entière n’était que tracas.
Hans avait pris l’habitude de venir en aide à Benjamin pour les
choses relevant du domaine pratique.
Pour surmonter les crises sans y perdre la raison, essaya-t-il
d’expliquer à Benjamin, il importe d’observer la règle
suivante : toujours chercher une satisfaction, ne pas s’infliger
de sacrifice supplémentaire. Benjamin répliqua :
– Je ne peux supporter les conditions de vie du camp que si
je suis obligé de mobiliser toutes mes forces intérieures pour
les concentrer sur un effort important. Cet effort dans le cas
présent, c’est cesser de fumer. Cela devient, par conséquent,
ma bouée de sauvetage.

Le lendemain matin tout s’est bien passé. Les moments les


plus périlleux, ceux où nous courions le plus grand risque
d’être repérés par la police ou les douaniers, se situaient à la
sortie du village et au début de l’ascension. Azéma nous avait
prodigué ses recommandations :
– Partez avant le lever du soleil, mêlez-vous aux vignerons,
n’emportez qu’une musette, rien d’autre, et surtout ne parlez
pas ! De la sorte, on ne vous distinguera pas des autochtones
dans l’obscurité.
Mme Gurland et son fils respectèrent scrupuleusement ces
instructions et, de mon côté, je retrouvai le chemin sans
difficulté. Mais mon angoisse grandissait au fur et à mesure
que nous nous rapprochions de la clairière. Benjamin y était-il
encore ? Qu’avait-il pu lui arriver durant cette longue nuit ?
Était-il même toujours en vie ? Mon imagination commençait
à galoper.
La clairière, enfin ! Et le vieux Benjamin. Vivant. Il se leva
à notre approche, avec un sourire amical. Mais… que signifiait
cela ? Ces grandes taches rouge foncé cernant ses yeux… ne
s’agissait-il pas d’un symptôme de crise cardiaque ? Il dut
deviner pourquoi je le fixais ainsi. Il enleva ses lunettes,
s’essuya le visage avec son mouchoir :
– Ah, ça, expliqua-t-il, la rosée. Vous voyez mes montures
de lunettes ? Elles déteignent sous l’effet de l’humidité.
Mon cœur cessa de cogner dans ma poitrine et reprit tout
doucement son allure normale.
La pente devenait plus raide. Et nous n’étions plus très sûrs
de la direction à prendre : il n’y avait plus à présent devant
nous qu’escarpements et parois rocheuses. À ma grande
surprise, Benjamin fit preuve d’une certaine habileté dans la
lecture du croquis de M. Azéma, et m’aida à nous orienter. À
un moment donné, nous nous sommes aperçus, au bout de
vingt minutes, que nous nous étions trompés
d’embranchement, car soudain le chemin amorçait une
descente vers la droite alors que la crête le surmontait à notre
gauche. Revenus sur nos pas, nous avons retrouvé la
bifurcation. Le qualificatif de « chemin » devenait de plus en
plus excessif. On discernait de temps à autre un bout de
sentier, mais il se résumait le plus souvent à quelques traces à
peine visibles entre les éboulis. Enfin nous atteignîmes ce
fameux vignoble escarpé que je n’oublierai jamais. Mais je
voudrais d’abord expliquer pourquoi ce parcours, justement,
était si sûr.
Après avoir grimpé les collines verdoyantes qui
s’allongeaient en pente douce vers la mer, notre sentier
devenait parallèle à la route des crêtes « officielle » aisément
praticable. Notre chemin, la route Lister – empruntée de temps
immémorial par les contrebandiers –, était en contrebas de la
route, masqué par les surplombs rocheux et, de la sorte, dérobé
aux regards des gardes-frontière français qui patrouillaient là-
haut. À certains endroits, cependant, les deux voies se
rapprochaient dangereusement et nous devions veiller à ne
faire aucun bruit.
Benjamin avançait d’un pas lent et régulier. À intervalles
égaux – toutes les dix minutes, me semble-t-il – il s’arrêtait,
s’accordait environ une minute de repos. Puis il repartait de la
même allure tranquille. Il avait élaboré ce système, raconta-t-
il, au cours de la nuit :
– Avec cette méthode, je pourrai tenir le coup. Le principe
étant de faire halte à intervalles réguliers et avant de me sentir
épuisé. Il ne faut jamais aller jusqu’à l’extrême limite de ses
forces.
Quel étrange personnage, pensai-je : une pensée d’une
limpidité de cristal, une force intérieure indomptable, et avec
tout ça empoté comme pas permis.
Walter Benjamin a révélé dans l’un de ses écrits (Agesilaus
Santander) le secret de sa force : « […] rien ne peut triompher
de ma patience ». Quand, bien des années plus tard, j’ai lu
cette phrase, je l’ai revu grimpant ce sentier de montagne d’un
pas lent et régulier. Et sa personnalité pétrie de contradictions
m’a paru moins baroque.
José, le fils de Mme Gurland (il devait avoir dans les seize
ans) et moi portions alternativement la sacoche en cuir noir.
Elle me semblait de plus en plus lourde. Mais, je me souviens,
nous étions tous d’excellente humeur et faisions de temps à
autre un brin de conversation. Elle roulait en général sur les
problèmes de l’heure : le sentier rocailleux et glissant, le soleil
qui commençait à nous réchauffer, la distance restant à
parcourir jusqu’à la frontière.
Aujourd’hui que Benjamin est reconnu comme l’un des
grands penseurs et critiques littéraires de ce siècle, on me
demande parfois : « Que vous a-t-il dit de son manuscrit ? »
« A-t-il divulgué quelque chose de son contenu ? »
« Y développait-il un nouveau système philosophique ? » Juste
ciel ! J’avais à mener mon petit monde au sommet des
Pyrénées et ça me suffisait amplement. La philosophie pouvait
attendre. L’enjeu était de sauver quelques êtres humains, de
leur éviter de tomber aux mains des nazis. Et moi je me
retrouvais avec sous ma houlette de passeur improvisé ce sacré
phénomène, le vieux Benjamin, que rien n’avait pu convaincre
de se séparer de son lest, cette sacoche en cuir noir. Bon gré
mal gré, il nous fallait traîner le « monstre » par-dessus la
montagne.
Mais revenons-en au vignoble escarpé. Plus de sentier.
Nous grimpions entre les ceps surchargés de grappes de raisin
presque mûr, ce raisin noir et sucré de Banyuls. Dans mon
souvenir – mais la mémoire déforme parfois les images –, la
pente était presque verticale. C’est la seule et unique fois où
Benjamin a craqué. Plus exactement, il a tenté l’escalade et,
n’y parvenant pas, a posément expliqué que la tâche était au-
dessus de ses forces. José et moi l’avons pris entre nous deux,
il a passé ses bras autour de nos épaules, et nous l’avons traîné
– avec la sacoche – en haut du vignoble. Il respirait
difficilement mais ne proféra pas une plainte, pas même un
soupir. Seulement, il ne cessait de lorgner sa serviette.
Le vignoble vaincu, nous avons fait halte sur un étroit
surplomb. Le soleil, à présent, brillait haut dans le ciel, et nous
avions chaud. Nous marchions donc, approximativement,
depuis quatre à cinq heures. Nous avons grignoté un peu des
provisions que j’avais apportées dans ma musette, mais aucun
de nous n’avait beaucoup d’appétit. Durant ces derniers mois,
notre estomac s’était rétréci – d’abord le camp, puis la débâcle
et sa pagaille.
Ce trajet est tout de même beaucoup plus long et difficile
que la description de monsieur le maire ne le laissait supposer,
me disais-je pendant que nous nous reposions. On peut, certes,
le couvrir beaucoup plus vite si on connaît bien son itinéraire,
si on n’a rien à porter, et si on est jeune et en bonne santé. De
plus, que signifiait « quelques heures » ? Comme souvent chez
les montagnards, les indications de M. Azéma concernant la
distance et la durée n’étaient pas, tant s’en faut, d’une grande
précision.
Au cours de l’hiver suivant, où nous avons passé la
frontière jusqu’à deux ou trois fois par semaine, j’ai souvent
repensé à l’autodiscipline de Walter Benjamin. Au moment,
par exemple, où Mme R., au beau milieu de l’escalade, s’est
mise à gémir : « Pourquoi n’avez-vous même pas emporté une
pomme pour moi ? J’veux une pomme. »
Ou la fois où monsieur le conseiller d’administration H. a
sacrifié sa sécurité (et la nôtre) à son manteau de fourrure. Ou
celle, encore, où une demoiselle, soudain saisie d’un accès de
phobie de l’altitude, se proclama fermement décidée à mourir
sur place… Mais, tout ça, ce sont d’autres histoires.
Pour l’instant, me voici assise sur un sommet des Pyrénées
en train de manger un morceau de pain acheté avec de faux
tickets, tout en poussant les tomates vers Benjamin, en réponse
à son « M’autoriseriez-vous, chère madame, à me servir ? ».
Eh oui, il était ainsi, notre vieux Benjamin, toujours aussi
cérémonieux que s’il se trouvait à la cour d’Espagne.
Je pris soudain conscience que l’objet que je regardais
distraitement était un squelette blanchi par le soleil. Celui
d’une chèvre peut-être ? D’après le crâne, ça y ressemblait
assez. Au-dessus de nous, dans le ciel d’un bleu intense, deux
grands oiseaux décrivaient des cercles. Avaient-ils des vues
sur nous ? Je m’étonnai moi-même de mon calme : en temps
normal, la vue du squelette et des vautours m’aurait mis les
nerfs à vif. Nous nous levâmes pour poursuivre notre
ascension. La montée était beaucoup moins rude à présent,
mais Benjamin, recru de fatigue, souffrait certainement :
somme toute, il marchait depuis sept heures du matin. Son pas
s’était encore ralenti tandis que ses haltes s’allongeaient, mais
la cadence en demeurait parfaitement minutée. Il semblait
tendu vers un seul but : garder le rythme.
Nous atteignîmes enfin la crête. Je précédais les autres, et
m’arrêtai pour regarder autour de moi. De stupéfaction devant
le tableau qui s’offrait soudainement à mes yeux, je crus un
instant à un mirage. Tout en bas dans le lointain – là d’où nous
venions –, la Méditerranée bleu foncé. De l’autre côté, face à
nous, des récifs tombant à pic sur une plaque de verre
turquoise – une seconde mer ? Mais oui, naturellement, la côte
espagnole ! Derrière nous, au nord, en demi-cercle, le
Roussillon et la Côte vermeille, en parure d’automne, avec une
gamme infinie de jaunes et d’ocres. J’en eus le souffle coupé –
je n’avais jamais vu pareille splendeur. Maintenant je le
savais : nous étions arrivés en Espagne. Et je savais aussi qu’il
suffisait de descendre tout droit pour atteindre le village. Le
moment était venu pour moi de rebrousser chemin. Les autres
avaient tous les papiers et visas nécessaires, mais moi je ne
pouvais risquer de me faire arrêter en territoire espagnol. Je
jetai un coup d’œil sur mon petit groupe : mais non, je ne peux
pas encore les abandonner – je vais les accompagner un peu
plus loin. Nous longeâmes une mare. Son eau était verdâtre,
épaisse de vase, et puait. Benjamin s’agenouilla pour boire.
– Vous ne pouvez pas boire ça ! m’écriai-je, cette eau est
sale et certainement polluée.
Nous avions vidé la gourde que j’avais emportée, mais
Benjamin n’avait jamais dit qu’il avait soif.
– Excusez-moi, dit-il, mais je n’ai pas le choix. Si je ne
bois pas ça, je ne suis pas sûr de tenir jusqu’au bout.
Il inclina la tête vers la mare.
– Mais écoutez-moi donc. Voulez-vous, je vous prie,
attendre encore un instant et m’écouter ? Nous sommes à deux
doigts du but, encore un tout petit effort et vous aurez franchi
le cap. Je sais que vous y parviendrez. Mais vous ne pouvez
pas boire ça. Réfléchissez, soyez raisonnable. Vous allez
attraper le typhus.
– Oui, peut-être. Mais il faut que vous compreniez : au pire,
je mourrai du typhus après avoir passé la frontière. La Gestapo
ne pourra plus m’arrêter, et mon manuscrit sera en sécurité. Il
faut que vous m’excusiez, madame.
Et il but. Le chemin descendait maintenant en pente douce.
Il devait être environ quatorze heures quand nous atteignîmes
l’extrémité de la paroi rocheuse, et je voyais l’agglomération
dans la vallée, toute proche.
– Là en bas, c’est Portbou. Avec le poste frontalier
espagnol où vous irez vous présenter. Cette route y conduit
tout droit. Une vraie route !
Nous étions partis à quatre heures du matin, Benjamin à
sept. Nous avions donc mis, de Banyuls à ici, près de dix
heures.
– Il faut que je m’en retourne, annonçai-je. Il y a presque
une heure déjà que nous sommes en Espagne. La descente ne
peut pas vous prendre bien longtemps, on voit les maisons
d’ici. Allez directement au poste frontière, montrez vos
papiers : passeports, visas de transit espagnol et portugais. Dès
que vous aurez votre tampon d’entrée, prenez le prochain train
pour Lisbonne. Mais vous savez tout cela. Moi je dois
maintenant vous quitter. Au revoir !
Je les suivis un instant encore des yeux, regardai leurs
silhouettes s’éloigner sur la route cahoteuse. Puis je pris le
chemin du retour. Au bout d’un moment, j’éprouvai une
sensation étrange : l’impression de me mouvoir dans un décor
familier, alors que ce matin encore je m’y sentais étrangère.
Autre fait curieux : je n’étais pas fatiguée. Tout me paraissait
facile, je me sentais légère, insouciante. Benjamin et les autres
devaient être arrivés à présent. Que c’était beau là-haut ! Deux
heures plus tard, j’étais de retour à Banyuls. Neuf bonnes
heures pour la montée, deux pour la descente.
Dans les mois suivants, où le chemin nous deviendra si
familier que nous aurions pu le faire les yeux fermés, nous
avons réussi à plusieurs reprises à atteindre la frontière en trois
à quatre heures. Une fois même en deux. Des exploits
possibles quand notre « chargement » était jeune et vigoureux
et, surtout, discipliné. Tous ces gens, je ne les ai jamais revus,
mais de temps en temps quelque chose fait « tilt » dans ma
mémoire et un nom resurgit. Henry Pachter, l’historien – mais
c’est notre Heinz avec sa petite amie. Nos champions, notre
record en deux heures. Ou bien le professeur Albert
Hirschmann, de Princeton – à l’époque, on le nommait « le
jeune Hermant » (son temps : environ trois heures).
Mais n’anticipons pas. Ce jour-là, de retour à Banyuls après
mon premier voyage sur la route Lister, je ne pensais qu’à une
chose : le vieux Benjamin et son manuscrit étaient maintenant
en sécurité, de l’autre côté de la montagne.
Quelques jours plus tard, j’appris la mort de Walter
Benjamin. Il s’était suicidé à Portbou, dans la nuit suivant son
arrivée. Au poste frontière espagnol, on leur avait déclaré, aux
Gurland et à lui : « Nous sommes obligés de vous ramener en
France. »
On venait de recevoir de nouvelles directives de Madrid :
pas d’entrée en Espagne sans visa de sortie français. (Motif de
cette subite fermeture de la frontière ? Diverses versions ont
circulé : selon les uns, elle visait à refouler les apatrides, selon
les autres, les visas de transit espagnols délivrés à Marseille
n’étaient pas valables.) Quoi qu’il en soit, cette nouvelle
mesure connut le même sort que des dizaines d’autres : elle ne
tarda pas à être abrogée. Mais si, côté français, nous en avions
été informés à temps, tout passage illégal de la frontière aurait
été suspendu en attendant la suite des événements. En cette
« ère de nouvelles réglementations », les gouvernements de
tous les pays semblaient passer leur temps à édicter ordres et
directives, à les révoquer, à mettre en vigueur et à annuler des
instructions. Pour survivre, il fallait apprendre à se glisser
entre les mailles du filet, à manier tout l’éventail des ruses et
des feintes permettant de s’extraire d’un labyrinthe au tracé
perpétuellement changeant. « … Faut se débrouiller », tel était
alors, pour vivre et survivre, le mot d’ordre en France, « …
faut se débrouiller ». Traduction : acheter de faux tickets de
pain, se procurer du lait pour les enfants, ou obtenir une
quelconque autorisation – bref, se procurer quelque chose
impossible à avoir par les voies légales. Pour certains, cela
signifiait aussi acquérir ce genre de chose par la collaboration.
Pour nous, les apatrides, il s’agissait en priorité d’éviter le
camp de concentration et de ne pas tomber entre les mains de
la Gestapo. Mais Benjamin n’était pas un débrouillard.
Benjamin n’avait pas les pieds sur terre. Tout ce qui comptait
pour lui, c’était de mettre son manuscrit et sa personne hors
d’atteinte de la Gestapo. L’ascension des Pyrénées l’avait
épuisé et, il m’en avait avertie, il ne se jugeait pas capable de
recommencer. Mais il avait tout prévu : il s’était muni d’une
dose de morphine suffisante pour mettre fin à ses jours.
Impressionnés et émus par son suicide, les Espagnols
accordèrent aux Gurland l’autorisation de poursuivre leur
route.
Quarante ans plus tard, m’entretenant avec le professeur
Abramsky de Londres, nous en vînmes à parler de Walter
Benjamin et de son œuvre. J’évoquai sa dernière odyssée et
l’affaire du manuscrit. Peu après, je reçus un coup de
téléphone du professeur Gershom Scholem, l’ami le plus
intime de Benjamin et l’exécuteur testamentaire de son œuvre.
Abramsky lui avait relaté notre conversation et il souhaitait en
apprendre davantage. Je lui racontai les événements de cette
journée de septembre 1940.
– Du moins le manuscrit auquel il tenait tant a-t-il été
sauvé, remarquai-je.
– Ce manuscrit n’existe pas, répliqua Scholem. Personne,
jusqu’à ce jour, n’en a entendu parler. Il faut que vous me
communiquiez tous les détails, il faut le rechercher…
La voix monologue toujours. Je ne l’écoute plus. Le
manuscrit a disparu. Et, toutes ces années, je l’ai cru sauvé.
Pas de manuscrit. Personne ne possède la moindre
information sur la lourde sacoche noire contenant l’œuvre à
laquelle Benjamin tenait par-dessus tout.

Hannah Arendt a parlé de ce « gnome » dont l’ombre


menaçante a plané toute sa vie sur Benjamin, et contre lequel
il ne cessait de se défendre. Son « système de mesures de
sécurité, écrit-elle, […] méconnaissait toujours, par quelque
étrange mystère, les dangers réels ». Il me semble toutefois
aujourd’hui qu’à Portbou, cette nuit-là, Walter Benjamin n’a
pas méconnu le danger réel. Seulement, son danger réel, sa
réalité se distinguaient des nôtres. À Portbou, il a dû
rencontrer une fois encore le gnome, son gnome personnel, et
il lui fallait en finir avec lui. À sa manière.
Le manuscrit n’a pu être retrouvé. Ni à Portbou, ni à
Figueras, ni à Barcelone. On avait seulement, à l’époque,
inscrit sur le registre des décès que le défunt avait en sa
possession une sacoche en cuir noir, « unos papeles mas de
contenido desconocido », renfermant des papiers à la teneur
inconnue.
La route Lister change de nom
Cependant, nous ignorions encore la mort de Benjamin. Ma
belle-sœur Eva et moi attendions à Port-Vendres des nouvelles
de nos maris. Avaient-ils trouvé une issue ?
Quelques jours s’écoulèrent. Toujours rien. Nous
décidâmes alors d’un commun accord de ne pas quitter la
France tant que les hommes n’auraient pas une solution de leur
côté. En outre, traverser la frontière avec Titi ne serait pas une
mince affaire, car il faudrait la porter la majeure partie du
chemin. Eva envoya un mot, très bref, à son mari : « Je prends
le train demain matin pour rentrer à Montpellier avec la
petite. Pas question que nous partions en vacances tant que tu
as à faire à Marseille. Je t’embrasse tendrement… »
La lettre d’Eva se croisa avec un télégramme de Marseille,
signé de mon mari : « RENTREZ. » L’Espagne avait décidé que
les visas de transit en cours de validité devaient être
renouvelés, faute de quoi ils seraient irrévocablement caducs.

– Par ailleurs, annonça Hans à son retour, ces deux


Américains veulent nous parler. Et ils paraissent très pressés.
– Quels Américains ?
– Tu sais bien, Bohn et Fry. Bohn, l’envoyé des syndicats
américains, et Fry, de l’Emerescue 1. Ils sont chargés d’aider
les gens de chez eux, de leur bord.
– Je croyais que c’était un grand secret ?
– Les gens du Renouveau ont déjà tous filé, semble-t-il. Le
secret n’est plus nécessaire. Fry a même fondé un comité, le
Centre américain de secours.
Bien entendu, chaque groupe politique essayait de sauver
en priorité les siens. Sans, surtout, que l’opération ne s’ébruite.
Car alors tout le monde se serait précipité dans le bateau de
sauvetage, au risque de le faire couler.
– Que nous veulent-ils ?
– Je suppose qu’ils ont appris que tu as fait passer
Benjamin. Peut-être veulent-ils une description du nouvel
itinéraire pour qu’il puisse servir à d’autres. Ils voudraient
nous voir ce soir.
Se donner rendez-vous dans ce petit bistrot un peu crasseux
d’une ruelle du Vieux Port n’était pas précisément une idée
géniale. Les deux Américains y détonnaient totalement – je me
fis la réflexion qu’ils avaient l’air beaucoup trop propres. Ils
étaient accompagnés de Hermant (Albert Hirschmann), qui
nous avait confié qu’il travaillait avec Fry. Ce dernier en vint
immédiatement au fait (nous avons découvert plus tard que
Bohn ne comprenait pas le français) : oui, il s’agissait du
passage de la frontière. Ils savaient qu’il était devenu difficile
et que j’avais conduit Benjamin en empruntant un nouveau
trajet. Une foule d’autres émigrés, auxquels le Centre avait
procuré des papiers, attendaient de pouvoir passer en Espagne.
Serais-je disposée à les aider – ou, plus précisément :
accepterions-nous, tous les deux, de les aider ?
– Oui, naturellement, répondis-je. Je peux vous faire un
schéma et vous expliquer le chemin.
Il avait été dans nos intentions, du reste, de transmettre ces
informations à nos successeurs.
– En réalité, dit Fry, nous avons, Bohn et moi, une autre
idée en tête. Sauver des centaines de fugitifs exige une action
organisée, avec un point de départ fixe, et des guides
connaissant la montagne. Il faut quelqu’un sur place.
Quelqu’un ayant l’expérience du passage clandestin.
C’était presque trop beau pour être vrai.
Le nouveau comité allait donc soutenir notre projet ?
Avaient-ils, parmi leurs collaborateurs, l’homme de la
situation ?
En tout cas, ils allaient trouver l’argent nécessaire pour que
quelqu’un puisse s’installer un certain temps dans le coin ! Fry
et Bohn se chuchotèrent quelques mots en anglais, puis Fry se
racla la gorge, comme quelqu’un qui s’apprête à faire un
discours.
– C’est exactement la question dont nous voulons discuter
avec vous. Pour l’argent, pas de problème. Mais il s’agit de
trouver la personne adéquate, expérimentée et de confiance.
Nouveau raclement de gorge :
– On nous a dit que, tous les deux, vous avez introduit de la
littérature antinazie en Allemagne, avez fait traverser la
frontière allemande à plusieurs personnes. Pourriez-vous,
pendant quelques mois…
– Nous ? dit Hans. Non, ce n’est pas possible.
Je précisai :
– Nous ne pouvons pas nous le permettre. Nous venons
juste de réunir enfin tous nos papiers. Il nous faut trouver à
présent le moyen de décamper.
– Ou bien, si ça ne marche pas, enchaîna Hans, nous allons
nous planquer quelque part avant que les Allemands
n’occupent le reste du pays. Nous pourrions peut-être nous
installer là-bas provisoirement, pour une brève période, le
temps de mettre quelqu’un au courant. (Il me regarda.) Qu’en
penses-tu ?
J’opinai :
– L’idéal serait de trouver un Français…
– Je vous le promets : si, à cause de ce travail, vous vous
retrouvez bloqués en France, nous vous tirerons d’affaire,
assura Fry.
Il le pense peut-être sincèrement, me dis-je, mais comment
peut-on, de nos jours, promettre une chose pareille ?
– Vous n’évaluez peut-être pas très exactement la situation,
lui lançai-je.
Hermant se mêla pour la première fois à la conversation.
Entre-temps le bistrot s’était vidé, nous étions les seuls clients,
le garçon avait disparu dans l’arrière-boutique. Hermant
s’adressa à nous en allemand :
– On peut faire confiance à ces deux hommes, déclara-t-il.
Ils manquent encore d’expérience, c’est certain, mais ne
demandent qu’à se former et à nous venir en aide. De plus, ils
ont des moyens et des relations.
Fry comprenait un peu d’allemand, mais avait eu peut-être
de la peine à suivre la conversation. Ou peut-être mal
interprété les propos de Hermant :
– Combien ? dit-il, how much ?
– Que veut-il dire ? demanda Hans, combien de quoi ?
– Combien voulez-vous ?
Hans se tourna vers Hermant :
– Il croit que nous voulons nous faire payer ?
– Écoute, dit Hermant, il ne vous connaît pas, il sait à peine
qui vous êtes. On ne peut pas lui demander de comprendre les
résistants allemands. Il a entendu dire que des salauds se font
un fric d’enfer avec des passages clandestins. Il ne veut pas
avoir affaire à ces gens-là. Mais il trouve sans doute tout à fait
normal que vous vouliez vous faire payer.
Hans regarda Fry dans les yeux :
– Savez-vous qu’apporter son concours à un homme en âge
de servir sous les drapeaux pour lui faire franchir illégalement
la frontière est aujourd’hui passible de la peine de mort ? Et
vous, vous nous offrez de l’argent ? Il faudrait être fou, dans
notre situation, pour se lancer là-dedans pour de l’argent. Vous
ne savez donc point ce qu’est un antifasciste ? Comprenez-
vous le sens du mot convictions ?
Fry comprit qu’il avait commis une erreur.
– Je pensais à tous ces gens à convoyer, à sauver. Vous,
vous pouvez les secourir. L’histoire de l’argent, c’était un
malentendu.
– La personne, quelle qu’elle soit, qui s’établira à la
frontière aura besoin d’argent pour vivre, reprit Hans. Pas
beaucoup, mais suffisamment pour ne pas avoir de problèmes.
Il faudra également une cagnotte, au cas où l’un ou l’autre des
fugitifs aurait un pépin…
– Le mieux serait, déclara Fry, que le Comité laisse au
nouveau réseau le soin de fournir aux réfugiés, selon leurs
besoins, l’argent du voyage.
– Si vous organisez cette filière, poursuivit-il, comment
allons-nous l’appeler ? La route… disons que ce sera
désormais la route F. Nous nous chargerons de l’aspect
financier.
Tout cela paraît assez raisonnable, me dis-je. Mais que
signifie « route F » ? Il se comporte comme si nous lui avions
déjà donné notre accord. Hans se leva :
– Ma femme et moi devons réfléchir à la question.
– Nous vous aiderons à vous procurer vos visas. Je vous en
donne ma parole, répéta Fry.
Laisser tomber maintenant nos projets de départ était tout à
fait déraisonnable, irresponsable. La promesse de nouveaux
visas ? Rien que du vent. Là où il n’y a rien… Ils étaient peut-
être honnêtes, ces deux types, effectivement décidés à ne pas
ménager leurs efforts. Mais compter là-dessus ? D’un autre
côté, nous ne pouvions pas laisser échapper l’occasion de
monter ce réseau. Peut-être trouverions-nous quelqu’un ? Mais
cela ne revenait-il pas, au fond, à dire : « Nous ne voulons pas
courir ce risque, que d’autres le fassent ? Nous, la Gestapo
nous attend depuis longtemps déjà. » Par ailleurs, mon frère et
ses amis nous avertiraient s’il surgissait quelque nouvelle
possibilité. Nous ne serions pas complètement isolés. Allons-
nous tenter le coup ?
– Bon, passe encore pour cette fois. Mais ce sera la
dernière !

1. Emergency Rescue Committee.


Banyuls-sur-Mer

Extraits de mon journal


12 octobre 1940
Un bon présage : nous n’avons pas été contrôlés dans le
train Marseille-Perpignan.
Nous avons passé une journée entière à Perpignan. Les
Pfemfert voguaient déjà vers le Mexique, mais nous avions
d’autres relations dans cette ville. Notre principal objectif était
de recueillir des informations sur les passages clandestins de la
frontière, afin d’évaluer la situation et nouer, si possible, des
contacts utiles.
Comme Marseille, Perpignan – et tous ses cafés – grouillait
d’émigrés. Mais ici on les remarquait davantage parce que la
ville est toute petite. Sur la Canebière on chuchotait, mais ici
on échangeait les nouvelles à haute et intelligible voix. Aux
terrasses des cafés, on s’interpellait de table à table pour se
communiquer le cours du dollar au noir, où on en vendait, qui
en voulait.
– On vous donne le triple pour un billet de cent dollars…
– Qui donc a des billets de cent dollars ? m’étonnai-je.
– Des trafiquants de devises, m’expliqua mon mari, il y en
a partout. Y compris, pourquoi pas ? parmi les émigrés. Et
même s’ils ne traitent que des affaires fictives et ne trafiquent
que du vent, ça leur donne l’illusion que tout continue comme
avant.
Les trafiquants d’êtres humains vaquaient eux aussi
tranquillement à leurs occupations. Des appels bourdonnaient
dans la tiédeur de l’automne méditerranéen : Quinze mille
francs – cent cinquante dollars – guide privé – limousine
diplomatique garantie jusqu’au Portugal – Bateau tenant bien
la mer pour Gibraltar – on peut sauter du bord et gagner le
rivage à la nage – certificat de navigabilité authentique.
Notre amie Trude, jeune mariée, tricotait de la layette,
assise à une terrasse de café à côté de son mari – Trude
tricotant, voilà un spectacle que nul d’entre nous n’aurait
imaginé ! Pour le reste aussi je la trouvai changée : plus de
gloussements de rire, elle était devenue taciturne, semblait
s’absorber dans la confection de cette brassière jaune pâle.
M. Laufer, son mari, nous raconta qu’ils avaient tout préparé
pour leur départ, mais que, les affaires étant actuellement
florissantes, ils préféraient rester jusqu’à ce que soit venu le
moment de disparaître.
– Ce qui pourrait signifier : jusqu’à ce qu’il soit trop tard,
dit Hans. La situation peut changer d’une heure à l’autre,
personne ne peut prévoir quelles nouvelles réglementations
vont subitement entrer en vigueur, le Midi risque de se
retrouver occupé, ou Dieu sait quoi encore… Quand on a ses
papiers et un brin de jugeotte, on fiche le camp d’ici, et en
vitesse !
– Vous ne me connaissez pas, répliqua le jeune homme :
tout est prêt, et nous, ils ne pourront pas nous épingler.
Il s’en persuadait, il voulait le croire. Un cas incurable.
Laufer travaillait avec des gens qui, à prix d’or, organisaient
des passages de la frontière avec des passeurs locaux. Il nous a
cité des cas où ceux-ci, après avoir dépouillé les fugitifs de
leur argent et de leurs dernières possessions, les avaient
abandonnés en pleine montagne. (Trude Laufer a été arrêtée
environ deux ans plus tard avec son bébé et déportée à
Auschwitz : ils y ont été tous deux exterminés.)
La journée à Perpignan avait été instructive : Attention !
Éviter tout rapport avec cette racaille !

Nous logeons, à Banyuls-sur-Mer, dans une maison


proprement incroyable, directement au bord de la
Méditerranée. M. Azéma, monsieur le maire, l’a, sans autre
forme de procès, réquisitionnée au nom de la commune pour
en faire le Centre d’hébergement de Banyuls pour les réfugiés.
Les réfugiés, c’est nous. Et nous y aurons toute la place
nécessaire pour héberger nos futurs « visiteurs ».
La maison appartient à un médecin qui n’a plus mis les
pieds à Banyuls depuis fort longtemps et a disparu pendant la
guerre. Trois étages, un nombre incalculable de chambres avec
des placards, de magnifiques lambris, de majestueuses
cheminées, mais ni eau ni WC !
– Ça ne devrait pas trop vous gêner, les cabinets publics
sont juste de l’autre côté de la rue, a expliqué l’employée de
mairie qui nous avait accompagnés.
Nous nous sommes octroyé la plus belle chambre, au
deuxième étage. La mer est si près de la fenêtre qu’on a
l’impression de pouvoir y tremper la main. Il y a plein de
soleil, mais rien d’autre : nous la meublons d’un grand lit,
d’une table et de deux chaises, prélevés dans d’autres
chambres. Les placards contiennent des couvertures et même
des draps. Mais l’ensemble me paraît toujours un peu nu : je
dénoue mon foulard multicolore, l’étends sur la table en le
lissant bien, pose un saladier par-dessus. La pièce, à présent, a
presque un air accueillant. Hans se moque de moi et de ma
nappe.

13 octobre
Nous avons eu un long entretien avec M. Azéma. Il
se félicite de notre venue, et de notre décision de séjourner un
certain temps à Banyuls. Surtout, il nous a parlé des us et
coutumes des gens du pays, en nous indiquant comment nous
comporter pour nous faire accepter. Sans oublier de nous
mettre en garde contre les erreurs à ne pas commettre. Quand
nous partirons, entre quatre et cinq heures du matin, pour
monter dans les collines avec les vignerons, il faut veiller à ce
que rien ne nous distingue d’eux. Ne porter aucun bagage, et
surtout pas de Rücksack ! (le Rücksack, le sac à dos, est
l’attribut caractéristique des Allemands). Moyennant ces
quelques précautions, nous nous fondrons, dans la semi-
obscurité, parmi les autochtones. Et nul gendarme ni douanier
ne nous repérera. Il faudra nous chausser d’espadrilles, parce
que, avec les souliers ordinaires, on dérape sur les chemins
caillouteux ou quand on grimpe dans les vignobles.

14 octobre
Aujourd’hui, nous avons acquis une existence légale. Sous
notre vrai nom. Nos cartes d’identité françaises falsifiées de
Marseille (qui font de nous des habitants de la zone interdite
du nord-est de la France, où il nous est défendu de retourner)
ne seront plus destinées qu’à être montrées, en cas de nécessité
absolue, aux Allemands. M. Azéma l’a certifié de sa main, sur
papier à en-tête de la mairie : nous sommes résidants de
Banyuls. Ce document nous servira désormais de pièce
d’identité. Ensuite, il nous a fait inscrire par le secrétaire de
mairie sur le registre de la commune, ce qui nous donne droit à
une carte d’alimentation. Il nous procurera des tickets
supplémentaires pour que nous puissions assurer la subsistance
des réfugiés, au cas où leur attente devrait se prolonger
quelques jours.
Pour la première fois, je regarde vraiment notre maire : lors
de nos précédentes rencontres j’avais trop d’autres choses en
tête, en particulier le problème Walter Benjamin. Comme la
plupart des gens de la région, il est plutôt petit et trapu, avec
une chevelure sombre et un visage aux traits accusés. Le plus
remarquable en lui ce sont ses yeux, sombres et intelligents.
De temps à autre, sans se départir de sa dignité naturelle, il
nous fait un clin d’œil malicieux.

