Scholes, Ken - (Psaumes D'isaak-1) Lamentation (2009)

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Ken Scholes

Lamentation
Les Psaumes d’Isaak – tome 1

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Olivier Debernard

Bragelonne

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Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

Titre original : Lamentation


Copyright © 2009 by Kenneth G. Scholes

© Bragelonne 2010, pour la présente traduction

Illustration de couverture :
Marc Simonetti

Carte :
Cédric Liano

ISBN : 978-2-35294-390-7

Bragelonne
35, rue de la Bienfaisance – 75008 Paris

E-mail : info@bragelonne fr
Site Internet : www bragelonne fr

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Ce livre vous est offert par la lettre J :
pour Jen, Jay, John et Jerry.
Merci pour votre aide et votre soutien.

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Prélude

Windwir est la cité des robes, de la pierre et du papier. Elle se


tapit à la frontière des Terres Nommées, près d’un fleuve large et
paresseux. Elle tient son nom d’un poète sacré pape, le premier
pape du Nouveau Monde. Windwir, cet ancien village perdu
dans une forêt, est devenu le centre de l’Univers. Berceau de
l’ordre androfrancien, Windwir abrite sa Grande Bibliothèque,
mais aussi de nombreuses merveilles scientifiques et magikes.
Une de ces merveilles observe la ville du haut du ciel.
C’est un oiseau de métal, un miroitement doré qui réfléchit
les rayons du soleil de l’après-midi dans l’immensité bleutée des
cieux. Il tourne et attend.
Lorsque le chant s’élève de la grand-place de la cité, le petit
automate écoute la mélodie se développer. Soudain, une ombre
passe sur Windwir, l’air se fige. De minuscules silhouettes
s’immobilisent, lèvent la tête. Une nuée d’oiseaux prend son
envol et se disperse. Puis, le ciel se déchire et un déluge de feu
s’abat sur la ville. Lorsqu’il s’interrompt, il ne reste plus que les
ténèbres. Les ténèbres et la chaleur.
Un souffle brûlant soulève l’oiseau et le propulse plus haut.
Un engrenage tourne mal. Les ailes compensent la défaillance,
mais un peu de fumée noire macule un œil de l’automate.
La cité hurle et soupire sept fois. Après le septième soupir, un
rayon de soleil éclaire le sol calciné pendant un bref instant. La
plaine est noire. Les tours ont été rasées. Les caves, écrasées
sous le poids de la Désolation, se sont transformées en cratères.
Une forêt d’os – laissés intacts par les vertus d’une ancienne
magike de sang – s’éparpille sur la plaine fumante criblée de
mille impacts.
Les ténèbres dévorent la lumière tandis qu’une colonne de

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fumée et de cendres cache le soleil.
Le petit automate doré s’éloigne enfin vers le sud-ouest.
Il dépasse sans difficulté les autres oiseaux dont les ailes
fumantes battent avec frénésie pour lutter contre les courants
d’air chaud. Des messages sont attachés à leurs pattes avec du fil
blanc, rouge ou noir.
L’oiseau doré file à basse altitude en laissant échapper des
gerbes d’étincelles et de petits bruits secs. Il est impatient de
retrouver sa cage.

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Chapitre premier

RUDOLFO

Rudolfo poursuivait en riant le vent qui soufflait sur la prairie


océan. Couché sur sa selle, il faisait la course avec ses éclaireurs
tsiganes. Le soleil de l’après-midi couvrait les brins d’herbe de
reflets dorés et les chevaux ahanaient.
Il admira l’immense prairie scintillante qui séparait les Neuf
Maisons Sylvestres les unes des autres et qui les isolait du reste
des Terres Nommées. Il éprouvait un sentiment de liberté en
remplissant son devoir. Les seigneurs navigateurs des Temps
Anciens avaient dû ressentir une sensation comparable. Rudolfo
sourit et éperonna sa monture.
Il avait passé un moment agréable à Glimmerglam, sa
première Maison Sylvestre. Il était arrivé avant l’aube et s’était
installé sous un auvent pourpre, symbole de justice. Il avait pris
un petit déjeuner composé de fromage de chèvre, de pain
complet et de vin de poire frais. Pendant son repas, il avait
écouté les réquisitoires en silence tandis que le régisseur de la
ville faisait défiler les criminels arrêtés au cours du mois.
Rudolfo s’était montré généreux : les deux voleurs avaient été
condamnés à un an de servitude auprès des commerçants qu’ils
avaient lésés et le seul assassin de l’audience avait été envoyé rue
des Bourreaux pour que les Praticiens de la Torture Repentante
s’occupent de lui. Il avait rejeté trois affaires de prostitution,
puis avait essayé d’engager deux des acquittées pour le distraire
au cours de sa tournée mensuelle.
À midi, Rudolfo avait démontré que, contrairement à la
théorie d’Aetero, il était vain de vouloir séduire une femme en
faisant appel à sa gratitude. Il avait fêté sa découverte en

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commandant un faisan à la crème servi sur un lit de riz brun et
de champignons sauvages.
Après le repas, il avait enfourché sa monture, rassemblé ses
éclaireurs tsiganes puis quitté Glimmerglam au triple galop. Ses
hommes chevauchaient à bride abattue pour éviter de se laisser
distancer.
C’était vraiment une journée admirable.
— Que faisons-nous maintenant ? cria le capitaine des
éclaireurs pour couvrir le martèlement des sabots.
Rudolfo sourit.
— Qu’est-ce que tu en penses, Grégoric ?
Grégoric lui rendit son sourire et sa balafre lui donna l’air
encore plus terrible que d’habitude. L’écharpe noire – symbole
de son rang – flottait dans le vent.
— Nous avons déjà fait halte à Glimmerglam, à Rudoheim et
à Friendslip. Je crois que Paramo est la ville la plus proche
maintenant.
— Ce sera donc Paramo.
Rudolfo songea que c’était une destination appropriée.
Paramo offrait des plaisirs moins raffinés que Glimmerglam,
mais ce village de bûcherons avait conservé une atmosphère
pittoresque depuis mille ans – un véritable exploit. Les habitants
faisaient descendre les troncs le long du fleuve Rajblood comme
leurs ancêtres l’avaient fait depuis la nuit des temps. Ils
conservaient un peu de bois, car le village abritait quelques-uns
des meilleurs menuisiers du monde. Les poutres et les boiseries
des manoirs de Rudolfo avaient été taillées dans des arbres de
Paramo. Les artisans locaux produisaient une grande quantité
de meubles et les plus magnifiques allaient décorer les demeures
et les palais des rois, des prêtres et des nobles de toutes les
Terres Nommées.
Ce soir-là, Rudolfo dînerait d’un plat de sanglier rôti. Il
écouterait les fanfaronnades et les flatulences de ses meilleurs
hommes, puis il s’endormirait à même le sol avec sa selle en
guise d’oreiller. C’était ainsi que vivait un roi tsigane. Le
lendemain, il savourerait un vin frais au creux du nombril d’une
danseuse de camp de bûcherons et leurs soupirs se mêleraient
aux croassements des grenouilles des eaux peu profondes du

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fleuve. Puis il s’en irait dormir dans un lit confortable sur le
balcon d’été de son troisième manoir sylvestre.
Rudolfo esquissa un sourire.
Mais son sourire s’évanouit lorsqu’il bifurqua vers le sud. Il
tira sur ses rênes et plissa les yeux en regardant en direction du
soleil. Les éclaireurs tsiganes l’imitèrent et sifflèrent des ordres à
leurs chevaux tandis que ceux-ci ralentissaient, s’arrêtaient et
caracolaient.
— Par les dieux ! lâcha Grégoric. Mais que s’est-il donc
passé ?
Au sud-ouest, une colonne de fumée noire se dressait vers le
ciel comme un poing tendu, juste au-dessus de la lisière
marquant la frontière la plus éloignée du domaine de Rudolfo.
Le roi tsigane contempla l’inquiétant spectacle en sentant son
estomac se contracter. Il n’avait jamais vu un tel nuage de
fumée. C’était impossible. Il cligna des yeux et son esprit
émergea de sa stupeur pour se livrer à un peu de calcul mental. Il
évalua la distance et la direction de l’immense volute en se
fondant sur la position du soleil et des quelques étoiles assez
brillantes pour être visibles de jour.
— Windwir, dit-il sans se rendre compte qu’il avait parlé à
voix haute.
Grégoric hocha la tête.
— Oui, général. Mais qu’est-ce qui a bien pu se passer ?
Le roi tsigane détourna les yeux du nuage sombre pour
regarder son ami d’enfance. À douze ans, Rudolfo avait fait de
lui le capitaine des éclaireurs tsiganes le plus jeune de tous les
temps – Grégoric avait alors quinze ans. Les deux hommes
avaient affronté de nombreux dangers ensemble, mais Rudolfo
ne l’avait jamais vu si pâle.
— Nous l’apprendrons bien assez tôt, dit le roi tsigane. (Il
siffla pour ordonner à ses éclaireurs de se rapprocher.) Je veux
que des cavaliers se rendent aux différents manoirs pour
mobiliser l’armée errante. Nous avons une Alliance de Sang avec
Windwir. Des oiseaux messagers vont sûrement arriver pour
nous informer de ce qui s’est passé. Que tout le monde se
retrouve demain sur les steppes occidentales ! Nous partirons au
secours de Windwir dans trois jours.

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— Devons-nous demander aux éclaireurs de se magifier,
général ?
Rudolfo se caressa la barbe.
— Je ne pense pas que ce soit nécessaire. (Il réfléchit un
moment.) Mais je veux qu’ils soient prêts à le faire.
Grégoric hocha la tête et lança un chapelet d’ordres.
Tandis que les neuf éclaireurs tsiganes s’éloignaient, Rudolfo
se laissa glisser de sa selle en observant la colonne de fumée
noire qui disparaissait dans le ciel. Elle était aussi large qu’une
ville.
Rudolfo, seigneur des Neuf Maisons Sylvestres et général de
l’armée errante, fut parcouru par un frisson de curiosité et de
peur.
Et s’il n’y a plus rien lorsque nous arrivons ? se
demanda-t-il.
Mais il savait déjà – même s’il refusait de se l’avouer – qu’il
n’y aurait plus rien et que, par conséquent, le monde allait
changer.

PÉTRONUS

Pétronus raccommoda le dernier accroc du filet et alla le


ranger à la proue. La mer était calme et la journée tranquille. Il
n’y avait pas grand-chose à faire, mais cela lui convenait.
Le soir venu, il dînerait à l’auberge en compagnie des autres.
Il boirait trop et rabâcherait les poèmes grivois qui l’avaient
rendu célèbre du nord au sud de la baie de Caldus. Cette
notoriété discutable ne le dérangeait pas, car, en dehors des
habitants de son petit village, peu de gens savaient quelles
fonctions il avait occupées.
Pétronus le pêcheur avait eu une autre vie avant de revenir à
son navire et à ses filets. Il avait vécu un mensonge qui, parfois,
semblait plus réel qu’un amour d’enfant. Mais cela n’en
demeurait pas moins un mensonge, un mensonge qui l’avait
dévoré jusqu’à ce qu’il se décide à l’affronter et à le fuir. Cela
s’était passé trente-trois ans plus tôt.
Trente-trois ans dans quelques jours, se rendit-il compte

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avec un sourire. Il pouvait s’écouler des semaines sans qu’il
pense à cette époque désormais. Il n’en allait pas de même
lorsqu’il était plus jeune. Mais chaque année, un mois avant la
date anniversaire de sa démission spectaculaire, les souvenirs de
Windwir, des Androfranciens en robe et de la Grande
Bibliothèque resurgissaient. Son passé le submergeait et se
refermait sur lui comme un filet sur un banc de poissons.
Le soleil dansait au-dessus des eaux tandis qu’il observait le
reflet brillant des vagues qui s’écrasaient contre les coques des
bateaux de toutes tailles. Le ciel bleu clair s’étendait jusqu’à
l’horizon. Des oiseaux de mer filaient à toute allure en poussant
des cris stridents et affamés lorsqu’ils fondaient sur un petit
poisson qui s’approchait trop près de la surface.
Un martin-pêcheur attira son attention. Pétronus le regarda
affronter un vent qu’il ne pouvait ni voir ni sentir. L’oiseau
battait des ailes et suivait une trajectoire erratique.
Il m’est arrivé la même chose, songea Pétronus.
Au même moment, le martin-pêcheur frissonna tandis que le
vent trop fort le repoussait en arrière.
Pétronus aperçut alors le nuage qui montait au-dessus de
l’horizon.
Il n’eut pas besoin de calculer la distance. Il n’eut pas besoin
de réfléchir pour comprendre.
Windwir !
Il tomba à genoux, abasourdi. Il contempla la colonne noire
qui montait au nord-ouest de la baie de Caldus. Il était assez
près pour entrapercevoir des flammes entre les tourbillons qui
se lançaient à l’assaut du ciel.
— « Oh ! mes enfants ! murmura Pétronus en citant le
premier Évangile de P’Andro Whym, qu’avez-vous fait pour
mériter la colère des cieux ? »

JIN LI TAM

Jin Li Tam retint un éclat de rire et laissa le prévôt adipeux


lui faire la leçon.
— La concubine d’un roi ne doit pas chevaucher en amazone,

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déclara Sethbert.
Elle ne prit pas la peine de lui rappeler les différences entre
un prévôt et un roi. Elle se contenta de répéter :
— Mais je n’ai pas l’intention de chevaucher en amazone,
seigneur.
Jin Li Tam avait passé la plus grande partie de la journée
confinée à l’arrière d’un chariot en compagnie de la suite de
Sethbert. Elle en avait assez. Ce n’étaient ni les chevaux ni les
selles qui manquaient et elle avait envie de sentir le vent sur son
visage. En outre, il était difficile d’observer le paysage de
l’intérieur d’un véhicule et son père lui demanderait un rapport
détaillé de son voyage.
Un capitaine interrompit leur conversation. Il entraîna
Sethbert à l’écart et lui murmura quelque chose d’une voix
pressante. Jin Li Tam en profita pour s’éloigner. Elle se mit en
quête d’une monture appropriée – elle verrait mieux à cheval.
Une certaine effervescence s’était emparée de Sethbert et de
ses hommes depuis une semaine : des oiseaux messagers
allaient et venaient, des estafettes enveloppées dans des capes
galopaient de jour comme de nuit, des vieillards en uniforme se
réunissaient sans cesse et on entendait parfois des éclats de voix
interrompre les chuchotements. L’armée avait été mobilisée et
des brigades venant des différentes cités-États s’étaient
rassemblées sous un même drapeau. Les soldats faisaient route
au nord à marche forcée. Leur colonne s’étendait à perte de vue
le long de la voie whymèrienne. Ils étaient si nombreux qu’ils
débordaient de la chaussée et certains devaient avancer à travers
les champs et les forêts.
Malgré tous ses efforts, Jin Li Tam n’était pas parvenue à
apprendre le but de ces manœuvres. Elle avait cependant
remarqué que les éclaireurs avaient été magifiés. Selon les rites
de l’Alliance de Sang, cela signifiait que Sethbert et les
cités-États entrolusiennes s’apprêtaient à entrer en guerre. Au
nord, il n’y avait que la ville de Windwir – le siège de l’ordre
androfrancien – et, un peu plus loin au nord-ouest, les Neuf
Maisons Sylvestres de Rudolfo. Pourtant, ces deux États avaient
conclu une Alliance de Sang avec les Entrolusiens et Jin Li Tam
n’avait pas entendu parler d’une éventuelle menace exigeant

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l’intervention de l’armée entrolusienne.
D’un autre côté, Sethbert ne s’était pas montré très rationnel
ces dernières semaines.
Elle avait partagé son lit – elle frissonnait encore de dégoût à
cette pensée – le temps de découvrir qu’il parlait dans son
sommeil, qu’il était agité et incapable de satisfaire les besoins de
sa jeune concubine aux cheveux roux. Elle avait aussi remarqué
qu’il fumait de plus en plus de baies de kalla séchées. Il hurlait
ou divaguait devant les officiers de son état-major, mais ceux-ci
lui avaient obéi sans hésitation lorsqu’il avait ordonné la
mobilisation. Il se passait donc quelque chose. Sethbert n’avait
aucun talent pour imposer son autorité à ses subordonnés. Il
n’avait ni le charisme ni la compétence d’un chef militaire, il
était trop paresseux pour inspirer la crainte à ses soldats et il
était incapable de les motiver par des moyens plus subtils.
— Que préparez-vous ? se demanda Jin Li Tam à voix haute.
— Ma dame ?
Le jeune lieutenant de cavalerie la dominait du haut de sa
jument blanche. Un autre cheval était attaché à sa monture.
Elle sourit et se tourna de manière que le regard de l’officier
plonge dans son décolleté, mais pas assez pour que cela soit
indécent.
— Oui, lieutenant ?
— Le prévôt Sethbert vous adresse ses hommages et vous prie
de bien vouloir le rejoindre.
Le jeune homme fit avancer le second cheval et tendit les
rênes à Jin Li Tam.
Elle les prit et hocha la tête.
— Je suppose que vous allez m’escorter ?
Le lieutenant acquiesça.
— Le prévôt me l’a demandé.
La jeune femme enfourcha sa monture et ajusta sa robe de
cavalière. Elle se hissa sur les étriers et observa la tête et la
queue de la longue colonne de soldats. Elle talonna son cheval
pour le faire avancer.
— Dans ce cas, dépêchons-nous de le satisfaire.
Sethbert attendait au sommet d’une colline traversée par la
route. Jin Li Tam aperçut des serviteurs qui érigeaient sa

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marquise pourpre sur le point culminant. Pourquoi
s’arrêtaient-ils là, au milieu de nulle part ?
Sethbert lui adressa un signe tandis qu’elle approchait. Il
semblait surexcité et son visage était écarlate. Ses bajoues
tremblotaient et des perles de sueur constellaient son front.
— C’est bientôt le moment, dit-il. C’est bientôt le moment.
Jin regarda le ciel. Le soleil ne se coucherait pas avant quatre
heures. Elle observa le prévôt et mit pied à terre.
— Le moment de quoi, seigneur ? demanda-t-elle.
Des serviteurs apportèrent deux chaises, remplirent des
coupes de vin et préparèrent à manger.
— Oh ! vous allez voir.
Sethbert posa son volumineux postérieur sur un siège qui
gémit.
Jin Li Tam s’assit à son tour. Elle accepta la coupe de vin
qu’on lui tendait et savoura le breuvage.
— Vous allez assister à mon heure de gloire, dit Sethbert.
Il la regarda et lui adressa un clin d’œil. Il avait les yeux
perdus dans le vague, comme cela lui arrivait de temps à autre
pendant leurs moments d’intimité. Jin Li Tam ne pouvait pas
s’offrir le luxe d’un tel abandon, car elle était avant tout une
espionne au service de son père. Elle le regrettait parfois.
— Qu’est-ce que… ?
Elle s’interrompit. Très loin, au-delà des forêts et des
méandres rutilants du Troisième Fleuve qui serpentait vers le
nord, le ciel s’illumina et un petit nuage de fumée apparut
au-dessus de l’horizon. Le nuage enfla et prit de l’altitude avant
de se transformer en gigantesque colonne noire.
Sethbert gloussa et tendit la main pour serrer le genou de Jin
Li Tam.
— Oh ! c’est encore mieux que ce que j’espérais. (La jeune
femme s’arracha à la contemplation de la fumée noire pour
observer le large sourire du prévôt.) Regardez donc cela !
Des hoquets de surprise et des murmures montèrent autour
d’eux. Des doigts pointèrent en direction du nord. Jin Li Tam
tourna la tête pour regarder le visage blême des généraux, des
capitaines et des lieutenants de Sethbert. Elle devina que
l’horreur devait se lire sur les traits de tous les soldats et de tous

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les éclaireurs de l’armée. Elle reporta ses yeux sur l’horrible
colonne de fumée qui montait toujours plus haut. Elle songea
alors qu’à des lieues et des lieues à la ronde tous ceux qui
assistaient à ce terrible spectacle devaient éprouver la même
peur et la même angoisse. Était-elle la seule à ignorer l’origine
de cette fumée ?
— Admirez ! Admirez la fin de la tyrannie androfrancienne,
souffla Sethbert. Windwir est tombée. (Il ricana.) N’oubliez pas
d’en informer votre père.

NEB

Debout près du chariot, Neb observait Windwir qui s’étendait


en contrebas. Il leur avait fallu cinq heures pour traverser les
basses collines qui entouraient la cité et Neb n’avait pas envie de
se priver de ce spectacle. Il voulait graver cette image dans sa
tête, car il quittait la ville pour la première fois de sa vie et il ne
rentrerait pas avant de longs mois.
Son père, frère Hebda, s’étira. Il semblait plus grand dans la
lumière matinale.
— Tu n’as pas oublié les lettres de recommandation et de
crédit de l’évêque ? demanda-t-il.
Neb l’entendit à peine. Il ne voyait que la cité massive, les
cathédrales, les tours, les boutiques, les maisons pressées contre
les murailles. Les couleurs des Alliances de Sang flottaient au
vent avec le bleu roi de l’ordre androfrancien. De l’endroit où il
se tenait, le garçon apercevait même des silhouettes en robe qui
s’affairaient ici et là.
Frère Hebda répéta sa question et Neb sursauta.
— Frère Hebda ? Vous disiez ?
— Je te parlais des lettres de recommandation et de crédit.
Tu les as lues ce matin avant notre départ et je t’ai demandé de
ne pas oublier de les remettre dans la sacoche.
Neb essaya de se souvenir. Il revit les documents sur le
bureau de son père. Il se rappela avoir sollicité la permission de
les consulter. Il se rappela les avoir lus. Il se rappela la
fascination qu’il avait éprouvée en contemplant les lettres et la

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manière dont elles avaient été tracées. Mais il ne se rappelait pas
les avoir remises en place.
— Il me semble que je l’ai fait.
Ils grimpèrent à l’arrière du chariot et ouvrirent toutes les
sacoches, tous les sacs et tous les paquets. Les lettres n’étaient
pas là et frère Hebda soupira.
— Il faut donc que je retourne les chercher.
Neb détourna les yeux.
— Je vais venir avec vous, frère Hebda.
Son père secoua la tête.
— Non. Attends-moi ici.
Neb sentit son visage devenir brûlant et une boule lui obstrua
la gorge. L’érudit bedonnant tendit la main et lui serra l’épaule.
— Ce n’est pas bien grave. J’aurais dû vérifier. (Il plissa les
yeux en cherchant des paroles réconfortantes.) C’est juste que…
je n’ai pas l’habitude d’avoir de la compagnie.
Neb hocha la tête.
— Est-ce que je peux me rendre utile pendant votre absence ?
Frère Hebda sourit.
— Lis. Médite. Surveille le chariot. Je ne serai pas long.

Neb dessina des labyrinthes whymèriens sur le sol et


entreprit de méditer, en vain. Tout le rappelait à la réalité : le
piaillement des oiseaux, le souffle du vent, la mastication de la
jument. Il y avait aussi l’odeur des arbres à feuilles persistantes,
de la poussière, de la transpiration du cheval. Sans compter celle
de sa propre sueur qui avait séché après cinq longues heures
passées à l’ombre.
Il avait attendu si longtemps. Chaque année, il avait demandé
au directeur la permission d’étudier sous la tutelle de son père
et, un an avant d’atteindre l’âge adulte et d’être en droit de
choisir son destin sans se préoccuper de l’avis de l’orphelinat
francien, il l’avait enfin reçue. Les Androfranciens ne pouvaient
pas se prétendre chastes s’ils avaient des enfants à charge et
leurs rejetons étaient donc confiés à l’orphelinat francien. Les
fils et les filles des membres de l’ordre ne connaissaient pas leur
mère et rares étaient ceux qui connaissaient leur père.
Frère Hebda rendait visite à son fils au moins deux fois par

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an et il lui envoyait des cadeaux et des livres des lointains sites
de fouilles du Désert Bouillonnant. Il cherchait des reliques de
périodes antérieures à l’âge de la Folie Hilare. Des années plus
tôt, il avait dit à Neb qu’il l’emmènerait et qu’il lui ferait
découvrir l’amour de P’Andro Whym, un sentiment si puissant
qu’il pouvait pousser un homme à sacrifier son fils unique.
Et Neb avait enfin obtenu la permission qu’il attendait.
Sa première expédition dans le désert n’avait pas encore
commencé et il avait déjà déçu celui qui représentait tout pour
lui.

Cinq heures s’étaient écoulées. Il était impossible


d’apercevoir frère Hebda de si loin, mais Neb se levait de temps
en temps pour regarder la cité et surveiller les portes près des
quais du fleuve.
Alors qu’il se rasseyait, il sentit soudain les poils de ses bras
se hérisser. Un grand silence s’abattit, seulement troublé par
une voix lointaine. Neb bondit sur ses pieds. Un vent étrange se
leva et sembla courber le ciel. Il glissa sur la peau du garçon en
provoquant une sensation de fourmillement. Un
bourdonnement de plus en plus fort fit vibrer l’air avant de se
transformer en cri aigu. Neb écarquilla les yeux et ces derniers
furent submergés par une vague de lumière et d’obscurité. Le
jeune Androfrancien resta pétrifié, bras écartés, bouche bée.
Le sol trembla et Windwir vacilla tandis que le hurlement
aigu s’intensifiait. Les oiseaux s’envolèrent pour fuir la cité. Des
nuées brunes, blanches et noires cachèrent la ville et le garçon
entrevit à peine les cendres et les débris soulevés par un vent
brûlant venu de nulle part.
Les tours et les toits s’effondrèrent. Les murs tremblèrent et
s’écroulèrent vers l’intérieur des bâtiments. Des flammes –
d’abord timides, mais bientôt avides – dessinèrent un
kaléidoscope de couleurs. Neb observa les minuscules
silhouettes en robe, d’habitude si affairées, dévorées par le feu. Il
vit des ombres indistinctes filer à travers les cendres
tourbillonnantes et détruire tout ce qui osait encore se tenir
debout. Il vit des marins en flammes se jeter dans le fleuve pour
fuir les incendies qui ravageaient leurs navires et supplier le

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courant de les sauver. Hommes et bateaux coulèrent sans réussir
à échapper au brasier blanc-vert qui les dévorait. On entendit un
grand craquement et un sifflement comparable à celui d’une
bouilloire. Une odeur de pierre brûlée et de chair carbonisée se
répandit. La douleur de la Désolation de Windwir frappa Neb au
plus profond de lui. Le jeune homme cria pour chaque cœur qu’il
sentait s’arrêter et pour chaque corps boursouflé qu’il voyait
exploser.
L’Univers tout entier se tourna vers lui en rugissant. Des
flammes et des éclairs fusèrent vers le ciel ou s’abattirent sur
Windwir alors que la cité hurlait et se consumait. Pendant toute
la durée du carnage, une force invisible empêcha Neb de bouger.
Le garçon cria à l’unisson de la ville, les yeux écarquillés, la
bouche béante. Ses poumons inspiraient et expiraient l’air
brûlant avec frénésie.
Un seul oiseau émergea du nuage noir. Il passa tout près de la
tête de Neb et disparut dans la forêt. Pendant une fraction de
seconde, le jeune homme eut l’impression que l’animal était en
or.
Plusieurs heures plus tard, Neb tomba à genoux et pleura
front contre terre. À la place de la ville, il n’y avait plus qu’un
gigantesque brasier. Le pilier de cendres et de fumée cachait le
soleil. L’odeur de la mort était étouffante. Il sanglota jusqu’à ce
qu’il n’ait plus de larmes à verser, puis il resta allongé, secoué
par des spasmes et des tremblements. Ses yeux s’ouvraient et se
fermaient sur la désolation qui s’étendait au pied de la colline.
Il se redressa enfin et ferma les paupières. Il articula en
silence l’Évangile des dogmes de P’Andro Whym, le fondateur de
l’ordre androfrancien, puis il médita sur sa bêtise.
La bêtise qui avait entraîné la mort de son père.

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Chapitre 2

JIN LI TAM

À la frontière du campement, Jin Li Tam observa l’herbe et


les fougères se coucher tandis que les éclaireurs magifiés de
Sethbert entraient et sortaient du camp. Ces hommes étaient
presque invisibles, mais le père de la jeune femme l’avait
entraînée avec soin et elle distinguait leurs silhouettes dans les
rayons de soleil qui traversaient la voûte des arbres. Dans
l’ombre, ils étaient de véritables fantômes, silencieux et
transparents.
Sethbert avait ordonné à ses soldats de faire halte à plusieurs
lieues de Windwir, puis il était parti en reconnaissance avec son
escouade d’éclaireurs et ses généraux. Avant son départ, il était
agité de tics et semblait de mauvaise humeur, mais, à son retour,
il souriait et ricanait sans cesse. Jin Li Tam avait remarqué que
ses compagnons ne partageaient pas sa gaieté. Ils étaient pâles,
effarés et peut-être même honteux. Elle entendit quelques bribes
de conversations.
— Je me serais opposé à cette opération si j’avais su que nous
en arriverions là, déclara un général.
Sethbert haussa les épaules.
— Vous saviez que c’était une éventualité. Vous avez tété au
même sein que nous tous. On vous a seriné toutes ces histoires à
propos de P’Andro Whym, de Xhum Y’Zir, de l’âge de la Folie
Hilare et des autres fadaises androfranciennes. Vous les
connaissez aussi bien que moi, Wardyn. Ce qui est arrivé
aujourd’hui a toujours fait partie des possibilités.
— La bibliothèque a été détruite, Sethbert.
— Ce n’est pas certain, intervint un autre homme.

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Il s’agissait de l’Androfrancien qu’ils avaient rencontré la
veille sur la route, un apprenti de la Grande Bibliothèque. Jin Li
Tam l’avait déjà vu au palais de Sethbert. C’était lui qui avait
apporté l’homme de métal au prévôt, l’année précédente. Il était
revenu à plusieurs reprises pour lui apprendre de nouveaux
tours.
— Les mécaserviteurs ont une grande mémoire. Si nous les
rassemblons, nous pourrons récupérer une partie des données
de la bibliothèque.
— C’est possible, lâcha Sethbert avec indifférence. Je pense
cependant que nous pouvons leur trouver une utilité plus
stratégique.
Le général hoqueta.
— Vous ne voulez quand même pas dire que…
Sethbert aperçut Jin Li Tam au bord de la piste et il leva la
main pour interrompre l’officier.
— Ah ! ma charmante concubine qui attend mon retour…
avec angoisse, j’en suis persuadé.
Jin Li Tam sortit de l’ombre et fit la révérence.
— Seigneur.
— Vous avez manqué quelque chose, ma chère, déclara
Sethbert avec une mine d’enfant ravi. C’était tout simplement
stupéfiant.
La jeune femme sentit son estomac se contracter.
— Je suis certaine que le spectacle valait le déplacement.
Sethbert sourit.
— Je suis comblé. Le résultat a dépassé mes espérances. (Il se
rappela soudain qu’ils n’étaient pas seuls.) Nous parlerons plus
tard, dit-il à ses compagnons.
Il les regarda s’éloigner, puis il se tourna vers Jin Li Tam et
reprit la parole à voix basse.
— Il y aura sans doute un banquet officiel demain. J’ai fait
savoir à Rudolfo et à son armée errante que nous arriverions un
peu avant midi. (Il plissa les yeux.) J’espère que vous brillerez
pour moi.
Jin Li Tam n’avait jamais rencontré le roi tsigane, mais son
père le décrivait comme un homme redoutable, impitoyable et
un peu trop coquet. Les Neuf Maisons Sylvestres restaient à

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l’écart des autres royaumes et vivaient presque en autarcie aux
confins du Nouveau Monde, loin des cités dormantes du Delta
des Trois Fleuves et de la côte d’Émeraude orientale.
Jin Li Tam s’inclina.
— M’est-il arrivé de ne pas briller en votre honneur,
seigneur ?
Sethbert éclata de rire.
— Vous ne brillez que pour votre père, Jin Li Tam. Je ne suis
que le client fatigant d’une putain. (Il se pencha en avant et
grimaça un sourire.) Mais les événements de Windwir vont
changer cela, non ?
Elle ne fut pas surprise d’entendre Sethbert la traiter de
putain et elle ne s’en offusqua pas. En outre, le prévôt était en
effet un client fatigant, mais ses paroles inquiétèrent la jeune
femme. C’était la deuxième fois en quelques jours qu’il faisait
référence à son père. Elle se demanda depuis combien de temps
il était au courant. Pas trop longtemps, espéra-t-elle.
Elle déglutit tant bien que mal.
— Que voulez-vous dire ?
Sethbert se renfrogna.
— Nous savons tous les deux que votre père n’hésite pas à
jouer les putains, lui non plus. Il se trémousse sur les genoux des
Androfranciens en échange de quelques pièces et il répète de
vagues rumeurs à leurs oreilles velues. Mais son temps est
révolu. Vous, vos sœurs et vos frères serez bientôt orphelins.
Vous devriez songer à vos intérêts tant que vous avez encore le
luxe de pouvoir faire des choix. (Son visage s’éclaira et il
poursuivit d’une voix presque enjouée.) Dînez avec moi ce soir.
(Il se hissa sur la pointe des pieds et déposa un baiser sur sa
joue.) Nous fêterons l’avènement d’une nouvelle ère.
Jin frissonna. Elle espéra que le prévôt ne l’avait pas
remarqué.
Sethbert regagna le camp en sifflotant. La jeune femme resta
immobile pendant un long moment, tremblante de rage et de
peur.

PÉTRONUS

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Pétronus n’arrivait plus à dormir, à pêcher ni à manger.
Pendant deux jours, il resta assis sous le porche de sa maison et
attendit que la colonne de fumée montant du nord-ouest, de
Windwir, se dissipe peu à peu. Il était rare qu’un oiseau apporte
des messages à la baie de Caldus, mais des navires y faisaient
halte chaque jour avant de faire voile vers la côte d’Émeraude
orientale. Il était encore trop tôt pour apprendre ce qui s’était
passé, mais Pétronus savait que ce nuage de fumée n’annonçait
rien de bon.
Hyram, le vieux maire de la ville, était le meilleur ami de
Pétronus depuis leur enfance. Il lui rendait visite chaque
après-midi pour s’assurer qu’il allait bien.
— Toujours pas de nouvelles, remarqua-t-il le troisième jour.
D’après les marins des cités-États, Sethbert et ses soldats font
route au nord pour se conformer aux dispositions de l’Alliance
de Sang entrolusienne. Mais certains affirment qu’il est parti un
jour avant l’apparition du nuage. Le roi tsigane a rassemblé son
armée errante sur les steppes occidentales. Ses intendants sont
passés en ville pour acheter des provisions.
Pétronus hocha la tête.
— Ils sont les alliés de Windwir les plus proches. Ils sont
probablement déjà sur place.
— En effet. (Hyram s’agita sur le banc, mal à l’aise.) Alors,
que vas-tu faire ?
— Qu’est-ce que je vais faire ? (Pétronus cligna des
paupières.) Je ne vais rien faire du tout. Ce n’est pas à moi de
faire quoi que ce soit.
Hyram renifla avec mépris.
— Si ce n’est pas à toi, c’est à qui ?
Pétronus détourna le regard du ciel. Il plissa les yeux en les
posant sur son ami.
— J’ai fait mon temps. J’ai quitté cette vie. (Il déglutit.) De
toute façon, nous ne savons même pas si c’est grave.
— Ce nuage de fumée est là depuis deux jours, lâcha Hyram.
Nous savons que c’est grave. À ton avis, combien
d’Androfranciens ne sont pas en ville pendant la semaine des
Conférences du Savoir ?

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Pétronus réfléchit un moment.
— Un millier. Peut-être deux.
— Sur cent mille ?
Pétronus acquiesça.
— Cent mille membres de l’ordre. Windwir est au moins deux
fois plus peuplée. Mais nous ne savons pas si c’est grave,
insista-t-il.
— Tu pourrais envoyer un oiseau, proposa Hyram.
Pétronus secoua la tête.
— Ce n’est pas à moi de le faire. J’ai fait une croix sur l’ordre
et tu sais très bien pourquoi.
Dans leur jeunesse, Hyram et Pétronus avaient quitté leur
village pour gagner Windwir. Ils ne supportaient plus l’odeur du
poisson qui imprégnait leurs mains. Ils avaient soif de savoir et
d’aventure. Ils avaient rejoint les rangs de l’ordre, mais,
quelques années plus tard, Hyram était revenu au village pour
reprendre une existence plus simple. Pétronus avait gravi les
échelons de la hiérarchie ecclésiastique et son nom était devenu
célèbre.
Hyram hocha la tête.
— Je le sais. Ce que je ne sais pas, c’est comment tu as
supporté l’ordre si longtemps. Tu l’aimais plus que tout au
monde.
— Et je l’aime toujours. J’aimais ce que je faisais et ce que
l’ordre représentait… mais tout a changé par la suite. P’Andro
Whym fondrait en larmes s’il voyait ce que nous avons fait de ses
préceptes. Il n’a jamais voulu que nous nous enrichissions grâce
au savoir, que nous couronnions ou renversions des rois d’un
mot. (La voix de Pétronus devint grave lorsqu’il cita l’homme
dont il avait jadis mémorisé tous les écrits.) « Écoutez-moi. Je
déclare que vous êtes une forteresse de raison dans cet âge de
Folie Hilare. Je déclare que le savoir sera la lumière qui fera
reculer les ténèbres. »
Hyram resta silencieux pendant une minute, puis il répéta sa
question.
— Alors, qu’est-ce que tu vas faire ?
Pétronus se frotta le visage.
— S’ils me le demandent, je les aiderai. Mais je ne leur

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apporterai pas l’aide qu’ils désirent. Je leur apporterai l’aide
dont ils ont besoin.
— Et en attendant ?
— Je vais essayer de dormir un peu, puis je retournerai
pêcher.
Hyram hocha la tête et se leva.
— Tu n’es donc pas curieux ?
Pétronus ne répondit pas. Il regardait de nouveau en
direction du nord-ouest et il ne remarqua même pas que son ami
s’éloignait sans bruit.
Lorsque la nuit tomba, il rentra et s’efforça de faire un peu de
soupe. Son estomac n’en voulut pas. Il resta allongé sur son lit
pendant des heures tandis que des images de son passé
défilaient sur ses paupières closes. Il se rappela le poids de la
bague à son doigt, la couronne sur sa tête, la robe pourpre et
l’étole bleu roi. Il se rappela les livres, les magikes et les
machines. Il se rappela les statues, les tombes, les cathédrales et
les catacombes.
Il se rappela une vie qui semblait désormais plus simple,
parce que, à cette époque, il préférait les réponses aux questions.
Après une nouvelle nuit passée à se tourner et à se retourner
dans ses draps trempés de sueur, Pétronus se leva avant les
pêcheurs les plus matinaux. Il rassembla quelques affaires, les
fourra dans un sac et sortit dans un froid mordant. Il épingla un
message sur la porte de la maison d’Hyram pour informer son
ami qu’il reviendrait après avoir vu ce qui s’était passé.
Lorsque le soleil se leva, il avait déjà parcouru six lieues en
direction de Windwir. Il saurait bientôt ce qui était arrivé à la
cité, ce premier amour où il avait jadis rêvé d’un retour à l’âge
d’or.

NEB

Neb ne gardait presque aucun souvenir des deux derniers


jours. Il savait qu’il avait médité et qu’il avait relu sa vieille bible
whymèrienne ainsi que son complément, Le Compendium des
Annales Historiques. Ces deux ouvrages étaient des cadeaux de

- 25 -
son père.
Il y avait d’autres livres dans le chariot, bien entendu. Des
livres, de la nourriture, des vêtements et des outils neufs
enveloppés dans de la toile cirée. Mais le garçon ne se sentit pas
la force d’y toucher. Il n’avait pas envie de faire le moindre
effort.
Il resta assis par terre dans la chaleur sèche de la journée et
dans le froid mordant de la nuit. Il oscillait de gauche et de
droite et marmonnait les pensées qui lui passaient par la tête, les
vers de ses Évangiles ou les quatrains de ses lamentations.
Il fut tiré de son apathie par des mouvements près du fleuve
en contrebas. Des cavaliers se dirigeaient vers les ruines noircies
et fumantes de la ville. Ils disparaissaient parfois dans des
volutes qui se tordaient comme des âmes de damnés.
Neb s’allongea sur le ventre et rampa jusqu’à l’extrémité de la
crête. Derrière lui, un oiseau laissa échapper un piaillement
grave.
Non, pensa-t-il. Ce n’était pas un oiseau. Il se releva à quatre
pattes et se tourna avec lenteur.
Il n’y avait pas de vent, mais quelque chose l’effleura tandis
que des fantômes sortaient de la forêt pour l’encercler.
Neb se redressa d’un bond et essaya maladroitement de
s’enfuir.
Une main invisible lui saisit le bras et le retint.
— Une minute, mon garçon, murmura une voix.
Neb eut l’impression d’entendre quelqu’un parler dans un
entrepôt rempli de balles de coton.
Puis, tout près, il distingua une manche de soie noire, une
barbe tressée et une épaule massive. Il se débattit, mais d’autres
mains apparurent et le plaquèrent au sol.
— Nous ne te voulons pas de mal, dit la voix. Nous sommes
des éclaireurs du Delta. (L’homme attendit que ses paroles
fassent effet.) Es-tu un habitant de Windwir ? (Neb hocha la
tête.) Si je te lâche, est-ce que tu vas rester tranquille ? Nous
avons eu une journée difficile dans les bois et je n’ai pas envie de
te courir après.
Neb hocha la tête une fois de plus.
L’éclaireur le lâcha et recula. Neb s’assit avec lenteur et

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observa la clairière. Cinq ou six silhouettes étaient accroupies
autour de lui. Elles brillaient à peine dans la lumière du matin.
— Comment tu t’appelles ?
Neb voulut répondre, mais il débita un mélange
incompréhensible de citations sacrées et de passages des
Évangiles de P’Andro Whym. Il ferma la bouche et secoua la tête.
— Apportez-moi un oiseau, demanda le capitaine des
éclaireurs.
Un moineau apparut entre des mains translucides. L’officier
tira un fil de son écharpe, attacha un bout de papier autour d’une
patte et lança ensuite l’animal vers le ciel.
Les éclaireurs attendirent pendant une heure, assis en
silence. Puis l’oiseau revint et réintégra sa cage. Le capitaine
récupéra le nouveau message et le lut. Il approcha de Neb et le
releva.
— Je t’informe que tu es désormais l’hôte du seigneur
Sethbert, prévôt des cités-États entrolusiennes et du Delta des
Trois Fleuves. Il a ordonné qu’on te prépare des quartiers au
campement. Il attend ton arrivée avec impatience. Il souhaite
apprendre tout ce que tu sais à propos de la destruction de
Windwir.
Les soldats poussèrent le garçon en direction de la forêt. Neb
essaya de résister et se tourna vers le chariot.
— Nous enverrons des hommes le récupérer, dit le capitaine.
Le prévôt veut te voir au plus vite.
Neb ouvrit la bouche pour protester, mais il ne dit rien. Il
comprit que ce serait inutile. Ces hommes avaient reçu des
ordres et ils avaient l’intention d’y obéir.
Il suivit les soldats en silence. Les éclaireurs n’empruntaient
aucun chemin, ne laissaient aucune trace et ne faisaient presque
pas de bruit, mais Neb les sentait autour de lui. Dès qu’il faisait
un pas de côté, des mains le ramenaient dans la bonne direction.
Ils marchèrent pendant deux heures avant d’arriver à un
campement camouflé. Le garçon aperçut un petit homme
corpulent vêtu de couleurs vives. Il se tenait près d’une grande
jeune femme rousse qui arborait une expression étrange.
Le prévôt esquissa un large sourire et tendit les bras vers
Neb. Celui-ci songea qu’il ressemblait au père affectueux du

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Prince en Fuite qui, à la fin de l’histoire, se précipitait vers le fils
qu’il n’avait pas vu depuis des années pour le serrer contre lui.
Mais l’expression de la femme rousse lui apprit qu’il avait
tout intérêt à se méfier.

RUDOLFO

Rudolfo laissa ses hommes décider de l’endroit où camper. Il


savait qu’ils se battraient mieux s’ils devaient défendre un
emplacement qu’ils auraient choisi. On installa les tentes et les
cuisines dans le sens du vent pour ne pas être gênés par la fumée
qui montait encore des ruines parsemant les basses collines, à
l’ouest. Pendant ce temps, les éclaireurs explorèrent les zones où
la chaleur était supportable. Jusqu’à présent, ils n’avaient pas
trouvé le moindre survivant.
Rudolfo s’aventura assez loin pour apercevoir des os calcinés
et sentir l’odeur de la moelle cuite dans le vent brûlant. Il donna
des ordres.
— Faites tourner des équipes de recherche lorsque la chaleur
baissera. Envoyez-moi un oiseau si vous trouvez quelque chose.
Grégoric acquiesça.
— Bien, général.
Rudolfo secoua la tête. Quand il avait franchi la crête et
découvert la Désolation de Windwir, il avait arraché son écharpe
et hurlé à pleins poumons pour que ses hommes comprennent
sa douleur. Maintenant, il pleurait sans chercher à se cacher,
tout comme son capitaine. Les larmes traçaient des sillons dans
la poussière qui maculait ses joues.
— Je crois que vous ne trouverez personne, dit-il.
— Je le crois aussi, général.
Pendant que les éclaireurs exploraient les environs, Rudolfo
alla se reposer sous sa tente en soie. Il dégusta une coupe de vin
et avala quelques bouchées de melon frais et de fromage fort.
Des images de la plus grande cité du monde se succédaient dans
sa tête et se juxtaposaient au désert brûlant qui s’étendait
désormais à sa place.
— Dieux ! murmura-t-il.

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Son souvenir le plus ancien était celui des funérailles du
pape, celui qui avait été empoisonné. Le père de Rudolfo, Jakob,
l’avait emmené dans cette ville immense pour prendre part aux
hommages funèbres de l’Alliance de Sang. Jakob avait même
laissé son fils monter en croupe derrière lui. L’enfant s’était
accroché à son père tandis qu’ils suivaient le cercueil du pape
dans des rues bondées. La Grande Bibliothèque avait été fermée
pour une semaine en signe de deuil, mais Jakob avait reçu
l’autorisation d’y faire une rapide visite en compagnie d’un
évêque, un homme que des éclaireurs tsiganes avaient jadis
sauvé des bandits alors qu’il se rendait dans le Désert
Bouillonnant.
Les livres, pensa Rudolfo. Dieux ! tant de livres ! Depuis l’âge
de la Folie Hilare, les disciples de P’Andro Whym avaient
rassemblé les vestiges du savoir des Temps Anciens. Les
magikes, les sciences, les arts, les documents historiques, les
cartes et les chansons. Ils avaient récupéré tout ce qu’ils avaient
trouvé et l’avaient archivé dans la bibliothèque de Windwir. Le
paisible village de montagne s’était peu à peu développé pour
devenir la cité la plus puissante du Nouveau Monde.
Rudolfo avait six ans lorsqu’il avait visité la bibliothèque. Il
était entré dans la première chambre en compagnie de son père
et il avait contemplé les rangées de livres qui s’étendaient à perte
de vue. Il avait été submergé par un sentiment d’émerveillement
si intense qu’il avait eu peur.
Désormais, il était terrifié à l’idée que cette masse de
connaissances ait disparu. C’était insupportable. Il termina sa
coupe de vin et claqua des mains pour qu’on la remplisse.
— Qui a pu faire ça ? murmura-t-il.
À l’entrée de la tente, un capitaine toussa pour attirer son
attention.
Rudolfo leva la tête.
— Oui ?
— Le camp est établi, général.
— Parfait, capitaine. Je l’inspecterai avec vous dans un
instant.
Rudolfo faisait confiance à ses soldats, mais il savait que la
valeur des hommes dépendait en partie des exigences de leur

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chef et un bon chef se devait d’expliquer clairement ses
exigences.
Pendant que le capitaine attendait devant la tente, Rudolfo se
leva et prit son épée. Il ajusta son turban et sa ceinture de soie en
se regardant dans un petit miroir, puis il sortit dans la lumière
de fin de matinée.

Rudolfo inspecta le camp, encouragea ses hommes et écouta


leurs hypothèses à propos de la destruction de Windwir. Il
regagna ensuite sa tente et essaya de faire une sieste. Il n’avait
presque pas dormi au cours des trois derniers jours. Pourtant,
malgré son épuisement, il ne parvenait pas à chasser les images
de la cité ravagée.
Il savait que cette destruction était l’œuvre d’une magike
quelconque. L’ordre ne manquait pas d’ennemis, mais aucun
n’avait le pouvoir d’annihiler une ville. Un accident ? Les
Androfranciens avaient-ils fait une funeste trouvaille au cours de
leurs fouilles ? Avaient-ils découvert un dangereux vestige de
l’âge de la Folie Hilare ?
L’âge de la Folie Hilare. Une époque peuplée de rois-sorciers
et de machines pendant laquelle une civilisation entière avait été
rasée par les magikes. C’était une hypothèse crédible, le Désert
Bouillonnant était là pour la confirmer. Depuis des milliers
d’années, les Androfranciens creusaient la terre des Anciens
pour découvrir et étudier des reliques mécaniques ou magikes.
Les objets sans intérêt et sans danger étaient vendus ou
échangés pour que Windwir reste la cité la plus riche. Les autres
étaient conservés pour qu’elle reste la cité la plus puissante.
Un oiseau arriva alors que l’après-midi touchait à sa fin.
Rudolfo ouvrit le message et reconnut l’écriture serrée et
pointue de Grégoric.
« Nous avons trouvé un homme de métal qui parle. »
Le roi tsigane attrapa une plume.
« Amenez-le-moi. »
Il lança le petit oiseau dans le ciel. Il était impatient de voir ce
que ses éclaireurs tsiganes avaient découvert.

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Chapitre 3

JIN LI TAM

Jin Li Tam observa le garçon dont l’arrivée avait provoqué


tant d’agitation. Après l’étreinte de Sethbert, il avait ouvert la
bouche et marmonné un flot de paroles incompréhensibles : des
citations des textes whymèriens, semblait-il. Il ne devait pas
avoir plus de quinze ou seize ans, mais ses cheveux hirsutes
étaient blancs comme neige et ses yeux écarquillés
ressemblaient à ceux d’un dément. Sethbert comprit qu’il ne
pouvait pas parler et il le confia aussitôt à un de ses serviteurs. Si
le garçon était incapable de lui décrire l’apothéose de ses
complots, il n’avait aucun intérêt.
Jin Li Tam crut qu’elle allait avoir la nausée.
Le jour touchait à sa fin et la jeune femme observa le retour
des éclaireurs en restant dans l’ombre. Les soldats ressemblaient
à des pêcheurs satisfaits : ils tiraient des filets dans lesquels on
apercevait des objets aux reflets métalliques. Leurs magikes ne
faisaient plus effet et Jin distinguait avec clarté la soie de leur
uniforme gris de cendre ainsi que leurs mains et leurs visages
noirs de suie.
La jeune femme compta treize hommes de métal. L’apprenti
androfrancien approcha et s’agenouilla. Il donna de petits coups
aux automates à travers les mailles.
— Il en manque un, déclara-t-il.
— Il est là-bas, dit un éclaireur. On ne comprend rien à ce
qu’il raconte. Il n’ira pas loin. Je lui ai arraché une jambe. Nous
irons le chercher dès que nous en aurons terminé avec ceux-là.
— À condition que les Tsiganes ne mettent pas la main dessus
avant, dit le capitaine qui venait de la tente de Sethbert. (Il

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fronça les sourcils.) Ils sont dans la ville. Remagifiez les hommes
pour les camoufler.
— Et s’ils nous voient quand même ?
— Nous ne sommes pas en guerre contre eux. (Le capitaine
s’interrompit et jeta un regard inquiet en direction de la tente du
prévôt.) Enfin, pas encore.
L’apprenti libéra un homme de métal de son filet. Le
mécaserviteur cliqueta et un jet de vapeur fusa par la grille
d’échappement. Ses yeux vitreux s’ouvrirent, puis se fermèrent.
— Es-tu opérationnel ? demanda l’apprenti.
— Je suis opérationnel, répondit l’automate.
Il était grand et mince. Malgré les bosses, les rayures et la
poussière, il brillait sous le soleil de l’après-midi.
L’apprenti pointa le doigt vers une tente toute proche.
— Va sous cette tente et attends-moi à l’intérieur. Ne parle à
personne d’autre que moi. Est-ce que tu as compris ?
— J’ai compris.
Le mécaserviteur se dirigea vers l’abri en toile.
L’apprenti se tourna vers le suivant et Jin Li Tam s’éloigna.

Elle trouva le garçon sous la tente des domestiques. Il était


assis à une table, silencieux. Il portait encore sa robe crasseuse
couverte de terre et de cendre. Devant lui, une assiette de
nourriture refroidissait.
Il leva la tête lorsque la jeune femme s’installa en face de lui.
— Tu devrais manger, lui dit-elle. Quand as-tu pris ton
dernier repas ?
Il ouvrit la bouche, mais la referma aussitôt. Il secoua la tête,
les yeux emplis de larmes.
Jin Li Tam se pencha vers lui.
— Est-ce que tu comprends ce que je dis ? (Le garçon
acquiesça.) Je n’ose imaginer ce que tu as vu.
C’était un mensonge. Elle imaginait très bien ce qu’il avait vu.
Elle n’avait qu’entraperçu le désert brûlé où s’était dressée
Windwir, mais cette image l’avait hantée toute la nuit. Dans ses
cauchemars, Sethbert riait et exultait tandis que des cadavres de
sorciers erraient dans les rues de la ville grouillante en semant la
mort par le feu, les éclairs et la maladie. Dix fléaux – ou plus –

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s’abattaient sur la cité et frappaient les habitants hurlant de
peur. La jeune femme s’était réveillée couverte de sueur.
Elle se souvint des histoires à propos de l’âge de la Folie
Hilare. Les rares personnes qui avaient survécu à cette ère de
destruction avaient perdu la raison. Jin Li Tam se demanda si ce
garçon n’avait pas connu le même sort.
Pourtant, il n’avait pas le regard d’un fou. Ses yeux étaient
remplis de tristesse et de désespoir, certes, mais pas de
démence. Elle ne connaissait que trop bien ce regard.
Elle tourna la tête pour s’assurer que personne ne les
écoutait.
— Sethbert veut que tu lui racontes ce que tu as vu,
souffla-t-elle. Il veut savoir comment Windwir a été détruite,
mais pas pour de nobles raisons. Est-ce que tu comprends ?
(L’expression du garçon lui révéla que non, mais il hocha
néanmoins la tête.) Tu l’intéresses parce qu’il veut savoir ce que
tu as vu. Tant qu’il croira que tu es prêt à le lui raconter, il te
laissera en vie et prendra soin de toi. (Jin Li Tam tendit la main
et la posa sur celle du garçon.) S’il pense que tu ne peux pas ou
que tu ne veux pas parler, il se débarrassera de toi. Je ne sais pas
s’il te tuera, mais je sais que ce n’est pas un homme généreux.
(Elle serra la main du garçon.) Il est dangereux.
Elle se leva et siffla pour appeler un serviteur.
Une femme trapue apparut à l’entrée de la tente.
— Oui, ma dame ?
— Un invité ne doit pas dîner dans des vêtements crasseux.
Lavez ce garçon et trouvez-lui des habits propres.
— Je lui ai proposé de prendre un bain, ma dame, mais il a
refusé.
Jin Li Tam laissa la colère poindre dans sa voix.
— Je suppose que vous avez des enfants ?
— Oui, ma dame. Trois.
Jin Li Tam s’efforça de parler avec plus de calme.
— Dans ce cas, vous savez comment les baigner.
— Oui, ma dame.
Jin Li Tam exécuta un geste brusque du menton.
— Ce garçon a contemplé une noirceur et un désespoir sans
égal depuis l’âge de la Folie Hilare. Soyez aimable avec lui et

- 33 -
priez pour ne jamais voir ce qu’il a vu.
Elle quitta la tente en sachant qu’elle ne pouvait plus
attendre. Elle repoussait sa décision depuis deux jours, car elle
hésitait encore, mais elle savait désormais qu’elle ne pouvait
plus rester. Des cages d’oiseaux parsemaient le camp. Elle en
prendrait un et personne ne s’en apercevrait avant un jour au
moins. Elle le lancerait vers le ciel pour porter un bref message
accroché avec un fil noir synonyme de danger.
« Windwir est en ruine. Sethbert nous a tous trahis. »
Ensuite, elle dormirait avec une poche de magikes sous un
oreiller, prête à fuir à tout moment.

RUDOLFO

Les éclaireurs tsiganes découvrirent l’homme de métal qui


pleurait au fond d’un cratère dans les ruines fumantes et
incandescentes de Windwir. Il était accroupi sur une pile d’os
calcinés. Ses épaules tressautaient et ses soufflets internes
chuintaient. Sa tête en forme de casque tremblait entre ses
grandes mains métalliques. Les soldats approchèrent sans un
bruit, comme des fantômes dans une cité de fantômes, mais
l’homme de métal les entendit et se tourna vers eux.
Des jets de vapeur sortirent de sa grille d’échappement. De
l’eau bouillante fuyait autour de ses yeux ressemblant à des
gemmes transparentes. Une jambe de fer gisait à quelques
mètres de lui.
— Séut sout ia sel ej, déclara l’homme de métal.
Les éclaireurs le traînèrent jusqu’à Rudolfo, car il était
incapable de se tenir debout et refusait qu’on l’aide à marcher.
Le roi tsigane avait reçu leur message et il les attendait devant sa
tente.
Les soldats tirèrent le mécaserviteur dans la clairière, puis le
lâchèrent et posèrent sa jambe arrachée. Leurs tuniques, leurs
capes et leurs pantalons aux couleurs brillantes étaient gris de
cendre ou noirs de suie. L’homme de métal, lui, brillait sous le
soleil de l’après-midi.
Les éclaireurs s’inclinèrent et attendirent que Rudolfo

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prenne la parole.
— C’est tout ce qu’il reste de la puissante cité de Windwir ?
Ils hochèrent la tête de conserve, sans hâte, conscients de la
signification de leur geste.
— Et la Grande Bibliothèque androfrancienne ?
Un éclaireur s’avança.
— Ce n’est plus qu’un tas de cendres, seigneur.
Il recula aussitôt, tête baissée.
Rudolfo se tourna vers l’homme de métal.
— Et qu’est-ce que nous avons là ? (Il avait déjà vu des
machines, mais de petite taille, rien de comparable avec un
automate si évolué.) Est-ce que tu parles ?
— Neib tôtulp elrap ej.
Rudolfo jeta un regard en direction du groupe d’éclaireurs.
L’homme qui s’était avancé un peu plus tôt leva la tête.
— Il parle ainsi depuis que nous l’avons trouvé, seigneur.
Nous n’avons jamais entendu un tel langage.
Rudolfo sourit.
— Je crois que si. (Il s’adressa à l’homme de métal.) Srevne’l à
elrap !
L’automate laissa échapper un petit bruit sourd, un cliquetis
et un jet de vapeur. Il leva la tête vers Rudolfo, vers le ciel
sillonné de fumée et l’horizon noirci, ultimes vestiges de la plus
grande cité du monde. Il se secoua, frissonna et prit la parole.
C’était la deuxième fois de sa vie que Rudolfo entendait
quelqu’un s’exprimer avec une voix si triste.
— Qu’ai-je fait ? demanda le mécaserviteur. (Sa poitrine
résonna tandis qu’il la frappait du poing.) Oh ! mais qu’ai-je
donc fait ?

Rudolfo s’installa sur une pile de coussins en soie et but un


peu de vin de poire sucré. Il observa le soleil couchant
envelopper l’homme de métal d’une aura rougeâtre. Son
armurier personnel était penché sur l’automate et il s’efforçait
de rattacher la jambe sectionnée malgré la pénombre. Il essuya
la sueur qui perlait à son front.
— C’est inutile, seigneur, dit l’homme de métal.
L’armurier grogna.

- 35 -
— C’est du travail de cochon, mais ça fera l’affaire.
Il se redressa et se tourna vers Rudolfo.
Le roi tsigane hocha la tête.
— Lève-toi, homme de métal.
L’automate se releva en s’aidant des mains. Sa jambe abîmée
refusait de se plier à hauteur du genou. Elle laissa échapper une
gerbe d’étincelles et un chapelet de bruits secs, mais elle
supporta le poids de son propriétaire.
Rudolfo fit un geste.
— Marche.
L’homme de métal obéit et avança en se déhanchant,
s’appuyant sur sa jambe hors d’usage comme sur une béquille.
Le roi tsigane but une gorgée de vin et congédia l’armurier.
— Je suppose que je dois maintenant me préparer à une
tentative d’évasion.
L’homme de métal continua à se déplacer et chacun de ses
pas devenait plus assuré.
— Vous souhaitez vous échapper, seigneur ? Vous m’avez
aidé. Je pourrais peut-être vous aider à mon tour ?
Rudolfo éclata de rire.
— Je parlais de toi, homme de métal.
L’automate baissa la tête.
— Je ne m’échapperai pas. J’ai l’intention d’assumer l’entière
responsabilité de mes crimes.
Rudolfo haussa les sourcils.
— De quels crimes parles-tu, exactement ?
Il se rappela alors qu’il ne respectait pas les règles de la
bienséance, mais la bienséance s’appliquait-elle aux machines ?
Il pointa cependant le doigt en direction d’un tabouret.
— Assieds-toi, je t’en prie.
L’homme de métal obéit.
— Je suis responsable de l’annihilation de Windwir et du
génocide des Androfranciens, seigneur. Je ne demande pas de
procès. Je ne demande pas de clémence. Je demande seulement
que justice soit faite.
— Quel est ton nom ?
La question surprit l’automate et ses paupières dorées
clignèrent sur ses yeux ressemblant à des gemmes.

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— Seigneur ?
— Ton nom. Quel est ton nom ?
— Je suis le mécaserviteur numéro trois, division des
classements et des traductions.
— Ce n’est pas un nom. Je suis Rudolfo. Pour certains, je suis
le seigneur Rudolfo des Neuf Maisons Sylvestres, pour d’autres,
le général Rudolfo de l’armée errante. D’autres encore
m’appellent « l’infâme Rudolfo »… surtout ceux que j’ai
surpassés aux jeux de la guerre ou de l’amour.
L’homme de métal l’observa. Les volets de sa bouche
s’ouvrirent et se fermèrent en cliquetant.
— Soit, dit Rudolfo. Je t’appellerai Isaak. (Il réfléchit un
moment, hocha la tête et but une autre gorgée de vin.) Isaak,
explique-moi comment tu es parvenu à raser Windwir, la cité du
Savoir, et à annihiler l’ordre androfrancien à toi tout seul.
— Mes paroles inconsidérées sont responsables de ces
crimes, seigneur.
Rudolfo remplit son verre.
— Continue.
— Seigneur, connaissez-vous le sorcier Xhum Y’Zir ?
(Rudolfo hocha la tête.) Les Androfranciens avaient découvert
une cache de parchemins dans les Éminences Orientales. Elle
contenait sans doute les dernières recherches de Xhum Y’Zir, car
l’écriture ressemblait fort à celle du sorcier et les textes étaient
rédigés dans le mélange de landlihien moyen et de haut V’Ral
qu’il affectionnait.
Rudolfo se pencha en avant et caressa sa longue moustache.
— Il s’agissait d’originaux ?
L’homme de métal hocha la tête.
— En effet, seigneur. Ils furent tout de suite apportés à la
bibliothèque, bien entendu, et on me chargea de les traduire et
de les classer.
Rudolfo prit une datte au miel dans un bol en argent et la jeta
dans sa bouche. Il mangea le fruit et cracha le noyau dans une
serviette en soie.
— Tu travaillais à la bibliothèque.
— Oui, seigneur.
— Continue.

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— Un des parchemins contenait le texte manquant des Sept
Morts Cacophoniques de Xhum Y’Zir…
Les poumons de Rudolfo se vidèrent et le sang reflua si vite
de son visage que cela le picota. Il leva une main et se laissa aller
contre les coussins.
— Dieux ! Attends un instant.
Isaak, l’homme de métal, attendit.
Rudolfo se redressa, vida sa coupe d’un trait et la remplit de
nouveau.
— Les Sept Morts Cacophoniques, tu en es sûr ?
L’homme de métal fut secoué par un grand sanglot.
— Je le suis désormais, seigneur.
Cent questions se pressèrent aux lèvres de Rudolfo. Le roi
tsigane ouvrit la bouche pour poser la première, mais il la
referma lorsque le premier capitaine des éclaireurs tsiganes,
Grégoric, se glissa sous la tente. Il arborait une mine inquiète.
— Oui ? demanda Rudolfo.
— Général Rudolfo, nous venons juste d’apprendre que le
prévôt Sethbert des cités-États entrolusiennes approche.
— Vous venez juste de l’apprendre ? dit Rudolfo d’une voix
vibrante de colère.
Grégoric pâlit.
— Leurs éclaireurs sont magifiés, seigneur.
Rudolfo se leva d’un bond et attrapa sa longue épée fine.
— Déclenchez l’alerte de niveau trois, cria-t-il. (Il se tourna
vers l’homme de métal.) Isaak, reste ici.
Isaak hocha la tête.
Le général Rudolfo de l’armée errante, seigneur des Neuf
Maisons Sylvestres, se précipita dehors en réclamant son
armure et son cheval.

PÉTRONUS

Assis près d’un modeste feu, Pétronus écoutait les bruits de la


nuit. Il avait chevauché toute la journée à une allure mesurée, en
ménageant sa vieille monture. Il s’était arrêté pour dormir
lorsque le ciel avait viré au mauve.

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Pas très loin, un coyote hurla et un de ses semblables l’imita.
Pétronus avala une gorgée de thé aux racines amères agrémenté
d’une généreuse pincée du remède contre les os douloureux :
une préparation de Holga, la femme de la baie. Le liquide
réchauffa le vieil homme plus profondément que la caresse des
flammes dansantes.
Pétronus regarda en direction du nord-ouest et remarqua
que la fumée s’était en grande partie dissipée au cours de la
journée. À cette heure, Rudolfo et Sethbert avaient dû atteindre
les ruines de Windwir avec leurs armées prêtes à secourir
d’éventuels survivants.
Ils ne trouveraient sans doute personne. Pétronus pensait
savoir pourquoi. Plus il y réfléchissait, plus il était certain d’avoir
raison. Son voyage vers Windwir était aussi un voyage à travers
ses souvenirs.

— Nous avons trouvé un nouveau fragment de l’œuvre


d’Y’Zir, Père, dit le grand érudit Rhyan au cours du
compte-rendu confidentiel de l’expédition.
Pétronus avait quarante ans de moins. C’était encore un
idéaliste, mais il comprit que cette découverte représentait une
terrible menace.
— Tu en es certain ?
Le grand érudit but une gorgée de vin en prenant soin de ne
pas en renverser sur les tapis blancs du bureau de Pétronus.
— Oui. Le fragment est pour ainsi dire en parfait état.
Chronologiquement, il doit se situer entre le Parchemin de
Straupheim et la Lettre de Harston. Nous aurons bientôt le
texte complet.
Pétronus sentit ses mâchoires se contracter.
— Quelles précautions avez-vous prises ?
— Nous gardons les documents dans des endroits différents.
Dans des coffres sous bonne garde.
Pétronus hocha la tête.
— Bien. Il serait dangereux de les archiver et de les traduire.
— Pour le moment, en effet, acquiesça Rhyan. Mais le jeune
Charles, ce nouvel acolyte de la division mécanique de la côte
d’Émeraude orientale, pense avoir trouvé une source d’énergie

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pour le mécaserviteur qu’il a restauré en se servant des pierres
de feu. Il dit que, selon le Livre des Spécifications de Rufello, la
mémoire de ces machines peut être effacée après une journée de
travail et qu’on peut leur indiquer quoi faire et quoi dire à
l’avance. Il affirme aussi qu’elles peuvent comprendre des
instructions très complexes.
Pétronus avait assisté à la démonstration. Il avait fallu un
énorme fourneau pour produire l’énergie nécessaire, mais,
pendant trois minutes, Charles avait demandé à l’homme de
métal qu’il avait construit – une créature massive tout en angles
– de bouger les mains, de réciter des textes sacrés et de résoudre
de longues équations mathématiques pour le pape et ses plus
proches conseillers. Cet automate avait été découvert au cours
de fouilles et son existence demeurerait secrète tant que les
Androfranciens estimeraient que le monde n’était pas prêt à
recevoir un tel artefact.
— Ces machines pourraient les lire, dit le grand érudit. À
condition de leur donner des instructions précises sur la
manière de le faire. Si Charles ne se trompe pas, un
mécaserviteur pourrait même résumer le texte sans le répéter
mot à mot.
— Si tous les parchemins devaient être découverts…
(Pétronus laissa sa phrase en suspens et secoua la tête.) Nous
ferions mieux de détruire ce que nous avons trouvé. Même si la
marionnette est en métal, le marionnettiste reste humain.
Pétronus observa l’expression du grand érudit et il songea
pour la première fois à quitter l’ordre androfrancien.

La chanson du coyote rappela Pétronus à la réalité. Le feu


était presque mort et le vieillard ajouta un peu de bois. Il serra
les poings et ses articulations blanchirent tandis qu’il regardait
vers le nord-ouest.
Ils avaient trouvé les fragments manquants du sortilège de
Xhum Y’Zir.
Ils n’avaient pas pris les précautions nécessaires.
Ils avaient invoqué la mort au-dessus de leurs propres têtes.
Si Pétronus ne s’était pas trompé quant à la puissance de ces
mots, il ne restait plus aucune trace des recherches des

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Androfranciens. L’ordre avait pillé les tombes de l’âge Passé
pendant deux mille ans et il ne restait sans doute plus rien de
leur travail.
La rage de P’Andro Whym s’abattit sur Pétronus et le vieil
homme hurla vers le ciel.

NEB

« Tu l’intéresses parce qu’il veut savoir ce que tu as vu. »


Les paroles de la femme aux cheveux roux tournèrent dans la
tête de Neb longtemps après qu’elle fut partie.
Il s’était glissé dans la baignoire, car la servante qui l’avait
remplie avait attendu de le voir ôter ses vêtements crasseux. La
terre et la cendre qui couvraient son corps avaient aussitôt
transformé l’eau en un bouillon marron et, lorsqu’il s’était séché
avec les serviettes rêches de l’armée, le tissu blanc avait viré au
gris pâle. Il n’était peut-être pas parfaitement propre, mais il
était quand même plus présentable.
On lui avait apporté une robe trop grande, mais il serra la
ceinture et alla vider l’eau de la baignoire dans un buisson de
fougères derrière la tente.
Il s’efforça ensuite de manger un peu de pain, mais son
estomac menaça de se révolter après quelques bouchées. Il
attrapa ses deux livres et se pelotonna sur un lit de camp. Il
repensa aux paroles de la femme rousse. Pourquoi le prévôt
tenait-il tant à savoir ce qu’il avait vu ? Pourquoi ce seigneur
s’était-il agacé en constatant que Neb était incapable de parler ?
Et d’abord, en quoi cela pouvait-il l’intéresser ? La dame le lui
dirait sûrement s’il lui posait la question, mais il n’était pas
certain de vouloir la réponse.
Il se retourna et essaya de dormir, mais, lorsqu’il fermait les
yeux, il n’y avait plus la moindre trace d’obscurité. Il y avait des
flammes, des flammes vertes qui s’abattaient sur Windwir
comme un poing géant. Il y avait des éclairs blancs et tranchants
qui déchiraient le ciel. Il y avait des bâtiments qui s’effondraient.
Il y avait l’odeur de chair – animale et humaine – brûlée qui lui
emplissait les narines. Et puis, aux portes situées près des quais,

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il y avait une petite silhouette qui s’enfuyait en hurlant tandis
que les flammes la dévoraient.
Neb savait qu’une partie de ces images étaient l’œuvre de son
imagination, mais il distinguait jusqu’aux yeux de son père qui
fondaient sous la chaleur, des yeux chargés de reproches et de
déception.
Il finit par se lever et il sortit dans la nuit. Il se dirigea vers le
chariot que les éclaireurs du Delta avaient rapporté, ainsi qu’ils
l’avaient promis. Neb grimpa à l’arrière et s’installa entre les
sacs de courrier, les livres et les vêtements. Puis il s’endormit.
Il rêva de flammes.