15 octobre
J’ai montré à Hans la route Lister, la route F, l’itinéraire
suivi avec Walter Benjamin et que nous adopterons pour nos
convois. Hans en a étudié attentivement tous les détails. Le
sentier est effectivement dissimulé par le surplomb rocheux, et
invisible de la crête – l’endroit où patrouillent les douaniers.
Au départ, vers quatre heures du matin, j’avais froid, mais
la marche réchauffe. À la sortie de Banyuls, et une fois
franchie la rivière argentée, le chemin traverse Puig del Mas,
un groupe de maisons encadrées de hauts arbres. C’est le
hameau qui a donné naissance au Banyuls actuel. Et aussi,
Azéma nous en a avertis, le coin le plus surveillé par les
douaniers. Nous nous sommes mêlés, à la faveur de
l’obscurité, aux paysans qui montent dans les vignobles. Ils
transportent des bêches au manche desquelles est suspendu un
panier, pour la terre. Afin de mieux passer inaperçu, Hans va
faire l’acquisition d’un de ces objets, un cabec, comme on dit
ici (je viens seulement de réaliser qu’entre eux ils parlent
catalan – nous ne comprenons guère qu’un mot par-ci par-là.
Ils s’adressent à nous en français. Comme à tous les étrangers.
Quel bonheur : ici, qui n’est pas de la région est « étranger »,
qu’il soit français ou apatride).
Non loin des premières maisons de Puig del Mas s’élève un
vieux mur, pas très haut, de forme arrondie, et aux pierres à
demi mangées par la végétation. Nous les avons vus presque
en même temps, les douaniers : nous avons tous deux de bons
yeux. Deux silhouettes enveloppées de capes noires, se
profilant sur le ciel gris, derrière le mur, entre les arbres et les
fourrés. Est-ce leur poste de guet habituel ?
Plus tard, bien plus haut dans la montagne, je me trompe de
chemin – au même endroit que l’autre fois, quelques semaines
auparavant, avec Walter Benjamin. Le plateau aux sept pins
qui me sert de point de repère y est dissimulé par une colline,
et le sentier est à peine visible. Hans, avec son flair et sa
perspicacité habituels, ne tarde pas à nous remettre dans la
bonne direction. Et je découvre que, avec le groupe de
Benjamin, j’avais pénétré fort avant en territoire espagnol : je
n’avais même pas vu la petite pierre grise qui marque la
frontière.
Afin de lui en laisser la surprise, je n’avais rien dit à Hans
du spectacle qui vous attend au sommet, quand le regard
embrasse les deux côtes, de part et d’autre de la paroi
rocheuse. En arrivant là-haut, il m’a tendu la main pour
m’aider à gravir la dernière montée. Puis il a regardé. Il a dû
en rester véritablement médusé – quoi qu’il en soit, il a lâché
ma main et j’ai dégringolé. Heureusement, il y avait un bout
de rocher où j’ai pu m’agripper. Nous nous sommes assis et,
un long moment, nous nous sommes, en silence, imprégnés du
paysage. Un tableau que je n’oublierai jamais.
Cette fois, nous avons rebroussé chemin quelques mètres
après la frontière. Nous étions à présent en mesure de donner
aux fugitifs une description précise du trajet qu’il leur resterait
à accomplir, et il ne fallait pas risquer de se faire épingler en
territoire espagnol.
Au retour, nous faisons une pause sur le même plateau
qu’avec le groupe de Benjamin. Le soleil est haut, le silence
total. Soudain, il me semble percevoir un bruissement. Sans
doute une illusion, assure Hans. Mais le bruit se répète ; cette
fois, Hans l’entend également. Il vient du côté du versant
abrupt. Nous fouillons tous deux l’endroit du regard – peut-
être un animal ? Je vois quelque chose de sombre et de rond
émerger très lentement de la saillie rocheuse, et disparaître
aussitôt. Puis ça recommence : ça monte, toujours avec la
même lenteur, plus haut, de plus en plus haut. C’est un béret.
Par-dessous brillent deux yeux noirs. Et l’apparition, à la
vitesse de l’éclair, s’enfonce à nouveau dans le roc.
– Bonjour monsieur, dis-je.
Ma voix résonne dans ce silence. Réapparition immédiate
du béret, puis des yeux, puis d’un long nez, puis voici enfin le
visage entier, un visage aigu. Le reste surgit à son tour : un
corps maigre, musclé, tout harnaché de sacs et de paquets.
Nous échangeons des sourires. Il nous inspecte un moment,
avec circonspection. Puis s’assied près de nous, et nous
engageons la conversation. À l’évidence, c’est un
contrebandier, mais il veut savoir qui nous sommes, et ce que
nous faisons en ces lieux. Il a compris, bien entendu, que nous
sommes des étrangers, et pas des contrebandiers
professionnels. Mais tentons-nous simplement de passer la
frontière tous les deux, ou jouons-nous les passeurs ? Il se
pose manifestement la question et, à tout hasard, nous
annonce :
– Ce coin-là, je le connais mieux que personne.
Il nous observe, attend de voir si nous mordons à
l’hameçon. Bien sûr nous dressons l’oreille. Il est grec, nous
confie-t-il encore.
– Profession principale, cheminot. À nous trois, nous
pourrions peut-être gagner beaucoup d’argent.
Hans répond évasivement.
– Notre problème n’est pas tellement de gagner de l’argent.
– Voyons, s’exclame le Grec, stupéfait. Il faut manger,
quand même, toi et moi !

18 octobre
Maurice, notre agent de liaison avec le Centre américain de
secours, est venu hier de Marseille s’enquérir de la date à
laquelle nous pourrons assurer notre premier convoi. Maurice
est roumain, pourvu de papiers en règle, de sorte qu’il peut se
déplacer librement. Nous connaissons maintenant parfaitement
le chemin (nous l’avons effectué une nouvelle fois), et avons
achevé tous nos préparatifs. Nous pouvons démarrer la
semaine prochaine, à raison de deux passages hebdomadaires.
Comme convenu, on ne nous enverra pas plus de trois
personnes à la fois – davantage serait trop dangereux. Par
ailleurs on nous informera, par mesure de sécurité, de
l’identité de nos « visiteurs ». Ceux de la semaine prochaine,
nous les connaissons. Quant aux inconnus, ils nous remettront
la moitié d’une feuille de papier dont on nous aura au
préalable fait parvenir l’autre moitié. Une vieille méthode,
toute simple, mais encore à peu près efficace. Si nous les
connaissons, l’un de nous ira les chercher à la gare. Les autres,
on leur expliquera très précisément, à Marseille, comment
trouver notre maison, et on leur fournira deux prénoms : Jean
et Lise. Maurice a apporté une somme suffisante pour que
nous puissions donner un viatique à ceux qui en auraient
besoin.
Les villageois commencent à nous saluer. Beaucoup sont
très certainement dévorés de curiosité, mais ils se montrent
aimables, plutôt causants, et n’éprouvent apparemment aucune
hostilité à notre égard. Peut-être pourrons-nous trouver, grâce
à notre Grec, un trajet plus facile, accessible aux personnes
âgées et handicapées ? Mais il nous faut d’abord découvrir
jusqu’à quel point on peut lui faire confiance. En outre il veut
de l’argent, et encore de l’argent : il faut manger…
Azéma propose de nous aider à expédier, par une voie
légale, les bagages des transfuges de l’autre côté de la
frontière. Ça nous faciliterait bien les choses.

1er novembre
Cette semaine, nous avons fait passer trois groupes, et deux
la semaine dernière. Hans a envoyé un mot à Fry : « … nous
allons bien, nos amis n’ont pas de problèmes […] nous
sommes ravis de faire de la montagne, mais il ne faut tout de
même pas exagérer et ne pas dépasser, si possible, deux
excursions par semaine… les gens d’ici nous prendraient pour
des fous si nous passions notre temps à faire de l’escalade… »
Le soir précédant chaque départ, nous tenons une réunion
d’information avec nos protégés et leur communiquons nos
instructions, très précises : défense de parler jusqu’à ce qu’on
soit en terrain sûr, défense d’emporter le moindre bagage ;
éviter à tout prix de se faire remarquer ; les explications à
donner en cas d’incident. Pour les délivrer de la peur de
l’inconnu, nous leur décrivons l’itinéraire. Nous révisons
ensemble ce qu’ils devront faire une fois parvenus sur le
versant espagnol : la descente, le poste frontière, le tampon
d’entrée (« Rappelez-vous, cela se dit entrada »), le train pour
le Portugal. Il leur faudra également, demain matin, penser à la
tenue vestimentaire : on ne va pas travailler au vignoble en
pardessus ou manteau de ville.
Hans se poste, avant le lever du soleil, au coin de l’avenue
Puig del Mas. Quand il aperçoit nos amis et que ceux-ci lui ont
indiqué, en levant un bras, l’avoir également vu, il commence
à avancer, lentement. Ils n’établiront pas encore le contact,
mais il les garde à l’œil. « Pas le moindre murmure s’il vous
plaît. » Moi je ferme la marche, afin de pouvoir intervenir en
cas de besoin. Le chemin nous est devenu tout à fait familier
mais le spectacle, là-haut, la vue plongeante sur la mer,
demeure pour moi un bonheur toujours renouvelé. Quand,
dans le groupe, l’un ou l’autre se montre quelque peu nerveux
(éventualité avec laquelle il faut toujours compter), la
montagne a généralement un effet apaisant. Et les jeunes – du
moins ceux que nous avons pilotés jusqu’à présent –
non seulement effectuent l’ascension sans trop de peine, mais
je dirais presque y prennent plaisir.
L’autre jour, un couple a débarqué avec une valise, malgré
les recommandations du Centre. La femme, Lotte, refusait
obstinément de s’en séparer :
– Nous ne pouvons tout de même pas partir sans emporter
au moins quelques objets indispensables, gémissait-elle.
Max, son mari, nous assura qu’il porterait la valise sans
difficulté, même en montagne.
– C’est moins une question de transport, lui a expliqué
Hans, que de sécurité. À quoi tenez-vous le plus : votre vie, ou
ces frusques ?
Je comprends combien s’aventurer les mains vides en terre
inconnue est angoissant. Mais se laisser aller à la compassion
risquerait de nous coûter cher. En fin de compte, nous avons
proposé de confier la valise, à titre d’essai, à l’entreprise de
transports dont nous a parlé Azéma. Nous attendons
maintenant de connaître l’issue de l’opération.
Le froid vient. Quand souffle la tramontane, ce vent glacé
venu d’au-delà la montagne, elle vous transperce de part en
part. Nous n’avons pas de vêtements chauds, et on ne trouve
pratiquement plus rien à acheter. Hans n’en souffre pas trop,
mais moi je suis frileuse. Nous avons averti le Centre que nos
visiteurs doivent s’habiller chaudement – vestes ou chandails.
En général, nous ramassons du bois sur le chemin du retour.
Hans ramène le fagot sur son dos. Cela nous permet de faire
du feu dans la cheminée (non seulement pour se chauffer, mais
aussi pour la cuisine : à l’instar des gens d’ici, je suspends la
marmite à un crochet au-dessus du foyer) mais, surtout, nous
fournit un excellent alibi. Hans fait preuve, une fois de plus, de
ses talents de caméléon : avec son béret basque et ses
espadrilles, même moi je ne le distingue pas, de loin, des
autochtones.
Les jours où nous ne partons pas en montagne, il passe des
heures entières assis sur un rocher qui surplombe la mer. Les
vagues, dit-il, emportent sa tension intérieure, leur clapotis
apporte la paix à son âme. Effectivement, il ne tient plus de
longs discours dans son sommeil – un phénomène fréquent
chez lui lors de nos précédentes expériences de passage d’une
frontière.

4 novembre
L’expédition des bagages, ça marche ! Nous avons reçu
l’accusé de réception de la valise, avec la signature de Max.
Les méthodes les plus simples restent les plus sûres. Il faut
seulement nouer les contacts nécessaires, frapper à la bonne
porte.
Le maire de Cerbère (commune située à la frontière, côté
français), M. Cruzet, est socialiste et disposé à nous aider. En
outre, il a une entreprise de transports. Son correspondant est
le maire de Portbou (commune sise à la frontière, côté
espagnol). Nous expédions les bagages – en quantité
modeste ! – par chemin de fer à l’adresse de la Maison Cruzet,
Cerbère. De là, ils partent directement à la filiale de Portbou
où, après avoir passé la douane, ils attendent leurs
propriétaires à la gare. Évidemment, le système exige la
« coopération » des autorités douanières des deux côtés.
Lesquelles, à présent, préfèrent les cigarettes à l’argent.
Hans s’est rendu à Cerbère pour mettre le système au point
avec Cruzet. En fait, il commettait une imprudence, avec ses
papiers pas trop catholiques et la fréquence des contrôles dans
le train entre Banyuls et Cerbère – sans compter que la
Commission d’armistice fouine de temps à autre dans les
parages. Mais l’un de nous devait y aller. Il est donc parti avec
notre adjoint, fraîchement embauché : le jeune Meyerhof, dix-
huit ans, le fils du physiologiste. Il tourne en rond ici, solitaire
et se sentant quelque peu abandonné. Il y a un certain temps
déjà que ses parents ont passé la frontière, mais lui doit encore
attendre quelque papier. M. Azéma prend un vif plaisir à
raconter comment lui, monsieur le maire de Banyuls, a
transporté de France en Espagne, assise à califourchon sur son
dos, l’épouse du prix Nobel Meyerhof, parce que le sentier
longeant le cimetière était trop pénible pour elle…
Le garçon ne demande pas mieux que de travailler avec
nous. Il déborde de zèle et, pour nous, toute aide est la
bienvenue. En outre il possède – précieux atout – une carte
d’identité en règle. Lorsque, peu avant Cerbère, les douaniers
et la police des frontières ont fait irruption dans le
compartiment, Meyerhof a présenté ses papiers le premier. Le
gendarme de l’équipe était celui avec qui nous déjeunons
souvent au bistrot du quai, et comme Hans s’apprêtait à lui
tendre son « certificat Azéma », il l’a repoussé du geste :
– Mais non, monsieur, pas vous.
Il faut avoir de la chance. Mais est-ce uniquement une
question de chance ?

7 novembre
Impossible de traîner dans la montagne le couple qu’on
vient de nous envoyer : ils sont trop vieux, malades, et par-
dessus le marché ils ont une mauvaise vue.
Trois solutions : le train, le tour du cap en bateau,
l’ascension à dos de mulet. Le mulet est exclu le premier :
d’abord, la suggestion vient d’un homme qui essaie tout le
temps d’engager la conversation avec nous à la plage, et paraît
en cheville avec la bande de Perpignan ; deuxièmement, nos
vieillards risquent de tomber de leur monture ; troisièmement,
nul mulet à cent lieues à la ronde.
Le transfert par bateau se révèle trop compliqué et, de
surcroît, impliquerait trop de gens. Nos contacts sont des
hommes qui travaillent au port de Port-Vendres, et il y a même
un pilote parmi eux. Ils ont l’air de braves gens, et nous
pourrons peut-être les mettre à contribution une autre fois,
pour une opération plus simple et moins risquée.
Reste donc le train.

10 novembre
« Notre Grec » (il se nomme Gratacos, ou quelque chose
comme ça) est conducteur de locomotive. Nous avons
marchandé, mais ses prétentions demeurent exorbitantes (… il
faut manger). Cependant, nous savons à présent que l’on peut
lui faire confiance. Il est malin comme pas permis et prend de
gros risques.
Nous avons logé notre couple-problème à l’auberge de la
grand-place, juste en face de la mairie. Nous nous sommes liés
d’amitié avec le patron et, quand nous lui amenons des clients,
il ferme les yeux – en d’autres termes, il ne réclame pas leurs
papiers. Notre maison est tout de même trop inconfortable
pour certaines personnes.
Le train à destination de l’Espagne traverse un tunnel
international. La frontière franco-espagnole est à quelques
centaines de mètres avant la sortie du tunnel. Gratacos peut, à
condition d’avoir un prétexte, amener sa locomotive jusque-là.
Ce matin il nous a envoyé son fils : c’est pour ce soir, vingt
heures dix. Nous avons déjà expliqué la manœuvre au vieux
couple. Ils ont donné leur accord. Quand ils descendront de la
loco, ils verront les feux indiquant la sortie du tunnel. Ils
franchiront cette courte distance à pied, en se collant au mur
de droite – au cas où un autre train viendrait en sens inverse.
Bien que, d’après les horaires, ce soit peu probable. Ensuite ils
seront en territoire espagnol et se présenteront au poste
frontière.
Ils sont bien sûr nerveux (nous aussi), mais pas chicaneurs.
Dans l’après-midi, nous les avons emmenés s’asseoir sur un
banc au bord de la plage, sous les palmiers, et avons devisé de
choses et d’autres pour les détendre un peu. La femme n’a
cessé de tenir la main de son mari. Et moi je m’interrogeais :
qui s’appuie sur l’autre ?
Vingt heures dix. Nous avons vu notre Grec aider les deux
vieux à se hisser sur la locomotive. Puis nous sommes rentrés
à la maison : nous lui avons promis de ne pas traîner aux
alentours de la gare. L’attente commence. Gratacos nous
informera dès son retour de l’issue de l’opération. Nous avons
également remis au couple une enveloppe à notre adresse : en
signe que tout s’est bien passé, ils la lui donneront à l’arrivée
en le priant de nous la transmettre. Mais cela, évidemment, le
Grec l’ignore.
Hans a posé sa montre en face de lui et la quitte à peine des
yeux. Il faut compter au moins une heure avant d’espérer avoir
des nouvelles.
– Ils devraient avoir atteint la frontière depuis au moins
cinq minutes, dit Hans du ton de quelqu’un qui se parle à lui-
même. Il a promis d’attendre qu’ils aient trouvé la paroi du
tunnel. Même s’ils n’y voient pas bien clair, ils pourront la
longer en tâtonnant. Combien de temps mettront-ils, à ton avis,
jusqu’à la sortie ?
Hans fait toujours ça : quand il engage quelqu’un dans une
entreprise dangereuse, il « l’accompagne ».
– Maintenant ils doivent être parvenus à la sortie du tunnel.
Le poste frontière n’est plus qu’à quelques minutes.
Plus tard. Au bout de quarante longues minutes, nous avons
entendu un pas dans l’escalier. Le fils du Grec. Il nous apporte
l’enveloppe.
Vous imaginez un mulet faisant ça ?

14 novembre
Nous avons mené à bon port les Groetzsch, de la Sopade 1 –
il a simplement fallu marcher lentement, ils ne sont plus tout
jeunes. Ils nous ont transmis les salutations de Fritz Heine –
nous recevons à présent pas mal de ses amis, nantis de visas
américains.
Hier encore nous avons dîné ensemble. Il s’agit maintenant,
nous en sommes tombés d’accord, de tenir jusqu’à la chute du
Reich millénaire, et ensuite de faire le ménage chez nous.
– Mais à fond cette fois, en pensant à l’avenir, et pas
comme en 1918, a souligné Hans. Nous sommes des réfugiés,
non des émigrés. Tâchez de ne pas oublier ça quand vous serez
là-bas.
Demain, c’est le tour des Bieber. Hans pense pouvoir faire
de temps à autre un voyage sans moi. Il est vrai que j’ai
toujours froid quand souffle la tramontane, à cause, à mon
avis, de la sous-alimentation. De plus, moins on met de
personnes en danger, mieux ça vaut. Hans connaît à présent la
région aussi bien que n’importe quel contrebandier du cru. Les
vignerons se sont habitués à nous voir cheminer avec eux.
L’un d’eux parfois nous glisse, au hasard de la conversation,
que pour gagner la frontière il est préférable aujourd’hui de
passer par ici, ou d’éviter ce coin-là.
La pénurie de denrées alimentaires s’intensifie. Comme on
nous considère à présent comme des demi-Banyulencs, on
nous dépanne par-ci par-là. Je fais chaque matin, comme les
autres, le tour des boutiques. On achète ce qu’on trouve.
Quand mon filet reste vide, nous tentons notre chance au
bistrot du quai, où déjeunent les gendarmes et parfois aussi les
douaniers. Le patron nous sert sans tickets. Quelquefois nous
nous attardons un moment à faire un brin de causette avec les
gendarmes, en sirotant un verre de banyuls.
À dix-huit heures, je suis allée rendre ma visite vespérale à
la crémerie du coin. Je descends les quelques marches, mon
pot à lait à la main – mais je n’ai pas de tickets. À peine ai-je
franchi le seuil de la boutique que la petite femme rondelette
en tablier blanc me lance, avec son chaud accent méridional :
– Pas une goutte, pas une goutte !
– Tant pis.
Et je fais lentement demi-tour.
– Attendez, où courez-vous comme ça ?
Je me retourne à moitié, elle s’empare du pot en
grommelant :
– Elle se sauve tout de suite comme une folle !
Elle file dans l’arrière-boutique, revient avec un cruchon
plein de lait. J’en reste un instant bouche bée de stupéfaction
puis je la remercie, je paie, et nous disons toutes deux,
poliment :
– Bonsoir madame, à demain.

26 novembre
La semaine dernière, tout a marché comme sur des
roulettes. Pour commencer, Heinz Pächter et son amie. Hans
s’en est chargé tout seul, et est revenu beaucoup plus tôt que
prévu :
– Fantastique ! Rends-toi compte, on a fait l’ascension en
deux heures !
Mais pareille performance est seulement possible si les
gens sont jeunes, vigoureux et parfaitement disciplinés.
Ensuite, un couple assez jeune avec sa fille de douze ans,
heureux de s’échapper de la nasse et nous faisant totalement
confiance. Cette fois je les ai accompagnés. Hans se sent plus
en sécurité, me semble-t-il, quand ses arrières sont couverts.
La fillette a réussi l’escalade sans trop peiner. Toute fière des
espadrilles rouges brodées de fleurs dorées qu’on lui a offertes
pour gravir les Pyrénées. Encore quelques-uns de sauvés !
Mais hier ! Deux jeunes femmes, apparemment fraîches et
disposes : Mlle Schulz et Mlle Lehmann, toutes deux
anciennes secrétaires du Comité directeur du parti social-
démocrate. (La femme d’Otto Wels nous est arrivée par le
même train, mais elle se remet tout juste d’une forte jaunisse,
et il faudra la transporter. En attendant, nous l’avons hébergée
chez des amis.)
Hans a déclaré qu’il n’a pas besoin de moi. Comme
d’habitude, il est parti avant le lever du soleil, les deux
femmes le suivant à quelques pas de distance. Ils avaient déjà
atteint une certaine altitude, le soleil brillait, tout allait bien, ils
bavardaient. À l’endroit où notre sentier passe juste en dessous
du chemin de la patrouille, Hans a annoncé comme toujours :
– Et maintenant plus un bruit.
Alors, voilà-t-il pas que Mlle Lehmann éclate en sanglots,
puis se jette à terre en hurlant !
– Nous avons essayé de la calmer, m’a raconté Hans au
retour, mais elle n’arrêtait pas de pleurer et de répéter : « Je ne
ferai pas un pas de plus, je veux mourir ici ! » J’ai dit à
l’autre : « Dégrafez-lui son soutien-gorge, sa gaine, etc., pour
qu’elle puisse respirer. Sans doute un accès de mal des
montagnes. » Mais ça ne servait à rien. Je lui prodigue des
paroles réconfortantes, elle hurle de plus belle. Si les douaniers
là-haut l’entendent, imagine la scène : ils vont trouver, dans un
coin perdu de montagne, un homme et deux filles ; l’une, le
corsage défait, se roule par terre en sanglotant… Je la supplie
de se taire et de se lever, elle braille : « Je ne bougerai pas, je
mourrai ici ! » Je commençais à avoir vraiment chaud. Tout à
coup, l’illumination : c’est une bonne Allemande, cette
demoiselle Lehmann de la SPD. Je l’ai empoignée par le col,
remise sur ses pieds en la secouant comme un prunier et en
gueulant d’un ton d’adjudant : « ICI ON NE MEURT PAS ! EN AVANT,
MARCHE !»
Je ne pus m’empêcher de pouffer de rire :
– Et alors ?
– Alors elle n’est pas morte, elle a cessé de pleurer et nous
avons continué notre chemin comme si de rien n’était. Un
ordre est un ordre !

27 novembre
Il y a du nouveau au centre d’hébergement, notre maison :
nous voyons de temps à autre apparaître, individuellement ou
par deux, des hommes, jeunes. Certains ne parlent
qu’espagnol. Ils disparaissent au bout de quelques jours. Nous
aimerions en savoir davantage sur eux, mais ils paraissent
éviter tout contact. Ils n’ont sûrement pas de papiers. Ils n’ont
pas non plus beaucoup de sens artistique ; quand ils ont froid,
ils arrachent sans vergogne les splendides boiseries de chêne,
les rayons des bibliothèques, et les brûlent dans leur cheminée.
Nous venons de découvrir, dans la chambre occupée par les
deux qui se sont volatilisés ce matin, un plafond tout roussi,
avec un trou au-dessus de la cheminée. La semaine dernière,
l’un d’eux m’a demandé une cuvette. Quand il me l’a rendue,
elle dégageait une drôle d’odeur qui a envahi toute la maison.
– Borax, a commenté Hans. Contre les morpions.
Mon unique cuvette ! Je veux bien rendre service, mais il y
a des limites.

28 novembre
Nous sommes passés tout à l’heure sur le quai voir si, à
notre restaurant habituel, on pourrait nous servir quelque chose
à manger : nous n’avions rien trouvé dans les magasins. Soleil
radieux et, sur la place, les « boulomanes », les joueurs de
boules, absorbés comme toujours par le lancer et la trajectoire
des petites sphères métalliques. Ils rient, s’énervent, s’insultent
en catalan. Soudain, un bruit de moteur – événement rare de
nos jours, vu qu’il n’y a presque plus d’essence. Une
limousine noire surgit, s’arrête. En jaillissent des bottes noires
surmontées d’uniformes noirs. La Commission d’armistice, la
Gestapo de la « zone libre ». On les connaît, ils traînent
souvent ces derniers temps du côté de la frontière. Peut-être
ont-ils l’intention de déjeuner ? Ils sourient aux joueurs,
l’homme aux épaulettes les salue aimablement, ils font cercle
pour regarder la partie. Les yeux des joueurs restent
obstinément baissés, fixés sur les boules. Aucun d’eux n’a levé
les paupières. Plus de rires ni de vociférations. Puis, l’un après
l’autre, ils tournent les talons et s’en vont, sans un mot, sans
un regard pour les boches – ils n’existent pas. Le silence est
total. Les hommes s’éloignent lentement, regardant droit
devant eux. Sur la place, entre les bottes noires, une petite
boule solitaire étincelle au soleil, jetant ses feux aux quatre
points cardinaux.
– En voiture ! On repart !

30 novembre
M. Azéma, notre maire élu, a été destitué sans tambour ni
trompette. Remplacé par un homme du gouvernement de
Vichy. Le nouveau maire est un quelconque collabo, même pas
de la région. Ils font le ménage partout, à présent : ce sont
surtout les maires socialistes qui vont à la trappe – sans même
parler des communistes.
On n’a plus revu M. Azéma. Ni à la plage ni au port où
jadis il avait l’habitude de venir faire un tour, saluant les uns et
les autres, taillant parfois un brin de causette. Comme
n’importe qui. Lors d’une de nos premières rencontres il avait
dit, je m’en souviens maintenant : « Un jour, peut-être, je ne
serai plus là. »

2 décembre
Maurice vient toutes les deux-trois semaines. Nous savons,
grâce à lui, que toutes nos ouailles sont jusqu’à présent
arrivées à bon port. La police des frontières espagnole n’a plus
fait d’ennuis, personne n’a été arrêté pendant le transit. Une
partie des réfugiés se trouve encore au Portugal ; ceux munis
de visas américains du Comité de secours d’urgence ont, pour
la plupart, déjà débarqué à New York.
Nous essayons de planifier avec Maurice nos contingents
hebdomadaires d’émigrants : pas trop à la fois, mais les plus
menacés d’abord. Des raisons politiques et personnelles
interviennent parfois dans les choix, le fait est notoire :
– Quand vous appartenez au clan ou au groupe qu’il faut,
même la dernière de vos grand-tantes va figurer parmi les
personnes à sauver en priorité, explique Hans à Maurice.
Nous lui avons clairement fait comprendre que nous
n’entrerons pas dans ce jeu de politicailleries sans scrupule. Il
semble vraiment naïf en la matière : il n’est pas allemand, et
ne sait rien des intrigues et divisions au sein de l’émigration
politique.
Autre question à l’ordre du jour : jusqu’à quand allons-nous
rester ici ? Le Centre a encore sous son aile plusieurs centaines
de personnes en grand danger (certaines figurent sur la liste
d’extradition) auxquelles il faut procurer des papiers. Ça
prendra des mois – si nous avons jusque-là.
Maurice a apporté une lettre de mon frère Hans. Notre ami
Edmond, nous annonce-t-il, est passé par Paris où il a vu nos
parents. Maman s’est mise à faire de la couture à façon, papa
donne des cours d’allemand. Beaucoup de gens veulent
apprendre l’allemand en ce moment. Les parents refusent
toujours de venir en zone libre. De toute manière, elle ne
tardera pas à être occupée à son tour, estime père. Et de quoi
vivrons-nous, puisque aucun de nous n’a de revenus ?
Je ne comprends pas. Jadis, à Berlin, ils n’ont pas hésité un
instant à tout quitter. C’était au printemps 1933, il y a sept ans.
Sept années qui ont pesé lourd. Et, avec les années, l’esprit
s’engourdit.

4 décembre
Le secrétaire de mairie est passé me dire que le nouveau
maire veut me parler : je suis priée de me présenter d’ici
environ une heure, avec mes papiers. Il n’a pas fait mention de
Hans. Hans est parti ce matin dans la montagne avec deux
fugitifs. Les aurait-on épinglés ? Mais non, sûrement pas, le
nouveau maire a sans doute juste l’intention de m’embêter un
peu. Plusieurs fois déjà, en me croisant dans la rue, il m’a
regardée d’un air bizarre.
(Dans l’après-midi. Noter ça tout de suite pour ne rien
oublier.) D’abord il m’a à nouveau dévisagée, puis m’a adressé
un sourire charmeur. Pendant un bon moment il s’est contenté
de me faire la conversation, me posant toutes sortes de
questions : où habitais-je avant ? (Paris) ; pourquoi avoir
choisi Banyuls ? (la beauté de la région) ; à quoi est-ce que je
passe mes journées ? (promenades au bord de la mer,
excursions en montagne). Puis il déclare soudain :
– J’en sais plus sur vous, madame, que vous ne le pensez.
Un clignotant s’allume dans ma tête : attention ! Moi aussi,
si besoin est, je sais faire du charme :
– Vous êtes flatteur, monsieur le maire. Qu’y a-t-il donc à
savoir sur ma modeste personne ?
Il m’enveloppe d’un regard séducteur, puis se ressaisit et,
avec la dignité inhérente à ses fonctions :
– Puis-je voir vos papiers ?
Je lui tends la feuille signée par Azéma, attestant que nous
sommes domiciliés à Banyuls.
– Je veux dire ceux d’avant.
J’avais emporté, à tout hasard, ma fiche de la préfecture de
Paris. Je murmure que, du fait de la guerre, je n’ai pu la faire
renouveler.
– C’est bien ce que je pensais, dit-il. Madame, je vous ai
convoquée car je voudrais que nous nous comprenions bien :
je sais qui vous êtes.
Il sait ? Impossible. Il ne peut avoir que des soupçons. Il
essaye de me coincer. Surtout ne pas tomber dans le piège. Je
susurre, la mine mutine :
– Vous avez l’air bien mystérieux.
– Vous êtes une espionne anglaise.
– Pardon ?
– Vous êtes anglaise, et vous vous livrez ici à une mission
d’espionnage pour le compte de votre gouvernement.
Je me mets à rire.
– Excusez-moi, monsieur le maire. Mais pourquoi donc me
croyez-vous anglaise ?
– Ne me prenez pas pour un imbécile ! C’est clair : ici vous
vous faites appeler Mme Lise, mais ce n’est pas votre vrai
nom. Ce n’est même pas Elise mais Elisabeth, c’est écrit là-
dessus. Un prénom anglais typique, tout le monde le sait. Et
votre papier de la préfecture est un refus de séjour. Vous avez
été expulsée pour espionnage.
Il ignore donc nos activités réelles. Je m’efforce de garder
mon sérieux. Je lui explique que refus de séjour ne signifie
nullement expulsion, loin de là, et que ces refus ont été
distribués en masse. Mais il m’interrompt :
– Ne vous fatiguez pas. Je connais la musique. Je vous ai
percée à jour. Cependant (réapparition du sourire enjôleur) je
sais me taire. Vous n’avez donc rien à craindre de moi. Si vous
ne me causez pas d’ennuis. Il faut être sage.
Je ne lui ai pas demandé ce qu’il entendait par là. Je me
suis levée et ai pris congé, bien poliment. Quelle aventure !
Que veut-il vraiment ? Me faire chanter ? Ou peut-être pouvoir
prouver un jour, plus tard, qu’il n’a été collabo qu’en
apparence ?

7 décembre
On nous a annoncé « trois personnes », sans autre
précision. Il s’agit de deux hommes inconnus. Quant à la
troisième – celle-là, oui, nous la connaissons : Mme R., une de
nos voisines de la Butte-Rouge.
Qui pourrait oublier Mme R. ? Elle a attrapé, il y a des
années de cela, la maladie du sommeil. Il lui en est resté des
troubles nerveux. À Paris, chaque fois que je la rencontrais
dans la rue, je me disais : ça doit être terrible de se déplacer
quand on ne peut s’empêcher de faire brusquement un bond en
arrière. Mais maintenant se pose la question : comment fait-on
franchir une montagne à quelqu’un qui effectue
alternativement quatre pas en avant et un saut en arrière ?
Elle refuse la solution « locomotive » parce que, et je la
comprends, elle redoute davantage la marche dans le tunnel
obscur que l’ascension des Pyrénées.
– Je suis certaine d’y arriver, affirme-t-elle.
Les deux hommes promettent de l’aider. J’accompagne
Hans, au cas où ça deviendrait trop dur pour lui tout seul. Elle
a pas mal sautillé à hauteur des dernières maisons du village
et, pour la première fois, j’ai eu vraiment peur, tout en
admirant le courage de cette femme. Après, nous avons
effectivement réussi, en nous y mettant tous ensemble, à lui
faire grimper le vignoble escarpé et les sentiers caillouteux.
Un vrai miracle. La méthode la plus efficace consistait à la
tenir par les bras ou à la pousser dans le dos. Elle ne cessait de
se plaindre (« C’est encore haut ? Vous ne pouviez pas trouver
un chemin moins difficile ? »), mais c’est dans sa nature. Le
pire était enfin derrière nous quand elle a commencé :
– Et maintenant, je veux une pomme.
Hans lui a tendu la gourde.
– Buvez de l’eau si vous avez soif. Il n’y a pas de
pommiers dans la montagne.
Elle a continué à geindre :
– Pourquoi n’avez-vous même pas emporté une pomme
pour moi ? J’veux une pomme !
Nous étions tous épuisés et à bout de patience.
– Si vous n’arrêtez pas de rouspéter, on vous laisse là toute
seule ! lui a lancé l’un des hommes.
Ce fut une rude journée, mais ces trois-là aussi sont arrivés
à bon port. J’ai pensé à Walter Benjamin, à son calme et à son
autodiscipline tout le long d’une escalade si pénible pour lui.

11 décembre
Quelle tuile, je suis tombée malade. Je n’aurais peut-être
pas dû me laver les cheveux par ce froid – d’autant qu’il n’y a
plus que du succédané de savon. Hans a envoyé le jeune
Meyerhof chercher le médecin.

12 décembre
J’ai vu mes yeux dans la glace : jaunisse. Le médecin ne
veut pas venir parce que le garçon lui a dit que nous sommes
des réfugiés provenant d’Allemagne. Quarante de fièvre. Hans
a parlé de l’hôpital de Perpignan. Mais sans papiers ?