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Chapitre 4

RUDOLFO

Sur un champ de bataille, il n’y avait pas de place pour


l’étiquette ni pour les affaires d’État. C’était du moins l’opinion
de Rudolfo.
Il resta sur son cheval, à la tête de ses troupes, tandis que ses
capitaines parlementaient avec les capitaines du prévôt sur la
prairie éclairée par la lune, quelque part entre les camps des
deux armées. Au loin, Windwir rougeoyait encore en dégageant
des effluves infects. Les pourparlers se terminèrent enfin et les
officiers de Rudolfo vinrent faire leur rapport.
— Eh bien ? demanda le roi tsigane.
— Ils ont également reçu des oiseaux et ils sont venus
apporter leur aide.
Rudolfo renifla avec mépris.
— Je dirais plutôt qu’ils sont venus ronger les os des
cadavres.
Il ne portait pas les cités-États dans son cœur. À ses yeux, ce
n’étaient que de gros charognards vautrés autour du Delta des
Trois Fleuves. Elles imposaient un droit de passage et des taxes
comme si elles étaient propriétaires des cours d’eau navigables
et de la mer dans laquelle ils se jetaient. Il se tourna vers
Grégoric.
— Est-ce qu’ils t’ont expliqué pourquoi ils ont violé le traité et
magifié leurs éclaireurs alors que nous sommes en paix ?
Grégoric se racla la gorge.
— Ils ont pensé que nous avions peut-être attaqué Windwir et
ils se tenaient prêts à honorer l’Alliance de Sang. J’ai pris la
liberté de leur rappeler que nous avions aussi une Alliance de

- 43 -
Sang avec les Androfranciens.
Rudolfo hocha la tête.
— Et quand dois-je rencontrer ce gros nabot plein de merde ?
Les autres capitaines rirent sous cape et Grégoric les
foudroya du regard.
— Ils enverront un oiseau pour vous inviter à dîner en
compagnie du prévôt et de sa concubine.
Rudolfo haussa les sourcils.
— Sa concubine ?
Ce repas serait peut-être moins ennuyeux que prévu.

Il enfila des vêtements aux couleurs de l’arc-en-ciel, chaque


teinte représentant une de ses Maisons. Il refusa toute aide, mais
il fit signe qu’on lui apporte du vin. Isaak resta assis, immobile et
silencieux, tandis que le roi tsigane se parait d’une robe,
d’écharpes, de foulards et d’un turban en soie.
— J’ai un peu de temps à te consacrer, dit Rudolfo.
Raconte-moi ce qui t’est arrivé.
Les yeux ressemblant à des gemmes clignotèrent et
s’allumèrent.
— Bien, seigneur. (Un cliquetis se fit entendre, suivi d’un
claquement sec et d’un ronronnement sourd.) On m’a apporté le
parchemin contenant le texte manquant des Sept Morts
Cacophoniques de Xhum Y’Zir pour que je le traduise et que je le
classe, comme de bien entendu.
— Comme de bien entendu, répéta Rudolfo.
— Je l’ai étudié dans des conditions de sécurité extrêmes,
seigneur Rudolfo. Nous gardions ma traduction à part, dans un
endroit surveillé, pour être certains qu’on ne s’en emparerait pas
afin de compléter l’incantation. J’étais le seul mécaserviteur à
travailler sur le parchemin et, dès que j’avais terminé de traduire
une partie, on en effaçait toute trace de ma mémoire.
Rudolfo haussa les sourcils.
— Comment procédait-on ?
L’homme de métal se tapota la tête.
— C’est… un procédé complexe, seigneur. Je ne le comprends
pas entièrement moi-même. Les Androfranciens écrivent sur
des parchemins de métal et ces parchemins déterminent nos

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capacités, nos actions, nos interdictions et l’étendue de notre
mémoire.
Isaak haussa les épaules.
Rudolfo examina trois paires de babouches.
— Continue.
L’homme de métal soupira.
— Il n’y a pas grand-chose à ajouter. J’ai classé, traduit et
copié le texte manquant. J’ai vérifié et revérifié mon travail
pendant trois jours et trois nuits. Puis je suis allé voir frère
Charles pour qu’on purge ma mémoire.
Une pensée traversa l’esprit de Rudolfo et il leva la main pour
signaler qu’il voulait poser une question. Pourquoi se montrait-il
si poli avec cette machine ?
— Est-ce que cette purge est habituelle ?
— Pas vraiment, seigneur. Elle est seulement pratiquée
lorsqu’un mécaserviteur a travaillé sur un document
problématique ou dangereux.
— Rappelle-moi de revenir là-dessus un peu plus tard. En
attendant, continue. Je dois bientôt partir.
— J’ai rangé le parchemin dans son coffre, j’ai quitté la salle
de classement et vérifié que les membres de la Garde Grise
androfrancienne verrouillaient la porte derrière moi. Je suis allé
voir frère Charles, mais son bureau était fermé. J’ai attendu.
Un ronronnement et des cliquetis montèrent de l’homme de
métal.
Rudolfo choisit une épée dans un fourreau décoré avec
finesse et la glissa à sa ceinture.
— Et ?
L’automate se mit à trembler. Un nuage de vapeur jaillit de sa
grille d’échappement et ses yeux roulèrent tandis qu’un
gémissement aigu montait de l’intérieur de son corps.
— Et ? répéta Rudolfo sur un ton plus menaçant.
— Tout est devenu blanc, seigneur. Lorsque j’ai repris
conscience, je me tenais sur la place de la cité et je vociférais les
paroles des Sept Morts Cacophoniques – toutes les paroles – la
tête tournée vers le ciel. J’ai essayé d’interrompre l’incantation.
(Il laissa échapper un sanglot tandis que son corps métallique
tremblait et grinçait.) Je ne pouvais pas m’arrêter. J’ai essayé,

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mais je ne pouvais pas.
Rudolfo ressentit la douleur de l’automate, une douleur
intense et poignante, au creux de son estomac. Il s’immobilisa à
l’entrée de la tente. Il devait partir et il ne savait que dire.
L’homme de métal poursuivit :
— En fin de compte, j’ai inversé mon système langagier, mais
trop tard. Les Golems de la Mort sont arrivés. Les Araignées des
Épidémies ont surgi. Le feu s’est abattu des nuages de soufre.
Les Sept Morts sont apparues.
Il sanglota de nouveau.
Rudolfo se caressa la barbe.
— À ton avis, que s’est-il passé ?
L’homme de métal se redressa et secoua la tête.
— Je l’ignore, seigneur. Un mauvais fonctionnement,
peut-être.
— Ou un acte de malfaisance. (Il frappa dans ses mains et
Grégoric surgit de la nuit.) Je veux qu’Isaak soit surveillé sans
interruption. Personne ne doit lui parler sauf moi. C’est
compris ?
Grégoric hocha la tête.
— Oui, général.
Rudolfo se tourna vers l’automate.
— Tu as compris, toi aussi ?
— Oui, seigneur.
Rudolfo se pencha vers lui et lui murmura à l’oreille :
— Courage ! Tu n’as peut-être été que l’instrument d’une
méchante personne.
La réponse d’Isaak le surprit. Il s’agissait d’une citation de la
bible whymèrienne.
— « Même la charrue éprouve de l’affection pour la terre
qu’elle déchire et l’épée pleure lorsqu’elle doit répandre le
sang. »
Rudolfo posa la main sur l’épaule d’Isaak et caressa le métal
poli pendant un bref instant.
— Nous en reparlerons à mon retour.
Dehors, le ciel virait au gris pour accueillir le matin. Rudolfo
sentit l’épuisement poindre derrière ses yeux et à l’extrémité de
ses doigts. Il avait volé quelques minutes de sommeil ici et là,

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mais il n’avait pas eu une nuit de repos depuis quatre jours,
depuis l’arrivée de l’oiseau réclamant qu’il fasse route au
sud-ouest à la tête de son armée. Il se promit de dormir un peu à
son retour.
Ses yeux s’attardèrent sur les ruines de la cité baignées dans
la lueur mauve annonçant le lever du soleil.
— Dieux ! quelle arme inattendue !

JIN LI TAM

Jin Li Tam cacha la poche de magikes volée sous sa tente.


Elle se redressa en entendant un raclement de gorge poli dans
son dos. Elle se retourna aussitôt.
Le jeune lieutenant qui lui avait amené un cheval pendant le
voyage se tenait à l’entrée.
Jin Li Tam le toisa.
— Oui ?
— Le seigneur Sethbert vous informe que Rudolfo et sa suite
arriveront dans une heure. Le prévôt souhaite votre présence à
la table du banquet.
Jin Li Tam hocha la tête.
— Merci. Je serai là.
Le lieutenant se dandina, mal à l’aise. Jin comprit qu’il
voulait dire quelque chose, mais qu’il n’osait pas.
— Ne restez pas dans le manteau de la nuit, lieutenant.
Approchez.
Elle l’examina. Il ne devait pas avoir beaucoup plus de vingt
ans. Il avait la solide carrure d’un fils de noble du Delta et était
sans doute impatient de marquer l’histoire de son nom. Jin Li
Tam fit un pas vers lui, mais pas davantage. Elle savait que sa
taille était intimidante et, à cet instant, elle voulait inspirer
confiance à cet homme.
— Vous souhaitez me demander quelque chose ?
Le jeune officier tordit son calot entre ses mains tandis qu’il
parcourait la tente du regard.
— J’ai une question. (Les mots étaient sortis à grand-peine,
mais il poursuivit sur un rythme plus naturel.) Mais je ne suis

- 47 -
pas sûr de vouloir connaître la réponse.
— Il n’est pas certain que je vous en donne une, mais posez
votre question.
— Des soldats ont entendu le prévôt parler à ses généraux au
cours des deux derniers jours. D’autres ont entendu des
éclaireurs bavarder entre eux. Il paraît qu’il ne reste plus rien de
Windwir sauf les hommes de métal et le jeune garçon.
— Il semblerait que ce soit la vérité, dit Jin Li Tam. J’espère
cependant me tromper.
L’officier voulait lui parler d’autre chose, elle le sentait, mais
il ne savait pas s’il pouvait lui faire confiance. Elle prit un risque.
— Je ne vous trahirai pas, lui dit-elle en employant le
langage des signes des Maisons du Delta.
Il cligna des yeux.
— Vous connaissez notre code ?
Elle acquiesça.
— En effet, dit-elle tandis que ses doigts s’activaient.
— Posez votre question, lieutenant.
Ne sachant quoi faire de son calot, il le remit sur sa tête.
— Il ne serait pas convenable que je vous interroge, dit-il.
Ses mains s’agitèrent.
— On raconte que le prévôt était au courant de ce qui s’est
passé à Windwir, car il avait des espions dans la cité. On dit
que nous sommes venus ici pour honorer l’Alliance de Sang,
pour apporter de l’aide.
Ses mains devinrent flasques et Jin Li Tam comprit qu’il était
sur le fil du rasoir.
— Vous avez raison, dit-elle. Ce ne serait pas convenable.
Sethbert est prévôt, je suis sa concubine et vous êtes son
lieutenant.
— Il savait beaucoup de choses à ce sujet, en effet.
— Je m’excuse de vous avoir importunée, ma dame.
— Des soldats l’ont entendu se vanter d’avoir détruit la cité
des Androfranciens.
— Je vous prie de faire savoir au prévôt que j’assisterai au
banquet.
Jin Li Tam hésita. Si elle confirmait les craintes du jeune
homme, il risquait de s’engager sur un chemin dangereux. Il

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était plus facile de rester dans l’incertitude que de se faire le
champion d’une noble cause, ou même d’abandonner son
uniforme et de déserter.
— Les vantardises du prévôt ne sont pas des mensonges.
Le lieutenant devint blême. Il vacilla et ses mains
retombèrent.
— Il doit avoir de bonnes raisons d’agir ainsi, souffla-t-il.
Jin Li Tam approcha et ne chercha pas à dissimuler sa taille
quand elle posa une main sur l’épaule du jeune homme.
— Lorsque vous aurez contemplé la Désolation de Windwir,
dit-elle à voix basse, vous comprendrez qu’il est impossible de la
justifier par de bonnes raisons.
Le lieutenant déglutit avec peine.
— Merci, ma dame.
Elle hocha la tête, lui tourna le dos et attendit qu’il sorte.
Quand il fut parti, elle ferma le volet de la tente et cacha la poche
de magikes dans un autre endroit. Puis elle choisit des
vêtements pour le dîner.
Tandis qu’elle se brossait les cheveux, elle se demanda si
Rudolfo était bien comme son père le lui avait décrit. Elle savait
qu’elle devrait s’enfuir tôt ou tard. Sethbert chevauchait une
monture aveugle sur une pente traîtresse et il courait à la
catastrophe. Que lui conseillerait le seigneur Li Tam ? De se
joindre à Rudolfo ? Une alliance stratégique avec les Neuf
Maisons Sylvestres – au moins le temps de regagner la côte
d’Émeraude orientale – lui permettrait d’aider son père un peu
plus longtemps.

Sethbert ne se levait plus pour accueillir sa concubine. Au


début de leur vie commune, il avait pourtant respecté les règles
de la courtoisie, surtout au cours de cérémonies officielles. Ce
jour-là, il avait pour seule compagnie un automate. Il ricanait en
le regardant sauter sur un pied et jongler avec des assiettes.
— Seigneur prévôt, dit Jin Li Tam en faisant la révérence à
l’entrée de la tente.
Il l’observa et se lécha les lèvres.
— Dame Jin Li Tam. Vous êtes ravissante, comme toujours.
Elle avança et s’assit à sa place. Sethbert congédia l’homme

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de métal d’un geste.
— Attends dans la cuisine, lui ordonna-t-il.
L’automate hocha la tête et sortit d’un pas lourd en sifflant et
en cliquetant.
— Les nouveaux sont bien meilleurs, déclara Sethbert. Je
crois que je vais remplacer celui-là. (Jin sourit et acquiesça
poliment.) Comment allez-vous, ce soir ? Vous avez trouvé de
quoi vous occuper ?
Sethbert était jovial.
— En effet, seigneur. Je suis allée voir comment se portait le
garçon. Je me suis assurée qu’on prenait soin de lui. (Sethbert
fronça les sourcils et elle poursuivit :) Je suis sûre qu’il
recouvrera bientôt l’usage de la parole.
La colère du prévôt se volatilisa.
— Bien, bien. Je suis impatient d’entendre son histoire.
Jin posa les mains sur ses cuisses.
— Dois-je faire quelque chose de particulier au cours du
dîner, seigneur ?
Sethbert sourit.
— Vous n’avez jamais rencontré Rudolfo.
Jin secoua la tête.
— En effet.
— C’est un homme raffiné. Un bellâtre. (Il se pencha vers
elle.) Il n’a pas d’enfants. Il n’a ni femme ni concubine. À mon
avis, c’est un… (Il agita la main par-dessus son épaule dans un
geste efféminé.) Mais il sait donner le change. S’il vous demande
de lui accorder une danse – et je suis à peu près certain qu’il le
fera –, acceptez même si cela vous est odieux.
— Je ferai selon votre désir.
— C’est ce que je désire. (Il se pencha de nouveau.) Il va sans
dire qu’il est encore trop tôt pour lui révéler mon rôle dans la
destruction de Windwir. Rien ne presse, car, le jour où il
apprendra la vérité, il sera trop tard pour lui.
Jin Li Tam hocha la tête. La stratégie de Sethbert était solide.
L’annihilation de Windwir allait fragiliser l’économie
entrolusienne. Sethbert était peut-être fou, mais il n’avait rien
d’un imbécile. Jin ignorait pour quelle raison il avait rasé la cité
androfrancienne, mais il avait l’intention de compenser les

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pertes à venir en annexant de nouveaux territoires. Les Neuf
Maisons Sylvestres – un petit royaume de villes forestières avec
des ressources naturelles considérables – étaient un fruit mûr,
même s’il était encore accroché à une haute branche. Jin Li Tam
comprit alors que l’armée entrolusienne n’était pas venue pour
apporter une aide à d’éventuels survivants de la catastrophe.
— Je vois, dit-elle.
Des hommes s’agitèrent à l’extérieur. Le volet de la tente
s’ouvrit et le jeune lieutenant qui avait parlé avec Jin Li Tam
entra. Leurs regards se croisèrent pendant une fraction de
seconde et il détourna les yeux.
— Un groupe de cavaliers approche du camp. Il s’agit du
seigneur Rudolfo et d’une escorte d’éclaireurs tsiganes. Ils ne
sont pas magifiés.
Sethbert sourit.
— Merci, lieutenant. Veillez à ce que Rudolfo soit reçu avec
tous les honneurs dus à son rang.
Jin Li Tam lissa sa jupe et ajusta sa tunique. Elle se demanda
comment allait se passer son dernier repas en tant que
concubine de Sethbert.

- 51 -
Chapitre 5

RUDOLFO

Sethbert n’accueillit pas le roi tsigane à la tête de ses troupes.


Rudolfo mena son escorte jusqu’à un gigantesque chapiteau,
puis il adressa une série de signes brefs à ses hommes qui
descendirent de cheval pour prendre position autour du pavillon
de toile.
Sethbert se leva à son entrée et afficha un faible sourire. Sa
moustache se raidit et la peau de ses joues vérolées se tendit. Sa
dame se leva à son tour. Elle était grande et mince, elle portait
une tenue d’amazone en soie verte et ses cheveux roux brillaient
comme un soleil couchant. Une lueur de défi amusée passa dans
ses yeux bleus et elle sourit.
— Le seigneur Rudolfo des Neuf Maisons Sylvestres, lança le
conseiller qui se tenait à l’entrée. Général de l’armée errante.
Le roi tsigane avança et tendit son épée à l’homme qui l’avait
annoncé.
— Je viens en paix pour partager le pain, déclara-t-il.
— Nous vous recevons en paix et nous vous offrons le vin de
la joie pour savourer si agréable compagnie.
Rudolfo hocha la tête et approcha de la table.
Sethbert lui assena une tape dans le dos.
— Rudolfo, je suis heureux de vous voir. Il y avait longtemps.
Pas assez, songea Rudolfo.
— Trop longtemps, dit-il. Comment se portent vos cités ?
Sethbert haussa les épaules.
— C’est toujours pareil. Les contrebandiers nous ont causé
quelques soucis, mais il semblerait que le problème se soit réglé
de lui-même.

- 52 -
Rudolfo se tourna vers la dame. Elle le dépassait d’une
quinzaine de centimètres.
— Ah ! je vous présente ma concubine, dame Jin Li Tam de la
Maison Li Tam.
Sethbert avait insisté sur le mot « concubine » et Rudolfo
remarqua que la jeune femme s’était rembrunie en entendant ce
titre.
— Dame Li Tam, dit le roi tsigane.
Il prit la main qu’elle lui tendait et l’embrassa sans la quitter
des yeux.
La jeune femme sourit.
— Seigneur Rudolfo.
Tout le monde s’assit et Sethbert frappa trois fois dans ses
mains. Le roi tsigane entendit une série de cliquetis et de
vrombissements derrière une tenture. Un automate arriva en
portant un plateau chargé de coupes et d’une carafe de vin. Il
s’agissait d’un modèle plus ancien qu’Isaak. Son corps était plus
grossier et il était fait d’un métal aux reflets plus cuivrés.
— Fascinant, n’est-ce pas ? demanda Sethbert tandis que
l’automate remplissait les coupes. (Il frappa dans ses mains une
fois de plus.) Serviteur, je voudrais du vin de pêche frais ce soir.
L’homme de métal laissa échapper un sifflement aigu.
— Je vous présente mes plus sincères excuses, seigneur
Sethbert, mais nous n’avons pas de vin de pêche frais.
Le prévôt grimaça un sourire et fit semblant d’être en colère.
— Comment ! Pas de vin de pêche ? C’est inexcusable,
serviteur !
De nouveaux sifflements et une série de cliquetis se firent
entendre.
— Je vous présente mes plus sincères excuses, seigneur
Sethbert…
Sethbert frappa dans ses mains pour la troisième fois.
— Ta réponse est inadmissible. Tu vas aller me chercher du
vin de pêche frais, même si tu dois marcher jusqu’à Sadryl.
Est-ce que tu as compris ?
Rudolfo observa la scène. Dame Jin Li Tam ne le fit pas. Elle
s’agita sur son siège et s’efforça de dissimuler ses joues rouges de
honte et ses yeux brillants de colère.

- 53 -
Le serviteur posa le plateau et la carafe.
— Bien, seigneur Sethbert.
Il se dirigea vers la sortie de la tente.
Le prévôt gloussa et donna un petit coup de coude à sa
concubine.
— Vous devriez prendre modèle sur lui, dit-il.
Elle esquissa un faible sourire aussi factice que la colère de
Sethbert, quelques instants plus tôt.
Le prévôt frappa des mains une fois encore et siffla.
— Serviteur, j’ai changé d’avis. Du vin de cerise fera l’affaire.
L’homme de métal termina de remplir les coupes et retourna
à la tente de la cuisine pour vérifier où en était le premier plat.
— Quelle machine fantastique, dit Rudolfo.
Un immense sourire éclaira le visage de Sethbert.
— N’est-ce pas ?
— Où avez-vous trouvé une telle merveille ?
— Je… euh… C’est un cadeau. De la part des Androfranciens.
Le visage de Jin Li Tam affirmait tout autre chose.
— Je croyais qu’ils étaient particulièrement prudents
lorsqu’il s’agissait de distribuer leurs magikes et leurs machines,
remarqua Rudolfo en levant son verre.
Sethbert l’imita.
— Cela dépend peut-être de la personne à qui ils ont affaire.
Rudolfo ne tint pas compte de cette insulte grossière.
L’automate revint avec un plateau chargé de bols remplis de
ragoût au crabe. Il posa un récipient devant chaque convive avec
précision.
— Vraiment extraordinaire, dit Rudolfo.
— Et vous pouvez leur demander de faire n’importe quoi… à
condition de savoir vous y prendre.
— Tiens donc ?
Le prévôt frappa dans ses mains.
— Serviteur, registre sept trois cinq.
L’automate cliqueta, écarta les bras et se mit à chanter tandis
que ses pieds esquissaient un pas de danse grivois.
— « Mon père et ma mère étaient tous deux des frères
androfranciens, ma tante Abbot aimait à dire… »
La chanson passa du vulgaire à l’obscène. L’homme de métal

- 54 -
termina et s’inclina avec déférence.
Dame Jin Li Tam était rouge de honte.
— Étant donné les circonstances, dit-elle, je trouve ce
spectacle d’un goût douteux.
Sethbert la foudroya du regard, puis adressa un sourire à
Rudolfo.
— Veuillez excuser ma concubine. Elle n’a aucun sens de
l’humour.
Rudolfo observa les mains de la jeune femme. Elles étaient
crispées sur une serviette. Il analysa la situation et envisagea
différentes hypothèses.
— Je trouve curieux que les Androfranciens aient appris une
chanson si… licencieuse à un de leurs serviteurs.
Dame Jin Li Tam le regarda. Ses yeux lui lancèrent un appel à
l’aide. Ses lèvres se contractèrent.
— Oh ! ce n’est pas eux qui lui ont appris cette chanson. C’est
moi. Enfin, c’est un de mes hommes.
— Un de vos hommes est capable d’écrire des registres pour
ce magnifique automate ?
Sethbert porta une cuiller de ragoût à sa bouche, en renversa
une partie sur sa chemise et reprit la parole sans attendre d’avoir
avalé.
— Bien entendu. Nous avons démonté mon petit jouet une
bonne dizaine de fois. Nous connaissons maintenant le moindre
de ses rouages.
Rudolfo avala une bouchée et faillit s’étrangler lorsque le
puissant goût de marée envahit sa bouche. Il repoussa son bol.
— Accepteriez-vous de me prêter votre automate pendant un
certain temps ?
Sethbert plissa les yeux.
— Et qu’en feriez-vous donc, Rudolfo ?
Rudolfo vida sa coupe pour chasser le goût saumâtre de sa
bouche.
— Eh bien ! il se trouve que j’ai moi aussi hérité d’un homme
de métal et j’aimerais lui apprendre quelques tours.
Le visage de Sethbert pâlit légèrement, puis devint écarlate.
— Vraiment ? Vous possédez vous aussi un homme de
métal ?

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— Tout à fait. Il paraîtrait que c’est le seul survivant de
Windwir. (Rudolfo frappa dans ses mains et se leva d’un bond.)
Mais assez parlé de jouets. Une ravissante dame meurt d’envie
de danser et Rudolfo meurt d’envie de la satisfaire. Auriez-vous
l’obligeance de demander à votre automate de nous chanter un
air plus à propos ?
Dame Jin Li Tam se leva sans prêter attention aux regards
furieux du prévôt.
— Dans l’intérêt de la diplomatie, je serais honorée
d’accepter votre invitation.
Le couple virevolta et bondit d’un bout à l’autre de la tente
tandis que l’automate jouait un air entraînant en se frappant la
poitrine comme s’il s’agissait d’un tambour. Rudolfo observa sa
partenaire avec autant de discrétion que possible pour graver
son image dans sa mémoire. Dame Jin Li Tam avait un cou
élégant et de fines chevilles, sa poitrine haut placée était
comprimée par son chemisier de soie et bougeait à peine tandis
qu’elle dansait avec une grâce et une confiance témoignant d’une
longue expérience. Cette femme était un chef-d’œuvre vivant et
Rudolfo comprit qu’il n’aurait point de cesse qu’il ne l’ait
séduite.
La chanson touchait à sa fin. Le roi tsigane saisit le poignet
de sa cavalière et tapa un bref message avec son doigt.
— Un lever de soleil aussi resplendissant que vous
appartient aux terres de l’Est. Venez avec moi. Je vous promets
que je ne vous traiterai pas comme une concubine.
Elle rougit et baissa les yeux. Sa réponse ne surprit pas
Rudolfo.
— Sethbert est responsable de la destruction de Windwir. Il
vous veut du mal, à vous aussi.
Il hocha la tête, esquissa un sourire crispé et la lâcha.
— Je vous remercie, ma dame.
Sethbert observa Rudolfo, les yeux plissés. À partir de ce
moment, le roi tsigane consacra l’essentiel de son attention à la
concubine du prévôt plutôt qu’au prévôt lui-même. Le dîner se
déroula avec une lenteur horripilante et toutes les tentatives de
plaisanterie tombèrent à plat. Rudolfo remarqua que Sethbert
ne parla ni de la destruction de Windwir ni de l’homme de métal

- 56 -
que les éclaireurs tsiganes avaient découvert dans les ruines.
Ce silence était un aveu assourdissant.
Rudolfo se demanda si le sien était aussi révélateur.

NEB

Des murmures tirèrent Neb de son sommeil léger. Il resta


allongé à l’arrière du chariot et s’efforça de ne plus respirer. L’air
de la nuit était chargé de fumée qui se mêlait aux effluves de la
végétation.
— J’ai entendu le général O’Sirus dire que le prévôt était
devenu fou, souffla une voix.
Quelqu’un renifla avec mépris.
— Comme si c’était nouveau.
— Tu crois que c’est vrai ?
— De quoi tu parles ?
Il y eut un bref silence.
— Tu crois que c’est le prévôt qui a détruit Windwir ?
Neb entendit un froissement de tissu.
— À mon avis, les Androfranciens se sont détruits tout seuls.
Tu sais ce qu’on raconte à propos de leur fichue curiosité. Va
savoir ce qu’ils ont bien pu trouver en fouillant le Désert
Bouillonnant. (Neb entendit le soldat se racler la gorge et
cracher.) Sans doute une ancienne magike… une magike de
sang.
Les Androfranciens s’efforçaient de dissimuler les enfants de
leurs membres, mais il fallait reconnaître qu’ils leur offraient la
meilleure éducation possible. En dehors des nobles et des riches
propriétaires terriens, ils étaient bien les seuls à se donner cette
peine.
D’aussi loin qu’il se souvienne, Neb avait passé le plus clair
de son temps à la bibliothèque, généralement sous la
surveillance d’un acolyte qui supervisait un groupe de garçons
dans le cadre de sa propre éducation. Le grand érudit Rydlis
avait résumé ce système scolaire à merveille : on ne peut pas
apprendre si on ne sait pas enseigner et on apprend à enseigner
en répondant aux questions d’un enfant.

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Neb savait ce qui s’était passé jadis. Les magikes de sang
avaient plongé le monde dans l’âge de la Folie Hilare. Une partie
de la charte des suivants de P’Andro Whym – qui avait été
codifiée des siècles après la mort de leur vénéré fondateur et
cinq cents ans après le début de l’âge de la Folie Hilare – visait à
maintenir la science et les magikes sous surveillance. Les rites de
l’Alliance de Sang trouvaient leurs origines dans cette lointaine
et sombre époque. Il s’agissait d’un lacis de cérémonies et de
conventions sociales qui s’enroulait sur lui-même avec l’habileté
et l’étrangeté des plus subtils labyrinthes whymèriens. Les
magikes de sang étaient formellement interdites. Les magikes de
la terre étaient seulement tolérées en temps de guerre et ne
devaient jamais être employées par des nobles… mais rien
n’empêchait leurs serviteurs d’y avoir recours.
C’était logique. Une magike de sang avait détruit le foyer de
Neb. On n’avait pas lancé un tel sortilège depuis que les
Chercheurs de Patrie avaient quitté les tempêtes de poussière du
Sud lointain pour s’installer dans les Terres Nommées. On
n’avait pas lancé un tel sortilège depuis que Xhum Y’Zir, fou de
rage après l’assassinat de ses sept fils par P’Andro Whym et ses
érudits scientifiques, avait transformé l’Ancien Monde en Désert
Bouillonnant.
Neb songea qu’il était peut-être devenu fou et que c’était pour
cette raison qu’il avait perdu l’usage de la parole. Mais un
dément était-il capable d’envisager sa propre folie ?
Les soldats s’éloignèrent et le garçon s’assit. Il ne
parviendrait pas à se rendormir. Les étoiles étaient basses dans
le ciel. Elles paraissaient lourdes et boursouflées.
Neb descendit du chariot et regagna sa tente. Il s’installa à la
table et prit une poire ainsi qu’un morceau de pain. Tandis qu’il
mangeait le fruit et sentait son goût sucré se répandre dans sa
bouche, il pensa aux paroles du soldat.
« Va savoir ce qu’ils ont bien pu trouver en fouillant le
Désert Bouillonnant. »
Il se souvint de la dernière visite de son père, trois ou quatre
mois plus tôt. Frère Hebda revenait à peine d’un chantier de
fouilles dans le Désert Bouillonnant et il avait offert à son fils
une pièce en métal carrée qui brillait avec intensité malgré son

- 58 -
ancienneté. Il était tout excité.

— Nous avons découvert un site remarquable, Neb. Un


temple de l’époque de la Résurgence Y’Zirite.
Neb se souvint des leçons à propos de l’âge de la Folie Hilare
à la fin de l’Ancien Monde, cinq siècles de chaos et d’anarchie. Le
taux de folie avait atteint quatre-vingts pour cent entre les
premiers jours de l’Apocalypse et la naissance des enfants de la
quatrième génération. Certaines rumeurs affirmaient que Xhum
Y’Zir avait caché une huitième Mort Cacophonique dans les
trames de son sortilège après que celui-ci eut été créé et négocié
dans les plus sinistres recoins de ce monde. Il s’agissait d’une
ultime vengeance en l’honneur de ses épouses favorites qui
avaient été capturées, violées et battues à mort au cours de la
dernière nuit qu’il avait passée reclus pour achever son sort.
Mais les traditionalistes faisaient remarquer que le pouvoir des
anciennes magikes était déjà grandement exagéré et qu’il était
inutile d’en rajouter. Pourtant, tout le monde s’accordait à dire
que la démence était omniprésente et que, sans les Franciens –
un mouvement monastique qui se consacrait avant tout à l’étude
de la complexité de la psyché humaine et des schémas
comportementaux de l’homme et du singe –, l’humanité aurait
fini par s’exterminer toute seule. La Résurgence Y’Zirite était
une petite secte de survivants dont la folie consistait à adorer la
Maison Y’Zir. Ils vénéraient les enfants déchus du Sorcier de la
Lune pour avoir défié, puis éradiqué le mouvement scientiste
auquel P’Andro avait adhéré dans sa jeunesse.
Francis B’yot, le fondateur posthume des Franciens, était
plus âgé que Whym, mais il fut influencé par les premières
études du mouvement scientiste. La découverte d’une
correspondance entre les deux hommes fut une des principales
raisons qui amenèrent les différentes sectes à collaborer, puis à
s’unir pour former l’ordre androfrancien.
Neb comprenait pourquoi son père était si excité par le
nouveau site de fouilles. Un temple Y’Zirite abritait
généralement une petite bibliothèque avec deux ou trois jarres
scellées contenant des parchemins. Parfois, on y trouvait même
des momies de martyrs avec le symbole de la Maison Y’Zir

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marqué au fer rouge au-dessus du cœur.

Neb tourna la pièce carrée et regarda le profil imprimé sur


une face.
— Qui est-ce ? demanda-t-il.
— Laisse-moi voir, dit son père. (Il prit la pièce et l’examina
pendant un moment.) C’est le troisième fils, Vas Y’Zir. C’était le
roi-sorcier d’Aleys.
Le parc de l’orphelinat était silencieux, car les autres enfants
étaient en classe. Frère Hebda demandait toujours que son fils
soit dispensé de cours lorsqu’il lui rendait visite. Cela ne
dérangeait pas les professeurs. Il était penché en avant, la pièce
au creux de la main. Il pointa un doigt dessus.
— Si tu regardes attentivement, tu distingueras les gravures
autour de son œil gauche. Et si tu fais encore plus attention, tu
verras que cet œil gauche a été taillé dans une pierre de nuit. On
dit qu’elle lui permettait de voir le monde invisible et de passer
des pactes pour obtenir des magikes de sang.
Frère Hebda lui tendit la pièce.
Neb la prit et l’examina à la lumière jusqu’à ce qu’il aperçoive
l’œil sombre.
— Merci, frère Hebda.
Son père hocha la tête.
— Ce n’est rien. (Il baissa alors la voix en regardant autour de
lui.) Veux-tu savoir ce que nous avons découvert d’autre ?
Neb fit signe que oui.
— Le grand érudit ne m’a pas laissé approcher très près,
mais, au fond, enterré derrière l’idole du temple, on a trouvé un
coffret Rufello.
Neb sentit ses yeux s’écarquiller.
— Vraiment ?
Frère Hebda hocha la tête.
— Je te le jure. Et il était en parfait état.
Neb avait aperçu un mécaserviteur que frère Charles, le
maître ingénieur, avait construit à partir du Livre des
Spécifications de Rufello. Les automates étaient entreposés dans
des stalles au plus profond de la bibliothèque, mais, un jour, au
cours d’un voyage d’études avec un acolyte, il en avait vu un,

- 60 -
trois travées plus loin. L’homme de métal marchait en cliquetant
et, dès qu’il bougeait, un nuage de vapeur jaillissait de sa grille
d’échappement. Il était plus massif que les automates construits
avant l’époque de P’Andro Whym et Xhum Y’Zir, mais il
ressemblait pourtant aux dessins que Neb avait eu l’occasion de
voir. Le jeune garçon l’avait observé choisir un livre avant de
disparaître dans un des nombreux ascenseurs secrets de la
bibliothèque.
— Croyez-vous qu’il y aura des dessins à l’intérieur ?
demanda Neb à frère Hebda.
Parmi tous les grands personnages de l’Ancien Monde,
Aiedos Rufello avait toujours été un des préférés du garçon. Ses
travaux étaient déjà anciens lorsque P’Andro Whym était né et il
avait consacré sa vie à l’élucidation des mystères scientifiques du
Premier Monde.
— Je ne le pense pas, répondit frère Hebda. Tu sais pourquoi.
Montre-moi à quel point ton école est excellente.
Neb regarda la pièce et fouilla dans ses souvenirs. Il trouva ce
qu’il cherchait et releva la tête en souriant.
— Parce que les Y’Zirites n’auraient eu aucun intérêt à
préserver des travaux de Rufello fondés sur la science. Xhum
Y’Zir considérait le mouvement scientiste comme une menace
contre les magikes. Plus tard, certains membres de ce
mouvement ont d’ailleurs assassiné ses sept fils.
— Tout à fait. (Un sourire de fierté se dessina sur les lèvres de
frère Hebda.) Mais tu ne trouves pas intéressant que, après tant
d’années, les personnes qui ont construit ce temple se soient
servies d’un artefact scientifique de Rufello pour protéger ce
qu’elles voulaient cacher ?
— Pourquoi ont-elles fait cela ?
Le coffre devait contenir quelque chose de très important,
songea Neb.
Frère Hebda haussa les épaules.
— Il s’agit peut-être d’un Évangile aberrant ou d’une partie
du codex d’un sortilège mineur. Quoi qu’il en soit, le chef de
l’expédition m’a ordonné de regagner Windwir au plus vite sous
la protection d’une unité complète de la Garde Grise d’Élite.
Nous avons chevauché sans prendre un instant de repos. Nous

- 61 -
avons même magifié nos chevaux pour éviter qu’ils fassent du
bruit. Un mécaserviteur va déchiffrer le code de la serrure, mais
je ne crois pas qu’on révèle un jour ce qu’il y a à l’intérieur de ce
coffre.
Neb fronça les sourcils.
— J’aurais voulu voir ça.
C’était une des expéditions auxquelles il avait posé sa
candidature en tant qu’interne.
Son père hocha la tête.
— Un jour, ta demande sera acceptée. « La patience est au
cœur de l’art et de la science. »
Il s’agissait d’une citation de la bible whymèrienne.
— Je l’espère.
Frère Hebda passa un bras massif autour des épaules de Neb.
En règle générale, il évitait les contacts physiques avec son fils.
Le garçon songea qu’il était peut-être plus difficile d’être parent
que d’être membre de l’ordre androfrancien. Frère Hebda l’attira
et le serra contre lui.
— Sois patient, Neb. Et si ton vœu ne se réalise pas au cours
de la prochaine année ou de l’année suivante, ce ne sera pas très
grave. Je ne peux pas influencer le principal de ton école, mais
quelques archéologues ont une dette envers moi. Lorsque tu
seras majeur, tu n’auras plus besoin de permission. Je te
trouverai un poste. (Il sourit.) Mais je t’avertis : ce ne sera pas
forcément dans une grande expédition.
Pendant un moment, Neb eut la sensation que son père
l’aimait peut-être. Son visage s’éclaira.
— Merci, frère Hebda.

Neb posa la poire, en proie à un profond sentiment de perte.


Il se sentait encore vide et engourdi, mais, au plus profond de
lui, la douleur était intolérable.
Il ne verrait plus jamais frère Hebda. Ils ne bavarderaient
plus dans le parc ombragé de l’orphelinat. Son père avait un jour
passé le bras autour des épaules de son fils. Il n’y aurait pas de
deuxième fois. Il n’y aurait pas d’expédition avec lui dans le
Désert Bouillonnant.
Neb essaya de chasser sa tristesse, en vain. Il ne put arrêter

- 62 -
ses larmes lorsqu’elles se mirent à couler.

JIN LI TAM

Jin Li Tam était certaine que Sethbert allait lui demander de


passer la nuit en sa compagnie. Elle songea que son père aurait
sans doute voulu qu’elle fasse ce qu’elle était censée faire pour
en apprendre un peu plus sur les manigances du prévôt.
Pourtant, une partie d’elle se demandait si elle n’en savait pas
assez, si elle ne devait pas profiter de cette occasion pour planter
un couteau entre les côtes de Sethbert. Mais, lors des dernières
convocations nocturnes, le prévôt avait fait fouiller sa concubine
une fois sur deux – au moins – avant de s’assurer lui-même
qu’elle ne cachait pas d’arme.
Mais il ne la fit pas appeler. Il convoqua ses généraux et
congédia Jin Li Tam d’un geste méprisant. Elle en fut heureuse.
Elle ferma le volet de sa tente et accrocha des bracelets de
cheville sur une corde en soie qu’elle tendit de manière qu’il soit
impossible d’entrer sans faire tinter les bijoux. Depuis sa plus
tendre enfance, on lui avait appris à utiliser sa panoplie de
courtisane pour se protéger et pour transmettre ses
informations à la Maison Li Tam.
Elle s’allongea sans ôter sa tenue de cavalière en soie ni ses
savates. Elle referma la main sur la poignée de son fin couteau à
lame incurvée. Avant le banquet, elle avait caché un petit paquet
enveloppé dans une cape noire sous son lit. Elle pouvait se
magifier, échapper aux patrouilles de Sethbert et rejoindre
l’armée errante avant l’aube.
À condition que Rudolfo lui envoie un de ses hommes. Mais,
même s’il le faisait, elle voulait être sûre de bien comprendre le
message que le roi tsigane lui avait communiqué pendant qu’ils
dansaient.
« Un lever de soleil aussi resplendissant que vous appartient
aux terres de l’Est. Venez avec moi. »
Il avait insisté sur les mots « lever de soleil » et inversé le mot
« Est ». En outre, ses doigts avaient à peine effleuré la peau de la
jeune femme lorsqu’ils avaient tracé le mot « appartient », lui

- 63 -
donnant ainsi un caractère impérieux.
Il avait donc voulu lui faire comprendre qu’elle devait partir
au plus vite et fuir en direction de l’est.
Mais il y avait quelque chose d’encore plus inquiétant :
comment Rudolfo avait-il appris l’ancien langage des signes
secret de la Maison Li Tam ? Il n’avait pas employé
d’accentuation… à supposer que ce mot convienne dans le cas
présent. Son message avait donc revêtu un caractère formel et
un peu désuet.
Avant le dîner, alors qu’elle se préparait à fuir, elle avait
envisagé d’aller vers le sud-ouest et de se diriger vers la côte
d’Émeraude orientale. Elle serait restée magifiée tant qu’elle
aurait couru le risque d’être reconnue.
Mais on venait de lui proposer une autre solution… et avec
quelle habileté !
Ce Rudolfo était peut-être un bellâtre, mais il avait un regard
impitoyable et ses doigts avaient glissé sur le poignet de la jeune
femme avec une adresse consommée.
Jin Li Tam se plongea dans un sommeil léger, une oreille
tendue vers les bracelets accrochés au volet de sa tente.

Jin Li Tam se réveilla en sentant une main se presser contre


sa bouche. Elle brandit son petit couteau et frappa, mais une
autre main lui saisit le poignet et l’immobilisa. Elle se débattit
pour échapper à l’intrus.
— Du calme, dame Li Tam, murmura une voix. Je vous
apporte un message du général Rudolfo. (La jeune femme
s’immobilisa.) Souhaitez-vous l’entendre ?
Elle hocha la tête et l’inconnu la lâcha.
— Je vous écoute, dit-elle.
L’éclaireur tsigane se racla la gorge.
— Le général Rudolfo vous souhaite le bonsoir et vous
informe que sa proposition est toujours valable. Il vous demande
de bien choisir entre Sethbert et lui et de prendre en compte la
situation de votre père. Il est vrai que l’armée errante est une
force modeste, mais vous n’ignorez pas que la Maison Li Tam va
lancer son armada de fer pour honorer son Alliance de Sang
secrète avec Windwir. Lorsque vos navires bloqueront le Delta et

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les trois fleuves, le nombre de soldats du général Rudolfo n’aura
plus d’importance, car Sethbert devra se battre sur deux fronts
et diviser ses troupes.
Jin Li Tam sourit. Son père ne s’était pas trompé à propos du
roi tsigane. C’était un chef redoutable.
L’éclaireur tsigane poursuivit :
— En attendant, et si vous faites le bon choix, vous serez
l’invitée du général Rudolfo jusqu’à ce que cette affaire soit
réglée. Vous pourrez ensuite retourner auprès de votre père.
Jin Li Tam hocha la tête. Son père avait donc passé un pacte
secret avec les Androfranciens. C’était logique. Mais la présence
de cet éclaireur démontrait que d’autres nations cherchaient à
établir de nouvelles alliances. À l’origine, la Maison Li Tam était
une entreprise de construction de navires, mais elle avait
développé un réseau de banques qui prospérait depuis cinq
siècles. Ces établissements financiers, réputés pour leur
neutralité politique, géraient même l’immense fortune des
Androfranciens. La Maison Li Tam n’avait passé aucune Alliance
de Sang officielle et elle était donc libre de rassembler des
informations sur les différentes puissances et de les vendre au
plus offrant.
— Qu’est-ce que Rudolfo retirerait d’une telle opération ?
demanda Jin Li Tam.
Le ton amusé de l’éclaireur n’échappa pas à la jeune femme.
— Il a dit que vous poseriez cette question. Il m’a demandé de
vous répondre qu’une danse avec un lever de soleil le
réchaufferait jusqu’à la fin de ses jours.
Jin Li Tam gloussa.
— Je vois. Le roi Rudolfo aurait dû être poète.
— Nous vous attendrons à l’ouest si vous décidez d’accepter
l’offre du général Rudolfo.
Jin Li Tam se retrouva soudain seule dans le noir. Les
bracelets n’avaient pas tinté.
La jeune femme n’eut pas besoin de réfléchir pour faire un
choix. Sa décision était prise avant même la venue de l’éclaireur.
Elle s’était demandé si Rudolfo irait jusqu’à faire un troisième
geste. Le message qu’il venait de lui faire porter répondait à cette
question. En règle générale, les choses se passaient de façon plus

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claire, lors d’une rencontre officielle. Cependant, les trois
interventions de Rudolfo étaient empreintes d’une subtilité qui
permettait différentes interprétations. La première avait été
l’invitation à danser en présence de Sethbert, la deuxième le
message qu’il avait tapoté sur son poignet et surtout les derniers
mots : « Je vous promets que je ne vous traiterai pas comme une
concubine. »
Elle avait obtenu le troisième geste. S’il n’y en avait eu qu’un
ou deux au cours de la nuit, cela n’aurait pas signifié
grand-chose. Jin Li Tam était certaine que Rudolfo ressemblait à
un labyrinthe whymèrien truffé de passages secrets dissimulés
par des portes dérobées. Il lui avait fait parvenir un autre
message sous l’apparence d’une référence courtoise au seigneur
Li Tam. Le troisième geste de la nuit. Une proposition claire
énoncée avec grâce.
Le seigneur Rudolfo des Neuf Maisons Sylvestres se
présentait comme un soupirant potentiel selon les règles d’un
ancien rite des Alliances de Sang, le rite en vigueur lorsqu’un
seigneur cherchait à passer un pacte avec une autre Maison afin
de combattre un ennemi commun.
Cela signifiait que, si Jin Li Tam le souhaitait, elle pouvait
invoquer la Providence de l’Alliance de Sang et, ce faisant,
établir sans dire un mot qu’elle acceptait Rudolfo comme
prétendant.
La jeune femme se demanda si son père savait ce qui se
passait en ce moment, puis elle arriva à la conclusion qu’il avait
sans doute tout organisé depuis des mois.

- 66 -
Chapitre 6

RUDOLFO

Rudolfo dormit pendant deux heures au fond du chariot de


ravitaillement et rêva de la dame aux cheveux roux avant que la
troisième alerte le réveille. Il bondit de la pile de sacs vides où il
était couché, tira son épée et se glissa avec souplesse hors du
véhicule.
Il courut entre les soldats qui se rassemblaient et s’arrêta
devant son pavillon. Il savait depuis longtemps qu’il était
prudent de ne pas dormir dans son lit ou sous sa tente. Grégoric
l’attendait.
— Que se passe-t-il ? demanda Rudolfo.
Le capitaine grimaça un sourire.
— Vous aviez raison, seigneur. Des éclaireurs entrolusiens. Et
magifiés.
— Est-ce qu’ils ont vu ce qu’ils étaient venus voir ?
Grégoric hocha la tête.
— Et ils ont filé dès que j’ai déclenché l’alarme.
— Parfait. Ils ont maintenant une bonne raison de rentrer
chez eux en courant. Et nos éclaireurs ?
— Ils ont été magifiés également. Ils sont derrière les
Entrolusiens.
Les éclaireurs magifiés étaient presque impossibles à repérer
si on ne savait pas où regarder, mais Rudolfo avait deviné que
Sethbert enverrait ses hommes l’espionner. Il ne s’était pas
trompé. Les Entrolusiens avaient vu Isaak et ils étaient partis
sans se clouter que cinq Tsiganes parmi les meilleurs et les plus
courageux les prenaient en filature.
— Parfait. À leur retour, j’écouterai moi-même leur rapport.

- 67 -
— Bien, seigneur.
Rudolfo se tourna et entra sous sa tente. Les yeux de
l’homme de métal luisaient dans les ténèbres.
— Isaak, tu vas bien ?
L’automate sortit de sa léthargie en vrombissant et cligna
plusieurs fois des paupières.
— Oui, seigneur.
Rudolfo approcha et s’accroupit près de lui.
— Je ne crois pas que tu sois responsable de la destruction de
Windwir.
— Vous avez mentionné cette possibilité. Je sais seulement ce
dont je me souviens.
Rudolfo réfléchit.
— Les événements dont tu ne te souviens pas sont sans doute
plus importants. Je parle de ce vide entre le moment où tu
cherches frère Charles et celui où tu lances le sort de Xhum Y’Zir
sur la place. (Rudolfo regarda son épée et observa les reflets des
yeux d’Isaak qui dansaient sur la lame polie.) Je ne crois pas que
tu aies été victime d’un mauvais fonctionnement. Sethbert, le
prévôt des cités-États entrolusiennes, s’est assuré les services
d’un homme capable d’écrire des registres de métal. Et il
possède lui aussi un mécaserviteur.
— Je ne comprends pas. Les Androfranciens et la Garde Grise
ont toujours pris soin de…
— Les gardes se laissent parfois soudoyer, les serrures
peuvent être crochetées et les clés volées. (Rudolfo tapota le
genou d’Isaak.) Tu es un être extraordinaire, mon ami, mais je
crois que tu ne mesures pas les prédispositions des hommes
envers le bien et le mal.
— J’ai lu certains textes à ce propos, soupira l’automate, mais
vous avez raison. Les inclinations humaines m’échappent.
— J’espère qu’il en sera toujours ainsi. Mais changeons de
sujet. J’ai quelques questions à te poser.
— J’y répondrai du mieux possible, seigneur.
Rudolfo hocha la tête.
— Parfait. Dans quelles circonstances as-tu été endommagé ?
Les paupières métalliques battirent sous le coup de la
surprise.

- 68 -
— Mais… lorsque vos hommes m’ont attaqué, seigneur. Je
pensais que vous étiez au courant.
— Mes hommes t’ont trouvé au fond d’un cratère et t’ont
amené ici sur-le-champ.
— Je parlais des autres.
Rudolfo se caressa la barbe.
— Parle-moi d’eux.
— Le feu s’était abattu. Les éclairs avaient frappé. Je
retournais à la bibliothèque pour chercher frère Charles ou
quelqu’un capable de me désactiver pour mes crimes. Il ne
restait que des cendres et des pierres calcinées. J’ai appelé à
l’aide et vos soldats sont arrivés avec des filets et des chaînes.
J’ai essayé de les éviter, mais ils m’ont attaqué et je suis tombé
dans le cratère. Un peu après, d’autres hommes sont apparus et
m’ont traîné jusqu’à vous.
Rudolfo esquissa un sourire inquiétant.
— Je comprends mieux. Et demain matin, je comprendrai
tout.
Isaak leva les yeux vers lui.
— Seigneur, vous m’avez demandé de vous rappeler une
question à propos de la purge des informations liées à mon
travail.
— Ah ! oui ! (Rudolfo se leva.) Peut-être que cela ne mènera à
rien. Peut-être que, demain, nous emprunterons une autre voie,
mais… (Il tendit la main vers l’automate et celui-ci la prit. Les
doigts de métal étaient froids.) Mais si les vents du destin le
permettent, poursuivit Rudolfo, j’aurai du travail à te proposer
dans mon manoir sylvestre, Isaak.
— Du travail, seigneur ?
Rudolfo sourit.
— Oui. Le plus grand trésor du monde est caché entre tes
oreilles de métal. Je te demanderai de le transcrire pour moi.
Isaak lâcha la main de Rudolfo. Ses yeux s’enflammèrent et
un jet de vapeur fusa de sa grille d’échappement.
— Je refuse, seigneur. Je ne servirai plus d’arme à qui que ce
soit.
Pendant une fraction de seconde, Rudolfo sentit le goût de la
peur dans sa bouche. Un goût métallique.

- 69 -
— Non, non, non ! (Il tendit la main et reprit celle de
l’automate.) Il ne faut plus qu’une telle catastrophe se
reproduise, Isaak. Je pensais aux autres informations : aux
poèmes, aux pièces de théâtre, aux histoires, aux philosophies,
aux légendes, aux cartes… à tous les chefs-d’œuvre que la
bibliothèque androfrancienne abritait et protégeait. Enfin, au
moins ceux qui te sont passés entre les mains. Je refuse qu’ils
disparaissent à cause d’un sombre idiot bouffi d’ambition.
— Ce serait une tâche monumentale pour un unique
serviteur, seigneur.
— Je crois pouvoir t’obtenir quelques assistants.

Les éclaireurs tsiganes magifiés revinrent du camp


entrolusien avant l’aube. Ils ramenaient un homme ligoté et
bâillonné avec un bandeau sur les yeux. Ils l’assirent sur une
chaise et ôtèrent le bout de tissu qui l’aveuglait. Un autre soldat
posa un gros sac en cuir sur la table.
Des serviteurs apportèrent le petit déjeuner – des oranges,
des pamplemousses, des gâteaux aux noisettes et au miel, des
baies macérées dans un sirop alcoolisé – tandis que Rudolfo
examinait le prisonnier. C’était un homme petit avec des doigts
délicats et un large visage, il avait les yeux écarquillés et les
veines de son front et de son cou saillaient.
Isaak l’observa tandis que Rudolfo lui tapotait le bras.
— Est-ce que tu l’as déjà vu ? demanda le roi tsigane.
L’homme de métal cliqueta.
— Oui, seigneur. C’était l’apprenti de frère Charles.
Rudolfo hocha la tête. Il s’assit à la place d’honneur et
grignota un bout de gâteau avant de boire une gorgée de vin de
poire frais.
Les éclaireurs firent leur rapport. Ce fut bref.
— Combien en ont-ils ?
— Treize au total, seigneur, répondit le chef du commando.
Ils sont sous une tente presque au centre du camp. Cet homme
dormait avec eux.
— Treize, répéta Rudolfo en se caressant la barbe. Isaak,
combien de mécaserviteurs les Androfranciens avaient-ils ?
— Quatorze, seigneur.

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Rudolfo fit un geste en direction de l’éclaireur le plus proche.
— Ôtez le bâillon de cet homme.
Le prisonnier était rouge de colère. Ses yeux et sa bouche
frémissaient comme la corde d’un arc qui vient de décocher une
flèche. Il voulut parler, mais Rudolfo l’arrêta d’un geste de la
main.
Le roi tsigane planta une petite fourchette en argent dans un
quartier d’orange.
— Je vais te poser des questions et tu vas y répondre. En
dehors de cela, je ne veux pas t’entendre.
L’homme hocha la tête.
Rudolfo pointa sa fourchette vers Isaak.
— Est-ce que tu reconnais ce mécaserviteur ?
L’homme hocha la tête de nouveau. Il était devenu blême.
— Est-ce que tu as modifié ses registres sur ordre du prévôt
Sethbert des cités-États entrolusiennes ?
— Je… oui. Le prévôt Sethbert…
Rudolfo claqua des doigts. Un éclaireur tira une fine dague et
la glissa sur la gorge du prisonnier.
— Contente-toi de répondre par « oui » ou par « non » pour
le moment.
L’homme déglutit avec peine.
— Oui.
La pression de la lame se relâcha.
Rudolfo choisit un autre quartier d’orange et le porta à sa
bouche.
— Est-ce que tu as déclenché ce cataclysme pour de l’argent ?
Les yeux du prisonnier s’emplirent de larmes. Sa mâchoire se
contracta. Il hocha la tête avec une extrême lenteur.
Rudolfo se pencha en avant.
— Et est-ce que tu mesures vraiment la portée de ton acte ?
L’apprenti androfrancien éclata en sanglots sans répondre à
la question de Rudolfo. Un éclaireur la lui rappela en appuyant
la pointe d’une dague sur sa gorge.
— Ou… oui, seigneur.
Rudolfo mangea un morceau de pamplemousse. Il poursuivit
d’une voix égale et basse.
— Demandes-tu pitié pour ton crime innommable ?

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Les sanglots du prisonnier s’intensifièrent. Il laissa échapper
un faible gémissement qui se mua en plainte si triste et si
désespérée que l’atmosphère devint terriblement pesante.
Rudolfo répéta sa question d’une voix encore plus basse.
— Demandes-tu pitié pour ton crime innommable ?
— Je ne savais pas que ça fonctionnerait, seigneur. Je vous le
jure. Et quand bien même, personne ne pouvait imaginer que le
résultat serait si… serait si…
Rudolfo leva une main et haussa les sourcils. Le prisonnier se
tut.
— Comment aurais-tu pu le savoir ? Comment quelqu’un
aurait-il pu le savoir ? Xhum Y’Zir est mort depuis plus de deux
mille ans et son fameux âge de la Folie Hilare a pris fin il y a bien
longtemps. (Rudolfo choisit un petit gâteau au miel et en
grignota les coins.) Je repose donc ma question : demandes-tu
pitié pour ton crime innommable ? (L’apprenti hocha la tête.)
Soit. Je vais te laisser une chance et une seule. Je ne me
montrerai pas aussi généreux avec ton commanditaire.
Rudolfo tourna la tête vers le mécaserviteur. Les yeux de
l’homme de métal brillaient et de fines colonnes de vapeur
s’échappaient des coins de sa bouche.
— Dans un petit moment, je vais te laisser en compagnie de
mes meilleurs éclaireurs et de mon ami de fer, Isaak. Je veux que
tu leur racontes très lentement, très clairement et dans les
moindres détails tout ce que tu sais à propos de la maintenance
et de la réparation des mécaserviteurs androfranciens, puis de
l’écriture des registres qui leur sont destinés. (Rudolfo se leva.)
Tu n’auras pas d’autre chance et tu n’as que quelques heures
pour en profiter. Si je ne suis pas satisfait de ton travail, tu
passeras le reste de tes jours enchaîné dans la rue des Bourreaux
et tous les habitants du monde connu pourront venir voir les
Praticiens de la Torture Repentante t’écorcher avec des couteaux
trempés dans le sel, puis attendre que ta peau repousse. (Il vida
sa coupe de vin.) Tu passeras le reste de ta vie dans l’urine, les
excréments et le sang. Tu n’entendras plus que les cris des
enfants qui sont morts par ta faute et le poids de ton génocide
pèsera à jamais sur ta conscience.
Le prisonnier fut secoué par un spasme et vomit. Un flot de

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bile nauséabonde se répandit sur sa tunique.
Rudolfo sourit.
— Je suis heureux de constater que tu comprends. (Il s’arrêta
à la sortie de la tente.) Isaak, écoute bien ce que cet homme va
dire. (Il sortit et fit signe à Grégoric d’approcher.) Apporte-moi
un oiseau.
Il écrivit le message lui-même. Un message simple qui se
résumait à une question d’un seul mot. Il l’attacha à une patte
avec un fil vert synonyme de paix. Mais c’était un mensonge. Il
murmura une destination et, l’espace d’un instant, appuya ses
lèvres contre la petite tête soyeuse de l’animal. Puis il lança
l’oiseau et celui-ci s’envola en battant des ailes. Il prit de
l’altitude et se dirigea vers le sud, vers le camp entrolusien.
Rudolfo murmura alors la question qu’il avait écrite quelques
instants plus tôt. Elle n’avait aucun sens, mais il la murmura une
fois de plus.
— Pourquoi ?

NEB

Neb se rendit compte qu’il avait cédé au sommeil lorsqu’une


main le secoua pour le réveiller. Il ouvrit les yeux, prêt à se
défendre. La jeune femme rousse était agenouillée près de lui.
Elle portait une cape sombre, mais la capuche était tirée en
arrière et ses cheveux étaient remontés en chignon.
Elle posa un doigt sur ses lèvres. Il hocha la tête et elle prit la
parole à voix basse.
— La guerre est proche. Cet endroit est dangereux. Est-ce que
tu comprends ? (Il fit signe que oui.) Sethbert a détruit Windwir
et il en est fier. Il te garde en vie parce que ton récit l’amusera.
Est-ce que tu comprends ?
Neb déglutit tant bien que mal. Il avait eu des soupçons et ces
soupçons étaient maintenant confirmés. Il ouvrit la bouche, puis
la referma après avoir réfléchi. Il hocha la tête.
— Je pars, dit la femme rousse. Je veux que tu viennes avec
moi. (Il acquiesça et se leva.) Reste près de moi.
Elle sortit une poche de sous sa tunique. Elle était accrochée

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à son cou par une cordelette. Elle tira sur le cordon et versa un
peu de poudre dans le creux de sa main. Elle en répandit sur son
front, ses épaules et ses pieds, puis lécha ce qu’il restait.
Ses yeux chavirèrent et elle se transforma en ombre devant le
garçon. Pendant un instant, Neb se demanda si elle n’allait pas le
magifier lui aussi. Cette éventualité le terrifia. Il avait lu des
livres à propos des magikes des éclaireurs et il savait qu’elles
pouvaient se révéler dangereuses lorsqu’elles étaient employées
sur des personnes sans expérience. Mais la jeune femme referma
la poche et la glissa sous sa tunique.
— Suis-moi, dit-elle.
Elle noua un cordon en soie autour du poignet de Neb.
L’autre extrémité était attachée à son propre poignet.
Le garçon saisit la cordelette et se glissa derrière la jeune
femme lorsqu’elle sortit de la tente sans un bruit. L’aube était
proche et les deux fuyards se déplacèrent d’ombre en ombre. Ils
longèrent des tentes où des soldats ronflaient ou grommelaient
dans leur sommeil. Neb s’efforça de ne pas se laisser désorienter,
mais la jeune femme changeait de direction dès qu’il
commençait à se faire une idée de leur position.
Ils sortirent du camp et s’éloignèrent en silence dans la forêt.
Tandis qu’ils couraient, Neb comprit soudain les paroles de la
jeune femme.
« Sethbert a détruit Windwir. »
Ces mots le tourmentaient et le harcelaient, mais il ignorait
pourquoi. Il avait entendu une conversation entre deux soldats,
mais il avait pensé que la destruction de Windwir était sans
doute le fait de la curiosité androfrancienne plutôt que d’un
complot ourdi par le prévôt – que celui-ci soit fou ou non. Mais
cette femme était persuadée du contraire et elle lui avait affirmé
que la guerre était proche. Elle aurait pu l’abandonner à son
sort, mais elle ne l’avait pas fait. Elle était venue le voir malgré
les dangers encourus.
Un tel acte ne pouvait qu’inspirer la confiance.
« Sethbert a détruit Windwir. »
Cette idée le harcela de nouveau et, derrière cette barrière de
mots, quelque chose s’effrita. Un trait de lumière apparut.
Sethbert.

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Neb eut l’impression d’être frappé par un éclair et il s’arrêta
net. Le cordon en soie se tendit et la jeune femme s’immobilisa à
son tour. Elle s’agenouilla et Neb entrevit une silhouette moirée
dans la lumière grisâtre.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle. Nous sommes
presque arrivés.
Il regretta de ne pas pouvoir parler, de ne pas pouvoir
expliquer qu’il lui était impossible de la suivre. Il regretta de ne
pas pouvoir décrire la décharge électrique qui l’avait traversé
quand il avait compris la vérité.
Sethbert a détruit Windwir.
Neb n’était pas vraiment responsable de la mort de son père.
C’était Sethbert le coupable. Tout était différent.
Neb ne pouvait plus accompagner la jeune femme.
Neb devait retourner au camp et tuer Sethbert.

PÉTRONUS

Le soleil se leva dans le dos de Pétronus et monta dans un ciel


abandonné par les oiseaux. Le vieil homme franchit une crête et
contempla la Désolation de Windwir.
Rien ne l’avait préparé à un tel spectacle. Il avait emprunté ce
chemin des centaines de fois en rentrant de missions pour le
compte de l’ordre, mais il s’était douté que, cette fois-ci, le
paysage serait différent. Il ne s’était pas attendu à voir les quais
bordés de navires surchargés de marchandises destinées aux
villes entrolusiennes du Delta, les hautes et épaisses murailles
de pierre qui entouraient les différents quartiers de la plus
grande cité du monde, les flèches des cathédrales et de la
bibliothèque, les étendards de couleur qui ondulaient dans la
brise matinale et les maisons et les boutiques nichées contre les
remparts comme des veaux contre leur mère près des portes de
la cité.
Pétronus se laissa glisser de sa selle et ne prêta plus attention
à sa monture. Tremblant, il observa le paysage qui s’étendait
devant lui.
Il ne s’était pas attendu à découvrir la cité intacte, mais il

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avait cru qu’il resterait des éléments familiers.
Il s’était trompé.
Windwir n’était plus qu’un champ de ruines calcinées et il
était impossible de situer les anciennes limites de la ville. Le sol
était criblé de cratères et hérissé de monticules noirâtres. Le
paysage de désolation s’étendait jusqu’au fleuve et aux collines, à
l’est et au sud. Pétronus aperçut la fumée des feux de camp et les
étendards tsiganes dans les contreforts.
Il ne vit pas trace du campement entrolusien, mais,
connaissant Sethbert, il devait être caché tout près… et bien
protégé. Il est rare qu’un fils soit très différent de son père et,
d’après ce que Pétronus avait entendu, Sethbert était aussi
paranoïaque et tortueux que l’homme qui l’avait élevé et
entraîné en vue de devenir prévôt. Pétronus avait jadis ordonné
qu’Aubert soit raccompagné aux portes de la résidence papale
sous la surveillance de la Garde Grise. Le prévôt avait offensé les
serviteurs du pape en les accusant d’un vague complot.
La même théorie pouvait s’appliquer au roi tsigane. Pétronus
avait connu le père de Rudolfo. Jakob avait été un homme
impitoyable, mais juste, et il avait gouverné les Neuf Maisons
Sylvestres avec un mélange de subtilité androfrancienne et de
respect implacable pour les rites des Alliances de Sang. Il n’avait
pas hésité à envoyer les hérétiques rue des Bourreaux… mais il
n’avait jamais autorisé les membres de l’ordre à voir ces
prisonniers.
Pétronus estimait que Rudolfo était fait du même bois que
son père. Il n’était encore qu’un enfant lorsque le vieil homme
avait abandonné ses responsabilités. Jakob était mort peu de
temps après et Rudolfo avait coiffé le turban royal. Il était alors
bien jeune pour entrer dans le monde des adultes. Pétronus
avait entendu parler de lui lorsqu’il avait soutenu l’embargo du
Libre État de la côte d’Émeraude orientale contre les
Entrolusiens pour protester contre l’annexion du golfe de Shylar
et des cités indépendantes. Rudolfo s’était fait une réputation de
brillant stratège et d’escrimeur convenable au cours des
escarmouches qui avaient suivi.
Pétronus rassembla tout ce qu’il savait à propos de Sethbert
et de Rudolfo, puis mit ces informations de côté de manière à

- 76 -
pouvoir les utiliser plus tard.
Tu n’as pas changé, songea-t-il. Tu complotes encore alors
que tu es devant un champ de ruines.
Pourquoi ? Il avait éprouvé le besoin de voir la dévastation de
ses propres yeux. Il n’avait pas pu attendre l’arrivée d’un oiseau
ou d’un messager apportant une description écrite ou orale du
carnage. Il n’avait pas pu s’en empêcher.
Cela avait-il de l’importance ? Deux rois se trouvaient dans
les parages. Tous deux avaient passé une Alliance de Sang avec
la cité détruite et tous deux étaient des chefs compétents, chacun
à sa manière.
Tu as vu ce que tu étais venu voir. Maintenant, rentre chez
toi. Retourne à ton bateau, à tes filets et à ta vie paisible.
Il tourna le dos à la plaine dévastée, attrapa les rênes de sa
monture et s’éloigna.
— Je ne peux rien faire, dit-il à haute voix. Ma place n’est pas
ici.
Mais, au fond de lui, il savait que ce n’était pas vrai.

JIN LI TAM

Jin Li Tam savait qu’ils étaient tout proches de leur but


lorsque le garçon s’était arrêté. Les magikes avaient amélioré la
vitesse et la force de la jeune femme, mais aussi sa vue et son
odorat. Il y avait cependant un prix à payer : le bourdonnement
sourd à ses oreilles et cette migraine intermittente. Son père
avait veillé à ce qu’elle maîtrise toutes les techniques de
camouflage, y compris celles des magikes de discrétion bien que
les Voies des Anciens soient considérées comme indignes d’un
noble.
Jin Li Tam regarda le garçon et sentit les poils de ses
avant-bras se hérisser. Il tirait sur la cordelette en soie pour
retourner au camp entrolusien. La rage et le soulagement se
succédaient sur son visage.
— Nous sommes presque arrivés, dit-elle à voix basse. Il faut
continuer.
Il réagit alors de manière inattendue. Il tendit la main, saisit

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la poche qui se balançait au cou de la jeune femme et tira si fort
que le fil se rompit. Il se débarrassa de la cordelette de soie
attachée autour de son poignet. Jin Li Tam voulut le retenir,
mais il s’écarta et s’élança vers le camp entrolusien.
La jeune femme marmonna un juron et se lança à sa
poursuite. Elle pouvait le rattraper sans difficulté, mais l’aube
était proche et chaque minute perdue augmentait les risques
d’être capturée. Elle ne pouvait pourtant pas abandonner ce
garçon, car elle savait le sort que Sethbert lui réservait. Elle
accéléra.
Elle le rattrapa et le saisit par l’épaule. Elle le fit pivoter sur
lui-même et tomber par terre avant de se jeter sur lui.
— Je ne sais pas à quoi tu joues, murmura-t-elle, mais tu vas
au-devant de grands malheurs si tu t’obstines à aller dans cette
direction.
Il se débattit. Sa bouche articula des mots silencieux tandis
que ses yeux roulaient dans tous les sens.
J’aurais dû le droguer et le porter, songea Jin Li Tam. La
destruction de Windwir l’a plus affecté que je le croyais.
— Je pense que vous feriez mieux de lâcher ce garçon et de
vous relever tout doucement, souffla une voix à l’oreille de la
jeune femme.
Jin Li Tam sentit la pointe d’un poignard entre ses côtes, à
hauteur du cœur.
Elle obéit. Des mains fantomatiques saisirent l’adolescent et
le mirent debout. D’autres attrapèrent la jeune femme et
l’éloignèrent de lui.
Une tête sombre et translucide se pencha vers elle. Jin Li
Tam distingua une vague barbe blonde et sentit une haleine
chargée de relents de porc grillé. Un œil bleu apparut à quelques
centimètres de son visage.
Un murmure parcourut la nuit et se perdit dans la forêt.
— Qu’est-ce qu’on a pêché, Deryk ?
Jin demeura immobile.
— Une femme et un garçon. (L’œil bleu cligna.) La femme est
magifiée.
Une autre ombre apparut dans la clairière. Jin Li Tam
regarda autour d’elle. Elle aperçut des empreintes de bottes à

- 78 -
l’endroit où les hommes se tenaient… ou s’étaient tenus. Elle
sentait d’infimes déplacements d’air lorsqu’ils bougeaient, mais
ils étaient magifiés et il était impossible de les voir à moins qu’ils
approchent à quelques centimètres. Si les règles de procédure
classiques étaient respectées, les éclaireurs d’une demi-escouade
devaient être déployés autour d’elle.
Elle regarda le garçon : il ne semblait pas effrayé. Elle ne vit
pas la poche qu’il lui avait arrachée et elle se demanda s’il l’avait
cachée sous sa tunique. Si c’était le cas, ces hommes ne
tarderaient pas à la découvrir.
— Le gamin ne m’est pas inconnu, dit une voix. Tu ne serais
pas le garçon que nous avons trouvé sur la crête et ramené au
camp ? celui qui se tenait près d’un chariot ?
L’adolescent hocha la tête.
La voix se déplaça dans la clairière et approcha de Jin Li
Tam. Des mains tirèrent sur son capuchon avec maladresse.
— Et qui avons-nous là ?
Un nouvel œil – marron piqueté de vert – apparut tout près
de son visage. Il s’écarquilla et Jin Li Tam entendit un hoquet
d’étonnement.
— Eh bien ! je ne m’attendais pas à ça.
— Vous feriez bien de nous libérer sur-le-champ et de
poursuivre votre patrouille, lâcha-t-elle d’une voix à peine plus
forte qu’un murmure.
Le capitaine des éclaireurs éclata de rire.
— Je ne pense pas que vous parviendrez à nous convaincre
ainsi, dame Li Tam… Quels que soient vos talents de courtisane.
Jin Li Tam détendit les muscles de ses épaules et de ses bras,
puis elle ordonna à ses jambes de s’entrouvrir.
— Je peux être très persuasive.
Le ciel virait au mauve et elle savait qu’au lever du soleil le
peu de magike qui faisait encore effet serait beaucoup moins
efficace. Ce n’était pas le moment de régler les problèmes par de
subtiles stratégies.
— J’en suis certain et…
Elle ne lui laissa pas le temps de terminer. Elle se baissa,
tendit le bras d’un geste sec et récupéra le petit couteau caché
dans sa manche. Elle se pencha vers les jambes du capitaine et

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sectionna les tendons du jarret. Elle roula vers le garçon et se
redressa. Elle frappa de taille aux endroits où les éclaireurs
magifiés devaient se tenir s’ils respectaient les règles de combat.
Son arme fendit le tissu des uniformes et des cris lui apprirent
que ses estimations étaient à peu près correctes.
Le soldat qui était derrière elle – celui qui avait appuyé un
poignard entre ses côtes – laissa échapper un grondement,
bondit en avant et renversa Jin Li Tam. Celle-ci se débattit avec
violence et enroula sa cape autour de l’arme de son adversaire.
Puis elle glissa sa propre lame sur la gorge de l’éclaireur.
— Ne bouge plus, dit-elle. À moins que tu tiennes vraiment à
mourir cette nuit.
L’homme ne tint pas compte de son conseil et Jin Li Tam
n’hésita pas. Son père avait bien entraîné ses filles. Elle
s’accroupit et observa la clairière autour d’elle. Elle sentit l’odeur
du sang et distingua des flaques sombres sur les ombres grises
qui gémissaient et qui s’efforçaient – en vain – de se relever.
Le garçon avait disparu. Elle l’entendit courir en direction du
camp entrolusien. Elle pouvait encore le rattraper, mais que
ferait-elle ensuite ? En voyant son expression, elle avait compris
qu’il ne retournait pas chercher un objet précieux qu’il aurait pu
oublier dans son chariot. Son visage exprimait une
détermination farouche. Il avait pris une décision et il ne
changerait pas d’avis.
Elle le laissa partir, mais elle décida de faire tout son possible
pour le protéger. Les éclaireurs l’avaient identifiée, mais c’était
sans importance : dans quelques heures, elle serait sous la
protection de Rudolfo. Par malheur, ils avaient aussi reconnu le
garçon qui, pour une raison inconnue, retournait dans les griffes
de Sethbert.
Elle approcha des hommes à qui elle avait tranché les jarrets
et leur parla avec douceur pour calmer leurs craintes. Elle les
égorgea avec une précision qui trahissait un apprentissage
implacable.
Elle essuya le sang qui maculait sa lame sur l’uniforme en
soie d’un éclaireur secoué de spasmes et se releva en regardant
vers l’ouest. Elle s’élança et, tandis qu’elle courait, elle songea
une fois de plus que son père avait bien entraîné ses filles.

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Chapitre 7

RUDOLFO

Il ne fallut pas deux heures pour que l’apprenti enseigne les


secrets de son art à Isaak. Quand Rudolfo regagna sa tente,
l’homme de métal était assis devant la table et il examinait les
outils et parchemins posés devant lui. Le prisonnier avait
disparu.
— Est-ce que tu en as appris suffisamment ? demanda
Rudolfo.
Isaak leva les yeux vers lui.
— Oui, seigneur.
— Désires-tu le tuer toi-même ?
Les paupières d’Isaak battirent, ses oreilles de métal
s’inclinèrent et se couchèrent. Il secoua la tête.
— Non, seigneur.
Rudolfo acquiesça et lança un regard en direction de
Grégoric. Celui-ci esquissa une grimace sinistre pour signifier à
son maître qu’il avait compris. Il sortit sans un bruit.
L’oiseau était revenu moins de une heure après son départ. Il
n’apportait pas de réponse à la question qui avait été posée.
Sethbert s’était contenté d’un message laconique :
« Libérez l’homme que vous avez enlevé. Livrez-moi le
mécaserviteur qui a détruit Windwir. »
Rudolfo avait eu une heure pour réfléchir aux motivations de
Sethbert. L’ambition ? L’appât du gain ? La peur ? Les
Androfranciens auraient pu devenir les maîtres du monde grâce
à leurs magikes et à leurs machines, mais ils étaient restés
cloîtrés dans leur cité. Ils s’étaient contentés d’envoyer des
expéditions archéologiques et des érudits creuser pour étudier et

- 81 -
connaître le passé afin de mieux comprendre le présent et de
préserver ce passé pour les générations futures. Rudolfo songea
qu’il importait peu de savoir pourquoi les cités-États et leur
prévôt dément avaient décidé de mettre un terme à ces
recherches. L’important était de veiller à ce qu’une telle
catastrophe ne se reproduise jamais.
— Est-ce que tu vas bien, Isaak ?
— Je pleure, seigneur. Je pleure et j’enrage.
— Oui, moi aussi.
Un éclaireur se racla la gorge à l’entrée de la tente.
— Seigneur Rudolfo ?
Rudolfo se tourna vers lui.
— Oui.
— Des éclaireurs ont trouvé une femme à l’ouest du camp de
Sethbert, seigneur. Elle est magifiée et elle réclame votre
protection au nom de la Providence de l’Alliance de Sang.
Rudolfo sourit, mais sans joie. Celle-ci viendrait peut-être
plus tard, lorsque la crise serait passée.
— Très bien. Préparez-lui un équipage.
— Seigneur ?
— Elle sera conduite au septième manoir. Elle doit partir
dans l’heure. L’homme de métal l’accompagnera. Choisissez et
magifiez une demi-escouade pour les escorter.
— Bien, seigneur.
— Et allez me chercher mon corbeau.
Rudolfo sentit l’épuisement le gagner et il se laissa aller
contre les coussins.
— Seigneur Rudolfo ? demanda l’homme de métal. (Il se
releva tant bien que mal et une gerbe d’étincelles s’échappa de sa
jambe mutilée.) Allons-nous nous séparer ?
— Oui, Isaak, pendant un certain temps. (Il se frotta les
yeux.) Je veux que tu t’attelles au projet dont nous avons parlé.
Lorsque j’en aurai terminé ici, je t’amènerai d’autres serviteurs
pour t’aider.
— Ne puis-je donc pas me rendre utile ici, seigneur ?
Rudolfo comprit que l’homme de métal n’avait aucune envie
de partir, mais il était trop fatigué pour lui expliquer la situation.
Cette machine éveillait un étrange sentiment en lui, un

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sentiment qui ressemblait à de la compassion. Le roi tsigane
n’avait pas le courage de lui révéler qu’il était une arme trop
dangereuse pour être déployée sur un champ de bataille. Il se
frotta les yeux une fois de plus et bâilla.
— Rassemble tes affaires, Isaak. Le départ est proche.
L’homme de métal obéit et jeta un gros sac par-dessus son
épaule. Rudolfo se leva avec peine.
— La femme avec qui tu vas voyager s’appelle Jin Li Tam, de
la Maison Li Tam… Je veux que tu lui portes un message de ma
part. (Isaak resta silencieux et attendit.) Dis-lui qu’elle a fait le
bon choix et que je viendrai la voir lorsque j’en aurai terminé ici.
— Bien, seigneur.
Rudolfo suivit Isaak dehors. Son corbeau l’attendait sur le
poignet tendu d’un éclaireur. Son plumage était aussi noir et
brillant qu’une nuit étoilée au-dessus d’une forêt. Le roi tsigane
prit l’animal.
— Quand tu atteindras le septième manoir, dit-il au soldat,
informe mon intendant qu’Isaak – l’automate – est mon
protégé.
L’homme hocha la tête et s’éloigna. Isaak regarda Rudolfo. Sa
bouche s’ouvrit et se ferma. Il ne prononça aucun mot.
Rudolfo tint son corbeau près de lui et lui caressa le dos d’un
doigt.
— Nous nous reverrons bientôt, Isaak. Commence ton
travail. Je t’enverrai les autres mécaserviteurs lorsque je les
aurai libérés. Tu as une bibliothèque à reconstruire.
— Merci, dit enfin l’homme de métal.
Rudolfo inclina la tête et Isaak partit en compagnie d’un
éclaireur. Grégoric revint en essuyant le sang de l’apprenti qui
maculait ses mains.
— Sethbert veut qu’on lui rende l’homme que nous avons
enlevé, lâcha Rudolfo.
— Je m’en suis déjà occupé, seigneur, dit Grégoric.
Au même moment, un poney volé aux Entrolusiens regagnait
sans hâte le camp de ses maîtres. Un corps enveloppé dans une
couverture était posé en travers de la selle.
— Parfait. Magifie tes autres éclaireurs.
— Je m’en suis également occupé, seigneur.

- 83 -
Rudolfo regarda Grégoric et éprouva un sentiment de fierté
qui noya le chagrin et la rage qu’il ressentait.
— Tu es un excellent soldat.
Rudolfo tira un brin de tissu de la manche de sa robe
arc-en-ciel. Il n’était plus temps pour les questions. Il n’était
plus temps pour les messages. Il noua le fil écarlate de la guerre
autour de la patte de son ange le plus noir. Lorsqu’il eut terminé,
il ne murmura aucune parole et ne lança pas l’oiseau vers le ciel.
Celui-ci s’élança de son propre chef et fila comme une flèche.
Rudolfo le regarda jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que Grégoric lui
avait parlé.
— Excuse-moi ? dit-il.
— Vous devriez vous reposer, seigneur, répéta le chef des
éclaireurs tsiganes. Nous pouvons livrer la première bataille
sans vous.
— Oui, je devrais sans doute me reposer…
Mais il savait qu’il aurait le temps de le faire, qu’il aurait
toute la vie pour le faire, une fois qu’il aurait remporté cette
guerre.

NEB

Le camp entrolusien était au niveau d’alerte deux quand Neb


se faufila sous sa tente. Il s’était enfui lorsque la femme avait
attaqué les éclaireurs, mais il en avait vu assez pour deviner
qu’elle n’était pas une noble comme les autres. Les magikes
avaient estompé la plupart de ses mouvements, mais il avait eu
l’impression qu’une bourrasque balayait la clairière. Par-dessus
son épaule, il avait entendu les soldats crier et s’effondrer. Une
partie de lui avait eu envie de faire demi-tour pour s’assurer que
la femme allait bien, mais elle semblait capable de se débrouiller
seule. Il devait s’éloigner aussi vite que possible. Il savait ce qu’il
fallait faire et il ne pouvait pas la laisser l’entraîner loin de
Sethbert, même si elle agissait par pure gentillesse.
Le prévôt était responsable du génocide de l’ordre
androfrancien et Neb avait l’intention de le punir pour ce crime.
Il cacha la poche de magikes qu’il avait volée. Il avait vu faire la

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jeune femme. Il n’était pas très difficile de les utiliser.
Il fit semblant de se réveiller lorsque la servante entra en
apportant des vêtements propres et le petit déjeuner. Elle posa
les habits au pied du lit de camp et le plateau sur la table. Elle fit
une révérence et se prépara à sortir, mais elle s’arrêta et Neb
comprit qu’elle voulait dire quelque chose.
— Je reviens juste du mess des officiers, dit-elle enfin. Il
paraît que le corbeau de guerre de Rudolfo est arrivé ce matin. Il
y a eu une attaque-surprise au cours de la nuit. L’Androfrancien
a été enlevé sous la tente où il dormait. La concubine du prévôt,
dame Jin Li Tam, a été enlevée, elle aussi. Et une demi-escouade
d’éclaireurs a été massacrée à l’ouest du camp. Le danger est
partout, mon garçon. Je ne m’éloignerais pas de cette tente si
j’étais toi.
Neb hocha la tête. Lorsque la femme fut partie, il se demanda
qui était cet Androfrancien. Il l’avait aperçu : il portait la robe
brune et terne d’un apprenti de la division des études
mécaniques. Neb se demanda s’il avait été enlevé ou s’il était
parti de son plein gré. Il songea alors aux éclaireurs que la noble
avait tués et son estomac se contracta. Au moins, elle leur avait
échappé. Lorsqu’il s’était enfui, il n’avait pas regardé derrière
lui : la dame était de taille à se défendre.
Il n’avait jamais vu une femme si ravissante : elle était
grande, ses cheveux de cuivre ramenés en arrière reflétaient les
rayons du soleil, ses yeux bleus étaient aussi perçants que des
poignards et sa peau d’albâtre était parsemée de taches de
rousseur. Et, selon toute apparence, c’était une combattante
redoutable.
Neb approcha de la table et mangea un petit déjeuner
composé d’œufs et de riz accompagnés de cidre sec et d’un
morceau de fromage. Pendant le repas, il prépara un plan pour
assassiner le meurtrier de son père.
Il n’avait jamais songé à tuer quelqu’un… enfin, ce n’était pas
tout à fait vrai : deux ans auparavant, une telle pensée l’avait
effleuré. Il avait alors treize ans et la Garde Grise était venue à
l’école dans le cadre de sa tournée annuelle de recrutement.
Leur capitaine était un colosse du nom de Grymlis. Il était
impressionnant avec son calot, sa cape, son pantalon et sa veste

- 85 -
grise mise en relief par une chemise noire. Le fil bleu de la
recherche et le fil blanc de l’Alliance de Sang étaient tissés
ensemble pour former le liseré de son uniforme. Une longue
épée fine envoyait des reflets argentés lorsqu’il la faisait siffler
dans l’air.
Les orphelins avaient reculé en hoquetant de peur. La pointe
de la lame s’était dirigée vers un des garçons les plus costauds.
— Et toi ? (L’adolescent avait ouvert la bouche et l’avait
refermée sans dire un mot.) Est-ce que tu serais capable de tuer
un homme ?
Le garçon avait lancé un regard effrayé vers le directeur
Tobbel qui se tenait près du grand érudit Dentras et d’un petit
groupe de professeurs.
— Je ne suis pas… Je…
Mais le capitaine de la Garde Grise avait grondé et son épée
avait fouetté l’air de nouveau.
— P’Andro Whym a dit qu’un homme qui meurt est une
bibliothèque de savoir et d’expérience dévorée par les flammes.
P’Andro Whym a dit que prendre une vie est un crime plus grave
que l’ignorance. (Il éclata de rire et agita son arme en observant
les enfants les uns après les autres.) Mais souvenez-vous d’une
chose, mes garçons : il a aussi dit que le plus important était de
défendre la connaissance afin qu’elle vous protège sur le chemin
du changement.
La lame était passée si près du visage de Neb que celui-ci
avait senti le déplacement d’air. Le capitaine avait poursuivi en
citant un passage de la bible whymèrienne.
— « Aux premiers jours de la Folie Hilare, des soldats
allèrent trouver P’Andro Whym sous le dôme de cristal brisé et
lui demandèrent de l’aide. “Que devons-nous faire ? Nous ne
savons pas lire, nous ne savons pas compter et nous devons
pourtant protéger la connaissance pour que la lumière continue
à éclairer les hommes.” »
La suite était venue à l’esprit de Neb, les paroles du
dix-huitième Évangile.
« Et P’Andro Whym les contempla et pleura devant tant de
dévotion envers la vérité. Il leur dit : “Accompagnez mes
fidèles, habillez-vous des cendres du monde d’hier et protégez

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ce que vous découvrirez. Protégez les fondateurs. Entraînez les
hommes qui prendront votre relève.” »
L’épée avait sifflé une fois de plus avant de se pointer vers
Neb.
— Et toi, mon garçon ? est-ce que tu tuerais pour la vérité ?
Est-ce que tu tuerais pour que la lumière continue d’éclairer les
hommes ?
Neb n’avait pas hésité un seul instant.
— Je serais prêt à mourir pour protéger de si nobles desseins,
seigneur.
Le vieux capitaine s’était approché de lui et le garçon avait vu
la dureté dans ses yeux. Le militaire s’était penché si près que
Neb avait senti sa barbe blanche et broussailleuse contre son
menton.
— Je n’ai pas essayé ta méthode, mais je suis d’avis qu’il est
plus difficile de tuer que d’être tué.
La nuit suivante, Neb était resté allongé et avait pensé à cet
étrange soldat. Il s’était demandé combien d’hommes il avait
tués. Il s’était demandé si, poussé par la nécessité, il aurait le
courage de supprimer quelqu’un. Il s’était endormi sans avoir
répondu à sa question et il n’y avait plus pensé pendant deux
ans. Jusqu’à ce soir-là.
Pour mettre son plan à exécution, il devait régler certains
problèmes d’ordre pratique. Pour le moment, il ne comptait que
sur les magikes. Une fois magifié, il volerait un couteau, voire
une épée, et il ne lui resterait plus qu’à se glisser entre les gardes
d’honneur de Sethbert.
Mais il devait aussi envisager ce qui se passerait après. Il
n’était pas difficile de deviner que ses chances de survie étaient
presque nulles. Il avait dit qu’il était prêt à mourir pour la vérité,
pour la connaissance, mais il n’avait jamais songé à mourir pour
la justice. Quelques jours plus tôt, il aurait été le premier à
reconnaître qu’il n’avait jamais connu d’injustice. Bien sûr, il
avait passé de longs moments à se demander à quoi
ressemblerait sa vie s’il avait eu une mère et un père… enfin, un
père auquel il ne se serait pas adressé en l’appelant « frère
Hebda ». Mais il n’avait pas eu à se plaindre : on s’était occupé
de lui, on l’avait nourri, logé et blanchi et les meilleurs membres

- 87 -
de l’ordre androfrancien l’avaient éduqué. Une telle vie était
l’apanage des orphelins de P’Andro Whym. Les enfants de la
noblesse allaient généralement à l’université, et parfois même à
l’Académie, mais ils ne dépassaient jamais les premiers couloirs
de la Grande Bibliothèque. Neb et ses camarades étaient déjà
passés devant les cellules des mécaserviteurs. Ils avaient
entendu leurs vrombissements et leurs cliquetis au troisième
sous-sol.
L’assassinat de son père, celui de Windwir et – Neb en prit
soudain conscience – celui de l’ordre androfrancien étaient des
injustices si terribles que le cœur de l’adolescent était incapable
de les supporter. Elles faisaient vaciller son esprit.
Allait-il, pour reprendre la formule du capitaine de la Garde
Grise, tuer pour que la lumière continue d’éclairer les hommes ?
Avec la cité en ruine et la Grande Bibliothèque transformée en
tas de cendres et de pierres calcinées, il ne devait plus y avoir
beaucoup de lumière à préserver.
Les hommes coupables d’avoir soufflé la lumière du savoir
méritaient-ils la peine de mort ? Neb se demanda ce qu’en aurait
pensé le capitaine de la Garde Grise.

PÉTRONUS

Pétronus avança jusqu’à la limite de la cité en tenant son


cheval par la bride. Il s’était dit qu’il allait entrer, qu’il ne ferait
que jeter un rapide coup d’œil. Une force inconnue le poussait.
La colère et le désespoir s’agitaient sans relâche, l’une
pourchassant l’autre autour de son âme vide.
Il avait tenu à marcher afin de sentir le crissement des
cendres et le craquement des débris charbonneux sous ses
chaussures. Il voulait être certain qu’il ne rêvait pas. Il avançait
de quelques pas et s’arrêtait pour inspirer une bouffée d’air
saturée de soufre, d’ozone et de fumée. Il laissait errer son
regard sur le paysage lunaire à la recherche de quelque chose,
mais il ignorait quoi.
Pétronus connaissait bien les Cinq Chemins de la Douleur. Il
avait commencé son ascension vers le poste de pape à la division

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des Pratiques Androfranciennes, analysant et manipulant les
routes du savoir et du comportement. Il oscillait en règle
générale entre l’Épée et la Bourse Vide mais retournait parfois à
l’Œil Aveugle.
Pétronus avait pourtant vu la mort et la destruction à
l’œuvre. Quelques jours avant de comploter son propre
empoisonnement, il avait ordonné qu’on rase le village des
Marais d’où venaient des pillards qui avaient attaqué une ville
libre en amont du fleuve. Les chasseurs avaient tué la moitié des
adultes et un quart des enfants. Ils s’en étaient ensuite pris à une
petite caravane sous escorte qui revenait du Désert Bouillonnant
avec une cargaison de reliques et de parchemins – pour des
raisons de sécurité ou de conservation, on avait décidé que ces
objets devaient être transportés sur-le-champ jusqu’à Windwir.
Après avoir enterré les morts, les hommes des Marais avaient
regagné leur village de l’autre côté du fleuve.
La décision n’avait pas été très difficile à prendre. Pétronus
avait dépêché les éclaireurs de la Garde Grise magifiés et armés
de flèches qui produisaient des flammes d’une chaleur
insoutenable après impact, des flammes que même l’eau ne
parvenait pas à éteindre – encore un savoir que l’ordre gardait
jalousement afin de conserver sa suprématie et de ralentir
l’allure à laquelle l’humanité courait à sa perte.
Pétronus avait envoyé l’unité sous le commandement d’un
capitaine qui était déjà un peu trop âgé pour ce genre de
mission. Grymlis était le seul membre de la Garde Grise capable
de remettre le roi des Marais à sa place sans en perdre le
sommeil pour autant. Les éclaireurs avaient rasé le village
comme Pétronus l’avait ordonné. Ils avaient tué tous les
habitants, hommes, femmes et enfants.
Par la suite, Pétronus avait exigé qu’on le conduise sur les
lieux du carnage. Cette expédition avait duré un jour et demi.
Grymlis l’avait accompagné. Il n’en avait pourtant aucune envie,
car il estimait que le pape n’aurait pas dû entreprendre un tel
voyage.
Pétronus avait fait ce qu’il avait fait ce jour-là. Le village était
modeste, mais plus grand qu’il l’avait imaginé. Il avait approché
à pied – c’était un serviteur qui tenait la bride de son cheval – et

- 89 -
les cendres avaient crissé sous ses chaussures. Et puis il avait
distingué des formes à travers le brouillard de fumée qui
montait encore des ruines. Il avait vu des poutres carbonisées,
des pierres fumantes tombées des murs, des piles noirâtres et
crépitantes de… de quoi ? Par terre, il avait aperçu des formes de
toutes tailles. Les plus grosses étaient les carcasses de bœufs, les
plus petites étaient des corps d’enfants, ou peut-être de chiens.
Pétronus avait suffoqué et s’était couvert la bouche de la
main. Il avait pourtant donné l’ordre de raser ce village en toute
connaissance de cause, trois jours plus tôt. Cette constatation
l’avait ébranlé.
— Dieux ! qu’ai-je donc fait ? avait-il demandé sans
s’adresser à quelqu’un en particulier.
— Vous avez fait ce qu’il fallait faire pour que la lumière
continue de briller, Votre Excellence, avait déclaré le capitaine.
Vous avez vu, maintenant. Vous savez désormais à quoi
ressemble la réalité. Partons.
Pétronus s’était retourné et s’était dirigé vers sa monture. Il
avait songé que les hommes des Marais ne viendraient pas
enterrer ces corps. La philosophie de ce peuple était simple : on
enterrait ou on mangeait ce qu’on tuait. Le feu était réservé à la
nourriture.
Les Androfranciens avaient employé le feu et ils avaient
laissé les morts sans sépulture. Le message adressé au roi des
Marais était clair. Et Pétronus était assez intelligent pour
comprendre que Grymlis l’avait accompagné dans un seul
dessein, pour ajouter un post-scriptum : « Regardez ! Je me
promène au bout de votre champ de cadavres et je n’ai pas peur
de vous tourner le dos. » Les espions repérés à l’orée du bois
allaient se précipiter pour faire leur rapport au roi des Marais.
Les voisins et les caravanes des Androfranciens ne seraient plus
attaqués pendant les trois à quatre années à venir.
Tandis qu’il regagnait Windwir, Pétronus avait compris que
sa vie devenait un mensonge insupportable. Dès son retour, il
avait entrepris de planifier son assassinat avec l’aide de son
successeur désigné. Tout cela s’était passé si longtemps
auparavant.
Là, il ne se tenait pas devant un village, mais devant la plus

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grande cité des Terres Nommées, devant son premier amour.
Pétronus approcha un peu plus.
Il comprit le lien entre la destruction de cette ville et la
destruction du village des Marais.
Je ressens le même chagrin que ce funeste jour et je cherche
le pardon pour mon crime.
Il se demanda s’il parviendrait à trouver la route du Marché
en suivant le chemin des Cinq. Pour un peu, il se serait préparé à
marchander et à faire des emplettes.
Il avait jadis commis un péché impardonnable et il
s’accrochait aujourd’hui à ses regrets pour oublier l’irrésistible
honte qui menaçait de le submerger.
Si je n’étais pas parti… Si j’avais gardé le trône et la bague…
tout cela ne serait jamais arrivé. Windwir serait encore là.
Mais il savait que ce n’était pas vrai, il savait qu’il était
impossible d’envisager le présent en se fondant sur des passés
imaginaires et différents. Il n’arrivait pourtant pas à se défaire
de cette impression de culpabilité et peu importait qu’il s’agisse
d’un mensonge. Elle lui étreignait le cœur et lui serrait la gorge.
Si je n’étais pas parti…
Il traça un labyrinthe whymèrien dans sa tête tandis qu’il
avançait en traînant les pieds, les jambes raides. Il s’arrêta.
Il comprit soudain. Il comprit ce qu’il était venu chercher. Il
avait cru apercevoir des bâtons, mais comment aurait-il pu y
avoir tant de bâtons ? Il avait alors pensé qu’il s’agissait de
pierres, mais bien que certaines soient plus petites, elles avaient
à peu près toutes la même taille. Des os. Des os éparpillés à
travers la cité carbonisée et criblée de cratères. Pétronus les vit
et il comprit ce qu’il avait à faire. Il allait enterrer les morts de
Windwir.

JIN LI TAM

Jin Li Tam se demanda ce qui allait se passer lorsqu’elle


rencontra les éclaireurs qui l’attendaient. Leurs magikes étaient
encore pleines d’énergie alors que les siennes se dissipaient à
toute allure. Entourée de fantômes, elle traversa les collines en

- 91 -
courant sous le soleil matinal. Elle ne s’arrêta pas avant d’avoir
atteint le campement de Rudolfo.
Le camp de l’armée errante était éclairé par des lueurs
fantastiques qui se succédaient sans logique ni raison. Les
couleurs de l’arc-en-ciel des Neuf Maisons Sylvestres
s’imbriquaient les unes dans les autres sans suivre le moindre
thème… à moins que ledit thème soit le chaos.
Un capitaine accueillit la jeune femme à son arrivée et lui
expliqua que le général était très occupé. L’officier tsigane lui
proposa un oiseau afin qu’elle informe son père des événements
récents. Jin Li Tam écrivit un message en se servant de trois
codes tandis qu’elle prenait son petit déjeuner. Puis elle lança
l’oiseau blanc vers le ciel.
Le capitaine attendit qu’elle ait fini. C’était un homme assez
petit portant le turban vert sombre et l’écharpe cramoisie des
éclaireurs. Sa courte barbe noire était huilée et taillée avec soin.
Deux poignards à lame incurvée reposaient dans des fourreaux
accrochés sur ses hanches. Il portait également une longue épée
fine.
Ses yeux sombres rassurèrent Jin Li Tam.
— Nous allons nous rendre au septième manoir, dame Li
Tam.
La jeune femme fit un peu de calcul mental.
— Il nous faudra bien quatre jours pour l’atteindre ?
— Trois. Nous ne perdrons pas de temps.
Jin observa la colline sur laquelle les officiers à cheval
s’étaient rassemblés avec leurs soldats.
— Savez-vous quand la bataille doit commencer ?
demanda-t-elle.
L’homme regarda le ciel comme si les quelques nuages
étaient capables de lui prédire le déchaînement de violence à
venir.
— Bientôt, ma dame. Le général Rudolfo veut que nous
soyons loin lorsque cela arrivera.
Jin Li Tam hocha la tête.
— Je suis prête.
On lui amena un rouan qu’elle enfourcha avec aisance. Une
demi-escouade d’éclaireurs approcha. Leurs étalons étaient

- 92 -
magifiés de manière à étouffer les bruits de leurs sabots et à
augmenter leur endurance ainsi que leur vitesse. Jin Li Tam se
tourna vers le capitaine qui eut l’air mal à l’aise.
— Nous attendons un autre cavalier.
La jeune femme aperçut alors un gigantesque cheval. Il était
aussi noir que la nuit et ses sabots étaient encore mouchetés de
poudre magike. Une silhouette enveloppée dans une robe était
assise trop haut sur la selle. Elle laissait échapper des sifflements
et des cliquetis à chaque mouvement. Un nuage de vapeur jaillit
entre ses omoplates et Jin Li Tam s’aperçut que le dos du
vêtement avait été découpé de manière à exposer une petite
grille carrée en métal. De loin, la silhouette ressemblait à un
Androfrancien mais, tandis qu’elle approchait, Jin Li Tam
remarqua les mains brillantes, les pieds métalliques, les deux
points lumineux qui luisaient sous la capuche.
— Dame Jin Li Tam, dit l’automate, je vous apporte un
message de la part du seigneur Rudolfo des Neuf Maisons
Sylvestres, général de l’armée errante.
Il se tourna et un rayon de soleil éclaira son visage. Ce
mécaserviteur était plus récent, plus esthétique et bien plus
raffiné que le vieux modèle de Sethbert. La jeune femme
examina la machine en plissant les yeux.
— Je suis chargé de vous annoncer que vous avez fait le bon
choix et que le seigneur Rudolfo viendra vous voir dès que
possible.
— Merci, dit Jin Li Tam. (Elle resta silencieuse pendant un
instant.) Comment dois-je vous appeler ?
L’homme de métal hocha la tête.
— Vous pouvez m’identifier sous l’appellation Mécaserviteur
Numéro Trois. Le seigneur Rudolfo m’appelle Isaak.
Jin Li Tam sourit.
— Dans ce cas, je vous appellerai Isaak moi aussi.
Les soldats vérifièrent leur équipement, resserrèrent les
sangles de leurs sacoches de selle et s’assurèrent que la corde de
leur arc était bien tendue.
Le capitaine s’approcha d’eux.
— Nous devons partir au plus vite. Nous allons faire route à
l’ouest, puis au nord, puis à l’est et nous ne ralentirons pas

- 93 -
pendant les vingt premières lieues. (Il désigna Jin Li Tam et
Isaak.) Je veux que vous restiez juste derrière moi. Le reste des
éclaireurs nous encadrera.
Il adressa un signe de menton à un jeune homme dont le
turban laissait échapper quelques mèches blondes.
— Daedrek, tu feras la première reconnaissance. Un oiseau
brun pour signaler un danger, un oiseau blanc pour signaler
qu’il faut s’arrêter.
Daedrek prit la petite cage cloisonnée, la fit passer au-dessus
du pommeau de sa selle et prépara des cordons de couleur qu’il
attacha aux doigts de sa main gauche.
Jin Li Tam observa la scène avec fascination. Elle avait
entendu des histoires à propos des éclaireurs tsiganes… enfin,
plutôt des légendes qui remontaient à l’époque du premier
Rudolfo, ce brigand du désert qui avait conduit sa tribu de
bandits jusque dans les lointaines forêts du Nouveau Monde
pour échapper à la désolation de l’Ancien. Elle connaissait ces
légendes, mais elle n’avait jamais vu ces hommes à l’œuvre.
Elle espéra qu’ils étaient meilleurs combattants que les
éclaireurs du Delta de Sethbert. Elle estima que c’était sans
doute le cas. Elle n’était escortée que par cinq hommes et un
officier, mais une aura farouche se dégageait de leurs yeux
plissés, de leur sourire pincé et de leur tête qui s’inclinait au
moindre bruit.
Daedrek éperonna sa monture et le reste du groupe attendit
qu’il ait parcouru une lieue.
Jin Li Tam jeta un coup d’œil en direction d’Isaak. Elle
comprenait mieux la présence de cet énorme cheval. Les
automates n’étaient pas aussi lourds qu’il y paraissait, mais ils
pesaient néanmoins deux fois le poids d’un homme corpulent.
Le mécaserviteur se tenait correctement sur sa selle, mais la
jeune femme se demanda s’il avait la moindre expérience en
matière d’équitation.
Le capitaine siffla et le petit groupe se mit en route. Ils
chevauchèrent couchés sur leurs montures qui galopaient à vive
allure. Les éclaireurs avaient accroché leur arc à leur selle et
glissé leur épée sous un bras.
Tandis qu’ils franchissaient la première colline, Jin Li Tam

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aperçut la Désolation de Windwir sur sa droite, une immense
étendue calcinée et constellée de cratères. Elle crut distinguer un
cheval qui se déplaçait le long du terrible champ de ruines, mais
elle n’eut pas le temps de s’en assurer, car le soleil jaillit de
derrière un nuage et l’aveugla.
Ils chevauchèrent pendant trois heures avant qu’un oiseau
blanc se précipite dans le filet du capitaine. Ils s’arrêtèrent pour
attendre Daedrek. Un éclaireur prit sa relève et le petit groupe se
remit en route.
La journée s’écoula à toute allure et, lorsque le soleil se
coucha, les cavaliers aperçurent au loin une chaîne de collines
longeant le fleuve : la frontière avec la prairie océan qui abritait
les Neuf Forêts et les neuf manoirs de Rudolfo. Les éclaireurs
établirent le campement sans allumer de feu et plantèrent leurs
tentes en cercle autour de celle que partageaient Jin Li Tam et
Isaak.
Le mécaserviteur resta assis dans un coin tandis que la jeune
femme déroulait un tapis de couchage. Il cliquetait doucement
bien qu’il soit immobile. Jin Li Tam trouva que ce bruit était à la
fois agaçant et rassurant.
Elle essaya de dormir, mais sans succès. Les événements des
derniers jours tournaient sans répit dans sa tête. La nouvelle de
la destruction de Windwir s’était-elle répandue depuis qu’elle
avait aperçu la colonne de fumée ? Cela avait-il changé le monde
et dans quelle mesure ? Cela l’avait-il changée elle et dans quelle
mesure ?
Elle n’avait plus tué depuis son premier assassinat, alors
qu’elle était encore une enfant. Elle avait souvent infligé des
blessures mutilantes, mais elle se cramponnait à certaines
croyances whymèriennes, même si elle était dans l’incapacité de
les respecter étant donné la nature de ses missions. Pourtant,
elle avait tué cinq hommes au cours de la nuit précédente. Elle
avait risqué sa vie pour protéger un garçon qui ne partageait
même pas son sang, elle qui s’était juré de ne jamais avoir
d’enfants et qui consultait une magikienne trois fois par an pour
qu’il en soit ainsi.
Elle avait remarqué que Sethbert perdait peu à peu la raison.
Son père lui avait appris que chaque sixième enfant mâle de la

- 95 -
famille du prévôt était condamné à mourir fou. Les Sethbert
n’avaient pas encore pris conscience de cette malédiction et ils
ne faisaient donc rien pour y remédier. Jin Li Tam n’avait pas
été surprise en remarquant les premiers signes de démence.
Pourtant, elle n’aurait jamais imaginé qu’elle deviendrait la
concubine de celui qui détruirait l’ordre androfrancien. Elle
n’aurait jamais imaginé non plus conclure une Alliance de Sang
avec le roi tsigane parce que, quelques heures après l’avoir
rencontrée, celui-ci s’était proposé comme prétendant.
Et cette nuit-là, elle partageait une tente avec un homme de
métal, un mélange de science et de magikes d’autrefois.
Elle regarda l’automate. Il était assis, immobile. Ses yeux
luisaient doucement.
— Est-ce que vous dormez ?
Un peu de vapeur monta dans le dos d’Isaak qui se mit à
ronronner.
— Je ne dors jamais, ma dame.
— Que faites-vous, alors ?
Il leva la tête et Jin Li Tam aperçut des larmes dans la
lumière de ses yeux.
— Je pleure, ma dame.
Jin Li Tam fut décontenancée… et effrayée. Le mécaserviteur
de Sethbert n’avait jamais montré la moindre émotion.
— Vous pleurez ?
— Oui, ma dame. Vous avez certainement entendu parler de
la Désolation de Windwir ?
Jin Li Tam ne s’attendait pas à cette question.
— Oui, bien sûr. Et je pleure moi aussi la cité.
— C’est terrible.
Jin Li Tam déglutit avec peine.
— En effet. (Une pensée lui traversa l’esprit.) Vous savez,
vous n’êtes pas seul. Sethbert possède d’autres automates… Il a
tous les autres, si je me souviens bien.
Isaak hocha la tête.
— C’est exact. Le seigneur Rudolfo me l’a certifié. Il a
l’intention de les ramener pour qu’ils m’aident à reconstruire la
bibliothèque.
La bibliothèque ? Jin Li Tam se redressa.

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— Quelle bibliothèque ?
Isaak laissa échapper une série de cliquetis en s’agitant sur
son tabouret.
— La somme de nos registres mémoires représente environ
un tiers des données de la bibliothèque. Ce sont des vestiges de
nos travaux de classement et de traduction. Le seigneur Rudolfo
m’a demandé de superviser la reconstruction de la bibliothèque
et la récupération du savoir ayant échappé à la destruction.
Jin Li Tam se pencha en avant.
— Rudolfo a l’intention de reconstruire la Grande
Bibliothèque loin au nord ?
— En effet.
Cette décision était stupéfiante. La jeune femme se demanda
si son père était au courant – il aurait été surprenant qu’il ne le
soit pas. Pourtant, plus elle en apprenait sur ce Rudolfo et plus
elle l’estimait capable de déjouer les plans du seigneur Li Tam.
Celui-ci jouait en anticipant cinq mouvements, mais le roi
tsigane en avait encore trois d’avance.
Rudolfo était un prétendant fort intéressant.
Et que dire de sa résolution ? Il avait décidé de reconstruire
la bibliothèque trois jours à peine après la destruction de
Windwir. Et dans le Nord lointain ! À l’écart des disputes et des
basses manœuvres politiques des Terres Nommées. Le
descendant et homonyme du voleur du désert de Xhum Y’Zir
allait devenir le dépositaire et le protecteur du plus grand
réceptacle de savoir humain.
Un prétendant fort intéressant, en effet.
— C’est un homme bon, dit Isaak comme s’il devinait les
pensées de la jeune femme. Il m’a dit que je n’étais pas
responsable de la Désolation de Windwir. (Il s’interrompit.) Il a
dit que c’était Sethbert le coupable.
Jin Li Tam hocha la tête.
— Rudolfo a dit la vérité. Je ne sais pas comment Sethbert est
parvenu à ses fins, mais c’est lui qui a détruit Windwir. Il s’était
assuré la complicité d’un apprenti androfrancien.
Un autre nuage de vapeur jaillit de la grille d’Isaak. Sa
bouche s’ouvrit et se ferma tandis qu’il détournait la tête. De
nouvelles larmes perlèrent à ses yeux qui ressemblaient à des

- 97 -
gemmes.
— Je sais comment Sethbert a détruit Windwir, souffla-t-il.
Le ton de sa voix ou le haussement d’épaules qui agita la
vieille robe androfrancienne firent prendre conscience à Jin Li
Tam qu’elle savait, elle aussi. Sethbert s’était servi de ce
mécaserviteur pour raser la cité.
Elle chercha des paroles réconfortantes, mais n’en trouva
pas.
Elle s’allongea et resta éveillée pendant un long moment en
songeant aux grands changements qui se préparaient.

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Chapitre 8

RUDOLFO

Rudolfo songea que les premières batailles donnaient le ton


de la guerre.
Assis sur son cheval, il observait la lisière de la forêt. Grégoric
et les autres capitaines se rassemblèrent autour de lui.
— J’ai eu une vision, leur dit Rudolfo à voix basse. Nous
remporterons la première bataille. (Il sourit à ses officiers, la
main sur le pommeau de sa mince épée.) Comment allons-nous
transformer cette vision en réalité ?
Grégoric fit avancer son cheval un peu plus près.
— En frappant vite et avant l’ennemi, général.
Rudolfo hocha la tête.
— Je suis d’accord.
— Nous enverrons nos éclaireurs en première ligne et nous
attirerons les Entrolusiens à l’ouest. Sethbert n’est pas un grand
stratège, mais son général, Lysias, a étudié à l’Académie. Il
applique des tactiques très classiques. Il saisira cette occasion
pour attaquer, car il s’estimera en position de force. Il essaiera
d’acculer nos éclaireurs entre les ruines et le fleuve, puis il
appellera ses renforts afin de bloquer notre bataillon.
Grégoric parlait à voix basse et Rudolfo remarqua qu’il jetait
de nombreux regards aux autres officiers pour observer leurs
réactions.
Un capitaine sourit.
— Nous nous replierons rapidement après avoir vaguement
essayé de tenir la position. Si Lysias s’aperçoit qu’il a affaire à un
simple bataillon et non pas à une brigade, il se lancera sans
doute à notre poursuite.

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— Ou bien il divisera ses forces en pensant que les éclaireurs
sont notre principale vague d’assaut. Ou bien il fera les deux.
Rudolfo sourit. Il se souvenait des moindres paroles de la
chanson.
— « Le coutelas détourne l’attention pendant que le poignard
frappe. »
— « Et le coutelas frappe à son tour », dit Grégoric en citant
le dernier vers.
Rudolfo hocha la tête. Son père, Jakob, et le premier
capitaine des éclaireurs tsiganes lui avaient appris ces paroles
pour garder le rythme dans ses déplacements et dans ses
mouvements d’escrime. Rudolfo avait compris plus tard que
l’hymne de l’armée errante était en fait une leçon de stratégie.
Les trois cent treize chansons n’avaient jamais été transcrites
depuis que le peuple de Rudolfo occupait les Neuf Forêts, soit
deux mille ans. Elles étaient gravées dans le cœur de la
forteresse mobile bâtie par le premier roi tsigane des siècles plus
tôt, dans le cœur de l’armée errante. On les chantait aux
nouvelles recrues dès le premier jour de leur incorporation.
Grégoric reprit :
— S’il décide de poursuivre le bataillon qui se replie – et je
suis certain qu’il le fera –, il découvrira que trois autres
l’attendent de pied ferme et le piège se refermera sur lui.
— Excellent travail, capitaine, dit Rudolfo. Je vais prendre le
commandement des éclaireurs et inaugurer cette guerre comme
il sied à un général de l’armée errante.
Grégoric hocha la tête et les autres officiers l’imitèrent.
Rudolfo fut heureux de constater qu’ils ne craignaient pas de le
voir participer aux combats. Cela signifiait qu’ils le
comprenaient et qu’ils le respectaient en tant que guerrier et en
tant que général.
— Parfait, dit Rudolfo. (Il se tourna vers un conseiller.) Après
la bataille, je dînerai avec les soldats.
Deux heures plus tard, il était caché dans un bosquet en
compagnie d’éclaireurs magifiés. Il était à cheval, mais ses
hommes étaient à pied. Les magikes leur permettaient de se
déplacer aussi vite qu’un étalon et les rendaient presque
invisibles. Mais s’ils couraient, le bruit de leurs pas ne serait plus

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étouffé et on entendrait le sifflement d’un puissant courant d’air
sur leur passage.
Grégoric regarda Rudolfo.
— Général, voulez-vous donner le coup de sifflet ?
Rudolfo sourit et acquiesça.
— Éclaireurs tsiganes, pour Windwir, souffla-t-il.
Puis il siffla doucement et longtemps.
Il éperonna sa monture et jaillit du bosquet pour se précipiter
vers les fantassins entrolusiens qui campaient dans la forêt de
l’autre côté de la plaine. Il sourit en imaginant ce que les soldats
ennemis voyaient.
Un cheval, et un unique cavalier qui chargeait en brandissant
son épée.
Autour de Rudolfo, un souffle d’air balaya le sol et se
précipita vers les Entrolusiens dans un grondement puissant.
Rudolfo se coucha sur sa selle et baissa son épée à hauteur
des flancs sombres de sa monture. Il entendit ses éclaireurs
tsiganes et distingua – à peine – la silhouette des plus proches.
Ils traversèrent la plaine à toute allure et s’enfoncèrent dans
la forêt sans ralentir. Quelques éclaireurs du Delta poussèrent
des cris d’alarme parce qu’il était trop tard pour envoyer des
oiseaux. L’un d’eux avait sans doute eu le courage d’affronter la
vague invisible, car Rudolfo entendit un bref tintement d’épées
suivi d’une plainte étouffée par une magike. Les premiers soldats
entrolusiens se rassemblèrent et se précipitèrent vers l’endroit
où se déroulait la bataille. Le roi tsigane chargea et passa au
milieu d’eux. Les éclaireurs les fauchèrent comme une pluie de
lames. Rudolfo fit faire demi-tour à sa monture et se lança à
l’attaque en riant et en faisant tournoyer son arme. Il renversa
un soldat avec son cheval et trancha l’oreille d’un sergent.
— Où est votre capitaine ? demanda-t-il au sous-officier
blessé.
L’homme grimaça un sourire méprisant et se fendit. Une
ligne sanglante se dessina sur le flanc de la monture de Rudolfo.
Le roi tsigane repoussa le guerrier d’un coup de pied et lui
traversa la gorge de sa lame. Le sergent s’effondra. Rudolfo
frappa de nouveau et un autre Entrolusien perdit une oreille.
— Où est votre capitaine ?

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L’homme tendit le doigt et Rudolfo lui planta son épée dans
le biceps. Il ne pourrait plus se battre de sitôt, mais, au moins, il
aurait la vie sauve.
Le roi tsigane fit tourner sa monture et se dirigea dans la
direction indiquée.
Lysias avait lancé ses plus mauvais guerriers dans la bataille,
mais cela n’avait rien de surprenant. Les règles de l’Académie
voulaient qu’on sacrifie les éléments les moins compétents pour
jauger l’adversaire. Et les paysans apprenaient ainsi qu’une mort
héroïque n’était pas l’apanage des nobles.
Rudolfo aperçut le capitaine entouré de trois fantassins et
d’un conseiller. Le sol ondula étrangement autour du roi tsigane.
Des éclaireurs du Delta. Rudolfo laissa ses hommes se charger
d’eux.
Il descendit de cheval et tua un soldat. Un de ses éclaireurs –
sans doute Grégoric – se débarrassa des deux autres.
L’officier entrolusien tira son épée et Rudolfo l’écarta d’un
revers de son arme.
— On m’envoie des gamins, dit-il en grinçant des dents.
Le capitaine lâcha un grognement et se remit en garde.
Rudolfo para son attaque, fit un pas de côté et planta son
poignard dans la main de l’officier.
L’homme lâcha son épée et Rudolfo menaça le conseiller de
son arme.
— Prépare les oiseaux destinés à ton général !
Il fit un geste du menton en direction du capitaine tremblant.
Six éclaireurs tsiganes pointaient leur lame sur lui.
— Vous allez écrire un message à Lysias en B’rundic.
Le conseiller prit un oiseau et tendit un bout de parchemin
ainsi qu’une aiguille enduite d’encre à son supérieur. Celui-ci
déglutit à grand-peine. Il était livide.
— Que dois-je écrire ?
Rudolfo se caressa la barbe.
— Écrivez : « Rudolfo m’a tué. »
L’Entrolusien le regarda sans comprendre. Le roi tsigane
siffla et la pointe d’un couteau piqua la nuque de l’officier.
— Faites ce que je vous dis de faire.
Le capitaine obtempéra et tendit le message à Rudolfo qui

- 102 -
l’examina avec attention. Il le donna au conseiller qui l’attacha à
la patte d’un cormoran. Lorsque l’oiseau se fut envolé, Rudolfo
tua l’officier et remonta en selle.
— Pour Windwir, répéta-t-il avant de rejoindre ses soldats.
Au cours des neuf heures qui suivirent, le roi tsigane et son
armée errante s’employèrent à adresser de sanglants messages à
l’homme qui avait soufflé la lumière du savoir.

PÉTRONUS

Pétronus contourna les ruines de la cité et suivit le fleuve en


direction du sud. Il savait qu’il y avait une petite ville trois ou
quatre lieues en aval des vestiges de pilotis noircis qui avaient
naguère supporté les quais de Windwir. Il y recruterait autant
d’hommes – et même de femmes – que possible et reviendrait
accomplir sa tâche.
Il songea qu’il lui faudrait des mois et qu’il n’aurait pas
terminé avant le début de la saison des pluies. Les neiges et le
vent glacé de l’hiver boréal ne tarderaient pas à suivre. Les
Androfranciens avaient été exterminés et il n’y aurait personne
pour magifier le fleuve qui gelait certaines années. De toute
manière, Windwir n’existait plus et peu de navires prendraient
donc la peine de remonter le cours d’eau.
Pétronus conduisait sa monture le long de la berge en restant
à l’écart de la forêt. La première bataille avait duré jusque tard
dans la nuit. Il en avait entendu des échos tandis qu’il se
dirigeait vers le sud. Au cours de la journée, il avait aperçu des
oiseaux monter dans le ciel et se dépêcher d’apporter leurs
messages. Il s’était arrêté pour passer la nuit, mais il n’avait pas
allumé de feu. Il s’était allongé et avait tendu l’oreille en
attendant le sommeil. Lorsqu’il s’était réveillé enveloppé par la
brume matinale, le silence régnait.
Tout était tranquille et Pétronus songea aux conséquences de
cette nouvelle guerre.
Les soldats entrolusiens étaient plus nombreux que ceux de
l’armée errante, mais si Rudolfo était le digne fils de son père, il
appliquerait une tactique rapide, violente et implacable.

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Pétronus ignorait les raisons de cet affrontement et il n’avait
pas l’intention de s’arrêter pour demander des renseignements.
Il y avait un rapport avec Windwir, mais il ne comprenait pas
lequel. Aucune des deux armées n’avait participé à la destruction
de la cité. Les Androfranciens étaient seuls responsables de leur
annihilation : ils avaient joué avec un pouvoir qui les dépassait.
Pourtant, Sethbert et Rudolfo avaient décidé de voir lequel
d’entre eux pissait le plus loin.
Le cheval de Pétronus tressaillit. Il secoua la tête et s’agita. Le
vieil homme sentit une main se poser sur sa cuisse et s’aperçut
que d’autres avaient saisi la bride de sa monture.
— Où vas-tu comme ça, l’ancien ?
Pétronus distingua les contours d’un visage que les rayons du
soleil effleuraient sous un certain angle. Des éclaireurs magifiés,
mais de quel camp ?
— À Kendrick, répondit-il en faisant un geste du menton vers
le sud. J’ai des affaires à y régler.
— Et d’où viens-tu ?
Pétronus hésita. La baie de Caldus était loin et il n’était guère
crédible qu’un de ses habitants voyage jusqu’à Windwir pour des
raisons professionnelles. Le vieil homme regarda par-dessus son
épaule et observa l’étendue carbonisée où s’était naguère dressée
la plus grande cité du monde.
— Je devais faire affaire avec des Androfranciens, mais
quand je suis arrivé, il n’y avait plus un mur debout. Je me suis
dit que les survivants avaient sans doute gagné Kendrick.
— Nous avons ordre de ramener tous les survivants au
seigneur Sethbert, prévôt des cités-États unies du Delta
entrolusien.
Pétronus plissa les yeux pour essayer de distinguer les traits
de son interlocuteur.
— Il y a donc des survivants ?
— Ce n’est pas à moi de répondre à cette question, dit
l’éclaireur. Nous allons t’amener au seigneur Sethbert.
Pétronus sentit qu’on tirait sur les rênes de son cheval. Le
rouan commença par résister et son cavalier envisagea de
l’imiter. Il avait fait la connaissance de Sethbert alors que
celui-ci n’était encore qu’un adolescent boutonneux. Le jeune

- 104 -
fils d’Aubert étudiait à l’Académie lorsqu’un assassin avait
empoisonné Pétronus. Ils ne s’étaient rencontrés que deux ou
trois fois.
Mais s’il me reconnaît quand même ?
Il gloussa. Il avait changé en trente ans. Il était deux fois plus
gros et ses cheveux avaient blanchi. Il était désormais un
vieillard se déplaçant avec lenteur. Il portait une tenue de
pêcheur miteuse. Il n’avait pas enfilé de cape bleue ou de robe
blanche depuis une éternité. L’homme qu’il avait été aurait été
incapable de reconnaître l’homme qu’il était devenu.
— Très bien, dit Pétronus en riant. Amenez-moi au seigneur
Sethbert.
Ils traversèrent les bois sans perdre de temps. Lorsque des
rayons de soleil perçaient la canopée, Pétronus distinguait les
sombres reflets des vêtements noirs et des dagues de combat des
éclaireurs du Delta. Cela le fit penser à la Garde Grise. Il songea
à Grymlis et au village des Marais.
Un champ noir et jonché d’os qui s’étendait à perte de vue.
Pétronus se secoua pour chasser ces souvenirs désagréables.
— J’ai entendu des rumeurs de combats pendant la nuit,
dit-il.
Personne ne réagit. Personne ne se vanta de ses exploits
guerriers. Pétronus comprit que ces hommes avaient subi une
défaite. Il valait mieux ne pas insister.
Ils cheminèrent en silence jusqu’au camp entrolusien.
Une activité fébrile régnait dans la petite cité de tentes cachée
sur le flanc d’une colline boisée. Elle était totalement invisible
tant qu’on n’y avait pas pénétré. Pétronus vit des domestiques,
des prostituées de guerre, des cuisiniers et des médicos qui
vaquaient à leurs occupations avec fébrilité. Les éclaireurs de
son escorte ralentirent un bref instant pour rire et montrer du
doigt un jeune lieutenant chevauché par une catin.
Ils s’arrêtèrent enfin devant un ensemble de tentes
somptueuses reliées entre elles. Pétronus n’avait jamais vu
d’abris en toile si luxueux. Ils ridiculisaient la suite papale en
soie utilisée l’année de la Lune Tombante : une période qui
revenait une fois par siècle et durant laquelle le pape, escorté par
un détachement de la Garde Grise, voyageait à travers les Terres

- 105 -
Nommées pour honorer les colons du Nouveau Monde.
Les éclaireurs conduisirent Pétronus sous une grande
marquise et lui soufflèrent de mettre pied à terre.
— Attends ici. Quand le seigneur Sethbert en aura terminé, il
enverra quelqu’un te chercher.
Un soldat prit les rênes de son cheval et Pétronus se retrouva
seul. Il ne put s’empêcher d’entendre une conversation à sens
unique.
— J’espère juste que tu seras bientôt en état de parler, dit une
voix. Je perds patience, mon garçon. Tu es le seul témoin et j’ai
absolument besoin de savoir ce que tu as vu.
Pétronus hasarda un coup d’œil sous la tente pour voir la
personne qui parlait. Il s’agissait d’un homme obèse assis sur un
trône pliant qui grinçait sous son poids. Il chapitrait un
adolescent vêtu d’une robe qui ressemblait à celle du vieillard.
Compte tenu du ton de Sethbert, Pétronus s’attendait que le
garçon baisse la tête, mais celui-ci regardait autour de lui.
Il compte les gardes – et sans grande discrétion, songea le
vieillard.
Sethbert n’avait rien remarqué.
Qu’est-ce qu’il mijote ?
S’agissait-il d’un espion de l’autre camp ? Jakob n’aurait
jamais confié une mission si dangereuse à une personne si jeune.
Rudolfo ne l’aurait pas fait non plus.
Le vieil homme remarqua alors l’expression de l’adolescent.
À l’école francienne, Pétronus avait eu un professeur de
sciences humaines du nom de Gath. Gath avait l’habitude de
pointer le doigt sur ses étudiants et de leur dire : « Montrez-moi
le visage d’un homme, et je vous dirai ce qu’il a derrière la tête. »
Trois fois par semaine, Pétronus restait longtemps après la fin
du cours pour poser d’innombrables questions au vieux
professeur.
Ses leçons s’étaient toujours révélées exactes et, aujourd’hui
encore, elles lui permirent de deviner les desseins du garçon.
L’adolescent avait l’intention de tuer Sethbert, mais son
manque de discrétion était affligeant. Les gardes ne tarderaient
pas à remarquer son manège et ils mettraient alors un terme
définitif à ses projets.

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Le vieil homme poussa un cri et se précipita vers le garçon.

JIN LI TAM

Jin Li Tam traversa la prairie océan en observant l’homme de


métal qui chevauchait à ses côtés. Isaak était resté silencieux
pendant la plus grande partie de la journée. Il posait les yeux ici
et là tout en battant rapidement des paupières. Il pianotait sur la
selle avec ses longs et fins doigts métalliques.
Chaque fois qu’elle le regardait, Jin Li Tam se rappelait le ton
de sa voix lorsqu’il lui avait révélé qu’il savait comment Sethbert
avait détruit Windwir. Le prévôt était parvenu à se servir du
mécaserviteur pour anéantir une cité et mettre un terme à une
ère où le savoir était soigneusement conservé… et protégé.
Elle frissonna.
— Qu’est-ce que vous faites, Isaak ?
Les doigts et les paupières de l’automate s’immobilisèrent.
— Je calcule, ma dame. J’évalue la quantité de matériaux et
la surface nécessaire à la reconstruction de la Grande
Bibliothèque androfrancienne.
Jin Li Tam fut impressionnée.
— Comment pouvez-vous faire cela ?
— J’ai passé plusieurs années à consigner les dépenses des
expéditions et à classer les rapports financiers de diverses
sociétés androfranciennes. Lorsque j’aurai terminé, j’affinerai
mes résultats en fonction de l’évolution de la croissance
économique. (Un jet de vapeur s’échappa dans son dos.) Il s’agit
seulement d’une évaluation préliminaire. Le budget que je
présenterai au seigneur Rudolfo sera bien plus précis.
Jin Li Tam sourit à l’homme de métal.
— Vous êtes sérieux, n’est-ce pas ?
Isaak se tourna vers elle.
— Bien entendu. Comment pourrait-il en être autrement ?
Jin Li Tam gloussa.
— C’est un travail monumental.
— En effet, mais « un simple caillou peut faire trébucher un
titan et une petite rivière peut se transformer en gorge profonde

- 107 -
avec le temps ».
Jin Li Tam reconnut une citation de la bible whymèrienne,
mais elle ne se rappela pas le passage précis – elle aurait été
incapable de le retrouver si on lui avait présenté l’épais ouvrage.
— Par chance, vous aurez de l’aide.
— Je suis certain que le seigneur Rudolfo parviendra à libérer
mes frères. (Isaak s’interrompit et cligna des paupières.) Sans
compter que certains Androfranciens ne se trouvaient pas à
Windwir lors de sa… destruction.
Il détourna les yeux.
Les survivants, songea Jin Li Tam. Les survivants. Des
membres d’expéditions, d’écoles, de missions ou d’abbayes
éparpillées sur tout le continent. Ils avaient échappé à la mort et
ils apprendraient bientôt que Windwir avait été détruite… à
supposer que ce ne soit pas déjà chose faite.
— Selon vos estimations, combien d’ouvrages de la Grande
Bibliothèque se trouvaient à l’extérieur de la ville ?
— Environ dix pour cent. Et trente autres pour cent peuvent
être récupérés dans la mémoire de l’ensemble des
mécaserviteurs.
— Dieux ! souffla Jin Li Tam.
Elle pensa à la somme de savoir qui avait été perdue, mais
son pessimisme fut balayé en songeant à ce qui pouvait être
sauvé. Quarante pour cent de la gigantesque bibliothèque.
C’était encore un trésor inestimable. Rudolfo avait imaginé ce
projet alors qu’il était confronté à la fin d’une époque. En outre,
il avait envoyé Jin Li Tam et Isaak au nord, vers les Neuf Forêts,
avant de déclencher une guerre.
Il avait pensé à ceux qu’il fallait protéger avant de penser à
ceux qu’il fallait tuer. Peu d’hommes auraient eu un tel réflexe.
La jeune femme sourit. Ce Rudolfo était sans doute capable
d’accomplir ces deux tâches en même temps.
Son sourire s’élargit.
— J’espère pouvoir compter sur votre aide, dame Li Tam.
Ce fut au tour de la jeune femme de cligner des yeux. Cet
homme de métal n’était pas un imbécile.
— Je vois.
— Le patrimoine de l’ordre a été confié aux banques de votre

- 108 -
père. Je suis certain que le seigneur Rudolfo a l’intention de
financer son entreprise en demandant des réparations aux
Entrolusiens et en récupérant les biens androfranciens. Les Neuf
Maisons Sylvestres ne sont pas en mesure de soutenir une telle
entreprise sans soutien extérieur.
— Je suis persuadée que mon père sera intéressé par le projet
de Rudolfo.
Cela ne faisait même aucun doute. Jin Li Tam ne serait pas
surprise si un oiseau l’attendait déjà au manoir tsigane pour lui
enjoindre de conclure une alliance avec le roi tsigane. Il fallait
que la Maison Li Tam ait accès aux vestiges du savoir du Premier
Monde.
Cette union n’était pas pour lui déplaire, bien au contraire.

NEB

Lorsque Neb fut convoqué, il décida de profiter de l’occasion


pour préparer un plan d’action. Il écouta les réprimandes du
prévôt en comptant les gardes, en calculant le nombre de pas
qu’il aurait à faire pour atteindre Sethbert et pour gagner la
sortie après l’avoir assassiné.
Le prévôt était bien protégé, surtout depuis la défaite infligée
la veille par l’armée errante. La garde d’honneur avait été – au
moins – doublée et les soldats étaient postés de manière à ne pas
perdre Sethbert et son trône branlant de vue. En outre, il devait
y avoir des éclaireurs du Delta invisibles.
Éclaireurs magifiés ou non, le garçon songea qu’il ne
survivrait pas à l’attentat. Et il n’était pas certain de réussir. Le
prévôt était trois fois plus lourd que lui et l’adolescent n’avait
que sa haine pour le soutenir. En dehors de quelques pugilats
avec les garçons de son âge, Neb n’avait jamais eu recours à la
violence… et il n’avait jamais brandi de poignard contre
quiconque.
Les paroles de la femme rousse lui revinrent en mémoire.
« Sethbert a détruit Windwir. »
Il sentit la haine monter en lui et il invoqua une image de son
père, frère Hebda, assis dans le parc, un bras passé autour des

- 109 -
épaules de son fils. Il se rappela qu’il ne revivrait jamais ce
moment à cause du prévôt.
Neb devait tuer Sethbert, même si cela lui coûtait la vie. Il ne
pensait à rien d’autre.
Il entendit un cri et il tourna la tête.
Un vieil homme se précipita vers lui en criant un nom qu’il ne
connaissait pas.
— Del ! Que les dieux soient bénis ! Je t’ai enfin retrouvé !
Cet inconnu lui rappelait quelqu’un, mais qui ?
C’était un homme moins massif que Sethbert, mais il avait de
larges épaules et il était solidement charpenté. Il devait avoir
près de soixante-dix ans, mais il se déplaçait avec vivacité. Son
épaisse barbe blanche était longue et broussailleuse. Des mèches
folles et neigeuses jaillissaient de sous son chapeau de paille. Ses
yeux étaient encadrés de rides joyeuses et de pattes-d’oie. Neb
n’eut pas le temps de réagir : l’inconnu le prit dans ses bras
puissants et l’étreignit en le soulevant de terre. Puis il reposa
l’adolescent et l’observa d’un air sévère.
— Je t’avais pourtant dit de m’attendre.
Neb le regarda sans savoir quoi dire ou quoi faire.
Sethbert se racla la gorge.
— Vous connaissez ce garçon ?
Le vieil homme sembla étonné. Il se tourna vers le prévôt.
— Bien sûr. Je vous présente mes plus humbles excuses pour
vous avoir interrompu, seigneur. Je… Je me suis laissé emporter
par le soulagement.
Sethbert l’observa en plissant les yeux. Neb se demanda si le
vieillard lui rappelait aussi quelqu’un.
— Vous êtes le vieil homme que mes éclaireurs ont arrêté
près du fleuve.
L’inconnu hocha la tête.
— En effet, seigneur. Nous retournions à Windwir lorsque la
cité… (Il ne termina pas sa phrase.) J’étais à la recherche de
survivants quand… (Il tapota l’épaule de Neb et celui-ci sentit
que le vieil homme possédait une force impressionnante.)
Quand Del a dû s’éloigner sans que je m’en aperçoive.
L’adolescent ouvrit la bouche pour protester, mais il la
referma aussitôt. Ce vieillard était fou ! Qu’est-ce que c’était que

- 110 -
cette histoire ?
Sethbert fit la moue et observa le garçon avec des yeux froids
et calculateurs.
— J’avais l’impression qu’il avait assisté à la destruction de la
cité. Mes médicos affirment qu’il a été victime d’un traumatisme
qui l’a privé de la parole.
Le vieil homme hocha la tête.
— En effet. Mais nous sommes arrivés après la catastrophe.
(Il baissa la voix.) Sa mère est morte il y a quelques jours. Il n’a
pas parlé depuis. (Il se pencha et poursuivit dans un murmure :)
Il n’a jamais été très normal, si vous voyez ce que je veux dire,
seigneur.
Sethbert plissa de nouveau les yeux.
— Quel lien vous unit ?
Le vieil homme cligna des paupières.
— C’est mon petit-fils. Son père était un Androfrancien.
L’ordre voulait le mettre dans un de ses pensionnats pour
orphelins, mais je m’y suis opposé. (Il croisa le regard de
Sethbert.) Je n’apprécie guère leurs petits secrets et leurs grands
airs. Sa mère et moi l’avons élevé.
Neb n’avait jamais vu quelqu’un mentir si vite et avec un tel
aplomb. Il observa le visage du vieillard à la recherche d’un
détail susceptible de l’identifier. Il ne trouva rien.
Il s’aperçut alors que Sethbert s’adressait à lui. Il regarda le
prévôt.
— Cet homme est-il ton grand-père ?
Neb observa le vieillard et fut certain de l’avoir déjà vu. Cela
s’était passé dans la Grande Bibliothèque, mais où exactement ?
C’était pourtant récent… Ou bien ce vieillard ressemblait à
quelqu’un qu’il connaissait. Quelqu’un qu’il connaissait bien.
Mais pourquoi avait-il menti à Sethbert ? Pourquoi avait-il
inventé cette incroyable histoire de petit-fils et de mère
décédée ?
Il croisa le regard de l’inconnu et celui-ci haussa les sourcils.
— Eh bien ! Del ? Vas-tu te décider à répondre au prévôt ?
Neb hocha la tête avec lenteur une fois, puis deux.
— Et tu n’as pas assisté à la destruction de Windwir ?
demanda Sethbert.

- 111 -
L’adolescent regarda le vieillard de nouveau et une image
traversa son esprit. Le feu, les éclairs, les cendres qui
retombaient comme de la neige sur un paysage de désolation, les
hurlements, le vent brûlant qui venait de la cité et les navires en
flammes qui sombraient en dérivant vers le sud.
Neb secoua la tête.
Sethbert se renfrogna et se pencha vers le garçon.
— Je devrais t’apprendre à dire la vérité, gronda-t-il d’une
voix froide et caverneuse.
— Je vais m’en charger, seigneur, affirma le vieil homme.
Mais je suis certain qu’il était juste désorienté. Nous vivons des
jours bien sombres.
Neb ne savait pas trop ce qui allait se passer ensuite. Un
éclaireur se manifesta alors et le prévôt lui fit signe d’approcher,
puis il regarda Neb et le vieillard une fois.
— Vous vous rendiez à Kendrick lorsque mes hommes vous
ont arrêté ?
L’inconnu acquiesça. Neb connaissait Kendrick. C’était une
petite ville au sud de Windwir. Elle n’était pas très loin et il y
était allé à plusieurs reprises pour rendre service à ses
professeurs.
— J’ai pensé que des survivants s’y étaient peut-être réfugiés,
dit le vieil homme.
Sethbert hocha la tête.
— Je trouve curieux que vous n’ayez pas dit à mes hommes
que vous cherchiez ce garçon.
L’inconnu pâlit et bégaya pendant quelques secondes.
— Je vous prie de me pardonner, seigneur. J’ai entendu des
bruits de bataille pendant la nuit et je ne savais pas à qui j’avais
affaire.
Le prévôt sourit.
— Vous avez raison. Nous vivons des jours bien sombres.
Le vieillard hocha la tête.
— Quel est votre nom ?
— Je m’appelle Pétros.
C’était un nom assez répandu, le nom du serviteur de
P’Andro Whym, celui qui avait servi l’érudit scientifique au-delà
des termes de son contrat et qui était décrit dans un Évangile

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comme « le plus grand des insignifiants ».
Neb et Sethbert plissèrent les yeux une fois de plus. Ce nom
avait ravivé leur impression de connaître cet homme.
On entendit un battement d’ailes et un oiseau gris se posa
lourdement sur un accoudoir du trône.
Un gardien aviaire entra sous la tente tout essoufflé.
— Je suis désolé, seigneur. Il a refusé de se laisser prendre
dans nos filets.
Neb remarqua les marques sur l’animal, mais il ne les
identifia pas. Sethbert fit signe au gardien aviaire de sortir. Il
souleva l’oiseau, décrocha la petite poche accrochée à sa patte et
déplia le bout de parchemin qu’elle contenait. Il plissa une fois
encore ses yeux.
Puis leva la tête.
— Je crains que des affaires urgentes requièrent mon
attention. (Il s’interrompit un instant.) Vous êtes libres de partir,
mais vous ne devez pas aller au-delà de Kendrick. Il est possible
que j’aie d’autres questions à vous poser.
Neb était convaincu que ce ne serait pas le cas. Le prévôt
s’était juste intéressé à lui parce qu’il espérait entendre le récit
de la destruction de Windwir. Sans doute pour savourer
l’aboutissement de son complot.
Pendant un instant, l’adolescent envisagea de protester, mais
cet étrange vieillard devait avoir de bonnes raisons de mentir.
Neb aurait pu le croire fou, mais il avait vu la dureté qui brillait
dans ses yeux bleus. En outre, cet homme au nom et au visage
familiers avait manipulé Sethbert comme une marionnette.
L’adolescent songea qu’il aurait certainement une autre occasion
de tuer le prévôt.
Tandis qu’ils sortaient de la tente principale, le vieillard
relâcha un peu sa pression sur l’épaule du garçon. Neb s’aperçut
alors que le vieil homme s’adressait toujours à lui. Il tapotait
avec ses doigts légers un message que l’adolescent était
incapable de comprendre ; il avait commencé les cours de
langage des signes depuis un an à peine. Si l’école n’avait pas été
détruite, il aurait eu un niveau correct à la fin de l’année.
Une fois qu’ils furent hors de portée des oreilles indiscrètes,
Pétros se pencha vers lui.

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— Je t’ai empêché de commettre un acte stupide.
Neb le reconnut soudain. Il était plus vieux et plus gros… et
vêtu de manière très différente, mais cet homme était le sosie
d’un portrait sous lequel le garçon était passé des milliers de
fois. Il s’agissait d’un des tableaux qui ornaient le hall des Saints
Évêchés de la Grande Bibliothèque, un des tableaux
représentant le visage grave et soucieux des souverains pontifes
de l’ordre. Le portrait en question était accroché juste avant
celui du dernier pape, Introspect, et c’était le seul qui affichait
un petit sourire, si discret soit-il.
Pétronus.
Mais c’était impossible. Le pape Pétronus était mort depuis
plus de trente ans.