15 janvier 1941
Je suis rentrée de l’hôpital hier soir.
« La maison », ce n’est plus celle de la plage. Pendant mon
hospitalisation, Hans nous a trouvé un autre logement moins
inconfortable. Au dernier étage de la maison des Ventajou.
Une chambre avec alcôve, et une petite cuisine (j’ai l’eau
courante !). Des cabinets au rez-de-chaussée, pas très
modernes, sans eau, mais au moins dans l’immeuble. Notre
petit balcon surplombe directement le bureau de la douane. À
notre arrivée, l’automne dernier, nous pensions avoir du mal à
nous adapter. Maintenant, nous faisons partie de ce village,
nous vivons au milieu des vignerons, porte à porte avec les
douaniers.
16 janvier
De quoi vais-je pouvoir me rappeler depuis décembre ? Ma
fièvre n’a cessé de monter. Puis j’ai eu des hémorragies. Le
médecin refusait toujours de venir. Quelqu’un est allé chercher
celui de Port-Vendres, qui m’a fait des piqûres de camphre et
ordonné l’hospitalisation immédiate. Mais il ne pouvait pas
m’emmener à Perpignan. Hans a réussi à louer une auto avec
de l’essence dans le réservoir, puis s’est mis en quête d’un
chauffeur – lui ne peut pas risquer de se faire arrêter en route,
qu’adviendrait-il de moi ?
Et voici que, justement, Hermant nous arrive de Marseille
pour passer la frontière. Je ne me rappelle plus la suite des
événements, mais je conserve un vague souvenir du voyage à
Perpignan avec Hermant. Et aussi d’être restée longtemps
seule, toute poisseuse de sang, dans la voiture garée à l’entrée
de l’hôpital, et de Hermant revenu me dire qu’ils faisaient des
histoires parce que je n’avais personne sur place pour garantir
le paiement, mais qu’il allait arranger ça.
Plus tard, je me vois dans un lit, dans une grande salle, et la
sœur supérieure en train de me badigeonner d’encre violette.
– Le docteur viendra dans trois jours au plus tard,
m’annonce-t-elle pour me réconforter.
Nous sommes samedi, et il passe en semaine un jour sur
deux. J’étais très malade, et dans ma tête enfiévrée ne cessait
de tourbillonner l’idée qu’il fallait absolument me rappeler
tout ça pour pouvoir l’écrire dans mon journal. Tout en me
demandant comment décrire ces souffrances, j’essayais de
trouver les mots, une formulation ; il me paraissait
terriblement important de fixer jusqu’au moindre détail.
Lorsque, quelques jours plus tard, le médecin a fait son
apparition (on avait continué, entre-temps, à me barbouiller de
violet), il a déclaré :
– Cela a tout à fait l’air du scorbut.
– Ne serait-ce pas une jaunisse ? lui demandai-je. Voyez
mes yeux, la couleur de ma peau…
Mais il penchait pour le scorbut.
– En ce cas, ne me faudrait-il pas des vitamines ?
– Exact, mais il n’y en a plus.
Je pensai que je n’avais pas à me plaindre, il m’avait
consacré plus de temps qu’à l’ensemble des autres malades de
la salle.
Cette salle, je le compris peu à peu, était celle des mourants
– on avait dû me mettre là parce que j’avais l’air à l’agonie.
Deux rangées de quinze lits. Beaucoup occupés par des
malades que leurs familles avaient amenés à l’hôpital pour y
mourir. Quelques-uns, çà et là, occupés par des femmes
atteintes d’un mal incurable. Certaines d’entre elles végétaient
ainsi depuis longtemps, lit à lit avec des mourants. Jamais les
mêmes. Le plus dur à voir c’était Madeleine. Elle gisait dans
ce lit depuis sa polio. Depuis trois ans. Elle en avait quatorze
maintenant, mais elle ne grandissait plus, ne vieillissait plus –
elle devenait seulement de plus en plus transparente.
Les soins me plongeaient dans une intense stupéfaction.
Chaque matin, je voyais les infirmières apposer à divers
malades – sur la poitrine pour les uns, sur les bras pour
d’autres – de petites cloches de verre où dansaient des
flammèches bleues. Ça m’intriguait.
– Ce sont des ventouses, m’expliqua-t-on, elles remplacent
les sangsues.
– À quoi ça sert ? demandai-je à ma voisine de lit.
– Ça aspire le poison de votre sang et la maladie de votre
corps, m’informa-t-elle.
Curieuse de savoir de quoi parlaient les femmes entre elles,
je perfectionnai mon catalan.
Trois fois par jour, les infirmières parcouraient la salle avec
des bassins en criant – en français pour se faire comprendre de
nous autres, les étrangères :
– Faites pipi mesdames, faites pipi s’il vous plaît !
Nous n’étions que deux étrangères : une grande blonde, une
Lorraine, et moi. Les deux réfugiées espagnoles, Rosita et
Esperanza, savaient le catalan. Par la suite, nous arriva du
camp voisin de Rivesaltes (qui deviendra en 1942 l’un
des centres de rassemblement pour les convois de l’Est…) une
Mme Goldwasser. Elle venait de Pologne, ne parlait que le
yiddish. La Lorraine et moi étions les seules avec qui elle
pouvait échanger quelques mots. Elle avait attrapé, à cause du
glacial sol en ciment du camp, une inflammation abdominale.
Elle parlait sans arrêt de son mari et de ses enfants, restés à
Rivesaltes. Si jamais elle guérissait, la ramènerait-on là-bas ?
Je recevais tous les deux-trois jours une lettre de Hans : il
ne pouvait évidemment pas venir me voir. Maurice est passé
deux fois en rentrant à Marseille et m’a donné des nouvelles
de mon mari, de Banyuls, et aussi de mon frère, qui souffrait
également d’une jaunisse.
C’était, je crois, au cours de la troisième semaine. Mon état
commençait à s’améliorer. Soudain, je pris conscience d’un
étrange phénomène : voir tous ces gens mourir autour de moi
ne m’effrayait plus. Est-il possible que l’on s’y habitue ? Au
début, je ne voulus pas me l’avouer. Pourtant, c’était
manifeste : toutes, dans la salle, nous respirions mieux lorsque,
dans l’un des lits, le long râle d’agonie s’arrêtait enfin. Une
fois, j’ai appelé l’infirmière :
– Celle-là, en face…
La bonne sœur a pris la main de la femme, a tâté le pouls,
l’a laissée retomber :
– Pas encore, a-t-elle dit.
Et elle s’est hâtée de retourner à la cuisine.
L’une de mes deux compagnes de misère préférées se
nommait Rosita et avait de grands yeux noirs. En réalité,
Rosita n’était pas une malade. Elle m’a raconté son histoire :
lorsque, voici deux ans, Franco, avec l’aide de Hitler et
Mussolini, avait fait main basse sur la Catalogne, sa famille
avait, comme des milliers d’autres, franchi les Pyrénées pour
se réfugier en France. Son père avait été tué pendant la guerre
civile, sa mère mourut en cours de route. Rosita, qui avait
alors quinze ans, atteignit la France. Elle tomba malade
(J’avais la sangre mal, m’expliqua-t-elle) ; on l’amena à
l’hôpital de Perpignan. Quand elle fut rétablie elle ne savait
pas où aller. On l’autorisa à rester, lui octroyant un lit dans la
salle des mourantes en échange de menus services à la cuisine
et au chevet des malades.
Quand je fus capable de m’asseoir dans mon lit, Rosita se
mit en devoir de me coiffer. C’était la première fois depuis
mon arrivée. Mes cheveux crépus avaient beaucoup poussé,
étaient tout collés de sueur et de sang, et si embroussaillés que
le peigne n’y passait pas. Plusieurs jours de suite, Rosita s’est
précipitée vers moi dès qu’elle avait une minute et, avec une
patience infinie, a démêlé ma tignasse mèche à mèche.
– Mais coupe-les donc, lui répétais-je, impatiente de mettre
fin à cette torture.
Mais elle secouait la tête.
– Ce serait un péché.
Un jour, grand ramdam dehors, suivi de l’apparition d’une
minuscule silhouette enveloppée des pieds à la tête dans un
drap blanc. C’était une clocharde de soixante-dix ans : on
l’avait fourrée dans une baignoire et épouillée.
– L’ignominie ! hurlait-elle pendant que trois infirmières
s’efforçaient de la mettre au lit, un lit tout propre et tout blanc.
Je vous en avertis, vous violez mes principes !
Elle avait commis l’erreur, me racontera-t-elle plus tard, de
venir à l’hôpital demander un médicament pour ses maux
d’estomac, et on s’était emparé d’elle, on l’avait « enfermée ».
Elle se calma petit à petit, et se mit à lire un livre qu’elle avait
apporté. Je suis curieuse de nature, et j’aime bien savoir ce que
les gens lisent : c’était du Baudelaire.
Cependant, elle ne se résignait pas à sa « captivité » dans ce
lit blanc. À chaque visite du médecin, tous les deux jours, elle
entonnait la troisième strophe de La Marseillaise et, quand il
arrivait à son chevet, elle beuglait :
– Liberté ! Li-ber-té ché-ri-e !…
J’étais presque guérie à présent, et j’allais souvent
m’asseoir auprès d’elle. Elle me racontait ses aventures. Je ne
savais jamais si elles étaient réelles ou imaginaires, mais peu
m’importait. Elle ne me confia jamais pourquoi elle était
devenue clocharde, et je ne lui ai jamais posé la question, de
peur de la blesser. Son état ne s’améliorait pas. Elle voulait
sortir « afin de recouvrer la santé ». Mais on ne l’y autorisait
pas.
Un jour, elle me pria de lui rendre un service – mais
d’abord, il me fallait jurer de garder le secret : accepterais-je,
le jour où l’on me laisserait quitter l’hôpital, d’emporter et de
mettre à la boîte une lettre à son frère ? (« Il est clochard à
Narbonne », m’expliqua-t-elle, du ton où elle aurait dit :
« Mon frère, le comte de Narbonne. ») Elle se proposait de lui
demander de venir, escorté de quelques copains, la délivrer.
Elle était en train de concocter un plan précis, qu’elle joindrait
à sa lettre. J’ai posté l’enveloppe. Encore une histoire dont je
ne saurai jamais la fin. Le frère est-il venu ?
Lorsque je me suis enfin retrouvée assez solide sur mes
jambes pour qu’on m’autorise à sortir, tout le monde m’a
souhaité bonne chance avec beaucoup d’émotion. On se
félicitait du succès de l’excellent traitement médical dont
j’avais bénéficié. Un traitement ? demandai-je, étonnée. Mais
bien sûr, sinon comment aurais-je guéri ? J’ai eu l’impression
d’être la première, depuis longtemps, à quitter vivante la salle
des mourants.
On me donna, en guise de cadeau d’adieu, quelques
épingles à nourrice pour que je puisse enrouler ma jupe autour
de ma taille et l’attacher – j’avais tellement maigri ! Le résultat
devait être assez cocasse, nous en avons toutes ri. Puis j’ai
rejoint la femme que Hans avait envoyée me chercher, et nous
sommes rentrées à Banyuls.

20 janvier
Arrivée de deux jeunes Autrichiens dont nous avions fait la
connaissance à Marseille. Je suis allée à la gare – pour la
première fois depuis longtemps – les accueillir. C’était le
genre de « clients » qui ne nous donnaient pas de soucis,
passés par l’école de la résistance et dotés d’une grande
capacité d’adaptation.
– Le parcours n’est pas facile.
– Aucune importance. Il y a longtemps que nous n’avons
plus rien fait de facile.
Durant mon absence pour cause de maladie, Hans a
conduit, sans incident notable, pas mal de gens de l’autre côté
des Pyrénées. (Il n’a eu recours à notre Grec et sa locomotive
qu’une seule fois, pour un vieux monsieur.) Il a convoyé
Hermant le lendemain du jour où celui-ci m’avait amenée à
l’hôpital. Quand tout baigne dans l’huile, ça vous permet
d’oublier un peu pourquoi vous êtes là : on prend plaisir à la
marche, au paysage, comme s’il s’agissait d’une excursion –
une excursion banale, ordinaire, me confia Hans par la suite.
(Je sais du reste aujourd’hui pourquoi on m’a laissée si
longtemps dans la voiture à l’entrée de l’hôpital. On refusait
de m’y admettre tant que Hermant n’avait pas réglé d’avance
quatre semaines de frais de séjour. Heureusement, il avait
assez d’argent sur lui.)
Depuis que nous logeons dans la maison des Ventajou,
nous ne pouvons plus recevoir les réfugiés – avec les
douaniers juste en dessous, ce serait de la provocation.
Désormais, ceux que nous ne connaissons pas – et par
conséquent n’allons pas accueillir à la gare – se rendent
directement à l’auberge de la grand-place : le patron travaille à
présent avec nous. Quand nous lui envoyons quelqu’un, il ne
lui réclame ni ses papiers ni tickets d’alimentation. En général,
nous retrouvons nos ouailles au café du Grand-Hôtel, à l’autre
bout du port. Les Banyulencs ne le fréquentent guère, et nous
nous sommes liés d’amitié avec le garçon (il ne se lasse pas
d’entendre que la célébrité de notre Aristide, le sculpteur
Maillol, a dépassé les frontières de sa ville natale). C’est un
QG idéal : actuellement, en plein hiver, nous sommes souvent
les seuls clients, de sorte que nous pouvons parler librement.
Assis autour d’une table, avec la mer et les montagnes vert et
or en toile de fond, nous expliquons comment nous allons
grimper là-haut le lendemain matin.
– Et après vous serez en Espagne, puis, bientôt, en sécurité.
Un jour, nous vîmes une voiture foncer en direction de la
frontière, et reconnûmes, sur la banquette arrière, Valeriu
Marcu 2. Comment va-t-il s’y prendre pour passer ? Maurice,
qui était des nôtres ce jour-là, soupira :
– Il m’avait pourtant promis de me laisser un costume…
ben oui, nous autres Roumains…
Fry nous fit savoir que beaucoup de pilotes anglais se
cachaient en France. Ne serait-ce pas une bonne idée de les
aider, eux aussi ? Je pensai à notre nouveau maire : « Madame,
vous êtes une espionne anglaise ! »

23 janvier
Je n’ai toujours pas une mine resplendissante, je ferais
même plutôt pitié. Je n’en suis pas moins stupéfaite de la
gentillesse des gens d’ici. Aujourd’hui, le boucher avait du
porc. Je lui ai tendu mes tickets, il les a regardés et m’a
demandé :
– Combien en voulez-vous ?
Étrange question de nos jours.
– C’est tout ce que j’ai comme tickets.
– Je vous demande combien vous voulez de viande, pas
combien de tickets vous avez.
Il m’en a donné une livre entière : la ration, actuellement,
est de cent grammes par semaine – quand il y en a. La
mercière d’à côté avait de la laine, et elle m’a dit :
– Prenez ce qu’il vous faut. Je vous prierai seulement de ne
pas en parler. Vous avez l’air frigorifiée, ma pauvre dame.
J’en ai acheté plein. Mlle Rosa, la fille des Ventajou, pense
qu’il peut y en avoir assez pour un ensemble. Un ensemble en
pure laine ? Pas en ersatz ? Quel rêve ! Je saurais, à la rigueur,
me tricoter une jupe. Mais comment fait-on une veste ?
– Donnez-moi ça, a ordonné Mlle Rosa en me prenant tout
le bazar des mains, je vais vous aider.
Elle s’est aussitôt mise au travail. Rosa est légèrement
handicapée, avec des bras trop courts. Mais elle tricote à une
vitesse vertigineuse. Quand nous sommes seules, elle me parle
de son amoureux. Ils s’aiment en secret, se retrouvent la nuit,
sous les cyprès du jardin qui est derrière la maison. Il l’adore,
l’appelle « ma reine ». Les yeux de braise de Mlle Rosa jettent
des étincelles. Peut-être a-t-elle lu tout ça dans des romans,
mais je ne l’en écoute pas moins avec fascination.

27 janvier
La famille H., arrivée voici quelques jours, compte parmi
les protégés de Fritz Heine. Lui a été quelque chose dans le
gouvernement prussien – une grosse légume. Ils ont deux
enfants, une fille et un garçon, d’environ dix et douze ans.
Nous leur avons seriné les habituelles mesures de sécurité, et
expédié leurs bagages en Espagne par nos « messageries
spéciales ». Seulement, le Dr H. refuse obstinément de se
séparer de sa pelisse :
– C’est une pièce de grande valeur, je l’ai emportée
d’Allemagne, argue-t-il.
Un objet de cette dimension ne manquera pas d’attirer
l’attention, lui exposons-nous. Quant à partir avec ça sur le
dos, pas question. On ne prend pas de tels risques pour un
manteau. Et du reste il le retrouvera, dans toute sa splendeur,
sitôt parvenu en Espagne. Finalement il accepte, le cœur gros,
de se dessaisir quelques jours de sa précieuse pelisse.
Hans, estimant que j’ai encore besoin de repos, décide de
se charger seul des H. Évidemment il y a les enfants, et ça crée
parfois des complications, mais il réussira bien à s’en tirer.
À cinq heures moins le quart du matin, il est à son poste au
coin de la rue. Les H. sont exacts au rendez-vous et, une fois
qu’ils lui ont adressé le signal convenu, Hans se met en
marche, les autres sur ses talons. Ils franchissent le pont,
grimpent la rue de Puig del Mas. Puis, comme d’habitude,
Hans s’arrête au pied du sentier, se retourne pour jeter un coup
d’œil à son groupe. Et constate que le Dr H. transporte un gros
ballot. Au même instant, il voit à la faveur des premières
lueurs de l’aube les ombres encapuchonnées de deux
douaniers se profiler sur le ciel gris. Ils ont emboîté le pas à la
famille, la suivent sans se presser. À l’évidence, ils n’ont pas
repéré Hans – en tout cas, ils ne regardent pas dans sa
direction. Il s’immobilise quelques instants, attendant la suite
des événements. Et, quand il voit les deux silhouettes
s’approcher du groupe, il redescend lentement à sa rencontre.
– Restez calmes et ne bougez pas, dit-il aux H. Les
douaniers vous talonnent. Parlez-leur le moins possible, moi je
vais arranger ça… Non, il faut vous arrêter, les enfants aussi.
Rappelez-vous bien ça : nous faisons une excursion, nous
n’avons rien à cacher. Et remettez-vous-en à moi pour le reste.
L’un des deux douaniers est M. Henri. Nous déjeunons
souvent avec lui à l’auberge de la grand-place. Il se tourne vers
Hans :
– Connaissez-vous ces gens ? Sont-ils de vos amis ? Que
font-ils ici ? Où vont-ils ? Ah bon, ils se promènent dans la
montagne en pleine nuit avec leurs enfants ? C’est tout
naturel…
– Mais oui, nos amis ont eu envie de voir le lever du soleil
en montagne. Comme ils ne connaissent pas la région, je les ai
accompagnés. Une belle excursion en famille. Ma femme
aurait aimé venir aussi mais vous savez bien, M. Henri, elle est
encore trop faible.
– Eh oui, compatit le douanier, la pauvre dame. Mais nous
avons encore quelques questions à poser : ces personnes ont-
elles quelque chose à déclarer à la douane ?
– À déclarer ? Non, je ne vois pas. Ils ne font pas de
contrebande que je sache. Ah, le truc que transporte mon ami ?
Il se tourne vers le Dr H., examine le volumineux paquet :
la pelisse.
– Ah, c’est son pardessus ! Il craignait sans doute d’avoir
froid là-haut. Comment, l’Espagne ? Mais non, pas du tout…
Non, je ne sais pas exactement où est la frontière.
M. et Mme H. se sont ressaisis. Les enfants, effarouchés au
début, trouvent à présent l’aventure très drôle. Ils piaillent et
gambadent autour de nous.
– Ces personnes n’ont sans doute pas de visa de sortie ?
demande M. Henri.
– Des visas de sortie pour une excursion ? Je n’ai pas songé
un instant qu’on pourrait nous en demander par ici.
Il a fait mine de se fâcher (comme, intérieurement, il bout
de colère, ce n’est pas très difficile) :
– On veut montrer notre beau Roussillon à des amis, et
voilà qu’on vous soupçonne de Dieu sait quoi !
– Ça va, ça va, M. Jean, puisque ce sont vos amis…
– Vous voyez les sept pins, là-haut sur la colline ?
l’interrompt l’autre. C’est très joli par là. Derrière, c’est
l’Espagne. Mais il faut continuer tout droit, car le sentier qui
tourne à gauche mène au col où patrouillent les gardes-
frontière espagnols. Et ça, ça ne vous plairait pas.
Ils se mettent tous deux à me décrire, avec force détails, le
chemin qui conduit à l’endroit où l’on a vue sur les deux côtes.
Notre parcours, la route F.
– Encore un point, dit M. Henri. Vos amis n’auraient pas
attiré notre attention sans ce gros ballot (il désigne la fourrure).
Sans ce machin-là, nous ne vous aurions pas distingués des
autres dans l’obscurité. Ce ne sont sûrement pas des
contrebandiers professionnels, mais il était de notre devoir de
les inspecter.
Hans se tourne à nouveau vers le Dr H., le fusille du regard.
Ravalant sa fureur, il lui dit à mi-voix :
– Donnez aux douaniers les deux tablettes de chocolat que
vous avez dans vos provisions.
(Le chocolat est devenu une denrée rare, un luxe
inappréciable.) L’ex-homme d’État extrait une tablette de sa
musette et la tend au douanier.
– Une suffirait peut-être ? murmure-t-il à Hans.
Mais M. Henri a déjà repoussé sa main.
– Gardez ça pour vos gosses.

16 février
Nous voyons tout de suite, à la tête de nos deux nouveaux
arrivants, qu’il est arrivé quelque chose. Quelque chose qui les
a traumatisés. Ils ne cessent de jeter autour d’eux des regards
anxieux de bête traquée. Nous leur avions donné rendez-vous
à la terrasse du Grand-Hôtel.
– Vous ne savez donc pas ? Breitscheid et Hilferding ont été
extradés.
Des extraditions ? Cela n’a rien pour nous surprendre.
C’est précisément la raison pour laquelle nous voulons filer
d’ici. Mais… Mais pourquoi ces deux-là ? Comment leur a-t-
on mis la main dessus ? Est-ce l’Allemagne qui les a réclamés,
ou le gouvernement Pétain a-t-il agi de son propre chef afin de
montrer sa bonne volonté ? Breitscheid et Hilferding
constituent, nous ne l’ignorons pas, des cas ardus. Non
seulement parce qu’ils sont particulièrement menacés, mais
aussi à cause de leur caractère difficile. Nous savons que le
Centre a essayé de les faire sortir de France par une autre
filière car ils n’osaient pas traverser l’Espagne – ni sous leur
vraie ni sous une fausse identité. Il y a des mois de cela. Ils
sont donc finalement restés en France, sous leur vrai nom par-
dessus le marché. Qui sait combien il y a encore de cas
semblables ? Des gens qui auraient pu prendre la fuite ou
s’évanouir dans la nature. Mais certains reculent devant les
dangers immédiats d’une évasion, comme si la perspective de
tomber sous la griffe de la Gestapo était moins redoutable.

LE CAS BREITSCHEID ET HILFERDING

D’après les informations de Varian Fry et Fritz Heine

Été 1940
Rudolf Breitscheid, député au Reichstag, président du
groupe parlementaire social-démocrate jusqu’à la prise
du pouvoir par Hitler, et Rudolf Hilferding, député au
Reichstag et ministre des Finances, séjournent à Marseille.
Tous deux ont des visas « de tourisme » pour les États-Unis.
On leur procure des passeports tchèques à de faux noms, ainsi
que des visas de transit espagnols et portugais. Faute de visas
de sortie français, il leur faudrait traverser illégalement la
frontière franco-espagnole. Ce qu’ils refusent.
Motifs : d’abord, ils se considèrent comme des
personnalités mondialement connues. Par conséquent, on les
reconnaîtra en Espagne (à supposer même que ce soit vrai :
une paire de lunettes, des moustaches et un peu de teinture
capillaire ont sauvé plus d’un d’entre nous). Ensuite, en leur
qualité d’hommes d’État, ils s’interdisent d’emprunter des
voies illégales. (N’ont-ils donc pas encore compris que nous
n’avons pas choisi délibérément l’illégalité ? Elle nous est
imposée par le mépris des nationaux-socialistes pour la loi !)
Fry cite Breitscheid : « Hitler n’oserait pas demander notre
extradition ! » (Il croit vraiment ça, au bout de huit années de
terreur nazie ?)
Breitscheid persiste dans son refus. Hilferding se range à
l’avis de son camarade, faisant confiance, semble-t-il, à son
« sens pratique ». Moyennant quoi ils continuent, tous
les deux, à hanter jour après jour le même café marseillais, où
bientôt plus personne n’ignore leurs noms et qualités.

Début septembre 1940


Frank Bohn, le représentant de l’AFL (American
Federation of Labor), achète un bateau pour évacuer
clandestinement Breitscheid, Hilferding et quelques autres.
Ces messieurs donnent leur accord. Le projet ne tarde pas à
devenir un secret de Polichinelle. Confiscation du bateau.
Acte suivant : on leur procure des passeports polonais à de
faux noms, dûment pourvus de tous les visas, même le visa de
sortie français, de sorte qu’ils n’auront pas à franchir la
frontière illégalement. Au dernier moment ils refusent cette
solution.

Automne 1940, quelques semaines


plus tard…
Breitscheid, Hilferding, l’avocat Arthur Wolff et l’écrivain
Walter Mehring sont envoyés par les autorités françaises à
Arles en résidence forcée.

Fin 1940
Fry et Heine dénichent un cargo qui pourrait transporter
clandestinement Breitscheid et Hilferding en Afrique du Nord.
Ils donnent leur accord. Une voiture les emmènera d’Arles à
Marseille. Quand elle arrive au rendez-vous, ils refusent de
partir. Motif : ils espèrent obtenir un visa de sortie grâce
à leurs relations auprès des gouvernements américain et
français (ils en appellent même à Laval et à Flandin).

Fin janvier 1941


Au reçu d’un télégramme des États-Unis, Breitscheid et
Hilferding se présentent au cabinet du préfet d’Arles, où ils
obtiennent l’assurance qu’une demande de visa de sortie ne
leur causera aucun ennui. L’autorisation de Vichy parvient
à Arles en l’espace de quelques jours. On leur précise
simplement qu’ils devront gagner les États-Unis via la
Martinique.
Breitscheid, sa femme et Hilferding décident de prendre le
SS Wyoming, qui part le 4 février de Marseille à destination de
Fort-de-France. Toutes les cabines sont déjà retenues. M. et
Mme Breitscheid refusent de faire le voyage dans le dortoir de
l’entrepont – trop fatigant pour eux, dans leur état de santé. Ils
se proposent de prendre le bateau suivant (18 février) – en
espérant que le trafic maritime avec la Martinique ne sera pas
suspendu entre-temps. Hilferding, lui, se réserve une place
dans le dortoir du SS Wyoming.

30 janvier 1941
Vichy annule les visas de sortie.

8 février 1941
Arles : la police française arrête Breitscheid et Hilferding.
Il s’agit, allègue-t-elle, d’une mesure de protection, destinée à
les soustraire à l’extradition en Allemagne.

10 février 1941
Transfert à Paris en vue d’extradition en Allemagne.