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Chapitre 9

RUDOLFO

Rudolfo passa la journée avec ses capitaines, planifiant des


attaques éclairs contre les avant-postes entrolusiens afin de
recueillir des informations. La première bataille avait coûté six
jeunes officiers, un sergent vétéran et de nombreux fantassins au
prévôt. Une demi-escouade d’éclaireurs d’élite du Delta avait
également été annihilée. Il n’était pas impossible que leurs
pertes aient été plus importantes, mais il était difficile d’évaluer
le nombre des morts tant que les magikes n’étaient pas épuisées.
Cette première bataille avait donc été satisfaisante. Ce
matin-là, Rudolfo avait reçu un oiseau de la Maison Li Tam.
L’armada de fer de Vlad Li Tam faisait route vers le Delta à toute
vapeur pour bloquer l’embouchure des trois fleuves. C’était une
petite flotte, mais la marine des cités-États n’était pas de taille à
l’affronter. Les Androfranciens y avaient veillé : ils avaient
solidement armé l’État qui gérait leurs biens. En dehors des
constructeurs navals de la Maison Li Tam, personne n’était
capable de construire des coques en fer, même avec les
techniques que les Androfranciens avaient redécouvertes en
fouillant les ruines du Premier Âge.
La Maison Li Tam avait fait un geste, mais rien de plus.
Rudolfo savait que les cités de la côte d’Émeraude orientale ne
disposaient pas de beaucoup de fantassins et de cavaliers. Elles
les maintiendraient à proximité de leurs frontières, car les
cités-États étaient encore capables de mobiliser de nombreux
soldats malgré les trois brigades envoyées au nord de Windwir.
Mais l’armada apporterait une aide considérable. D’autres
États viendraient soutenir Rudolfo en apprenant que la guerre

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avait éclaté. D’après le roi tsigane, il était peu probable qu’une
cité des Terres Nommées s’allie aux Entrolusiens. Il avait déjà
envoyé un message à une dizaine de seigneurs en prenant soin
d’employer des mots tels que « la Désolation de Windwir » ou
« la guerre d’agression entrolusienne ». Même ceux qui
détestaient les Androfranciens – et ils n’étaient pas nombreux –
ne feraient pas front commun avec celui qui avait rasé la Grande
Bibliothèque. Le mépris de certains vis-à-vis de l’ordre était
avant tout motivé par la jalousie. Rudolfo était persuadé que ces
envieux n’auraient pas hésité à annihiler les Androfranciens s’ils
en avaient eu l’occasion, mais ils n’auraient jamais touché à la
bibliothèque.
Pendant deux mille ans, les Androfranciens avaient
construit, puis agrandi cet établissement afin d’y entreposer les
savoirs récupérés dans les cendres de l’Ancien Monde. Les
merveilles qu’ils avaient décidé de partager avec les autres cités
– des miettes dispensées avec parcimonie au fil des siècles –
étaient stupéfiantes, mais qui pouvait imaginer les secrets qu’ils
cachaient en attendant que le monde en soit digne ? L’âge de
raison de l’humanité avait tourné court, interrompu par le
troisième cataclysme, également connu sous le nom de l’âge de
la Folie Hilare. Mais quels prodiges les Androfranciens
dévoileraient-ils lorsqu’elle émergerait de sa seconde
adolescence ?
Rudolfo songea à Isaak, cet automate extraordinaire qui
faisait route vers le nord vêtu d’une robe d’acolyte
androfrancien. Malgré ses soupçons, il avait tout de suite
éprouvé de la sympathie pour cette machine. Elle dégageait une
innocence que Rudolfo regrettait parfois d’avoir perdue et
oubliée. Et, avec les données qu’Isaak et ses semblables
cachaient dans leur crâne de métal, le roi tsigane espérait
récupérer une partie du savoir disparu.
La décision avait été facile à prendre.
Grégoric lui donna un petit coup de coude.
— Ils arrivent, général.
Rudolfo leva les yeux et vit l’herbe se coucher en contrebas de
la colline. Quelqu’un – ou quelques-uns – venait dans leur
direction. Un oiseau brun surgit de nulle part et monta vers le

- 116 -
ciel. Le roi tsigane sourit.
— Parfait ! Un autre avant-poste a été détruit.
— C’est un bon début, dit Grégoric.
Rudolfo le regarda. Ils avaient grandi ensemble et le
capitaine était à peine plus vieux que lui. Curieusement,
Grégoric était le fils de l’ancien premier capitaine des éclaireurs
tsiganes de Jakob. Rudolfo, alors âgé de douze ans, avait coiffé le
turban des Neuf Maisons Sylvestres à la mort de son père et sa
première décision avait été de promouvoir le père de Grégoric au
rang de général. Le royaume était isolé, perdu dans les forêts
boréales bordées de plaines, mais les autres nations
l’observaient avec attention pour savoir si le jeune seigneur
serait aussi redoutable que Jakob.
Grégoric avait suivi les traces de son père et était devenu
premier capitaine. Il s’était révélé un chef idéal pour les
éclaireurs. Contrairement à Rudolfo, la tension ne l’empêchait
pas de dormir. L’officier passa une main dans ses cheveux noirs
coupés court.
— C’est un excellent début, rectifia Rudolfo. Mais nous allons
avoir des difficultés lorsque Sethbert enverra ses meilleures
troupes au combat. Il s’est montré trop sûr de lui. Je pense qu’il
ne s’attendait pas à de telles pertes. Et Lysias ne croyait pas que
nous nous en tirerions si bien si j’en juge par sa réaction d’hier.
Un sifflement bas remonta la colline et Grégoric y répondit.
Les broussailles frissonnèrent tandis que les éclaireurs tsiganes
approchaient.
— Capitaine, souffla une voix. Général.
— Qu’avez-vous appris ? demanda Grégoric.
— Nous confirmons qu’il ne leur reste que trois brigades.
Nous avons aussi découvert qu’il y a peut-être eu un survivant.
Un garçon. C’est tout.
— Excellent travail, dit Grégoric. Lavez-vous, faites manger
vos hommes et prenez un peu de repos.
— À vos ordres. Vous avez entendu le capitaine ?
Rudolfo attendit que les éclaireurs soient hors de portée
d’oreille.
— Un survivant ? Voilà qui est nouveau.
Grégoric hocha la tête.

- 117 -
— Sethbert dispose de sept autres brigades et cela m’inquiète
un peu.
— Sans compter qu’il n’a pas encore lancé ses meilleurs
éléments dans la bataille.
— Il ne va pas tarder à le faire.
Grégoric regarda en bas de la pente. Rudolfo suivit son
regard et distingua une nouvelle vague translucide qui balayait
les herbes.
Un oiseau blanc prit son envol. Rudolfo et Grégoric tirèrent
aussitôt leur épée. Les fantassins du périmètre firent de même
en apercevant l’animal. Le roi tsigane adressa un regard au
capitaine des archers qui se tenait à proximité. L’officier hocha
la tête.
Grégoric s’engagea sur la pente et Rudolfo le suivit. En
arrivant au pied de la colline, ils s’arrêtèrent et l’escouade
d’éclaireurs tsiganes rentrant de mission les croisa sans
interrompre leur course.
— Ils sont juste derrière nous, murmura le premier éclaireur
en passant tout près de Grégoric.
Il ne se trompait pas. Par malheur, ce n’était pas une unité
d’éclaireurs magifiés comme celles qu’ils avaient massacrées
sans difficulté tout au long de la journée. Il s’agissait
d’adversaires d’une autre trempe. Rudolfo sentit une douleur
lancinante à hauteur des côtes. Il avait reçu un coup de couteau.
Il se retourna brusquement et sa lame siffla.
Grégoric posa un genou à terre, une cuisse en sang.
Personne n’y fit attention. Il ne fallait pas que l’ennemi sache
qu’un officier avait été blessé. Les éclaireurs tsiganes – ceux qui
rentraient de mission et la demi-escouade de protection –
intervinrent aussitôt. Ils chassèrent peu à peu les éclaireurs du
Delta. Rudolfo était parvenu à toucher l’un d’eux. Il retint son
arme lorsque ses hommes attaquèrent.
Des médicos se précipitèrent vers les blessés dès que les
combats s’éloignèrent. Ils attrapèrent Grégoric et le ramenèrent
au sommet de la colline sans perdre de temps. Rudolfo les suivit
sans l’aide de personne.
De retour au camp, il but une coupe de vin de poire frais et
mangea quelques quartiers d’orange ainsi qu’un peu de pain

- 118 -
doux et chaud. Il se laissa aller contre les coussins et relut le
message que lui avait envoyé Vlad Li Tam.
« Mon Alliance de Sang avec Windwir est maintenant
vôtre. »
C’était bref, mais puissant. Rudolfo éclata de rire.
— Quelle femme formidable ! dit-il à haute voix.
Jin Li Tam avait informé son père des trois gestes du roi
tsigane. En d’autres termes, elle lui avait annoncé qu’elle
acceptait Rudolfo comme prétendant. Quelle redoutable joueuse
de reines de guerre ! Elle avait pris la tour avec laquelle il la
menaçait et elle se préparait désormais à attaquer son paladin.
Et son père avait réagi avec une grande subtilité. Le symbole
que les Li Tam avaient choisi pour la nouvelle Alliance de Sang
était tombé en désuétude.
Il marquait l’unité de deux Maisons par le biais de mariages
politiques.
Une femme formidable, en effet, songea Rudolfo.

JIN LI TAM

Au manoir de la septième forêt, on conduisit Jin Li Tam à ses


quartiers – plus spartiates que ceux dont elle jouissait au palais
du prévôt. Elle fut cependant impressionnée par la simplicité
des lieux. Il s’agissait d’un ensemble de pièces auquel on
accédait par de grandes doubles portes au troisième étage. Les
placards étaient déjà garnis de quelques vêtements à sa taille. La
jeune femme prit un bain, enfila une robe d’été et descendit dans
la salle à manger.
Isaak n’avait pas besoin de nourriture, mais il l’attendait,
assis sur un tabouret de domestique, près du mur, à l’écart de la
grande table.
Jin Li Tam désigna un siège.
— Je vous en prie, Isaak. Joignez-vous donc à moi.
— Merci, ma dame.
Le mécaserviteur se leva et clopina vers la chaise vide.
Jin Li Tam remarqua qu’il portait une robe propre et cela la
fit sourire.

- 119 -
— Pourquoi continuez-vous à vous déguiser ?
Isaak la regarda, puis il baissa la tête et contempla son
vêtement en le lissant de ses mains de métal.
— Je ne sais pas. J’ai pensé que ce serait opportun.
Il n’avait pas rabattu le capuchon et la jeune femme comprit
qu’il ne s’était pas habillé pour cacher son identité. Alors,
pourquoi ?
— Comment avez-vous trouvé vos quartiers ?
demanda-t-elle.
Il hocha la tête.
— Ils sont très agréables, dame Li Tam.
Une large porte s’ouvrit et une odeur de pain frais et de
ragoût de gibier lui parvint des cuisines. Une servante approcha
d’un pas rapide en portant un plateau à plusieurs niveaux. Elle le
posa devant l’invitée et se retira.
Jin Li Tarn hésita entre la miche chaude et le ragoût. Elle
finit par couper une tranche de pain.
— Quand allez-vous commencer à travailler ?
demanda-t-elle.
Isaak laissa échapper un vrombissement et un jet de vapeur
fusa de sa grille dorsale.
— Dès ce soir. Je vais recouper les informations des registres
de travail des mécaserviteurs – je les ai traduits l’année dernière.
Je vais essayer de déterminer le type de lien qui existe entre
nous. Il arrivait que les registres soient purgés ou remplacés,
mais c’était chose rare.
Jin Li Tam hocha la tête. Elle plongea sa cuiller dans le
ragoût et la porta à son nez. Une odeur d’oignon frais, de carotte,
de gibier rôti avec des fines herbes et des épices lui fit monter
l’eau à la bouche.
— Combien de temps cela vous prendra-t-il ?
— Deux semaines, cinq jours, quatre heures et huit minutes.
— Et ensuite, vous referez vos calculs ?
Elle but une gorgée de cidre frais qui chassa le goût du
ragoût.
— Oui.
Un souffle de vent arriva de la forêt en apportant une légère
odeur de verdure et de fumée de bois. La lumière de la chandelle

- 120 -
se reflétait sur le visage métallique d’Isaak.
— Ensuite, j’irai à la rencontre des derniers Androfranciens
et je leur demanderai leur aide.
La porte de la cuisine s’ouvrit et un servant entra.
— Dame Li Tam, dit-il. Nous venons de recevoir un oiseau de
la part de votre père. Souhaitez-vous lire le message tout de suite
ou préférez-vous attendre la fin de votre repas ?
Jin Li Tam s’essuya la bouche avec une serviette.
— Donnez-le-moi, je vous prie.
L’homme lui tendit un petit rouleau de parchemin. Elle le
déroula et le tint à la lumière.
« Je suis heureux que tu ailles bien. »
À première vue, c’était banal et sans intérêt, mais un autre
message trois fois codé se cachait sous ces mots.
« J’approuve ton choix. Tu participeras à la reconstruction de
la bibliothèque. »
Le temps utilisé et le léger flou dans le point des « i »
apprirent à la jeune femme que Vlad Li Tam avait l’intention de
marier sa quarante-deuxième fille pour conclure une nouvelle
Alliance de Sang.
Jin Li Tam regarda Isaak, puis le parchemin qu’elle tenait
entre les mains. Le message de son père ne la surprenait pas
vraiment, mais il précipitait les événements. Il confirmait aussi
ses soupçons : Vlad Li Tam avait eu vent des projets de Rudolfo
bien avant sa fille. Jin Li Tam observa le mécaserviteur et se
demanda ce qui allait lui arriver au cours des prochains mois.
Puis elle songea à l’homme qui était désormais son fiancé. Quel
sort le destin leur réservait-il, à lui et à elle ?
Elle reprit la parole d’une voix neutre.
— Je pense que nous devrions discuter de la stratégie à
adopter.

NEB

Neb ne pouvait s’empêcher d’observer le vieil homme tandis


que leur chariot roulait en direction de Kendrick. Le garçon avait
conduit son étrange compagnon jusqu’au véhicule et lui avait

- 121 -
fait comprendre qu’il lui appartenait. L’inconnu avait flatté les
chevaux comme s’il les connaissait, puis il les avait harnachés
avant d’attacher sa propre monture derrière le chariot.
— Je suis heureux que tu n’aies pas perdu notre véhicule, Del,
lança-t-il au garçon avec un clin d’œil.
Neb le regarda inspecter la cargaison et vit ses yeux briller
lorsqu’il découvrit les outils. Puis le vieil homme s’installa sur le
banc du conducteur, à côté de l’adolescent.
Les gardes les escortèrent jusqu’à la limite du camp et leur
indiquèrent le sud. L’inconnu les remercia avec effusion. Il se
pencha vers Neb lorsqu’ils se furent éloignés.
— Nous ne sommes pas encore hors de danger, mon garçon.
Des éclaireurs nous surveilleront jusqu’à notre arrivée à
Kendrick.
Neb hocha la tête.
Ils voyagèrent en silence et s’arrêtèrent un bref moment pour
manger du pain rassis et du fromage dur que le vieil homme tira
de ses sacoches de selle. Neb s’adossa à une roue et s’étira. Dans
la forêt qui longeait la berge, des oiseaux voletaient et
gazouillaient dans l’ombre. Un martin-pêcheur plongea et
émergea du large fleuve paresseux avec un poisson dans le bec.
Neb ne pouvait pas demander à l’inconnu s’il était l’homme
représenté sur le portrait du hall des Saints Évêchés. De toute
façon, il n’était pas certain que ce soit une bonne idée de poser
une telle question tant que des éclaireurs entrolusiens les
surveillaient. Si Sethbert haïssait les Androfranciens au point de
les écraser comme de misérables insectes, il était peu probable
qu’il porte un de leurs papes en grande estime.
L’adolescent se demanda s’il avait eu raison de quitter le
camp entrolusien. Le vieil homme ne lui avait pas laissé le temps
de protester. Avait-il deviné que le garçon se préparait à
assassiner le prévôt ?
Neb avait-il manqué de discrétion à ce point ?
S’il avait éveillé les soupçons du vieil homme, les gardes
avaient dû remarquer quelque chose, eux aussi. Neb devait sans
doute la vie à ce Pétros, mais il avait peut-être raté l’occasion de
tuer le fou qui avait assassiné son père et privé le monde de la
lumière androfrancienne.

- 122 -
Ils faisaient maintenant route vers Kendrick à bord d’un
chariot rempli de matériel destiné à Gamet Dig, très loin au
sud-est du Désert Bouillonnant. De nombreuses questions
tournaient dans la tête de Neb comme des oiseaux en cage.
Il jeta un coup d’œil en direction du vieil homme qui
examinait le contenu du véhicule. Il fouillait dans un sac de frère
Hebda comme si c’était le sien. Neb se releva d’un bond. Il était
hors de lui, mais il ne sut quoi faire.
Le vieil homme s’en aperçut.
— Je cherche les lettres de crédit et de recommandation.
Neb rougit de honte et ouvrit la bouche pour parler. Un flot
de paroles incompréhensibles en jaillit. Des fragments des
dix-neuf Évangiles, du codex francien et des différents textes
composant la bible whymèrienne. Il ferma la bouche et essaya
une nouvelle fois, sans plus de succès. Le vieil homme souleva le
sac, le fourra entre les mains du garçon, et se pencha vers lui.
— Il y a des papiers et des crayons à l’intérieur. Cela nous
permettra d’avoir des conversations un peu plus intéressantes.
Mais ne fais rien tant que les éclaireurs de Sethbert sont dans les
environs.
Neb hocha la tête. Plus tard, lorsqu’ils passeraient la nuit
dans une grange – à moins qu’ils pressent les chevaux pour
prendre une chambre dans une auberge de Kendrick –, ils
auraient de nombreuses questions à se poser.
Le vieil homme s’assit sur le banc grinçant du conducteur et,
cette fois-ci, Neb s’installa à l’arrière du chariot, le sac de frère
Hebda contre sa poitrine. Quelqu’un marcha sur une brindille et
un coup de sifflet strident retentit. Le véhicule reprit la route en
cahotant.
Pendant le voyage, Neb laissa son esprit vagabonder et des
images se mirent à tourner dans sa tête. Un prévôt fou qui
étouffait le phare du savoir et qui plongeait le monde dans les
ténèbres. Une femme très belle avec des cheveux ressemblant à
un lever de soleil et une bouche pleine de secrets. Un vieux pape
taillé comme un bûcheron qui revenait d’entre les morts pour
venger sa cité détruite.
Tout cela faisait partie d’une histoire comme celles qu’il avait
lues au cours des jours paisibles passés à la bibliothèque. Ce

- 123 -
souvenir était si net qu’il eut l’impression de sentir l’odeur des
parchemins tandis que les balancements du chariot et la chaleur
de l’après-midi le plongeaient dans le sommeil.

PÉTRONUS

Pétronus entendit les ronflements discrets de l’adolescent à


l’arrière du chariot et il regarda par-dessus son épaule. C’était
une bonne chose que le garçon se soit endormi. À en juger par sa
mine, il n’avait pas fermé l’œil depuis plusieurs jours. Cela
n’avait rien de surprenant. Pétronus n’avait pas eu une nuit de
repos depuis qu’il avait aperçu la colonne de fumée au-dessus de
Windwir. À son âge, il n’avait pas besoin de beaucoup de
sommeil, mais quand même.
Il réfléchit en conduisant le chariot.
Ce garçon n’était pas né avec ce problème d’élocution et il ne
souffrait d’aucun retard mental. Il était allé dans une bonne
école. Il avait sans doute été élevé dans un orphelinat, car les
orphelins recevaient une meilleure éducation que celle des fils et
des filles de nobles ; une éducation en théorie réservée aux
Androfranciens. D’ailleurs, Pétronus considérait ces enfants
comme des Androfranciens à part entière. Ils ne décidaient pas
de leur avenir : lorsqu’ils étaient en âge de faire un choix, ils
étaient déjà contaminés par le vieux rêve de l’ordre, la quête
perpétuelle du passé dans l’intention de soulager le futur. La
plupart d’entre eux rejoignaient les rangs des Androfranciens
dès leur majorité. La plupart des filles suivaient également cette
voie, bien que leurs perspectives de carrière soient moins
brillantes que celles des garçons dans cette civilisation du savoir
dominée par les mâles.
Pétronus avait parfois trahi son vœu de chasteté – surtout au
cours de ses jeunes années –, mais il avait toujours pris des
précautions. En outre, ses relations frivoles n’avaient jamais
duré assez longtemps pour qu’il s’en inquiète.
Mais d’autres – pour des raisons personnelles – avaient été
moins prudents. Un Androfrancien, homme ou femme, ne
risquait guère d’avoir un enfant non désiré… surtout s’il avait

- 124 -
accès à certaines poudres et potions. La vie cherchait peut-être à
se perpétuer malgré les obstacles qui se dressaient sur son
chemin.
Si ses hypothèses étaient correctes, le garçon qui dormait à
l’arrière du chariot faisait partie des centaines d’enfants que les
Androfranciens avaient conçus pour les abandonner dans un
orphelinat – comme si une excellente éducation dispensée par
des érudits hors pair compensait une mère préparant du pain et
un père dont les mains empestaient le poisson.
Et il avait assisté à la destruction de Windwir.
Dieux ! quel terrible spectacle pour un garçon de cet âge. Il ne
devait pas avoir plus de quinze ans et, malgré son handicap, il
n’était pas idiot.
Selon toute apparence, il était même assez intelligent pour
préparer un assassinat… avec plus de courage que de discrétion,
toutefois.
Pourquoi en voulait-il autant à Sethbert ? L’adolescent avait
été trahi par son visage : il avait eu l’intention de tuer le prévôt,
sous la tente ou un peu plus tard. Cependant, il n’avait pas
protesté lorsque Pétronus était intervenu.
Le vieil homme n’avait pas trouvé les lettres qu’il cherchait
dans le sac de courrier. Elles auraient pourtant dû être dans le
chariot. Le garçon était trop jeune pour être un acolyte. C’était
peut-être un interne ou un assistant, bien que ceux-ci soient
généralement majeurs. Quelqu’un avait donc dû l’accompagner
à un moment ou à un autre. Il était clair que la cargaison du
véhicule était destinée à un chantier du Désert Bouillonnant. Il
s’agissait d’une expédition classique qui ne transportait pas un
chargement assez précieux pour justifier une escorte de la Garde
Grise.
Il manquait donc deux lettres ainsi que le ou les
Androfranciens chargés de conduire ce chariot à destination.
Les armées de deux pays voisins étaient venues au secours de
Windwir et avaient fini par s’affronter. Pourquoi ? Une des
citations préférées de Pétronus était la réponse de P’Andro
Whym quand on l’interrogeait sur la quête de vérité.
« La vérité, affirmait le dix-septième Évangile, est une graine
plantée dans un champ de pierres sous un rocher gardé par des

- 125 -
serpents. Pour l’obtenir, il faut être assez fort pour soulever le
rocher, assez patient pour creuser un trou et assez rapide pour
éviter les morsures des reptiles. »
Pétronus continuerait à creuser lorsque le garçon serait
réveillé, quand il serait certain que des yeux et des oreilles
invisibles ne rôdaient pas autour de lui. Il se souviendrait aussi
que les serpents prennent parfois des formes inattendues.

- 126 -
Chapitre 10

JIN LI TAM

Pour Jin Li Tam, le septième manoir et la ville qui l’entourait


ressemblaient à une mosaïque de couleurs chatoyantes. La
demeure du roi tsigane avait été construite sur une petite colline
au pied de laquelle s’étendait la cité. Les rues étaient pavées, les
bâtiments de deux ou trois étages construits en bois finement
coupé et les vitres des fenêtres reflétaient une multitude d’éclats
colorés. La plupart des habitants portaient des vêtements en
coton, mais Jin Li Tam aperçut quelques habits en soie : un
matériau qui avait fait la renommée de la côte d’Émeraude
orientale.
La jeune femme se demanda pourquoi elle n’était jamais
venue dans ce royaume, mais elle songea aussitôt que cette
question était idiote. Pour quelle raison son père l’aurait-il
envoyée là ? Les Tsiganes ne se mêlaient pas des affaires du reste
du monde. Ils restaient à l’écart des machinations et des
intrigues des Terres Nommées. Elle avait entendu dire que
Rudolfo et ses éclaireurs se rendaient parfois dans le Sud pour
participer à des cérémonies, mais la jeune femme ne l’avait
jamais rencontré. Les Neuf Maisons Sylvestres faisaient tout
leur possible pour rester isolées.
Jin Li Tam descendit quelques rues, consciente que plusieurs
éclaireurs la suivaient à distance respectable. Ils s’efforçaient de
lui faire croire qu’elle était seule, cependant elle songea qu’ils
étaient sans doute prêts à intervenir au moindre signe de
danger, pourtant la ville était loin des combats. Ses protecteurs
n’étaient même pas magifiés.
Tandis qu’elle se promenait, Jin écouta les gens qu’elle

- 127 -
croisait. Ces bribes de conversations quotidiennes lui apprirent
certains aspects de la vie dans ce royaume sylvestre. C’était un
mélange d’histoires de chasse, de rumeurs sur la guerre et sur la
destruction de Windwir, de ragots à propos d’adultères et de
jeunes hommes qu’on avait vus traîner près du manoir de la
septième forêt.
Jin s’arrêta.
— Il était habillé comme un Androfrancien, mais il était
entièrement fait de métal, dit un homme.
La jeune femme s’était demandé combien de temps
s’écoulerait avant que le secret soit éventé. Beaucoup de gens
avaient entendu parler des machines que les Androfranciens
dévoilaient au compte-gouttes, mais il s’agissait surtout de petits
objets comme l’oiseau doré que son père gardait sous un dôme
de cristal dans les jardins intérieurs de son palais. Jin Li Tam
n’avait jamais vu un animal semblable. Il était capable de
chanter en seize langues et de prononcer quelques phrases
simples, comme demander de l’eau ou de la nourriture dont il
n’avait aucun besoin. Elle crut se rappeler que c’était un cadeau
offert par un pape des années plus tôt.
Mais Isaak ne ressemblait pas à cet oiseau. Il avait la taille
d’un homme – il était même plus grand que la moyenne –, il
était svelte et solidement charpenté. Jin Li Tam n’avait jamais
vu une telle merveille. Des textes hérétiques faisant référence à
un âge bien antérieur à celui de la Folie Hilare affirmaient qu’il y
avait eu jadis autant d’automates que d’êtres humains. Mais
lorsque P’Andro Whym, ses mineurs et ses scribes avaient
entrepris l’exploration des ruines du temps jadis, les hommes de
métal avaient déjà disparu.
Ils étaient désormais de retour… enfin, une poignée d’entre
eux. Si Rudolfo parvenait à mener son projet à bien, ces
quelques spécimens construits à partir de parchemins et de
pièces mécaniques découverts dans le Désert Bouillonnant
viendraient aider Isaak à faire rebâtir ce que Sethbert avait
détruit.
— Dame Li Tam, dit une voix dans le dos de la jeune femme.
Celle-ci se retourna. Un de ses gardes du corps s’était
approché.

- 128 -
Elle le regarda. Il était jeune, mais ce n’était pas un novice
inexpérimenté. Contrairement aux éclaireurs du Delta, les
hommes de Rudolfo ne plastronnaient pas.
— Oui ?
— Le… (Il s’interrompit pour trouver les mots adéquats.)
Isaak souhaiterait vous voir.
Jin Li Tam fut surprise : elle avait croisé le mécaserviteur une
heure plus tôt. Elle lui avait demandé si ses plans se déroulaient
comme prévu et s’il était parvenu à prendre contact avec les
Androfranciens dispersés dans les Terres Nommées.
— Bien. Je rentre.
Elle marcha une demi-lieue et regagna le manoir. Isaak se
tenait dans les jardins de la cour, immobile. Il contemplait une
feuille de papier dans ses mains tout en clignant des yeux.
— Que se passe-t-il, Isaak ? demanda Jin Li Tam en
approchant.
L’homme de métal se dirigea vers elle en traînant sa jambe
abîmée. Sa robe noire dissimulait les angles de son corps mince.
— Je viens de recevoir un message du palais d’été des papes.
Il ferma les yeux et les rouvrit.
— Ce fut rapide, dit Jin Li Tam.
— Il ne s’agit pas d’une réponse à ma missive.
Étrange, songea la jeune femme.
— Que dit-il ?
Un jet de vapeur s’échappa de la grille de ventilation.
— C’est un décret papal. Les Androfranciens ayant survécu à
l’annihilation de Windwir doivent se rassembler au palais d’été
en apportant les biens de l’ordre en leur possession.
Jin Li Tam fronça les sourcils.
— Comment est-ce possible ? Le pape a sûrement péri dans la
destruction de la cité.
— Je…
L’automate ne termina pas sa phrase. Il laissa échapper un
vrombissement et une série de cliquetis. La jeune femme
regretta aussitôt ses paroles, mais Isaak se ressaisit.
— Les règles de succession androfranciennes sont
complexes… De nombreux ouvrages ont été écrits à ce sujet au
cours des deux mille dernières années. Traditionnellement, la

- 129 -
passation des pouvoirs s’accomplit par le biais d’une imposition
des mains, mais il arrive souvent que des problèmes surgissent.
Il est possible que le pape Introspect ait transmis sa charge à un
successeur avant sa…
Isaak s’interrompit. Il battit des paupières pour refouler ses
larmes et détourna la tête.
Jin posa une main sur son épaule.
— Isaak, n’oubliez pas que vous n’avez été que l’instrument
de Sethbert.
L’automate hocha la tête.
— Quoi qu’il en soit, ce décret porte le sceau papal.
Une information de première importance avait-elle échappé
à son père ? Jin Li Tam estima que c’était peu probable, mais
tout était possible compte tenu des événements de la semaine.
Elle posa une question en songeant qu’elle connaissait déjà la
réponse.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
— Cela signifie que je ne peux pas rester ici, dit Isaak en
baissant la tête.
Il avait parlé d’une voix lasse ; Jin n’aurait pas cru cela
possible de la part d’un automate. Isaak se redressa. La jeune
femme n’avait jamais vu un visage exprimer un tel dilemme. Elle
constata avec surprise qu’elle considérait cette machine comme
un homme. Elle interprétait certains de ses gestes – inclinaison
de tête, mouvements des yeux ou des lèvres – comme des
expressions humaines.
— Je suis la propriété de l’ordre androfrancien, dit enfin
Isaak. J’ai été construit pour le servir.
Si les hypothèses de Jin Li Tam étaient correctes, il était aussi
l’arme la plus puissante jamais créée depuis deux mille ans.
Isaak resta debout, immobile.
— Il y a autre chose ? demanda la jeune femme.
Il hocha la tête avec lenteur.
— Il y a autre chose. Le premier décret du pape Résolu en
tant que Saint Évêque a été de signer un Acte de Bannissement.
Un Acte de Bannissement. Les Entrolusiens allaient se
retrouver seuls. Cette décision papale annulerait toutes les
Alliances de Sang entre les États éparpillés des Terres Nommées

- 130 -
et la personne visée par la condamnation. C’était une arme
redoutable qui – pour autant que Jin li Tam s’en souvienne –
n’avait été utilisée que trois fois dans l’histoire des Terres
Nommées.
— C’est une bonne nouvelle, dit-elle. Cela va aider Rudolfo.
Isaak secoua la tête.
— Non, ma dame. Vous n’avez pas compris.
Jin Li Tam le regarda et sentit les coins de sa bouche
s’affaisser.
— Vous voulez dire…
— Oui, dit Isaak. L’Acte de Bannissement a été lancé contre
les Neuf Maisons Sylvestres et le seigneur Rudolfo, seigneur de
l’armée errante. Il a été jugé coupable de la destruction de
Windwir. Ses terres et ses biens sont placés sous séquestre en
attendant qu’une commission d’enquête se rassemble et
prononce un jugement final.
Jin Li Tam sentit ses poumons se vider. Elle se rua dans le
manoir en hurlant qu’on lui apporte un oiseau et du papier. Elle
codait déjà le message qu’elle allait envoyer à son père.

PÉTRONUS

Pétronus et le garçon s’assirent dès qu’ils eurent refermé les


portes de la grange. L’adolescent tenait une feuille de papier.
Ils avaient atteint les faubourgs de Kendrick à la tombée de la
nuit et ils avaient croisé un fermier.
— Une pièce pour dormir dans votre grange, avait proposé
Pétronus.
L’homme s’était approché du chariot. Il avait regardé le
vieillard et l’adolescent en plissant les yeux dans la pénombre.
— Vous êtes de Windwir ? Quelles nouvelles apportez-vous ?
Pétronus était descendu. Le garçon l’avait observé en se
frottant le visage pour chasser la fatigue.
— La cité a été entièrement détruite. Les Entrolusiens se
battent contre les Tsiganes, j’ignore pourquoi.
Le fermier avait hoché la tête.
— Vous êtes androfranciens, donc ?

- 131 -
— Il m’est arrivé de travailler avec eux. Je m’appelle Pétros.
(Le vieil homme s’était tourné vers l’adolescent et s’était aperçu
que celui-ci esquissait un sourire lorsqu’il avait donné son faux
nom.) Et voici mon petit-fils.
— Je suis Varn, avait dit le fermier en tendant la main.
(Pétronus l’avait serrée.) Gardez votre pièce. L’ordre vit des
heures difficiles. Vous offrir l’hospitalité est la moindre des
choses.
Une fois les deux voyageurs installés, ils piochèrent dans le
panier que Varn leur avait apporté. Il contenait du pain frais, des
asperges macérées dans du vinaigre et du lapin rôti. Ils
remplirent leur tasse avec du vin tiré d’un des trois tonneaux du
chariot. Ils allèrent ensuite chercher du papier et s’installèrent à
la lueur de la lampe.
Le garçon commença à écrire avant que Pétronus ait le temps
de poser une question.
« Je m’appelle Neb. »
— Heureux de connaître enfin ton nom, dit Pétronus.
Comment es-tu tombé entre les mains de Sethbert ?
Pendant deux heures, le vieillard posa des questions et Neb y
répondit. Il écrivait à toute allure pour suivre le rythme de
Pétronus. Celui-ci découvrit alors ce qui s’était passé. Il lut avec
attention le récit de la destruction de Windwir et de la capture de
Neb par les éclaireurs du Delta, les résumés des conversations
des soldats et des paroles de la dame rousse… Cette femme avait
essayé de sauver l’adolescent.
« Sethbert a détruit Windwir. »
Il dut lire cette phrase trois fois avant de la comprendre.
— Sais-tu par quel moyen ? demanda-t-il.
Neb secoua la tête.
Pétronus réfléchit. Le prévôt avait soudoyé quelqu’un,
promis quelque chose ou passé un marché pour mettre la main
sur un sortilège capable de transformer la cité en champ de
ruines. Il s’agissait probablement des Sept Morts Cacophoniques
de Xhum Y’Zir. Les Androfranciens avaient sans doute réussi à
recréer le sort à partir de fragments et Sethbert en avait tiré
parti. Malgré des mesures de protection élaborées, des cryptes et
des coffres verrouillés, les présomptueux qui affirmaient

- 132 -
protéger l’humanité d’elle-même depuis deux mille ans avaient
été incapables d’empêcher la catastrophe.
Si j’étais resté, cela ne serait pas arrivé.
Pétronus sentit quelque chose contre sa manche. Il leva les
yeux et lut le papier que Neb lui tendait.
« Est-ce que je peux vous poser des questions ? »
Il hocha la tête.
— Je t’en prie.
« Pourquoi m’avez-vous arrêté ? »
Pétronus posa une main sur l’épaule de Neb et le regarda
dans les yeux.
— Si j’ai deviné tes intentions, un garde ou un éclaireur de
Sethbert n’allaient pas tarder à faire de même. Comment
espérais-tu assassiner un des hommes les plus puissants des
Terres Nommées ?
Le vieillard observa le visage de l’adolescent : le coin de sa
bouche tressaillit et ses yeux vibrèrent. Le garçon se demandait
s’il devait tout révéler à son étrange compagnon.
— Tu n’es pas obligé de dire ce que tu n’as pas envie de dire,
mon enfant.
Neb passa une main sous sa tunique et en tira une poche.
Pétronus comprit aussitôt de quoi il s’agissait. Il éclata de rire.
— C’est intelligent, mais cela ne t’aurait pas protégé, même si
tu étais parvenu à tuer ce bâtard.
Pétronus comprit alors que le garçon ne s’était pas soucié de
sa sécurité. Ces yeux durs et ce visage contracté témoignaient
qu’il n’aurait pas hésité à se sacrifier pour assassiner le prévôt
fou.
— Écoute-moi bien, dit Pétronus. Prendre une vie – même
celle d’un être aussi vil que Sethbert – finit par ronger ton âme.
Je suis d’accord avec toi : il mérite la mort pour ce qu’il a fait.
Mille morts ne suffiraient d’ailleurs pas à le punir. Mais les
Androfranciens ne doivent pas tuer.
Sauf si tu es pape, songea-t-il. Sauf si tu ne fais que donner
des instructions au capitaine le plus endurci de la Garde Grise,
si tu détournes les yeux et si tu fais semblant de croire qu’il
n’existe aucun lien entre tes ordres et les actions de tes
subordonnés.

- 133 -
Pétronus sentit qu’on tirait sur sa manche de nouveau. Il
tourna la tête.
« Je ne suis pas un Androfrancien. »
— Non, reconnut Pétronus. Je suppose que tu n’en es pas un.
Mais tu le deviendras peut-être un jour et les fantômes d’hier
hantent les forêts de demain.
Le garçon réfléchit et écrivit une nouvelle question. Pétronus
la lut.
— Et maintenant ? Je ne sais pas. Je suppose que je vais
essayer de trouver un endroit susceptible de t’accueillir à
Kendrick. Je viens juste pour engager des hommes avant de
retourner à Windwir.
Le garçon le regarda en haussant les sourcils. Pétronus sentit
sa mâchoire se contracter.
— Je dois enterrer une cité, dit-il à voix basse.
L’adolescent griffonna une phrase et Pétronus constata avec
surprise qu’il ne s’agissait pas d’une question.
« Je sais qui vous êtes, Père. »
Pétronus contempla les élégantes lettres noires sur le papier
gris. Il ne dit pas un mot, mais son silence était éloquent.

NEB

Neb observa Pétronus arpenter la ville. Le vieillard s’arrêta à


l’auberge pour parler avec les bûcherons qui prenaient leur petit
déjeuner. Il bavarda avec des femmes et se rendit sur la place
bondée de tentes et de chariots appartenant aux personnes qui
avaient interrompu leur voyage vers Windwir. Elles attendaient
là, abasourdies, silencieuses et ne sachant pas où aller.
Pétronus s’entretint à voix basse avec le maire tandis que Neb
les regardait en se tenant à l’écart. Le magistrat se montra
d’abord agacé et voulut chasser le vieil homme en faisant de
grands gestes. Puis il hocha la tête, les sourcils froncés de colère.
Enfin, il écouta son interlocuteur avec attention et ils finirent
par se serrer la main. Le maire partit convoquer un conseil
exceptionnel.
Il était facile de comprendre comment ce vieillard était

- 134 -
devenu le plus jeune pape de l’histoire. Neb se rappela ses
leçons : Pétronus n’occupait pas une grande place dans les
Ouvrages des Apôtres de P’Andro Whym, mais il y figurait
quand même. Malgré sa jeunesse, il avait dirigé l’ordre avec
détermination avant d’être assassiné. Neb avait entendu des
hommes âgés raconter des événements que les livres ne
mentionnaient pas. « Il parle aussi bien que Pétronus » était
devenu une expression courante parmi les Androfranciens de
cette génération. Neb comprenait mieux le sens de cette
expression.
Le maire dépêcha des cavaliers dans les villages situés à
moins de deux heures de cheval et des tambours de ville dans les
rues de Kendrick pour inviter les gens à écouter son discours.
Lorsque les messagers partirent, Pétronus envoya des oiseaux à
la baie de Caldus et à deux autres endroits, mais Neb était trop
loin pour lire le nom des destinataires. Enfin, il écrivit un long
message dans une langue que l’adolescent identifia comme un
dialecte de la côte d’Émeraude orientale. Il attacha le bout de
parchemin à l’oiseau le plus puissant et le plus rapide, puis il
murmura des instructions à l’animal.
Quand il eut fini, Pétronus emmena Neb à l’auberge pour se
gaver de ragoût de poisson-chat et de pain frit.
Neb nettoya son bol avec un bout de pain et s’essuya la
bouche. Il adressa un sourire au vieil homme.
Pétronus le lui rendit.
— Nous avons bien travaillé aujourd’hui.
Neb hocha la tête. C’était la vérité. Il s’était contenté de suivre
le vieillard, mais il avait appris des choses qu’il n’aurait jamais
apprises dans un orphelinat. Il avait observé Pétros agir, tisser
des liens de confiance par ici, éveiller la suspicion par là,
répondre à un sourire ou à un hochement de tête… Il n’avait
jamais rien vu de pareil. Ce spectacle réveilla des souvenirs qui
le ramenèrent des années en arrière.

— Mais je ne sais pas ce que je veux devenir, dit-il à frère


Hebda qui lui rendait visite.
Son père sourit.
— Ne sois pas ce que tu fais. (Frère Hebda avait reçu la

- 135 -
formation des disciplines androfranciennes et Neb enviait les
Androfranciens qui parcouraient le monde.) Être et faire sont
deux choses différentes.
— Mais, ce que je fais ne détermine-t-il pas ce que je suis ?
Le sourire de son père s’élargit.
— Parfois. Mais tes actes peuvent changer selon les
circonstances. Un être bon peut-il tuer ?
Neb secoua la tête.
— Mais les membres de la Garde Grise tuent. Sont-ils
mauvais ?
Neb réfléchit.
— Je pense que non, car ils agissent pour protéger la lumière.
Frère Hebda hocha la tête.
— En effet. Mais imagine qu’on leur ordonne de tuer un
homme injustement accusé d’hérésie par un cocu jaloux. Les
gardes gris seraient-ils déterminés par leur acte ?
Neb éclata de rire.
— J’ai seulement dit que je ne savais pas quoi faire quand je
serai grand.
Frère Hebda rit à son tour.
— Oh ! ce problème n’est pas difficile à régler.
— Vraiment ?
Son père hocha la tête et se pencha vers son fils.
— Cherche des gens qui te fascinent. Observe-les. Découvre
ce qu’ils aiment et ce qu’ils craignent. Découvre les trésors qui se
cachent dans leur esprit et examine-les à la lumière. (Il se
pencha un peu plus près et Neb sentit une odeur de vin dans son
haleine.) Et ensuite, efforce-toi de leur ressembler.
Neb se rappela qu’à ce moment il voulait devenir comme
frère Hebda. Au cours de l’hiver, il avait déposé sa première
demande pour faire partie d’une expédition dans le Désert
Bouillonnant – de préférence en tant qu’étudiant-apprenti sous
la tutelle de frère Hebda.
Il venait de passer une journée à observer Pétronus – ou
Pétros – et il avait trouvé un nouveau modèle.
Après le dîner, ils sortirent pour se joindre à la foule qui se
rassemblait sur la place. Les gens n’étaient pas très nombreux,
car tous n’avaient pas répondu à l’invitation du maire. Pétronus

- 136 -
estima cependant qu’il y en avait assez. Ils attendaient entre les
tentes et les chariots, à proximité des portes ouvertes de
l’auberge, autour de la cuve renversée sur laquelle le vieil
homme grimpa, une pelle sur l’épaule.
Neb resta à l’écart et observa la suite. Le maire, enthousiaste
à la fin de sa discussion avec Pétronus, était désormais nerveux.
Il semblait inquiet à l’idée de prendre la parole. Neb se demanda
ce qui avait provoqué ce changement.
— Je serai bref, déclara Pétronus avant que le maire ait le
temps de le présenter à ses administrés. (Le vieil homme souleva
la pelle et la pointa en direction du nord.) Vous savez tous ce qui
s’est passé à Windwir. La ville n’est plus qu’un champ de cendres
et d’os calcinés qui s’étend aussi loin que porte le regard. (Des
hoquets étouffés montèrent de la foule.) Nous sommes tous des
enfants du Nouveau Monde et, à un moment ou à un autre de
notre histoire, nous avons tous été liés par le sang. Nous le
savons. (Il attendit que les gens hochent la tête ou acquiescent
de vive voix.) Je ne suis pas homme à laisser un membre de ma
famille sans sépulture.
Pétronus expliqua son plan pendant quinze minutes, un plan
dont la simplicité stupéfia Neb.
— Que ceux qui en sont capables apportent leur aide dans la
mesure du possible.
Un roulement d’une semaine sur deux toutes les trois
semaines – deux hommes s’occuperaient de leurs fermes et de
celle d’un voisin pendant que celui-ci enterrerait les morts à
Windwir. Le système fonctionnerait de manière identique avec
les femmes. Ceux qui n’avaient nulle part où aller partiraient
avec Pétronus et Neb dès le lendemain matin pour installer un
camp près des ruines.
— Et la paie ? demanda quelqu’un.
La réponse de Pétronus laissa le garçon bouche bée.
— Ceux qui en ont besoin en toucheront une. Les autres
travailleront gratuitement.
Le vieil homme sauta de son perchoir et adressa un clin d’œil
à Neb.
— Comment as-tu trouvé mon discours ?
Neb hocha la tête en regrettant de ne pas pouvoir parler. Il

- 137 -
entendit alors une voix forte et il leva les yeux. Le maire avait
grimpé sur la cuve et il brandissait une liasse de papiers.
— J’ai, moi aussi, quelque chose à dire, déclara-t-il. Même si
je n’ai pas envie de contredire un invité si éloquent. (Il attendit
que la foule se calme.) J’ai appris aujourd’hui que l’évêque Oriv a
été nommé pape et roi de Windwir. Son Excellence a ordonné
que les Androfranciens la rejoignent au palais d’été. Ils doivent
apporter les biens de l’ordre en leur possession afin de
déterminer le patrimoine restant après cette terrible tragédie.
Son Excellence nous informe également qu’elle a décrété un
Exercice de Sainteté ainsi qu’un Acte de Bannissement à
l’encontre des Neuf Maisons Sylvestres.
Neb laissa échapper un hoquet de surprise. Le Bannissement
était une pratique qui avait survécu à l’Ancien Monde grâce à la
sagesse de P’Andro Whym. Il annulait les Alliances de Sang d’un
seigneur considéré comme un ennemi de la lumière et tout le
monde était alors en droit de l’attaquer. Cette sanction n’avait
été utilisée que deux ou trois fois, et généralement comme
moyen de pression afin que la volonté du pape soit faite. Mais au
cours des hérésies, elle avait servi d’excuse à des guerres qui ne
voulaient pas dire leur nom.
Jadis, le pape décrétait un Exercice de Sainteté une fois tous
les sept ans et Windwir fermait alors ses portes pour rester à
l’écart du monde pendant toute une année. En deux occasions,
ce procédé avait permis de patienter en attendant la fin d’un
schisme… douze mois de séparation faisaient oublier bien des
querelles. Cette pratique était tombée en désuétude pendant
plus de mille ans et les différends internes avaient été réglés
d’une autre manière : les dissidents avaient d’abord été éliminés
par la Garde Grise, puis on s’était contenté de les punir et de les
bannir.
Si Neb avait ignoré la signification de ces décrets, il en aurait
compris le sens général en observant le visage de Pétronus.
— Il doit rester des membres de la Garde Grise au palais
d’été, dit le vieillard à voix basse. Mais pas beaucoup, pas assez
pour faire respecter de telles décisions.
Le maire poursuivit :
— Du fait de son Alliance de Sang avec Windwir, le seigneur

- 138 -
Sethbert, prévôt des cités-États entrolusiennes, a accepté de se
porter garant de l’application et du respect de cet Exercice. Son
Excellence le pape ordonne à toutes les villes situées dans la
Providence de Windwir d’apporter leur soutien et d’obéir aux
ordres du seigneur Sethbert.
Neb observa la foule pour étudier sa réaction. Puis il regarda
Pétronus. Le visage de celui-ci était dur et impénétrable. Le
maire descendit de la cuve et s’éloigna. La foule resta immobile
et silencieuse.
Quelqu’un prit enfin la parole et Neb constata avec surprise
que c’était lui. Il entendit sa propre voix, claire et vibrante à
chaque mot.
— « Je ne suis pas homme à laisser un membre de ma famille
sans sépulture. »
L’image de frère Hebda s’imposa alors à son esprit.

RUDOLFO

Rudolfo s’assit à l’ombre d’un sapin et réfléchit. Il avait du


sang séché sur une manche et sur une botte, mais ce n’était pas
le sien. Il avait tué un soldat du génie magifié la veille, lorsque le
périmètre avait été envahi. Ses hommes tsiganes avaient
souffert, mais ils avaient tenu leurs positions. Il avait perdu trois
éclaireurs – trois ! – au cours de l’affrontement.
Grégoric approcha et s’assit près de lui.
— Général Rudolfo.
Rudolfo hocha la tête.
— Grégoric. Que penses-tu de la situation ?
Le capitaine soupira.
— Je ne sais pas.
L’oiseau était arrivé deux heures plus tôt pour leur apprendre
qu’un nouveau pape avait lancé un Acte de Bannissement contre
les Neuf Maisons Sylvestres. Rudolfo avait aussitôt envoyé un
message à la Maison Li Tam et au manoir de la septième forêt.
Au moment où il terminait, le capitaine des espions était venu
lui apporter d’autres mauvaises nouvelles.
— Il est possible que deux brigades de fantassins du Delta

- 139 -
fassent route au nord. En outre, Pylos et Turam ont envoyé des
troupes pour soutenir Sethbert.
Rudolfo avait quitté le camp pour se glisser dans la forêt et
réfléchir au calme. Il savait que Grégoric, toujours sous l’effet
des magikes de la patrouille du matin, l’avait suivi à distance
respectueuse. Fidèle à son habitude, le premier capitaine avait
attendu un certain temps avant de rejoindre son ami et de
s’asseoir près de lui.
Rudolfo soupira à son tour.
— Je crois que nous allons peut-être devoir nous replier et
envisager une autre stratégie. Ce pape a changé les règles du jeu.
— Oui, mais nous avons encore un peu de temps. Quelques
jours. Nous pouvons agir et diviser notre armée.
Rudolfo acquiesça.
— Mais je ne pourrai pas être présent sur le terrain.
Le lendemain, Rudolfo partirait à la tête d’une
demi-escouade d’éclaireurs de sa garde personnelle. Il ferait
route vers le palais d’été des papes pour s’entretenir avec le
nouveau chef suprême de l’ordre androfrancien. Pendant ce
temps, l’armée errante se replierait dans les îles forêts en
attendant que les généraux sonnent le rassemblement.
Pour la première fois de la semaine, Rudolfo se demanda s’il
avait une chance de remporter la victoire.

- 140 -
Chapitre 11

JIN LI TAM

Les halls du manoir de la septième forêt étaient longs et


larges, avec de solides planchers et du lambris sur les murs. Ils
étaient couverts d’épais tapis en soie et décorés de portraits. Au
cours de son bref séjour, Jin Li Tam explora un maximum de
salles et ne rencontra que peu de portes fermées à clé dans le
bâtiment qui se dressait sur quatre niveaux. La plupart des
pièces étaient spacieuses, y compris les quartiers des serviteurs.
On y trouvait de l’eau chauffée dans une grande chaudière en
métal. Un réseau de canalisations en cuivre la distribuait jusque
dans les étages par effet de gravité – un autre cadeau des
Androfranciens.
Jin Li Tam avait visité la plus grande partie du manoir dès le
premier jour, mais elle se rendit compte qu’elle avait négligé le
dernier étage. Elle emprunta le large escalier en colimaçon qui y
conduisait directement.
Au bout d’un petit couloir, elle vit les doubles portes aux
fenêtres de verre coloré qui menaient aux appartements de la
famille royale.
Elle inspecta les chambres d’enfant. Elles étaient nombreuses
et vides à l’exception d’une seule. C’était sans doute celle d’un
garçon, songea Jin Li Tam en observant les jouets éparpillés et la
minuscule épée en argent accrochée au-dessus du lit. Un turban
déroulé était suspendu au dossier d’une chaise et une petite
botte pointait de sous le lit.
La pièce était propre et Jin Li Tam comprit qu’elle était ainsi
depuis très longtemps.

- 141 -
Une porte sombre et anonyme menait à la suite de Rudolfo,
un ensemble de pièces comportant une fumerie. Elle était reliée
à une autre suite par l’entremise d’une impressionnante salle de
bains. Celle-ci sentait la lavande et une grande baignoire ronde,
en marbre, se trouvait au centre. Un curieux pommeau en or
avait été installé au plafond et de longues cordes ornées de
pompons dorés permettaient de prendre une douche chaude.
Jin traversa la pièce et fit glisser ses mains sur le marbre
froid de la baignoire.
La deuxième suite était identique à celle de Rudolfo. Elle était
décorée dans des tons plus doux et Jin songea que, si son père
refusait de se plier aux décrets papaux, elle deviendrait la
fiancée de Rudolfo et elle quitterait les appartements des invités
pour s’installer ici.
Son père finirait par la laisser choisir un compagnon – par
amour ou par convenance personnelle – ou il organiserait un
mariage politique afin d’accroître le pouvoir de la Maison Li
Tam. Plutôt que de partir en mission, certaines de ses sœurs
avaient préféré rester au pays natal. Si elle avait le choix, Jin Li
Tam ne se marierait pas. Elle voyagerait à travers le monde et
visiterait les endroits qui l’attiraient au lieu de visiter ceux qui
intéressaient son père.
Elle tendit la main et caressa la couverture épaisse pliée au
pied du grand lit à baldaquin. Elle avait envie de découvrir ce
royaume, ses anciennes îles forêts parsemant un océan de
verdure, ses redoutables rois tsiganes dépositaires de l’héritage
de Xhum Y’Zir – dont les Praticiens de la Torture Repentante
faisaient partie. Les ancêtres de Rudolfo avaient cependant dilué
le sombre rite de la magike de sang avec les enseignements
mystiques de T’Erys Whym, le plus jeune frère de P’Andro
Whym. T’Erys avait succédé à son aîné et guidé les survivants de
ce monde en attendant que le mouvement francien décide –
quelle drôle d’idée ! – que son principal objectif serait de
ramener l’humanité à la raison.
Jin Li Tam aurait visité cet endroit, mais y serait-elle restée ?
Sans doute pas, songea-t-elle. Si elle avait été libre, elle aurait
passé quelque temps à la Grande Bibliothèque, puis elle serait
partie explorer les frontières du Désert Bouillonnant avant

- 142 -
d’aller au sud et d’embarquer vers les îles du Chenal.
Et au lieu de cela, je dois rester ici, dans l’ombre d’une
nouvelle bibliothèque.
Son avenir dépendait désormais de l’application ou non de
l’Acte de Bannissement… et des ordres de Vlad Li Tam. Elle était
certaine que son père allait changer de stratégie. Ce matin-là, un
oiseau était arrivé… comme elle s’y attendait, mais il portait un
message de Rudolfo.
« Ne vous souciez pas de l’Acte de Bannissement de ce
nouveau pape. Je suis en chemin pour m’entretenir avec lui.
Restez avec Isaak. »
Le mot « avec » était légèrement incliné pour lui donner la
notion de « près de » et pour souligner son importance.
Elle avait esquissé un sourire en lisant la missive. Encore un
code. Un code simple et inattendu tissé dans les traits et les
courbes. Le Code de la Banque.
« Je danserai de nouveau avec le lever de soleil. »
Jin Li Tam entendit quelqu’un claudiquer dans le couloir.
Elle se dirigea vers la porte.
— Dame Li Tam ? demanda une voix métallique.
Elle passa la tête par l’entrebâillement.
— Je suis ici, Isaak.
L’homme de métal s’arrêta et se tourna vers elle. Il portait
encore une robe longue et sombre.
— Je suis venu vous faire mes adieux.
Ces mots la frappèrent comme un coup de poing.
— Que voulez-vous dire ?
Il cligna des yeux.
— Je pars pour le palais d’été des papes.
« Restez avec Isaak. Restez près de lui, car il est très
important. »
— Je ne crois pas que le seigneur Rudolfo vous laisserait
partir.
Un jet de vapeur monta de la grille d’échappement.
— Je sais. J’ai reçu son message ce matin, moi aussi. Mais
quelles que soient les instructions du seigneur Rudolfo, je n’ai
d’autre choix que d’obéir à mon pape. Je suis la propriété de
l’ordre androfrancien. C’est écrit dans mes registres de

- 143 -
comportement.
Jin Li Tam croisa le regard de l’automate et y chercha une
conscience qu’elle ne trouva pas. Pourtant, les larmes aux coins
de ses yeux montraient qu’il était conscient du danger. Si cette
merveille technologique avait provoqué la destruction de
Windwir avec des mots, ne représentait-elle pas un risque pour
les derniers Androfranciens ?
Et les Androfranciens, ne représentaient-ils pas un risque
pour Isaak ?
Isaak savait ce qu’il encourait, mais cela ne l’inquiétait pas,
bien au contraire. Il considérait un éventuel démantèlement
comme une bénédiction. Il l’attendait dans l’espoir d’être libéré
du fardeau de la culpabilité qui le tourmentait sans relâche. Jin
Li Tam le savait. Même le projet de reconstruction de la Grande
Bibliothèque ne le soulageait pas de son calvaire.
« Restez avec Isaak », avait écrit Rudolfo.
Mais ce ne furent pas ces mots qui décidèrent Jin Li Tam.
Non, ce fut le désir de protéger Isaak qui la poussa à descendre
rassembler ses maigres affaires pour suivre l’automate – l’arme
que Sethbert avait brandie contre Windwir.
Elle ne craignait pas qu’on se serve de lui pour commettre
une nouvelle atrocité, car elle était persuadée qu’il refuserait
d’obéir à de tels ordres.
Mais quel sort lui réservaient les derniers Androfranciens ?

PÉTRONUS

Pétronus guida ses compagnons au sommet de la dernière


éminence. Ceux qui n’avaient encore rien vu esquissèrent un
mouvement de recul et restèrent bouche bée devant l’horrible
spectacle.
Certains avaient emporté des brouettes pleines d’outils,
d’autres étaient venus avec des mules ou des chevaux qui tiraient
des chariots. Pétronus les regarda par-dessus son épaule et
secoua la tête.
Maudit pape ! Maudit Exercice de Sainteté ! Ce décret lui
avait coûté les deux tiers des volontaires. Personne n’avait envie

- 144 -
de se mettre l’armée de Sethbert à dos. Les habitants de
Kendrick étaient assez intelligents pour comprendre que la
décision du pape visait à empêcher les importuns de déterrer des
reliques potentiellement dangereuses. Comment pouvait-on
enterrer les morts sans creuser des trous ?
Pétronus regarda Neb. Celui-ci n’avait pas reparlé depuis
deux jours, mais le vieil homme était à peu près certain qu’il en
était désormais capable. « Tu n’es pas obligé de dire ce que tu
n’as pas envie de dire », lui avait-il dit.
Tandis qu’ils franchissaient le sommet de la colline, Pétronus
vit des oiseaux jaillir de la forêt et filer vers le nord à tire-d’aile.
Il lut leurs couleurs et sourit. Un cavalier sortit d’un bosquet
près de la limite du champ de ruines et se dirigea vers les
nouveaux arrivants. Pétronus distingua les ondulations presque
invisibles qui glissaient sur l’herbe tout autour du cheval.
Il attendit que le jeune lieutenant tire sur ses rênes et le
salue.
— Windwir est interdite d’accès, dit ce dernier.
Un souffle de vent se leva tandis que les éclaireurs magifiés
prenaient position autour des volontaires de Kendrick.
Pétronus pointa le doigt.
— Windwir est un charnier. Nous avons l’intention d’enterrer
les cadavres.
Une expression de surprise passa sur les traits du jeune
officier.
— Je crains qu’il vous faille y renoncer.
Pétronus approcha de lui.
— Quel est votre nom, lieutenant ?
— Brint.
L’officier examina le vieil homme et son cortège disparate.
— Avez-vous déjà perdu un être cher ? demanda Pétronus.
Des tiraillements douloureux ridèrent le visage du militaire
pendant une fraction de seconde, mais ils n’échappèrent pas à
Pétronus. Le vieil homme comprit qu’il n’avait pas affaire au fils
gâté d’un vague noble entrolusien.
Il glissa les mains vers le lieutenant de manière que les autres
ne voient rien.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il dans le langage silencieux

- 145 -
des Maisons Sylvestres, puis dans le dialecte manuel de la
Maison Li Tam.
L’officier cligna des yeux, mais ses mains restèrent
immobiles.
— J’ai déjà perdu des êtres proches, souffla-t-il.
Pétronus se pencha vers lui et parla tout aussi bas.
— Les avez-vous enterrés ou les avez-vous abandonnés là où
ils étaient tombés ?
Un éclair de colère passa dans les yeux du jeune homme,
mais il fut aussitôt chassé par une profonde tristesse. L’officier
resta silencieux pendant une longue minute, puis baissa la tête
vers Pétronus. Il siffla et les vagues invisibles refluèrent.
Lorsqu’on ne les entendit plus, le lieutenant se pencha sur sa
selle et souffla :
— Soyez prudent. Je peux vous laisser passer, mais je ne peux
pas garantir votre sécurité.
— « La lumière y pourvoira », dit Pétronus en citant la
première admonition de la bible whymèrienne.
Le jeune officier secoua la tête.
— Il n’y a plus de lumière. (Il regarda autour de lui afin de
s’assurer que ses éclaireurs s’étaient éloignés.) Et celui qui l’a
fait disparaître est maintenant chargé de surveiller les ruines de
la cité où elle brillait. Vous ne serez pas en sécurité ici.
Il fit volter sa monture et s’éloigna dans la direction du vent.
À la tombée de la nuit, Pétronus et ses fossoyeurs déguenillés
installèrent leur camp près du fleuve, à distance respectueuse de
l’endroit où s’était dressée la grande porte des quais. Ils ne
violaient pas l’Exercice de Sainteté, car cette zone avait jadis
reçu une dispense exceptionnelle pour que les caravanes
ravitaillent la ville pendant l’année de réclusion.
Avoir été pape présentait certains avantages. Entre autres
choses, cela permettait de connaître les règles et de les exploiter
au mieux.

RUDOLFO

Rudolfo et son escorte chevauchèrent en direction du

- 146 -
nord-ouest pour rejoindre la résidence d’été des papes qui se
dressait à l’écart du monde, sur les hauteurs de L’Épine Dorsale
du Dragon. Le roi tsigane se tint droit sur sa selle et aperçut le
contour violet des pics déchiquetés à l’horizon. Quand ils
atteignirent les premiers contreforts, ils tournèrent vers l’ouest
pour emprunter le chemin de Waybringer. Cette route menait au
palais et au village qui avait été créé afin d’entretenir la
résidence androfrancienne lorsque personne n’y habitait.
Rudolfo était parti deux jours plus tôt. Habillé de vêtements
de couleurs douces et coiffé d’une capuche noire au lieu d’un
turban, il avait quitté le camp avant le lever du soleil. Sa
demi-escouade d’éclaireurs le suivait à cheval, mais il était hors
de question de se présenter devant ce soi-disant pape à la tête de
soldats magifiés, même si la guerre avait éclaté.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? avait demandé Grégoric tandis
que Rudolfo enfourchait sa monture.
Le roi tsigane s’était installé sur sa selle et avait fait claquer la
cape noire accrochée sur ses épaules.
— Je vais dire la vérité. (Il avait souri malgré son
épuisement.) Mais je ne suis pas certain qu’ils me croiront.
Il avait lu le message annonçant l’Exercice de Sainteté. Il
l’avait chiffonné en boule en découvrant que le nouveau roi de
Windwir avait chargé Sethbert de faire respecter sa volonté.
Ce porc prétentieux lui avait fait parvenir une missive trois
jours avant l’arrivée du décret papal. Rudolfo aurait dû
comprendre que quelque chose se préparait.
« Vous paierez pour ce que vous avez fait », disait le message.
Cette phrase pouvait être interprétée de différentes manières,
mais Rudolfo avait deviné que le prévôt faisait référence à dame
Jin Li Tam. Les espions entrolusiens avaient payé un lourd
tribut avant d’apprendre la vérité à Sethbert. Bon nombre
d’entre eux étaient passés entre les mains des Praticiens de la
Torture Repentante et avaient été convaincus de rejoindre
l’armée errante. Le roi tsigane avait pris un malin plaisir à en
renvoyer quelques-uns au prévôt lui annoncer ses fiançailles
avec Jin Li Tam.
Il se demanda si cela n’avait pas été une erreur.
Les forêts et les prairies s’étendaient devant eux. Ils

- 147 -
galopaient vers le nord, ne s’arrêtant qu’en dernière extrémité.
La route étroite – un chemin, en fait – traversait quelques rares
villages, mais les cavaliers ne ralentirent pas et gardèrent les
yeux braqués vers les montagnes.
Ils contournèrent un pan de roche et un oiseau blanc se
précipita dans le filet de Rudolfo. Celui-ci leva la main pour
ordonner à ses hommes de s’arrêter. Le lieutenant Alyn, le
premier éclaireur, les rejoignit une quinzaine de minutes plus
tard.
— Il y a une caravane androfrancienne par là-bas, dit-il en
pointant le doigt en direction d’une route qui disparaissait
derrière une petite colline. La plupart des hommes sont à pied. Il
y a quelques chariots et quelques carrioles.
Rudolfo se caressa la barbe.
— Ils sont armés ?
Alyn hocha la tête.
— Il y a quelques gardes… aucun gris. Ils semblent venir de
Pylos ou de Turam.
Rudolfo devina que ces hommes se dirigeaient vers le palais
pour répondre à l’appel de leur pape.
— Bien. Je passerai devant avec Alyn. (Les éclaireurs
affichèrent un certain malaise, mais cette décision ne les surprit
pas.) Vous autres, vous nous suivrez à distance respectueuse.
Rudolfo fit avancer son cheval et celui du lieutenant Alyn lui
emboîta le pas. Le roi tsigane passa une main sous sa cape et
détacha la lanière de son épée.
Rudolfo fit un geste en guise de salut tandis que sa monture
contournait la colline au trot. Il observa les véhicules et les
vieillards vêtus de robes en loques, puis jaugea les gardes. Il
siffla un extrait de l’hymne de l’armée errante assez bas pour que
seul Alyn l’entende. Le lieutenant hocha la tête avec lenteur.
— Nous vivons des jours bien sombres pour accomplir un
pèlerinage, dit-il au garde qui s’approcha de lui. Je suis
accompagné par une demi-escouade d’éclaireurs et nous
sommes prêts à vous escorter si vous êtes ici pour répondre à la
convocation papale.
Le garde, à cheval sur un vieil étalon bai fatigué, releva son
calot en fer pour se gratter le front.

- 148 -
— Vous portez les couleurs des éclaireurs tsiganes, dit-il.
Rudolfo hocha la tête.
— En effet.
— Vous feriez bien de passer votre chemin, dans ce cas. Il n’y
a plus d’Alliance de Sang avec le peuple de la forêt. (Il fit un
geste en direction des Androfranciens, dont certains regardaient
dans leur direction.) Surtout avec ceux-là.
Rudolfo les examina.
— Vraiment ?
L’homme baissa la voix.
— Moi, je suis un garde de la Maison Turan Bookhouse. On
me refile une demi-solde et des demi-rations pour escorter ces
vieillards jusqu’à leur nouvelle capitale. Je me contrefiche de la
politique des Alliances de Sang. Les oiseaux de la rumeur
affirment que Sethbert a détruit Windwir grâce à un sortilège.
— C’est la vérité, dit Rudolfo. Je l’ai vu de mes yeux.
— Pourtant, l’Acte de Bannissement a été lancé contre le
peuple de la forêt et leur roi tsigane… Ce maudit Rudolfo.
Rudolfo haussa les épaules.
— Qui croire ? (D’autres gardes approchèrent.) En tout cas,
vous êtes un peu justes pour ce qui vous attend.
L’expression du garde fit sourire Rudolfo.
— De quoi parlez-vous ?
Rudolfo se hissa sur sa selle et pointa le doigt vers le
nord-est.
— Cette ligne de broussailles marque l’emplacement du
Premier Fleuve. Vous allez passer à moins de deux lieues des
berges, à moins de deux lieues du territoire du peuple des
Marais.
Le garde hocha la tête.
— Oui. Nous avons l’intention de nous glisser entre leurs
chasseurs en profitant de la nuit.
Rudolfo se réinstalla confortablement sur sa selle.
— Vous avez une chance de réussir, reconnut-il. Mais ce n’est
pas certain. (Il haussa les épaules.) Je vous propose mes services
et ceux de ma demi-escouade d’éclaireurs tsiganes. Si l’Acte de
Bannissement vous inquiète, nous resterons à l’écart et nous
vous surveillerons de loin.

- 149 -
Un vieil Androfrancien se détacha des autres et approcha.
— Que se passe-t-il, Hamik ? demanda-t-il.
Il portait une robe simple et déchirée, mais Rudolfo
remarqua l’anneau à son doigt.
— Vous êtes le grand érudit responsable de ce groupe ?
Le vieillard hocha la tête.
— Je suis Cyril, de la Maison francienne de Turam. Vous
ressemblez à un membre du peuple de la forêt.
Rudolfo acquiesça et s’inclina avec grâce.
— J’en suis persuadé.
— Il a proposé de nous escorter, déclara le garde. Il affirme
qu’il est accompagné par une demi-escouade d’éclaireurs
tsiganes.
Rudolfo observa au moins trois émotions passer sur le visage
du grand érudit : la surprise, puis la colère, puis la lassitude.
Ce sont les seuls sentiments que nos cœurs peuvent encore
exprimer, songea le roi tsigane.
— Je me rends également au palais d’été, dit-il. Je souhaite
m’entretenir avec le pape Résolu à propos de la Désolation de
Windwir. Je sais qu’un Acte de Bannissement frappe mon
peuple, mais je pense que ce problème sera réglé dans le calme.
(Il tapota le pommeau de son épée.) En attendant, mon arme et
celles de mes hommes servent les enfants de P’Andro Whym.
Nous vous suivrons à distance, si vous le souhaitez.
Le regard du grand érudit se fit dur.
— Et vous ne demandez rien en échange de vos services ?
Rudolfo sourit.
— Je veux juste l’occasion de laver ma douteuse réputation
des accusations d’hérésie qui l’entachent.
Le garde et le grand érudit écarquillèrent les yeux et Rudolfo
dégusta leur silence comme une coupe de bon vin frais.
Le vieil Androfrancien finit par acquiescer.
— Soit, dit-il. (Il s’interrompit et une interrogation se dessina
sur son visage ridé avant qu’il ait le temps de la formuler.) Quel
est votre nom ?
Rudolfo leva la tête vers le ciel et éclata de rire.
— Mais je suis Rudolfo, seigneur des Neuf Maisons
Sylvestres, général de l’armée errante. (Il s’efforça de saluer en

- 150 -
restant sur sa selle.) À votre service.

NEB

Neb se tenait au bord du fleuve et contemplait le coucher de


soleil. Les volontaires de Pétronus avaient installé le camp la
veille. Ils avaient pris soin de dresser les tentes à l’extérieur des
limites de la cité, près des berges. Pétronus – Pétros, se corrigea
le garçon – était un vieux renard. Neb n’avait guère étudié le
droit androfrancien à l’orphelinat, mais il avait lu assez de codex
et de volumes du conseil des Découvertes pour comprendre que
ce sujet était plus complexe qu’un labyrinthe whymèrien.
Il ne savait pas si le plan fonctionnerait, il espérait juste que
ce serait le cas.
Ils avaient passé la journée à creuser des tranchées dans le
sol calciné, de longues tranchées peu profondes.
— Nous allons commencer par ceux qui ont péri à l’extérieur
de la ville, avait dit Pétronus lorsque les volontaires s’étaient
rassemblés au petit matin. Nous travaillerons jusqu’au coucher
du soleil, et si quelqu’un approche, laissez-moi m’en occuper.
Ils creusèrent, mais personne ne vint les déranger. À un
moment, Neb crut apercevoir un cavalier au loin, mais celui-ci
disparut vers le sud.
Le garçon était maintenant au bord du fleuve. Il ôta ses
vêtements noirs de suie, tout comme son visage et ses mains.
Neb aurait pu se baigner au camp. Des femmes avaient
rempli des baignoires d’eau chaude pour accueillir les
fossoyeurs. Mais cette journée l’avait marqué comme les roues
d’un chariot marquent la route qu’il emprunte tous les jours.
L’adolescent avait éprouvé le besoin de s’isoler.
Il avança dans l’eau froide et tressaillit lorsque son pied
effleura quelque chose de rond et gluant. Le crâne remonta à la
surface et fut entraîné par les flots paresseux. Neb le regarda
s’éloigner et s’aperçut soudain qu’il ne ressentait rien du tout.
— Telle est ma vie, désormais, dit-il au crâne qui
disparaissait en dansant sur l’eau.
Un vent qu’il ne sentit pas balaya le sol et souleva les cendres

- 151 -
dans un nuage gris.
— Salut, mon garçon, dit le nuage.
Neb se retourna et ne vit rien. Il se maudit en silence pour ne
pas avoir pensé à emporter un couteau. Il s’accroupit dans l’eau
et il chercha une pierre. Mais à quoi lui auraient servi une arme
ou une pierre ? Comment pouvait-il affronter un ennemi
invisible ?
— Tu n’as rien à craindre de moi, dit la voix.
Neb parcourut la berge du regard. Le soleil était très bas et il
était peu probable qu’un rayon trahisse la présence d’une
personne magifiée.
— Je ne retournerai pas au camp de Sethbert, lâcha Neb.
L’éclaireur gloussa.
— Je ne te le reprocherai pas. Je ne fais pas partie de l’armée
du prévôt.
Un éclaireur tsigane, songea Neb.
— Vous appartenez donc aux Neuf Maisons Sylvestres ?
demanda-t-il.
— Oui. Et toi, tu es un fossoyeur.
Il ne s’agissait pas d’une question.
Neb acquiesça.
— Oui. Je… (Il ne sut comment terminer sa phrase.)
J’habitais ici, avant.
La voix se déplaça en aval.
— Toutes mes condoléances. La traîtrise de Sethbert a
meurtri le monde entier. (Il y eut un silence.) Ne t’inquiète pas,
mon garçon. Il paiera pour ses crimes.
Neb espéra que l’éclaireur avait raison. Il l’espéra de tout son
cœur.
— Comment se déroule la guerre ?
L’éclaireur soupira.
— Mal, j’en ai peur. Le pape a décrété un Acte de
Bannissement contre nous. On a dû le tromper sur ce qui s’est
vraiment passé.
— Ce n’est pas le pape ! lâcha Neb.
Il regretta aussitôt ses paroles.
Par chance, l’éclaireur continua sans demander
d’explications.