(La Martinique étant département français, il n’était nul


besoin de visa de sortie pour s’y rendre. Et l’île échappant au
contrôle des Allemands, tout titulaire d’un visa américain
pouvait s’y embarquer pour les États-Unis le plus
normalement du monde. En tout état de cause, c’est cette
démarche absurde, la demande d’un visa de sortie, qui a
provoqué l’extradition de Breitscheid et Hilferding. Ce dernier
a renoncé à prendre le SS Wyoming, où il avait une couchette
réservée, parce qu’on lui avait retiré ce visa de sortie
parfaitement superflu. Walter Mehring est parti à sa place.)
Fin février
Nous nous apprêtions à passer une soirée tranquille dans
notre salon-chambre à coucher – notre appartement au
deuxième étage de la maison de M. Ventajou ne comporte
qu’une seule pièce. Du rez-de-chaussée s’éleva la voix de
Mlle Rosa. J’entrouvris la porte.
– Madame, madame, venez vite ! (La voix était tout
excitée.) Vous avez de la visite…
Hans et moi nous nous regardâmes. Personne ne vient ici
sans avoir été annoncé. Un piège ? Je descendis l’escalier d’un
pas lent.
– Un ami à votre papa ! cria Rosa.
Dans la semi-obscurité du vestibule, je distinguai un
homme d’âge moyen, assez corpulent. Une silhouette
vaguement familière. Il s’avança vers moi, me serra dans ses
bras – un peu trop fougueusement –, déclara, avec un débit
haletant et dans un français teinté du plus pur accent boche :
– C’est ton père qui m’envoie. Il est en bonne santé, la
famille va bien. Il y a longtemps que nous n’avons pas eu de
tes nouvelles…
Mlle Rosa se tenait discrètement dans une encoignure
sombre, mais je voyais qu’elle ne perdait pas une miette de
cette scène touchante. Ces éclairs dans ses yeux noirs, était-ce
de l’émotion, de la curiosité ? Ou les deux ? Je me dégageai
délicatement de l’étreinte, conduisis mon hôte au second, où je
refermai la porte derrière moi. Le visiteur et Hans se toisaient.
L’homme prit la parole, en allemand :
– On m’a conseillé de m’adresser à Jean.
Il semblait attendre une réponse. Il leva la main vers les
lunettes noires qui lui masquaient la moitié du visage – il
ressemble, me disais-je, à un espion d’opérette –, les retira.
– Savez-vous qui je suis ?
Hans formula un oui.
– Ah, c’est donc vous, Jean !
Le ton respirait un certain soulagement.
– Mais jadis, à Berlin, vous étiez Hans… Ah je comprends
je comprends !
– Maintenant je suis Jean. Le passé pour le moment est
effacé.
– Jean, pouvez-vous m’aider ? On m’a promis que, si tout
le reste échoue, vous, vous me viendrez en aide. Tout a
échoué, alors me voilà. Il faut que je passe la frontière. Allez-
vous m’aider ?
– Commencez par vous asseoir, répondit Hans.
Et à moi :
– Je te présente Georges Bernhard.
(Ancien rédacteur en chef de la Vossische Zeitung de
Berlin, puis directeur de la Pariser Tageszeitung, le quotidien
antifasciste de langue allemande paraissant à Paris.) Georges
Bernhard ? Je le croyais parti depuis longtemps. Il figurait en
numéro trois sur la liste d’extradition présentée par la Gestapo
au gouvernement français.
– Avant tout, vous allez nous expliquer votre situation.
Ensuite nous trouverons bien un moyen de vous tirer d’affaire.
Que s’est-il passé ? Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ?
Qu’avez-vous comme papiers ?
Bernhard nous révéla d’abord que sa femme
l’accompagnait : elle l’attendait à l’hôtel. Puis il décrivit le
plan d’évasion initial : une voiture – une limousine
diplomatique ! – devait emmener le couple d’une seule traite
en Espagne puis au Portugal.
– Et alors ?
– Eh bien, aucune voiture – diplomatique ou autre – ne
s’est présentée au rendez-vous.
À la place a surgi un « guide » qui leur a fait grimper la
montagne, puis a disparu au beau milieu de la nuit. Ils ont
réussi cependant à atteindre la frontière espagnole, mais là on
leur a fait des tas d’ennuis.
Il ne leur restait qu’à rebrousser chemin, repasser en
France. Au départ de Marseille, les gens du Centre américain
de secours leur avaient donné notre adresse et un prénom,
Jean, comme ultime recours en cas de pépin.
Totalement inconscients ! pensai-je. Le visage de Hans
reflétait le même sentiment. Le bureau américain était
manifestement si sûr de son fait – et de la « filière spéciale » –
qu’on avait donné notre adresse à Bernhard sans juger utile de
nous en informer. Et si Bernhard et Hans ne s’étaient pas
reconnus ?
– Nous sommes arrivés ce matin à Banyuls, poursuivit
Bernhard, mais j’ai attendu la tombée de la nuit. J’ai appris
qu’il faut savoir ruser quand on est dans l’illégalité. Même
vous, Jean, vous ne m’avez pas reconnu tout de suite, n’est-ce
pas, avec mes lunettes noires ? Ne pas se faire remarquer :
voilà l’essentiel. Savez-vous que, sans attirer l’attention de
personne, je suis passé cinq fois devant chez vous afin d’être
certain, nonobstant l’obscurité, de frapper à la bonne porte ? Il
faut être doué pour ces choses-là.
J’en bégayais :
– Vous… vous êtes passé cinq fois devant chez nous ?
Comment cet étranger en tenue de ville, arpentant notre
petite rue qui descend de la place du village, effectuant des
allers-retours, fixant à chacun de ses passages à travers ses
incroyables lunettes noires la même maison – le 16, avenue
Puig del Mas –, aurait-il pu passer inaperçu ? Mlle Rosa
l’avait remarqué, sans aucun doute – elle gardait en
permanence un œil sur la rue. (Elle nous a raconté plus tard :
cinq fois il est passé devant la maison, l’ami de votre père,
avant d’oser frapper, le pauvre monsieur.) Et nos amis les
douaniers, juste en dessous, mon Dieu ! Mais nous ne fîmes
aucun commentaire. À quoi bon ? Ça n’aurait servi qu’à le
perturber un peu plus. Après tout, il faisait de son mieux.
Comment exiger de cet intellectuel berlinois bon teint qu’il se
mette du jour au lendemain dans la peau d’un vigneron des
Pyrénées ? Il était déjà assez étonnant qu’après toutes ces
aventures aussi épuisantes que dangereuses il trouve encore
l’énergie de remettre ça, de défier la gendarmerie française, les
gardes mobiles et les douaniers, puis les autorités espagnoles –
et, en fin de compte, la Gestapo.
À présent, Bernhard espérait que nous accepterions de les
emmener demain matin, sa femme et lui, franchir une nouvelle
fois les Pyrénées. Car ils n’avaient évidemment pas de visa de
sortie. Après ce qui était arrivé à Breitscheid et Hilferding, pas
question d’en solliciter un. Mais, assura-t-il, ils possédaient
toutes les autres pièces nécessaires :
– Voyez, le visa pour les États-Unis, le visa de transit
espagnol, ici le portugais. Rien que des papiers authentiques.
Tout est en règle.
Hans examina les documents, un par un. Puis il les poussa
vers moi :
– Jette un coup d’œil là-dessus.
Je les épluchai à deux ou trois reprises, puis levai les yeux
vers Bernhard :
– Ils sont faux. Les visas de transit, les tampons. Des faux
grossiers.
Un silence. Bernhard me fixait, l’air complètement
abasourdi.
– Vous vous trompez, dit-il enfin, ils sont authentiques. Les
visas de transit ont été délivrés par les consulats d’Espagne et
du Portugal à Marseille. Je le sais. On me l’a assuré…
– Assuré ? l’interrompit Hans. On vous l’a assuré ? Qui ?
Les gens du Centre ? Écoutez : ces papiers sont non seulement
faux, passe encore, mais on a saboté le travail ! Ils sont
inutilisables. Vous ne pouvez pas aller en Espagne avec ces
bouts de chiffon, vous vous feriez coffrer en moins de deux. Et
la Gestapo vous attend là-bas depuis un bon moment.
Bernhard semblait frappé de paralysie.
– Vous ne paraissez toujours pas nous croire, reprit Hans.
Voyez vous-même. Ici. La moitié inférieure du tampon. Elle
est dessinée à la main, au crayon bleu, et pas tout à fait de la
même couleur. Des idiots. Des amateurs irresponsables.
Regardez-moi ce cercle, oui, là. Un cercle, ça ? Et ce S, il est à
l’envers.
Hans leva les yeux. Georges Bernhard, toujours cloué sur
place, n’avait pas fait un geste, pas proféré un son. Soudain, il
se mit à marcher de long en large. Subitement, il avait pris un
coup de vieux. Maintenant, il me faisait penser à mon père.
– Nous vous tirerons de ce guêpier, déclara Hans.
Sa voix avait retrouvé son calme.
– … Il existe différentes solutions pour les cas difficiles.
Mais ces papiers-là sont inutilisables. Il va falloir quelques
jours pour combiner un autre système.
– Alors nous ne partons pas demain ? murmura Bernhard.
À présent il tournait, à m’en donner le vertige, autour de la
grande table au milieu de la pièce. Il s’arrêta enfin.
– Jean, nous nous connaissons depuis de longues années.
Dans le temps, on a passé bien des moments ensemble, avec
d’autres amis et des confrères. Vous connaissez donc Georges
Bernhard et son travail. Mais il y a une chose dont vous ne
vous êtes jamais douté : Georges Bernhard est un joueur. Je
l’ai toujours été, toute ma vie. Pas quelqu’un qui joue
occasionnellement, non, un joueur, vous comprenez ? Plus
l’enjeu est élevé… ça vous étonne, non ?
– Non. Je le savais. Mais pourquoi me racontez-vous ça
maintenant ?
– L’enjeu ! L’enjeu, dans cette affaire, c’est ma vie. Je la
mise. Vous ne voulez pas faire cette partie avec moi ?
Réfléchissons-y calmement. Quelles sont mes chances avec
ces papiers ?
Hans se taisait. Il se contentait de regarder Bernhard avec
ce haussement de sourcils qu’il avait toujours lorsqu’il
observait quelque chose avec une attention intense. Bernhard
poursuivait son discours :
– Les contrôles à la frontière ne sont pas toujours
extrêmement minutieux. Supposons que les types de service
demain matin soient mal réveillés, un peu négligents. Ils ne
vont pas éplucher nos papiers aussi méticuleusement que vous
et votre épouse. J’évaluerai donc nos chances à au moins
cinquante pour cent.
Hans se taisait toujours. J’intervins :
– Admettons. Mais pensez au reste du voyage ! Les
contrôles dans le train en Espagne, la frontière portugaise…
– Laisse, dit Hans, tout ça n’a rien à voir avec la logique.
Regarde-le donc, il ne nous entend même pas.
Effectivement, Bernhard ne paraissait pas nous entendre. Il
essuyait à présent son front trempé de sueur – il faisait
pourtant plutôt frisquet dans la chambre.
– Peut-être nos chances n’atteignent-elles pas cinquante
pour cent. Soit. Estimons-les – ça c’est sûr – à vingt-cinq pour
cent. D’accord ? Alors, départ demain matin. Quelle heure ?
Ses yeux erraient de Hans à moi, il avait recommencé à
tourner autour de la table.
– Jean, vous restez planté là à secouer la tête. Il vous faut
tout de même le reconnaître (il semblait à présent s’adresser à
moi), il est possible que nous réussissions à passer. Les
probabilités ne peuvent pas être inférieures à cinq pour cent. Je
n’ai jamais été lâche. Je pars, même avec une chance sur cent.
Vous devez m’aider !
J’étais pétrifiée. Quelle scène extravagante. Délirante.
Certains de nos « clients » se montraient nerveux, rien de plus
normal, et nous en avions l’habitude. Mais voir ce Georges
Bernhard vouloir, de propos délibéré, miser sa vie – une chose
pareille peut-elle exister dans le monde réel ?
Hans se leva lentement. Il posa une main sur l’épaule de
Bernhard, mais avec précaution, du geste que l’on a avec un
somnambule qu’il faut éviter de réveiller brusquement.
– Nous voulons vous aider, vous faire passer la frontière.
Nous avons un itinéraire sûr. Vous avez raison, il faut accepter
de courir des risques. Mais notre boulot à nous, c’est de limiter
ces risques.
Cette fois, Bernhard le regarda en face. Mais ses yeux
étaient vitreux. Hans lui secoua l’épaule.
– Si vous vous croyez dans un casino, vous vous êtes
trompé d’adresse. Aujourd’hui, vous êtes en fuite. Nous
sommes tous des fugitifs désormais. Et vous savez qui et
pourquoi nous fuyons.
Bernhard semblait l’écouter à présent. Hans retira sa main.
– Réveillez-vous mon vieux ! tonna-t-il subitement (avec
tant de violence que Bernhard et moi nous en sursautâmes).
Les nazis ont échoué à vous mater, personne jusqu’ici n’a
réussi à vous réduire au silence. Maintenant vous voici cerné.
Non, vous n’avez jamais été un lâche, mais on ne joue pas à la
roulette avec les fascistes. À moins que vous ne teniez à leur
donner une chance ? À vous de décider qui vous êtes
vraiment : un joueur au bout de son rouleau, ou Georges
Bernhard dont nul n’a réussi à étouffer la voix ?
Bernhard essuya à nouveau son visage couvert de sueur et
s’assit. Il s’adossa lourdement à sa chaise et ferma les yeux.
– À vous de jouer, murmura-t-il, épuisé.
Quelques minutes s’écoulèrent. Puis je rompis le silence :
– Il se fait tard, remarquai-je (histoire, aussi, d’alléger
l’atmosphère en créant une diversion).
Dans ce village on ne peut pas se balader au milieu de la
nuit, ça paraît suspect. Nous avons maintenant un certain
nombre de choses urgentes à discuter. Premier point : il faut
immédiatement avertir le Centre, à Marseille, de l’affaire des
faux papiers. On a certainement donné ces horreurs à d’autres
fugitifs. Deuxièmement, il faut s’organiser pour faire passer
les Bernhard en Espagne puis au Portugal sans qu’ils aient à se
présenter à un poste-frontière. D’ici là, ils devront rester
cloîtrés dans leur chambre d’hôtel. Car dans un endroit comme
Banyuls, où tout le monde se connaît, ils ne manqueraient pas
d’attirer l’attention.
– N’oubliez pas, expliquons-nous à notre visiteur, que la
localité, à deux pas de la frontière, est étroitement surveillée ;
la redoutable Commission d’armistice fouine dans tous les
coins. Mais nous nous sommes liés d’amitié avec le
propriétaire de l’hôtel, et il vous servira vos repas sans tickets
d’alimentation.
Le professeur Bernhard semblait avoir retrouvé ses esprits
et son sang-froid. Il assura qu’il ferait de son mieux pour nous
faciliter la tâche, et mon mari le reconduisit à l’hôtel. Il resta
longtemps absent.
– Merde, il ne nous manquait plus que ça ! dit-il à son
retour. Mme Bernhard a exprimé le désir de faire de la
peinture. Elle prétend s’installer demain matin sur la place du
marché pour croquer ce site superbe. Il m’a fallu une bonne
demi-heure, en alternant bonnes paroles et menaces, pour lui
arracher la promesse de ne pas quitter l’hôtel. Elle n’en
continue pas moins à gémir : « Je veux faire de la peinture. »
Quand on est dans les emmerdements jusqu’au cou !
Je m’en étranglai de fureur :
– Incroyable ! Des gens – comment dit-on déjà ? –, des
esprits supérieurs ! Et ils se baladent avec des œillères en plein
cataclysme. On dirait même parfois que, plus ils sont brillants,
plus ils sont bouchés !
– C’est justement parce qu’ils sont les représentants de la
culture allemande que la situation où ils se trouvent
aujourd’hui les dépasse, affirma Hans. Le fossé est trop
profond. Il est impensable, pour eux, que leur patrie se soit
transformée en royaume de la barbarie et les traque, avec, à
présent, l’aide de la France. Du coup, ils pratiquent la politique
de l’autruche. Voilà bien nos cas les plus difficiles.
Le lendemain matin, j’ai pris le train pour Marseille. Pour
se déplacer dans la zone frontalière on devait avoir, outre les
pièces habituelles – carte d’identité et sauf-conduit –,
une autorisation spéciale. Or je ne possédais rien de tout cela.
À la gare de Banyuls, aucun problème : tout le monde me
connaissait, j’étais du pays, aucun gendarme ou douanier
n’aurait même songé à me demander mes papiers. Une fois
dans le train j’ai fait le guet, prête à m’éclipser si jamais je
voyais monter des uniformes – mais pas d’inspection ce jour-
là. À Marseille, il fallait présenter ses papiers au contrôle : tout
suspect étant – de notoriété publique – expédié au camp des
Milles pour les hommes, à l’hôtel Bompard, en attendant le
transfert dans un autre lieu d’internement, pour les femmes. Si
mes souvenirs étaient exacts, les toilettes de la gare avaient un
accès direct – non surveillé – au hall de l’hôtel Terminus. Ça
marchait toujours. Mais, vu l’heure tardive, le bureau du
Centre américain de secours était fermé. Se posait le problème
de trouver un gîte pour la nuit sans risquer de me faire
alpaguer par la police : dans tous les hôtels, on exigeait des
papiers valides. Je me rendis chez des amis qui habitaient un
petit meublé boulevard d’Athènes. Ils avaient, par chance, la
clé de la chambre d’un voisin provisoirement absent.
Lorsque, le lendemain, je rapportai à Varian Fry l’affaire
des faux papiers, il se montra tout d’abord incrédule. Ses gars
lui avaient assuré qu’il s’agissait de visas authentiques,
délivrés – en échange de pots-de-vin substantiels – par des
fonctionnaires des consulats concernés. Il me fallut, pour le
convaincre, lui dresser l’inventaire de toutes les malfaçons.
– A-t-on fourni ces documents « authentiques » à d’autres
fugitifs ?
– Oui, reconnut-il, horrifié.
Des dizaines de personnes – figurant sur la liste des
individus recherchés – se promenaient avec.
Il était urgent de les prévenir avant qu’ils n’atteignent la
frontière. Toute l’équipe du Centre se mit aussitôt au travail.
Le soir même, Fry put m’annoncer :
– Mission accomplie.
De mon côté, je le rassurai sur le sort des Bernhard : grâce
à nos différents contacts, nous trouverions bien une solution.
– Paul est parti il y a quelques jours vérifier si les Bernhard
sont arrivés à bon port, m’apprit Fry.
Paul était l’un de ses collaborateurs, et l’un des agents de
liaison entre Marseille et nous.
– Il doit se trouver à présent chez votre mari. Dites-lui de
rentrer immédiatement, il faut que je lui parle de cette affaire
de tampons.
À mon retour à Banyuls, deux jours plus tard, les Bernhard
étaient partis. Un groupe de résistants – des gens de toute
confiance, nous en avions à plusieurs reprises fait
l’expérience – s’était chargé de leur faire passer les montagnes
et les deux frontières, d’une seule traite.
Paul, comme l’avait supposé Fry, était chez nous. Il
attendait mon retour, m’expliqua-t-il. Il s’inquiéta :
– Comment Fry a-t-il pris la chose ? Très mal ?
– Oui, évidemment. Et il vous demande de rentrer au plus
vite.
Dès le premier coup d’œil, j’avais perçu la tension dans
l’air. Hans, assis à un bout de la grande table en chêne massif
qui fait presque la longueur de la pièce, lisait. À l’autre
extrémité, Paul, immobile, le regard fixe. Je me hâtai de
trouver un prétexte quelconque pour quitter la pièce et
demander des éclaircissements à Hans :
– J’ai l’impression que tu ne lui parles pas.
– Exact. Je n’ai rien à lui dire.
– Ça fait trois jours qu’il est chez nous, et tu ne lui adresses
pas la parole ?
– Exact. Ce type-là, je n’ai rien à lui dire.
– Le coup des « visas authentiques », c’est lui ?
– Il les a eus par l’entremise d’un gangster dont il a fait
connaissance sur le Vieux Port. C’était ça, ses « contacts » au
consulat. Par-dessus le marché, il n’a même pas dû regarder
les visas d’un peu près, sinon il se serait aperçu de
l’escroquerie… À ce niveau-là, ce n’est plus de la légèreté,
c’est de l’inconscience, de l’irresponsabilité ! Comment peut-
on travailler avec des aventuriers qui s’amusent à mettre en
danger la vie d’autrui ? Je n’ai que faire, dans la situation
présente, d’aimables bavardages !
Paul prit, le lendemain matin, le premier train pour
Marseille. Quelques jours plus tard, on nous annonça que les
Bernhard avaient atteint Lisbonne sans encombre.
Mlle Rosa me répéta qu’elle était bien contente de savoir
que j’avais eu des nouvelles de mon père et que toute la
famille se portait bien. Je me sentis très fière de mes talents de
comédienne. Lorsque, vingt ans plus tard, je lui rendrai visite,
l’une de ses premières questions sera :
– Et votre ami ? Il a pu traverser l’Espagne sans problème ?
Il est bien arrivé en Amérique ?

2 mars
Georges Bernhard était un cas difficile. Mais à côté de ce
que Maurice vient de nous amener…
Nous connaissions de nom l’avocat Arthur Wolff : jadis, à
Berlin, il défendait souvent des antifascistes. Et maintenant les
voici sous notre aile, lui et sa femme Trude. Il a la jambe
gauche totalement paralysée, serrée dans un appareil
orthopédique. Il peut faire quelques pas en s’appuyant sur une
canne, mais se déplace habituellement avec des béquilles.
C’est un homme de haute taille, massif, avec une chevelure
d’un blanc de neige et d’épais sourcils noirs et broussailleux.
Le genre à ne passer nulle part inaperçu. Surtout pas à
Banyuls.
L’automne dernier il avait été, en même temps que
Breitscheid et Hilferding, assigné à résidence forcée à Arles.
Le lendemain de l’extradition des deux hommes, le Centre
avait envoyé quelqu’un ramener Wolff et sa femme à
Marseille. À leur arrivée ici, l’avocat avait les mains agitées
d’incessants tremblements et son visage cramoisi ruisselait de
sueur.
Les Wolff en ont vraiment vu de toutes les couleurs ces
dernières semaines. À Marseille, ils ont vécu, jusqu’à ce qu’on
leur fournisse des papiers, cachés dans un entrepôt derrière un
tas de caisses.
Selon le plan prévu, la même voiture diplomatique devait
emmener au Portugal les Bernhard et les Wolff. Mais, pour
épargner à ces derniers les fatigues et les dangers d’un long
voyage en train, Fry et Maurice les avaient conduits en auto
jusqu’aux Baux, puis mis dans un train pour Tarascon, où ils
avaient rendez-vous avec les Bernhard. À Tarascon, les deux
couples ont attendu pendant une semaine une voiture qui n’est
jamais venue.
Changement de programme, nouvelle filière : il s’agit, cette
fois, de gens censés appartenir à la résistance antifasciste
espagnole. Ils se proposent de porter Wolff de l’autre côté de
la montagne. Parfaitement : de le porter.
Les Bernhard et les Wolff se présentent au rendez-vous à
l’heure dite. Pas le moindre porteur. Cette fois, l’attente ne se
prolonge pas une semaine. Un guide leur propose ses services.
Wolff veut tenter le coup, malgré sa jambe paralysée. Départ
en pleine nuit. Ils commencent à gravir la colline, Wolff
s’appuyant de la main gauche sur sa canne, le bras droit passé
autour des épaules de sa femme. L’entreprise se révèle
impossible. Il leur faut faire demi-tour. Le guide redescend
avec eux, laissant les Bernhard livrés à eux-mêmes. Après
diverses autres péripéties, Maurice nous amène les Wolff.
– Commencez par les cacher, nous dit-il, en attendant de
trouver une solution. Du reste, j’ai bon espoir, ajoute-t-il
incidemment, d’obtenir, grâce à de nouveaux contacts, une
autre voiture diplomatique.
Trop c’est trop ! Une explication s’impose. Si ça continue
comme ça, on va droit à la catastrophe, déclarons-nous aux
envoyés du Centre (pour escorter les Wolff, Maurice était
flanqué d’un adjoint). À quoi servent tout votre courage et vos
bonnes intentions si vous mettez vos protégés en péril par des
actions inconsidérées ? Les cas difficiles sont difficiles à
résoudre, c’est comme ça. Et on ne les résout pas en se lançant
au petit bonheur dans des entreprises aventureuses.
– Mais, sans combinaisons téméraires, nous ne pourrions
rien faire du tout, objectent les collaborateurs de Fry.
Bien sûr qu’il faut de l’audace, savoir prendre des risques –
mais pas à la légère. Toute nouvelle opération exige, au
préalable, un examen minutieux, elle doit être mûrement
réfléchie, préparée pas à pas, sans rien laisser au hasard. Il est
décidé, en fin de compte, que nous allons tenter de trouver une
filière pour les Wolff. Tandis que le Centre, de son côté, se
mettra en quête – sérieusement – d’autres solutions. Mais que
faire des Wolff en attendant ?
Il me vient une idée : il y a une villa à louer non loin du
Grand Hôtel. L’affaire est rapidement conclue, et les Wolff y
emménagent sans tarder – ils ne semblent pas avoir de
problèmes d’argent. Ouf ! nous allons pouvoir souffler un peu.
Mais c’était sans compter avec les curieuses conceptions de ce
brave M. Wolff sur l’art et la manière « d’échapper aux rets de
l’ennemi ». À notre arrivée à la villa, il montre fièrement les
dix caisses de vin qu’il vient de se faire livrer par la
coopérative.
– Ça les a épatés ! proclame-t-il. Qui veut vivre dans la
clandestinité doit savoir leurrer l’entourage. L’histoire va faire
le tour du village, et les gens vont me prendre pour un
millionnaire excentrique en vacances.
Il est si content de son subtil stratagème qu’il paraît avoir
provisoirement surmonté son angoisse.
– Je vais mener grand train !
– Si vous voulez en réchapper, vous ne ferez rien de tel.
Vous vous garderez d’attirer l’attention ! aboie Hans. Nous
avons eu la chance de pouvoir vous caser ici, à l’abri des
regards, et vous…
Wolff l’interrompt :
– Mais non mais non, mon jeune ami. En ma qualité de
juriste, j’en sais tout de même plus long que vous là-dessus. Si
je parade, personne ne nous prendra pour des misérables
fuyant la lumière du jour. Trude, sers-nous donc un petit verre
de vin.
Je supplie :
– Trude, vous ne pouvez pas lui parler ? Il nous sera
impossible de le garder ici s’il nous met tous en danger.
– On ne peut pas discuter avec lui. Ni moi ni personne.
Vous devriez l’avoir déjà remarqué, répond calmement
Mme Wolff.
Lui, s’appuyant de la main sur l’épaule de son épouse, se
lève de son siège et, toute son attitude respirant la dignité,
profère avec onction :
– Je vais vous prouver, mon cher Jean…
Trude explose :
– Maintenant, tu vas t’asseoir et te calmer ! Nous n’avons
que faire de tes plaidoiries !

6 mars
La filière par laquelle les Bernhard ont gagné le Portugal
est, pour le moment, hors service, nous annoncent nos amis de
Port-Vendres.
Hisser Wolff et sa jambe à bord de la barque (leur bateau à
moteur n’est guère plus qu’une barque) ne sera certes pas
facile. Mais, à condition de lui procurer des papiers
présentables, l’opération paraît jouable. Notre contact se fait
fort, si on lui fournit du carburant, de dénicher deux hommes
pour conduire le canot – et les Wolff – en Espagne, en
contournant le cap. En tout cas nous parlons au couple de cette
possibilité, et M. Wolff y souscrit avec enthousiasme.
Seulement ça ne dure pas, il se remet à paniquer : et si ces
types ne trouvent pas la côte espagnole ? Peut-être ne sauront-
ils pas s’y prendre pour faire le tour du cap Cerbère ? Aura-t-il
au moins la place d’allonger sa jambe ? Peut-on faire
confiance à ces gens-là ? Je comprends que, dans la situation
où il se trouve, on puisse s’affoler. Mais voilà qu’il commence
à divaguer :
– J’ai une idée formidable. Une fois à bord, je vais dire à
ces deux marins que j’ai caché un million dans mon appareil,
et que s’ils nous amènent à bon port, je leur donnerai une
grosse récompense.
– Mais bien sûr, dit sa femme, tu vas faire ça. Mais sans
moi. Parce qu’ils vont commencer par t’enlever ton appareil,
après quoi ils te flanqueront à l’eau.
Son visage rougeaud devient aussi blanc que ses cheveux,
et ses mains recommencent à trembler.
La solution « mulet » revient également sur le tapis.
– Il suffirait de m’attacher solidement, affirme Wolff.
Mais, même si nous dégotons un mulet, Wolff sera
incapable une fois la frontière franchie d’effectuer sans aide la
descente jusqu’à Portbou. Exclu, également, de faire appel au
Grec et à sa locomotive : la marche dans le tunnel obscur est
au-dessus de ses forces. Au point où nous sommes, mieux vaut
attendre de voir ce que les gens du Centre auront pu faire. Au
pire des cas, reste toujours le bateau.

10 mars
Entre-temps, on nous a mis sur les bras d’autres enfants-
problèmes. Le contingent grossit de jour en jour. Ils sont
grands, blonds, et détonnent complètement dans le paysage.
Fry, comme convenu, nous envoie ses Anglais par groupes
de deux ou trois. Mais, avant de les avoir vus en chair et en os,
nous n’imaginions pas… Les cheveux blonds peuvent, à la
rigueur, disparaître sous un béret basque. Mais ces yeux bleu
azur, ce teint clair ? Et, surtout, ils sont beaucoup trop grands.
Ils prennent le train qui arrive après la tombée de la nuit –
précaution indispensable. Je vais les chercher à la gare
(malheureusement, aucun risque de confusion !), ils me
remettent leur moitié de bout de papier, et je leur indique leurs
quartiers : une famille de cheminots – des amis du Grec – et un
pêcheur nous louent des chambres sans trop poser de
questions. Nous avons préféré éviter l’hôtel : inutile que les
Britanniques et nos clients habituels entrent en contact. Et ils
ne quittent plus leur chambre jusqu’à l’heure du départ, avant
le lever du soleil.
Les uns sont des pilotes, les autres des soldats soit restés
bloqués en France, soit parachutés : en tout état de cause, ils
ne doivent à aucun prix se faire prendre – et par ici à plus forte
raison. Une fois de l’autre côté de la montagne, ils se
présentent au poste frontière espagnol en expliquant qu’ils
relèvent de la catégorie « prisonniers de guerre » (ce n’est pas,
d’ailleurs, tout à fait faux), et demandent à être mis en relation
avec la légation britannique. En général, un délégué du
consulat de Grande-Bretagne à Barcelone vient les chercher
quelques jours plus tard. On les expédie ensuite à Gibraltar,
d’où ils regagnent leur pays. Comme l’Espagne préfère éviter
tout incident avec l’Angleterre, nos grands gaillards y sont
plus en sécurité que les autres fugitifs. Mais nous, nous devons
redoubler de prudence : cette affaire pourrait nous coûter
la vie.
Mais là n’est pas notre seul sujet de préoccupation. Nous
n’avons pas le droit d’oublier qui nous sommes, ce que nous
faisons ici, et pourquoi. Sinon on a vite fait de dérailler.
Certes, nous voulons aider les pilotes anglais à rentrer chez
eux. Certes, nous considérons tout adversaire de l’Allemagne
d’aujourd’hui comme notre allié. Et, certes, nous faisons à
présent un bout de chemin ensemble. Mais être compagnons
de route ne signifie pas forcément être en communion d’idées.
Et l’on peut travailler avec quelqu’un sans travailler pour lui.
Au fond, nous retrouvons le même problème que celui qui
s’est posé, voici dix-huit mois, à la déclaration de guerre. Les
mêmes discussions que celles qu’avaient à Paris, à l’époque,
les émigrés politiques. La France et l’Angleterre sont en
guerre contre l’Allemagne nazie, mais il serait naïf de
s’imaginer qu’il s’agit là d’une guerre contre le fascisme. Où
est la place de la gauche allemande ? Ne faisons pas cause
commune avec des puissances qui n’auraient pas demandé
mieux que de s’entendre avec Hitler si celui-ci y avait
consenti, soutenaient les uns. Notre camp est à présent celui de
la France et de l’Angleterre – celui de quiconque contribue à
libérer l’Allemagne du fascisme, affirmaient les autres.
Certains stratèges allaient, dans leur zèle, jusqu’à prétendre
que notre place était à présent au Sahara, au sein de la Légion
étrangère (où, précisément, le gouvernement français tentait
d’envoyer les émigrés allemands).
L’accord conclu avec Fry stipule que nous viendrons en
aide aux Anglais envoyés par le Centre. Eux s’adressent à ce
dernier, du moins nous le supposons, par l’entremise de
réfugiés dont Fry s’occupe déjà. Et nous ne voulons pas en
savoir davantage. Ni entrer en contact avec aucun autre
organisme. Pour nous, il est important, certes, d’avoir des
garanties, mais tout aussi important de préserver notre
indépendance. (Vous vous êtes trompé, monsieur le maire,
nous ne travaillons pour aucun gouvernement.)
Les Tom, Bob, Charlie (se nomment-ils vraiment tous
ainsi ?) ont leurs bons côtés. Ils sont sains, vigoureux, et ne
s’énervent jamais. Surtout, ils sont merveilleusement
disciplinés. Hier nous en avons expédié deux – cette fois, ils
s’appelaient Fred et Jack. Pas une question superflue. Il est
vrai que Fred aurait difficilement pu en poser, il ne parlait pas
un mot de français. Quant à Jack, je n’ai pas réussi, avec mon
anglais scolaire, à le comprendre – mais il s’est révélé par la
suite que si lui pensait parler français, moi je croyais que
c’était de l’anglais. Le fait que ces garçons-là arrivent à se
débrouiller, à traverser tout le pays, est absolument sidérant !
S’ils ne se trouvaient tant de Français pour leur venir en aide,
ce serait rigoureusement impossible.
Nous nous sommes placés à côté de Fred et Jack, pour
comparer : ils avaient beau essayer de rentrer la tête dans les
épaules, de se tasser, ils nous dépassaient toujours d’une bonne
tête. Et cette tête-là, les douaniers, même s’ils le voulaient,
même dans l’obscurité, ne pouvaient manquer de la voir. Il
fallait donc recourir, au lieu de notre méthode habituelle, à une
version modifiée « Special Britannia ».
Il y a des chances raisonnables, nous l’avons constaté
depuis longtemps, pour qu’entre trois et quatre heures du
matin les douaniers ne soient pas à leur poste. Je donne donc
rendez-vous aux Anglais à trois heures et demie et les conduis,
avec les précautions qui s’imposent, hors du village (les deux
minutes de transes sur le pont font maintenant partie de mes
habitudes). Puis on monte jusqu’aux maisons et aux arbres de
Puig del Mas. Là je fais demi-tour, tandis qu’eux suivent le
sentier jusqu’à l’endroit – c’est tout près – où Hans les attend.
Dans l’obscurité, cheminant entre les collines, ils se fondent
dans le paysage. « Avec ces gars-là, c’est un vrai plaisir »,
remarque régulièrement Hans en rentrant, un faisceau de
bûches sur le dos, avant même que midi n’ait sonné.

25 mars
Décret du gouvernement Pétain : d’ici dix jours, évacuation
de tous les étrangers des régions frontalières. Banyuls en fait
évidemment partie. Nous avions bien pressenti quelque chose
de ce genre lorsque, il y a quelques semaines, nous avons été
convoqués à la gendarmerie, en même temps que les quelques
autres étrangers, pour vérification de nos papiers. Hans avait
au moins sa carte d’identité périmée, mais moi il ne me restait
qu’à présenter mon refus de séjour. Après que les deux
gendarmes eurent laborieusement inscrit Hans, la nature et le
numéro de ses pièces d’identité, etc., etc., sur le registre, le
brigadier a pris mon papier. J’ouvrais déjà la bouche pour
débiter mon petit discours habituel, et faillis m’étrangler
lorsqu’il me le rendit, avec un sourire et un « merci,
madame », sans l’avoir vraiment regardé. J’étais trop
stupéfaite pour m’en emparer aussitôt. Alors il précisa :
« C’est tout, madame, c’est tout », et me glissa la feuille dans
la main.
Mais, cette fois, quelle tournure vont prendre les
événements ?

26 mars
Un télégramme de mon frère, de Marseille ou plus
exactement de Cassis, où il habite à présent avec Eva et
l’enfant : « VOUS ATTENDS D’URGENCE. STOP. APPORTER SALAMI
POUR VISA PANAMA. » Même en temps normal, ses télégrammes
sont parfois énigmatiques. En tout cas il doit s’agir d’une
nouvelle filière d’évasion. Et elle lui paraît sérieuse, sinon il
ne sonnerait pas le rappel. Nous verrons bientôt ce qu’il en est
puisque, de toute manière, d’ici quelques jours il nous faudra
partir.
Heureusement, Maurice est venu nous délivrer des Wolff. Il
a réussi à leur acheter un excellent passeport – exit les Wolff,
ils s’appellent désormais Sanders – et des visas pour Cuba. De
sorte qu’il peut les emmener à Cadix, où ils s’embarqueront.
Le tout dans une parfaite légalité – ou presque. Quel
soulagement. Et bonne chance à Cuba, M. Sanders.

1er avril
L’un des gendarmes est venu nous chercher. Le problème
se pose dans les termes suivants : pour pouvoir quitter Banyuls
il faut des sauf-conduits, et pour les obtenir, des pièces
d’identité en règle et une autorisation de séjour au nouveau
lieu de résidence. On discutera de tout ça, nous annonce-t-il, à
la gendarmerie.
Après avoir pris un verre tous les trois, nous nous sommes
donc mis en route. Sans tambour ni trompette. Du moins le
croyions-nous. Mais c’était sans compter avec Mlle Rosa.
Quand nous avons atteint la rue, toute baignée de soleil, elle
rentrait du marché, le sac à provisions suspendu à son bras
atrophié. Elle était, bien entendu, au courant de la nouvelle
mesure, et elle pressa le gendarme de questions : de quoi
s’agit-il ? Où nous emmène-t-il ? Comment dites-vous, des
étrangers ? Mais où y a-t-il des étrangers par ici ? Deux autres
femmes, chargées de leurs paniers à provisions, s’arrêtèrent, et
le vieil homme au béret bleu qui stationnait comme d’habitude
au coin de la rue s’approcha clopin-clopant. Notre gendarme
se justifiait :
– Mais on veut seulement voir avec eux comment faire
pour leurs sauf-conduits ! Et puis, ce décret, ce n’est pas nous
qui voulons chasser les étrangers, c’est un ordre de Vichy.
– Vous voulez dire notre maréchal ? interrogea l’une des
femmes.
Et Rosa de s’écrier :
– Des étrangers ? Mais ce sont nos voisins ! Qui donc,
quand il y a eu l’incendie, a fait la chaîne avec des seaux d’eau
la moitié de la nuit ? M. Jean de Banyuls-sur-Mer. Et
maintenant vous le traitez d’étranger ?
Les autres approuvaient : au fond, elle a raison. La voisine
d’en face cria de sa fenêtre :
– Parfaitement, je l’ai vu de mes yeux, monsieur nous a
aidés à éteindre l’incendie ! Par conséquent, il est de chez
nous.
– Mesdames, dit le gendarme en s’essuyant le front, soyez
donc raisonnables. Monsieur et madame vont revenir tout de
suite, c’est juste pour causer avec eux.
Sur ces mots, on nous laisse enfin poursuivre notre chemin.
Cette fois, nos cinq gendarmes – la brigade au grand
complet – étaient réunis dans le bureau exigu pour se pencher
sur nos papiers. Spécialement les miens. Nous leur racontâmes
que mon frère avait obtenu notre autorisation de séjour à
Cassis-sur-Mer, mais n’avait pas pu l’envoyer à temps. Le
brigadier nous dévisagea :
– Ça va, ça va. Mais qu’allons-nous faire de ce refus de
séjour ? Sur le sauf-conduit, il est marqué pièce d’identité…
N°… Si on inscrit refus de séjour, vous serez arrêtée au
premier contrôle.
Un débat animé s’ensuivit. Chacun avait quelque chose à
dire, mais personne ne voyait de solution.
– Cela ne relève pas de la compétence de la gendarmerie,
décida finalement le brigadier. C’est un problème
administratif, donc du ressort de la mairie.
Hans et moi nous rendîmes donc en face expliquer notre
cas au secrétaire de mairie.
– Toute cette affaire est de la seule responsabilité de la
gendarmerie, affirma péremptoirement celui-ci. La mairie
n’est pas autorisée à s’en mêler.
Nous transmettons (après avoir décidé de nous tenir cois
pour le moment). Les gendarmes trouvèrent la chose énorme,
inouïe :
– Ces messieurs veulent se défiler, une fois de plus. Mais
nous allons leur mettre les points sur les i. On y va.
Nouvelle expédition à la mairie, escortés, cette fois, des
cinq gendarmes. Nouvelles délibérations, avec la participation
du secrétaire de marie et de son adjoint. En catalan la plupart
du temps. Et force gestes à l’appui. Au bout d’un certain
temps, je soufflai :
– Ne pourriez-vous vous contenter d’inscrire le numéro de
ma carte ? Si on m’interroge, je trouverai bien une explication.
– Impossible, madame, s’écria le brigadier, on va vous
coffrer à Narbonne ! Il faut remplir cette ligne.
L’adjoint lui suggéra :
– Si, à côté du pièce d’identité imprimé, tu écris
simplement, à la main, pièce d’identité, ce sera conforme à la
vérité. Et au contrôle ils penseront certainement que tu t’es
trompé, que tu avais l’intention d’écrire carte d’identité.
D’autant que son mari en a une.
Tout le monde trouva l’idée géniale. Nous regagnâmes
donc la gendarmerie, où on nous délivra nos sauf-conduits. Sur
le mien on lit : Pièce d’identité : pièce d’identité. Puis tout le
monde se serra la main :
– Au revoir, bonne chance !

5 avril
Le train s’ébranle. Nous regardons par la fenêtre. Voici Les
Elmes. Puis le cabanon sur la plage.
– Quand tout ça sera terminé, dit Hans, et que, la vieillesse
venue, nous voudrons nous reposer enfin, nous reviendrons
nous installer ici.
Au revoir, le Roussillon.

1. Ce terme désignait la direction du parti social-démocrate en exil.


2. Historien roumain (1899-1942). N.d.T.
Où est le bon choix ?

Cassis 1941
La salle d’attente de la gare de Narbonne. Vaste, sombre, et
sale. Nous aurions pu nous allonger sur les banquettes
inoccupées, mais l’endroit avait mauvaise réputation : les
rafles s’y succédaient et, à chaque fois, de nombreux émigrés
avaient été arrêtés. Qu’avait donc dit, déjà, le gendarme de
Banyuls ? « On va vous coffrer à Narbonne, madame… » Le
train pour Marseille ne partait que le lendemain matin. Nous
étions bien obligés d’y passer la nuit.
Hans commença par explorer les lieux : ici une sortie
latérale donnant sur les toilettes, là une consigne à bagages,
vide, où l’on pourrait éventuellement se cacher. Après avoir
dissimulé les valises derrière un comptoir, nous nous sommes
relayés : pendant que l’un sommeillait, l’autre montait la
garde. Il s’avéra par la suite que cette nuit-là compta parmi les
rares nuits sans rafle à la gare de Narbonne. Le lendemain
matin, en voiture pour Marseille – dont la gare était plus
dangereuse encore. Aussi, au lieu de nous diriger vers la sortie,
avons-nous sauté dans le premier train pour Cassis où, jusqu’à
présent, on ne vérifiait pas vos papiers. Le trajet était court, à
peine une heure. Nous nous tenions debout à la fenêtre, et nos
regards plongeaient sur la baie féerique de Cassis. À l’arrière-
plan, la grotesque silhouette du cap Canaille, avec sa corne
repliée.
Ce dimanche après-midi-là, il y eut, pour la première fois,
un contrôle en gare de Cassis. À l’examen de nos papiers, les
gendarmes secouèrent la tête. Leur chef déclara qu’il nous
autorisait par faveur spéciale à passer la nuit dans notre
famille. Mais nous étions priés de nous présenter lundi matin à
son bureau.
Notre nièce Catherine, dite Titi, avait maintenant deux ans
et demi. Elle ne lâchait pas d’une semelle son oncle Hans et le
lendemain matin elle nous accompagna, en trottinant auprès de
lui, à la gendarmerie. Le chef, de fort mauvaise humeur, nous
y attendait déjà. Il examina encore une fois nos papiers, puis
énuméra :
– Une carte d’identité périmée depuis plus d’un an. Un
refus de séjour de l’année dernière, pas renouvelé non plus.
Quant au sauf-conduit, je ne l’ai pas vu… Vous ne pouvez pas
rester ici, vous le savez parfaitement. Vous savez également
que je devrais vous déférer aux autorités marseillaises. Je vous
donne jusqu’à demain pour disparaître. Je ne veux plus vous
voir ici.
– Mais notre famille y habite ! Et où pourrions-nous aller ?
La préfecture de Marseille va certainement régulariser nos
papiers très prochainement mais d’ici là, avec toutes ces rafles
dans les rues de Marseille…
– Revenez quand vous serez en règle ! tonna le gendarme.
D’ici là, je ne veux pas vous voir ici !
Titi était assise sur sa chaise, très sage. Nous lui avions dit
de se tenir tranquille. Les vociférations du chef ne semblaient
pas l’émouvoir mais, je l’avais remarqué, elle semblait
fascinée par sa main droite qu’il agitait sous notre nez. Elle
glissa de sa chaise, se dirigea vers lui, se pressa contre lui et,
désignant son médius entouré d’un gros pansement :
– Tu as bobo, monsieur le gendarme ?
Sa petite voix était pleine de compassion. Le chef
s’interrompit au beau milieu d’un mot, la main en l’air. Il
paraissait s’apercevoir pour la première fois de la présence de
l’enfant. Il lui caressa les cheveux.
– Non, vraiment, ça ne fait pas très mal…
Il la prit sur ses genoux. Était-ce une illusion ? Il me
sembla que ses yeux étaient humides. De la main gauche il
saisit un tampon, et en frappa un grand coup sur nos papiers.
Titi éclata de rire, comme si le bruit l’amusait. Il les poussa
vers nous en grommelant :
– Méfiez-vous, quand vous irez vous déclarer à la mairie,
ils ne seront pas aussi coulants.