- 152 -
— Le général Rudolfo est en route pour le palais d’été afin de
parlementer avec Résolu. L’armée errante s’est scindée. La
plupart d’entre nous vont regagner les Neuf Forêts.
« La plupart. » Ces mots tournèrent dans la tête de Neb.
— La plupart ? demanda-t-il.
La voix était désormais en amont.
— Certains d’entre nous restent en arrière. Nous vous
protégerons dans l’ombre pendant que vous accomplissez votre
tâche. Dis au vieil homme que nous souhaiterions lui parler ici,
sur la berge, au lever du soleil.
Neb hocha la tête.
— Je le lui dirai. (Il réfléchit pendant quelques instants.) Il y
avait une femme avec des cheveux roux. Elle faisait partie de la
Maison Li Tam. La semaine dernière, elle a fui le camp de
Sethbert pour gagner le vôtre.
— Elle va bien, dit la voix. Rudolfo les a envoyés dans un
endroit sûr, elle et l’homme de métal, avant la première bataille.
Un mécaserviteur, songea Neb. Un autre survivant de la
catastrophe. Y en avait-il d’autres ? Il était étonné que les
automates aient résisté au sortilège, mais il était heureux qu’une
parcelle de lumière androfrancienne ait survécu. Le monde ne
serait plus jamais comme avant. Quel rôle les mécaserviteurs y
joueraient-ils ?
Et la femme ? Il ne parvenait pas à oublier ses yeux verts et
brillants, ses cheveux cuivrés. Elle était plus grande que lui. Elle
dépassait même Sethbert d’une quinzaine de centimètres.
— Je suis heureux d’apprendre qu’elle va bien.
Un sifflement bas résonna au-dessus du sol calciné.
— Je dois partir, dit l’éclaireur. Fais passer le message au vieil
homme. Demain, au lever du soleil. Dis-lui que c’est de la part de
Grégoric, premier capitaine des éclaireurs tsiganes.
Neb hocha la tête.
— Je n’oublierai pas.
Le silence retomba et un courant d’air presque imperceptible
effleura le sol.
Le ciel était mauve et l’obscurité avançait à grands pas. Le
fleuve était aussi sombre que le champ d’os calcinés qui
s’étendait à perte de vue à l’ouest.

- 153 -
Neb sentit les regards de milliers de morts se poser sur lui. Il
se dépêcha de se laver et courut jusqu’au camp pour parler à son
pape.

- 154 -
Chapitre 12

RÉSOLU

Le pape Résolu Ier avait choisi son nom sans perdre de temps.
Dix jours plus tôt, il n’était encore que l’évêque Oriv, un homme
sans grande importance de l’avis de tous… y compris du sien. Il
avait gravi les échelons de l’ordre pas à pas. Il avait d’abord été
acolyte sur les chantiers de fouilles, puis avait obtenu un poste
de juriste : il recherchait et copiait divers documents se
rapportant à la législation androfrancienne sur les acquisitions
foncières. Au cours des dernières années, il avait gagné les
faveurs du pape Introspect III qui l’avait soudain nommé
évêque. Il avait rapidement été promu archevêque et avait été
chargé de surveiller la gestion des richesses de l’ordre à travers
toutes les Terres Nommées.
Mais cette nouvelle promotion est… Dieux !
Il se leva et tourna le dos aux montagnes de papier qui se
dressaient sur son bureau. Ses savates bruissèrent sur le tapis. Il
s’arrêta devant les portes ouvertes qui menaient au petit balcon
papal de la résidence estivale. Le deuxième été était arrivé et l’air
de la montagne était lourd et chaud. Résolu sortit et contempla
le paysage.
Le balcon faisait face au sud et offrait une vue imprenable sur
le petit village. Résolu distinguait les maisons en pierre aux toits
pointus en bardeaux. Plus loin, les contreforts de L’Épine
Dorsale du Dragon disparaissaient sous des forêts qui
s’étendaient presque à perte de vue. La journée était claire et, à
une centaine de lieues de distance, Résolu aperçut le soleil se
refléter sur la mer des Marais à l’embouchure du Premier
Fleuve.

- 155 -
Dix jours plus tôt, il résidait encore au rez-de-chaussée, dans
les quartiers des membres supérieurs de l’ordre. Le palais d’été
était réservé au pape et à ses proches. L’évêque Oriv en faisait
partie, bien entendu : c’était un ami de longue date et il avait
utilisé sa connaissance de la législation androfrancienne pour
assouplir certaines Alliances de Sang et protéger les intérêts de
l’ordre sur son territoire comme à l’étranger.
Lorsque le neveu du pape avait été impliqué dans un
scandale – une histoire de biens androfranciens vendus pour
une bouchée de pain –, Oriv s’était efforcé de défendre la
lumière en étouffant l’affaire.
Et aujourd’hui, je suis pape.
C’était un mensonge, bien sûr. Il était un virtuose du droit
foncier, mais il était impossible de se spécialiser dans cette
discipline sans maîtriser les autres domaines juridiques et, en
particulier, les règles de succession.
Lorsque Windwir avait été rasée, Oriv savourait un cognac
chaud dans la résidence papale. Cela semblait si loin. Un jour,
des gens poseraient des questions à propos de ce qui s’était passé
au cours de cette journée fatidique.
— Où étiez-vous lorsque vous avez aperçu la colonne de
fumée monter de Windwir ? demanderaient-ils sans relâche.
Ceux qui avaient été assez près pour la voir – la plus grande
partie des habitants des Terres Nommées, si les rapports étaient
exacts – répondraient et les personnes présentes se tairaient
sous le poids des souvenirs et de la tristesse.
Ce jour-là, Oriv avait levé les yeux en entendant l’exclamation
d’un acolyte qui faisait office de domestique. Il avait alors aperçu
la colonne de fumée monter dans le ciel, très loin au sud-est. Il
avait refusé de comprendre. Il devait y avoir d’autres
explications, d’autres villes dans cette direction. Mais des
oiseaux étaient arrivés un jour et demi plus tard et il s’était
résolu à convoquer un conseil du Savoir pour déterminer qui
était le membre présent le plus haut placé. De nouveaux oiseaux
étaient arrivés avant que les archevêques se rassemblent, mais
leurs messages contenaient plus de questions que de réponses.
Le conseil avait cherché lequel de ses membres devait
prendre la tête de l’ordre. Oriv avait regardé ses collègues et

- 156 -
compris que ce serait lui.
Il s’était rendu dans le bureau papal, seul, et avait récupéré la
grosse clé en fer accrochée au mur. Il avait désigné un érudit, un
scientifique et deux membres de la Garde Grise pour
l’accompagner jusqu’aux cellules qui se trouvaient dans les
profondeurs du palais. Ils avaient emprunté l’escalier de pierre
en colimaçon et étaient arrivés devant la crypte.
Oriv l’avait ouverte. Il avait récupéré les lettres de succession
de son ami, Introspect III, et les avait rapportées à l’assemblée.
On avait commencé par le nommer Régisseur du Trône et de
l’Anneau, mais il s’était proclamé pape à titre provisoire en
prenant connaissance des rapports signalant la Désolation de
Windwir. Il fut décidé – de manière tacite – qu’il renoncerait à
sa charge si un des successeurs choisis par Introspect se révélait
être vivant.
Lorsque l’oiseau de Sethbert était arrivé, Oriv avait franchi le
dernier pas et personne ne s’y était opposé bien que ce ne soit
pas régulier. Il avait brûlé les lettres de succession devant tout le
monde et choisi son nouveau nom.
— Je suis décidé à réparer les torts commis et à venger la
lumière soufflée, avait-il déclaré au conseil.
Personne n’avait protesté, bien que cette décision aille à
l’encontre des préceptes de P’Andro Whym. Oriv avait pris le
nom de Résolu Ier et avait aussitôt décrété un Acte de
Bannissement contre les Neuf Maisons Sylvestres et l’homme
que son cousin, le seigneur Sethbert, prévôt des cités-États
entrolusiennes, avait identifié comme étant le responsable de la
Désolation de Windwir.
« Il a utilisé votre propre lumière pour vous détruire, cher
cousin, affirmait le message codé. Un homme de métal a
prononcé les paroles de Xhum Y’Zir et achevé le travail
commencé par le roi-sorcier des siècles plus tôt. »
Résolu n’avait pas été surpris par ces révélations. En théorie,
de nombreux États partageaient des liens de sang avec les Neuf
Maisons Sylvestres, mais beaucoup évitaient de les fréquenter
du fait des anciennes relations entre le peuple de la forêt et le
sorcier Xhum Y’Zir. Malgré les alliances, ce sombre passé n’avait
pas été oublié. Le premier Rudolfo avait fui l’Ancien Monde avec

- 157 -
ses femmes, ses enfants et sa bande de pilleurs du désert pour se
cacher loin au nord. Il s’était enfui avant l’arrivée des chœurs de
la mort du roi-sorcier. Certaines légendes affirmaient même
qu’il avait trahi P’Andro Whym et sa tribu d’érudits scientifiques
après l’assassinat des sept fils de Xhum Y’Zir lors de la nuit de la
Purge. Il avait révélé au roi-sorcier l’endroit où ses ennemis se
trouvaient. Pour le récompenser, Y’Zir lui avait appris qu’un
terrible fléau allait s’abattre et lui avait laissé le temps de fuir
l’Ancien Monde pour gagner le Nouveau.
Les chiens ne font pas des chats, songea Résolu.
Il entendit quelqu’un tousser avec discrétion derrière lui. Il se
retourna.
— Oui ?
Un garde gris – un vieux capitaine qui aurait dû quitter le
service actif depuis des années, mais qu’on avait conservé
comme instructeur – se tenait au centre de la pièce.
— Nous avons reçu de nouveaux rapports, Père.
Les oiseaux arrivaient sans cesse, les uns après les autres,
apportant leurs messages accrochés avec des fils aux couleurs
des traditions des Alliances de Sang. Rouge pour la guerre, vert
pour la paix, blanc pour l’Alliance de Sang, bleu pour une
demande d’information.
— Que se passe-t-il, Grymlis ?
— L’armée errante s’est repliée.
— Elle a battu en retraite ?
Le capitaine fit signe que non.
— Elle s’est volatilisée au cours de la nuit.
Résolu hocha la tête.
— Sethbert nous apprend-il autre chose ?
— Sa concubine s’est réfugiée dans le camp tsigane. Vlad Li
Tam a approuvé ce rapprochement.
Voilà qui était surprenant… et déconcertant. Après la
destruction de Windwir, la Maison Li Tam détenait la plus
grande partie de la richesse de l’ordre. Vlad Li Tam avait
peut-être approuvé cette union avant d’apprendre qu’un Acte de
Bannissement frappait les Neuf Maisons Sylvestres.
— Bien, dit Résolu. Auriez-vous l’obligeance de demander au
responsable des oiseaux de venir me voir ?

- 158 -
En règle générale, il chargeait son secrétaire d’accomplir ces
commissions, mais tout le monde était occupé. Il fallait
inventorier les biens conservés au palais d’été et travailler jour et
nuit pour rassembler des provisions en prévision de l’arrivée des
survivants de l’ordre.
Le capitaine hocha la tête.
— Je m’en occupe.
Le pape retourna s’asseoir à son bureau, tira un bout de
papier et plongea une plume dans l’encrier.
Il avait terminé son message lorsque le responsable des
oiseaux arriva avec l’animal le plus rapide et le plus puissant de
sa volière. Résolu tira un fil gris de son écharpe de deuil et le
tendit avec la missive.
— Pour la Maison Li Tam, se contenta-t-il de dire.
Lorsque l’homme partit, le pape regagna le balcon et attendit.
Le faucon s’envola et s’éloigna en battant des ailes. Résolu sentit
ses mâchoires se contracter.
Je suis le pape, songea-t-il.
Il secoua la tête, rentra et ferma les portes-fenêtres pour se
protéger du soleil de l’après-midi.

RUDOLFO

Les chasseurs des Marais attaquèrent par surprise et


frappèrent avec rapidité. Des tirs de fronde abattirent un garde
et deux Androfranciens avant que les éclaireurs de Rudolfo aient
le temps d’intervenir.
Une pierre frôla le crâne du roi tsigane. Rudolfo dégaina son
arme et lâcha un sifflement aigu. Deux hommes de sa
demi-escouade roulèrent à terre en tirant des poches de sous
leur tunique. Le rite de la poudre ne prit que quelques instants.
Rudolfo vit les deux guerriers se lécher les doigts et disparaître
en se fondant dans la pénombre du soir. Il entendit le
bruissement de l’acier contre le cuir et guida sa monture vers les
hommes des Marais. Il brandit son épée et la fit tournoyer
au-dessus de sa tête.
— Mettez-vous à couvert ! cria-t-il en direction de la caravane

- 159 -
tandis qu’il passait à proximité au grand galop.
Les Androfranciens soignaient déjà les blessés, mais il était
clair que l’un d’eux ne survivrait pas longtemps. Rudolfo
enregistra la scène en une fraction de seconde, puis suivit ses
hommes qui chargeaient l’ennemi.
Le roi tsigane était entouré de deux éclaireurs magifiés et de
trois autres à cheval, mais combien de chasseurs allaient-ils
affronter ?
La nuit n’était pas encore tombée et il était étonnant que les
hommes des Marais aient lancé leur attaque si tôt. En règle
générale, ils attendaient l’obscurité complète pour agir. Rudolfo
entendit un cri et des bruits de bataille devant lui. Il éperonna sa
monture. Les ennemis s’étaient déjà dispersés pour former un
semblant de front. Ils étaient vêtus d’uniformes infects qui
devaient pourtant être les plus récents du royaume. Rudolfo
siffla trois extraits du quarantième hymne de l’armée errante et
lança son cheval à droite tandis que ses éclaireurs partaient à
gauche. Dans la pénombre, protégés par les poudres que la
femme du fleuve avait préparées à partir de racines et d’herbes,
les deux éclaireurs magifiés se glissèrent derrière l’ennemi en
évitant tout contact. Ils attendirent que Rudolfo siffle le chœur
entraînant de l’hymne.
Rudolfo n’avait pas affronté de guerriers des Marais depuis
des années. Parfois, pour répondre aux exigences des Alliances
de Sang, il avait lancé une attaque en guise de représailles. Le roi
des Marais régnait sur une cour violente. Il lui arrivait d’envoyer
des guerriers au-delà des frontières de son royaume sur un
simple coup de tête. Ces unités attaquaient un petit village ou
une maison isolée, elles enterraient les victimes et regagnaient
leurs marécages au pied de L’Épine Dorsale du Dragon.
Jakob avait affronté le roi des Marais en personne lorsque le
monarque loqueteux s’était aventuré sur les terres des Neuf
Maisons Sylvestres. Il l’avait fait prisonnier et l’avait conduit
enchaîné à la rue des Bourreaux pour lui montrer le travail des
Praticiens de la Torture Repentante. Rudolfo était encore un
jeune garçon – cela se passait avant qu’il aille à Windwir pour
assister aux funérailles du pape empoisonné –, mais Jakob avait
accepté qu’il l’accompagne. Il avait cependant veillé à ce que son

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fils reste à bonne distance du monarque crasseux malgré la
présence de nombreux éclaireurs. Après une heure passée sur le
balcon des spectateurs, il avait ordonné qu’on ramène le roi des
Marais sur les berges du Deuxième Fleuve et qu’on le relâche.
Jakob s’était accroupi pour regarder son fils dans les yeux.
— N’oublie jamais le pouvoir de la miséricorde, lui avait-il
dit. (Il s’était alors interrompu, l’air songeur.) Mais ne t’y fie pas
trop non plus.
Rudolfo hocha la tête en se rappelant les paroles que son père
avait prononcées tant d’années auparavant. Il baissa son épée, la
lame pointée sur le côté, tandis qu’il dirigeait sa monture vers un
guerrier des Marais.
Il siffla un nouvel extrait de l’hymne et chargea. Les hommes
des Marais employaient peu de magikes. Leur peuple était
apparu pendant l’ère de folie qui avait suivi la création des
Terres Nommées et ils se méfiaient de ces choses. Ils n’étaient
jamais parvenus à se débarrasser du manteau de démence que
Xhum Y’Zir avait placé sur les épaules de leurs ancêtres. Tandis
que l’étalon de Rudolfo se cabrait et abattait ses sabots sur le
crâne du guerrier, l’épée du roi tsigane fila comme la langue d’un
serpent et transperça une tunique en cuir pourri pour se ficher
dans un bras.
Les éclaireurs magifiés passèrent à l’attaque et Rudolfo les
écouta danser le long de la ligne ennemie en faisant siffler leurs
longs poignards incurvés. Une lame glissa sur la cuisse du roi
tsigane tandis qu’il pivotait sur sa selle. Son cheval hennit et
s’élança en écrasant le guerrier que son cavalier avait blessé.
Rudolfo fit tourner sa monture et l’éperonna après avoir donné
un coup d’épée.
Il regarda autour de lui et s’aperçut que ses hommes se
débrouillaient aussi bien que lui. Ils se battaient sans un bruit.
Les guerriers des Marais hurlèrent, grognèrent et se
rassemblèrent en s’apostrophant dans leur dialecte fébrile. Ils
étaient trois fois plus nombreux que les éclaireurs tsiganes, mais
ils étaient à pied et ils ne s’étaient pas attendus à affronter des
adversaires si redoutables.
Ils furent balayés en moins de cinq minutes. Lorsque la
bataille se termina, deux éclaireurs magifiés tenaient le chef

- 161 -
ennemi chacun par un bras. Ils le laissèrent regarder leurs
camarades achever ses hommes blessés les uns après les autres.
Le garde androfrancien approcha quand il constata qu’il n’y
avait plus de danger. Le grand érudit Cyril le suivit à distance
respectable. Rudolfo abandonna ses hommes pour se diriger
vers eux.
— Comment vont les blessés ? demanda-t-il. Il va falloir nous
remettre en route dès que nous en aurons terminé ici.
— Nous avons perdu frère Simon, déclara Cyril. Une pierre l’a
frappé à la gorge. Les autres s’en tireront.
Rudolfo hocha la tête.
— Nous avons besoin de pelles. (Le grand érudit le regarda
d’un air perplexe.) Vous êtes des Androfranciens, vous avez
sûrement des pelles.
Cyril acquiesça.
— Je vais demander qu’on vous les porte. Avez-vous besoin
de bras ?
Rudolfo secoua la tête.
— Nous les enterrerons nous-mêmes.
Le roi tsigane descendit de cheval et rejoignit ses hommes. Ils
se mirent aussitôt au travail et creusèrent une grande fosse
carrée dans le sol mou. Les deux éclaireurs magifiés tenaient
toujours le chef qui regardait Rudolfo et ses soldats en plissant
les yeux.
Les éclaireurs poussèrent les corps dans l’excavation et
entreprirent de les enterrer. Rudolfo approcha du survivant et
s’arrêta devant lui. Il le regarda en silence pendant une minute.
Le guerrier était beaucoup plus grand que lui. Sa barbe et ses
cheveux nattés étaient enchevêtrés ainsi qu’il seyait à quelqu’un
de son rang. Il portait un pantalon en coton taché et déchiré, une
tunique en cuir ; du daim, probablement, mais il était difficile
d’en être sûr, car elle était craquelée et couverte de boue. Ses
bottes basses étaient plus récentes que le reste de sa tenue – il
les avait sans doute volées depuis peu, songea Rudolfo.
Le roi tsigane fit signe aux éclaireurs magifiés de le lâcher.
— Est-ce que vous parlez cette langue ? demanda-t-il.
L’homme le contempla avec des yeux vides. Rudolfo passa à
un langage non verbal.

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— Mais tu connais celle-ci, n’est-ce pas ? dit-il en employant
les anciens signes de mains de la funeste Maison de Xhum Y’Zir.
Le guerrier écarquilla les yeux et cette réaction suffit à
Rudolfo.
— Va dire à ton roi que le fils de Jakob a enterré ses morts.
(Il attendit et l’homme finit par hocher la tête.) Dis-lui que, quoi
qu’il ait pu entendre, les Androfranciens sont sous la protection
de Rudolfo en vertu des Alliances de Sang.
L’homme hocha la tête une fois de plus.
Rudolfo regarda la prairie déserte plongée dans la pénombre.
Il fit de nouveaux signes, mais dans le langage des éclaireurs. Ses
hommes se replièrent et il tourna le dos au prisonnier pour
monter en selle. Lorsqu’il regarda dans sa direction, le guerrier
des Marais s’enfuyait à toutes jambes vers l’est. Une pleine lune
vert et bleu se levait avec lenteur dans un ciel d’encre.

JIN LI TAM

La demi-escouade retrouva Jin Li Tam et Isaak près de la


grande porte cintrée du septième manoir. Son chef, un petit
homme avec une longue moustache et une barbe soignée, fit un
pas en avant.
— Dame Li Tam, dit-il, j’ai reçu l’ordre de vous demander de
rester ici.
La jeune femme haussa un sourcil.
— Et si tel n’est pas mon bon plaisir ?
Elle était vêtue d’un pantalon bouffant, d’une chemise ample
et de hautes bottes de cavalier en cuir de biche. Un couteau était
dissimulé sous ses habits, mais elle n’avait pas d’autres armes.
Isaak se tenait à côté d’elle et portait son sac. Jin Li Tam ne
pensait pas que les soldats de Rudolfo emploieraient la force
pour l’empêcher de quitter le manoir.
— Nous ne vous retiendrons pas contre votre gré, mais nous
ne laisserons pas partir l’homme de métal.
Isaak avança. Il portait une robe propre dont il avait relevé le
capuchon en sortant. Il cligna des paupières et ses yeux
éclairèrent son visage plongé dans l’ombre.

- 163 -
— Vous ne pouvez pas me retenir. Je suis la propriété de
l’ordre androfrancien et je dois obéir aux injonctions de mon
pape. Je n’ai pas d’autre choix. (Il se tourna vers Jin Li Tam.)
Vous n’êtes pas soumise à de tels impératifs. Je pense que vous
seriez plus en sécurité ici.
La jeune femme en était persuadée.
« Restez avec Isaak », avait écrit Rudolfo.
L’automate se redressa. Il dominait les éclaireurs. Il était
encore plus grand que Jin Li Tam. Il avança en traînant sa jambe
abîmée.
Les soldats s’interposèrent, mais il ne s’arrêta pas. Lorsque
leurs mains l’agrippèrent, il continua et leur fit perdre
l’équilibre.
— S’il vous plaît. N’insistez pas. Je ne souhaite pas vous faire
de mal, dit-il sans cesser de marcher.
Jin Li Tam le regarda traverser la cour pavée en claudiquant
pour se diriger vers les portes du manoir. Il avançait avec
lenteur, mais elle aurait été surprise de le voir courir. Le devoir
d’obéissance était gravé dans ses registres, mais il était capable
de maîtriser son allure. Elle était persuadée qu’il pouvait
marcher nuit et jour sans effort pour atteindre sa lointaine
destination, en suivant sans doute une trajectoire rectiligne en
direction du nord-ouest. La jeune femme observa les éclaireurs
qui s’étaient tournés vers leur chef en attendant des ordres.
— Je ne sais pas qui est vraiment Isaak, dit Jin Li Tam, mais
c’est une machine conçue pour servir les Androfranciens. Vous
ne l’arrêterez pas. Ses registres lui imposent l’obéissance.
L’officier hocha la tête.
— On m’a informé que cela risquait de se passer ainsi. Mais il
fallait essayer. (Il soupira et regarda ses hommes.) Nous vous
avons préparé un cheval, dame Li Tam.
Jin Li Tam lui sourit.
— Je constate que les éclaireurs de Rudolfo sont aussi
intelligents que redoutables.
L’homme s’inclina légèrement.
— Nous nous efforçons de ressembler à notre seigneur.
Elle lui rendit son salut en prenant soin de se pencher un peu
moins que lui, ainsi que l’exigeait son rang.

- 164 -
— Pouvons-nous partir ?
Ils rattrapèrent l’automate aux portes de la ville, dix minutes
plus tard. Isaak marchait avec lenteur, clopinant sur la route
comme si chaque pas l’emmenait vers une destination qu’il ne
souhaitait pas atteindre. Il s’arrêta et se retourna en entendant
les cavaliers approcher. Il regarda Jin Li Tam, puis le chef de
l’unité d’éclaireurs.
— Si cela ne vous dérange pas, dit l’officier, nous allons vous
accompagner.
Les soldats prirent la tête du groupe et Jin Li Tam calqua son
allure sur celle d’Isaak. L’air était chargé de senteurs végétales et
d’odeur de pain frais. La jeune femme songea que, ce soir-là, ce
serait pleine lune.
— À votre avis, que va-t-on faire de vous ? demanda-t-elle à
voix basse.
Isaak la regarda, mais ne répondit pas. Jin Li Tam comprit
que ce n’était pas de bon augure.

PÉTRONUS

Pétronus attendait sur la berge tandis que le ciel gris sombre


s’éclaircissait à l’approche du matin. Il était heureux que le
garçon ait parlé, mais son message l’avait intrigué. Il avait
demandé à Neb de ne rien dire aux autres. Lorsque sa vessie
l’avait réveillé pour l’avertir que l’aube était proche, le vieil
homme s’était levé et avait longé la berge d’un pas traînant.
La lune était basse. Tandis qu’il urinait dans le fleuve,
Pétronus avait observé le globe bleu-vert et il s’était interrogé
sur le pouvoir des Jeunes Dieux. Dans les temps très anciens, le
satellite n’était qu’une boule grise et désolée, mais les légendes
racontaient que les Jeunes Dieux y avaient fait apparaître de
l’eau, de la terre arable et de l’air pour le transformer en paradis.
Pétronus avait même lu un fragment des Cent Histoires de Felip
Carnelyin. Celui-ci affirmait qu’il s’y était rendu et qu’il y avait
vu quantité de merveilles, y compris la tour du Sorcier de la
Lune : un bâtiment qu’on pouvait apercevoir à l’œil nu depuis la
Terre lorsque la nuit était très claire. Le fragment de parchemin

- 165 -
relatant les exploits de Felip Carnelyin avait désormais disparu.
Il avait brûlé lors de la destruction de la Grande Bibliothèque.
Pétronus soupira et laissa retomber sa robe. Il tourna le dos à
l’astre et au fleuve pour observer le champ de cendres et d’os
calcinés que les rayons de lune paraient de sombres reflets.
— Quand êtes-vous arrivé ? demanda-t-il.
Quelqu’un gloussa.
— Je suis ici depuis un moment. Je ne voulais pas
interrompre votre besoin naturel.
Pétronus renifla avec mépris.
— Je ne vous ai pas éclaboussé ?
Il sentit un souffle à peine perceptible.
— Non.
Il distingua une silhouette moirée dans la faible lumière de la
lune couchante. Elle était si proche qu’il aurait pu la toucher en
tendant le bras.
— Vous êtes donc le premier capitaine de Rudolfo ?
— Oui. Je suis Grégoric. (Pétronus observa le fantôme se
déplacer comme un chat.) Et qui pouvez-vous bien être ?
Pétronus approcha d’un gros rocher et s’assit dessus.
— Je m’appelle Pétros, répondit-il au bout d’un certain
temps. Je viens de la baie de Caldus.
— Vous ressemblez en effet à un pêcheur.
— C’est mon métier depuis toujours, dit Pétronus en hochant
la tête.
L’éclaireur gloussa de nouveau.
— J’en doute. Je pense que vous avez fait autre chose au
cours de votre vie. Je suis prêt à le parier, même si ce n’est
qu’une intuition.
Ce fut au tour de Pétronus de glousser.
— Je crois que vous sous-estimez les pêcheurs.
La silhouette s’accroupit et se pencha en avant.
— Un de mes hommes était à Kendrick. Il vous a entendu
parler à la foule. Il vous a écouté convaincre les gens de venir ici
pour enterrer les corps. Je vous ai observé pendant que vous
installiez votre camp et que vous creusiez des tombes. J’ai vu
avec quelle habileté vous contourniez la loi tout en la respectant
à la lettre. Je pense que vous avez occupé des fonctions

- 166 -
politiques et militaires.
Pétronus inclina la tête.
— Je crois que la pêche demande un certain sens politique et
militaire. Enfin bref.
— Enfin bref. Je suppose qu’il est inutile de vous dire que
Sethbert ne vous laissera pas interpréter la loi à votre guise.
Pétronus sourit.
— Pour le moment, il n’est pas venu nous ennuyer.
Il savait pourtant que l’éclaireur avait raison. Jusqu’ici, ils
avaient eu de la chance. Des cavaliers s’étaient approchés assez
près pour voir qu’ils maniaient des pelles, puis ils avaient fait
demi-tour et étaient partis vers le sud au triple galop. Mais ils ne
tarderaient pas à venir leur poser des questions et peut-être
même à les chasser… Enfin, ils essaieraient.
— Je sais que vous avez bénéficié de certaines protections, dit
Grégoric.
Le lieutenant, songea Pétronus.
— Notre travail est juste. Je crois que de nombreuses
personnes sont prêtes à soutenir notre initiative.
La voix de Grégoric trahit sa lassitude.
— Certes. Il est impensable de laisser les os des victimes de
Windwir blanchir au soleil.
Pétronus se massa les tempes. Son sommeil était hanté par
des cris et des flammes, mais il ignorait si ces scènes de
cauchemar évoquaient Windwir ou le village des Marais dont il
avait jadis ordonné la destruction. Quoi qu’il en soit, il dormait
mal et de moins en moins.
— M’avez-vous appelé pour m’apprendre ce que je sais déjà ?
demanda-t-il. Pour me dire que le prévôt est fou et qu’il ne
tardera pas à nous rendre visite ?
L’ombre se leva et recula.
— Non. Je suis venu vous dire autre chose. Je pense que vous
êtes bien plus important que vous voulez le faire croire. Je pense
que vous êtes un homme qui a besoin de savoir ce qui s’est passé.
(Il s’interrompit et se déplaça de nouveau.) Sethbert s’est servi
d’un mécaserviteur pour détruire Windwir. Il a soudoyé un
Androfrancien qui s’occupait des registres mémoires. Il lui a
ordonné d’en écrire un pour qu’un automate récite les Sept

- 167 -
Morts Cacophoniques de Xhum Y’Zir sur la grand-place de la
cité.
Pétronus frissonna. Pendant une seconde, son cœur cessa de
battre et sa peau devint glacée.
— Je me demandais ce qui avait pu provoquer la chute de
Windwir, dit-il enfin. (Il s’interrompit : cet éclaireur tsigane
était-il digne de confiance ?) J’ai d’abord pensé que ces maudits
imbéciles étaient responsables de leur propre destruction. Je me
suis dit qu’ils avaient trouvé un moyen de raser la ville et eux
avec. (Il ramassa une pierre, la soupesa et la jeta dans le fleuve.)
Je n’étais pas loin de la vérité.
— En effet, dit Grégoric.
Pétronus se leva.
— Pourquoi m’avez-vous raconté tout cela ?
— J’estime que vous devez savoir à qui vous avez affaire.
Vous êtes au courant du décret pris par le nouveau pape, car
vous avez pris soin de ne pas franchir les limites de la ville. (Il
attendit un moment.) Les accusations lancées contre le seigneur
Rudolfo sont un tissu de mensonges. Sethbert a détruit l’ordre
avec les armes des Androfranciens.
Pétronus haussa les sourcils, mais demeura silencieux.
Le silence devint lourd et Grégoric reprit la parole.
— Nous avons trouvé l’homme de métal dont Sethbert s’est
servi. Le seigneur Rudolfo l’a envoyé dans le royaume des Neuf
Maisons Sylvestres avec l’ancienne concubine de Sethbert, Jin Li
Tam de la Maison Li Tam.
Pétronus sentit une nouvelle vague glacée le submerger. Il se
souvint du mécaserviteur qu’un jeune acolyte lui avait présenté
des années auparavant. Ils l’avaient gardé. Ils en avaient même
construit d’autres et ils avaient continué à étudier ce maudit
sortilège.
Et, en fin de compte, ils avaient provoqué leur propre
destruction.
— Je leur avais conseillé de le brûler, dit-il à voix basse.
— De brûler quoi ? demanda Grégoric.
Pétronus ne répondit pas. Il se tourna vers le camp. Le ciel
s’éclaircissait et il aperçut les tentes blotties les unes contre les
autres entre les anciens quais et l’ancienne muraille de la plus

- 168 -
grande cité des Terres Nommées.
— Si Sethbert a été capable de faire cela, il n’hésitera pas à
s’en prendre à une bande de gêneurs, dit Grégoric. Nous vous
surveillerons, mais sachez que nous ne sommes pas très
nombreux. Le seigneur Rudolfo a ordonné que l’armée errante
se replie vers l’est. Lui-même est en chemin vers la résidence
d’été des papes pour s’entretenir avec Résolu Ier.
Pétronus hocha la tête.
— Votre aide nous sera précieuse. Nous avons encore
beaucoup de travail.
Il s’éloigna en direction du camp et se rendit soudain compte
qu’il était épuisé. La fatigue alourdissait le moindre de ses
muscles, il traînait les pieds et il avait du mal à garder la tête
droite.
Grégoric siffla doucement et interpella Pétronus.
— Pourquoi faites-vous cela, vieil homme ?
Pétronus s’arrêta et se tourna.
— Nous devons tous régler nos dettes, un jour ou l’autre.
Il jeta un coup d’œil à la lune bleu-vert qui disparaissait
presque derrière l’horizon. Il se demanda ce que les Jeunes
Dieux pensaient de leurs enfants indisciplinés.

- 169 -
Chapitre 13

RUDOLFO

Les portes du palais d’été des papes étaient fermées et sous


haute surveillance lorsque Rudolfo et la caravane approchèrent.
Les voyageurs distinguaient depuis plusieurs heures les vieux
bâtiments de pierre adossés à L’Épine Dorsale du Dragon, mais
il était déjà midi quand ils aperçurent enfin les silhouettes grises
postées à l’entrée de la résidence papale.
Le reste du voyage s’était déroulé sans incident et, le long du
chemin, plusieurs Androfranciens répondant à la convocation
du pape s’étaient joints à la caravane. Le premier groupe
rencontré était une modeste expédition dont la mission
consistait à retrouver des documents. Ses membres attendaient
l’arrivée de la Garde Grise au poste du Grand Voyageur, aux
frontières du Désert Bouillonnant, afin qu’elle les escorte jusqu’à
Windwir. Rudolfo les avait observés à distance respectueuse : ils
étaient silencieux et se tenaient à l’écart les uns des autres, mais
aucun ne s’éloignait du petit coffre posé entre eux. Ils portaient
des robes bleu foncé, une couleur inhabituelle qui les distinguait
des autres Androfranciens.
Ils avaient ensuite été rejoints par une poignée de
Whymèriens – dont un médico et un ingénieur mécanicien – qui
conduisaient un chariot chargé de livres.
Rudolfo secoua la tête. Il songea que Résolu avait commis
une erreur en ordonnant le retour des membres et des
possessions de l’ordre au palais d’été, mais d’autres personnes
estimaient sans doute qu’il s’agissait d’une sage décision. Le roi
tsigane comprenait le raisonnement du pape. La Désolation de
Windwir avait porté un coup mortel aux Androfranciens. La

- 170 -
lumière s’était éteinte et il était tentant de se blottir dans un coin
en essayant de rassembler ce qui avait survécu à la catastrophe.
Il aurait été plus logique de s’égailler dans toutes les
directions, de disparaître et d’attendre le retour du soleil,
songea Rudolfo. Comme l’avait fait l’armée errante.
À cette heure, ses hommes avaient dû regagner le royaume
des Neuf Maisons Sylvestres. Ils devaient se préparer à défendre
les prairies contre les armées qui marchaient vers Windwir pour
soutenir Sethbert.
Au cours du voyage, deux oiseaux étaient parvenus jusqu’à
lui. Le premier lui avait apporté un message d’encouragement de
Vlad Li Tam. Le seigneur banquier et constructeur naval l’avait
assuré de son soutien et l’avait informé que son armada de fer
bloquait les ports des grandes cités de pierre blanche
entrolusiennes. Rudolfo savait cependant que, malgré cette
alliance et cette déclaration de bonnes intentions, il était bien
seul face à la coalition de ses adversaires. Et Vlad Li Tam
n’allait-il pas changer d’avis pour obéir au décret du nouveau
pape ?
Rudolfo avait pourtant éprouvé une bouffée de soulagement
en découvrant qu’il n’avait pas été abandonné de tous.
Le second message, en revanche, l’avait inquiété. Il ne s’était
pas attendu que ses ordres supplantent ceux d’un pape, mais il
avait espéré qu’Isaak et Jin Li Tam resteraient dans son
royaume où ils étaient à peu près en sécurité. Son humeur
s’assombrit un peu plus en apprenant qu’ils faisaient route vers
la résidence d’été.
Quand les voyageurs de la caravane furent assez proches
pour distinguer les portes du domaine et les gardes pontificaux,
Rudolfo ordonna à ses éclaireurs de faire halte. Cyril lui fit signe
d’approcher.
Le grand érudit lui tendit la main et le roi tsigane la serra
avec fermeté.
— Vous nous avez escortés jusqu’à notre arrivée à bon port,
dit le vieil homme. Soyez assuré de ma gratitude.
Rudolfo se força à sourire.
— Je suis heureux d’avoir pu vous aider.
— J’espère que j’aurai l’occasion de vous rendre la pareille,

- 171 -
dit le grand érudit. Je pense que cela arrivera un jour ou l’autre.
Rudolfo hocha la tête.
— Est-ce que vous connaissez le nouveau pape, Résolu Ier ?
Cyril regarda à droite et à gauche pour s’assurer que
personne ne les écoutait.
— Il était archevêque depuis peu. C’était un proche
d’Introspect. Il travaillait aux services des acquisitions et de la
juridiction foncière. Il me semble qu’il est parent avec le prévôt
des cités-États entrolusiennes.
Dans la tête de Rudolfo, une clé tourna dans une serrure et
une porte s’ouvrit.
Intéressant, songea-t-il. Cet archevêque échappe à la
Désolation de Windwir et devient pape après l’attaque de
Sethbert.
Il caressa sa barbe et hocha la tête avec lenteur.
— Je vois.
— Je suis certain qu’il se montrera juste avec vous.
Rudolfo examina le visage du vieil homme. Il avait des cernes
sombres sous les yeux et une barbe grise d’une semaine lui
mangeait les joues et le menton.
— Espérons-le, dit le roi tsigane.
Il regarda les portes du domaine au-delà des bâtiments de
pierre du village qui entouraient les murailles. Les gardes les
surveillaient, mais ils ne vinrent pas à leur rencontre pour
s’enquérir de leur identité.
Cyril se dandina, mal à l’aise.
— J’ignore ce qui s’est passé à Windwir, dit-il. Je ne suis pas
sûr que quelqu’un le sache vraiment. Mais je pense que cette
catastrophe est liée aux enfants de P’Andro Whym plutôt qu’aux
Maisons des Terres Nommées. Nous avons joué trop longtemps
avec le feu des anciens. Je ne serais pas surpris d’apprendre que
nous sommes responsables de ce désastre.
Rudolfo hocha la tête, mais resta silencieux. Il était parfois
dangereux de révéler la vérité.
Le monde saura bien assez tôt ce qui s’est passé, songea-t-il.
Il fit faire demi-tour à son cheval et rejoignit ses hommes. Il
leur donna des ordres en langage des signes sans mettre pied à
terre. Les éclaireurs baissèrent leurs yeux chargés de colère,

- 172 -
mais Rudolfo savait qu’ils obéiraient. Si Grégoric avait été là, les
choses se seraient peut-être passées différemment. Son vieil ami
le connaissait assez bien pour voir au-delà des apparences et
pour remarquer certains détails. Aurait-il deviné ses véritables
intentions et, le cas échéant, n’aurait-il pas refusé d’obéir ?
Mais Grégoric était à quatre cents lieues de là. Il surveillait
un étrange vieillard et sa troupe de fossoyeurs.
Les éclaireurs tsiganes tournèrent le dos à la résidence d’été
des papes et s’éloignèrent sur la route. Rudolfo épousseta ses
vêtements, redressa son turban et conduisit sa monture aux
portes du domaine papal.
— Je suis le seigneur Rudolfo des Neuf Maisons Sylvestres,
dit-il à un capitaine de la Vieille Garde Grise. Je souhaite
m’entretenir avec votre pape, Résolu Ier, roi de Windwir en exil
et saint prophète de l’ordre androfrancien.
On apporta des entraves de poignets et de chevilles en fer.
Rudolfo sourit et tendit les mains.

SETHBERT

Le seigneur Sethbert, prévôt des cités-États entrolusiennes,


prenait son petit déjeuner au soleil de la fin de matinée. Il piqua
une asperge macérée dans du vinaigre avec une petite fourchette
en or et la porta à sa bouche.
Le général Lysias se tenait devant lui et Sethbert ne l’avait
pas invité à s’asseoir – une décision calculée.
— Alors, Lysias ? demanda-t-il sans attendre d’avoir avalé.
Quelles nouvelles, aujourd’hui ?
Sethbert dévora l’asperge et but une gorgée de café glacé –
refroidi dans le fleuve, trois lieues à l’ouest, et rapporté par
messager spécial lorsque le prévôt en faisait la demande. Le
général semblait – enfin – reposé, mais cette vieille baderne
n’avait pas eu grand-chose à faire ces derniers temps. L’armée
errante s’était volatilisée quatre jours plus tôt. La nuit était
tombée sur son campement de tentes et, au petit matin, elles
avaient toutes disparu. Lysias avait envoyé des éclaireurs en
reconnaissance, mais aucun n’était rentré. On avait découvert

- 173 -
leurs corps cachés dans les broussailles le lendemain matin.
— La nuit dernière, une patrouille a constaté que des
éclaireurs tsiganes se trouvaient encore dans la région, déclara
Lysias. Ils sont bons, mais pas assez pour effacer toutes leurs
traces. Quoi qu’il en soit, ils ne sont pas très nombreux.
Sethbert sourit et choisit une fourchette plus grande afin de
piquer une grosse tranche de bœuf et la porter à sa bouche. Il en
déchira un bout avec les dents et mâcha avant de reprendre la
parole.
— Rudolfo est un fin renard. Il a l’intention de garder l’œil
sur moi.
— C’est ce que je pense. Mais les éclaireurs restent à
proximité de la ville. Ce qui m’amène à un autre sujet.
Sethbert fronça les sourcils.
— Oui ?
— Nous devons régler le problème des intrus.
Sethbert éclata de rire et postillonna des petits bouts de
viande sur la table.
— Ils continuent à creuser leurs tombes ?
Lysias hocha la tête.
— Ils ne violent pas l’Exercice de Sainteté… Enfin, pas
encore.
Sethbert acquiesça.
— Un autre fin renard. Que sais-tu de ce Pétros ?
Lysias haussa les épaules.
— Pas grand-chose. Après être parti avec le garçon, il est allé
à Kendrick et il a rassemblé les habitants de la ville. La plupart
de ceux qui l’ont accompagné sont des réfugiés et des marchands
qui devaient se rendre à Windwir.
Sethbert secoua la tête.
— Et il a l’intention d’enterrer tous les corps ?
— Autant que possible, seigneur. Les éclaireurs du Sud et de
l’Ouest rapportent que la rumeur se répand et que de plus en
plus de volontaires viennent le rejoindre.
Le soleil s’était déplacé et le visage du général était désormais
dans l’ombre, mais, pendant un bref instant, Sethbert crut y lire
de l’admiration.
— Je devrais lui parler, dit le prévôt.

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— Je ne suis pas certain que ce soit prudent, seigneur.
— Ce n’est peut-être pas prudent, mais ce serait bon pour
mon image. On a placé Windwir sous ma tutelle.
Cette ironie le ravissait. Que dirait son Oriv s’il apprenait la
vérité, ou s’il découvrait les machinations qui l’avaient protégé
de la Désolation de Windwir ? Sethbert avait versé une petite
fortune pour s’assurer que son cousin était à l’abri avant de
secouer la cage céleste et de provoquer la colère des dieux.
— Si vous le souhaitez, dit Lysias, nous pouvons nous mettre
en route cet après-midi.
Sethbert hocha la tête.
— Ce serait une bonne idée, général. (Il but une gorgée de
café glacé.) Il y a autre chose ?
Lysias eut l’air mal à l’aise.
— Des bruits se répandent parmi les hommes à propos de
votre… (il chercha ses mots)… implication dans la Désolation de
Windwir. (Il fit une pause.) Pour le moment, ce ne sont que de
vagues rumeurs occasionnées par des bribes de conversations
des officiers. Vous devez vous montrer plus prudent lorsque
vous vous targuez de vos exploits.
Sethbert éclata de rire.
— Et pourquoi donc ? Rassemblez tous les hommes et je me
ferai une joie de leur raconter la vérité. C’est vous qui pensez
qu’il faut se montrer discret. Je n’ai rien dit pour vous faire
plaisir, général, comme toujours.
Lysias était un conformiste et le contrôle de l’information
faisait partie de sa stratégie. C’était un vétéran redoutable, mais
marqué par son éducation à l’Académie et prisonnier de règles
désormais obsolètes.
Grâce à moi, songea Sethbert avec un sourire. J’ai changé le
monde.
Le général grinça des dents.
— Je pensais que vous aviez compris que la discrétion était
importante, seigneur Sethbert.
Sethbert fit un geste désinvolte.
— Les rumeurs sont sans importance. Laissez-moi vous en
apporter la preuve. (Il frappa dans ses mains, et un domestique
entra.) Comment t’appelles-tu ?

- 175 -
Le serviteur s’inclina.
— Geryt, seigneur.
— Geryt, crois-tu que j’aie détruit Windwir en me servant
d’un jouet en métal androfrancien ?
Le regard de l’homme passa de Sethbert au général. Il ne
savait quoi répondre.
— Alors ? demanda le prévôt.
Le domestique parla enfin. Il était pâle comme un fantôme.
— Des rumeurs l’affirment, seigneur Sethbert. Et je vous ai
entendu dire des choses qui pourraient le laisser penser.
— Oui, dit Sethbert avec lenteur. (Il se pencha en avant.)
Mais est-ce que tu y crois ?
Le malheureux leva les yeux et croisa ceux du prévôt.
— Je ne sais pas ce qu’il faut croire, seigneur Sethbert.
Sethbert sourit et se laissa aller contre le dossier de son siège.
Il donna congé au domestique d’un geste de la main.
— Voilà où je voulais en venir, général Lysias. Personne ne
sait ce qu’il faut croire. Quelqu’un pensera que Sethbert dit la
vérité, un autre affirmera qu’il faut être fou pour croire qu’un
homme seul a détruit une cité entière. (Son sourire s’élargit.) Et
certains croiront même que tout est la faute de ce maudit roi
tsigane.
Lysias hocha la tête, mais son regard apprit à Sethbert qu’il
n’était pas convaincu. C’était sans importance. Le vieux général
avait sans doute raison, mais le prévôt ne pouvait pas le lui dire.
Sethbert avait été un peu trop démonstratif lorsque ses plans
s’étaient concrétisés. La colonne de fumée, la cité en ruine et
même le visage désespéré du garçon androfrancien s’étaient
révélés des alcools puissants qui l’avaient enivré d’un sentiment
de réussite.
Après tout, songea-t-il, qui ne serait pas un peu étourdi
après avoir sauvé le monde ?

JIN LI TAM

Jin Li Tam était assise devant sa petite tente en compagnie


d’Isaak. Elle mangeait sans faim le riz à la vapeur et les légumes

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secs contenus dans son bol et écoutait les éclaireurs parler à voix
basse.
Pour le moment, ils n’avaient rencontré que de rares groupes
d’Androfranciens allant vers le nord. Ils avaient évité les routes
et la jeune femme était heureuse qu’Isaak ne s’y soit pas opposé.
Pendant un moment elle avait craint qu’il se joigne aux pèlerins.
Il ne l’avait pas fait.
Elle avait également eu peur que le mécaserviteur refuse
d’attendre les éclaireurs qui devaient s’arrêter pour dormir et
pour manger.
Il avait accepté les haltes sans protester.
— Vous n’avez pas envie de retourner chez les
Androfranciens, lui dit-elle.
Le mécaserviteur la regarda. Il avait repoussé son capuchon
en arrière et les derniers rayons du soleil se reflétaient sur sa tête
ronde.
— Je représente un danger pour eux, déclara-t-il d’une voix
prosaïque. Je représente un danger pour le monde entier.
Jin Li Tam avait rassemblé autant de pièces du puzzle que
possible sans poser de questions à Isaak par respect envers lui.
Mais une machine était-elle sensible au respect ? Ils étaient
désormais à deux jours de voyage du palais d’été et seuls les
dieux savaient ce qui les attendait là-bas. Il était temps de
vérifier l’exactitude de ses hypothèses.
— Sethbert vous a utilisé, dit-elle. C’est évident. Les
Androfranciens ont déterré une arme ancienne et Sethbert est
parvenu à modifier vos registres pour vous obliger à servir ses
noirs desseins.
Isaak resta silencieux pendant un moment. Ses paupières
battirent comme les ailes d’un papillon en métal. Il prit la parole
à voix basse.
— Je crois savoir que les fils et les filles de la Maison Li Tam
reçoivent une des meilleures éducations au monde.
Connaissez-vous l’histoire de l’Ancien Monde ?
Jin Li Tam hocha la tête.
— Oui, mais les historiens eux-mêmes ne savent pas
grand-chose à ce sujet.
— Lorsque P’Andro Whym extermina les jeunes rois-sorciers

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– les sept fils de Xhum Y’Zir –, le père de ces derniers s’isola du
reste du monde pendant sept ans. Au cours de cette période, il
conçut un sortilège…
Jin Li Tam sentit l’air se vider de ses poumons.
— Les Sept Morts Cacophoniques !
Isaak hocha la tête.
— Il envoya ses Chœurs Funestes à travers le monde pour
qu’ils chantent leur magike de sang et qu’ils invoquent la colère
née de la souffrance de l’archimage.
Jin Li Tam connaissait bien cette histoire. Après le troisième
cataclysme, l’âge de la Folie Hilare s’était abattu sur ce que les
générations futures appelleraient le Désert Bouillonnant. Les
rares survivants avaient perdu la raison après avoir contemplé la
catastrophe. Quelques personnes étaient parvenues à se terrer
dans les grottes de L’Épine Dorsale du Dragon, la chaîne de
montagnes qui traversait le Grand Nord. Ces rescapés étaient
revenus plus tard pour fouiller les ruines et sauver le peu qui
pouvait l’être. À cette époque, le premier Rudolfo avait déjà fui
en direction du nord-ouest, au-delà de la Muraille du Gardien,
pour se cacher dans la prairie océan du Nouveau Monde.
Jin Li Tam baissa la voix.
— Vous possédez ce sort ?
Isaak hocha la tête.
— Je l’ai psalmodié sur la grand-place de Windwir et je l’ai vu
détruire la cité.
Jin Li Tam frissonna.
— Comment est-ce possible ?
Isaak se détourna.
— Mes registres ont été modifiés. Les Androfranciens
faisaient pourtant très attention à nous. Frère Charles purgeait
mes mémoires tous les soirs afin que je ne conserve aucune trace
de ce savoir. Mais son apprenti – soudoyé par le seigneur
Sethbert – a modifié mon registre d’activité.
Jin Li Tam secoua la tête.
— Je ne parlais pas de cela. Je suis capable de comprendre ce
qui s’est passé. Sethbert manipule bien des gens, mais je me
demande pourquoi les Androfranciens auraient étudié un sort si
dangereux.

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Isaak la regarda et un nuage de vapeur jaillit de sa grille
d’échappement.
— La conservation du savoir est au cœur de la mission de
l’ordre.
Sans compter qu’ils éprouvaient une curiosité insatiable
envers la nature et le fonctionnement des choses, songea la
jeune femme. Elle avait entendu des histoires à propos de
machines fabuleuses et de mécanismes délicats enfermés dans
des coffres cachés au cœur de la cité aujourd’hui défunte. Son
père – et d’autres personnes proches de l’ordre – avait parfois
reçu quelques-unes de ces merveilles en cadeau. La jeune femme
se souvint de l’oiseau mécanique installé dans les jardins de la
Maison Li Tam. Ce n’était pourtant qu’un jouet. D’autres
présents s’étaient révélés beaucoup plus utiles, comme les
navires en fer qui mouillaient au port, de lourds croiseurs
métalliques propulsés par des machines que les Androfranciens
avaient construites en se fondant sur d’anciens documents.
Grâce à eux, la Maison Li Tam était devenue la première
puissance navale des Terres Nommées.
Jin Li Tam songea que c’était peut-être pour cette raison que
Windwir avait été détruite.
Les Androfranciens se terraient dans leur cité protégée par la
Garde Grise et, sans doute, par quantité d’autres cerbères
invisibles. Ils dispensaient des miettes de leur savoir et de leurs
inventions à ceux qui s’attiraient leurs bonnes grâces et les
refusaient à ceux qui leur déplaisaient. Ils conservaient leurs
découvertes jusqu’à ce qu’ils jugent le monde prêt à les recevoir.
Ils s’étaient toujours méfiés des étrangers qui visitaient leur
cité, mais pas des membres de leur ordre. Sethbert avait appris
l’existence du sortilège et il avait découvert le moyen de l’utiliser
pour détruire Windwir.
Jin Li Tam regarda l’homme de métal qui était devant elle. Il
était la preuve de ce manque de prudence.
— Vous m’intriguez, Isaak.
Le mécaserviteur l’observa en clignant des yeux.
— Et pourquoi donc ?
Elle haussa les épaules en souriant.
— Je n’avais jamais rencontré d’homme de métal avant vous.

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Vous êtes une rareté.
Il hocha la tête.
— Il fut un temps où nous étions des milliers. Lorsque
Rufello rédigea ses Spécifications et Observations de l’âge des
Machines, il étudiait les débris et les vestiges de mécaserviteurs
découverts dans les ruines des Premiers Jours. Des artefacts
brisés datant de l’âge des Jeunes Dieux.
Jin avala une cuillerée de riz avant de réagir.
— Quand avez-vous été construit ?
Isaak hésita et Jin le remarqua.
Il n’a pas l’habitude de parler de lui.
— Mes registres mémoires ont été remplacés au moins deux
fois depuis mon premier réveil. Je ne conserve aucun souvenir
de cette époque. La première chose dont je me souviens, c’est
frère Charles qui me demande si je suis réveillé et si je suis
capable de lui citer le quatorzième dogme de l’accord francien.
(Il s’interrompit et Jin Li Tam observa ses yeux briller et
s’assombrir tandis que les rouages de son crâne ronronnaient.)
Mon dernier réveil a eu lieu il y a vingt-deux ans, trois mois,
quatre semaines, six heures et trente et une minutes. J’ignore
ma date de construction, mais je pense que cette information
doit être inscrite quelque part en moi. Frère Charles était un
artisan méticuleux.
Jin Li Tam continua à l’observer. Les soufflets de sa poitrine
se gonflaient et se vidaient pour attiser le feu étrange qui brûlait
dans son corps en métal, un feu assez intense pour faire bouillir
l’eau qui lui permettait de bouger et pour faire circuler l’air qui
lui permettait de parler. Ses yeux étaient de curieux bijoux jaune
terne qui brillaient selon une intensité variable. Sa bouche était
un simple volet qui s’ouvrait et se fermait, sans doute pour lui
donner un aspect plus humain. Isaak était une merveille de
l’Ancien Monde ressuscitée avec soin, la conjugaison d’un savoir
vénérable et de techniques modernes.
— En effet, dit-elle. C’était un artisan méticuleux.
Isaak la regarda et ses yeux s’assombrirent.
— C’était… mon père.
Les soufflets accélérèrent. Des gouttes d’eau coulèrent sur les
joues métalliques : un autre détail destiné à le rendre plus

- 180 -
humain. Une machine capable de pleurer. Un petit gémissement
aigu monta de sa bouche.
Jin Li Tam posa son bol et tendit le bras. En touchant l’épaule
d’Isaak elle sentit la dureté du métal sous la robe en laine
grossière.
— Je ne sais quoi vous dire, Isaak.
Et elle ne dit rien. Elle se contenta de rester assise près de lui
tandis qu’il pleurait.

NEB

Neb leva les yeux de sa brouette et aperçut les cavaliers


venant du sud. Il voulut compter les chevaux, mais abandonna
très vite : ils étaient trop nombreux.
Il lâcha sa cargaison d’ossements et courut vers Pétronus en
criant à tue-tête. De l’autre côté du champ carbonisé, le vieil
homme leva la tête, mais Neb était trop loin pour distinguer son
visage. Des fossoyeurs s’interrompirent pour les observer, mais
Pétronus agita la main et poussa de grands cris pour les
enjoindre de reprendre le travail.
Neb courut aussi vite qu’il en était capable, mais les cavaliers
le dépassèrent et il fut enveloppé dans les tourbillons de cendre
soulevés par les sabots. Tandis que les nuages gris retombaient,
le garçon constata que les nouveaux venus avaient encerclé
Pétronus. Un homme imposant – Sethbert – s’était penché sur
son énorme étalon pour s’adresser au vieillard.
Neb approcha, mais pas trop. Il tendit l’oreille.
— Je vous croyais à Kendrick, déclara le prévôt.
Pétronus s’inclina.
— J’y suis allé, seigneur. Et j’en suis revenu.
Sethbert renifla avec mépris.
— Je l’avais remarqué. Et puis-je savoir ce que vous faites ?
Neb observa les cavaliers qui comptaient les fossoyeurs. Il
entendit un coup de sifflet discret et un mystérieux coup de vent
souleva les cendres du sol.
— Nous sommes là, souffla une voix à son oreille.
Neb hocha la tête et sentit son estomac se contracter.

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— Nous enterrons nos morts, dit Pétronus.
— Vous savez certainement qu’un Exercice de Sainteté a été
décrété ? demanda Sethbert.
Pétronus hocha la tête.
— Nous avons pris soin de ne pas franchir les limites de la
cité. Nous attendrons que vous suspendiez l’Exercice pour
raisons humanitaires. Il me semble qu’une telle décision a déjà
été prise lors…
Sethbert leva la main.
— Je sais. Je sais. Je ne suis pas un imbécile, vieil homme. Je
ne suis pas totalement ignare en matière de loi androfrancienne.
Mais nous nous éloignons de notre sujet. Je vais faire bien plus
que vous accorder la permission d’agir.
Pendant un bref instant, Neb vit une expression peinée se
peindre sur les traits de Pétronus, comme si le vieil homme avait
deviné les intentions du prévôt, comme s’il craignait les
conséquences de ces paroles.
Sethbert se redressa et bomba le torse. Ses bajoues
tremblèrent lorsqu’il se tourna à gauche et à droite.
— Rassemblez tout le monde ! ordonna-t-il à ses soldats.
Rassemblez tout le monde !
Ses hommes obéirent sur-le-champ.
Sethbert regarda les fossoyeurs avec un petit sourire tandis
que sa monture s’agitait avec impatience.
Lorsque tout le monde fut rassemblé, il reprit la parole.
— Je vous félicite pour la tâche que vous avez entreprise,
déclara-t-il. C’est une noble mission. (Il scruta la foule et croisa
un certain nombre de regards.) Pétros vient de m’indiquer que la
loi androfrancienne comporte une faille qui me permet de vous
accorder le droit de pénétrer dans Windwir pour y accomplir un
devoir humanitaire. Je ne vais pas me contenter de cela. Je me
porte garant de votre action au nom de l’ordre androfrancien et,
en tant que Protecteur attitré de Windwir, j’assurerai votre
sécurité pendant votre travail. Chacun d’entre vous recevra une
paie importante à la fin de chaque journée de labeur et je vais
vous envoyer une équipe de cuisiniers ainsi que des provisions.
Sethbert s’attendait peut-être à des acclamations, mais seul
le silence succéda à ses paroles. Pétronus le regarda avec des

- 182 -
yeux durs.
— Nous ne faisons pas cela pour de l’argent, Sethbert. Nous le
faisons parce qu’il faut le faire.
Le prévôt ricana.
— Exactement. (Il se pencha en avant.) Écoutez, vieil homme.
Que vous le vouliez ou non, vous bénéficierez de mon aide.
Sinon, je ne vous donnerai pas l’autorisation de pénétrer dans la
cité.
Pétronus grinça des dents.
— Cela ne changera rien à ce que l’on pensera de vous
lorsqu’on apprendra ce que vous avez fait, dit-il à voix basse.
Et il cracha au visage du prévôt.
Neb vit les traits de Sethbert passer de la stupéfaction à la
rage. Le seigneur entrolusien s’essuya et sa jambe se détendit
avec violence. La botte frappa Pétronus à la mâchoire et le vieil
homme tourbillonna avant de tomber en arrière. Neb se
précipita vers lui, mais il ne réussit pas à le soutenir. Ils
s’effondrèrent tous deux sur le sol couvert de cendre. Sethbert
foudroya Pétronus du regard.
— Il y a une dernière condition, gronda-t-il. Tout ce que vous
trouverez ici appartient à l’ordre androfrancien. J’enverrai des
hommes chaque jour pour récupérer les reliques que vous aurez
déterrées. Je dispose d’au moins un espion parmi vous et je
saurai si vous essayez de me berner. (Il sourit.) Est-ce que vous
comprenez ?
Pétronus se frotta la mâchoire. Ses yeux brillaient d’un éclat
dangereux.
— Je comprends.
Sethbert remarqua alors Neb.
— Est-ce que tu as recouvré l’usage de la parole, mon
garçon ? Est-ce que tu es prêt à me raconter la Désolation de
Windwir ?
Leurs regards se croisèrent et Neb frissonna. Il était paralysé.
Sethbert éclata de rire.
— C’est bien ce que je pensais.
Il fit faire demi-tour à sa monture et Neb le regarda
s’éloigner. Il regretta soudain d’avoir rencontré le pape
Pétronus. S’il n’avait pas croisé son chemin, il serait peut-être

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parvenu à tuer le prévôt.
Mais l’expression de Pétronus, ses yeux brûlants et sa voix
glacée avaient ébranlé le garçon jusque dans ses entrailles.
« Cela ne changera rien à ce que l’on pensera de vous
lorsqu’on apprendra ce que vous avez fait. »
Quelqu’un finirait bien par châtier Sethbert.

- 184 -
Chapitre 14

RUDOLFO

Rudolfo avait été entravé – plus par principe que par


véritable mesure de sécurité –, et conduit à la tour est. On avait
ôté ses menottes avant de l’enfermer dans la suite réservée aux
prisonniers de marque. Dès que la porte s’était refermée, il avait
remarqué qu’il n’y avait aucun moyen de l’ouvrir de l’intérieur.
Les fenêtres étaient trop hautes et trop étroites pour qu’un
homme se faufile à travers – sans parler des vitraux colorés si
épais qu’ils étaient probablement incassables.
Le roi tsigane explora les pièces.
La suite était plus que confortable. Le salon comportait une
bibliothèque qui était un véritable trésor, Rudolfo s’en aperçut
au premier coup d’œil. On y trouvait les tragédies de la période
Pho Tam, mais aussi les recueils de poésie mystique de T’Erys
Whym. Un magnifique bureau et un siège étaient disposés près
d’un poêle doré.
Lorsque Rudolfo traversa la pièce pour ouvrir la porte de la
chambre, ses pas furent étouffés par d’épais tapis. Il aperçut un
grand lit en bois massif garni de lourdes couvertures en laine et
d’édredons. Il alla s’asseoir au bureau après avoir visité la suite.
Il trouva du papier et entreprit d’écrire des messages qu’il ne
pourrait sans doute pas envoyer. Il se concentra pourtant sur sa
tâche.
Il terminait la cinquième lettre lorsqu’il entendit une clé
tourner dans la serrure. Il leva les yeux et vit un vieil homme
portant une robe blanche bordée de bleu. L’inconnu entra, suivi
par deux gardes taciturnes.
— Seigneur Rudolfo, dit-il en s’inclinant légèrement.

- 185 -
Rudolfo se leva et salua à son tour.
— Pape… Résolu, n’est-ce pas ? Je regrette de faire votre
connaissance dans des circonstances si fâcheuses.
Le pape acquiesça et tendit la main en direction du salon.
— Asseyons-nous et bavardons un peu.
Il se dirigea vers une grande chaise pelucheuse disposée près
du poêle et Rudolfo le suivit.
Le seigneur des Neuf Maisons Sylvestres s’installa dans un
fauteuil et se mit à son aise.
— Vous avez décrété un Acte de Bannissement à mon
encontre, dit-il. Vos gardes m’ont arrêté dès qu’ils m’ont vu. Je
souhaiterais comprendre pourquoi.
Résolu plissa les yeux.
— Vous savez pourquoi. Vous savez fort bien pourquoi.
Rudolfo continua à parler d’une voix basse et mesurée.
— Je ne suis pas responsable de la destruction de Windwir.
— Où est l’homme de métal ? demanda le pape sur un ton
impérieux et vibrant de colère.
— À l’abri, répondit Rudolfo en espérant qu’il ne se trompait
pas.
— J’ai ordonné que l’ensemble des biens androfranciens soit
rassemblé au palais d’été à des fins d’inventaire. Tous les biens, y
compris ce mécaserviteur.
— J’avais compris.
— Et vous venez pourtant me voir seul et les mains vides ?
(Résolu se pencha en avant.) Vous recélez un fugitif.
Rudolfo se pencha à son tour.
— Je protège les Terres Nommées – et je vous protège par la
même occasion, vous, le dernier des Androfranciens – de l’arme
la plus terrible de l’histoire contemporaine.
Le pape sourit.
— Vous reconnaissez donc votre culpabilité ?
— En ce qui concerne le recel de fugitif ? Oui. (Rudolfo plissa
les yeux.) Mais je n’ai pas détruit Windwir. C’est votre cousin qui
est responsable de cette tragédie.
Résolu se plaqua contre le dossier de son siège, bouche bée et
yeux écarquillés. Rudolfo poursuivit sur un ton cassant.
— Je sais que des liens de sang vous unissent à Sethbert.

- 186 -
J’aime me tenir au courant.
Son mépris – et son impudence – n’était qu’une comédie
destinée à provoquer son interlocuteur.
Rudolfo fut soulagé par la surprise du pape. Résolu ignorait
donc la vérité. Cela n’avait rien d’étonnant : les Androfranciens
ne disposaient plus de leur ancien réseau d’informateurs.
L’ordre avait encore de nombreux espions, mais il faudrait des
mois avant de réorganiser les services de renseignement.
À supposer qu’ils puissent être réorganisés. Rudolfo se
demanda si ce n’était pas une tâche impossible.
Est-ce que je dois avancer mes pièces ou me montrer
prudent ?
Rudolfo joignit les mains sous son menton.
Mieux vaut être prudent, décida-t-il.
Le visage de Résolu était écarlate.
— Vous affirmez que mon cousin est responsable de la
destruction de Windwir ? Vous portez de graves accusations.
— Je suppose pourtant que Sethbert a porté les mêmes à mon
encontre.
— En effet.
— Et quelles preuves vous a-t-il présentées ?
Le pape ne prit pas le temps de réfléchir.
— Vous reconnaissez être en possession d’un des quatorze
mécaserviteurs : celui qui a vraisemblablement provoqué la
destruction de la cité. Nous avons également le cadavre de
l’apprenti du maître ingénieur Charles, sans doute tué par vos
hommes.
— Tout cela est exact. Je ne le nie pas. Demain, je vous
raconterai ce que je sais et vous pourrez juger par vous-même.
(Rudolfo esquissa un sourire contrit.) Je suis éreinté et mes
explications seront plus claires après une bonne nuit de
sommeil. Vous n’avez sûrement pas envie d’entendre les
bredouillements d’un général épuisé. (Rudolfo se leva.) Je dois
également envoyer des messages comme les droits
monarchiques des Alliances de Sang m’y autorisent.
La réaction du pape surprit Rudolfo. Oriv avait peut-être été
archevêque, mais il n’avait pas appris les subtils pas de danse
politique des Alliances de Sang.

- 187 -
Le pape se leva et lissa sa robe.
— Demain, donc. Quant à votre requête, je vais y réfléchir.
Il existe une grande différence entre un droit et une requête,
eut envie de remarquer Rudolfo.
Mais il garda le silence. Il compta les pas de Résolu Ier jusqu’à
la porte et attendit que le pape se prépare à frapper.
— Votre Excellence !
Il se tourna vers Résolu, une main levée.
Le pape se tourna.
— Oui ?
— Je souhaiterais que vous vous posiez une question sans
que je sois obligé de le faire.
Résolu contracta les mâchoires.
— Et quelle est-elle ? articula-t-il avec peine.
— L’homme de métal est en ma possession et j’ai tué
l’apprenti… ou, plus exactement, j’ai ordonné son exécution.
Mais comment aurais-je appris la découverte des Sept Morts
Cacophoniques ?
Résolu Ier fronça les sourcils.
— Grâce à un espion. Un homme de rang important. Tout le
monde peut être soudoyé lorsqu’on y met le prix.
Rudolfo sourit.
— Y compris un cousin ?
Le pape devint livide. Il se tourna vers la porte et frappa trois
fois. Elle s’ouvrit et il sortit sans un mot. Ses gardes le suivirent.
Rudolfo les regarda partir et récapitula ce qu’il venait
d’apprendre.

VLAD LI TAM

Le bureau d’été de Vlad Li Tam se trouvait dans le huitième


patio de sa résidence de bord de mer. Le bâtiment ressemblait à
une pyramide, car chaque nouvel étage était plus petit que le
précédent. Le huitième et dernier était le point le plus élevé à des
lieues à la ronde. Installé sur des coussins et fumant sa pipe,
Vlad Li Tam y recevait chaque jour ses visiteurs pour poser des
questions ou donner des réponses, selon ses desseins.

- 188 -
— Quelles nouvelles avons-nous de ma quarante-deuxième
fille ? demanda-t-il en inspirant une grande bouffée de fumée de
baies de kalla.
Son conseiller saisit une ficelle marque-page qui dépassait
d’une épaisse liasse de documents et récupéra une feuille.
— Son message était noué de fil bleu.
Ah ! songea Vlad Li Tam.
Une information et une demande de renseignement. Cette
jeune femme était une fine mouche. Il l’avait baptisée en
l’honneur des fantômes marins qui parcouraient les océans. Le
Jin du Temps Jadis, rapide et invisible, filant trop profondément
pour être capturé.
Elle s’était montrée digne de son nom.
— Et que nous dit-elle ?
L’aide de camp chercha parmi ses documents.
— Elle signale que l’homme de métal a répondu à l’appel du
pape Résolu.
Bien entendu, songea Vlad Li Tam. Il est dangereux, mais il
est aussi en danger.
Il n’avait pas eu besoin de demander à sa fille de
l’accompagner. Il avait deviné qu’elle le ferait.
— Et que veut-elle savoir ?
— Si vous avez toujours l’intention de lui faire épouser
Rudolfo.
Vlad connaissait bien ses filles. Il sourit. Lorsque le nouveau
pape avait décrété un Acte de Bannissement, il avait deviné que
Jin ne tarderait pas à lui écrire pour lui poser cette question. Elle
ne l’avait pas fait pour s’assurer que la stratégie de son père
demeurait inchangée, même si un doute l’avait sans doute
effleurée. Elle l’avait fait parce qu’elle considérait le mariage
comme une arme utile, mais à condition de rester du côté du
manche.
Il éclata de rire.
— Bien entendu. Résolu Ier ne fera pas long feu.
— Seigneur ?
Vlad tira sur sa pipe et observa les eaux vertes de la Baie de la
côte d’Émeraude orientale.
— Il y a autre chose ?

- 189 -
L’aide de camp saisit un fil violet sombre, une couleur qu’on
ne trouvait pas sur les écharpes des messagers. Elle représentait
l’Alliance de Sang silencieuse.
— Un message de Résolu Ier. Il transfère une importante
somme d’argent à Sethbert dans le cadre de sa nomination au
titre de Protecteur de Windwir.
— Importante ? Dans quelle mesure ?
— Assez pour compenser la destruction de la première source
de revenus du Delta. Pendant un petit moment, tout du moins.
Vlad Li Tam sourit.
— Il n’en aura pas besoin plus longtemps. L’Acte de
Bannissement coïncide étrangement avec la nomination de
Sethbert au titre de tuteur de Windwir. Il ne fait aucun doute
qu’il a l’intention de placer les Neuf Maisons Sylvestres sous son
autorité.
Mais pour quelles raisons ?
Vlad Li Tam ne posa pas cette question à haute voix. Il ne
voulait pas que son conseiller apprenne qu’il ignorait certaines
choses. Il était judicieux de laisser croire qu’il était au courant de
tout.
C’était généralement le cas, mais, ce jour-là, il se demandait
toujours pourquoi Sethbert s’en était pris à Windwir, pourquoi il
avait rasé la cité sans avertissement. Quels avantages pouvait-il
en retirer ?
Son plan avait été conçu avec soin. Le cousin se trouvait –
comme le hasard fait bien les choses ! – au palais d’été des
papes. L’apprenti avait été soudoyé. Les registres de l’homme de
métal avaient été réécrits. Sethbert était parvenu à annihiler la
cité, à pallier les pertes économiques, à se mettre en position
d’annexer les Neuf Maisons Sylvestres et à devenir le bras armé
des derniers Androfranciens.
Mais pourquoi ?
— Rudolfo fait également route vers L’Épine Dorsale du
Dragon, dit le conseiller en tirant sur une autre ficelle. L’armée
errante semble s’être volatilisée.
Vlad Li Tam soupira. Il avait prévu la disparition des troupes
de Rudolfo, mais il s’était demandé si ce dernier irait affronter le
pape. Voilà qui était intéressant.

- 190 -
Le conseiller fouilla dans ses papiers.
— Il n’y a rien de plus quant aux affaires épineuses de la
journée.
— Et qu’en est-il des affaires plus calmes ?
— Le pape Pétronus a rejeté nos lettres de crédit visant à
soutenir l’Effort de Windwir. En présentant ses excuses.
Vlad Li Tam se pencha en avant.
— Parce que Sethbert s’en occupe déjà ?
Le conseiller hocha la tête.
— Oui, seigneur.
— Bien. Faites savoir au pape Pétronus que je ne révélerai pas
son secret. Pour l’instant.
— Je lui fais parvenir le message sur-le-champ.
Le conseiller se leva, salua et sortit.
Trois jours, songea Vlad Li Tam. Dans trois jours, je ferai
savoir que je me rendrai à L’Épine Dorsale du Dragon.
Il inspira une grande bouffée d’air salin et cela le détendit
presque autant qu’une pipe de baies de kalla.
— Je me demande ce que nous faisons, ma fille, dit-il en
s’adressant à la mer en contrebas.

JIN LI TAM

Jin Li Tam devança les éclaireurs tsiganes et s’approcha des


gardes gris postés aux portes du palais d’été.
— Salut à vous, gardiens de la lumière. Je souhaiterais
m’entretenir avec le pape Résolu. (Elle fit avancer sa monture un
peu plus près.) Annoncez-lui que je suis Jin Li Tam, ancienne
concubine de son cousin Sethbert, quarante-deuxième fille de
Vlad Li Tam et, pour le moment, fiancée du seigneur Rudolfo
des Neuf Maisons Sylvestres et général de l’armée errante. (Elle
inclina la tête.) Dites au pape que j’ai personnellement escorté
cet homme de métal jusqu’ici.
Les portes s’ouvrirent en grinçant. La jeune femme songea
qu’il était toujours plus facile d’entrer que de sortir.
Le pape la reçut sur-le-champ et l’escorta en personne
jusqu’au quartier des invités. Jin Li Tam constata qu’il ignorait

- 191 -
les rituels des Alliances de Sang. À partir de là, il lui fallut moins
de sept minutes pour découvrir tout ce qu’il y avait à savoir sur
lui.
— Mon père a insisté pour que je surveille et que j’escorte ce
mécaserviteur en attendant qu’on apprenne ce qui s’était passé à
Windwir. (Elle sourit en s’entendant proférer ce mensonge.) Il a
dit que vous étiez le seul capable de comprendre son importance
à la lumière des événements récents. (Elle poursuivit en
murmurant d’une voix sombre :) La Maison Li Tam a souvent
joué un rôle d’intermédiaire au cours de négociations liées aux
Alliances de Sang.
Le pape acquiesça.
— Nous ferons appel à ses services.
Jin Li Tam hocha la tête. Elle savait fort bien que toute cette
affaire n’était qu’une question d’argent. Pour accéder à ce qui
restait du trésor androfrancien, le nouveau pape devrait
impérativement passer par Vlad Li Tam et il ne pouvait donc pas
se permettre de le froisser.
— Il y a également le problème de la consommation de mes
fiançailles avec Rudolfo.
Résolu se mit à bégayer.
— Ou… Oui. Je n’étais pas au courant de cette alliance.
— Mon père ne l’a annoncée que récemment. Je suppose que
l’ordre n’interdit pas les visites conjugales aux prisonniers ?
— Je suis certain que cela pourra être arrangé.
— Mon père en serait heureux.
Ses relations avec Rudolfo se révélaient déjà un atout. Vlad Li
Tam était certainement à l’origine de ces fiançailles.
Lorsque le pape la quitta, Jin Li Tam se baigna, se parfuma et
huila ses cheveux. Elle déroula une robe qu’elle avait trouvée
parmi les vêtements mis à sa disposition au septième manoir et
la tint au-dessus de la baignoire fumante afin que la vapeur fasse
disparaître les plis.
Elle se déplaça, nue, autour d’Isaak tandis qu’elle se
préparait.
— Nous rencontrerons donc le seigneur Rudolfo ce soir ?
demanda le mécaserviteur.
— En effet. Il nous faudra discuter de beaucoup de choses.

- 192 -
Elle avait demandé à dîner dans les quartiers de Rudolfo. Dix
minutes avant le début du repas, Isaak et la jeune femme se
dirigèrent vers l’escalier menant à la tour surveillée par la Garde
Grise. Les soldats ne prirent pas la peine de la fouiller, mais ils
examinèrent Isaak avec soin en échangeant des regards furtifs et
inquiets. Il était cependant impensable qu’on n’accède pas aux
souhaits – même imaginaires – de Vlad Li Tam. Sa fille n’avait
aucun doute sur ce point.
Une lourde clé glissa enfin dans la serrure et la porte s’ouvrit.
La jeune femme entra et Isaak la suivit.
Les quartiers du prisonnier étaient à peine différents des
siens. Des tapisseries représentant des scènes de chasse
remplaçaient juste les fenêtres qui, dans cette pièce, étaient
étroites et placées très haut. Le regard de Jin Li Tam se posa sur
un bureau. Elle aperçut des feuilles de papier éparpillées et
couvertes d’une écriture serrée. Les messages étaient rédigés
dans trois langages au moins. Derrière, il y avait une
bibliothèque et une porte qui menait sans doute à la chambre et
à la salle de bains. En face, une petite table avait été dressée pour
trois personnes. Au centre de la pièce, un poêle doré était
entouré par un canapé bas et trois fauteuils.
Rudolfo se leva du sofa et salua. Jin Li Tam observa ses yeux
glisser sur son corps en s’attardant aux endroits adéquats.
— Dame Li Tam, dit-il. Vous êtes une oasis dans mon désert.
Elle lui fit la révérence.
— Seigneur Rudolfo, je suis heureuse de vous revoir.
Ce n’était pas un mensonge. Elle découvrit avec étonnement
que ces retrouvailles la ravissaient. Le seigneur des Neuf
Maisons Sylvestres portait un pantalon vert sombre et une
tunique large en soie crème ; une ceinture de tissu pourpre lui
ceignait les hanches et un turban de même couleur mettait ses
yeux noirs en valeur. Il se tourna vers l’homme de métal et
esquissa un large sourire.
— Isaak ! Comment vas-tu ?
— Pas très bien, seigneur. Je crains…
Rudolfo leva la main.
— Après le dîner, mon ami de fer.
Il se glissa à côté de Jin Li Tam et lui offrit son bras. Elle le

- 193 -
prit. Rudolfo lui semblait plus grand que dans ses souvenirs,
mais il était toujours plus petit qu’elle. Elle sentit ses doigts
pianoter sur sa peau.
— J’avais espéré vous épargner cela.
— Permettez-moi de vous aider à vous asseoir, dit-il.
Elle hocha la tête et sourit tandis qu’il la conduisait vers la
petite table. Elle fit glisser sa main sur son poignet.
— Les plans de mon père étaient différents des vôtres.
Il tira une chaise, aida la jeune femme à s’installer, puis alla
s’asseoir en face.
— Joins-toi à nous, Isaak, dit-il en désignant le troisième
siège.
— Je ne mange pas, seigneur Rudolfo, fit remarquer
l’automate.
Rudolfo balaya l’objection d’un geste.
— Quelle importance ?
Isaak se dirigea vers la table en boitillant et s’y installa en
observant les couverts posés devant lui. Il leva les yeux, regarda
les plats couverts d’un dôme et la bouteille de vin frappé.
— Puis-je au moins assurer le service, seigneur ?
Rudolfo secoua la tête.
— C’est hors de question. (Il adressa un clin d’œil à Jin Li
Tam.) Il s’agit de notre dîner de fiançailles et je me réserve cette
tâche.
Jin Li Tam regarda Rudolfo se déplacer d’un bout à l’autre de
la table. Il s’arrêta près d’elle en tenant une bouteille de vin
humide enveloppée dans une serviette en coton blanc. Il haussa
les sourcils et elle hocha la tête. Il remplit le verre de la jeune
femme, puis le sien et s’assit.
Il leva sa coupe et se pencha en avant.
— J’aurais été ravi de préparer le repas si Résolu m’avait
accordé l’accès à la cuisine.
Jin Li Tam sourit et passa sans difficulté à un autre langage
des signes. Elle but une gorgée de vin en faisant glisser ses doigts
et en haussant les épaules.
— Résolu ne connaît rien à la politique.
Elle se lécha les lèvres en regrettant que le vin ne soit pas plus
acidulé et plus sec.

- 194 -
— C’est un excellent choix, dit-elle.
— Je suis d’accord avec vous. Nous pouvons tirer parti de ce
handicap.
Il lui rendit son sourire.
— Je suis heureux qu’il vous plaise.
Il regarda Isaak. Ses doigts se déplacèrent sur le pied de sa
coupe tandis qu’il posait l’index droit sur la nappe.
— Comment va-t-il ?
— Comment vas-tu, Isaak ?
— Il est étouffé par les remords.
— Mon état de fonctionnement est correct, répondit le
mécaserviteur.
Rudolfo acquiesça et tourna la tête vers Jin Li Tam.
— Dans ma Maison, la tradition exige que le fiancé prépare
lui-même son banquet de fiançailles. Avant l’arrivée de ma mère
au manoir, mon père est resté trois semaines dans la Grande
Bibliothèque pour compulser des ouvrages culinaires et
composer un repas enchanteur. Puis il s’est enfermé dans les
cuisines pendant sept jours pour préparer les plats. (Il rit.) Il en
parlait comme de sa plus grande épreuve de stratège. Il avait
envoyé des messagers aux quatre coins des Terres Nommées
pour rassembler les différents ingrédients. Une bouteille
d’eau-de-vie de pomme des châteaux caves de Grun, des pêches
de Glimmerglam bien entendu et du riz et des baies de kalla de
la côte d’Émeraude orientale.
Vlad avait parlé de Jakob, mais il n’avait rien dit à propos de
son épouse. Il n’avait pas eu le temps de brosser un tableau
détaillé de la Maison de Rudolfo à sa fille. Lorsque Jin Li Tam
avait accepté le rôle de concubine auprès de Sethbert, elle avait
passé un mois recluse pour étudier les documents que son père
avait rassemblés sur le prévôt et sa famille.
Désormais, les enjeux étaient beaucoup plus importants. Il
s’agissait de véritables fiançailles et elle ne savait pourtant
presque rien sur l’homme qu’elle devrait épouser.
Elle s’agita sur son siège en songeant à l’importance de cette
union. Et si son père changeait ses plans ?
C’était improbable. Si cela avait été le cas, un message l’aurait
attendue à son arrivée au palais d’été et elle n’aurait pas eu la

- 195 -
permission de rencontrer Rudolfo.
— Votre père doit protéger Isaak, tapota Rudolfo en se
levant.
— Hélas, nous devrons fêter nos fiançailles avec moins
d’éclat.
Il contourna la table, prit l’assiette de la jeune femme et la
servit. Il observa sa réaction tandis qu’il soulevait les couvercles.
Elle ne prêta guère attention aux plats, mais elle remarqua avec
quelle perspicacité il lisait ses émotions.
Il était doué pour deviner les sentiments des autres,
songea-t-elle en le regardant servir des asperges sur lesquelles il
versa un mélange de beurre et d’ail grillé.
Elle lui sourit lorsqu’il reposa l’assiette devant elle.
— Vous n’avez rien à envier à un serveur expérimenté.
Il hocha la tête.
— J’observe les petites gens avec beaucoup d’attention.
Il se servit rapidement et remplit des coupes à vin froides
d’un liquide rouge et non frappé. Jin Li Tam porta le verre à son
nez et comprit qu’il s’agissait d’un breuvage acidulé et sec.
Rudolfo leva sa coupe.
— À une union exceptionnelle.
Son autre main se déplaça discrètement, mais Jin Li Tam ne
la quitta pas des yeux.
— Puissions-nous apporter le bonheur à l’autre malgré les
circonstances de notre rencontre.
Elle leva son verre à son tour et répéta la formule prononcée
à haute voix. Elle était trop surprise pour répondre à son
message silencieux en langage des signes de la Maison Li Tam.
Elle n’avait jamais envisagé que le roi tsigane puisse
s’intéresser au bonheur. Elle se demanda quelles autres
surprises cet homme lui réservait.

PÉTRONUS

Deux jours après la visite de Sethbert, les premiers chariots


de ravitaillement arrivèrent par la route couverte de cendre pour
apporter outils, vêtements et nourriture aux fossoyeurs.

- 196 -
Pétronus demanda à Neb de se charger de l’inventaire et de la
distribution. Le garçon était habile lorsqu’il s’agissait d’écrire et
de calculer. Au fil des jours, des gens étaient arrivés des villages
voisins. Quelques réfugiés se joignirent à eux ainsi que des
marchands qui commerçaient avec Windwir. Deux caravanes
androfranciennes avaient fait halte au camp alors qu’elles
étaient en route vers le palais d’été pour répondre à l’appel de
Résolu Ier. Lorsque leurs chariots escortés par des membres de la
Garde Grise s’étaient arrêtés, Pétronus s’était enduit le visage de
suie et il s’était adressé aux Androfranciens en gardant les yeux
rivés au sol, même s’il était improbable que quelqu’un le
reconnaisse.
Le garçon t’a bien reconnu, lui, grogna une petite voix au
fond de son crâne. Mais les jeunes étaient incroyables : ils
semblaient ne jamais prêter attention aux bustes et aux portraits
alors qu’en fait ils les examinaient avec soin.
Un ancien proche finira par te reconnaître, continua la
petite voix. Tu as eu de la chance avec Sethbert.
Introspect, le dernier Androfrancien au courant du faux
assassinat de Pétronus, était mort. Quant aux quelques vieillards
de la baie de Caldus qui connaissaient son secret, ils étaient trop
heureux d’avoir retrouvé leur pitre grivois pour révéler quoi que
ce soit. Vlad Li Tam était au courant, lui aussi. Il avait fourni une
partie des racines et des fleurs dont Pétronus avait eu besoin
pour préparer son « poison ». Il avait également organisé et
financé l’escorte du pape fuyard après l’avoir caché pendant un
certain temps au manoir des Li Tam, sur la côte d’Émeraude
orientale.
Le passé nous pourchasse sans relâche.
Après avoir quitté Neb, Pétronus s’éloigna du camp et se
dirigea vers le nord. Lorsqu’il avait aperçu le premier chariot de
Sethbert, la rage l’avait submergé avec une puissance qui l’avait
surpris. Il avait eu l’impression que sa haine envers le
responsable de ce génocide imbécile se concentrait sur ce
véhicule. Il fut ébranlé par cette colère qui le faisait encore
trembler trente minutes plus tard. Tandis qu’il marchait, il
s’aperçut qu’il faisait appel à une méditation francienne qu’il
avait souvent employée à Windwir.

- 197 -
Il s’arrêta et gloussa.
— Pourquoi es-tu en colère à ce point, vieil homme ?
demanda-t-il à haute voix.
Il sentit un souffle de vent.
— Il vous arrive souvent de parler tout seul ? murmura une
voix, non loin de lui.
Pétronus plissa les yeux, mais ne distingua rien.
— Je constate que vous êtes toujours dans les environs,
Grégoric.
— Bien sûr. Nous avons approché avec le premier chariot.
Nous rassemblons autant d’informations que possible sur les
forces de Sethbert dans la région.
Pétronus crut apercevoir l’ombre d’une manche en soie
sombre.
— Vous pensez que l’armée errante va revenir ?
— C’est peu probable.
Évidemment, songea Pétronus.
Si Rudolfo devait affronter toutes les Maisons des Terres
Nommées, il n’allait pas rassembler ses troupes pour livrer une
bataille classique. Il se battrait à l’endroit où il avait le plus de
chances de remporter la victoire, sur la prairie océan où ses
adversaires arriveraient épuisés par une longue marche. L’hiver
approchait vite et l’armée errante défendrait son pays en
employant au mieux un terrain qu’elle connaissait bien.
— Il est toujours préférable d’en savoir autant que possible
sur son adversaire, dit Pétronus.
— Et je crains que nos adversaires soient nombreux. J’ai reçu
des oiseaux me signalant que deux armées étaient en route en
plus de celle de Sethbert.
— Elles se dirigent par ici ? demanda Pétronus, surpris.
— Elles feront halte ici, répondit Grégoric. Un bon chef
montre à ses hommes pourquoi ils vont se battre. Il leur accorde
une nuit pour se saouler et pour attiser leur colère. Puis il pointe
son armée vers le cœur de l’ennemi comme un archer qui
s’apprête à décocher une flèche brûlante.
— Ils font route vers l’est ?
— En effet.
Pétronus gloussa, mais son rire était dépourvu de joie.

- 198 -
— Ce sont donc des imbéciles.
— En effet, répéta Grégoric. Mais ils seront fous de rage en
arrivant sur nos terres. Nous aurons encore l’avantage, mais
nous devrons jouer serré, car le risque sera énorme.
— Avez-vous des nouvelles de Rudolfo ?
Grégoric ne répondit pas. Au bout de quelques instants, il
reprit la parole en changeant de sujet.
— Pourquoi étiez-vous en colère ?
Pétronus hocha la tête avec lenteur.
— C’est le chariot de ravitaillement de Sethbert qui m’a mis
hors de moi. Je suis incapable de supporter une telle hypocrisie.
Il aperçut le reflet brillant d’un œil sombre.
— Ce n’est peut-être pas de l’hypocrisie. Sethbert enterre ses
victimes. Le peuple des Marais approuverait sa conduite.
Pétronus sentit une nouvelle vague de haine le submerger en
entendant cette réponse retorse.
— Le peuple des Marais est…
Il s’interrompit.
— Au fond, dit Grégoric, quelle importance ? Le principal,
c’est que vos hommes aient de quoi manger et de quoi se vêtir.
La saison des pluies est proche. Le vent et la neige ne tarderont
pas. Votre travail est déjà assez pénible sans le froid et
l’humidité. Les villages des environs vous apporteront peut-être
un peu d’aide, mais cela ne suffira pas lorsque le temps se
détériorera.
Pétronus eut envie de lui dire qu’il avait résolu ce problème.
Il avait passé certains accords avec Vlad Li Tam avant
d’apprendre qu’un scribe devenu archevêque s’était proclamé
pape. Le seigneur Li Tam fournirait du ravitaillement et, le cas
échéant, des gardes et des artisans compétents aussi longtemps
que nécessaire.
— Tant que nous pouvons poursuivre notre tache, lâcha
Pétronus.
— Portez-vous bien, vieil homme.
— Faites attention à vous, Grégoric.
Il se retrouva seul. Il se tourna et observa l’immense champ
noirâtre et la forêt d’ossements. On repérait désormais les zones
où les corps avaient été ensevelis. Le vieil homme aperçut les

- 199 -
tranchées dans lesquelles on vidait des brouettes chargées de
restes humains.
Sethbert enterre ses victimes, songea Pétronus en se
rappelant les paroles de Grégoric.
Ses yeux revinrent se poser sur l’étendue noire.
Et je fais la même chose, comprit-il soudain.

- 200 -
Chapitre 15

RUDOLFO

Lorsque le dîner fut terminé, Rudolfo conduisit Jin Li Tam


au salon. Il apporta une bouteille d’alcool sentant la cannelle
ainsi que deux gobelets en fer.
Il tourna la tête vers Isaak avant de s’asseoir.
— Tu es certain de pouvoir le faire ?
Les yeux d’Isaak se fermèrent.
— Je ne suis pas un spécialiste de ce genre de problème, mais
je crois savoir qu’un Bannissement ne limite en rien les droits à
communiquer. Je peux accéder à votre demande sans violer le
protocole androfrancien.
Rudolfo hocha la tête.
— Parfait.
Le roi tsigane était enfermé dans cette suite – dans cette
horrible cage – depuis plusieurs jours et il en avait profité pour
écrire des messages codés à l’intention de ses éclaireurs, des
intendants des Neuf Maisons Sylvestres et de divers souverains.
Il l’avait fait pour se calmer, car il n’avait alors aucun moyen de
les envoyer. Il les aurait brûlés si le vieux capitaine de la Garde
Grise n’avait pas passé la tête par l’entrebâillement de la porte
pour lui annoncer qu’il dînerait en compagnie de sa fiancée et du
mécaserviteur qu’elle devait surveiller.
Isaak lut les missives avec lenteur et sa mémoire fantastique
– cette mémoire qui avait poussé Rudolfo à vouloir reconstruire
en partie la Grande Bibliothèque – les enregistra au mot près.
Cet automate était une merveille.
Plus tard, Isaak réécrirait les messages et Jin Li Tam les
apporterait aux éclaireurs qui l’avaient escortée jusqu’au palais

- 201 -
d’été. Ceux-ci les remettraient alors aux membres de la
demi-escouade du roi tsigane.
Rudolfo s’assit et remplit les coupes. Il en tendit une à la
jeune femme.
Elle la prit et il admira ses longs doigts fins. Il fit glisser sa
main dessus, puis la fit remonter sur son poignet et sur son
avant-bras. La robe de Jin Li Tam soulignait sa silhouette et sa
grâce. Rudolfo avait le plus grand mal à ne pas la dévorer des
yeux.
Vlad Li Tam l’avait accepté comme prétendant et avait même
annoncé leurs fiançailles. Cette décision avait étonné Rudolfo,
mais il avait été bien plus surpris en apprenant que le père de la
jeune femme n’avait pas changé d’avis après le sacre de Résolu.
Cet homme était un labyrinthe whymèrien vivant. Il disposait
sans doute d’informations importantes, sinon il n’aurait pas
accepté les fiançailles de sa quarante-deuxième fille avec le
seigneur des Neuf Maisons Sylvestres.
Mais le plus surprenant était encore la détermination – et la
combativité – de Jin Li Tam. Rudolfo avait déjà rencontré des
femmes plus grandes que lui, mais celle-ci le dominait et sa
posture la nimbait d’une aura de puissance intimidante. Ses
cheveux roux tirés en arrière et fixés par une épingle reflétaient
la lumière de la lampe et soulignaient un cou élancé ainsi que la
courbe de la mâchoire. Jin Li Tam était mince et musclée, mais
elle était aussi pourvue de rondeurs que sa robe mettait en
valeur.
Au-delà de sa beauté, ses yeux pétillaient d’intelligence et elle
ne manquait pas de repartie. Rudolfo était subjugué.
Il examina son visage en buvant une gorgée d’alcool.
— Que pensez-vous de cet… arrangement ?
Elle haussa les épaules.
— Je suis une fille de la Maison Li Tam. Je me plie aux
impératifs des affaires de mon père.
Rudolfo sourit.
— Une réponse de circonstance. (Il se pencha en avant.)
Êtes-vous toujours aussi prudente, dame Li Tam ?
Elle porta sa coupe en métal à ses lèvres et but avant de la
reposer sur la petite table en pin.

- 202 -
— Êtes-vous toujours aussi direct, seigneur Rudolfo ?
— Je suis célèbre pour l’être lorsque cela sert mes objectifs.
Il l’observa de nouveau. Il avait plus de mal à deviner ses
sentiments maintenant qu’ils allaient au-delà de simples
considérations sur la nourriture et sur le vin.
— Je suis surprise par la stratégie de mon père, dit-elle enfin.
Rudolfo se caressa la barbe.
— Votre père a reçu l’éducation des Franciens, n’est-ce pas ?
Elle hocha la tête.
— C’est exact.
— La décision d’humilier Sethbert en se rapprochant très vite
de son adversaire et en acceptant nos fiançailles montre qu’il a
été un bon élève. (Ces décisions faisaient sans doute partie de
centaines d’autres que Vlad Li Tam mûrissait au centre de sa
toile afin d’accroître son influence ou de tirer parti de telle ou
telle situation.) J’ai toujours admiré la force de votre père.
Jin Li Tam inclina légèrement la tête.
— Mon père m’a parlé de vous et de votre Maison. Il vous
tient en très haute estime.
— Sa décision ne vous déplaît donc pas trop ?
— Mon père est un homme d’une grande intelligence. Je lui
fais confiance.
Elle avait parlé sans se dévoiler.
Rudolfo remplit les coupes de nouveau. Dans le royaume des
Neuf Forêts, on appelait ce breuvage : « feu-épice ». C’était une
boisson que son peuple avait emportée en traversant la Muraille
du Gardien, lorsque le premier Rudolfo s’était installé dans la
prairie océan. Il s’agissait d’un alcool fort et, si la nuit se
déroulait comme prévu, Rudolfo songea que ce serait une bonne
entrée en matière.
Il but une gorgée et posa sa coupe. Il se tourna vers Isaak qui
était assis à la table et qui bourdonnait doucement en lisant la
pile de lettres du roi tsigane. Le mécaserviteur leva la tête et
leurs yeux se croisèrent.
Jin Li Tam suivit le regard de Rudolfo.
— Cet être est une véritable merveille.
Rudolfo se pencha vers elle.
— Il est certes fantastique, mais vous êtes la seule merveille

- 203 -
présente dans cette pièce, dame Li Tam.
La jeune femme rougit, et rougit un peu plus quand elle s’en
aperçut. Elle s’agita sur son siège et perdit contenance pendant
un instant. Elle se ressaisit très vite et ses yeux bleus se
plissèrent.
— Vous me flattez, seigneur Rudolfo. Cela n’est pas
nécessaire. Je vous assure que je suis prête à…
Il leva la main et elle se tut.
— Inutile d’ajouter quoi que ce soit, dit-il à voix basse. (Les
yeux de la jeune femme se plissèrent un peu plus.) Je sais que
vous êtes experte dans les rites des Alliances de Sang et des
subtiles manigances politiques. Mais nous vivons des jours
sombres et votre père a adopté une stratégie irréprochable. Il est
inutile d’impliquer notre chair dans ces affaires. (Elle ouvrit la
bouche, mais il continua :) Je sais ce que l’on attend de vous en
tant que fille de la Maison Li Tam. Je connais les articles de la
Consommation de la Quatorzième Ouverture de l’Alliance de
Sang par Voie de Fiançailles. Ne vous donnez pas la peine de les
citer dans la conversation. Nous ne sommes que tous les deux.
(Il fit un geste en direction d’Isaak.) Enfin, tous les trois en
comptant l’homme de métal. Si vous le souhaitez, nous pouvons
gagner la chambre, fermer les portes pour qu’Isaak ne voie rien
et laisser le monde croire ce qu’il veut. Nous pouvons nous
contenter de dormir ou nous pouvons partager une nuit de
passion aussi savoureuse qu’épuisante, une nuit comme aucun
de nous deux n’en a connu.
Il se demanda si le visage de la jeune femme n’exprimait pas
de l’admiration. Il décida que non. Elle devait juste être surprise,
ou incrédule. Il eut pourtant la brève impression qu’elle était
soulagée, puis amusée. Elle sourit.
— Vous êtes un homme bon pour vous enquérir de mes
sentiments dans cette affaire.
Il inclina la tête.
— J’estime que certains voyages ne doivent pas être
précipités. La Désolation de Windwir nous a bouleversés. Elle a
bouleversé le monde et nous ignorons ce qu’il va en ressortir.
C’est assez. Je ne veux pas ajouter à ces bouleversements, que ce
soit pour des motifs stratégiques ou autres. (Il fit une pause.) Je

- 204 -
dois cependant reconnaître que je suis ravi des décisions prises
par votre père jusqu’ici.
Jin Li Tam se leva et s’approcha de lui.
— « Le changement n’est autre que le chemin de la vie »,
dit-elle en citant la bible whymèrienne.
Rudolfo se leva à son tour et, à ce moment, Jin Li Tam se
pencha vers lui et l’embrassa avec douceur au coin de la bouche.
Il glissa les mains sur ses hanches et sentit la chaleur qui en
émanait. Il se hissa sur la pointe des pieds et lui rendit son
baiser.
— Une relation fortuite, dit-il à voix basse.
Il appuya ses doigts contre ses hanches pour lui
communiquer un autre message.
— Vous serez toujours mon lever de soleil.
Elle rougit.
Rudolfo avait deviné que Jin Li Tam aimait choisir et être
maîtresse de son destin. Il la laissa donc prendre sa main et
l’entraîner vers la chambre qui n’attendait qu’eux.
La porte se referma. Ils abandonnèrent Isaak à sa tâche et le
mécaserviteur les abandonna à la leur.

NEB

Cette nuit-là, frère Hebda hanta les rêves de Neb.


Ils se trouvaient dans le cimetière androfrancien, non loin
des grandes portes décorées menant aux tombes papales. Son
père l’attendait et ils se mirent à marcher côte à côte. Le ciel
ressemblait à un hématome : des teintes verdâtres, violettes et
bleues se mêlaient comme de l’huile à la surface de l’eau.
— La situation va empirer, mon garçon, dit Hebda en passant
un bras autour des épaules de Neb.
— Que voulez-vous dire, père ?
Dans ses rêves, Neb parvenait à rassembler assez de courage
pour franchir le pas et appeler « père » ce grand homme jovial
qui lui rendait parfois visite.
La mort n’avait pas été tendre avec lui. Il avait perdu du
poids et ses traits s’étaient avachis sous le fardeau du désespoir.

- 205 -
Il pointa le doigt vers le sud, puis vers l’ouest.
— On pleure Windwir à travers les Terres Nommées… et
au-delà. Des armées viennent ici pour se lamenter et pour
contempler nos os afin d’attiser leur rage. Elles feront ensuite
route à l’est pour nous venger en punissant une Maison
innocente.
Neb regarda dans la direction indiquée, mais, dans son rêve,
la Grande Bibliothèque et le centre des Onctions
Expéditionnaires bloquaient sa vue. Les déclarations de frère
Hebda n’avaient rien d’étonnant : avant d’aller se coucher,
Pétronus avait rassemblé tout le monde pour annoncer ce qu’il
avait appris de la bouche de l’éclaireur tsigane. Neb sentit une
main osseuse sur son épaule et un bras dur comme l’acier contre
sa nuque lorsque Hebda le fit pivoter vers le nord.
— Étrangement, les troubles se sont même étendus au Nord
et le roi des Marais a mobilisé son armée pour respecter une
Alliance de Sang plus ancienne que notre présence sur ces
terres.
Cette remarque piqua la curiosité de Neb. Pétronus n’avait
pas parlé de cela. Le garçon s’aperçut alors que son père et lui
s’étaient arrêtés. Il regarda autour de lui. Ils se tenaient devant
la tombe de Pétronus. Il était facile de se souvenir de cet homme,
car, au cours du dernier millénaire, il était le seul pape à avoir
conservé son véritable nom pendant son pontificat.
Hebda fit glisser sa main sur les lettres gravées.
— Il jugera l’Assassin de Windwir et il tuera la lumière qui
peut être ravivée.
Neb sentit son estomac se contracter.
— Père, je ne comprends pas.
Frère Hebda se pencha en avant.
— Ce n’est pas grave. Tu joueras bientôt un rôle important.
Le moment venu, tu le proclameras pape et roi dans les jardins
du Couronnement et de la Consécration. Puis il te brisera le
cœur.
Ces jardins n’étaient plus qu’un souvenir. Neb n’y était
jamais entré, car ils n’étaient ouverts que pour les cérémonies de
succession. Il avait cependant vu des gravures à la bibliothèque
et il s’était promené autour. Il les avait trouvés petits compte

- 206 -
tenu de leur importance.
Il ne sut quoi dire. Son cœur était pris dans un étau et sa
gorge était serrée. Il avait peur. Il bégayait sans réussir à trouver
ses mots.
— Nebios, dit son père en l’appelant par son nom complet. Tu
es né dans un monde marqué par la tristesse et tu resteras
marqué par la tristesse. (Hebda avait les larmes aux yeux.) Je
suis désolé, mon fils, je n’ai pas de mots pour te donner espoir.
Neb eut envie de dire qu’il accepterait avec joie un destin
marqué par la tristesse en échange d’une chance de revoir son
père, mais il se réveilla avant d’avoir le temps d’ouvrir la bouche.
Il s’aperçut qu’il hurlait.
Pétronus se précipita vers lui.
— Un nouveau rêve ?
Neb hocha la tête. Il sanglotait. Il porta les mains à son visage
et sentit ses larmes. Ses épaules tremblaient. Il chercha à calmer
sa respiration. Il devait dire quelque chose à Pétronus, quelque
chose de plus important et de plus urgent que ce qu’il avait
appris au cours de son rêve.
Curiosité. Agitation.
Il se souvint.
Il leva les yeux vers Pétronus et articula avec lenteur.
— Le roi des Marais a mobilisé son armée.
Pétronus grimaça en entendant ces mots.

PÉTRONUS

Pétronus proférait encore juron sur juron lorsqu’il atteignit


l’extrémité nord du camp.
Les paroles du garçon l’avaient ébranlé. Il se demanda
pourquoi elles avaient résonné à ses oreilles avec un tel accent
de vérité. Pétronus avait été pape androfrancien, mais, au fond
de lui, il n’était qu’un simple pêcheur. Pendant des dizaines
d’années, il avait pensé selon les dogmes franciens, mais il était
toujours sensible à ce que racontaient les morts au cours des
songes.
Il se dirigea vers la sentinelle. Il s’agissait d’un soldat

- 207 -
entrolusien envoyé par Sethbert pour soulager les fossoyeurs des
gardes de nuit.
— Tout va bien ? demanda-t-il.
— C’est tranquille, répondit l’homme appuyé sur sa pique.
Rien à signaler à part quelques coyotes.
Pétronus regarda vers le nord. S’ils venaient, ils viendraient
de cette direction. Mais comment ? S’il s’agissait de chasseurs,
ils se glisseraient à l’intérieur du camp, assassineraient les
hommes et les enterreraient avant de se replier. Mais si le garçon
ne se trompait pas, le roi des Marais en personne arriverait à la
tête de son armée et rien ne se passerait comme d’habitude.
Le roi des Marais n’avait pas quitté son lieu d’exil depuis cinq
cents ans. Lors de sa dernière expédition, il avait assiégé
Windwir pendant un an et demi, jusqu’à ce que la Garde Grise et
les éclaireurs tsiganes l’obligent à battre en retraite et à regagner
ses marécages.
Pétronus regarda le garde. C’était un jeune homme d’une
vingtaine d’années au visage lourd.
— Des nouvelles ? demanda le vieil homme.
Le soldat l’examina et le jaugea.
— Vous êtes l’Androfrancien qui commande ce camp.
Pétronus hocha la tête.
— En effet. Mais je ne suis plus vraiment un Androfrancien.
— Des armées arrivent par l’est. Elles seront là demain…
Après-demain au plus tard. La plupart d’entre nous feront route
en direction des Neuf Forêts. Un petit groupe restera ici pour
vous aider dans votre travail.
Pétronus hocha la tête.
— C’est bien ce que j’avais entendu. Vous préféreriez rester
ici ou participer à la campagne ?
Le soldat fronça les sourcils.
— Les premières batailles étaient déjà terminées lorsque je
suis arrivé, mais après avoir vu ça… (Il se tourna et inclina sa
pique en direction des ruines.) Je ne sais plus trop.
Pétronus réfléchit pendant un moment.
— Pourquoi ?
— Une part de moi exige que ce massacre soit vengé. Une
autre ne veut plus faire de mal à quiconque.

- 208 -
Pétronus rit.
— Vous auriez fait un excellent Androfrancien, mon garçon.
Le soldat rit à son tour.
— Je suppose que oui. Quand les enfants de mon âge jouaient
à la guerre, je faisais des trous dans les bois, derrière la ferme
familiale, dans l’espoir de trouver d’anciens artefacts.
— Je faisais la même chose, dit Pétronus. Et aujourd’hui, je
creuse des tombes.
Le soldat repoussa son calot en cuir en arrière et se gratta le
crâne à travers ses cheveux blonds.
— Le temps venu, dit-il pour répondre à la question de
Pétronus, je ferai ce qu’on me dira de faire. Mes préférences
n’entrent pas en ligne de compte.
Pétronus ressentit un curieux élan d’affection pour cet
homme. Il tendit le bras et lui serra l’épaule.
— C’est souvent le cas, dit-il.
Il se tourna en direction du nord. La lune était encore visible,
mais elle n’était plus entière. Elle projetait une sinistre lumière
sur les champs et les collines situés à l’est du fleuve ainsi que sur
l’orée de la forêt.
Neb a juste fait un rêve, songea le vieil homme. Sa culture
francienne s’opposa aux légendes qui avaient bercé son enfance
dans un village de pêcheurs : les songes n’étaient que la
manifestation de certaines parties de l’esprit ; il s’agissait de
fragments de vérités et de mensonges que l’on se racontait
soi-même et dont il fallait faire la part au cours de notre
sommeil.
Mais pourquoi Neb avait-il rêvé du roi des Marais ?
Pétronus resta en compagnie du soldat jusqu’à ce que celui-ci
soit relevé par un fossoyeur. Il bavarda quelques minutes avec la
nouvelle sentinelle, un marchand mal réveillé, puis retourna à sa
tente et s’efforça de dormir une heure avant le lever du soleil. Il
faudrait ensuite reprendre le travail.
Lorsque le deuxième été serait passé, la saison des pluies ne
tarderait pas. Puis viendrait la neige. Les conditions
météorologiques allaient se dégrader rapidement et les
fossoyeurs n’avaient pas besoin d’ennuis supplémentaires.
Il avait parcouru la moitié du chemin qui le séparait de sa

- 209 -
couche lorsqu’il entendit un cri derrière lui. Il s’arrêta et fit
demi-tour. Il retraversa le champ calciné à vive allure tandis que
la cendre crissait sous ses pieds.
Lorsqu’il atteignit la limite du camp, la troisième alarme
avait déjà été sonnée. Le lieutenant que Sethbert avait chargé de
la protection des fossoyeurs était l’officier qui avait laissé
Pétronus s’approcher de Windwir – le vieil homme eut
l’impression que cela s’était passé une éternité plus tôt. Ils se
retrouvèrent à côté de la sentinelle.
Les trois hommes restèrent figés, les yeux braqués vers le
nord.
Pétronus crut d’abord que la forêt se déplaçait de son propre
chef. Les branches ondulaient dans la faible lumière de la lune
bleu-vert qui se couchait sur les collines.
Une masse se détacha et se dirigea vers le camp. Un groupe
de cavaliers encadrant un cheval et un homme imposants. Une
voix amplifiée par des magikes tonna alors au-dessus de la
vallée.
— Je suis le roi des Marais, déclara-t-elle dans un whymèrien
ancien que peu de gens étaient encore capables de comprendre.
Mais Pétronus faisait partie de ces rares personnes.
— Qu’on sache que ceux qui veulent faire la guerre au roi
tsigane me trouveront sur leur chemin !
La sentinelle et le lieutenant se tournèrent vers Pétronus, les
yeux écarquillés par la peur ou par la surprise. Le vieil homme
les regarda, puis observa le petit groupe de cavaliers et l’armée
de fantassins qui le suivait.
Il se demanda ce que Neb avait vu d’autre dans son rêve. Il se
demanda aussi s’il avait vraiment envie de le savoir.

JIN LI TAM

Jin Li Tam sortit sans un bruit de la chambre plongée dans


l’obscurité, ses vêtements dans les mains. Elle savait que
Rudolfo faisait semblant de dormir pour lui épargner une
situation embarrassante au petit matin.
Elle ferma la porte derrière elle et observa le salon. Isaak était

- 210 -
assis près du poêle. Il brûlait les lettres de Rudolfo les unes après
les autres ainsi que le roi tsigane le lui avait ordonné pendant le
dîner.
— Vous avez terminé ? demanda-t-elle.
Il hocha la tête en la regardant.
— Vos fiançailles sont-elles consommées ?
Son manque de tact la fit éclater de rire.
— Elles le sont.
— « Puisse votre premier-né être fort, intelligent et vivre
dans les Terres Nouvelles avec élégance et considération. »
Isaak venait de citer un précepte mineur de P’Andro Whym.
Ces mots surprirent Jin Li Tam qui prenait des poudres pour
éviter les grossesses. Les fiançailles étaient une chose, la
maternité en était une autre. Elle songea pourtant que, si les
événements récents ne poussaient pas son père à changer ses
plans, elle devrait un jour en passer par là.
— Merci, Isaak.
Elle s’habilla sans perdre de temps et s’efforça de se ressaisir,
mais elle n’y réussit pas aussi bien qu’à son habitude. Il était
important qu’on voie que Rudolfo et elle avaient consolidé leur
relation. Elle était certaine que le pape avait ordonné au
capitaine de la Garde Grise de les surveiller.
Rudolfo l’avait surprise une fois de plus. Elle s’était d’abord
demandé si les insinuations de Sethbert étaient vraies, mais, dès
le milieu du repas, elle avait compris qu’il s’agissait de simples
médisances. Entre ce moment et celui où ils avaient pénétré
dans la chambre, elle en était même arrivée à la conclusion que
le roi tsigane était aussi habile en public que dans l’intimité.
Elle en avait eu confirmation – par trois fois – lorsqu’ils
s’étaient glissés dans le lit.
Elle s’était préparée à cette épreuve avec la même résolution
et la même distance qu’avec les autres. Elle ne donnait que ce
que son père – et la tradition – lui demandait de donner. Mais
Rudolfo l’avait poussée au-delà de ses retranchements à force de
passion et de douceur. Ses mains avaient parcouru son corps en
y traçant des messages désarmants et angoissants.
Non, rectifia-t-elle avec le recul. Seule sa réaction était
angoissante.

- 211 -
Lors de la dernière joute, une heure plus tôt, les paroles et les
signes tracés sur le paysage de son corps avaient atteint un
crescendo aussi puissant qu’inattendu.
Jin Li Tam se targuait de tout maîtriser, entre des draps
comme en toutes circonstances. Dans un lit, elle surveillait les
réactions de son corps avec attention. Ses amants apprenaient
juste ce qu’elle acceptait de leur révéler. Dans certains cas, il
était nécessaire qu’ils prennent conscience de leurs piètres
performances, qu’ils sachent qu’elle avait feint le résultat final.
Parfois, elle ne se donnait même pas la peine de faire semblant.
Rarement, elle avait abaissé ses défenses et s’était abandonnée
au plaisir.
Mais Rudolfo avait fait son siège. Il avait soudoyé ses
sentinelles et s’était emparé de la ville. Une partie de Jin Li Tam
n’avait pas pu – ou pas voulu – l’en empêcher. Voilà ce qui était
angoissant.
« Une relation fortuite », avait-il répété lorsqu’elle avait crié
lors du dernier assaut. Ils s’étaient alors endormis pendant une
longue heure, emmêlés dans les draps de soie, prisonniers des
bras de l’autre.
Elle enfila ses chaussures et se regarda dans le petit miroir
mural.
— Est-ce que vous êtes prêt, Isaak ?
L’homme de métal se leva.
— Je suis prêt, ma dame.
Ils se dirigèrent vers la porte et elle frappa. Lorsqu’elle
s’ouvrit, le visage du garde gris était impénétrable.
— Merci, lui dit-elle en inclinant la tête.
Elle revint à sa chambre, Isaak sur les talons. Elle choisit
quelques fruits dans un bol disposé sur la table du salon, prit
une pile de parchemins et la posa sur le bureau à côté d’une
plume et d’une petite bouteille d’encre.
Lorsque Isaak se mit au travail, elle emporta les fruits dans la
salle de bains, remplit la grande baignoire en granit d’eau très
chaude et se glissa dedans.
Elle mordit dans une poire et constata qu’elle pensait encore
à la nuit passée en compagnie du roi tsigane. Elle songea à
l’avenir.

- 212 -
Rudolfo cachait une force impressionnante sous des dehors
raffinés, une volonté de fer qui n’était pas sans lui rappeler celle
de son père… et, dans la mesure où Vlad Li Tam était l’homme le
plus extraordinaire et le plus intelligent de son époque, ce n’était
pas peu dire. Elle se demanda comment le roi tsigane réagirait
aux bouleversements qui allaient secouer le monde.
Elle en savait beaucoup sur lui. C’était un homme qui
voyageait sans cesse entre ses neuf manoirs et des centaines de
petites villes forestières. Il adorait les bons repas, le vin frappé
et… Elle s’aperçut qu’elle rougissait et elle se laissa glisser au
fond de la baignoire.
Si on parvenait à révoquer l’Acte de Bannissement papal… ou
devait-on dire : une fois qu’on aurait révoqué l’Acte de
Bannissement papal ? Si Rudolfo parvenait à reconstruire une
partie de la Grande Bibliothèque dans ses forêts, à
l’extrême-nord des Terres Nommées… le général de l’armée
errante serait-il capable de mener une vie sage et sédentaire ?
Et elle ? En était-elle capable ?
Lorsqu’on voulait changer le monde, il fallait accepter des
sacrifices et subir des conséquences. Il en allait de même
lorsqu’on détournait le large et puissant fleuve de l’histoire dans
une direction inattendue.

- 213 -
Chapitre 16

RUDOLFO

Le pape prit son temps et passa la plus grande partie de la


semaine à interroger Rudolfo. De nombreux entretiens eurent
lieu dans le salon du prisonnier, mais, par deux fois au moins,
des gardes gris l’emmenèrent – enchaîné – jusqu’au bureau de
Résolu, au sommet du palais. Depuis la nuit qu’ils avaient passée
ensemble, Rudolfo n’avait pas revu Jin Li Tam.
Il songea que Résolu apprenait les ficelles de son métier.
Lorsque des gardes gris vinrent le chercher une fois de plus,
ils ne l’entravèrent pas. En entrant dans le bureau papal,
Rudolfo eut la surprise de découvrir Isaak et Jin Li Tam assis
dans la pièce.
— Seigneur Rudolfo, dit Résolu en levant les yeux vers lui.
Asseyez-vous, je vous prie.
Le roi tsigane adressa un signe de tête à Jin Li Tam qui le lui
rendit.
— Je suis heureux de vous revoir, dame Li Tam.
— Il en va de même pour moi, seigneur Rudolfo.
Le roi tsigane s’assit.
— Et toi, Isaak ? Comment vas-tu ?
L’homme de métal ouvrit la bouche, mais Résolu ne lui laissa
pas le temps de répondre.
— Le mécaserviteur fonctionne comme il se doit. Je rends
grâce à votre fiancée pour l’avoir escorté jusqu’ici.
Rudolfo examina la pièce rapidement. Il y avait davantage de
documents sur le bureau du pape que deux jours plus tôt et
Résolu semblait fatigué. La porte-fenêtre qui se trouvait derrière
son siège était fermée, car le ciel était chargé de nuages. Le

- 214 -
temps se rafraîchissait, Rudolfo s’en était rendu compte au cours
de la semaine. Bientôt, des gouttes de pluie viendraient s’abattre
contre les vitres des hautes fenêtres étroites de ses
appartements. Le palais était loin au nord et la neige ne tarderait
pas à faire son apparition. Les Androfranciens avaient opté pour
une stratégie classique et prévisible tout droit tirée des manuels
de l’Académie. Ils se terreraient ici et feraient l’inventaire de ce
qui leur restait. Au printemps, ils sauraient quoi faire et
comment évoluer. Rudolfo songea que cette décision n’avait pas
été prise par le pape. C’était sans doute l’œuvre d’un conseiller,
d’un militaire.
Le roi tsigane ne pouvait pas rester au palais d’été si
longtemps. Il était même urgent qu’il s’en aille.
Résolu se pencha sur son bureau.
— Seigneur Rudolfo, je vous ai fait conduire ici afin de vous
faire part des prochaines étapes de l’enquête.
— Vous n’avez pas l’intention de révoquer l’Acte de
Bannissement ?
— Rien ne m’incite à le faire, répondit Résolu en rangeant des
documents.
Jin Li Tam prit la parole d’une voix mordante.
— Et qu’est-ce qui vous incite à le maintenir ? Ce
mécaserviteur a corroboré…
— Ce mécaserviteur a corroboré ce que Rudolfo lui avait dit.
Je suis maintenant persuadé que l’apprenti de frère Charles a
modifié ses registres. Je suis maintenant persuadé que ce
mécaserviteur a prononcé le sort qui a rasé Windwir. Mais je ne
suis sûr de rien d’autre.
Jin Li Tam pianota sur l’accoudoir de son siège.
— Il cherche à gagner du temps.
— En effet, répondit Rudolfo.
— Je comprends votre position, Votre Excellence, dit le roi
tsigane. Poursuivez, je vous en prie.
— À la lumière de ces renseignements, vous demeurerez mon
invité. Nous continuons à rassembler nos membres et nos
ressources. Chaque jour, de nouvelles personnes répondent à
mon appel. Bientôt, je serai en mesure de convoquer une
commission d’enquête.

- 215 -
Rudolfo acquiesça.
— Une sage solution, j’en suis certain.
On frappa à la porte et Résolu leva la tête.
— Oui ?
Un conseiller apparut et se dirigea vers le pape d’un pas
précipité. Il se pencha vers lui et murmura quelque chose à son
oreille.
— Je ne peux pas rester ici, tapota Rudolfo.
— Je suis d’accord avec vous, répondit Jin Li Tam.
Une expression de surprise se peignit sur le visage de Résolu.
Le conseiller quitta le bureau et le pape laissa échapper un long
soupir. Rudolfo se demanda s’il n’était pas plus pâle que
d’habitude. Résolu lui jeta un coup d’œil, puis observa Jin Li
Tam.
— Je viens de recevoir des nouvelles étonnantes, lui dit-il.
La porte s’ouvrit avant qu’il ait le temps de poursuivre. Le
pape se leva et Rudolfo se sentit obligé de l’imiter, tout comme
Jin Li Tam. Du coin de l’œil, le roi tsigane vit que la jeune femme
était stupéfaite.
Un petit homme vêtu d’une robe safran entra d’un air décidé.
Il avait des cheveux roux grisonnant coupés court. Il était
accompagné par deux jeunes hommes portant des habits en soie
noire et une ceinture de tissu jaune-orange. Rudolfo remarqua
aussitôt que leur visage et leur posture présentaient des
ressemblances frappantes. Le père et deux fils, très
probablement.
Mais ce n’était pas tout. Il regarda Jin Li Tam pour confirmer
ses soupçons. Il n’y avait aucun doute : ils avaient tous les
mêmes yeux.
— Seigneur Li Tam, dit Résolu. Cette rencontre inattendue
est un plaisir.
— Certains messages doivent être délivrés de vive voix et sans
intermédiaire, déclara le petit homme aux yeux durs et
calculateurs. Je serai bref, archevêque Oriv.
Tiens donc, songea Rudolfo. Pourquoi s’adresse-t-il au pape
en employant son ancien titre ?
Il remarqua que Résolu avait plissé les yeux. Cette
incorrection ne lui avait pas échappé.

- 216 -
— Dès que j’aurai terminé l’affaire que je suis en train de…
Vlad Li Tam l’interrompit d’un geste insolent.
— Je pense que les affaires dont je viens vous parler sont plus
importantes.
Il regarda Rudolfo et lui adressa un petit sourire pincé. Il se
tourna ensuite vers Jin Li Tam et son sourire s’élargit.
— Je suis heureux de te revoir, ma fille.
Jin Li Tam s’inclina.
— Moi de même, père.
— J’ai promis d’être bref, dit Vlad Li Tam au pape.
— Je vais demander qu’on raccompagne mes invités…,
commença Résolu.
Le seigneur Li Tam l’interrompit d’un nouveau geste.
— Ce ne sera pas nécessaire, archevêque. Ils doivent eux
aussi entendre ce que j’ai à dire.
Résolu se laissa tomber sur son siège. Une expression sinistre
passa sur son visage.
— Très bien.
— Il semblerait que votre nomination au titre de roi de
Windwir et de saint prophète de l’ordre androfrancien ne fasse
pas l’unanimité, déclara Vlad sur un ton pragmatique. Il y a un
second pape et il se trouve en meilleure position que vous pour
prendre la tête de l’ordre androfrancien. Je m’en suis assuré
personnellement.
Rudolfo vit les yeux de Résolu s’arrondir.
— Un autre pape ? Comment est-ce possible ?
Vlad Li Tam haussa les épaules.
— Il ne m’appartient pas de répondre à ces questions. Mais
en tant qu’économe du trésor androfrancien je me dois de vous
informer de cet état de fait avant de vous interdire l’accès aux
comptes de l’ordre. J’aurais pu vous envoyer un messager, mais
j’ai estimé qu’il était préférable que je vous l’apprenne de vive
voix.
— Où est ce pape ? Pourquoi ne s’est-il pas fait connaître ?
Vlad Li Tam sourit.
— Je ne peux répondre à ces questions. C’est une personne
qui souhaite rester… discrète. Compte tenu des récents
événements, je suis certain que vous comprenez pourquoi.

- 217 -
Résolu se laissa aller contre le dossier de son siège. Pendant
un moment, il sembla se dégonfler comme une baudruche.
Dehors, la pluie se mit à tomber et des gouttes sombres vinrent
s’écraser sur la vitre de la porte-fenêtre de Résolu.
— Tout cela n’est pas normal du tout. Et vous affirmez que
cet homme peut légalement prétendre à la succession ?
— Je ne sais pas s’il a l’intention de le faire. Je dis juste qu’il
est mieux placé que vous pour prétendre au titre de pape. Ce
sera à l’ordre d’examiner ce problème. Il ne serait pas
convenable que je me livre à des spéculations sur un point si
complexe de la législation androfrancienne.
Résolu devint écarlate.
L’effet de surprise s’est estompé, songea Rudolfo.
— Il est certain qu’il faudra examiner ce problème, lâcha le
pape d’une voix frémissante de colère. Mais, en attendant, je
dois rebâtir l’ordre et, pour cela, je dois avoir accès aux fonds.
Que puis-je faire sans argent ?
— Il ne m’appartient pas de vous éclairer sur ce point,
répliqua Vlad Li Tam. Je me contente d’accomplir mon devoir en
vous informant de la situation.
Résolu le foudroya du regard.
— Cette décision est inacceptable ! Vous ne pouvez pas…
Vlad Li Tam l’interrompit pour la troisième fois, et toujours
d’un geste désinvolte.
— Il en est ainsi, dit-il avec lenteur.
Il fit une pause et Rudolfo comprit que ce n’était pas pour
chercher ses mots, mais pour faire monter la tension. Il avait
préparé son discours avant même de quitter le bureau du
huitième patio de son manoir de bord de mer.
— Vous êtes très bien placé pour comprendre qu’il faut se
montrer prudent quant à la manière de gérer les vestiges de
l’ordre de P’Andro Whym.
Le regard de Résolu passa de Vlad Li Tam à Rudolfo, puis se
posa sur Jin Li Tam. Le roi tsigane devina qu’il réfléchissait et
qu’il calculait. Les yeux du pape se durcirent soudain.
— Je le comprends fort bien, dit-il, les mâchoires contractées.
Vlad Li Tam inclina la tête.
— Parfait. Des affaires urgentes requièrent mon attention. Je

- 218 -
crains de devoir retourner immédiatement sur la côte
d’Émeraude orientale.
Il fit volte-face sans adresser un mot à sa fille et sortit à
grands pas. Le roi tsigane aperçut un petit éclat amusé dans le
regard de la jeune femme.
Résolu regarda Jin Li Tam et Rudolfo.
— Je vais demander qu’on vous raccompagne à vos quartiers,
seigneur Rudolfo. Je souhaite m’entretenir avec dame Li Tam à
propos de l’étrange tournure que prennent les événements.
Rudolfo se leva et sourit.
— Si le seigneur Li Tam dit la vérité, votre Acte de
Bannissement n’a plus aucune valeur.
Deux gardes gris se glissèrent de chaque côté du roi tsigane,
une main sur le pommeau de leur épée courte. C’était
amplement suffisant pour faire respecter la volonté d’un
prétendant au titre de pape.

JIN LI TAM

Jin Li Tam attendit que l’archevêque se décide à parler.


L’arrivée inattendue de son père l’avait certes surprise, mais pas
son brusque départ. Vlad Li Tam était un curieux mélange
d’efficacité et d’attention. Il était prêt à traverser les Terres
Nommées de long en large pour délivrer un message, puis à
rentrer chez lui.
Jin Li Tam n’avait pas été étonnée qu’il connaisse l’existence
d’un second pape alors qu’elle-même n’en avait jamais entendu
parler. Vlad Li Tam était au centre d’une immense toile
d’informateurs… une toile qu’il avait tissée en grande partie.
— Ce qui vient de se passer est stupéfiant et inacceptable,
lâcha enfin l’archevêque. Comment allons-nous résoudre ce
problème ?
Jin Li Tam repoussa une mèche qui lui tombait sur le visage.
— Je suis la fille de mon père et je sers ses intérêts. Mais cette
affaire de succession n’entre pas dans mes domaines de
compétence. Je suis dans le camp du seigneur Rudolfo et des
Neuf Maisons Sylvestres. Je demande qu’il soit libéré

- 219 -
sur-le-champ.
Résolu ricana.
— J’aurais peut-être pris votre demande en considération
quand je souhaitais entrer dans les bonnes grâces de votre père,
mais maintenant…
L’insolence de cette remarque la stupéfia. Lorsqu’elle reprit
la parole, elle parla d’une voix basse et menaçante.
— Vous aurez toujours besoin du soutien de mon père et vous
ne l’obtiendrez jamais sans mon aide.
— C’est sans importance. Rudolfo restera ici. Et le
mécaserviteur aussi. (Jin Li Tam ouvrit la bouche, mais Résolu
ne lui laissa pas le temps de s’exprimer.) Contestez-vous le fait
que cet automate soit la propriété de l’ordre androfrancien ?
Problèmes de succession ou non, je suis archevêque et, jusqu’à
preuve du contraire, personne n’occupe un rang plus élevé que le
mien.
Jin Li Tam regarda Isaak, puis Résolu.
Ou plutôt Oriv, songea-t-elle.
Elle se promit de ne plus le considérer comme un pape.
— Je ne le conteste pas.
— Parfait. Compte tenu de la tension actuelle entre la Maison
Li Tam et l’ordre androfrancien, je pense qu’il serait préférable
que vous quittiez le palais d’été. La Garde Grise vous escortera
vous et les éclaireurs tsiganes jusqu’aux portes du domaine
demain matin. Vous n’aurez pas le droit de revenir avant que la
situation soit clarifiée. Avez-vous compris ?
Jin Li Tam hocha la tête et se leva.
— Je vous remercie, archevêque.
À la grande satisfaction de la jeune femme, il tressaillit en
entendant ce titre. Elle était de plus en plus persuadée qu’il
n’était que la marionnette de Sethbert. Il ignorait sans doute les
machinations de son cousin, mais il en faisait partie. Sethbert
s’était assuré qu’il survivrait à la destruction de Windwir et il
tirait désormais les ficelles pour manœuvrer son pantin à sa
guise.
Elle songea alors à la question qui la taraudait depuis qu’elle
avait appris le rôle de Sethbert dans le génocide androfrancien.
Pourquoi ? Par folie, se dit-elle. Pourtant, le plan du prévôt était

- 220 -
plus subtil qu’elle l’avait d’abord cru.
Jin Li Tam sortit du bureau papal. Elle jeta un bref coup d’œil
aux gardes gris qui se tenaient dans l’ombre de part et d’autre de
la porte. Ils ne bougèrent pas lorsqu’elle s’éloigna à grands pas.
Elle sortit par une porte réservée aux domestiques et marcha
sous une pluie froide. Les éclaireurs tsiganes l’attendaient dans
la caserne allouée aux soldats de passage, derrière le palais. Jin
Li Tam frappa doucement à l’entrée et le premier éclaireur lui
ouvrit.
— Quelles nouvelles, dame Li Tam ?
Elle l’écarta et entra dans une grande salle bordée de
couchettes et de coffres.
— La Maison Li Tam a interrompu toute transaction
financière avec le soi-disant pape. Mon père affirme qu’il existe
une personne mieux placée que lui pour prendre la tête de
l’ordre. Oriv a l’intention de garder Rudolfo prisonnier et de
maintenir son Acte de Bannissement. Sethbert va lancer son
armée sur les Neuf Forêts.
L’éclaireur hocha la tête. Son visage était dur et inexpressif.
— Et le mécaserviteur ?
— Il appartient à l’ordre androfrancien et il le reconnaît. La
légitimité d’Oriv n’entre pas en ligne de compte dans cette
affaire.
Seule une personne d’un rang supérieur à celui de
l’archevêque pourrait le faire changer d’avis.
— Bien, dit l’officier. Je vais informer les autres.
Il siffla et un éclaireur approcha en tirant un parchemin et
une plume de sa sacoche. Un de ses camarades sortit un petit
oiseau brun d’une cage accrochée à sa ceinture.
Jin Li Tam esquissa un sourire. Elle avait lu les instructions
que Rudolfo avait écrites à l’intention de ses éclaireurs. Le
seigneur des Neuf Maisons Sylvestres avait du temps à ne pas
savoir qu’en faire et il avait donc préparé des ordres pour pallier
tous les cas de figure. Jin Li Tam avait passé une bonne partie de
la journée à les lire et son respect pour Rudolfo avait grandi à
chaque page. Cet homme était sans doute le plus grand stratège
qu’elle ait rencontré. Il n’était pas tout à fait aussi prudent et
aussi méticuleux que son père, mais il s’en fallait de peu.

- 221 -
— Ce sera donc ce soir ? demanda-t-elle à l’officier.
— En effet, répondit l’homme.
Jin Li Tam laissa les éclaireurs à leurs préparatifs et regagna
ses quartiers. Elle ferma la porte à clé et se dirigea vers le lit. Elle
plongea la main sous un oreiller et en tira la note qu’elle
s’attendait à trouver là.
C’était une simple lettre d’un père à sa fille. Il la félicitait
même pour ses fiançailles. La jeune femme sourit. Elle n’avait
fait que suivre les ordres de son père et celui-ci la félicitait quand
même. Mais un autre message se cachait derrière la banalité
apparente du premier. Elle le lut deux fois pour être certaine de
ne pas se tromper, puis une troisième avant de le froisser et de le
jeter dans le poêle.
« La guerre est proche. Donne un héritier à Rudolfo. »

NEB

Il s’écoula trois jours avant que la violence se déchaîne de


nouveau sur les plaines de Windwir. Neb avait observé la
tension croître tandis qu’il travaillait avec ardeur sous les
premières pluies. Le champ de ruines s’était couvert d’une
espèce de boue glissante composée de terre et de cendre. Neb
perdait l’équilibre et tombait souvent en poussant sa charrette à
vive allure en direction de la fosse la plus proche.
Lorsque la neige arriva, il se demanda ce que ses
compagnons et lui allaient faire. Pétronus n’avait quand même
pas l’intention de les obliger à récupérer des os prisonniers de la
terre gelée sous un tapis blanc et froid épais de cinquante
centimètres ?
— Des cavaliers ! cria quelqu’un.
Neb leva la tête et aperçut une colonne de chevaux avec des
soldats couchés sur leur selle. Il calcula leur direction et estima
qu’ils se dirigeaient vers le camp entrolusien. À première vue, il
s’agissait d’hommes des Marais, mais il était difficile d’en être
certain à une telle distance… surtout que quatre armées
campaient à proximité des ruines de Windwir.
Le garçon vida sa brouette dans la fosse et retourna vers les

- 222 -
fossoyeurs qui pelletaient le sol. Il aperçut Pétronus qui
approchait à travers un brouillard de pluie.
— Qui sont-ils ? demanda le vieil homme quand il fut assez
proche pour que Neb l’entende.
— Je n’en suis pas sûr, cria le garçon. Je pense que ce sont
des hommes des Marais.
Pétronus eut l’air inquiet. Il n’était plus le même depuis
l’arrivée du roi des Marais. Celui-ci était resté au nord du camp
toute la nuit et tout le lendemain. Il avait prêché sans relâche et
sa voix magifiée avait tonné entre les ruines. Il avait conspué les
injustices des Androfranciens à l’encontre de son peuple ; il avait
cité de longs passages de vagues Évangiles apocryphes dont Neb
n’avait jamais entendu parler et, par moments, il avait sombré
dans des délires incompréhensibles.
Cet étrange discours avait provoqué un certain malaise.
Plusieurs fossoyeurs avaient abandonné leur pelle et étaient
rentrés chez eux. Les sentinelles entrolusiennes avaient fini par
s’inquiéter. Mais le discours fleuve s’était interrompu à l’arrivée
de deux autres armées et la voix tonnante du roi des Marais avait
cessé de résonner au-dessus du champ de ruines.
À partir de ce moment, la tension s’était accrue.
Pétronus s’arrêta à côté de Neb et ils observèrent les cavaliers
qui galopaient vers le sud. Un autre groupe de soldats à cheval
sortit de la forêt et se dirigea vers le nord.
Neb était incapable de détourner les yeux. Les deux
escouades se croisèrent et le garçon entendit des cris lointains.
Des lances et des épées touchèrent au but et des hommes des
deux camps s’effondrèrent dans la boue noire tandis que leurs
chevaux poursuivaient leur course sans eux. Le garçon sentit la
main de Pétronus serrer son épaule. Il tourna les yeux vers lui.
Le vieil homme pointa un doigt en direction du nord-est.
D’autres cavaliers approchaient suivis par une brigade de
fantassins dispersée.
— Le roi des Marais est désormais en guerre, dit Pétronus.
Neb regarda les deux premières unités de cavalerie échanger
quelques coups avant de s’éloigner l’une de l’autre. Il vit alors un
groupe de cavaliers et de soldats se diriger vers le nord pour
affronter la deuxième vague de guerriers des Marais. Ce

- 223 -
n’étaient pas des Entrolusiens. Il s’agissait sans doute d’un
détachement de la garde d’honneur de la reine de Pylos. Neb
pensait qu’elle avait établi son camp au sud.
— Les troupes du roi des Marais doivent affronter trois
armées. Pourquoi s’est-il lancé dans cette guerre ? Et pourquoi
a-t-il pris parti pour le roi tsigane ?
— Je ne sais pas trop, mais il l’a fait. Il a toujours détesté
Windwir. Il croit peut-être que Rudolfo a détruit la cité comme
l’a affirmé ce soi-disant pape.
Neb avait étudié l’histoire du peuple des Marais à l’école. Elle
était ponctuée d’escarmouches avec Windwir et avec les villages
éparpillés sous protection androfrancienne. Les hommes des
Marais s’étaient installés très tôt dans les Terres Nommées peu
après le premier Rudolfo. C’était alors une tribu pitoyable dont
les membres avaient été durement frappés par la folie. Elle
s’était établie dans les vallées longeant les trois fleuves. Après
une ou deux générations, on s’était rendu compte que l’intensité
de sa folie ne s’amenuisait pas. Sous l’influence des
Androfranciens, le peuple des Marais fut peu à peu repoussé
vers les régions marécageuses, près des sources du Grand
Fleuve.
Neb se tourna vers sa brouette.
— Je dois reprendre le travail, dit-il.
Pétronus lui serra l’épaule de nouveau.
— Moi aussi.
Lorsque Neb arriva à la fin de son quart, il alla se laver sous la
tente faisant office de salle de bains. La température avait chuté
au cours des derniers jours. Il frotta sa robe et son corps avec le
même bout de savon brut en prenant une douche tiède. Il se
sécha, enfila des vêtements propres et retourna sur le champ de
boue. Il regagna la tente qu’il partageait avec Pétronus et y
suspendit sa robe mouillée, puis il se rendit à la cuisine pour
dîner.
Il s’assit, seul, et posa son écuelle de ragoût de venaison
contre lui. Il mangea avec lenteur, savourant le goût sauvage de
la chair de daim cuisinée avec des carottes, des navets, des
pommes de terre et des oignons.
La voix du roi des Marais tournait sans cesse dans sa tête. Les

- 224 -
cheveux et les poils de l’adolescent se hérissaient encore au
souvenir des citations sacrées et des délires du monarque.
J’ai dû paraître tout aussi fou, songea-t-il.
Sans doute, mais il avait été moins bruyant. En outre, le roi
des Marais avait parlé d’une voix claire. Il n’avait pas bafouillé ni
débité son discours à toute allure.
Il avait parlé comme s’il délivrait le message le plus
important de tous les temps.
Neb termina son dîner et rentra à sa tente. La veille, les
chariots de Sethbert avaient apporté de longues plaques de bois
qui avaient été disposées dans les abris en toile et sur les
chemins que les fossoyeurs empruntaient souvent. Il n’y en avait
pas eu assez, mais c’était un début.
Le garçon s’enveloppa dans ses couvertures et écouta l’eau
ruisseler sous les planches.
Il entendit la voix du roi des Marais, mais, malgré les magikes
qui l’amplifiaient, il était trop loin pour comprendre les paroles.
Un éclat de rire très clair ponctua la fin du bref sermon
nocturne.
Un éclat de rire qui hanta les rêves du garçon.