« À la mairie, demandez Marie-Ange, la secrétaire du


maire, avait dit mon frère. Je lui ai parlé de vous. » La jeune
femme à la petite croix d’or autour du cou examina nos
papiers, secoua ses boucles noires, et soupira. Après quelques
minutes de réflexion, elle établit des certificats attestant que
nous avions déposé une demande de permis de séjour à Cassis.
Puis elle nous remit deux fiches à présenter à l’étage inférieur
pour obtenir des tickets d’alimentation.
– Mais méfiez-vous de la gendarmerie, souligna-t-elle, ils
peuvent vous faire des difficultés.
Qu’en était-il, cependant, de ces visas pour le Panama à
cause desquels mon frère avait télégraphié ? Et quel rapport
avec le « salami » ? Un mot de code peut-être ?
– Nous sommes entrés en relation avec le consul honoraire
de Panama à Marseille, expliqua mon frère. Il a vendu des
visas à plusieurs personnes, dont nous. Il faut aller le voir tout
de suite. Il n’a évidemment pas le droit de délivrer ces visas, et
il ne faudrait pas que son gouvernement l’apprenne. Il se fait
payer en nature, en salamis. J’ai déniché une boutique, au
Vieux Port, où on trouve encore toutes sortes de denrées de
luxe, y compris des salamis. À des prix exorbitants, bien
entendu. Les putes et les maquereaux du quartier n’ont
probablement pas de quoi se les payer.
– Mais à quoi bon un visa pour le Panama si on ne peut pas
y aller ?
– On peut essayer de s’en servir pour entrer au Portugal. Ça
a déjà été fait, et avec succès.
Pendant les mois passés à Banyuls, nos titres de voyage
étaient évidemment devenus inutilisables. L’Espagne
n’acceptait plus les passeports tchèques, nos visas de transit
portugais et espagnols étaient caducs, la réglementation ayant
été modifiée (dans le sens d’une rigueur accrue). Mais il y
avait aussi une nouveauté positive : les autorités françaises
délivraient des « au lieu de passeport 1 » sur lesquels on
pouvait apposer des visas. Les motifs de cette mesure
demeuraient, comme toujours, mystérieux. Peut-être y voyait-
on un moyen de se débarrasser d’hôtes encombrants ?
Pourvus de nos « au lieu », et d’un salami de taille
moyenne, nous nous présentons chez le consul honoraire. Un
Français, très gros. Il nous fait d’abord prêter serment de ne
jamais mettre les pieds sur le sol panaméen. Nous jurons, la
conscience tranquille. Puis il prend le salami, le porte à son
nez rubicond et le renifle longuement. Je l’observe et lui
demande, curieuse :
– Monsieur le consul, consommez-vous vous-même tous
ces salamis ?
Hans écrase mon pied sous le sien. Je me hâte d’ajouter :
– Je veux dire, le salami, n’est-ce pas difficile à digérer ?
Mais le consul honoraire n’est pas particulièrement
susceptible. Il semble au contraire plutôt content de pouvoir
s’entretenir de ce sujet, et nous assure que le salami ne pèse
pas sur l’estomac : il suffit de l’accompagner d’une bonne
dose d’ail. Tout en tamponnant nos papiers, il me fait un cours
sur les qualités respectives des différentes sortes de salami : le
hongrois, l’italien, le haut de gamme pur âne, et le commun, à
base de viande de cheval.
– Et le bœuf ?
Son double menton tremble d’indignation :
– Ah ça non !
Nous avons des visas pour le Panama.

Il n’y a pas de ligne maritime Portugal-Panama : on ne peut


donc obtenir le visa de transit qu’à la condition d’en avoir déjà
un pour un pays d’où on peut s’embarquer pour le Panama. Ce
pays, c’est les États-Unis.
Quelques titulaires de visas panaméens avaient déjà
décroché des visas de transit américains. Ils coûtaient quatre
cents francs par personne. Ce n’était pas cher, mais nous
n’avions pas d’argent. J’allai au Centre américain de secours,
où Varian Fry me fit donner les huit cents francs. Mais le fait
que son « alternative panaméenne » soit déjà connue l’irritait.
– C’est ma filière, disait-il, c’est nous qui l’avons
découverte. C’est toujours la même chose : dès qu’on met sur
pied une nouvelle combine, ça s’ébruite et tout le monde se
précipite dessus.
– Ça vous étonne, alors que nous sommes tous aux abois ?
– J’ai des gens très menacés ici. Ils doivent être sauvés en
priorité, insista Fry.
– Vous avez aidé, dis-je, des centaines de gens, et beaucoup
d’autres encore mettent tous leurs espoirs en vous. Mais il y a
aussi tous les autres : ceux qui ne sont pas célèbres, qui n’ont
pas de relations. Et ils ne sont que trop nombreux, tous ceux
que vous ne pouvez pas aider. Nul ne peut avoir le monopole
du sauvetage de vies humaines, même pas votre comité.
Il remit en place ses lunettes à monture d’écaille et me fixa
un instant d’un air pensif. Puis il s’impatienta de nouveau :
– Nous n’avons plus beaucoup de temps. Si les filières ne
restent pas secrètes, je ne pourrai pas faire sortir mes gens, le
piège se refermera sur eux.
Certaines choses devaient rester secrètes : sur ce point il
avait raison. Mais la manie du secret avait pris les proportions
d’une véritable psychose : partout la peur panique, souvent
injustifiée, de surcharger le canot de sauvetage.
– Imaginez-vous ce que c’est, lui demandais-je, de devoir
cacher à des amis une information qui pourrait leur sauver la
vie ?
En partant, je pensais : je n’aimerais pas être dans sa peau.
Je n’aimerais pas avoir le pouvoir de décider quelle vie doit
être sauvée.

Le vice-consul américain examina les papiers que je lui


tendais, et déclara qu’il avait accordé plusieurs visas de transit
sur présentation de visas pour le Panama :
– Avez-vous huit cents francs ?
Je lui remis les billets. Il les compta, puis dit :
– J’ai reçu aujourd’hui de nouvelles directives de
Washington. Les visas de transit pour l’émigration au Panama
ne peuvent être délivrés qu’après confirmation du
gouvernement panaméen. Le télégramme pour le Panama,
avec réponse payée, coûte huit cents francs. Revenez me voir
dans cinq jours.
Ma main tremblait convulsivement, j’avais envie de lui
reprendre l’argent. Mais non, il me fallait me maîtriser, et
même affecter une totale indifférence. Somme toute, je ne
pouvais pas lui dire : n’envoyez pas ce télégramme, je viens de
changer d’avis, nous ne souhaitons plus aller au Panama, nous
préférons rester ici. Quand il recevra la réponse du Panama, il
pourra, en tout cas, penser que nous croyions les visas
authentiques. Encore un beau plan tombé à l’eau. Je retournai
au Centre avertir Fly :
– Vous voyez maintenant ce que je veux dire ? commenta-t-
il amèrement.

Il parut interminable, cet été passé dans le décor enchanteur


de Cassis. Nous prenions des bains de soleil sur la plage, ou
bien allions chercher le calme et la solitude à la Roche
Blanche. Je restais des heures entières à me laisser caresser par
les vagues, car j’avais remarqué que l’eau salée atténuait cette
sensation de vide dans l’estomac, de faiblesse dans ma tête et
mes jambes. Je contemplais le ciel bleu en songeant : si
seulement nous avions de quoi payer de fausses cartes de pain.
Un jour, on me vola mon maillot de bain. C’était une
catastrophe – impossible d’en acheter un autre. Mais j’avais un
grand foulard provençal et, sous le regard incrédule de Hans,
je m’y taillai quelque chose qui portera quinze ans plus tard le
nom de bikini.
Cassis abritait maintenant plusieurs dizaines d’émigrés :
une vague ininterrompue de rafles et d’arrestations déferlant
sur Marseille, ils étaient venus chercher refuge ici où la mairie
et la gendarmerie, tout en tempêtant, consentaient à fermer les
yeux. Il y avait là Edmond, et puis Henri, qui n’avait toujours
pas retrouvé sa famille. Ce monsieur plus très jeune, pas rasé,
traînant par les rues dans un uniforme graisseux, mais oui,
c’était, quand on y regardait de plus près, Paul Westheim, le
critique d’art berlinois. Il avait des faux papiers, et, dans cet
accoutrement, était presque méconnaissable.
Vers midi, l’heure où la faim se faisait le plus sentir, Claire
commençait son numéro :
– Je mangerais bien une escalope, vous savez, le genre à
recouvrir toute l’assiette, bien tendre, et…
Elle n’arrivait jamais à terminer sa phrase, car nous lui
fermions la bouche de force, ou la flanquions à l’eau. Le soir,
nous allions généralement au Bar de la Marine. On se
retrouvait à peu près une douzaine – dont trois jeunes Anglais
qui logeaient sur la colline surplombant le village – dans
l’arrière-salle. La patronne, la femme la plus grosse de Cassis,
nous servait du vin de sa réserve secrète. Pour ne rien rater des
nouvelles de Londres, nous allumions la radio quelques
minutes plus tôt, et écoutions la fin de l’émission en langue
allemande, qui précédait le journal en français. Quand elle
arrivait avec ses verres juste à ce moment-là, elle devenait
rouge comme une tomate et s’écriait :
– Arrêtez… je n’aime guère cette langue !
Nos protestations – « mais c’est aussi Radio Londres » – ne
l’intéressaient pas.
Le Centre, le comité de Varian Fry, s’efforçait de tenir sa
promesse et de nous aider à quitter la France. Mais il y avait
de moins en moins de filières. Fritz Heine nous écrivit de
Lisbonne : « J’ai malheureusement reçu ce matin de mauvaises
nouvelles de New York : l’Emerescue (Emergency Rescue
Committee, l’organisme qui avait envoyé Fry en France) n’a
pas pu vous obtenir de visas américains. Ils vont essayer d’en
avoir pour Cuba et sont prêts à verser la caution. Soyez assurés
que je ferai l’impossible pour vous aider. »
Une lettre d’amis américains : « Nous avons peut-être un
moyen de vous faire rejoindre la colonie agricole juive de
Saint-Domingue […]. En attendant, nous vous envoyons
quelques vêtements. » Il était de plus en plus rare que
quelqu’un réussisse à sortir de France. Si les Allemands
occupaient le Midi, on pourrait peut-être, pensaient certains,
tenter de franchir les Alpes pour passer en Suisse – bien que,
depuis la déclaration de la guerre, le gouvernement helvétique
ait presque totalement fermé ses frontières aux émigrés. Mais
la Suisse non plus ne signifiait pas la sécurité : dès avant la
guerre, si l’un de nous se faisait cueillir c’était invariablement
l’expulsion vers la France. Peut-être serait-il malgré tout plus
facile de se cacher en France, avec de faux papiers, en trouvant
asile chez des Français bien intentionnés ? Peut-être même
pourrions-nous tenir le coup dans un endroit comme Cassis ?

En mai, mon frère Hans reçut un visa pour les États-Unis.


Malgré les résistances du Congrès et du président Roosevelt,
Eleanor Roosevelt avait, par ses pressions – disons le mot : en
exerçant un chantage –, obtenu la délivrance de quelques
centaines de visas dits « emergency 2 », également nommés
visas « danger ». Les bénéficiaires en étaient pour la plupart
des artistes, écrivains ou scientifiques connus. Mon frère,
physicien, fut l’un de ceux qui durent la vie à cette initiative.
Le Centre de Fry organisait et payait le voyage, qui
s’effectuait généralement à bord de paquebots passant par la
Martinique. Mon frère et sa famille embarquèrent sur le SS
Winnipeg.
Le contraire aurait été étonnant : le Winnipeg n’atteignit
jamais la Martinique. Il fut capturé en haute mer par un navire
battant pavillon hollandais. Personne ne savait qui se cachait
derrière ce drapeau « neutre ». Dans leur panique, beaucoup
d’émigrants jetèrent par-dessus bord papiers, livres et
manuscrits. Mais, en fin de compte, ce n’étaient pas les
Allemands mais des Anglais. Le Winnipeg fut dirigé sur
la Trinité, où les émigrants, hommes, femmes et enfants, se
retrouvèrent, pour changer, derrière des barbelés. Au bout d’un
certain temps, on laissa repartir les titulaires de visas
américains.

Ce jour-là, Hans et moi nous trouvions à Marseille. Nous


descendions la Canebière. Hans, comme toujours, marchait au
bord du trottoir : une habitude remontant à 1933, quand il avait
dû plonger dans la clandestinité à Berlin, et devenue chez lui
une seconde nature.
– Ça vous donne une meilleure visibilité, expliquait-il, et
permet de se barrer plus facilement en cas de rafle.
Parfois, je me demandais : si un jour nous vivons dans un
pays où nous serons des citoyens comme les autres, pourra-t-il
cesser de marcher au bord des trottoirs et de surveiller les
alentours ? Comme toujours, nous croisions des visages
connus. Mais, cette fois, chacun s’arrêtait :
– Vous ne savez pas ? Vous n’êtes pas au courant ?
L’Allemagne a attaqué l’Union soviétique.
Cette fois, ce n’était pas une rumeur.
Les stratèges de l’émigration – du moins ce qui en restait –
siégeaient dans leur café habituel. Aujourd’hui, il y avait
quelque chose de changé : on n’était plus strictement réparti,
aux différentes tables, par groupes, partis et tendances. Des
gens qui ne se saluaient plus discutaient ensemble de
l’événement, en l’analysant sous tous ses aspects. Quoique, me
sembla-t-il, chacun au fond n’écoutait que lui-même…
– Pour l’armée allemande, c’est le début de la défaite.
Hitler, je lui donne deux mois.
Malheureusement, le stratège en question, une plume
célèbre, s’était jusqu’à présent presque toujours trompé dans
ses prévisions. Maxime, l’émigré russe connu pour son
anticommunisme virulent, annonça :
– C’est le moment d’utiliser mon visa sud-américain. Il faut
que je file quelque part où je pourrai m’engager comme
volontaire.
– Volontaire ? lui demandai-je. Pour quoi ?
– Dans l’Armée rouge, naturellement.
– Vous ? Mais vous haïssez l’Union soviétique !
– Ça n’a rien à voir. Vous mélangez tout ! On attaque la
Petite Mère Russie, et moi, Maxime, je resterais passif ? Nous
autres Russes…
Un journaliste grisonnant que tout le monde connaissait
l’interrompit :
– Espèce d’idiot ! Vous êtes donc complètement bouché :
les barbares sont en marche, et rien ne les arrêtera. Adolf
Hitler : Imperator Rex d’Europe et d’Asie.
– Complètement cinglé ! lança une voix dans le coin là-bas.
– Les travailleurs de tous les pays se lèveront pour la
défense de l’Union soviétique ! (Ça venait d’une autre table.)
– Ah tiens, ce n’est plus une guerre impérialiste ?
Ils avaient tous deux bondi sur leurs pieds. Hans me poussa
vers la porte :
– Viens, partons avant la descente de police.

Nos amis affluaient à Cassis en nombre croissant. Certains


trouvèrent même à se loger dans notre immeuble, rue du
Jeune-Anacharsis. (Nous avions vainement essayé d’apprendre
qui pouvait bien être ce jeune Anacharsis : quand nous
interrogions nos voisins, ils nous regardaient en secouant la
tête, d’un air de dire « Comment peut-on être aussi ignare ? ».)
Parmi nos colocataires, il y avait Erna et sa petite fille.
J’étais ravie de la revoir. Nous étions des amies de longue
date. Depuis Berlin, dans notre prime jeunesse. Puis nous nous
étions retrouvées à Paris. Et maintenant au bord de la
Méditerranée. Dörte aussi était arrivée. La première femme
d’Arthur Koestler. Le jour où celui-ci avait enfin réussi à lui
obtenir un visa, elle est tombée dans l’escalier. On l’a
ramassée avec des fractures multiples, et elle n’a pu jusqu’à
présent profiter de son visa.
De quoi vivions-nous, à l’époque ? De la très maigre
allocation que le Centre versait à ses protégés, me semble-t-il.
Les loyers étaient bas. Quant à la nourriture – même en faisant
preuve de bonne volonté, vous n’auriez pas pu dépenser des
mille et des cents…
Brusquement, au cœur de l’été, les sardines ont disparu.
Cassis vivait principalement de la pêche à la sardine. On les
achetait le matin, toutes fraîches, sur le quai. Quand il y en
avait assez, j’en faisais griller pour toute la maisonnée au petit
déjeuner – elles étaient si grasses, pas besoin d’huile. Mais, un
jour, plus de sardines. Pourquoi ? Mystère. Les bateaux
sortaient chaque nuit, consommaient leur précieux carburant et
rentraient le matin à vide. On cherchait fiévreusement les
causes du phénomène, on en discutait à perte de vue. Chacun
avait sa théorie : ce doit être le temps ; non, la lune ; et si
c’était un coup des Allemands ? En désespoir de cause, on
décida de faire une procession. Elle devait avoir lieu un
samedi. Atteindre à minuit sonnant la chapelle du saint patron
des pêcheurs, là-haut sur la montagne. Tout le village y
participa – Erna et moi aussi, par curiosité. Et je me souviens
que nous avions si faim que nous tenions à peine sur nos
jambes. Le lendemain matin, les bateaux rentrèrent à vide. Et
le jour suivant. Et celui d’après.
Un garçon de treize ans décida d’élucider le mystère. Il prit
la barque de son père et gagna le large. Bien que ce fût
interdit, il franchit l’entrée de la baie et sillonna les parages en
tous sens. À son retour, nous nous trouvions sur la plage. Nous
le vîmes de loin sauter à terre avec ses pantalons retroussés
jusqu’aux genoux, courir vers le quai. Il criait quelque chose.
On l’entoura, les gens accouraient, certains se mettaient à
s’affairer sur leur bateau. Nous courûmes nous aussi jusqu’au
quai.
– Je l’ai vu, de mes yeux vu !
Pour la énième fois, le garçon recommençait son récit, à
l’intention des nouveaux arrivants.
– Un dauphin ! Une femelle, énorme, avec son petit ! Ils se
sont installés à l’entrée de la baie, et ils bouffent toutes les
sardines !
On ne réussit que le lendemain à capturer le cétacé (le petit
s’était échappé). Une scène inoubliable : marche triomphale, le
jeune héros en tête. Les festivités durèrent plusieurs jours. Le
poissonnier, ceint de son vaste tablier, s’activait jour et nuit au
dépeçage du colosse dont il avait suspendu la tête, en trophée,
au-dessus de la porte de son magasin. Nous fîmes la queue
avec les autres pour en acheter un morceau. Tout le village
mangea à sa faim.
Et les sardines réapparurent à Cassis.

Erna et moi prenions souvent ensemble le car pour


Marseille, pour y effectuer diverses démarches auprès des
administrations et comités. Nous y retrouvions parfois Paulette
qui, grâce à l’intervention de Varian Fry, avait enfin été libérée
de l’hôtel Bompard : elle avait été arrêtée, voici quelques
mois, au cours d’une rafle.
La présence des Allemands devenait de plus en plus
visible. Presque comme si le Midi était déjà occupé. La
Commission d’armistice siégeait au grand hôtel du bout de la
Canebière. Plein de gens crachaient par terre en passant
devant. Pour se rendre au Vieux Port, impossible de ne pas
passer par là. Nous marchions alors, bras dessus bras dessous,
sur l’autre trottoir.
Nous avions couru toute la journée, Erna et moi. Pour un
maigre résultat, comme d’habitude. Arrivées en haut du grand
perron de la gare Saint-Charles, nous étions épuisées. Il faisait
beau mais le mistral, ce vent sournois, était glacé et vous
transperçait.
Le train pour Cassis était bondé comme jamais. Des
grappes de gens aux fenêtres, aux portières des wagons. On ne
nous laissait monter nulle part… Le train s’ébranle lentement,
nous nous mettons à courir dans l’espoir de pouvoir sauter sur
un marchepied. Une portière s’ouvre, des bras se tendent vers
nous, on nous hisse. Nous lançons à la ronde des « merci,
merci » essoufflés. Le train prend de la vitesse, nous nous
laissons tomber sur une banquette libre et… le compartiment
est rempli d’uniformes allemands.
Le seul autre civil est une femme, une jeune Française,
blottie dans le coin à côté de nous, la tête tournée vers la
fenêtre. Un officier se tourne vers elle, s’incline, sourit et lui
demande la permission de fumer. Son français apprêté me
rappelle l’horrible manuel du lycée. La jeune femme redresse
la tête, lui jette un regard glacé. Son « Je vous en prie,
monsieur » est plus froid que le mistral. Quelques instants plus
tard, le même officier tente d’engager la conversation avec
nous : Erna et moi, engagées dans un débat animé – en
français naturellement – sur un problème ménager, ne
l’entendons pas. Il sort dans le couloir, visiblement froissé. Il
aurait sans doute bien aimé éblouir les soldats de ses
connaissances linguistiques et de ses manières d’homme du
monde.
Nous voici donc assises sur notre banquette, entourées de
soldats allemands qui se parlent en allemand.
– Regarde-moi la p’tite diablesse noire, dit l’un d’eux. (Ça
c’est moi.)
– Une Française pur-sang, décrète son voisin.
Le soldat en face de nous :
– Moi je préfère la blonde, elle a de longues jambes. (Ça
c’est Erna.)
La situation commence à devenir critique. Une douzaine
d’yeux allemands sont braqués sur nous. Surtout, rester
impassibles. Et se garder de tout propos suspect, au cas où l’un
d’entre eux comprendrait le français. Mais comment réprimer
un fou rire ? Une histoire drôle me revient en mémoire, je me
hâte de la raconter à Erna, nous rions aux larmes sans pouvoir
nous arrêter. Les soldats nous contemplent d’un air surpris.
Les quarante minutes suivantes, nous ne les oublierons
jamais. Les soldats, tout en nous dépeçant du regard,
commentent dans leur langage de soldats les différentes parties
de notre anatomie. Nous nous racontons des blagues en nous
tordant de rire. Quand le stock est épuisé, nous recommençons
toute la série depuis le début, en pouffant de plus belle.
Cassis, enfin. Je descends la première. Erna, qui me suit,
accroche son talon à une marche et trébuche. Le soldat assis
près de la portière la rattrape par le bras :
– Faut rester d’aplomb, ma p’tite.
Erna reprend son équilibre, descend. Coup de sifflet du
chef de gare, le train a une secousse. Avant de claquer la
portière, Erna lance, par-dessus son épaule :
– T’en fais pas, j’y arriverai !

Que vaut-il mieux, dans l’état actuel des choses ? Être un


émigré juif, ou un émigré allemand « aryen » ? Faut-il se faire
passer pour l’un, ou pour l’autre ? Sous quelle identité se
déclarer ? Hans et moi trouvons les deux cas aussi
défavorables l’un que l’autre. Le mieux est de ne se ranger
dans aucune de ces catégories, de ne pas aller se déclarer du
tout.
Lorsque nous avons demandé nos certificats « au lieu de
passeport » pour les visas panaméens, on m’avait
immédiatement délivré le mien, mais Hans s’était heurté à des
difficultés.
– Êtes-vous juive ? m’avait-on demandé.
– Oui.
On écrivit sur ma feuille : Réfugiée provenant d’Allemagne.
– Religion ? avait-on demandé à Hans.
– Protestante.
– En ce cas, vous n’avez pas droit au certificat, affirma tout
net la jeune fille derrière le guichet.
– Pourquoi donc ?
– Les titres de voyage sont uniquement pour les réfugiés.
– Je suis un réfugié provenant d’Allemagne.
– Non, déclara péremptoirement la jeune employée. Vous
n’êtes pas un réfugié, puisque les protestants ne sont pas
persécutés en Allemagne.
– Pardon ?
Il n’y avait pas eu moyen de discuter. Apparemment Vichy
avait, sur le vœu des Allemands, donné des directives en ce
sens. Et apparemment on jugeait bon, en ce moment précis, de
se débarrasser des Juifs. Les autres réfugiés devaient rester à la
disposition des autorités allemandes. Hans n’avait pu obtenir
finalement son certificat que grâce à l’intervention d’un de nos
amis ayant des relations.
Puis le gouvernement Pétain ordonna le recensement des
Juifs. C’était visiblement l’amorce, en zone libre, des
persécutions raciales sur le modèle allemand. Que faire ?
Beaucoup d’émigrés juifs s’interrogeaient : se déclarer ? Ne
pas se déclarer ? N’a-t-on pas intérêt à se conformer à la loi ?
Si on ne se déclare pas et qu’ils vous chopent…
Je ne me déclarai pas. Nous en étions tombés d’accord : se
faire recenser – tendre la gorge au bourreau – ne pouvait être
le bon choix. Si on voulait garder une chance de s’en tirer, il
ne fallait pas obéir à ce genre de loi.
À peu près à la même époque, le Troisième Reich invita
tous les Allemands aryens résidant en France à revenir dans
leur patrie. Transport gratuit. Aucun rapatrié volontaire n’aura
à craindre de représailles. Même les réfugiés politiques
peuvent rentrer en toute quiétude, et retrouver les joies d’une
vie paisible parmi ceux qui leur sont chers.
– Mais ils sont fous ! s’exclama Edmond. Ils s’imaginent
que quelqu’un va mordre à l’hameçon ?
– Ils pensent peut-être que le type qui rentre de son plein
gré cessera d’être dangereux, dit Henri. Leur raisonnement est
probablement le suivant : s’il marche, c’est qu’il en a marre.
À peine deux semaines plus tard, Edmond, revenant de
Marseille, nous annonça la nouvelle :
– Henri s’est fait inscrire pour le rapatriement.
Henri ? Notre Henri ? Impossible ! Petit à petit, en
rassemblant les bouts de confidences faites à ses amis, nous
avons pu reconstituer le puzzle. Sa femme et son enfant, qu’il
avait dû laisser derrière lui à Paris, restaient introuvables.
Seule explication possible, selon lui : au lendemain de l’entrée
des Allemands, ils étaient retournés en Rhénanie. Dans ces
conditions, à quoi bon attendre, à quoi bon traîner au bord de
la Méditerranée ? Sans papiers ni argent, impossible
d’échapper longtemps à la Gestapo une fois le Midi occupé. Il
était donc peut-être préférable de se porter volontaire pour le
rapatriement. Depuis 1935, depuis sa sortie du camp de
concentration, il ne cessait de fuir, de se cacher – il n’en
pouvait plus.
Ils l’ont eu. Est-il encore en vie ?
En ces heures où nous parlions de lui il était déjà mort,
avons-nous appris plus tard. Sans avoir revu sa femme et sa
petite fille.
Ils ne furent pas nombreux, ceux qui acceptèrent de
retourner dans l’Allemagne du Troisième Reich, mais Henri ne
fut pas le seul. Et ceux qui ne furent pas assassinés tout de
suite prirent le chemin des camps de concentration.

On pouvait supposer que Hans, avec sa carte d’identité –


même périmée –, était mieux loti que moi avec mon refus de
séjour. Mais rien ne se passait à l’époque comme on l’avait
prévu.
La mairie nous avait bien délivré des certificats provisoires,
mais la gendarmerie exigeait – elle ne pouvait faire
autrement – que Hans fasse renouveler sa carte d’identité. Ce
genre de demande était systématiquement rejeté et se soldait
par un internement en camp de concentration. Il y avait
cependant une exception – une seule – à cette règle, en faveur
des gens présumés quitter la France dans un délai de trois
semaines. Mes papiers constituaient un cas si désespéré que la
gendarmerie de Cassis avait jugé préférable d’ignorer mon
existence. Hans, lui, avait obtenu sa prorogation temporaire
grâce à son inutilisable visa panaméen – qui, en l’occurrence,
avait tout de même servi à quelque chose.
– Les trois semaines sont écoulées, et vous n’êtes toujours
pas parti, disait le brigadier quand il croisait Hans dans la rue.
C’est contraire au règlement, je devrais…
Il rougissait, avalait sa salive.
– Je ne veux plus vous voir, plus jamais !
Par conséquent, tout le long de l’été, Hans, chaque fois
qu’il sortait de la maison, s’arrêtait au bas de la rue du Jeune-
Anacharsis pour scruter les alentours. Il battait en retraite si le
brigadier était en vue. Et lorsque ce dernier sortait
inopinément du tabac ou d’un bistrot – la rencontre semblant
du coup inévitable –, il détournait la tête et ne voyait pas mon
mari. Comme le village est tout petit, les deux hommes,
parfois, se retrouvaient brusquement nez à nez. Hans
promettait alors :
– Dans trois semaines, c’est sûr…

Nous étions tout un groupe, au Bar de la Marine, à attendre


l’heure d’aller dans l’arrière-salle écouter la BBC. Nous
buvions du « café » et moi je m’activais, une fois de plus, sur
une assiettée d’oursins. Les autres se moquaient de moi,
prétendant que je me donnais beaucoup de mal pour pas
grand-chose. Mais moi je trouvais que, pour un estomac vide,
un tout petit bout de chair d’oursin vaut mieux que rien du
tout.
Soudain, silence total. Cinq policiers viennent d’entrer,
accompagnés de notre brigadier. La police marseillaise, en
train d’opérer une rafle dans la région. Et nous, stupidement
assis à cette table. Bloqués. Si nous essayons de gagner
l’arrière-salle, ça ne servira qu’à mener la police jusqu’au
poste de radio.
Les agents circulent de table en table dans la salle mal
éclairée, vérifient les papiers. Notre tour vient en dernier. Par
chance, les deux autres couples ont des papiers en règle.
– Présentez-vous demain matin à la préfecture de Marseille,
dit le policier.
Il ne reste maintenant que Hans et moi. Je me
recroqueville, me fais toute petite dans mon coin.
– Vos papiers, monsieur.
Hans désigne de la main notre gendarme, qui est appuyé au
comptoir à l’autre bout de la salle et nous tourne le dos.
– Monsieur le brigadier connaît mon cas, dit-il d’une voix
calme et assurée.
– Eh brigadier ! crie le policier, ce monsieur dit que tu
connais son cas ?
Notre gendarme se retourne :
– Quel monsieur ?
Il aperçoit Hans, en reste bouche bée. L’autre s’impatiente :
– C’est exact ?
– Oui, articule lentement notre brigadier, oui, je connais
son cas. Et comment que je le connais !
Le policier est pressé :
– Merci, monsieur, dit-il à Hans, excusez le dérangement,
bonsoir.
Une fois encore, nous avons eu de la chance. Mais combien
de temps encore peut-on continuer ce jeu, répéter : « D’ici
trois semaines ? » Le sol devenait de plus en plus brûlant sous
nos pieds. Fritz Heine avait parlé de visas pour Cuba. M. R.,
qui habitait Cassis avec sa famille, en avait acheté et
s’apprêtait à partir. Quand nous lui racontâmes que
l’Emerescue s’occupait de nous en procurer, il éclata de rire :
– Vous savez ce que coûtent des visas pour Cuba ? Cinq
cents dollars de droits par visa, deux mille dollars de caution
par tête, et le voyage cinq cents dollars par personne. Aucun
comité ne peut payer ça.
Il avait raison, ça ne pouvait rien donner.
Peu après, voici Paul Westheim, dans son vieil uniforme,
qui s’approche en traînant les pieds et brandit un papier : un
visa pour le Mexique. Bien sûr, la porte s’est ouverte plus
facilement pour lui, le critique célèbre, le pourfendeur de la
« politique artistique » des nazis. Encore un de sauvé ! Nous
fêtons l’événement en vidant notre dernière bouteille de vin.
Westheim, généralement peu sociable, parle d’abondance et
avec de plus en plus de flamme. Il parle de l’avenir – si je
m’en souviens, c’est peut-être qu’à l’époque on oubliait
parfois qu’il pouvait y avoir un avenir – et de la nécessité de
sauver les cadres pour pouvoir reconstruire la culture dans
l’Allemagne de demain.
Quant à nous, va-t-on nous tirer de là ? Mon frère, à New
York, poursuit ses efforts, aidé de quelques-uns des amis à qui
nous avons fait passer la frontière. Il est question du Pérou, de
l’Équateur, de l’Argentine. Mais rien ne marche.
L’automne était venu, l’année 1941 approchait de sa fin. Il
fallait se débrouiller pour trouver une autre solution. Et puis
voici qu’arriva un télégramme.

1. En français dans le texte. N.d.T.


2. « Cas urgent », en anglais. N.d.T.
Vingt-deux vieux Juifs
« REÇU VISAS CUBA POUR F. STOP. URGENT », disait le
télégramme de New York arrivé à la mi-octobre 1941 au
bureau marseillais du Centre américain de secours – une année
après avoir reçu l’assurance que, le moment venu, le Comité
nous aiderait à prendre la fuite à notre tour. Nous avions
toujours considéré cette promesse comme, tout au plus, une
pâle lueur d’espoir. Et plus le temps passait, plus l’heure de la
fermeture des portes approchait, plus elle pâlissait. Ce n’était
même pas comme dans un rêve où l’on court après quelque
chose sans jamais l’atteindre : en rêve, on croit jusqu’à
l’instant du réveil que l’on parviendra au but. Mais, ici, il n’y
avait rien en quoi croire.
– Nos différents visas de transit doivent être renouvelés, dit
Hans, et nous avons besoin d’un passeport ou « au lieu de »
pour les visas cubains. Puis il faut prendre les billets. Mais
pour cela il faut au préalable une autorisation de sortie de
devises. Il faut donc que tu…
Je l’interrompis :
– Où est-ce exactement, Cuba ?
– Je ne sais pas très bien non plus. Quelque part entre
l’Amérique du Nord et l’Amérique centrale. Pourquoi as-tu
besoin de savoir ça maintenant ?
– Parce que je n’arrive pas à me figurer que ça existe
vraiment, Cuba. C’est comme ces visas pour la Chine ou le
Panama, un bout de papier, mais pas un endroit où on peut
réellement aller. Sais-tu quelle langue on y parle ?
– Quelle importance ? Probablement l’espagnol. Avant
toute chose, il faut faire venir tes parents en zone libre. Ça ne
va pas être facile. Penses-tu qu’ils vont enfin accepter ?
– Edmond en est convaincu. La dernière fois qu’ils se sont
vus, mon père lui a affirmé qu’après l’incident dans la rue ils y
sont fermement décidés.
À la Butte-Rouge, la cité-jardin au sud de Paris où nous
avions vécu et où nous avions dû laisser mes parents,
stationnait à présent une unité de l’armée allemande. Il y avait
déjà plus d’un an depuis notre départ. À l’arrivée de
l’occupant, il n’y restait plus grand monde. Les hommes
jeunes étaient mobilisés, une bonne proportion du reste de la
population avait pris la fuite, essayant, comme des millions
d’autres Français, de gagner le Sud, en train, en voiture, ou à
pied. Quelques heures avant l’entrée des troupes allemandes
dans Paris, ceux qui n’avaient pas pris le chemin de l’exode –
pour la plupart des femmes avec de jeunes enfants, et des
vieillards – tentèrent de s’enfuir à pied. Après avoir jeté
quelques affaires dans une voiture d’enfant, mes parents, se
joignant aux autres habitants de la rue Robert-Hertz, avaient
filé aussi vite que leurs vieilles jambes le leur permettaient. Au
bout de deux heures environ, voyant l’armée allemande les
dépasser, ils rebroussèrent chemin et rentrèrent rue Robert-
Hertz.
Notre cité-jardin était donc occupée. Les soldats allemands
se montraient à peu près polis avec la population, comme pour
dire : « Vous voyez, nous ne sommes pas des sauvages, nous
aussi sommes des civilisés. » Ça faisait de l’effet : « Ils sont
corrects, ils sont polis quand même », entendait-on souvent
dans les premiers temps. On se cramponnait à cette image, car
elle aidait à supporter de vivre sous occupation ennemie. Mais
cela n’apaisait pas longtemps l’angoisse et la peur, elles
resurgissaient dès qu’on apprenait les dernières nouvelles.
André, qui travaillait tout à côté, à l’aérodrome militaire de
Villacoublay, a été arrêté et fusillé pour espionnage.
Impossible de se mettre un bandeau sur les yeux, on était bien
obligé d’y penser quand on voyait au marché sa veuve avec sa
petite Nicole, un bébé de deux ans. Et Jeannot, qui travaillait à
Paris ? Il a été arrêté au cours d’une rafle, et fusillé en même
temps que d’autres otages. Et tant d’autres encore…
Mes parents estimaient qu’à la Butte-Rouge, dans leur
cadre familier, ils n’étaient pas plus en danger que dans
n’importe quel autre coin de France. Ici on les connaissait, on
les aidait : mon père pouvait donner des leçons d’allemand – la
demande était forte à l’époque –, ma mère faisait un peu de
couture pour des voisines en échange de produits alimentaires.
Ils ne voulaient pas, une fois de plus, tout planter là, se sauver
une valise à la main : ils avaient vieilli, leur santé était
chancelante, ils n’avaient pas d’argent et ils étaient fatigués.
Un matin, mon père sort pour sa promenade quotidienne.
Comme d’habitude, il quitte la maison à dix heures trente
précises, coiffé de son béret basque, une canne à la main.
Comme d’habitude, il remonte la rue Robert-Hertz, qui grimpe
en pente douce jusqu’au bois. Il se tient toujours très droit, son
pas est resté assuré. La rue est déserte, à l’exception de deux
officiers allemands qui marchent en sens inverse sur le trottoir
d’en face. Et mon père entend l’un des deux – le commandant
de la garnison – annoncer :
– Vous voyez le vieux Juif français là-bas ? C’est le
prochain sur ma liste.
Garde surtout la même allure tranquille, ne laisse pas
transparaître que tu as compris, au moins ils te prennent pour
un Français, se dit mon père. De retour chez lui, à onze heures
quinze exactement, comme d’habitude, il dit à ma mère :
– Peut-être devrions-nous tout de même envisager de
rejoindre les enfants dans le Midi.

– Une lettre de New York, de mon frère… (Je la tendis à


Hans.) Tiens, lis-là :
« … Deux offres d’emploi, écrivait mon frère Hans. J’ai
accepté celle de l’Université de Kansas City : elle me tentait
moins que l’autre, mais on a promis de me verser une avance ;
ça me permettra d’acheter des visas péruviens pour les
parents. »
– Des visas pour le Pérou, répéta Hans. Alors, à plus forte
raison il faut les amener ici, car ils ne les obtiendront qu’en
zone non occupée. Le temps presse, il faut organiser leur
passage tout de suite. J’entends par là aujourd’hui même.
– Je devrais peut-être aller les chercher ?
Hans secoua la tête :
– Pas toi. Tu ne peux pas te pointer à l’appartement, là où la
Gestapo nous a cherchés le jour même de l’occupation de
Paris. En plus avec tes papiers, ton refus de séjour périmé.
– Peut-être Edmond ?
À plusieurs reprises déjà, Edmond avait franchi
illégalement la ligne de démarcation pour aller régler, à Paris,
des problèmes importants pour d’autres émigrés. À chaque
fois, il avait rendu visite à mes parents. Lui et quelques rares
autres amis constituaient notre seul lien avec eux, car la
correspondance interzones se limitait alors à des cartes
postales d’un modèle très particulier : des phrases y étaient
imprimées, par exemple « Nous allons bien », « Grand-mère
vous salue », « Il fait beau », « Les enfants sont en bonne
santé ». On cochait les formules choisies, on rayait les autres.
Seules mentions manuscrites autorisées : le nom et l’adresse.
– Edmond ? dit Hans. (Il réfléchissait.) Non, ça n’irait pas
non plus. Je sais qu’il partirait tout de suite, et il a
suffisamment d’expérience, mais ce serait imprudent. Nous
autres émigrés sommes doublement en danger.
Nous nous trouvions toujours dans les bureaux du Centre
américain de secours.
– Nous allons rater le car pour rentrer à la maison,
observai-je.
À la maison, c’était toujours Cassis-sur-Mer.
– Tu devrais peut-être passer d’abord voir Mlle B. suggéra
Hans. Demande-lui si elle peut s’occuper des parents, et
combien ça coûterait. On nous aidera certainement à réunir la
somme.
Elle habitait une chambre au quatrième étage d’une vieille
maison, non loin du Centre. Je la trouvai chez elle.
Mlle B. était une Française d’une trentaine d’années. Une
petite personne robuste et énergique. Elle avait des amis parmi
les émigrés, comprenait leur situation, et sympathisait. La
ligne de démarcation traversant certains coins qu’elle
connaissait bien, elle faisait passer des gens en zone libre. Cela
améliorait son budget et lui apportait une satisfaction morale.
Je lui expliquai pourquoi il y avait urgence, et lui demandai
quand elle pourrait aller à Paris.
Elle était vraiment désolée, me répondit-elle, mais elle
venait de décider de cesser ses activités. La surveillance, nous
ne l’ignorions certainement pas, avait été considérablement
renforcée. Les fusillades étaient à présent monnaie courante,
on tirait sur les gens qui tentaient de franchir illégalement la
ligne. Voulions-nous réellement exposer mes parents à pareil
danger ? Non, et en ce qui la concernait ça ne valait pas la
peine de risquer sa vie pour un peu d’argent.
Oui, nous savions que c’était devenu beaucoup plus
dangereux. Mais nous n’avions pas le choix : les deux
vieillards ne survivraient pas à l’occupation, et il semblait se
dessiner enfin une possibilité de leur faire quitter la France.
Comment pourrais-je m’embarquer pour Cuba en laissant mes
parents bloqués en zone occupée ? Je lisais la compassion dans
ses yeux, mais elle continuait à secouer la tête :
– Non, vraiment, je regrette.
La discussion se prolongea longtemps. Nous cherchâmes,
en vain, une autre solution.
– Effectivement, je connais le coin comme ma poche. Et
j’ai des amis prêts à m’aider des deux côtés de la ligne, dit-elle
au bout d’un certain temps. Si j’utilisais un autre point de
passage… Peut-être un peu plus à l’ouest… Laissez-moi y
réfléchir. Mais ce sera la dernière fois. Irrévocablement.
Il fut décidé, d’un commun accord, qu’elle n’emmènerait
que mon père et ma mère et non, comme par le passé, un
groupe de quatre ou cinq personnes – ce serait trop dangereux
dans le contexte actuel. Et ça coûterait un peu plus cher.
– Bien entendu, assurai-je, je comprends fort bien. Nous
trouverons l’argent. Nous sommes jeudi. Elle pourra peut-être
partir lundi.
Lundi après-midi. Mlle B. est en route pour Paris. Demain
matin elle ira à la Butte-Rouge. Entre-temps, nous avons pu
faire avertir mes parents, grâce à une relation d’affaires
parisienne d’un de nos amis. Ils ne devront emporter aucun
bagage : Mlle B. a bien spécifié qu’à l’endroit auquel elle
pense la traversée de la ligne n’exige pas d’exercices pénibles,
mais à leur âge… Il leur faudra donc, une nouvelle fois – ça en
fait combien, ces huit dernières années ? –, tout abandonner. Je
songeais : ce n’est pas le plus dramatique, de toute façon à
chaque départ ils ont moins à perdre.
D’après nos calculs, Mlle B. devrait les convoyer mardi,
éventuellement mercredi. Une fois en zone « libre » (ou, plus
exactement, non occupée : comment employer le terme
« libre » alors que le gouvernement Pétain s’efforce
de surpasser les Allemands dans la persécution des Juifs et des
antifascistes ?), ils passeraient la nuit à l’hôtel et, jeudi au plus
tard, prendraient le train pour Marseille. Mlle B. nous les
amenant le soir même à Cassis.
Jeudi, rien.
Le vendredi, Hans dit :
– Tu sais, nos calculs sont forcément approximatifs. On
n’est jamais à l’abri d’un retard imprévu, nous connaissons la
question.
Le samedi, nous allons à la gare à chaque arrivée d’un
train, et à la station d’autocars attendre celui du matin, puis
celui du soir. Il n’y a plus d’essence depuis longtemps : le car
de Marseille roule au gazogène. Longer la côte, il y parvient
tant bien que mal : il avance, s’arrête, repart en hoquetant.
Mais, dans la montée, il tombe invariablement en panne. Tout
le monde descend, on trifouille dans le charbon de bois, on
finit par le pousser en ronchonnant, et d’ordinaire quelqu’un
déclare : « Voilà l’essence de notre maréchal. »
Mais mes parents n’arrivent toujours pas. Ils ont
certainement été obligés de retarder leur départ pour une
raison quelconque, et ils ne peuvent évidemment nous en
avertir. Il faut simplement nous montrer patients, répète Hans.
Mais, je le vois bien, lui aussi est nerveux à présent.
Le dimanche, un entrefilet dans le journal : Coups de feu à
la ligne de démarcation. Quatre personnes ont tenté de la
franchir, l’une d’elles a été tuée. On ne précise pas où ça s’est
passé.
– Un incident assez courant, dit Hans. Mlle B. est un guide
habile et expérimenté (tout ça était exact). Aucune raison de
penser que ça a quelque chose à voir avec les parents.
Peut-être que non, mais peut-être que si.
Le lundi, je vais à Marseille chez Mlle B. – ça n’a guère de
sens, mais j’y vais quand même. Je frappe, on n’ouvre pas. Je
glisse un mot sous la porte, avec le numéro de téléphone de la
papeterie de Mlle Jeanne, à Cassis, par qui on peut nous
joindre.
Mardi : ils ne sont toujours pas arrivés. Je retourne à
Marseille, je bats le rappel de mes amis et connaissances : y a-
t-il du nouveau sur la ligne ? Quelqu’un a-t-il des nouvelles de
Mlle B. ? Personne ne sait rien.
En me dirigeant vers l’arrêt du car pour Cassis, je rencontre
Franz, un jeune émigré autrichien. Je lui raconte mon histoire :
nous attendons mes parents depuis jeudi, et Mlle B. a
disparu…
– Disparu ? Mais elle est ici, à Marseille.
– Impossible. Elle devait conduire mes parents directement
à Cassis. Il y a presque une semaine de ça !
– Je te le répète : elle est chez elle. J’en viens.
Quelques minutes plus tard, je grimpe ses quatre étages. La
porte de sa chambre est entrebâillée. J’entre. Après la lumière
éblouissante de la rue, mes yeux doivent d’abord s’habituer à
la semi-obscurité. Au début, je ne distingue que la tache pâle
du visage, avec les mèches sombres retombant sur le front.
Elle est assise à un vieux petit bureau. À ma vue elle écarquille
les yeux, me regarde d’un air terrifié, puis cache son visage
dans ses mains et se met à pleurer. Je m’approche, l’empoigne
par les épaules, la secoue :
– Qu’est-il arrivé ? Mais parlez donc ! Qu’est-il arrivé ?
– Je n’ai rien pu faire, je n’ai pas pu les aider… sanglote-t-
elle.
– Mes parents sont-ils toujours en vie ? Dites-moi s’ils sont
en vie !
– Oui, ils sont vivants. Mais…
– Où ? Où sont-ils ?
– À Mâcon, en prison.
La tête me tourne. Je dois m’asseoir. Elle pleure.
– Quand les a-t-on arrêtés ?
– Jeudi.
– Depuis quand êtes-vous rentrée ?
– Samedi.
– Et pourquoi ne nous avez-vous pas…
– Je ne pouvais pas, m’interrompt-elle. Je n’avais tout
simplement pas la force de vous le dire.
Mon Dieu, et nous qui avions une telle confiance en cette
femme. Il ne reste que deux semaines. Après, nous devrons
partir. En prenant sur moi, je garde le silence quelques
minutes. Si je veux un rapport complet, il faut lui laisser le
temps de se ressaisir. Elle se calme peu à peu, et commence
son récit :
« À l’aller, tout s’est bien passé. J’ai vu vos parents, et nous
avons fixé le départ au lendemain, mercredi. Ils étaient prêts,
et parfaitement calmes. Dans la journée de mardi j’ai rencontré
quelques amis parisiens. Parmi eux, un vieux couple qui
projetait depuis près d’un an de gagner la zone non occupée,
mais remettait constamment sa décision. Les hésitations
habituelles : où irons-nous ? De quoi vivrons-nous ? La zone
Sud ne sera-t-elle pas de toute manière bientôt occupée ? En
apprenant que je ne ferai plus d’autre voyage, ils ont été
catastrophés. Une heure après, ils se présentaient à mon hôtel,
me suppliant de les emmener. J’hésitais, je vous avais promis
de n’emmener que vos parents, mais je ne pouvais pas leur
dire non, c’étaient des amis, et je savais que c’était leur
dernière chance.
« Ils sont revenus me voir à deux reprises, en me parlant à
chaque fois de personnes qui voulaient partir et étaient
complètement désespérées. Accepterai-je de les emmener ? Ils
m’ont même apporté de l’argent et ne cessaient de répéter
“Aidez-nous donc.” “Venez à notre secours !” Je ne
comprends pas moi-même pourquoi j’ai cédé, pourquoi j’ai
transgressé les règles de sécurité très strictes que je m’étais
fixées. Certainement pas pour l’argent. Mais j’ai été saisie
d’une sorte de panique. Oui, de panique : n’était-ce pas leur
dernière chance ? J’ai d’abord accepté quatre personnes, puis
six, puis ça n’avait déjà plus d’importance… Elles étaient
vingt-deux au rendez-vous du mercredi matin.
« Oui, ça vous horrifie. Je sais bien que j’ai commis une
faute abominable. Vingt-deux personnes, toutes âgées. Dont
vingt femmes. Tous des Juifs, je crois. Nous allons prendre le
même train, mais nous répartir dans différents compartiments,
deux par deux, leur ai-je expliqué. Surtout ne pas montrer que
nous formons un groupe, et se comporter de manière à ne pas
attirer l’attention.
« Le voyage s’est bien passé. Nous sommes descendus non
loin de la ligne de démarcation. En compagnie seulement de
deux autres passagères qui devaient être du coin : elles nous
ont dévisagés un moment, puis ont poursuivi leur chemin. Mes
protégés s’étaient regroupés sur le quai, et chuchotaient
fiévreusement. “Ne restez pas ensemble, dispersez-vous”, leur
ordonnai-je à mi-voix. Puis je les fis sortir de la gare et les
installai par petits groupes dans des bistrots, en leur disant que
je reviendrai bientôt les chercher. Je me rendis chez une amie
qui travaillait avec moi depuis plusieurs mois. Elle me dit :
« “Ces derniers jours la situation s’est encore aggravée ; on
a renforcé la garde, qui a tiré à maintes reprises et il faudra
prendre un autre chemin que prévu – le trajet sera plus long et
plus pénible.”
« Je retournai dans les différents bistrots donner rendez-
vous à mes ouailles en dehors du village. Il avait plu, le sentier
menant à la ligne était détrempé. À certains endroits, il nous
fallait ramper dans la boue, parfois au milieu des broussailles.
Les vingt-deux vieillards me suivaient en silence. Nous avons
traversé la ligne.
« À notre arrivée à Mâcon, en zone non occupée, la nuit
tombait. Ils s’étaient à nouveau rassemblés. Je ne parvenais
pas à les séparer, et je me disais que c’était miracle que la
police ne nous ait pas déjà repérés. Je les conduisis au petit
hôtel où je passais la nuit à chacun de mes passages. La
propriétaire était une femme de confiance et ne demandait pas
les papiers. Elle ne s’attendait pas à recevoir tant de monde,
mais en posant des matelas sur le sol nous avons pu tous les
loger.
« Vers trois heures du matin, on frappa à grands coups à la
porte de la chambre que je partageais avec trois autres
femmes : “Police. Prenez vos affaires et descendez.” Dans le
hall mal éclairé, plusieurs policiers. Mes vieillards
descendaient lentement l’escalier raide et sombre. Le chef
annonça qu’ils étaient tous arrêtés pour franchissement illégal
de la ligne de démarcation.
« Je m’avançai vers lui, le priai de m’accorder quelques
instants d’entretien seul à seule. Dans la petite pièce voisine, je
lui expliquai que tous ces gens avaient été séparés de leurs
enfants pendant l’avance allemande, et que je les aidais
seulement à rejoindre leur famille en zone libre. “Comment
sont-ils arrivés jusqu’ici ?” demanda-t-il. “Ont-ils des
papiers ?” Oui, dis-je, leurs papiers sont en règle. Je les ai sur
moi. Lui : “Montrez-les-moi.” J’ouvris mon sac et, après y
avoir fouillé un moment, en sortis une poignée de billets que je
lui tendis. Il repoussa lentement ma main, retourna dans le
hall. “Leurs papiers sont en règle”, déclara-t-il aux autres
policiers. En partant, il se tourna vers moi en murmurant : “Il
faut être très prudente, mademoiselle.”
« Le lendemain matin, avant de partir pour la gare, je
répétai mes instructions : défense de se regrouper. Le train
avait du retard. J’allai aux renseignements, demander à quelle
heure il était attendu. À mon retour, je les vois tous serrés les
uns contre les autres dans un coin de ce hall de gare – vingt-
deux vieillards à l’air inquiet et un peu bizarre. Au même
instant, plusieurs agents de police se dirigent vers eux – pas les
mêmes que la veille. Leur chef est un type qui a l’air d’une
brute – j’apprendrai plus tard que c’était le commissaire de
police de Mâcon en personne. Il hurle : “Vous êtes tous
arrêtés !” Je me tenais à l’écart et, quand on les a emmenés, je
les ai suivis à une certaine distance, pour ne pas être arrêtée
moi aussi. »
Mlle B. se tut. Ses yeux étaient à nouveau pleins de larmes.
Je la regardais, frappée de la voir si différente de son aspect
habituel. Je ne l’avais encore jamais vue sans maquillage.
– Continuez, dis-je. On les a mis en prison. Savez-vous
où ? Ont-ils essayé de prendre contact avec vous ?
Elle arpentait nerveusement la pièce exiguë.
– Non, répondit-elle d’une voix tremblante, non, on ne les a
pas mis en prison à ce moment-là.
Elle se rassit, les yeux dans le vide. Enfin elle poursuivit :
« On les a d’abord enfermés à la gare même, dans une sorte
de hall. Le commissaire est parti, les agents surveillaient les
prisonniers. Je suis passée lentement devant la porte vitrée,
plusieurs d’entre eux m’ont vue, mais personne n’a fait mine
de me connaître. Au bout d’un certain temps, le commissaire
est revenu, on les a conduits sur un autre quai, près d’une
locomotive attelée à un seul wagon. Soudain, une question m’a
taraudé l’esprit : que veut-il faire d’eux ?
« Je les avais suivis, subrepticement. Je me mis à courir,
rattrapai le commissaire : “Monsieur, attendez, monsieur ! Ces
gens que vous avez arrêtés sont des amis à moi. J’en prends la
responsabilité. Où les emmenez-vous ? Vous ne les renvoyez
tout de même pas en zone occupée ? Vous ne pouvez pas faire
ça ! Vous n’allez tout de même pas les livrer aux Allemands ?”
« “Mais si, madame, c’est précisément ce que nous allons
faire. Ce sont des Juifs étrangers. Ce sont vos amis, dites-
vous ? Vous feriez mieux de ne pas vous mêler de ça.” Entre-
temps, on les avait embarqués dans le wagon. La locomotive
s’ébranla lentement. J’essayai toujours de parlementer avec le
commissaire. Il m’empoigna par le bras en criant “Filez d’ici,
sinon je vous arrête aussi”. Puis il sauta à bord du train.
« Je regagnai la salle d’attente. Je tremblais tellement que
j’ai dû m’asseoir. Que faire à présent ? Peut-être retourner en
zone occupée – somme toute je suis française, et j’ai un
laissez-passer pour les deux zones. Je pourrai tenter une
démarche auprès d’un officier allemand – l’armée, après tout,
ce n’est pas la Gestapo.
« Un train entra en gare. Une locomotive tirant un seul
wagon. Serait-ce… ? Le commissaire en descendit, aboya un
ordre, les portes s’ouvrirent. Mes vieillards commencèrent à
descendre lentement le marchepied. Je les comptai : vingt-
deux.
« Je n’ai aucune idée de ce qui a bien pu se passer. Vos
parents doivent le savoir. Mais maintenant ils sont enfermés. »
– À Mâcon ?
– Il n’y avait plus de place à la prison de Mâcon. On a
parqué les femmes dans les combles d’un hospice catholique.
Votre père, ils l’ont mis dans une bicoque en bois sur le quai
de la gare, c’est une cabane à outils, adjacente aux toilettes. Il
n’y a pas de fenêtre, et évidemment ni eau ni chauffage. Je ne
sais pas ce qu’ils ont fait de l’autre homme.
Elle me donna l’adresse de l’hospice, et le nom du
commissaire spécial de police de Mâcon.
– J’espère, ajouta-t-elle, qu’il ne s’agit que de rumeurs,
mais on dit que maintenant ils déportent des gens vers l’est.
(Nous devions l’apprendre beaucoup plus tard : les
premières déportations ont effectivement eu lieu cette
semaine-là.)
– Avez-vous averti les familles des autres ? Non ? Vous
avez leurs adresses ? Faites-le tout de suite, s’il vous plaît. Il
faut vous ressaisir, on peut peut-être encore les sauver.
Je dévalai l’escalier. Dans deux semaines, il nous faudra
partir pour le Portugal – sinon nous raterons le bateau. Le
dernier bateau peut-être.
Je me rendis directement au Centre américain de secours.
Les autorités lui mettant de plus en plus de bâtons dans les
roues, il avait, ces derniers mois, considérablement réduit ses
activités. Plusieurs de ses collaborateurs avaient été arrêtés.
Certains, parmi lesquels Varian Fry, avaient dû quitter la
France.
– Pouvez-vous nous aider ? Connaissez-vous un moyen
quelconque de tirer mes parents de là ?
Personne n’avait le moindre tuyau à nous donner. Toutes
les relations que le Centre avait nouées en haut lieu étaient
coupées. Tout le monde s’accordait sur un point : pas question
pour nous de rater le bateau, après avoir eu tant de mal à
obtenir ces visas. Quelqu’un nous suggéra de partir
immédiatement : au Portugal il nous serait plus facile, en
faisant jouer des relations, de faire libérer mes parents.
J’explosai :
– N’importe quoi ! Vous n’y croyez pas vous-même.
Le soir, à Cassis, nous tenons conseil avec quelques amis –
dont Edmond. Organiser une tentative d’évasion ? Exclu, tous
en conviennent – sauf Edmond. Il nous annonce son intention
de se rendre dès demain à Mâcon pour prospecter le terrain.
– Non, déclare Hans, il faut que tu renonces à cette idée.
Dans les circonstances actuelles, ce serait irresponsable.
Sans relations avec des autochtones, l’entreprise tournera
fatalement à la catastrophe. Et pour mes parents, et pour
Edmond. À supposer même qu’on arrive – peut-être avec le
concours de quelques cheminots – à délivrer père,
qu’adviendra-t-il de mère ? Non, impossible.
Edmond s’entêtait, contre l’avis général. Le ton montait.
Tous les arguments se révélant inutiles, Hans finit, je m’en
souviens, par taper du poing sur la table. Edmond céda enfin –
« provisoirement », souligna-t-il.
Seule solution : contraindre le commissaire à les libérer.
Mais comment ? Qui serait susceptible de l’influencer ?
D’exercer des pressions sur lui ? Et de quelle manière ?
Il fallait tout tenter. Demain, j’irai à Marseille faire le tour
des organisations s’occupant, de près ou de loin, d’assistance
aux émigrés. Hans avait encore plusieurs formalités à régler
pour notre départ, elles prenaient beaucoup de temps. Mais il
ira quand même voir quelques personnalités influentes de sa
connaissance. Les autres feront le tour de leurs amis, en quête
d’une idée, d’un appui…
Marseille comptait une quinzaine d’organisations
d’entraide. Il y avait entre autres la HICEM 1, qui s’occupait
des réfugiés juifs, le Dr Joy, de l’Unitarian Church américaine,
les époux Field, qui représentaient les Quakers et se
consacraient principalement à l’aide alimentaire aux internés
des camps de concentration français. Un groupe protestant
avait des délégués dans plusieurs de ces camps. Je ne me
souviens pas de toutes, mais je les sollicitai toutes. Tout le
monde compatissait, mais personne ne voyait de solution. Et il
y avait tant d’autres cas urgents !
Je racontais l’histoire à qui voulait l’entendre : peut-être
quelqu’un aurait-il une illumination, ou connaîtrait quelqu’un
susceptible de nous aider. Je la racontai même à Marie-Ange,
rencontrée un matin dans la rue. Secrétaire du maire de Cassis,
elle se montrait toujours secourable envers nous, et nous étions
devenues amies. Elle ne pouvait évidemment rien faire, mais
j’avais besoin de lui raconter ce qui était arrivé à mes parents.
Au bout de deux jours de vaines démarches, nous nous
sommes demandé s’il ne valait pas mieux que j’aille à Mâcon
essayer de parler au commissaire – bien qu’il fût, à l’évidence,
un collabo pro-nazi. Je l’appelai d’abord au téléphone, pour
tester sa réaction.
– Je suis la fille de M. et Mme Ekstein. Je voudrais leur
rendre visite demain matin. Vous seriez bien aimable de faire
en sorte que je puisse les voir.
Il se mit à hurler dans l’appareil. Je perçus un « ces Juifs-
là ». Bref : pas question de les voir, et si je débarquais à
Mâcon il me ferait immédiatement arrêter.
Un coup d’épée dans l’eau. Je retournai à Marseille
chercher de nouveaux contacts.
Durant tout le voyage, je remâchai le problème. Un cercle
vicieux : « Je ne peux pas quitter la France – et l’Europe – en
laissant mes parents prisonniers de ces fascistes. De l’autre
côté, il faut que mon mari s’échappe de la souricière. Je ne
peux pas l’abandonner, ni abandonner mes parents. Je ne peux
pas choisir entre les deux. Il faut donc trouver une solution. »
Vers la fin de la journée – encore des heures d’efforts
inutiles –, je rencontrai Fritz, un jeune émigré.
– As-tu essayé au consulat suédois ? me demanda-t-il.
– Au consulat suédois ? Non. Je suis allée chez les
Américains, mais on ne m’a même pas laissée entrer. D’où te
vient cette idée ?
– Écoute, c’est juste une idée, et ça ne donnera peut-être
rien, mais tu ne risques rien non plus. On m’a dit que
M. Berglund, le consul, est le frère d’un journaliste socialiste.
C’est tout ce que je sais, et encore seulement par ouï-dire. Tu
ne peux évidemment pas te recommander de moi, il ne me
connaît pas.
Ça n’avait pas l’air très prometteur, mais je ne savais plus à
quel saint me vouer. La Suède, je m’en souvins soudain,
assurait la représentation diplomatique de l’Allemagne auprès
du gouvernement Pétain en zone non occupée. Qui sait, peut-
être un rayon d’espoir ?
L’après-midi était déjà avancé. Le consul de Suède se
trouvait seul dans son petit bureau. M. Berglund était grand et
mince, et d’une politesse distante. Il écouta mon récit, déclara
qu’il en était navré, mais pourquoi m’adresser à lui ? Je devais
pourtant bien savoir que son consulat ne pouvait m’aider.
J’avais le sentiment, lui répondis-je, qu’en sa qualité de
représentant de la Suède il se montrerait compréhensif.
– Le sentiment ? dit-il, étonné.
Mais il me sembla percevoir une petite lumière dans ses
yeux. Aussi je poursuivis :
– Je pensais que vous pourriez peut-être me donner un
conseil. Voyez-vous, nous devons partir, et le temps presse.
Il se raidit.
– Je ne puis vous aider. Personnellement, je suis désolé
pour vous, mais en tant que représentant de mon
gouvernement je ne puis m’immiscer dans cette affaire.
– Je ne connais rien aux usages diplomatiques, et vous vous
conformez à des règles qui ont certainement toutes leur raison
d’être. Mais nous vivons une époque troublée, et ce qui arrive
à mes parents est parfaitement illicite. Ne se pourrait-il que les
règles établies perdent leur sens dans un monde où toutes les
valeurs sont bafouées ?
– Vous parlez de valeurs morales, si je comprends bien.
Mon rôle se limite à des tâches consulaires. Et il n’y a
malheureusement aucun lien entre celles-ci et votre cas.
– Mais votre gouvernement représente les intérêts de
l’Allemagne en France.
– Vous voulez sans doute dire que le royaume de Suède
assure la représentation consulaire du Reich en France, me
corrigea-t-il.
– Ah bon, oui, c’est ce que je voulais dire. Je pense en tout
cas que le commissaire de Mâcon vous considérerait comme le
représentant de l’Allemagne, à savoir l’autorité suprême à ses
yeux.
– Me suggéreriez-vous d’abuser de mes fonctions ?
– Abuser ? Je suis venue vous implorer de m’aider à mettre
fin à un abus honteux !
Je m’y prends tout de travers, me dis-je au même instant.
Tu ne devrais pas le provoquer. Tu l’irrites au lieu de te le
concilier. Oh, et puis de toute façon quelle importance, il ne
réagit pas.
Un bref silence. Puis j’eus une idée :
– Peut-être pourriez-vous convoquer mes parents à votre
consulat ? Une simple convocation. Le commissaire acceptera
certainement de les laisser se rendre à Marseille. Il ne se
permettra pas d’ignorer un écrit signé par vous.
– Madame, je ne connais pas vos parents et n’ai aucun
motif d’avoir affaire à eux. Il est inutile, je le crains, de
poursuivre ce débat.
Un échec de plus. Normalement, j’aurais dû me lever et
prendre congé. Mais j’hésitais : cet homme-là pouvait m’aider,
c’était ma dernière carte. Je décidai de m’incruster jusqu’à ce
qu’il accepte de m’aider. Lui, je m’en étonnai, ne s’était pas
levé non plus. Il restait assis à son bureau, immobile et
silencieux. De mon côté, je ne trouvais plus rien à lui dire. Ce
face-à-face muet a duré, me sembla-t-il, un long moment.
C’est lui qui reprit la parole :
– Votre père est-il juif ?
– Oui.
– D’où vos parents sont-ils originaires ?
– De Vienne.
– Quelle était la profession de votre père ?
– Il éditait une revue.
– Quel genre de revue ?
– Une revue littéraire. Pacifiste.
Nouveau silence. Puis :
– Je ne pourrai vous remettre une convocation pour vos
parents que si vous me jurez qu’ils ne mettront jamais les
pieds au consulat. Il me faut votre promesse que cette pièce ne
servira qu’à être présentée au commissaire de Mâcon.
Je promis et jurai. Il passa dans la pièce voisine, j’entendis
un cliquetis de machine à écrire. J’aperçus sur son bureau
quelques enveloppes à en-tête du consulat, en fis disparaître
une dans mon sac. On ne sait jamais, je pourrais en avoir
besoin.
Je me souviens mot pour mot du texte du précieux
document – pas seulement à cause de son contenu, mais aussi
de sa forme : « Nous, Consul général du Royaume de Suède,
représentant le “Deutsche Reich” en France, convoquons
M. et Mme I. Ekstein à se présenter sans défaut au
consulat… »
M. Berglund pensait à tout : il avait antidaté la lettre de
quelques semaines, et me remit l’original et une copie, tous
deux pourvus de sa signature et du tampon consulaire. Dix
minutes plus tard, j’étais à la grand-poste et, après avoir écrit
sur l’enveloppe à en-tête Commissaire Spécial de Police de la
Ville de Mâcon, y glissai la copie et mis le tout à la boîte.

– Monsieur Ekstein, dit le commissaire, je vous ai fait venir


car j’ai reçu une convocation, pour vous et votre femme, du
consulat de Suède à Marseille. Il semblerait que vous ayez une
affaire à y régler.
– C’est exact. Il s’agit d’une affaire assez importante, dit
mon père. (Il avait toujours eu des réflexes étonnamment
rapides.)
– J’aurais souhaité que vous m’en informiez
immédiatement.
– Je n’en ai pas eu l’occasion.
– Je ne veux en aucun cas vous empêcher de donner suite à
cette convocation, dit le commissaire. (Il était poli à présent,
presque aimable.) Mais nous avons un problème. Pour vous
permettre, à vous et votre épouse, de vous rendre à Marseille,
je dois vous délivrer un sauf-conduit. Comme vous le savez,
cela nécessite un permis de séjour au lieu de destination.
– Ce ne sera pas un problème, répliqua mon père. On nous
a attribué un permis de séjour pour la commune de Cassis-sur-
Mer.
– Vous l’avez par écrit ?
– En l’absence de relations postales normales entre les deux
zones, cela n’a pas été possible. Il est en possession de mes
enfants, qui habitent Cassis. Veuillez, je vous prie, vous mettre
en relation avec eux.
Le maire de Cassis s’entretenait, dans son bureau, avec un
visiteur. Sa secrétaire, Marie-Ange, travaillait dans la pièce
voisine. Le téléphone sonna.
– Ici le commissaire de police de Mâcon. Je voudrais parler
au maire.
Au bout de quelques secondes, Marie-Ange répondit :
– Monsieur le maire est malheureusement absent, il est
parti en voyage pour quelques jours. Puis-je vous être utile ?
– Je ne pense pas. Il s’agit d’un couple du nom de Ekstein,
qui se trouve ici à Mâcon et déclare avoir un permis de séjour
à Cassis. Mais je ne peux leur délivrer de sauf-conduit
qu’après confirmation par votre maire.
– M. et Mme Ekstein ? dit Marie-Ange, d’une voix
hésitante. Oui, je m’en souviens. Un instant, je vous prie.
Voilà, je l’ai trouvé. Monsieur le maire m’a laissé le permis de
séjour avant son départ, en cas de besoin.
– Ça devrait suffire, annonça la voix. Je vais donc leur
délivrer un sauf-conduit. Merci, mademoiselle.
– Il n’y a pas de quoi, monsieur.
Ça se passait le matin. Mes parents sont arrivés à Cassis par
le train du soir.
Il nous restait cinq jours à passer ensemble. Nous avions
beaucoup de choses à nous raconter, à discuter, demander,
régler. Et que pouvait-on faire pour les autres membres du
groupe ? Deux d’entre eux avaient été libérés sur intervention
de leur famille. Mais les autres étaient toujours enfermés. Mes
parents aussi avaient entendu parler de déportations. Il fallait
avertir d’urgence les familles. Ma mère connaissait un certain
nombre de noms et d’adresses.
Il était tard, l’heure d’aller se coucher. Mais nous n’avions
toujours pas appris le fin mot de l’histoire du train de Mâcon.
– Bien, dit mon père, je vais vous raconter ça en vitesse.
« On nous avait donc tous fourrés dans ce wagon. Nous
savions bien entendu qu’on nous ramenait en zone occupée.
Après avoir effectué un court trajet, le train s’est arrêté. J’étais
à la fenêtre, et j’ai vu : la gare grouillait d’uniformes
allemands. J’ai baissé doucement la vitre, pour entendre. Le
commissaire est descendu, s’est dirigé vers un homme en
uniforme noir. Sans doute un officier SS de grade supérieur,
car le commissaire a claqué des talons. S’il n’avait pas porté la
tenue de la police française, j’aurais juré que c’était un nazi
allemand. Dans un mélange de français et d’allemand, il a
annoncé au SS qu’il avait capturé vingt-deux Juifs allemands –
“vingt-deux vieux Juifs”, a-t-il répété en allemand – ayant
franchi illégalement la ligne de démarcation. Il les ramenait
pour les livrer aux autorités allemandes. Reclaquement des
talons.
« L’officier nazi a regardé le Français. Puis je l’ai entendu
dire : “Vous nous amenez quoi ? Vingt-deux vieux Juifs ? Ce
type est fou ! Comme si nous n’en avions pas déjà assez ici,
des Juifs !” Puis il a hurlé : “Foutez-moi le camp d’ici, vous et
vos Juifs, espèce d’idiot !” Le train est retourné à Mâcon, où
on nous a enfermés. »

(Vingt ans plus tard, j’écoute à la radio un compte rendu du


procès Eichmann à Jérusalem. On rapporte qu’Eichmann a
affirmé qu’il lui était même arrivé, à l’occasion, d’aider des
Juifs. Notamment, on lui avait un jour livré un groupe de Juifs
allemands venant de franchir illégalement la ligne
de démarcation. Eh bien lui, Eichmann, il a ordonné à
l’officier français de les renvoyer en zone non occupée, en
alléguant que l’Allemagne voulait se débarrasser des Juifs.)

Cinq jours plus tard nous avons pris, pour la dernière fois,
le car pour Marseille. Tandis qu’il s’ébranlait, mes parents et
nous échangions des signes d’adieu. Combien de fois, ces
dernières années, l’avons-nous fait ?
Nous nous asseyons. Je sens toute la tension de ces
dernières semaines s’écouler de moi – j’ai l’impression de
devenir toute molle. Et je me surprends moi-même : nous
partons au loin, dans une île qui s’appelle Cuba. Mon père et
ma mère sont libres, mais ne peuvent nous accompagner. Et
me voici assise dans ce car, sans que rien remue en moi. Je
n’ai pas peur. Je n’éprouve aucune joie. Je ne suis même pas
triste. Je ne ressens rien. Rien du tout.