PÉTRONUS

— Vous devez ordonner à vos hommes de quitter les lieux, dit


Grégoric d’une voix inquiète et coléreuse.
Pétronus secoua la tête.
— C’est hors de question. Pas avant que notre travail soit
terminé.
Un éclaireur tsigane s’était faufilé dans la cuisine et lui avait
glissé un bout de papier entre les mains. Une convocation sur la
berge du fleuve. Pétronus avait vidé son écuelle de ragoût dans la
marmite commune. Il avait attrapé un morceau de pain noir
sucré et presque rassis avant de se diriger vers l’endroit où il
avait rencontré Grégoric pour la première fois.
— Vous allez perdre vos hommes, tôt ou tard.
Pétronus éclata d’un rire qui ressemblait à un aboiement.
— Ils sont déjà nombreux à partir. Et, avec l’arrivée des

- 225 -
pluies, il y a de moins en moins de volontaires pour les
remplacer.
— Je ne vous parle pas de fatigue, dit Grégoric. Vous êtes
coincés entre quatre armées, vieil homme. L’une d’entre elles
finira forcément par vous tomber dessus.
Pétronus le savait. Le jour même, une bataille avait éclaté à
portée de vue et d’oreille. Il avait observé les combats se
déplacer vers l’endroit où les fossoyeurs maniaient les pelles et
poussaient les brouettes. Il était allé voir le lieutenant
entrolusien et celui-ci lui avait appris que le roi des Marais avait
surpris tout le monde. Personne n’avait imaginé qu’il marcherait
au sud et qu’il proclamerait une étrange Alliance de Sang avec
Rudolfo. Les Entrolusiens avaient attendu de voir ce qui allait se
passer, mais, lorsque des chasseurs à cheval avaient traversé la
cité en ruine pour attaquer la cavalerie avancée de Sethbert,
l’attente s’était transformée en affrontement.
— Laissons-les s’entre-tuer, dit Pétronus. Nous achèverons
notre tâche sous la protection des dieux.
Sous la pluie, il était plus facile de distinguer Grégoric. Une
fine pellicule d’eau soulignait la courbe de ses épaules, des
gouttes coulaient le long de son corps avant de tomber dans la
boue.
— Nous avons du travail. Nous avons reçu des oiseaux.
Pétronus haussa un sourcil.
— Des nouvelles ?
— Oui. Un message du général Rudolfo en provenance du
palais d’été. Il nous ordonne de suivre les armées qui feront
route vers l’est et de ralentir leur progression à tout prix. Chaque
jour qui passe nous rapproche de l’hiver et nous aurons
l’avantage lorsque nous nous battrons dans les bois de notre
pays. Mais le roi des Marais se chargera peut-être de ralentir
l’ennemi à notre place.
Pétronus hocha la tête.
— Autre chose ?
Grégoric gloussa.
— Sethbert a piqué une crise de rage ce matin. Certaines
rumeurs affirment que la manne financière des Androfranciens
est tarie. D’autres font état d’un second pape qui serait mieux

- 226 -
placé que Résolu pour prendre la tête de l’ordre.
Pétronus espéra qu’il était parvenu à cacher sa surprise.
— Où serait ce second pape ?
— Nous ne savons pas trop. Mais s’il mène la vie dure à
Sethbert, il peut compter sur mon soutien.
Pétronus hocha la tête.
— Un autre pape compliquerait la situation.
La voix de Grégoric se fit songeuse et Pétronus se sentit de
plus en plus inquiet.
— S’il révèle son identité, il pourra briser le pacte contre le
général Rudolfo et nous placer dans une meilleure position.
Mais à quel prix ? songea Pétronus.
Il regarda le fleuve.
— Cela entraînerait une guerre telle que les Terres Nommées
n’en ont jamais connu.
— Nous arriverons à notre but avec ou sans second pape. Ce
qui importe, c’est de savoir qui se bat pour qui. La nouvelle de la
Désolation de Windwir s’est répandue à travers les Terres
Nommées. Des rumeurs circulent. Certaines affirment que
Rudolfo a détruit la cité pour respecter une ancienne Alliance de
Sang avec Xhum Y’Zir. D’autres disent que Sethbert est le
coupable, mais sans présenter de raisons valables. Des
personnes pensent qu’une grande catastrophe va bientôt
s’abattre sur nous. Il existe même une poignée de gens
persuadés que Windwir a été rasée par les Androfranciens
eux-mêmes.
Grégoric s’interrompit.
Depuis combien de temps la cité avait-elle été rasée
maintenant ? Un mois ? Un peu plus, un peu moins ? C’était à
peine suffisant pour guérir du traumatisme dans lequel la
catastrophe avait plongé le monde.
— Les rumeurs finiront par se calmer, dit Pétronus.
— Vous avez raison, dit Grégoric. Mais si rien ne se passe, la
vérité sera enterrée sans que les coupables aient besoin de le
faire.
Exact
Pétronus en était conscient. Rudolfo était dans l’incapacité
d’agir, son armée errante s’était repliée sur des positions

- 227 -
défensives. Sethbert et Résolu contrôlaient la circulation des
informations dans les Terres Nommées, car ils étaient les deux
seules autorités en mesure de s’exprimer sur les événements
actuels. Mais Vlad Li Tam avait les clés des comptes de l’ordre. Il
ne faisait aucun doute que ce vieux renard avait révélé
l’existence de Pétronus pour empêcher qu’on dilapide l’argent
des Androfranciens et pour compliquer la tâche à Sethbert et à
ses alliés.
« Éclairez les péchés du passé à la lumière du savoir, disait le
douzième Évangile de P’Andro Whym. Vous vous montrerez
alors plus prudents le lendemain. Il n’existe pas de chemin plus
sûr que l’examen de la vérité. »
Mais quelle quantité de lumière et quelle quantité de vérité
fallait-il ?
Comment aurait réagi Whym s’il avait été confronté à la
situation présente ? Quand il avait fondé l’ordre, il n’y avait
encore ni pape, ni couronne, ni anneau. P’Andro Whym était un
érudit scientifique qui s’était dressé contre les rois-sorciers et,
lorsque cela avait précipité la chute du monde, il s’était efforcé
de récupérer ce qui était récupérable en fouillant dans les
cendres.
— Et le roi des Marais ? demanda Pétronus.
Mais il avait posé la question sur un ton désabusé. Les Terres
Nommées prenaient l’eau et s’apprêtaient à sombrer comme un
crâne dans une rivière. Le vieil homme se demanda ce qui se
passerait avant qu’elles touchent le fond.
Grégoric, accroupi jusque-là, se leva. Pétronus devina son
mouvement plus qu’il le vit.
— J’ai essayé d’entamer le dialogue avec lui, mais il ne veut
parler qu’à Rudolfo.
— Sait-il que Rudolfo est l’invité de Résolu ?
— Il le sait. Un de ses capitaines a dit à mon envoyé que, dans
un rêve, son roi avait vu le retour prochain de notre général.
C’était typique du mysticisme de ce peuple.
À cet instant, comme s’il avait compris qu’on parlait de lui, le
roi des Marais reprit son discours nocturne en whymèrien.
D’une voix tonnante, il débita un nouveau chapelet de conseils,
de mises en garde, de menaces et de promesses.

- 228 -
— Il est temps que je me remette au travail, dit Grégoric.
Nous pensons que le roi des Marais va attaquer la reine de Pylos
avant l’aube. Nous nous occuperons des Entrolusiens s’ils
viennent la soutenir. (Il se tut pendant un instant et Pétronus
sentit qu’il le regardait.) Vous avez l’air fatigué, vieil homme.
Vous ne prenez pas assez de repos. Si vous ne tenez pas le coup,
personne ne reprendra le flambeau et le reste des corps ne sera
jamais enterré.
Pétronus se releva avec peine. Il était resté assis trop
longtemps et ses jambes étaient engourdies.
— Je croyais que vous vouliez que les fossoyeurs s’en aillent ?
— C’est le cas. (Grégoric éclata d’un rire creux et dépourvu de
joie.) Oubliez ce que je viens de dire.
À travers le clapotis de la pluie, Pétronus entendit d’infimes
bruits de pas s’éloigner dans la boue. Lorsqu’il fut certain d’être
seul, il maudit Vlad Li Tam à haute voix et regagna sa tente.
Il avait envisagé de dormir un peu, mais, tandis que la cire
d’un bout de chandelle se répandait sur le tonneau qui servait de
table, le vieil homme rédigea une proclamation qu’il avait espéré
ne jamais écrire.

- 229 -
Chapitre 17

RUDOLFO

Rudolfo toucha à peine à son dîner. Il ne pensait qu’à la nuit


qui approchait. Il avait enfilé ses vêtements les plus sombres, il
s’était étiré et il avait écouté ses articulations et ses muscles
craquer tandis qu’il se détendait.
Il avait gardé le poulet pour la fin et avait ouvert la carcasse
avec les doigts. Il avait trouvé la petite poche cachée à l’intérieur
et l’avait aussitôt glissée sous sa serviette rouge au cas où son
dîner serait interrompu.
Je n’ai pas envie de faire cela, songea-t-il.
Il était furieux de devoir recourir à la violence, mais Oriv
l’avait bien cherché. Rudolfo préférait régler les délicates affaires
d’État avec discrétion et finesse. Cette escapade nocturne n’allait
pas améliorer son image ni celle des Neuf Maisons Sylvestres.
Il espéra que les révélations de Vlad Li Tam à propos d’un
second prétendant au trône de Windwir allaient jouer en sa
faveur. Après tout, peut-être que le monde entier n’allait pas se
liguer contre lui.
Rudolfo emporta la petite poche dans sa chambre et termina
de rassembler ses quelques affaires. Puis il ouvrit le mystérieux
sachet et vida son contenu au creux de sa paume. Il observa le
mélange de poudres sans dissimuler son dégoût.
On jugeait inconvenant qu’un noble emploie des magikes,
même quand il était confronté à une situation périlleuse. Son
père avait exigé qu’il suive l’entraînement des éclaireurs, y
compris l’utilisation des poudres, mais il avait souligné qu’un
seigneur digne de ce nom n’avait jamais besoin d’y recourir.
Rudolfo n’avait pas le choix et il considérait cette humiliation

- 230 -
comme un échec personnel.
Il lança un peu de poudre sur son front, ses épaules et ses
pieds. Puis il inspira un grand coup et lécha le mélange amer au
creux de sa paume gauche. Il sentit alors le monde bouger et se
tordre autour de lui.
Les couleurs prirent un éclat aveuglant qui s’amenuisa peu à
peu. Il remarqua une miette sur un tapis à plusieurs mètres de
distance. Il entendit un vacarme infernal tandis que les
battements de son cœur résonnaient dans la pièce comme des
coups de tonnerre. Il identifia les signes avant-coureurs de la
nausée et chancela. Les éclaireurs tsiganes s’entraînaient à
prendre des magikes pour que leur corps s’y habitue. Ils étaient
capables d’en utiliser pendant des mois d’affilée sans ressentir
davantage qu’un léger inconfort. Mais, la dernière fois que
Rudolfo avait employé les poudres de la femme du fleuve, il
n’avait que dix ans.
Il se rappela que, ce froid matin, il avait vomi sur les bottes
de son père.
Il calma sa respiration et attendit. Lorsque la pièce cessa de
tourner, il la traversa en évitant les zones trop éclairées.
Il entendit un bruit dans le couloir et se dirigea vers la porte.
Celle-ci s’ouvrit et un courant d’air dégageant un parfum de
lilas glissa sur son visage.
— Vous êtes prêt ? demanda Jin Li Tam.
Il se déplaça vers la voix et se pencha en avant. Il distingua
vaguement la silhouette de la jeune femme dans la pénombre.
— Je suis prêt. Où sont mes éclaireurs ?
Un autre souffle passa.
— Nous sommes là, général.
Rudolfo tourna la tête vers la porte et aperçut un garde gris
allongé sur le sol. Un de ses hommes le tirait déjà à l’intérieur de
la pièce. En d’autres circonstances, Rudolfo aurait été amusé de
voir ce corps qui semblait se déplacer de son propre chef. Il
l’enjamba et sortit dans le couloir.
Des fantômes fermèrent et verrouillèrent la porte.
On glissa une ceinture dans les mains de Rudolfo et celui-ci
sentit les étuis des poignards tsiganes qui y étaient accrochés. Ils
avaient été magifiés avec des huiles pour être aussi invisibles et

- 231 -
silencieux que les hommes qui les portaient. Rudolfo boucla le
ceinturon autour de sa taille étroite.
— Et Isaak ? demanda-t-il.
La voix de Jin Li Tam se fit entendre tout près de son oreille
et il sentit son souffle chaud contre sa joue. Son haleine avait un
parfum de pomme.
— Il est avec l’archevêque.
— Parfait.
Rudolfo laissa les éclaireurs ouvrir la voie. Ils remontèrent
les larges et interminables couloirs en frôlant les murs, profitant
de la moindre zone d’ombre et soufflant les lampes qui
risquaient de trahir leur présence.
Ils croisèrent des acolytes, des érudits, des domestiques et
des gardes sans se faire remarquer. Pendant un moment,
Rudolfo et Jin Li Tam restèrent dans un renfoncement tandis
que deux hommes cherchaient un chemin sûr. Ils n’en
trouvèrent pas et les deux fiancés attendirent qu’on tranche la
gorge d’un garde gris.
La troisième alarme fut déclenchée alors qu’ils étaient à
mi-hauteur de l’escalier menant au bureau papal. En contrebas,
une escouade de la Garde Grise conduite par le vieux capitaine
fit irruption dans la pièce. Les soldats verrouillèrent la porte et
des sentinelles s’installèrent à proximité tandis que leurs
compagnons se dispersaient.
Rudolfo sourit à l’approche du danger. Deux gardes gris
montèrent l’escalier d’un pas lourd. Le roi tsigane s’accroupit et
se pressa contre la rambarde sculptée. Lorsque les deux hommes
furent passés, il se remit en route. Il sentit la main de Jin Li Tam
se poser sur son ceinturon, dans son dos.
Les quatre gardes gris en faction devant la porte d’Oriv
n’eurent pas le temps de crier. Les lames sifflèrent et deux
d’entre eux s’effondrèrent, bâillonnés par des écharpes
rapidement plaquées contre leur bouche. Rudolfo sentit Jin Li
Tam passer devant lui. Une ligne rouge se dessina sur la gorge
du troisième garde tandis que la jeune femme frappait d’un geste
précis. Une gerbe de sang éclaboussa l’uniforme gris.
La quatrième sentinelle eut un instant d’hésitation avant
d’ouvrir la bouche. Rudolfo s’élança vers elle avec grâce. Sa

- 232 -
première lame se planta juste sous le menton, l’autre se ficha
entre les côtes à hauteur du cœur.
Le roi tsigane entendit des bruits précipités de l’autre côté de
la porte. Il ouvrit et découvrit Oriv, debout derrière son grand
bureau. L’archevêque cherchait quelque chose dans un tiroir, les
yeux écarquillés par la terreur. Il brandit un étrange objet
cylindrique : un tube métallique doté d’une poignée en nacre
ouvragée. Il actionna un petit levier à l’aide de sa main libre.
Rudolfo vit une étincelle et se baissa aussitôt. Il sentit un trait
de chaleur brûlant contre sa joue gauche. Derrière lui, une
silhouette massive s’effondra. Il entendit un gargouillement de
sang et des trépidations spasmodiques de talons contre le sol.
Rudolfo s’élança en poussant un rugissement, bondit
par-dessus le bureau et projeta l’archevêque par terre. L’arme
étrange tomba sur le tapis et Oriv se défendit à coups de griffes,
à coups de pied et à coups de dents. Rudolfo riposta et réussit à
immobiliser son adversaire. Il tira un poignard et en glissa la
pointe dans l’oreille du soi-disant pape.
— Nous avons joué selon vos règles, murmura-t-il.
Maintenant, nous allons jouer selon les miennes.
Les éclaireurs entrèrent dans la pièce sans se soucier des
cadavres et verrouillèrent les portes derrière eux.
— Nous avons perdu Rylk, dit l’un d’eux. Je ne sais pas ce qui
s’est passé, mais quelque chose lui a traversé la poitrine en y
laissant un trou aussi large qu’une tête d’enfant.
Rudolfo résista à la tentation d’enfoncer sa lame dans l’oreille
d’Oriv.
— Y a-t-il des blessés ? Dame Li Tam ?
— Quelque chose de brûlant m’a roussi le visage, mais je vais
bien.
Rudolfo observa la pièce et aperçut Isaak dans un coin.
— Isaak, est-ce que tu vas bien ?
— Mon état de fonctionnement est correct, répondit
l’automate.
— Parfait. Prépare-toi à faire un petit voyage. Nous partons.
— Mais, seigneur Rudolfo, je suis la propriété de…
Rudolfo n’écouta pas la suite. Il fit tourner sa lame de
quelques degrés.

- 233 -
— Libérez le mécaserviteur de ses obligations et dites-lui de
m’obéir jusqu’à ce que ce malheureux problème soit réglé. (Il
sentit les muscles d’Oriv se contracter et il enfonça son poignard
de quelques millimètres.) Vous allez bientôt vous apercevoir que
ma patience a des limites.
— En me tuant, vous ne ferez que confirmer votre culpabilité,
dit l’archevêque.
Sa voix trahissait la panique et Rudolfo en fut très heureux. Il
sourit.
— Mais vous, vous serez mort. Faites ce que je vous dis.
Ils prirent la peine de jeter l’arme étrange et les documents
répandus sur le bureau en désordre dans un sac. Deux minutes
plus tard, le petit groupe sortit de la pièce. Isaak fermait la
marche et Oriv était en tête, la pointe d’un poignard entre les
omoplates.
Les gardes gris attendaient au pied de l’escalier, épée tirée.
Rudolfo sourit et fit tourner la lame de son couteau en
l’enfonçant de quelques millimètres. L’archevêque hurla à ses
hommes de se replier et le roi tsigane se délecta de cette mélodie
sans pareille. Les gardes obéirent au soi-disant pape.

NEB

C’était au tour de Neb de faire l’inventaire du chariot


d’artefacts. En règle générale, Pétronus se chargeait de cette
besogne, mais, au cours des derniers jours, le vieil homme s’était
replié sur lui-même. Il avait confié de plus en plus de
responsabilités au garçon qui ne s’en plaignait pas.
Il approcha du véhicule en gardant la plume et le parchemin
sous sa robe pour les protéger de la pluie. Le chariot était à l’abri
sous un auvent de fortune. Il était sous la garde d’un marchand
indifférent qui marmonnait en se déplaçant sans cesse pour
éviter les filets d’eau qui coulaient du toit en tissu.
L’homme leva les yeux en entendant Neb.
— Combien de temps ? demanda-t-il.
Neb jeta un coup d’œil aux objets boueux entassés dans le
chariot. Il en poussa quelques-uns du bout de son bâton de

- 234 -
marche.
— Deux heures, à mon avis.
Le marchand hocha la tête.
— Je reviendrai donc dans deux heures.
Neb se hissa à l’arrière du véhicule et se dirigea vers l’avant.
Il étala le parchemin sur une surface sèche, s’assit au milieu de la
récolte du jour et commença l’inventaire.
Les fossoyeurs ne prêtaient guère attention aux objets qu’ils
ramassaient. Les hommes de Sethbert avaient d’abord exigé
qu’ils rapportent tout ce qu’ils trouvaient, mais ils s’étaient vite
rendu compte qu’il aurait fallu de nombreux véhicules pour tout
entasser. Désormais, seuls les objets les plus intéressants étaient
récupérés et déposés dans le chariot à la fin de la journée.
Neb – ou Pétronus lorsque le vieil homme se chargeait du
travail – faisait office de deuxième examinateur et il trouvait
parfois une tasse, une lame ou un outil dans la pile d’oiseaux
mécaniques et de globes en cuivre.
La première heure passait très vite, la seconde plus
lentement. Certains jours, il fallait travailler une ou deux heures
de plus, mais, ce jour-là, le chariot n’était rempli qu’au tiers. Neb
examinait les objets sans méthode particulière. Ceux qui se
révélaient sans intérêt étaient jetés dans la boue. Après ce
premier tri, il commençait l’inventaire des artefacts restants.
Il s’était déjà écoulé une heure lorsqu’il aperçut quelque
chose dans un coin du chariot.
Il ne fut pas surpris d’être passé à côté de cet objet lors de son
premier examen : il était si petit qu’il était miraculeux qu’un
fossoyeur l’ait remarqué dans un champ de boue. Un rayon de
lumière s’était peut-être reflété sur les os du doigt auquel il était
glissé.
Ce n’était rien d’extraordinaire, une simple bague en métal
bizarre, aussi sombre que le fer et aussi léger que l’acier. Le
chaton était couvert de terre et de cendre, mais Neb l’identifia
avant même de cracher sur un bout de sa robe pour le nettoyer.
Il avait vu des gravures de cette bague depuis sa tendre
enfance, il avait vu le sceau du chaton sur des milliers de
documents de la Grande Bibliothèque et il avait vu le bijou au
doigt de tous les hommes représentés dans la galerie de portraits

- 235 -
du hall des Saints Évêchés.
C’était la bague des papes androfranciens.
Le garçon regarda autour de lui, ne sachant que faire.
Pétronus n’aurait pas voulu que ce bijou tombe entre les mains
de Sethbert. Ce n’était qu’un anneau dépourvu de magike, mais
c’était aussi un des symboles les plus anciens de la papauté, un
objet irremplaçable. Une rumeur courait dans le camp : un
Androfrancien – un homme qui n’avait pas révélé son nom, mais
que certaines personnes avaient identifié – était mieux placé
qu’Oriv pour prendre la succession de l’ordre. Neb était le seul à
connaître la véritable identité de Pétronus à des lieues à la ronde
et il n’avait rien dit. Par conséquent, quelqu’un d’autre savait… à
moins que ce mystérieux Androfrancien ne fasse pas référence à
Pétronus. Un deuxième archevêque avait peut-être l’intention de
revendiquer la tête de l’ordre moribond.
Au cours des heures où ils avaient travaillé ensemble, Neb en
était vite venu à considérer le vieil homme aimable et déterminé
comme le véritable pape. Pourtant, malgré les déclarations
oniriques de frère Hebda, le garçon ne s’imaginait pas proclamer
Pétronus pape des Androfranciens.
Il finit par glisser la bague dans sa poche. Il fallait s’assurer
qu’elle ne tombe pas entre les mains d’un prétendant au titre de
pape. Si Pétronus décidait de reprendre la place qui lui était due,
le bijou ferait sa réapparition.
Neb continua son inventaire en sentant le poids de plusieurs
millénaires au fond de sa poche. Que devait-il faire de cette
bague ?

JIN LI TAM

Les fuyards chevauchèrent pendant une nuit et un jour, ne


s’autorisant que de rares arrêts de quelques minutes. Jin Li Tam
et Rudolfo galopaient côte à côte sans s’adresser un mot.
Au matin, la jeune femme se rendit compte que ses sens
recouvraient une acuité normale. En début d’après-midi, les
dernières magikes se dissipèrent et elle ressentit le contrecoup
de la fatigue dans ses membres. Les éclaireurs passaient des

- 236 -
années à s’entraîner à l’emploi des poudres. Ils découvraient les
rythmes de leur corps et différentes techniques permettant de
limiter les inconforts du sevrage. En règle générale, les magikes
n’étaient utilisées qu’en temps de guerre, et seulement par des
soldats d’élite.
Jin Li Tam n’avait pas le titre d’éclaireur, mais elle s’était
souvent entraînée en leur compagnie. Pourtant, les hommes qui
l’accompagnaient auraient pu employer des magikes pendant
des jours, voire des semaines d’affilée, sans subir de contrecoup
notable. La jeune femme, elle, était incapable de les supporter
plus d’une journée.
Entre l’escorte de Rudolfo et celle de Jin Li Tam, le groupe de
fuyards comptait une escouade entière… moins l’éclaireur qui
avait été tué par l’archevêque. Jin Li Tam, Isaak et Rudolfo
chevauchaient au milieu des cavaliers qui gardaient leur arme
glissée sous le bras pour être prêts à frapper en une fraction de
seconde.
La nuit tombait déjà lorsqu’ils firent halte pour établir le
camp. Ils guidèrent leurs chevaux dans une forêt de vieux pins à
une lieue de la seule piste boueuse menant vers le nord.
Rudolfo s’éloigna en compagnie du premier éclaireur
pendant que ses hommes montaient les tentes et allumaient un
feu avec rapidité et efficacité. Jin Li Tam essaya de se rendre
utile, mais elle constata qu’elle ne faisait que gêner.
Il était peu probable qu’Oriv ait donné l’ordre de les
poursuivre. La Garde Grise ne comptait plus qu’une poignée de
soldats et il aurait été idiot d’en perdre davantage ou de laisser le
palais d’été sans défense. Si l’archevêque avait l’intention de se
venger – et Jin Li Tam n’était pas certaine qu’il soit le genre
d’homme à faire cela –, il engagerait des mercenaires, ou il
demanderait l’aide de son cousin. La jeune femme songea que,
en ce moment même, de nombreux oiseaux devaient voler à
tire-d’aile vers le sud et vers l’est pour signaler l’évasion de
Rudolfo.
Isaak n’avait pas parlé depuis qu’ils avaient quitté le bureau
d’Oriv et Jin Li Tam s’aperçut alors que, pour la première fois, le
mécaserviteur ne portait plus sa robe androfrancienne.
Pourquoi ne l’avait-elle pas remarqué plus tôt ? L’automate,

- 237 -
assis le dos contre un arbre, contemplait la forêt d’un regard
vide. Son torse était parfois agité de tremblements, comme si les
soufflets laissaient échapper de profonds soupirs pour lesquels
ils n’avaient pas été conçus. La jeune femme nota la finesse de la
structure et des muscles métalliques, les membres longs et fins,
la tête en forme de casque et les yeux ressemblants à des joyaux
qui brillaient d’un éclat terne tandis que des étincelles
montaient du feu allumé par les éclaireurs tsiganes. Sa bouche
s’ouvrait et se fermait à intervalles réguliers.
Jin Li Tam s’approcha de lui et s’accroupit.
— Isaak ?
L’automate ne répondit pas. La jeune femme tendit le bras,
hésita, puis serra une épaule froide et métallique. Isaak se
tourna aussitôt vers elle. Ses yeux s’éclairèrent et il leva la main.
— Je vous présente mes excuses, dame Li Tam.
— Où est passée votre robe ?
Le mécaserviteur battit des paupières et un nuage de vapeur
jaillit dans son dos.
— Le pape Résolu m’a ordonné de l’ôter. Il a dit qu’une
machine n’était pas digne de porter l’habit de P’Andro Whym.
— Je pense pour ma part que P’Andro Whym aurait été
heureux de vous voir le porter. (Elle s’interrompit, ne sachant
pas trop si elle devait continuer.) Est-ce cela qui vous trouble ?
Isaak leva la tête pour la regarder. Jin Li Tam n’avait vu des
yeux exprimer une telle tristesse qu’une seule fois dans sa vie.
— Non, dame Li Tam. Je suis troublé par quelque chose
d’autre.
La jeune femme sentit ses sourcils se froncer.
— Et par quoi donc ?
— Je crains de ne pas fonctionner correctement. Je ne crois
pas que je serai très utile à la reconstruction de la Grande
Bibliothèque. (Il s’interrompit et sa bouche s’ouvrit et se ferma
avec des claquements métalliques, comme si l’automate
bégayait.) Je ne suis plus… digne de confiance.
— Comment cela ?
Autour du mécaserviteur et de la jeune femme, les éclaireurs
terminaient l’installation du camp. Jin Li Tam sentit les oignons
que le cuisinier éminçait pour préparer le dîner.

- 238 -
Le regard d’Isaak se reposa sur la forêt.
— Le pape Résolu m’a posé de nombreuses questions. Des
questions difficiles. À propos de mon rôle dans la Désolation de
Windwir. (Il se tut.) Il m’a demandé si j’étais capable de me
souvenir du sortilège, et de le transcrire.
Jin Li Tam sentit son estomac se contracter, mais elle n’eut
pas le courage de poser la question qui lui brûlait les lèvres.
Isaak poursuivit sans quitter la forêt des yeux.
— Lorsqu’il m’a demandé cela, je lui ai répondu que j’en étais
incapable. Je lui ai dit que cette partie de mon registre mémoire
avait été endommagée après avoir lancé le sortilège.
Jin Li Tam laissa échapper un soupir de soulagement.
— Il vous a cru ?
— Bien entendu. Les machines ne mentent pas.
Elle hocha la tête.
— Vous craignez de mal fonctionner parce que vous avez
menti à l’archevêque ?
— Oui, répondit Isaak en se tournant vers elle. Comment une
machine peut-elle mentir ? Je crois… (Il laissa échapper un
sanglot d’une telle violence que la jeune femme se recula d’un
bond.) Je crois que le sortilège m’a peut-être changé.
Il nous a tous changés, songea Jin Li Tam.
— Si c’est le cas, Isaak, ce changement vous a été bénéfique.
Vous portez en vous l’arme la plus terrible de tous les temps, un
sort qui a détruit un monde pour apaiser la haine d’un père. Une
mort pour chacun des fils que P’Andro Whym a fait exécuter lors
du massacre de la Révolution Scientifika. Ces morts doivent
rester cachées au fond de vous, Isaak. Les Androfranciens
étaient les meilleurs d’entre nous. Ils accomplissaient leurs
recherches avec une patience infinie. Ils ne révélaient que les
secrets et les merveilles que le monde était capable de gérer. S’ils
n’ont pas pu cacher une telle arme, qui peut le faire ? Personne.
Vous êtes le coffre le plus sûr en attendant qu’on trouve le
moyen d’isoler ce sort et de l’effacer définitivement de vos
registres. (Elle s’interrompit pour choisir ses mots avec soin.) Si
vous devez mentir pour protéger ce secret, alors mentez ! (Elle
plissa les yeux.) Rien ne doit vous arrêter, Isaak.
Elle attendit de voir s’il allait répondre. Lorsqu’elle comprit

- 239 -
qu’il ne le ferait pas, elle posa la main sur le torse métallique et
écarta les doigts. Si l’épaule d’Isaak était froide, sa poitrine
dégageait une douce chaleur.
— « Le changement n’est autre que le chemin de la vie »,
dit-elle. La destruction à laquelle vous avez assisté vous a
peut-être donné une étincelle de vie.
— C’est une étrange sensation, reconnut-il.
Elle ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, mais elle se
tut en voyant Rudolfo sortir de la forêt d’un air fanfaron.
— Salut, Isaak ! cria-t-il en lançant une boule de tissu à
l’automate. (Isaak l’attrapa et la regarda.) J’ai pensé que tu
aurais peut-être besoin de cela. Je l’ai ramassé au moment où
nous avons quitté le palais.
Jin Li Tam observa la boule de tissu et un sourire éclaira son
visage.
À cet instant, elle sut qu’elle éprouvait de l’amour pour ce roi
rieur, pour Rudolfo.
Elle le regarda avec tendresse tandis qu’Isaak se levait pour
enfiler la robe androfrancienne.

VLAD LI TAM

Vlad Li Tam n’avait pas parcouru la moitié du chemin qui le


séparait de la côte d’Émeraude orientale lorsque l’oiseau se posa
sur son épaule et donna des petits coups de bec dans sa barbe
pour manifester sa joie de le revoir. L’animal parvenait toujours
à le retrouver. Vlad le caressa et leva le poing pour ordonner une
halte. Des hommes l’aidèrent à descendre de cheval et le
seigneur de la Maison Li Tam déplia le message.
Tandis qu’il le lisait, des serviteurs se dépêchèrent de dresser
une tente et d’apporter une chaise. Vlad Li Tam appela son
premier sergent et son conseiller.
— Je viens d’apprendre que d’importants changements ont
eu lieu, déclara-t-il après avoir laissé les deux hommes attendre
en silence pendant un bon moment. J’ai en main un décret de
notre pape invisible. Il ne donne pas son nom, bien évidemment,
mais il s’exprime avec autorité et assurance.

- 240 -
Vlad Li Tam s’interrompit, attrapa le parchemin et le tendit à
son conseiller. Celui-ci s’assit et entreprit aussitôt de le lire en
prenant des notes dans la marge.
— Il a agi plus vite que nous l’avions prévu, dit-il.
— Mais tant qu’il reste dans l’ombre, dit Vlad Li Tam, nous
n’avons que des mots.
Le conseiller se replongea dans la lecture du message.
— Il approuve la convocation des membres et des biens
androfranciens au palais d’été et il félicite l’archevêque Oriv
pour ses initiatives stratégiques destinées à protéger l’ordre. (Le
conseiller secoua la tête avec stupéfaction.) Il fait valoir son
pouvoir royal du fait des Alliances de Sang et déclare la guerre
au seigneur Sethbert, prévôt des cités-États entrolusiennes.
Vlad Li Tam prit la pipe à baies de kalla tendue par le
domestique qui préparait le repas.
— Notez qu’il ne déclare pas la guerre aux cités-États
elles-mêmes.
Le conseiller gloussa.
— Il leur laisse une porte de sortie. Elles ont le choix entre
livrer Sethbert et soutenir son action.
Vlad Li Tam hocha la tête.
— N’oubliez pas que Pétronus est un des hommes les plus
rusés qui soient, Arys.
Le seigneur de la Maison Li Tam songea pourtant que,
malgré toute son astuce, Pétronus n’avait pas encore révélé sa
véritable identité. Vlad avait pêché avec lui pendant un an quand
les deux hommes étaient adolescents. Ben Li Tam avait exigé
que son fils passe une année comme une personne de basse
extraction. Tous les pères de la Maison Li Tam savaient qu’un
premier fils digne de ce nom tirerait parti de cette expérience. Ils
offraient une fortune à une famille d’accueil en échange de la
promesse que leur rejeton serait traité en roturier. Après tout,
ces enfants hériteraient un jour du réseau invisible et très
lucratif que les constructeurs de navires Li Tam avaient tissé
lorsqu’ils s’étaient orientés vers la gestion d’argent et le
commerce de renseignements. Cette tâche exigeait une vaste
expérience et un savoir aussi étendu que possible.
Vlad avait emménagé dans la maison de Pétronus. Les deux

- 241 -
jeunes hommes avaient vécu ensemble, partagé leurs repas, reçu
les mêmes corrections et pêché chaque jour dans les eaux de la
baie de Caldus.
Vlad se rappela l’histoire d’amour entre Pétronus et les
Androfranciens. Son compagnon l’avait emmené voir les fouilles
qu’il avait entreprises dans la forêt, derrière la maison familiale.
Il lui avait montré les trous qu’il avait creusés dans l’espoir de
découvrir des artefacts des temps anciens.
Un jour, pendant qu’ils réparaient leurs filets, Vlad avait dit à
Pétronus :
— Je ne serais pas étonné que tu deviennes pape.
Son ami avait éclaté de rire et Vlad l’avait imité, mais, plus
tard, il n’avait pas été surpris d’apprendre que son père
enseignait l’art du renseignement à un jeune archevêque du nom
de Pétronus. Lorsque celui-ci était devenu pape, Vlad avait déjà
mis au monde vingt-trois filles et il dirigeait seul la Maison Li
Tam. Les deux hommes étaient redevenus les amis qu’ils avaient
été vingt ans plus tôt.
Ils ne se voyaient pas souvent, mais ils se rencontraient
parfois pour régler des affaires d’État. Ils participèrent à trois
conférences consacrées aux comptes androfranciens au palais
d’été des papes. Vlad se souvenait avec précision d’une de ces
journées avant le faux assassinat de son ami. Ils étaient assis
dans le bureau du dernier étage, c’était l’après-midi et les rayons
du soleil entraient par les portes-fenêtres grandes ouvertes. Ils
avaient étudié des documents pendant toute la nuit et toute la
matinée. Vlad devait bientôt partir et ils n’avaient pas beaucoup
de temps devant eux.
Après une conversation particulièrement stimulante à propos
de la liquidation des biens, Pétronus s’était interrompu et une
expression peinée s’était peinte sur son visage.
— Est-ce que tu t’es déjà demandé ce que serait ta vie si tu
n’étais pas le seigneur de la Maison Li Tam ?
— J’en suis incapable, avait répondu Vlad. J’ai été fait pour
jouer ce rôle. Je ne peux imaginer être autre chose que ce que je
suis.
Pétronus avait réfléchi à ces paroles et avait hoché la tête.
— T’arrive-t-il de regretter nos parties de pêche ?

- 242 -
Vlad Li Tam avait éclaté de rire.
— Tous les jours.
Cinq minutes plus tard, les domestiques et les serviteurs du
palais d’été s’étaient demandé quoi faire lorsque le pape avait
hurlé depuis son bureau qu’on lui apporte des cannes à pêche,
des appâts et du vin.
Il s’était écoulé bien des années depuis ces événements et,
aujourd’hui, Vlad Li Tam aurait donné la même réponse à son
ami. Il avait enfanté cinquante-sept fils et cinquante-trois filles
qui le respectaient tous et toutes d’une manière ou d’une autre.
Mais il ne s’était jamais demandé ce qu’il serait devenu s’il
n’avait pas été le seigneur de la Maison Li Tam.
Je ne crois pas aux « et si ? ».
Il avait été éduqué pour s’acquitter d’un rôle et il devait
convaincre son ami qu’il en allait de même pour lui.
Vlad Li Tam se tourna vers le premier sergent.
— Il faudra que le maître oiseleur commande de nouveaux
oiseaux. Vous avez une journée pour dresser les volières. (Il
regarda son conseiller.) Vous avez la même journée pour copier
la proclamation. (Un serviteur approcha une longue allumette
du fourneau de la pipe et Vlad tira une bouffée.) Le lendemain,
nous partirons pour Windwir.
Il congédia tout le monde d’un hochement de tête.
J’arrive, Pétronus, pensa-t-il. Je viens te rappeler le rôle pour
lequel tu as été fait.
Vlad se retrouva seul et même les baies de kalla ne parvinrent
pas à le distraire.

- 243 -
Chapitre 18

RUDOLFO

Rudolfo se leva de bonne heure et s’enfonça seul dans la


forêt. Il lâcha un long sifflement sourd pour avertir les
sentinelles de son approche. Elles lui répondirent pour accuser
réception, mais personne ne vint à sa rencontre. Ces hommes
servaient le roi tsigane depuis des années, ils connaissaient ses
habitudes.
Le matin était le moment préféré de Rudolfo. Tout dormait
encore, il pouvait savourer un peu de solitude, se détacher du
monde. C’était pendant ces précieux instants qu’il peaufinait ses
stratégies et qu’il préparait les événements de la journée.
La pluie avait cessé au cours de la nuit, mais la terre et les
feuilles étaient encore mouillées. L’air était chargé d’humidité ;
des langues de brouillard glissaient au-dessus du sol tandis
qu’une lumière grisâtre annonçait la venue de l’aube.
Ce jour-là, ils chevaucheraient longtemps pour mettre le plus
de distance possible entre eux et le dernier Androfrancien.
Pourtant, des problèmes cent fois plus graves n’allaient pas
tarder à surgir.
La guerre était proche. Une guerre plus importante que le roi
tsigane l’avait imaginé en lançant son corbeau noir avec un fil
écarlate à la patte – il eut l’impression que cela s’était déroulé
des siècles plus tôt. À ce moment, il avait cru que l’affrontement
se limiterait à son armée contre celle de Sethbert, mais les
semaines suivantes avaient été riches en rebondissements.
La déclaration de Vlad Li Tam l’intriguait ; il se demandait ce
qui allait se passer. Un autre pape mieux placé qu’Oriv pour
revendiquer la succession de l’ordre ? Cela risquait de provoquer

- 244 -
un schisme. L’Acte de Bannissement tournerait court, même si
Rudolfo était certain que Sethbert et son cousin feraient tout
pour le maintenir aussi longtemps que possible. La crise
politique androfrancienne aurait des répercussions dans le
monde entier, car chaque Maison des Terres Nommées allait
être forcée de prendre parti pour un camp ou pour un autre.
Tu vas peut-être un peu vite en besogne, songea Rudolfo en
gloussant.
Il était possible que le nouveau pape soit lui aussi sous la
coupe de Sethbert, mais le roi tsigane en doutait. Li Tam n’aurait
pas pris une position si tranchée si cela avait été le cas.
Succession papale mise à part, un autre événement
l’intriguait. Des messages lui avaient appris que le roi des Marais
avait invoqué une Alliance de Sang avec les Neuf Maisons
Sylvestres. Ce soutien était aussi étrange qu’inattendu. Rudolfo
avait donc envoyé des oiseaux pour demander aux intendants de
fouiller dans les archives à la recherche d’informations sur une
éventuelle Alliance de Sang entre les Neuf Maisons Sylvestres et
le royaume des Marais. Il ne se rappelait pas grand-chose sur le
roi des Marais, sinon que Jakob l’avait capturé lorsque Rudolfo
était enfant.
Une fois rassemblée, l’armée des Marais était redoutable. Ses
manœuvres étaient encore plus difficiles à prévoir que celles de
l’armée errante, car elles se fondaient sur le chaos – voire la folie
– pour remporter la victoire. Les troupes des Marais étaient
avant tout célèbres pour leurs raids. Elles n’avaient pas été
mobilisées souvent au cours des derniers millénaires, mais
lorsque cela était arrivé, leurs adversaires s’étaient heurtés à un
ennemi redoutable. Il était rare que l’armée des Marais gagne
une bataille où la stratégie entrait en ligne de compte, mais il
était tout aussi rare qu’elle la perde. Si la situation tournait à son
désavantage, elle se repliait au nord et se réfugiait dans ses
marais et ses marécages. Elle défiait alors ses ennemis de venir
l’affronter sur son terrain.
Peu de rois et de généraux avaient osé céder à ces
provocations, mais la Garde Grise androfrancienne avait fait une
ou deux incursions dans le royaume des Marais en représailles
de raids lancés contre les villes et villages sous la protection de

- 245 -
Windwir.
Pour quelles raisons le roi des Marais avait-il décidé de
s’allier au roi tsigane ?
Et ce soutien inattendu n’était pas le seul. La Maison Li Tam
avait elle aussi passé une Alliance de Sang avec les Neuf Maisons
Sylvestres en acceptant les fiançailles de Rudolfo et Jin Li Tam,
la quarante-deuxième fille de Vlad Li Tam. Le roi tsigane se
demandait si cette décision surprenante ne cachait pas quelque
chose.
Les fiançailles avaient été consommées… de manière fort
agréable, d’ailleurs, même si le plaisir charnel n’avait joué qu’un
rôle mineur dans la volupté que le roi tsigane avait éprouvée au
cours de cette nuit. Jin Li Tam était certes douée dans les jeux de
l’amour et, a priori, les deux fiancés étaient en parfaite
harmonie sexuelle. Pourtant, Rudolfo avait ressenti une ivresse
plus profonde que celle de la chair lorsqu’ils étaient enlacés,
lorsque leur bouche glissait sur le corps de l’autre, lorsque ses
mains caressaient les longs cheveux sentant le miel. Quelque
chose de plus profond, oui. Une sensation née des doux assauts
victorieux que les amants lançaient contre leur partenaire. Le roi
tsigane avait éprouvé une certaine fierté à épuiser la jeune
femme et, enfin, à la dominer pour la soumettre au plaisir. Mais,
en vérité, Jin Li Tam avait conquis son cœur et Rudolfo ne
parvenait plus à la chasser de ses pensées. Elle l’obsédait et il
mourait d’envie d’être près d’elle.
Au cours de la nuit, il avait envisagé de la rejoindre. Leurs
yeux s’étaient croisés au-dessus du feu de camp et ils avaient
échangé un bref sourire. Ils avaient finalement dormi côte à
côte, mais sous des tentes séparées.
Dieux ! quelle femme !
D’après les informations reçues, Vlad Li Tam n’était pas
revenu sur ses décisions et Rudolfo n’avait pas l’intention de
revenir sur les siennes. Le roi tsigane était prêt à soutenir le
nouveau prétendant au titre de pape pour peu qu’il s’agisse d’un
homme raisonnable et pas trop puissant. Il le convaincrait du
bien-fondé de ses projets et, une fois la guerre finie, il
reconstruirait la Grande Bibliothèque dans un endroit où il
pourrait la surveiller, hors de portée des intrigants comme

- 246 -
Sethbert.
Rudolfo entendit un sifflement derrière lui. Il était trop aigu
et ne roulait pas assez à la fin.
Il serra les dents, s’accroupit près d’un buisson et tira son
long poignard à lame incurvée. Il ne répondit pas au signal et, au
bout de quelques instants, il entendit un bruit de pas léger.
— Seigneur Rudolfo ?
C’était la voix de Jin Li Tam.
Rudolfo se leva et rengaina son arme.
— Je suis ici, dame Li Tam.
La jeune femme se glissa entre les arbres avec la grâce d’un
éclaireur tsigane.
— Mon sifflement laisse encore à désirer, dit-elle.
Rudolfo sourit.
— Vous y étiez presque. Vous apprenez vite.
Elle lui fit la révérence.
— Merci, seigneur. Puis-je me promener avec vous ?
Rudolfo s’apprêtait à rentrer au camp, à réveiller les gardes
qui n’avaient dormi que quelques heures et à démonter les
tentes avant de se préparer à une longue journée à cheval.
— Ce sera avec le plus grand plaisir, répondit-il.
Elle approcha de lui, mais ils firent tous deux attention à ne
pas se toucher.
— Vous allez bien ? demanda-t-elle.
— Oui. Et vous ?
— Moi aussi. Je suis soulagée d’avoir quitté le palais d’été.
Ils marchèrent côte à côte et Rudolfo remarqua que la jeune
femme avançait à pas mesurés. Il en fut impressionné. Elle se
déplaçait comme un éclaireur, avec assurance et légèreté. Elle
effleurait à peine les fougères et les branches, sans même faire
tomber les gouttes d’eau qui perlaient au bout des feuilles.
Le ciel s’éclaircit. Jin Li Tam et Rudolfo en apercevaient
parfois un fragment par un trou dans la canopée.
Le roi tsigane savoura le silence de cette promenade en
couple. Ils atteignirent enfin l’orée du bois. Un très large cours
d’eau coulait au sud-est en contrebas de la colline où ils se
trouvaient. Il s’agissait du Troisième Fleuve, le plus important,
mais aussi le plus morne des trois. Jin Li Tam et Rudolfo

- 247 -
restèrent côte à côte et admirèrent le lever du soleil.
Lorsque l’astre monta au-dessus de l’horizon, ils firent
demi-tour et se dirigèrent sans hâte vers le camp.
— Qu’allez-vous faire, maintenant ? demanda Jin Li Tam.
— Je vais me rendre à Windwir. J’ai encore des hommes
autour de la cité.
— Et Isaak ?
Rudolfo s’immobilisa. Les paroles de la jeune femme, le ton
inquiet et l’espoir d’une réponse rassurante… Sa mère
s’adressait de la même façon à son époux lorsqu’elle parlait de
leur enfant. Elle ignorait que Rudolfo l’écoutait, bien entendu.
Quand Jakob avait décidé de montrer au garçon de cinq ans la
multitude de passages et de tunnels qui parcouraient les
entrailles des manoirs sylvestres, Rudolfo avait consacré ses
loisirs à l’art de l’espionnage et ses parents étaient des cibles
faciles.
À six ans, il avait abandonné ce passe-temps. Son père et sa
mère avaient remarqué son petit jeu et, pour l’en détourner, ils
avaient inventé des histoires d’artefacts et de parchemins
anciens enfouis dans les jardins ou dissimulés dans les forêts du
domaine. L’enfant avait monté cinq ou six expéditions
infructueuses avant de comprendre leur stratagème. Déçu par
l’espionnage, il avait alors décidé de se consacrer au vol à la tire.
Rudolfo cligna des yeux en se rappelant ces lointains
souvenirs.
Jin Li Tam considère Isaak comme un enfant
— Je comptais sur votre aide, dit-il en se remettant en
marche.
Elle le regarda. Devant eux, un lapin jaillit d’un fourré.
— Et en quoi puis-je être utile ? demanda Jin Li Tam.
— Restez près de lui. Dites-lui que vous voulez l’aider à
reconstruire la Grande Bibliothèque. (Rudolfo tendit la main et
écarta une branche avec douceur pour faciliter le passage de la
jeune femme.) Votre père connaît l’identité du mystérieux pape.
Il accepterait peut-être de lui soumettre une requête en votre
nom afin d’autoriser Isaak à rassembler les données nécessaires
en vue de sauver et de préserver ce qui peut l’être.
Jin Li Tam hocha la tête.

- 248 -
— Les plans et les détails resteraient sujets à son
approbation ? Et des conditions avantageuses seraient
proposées à la Maison Li Tam ?
Rudolfo sourit.
— C’est tout à fait ça.
Jin Li Tam fronça les sourcils.
— Je voulais vous demander quelque chose à propos de cette
Grande Bibliothèque.
Rudolfo s’arrêta, un pied en l’air. Il regarda la jeune femme et
se remit en marche.
— Je vous écoute.
— Pourquoi voulez-vous la reconstruire ? Vous avez imaginé
ce projet avant même qu’Oriv se proclame pape, avant même
que je vous présente à ma famille en tant que prétendant. Vous
aviez l’intention d’accomplir cette tâche et de la financer seul.
Rudolfo rit sous cape.
— J’avais l’intention de la faire financer par Sethbert. Et c’est
ce qui arrivera si je parviens à mes fins.
— Mais pourquoi ? Je ne crois pas que votre but soit de
monopoliser le peu de lumière qui a échappé à la destruction. La
stratégie implicite de votre projet laisse entendre que vous
reconstruiriez la bibliothèque dans un endroit où vous pourriez
la protéger.
Tout comme vous protégez Isaak, songea-t-il.
Oui, Jin Li Tam parlait de l’automate comme une mère de
son enfant.
Il haussa les épaules.
— Je ne suis plus un jeune homme. Je viens de franchir le cap
du milieu de ma vie et je prends tout juste femme. Si je ne donne
pas un héritier aux Neuf Maisons Sylvestres, je leur offrirai au
moins le savoir. Quelque chose à protéger et à défendre à tout
prix.
La réaction de Jin Li Tam le surprit.
— Est-ce que cela permettrait d’expier la trahison du premier
Rudolfo ?
Il éclata de rire.
— Peut-être.
— Quoi qu’il en soit, je pense que c’est une idée merveilleuse

- 249 -
et fort sage. (Le silence s’installa entre eux, puis Jin Li Tam
étonna son fiancé de nouveau.) Désirez-vous un héritier,
Rudolfo ?
Le roi tsigane se figea, puis il sourit.
— Vous voulez dire ici ? Maintenant ?
— Vous avez parfaitement compris le sens de ma question.
Il haussa les épaules. Au cours de sa vie, il avait connu bien
des femmes. Il avait employé les poudres pour émousser la
vitalité de ses petits guerriers et il les avait menés à de
nombreuses victoires. Mais, lorsqu’il avait essayé de concevoir
un héritier avec une concubine – un cadeau de la reine de Pylos
dans le cadre de leur Alliance de Sang –, il s’en était révélé
incapable malgré neuf mois d’efforts fort agréables. Ensuite,
craignant d’être stérile, il avait abandonné les potions et
redoublé d’ardeur auprès des femmes qu’il rencontrait pendant
ses tournées d’inspection. Mais aucun de ses intendants ne lui
avait fait parvenir un message discret l’informant qu’une – ou
plusieurs – fille enceinte réclamait qu’il prenne ses
responsabilités.
Il avait entendu dire que les Androfranciens possédaient des
magikes pour pallier ce genre de faiblesses, mais même si cela
était vrai, Rudolfo estimait qu’il n’était pas séant de recourir à
cette solution. Il aurait été incapable d’expliquer pourquoi.
Il regarda Jin Li Tam.
— Je l’ai envisagé à de nombreuses reprises, mais je crains
que les épées de mes petits guerriers soient émoussées.
Il songea que cet aveu allait sans doute rassurer la jeune
femme. Jin Li Tam s’était montrée démonstrative et fort adroite
lors de leur nuit de fiançailles, mais ce n’était pas le genre de
femme à désirer un enfant.
Elle le surprit une fois de plus : elle resta silencieuse et son
visage devint pensif.
Ils poursuivirent leur chemin sans hâte. Un silence agréable
s’installa entre eux et Jin Li Tam prit la main de Rudolfo.

PÉTRONUS

- 250 -
Pétronus était au centre de Windwir, sur la place où se
rassemblait son peuple lorsqu’il s’adressait à lui du balcon du
bureau du saint prophète. De l’immeuble massif, il ne restait
plus qu’un tas de pierres. Le vieil homme se détourna avec
lenteur et observa la cité autour de lui. Il aperçut quelques
groupes de fossoyeurs poussant des brouettes ou creusant des
fosses. Leurs effectifs baissaient régulièrement depuis que les
pluies s’étaient intensifiées. Chaque jour, une poignée d’entre
eux rentraient dans leurs villages en promettant de revenir au
printemps. Parfois, ces défections étaient comblées par l’arrivée
de nouveaux volontaires, mais, à la fin de la semaine, les
fossoyeurs étaient toujours moins nombreux qu’au début.
Pétronus avait demandé à Neb de refaire les calculs et il
semblait possible de terminer les inhumations avant le
printemps à condition que l’hiver soit aussi doux et aussi bref
que les années précédentes. À condition que les effectifs ne
descendent pas en dessous de trente hommes. À condition que la
guerre ne les emporte pas dans la tourmente. Malgré les risques,
Pétronus n’avait pas l’intention d’interrompre le travail. Ceux
qui pouvaient rester resteraient et il serait parmi eux. Ils
travailleraient à leur rythme, et s’ils n’avaient pas fini au
printemps, eh bien ! qu’importe !
En rédigeant sa proclamation, Pétronus avait peut-être semé
les graines de nouveaux affrontements. Les corps à enterrer
n’allaient pas manquer.
Tu n’es qu’un imbécile, vieil homme.
Il n’avait pas pu s’en empêcher. Il avait décidé d’intervenir
sans écouter la voix de la raison qui le suppliait de fuir et de
rentrer dans son village. D’innombrables personnes se
plaignaient de ne pas avoir le pouvoir de redresser les torts. Elles
se vantaient de ce qu’elles accompliraient si elles étaient
capables de faire ceci ou bien cela. Pétronus, lui, avait ce
pouvoir, mais il ne lui servait à rien du fait de sa position. Les
efforts du vieil homme avaient cependant ramené l’attention sur
Sethbert, ce qui était une bonne chose. En outre, il n’avait pas
reconnu l’Acte de Bannissement qui, par conséquent, était
devenu caduc. Pour le réfuter, il aurait fallu admettre qu’il
émanait d’une autorité compétente et il était hors de question

- 251 -
que les habitants des Terres Nommées considèrent Oriv comme
autre chose que ce qu’il était : un archevêque sans grande
importance s’efforçant de maintenir l’ordre pendant une période
difficile.
Il devait maintenant attendre la réaction d’Oriv. Si Sethbert
était le véritable chef d’orchestre de la machination,
l’archevêque allait écumer de rage, pousser des hurlements et
essayer de poursuivre ses manœuvres sans le soutien de la
Maison Li Tam – sans avoir accès à la fortune des
Androfranciens qui reposait dans les coffres des banques de
Vlad.
Son ami l’avait surpris. La nuit, incapable de dormir, il
s’efforçait de deviner les plans de ce vieux renard. Il n’avait pas
de nouvelles de l’armada de fer ni du blocus des cités du Delta. Il
avait juste appris que les navires de la Maison Li Tam s’étaient
éloignés des côtes et se contentaient désormais de patrouiller en
attendant des ordres. Vlad savait que Pétronus était en vie et il
s’était servi de cette information pour empêcher Oriv et Sethbert
de puiser dans le trésor androfrancien. Mais, ce faisant, il avait
aussi fait empirer une situation déjà confuse.
Il essaie de provoquer quelque chose et je joue un rôle dans
ses plans, songea Pétronus.
Ils disputaient une partie de reines de guerre et chacun de
leurs déplacements tenait compte du déplacement précédent de
l’adversaire. Pétronus était certain que Vlad avait espéré que son
ami révélerait sa véritable identité et serait rapidement nommé
pape de l’ordre androfrancien. Le vieil homme n’était pas allé
jusque-là. Il avait rédigé une proclamation prudente en se
fondant sur le Quatrième Article de Conservation. Celui-ci
affirmait que la sécurité du roi et pape androfrancien était
indispensable à la pérennité de l’ordre et que cette sécurité
pouvait exiger une certaine mesure de discrétion.
Mais un pape était-il déjà allé jusqu’à se cacher ? à dissimuler
son identité ? Pétronus n’était pas en mesure de remporter cette
partie de reines de guerre, il pouvait tout juste espérer garder un
ou deux coups d’avance sur son adversaire tandis que le monde
les regardait jouer. Il fallait que la partie dure assez longtemps
pour qu’un événement majeur détourne l’attention de lui. Il se

- 252 -
réfugierait alors dans un endroit tranquille et attendrait la fin de
la tempête.
Sauf si…
Pétronus regarda autour de lui. Tout était calme. Le ciel était
aussi sombre qu’une plaque d’acier, mais il n’avait pas plu de la
journée. Les escarmouches entre les guerriers des Marais et les
autres armées s’étaient considérablement espacées après
quelques jours. Pour le moment, les belligérants évitaient de se
lancer dans des batailles de grande envergure. Pétronus songea
que les généraux devaient se demander quelle attitude adopter
face à ce nouvel adversaire. S’ils unissaient leurs forces, ils
parviendraient sans doute à repousser le roi des Marais, mais
cela les affaiblirait pour la longue marche qu’ils devaient
entreprendre vers l’est.
Ce répit permettait à l’armée errante de renforcer ses
positions, mais personne ne savait comment les soldats des Neuf
Maisons Sylvestres se comporteraient sans leur chef pour les
guider.
Les Terres Nommées étaient devenues un plateau de jeu sur
lequel les généraux déplaçaient leurs troupes.
Sauf si…
Il réfléchit à une idée qui le harcelait. Au bout d’un moment,
il écarquilla les yeux en découvrant ce qui se préparait.
Une foule de questions tourbillonna dans sa tête.
Dans quelle mesure Vlad avait-il planifié les événements des
dernières semaines ? Que savait Rudolfo des plans du seigneur
Li Tam ?
Et surtout : Sethbert avait-il compris qu’il était manipulé ?

SETHBERT

Les mains de Sethbert tremblaient tandis qu’il s’efforçait de


calmer sa rage sur le point d’exploser. Il se contraignit à relire le
rapport.
— C’est inacceptable, lâcha-t-il avec lenteur. (Il regarda
Lysias en face.) Combien ?
— Quarante-sept, Sethbert.

- 253 -
Le prévôt remarqua que le général avait omis d’employer son
titre.
— Quarante-sept déserteurs en deux semaines ? Alors que
nous n’avons pas encore livré de véritables batailles ?
Sethbert observa l’expression de dégoût qui passa sur le
visage de Lysias.
— Ces désertions ne sont pas le fait de la lâcheté. Elles sont
directement liées à votre manque de discrétion. Les soldats
n’aiment pas obéir à un monstre.
— Je suppose que vous pouvez les mater ?
Lysias secoua la tête.
— Nous n’avons pas assez d’officiers de confiance pour cela.
Le nombre des désertions ne va faire qu’augmenter. Il est temps
de relever les hommes qui sont ici et de les remplacer par des
troupes fraîches. Et il ne faut pas que ceux qui savent entrent en
contact avec les soldats qui vont arriver. Une pomme pourrie
peut gâter tout le panier.
— Soit, dit Sethbert. Procédez ainsi. (Il se tourna vers son
conseiller.) Vous avez un message pour moi ?
Le jeune homme s’avança et tendit une feuille de papier
déroulée.
— Ce ne sont pas de bonnes nouvelles, seigneur Sethbert.
Évidemment. Il n’avait pas entendu de bonne nouvelle de la
journée. Il n’avait pas entendu de bonne nouvelle depuis que le
roi des Marais était apparu de l’autre côté de la vallée et qu’il
avait commencé à proférer ses divagations. Depuis combien de
temps cela durait-il ?
Peu après l’arrivée de ce mécréant puant la vase, il avait reçu
un message de la part d’Oriv – du pape Résolu, se corrigea-t-il
intérieurement. La Maison Li Tam avait gelé les comptes
androfranciens. Cette nouvelle l’avait plongé dans une rage folle.
Il avait envisagé le risque qu’on découvre un prétendant mieux
placé que son cousin dans l’ordre de succession androfrancien,
mais, au bout d’une semaine, personne ne s’était manifesté pour
contester le sacre de Résolu et il avait estimé que tout danger
était écarté de ce côté-là.
Certaines nouvelles lui avaient cependant apporté
satisfaction. Il avait enragé en apprenant l’évasion de Rudolfo,

- 254 -
mais il s’était réjoui que celui-ci ait employé la violence. Il était
désormais inutile de conserver un semblant de civilité pour
s’occuper de lui.
Il regarda le message en plissant les yeux.
— Comment est-il arrivé ? Qui l’a envoyé ? demanda-t-il.
— Il était attaché avec le fil androfrancien de la Maison Li
Tam, seigneur.
Sethbert lut la missive et sentit la rage monter en lui de
nouveau. Tout était contre lui. La Maison Li Tam se dressait sur
sa route une fois encore. Sa concubine était désormais la fiancée
de Rudolfo et une nouvelle alliance s’était formée. Sethbert se
demanda si Rudolfo n’avait pas fait partie du complot
androfrancien. Avait-il eu un lien avec l’ordre ? avec Vlad Li Tam
et – mais comment diable était-ce possible – avec le roi des
Marais ?
En quoi auraient-ils profité de la destruction des Terres
Nommées par ces maudits tyranneaux en robe ? Cette question
l’intriguait, mais ne l’affolait pas outre mesure.
Son grand sujet d’inquiétude était le nouveau pape que ses
adversaires avaient fait entrer en jeu. Et, comme par hasard, il se
cachait en invoquant un vague codex androfrancien. Sethbert
n’était pas un spécialiste en la matière, mais il connaissait
suffisamment les lois de l’ordre pour savoir que cette
interprétation des textes était plus que douteuse.
Il lut la proclamation en articulant chaque mot en silence.
Lorsqu’il eut terminé, il chiffonna le papier et le jeta par terre.
Son conseiller se précipita pour le ramasser et Sethbert renversa
une chaise d’un coup de pied.
— Il y a un autre pape, lâcha enfin le prévôt.
— Et que dit-il ? demanda Lysias.
Sethbert fit un geste et son conseiller tendit le papier froissé
au général. Celui-ci le parcourut rapidement.
— Voilà qui modifie les règles de cette guerre, dit-il enfin. Il
va falloir se battre avec des épées et des mots. Certaines alliances
ne résisteront pas à cette déclaration, mais il est impossible de
deviner lesquelles. Qui sait dans quelle situation nous allons
nous retrouver ?
— Nous devons régler nos problèmes internes. Nous

- 255 -
punirons les déserteurs.
— Nous n’avons pas les moyens de les pourchasser, lâcha
Lysias.
— J’ai une meilleure idée. Je prends les choses en main.
Lysias hocha la tête.
— Et que va-t-on faire des fossoyeurs ?
Sethbert réfléchit.
— Nous continuons à les soutenir au nom du véritable pape
Résolu Ier.
— Très bien, seigneur.
Sethbert sourit devant cette marque de respect obtenue en
échange d’une modeste concession. Il doutait cependant que
Lysias le tienne en très haute estime. Ce genre d’homme était
incapable d’apprécier la force de caractère du prévôt.
Lorsque le général fut parti, Sethbert se tourna vers son
conseiller.
— Trouvez les adresses des familles des déserteurs. Envoyez
ensuite un oiseau à la garde de la prévôté. Qu’on arrête une
épouse, un enfant, une mère, une sœur… Je veux qu’on leur
arrache les yeux et la langue, mais il ne faut pas les tuer. Qu’on
les relâche ensuite en leur expliquant les raisons de leur
supplice.
Le conseiller devint livide.
— Seigneur ?
Sethbert sourit en pensant au repas de midi. Il espéra qu’on
lui servirait du faisan ou du porc.
— Une fois que cela sera fait, faites circuler des rumeurs
parmi les soldats.
— Bien, seigneur.
— Allez me chercher un mécaserviteur et dites au cuisinier
que je mangerai dehors.
Le conseiller s’inclina et sortit à la hâte.
Une fois seul, Sethbert releva la chaise qu’il avait fait tomber
d’un coup de pied rageur et s’assit dessus. Il se demanda ce que
Rudolfo allait faire maintenant qu’il était libre. Il avait été ravi
d’apprendre que le roi tsigane s’était livré à Résolu, mais il avait
deviné que l’armée errante et les Neuf Forêts ne resteraient pas
privées de leur chef pendant très longtemps. Son cousin n’était

- 256 -
pas capable de retenir un tel homme et, de toute façon, il était
loin d’être aussi rusé que ce bellâtre des bois.
Maintenant que Rudolfo était allié à la Maison Li Tam par le
biais d’un mariage politique, il n’était plus un simple monarque
piquant une crise de colère en apprenant la destruction d’une
cité. Son rôle s’était considérablement étoffé.
Ce jour-là, Sethbert ne savoura pas son repas.

NEB

Neb relut la proclamation tandis que ses doigts tripotaient


l’anneau qui était dans sa poche. Le sceau papal avait été apposé
au bas du document. Il s’agissait d’un faux, mais il n’en
demeurait pas moins impressionnant. Le garçon se concentra
sur le début de la proclamation.
Elle commençait par « Mon peuple » et se poursuivait avec
une émotion que Neb n’avait jamais éprouvée en lisant des
documents officiels. Elle avait l’accent d’une grandeur du passé,
quelque chose qu’on pouvait analyser, mais pas reproduire. À sa
lecture, le garçon songea à la mort d’une chose magnifique, à la
tâche humble et solennelle consistant à sauver ce qui pouvait
l’être tout en sachant qu’on ne parviendrait jamais à égaler la
perfection de l’œuvre originale.
Il voulait ressembler à cet homme.
Neb sentait son habileté jusque dans la manière avec laquelle
il menait les fossoyeurs. Une nuit, frère Hebda avait déclaré que
l’adolescent sacrerait Pétronus pape. S’agissait-il d’une figure de
style ou devait-il donner la bague au vieil homme ?
Il avait envisagé cette possibilité à de nombreuses reprises
depuis qu’il avait trouvé ce maudit bijou et, chaque fois, il avait
éludé le problème pour une raison qu’il était incapable
d’expliquer.
Il leva les yeux et s’aperçut que, tandis qu’il marchait tête
baissée, il était sorti du camp pour errer dans le champ de
ruines. Il regarda autour de lui en cherchant à se repérer grâce
aux collines et au fleuve. Il estima qu’il était tout près de l’ancien
jardin de la cité… enfin, de ce qu’il en restait. Il n’y avait plus de

- 257 -
murs ni de bâtiments et il était difficile de se faire une idée de
l’endroit où on se trouvait. Neb décida de remonter les vestiges
d’une rue en direction du nord, puis il tourna vers l’ouest avant
de repartir vers le nord.
Quand il fut à peu près certain de savoir où il était, il s’assit
sur le sol couvert de cendre et ramena les genoux contre lui. Les
fossoyeurs avaient déjà ratissé cette partie de la ville pour
récupérer les os et les artefacts.
Neb tira la bague de sa poche et l’examina pour la centième
fois. C’était un bijou aussi simple qu’extraordinaire, comme
devait l’être la vie. Le garçon l’avait nettoyé avec soin à la lueur
d’une chandelle pendant que Pétronus faisait ses tournées
d’inspection nocturnes. Le métal brillait d’un éclat terne au
creux de sa paume. Neb observa la bague en la faisant tourner à
la lumière grisâtre des premières journées hivernales.
— Mon roi souhaite te parler, souffla une voix sourde et
gutturale.
Le garçon sursauta et regarda autour de lui, mais il ne vit
rien. Une faible lumière était idéale pour les éclaireurs.
— Qui est votre roi ?
La voix se déplaça.
— Mon roi est le prophète réticent de Xhum Y’Zir, le fils mal
aimé de P’Andro Whym, le phénix des marais boréaux.
Neb hésita. Il regarda par-dessus son épaule en direction du
camp. Celui-ci était si loin qu’il distinguait à peine les silhouettes
qui se déplaçaient à sa périphérie. Il tourna la tête vers le nord,
vers l’endroit d’où la voix provenait. Il aperçut la sombre orée
d’un bois et, au-dessus de la forêt, les colonnes de fumée qui
montaient du campement du peuple des Marais.
— Mon roi souhaite te parler, répéta l’éclaireur. Il ne te sera
fait aucun mal et tu seras rendu aux tiens avec sa bénédiction.
— Je pense que vous faites erreur, dit Neb. Vous devez
chercher Pétron… Pétros. C’est lui notre chef.
— Non, répondit la voix en se déplaçant de nouveau. Il n’y a
pas d’erreur. N’es-tu pas Nebios, fils d’Hebda, celui qui a vu la
Grande Disparition de la Lumière, la Désolation de Windwir ?
La peur s’empara du garçon. Il déglutit tant bien que mal et
hocha la tête.

- 258 -
— Mon roi souhaite te parler.
La voix s’éloigna et Neb regarda vers le camp une fois de plus.
Puis il s’élança vers le nord et courut derrière le messager
fantôme du roi des Marais.

- 259 -
Chapitre 19

RUDOLFO

Rudolfo et ses compagnons installèrent leur dernier


campement à vingt lieues au nord-est de Windwir. Ils se
sépareraient le lendemain matin. Le roi tsigane prendrait la tête
de son escorte pour rejoindre Grégoric et sa compagnie
d’éclaireurs à bonne distance des armées stationnées autour de
Windwir. Tandis qu’il ferait route au sud-est, Jin Li Tam, Isaak
et le reste des soldats se dirigeraient au nord-est pour gagner la
prairie océan aussi vite que possible.
Une pluie froide tombait à l’approche du crépuscule. Le soleil
glissa dans le dos des voyageurs pour disparaître dans une lueur
terne. Ce soir-là, il n’était pas question d’allumer un feu, car il
était impossible de savoir si les éclaireurs et les patrouilles
ennemis s’aventuraient près de leur camp de base. Entre les
forces de Sethbert et celles des nations voisines, Pylos et Turam,
les collines orientales et septentrionales devaient être sous haute
surveillance… sans compter le roi des Marais qui contrôlait
désormais le nord de la région.
Les compagnons de Rudolfo se pelotonnèrent sous des abris
de toile bas dissimulés par les pins. Rudolfo observa Isaak. Des
filets d’eau de pluie ruisselaient sur les surfaces métalliques de
l’automate.
— Tu ne vas pas rouiller au moins ?
— L’alliage de mon enveloppe résiste à la rouille et à toute
forme de corrosion, seigneur Rudolfo.
Le roi tsigane hocha la tête.
— Bien.
Il s’appuya contre un arbre. Quelques pas plus loin, dame Li

- 260 -
Tam posa une toile de tente sur le sol et la monta avec l’habileté
d’un vétéran. Rudolfo la regarda en s’attardant aux endroits où
les vêtements mouillés collaient à son corps en soulignant ses
formes.
— Je veux te parler du travail qui nous attend, souffla le roi
tsigane à l’intention d’Isaak.
— Oui, seigneur ?
— J’ai demandé à dame Li Tam de t’aider. Elle plaidera la
cause de la bibliothèque auprès de son père et essaiera d’obtenir
l’assentiment du nouveau pape. (Rudolfo quitta la jeune femme
des yeux pour se tourner vers Isaak.) Je te fournirai de l’aide
supplémentaire dès que possible. En attendant, travaille sur le
projet.
La tête métallique pivota vers le roi tsigane.
— Avez-vous décidé d’un endroit où entreprendre les
travaux ?
Rudolfo avait réfléchi à la question.
— Il y a une colline non loin du manoir de la septième forêt, à
la périphérie de la ville. J’avais l’intention d’y installer un
labyrinthe whymèrien. Est-ce que ce serait assez grand ?
Les yeux d’Isaak s’illuminèrent avant de s’assombrir de
nouveau. Ses paupières s’ouvrirent et se fermèrent tandis qu’il
effectuait des calculs.
— À condition que nous la construisions dans les entrailles de
la colline et au-dessus.
Rudolfo hocha la tête.
— Lorsque nous aurons obtenu la bénédiction du patriarche,
j’engagerai les meilleurs architectes, les meilleurs ingénieurs et
les meilleurs entrepreneurs des Terres Nommées pour
concrétiser ce rêve. J’engagerai des charpentiers de Paramo
pour concevoir et réaliser les meubles nécessaires. Ton rôle
consistera à nous dire ce dont nous aurons besoin pour abriter le
savoir que tu penses récupérer.
Un nuage de vapeur s’échappa de la grille dorsale du
mécaserviteur.
— La foi que vous avez en moi me sidère toujours autant,
seigneur Rudolfo.
— Tu es une véritable merveille, Isaak. Je crois même que tu

- 261 -
es le plus grand chef-d’œuvre androfrancien encore parmi nous.
En tout cas, songea-t-il, tu es certainement le plus
dangereux et le plus naïf.
— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour répondre à vos
attentes.
Rudolfo sourit.
— Je n’en doute pas.
— J’avais commencé des recherches préliminaires avant de
recevoir la convocation papale. Je vais les reprendre
sur-le-champ, avec votre permission.
Rudolfo hocha la tête.
— Va, mon ami de fer.
Isaak partit en boitant et Rudolfo le regarda s’éloigner. Son
armurier personnel avait fait de son mieux, mais il n’avait jamais
réparé un automate auparavant. Pourrait-il faire mieux en
prenant le temps d’étudier la musculature et le squelette
métallique ? En rassemblant les informations des registres
mémoires des mécaserviteurs, on découvrirait peut-être un
ancien schéma de Rufello qui permettrait de guérir Isaak de son
infirmité.
Rudolfo se demanda si l’automate accepterait une telle
réparation ou s’il préférerait continuer de claudiquer sous le
fardeau écrasant de sa culpabilité, pour ne jamais oublier la
douleur qui le dévorait.
Jin Li Tam lui avait dit qu’Isaak avait menti à Oriv. Cet acte
surprenant montrait que la personnalité du mécaserviteur se
développait de manière très intéressante.
« Le changement n’est autre que le chemin de la vie. »
Cela signifiait-il qu’Isaak était bel et bien un être vivant ?
Rudolfo songea aux conséquences de cette hypothèse. Un
homme fabriqué par la main de l’homme.
Au cours de la nuit, les coyotes hurlèrent au loin. Rudolfo et
ses compagnons mangèrent des rations froides et burent un vin
plus froid encore. Ils bavardèrent pendant un petit moment, à
voix basse, à propos du lendemain et des tâches qui les
attendaient.
— Je vais rencontrer le roi des Marais et tirer au clair cette
histoire d’Alliance de Sang entre nos Maisons, déclara Rudolfo.