1. Hias-Judaïca Emigration Association. N.d.T.


Préparatifs de voyage

Automne 1941
Avant notre départ, il fallait faire transférer à Cuba nos
demandes de visas pour les États-Unis : le bruit courait
qu’ainsi vous les obteniez plus rapidement, vous figuriez alors
en tête des listes d’attente. Mais nous n’y croyions pas trop.
Par ailleurs, nous ignorions totalement si, une fois à Cuba,
nous aurions encore envie d’aller aux États-Unis : ça
dépendrait de nos conditions de vie sur place et, surtout, de la
durée de la guerre, de la date à laquelle nous pourrions espérer
revenir dans notre patrie, etc. Mais comme on ne pouvait rien
prévoir, il ne fallait rien négliger.
Il n’y avait plus la queue devant le consulat américain de
Marseille. À quoi bon maintenant ? À toutes les demandes on
recevait la même réponse : les quotas d’immigration sont
épuisés. J’indiquai le motif de ma visite. Après une courte
attente, je fus reçue par un fonctionnaire. Il avait déjà notre
dossier sur son bureau et le feuilletait :
– Vous avez dit qu’il s’agit d’un visa d’immigration ?
J’opinai. Il se leva :
– On a dû se tromper de dossier. Excusez-moi un instant, je
vais vérifier.
J’entends son pas s’éloigner. Je me penche par-dessus le
bureau, ouvre la chemise cartonnée. Mon regard saisit un
télégramme : « AUTORISATION D’ENTRÉE FITTKO CONFIRMÉE.

MINISTÈRE AFFAIRES ÉTRANGÈRES PANAMA. »


Je referme la chemise, retombe sur ma chaise. Ai-je bien
lu ? Je me relève précipitamment, relis soigneusement le
télégramme. Pas d’erreur. Il dit bien Confirmée.
Bruit de pas. Je reprends la position, essaie de me
composer un visage placide. Il a une autre liasse de papiers
sous le bras.
– Voici vos demandes de visas d’immigration. Nous allons
les faire transférer à La Havane.
Il réexamine le dossier sur son bureau :
– Vous aviez sollicité des visas de transit pour
l’immigration au Panama. Depuis, vous avez apparemment
changé d’idée. Have a nice trip.
Nous aurions donc pu aller au Panama au mois de mai.
Nous sommes maintenant en novembre, et nous partons pour
Cuba.
Il y a encore quelques formalités à régler rapidement. Par
prudence, nous nous étions déjà procuré quelque temps
auparavant l’extrait de casier judiciaire, attestant de notre
honorabilité. Reste à demander l’autorisation de sortie de
devises. Le cours du franc français a chuté à tel point qu’à
l’étranger il ne sert plus à rien. Il faut payer en dollars les
billets de paquebot transatlantique, de même que certains
visas. Le gouvernement Pétain autorise soudain les émigrants
juifs à acheter cinq cents dollars par personne au cours officiel.
Nous sommes habitués à ces mesures contradictoires et celle-
ci, au fond, ne paraît même pas tellement stupéfiante, car
Darlan a annoncé récemment que l’objectif poursuivi par
Vichy est l’émigration des Juifs.
Hans a dû m’expliquer plusieurs fois les complexités de
l’autorisation de sortie de devises. Comment acheter des
dollars quand on n’a pas d’argent ? Justement, l’astuce
consiste à jouer sur la différence entre cours officiel et cours
au noir. Si, après avoir acheté ces dollars, on les revend – ce
qui est naturellement interdit –, ils rapportent une somme
environ six fois supérieure, en francs, à leur prix d’achat. Quel
embrouillamini, disais-je.
Je ne devais pas être la seule à ne pas comprendre les règles
du trafic de devises, car sinon les affaires des « agents »
n’auraient pas été aussi florissantes. Ils avaient soudain surgi
un peu partout. Tout le monde en parlait, mais seuls quelques
rares initiés savaient ce qu’ils faisaient exactement. Ils se
chargeaient d’obtenir l’autorisation de transfert de devises,
achetaient les dollars, les revendaient, vous remettaient
l’argent – après déduction des frais et de leur commission. On
les reconnaissait à l’élégance de leurs vêtements, assurément
achetés au marché noir.
À mon avis, puisqu’on pouvait solliciter légalement cette
autorisation, on pouvait aussi se dispenser de passer par un
« agent ». Mais les uns affirmaient : tout ça est trop
compliqué. Les autres : il n’est pas fait accès aux demandes
présentées par de simples particuliers. On citait des cas où
« l’agent » avait exploité à tel point la situation que les
« clients » n’avaient presque rien touché.
– Nous, décida Hans, on ne se fera pas rouler. On va
s’occuper de ça nous-mêmes.
Je le regardai. Nous ? Lui, qui n’est pas juif, voulait, avec
son accent boche, parlementer avec les fonctionnaires de
Vichy pour obtenir une autorisation réservée aux Juifs ? Il
comprit mon regard.
– Les femmes se débrouillent mieux pour ce genre de
choses. Tu peux t’en charger.
L’autorisation de sortie de devises était délivrée à Châtel-
Guyon, une ville proche de Vichy, par la « Banque de
Change ». Mais il me fallait un sauf-conduit pour y aller. Au
lieu de le demander à la préfecture de Marseille, où
premièrement les délais étaient longs, et deuxièmement je
risquais d’être arrêtée, je me rendis à la sous-préfecture
d’Aubagne. Le bureau était désert, le chef faisait sa sieste. Une
petite fille fit son entrée à quatre pattes. Je m’assis par terre
auprès d’elle, et nous voici toutes les deux en train de jouer à
la poupée. Nos rires réveillèrent le papa, qui apparut en
boutonnant son uniforme. En nous voyant, il se mit à rire lui
aussi. Je lui expliquai que j’étais venue chercher un sauf-
conduit.
– Vous vous trompez d’adresse. Je ne peux
malheureusement vous être d’aucune utilité, il faut aller à la
préfecture de Marseille.
J’étais consternée. Comment avais-je pu commettre une
telle erreur ? Mon train partait dans deux heures, c’était fichu.
L’enfant, sur mes genoux, me piétinait allégrement et me tirait
les cheveux. Le chef me délivra le sauf-conduit en disant qu’il
n’en avait pas le droit, mais par faveur exceptionnelle…
Le train n’allait que jusqu’à Clermont-Ferrand, ensuite on
prenait un car. Parmi les passagers se trouvaient plusieurs
émigrés – ils étaient faciles à reconnaître. Certains
ressemblaient singulièrement aux « agents » que j’avais vus à
Marseille.
Le car traversait la campagne plongée dans l’obscurité, et
personne ne parlait. Il s’arrêta au beau milieu de la nuit dans
un petit hameau. Le conducteur annonça :
– Terminus, tout le monde descend.
Non loin de l’arrêt s’élevait une maison isolée, un petit
hôtel. Les émigrés – au nombre d’une dizaine environ – s’y
dirigèrent. La patronne sortit, déclara ne pas avoir assez de
place pour loger tout le monde, qu’il faudrait partager les
chambres. Je m’apprêtais à franchir le seuil avec les autres
lorsqu’un homme grand et gros me repoussa sur le côté.
C’était G., le journaliste hongrois. Nous nous connaissions de
Paris, où il écrivait pour des journaux antifascistes. Comment
est-ce possible ? me demandai-je, le voilà qui se comporte
comme un fasciste. L’hôtelière me prit par le bras.
– Il n’y a plus de place dans les chambres. Venez avec moi,
je vais réunir deux tables du restaurant, vous pourrez au moins
vous allonger.

Je gravis le perron de l’édifice qui abrite la Banque de


Change. Personne aux alentours, mes talons résonnaient sur
les marches de marbre. Je levai les yeux vers la façade :
derrière une fenêtre, deux hommes à cheveux gris, vêtus de
noir, me regardaient. D’autres apparurent à d’autres fenêtres.
Ils se ressemblaient tous. Je songeai que je devais avoir l’air
minuscule sur ce large escalier.
Un homme à cheveux gris m’ouvrit la porte et me
dévisagea avec curiosité. Il m’offrit un siège poussiéreux, me
fit remplir un formulaire, qu’il emporta. Puis il m’envoya dans
un bureau, où un autre homme me reçut – ou était-ce le
même ?
– Vous voulez une autorisation de sortie de devises. Vous
ne savez donc pas qu’il existe des agents pour cela ? D’où
vous est venue l’idée de venir ici vous-même ? Nous ne
satisfaisons pas aux demandes individuelles, tout passe par les
agents.
– N’est-il pas permis d’effectuer cette démarche soi-
même ?
– Ce n’est pas exactement interdit, mais si tout le monde
s’y mettait ce serait une belle pagaille. Les dispositions étant
compliquées, il faut un professionnel, ajouta-t-il. Croyez bien
que si j’avais pu vous venir en aide…
– C’est si gentil à vous de vouloir m’aider. Pourriez-vous,
je vous prie, m’expliquer comment il faut formuler la
demande ?
– D’abord, ça ne peut se faire que par l’intermédiaire d’une
banque, car seules les banques sont autorisées à détenir des
dollars. Où avez-vous un compte ?
(À Marseille, je passe souvent devant un grand
établissement bancaire, le Crédit lyonnais.)
– Au Crédit lyonnais, dis-je.
– Il a une agence à Châtel-Guyon : on y acceptera peut-être
de téléphoner à Marseille et d’établir la demande, suggéra
l’homme aux cheveux gris.
Au Crédit lyonnais, je fus reçue par M. Duval, un jeune
homme qui se montra étonné, mais plein de bonne volonté : il
ne peut rien me promettre, mais il va essayer.
– Allons dans un café, nous y discuterons plus
tranquillement de votre affaire, proposa-t-il.
Duval est un nouveau venu à l’agence. Il est parisien et a
demandé sa mutation pour changer d’air, me raconta-t-il. Avec
un long regard scrutateur, comme pour dire « Nous nous
comprenons ? ». Dans le doute, je me contentai d’un « Ah,
oui », accompagné d’un sourire entendu. Il s’enquit de la date
à laquelle j’avais quitté Paris.
– Avant l’occupation ? Alors, vous n’avez pas idée du
changement.
Il parla de la vie sous la botte de l’occupant, de la peur et
de la colère, de la résistance qui se développait.
– Ici, en zone non occupée, on est dans un autre monde.
– Espérons que la zone libre va le rester encore un certain
temps, dis-je.
Le jeune homme secoua la tête.
– De l’autre côté, nous avons le point de vue inverse. Je ne
suis ici que temporairement, dans quelques mois je retourne
là-bas. J’ai quelques affaires à régler par ici.
Il m’observait. Qu’entend-il par « point de vue inverse » ?
Il ne souhaite tout de même pas que les Allemands occupent la
France entière ? Il joua un moment avec sa cuiller à café, puis
leva les yeux vers moi :
– Le plus tôt sera le mieux.
– Le mieux ? Pour qui ? Pour quoi ?
– Une France coupée en deux est aussi divisée
intérieurement, dit-il. Ici, la population essaie de s’adapter, la
vie demeure supportable. Une fois le Sud occupé, quand tout
le monde vivra sous le régime de la terreur, qu’on y fusillera
des otages, ça va réunifier la France. Nous, de l’autre côté,
c’est ce que nous attendons.
Je regardai plus attentivement M. Duval. Il y avait une
demi-heure, je le prenais pour un garçon aimable et un peu
timide. À présent, je voyais un regard froid dans un visage dur.
– La zone non occupée n’a-t-elle pas aussi ses avantages ?
Ne serait-il pas plus facile d’organiser la résistance à partir
d’ici ?
J’avais abandonné toute prudence – je faisais
instinctivement confiance à cet homme.
– Les gens d’ici ne sont pas prêts à faire des sacrifices,
répliqua-t-il. Une fois qu’on va commencer à ramasser les
jeunes gars pour les expédier travailler en Allemagne, ça va
changer. Mais revenons-en à votre affaire. Vous avez
un compte au Crédit lyonnais de Marseille ?
– Oui.
Il scrutait à nouveau mon visage.
– Vous connaissez monsieur le directeur, Marius ?
– Oui, un vieil ami, affirmai-je, sans hésiter.
Après tout, pourquoi pas ? À Marseille, un homme sur
deux s’appelle Marius.
– Ça pourrait faciliter les choses. Je vais l’appeler de mon
bureau.
Comment vais-je m’en sortir maintenant ? Je pourrai
toujours dire que je l’ai confondu avec un autre.
– Bien, allons-y.
– Un instant, dit Duval, je voudrais vous demander quelque
chose. Peut-être vous aussi pouvez-vous m’aider. Il s’agit
d’une affaire de la plus haute importance. Vous êtes une amie
de mon ami Marius, j’ai confiance en vous.
Seigneur !
– Ça n’aurait pu tomber mieux. J’ai un message à lui
transmettre. Un message en code, contenant une information
qu’il attend. Je ne peux le confier à la poste. Accepteriez-
vous ?
– Volontiers. Je suis heureuse de pouvoir me rendre utile.
Je ne sais pas s’il a vraiment téléphoné. En tout cas notre
demande a été agréée le jour même. Je suis repartie le
lendemain matin, munie d’une grande enveloppe et d’une carte
de visite de M. Duval, au dos de laquelle il avait griffonné
quelques lignes parlant de « notre chère amie, Mme Fittko ».

Dans le vaste hall du Crédit lyonnais de Marseille se


pressaient des groupes entiers de réfugiés, attendant de
pouvoir changer leurs francs en dollars. (Parmi eux plusieurs
« agents », reconnaissables à leurs vêtements.)
– Nous venons ici depuis plusieurs jours, nous expliqua-t-
on, et chaque fois la banque se retrouve à court de dollars.
La plupart d’entre eux étaient des assistés du comité juif
HICEM, qui prenait en charge leur évacuation. « Au moins,
voilà des gens qui allaient pouvoir quitter la France. »
Au cours officiel, le dollar valait 32 francs. Pour pouvoir en
acheter 1 000, le Centre nous a donc prêté ce matin
32 000 francs. Afin de les lui rendre rapidement, nous avions
décidé de commencer par le change. Puis je demanderai à voir
monsieur le directeur Marius, et lui remettrai l’enveloppe.
Nous attendons. De temps à autre, appel d’un numéro.
Plusieurs heures s’écoulent, et voici l’annonce tant redoutée :
– Notre réserve de dollars est épuisée pour aujourd’hui.
Revenez demain matin.
La foule se presse autour de l’employé, on le supplie de
faire une exception, on va rater le bateau. Il se contente de
hausser les épaules.
– Attends-moi ici, dis-je à Hans. Il faut que je remette cette
lettre avant la fermeture. Et, qui sait ? Monsieur le directeur a
peut-être encore quelques dollars cachés dans un coin…
– Fais attention à ce que tu lui diras, me recommande Hans.
Qu’est-ce qui t’a pris de te faire passer pour une amie à lui ?
– Il m’a pris qu’à une question pareille on ne peut que
répondre oui.
Je me dirige vers un employé en uniforme. En me voyant
approcher, il me tourne le dos, d’un air de dire « Ne venez pas
m’embêter, je ne peux rien pour vous ». Je me place tout près
de lui et, d’une voix forte :
– Veuillez me conduire chez monsieur le directeur Marius.
Il tourne la tête vers moi, me toise de la tête aux pieds. Je
suis aussi capable que toi de prendre de grands airs, me dis-je.
– Monsieur le directeur m’attend. Remettez-lui cette carte.
La mine ahurie de ce type, un vrai régal. Il hésite un
moment, puis disparaît. Il revient quelques instants plus tard à
pas pressés, s’incline, et me prie de le suivre : monsieur le
directeur souhaite me voir. Mon cœur bat un peu la chamade –
que faire s’il me somme de m’expliquer ?
La porte du bureau directorial s’ouvre. M. Marius s’avance
à ma rencontre, les bras tendus.
– Je viens d’avoir M. Duval au téléphone. Il m’a parlé de
vous. Enchanté de faire votre connaissance ! Les amis de
M. Duval sont mes amis.
Pourvu qu’il ne remarque pas mon désarroi. Je bredouille –
tout le plaisir est pour moi, les amis de M. Duval sont
naturellement aussi les miens – et lui tends l’enveloppe. Il
prononce quelques mots où il est question des inestimables
services que je rendais à la France, et me demande s’il peut
faire quoi que ce soit pour moi. J’évoque le problème des
dollars, qui risque de nous faire rater le bateau. Après quelques
coups de fil, il déclare qu’il n’en reste plus un seul à la banque
– mais qu’une voiture blindée part immédiatement au fort
chercher mille dollars. Je pourrai faire le change d’ici une
demi-heure. Et voilà comment nous avons eu nos mille dollars
le jour même !
J’ai tout de même un peu honte, avouai-je à Hans. Nous
critiquons les émigrés qui jouent des coudes, et voilà que nous
en faisons autant. Il me rassura en soulignant que nous
n’avions causé de tort à personne.
Au marché noir, le dollar valait environ 180 francs. Nous
nous sommes rendus chez le vieux Claude – à en croire Hans,
le plus honnête des trafiquants de devises – et lui avons vendu
la moitié de notre trésor. C’est alors seulement, en voyant la
transaction s’opérer sous mes yeux, que je parvins à croire à la
réalité de cette magie monétaire. Hier, nous n’avions pas le
sou. Aujourd’hui, Hans enfouit 500 dollars dans son
portefeuille (pour le contrôle à la frontière). Et nous touchons
90 000 francs pour les 500 autres. Sur cette somme, nous
restituons au Centre ses 32 000 francs, en laissons 40 000 à
mes parents pour leur faciliter l’existence jusqu’à leur propre
départ et distribuons le reste à quelques amis. Ne présenter que
la moitié de notre allocation en dollars créera certainement
quelques ennuis à la frontière, mais nous trouverons bien une
excuse.
Des amis nous firent cadeau de deux vieilles valises. Les
bagages furent vite faits. Mais aucun risque pour autant de
chômer en ces derniers jours sur le sol de France : Hans s’était
procuré un minuscule carnet, facile à détruire, où il notait en
abrégé toutes les choses à faire à Cuba pour nos amis. Ils
affluaient chez nous, ou bavardaient jusque tard dans la nuit.
Ils se réjouissaient de voir encore quelques-uns d’entre nous
réussir à s’enfuir. Moi, bizarrement, je ne partageais pas leur
joie. Comme si tout ça ne me concernait pas. Que m’était-il
donc arrivé ? Enfin, enfin, nous nous sortons du piège, nous
allons traverser l’océan, habiter une île nommée Cuba – et cela
m’est indifférent. Je me sens toute creuse à l’intérieur. Vidée
de ma substance.

Nous sommes allés chercher nos visas de sortie.


Conformément à la nouvelle réglementation, les demandes ne
sont plus soumises à l’agrément du gouvernement de Vichy,
l’accord relève directement de la préfecture concernée. Nous
qui, tout un hiver durant, avons fait passer clandestinement les
Pyrénées, allons traverser la frontière avec des visas de sortie
en bonne et due forme.
Nos préparatifs de voyage sont à présent terminés. Il reste
un dernier point : une décision à prendre. Depuis que nous
avons nos visas pour Cuba, différentes personnes ont tenté des
travaux d’approche. Il s’agirait d’emporter du matériel au
Portugal… Nos interlocuteurs tournaient autour du pot, mais il
était clair que le point de livraison, à Lisbonne, avait quelque
chose à voir avec les Anglais. On laissait également entendre
que quiconque participait à ce travail pourrait, en échange,
compter sur un soutien en cas de besoin. Hans refusait : pas
question de se mêler d’histoires d’espionnage – notre mission
est ailleurs.
Les autres ne lâchaient pas prise : il s’agissait d’apporter
une aide aux Alliés dans la lutte contre les nazis. Dans ce
contexte, nous n’allions tout de même pas chipoter sur le genre
de travail.
Hans se montrait intraitable : « Pour ça, ce n’est pas à nous
qu’il faut s’adresser, ce n’est pas notre domaine. » À moi, il
répétait ce qu’il m’avait déjà souvent dit :
– Du jour où on y touche, on est coincé, ils vous tiennent.
On met le pied dans quelque chose, et soudain on dérape et on
se retrouve dans la mauvaise direction. Aujourd’hui, c’est de
l’espionnage dirigé contre nos ennemis. Mais demain ? Mieux
vaut éviter de se fourrer là-dedans.
Leoni le Grec, une vieille connaissance, s’était mis de la
partie. On murmurait qu’il avait des accointances avec les
Anglais.
– À vous je peux parler franchement, dit-il. Il s’agit
d’informations qui doivent être transmises d’urgence aux
Alliés. Vous emportez l’objet, et à Lisbonne vous vous mettez
en relation avec…
– Non, dit Hans. Cherchez-vous quelqu’un d’autre.
– Leoni, dis-je, pour moi c’est un mystère : comment
quelqu’un comme toi peut-il ainsi changer de cap ? Tu es un
opposant politique au nazisme, tu ne vois donc pas de
différence entre la résistance et le travail pour l’Intelligence
Service ?
– C’est précisément en tant que politiques que nous ne
pouvons pas rester à l’écart. Dans le combat contre les nazis,
toute voie est la bonne.
– Ce n’est pas la nôtre.
Le lendemain, nouvelle visite de Leoni.
– J’ai à vous parler d’autre chose. Il s’agit de dirigeants
républicains espagnols qui se cachent en France. On pourrait
peut-être les aider à se tirer. Il faut faire parvenir à Lisbonne
les listes portant leurs noms et quelques autres indications.
– Et nous sommes censés traverser l’Espagne avec ça dans
les bagages ?
– Ils ont des spécialistes, expliqua Leoni. Ils recopient ces
listes, en code, sur un papier ultra-mince qu’on loge, enroulé,
dans une capsule glissée ensuite au fond d’un tube de
dentifrice ou de crème. Une fois à Lisbonne, nous n’aurons
même pas à prendre contact avec les Anglais, mais à remettre
le matériel aux agents de liaison espagnols.
Une bien étrange histoire. Qui peut bien s’intéresser au sort
de ces hommes ? Les Anglais ? Pourquoi s’occuperaient-ils
brusquement de sauver des républicains espagnols ?
– Il ne s’agit pas de sympathies politiques, expliqua encore
Leoni, mais de pragmatisme. On a parfois besoin les uns des
autres. Ces Espagnols en France ont des contacts avec des
passeurs. Les Anglais veulent qu’ils les aident à mettre sur
pied une filière d’évasion pour leurs pilotes abattus. En
contrepartie, ils ont promis leur appui aux Espagnols, qui ne
peuvent évidemment pas mettre le pied en Espagne. S’ils
restent en France, ils sont fichus. Le gouvernement Pétain les
livrera à Franco.
Puis :
– Voulez-vous y réfléchir ? Acceptez-vous de courir ce
risque ?
Hans me regarda :
– Donnez-nous les tubes, dit-il.
– Pas trop de dentifrice, précisai-je. Ça attire l’attention.
Mettez aussi de la crème à raser.

Je me réveillai lorsque le train s’arrêta. Tout autour de


nous, des montagnes. Nous étions à la frontière.
– Tu as dormi tout le temps, dit Hans. J’aurais bien aimé
me détendre, moi aussi. Mais je me sens nerveux.
Je ris.
– C’est maintenant que tu te sens nerveux, alors que nous
sommes tout ce qu’il y a de plus en règle, avec des papiers
authentiques, un visa valable et tout le tremblement ? Alors
que nous avons déjà presque un pied en Espagne ?
L’Espagne – je me souviens soudain de la quantité
imposante de tubes de dentifrice et de crème à raser que nous
transportons, disséminés parmi chemises et chandails, dans
nos deux valises. J’ai aussi un tube de crème de beauté dans
mon sac.
Dans une pièce nue, plusieurs émigrés se pressent déjà à la
longue table derrière laquelle officient les fonctionnaires.
À l’autre extrémité, une porte ouverte donne sur un quai. On
aperçoit un train portant le panneau « Zaragoza ». Dehors,
c’est l’Espagne – l’Espagne de Franco –, et ça, c’est notre
train. Hans extrait de son portefeuille nos papiers et les dollars.
J’avais complètement oublié que nous n’avions plus que la
moitié de l’allocation de mille dollars figurant sur notre titre
de voyage. Comment ai-je pu oublier une chose pareille ? Je
me suis détendue beaucoup trop tôt.
Derrière la table, des douaniers français et espagnols. Un
Français fouille nos valises. Moi aussi je suis nerveuse
maintenant – ces maudits tubes. Il y en a beaucoup trop ! Cinq
de dentifrice, trois de crème à raser. Impossible qu’ils ne le
remarquent pas. Mais le douanier semble avoir d’autres
préoccupations. Ses mains émergent du tas de linge et de
vêtements. Il tient dans chacune d’elles… un paquet de
cigarettes. Sans un mot, il les fait disparaître sous la table. Nos
provisions de voyage. Achetées sur la plage de Cassis, à un
prix exorbitant, à des soldats des troupes coloniales. Une
grosse perte. Mais les tubes, pour le moment, sont sauvés.
Nos valises ouvertes sont poussées en direction des
douaniers espagnols. À leur tour de fouiller. L’Espagnol pêche
mon flacon de parfum – du Chanel N° 5, le cadeau d’adieu
d’une amie. Il disparaît sous la table. Il s’empare également du
morceau de pain qu’Edmond nous a dégoté – il n’y a pas de
pain en Espagne. Nous remettons nos affaires – tubes
compris – dans nos valises.
– Videz votre sac.
Mon estomac se noue. L’Espagnol amateur de parfums
risque d’avoir envie d’offrir un tube de crème de beauté à son
épouse. Et elle y trouvera les listes. Je commence à transpirer.
Il tient le tube à la main, le contemple, le pose devant lui sur la
table. Dans l’autre main il a mes cigarettes – qui
s’engloutissent à la vitesse de l’éclair sous la table. Il faut
détourner son attention. Je me mets à crier :
– Gardez les cigarettes, mais rendez-moi mon étui !
Je tends la main vers lui et, par un geste « fortuit »,
rapproche le tube de crème de mon sac.
– Mon bel étui de cuir ! Le cadeau d’anniversaire de mon
mari !
Je sanglote doucement.
– Vous devez vous tromper, señora, je n’ai pas vu d’étui,
dit l’homme.
Il fuit mon regard :
– Passez !
Il pousse vers moi mon sac et son contenu épars sur la
table. Je ramasse le tout. Le tube est là. Hans est déjà au
contrôle des passeports, côté français. Je tends l’oreille.
– Vous avez ici cinq cents dollars. Où sont les autres ? Je
vois dans vos papiers que vous avez acheté mille dollars
destinés à l’exportation. Il manque la moitié de la somme.
Qu’en avez-vous fait ?
– Je peux vous l’expliquer, dit Hans. Nous avons eu des
frais de voyage…
– C’est contraire à la loi, je vais vous faire arrêter ! hurle le
douanier. Qu’en avez-vous fait ? Vendus, probablement ! Ou
alors vous en avez fait cadeau ! À qui ? À qui avez-vous donné
ces devises ?
Il feuillette nos titres de voyage.
– Voilà, c’est marqué ici : Nationalité : provenant
d’Allemagne. Vous êtes allemand, vous avez peut-être bien fait
cadeau des cinq cents dollars à votre ami, M. Hitler ?
Hans devient tout rouge. Je prends mon sac et les rejoins,
interromps le fonctionnaire :
– C’est insensé. Vous ne voyez donc pas ce qui est écrit là :
Réfugié provenant d’Allemagne. Réfugié, vous comprenez ?
– M. Hitler ? prononce Hans lentement. C’est l’ami de qui,
M. Hitler ? (Le douanier le regarde à présent, les yeux
écarquillés.) Moi je vais vous le dire, qui est l’ami de Hitler.
Je le prends par le bras, lui chuchote :
– Fais attention à ce que tu dis.
Hans élève la voix :
– Qui donc a cherché, pendant sept ans, à gagner l’amitié
de Hitler ? Qui donc, pendant que nous, nous combattions
cette bande d’assassins, a…
Je lui secoue le bras.
– Ça va, ça va, dit le douanier, ahuri, en lui tapotant
l’épaule.
– … conclu des accords avec eux ? La France glorieuse !
Je ne l’avais jamais encore entendu parler français si
couramment.
– Et maintenant, maintenant, vous obéissez avec
empressement aux ordres de M. Hitler !…
On faisait cercle autour de nous : les douaniers – français et
espagnols –, des cheminots, des voyageurs. On s’efforçait de
calmer Hans :
– Ça va, ça va !
– … et nous, nous voici obligés, une fois de plus, de
prendre la fuite ! Voulez-vous savoir pourquoi ? Voulez-vous
savoir qui fait des cadeaux à M. Hitler ?
Le Français tendait la main vers lui. Une main qui tenait
nos papiers. Je m’en emparai rapidement :
– Vous êtes en règle, dit-il à Hans.
Mais Hans ne l’entendait pas. Il avait lancé une contre-
offensive pour sauver la situation. Mais maintenant qu’il avait
ouvert les vannes, il n’y avait plus moyen d’endiguer le flot.
– C’est la France qui fait des cadeaux à Hitler ! Le cadeau
c’est nous, les réfugiés, à qui il ne reste qu’à fuir de nouveau,
toujours plus loin. La France généreuse nous offre à la bête !
– Vous pouvez passer ! crie le douanier français,
complètement affolé (en agitant les bras et en indiquant le
portillon menant au train espagnol), allez-y, tout va bien !
– Votre maréchal nous a vendus…
– Mais viens donc !
Je lui secoue à nouveau le bras, comme je le fais parfois
lorsqu’il a un cauchemar. Nous avons presque un pied
« dehors ». Et c’est ici et maintenant que le résistant
expérimenté, l’homme qui a appris à se taire, qui pendant des
années ne s’est pas accordé un instant de répit, éprouve le
besoin irrépressible de se défouler. Un sifflement aigu vient du
train. La locomotive fait un vacarme épouvantable. Hans tente
de dominer le tumulte, mais je l’entends à peine.
– Je suis un boche, mais un de ceux qui se battent contre les
nazis. Est-ce que vous comprenez ça ?
– Le train part ! nous crie-t-on.
Le conducteur saute de sa loco et attrape Hans par le bras.
Le douanier espagnol lui prend l’autre bras. Le douanier
français ne cesse de lui tapoter l’épaule tout en le poussant
légèrement. Encore un pas. En cet instant, Hans a
effectivement un pied sur le sol espagnol. Il lance par-dessus
son épaule :
– La paire d’amis, c’est le Führer et votre maréchal !
En voiture. Le train traverse un paysage rocheux. Nous
sommes dans l’Espagne de Franco. Dans les gares, des enfants
mendient du pain. Nous n’en avons pas à leur donner, le
douanier a tout volé. Le compartiment a une vitre cassée, et la
porte ne ferme pas. Je me blottis dans un coin. Hans a jeté sur
moi son manteau. Il n’est pas bien épais et ne me réchauffe
guère. De temps à autre je gémis :
– Je n’ai jamais eu aussi froid.
Un peu plus tard, je dis à mon mari :
– Nous sommes sur le sol où tant de sang a coulé pour la
liberté.
Les quarante années suivantes

Extraits de carnets
Espagne
Trois journées pénibles. Les tubes de dentifrice et de crème
à raser nous paraissent peser une tonne. À Madrid, avons
quand même passé quelques heures au Prado.
Dans la pension de famille où nous sommes descendus, un
groupe de jeunes Juifs arrivés directement de Berlin. Nous
avons lié conversation avec eux, histoire d’apprendre ce qui se
passe là-bas. Ils sont très agités, quelque peu sens dessus
dessous, et nous ont rapporté une rumeur : on aurait fourré des
Juifs dans un train – soi-disant pour un transfert en Pologne –
et ensuite pulsé du gaz dans les wagons. Après, j’ai dit à
Hans : « C’est horrible, la façon dont les nazis terrorisent les
Juifs – ces garçons semblent vraiment croire une telle chose
possible. »

Frontière portugaise
Le compartiment est plein d’émigrants. Le train s’arrête : la
frontière. Le Portugal, enfin. Sur le quai, des délégués du
comité juif HICEM : ils nous attendent. Quelqu’un nous
attend ! Quelqu’un s’occupe de nous.
Nous descendons. Nous foulons le sol d’un pays neutre.
L’un de nos compagnons de voyage me dit : « Aux toilettes, il
y a un morceau de vrai savon. » Je presse le pas, et puis je sens
la savonnette lisse dans mes mains, je la fais glisser sur mes
paumes, sur mon visage et mes bras, je sens la mousse entre
mes doigts – comme ça fait du bien. Du savon blanc, tout doux
– et non cette masse grise, gluante, granuleuse, qui vous
arrache la peau.

Lisbonne
Maurice et sa femme sont venus nous chercher à la gare, et
nous emmènent tout droit à la pâtisserie suisse : j’ai mangé du
gâteau au chocolat avec de la Chantilly. Je n’en suis toujours
pas remise.
Livré, sans encombre, les tubes aux listes. À un Espagnol
qui nous a reçus dans un appartement.
Rencontré de vieilles connaissances, dont des anciens de la
guerre d’Espagne, qui attendent un bateau pour le Mexique. Le
nôtre est parti sans nous, il était complet. Le comité promet de
nous caser sur le suivant. Paul Westheim est toujours ici, il
attend une place de bateau pour le Mexique. Balades avec lui
dans Lisbonne. Il nous en montre les merveilles secrètes –
coins et recoins, chapelles, édifices, mosaïques – qui
d’ordinaire se dissimulent aux regards des touristes.
Berthold Jacob, toujours Berthold Jacob ! Kidnappé par des
agents de la Gestapo dans le vestibule du bureau de l’Unitarian
Service Committee. Ici, au Portugal, pays neutre ! Comme
autrefois, en 1936 – à l’époque, nous nous trouvions ensemble
à Bâle – quand ils sont venus l’enlever en Suisse, pays neutre.
Les salauds ne veulent pas le laisser échapper.

À bord du SS Colonial
Un petit navire, pas du tout l’air d’un paquebot
transatlantique. Il appartenait, paraît-il, à l’empereur
Guillaume II. Une incroyable cohue. Nous n’avons pas encore
gagné la haute mer, et ça commence déjà à vomir.
Il y a tant de monde qu’on peut à peine bouger. Beaucoup
de personnes âgées et de petits enfants. Des Juifs pour la
plupart – à peine une poignée d’« Aryens ». Nous dormons à
fond de cale, dans une immense pièce sans hublots où on met
d’habitude les bagages. Les hommes d’un côté du bateau, les
femmes et les enfants de l’autre. Presque tout le monde a le
mal de mer. Quant aux autres – dont nous faisons partie –,
c’est la puanteur qui leur donne des nausées.
À mon réveil, je vois un gros rat se promener sur la poutre,
juste au-dessus de ma tête. Ma voisine, une Russe blonde,
prend ma main et la serre en murmurant :
– Ne bougez pas, ne bougez pas.
Certains émigrants, voyageant en première ou en seconde
classe, prétendent nous refuser l’accès à « leur » pont et aux
salons, sous prétexte qu’ils ont payé plus cher que nous, les
« troisièmes ». Hans prépare, sur un canapé des secondes, une
sorte de lit pour une femme d’un certain âge portant Scheitel
(la perruque dont se coiffent les femmes juives orthodoxes).
Un passager – ancien président du comité juif d’une ville
d’Allemagne du Sud, affirmait-il – arrive en courant, furieux :
– C’est ma couchette, levez-vous de là ou je vous flanque
par terre !
Et il commence à tirer la femme par le bras. Celle-ci,
effrayée, ouvre la bouche sans pouvoir proférer un son et se
met à pleurer silencieusement. Son plus jeune fils, un garçon
d’une dizaine d’années, se tient à ses côtés en répétant :
« Mammele, Mammele. » Hans empoigne la main du type et
lui dit :
– Ici, mon petit bonhomme, on ne flanque personne par
terre. Si je vous y reprends…
Le président se dégage et se sauve. Avant de franchir la
porte, il se retourne et lance à Hans :
– Je vous connais, vous autres Juifs d’Europe orientale !

Il s’est constitué un groupe de jeunes qui passent leur


temps, sous la houlette de l’Aga Khan (alias le gros Hansel
Kohn), à inventer des farces stupides. Ils me font souvent rire,
mais parfois ça m’énerve de les voir, avec leurs bobards
ridicules, ajouter au désarroi de leurs compagnons de voyage,
déjà terriblement angoissés. L’autre jour, ils se sont
« chuchoté » – à voix parfaitement audible : « Le capitaine a
dit que tout danger est provisoirement écarté. »
Ce qui a déclenché la panique. Hier, ils ont répandu le bruit
qu’« à minuit, on change de bateau ». Plusieurs personnes ont
effectivement commencé à traîner leurs bagages en haut de
l’escalier étroit et raide.
Quelques-uns de ces « plaisantins » – parmi les plus
déchaînés – sont venus, à tour de rôle, nous demander un
entretien confidentiel. Il est, semble-t-il, de notoriété publique
que Hans et moi nous y connaissons en papiers. Quand ils
nous ont montré leurs visas, leur angoisse était presque
palpable :
– Il a l’air assez authentique ? Je vais m’en tirer avec ça à
Cuba ?
Ce sont des faux habiles, vraiment de bonne facture – avec
un peu de chance, tout ira bien.
Leurs blagues idiotes, c’est donc pour ça. Ils essaient
d’exorciser leur propre peur.

Nous bavardons avec Mme Lévy, qui se joint souvent à


nous. Ils viennent de Brême, où M. Lévy avait un commerce
de gros – dont on l’a évidemment spolié. Les enfants sont tous
en Amérique, mariés.
– Il y a des années qu’ils nous pressent de venir, raconte-t-
elle.
– Alors pourquoi avoir attendu jusqu’à maintenant ?
– Mon mari pensait toujours que, si on ne fait rien de mal,
il ne vous arrivera rien.

Voici dix jours que nous voguons sur l’océan Atlantique.


Une femme est morte. Le vieux Juif orthodoxe qui s’est lié
d’amitié avec Hans lui demande s’il accepterait de faire
Schive 1.
– Mais je suis un goy, objecte Hans.
– Ça ne fait rien, vous êtes un bon goy, dit le vieux en
entraînant mon mari.
Depuis que la température s’est radoucie, je dors sur le
pont. Le quatorzième jour, nous sommes réveillés par des cris :
– La côte ! Cuba !
La Havane, au bord des eaux turquoise. Le soleil matinal
habille d’or pâle les bâtiments blancs. Sur le quai, des enfants
bruns mendient des « pennies », et plongent pour les repêcher.
Des gens agglutinés sur le dock fouillent du regard le pont du
SS Colonial, à la recherche de leur famille. Certains rient, font
de grands gestes, jettent en l’air leurs chapeaux de paille,
crient quelque chose aux nouveaux arrivants. Mais impossible
de les comprendre dans ce vacarme. Je vois aussi des gens
pleurer : combien de fois sont-ils déjà venus sur ce port, en
vain ?
Au bout de plusieurs heures d’attente, sous un soleil à
présent brûlant, on nous transporte tous au camp de Tiscornia.
Où on nous enferme.

Cuba – Extraits des premières


pages de mes carnets cubains
Des amis arrivés avant nous sont venus au camp pour nous
donner la leçon inaugurale : le président s’appelle Fulgencio
Batista, c’est un bandit. Le gouvernement est corrompu, de
même que le pays tout entier. On n’obtient rien, pas même un
certificat de décès, sans pot-de-vin.
Le camp de Tiscornia abrite des centaines d’émigrants. Un
deuxième bateau arrive – peut-être le dernier ?, et hop, tout le
monde au camp. On essaie de nous extorquer de l’argent.
Comme nous n’en avons pas, on nous relâche au bout d’une
dizaine de jours. La plupart des autres sont également
progressivement libérés – l’authenticité des visas n’a guère
d’importance, les pots-de-vin en ont beaucoup plus.
Nous logeons dans un premier temps à l’hôtel de Maximo –
une grande bâtisse biscornue de trois étages. À l’intérieur
courent, comme dans une prison, des couloirs circulaires, à
découvert, avec d’innombrables portes – celles des chambres.
Maximo, un petit homme grisonnant, est l’un des nombreux
Juifs polonais venus, il y a pas mal d’années déjà, s’établir ici.
Il héberge à bas prix des centaines de réfugiés. Hans discute
souvent avec lui. Nous sommes fin novembre 1941.
Début décembre : les Japonais bombardent Pearl Harbor.
L’Amérique entre en guerre. Enfin ! Cuba s’allie aux États-
Unis.
Mes parents. Les voici bloqués en France. Eux et tous les
autres. Toutes les relations sont coupées.
À Cuba, les Allemands non juifs sont déclarés
ressortissants de pays ennemis, et arrêtés. On a capturé un
Allemand censé s’être livré, seul à bord d’un canot, à des
activités d’espionnage-radio le long de la côte. D’après les
journaux, on ne sait rien de plus, mais par mesure de
précaution on l’a décapité. La chasse aux ressortissants
ennemis est ouverte.
La police se présente à notre hôtel. Maximo, qui est en
bons termes avec elle, jure que Hans Fittko est juif. Ses
papiers disent le contraire ? Une erreur.
– Je sais qui est Yid, claro que sí es hebreo, affirme-t-il
dans son judéo-cubain.
Il glisse quelque chose dans la main du policier. Hans est
laissé en liberté.
Grâce au comité Emerescue de New York et à la solidarité
des réfugiés politiques, bon nombre d’autres « Aryens »
échappent à l’internement. Mais pas tous. Les malchanceux
sont transférés à la Isla de Pinos, où ils auront comme
codétenus les nazis résidant à Cuba. Les autorités cubaines
abandonnent l’administration du camp aux nazis.
L’année 1941 touche à sa fin. À Noël, le thermomètre
marque 32 °C. À l’ombre.

1942 – Extraits des carnets cubains


« … DÉCRÉTÉ L’EXTERMINATION DE TOUS LES JUIFS
EUROPÉENS… », écrivent les journaux, dit la radio.
Extermination ? Non, ce ne peut être vrai. Les nazis sont certes
capables de tout, mais une monstruosité pareille c’est
inconcevable. Non.
Les images qui me hantent ne sont, je le sais, que les
fantasmes de mon cerveau enfiévré. Les uniformes noirs à tête
de mort exterminent des millions d’êtres humains, comme moi
j’extermine dans ma cuisine les cucarachas, les cafards. Je
pulvérise un produit sur eux, et les vois se contorsionner de
façon grotesque avant de s’affaisser… Ah ! je deviens folle, il
faut que je pense à autre chose. Mais je ne peux pas. Il faut me
ressaisir – mais je n’y parviens pas.
Les organisations juives ont appelé à une manifestation de
protestation. Le cortège des milliers d’hommes et de femmes
dont la famille est vouée à l’extermination déferle dans les
larges avenidas ensoleillées de La Havane.
Qui nous écoute ?

1943 – Extrait des carnets


Depuis que Hans travaille à son livre, il paraît insensible à
l’agitation ambiante. Les amis, cubains et allemands, vont et
viennent, notre chambrette ne désemplit pas, les débats
enflammés se succèdent – mais sans lui. Assis à sa petite table,
dans son coin, il nous tourne le dos et écrit. Les cahiers
s’ajoutent aux cahiers, comme s’il se trouvait dans une cabine
insonorisée. Le soir, il me tend son manuscrit en disant :
– Si quelque chose ne te plaît pas, corrige.

Extrait du manuscrit
« … Car un jour nous ferons payer tout cela aux nazis, et
au centuple.
« Pas avec leurs méthodes. Nous ne nous abaisserons
jamais à torturer. Mais les coupables doivent être anéantis, le
mal extirpé à la racine. Si nous en laissons passer l’occasion
une fois encore, tout aura été inutile.
« Était-il humain d’épargner, en 1918, la réaction
allemande – les fauteurs de guerre, les chefs des corps francs ?
Aujourd’hui, ils exterminent des peuples entiers.
« Les assassins nazis doivent être jugés par l’Allemagne
elle-même. On les connaît, dans leur ville, dans leur village…
au tribunal siégeront les meilleurs des enfants du peuple
allemand, les résistants… »
En cas de naissance ou de décès, la Croix-Rouge transmet
des télégrammes, avec réponse payée, en Europe occupée. En
novembre 1943, mon frère a annoncé à mes parents la
naissance d’une fille. La réponse est enfin arrivée en
février 1944 : « CASSIS, FRANCE. FÉLICITATIONS POUR NAISSANCE
LILI. STOP. NOTRE PROCHAIN TRANSFERT PROBABLE – PAPA-
MAMAN. »
N’y a-t-il donc vraiment personne, en ce bas monde, qui
puisse faire quelque chose ? Papa a soixante-quatorze ans,
maman soixante-huit.

Été 1944 – Extrait des carnets


Le nouveau gouvernement nous a proposé la citoyenneté
cubaine. Ainsi nous aurions de vrais passeports. Depuis
combien d’années sommes-nous apatrides ? Onze. Hans a si
souvent répété : si seulement nous avions un passeport. Ce
vœu peut enfin se réaliser, et voici qu’il déclare soudain :
« Non, ça ne colle pas. » Je ne m’attendais pas à ça.
– Tu penses peut-être que ça te permettrait de revoir enfin
ta famille, me dit-il.
– Et toi ? Qu’est-ce qui te retient ? La guerre touche à sa fin
et tu veux rentrer. Avec un passeport ça sera plus facile et plus
rapide.
– Évidemment je veux rentrer. Mais pas en qualité de
Cubain.
– Un passeport est un morceau de papier qui vous simplifie
l’existence. Ça ne change rien au fait que tu es un antifasciste
allemand.
– C’est un morceau de papier qui me confère une
protection dont ne jouit pas le peuple allemand. Si nous
voulons, nous autres antifascistes, jouer un rôle dans
l’évolution future de l’Allemagne, ce ne peut être qu’en tant
qu’Allemands parmi les Allemands. Pas avec le passeport des
vainqueurs.

Septembre 1944
Les nouvelles de nos familles en Europe commencent
lentement à filtrer. Déporté… la dernière fois qu’on l’a aperçu,
c’était au départ d’un convoi… disparu. Des amis hongrois et
yougoslaves apprennent que tous les Juifs de leur pays ont été
déportés… Leurs familles aussi par conséquent. Il est très rare
d’apprendre que quelqu’un a survécu : ma fille en a réchappé !
Mon oncle se trouvait encore, récemment, à Theresienstadt !

Fin septembre 1944


On nous envoie une petite annonce, parue à la rubrique
« On recherche » dans un journal juif américain : « ÉPOUX
I. EKSTEIN, CASSIS, CHERCHENT ENFANTS – USA-CUBA. » Nos
parents sont vivants. Les gendarmes, la municipalité et la
résistance de Cassis ont sauvé plusieurs centaines de réfugiés
de la déportation.
Ils n’ont pas été gazés.

1945
Les premières nouvelles de la famille Fittko de Berlin.
Marta, sa sœur, écrit à Hans :
« … Si seulement maman était encore de ce monde. La
veille de sa mort, nous lui avons montré une photo de toi, que
nous avions bien cachée. “Oui, oui, c’est mon Hans”, a-t-elle
dit. “Il a toujours été un bon garçon, et il l’est resté.” Pour
nous non plus, la vie n’a pas été facile. Le tas de sable était
interdit aux enfants, parce que leur oncle était un “criminel”…
À la mi-juin 1940, ils m’ont emmenée une fois de plus à la
Gestapo : “Où est votre frère ?” J’ai répondu : “Vous savez
bien que nous n’avons plus de nouvelles de lui depuis 1933.”
L’un des flics a hurlé : “Il était à Paris, ce salaud, mais il nous
a encore échappé !” Je me suis levée et j’ai dit : “Messieurs, je
vous remercie du fond du cœur. Vous venez de m’apprendre
que mon frère est vivant.” Alors ils m’ont laissée partir.

Mon frère m’écrit de Kansas City :


« … Nous avons enfin reçu une réponse des parents. Ils
attendent notre retour… ça devrait être possible assez
prochainement. À bientôt, au revoir à Paris. »

Fin 1945
De Franz Pfemfert, Mexico : « Votre dernière lettre nous a
fait particulièrement plaisir. Surtout parce que vous n’avez pas
encore mis à exécution votre projet de retourner au pays des
massacreurs… »
Hans Fittko à Franz Pfemfert : « Toute discussion sur ce
point est actuellement sans objet, car le State Department
n’accorde pas de visa de transit aux réfugiés politiques. Or il
n’existe pas d’autre possibilité, à partir d’ici, de faire le
voyage… »

Le soir, une légère brise marine court sur la terrasse du café


Aire Libre, au coin du Paseo, où nous nous rafraîchissons
après la chaleur du jour, et avant la moiteur de la nuit. Comme
beaucoup d’émigrés, Hans a appris le métier de tailleur de
diamant. Moi j’ai trouvé un emploi dans un bureau. Ainsi
notre vie est devenue plus facile et nous pouvons, le soir, nous
offrir un « Cuba Libre » ou un sorbet. Ces fruits tropicaux,
c’est comme le reste : d’abord le goût vous en paraît bizarre,
pas du tout celui d’un fruit, pourquoi est-ce que ça ne peut pas
ressembler à une fraise ou à une cerise ? Et puis, un jour, vous
constatez que les mangues et les fruta bomba font partie de
votre vie quotidienne. Vous n’imaginez même plus avoir vécu
sans eux. J’ai du mal, aujourd’hui, à me rappeler le goût des
prunes ou des poires. Et c’est pareil pour tout le reste ici : au
début, il est difficile de comprendre les gens. Pas seulement à
cause de la langue (ça fait la quatrième à apprendre depuis
notre émigration). Mais aussi parce qu’on ne comprend pas ce
qu’ils veulent réellement dire. Maintenant nous disons, comme
tout le monde mañana – demain – pour : peut-être un de ces
jours.
L’autre soir, nous étions avec des amis cubains à l’Aire
Libre lorsque M. Gruber, qui a un commerce en ville, a
demandé à nous parler en particulier.
« J’ai eu un visiteur étrange, raconte-t-il, et je voudrais
vous en parler, car l’affaire me paraît louche. Mais moi je ne
m’y connais pas. J’ai donc pensé que vous, qui avez de
l’expérience… Bref, ce matin, peu après l’ouverture du
magasin, un homme est entré et a demandé Herr Gruber, en
allemand. Il avait l’air épuisé, comme s’il n’avait pas dormi
depuis longtemps. Son costume était taché, tout en lui
paraissait anormal. Il portait des vêtements européens comme
on n’en voit pas par ici. Ça m’a frappé tout de suite.
« Il a dit qu’il venait d’arriver à Cuba. Sans préciser
comment. Et je ne lui ai pas posé de questions, car je n’ai
aucune envie de me mêler à une affaire qui ne me regarde pas.
Il s’est présenté sous le nom de M. Schuster, a expliqué qu’il
ne connaissait personne ici, qu’il avait vu mon nom sur
l’enseigne, et était entré pour parler à un compatriote. Car il
avait besoin d’aide.
« Il n’a plus d’argent, a-t-il poursuivi, et il lui faut
d’urgence en emprunter. J’ai immédiatement déclaré que je ne
pouvais pas l’aider. Mais l’affaire ne s’est pas arrêtée là. Il a
tiré un sachet de la poche intérieure de son veston, y a puisé
quelque chose qu’il a déposé sur la table. Des diamants.
J’ignore évidemment s’ils sont vrais – c’est la première chose
qui m’a fait penser à vous. M. Schuster, donc, voudrait les
mettre en gage ou les vendre, et m’a demandé de trouver
quelqu’un pour l’y aider. Il ne peut pas aller tout simplement
au mont-de-piété car il doit être prudent, a-t-il ajouté. À mon
avis, il a atterri ici illégalement ; il se comporte comme un
homme traqué. Il a répété qu’il doit bien y avoir ici des
Allemands susceptibles de l’aider à tirer quelque argent de ces
diamants – et d’ailleurs, dans sa situation, seuls des Allemands
sauront lui montrer de la compréhension.
« Comme je vous l’ai dit, toute cette affaire me déplaît fort.
Qu’en pensez-vous, monsieur Fittko ? Il va revenir demain
matin. Dois-je le mettre à la porte ? Aller chercher la police ?
Ou bien… accepteriez-vous de lui parler ? »
Hans réfléchit.
– Ce garçon m’intéresse, dit-il finalement. J’ai envie de
voir à quoi il ressemble.
Il le rencontrera – sous un nom d’emprunt évidemment –
demain soir, dans un café loin du centre, où il ne risquera donc
pas de tomber immédiatement sur des connaissances.
– J’irai seul, me dit Hans. Moins il verra de gens, mieux ça
vaudra.
Hans a pris le tramway pour Marianao, une localité de
banlieue. Je l’attends avec Gruber à l’Aire Libre. À son retour,
il est minuit passé.
« Pas besoin de description pour le reconnaître, rapporta-t-
il : assis tout seul à sa table, raide comme un piquet, en
costume sombre au milieu des chemises blanches, beiges et
roses, les guayaberas. Seuls ses yeux allaient et venaient.
Quand je me suis approché de sa table, il a tressailli. Je lui ai
adressé la parole en allemand, aussitôt son visage figé – son
corps tout entier – s’est détendu. “Ah, un Berlinois”, a-t-il dit.
Et, à ma grande stupéfaction, il se sent immédiatement en
confiance.
« Ce M. Schuster se met à me raconter la fin de la guerre,
la peur des Russes, les préparatifs de sa fuite, les diamants –
tout ça en détail. “Au début, dit-il, tout a bien marché, j’ai filé
avec ma famille aux Baléares. Mais là les ennuis ont
commencé. Impossible, évidemment, d’y prolonger notre
séjour. Les grosses légumes on les a évacuées au plus vite,
mais les gens comme nous on s’en soucie comme d’une
guigne. Et tous ces messieurs, les héros, de se pousser,
d’essayer de se faire des crocs-en-jambe – vous n’avez pas
idée.” Il me demande si je peux m’imaginer sa terrible
situation : être obligé de fuir, le danger perpétuel… Je lui
réponds : “Oui, j’imagine très bien.” Il me raconte ensuite
comment, dans son désespoir, il est parti seul, s’est débrouillé
pour gagner l’Espagne, s’est embarqué clandestinement à
Cadix à bord d’un cargo. Maintenant il doit aller aux États-
Unis, puisque c’est le seul moyen de sortir de Cuba. Moi :
“Mais n’est-ce pas un projet un peu hasardeux ? Ça pourrait
facilement mal tourner, en Amérique, non ?” Pour la première
fois il hésite, puis bredouille quelque chose à propos de
“relations… je veux dire des amis aux États-Unis, qui
m’accueilleront… on m’aidera pour la suite”. Puis : “Une fois
au but, là-bas, je pourrai faire venir ma famille.” Moi : “Là-
bas ? Où ça ?” “Ben, vous savez bien, quelque part en
Amérique du Sud.” Mais d’abord il lui faut, de toute urgence,
trouver de l’argent. Et, d’une main un peu tremblante, il glisse
vers moi le sachet gris. Je sors ma loupe de ma poche,
examine les diamants. Ils sont vrais. De belles pierres,
légèrement bleutées, pour autant qu’on puisse en juger à cette
lumière. “J’en ai encore, dit-il. Même des plus gros. Voyez ce
que vous pouvez m’en avoir.”
« Je lui promets de chercher un acheteur. Il m’attendra
demain soir à neuf heures, au même endroit. »
Gruber en avait la respiration coupée. Il lui fallut un
moment pour se ressaisir :
– C’est donc un chef nazi, dit-il enfin. J’ai eu tout de suite
un sentiment si bizarre… Que faisons-nous maintenant ?
– Ce pseudo-Schuster, ce n’est pas l’un des nazis les plus
connus, mais il doit tout de même avoir joué un rôle important,
sinon on ne l’aurait pas expédié avec les autres aux Baléares,
remarqua Hans.
– Il faut immédiatement avertir les autorités, déclara
Gruber. C’est bien ce que vous aviez en tête en lui donnant
rendez-vous pour demain soir ?
– Oui, dit Hans. Seulement, je ne suis pas très sûr de la
façon dont ça risque de se terminer. J’aimerais bien
transmettre les informations soutirées à ce fumier. Mais à qui ?
La police cubaine ? Ridicule. Corrompue comme elle est, le
nazi n’aura aucun mal, grâce à ses diamants, à se faire libérer.
Les Américains ? L’ambassade ne nous fait pas confiance, à
nous les émigrés et les autorités militaires encore moins. Les
services secrets ? Ceux-là ne semblent rien avoir de plus
important à faire que d’infiltrer des espions dans les clubs
d’émigrés.
– Mais on ne peut tout de même pas le laisser courir !
s’écria Gruber, bouleversé, en tripotant ses lunettes.
– Exact. Mais moi je ne peux rien faire de plus, annonça
Hans. À partir de maintenant, je me retire du jeu.
– Mais pourquoi ?
– Je suis allemand, non juif, émigré politique. Me trouver
mêlé à une histoire avec un dirigeant nazi qui a débarqué ici
illégalement… un trafic de diamants… très suspect tout ça.
Non, je ne peux pas me le permettre.
Gruber trouvait les inquiétudes de Hans quelque peu
excessives. Lui-même était citoyen cubain. Le lendemain
matin, il se rendit au ministère de l’Intérieur, rapporta l’affaire,
indiqua le lieu du rendez-vous. Quelques heures plus tard, il
fut arrêté dans sa boutique. Il subit des journées entières
d’interrogatoires, fut relâché, puis re-interrogatoires. On
l’informa qu’entre-temps « M. Schuster » avait disparu.
*
Extrait d’un article de Hans publié dans une revue
d’émigrés germanophones (éditée par Fritz Lamm et Hans
Fittko) :
Certains de nos amis d’ici nous demandent : comment
pouvez-vous souhaiter retourner en Allemagne ? Après
tout ce qu’ils vous ont fait ?
Ce qu’ils – les nazis – nous ont fait nous fait un
devoir d’y retourner. Nous avons attendu cet instant tout
au long des années d’exil. Il faut à présent, main dans la
main avec les combattants de la résistance, extirper les
racines du fascisme, juger les coupables.
Les Alliés ont vaincu l’Allemagne. Nous seuls pouvons
délivrer l’Allemagne du fascisme.
*
Marlène me demande :
– Vous vouliez donc retourner en Europe ? Vous n’aviez
même pas l’intention de vous installer aux États-Unis ?
Marlène, ma plus jeune nièce, bouillonne de questions. Elle
étudie actuellement l’histoire de la période nazie. Elle cherche
des réponses qu’elle n’a pas trouvées dans les livres. Elle veut
que je lui dise : savait-on avant… ? Étais-tu présente quand ils
ont acclamé Hitler ? Qu’a fait la résistance dont tu parles ?
Pourquoi n’en sait-on rien ? Si grand-père a tout abandonné et
est parti dès le début, pourquoi la plupart des autres sont-ils
restés ? De quoi avez-vous vécu pendant les années
d’émigration ? Comment vous ont-ils traités, les Tchèques, les
Suisses, les Hollandais, les Français ? Comment était-ce, les
persécutions, l’exil, les camps ? Tell me what it felt like.
Nous sommes assises dans ma salle de séjour. Sous nos
yeux le lac Michigan. Et je songe : Il y a combien de temps de
cela ? Voici déjà plus de trente ans que je vis ici, à Chicago,
Hyde Park. Marlène tourne la tête vers moi, ses yeux brillent
d’impatience et de questions. Elle a hérité de mes cheveux
crépus.
– Non, dis-je, pendant la guerre, il ne nous est même pas
venu à l’idée d’émigrer aux États-Unis. Nous avions fui pour
survivre au nazisme, mais avec l’intention de rentrer en
Allemagne.
– Et que s’est-il passé ?
– Deux années déjà s’étaient écoulées depuis la fin de la
guerre. Les émigrés politiques se trouvaient toujours à Cuba, à
espérer pouvoir regagner l’Europe. On attendait, et on
discutait de la bombe atomique et de Hiroshima, de l’avenir de
l’Allemagne à présent divisée, de la politique des Alliés en
Europe, du nouveau rôle des vieux partis. Là-bas, on
« dénazifiait ». Un tribunal international siégeait à Nuremberg.
Après dix mois de débats, on a prononcé les verdicts, et l’on a
pendu dix dirigeants nazis. La conscience mondiale était
satisfaite. Mais ce n’était pas le fascisme qui avait comparu
devant le tribunal.
– Je ne comprends pas, dit Marlène surprise. Les procès de
Nuremberg n’ont-ils pas servi de leçon aux Allemands ?
– Que pouvaient-ils en apprendre ? Que le vainqueur peut
pendre le vaincu. Mais ils n’y ont pas appris comment délivrer
le pays de l’esprit fasciste, comment créer dans son propre
pays la paix, la liberté et la démocratie.
– Mais quand avez-vous finalement décidé, Hans et toi, de
venir ici ?
– À l’époque, Hans se demandait : « Y a-t-il encore une
place pour moi là-bas, dans l’Allemagne occupée ? Existe-t-
elle même encore, cette patrie dont l’avenir aurait donné un
sens à toutes ces années d’exil ? N’y avait-il pas eu, une fois
encore, pour l’Allemagne, une occasion ratée ? » La maladie
qui l’a brusquement frappé ne lui a pas permis d’aboutir à une
décision. À Cuba, on n’a même pas pu établir un diagnostic :
on expliquait son état par les années de persécutions, les
conditions de vie, le climat. Nous sommes allés aux États-Unis
pour qu’il puisse être soigné convenablement. Mais, dans son
cas, la médecine s’est révélée impuissante.

– Est-ce que cela peut se reproduire ? demande Marlène.


– De la même manière ? Non, je ne crois pas. Mais les
incubateurs du fascisme ne connaissent pas de frontières,
qu’elles soient géographiques ou temporelles.
– À tes yeux, le nazisme n’est donc pas un phénomène
typiquement allemand ? demande-t-elle encore.
J’essaie de lui expliquer :
– L’inhumanité est typique du fascisme, pas du caractère
d’une nation. Seules les formes changent. On aimerait croire
que le seul coupable c’est le caractère du peuple allemand, car
alors on pourrait se dire : cela ne peut arriver chez nous. Mais
ceux qui croient ça n’ont rien appris.
– Et toi, demande Marlène, ton pays, c’est où maintenant ?
– Maintenant ?… Maintenant, chez moi c’est ici. Et partout
où des hommes rêvent de paix et de liberté.
1. Pendant les Chiv’a, les sept jours de deuil, les proches du défunt restent –
entre autres manifestations de deuil – assis sur des sièges bas, déchaussés.
(N.d.T.)
Lisa Fittko

Notice biographique
Lisa Fittko est née Élizabeth Ekstein le 23 août 1909 à
Užhorod, ville de Ruthénie, alors en Autriche-Hongrie et
aujourd’hui en Ukraine, après avoir été en Tchécoslovaquie
(de 1918 à 1939), en Hongrie (de 1939 à 1944), puis en URSS
(de 1944 à 1991) 1. Sa famille, qui appartenait à la classe
moyenne intellectuelle juive et germanophone, alla bientôt
vivre à Vienne où Lisa passa son enfance. Pendant la Première
Guerre mondiale, son père, Ignaz Ekstein, homme de gauche
proche des sociaux-démocrates, publia de 1916 à 1919 un
magazine littéraire pacifiste, Die Waage, Eine Wiener
Wochenschrift.
En 1922, la famille Ekstein s’installa à Berlin où Ignaz
travailla dans l’import-export. Lisa Ekstein y poursuivit sa
scolarité, tout en adhérant à l’Union des élèves socialistes.
Appartenant à la gauche radicale dans l’effervescence
politique du Berlin de la République de Weimar, elle en
fréquenta les milieux littéraires et artistiques, côtoyant, entre
autres, l’écrivain et journaliste berlinois Kurt Tucholsky, des
amis de Bertolt Brecht, les cercles du Bauhaus. D’emblée
militante antinazie très engagée, elle participa aux
manifestations de rue – comme celle du 1er mai 1929, interdite
par la police –, n’hésitant pas à faire le coup de poing face aux
« Casques d’Acier » et aux « Chemises brunes » nazies. Elle
quitta l’Allemagne à l’été 1933 après avoir tenté vainement de
résister au nouveau régime dans le cadre d’un réseau de jeunes
militants antifascistes.
Elle s’exila d’abord à Prague où elle fit la connaissance
d’un réfugié berlinois non juif, journaliste de gauche, Hans
Fittko (1902-1960), qu’elle épousa. Le couple vécut ensuite en
Suisse (à Bâle) puis en Hollande. À chaque fois, ils furent
contraints de quitter ces pays par les autorités, du fait de leurs
activités clandestines contre le gouvernement nazi en liaison
avec la résistance intérieure. Ainsi en Tchécoslovaquie, Hans
Fittko fut expulsé « à vie » pour avoir introduit
clandestinement en Allemagne des tracts imprimés à Prague.
Finalement, ils aboutirent en France où, en septembre 1939,
les surprit la Seconde Guerre mondiale.
Dès septembre 1939, Lisa Fittko fut convoquée au
Vélodrome d’Hiver de Paris afin d’être examinée par une
« commission de criblage ». « Suspecte » parce que
Allemande, elle fut envoyée en mai 1940 au camp de Gurs
(Pyrénées-Atlantiques) où des militants politiques allemands
et autrichiens côtoyèrent alors des volontaires étrangers des
Brigades internationales et des républicains espagnols. Elle
réussit à quitter Gurs et gagna ensuite la région de Marseille,
profitant de la confusion de la défaite française, en juin 1940,
où elle retrouva son mari et son frère.
Lisa Fittko et son mari étaient déjà suspects en leur qualité
de militants politiques mais Lisa le fut bientôt, également, du
fait de sa judéité. Comme beaucoup d’Allemands ou
d’Autrichiens anti-hitlériens, menacés par l’article 19 des
conventions d’armistice, ils cherchaient, depuis Marseille, à
quitter la France pour les États-Unis via l’Espagne. On
suggéra à Lisa Fittko d’aller prospecter du côté de Port-
Vendres. Elle se rendit donc dans les Pyrénées-Orientales vers
la mi-septembre 1940 où elle trouva à demeure un groupe
d’émigrés germaniques qui lui procurèrent un hébergement de
fortune. Ayant su que le maire socialiste SFIO de Banyuls-sur-
Mer (de 1935 à 1940 et de 1945 à 1953), Vincent Azéma,
aidait les candidats à l’émigration, elle se rendit donc dans
cette localité. Elle prit contact avec lui et fit connaissance de
quelques autres Banyulencs compréhensifs et hospitaliers qui
l’aidèrent aussi.
Ainsi prit naissance la filière que Lisa Fittko fit fonctionner
pendant six mois avec son mari qui vint la rejoindre. Un de ses
premiers « clients » fut Walter Benjamin (Berlin, 1892 ;
Portbou, 1940) le 25 septembre 1940. Elle le convoya – ce fut
son dernier voyage car il se suicida à Portbou, lorsqu’un
policier espagnol lui demanda de retourner en France afin d’y
obtenir un visa de sortie – avec deux autres Allemands,
Mme Gurland et son fils, suivant pour la première fois un
itinéraire que lui indiqua Vincent Azéma. L’itinéraire choisi
partait du Puig del Mas et atteignait la frontière au Coll del
Rumpissa (cinq cent trente-huit mètres).
Par la suite, Lisa et son mari firent ce voyage jusqu’à trois
fois par semaine, tirant profit de complicités locales, celle de
Vincent Azéma en premier lieu qui mit à leur disposition un
bâtiment réquisitionné par la mairie. En effet, le « succès » du
passage de Benjamin avait été connu à Marseille par des
Américains, Varian Fry, de Emergency Rescue Commitee, et
Frank Bohn, délégué des syndicats étatsuniens (AFL). Fry et
Bohn envoyèrent donc à Banyuls des fugitifs, candidats au
passage en Espagne. La route F (« F » comme Fittko), nom de
ce réseau de passage financé par le comité américain de
Marseille, allait donc fonctionner à plein rendement.
Les époux Fittko, munis de fausses cartes d’identité
françaises d’originaires de la zone occupée mais portant leur
vrai nom, allaient à Marseille pour convoyer les candidats au
passage en Espagne jusqu’à Banyuls. Vincent Azéma – qui fut
révoqué par Vichy en novembre 1940 – leur indiqua comment
éviter les pièges du trajet. Le maire SFIO de Cerbère,
transitaire en douanes, Julien Cruzel (dont le nom est
transformé par Lisa Fittko en « Cruzet »), aida également le
couple de passeurs allemands en faisant transiter les bagages
des fugitifs par train jusqu’à Portbou. Lisa et son mari firent
passer en Espagne des fugitifs allemands et, plus tard, des
militaires britanniques. La filière fonctionna à plein rendement
au printemps de 1941.
Repérés par la gendarmerie, ils quittèrent Banyuls le 5 avril
1941 pour Cassis (Bouches-du-Rhône). Ils s’efforcèrent de
trouver un visa pour les États-Unis. En octobre 1941, ils
obtinrent un visa pour Cuba. Après avoir traversé l’Espagne et
le Portugal ils embarquèrent à Lisbonne pour Cuba. À la fin de
1941, ils s’installèrent à La Havane. À Cuba, Hans apprit le
métier de tailleur de diamants. Lisa, quant à elle, travailla
comme secrétaire. Quand ils purent enfin partir aux États-
Unis, ils s’installèrent à Chicago. Désireux de revenir en
Europe, Hans préféra, pour des raisons de santé, demeurer aux
États-Unis.
Lisa Fittko fut secrétaire, sténographe, traductrice et chef
de bureau. Elle fut secrétaire administrative (clerical worker) à
l’Université de Chicago. Une de ses amies, Vreni Naess, de
nationalité suisse, travaillait également à l’université. Dans la
capitale de l’Illinois, toutes deux militèrent pendant plus de
vingt ans pour la justice sociale et les droits politiques. Lisa
Fittko participa à l’organisation du Hiroshima Day. Elle
participa aussi aux actions du mouvement contre la guerre du
Vietnam.
Elle connut et côtoya Hannah Arendt. Sa tante Malva
Schellek (Prague, 1882-Terezin, 1944) fut une artiste peintre
reconnue. Elle réalisa ses dernières œuvres au camp de
concentration de Terezin, en Bohême. Une de ses nièces,
Catherine Stodolsky, professeur d’histoire à l’université
Ludwig Maximilian de Munich, a étudié la vie et l’œuvre de
Lisa Fittko.
Lisa Fittko revint dans les Pyrénées-Orientales, à
l’occasion de l’inauguration à Portbou, le 15 mai 1994, du
monument Passages en l’honneur de Walter Benjamin réalisé
par l’artiste israélien Dani Karavan, en présence de Jordi
Pujol, président de la Generalitat de Catalogne, de Hans Eichel
et d’Erwin Teufel qui représentaient respectivement les Länder
allemands de Hesse et du Bade-Würtenberg.
Depuis 2001, un monument honore à Banyuls-sur-Mer la
mémoire de Hans et Lisa Fittko. À la suite de cette érection, le
président fédéral Johannes Rau expliqua que, désormais, la
mémoire de la résistance antinazie devait être honorée en
Allemagne et pas seulement « dans un village français ».
En mai 2007, enfin, a été inauguré un sentier de randonnée, le
« chemin Walter Benjamin », qui reprend l’itinéraire du
philosophe et de Lisa Fittko.
Lisa Fittko est morte le 12 mars 2005 à Chicago (États-
Unis).

1. Cette notice biographique reprend en grande part celle du Dictionnaire


biographique Mouvement ouvrier Mouvement social fondé par Jean Maitron,
publié aux Éditions de l’Atelier et désormais en accès libre sur Internet
(https://maitron.fr/spip.php?article23813). Merci à André Balent son auteur
ainsi qu’à l’équipe du « Maitron » animée par Claude Pennetier et Paul
Boulland.
La traductrice
Née en 1933 à Mannheim en Allemagne, Léa Marcou
(Sandler) est décédée à Jérusalem le 12 septembre 2016.
Écrivaine et journaliste (Paris-Presse, Le Nouveau Candide),
elle a publié notamment :

La République fédérale allemande. Évolution politique,


économique et sociale de sa création à nos jours (en
collaboration avec André Mannon), Paris, Fayard, 1967.
S’occuper des autres. Comment et pourquoi être bénévole
aujourd’hui, Paris, Fayard, 1976.

Elle a notamment traduit :

Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée…, de


Christiane Felscherinow (Paris, Mercure de France, 1981),
Melnitz, de Charles Lewinsky (Paris, Grasset, 2008, prix du
Meilleur Livre étranger) ainsi que de nombreux ouvrages
d’Alice Miller.

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