- 262 -
Je vous enverrai un message lorsque j’en aurai appris davantage.
En attendant, l’armée errante ne quittera pas notre territoire.
Nous avons besoin de savoir dans quelle mesure le nouveau
pape va influer sur les alliances actuelles.
Jin Li Tarn hocha la tête.
— Je crois que le pacte unissant le prévôt à la reine Meirov
est fragile. Sethbert ne s’est jamais montré très bon voisin.
Rudolfo lissa sa moustache.
— Meirov est une reine forte, mais son armée est faible.
Pylos était la plus petite nation des Terres Nommées et ses
soldats se consacraient surtout à la surveillance des frontières
avec les cités-États entrolusiennes. Rudolfo avait jadis partagé
une Alliance de Sang avec elle.
— Je lui rendrai peut-être visite après m’être entretenu avec
le roi des Marais.
— Mon père prendra également contact avec elle, dit Jin Li
Tam. Elle compte sur notre Maison pour protéger sa petite flotte
fluviale et elle nous a confié la gestion d’une bonne partie de son
trésor.
Rudolfo sourit.
— À votre avis, quelle attitude votre père va-t-il adopter
envers les cités-États entrolusiennes ?
Jin Li Tam haussa les épaules.
— C’est difficile à dire. Je suis persuadée qu’il prendra parti
pour le nouveau pape. Il lui suffit de quelques jours pour
remettre le blocus en place.
Les vaisseaux de métal de la Maison Li Tam étaient mus par
la même énergie que les mécaserviteurs, mais leurs moteurs
étaient bien plus puissants. Les bateaux en bois des cités-États
ne pouvaient rien contre eux et deux semaines suffiraient pour
interrompre le ravitaillement et l’envoi de troupes fraîches dont
Sethbert avait besoin.
Le ciel se dégagea peu à peu et des étoiles apparurent. Une
lumière humide éclaira le campement et tout le monde se tut.
Les éclaireurs se levèrent. Certains tendirent leur arc et se
préparèrent à prendre leur tour de garde, d’autres se glissèrent
sous leur tente pour dormir quelques heures. Sous l’abri installé
en face de celui des éclaireurs, les yeux d’Isaak brillaient et sa

- 263 -
poitrine laissait échapper un léger sifflement tandis qu’il se
livrait à ses calculs.
Rudolfo et Jin Li Tam restèrent assis pendant une heure,
écoutant les murmures de la forêt tout autour d’eux. Le vent
apportait un bruit à peine perceptible, une sorte de beuglement
lointain, tout en caressant le duvet sur les mains et la nuque de
Rudolfo. Tout le monde connaissait les sermons de guerre des
rois des Marais, car ils émaillaient l’histoire violente de ce
peuple étrange. Pourtant, on ne les avait pas entendus depuis
plus de cinq cents ans.
Rudolfo tourna la tête et essaya de comprendre les paroles.
Le discours était en whymèrien ancien, une langue qu’il ne
maîtrisait pas.
Jin Li Tam se pencha vers lui.
— Il récite des prophéties. C’est fascinant.
Rudolfo haussa les sourcils.
— Vous comprenez ce qu’il dit ?
— Bien sûr. Les paroles viennent de très loin, mais elles
évoquent un garçon qui rêve, le dernier testament de P’Andro
Whym et un jugement qui va s’abattre sur les Terres Nommées
pour punir le péché androfrancien.
Elle s’interrompit. Rudolfo admira la courbe de sa nuque et
de sa mâchoire contractée tandis qu’elle se redressait pour
écouter la suite.
— Le roi tsigane va… (Elle secoua la tête.) Non, je n’entends
plus rien. Le vent a tout emporté.
Le silence retomba et une autre heure s’écoula. Puis Rudolfo
se leva, souhaita une bonne nuit à tout le monde et se glissa sous
la petite tente militaire qu’on avait dressée à son intention.
Il demeura allongé, sans bouger. Il écouta les conversations à
voix basse des personnes restées dehors et le murmure du vent
dans les arbres. Il y avait encore peu, il aurait éprouvé une
sourde angoisse à l’idée de ne plus bouger. Il y avait encore peu,
un seul lit et un seul manoir ne lui suffisaient pas. Il avait
toujours circulé entre ses neuf demeures. À l’âge de douze ans, il
avait coiffé le turban de son père et il avait alors passé plus de
temps sur les routes que dans ses propriétés. Il avait aimé cette
vie de nomade, mais le funeste pilier de fumée montant dans le

- 264 -
ciel avait éveillé en lui un désir nouveau. C’était peut-être
passager. Les Franciens disaient qu’il fallait remonter le fil de
ses sentiments. La douleur était reliée à la douleur. La tristesse
présente découlait d’événements passés et ne faisait que croître.
« Tu perds la lumière bien jeune », lui avait dit son père
agonisant sur le champ d’ambre.
Son frère à cinq ans, puis ses parents à douze. La Désolation
de Windwir avait réveillé et attisé cette douleur. Elle avait créé
en lui un besoin de foyer et de repos. Rudolfo ne se souvenait pas
avoir éprouvé une telle sensation.
Il sursauta lorsque Jin Li Tam se glissa près de lui sur la
couche étroite. Elle se déplaçait sans faire plus de bruit qu’un
éclaireur tsigane… et peut-être même moins. Elle passa ses bras
et ses jambes autour de lui pour l’immobiliser et l’embrassa sur
la bouche.
— Pour un célèbre général redouté de tous, murmura-t-elle,
je vous trouve plutôt timoré.
Rudolfo lui rendit son baiser. Comment était-ce possible ? Il
rêvait d’un foyer accueillant et un foyer accueillant venait à lui.

PÉTRONUS

Pétronus approchait de la tente faisant office de cuisine


lorsque l’oiseau couvert de boue se posa près de lui. L’animal
piailla et sautilla sur place jusqu’à ce que le vieil homme se
penche et récupère le message dépourvu de fil de couleur
accroché à sa patte. Pétronus déplia le bout de papier et le lut.
« Nous avons l’honneur d’avoir votre petit-fils comme
invité. »
Pétronus alla aussitôt inspecter sa tente, puis le chariot, la
cuisine et l’abri en toile servant de salle de bains. Neb n’était
nulle part. Le vieil homme interrogea alors les sentinelles dont
on avait resserré les rangs en prévision d’une attaque
imminente. Elles avaient été relevées au coucher du soleil.
Pétronus regagna le camp et organisa des recherches. Le
sermon de guerre du roi des Marais commença au moment où
les fossoyeurs se déployaient sur le champ de ruines pour

- 265 -
chercher l’adolescent.
Pétronus rappela ses hommes et les renvoya au camp alors
que la moitié du terrain seulement avait été explorée. Le
message du roi des Marais était clair et Pétronus savait qu’il
n’avait aucune chance de retrouver le garçon. Tandis que les
fossoyeurs regagnaient les tentes, le vieil homme resta à
l’extrémité nord de la ville et observa l’orée du bois. Ce soir-là, le
sermon de guerre était particulièrement énigmatique. Il
s’agissait d’une suite d’affirmations prophétiques à propos d’un
garçon et de sombres allusions à des textes dont Pétronus avait
entendu parler, mais qu’il n’avait jamais lus – des textes que
même les Androfranciens n’avaient pas eus entre les mains
depuis deux mille ans. On ne connaissait leur existence que
grâce à des références dans des ouvrages plus récents.
Le vieil homme comprenait les paroles du sermon, mais pas
le message qu’elles véhiculaient.
— Il est dans le camp du roi des Marais, murmura Grégoric.
Pétronus se tourna vers l’endroit d’où provenait la voix.
— Vous l’avez vu ?
— Oui. Il est parti en courant avec un de leurs éclaireurs.
Pétronus éprouva un puissant sentiment de colère envers
Grégoric.
— Et vous n’avez rien fait pour l’arrêter ?
— Non. Pour des raisons que vous comprenez certainement.
Bien sûr.
L’intervention de Grégoric aurait révélé la présence
d’éclaireurs des Neuf Maisons Sylvestres dans les environs de
Windwir. Pétronus n’appréciait guère ce genre de calcul, mais
que pouvait-il y faire ? Il aurait voulu se persuader qu’il n’aurait
jamais agi ainsi, mais il avait déjà affronté des situations
semblables et il savait que des sacrifices étaient parfois
nécessaires. Les images du village en flammes revinrent le
hanter.
— Est-ce que vous avez découvert où était leur camp ?
Grégoric s’était déplacé une fois encore.
— Non. Ils sont bien meilleurs que les soldats de Sethbert
quand il s’agit de se cacher dans les bois. En outre, il semblerait
que nous soyons liés par une Alliance de Sang.

- 266 -
— J’ai été surpris de l’apprendre.
— Moi aussi, dit Grégoric. Mais la situation sera plus claire
dans quelques jours.
Pétronus haussa les sourcils et attendit des explications qui
ne vinrent pas. Lorsque l’éclaireur reprit la parole, il s’éloignait
déjà en courant.
— Nous en profiterons pour demander des nouvelles du
garçon.
Ces paroles rassurèrent Pétronus. Il fit quelques
mouvements pour décontracter sa nuque et son dos, puis il agita
les bras en se tournant vers le camp.
Tu n’as plus rien à faire ici, vieil homme.
Tandis qu’il marchait, il songea aux paroles de l’éclaireur
tsigane. Rudolfo était sans doute dans les environs et il avait
l’intention d’entamer des pourparlers avec le roi des Marais. Ce
serait une grande première. Si la mémoire de Pétronus était
bonne, il y avait eu une guerre brève et violente entre les Neuf
Maisons Sylvestres et leurs étranges voisins quatre ou cinq ans
avant son assassinat. Jakob avait capturé le roi des Marais et lui
avait montré le travail de ses Praticiens de la Torture
Repentante. Il avait ensuite libéré son prisonnier et le peuple des
Marais n’avait plus jamais troublé la quiétude des Neuf Maisons
Sylvestres.
Et désormais, en dehors du soutien de Vlad Li Tam, ils
représentaient la dernière Alliance de Sang que Rudolfo avait au
monde.
Et ils tenaient Neb.
Pétronus s’arrêta et se tourna pour regarder l’orée sombre
qui se découpait contre le ciel. Il avait été élevé dans la crainte
des dieux et son éducation androfrancienne fut soudain ébranlée
par ses anciennes croyances. C’était assez rare, mais, lorsque
cela arrivait, il se rappelait à quel point le cœur et l’esprit d’un
homme étaient fragiles au moment de la perte d’un être cher.
Pétronus regagna le camp sans cesser de prier.

NEB

- 267 -
Neb était sidéré par le peuple des Marais.
Le garçon avait couru aussi vite que possible pour suivre
l’éclaireur. Il avait traversé des sous-bois, il avait avancé à quatre
pattes et il s’était faufilé entre des branches pour éviter qu’elles
le fouettent. L’éclaireur était un homme imposant et rapide qui
ne cherchait plus à se montrer discret.
L’adolescent eut l’impression de courir plusieurs lieues avant
de s’apercevoir que la forêt avait changé. Des filets de pêche
couverts de branches dissimulaient des tentes déchirées
camouflées avec de la boue. Des hommes et des femmes sales et
mal habillés erraient dans le camp sans faire un bruit. La plupart
d’entre eux avaient la bouche ouverte et le regard vide. Ils
portaient des armes et des armures hétéroclites, vestiges de deux
mille ans de rapines.
Le guide de Neb se volatilisa à l’entrée du camp et une jeune
fille approcha. Comme le reste de ses semblables, elle était d’une
saleté repoussante ; ses cheveux étaient couverts de boue et de
cendre. Neb comprit soudain que ce peuple n’avait pas
seulement une notion différente de l’hygiène : leur manque de
propreté était voulu. Ces gens peignaient leur corps avec de la
boue et de la cendre pour des raisons sacrées.
La jeune fille était presque aussi grande que Neb. Elle lui
sourit et le garçon s’aperçut qu’elle était jolie sous les plaques de
terre séchée qui maculaient son corps et son visage. Ses cheveux
devaient être châtain foncé, mais c’était difficile à deviner, car ils
étaient couverts de boue. Elle les avait tirés en arrière et les avait
attachés avec un bout de ruban rouge.
— Le roi des Marais t’a convoqué, dit-elle.
Il ne s’agissait pas d’une question.
— Euh… oui, bredouilla Neb.
Elle fit un pas vers lui et il sentit son odeur. C’était une
exhalaison très particulière où se mêlaient des relents musqués
de transpiration, des effluves de cendre et de fumée, des pointes
de soufre et d’argile. Et un parfum de pomme !
— Je vais te conduire à lui.
Il prit la main qu’elle lui tendait et elle l’entraîna avec
douceur. Il l’observa tandis qu’ils traversaient le camp d’un pas
rapide. Elle portait deux bottes différentes, une ample tunique

- 268 -
d’homme retouchée à sa taille et une chemise à manches longues
qui avait dû, jadis, être blanche. Ses mollets étaient nus et
couverts de terre grise. Apparemment, elle n’était pas armée.
La jeune fille le conduisit à travers un labyrinthe d’arbres et
de tentes en évitant les soldats silencieux.
— Pourquoi ne font-ils aucun bruit ? demanda Neb quand la
curiosité devint trop forte.
— Cela fait partie de nos croyances. Nous n’avons qu’une
seule voix lorsque nous sommes en guerre. La voix de notre roi.
Nous évitons donc de parler tant que ce n’est pas nécessaire.
Neb comprit l’allusion et se tut. Les deux adolescents
approchèrent d’une tente un peu plus grande que les autres. Elle
avait été dressée contre la pente d’une petite colline.
— Le roi des Marais t’attend à l’intérieur, dit la jeune fille en
pointant le doigt vers l’abri de toile.
Elle s’éloigna en courant avant que Neb ait le temps de la
remercier et elle disparut de l’autre côté de la colline sans jeter
un regard en arrière.
Le garçon déglutit et se dirigea vers la tente crasseuse qui
n’était surveillée par aucun garde. Il aperçut de faibles lumières
danser à l’intérieur. Il écarta le pan de tissu qui faisait office de
porte et constata qu’il était en fait dans une sorte de vestibule.
Un tunnel avait été creusé dans la colline. Il s’élargissait peu à
peu pour se transformer en salle avec des murs en terre et un
enchevêtrement de racines en guise de plafond. Au centre de la
pièce, assis au pied d’une grande idole triangulaire, Neb aperçut
un colosse comme il n’en avait jamais vu auparavant. Des
brindilles et des bouts de nourriture parsemaient son
impressionnante barbe noire. La lame de l’énorme hache posée
sur ses genoux brillait comme un miroir et reflétait la lumière
des lampes en l’amplifiant. Le géant portait une armure argentée
et rutilante. Ses yeux noirs contemplèrent le garçon avant de se
tourner en direction de l’idole : un buste de méditation de
P’Andro Whym datant des premières hérésies.
— Approche ! beugla le roi des Marais en whymèrien.
Sa voix était impérieuse, même lorsqu’elle n’était pas
magifiée. Neb avança d’un pas hésitant et regarda la pièce
autour de lui. Il semblait y avoir une autre entrée très étroite –

- 269 -
trop étroite pour le roi des Marais – cachée derrière une lourde
tenture accrochée tant bien que mal au plafond. Des paillasses
en roseau et des piles de couvertures miteuses étaient
éparpillées un peu partout.
Neb ignorait ce qu’il devait faire et il décida donc de se
montrer prudent. Il s’agenouilla devant le roi.
— Je suis ici, seigneur.
Le roi des Marais le regarda avant de tourner les yeux vers
l’idole.
— Ce soir, je parlerai de toi dans mon prêche. Je t’appellerai
le garçon des rêves parce que je te vois dans mes songes. (Il
hocha la tête en direction de l’idole.) L’heure du jugement
approche et le rejeton mal aimé de P’Andro Whym sera le
premier-né des nouveaux dieux.
Neb observa le buste de méditation, mais n’y vit rien d’autre
qu’un vieux dieu en fer. Le roi des Marais se pencha en avant.
— Est-ce que tu comprends ce que cela signifie ?
Neb secoua la tête.
— Non.
Le roi inclina la tête sur le côté et adressa un autre regard à
l’idole.
— Le prophète réticent de Xhum Y’Zir. Comprends-tu
l’importance de ce rôle ? Il t’écherra un jour.
— Je ne comprends pas, seigneur.
Mais les paroles du monarque le laissèrent tremblant. Il avait
étudié les principes des hérésies mystiques et il se rendait
compte que certains événements étaient en totale opposition
avec les dogmes androfranciens. Hebda, mort pendant la
destruction de Windwir, lui avait parlé en rêve et, même si cela
n’était qu’un songe, cette apparition avait ébranlé le garçon.
Quel fils ne serait pas impressionné par le discours d’un père
décédé ?
Cependant, les Franciens avaient un point de vue tranché sur
ce genre de phénomènes : ce « fantôme » indiquait seulement
que l’esprit de Neb s’efforçait de résoudre certains problèmes
pendant son sommeil.
Mais alors, comment expliquer que certains passages aient
été prémonitoires ? Le roi des Marais et son armée étaient bel et

- 270 -
bien venus à Windwir.
— Comment se fait-il que tu envahisses mes songes, garçon
des rêves ? Quelles sont donc ces choses que tu me montres ? (Le
roi des Marais attendit en lançant de rapides coups d’œil en
direction de l’idole.) Qui est ce pape revenu d’entre les morts qui
vengera la lumière en la faisant disparaître ?
La peur s’insinua dans le ventre de Neb. Cet homme
connaissait l’existence de Pétronus. Le garçon voulut glisser une
main dans sa poche pour s’assurer que la bague était toujours là.
Il résista à cette envie.
— Je l’ignore, seigneur.
Le roi des Marais rugit et se releva d’un bond. Il passa à côté
de Neb et il se dirigea vers le pan de tissu faisant office de porte
d’un pas rapide.
— Je parlerai avec toi au matin.
Il prit un grand verre argenté taillé dans une corne et le porta
à ses lèvres. Quand il le reposa, son visage semblait couvert de
sang. Il laissa échapper un soupir qui fit trembler les parois de la
tente.
Le roi des Marais sortit et s’enfonça dans la nuit en vociférant
son sermon de guerre avec une telle puissance qu’on devait
l’entendre à vingt lieues à la ronde.
Neb le regardait toujours lorsque la jeune fille approcha et lui
toucha l’épaule. Il sursauta et se tourna vers elle. Elle était sans
doute entrée par le second passage, car la tenture ondulait.
— Il ne reviendra pas avant le lever du jour, dit-elle.
— Il prêche à mon sujet.
Elle hocha la tête.
— Oui. Ses rêves ont été très forts.
— Qu’ont-ils annoncé ?
Elle éclata de rire.
— Si je le savais, le roi des Marais ne t’aurait pas fait venir ici.
Neb la regarda. Elle n’était pas aussi sale qu’il l’avait cru… ou
c’était peut-être une question de lumière. Elle avait de grands
yeux bruns encadrés par de petites rides, comme si elle riait
beaucoup, mais ses orbites enfoncées laissaient deviner qu’elle
pleurait tout aussi souvent. Son sourire dévoilait des dents
droites et blanches.

- 271 -
— Peut-être qu’ils n’ont aucun sens, dit Neb.
Elle secoua la tête.
— Je ne le pense pas. La plupart des rêves ont une
signification. (Elle soupira.) Mais j’aimerais bien que tu aies
raison.
Cette hypothèse semblait la rassurer.
— Pourquoi donc ? demanda-t-il.
Elle regarda l’idole pendant un moment, puis tourna la tête
vers Neb.
— Parce que les rêves affirment que beaucoup connaîtront
leur seconde mort sur le bûcher des péchés androfranciens.
Elle frissonna en prononçant ces paroles.
— Et j’ai un lien avec tout cela ? demanda Neb d’une toute
petite voix.
— Tu étais dans les rêves. Si le roi des Marais savait
pourquoi, tu ne serais pas ici.
Elle tendit la main vers lui et il la prit.
Il n’avait jamais tenu la main d’une fille et il n’avait d’ailleurs
jamais songé à le faire. Au sein d’un ordre dominé par les
hommes, on n’encourageait guère les orphelins à s’intéresser à
l’autre sexe. Certaines dispositions permettaient aux
Androfranciens de se marier, mais ils étaient peu nombreux à le
faire, même en cas de naissance non désirée. La main de la jeune
fille était rêche, sèche et ferme… pas vraiment ce que Neb avait
imaginé. Il se laissa entraîner vers la deuxième entrée de la
caverne.
Qui était cette fille ? Il devait s’agir d’une servante – ou d’un
rejeton du roi des Marais, mais le garçon songea que c’était
improbable : les monarques n’avaient pas pour habitude
d’emmener leurs enfants sur les champs de bataille.
D’un autre côté, ce n’était plus une enfant. Elle devait avoir
un an de plus que lui, voire davantage.
En outre, ces gens appartenaient au peuple des Marais. Cette
jeune fille était peut-être chargée d’accomplir de sinistres
besognes.
Neb la suivit jusqu’à un appentis. Une grosse marmite
remplie d’un ragoût épais mijotait sur un feu de camp. La jeune
fille prit deux bols en bois et un fragment d’assiette en guise de

- 272 -
cuiller. Il émanait de la nourriture une odeur légèrement âcre.
Neb s’assit dans la boue à côté de la fille des Marais et
mangea le ragoût en écoutant le sermon de guerre qui tonnait
dans la nuit.

VLAD LI TAM

Vlad Li Tam écouta la voix portée par le vent et hocha la tête


avec lenteur.
— Il prêche de nouveau.
Son conseiller approcha une longue allumette du fourneau de
la pipe ouvragée et Vlad Li Tam inhala à pleins poumons.
La fumée des baies de kalla éclaircit ses pensées en
ralentissant son esprit. Elle le plongeait dans un doux océan
d’euphorie qui le maintenait en vie et lui donnait la force de faire
le nécessaire.
Il avait ordonné d’installer le camp – une petite caravane de
chariots disposés en cercle autour des tentes – à découvert, sans
camouflage. Vlad avait la ferme intention d’engager des
discussions avec tous les belligérants, sauf, peut-être, le roi des
Marais. La Maison Li Tam avait renoncé à établir des liens avec
ce royaume bien avant que Vlad succède à son père. Combien sa
famille avait-elle envoyé de fils et de filles pour obtenir le droit
de s’installer sur ces terres boréales ? Aucun d’entre eux n’avait
été accepté et certains avaient même été tués. La Maison Li Tam
avait mis un terme à ces tentatives infructueuses plus de trois
cents ans auparavant. Vlad l’avait appris en consultant les
archives.
Il laissa échapper un nuage de fumée violette et l’observa se
dissiper dans l’air nocturne.
— Demain, je porterai mon armure, dit-il à son conseiller et à
son premier sergent. Et mon épée.
Les deux hommes acquiescèrent. Vlad les regarda en plissant
les yeux.
— Il faudra sans doute forcer la main de Pétronus. Je pense
que je vais devoir trahir mon ami.
— Salut à vous ! lança une voix à quelques dizaines de mètres

- 273 -
de là.
Vlad Li Tam leva les yeux. Il adressa un signe de tête aux
soldats dispersés pour renforcer la sécurité.
— Salut à vous, éclaireurs tsiganes. Quelles nouvelles
m’apportez-vous ?
— Le seigneur Rudolfo vous présente ses respects et vous
informe qu’il participera aux pourparlers de demain.
Vlad Li Tam hocha la tête.
— Excellent. Ma fille l’accompagnera-t-elle ?
— Dame Li Tam est retournée aux Neuf Forêts en compagnie
de l’homme de métal. Nous ignorions votre présence ici. Sinon,
je suis certain que dame Li Tam aurait repoussé son départ de
quelques jours.
Il était préférable qu’elle reste en compagnie du
mécaserviteur. Elle était digne de confiance et elle veillerait à ce
que l’automate ne tombe pas entre de mauvaises mains. Vlad Li
Tam songea alors qu’il avait oublié quelque chose.
— Dites à votre général que, après les pourparlers, nous
lancerons très vite une offensive contre les cités-États si elles
refusent de déposer les armes. Notre pape souhaitera récupérer
les mécaserviteurs que Sethbert détient. Ils sont indispensables
à la reconstruction de la Grande Bibliothèque.
— Je lui transmettrai vos paroles, dit l’éclaireur.
Celui-ci se déplaçait sans cesse et prenait soin de ne pas
pénétrer dans le périmètre éclairé par les feux de camp.
Après son départ, Vlad Li Tam demanda un oiseau et posa sa
pipe pour rédiger un message qu’il coda à l’aide d’une double et
d’une triple boucle whymèrienne que seul le pape androfrancien
était capable de déchiffrer. Il termina, relut le texte et lui apporta
quelques rectifications. Il dissimula d’autres codes dans
d’infimes traits de plume et dans ce qui ressemblait à de
malheureuses bavures d’encre.
Il attacha le message à la patte de son oiseau le plus petit et le
plus puissant, puis il approcha les lèvres du crâne duveteux de
l’animal qui s’agitait dans ses mains et murmura une
destination.
Le seigneur de la Maison Li Tam lança l’oiseau vers le ciel et
l’observa déployer ses ailes dans le vent et filer vers l’est à ras du

- 274 -
sol.

- 275 -
Chapitre 20

JIN LI TAM

Jin Li Tam se réveilla de bonne heure au premier jour de son


retour au septième manoir sylvestre. Elle enfila un simple
pantalon en coton, une chemise ample et une cape légère pour se
protéger de la bruine froide de l’automne. On lui avait attribué la
suite jouxtant celle de Rudolfo et on avait veillé à lui fournir tout
ce dont elle pouvait avoir besoin. Elle détacha ses cheveux et
chaussa une paire de bottes en daim que l’intendant lui avait
apportée.
Elle se glissa dans le couloir et s’immobilisa. Elle regarda en
direction des chambres des enfants et se rappela celle qui
semblait encore occupée. Malgré l’heure matinale, une servante
passa et Jin Li Tam lui tapota l’épaule.
— À qui est cette chambre ? demanda-t-elle.
La domestique se dandina, mal à l’aise.
— C’est celle du seigneur Isaak, dame Li Tam.
Jin Li Tam fronça les sourcils.
— Je ne comprends pas. Pourquoi a-t-on installé Isaak dans
une chambre d’enfant ?
La jeune servante rougit et se mit à bégayer.
— Ce n’est pas pour… (Elle chercha quel mot employer.) Ce
n’est pas pour l’automate. (Elle regarda à gauche et à droite, puis
croisa le regard de Jin Li Tam pendant un bref instant.) Je ne
sais pas trop si j’ai le droit de parler de cela. Vous devriez plutôt
interroger l’intendant Kember, ou maîtresse Ilyna.
Jin Li Tam hocha la tête.
— Bien.
Elle jeta un autre coup d’œil à la porte fermée, puis fit

- 276 -
volte-face et avança dans le couloir. Ses bottes souples
bruissaient à peine en effleurant les tapis. Elle descendit les
marches deux à deux avec légèreté et adressa un signe de tête
aux éclaireurs tsiganes qui l’attendaient à l’entrée du manoir. Ils
lui emboîtèrent le pas et elle esquissa un sourire sous sa
capuche. Elle s’était habituée à la demi-escouade chargée de sa
protection et, de toute manière, elle avait passé la plus grande
partie de sa vie sous la surveillance de gardes d’une Maison ou
d’une autre. Sethbert avait été le premier à la dispenser d’escorte
et elle savait que c’était surtout lié au message qu’il avait envoyé
à Vlad Li Tam. Le prévôt avait insisté sur le fait que Jin Li Tam
serait considérée comme une concubine et rien de plus.
Rudolfo et Sethbert étaient des hommes très différents. Le
premier dégageait une aura d’implacabilité, mais elle faisait
partie du subtil mélange de menace et de charme qu’il employait
pour parvenir à ses fins. Sethbert était une brute épaisse qui
imposait sa volonté par plaisir plus que par intérêt.
La jeune femme avait remarqué que Rudolfo avait certains
points communs avec Vlad Li Tam. Ils étaient tous deux
prudents et réfléchis, mais ils pouvaient aussi se comporter avec
une certaine légèreté.
Les hommes que le roi tsigane avait choisis pour l’escorter en
étaient la preuve. Un ou deux d’entre eux la suivaient toujours,
mais ils restaient à distance pour respecter son intimité.
Tandis qu’elle sortait, elle remarqua quelque chose sur la
colline à l’extérieur de la ville. Une silhouette solitaire se
déplaçait au sommet dégagé de l’éminence. La jeune femme
devina qu’il s’agissait d’Isaak qui prenait des mesures en
comptant ses pas. Il faudrait un bâtiment massif pour accueillir
la future bibliothèque. Pendant un instant, Jin Li Tam resta
immobile et se laissa aller à son imagination. Ce projet colossal
n’allait-il pas mécontenter les habitants de cette ville paisible ?
Rudolfo avait sans doute envisagé le problème. Jin Li Tam ne
connaissait pas encore ce peuple et elle se demanda comment il
réagirait lors de l’ouverture de la Grande Bibliothèque, lorsque
sa cité – bien loin des capitales politiques et commerciales –
deviendrait le centre des Terres Nommées.
C’était ainsi que les Androfranciens l’avaient toujours voulu.

- 277 -
Windwir avait été la ville la plus puissante du monde, mais pas
la plus grande. Les enfants de P’Andro Whym, avec l’aide de la
Garde Grise, avaient surveillé la croissance de la cité de manière
à ne pas en perdre le contrôle. Ils avaient refusé qu’on bâtisse
des universités à proximité de cette immense source de
connaissance. Ils avaient cependant accepté de recevoir des
étudiants – en majorité des fils de nobles – par petits groupes
tout au long de l’année. De plus, les érudits androfranciens
allaient d’école en école pour dispenser le savoir que l’ordre
estimait sans danger.
Jin Li Tam se demanda sur quelles bases la nouvelle
bibliothèque fonctionnerait. L’ordre avait les reins brisés et il
n’était pas près de se rétablir. Deux mille ans d’un
développement lent et prudent l’avaient isolé du reste du
monde. Mais, désormais, il ne restait peut-être plus qu’un
millier d’Androfranciens – un pour cent, au mieux, de leurs
anciens effectifs. Jin Li Tam songea qu’ils ne recouvreraient pas
leur puissance de sitôt.
Elle se remit à marcher en jetant des coups d’œil par-dessus
son épaule pour s’assurer que les éclaireurs la suivaient.
La ville se réveillait peu à peu. Des femmes sortaient d’une
boulangerie, quelques chasseurs étaient rassemblés devant une
taverne et attendaient son ouverture pour prendre leur petit
déjeuner avant de partir à la chasse et, sous un auvent, un
charpentier rabotait une pièce de bois dans le sens de la
longueur avec de grands mouvements lents.
Jin Li Tam traversa plusieurs rues et atteignit le fleuve étroit
qui coulait au centre de la ville. Elle longea la rive en direction
du nord jusqu’à ce que l’agglomération se réduise à un amas
éparpillé de bâtiments et de huttes. La femme de l’intendant,
Ilyna, lui avait expliqué où aller. Toutes les villes possédaient
leur apothicaire, même si celui-ci se signalait rarement par une
enseigne.
Elle avait envoyé un oiseau à sa sœur aînée qui résidait aux
confins de la côte d’Émeraude orientale après son mariage avec
un prêtre de guerre d’une cité libre. Il n’y avait jamais eu
apothicaire plus douée qu’elle au sein de la Maison Li Tam. Rae
Li Tam avait étudié à l’école francienne déguisée en jeune

- 278 -
homme et elle était parvenue à tromper les vieux moines
pendant trois ans. Elle était beaucoup plus âgée que Jin Li Tam
et elle avait passé une bonne partie de sa vie à confectionner des
potions et des poudres à la demande de son père. Ses
médicaments, magikes et poisons étaient légendaires.
Elle avait répondu à sa sœur sur-le-champ et une recette
codée attendait Jin Li Tam lorsqu’elle était arrivée au septième
manoir, la veille, en compagnie d’Isaak et d’une demi-escouade
d’éclaireurs. La jeune femme avait décrypté le message tard dans
la nuit à la lumière d’une chandelle en sentant son estomac se
serrer peu à peu.
Elle aperçut un filet de fumée monter d’une hutte délabrée.
Devant la bâtisse, une femme âgée et bien en chair était penchée
au-dessus de la rivière.
— Oui, dit-elle sans se relever. Nous vivons en effet une
sombre époque.
Puis, comme pour terminer la conversation, elle se redressa
et croisa le regard de Jin Li Tam. Elle rougit soudain.
— Dame Li Tam. C’est un honneur auquel je ne m’attendais
pas, dit-elle en s’inclinant.
Jin Li Tam la salua à son tour et lui sourit.
— J’ai besoin de vos services, femme du fleuve.
La femme du fleuve sourit à son tour.
— Des magikes pour la nouvelle dame du seigneur ? Des
poudres d’une espèce particulière ? Quels que soient vos
besoins, je suis certaine que nous trouverons le moyen d’y
répondre.
Les éclaireurs tsiganes demeurèrent à la lisière de la clairière.
La jeune femme se mordit la lèvre. Malgré ce qui s’était passé, il
était encore possible que son père change d’avis, mais la
stratégie de Vlad Li Tam était logique.
— Je ne pense pas que vous ayez déjà vu la poudre qu’il me
faut, dit Jin Li Tam à voix basse.
— J’en serais surprise, mais parlons-en devant une tasse de
thé.
La femme du fleuve conduisit Jin Li Tam à l’intérieur de la
petite hutte et posa une bouilloire sur le fourneau. La pièce était
pleine de chats, de livres et de pots contenant des herbes, des

- 279 -
poudres, des champignons et des baies séchés, des feuilles
écrasées et d’innombrables racines. Une odeur à la fois douce et
amère flottait dans l’air.
Une fois le thé servi, Jin Li Tam sortit la recette de sa bourse
et garda trois pièces carrées à l’effigie de la Maison Li Tam au
creux de sa main. Elle tendit le morceau de papier au-dessus des
tasses et la femme du fleuve le prit. Au fil de sa lecture elle plissa
et écarquilla les yeux par intermittence. Lorsqu’elle eut terminé,
elle posa la feuille au centre de la table.
— Vous aviez raison. Je n’ai jamais vu une telle chose.
Comment êtes-vous entrée en possession de cette recette ?
Jin Li Tam haussa les épaules.
— Les Androfranciens protègent leur lumière. (Elle attendit,
puis se força à poser la question :) Avez-vous les ingrédients
nécessaires ?
La femme du fleuve hocha la tête.
— Oui. Enfin, je peux les réunir. Il faudra peut-être que
j’envoie quelqu’un chercher certains d’entre eux. Il est possible
de trouver ce qui me manque à la baie de Caldus.
Jin Li Tam fit apparaître les trois pièces et les posa sur la
feuille.
— Je vous demande la discrétion la plus totale.
— Vous l’aurez. Le corps d’une femme est un temple dédié à
la vie et elle doit être libre d’en ouvrir ou d’en fermer les portes à
sa guise. (Elle jeta un coup d’œil à la recette et gloussa.) Vous
pensez que cela fonctionnera ?
Jin Li Tam sourit.
— Nous ne tarderons pas à l’apprendre.
— Enfin, un héritier. (La femme du fleuve gloussa de
nouveau.) Vous savez, c’est moi qui ai mis au monde les deux fils
du seigneur Jakob.
Jin Li Tam se pencha en avant.
— Les deux ?
La jeune femme songea à la chambre mystérieuse avec les
petites bottes et la petite épée suspendue au mur.
— Le seigneur Isaak et le seigneur Rudolfo, dit la femme du
fleuve. C’étaient de beaux et solides garçons tous les deux.
Elle regarda Jin Li Tam et comprit qu’elle ignorait ce qui

- 280 -
s’était passé. Elle rougit.
— Personne ne vous a parlé du seigneur Isaak ?
Jin Li Tam secoua la tête.
— Je ne savais pas que Rudolfo avait un frère.
— Un frère jumeau. Son aîné de deux heures. Il est mort de
manière… subite… alors qu’il n’avait que cinq ans.
Jin Li Tam sentit quelque chose monter en elle, quelque
chose quelle aurait été incapable de décrire avec des mots. La
sensation empira et l’estomac de la jeune femme se contracta.
— Qu’est-il arrivé ?
La femme du fleuve regarda autour d’elle pour s’assurer que
personne ne pouvait l’entendre.
— On raconte qu’il a été emporté par la variole rouge, dit-elle
d’une voix à peine plus forte qu’un murmure. Le corps a aussitôt
été incinéré.
On prenait souvent ce genre de précaution bien que ce ne soit
pas nécessaire. Les poudres pour lutter contre la variole rouge
étaient efficaces depuis plus de mille ans, mais elles n’avaient
aucun effet sur certains enfants et elles n’étaient pas à la portée
de toutes les bourses. Seuls les parents aisés étaient capables de
les offrir à leur progéniture. Pourtant, le ton de la femme du
fleuve exprimait le doute.
— Vous ne croyez pas qu’il soit mort de la variole rouge ?
— En effet. J’ai moi-même administré les poudres
médicamenteuses aux seigneurs Rudolfo et Isaak. À mon avis, si
elles n’avaient pas fonctionné pour l’un, elles n’auraient pas
fonctionné pour l’autre. (Elle s’interrompit et regarda autour
d’elle une fois de plus.) Je crois qu’il a été empoisonné bien que
je ne connaisse aucun poison capable de tuer en donnant
l’impression que le malade souffre des symptômes de la variole.
Jin Li Tam sentit son ventre se contracter de nouveau tandis
qu’elle s’efforçait de rester impassible. Elle regarda la feuille de
papier posée sur la table et songea à sa sœur aînée.
Une vague angoisse l’envahit.
Jusqu’où son père était-il capable d’aller pour arriver à ses
fins ?

- 281 -
PÉTRONUS

Les cris de Pétronus couvrirent presque le sermon de guerre


du roi des Marais.
— Jamais de la vie ! rugit-il en agitant les poings vers l’ouest.
Les marques de l’oiseau ne laissaient aucun doute : il
appartenait à la Maison Li Tam. Il était venu droit vers lui et
s’était posé délicatement sur son épaule en poussant un petit
piaillement alors que Pétronus arpentait la périphérie de
Windwir en pleine nuit à la recherche de Neb.
« Si tu ne révèles pas ta véritable identité au monde, je m’en
chargerai à ta place. Je te laisse trois jours. »
Le message avait été deux fois codé et se cachait derrière une
déclaration de la Maison Li Tam annonçant qu’elle s’engageait à
fournir de la nourriture aux fossoyeurs pour soutenir leur effort.
Il y avait aussi un autre message en plus de l’ultimatum de
Vlad Li Tam. Le seigneur Rudolfo demandait le soutien du pape
pour se lancer dans un projet philanthropique : la construction
d’une nouvelle Grande Bibliothèque en extrayant les données
contenues dans les registres des mécaserviteurs.
Mais cela ne suffit pas à calmer la colère de Pétronus.
« Si tu ne révèles pas ta véritable identité au monde, je m’en
chargerai à ta place. Je te laisse trois jours. »
Il poussa un nouveau hurlement et donna un coup de pied
dans une motte de terre.
— Sois maudit, Vlad !
Il aurait fini par révéler son identité tôt ou tard – il était
impossible d’y échapper s’il voulait éviter une catastrophe totale.
Mais s’il avait deviné les plans de Vlad Li Tam – et il n’avait pas
le moindre doute sur ce point –, il risquait d’être écarté de la
partie de reines de guerre qui se déroulait sur les Terres
Nommées.
Tu as ce que tu mérites, vieil homme.
Oui, songea-t-il. Je n’ai que ce que je mérite.
Il était prêt à payer le prix du passé et à revenir d’entre les
morts parce que c’était la seule attitude correcte de sa part. En
revanche, il voulait décider de la date et du lieu.
Il tira une petite plume et un encrier pour écrire sa réponse

- 282 -
au dos du message.
« Je le ferai en temps et en heure. Si tu ne respectes pas ma
volonté, c’est que tu ne respectes ni moi ni ma Maison. »
Il attacha le papier à la patte de l’oiseau et lança l’animal vers
le ciel.
Tandis qu’il revenait vers la cité, il entendit le sermon de
guerre et écouta les prophéties du roi des Marais à propos du
garçon des rêves. Il recouvra assez de calme pour songer aux
autres aspects du message. La demande de Rudolfo l’intriguait.
L’idée de reconstruire la Grande Bibliothèque pour y abriter le
savoir ayant survécu à la Désolation de Windwir avait fait naître
une étincelle d’espoir dans le cœur du vieil homme… à sa grande
surprise. Il se souvint du premier mécaserviteur qu’il avait vu et
il se demanda si les Androfranciens les avaient améliorés au
point de leur faire mémoriser le contenu de toute une
bibliothèque. Cela devait être possible, mais le vieil homme était
dubitatif. Les automates étaient sans doute dépositaires du
savoir des cryptes : les connaissances qui avaient été
cataloguées, traduites et vérifiées auprès d’autres fragments.
Combien de documents pouvaient être récupérés ?
Pourtant, la reconstruction, même partielle, de la
bibliothèque était déjà un projet inespéré. Et, dans les terres du
Nord, elle serait hors de portée de la plupart des gens. Seul le roi
des Marais représenterait une menace sérieuse, mais il semblait
que les Marais et les Neuf Maisons Sylvestres soient désormais
alliés. En outre, la nouvelle bibliothèque resterait proche des
portes supérieures de la Muraille du Gardien au-delà desquelles
s’étendait le Désert Bouillonnant. C’était un emplacement plus
logique que le palais d’été où les premiers papes avaient d’abord
envisagé de s’installer. La résidence papale était blottie contre
L’Épine Dorsale du Dragon et très éloignée des Terres
Nommées, mais de nombreux problèmes avaient conduit à
l’abandon de ce projet. Les hivers froids et mordants
empêchaient tout commerce avec le reste du monde pendant
une bonne partie de l’année. En outre, la bibliothèque devait se
trouver à proximité d’une voie navigable si les Androfranciens
voulaient guider les Terres Nommées à travers l’âge du Nouveau
Monde.

- 283 -
La situation n’avait pas changé depuis.
Pétronus était tout disposé à accepter les propositions de
Rudolfo et à exiger que Sethbert restitue les mécaserviteurs en
sa possession, mais, pour cela, il devait se proclamer pape et il
ne se sentait pas encore capable d’affronter le mensonge au
service d’un vieux rêve.
Mais, capable ou non, le temps pressait.

NEB

Une fois le ragoût terminé, la fille des Marais ramena Neb


dans la caverne du roi. Elle lui donna une pile de couvertures en
piteux état et désigna un coin de la pièce aux murs de terre
humides. Le garçon se roula en boule et regarda sa guide faire de
même en face de lui. Dans la pénombre, l’idole dégageait une
vague lumière ainsi qu’un peu de chaleur. Neb vit qu’elle tenait
un miroir. Il distingua le visage de P’Andro Whym en pleine
concentration tandis qu’il opérait un examen de conscience.
Une fois sous les couvertures, la jeune fille regarda Neb, la
tête appuyée sur une main.
— Je me demande ce qui s’est passé pendant la Désolation de
Windwir, dit-elle à voix basse.
Neb ne savait pas trop ce qu’elle voulait dire par là, mais il
avait une petite idée. Il déglutit pour chasser la brusque terreur
qui montait en lui. Il sentit un tiraillement à l’aine, une douleur
intense qui l’amena au bord de la nausée.
La jeune fille fronça les sourcils.
— Je suis désolée, Nebios ben Hebda. Je n’aurais pas dû dire
cela.
Nebios ben Hebda. Un nom typique des Marais.
— Je vais bien. C’est juste que je n’arrive pas encore à en
parler. (Son estomac se contracta une fois de plus.) Tu crois que
le roi des Marais va me demander de lui raconter ?
Il eut soudain envie de fuir ce camp à toutes jambes.
La jeune fille secoua la tête.
— Le roi des Marais n’obligerait jamais quelqu’un à faire cela.
Nous ne sommes pas des sauvages.

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Ces gens ne cessaient d’étonner l’adolescent. Ils ne
ressemblaient pas du tout à l’image qu’il avait eue d’eux. Il
n’avait pas lu grand-chose à leur sujet, car il y avait peu de
documents les concernant dans les parties autorisées de la
Grande Bibliothèque. Ils ne ressemblaient cependant pas aux
sauvages à demi fous dépeints dans les légendes. Leurs
coutumes étaient certes étranges, mais, d’après ce que Neb avait
vu, ils n’avaient plus rien en commun avec les enfants déments
rescapés de l’âge de la Folie Hilare. Contrairement aux
affirmations des érudits et des documents de l’école de
l’orphelinat, ils n’étaient pas restés aussi fous et aussi violents
que par le passé. Pourtant, leur roi écoutait les prophéties d’un
buste de P’Andro Whym avant de les hurler au monde dans
l’ombre de la tour du Sorcier de la Lune.
C’était vraisemblablement un peuple complexe et très
religieux.
Neb observa la jeune fille un peu plus longtemps et songea
qu’il ne connaissait même pas son nom. Il le lui demanda et elle
éclata de rire.
— Mon nom ne ressemble pas du tout aux vôtres, dit-elle. Tu
te moquerais de moi en l’entendant.
Neb sourit et secoua la tête.
— Je ne me moquerai pas de toi.
Elle s’allongea sur le côté et le regarda. Des mèches de
cheveux hirsutes encadraient son visage décoré de bandes
grises.
— Je m’appelle Hivers.
— Hivers ?
Elle hocha la tête.
— Hivernia, en fait. Ce n’est pas moi qui ai choisi ce nom.
Neb changea de sujet en songeant à ce qui l’attendait le
lendemain matin.
— À ton avis, de quoi le roi des Marais veut-il me parler ?
La jeune fille fronça les sourcils et réfléchit.
— Je pense qu’il te posera des questions sur le camp des
fossoyeurs et sur celui de Sethbert. Il te demandera si tu as vu
celui de Rudolfo ou si tu as aperçu ses éclaireurs.
Elle s’agita sous ses couvertures et Neb eut la surprise de voir

- 285 -
surgir une épaule nue. Il sentit ses joues devenir brûlantes.
— Il te demandera également ce que tu sais à propos de
l’homme de métal et de dame Jin Li Tam. (Elle s’interrompit,
puis reprit d’une voix plus douce.) Mais je suis certaine qu’il ne
te posera pas de questions sur le reste.
Neb soupira.
— Et ensuite ? Il me laissera partir ?
Hivers éclata de rire et lui tourna le dos.
— Tu peux partir maintenant si tu en as envie, Nebios. (Elle
le regarda par-dessus son épaule et lui sourit.) Croyais-tu qu’on
m’avait chargée de te retenir ici contre ta volonté ?
Il rit à son tour.
— Je ne sais pas trop ce que je crois.
Elle haussa les épaules.
— Il est difficile de penser quand nos rêves se mêlent à ceux
d’un autre.
Neb resta allongé, immobile, et observa le dos de la jeune
fille. Les épaules de celle-ci montaient et descendaient au
rythme de sa respiration et, lorsque le garçon fut certain quelle
dormait, il sortit la bague de sa poche et l’examina à la lueur de
l’idole. Il s’aperçut qu’elles étaient faites d’un même métal.
Il remit le bijou dans sa poche, tira les couvertures au-dessus
de sa tête et se livra à un peu de calcul mental pour s’endormir.
Quand il fut submergé par le rêve qui lui imposa la terrible
image de Windwir ravagée par des flammes impitoyables, il
regarda autour de lui en quête d’un autre spectateur. Il ne vit
personne.

RUDOLFO

Rudolfo se prépara avec lenteur afin que les autres seigneurs


soient dans l’obligation de l’attendre un peu. Afin d’assister aux
pourparlers, il choisit son plus beau turban ainsi qu’une ceinture
en tissu assorti vert brillant bordé de pourpre. Il avait enfilé une
chemise couleur crème brûlée sous la cotte de mailles offerte par
le pape Introspect pour le remercier d’avoir écrasé une hérésie
sans grande importance.

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Rudolfo choisit sa meilleure épée, une arme longue et fine
avec une garde en demi-panier et une lame légère avec laquelle
on aurait pu se raser. Il l’accrocha à sa ceinture, monta en selle et
se dirigea vers le lieu du rendez-vous avec son escorte
d’éclaireurs tsiganes.
Un rassemblement d’éclaireurs de différentes nations
attendait au pied de la colline. Une personne était venue seule et
Rudolfo songea qu’il s’agissait sans doute du roi des Marais.
C’était un véritable géant et Rudolfo se demanda s’il avait déjà
vu un homme aussi impressionnant au cours de sa vie. Sous une
couche de fourrures sales et nauséabondes, on distinguait
encore l’argent de son armure et de la hache massive qu’il tenait
entre les mains. Alors qu’il écoutait les gens autour de lui,
l’énorme étalon qu’il chevauchait piaffait d’impatience. Rudolfo
aperçut une petite femme assise en amazone sur un rouan, tout
près de lui. Ses cheveux blonds étaient ramenés sur sa tête pour
former un chignon sous sa couronne brillante ; elle portait une
cuirasse et des grèves dorées, mais ses bras étaient drapés de
soie écarlate assortie à sa jupe de guerre. C’était encore une
femme magnifique, même si l’âge était sur le point de la
rattraper. Il était arrivé à Rudolfo de coucher avec elle pour des
raisons politiques, mais aussi par plaisir. Elle était assez habile,
mais manquait d’audace.
Cette phrase définissait très bien la reine de Pylos, et pas
seulement entre les murs d’une chambre.
Rudolfo lui adressa un signe de tête et lui sourit. Elle ne lui
rendit pas son salut. Elle le contempla avec un mépris non
dissimulé.
Rudolfo regarda autour de lui, mais il ne vit pas Sethbert. Ce
gros porc s’était fait représenter par le général Lysias. Cette
attitude se passait de commentaire : le prévôt n’avait pas besoin
de s’expliquer ni même de venir ici pour faire savoir ce qu’il
pensait de cette réunion. Rudolfo n’en fut pas étonné.
Il ne fut pas plus surpris de voir Ansylus, le prince héritier de
Turam, aux côtés de Lysias. Les deux familles régnantes
partageaient tant de liens de sang que leurs membres se
ressemblaient de manière frappante. Le prince contemplait les
personnes rassemblées autour de lui avec dédain. Rudolfo

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songea qu’il ne se donnerait même pas la peine de prendre la
parole.
Vlad Li Tam leva les yeux lorsque le roi tsigane approcha.
— Seigneur Rudolfo, dit-il. Je suis ravi de vous revoir.
Rudolfo inclina la tête.
— Moi de même, seigneur Li Tam.
Vlad Li Tam se tourna vers le général entrolusien.
— Je vais être franc avec vous : c’est une bonne chose que
votre maître ne soit pas venu.
Lysias le foudroya du regard.
— Je n’ai que faire de votre franchise.
Vlad Li Tam sourit.
— Vous devrez faire avec, mais dans un moment. (Il se tourna
vers la reine de Pylos.) Reine Meirov, vous êtes aussi radieuse
qu’un soleil d’été.
Meirov cessa un instant de regarder Rudolfo et esquissa un
sourire modeste à l’intention de Vlad Li Tam. Celui-ci s’adressa
alors au roi des Marais.
— Votre présence nous honore, seigneur. (Le roi des Marais
laissa échapper un grognement, mais ne parla pas.) Bien !
Venons-en à nos affaires. Le pape a ordonné la cessation des
hostilités et l’arrestation immédiate de Sethbert. (Il se tourna
vers Lysias.) Vous allez devoir supporter ma franchise une fois
de plus, général. Votre prévôt est responsable de la destruction
de Windwir et de la quasi-disparition de l’ordre androfrancien.
— Mensonge ! s’exclama Lysias.
Mais le général était au courant. Rudolfo le comprit avant
même que l’officier ait le temps de poursuivre. Lysias pointa le
doigt vers le roi tsigane.
— Un Acte de Bannissement a été prononcé à l’encontre de
cet homme.
— Cet Acte est sans valeur, répliqua Vlad Li Tam.
L’archevêque Oriv n’est pas le véritable pape. Je suppose que
vous êtes au courant.
Lysias cracha par terre.
— Nous verrons cela lorsque le nouveau pape aura fait
connaître son identité et lorsque l’ordre aura vérifié ses
revendications. (Il regarda tout le monde.) En attendant, le pape

- 288 -
Résolu Ier reste l’héritier de P’Andro Whym.
Vlad Li Tam soupira et secoua la tête.
— En ce moment même, la nouvelle de l’existence de ce
nouveau pape se répand à travers les Terres Nommées.
Certaines personnes affirment qu’elles l’ont rencontré alors qu’il
voyageait sous bonne garde, vêtu d’une robe d’abbé
androfrancien en lambeaux. Elles disent qu’il ne reste jamais
très longtemps dans une ville. Dans quelques mois, les alliances
changeront et la guerre s’abattra sur les Terres Nommées avec
une violence sans précédent. Au bout du compte, Windwir
restera un champ de ruines et, à cause de la folie de Sethbert, les
fossoyeurs auront du travail dans le monde entier.
Il pointa le doigt en direction de Windwir et Rudolfo tourna
la tête. Il distingua à grand-peine des silhouettes maniant une
pelle sous la pluie ou poussant une brouette dans la boue.
— Je vous en supplie, poursuivit Vlad Li Tam. Envoyez des
hommes aider ces fossoyeurs et faites en sorte que ces tombes
soient les dernières que nous creuserons cette saison. La guerre
n’apaisera pas notre chagrin.
Le général Lysias éperonna son étalon.
— Je ne changerai pas d’avis. Résolu Ier est notre pape.
Le prince héritier regarda autour de lui avant de prendre
enfin la parole.
— Je n’ai rien entendu qui soit susceptible de me convaincre.
Il fit volter sa monture et partit au galop en compagnie de
Lysias.
La reine de Pylos les regarda s’éloigner. Elle parla lorsqu’ils
furent trop loin pour l’entendre.
— Je ne porte pas Sethbert dans mon cœur, mais je dois
reconnaître qu’ils ont raison. Contrairement à eux, je n’ai pas
besoin de preuve pour croire à ce pape invisible, mais j’ai besoin
d’une preuve attestant qu’il est vraiment le pape. Et, pour cela, il
doit se faire connaître.
Vlad Li Tam hocha la tête.
— Rudolfo ?
Rudolfo talonna doucement son cheval pour le faire avancer
et adressa un regard dur à la reine.
— Je n’ai aucune querelle avec les Androfranciens. Lorsque

- 289 -
j’ai vu des colonnes de fumée dans le ciel, je suis venu à Windwir
pour respecter les termes d’une Alliance de Sang. Dans les
ruines, j’ai trouvé un homme de métal qui parlait à l’envers. J’ai
découvert que Sethbert avait soudoyé un apprenti mécanicien et
que celui-ci avait écrit un nouveau registre pour que le
mécaserviteur détruise la cité. (Il plissa les yeux mais ne cessa
pas un instant de regarder la reine.) Je jure sur mon honneur
que je n’ai pas commis ce terrible crime, Meirov. (Il se tourna
vers Vlad Li Tam.) Je suis fidèle à la lumière, seigneur Li Tam. Je
suivrai votre pape et je placerai mes éclaireurs tsiganes sous son
commandement s’il a besoin de leurs services.
Vlad Li Tam hocha la tête.
— Bien. (Il regarda le roi des Marais qui n’avait encore pas dit
un mot.) Je suis certain que le nouveau pape ne tardera pas à
faire connaître son identité.
La reine Meirov fit tourner son cheval et entreprit de
descendre la colline pour rejoindre les hommes qui
l’attendaient.
— Je l’espère, Vlad Li Tam. Si Sethbert est le bourreau de
Windwir et si votre pape est le vrai, je me rangerai moi aussi du
côté de la lumière.
Vlad Li Tam sourit.
— Parfait. La Maison Li Tam vous apportera un soutien
financier, mais nous discuterons de ces modalités et nous
rédigerons les lettres de crédit nécessaires plus tard.
Elle adressa un hochement de tête un peu brusque au
seigneur Li Tam et éperonna sa monture pour rejoindre ses
hommes.
Le seigneur Rudolfo la regarda partir. Il agita les doigts pour
poser une question silencieuse à Vlad Li Tam.
— Ce soir, donc ?
Vlad Li Tam acquiesça.
— Envoyez-les dans votre royaume pour qu’ils rejoignent
l’autre.
Lorsque l’obscurité s’abattrait sur la ville en ruine et que le
roi des Marais se lancerait dans un nouveau sermon, Rudolfo et
ses éclaireurs libéreraient les mécaserviteurs que Sethbert
cachait dans son camp.

- 290 -
Le roi tsigane fit tourner son cheval et se dirigea vers le pied
de la colline. Il constata avec surprise que le roi des Marais le
suivait. Le colosse le regarda. Son visage était marqué par la
tristesse.
— Peu m’importent les papes ou les hommes de métal, dit-il.
Mais votre victoire sera la mienne et celle de mon peuple. Venez
à mon camp et nous parlerons.
Le roi des Marais lança sa monture au galop et Rudolfo le
regarda s’éloigner vers le nord jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un
point minuscule sur l’horizon.
Il décida alors de répondre à l’invitation du géant. Il se
rendrait dans son camp et il lui parlerait. Peut-être apporterait-il
une bouteille de vin de pêche frappé : un produit des vergers de
Glimmerglam, un nectar en tonneau importé par bateau et
entreposé dans les caves de chacun de ses manoirs.
Rudolfo se demanda quels vêtements il choisirait pour la
circonstance.

- 291 -
Chapitre 21

NEB

Neb sentit une main sur son épaule. Il se réveilla et s’assit


aussitôt. Hivers était accroupie près de lui. Elle portait une robe
en toile grossière qui soulignait ses courbes naissantes. Elle était
si près qu’il sentit son parfum de terre, de fumée et de
transpiration.
— Je t’ai apporté ton petit déjeuner, dit-elle en montrant un
bol ébréché posé sur une petite table.
Neb se frotta les yeux pour chasser le sommeil.
— Tu ne manges pas ?
Elle secoua la tête.
— Aujourd’hui, je jeûne. Le monde est en train de changer.
Il repoussa les couvertures du pied et se leva. Elle l’imita.
— Est-ce que le roi des Marais est rentré ?
— Il sera bientôt là. Mange d’abord.
Il se dirigea vers la table et s’assit sur le tabouret branlant qui
l’attendait. Le bol contenait de l’avoine bouillie encore chaude. Il
dégageait des effluves de babeurre, de miel et de pommes
séchées qui firent saliver le garçon. À côté, il y avait une assiette
avec des châtaignes grillées, un morceau de pain, et une tranche
de fromage blanc à l’odeur puissante.
Hivers s’installa en face de lui et le regarda tandis qu’il
mangeait et buvait l’eau froide d’une tasse en fer.
— Des pourparlers ont eu lieu ce matin, dit-elle. Tous les
seigneurs y ont assisté, y compris le seigneur de la Maison Li
Tam.
— Est-ce que le roi des Marais y était aussi ?
Elle hocha la tête.

- 292 -
— Notre peuple était représenté.
Neb goûta le fromage. Une saveur très forte lui envahit la
bouche et chassa le goût doux et aigre de l’avoine bouillie.
— À ton avis, que va-t-il en ressortir ?
— La guerre. Mais quand ce pape mystérieux se fera
connaître, je pense que de nouvelles alliances verront le jour.
(Elle le regarda et ses grands yeux marron se durcirent.) Mais le
peuple des Marais se fiche des affaires des Terres Nommées… et
encore plus des affaires androfranciennes.
— Dans ce cas, pourquoi le roi des Marais a-t-il conduit son
armée au sud ?
Hivers se renfrogna.
— Par curiosité et pour honorer une Alliance de Sang. Les
rêves du roi des Marais – et de ses prédécesseurs – annoncent
depuis longtemps la disparition de la lumière de l’ordre. Nous
avons même fait la guerre aux Androfranciens en pensant que
c’était peut-être à nous que revenait le rôle de l’éteindre.
Neb leva les yeux de son petit déjeuner, surpris. Il avait
souvent entendu parler des raids, mais personne ne s’était
jamais posé de vraies questions sur leur raison d’être. On se
contentait d’évoquer d’anciennes rancœurs et d’affirmer que le
peuple des Marais était toujours sous l’emprise de la folie.
— Mais pourquoi ?
Dans la pénombre de la caverne, la douceur du sourire
d’Hivers fit chavirer le cœur de Neb.
— Parce qu’une fois la lumière éteinte les rêves du roi des
Marais se réaliseront et nous serons guidés vers notre nouveau
royaume. (Elle tendit le bras au-dessus de la table et posa la
main sur la joue de Neb.) Cher garçon des rêves, si tu voyais les
songes de notre roi, tu pleurerais de joie devant tant de beauté.
Ton père les a vus. Leur pouvoir l’a ramené d’entre les morts
pour qu’il te parle pendant ton sommeil.
Neb aurait été incapable de dire ce qui le mettait le plus mal à
l’aise, le mysticisme du peuple des Marais ou la main d’Hivers
contre sa joue. Il sentit une vague de chaleur monter en lui et
quelque chose s’agita dans son ventre et dans sa poitrine.
Hivers le lâcha. Neb la regarda et il s’aperçut qu’elle avait
éprouvé un malaise identique au sien. Elle détourna les yeux et

- 293 -
rougit.
— Je ne comprends pas, dit enfin Neb.
Il parlait tout autant des prophéties du roi des Marais que des
sentiments étranges que cette fille déguenillée faisait naître en
lui.
— Nous sommes à la fin de notre séjour, Nebios ben Hebda.
Les derniers survivants de notre peuple ont fui les terres au-delà
du Désert Bouillonnant pour se réfugier dans le Nouveau
Monde. Le premier roi des Marais s’était alors habillé de sacs de
toile et couvert de cendre. Il s’était roulé dans la poussière de la
terre qu’il quittait et avait appelé ses sujets à l’imiter. Nous
étions des étrangers dans ce Nouveau Monde. Nous avons fui les
Androfranciens et leur lumière. Nous leur avons préféré l’ombre
parce que nous savions que la connaissance venue du passé ne
parviendrait pas à créer un avenir sûr. Nous étions convaincus
qu’elle ne conduirait qu’à la répétition des erreurs déjà
commises. Même P’Andro Whym avait compris qu’un jour ses
enfants paieraient le prix de ses péchés.
Les mots jaillissaient de la bouche de la jeune fille et ses
phrases s’enchaînaient sans temps morts. Ses yeux brillaient.
— Nous sommes en quête d’un nouveau royaume, et les
rêves, éveillés ou endormis, te désignent comme celui qui nous
guidera dans notre pèlerinage.
Elle se mit à parler dans des langues qu’employait le roi des
Marais lors de ses sermons. Ses yeux étaient écarquillés par
l’émerveillement et la peur. Neb vit les muscles de sa mâchoire
et de son cou se contracter tandis qu’elle essayait, en vain,
d’interrompre le flot de paroles extatiques qui jaillissait de ses
lèvres.
Il ouvrit la bouche pour lui demander si elle allait bien, s’il
pouvait faire quelque chose, mais il fut incapable d’agencer des
mots pour former une question. Il sentit une étrange panique
s’agiter au creux de son ventre, puis se répandre en lui. Il
éprouva un sentiment d’excitation, de peur et d’émerveillement
tandis que des vagues de picotements traversaient son corps.
Il ouvrit la bouche pour demander ce qui lui arrivait, mais il
s’aperçut qu’il parlait dans les mêmes langues que la jeune fille.
Leurs voix se mêlaient et se séparaient lorsqu’ils terminaient

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une phrase dans un langage qui n’était pas un langage, mais un
mélange d’espoir, de terreur et d’indicible tristesse.
Les yeux de la jeune fille roulèrent dans leurs orbites. Elle
s’effondra et se tordit par terre. Neb sentit que ses muscles le
lâchaient, mais il rassembla toutes ses forces pour rester debout.
Il approcha d’Hivers et tomba à genoux près d’elle.
Les bras de la jeune fille se tendirent vers lui et ses doigts
puissants s’enfoncèrent dans sa peau avant de l’attirer vers elle.
En la sentant contre lui, Neb laissa ses mots se déverser par sa
bouche et danser avec ceux d’Hivers tandis que les deux
adolescents s’enlaçaient. La crise de logorrhée s’acheva et ils
restèrent blottis l’un contre l’autre, les yeux clos. Seuls leurs
halètements troublaient le silence de la caverne.
La mâchoire de Neb était endolorie et sa gorge était irritée
après avoir prononcé des mots qu’il n’avait pas l’habitude de
prononcer. Tous ses muscles étaient douloureux. Il ouvrit les
yeux et vit Hivers qui l’observait.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il d’une voix basse et
éraillée. Comment ai-je pu faire cela ?
Elle tendit le cou vers lui et l’embrassa sur la joue.
— Cher et tendre garçon des rêves, souffla-t-elle d’une voix
lointaine. Il n’est pas toujours nécessaire de comprendre.
Neb se rendit soudain compte qu’Hivers et lui étaient encore
dans les bras l’un de l’autre. Les picotements étaient différents.
La chaleur de la jeune fille et la pression des mains qui le
maintenaient contre elle éveillèrent en lui une sensation à la fois
terrifiante et enivrante.
Il se dégagea sans perdre de temps et se releva tant bien que
mal. Elle l’imita et il s’aperçut qu’elle était aussi gênée que lui.
— Je suis désolé, dit-il.
Elle éclata de rire.
— Il n’y a aucune raison d’être désolé. Les esprits agissent
comme bon leur semble et les corps font de même.
Il regarda le petit déjeuner à moitié terminé, mais il n’avait
plus faim.
— Il faut que je regagne Windwir au plus vite. On va finir par
s’inquiéter.
Une expression triste traversa le visage d’Hivers.

- 295 -
— Je comprends. Je vais voir si le roi des Marais est rentré
des pourparlers.
Elle passa tout près de lui, assez près pour qu’il sente sa
chaleur. Elle lui caressa la joue avant de sortir par le passage au
fond de la caverne.
Neb s’assit et songea à Hivers et à son peuple.
« Nous sommes en quête d’un nouveau royaume. »
Il rangea les paroles de la jeune fille dans son cœur, puis il
pensa au monde qui avait changé.

PÉTRONUS

Les chariots de ravitaillement de Vlad Li Tam arrivèrent en


fin de matinée et Pétronus les accueillit en bordure du camp. Il
foudroya Vlad Li Tam du regard lorsque celui-ci lui adressa un
sourire du haut de son cheval.
— Je souhaiterais parler avec le capitaine de votre
compagnie, dit le seigneur de la Maison Li Tam aux sentinelles
qui lui avaient demandé de s’arrêter.
— Je suppose que c’est Pétros, dit un garde en se tournant
vers le vieil homme.
Pétronus avança.
— Qu’ya-t-il ?
— Je vous apporte les fruits de la générosité de la Maison Li
Tam et du pape de l’ordre androfrancien. Je souhaiterais
m’entretenir avec vous à propos de la tâche que vous
accomplissez ici.
Pétronus grinça des dents.
— Je vous parlerai de notre travail avec le plus grand plaisir,
seigneur Li Tam.
Le petit homme âgé se laissa glisser de sa selle. Il portait une
lourde armure sous sa robe canari.
— Promenons-nous un peu ensemble, dit-il.
Ils sortirent du camp et se dirigèrent vers la zone où les
fossoyeurs avaient travaillé la veille. Pétronus conduisit son
invité à une fosse qui venait d’être remplie. À chaque pas, il
sentait sa colère gagner en intensité. Lorsque plus personne ne

- 296 -
put les entendre, il se tourna vers Vlad Li Tam.
— Mais à quel jeu joues-tu donc ? demanda-t-il sans même
essayer de cacher sa rage.
Vlad Li Tam sourit.
— Au jeu de la survie, Pétronus. Au jeu qui consiste à
empêcher la lumière de s’éteindre. (Il s’interrompit et plissa les
yeux tandis que son sourire s’évanouissait.) Et toi, Pétronus, à
quel jeu joues-tu donc ? Tu aurais pu continuer de faire le mort.
Tu aurais pu rester à la baie de Caldus. Pourtant, tu es ici.
Pétronus savait que Vlad Li Tam avait raison. Il savait qu’une
partie de sa colère était dirigée contre lui-même.
— Il fallait que je voie de mes yeux ce qui s’était passé. Il
fallait que je voie la catastrophe qu’ils avaient déclenchée
au-dessus de leurs têtes.
— Et tu t’es ensuite occupé de les enterrer ?
Il n’y avait pas trace de reproche dans la voix de Vlad Li Tam.
Celui-ci se contentait d’énoncer un fait, comme s’il exprimait
une vérité profonde à propos de l’âme de son vieil ami.
Pétronus hocha la tête.
— Oui. (Il montra les quatre points cardinaux.) Les autres ne
sont pas prêts à accomplir cette tâche. Ils sont trop occupés à
jouer les fiers-à-bras et à se donner des airs. (Il se tourna vers
Vlad Li Tam et le regarda fixement.) Nous connaissons tous les
deux le véritable responsable de la Désolation de Windwir.
Les yeux de Vlad Li Tam étincelèrent.
— Les Androfranciens sont les seuls responsables de cette
catastrophe. Nous savions tous les deux que cela finirait par
arriver lorsqu’ils ont commencé à manipuler des mots qui ne
devaient pas être prononcés. C’était juste une question de temps.
Pétronus sentit ses poings s’ouvrir et se fermer.
— Tu affirmes que la Maison Li Tam n’a joué aucun rôle dans
cette tragédie ?
Vlad Li Tam haussa les épaules.
— Nous avions remarqué que les services de renseignement
des cités-États se montraient particulièrement actifs depuis la
découverte du dernier fragment. Ma quarante-deuxième fille,
Jin Li Tam, est devenue la concubine de Sethbert à ce
moment-là. Elle avait découvert que quelque chose se tramait,

- 297 -
mais elle ignorait quoi. Pour ma part, je me doutais qu’il
s’agissait de quelque chose de cet ordre. (Il approcha de
Pétronus et posa une main sur son épaule.) Quand et qui ? Mes
fils et mes filles ont travaillé avec acharnement pour répondre à
ces questions, mais sans succès. (Il se pencha en avant.) J’ai
cependant appris quelque chose : ce n’est pas par une
indiscrétion androfrancienne qu’on a découvert l’existence du
dernier fragment. Les membres de l’ordre n’ont rien dit à ce
sujet.
— Et ce n’est pas toi qui as vendu cette information ?
Vlad Li Tam secoua la tête.
— Ce n’est pas moi.
— Mais tu étais au courant ?
Vlad Li Tam opina.
— Oui. Des années plus tôt, on m’avait demandé si j’étais en
mesure de garder un objet de grande valeur et très dangereux
dans les cryptes de la Maison Li Tam. Sous le règne du pape
Introspect, on envisagea de disséminer les fragments dans les
Terres Nommées, mais l’idée fut rapidement abandonnée.
Pétronus observa l’homme qui se tenait devant lui. Il le
dévisagea et s’efforça d’évaluer la sincérité de ses paroles. Mais
Vlad Li Tam était un joueur de reines de guerre hors pair et il
était totalement maître de lui. Aucun geste, aucun signe ne
trahissait un éventuel mensonge. Même un homme ayant subi le
meilleur apprentissage androfrancien était incapable de percer
ce masque sans faille.
— Dans ce cas nous devons découvrir comment Sethbert a
appris l’existence du sortilège et pourquoi il a décidé
d’intervenir.
Vlad Li Tam secoua la tête et gloussa.
— Tu es vraiment un Androfrancien jusqu’au bout des ongles.
Pétronus sentit la colère monter en lui. Il pointa le doigt vers
la tranchée remplie de restes humains, puis vers une ligne de
fossoyeurs qui travaillaient près de ce qui avait été le centre de la
ville.
— Une cité est morte, Vlad. Une civilisation est morte. La
lumière n’est plus qu’une petite flamme tremblante. Sans les
mécaserviteurs, elle aurait été soufflée en même temps que

- 298 -
Windwir. Je veux savoir pourquoi.
— Nous voulons tous savoir pourquoi, Pétronus. Mais la
stratégie commande de commencer par étayer ce qui est encore
debout. (Vlad Li Tam soupira et détourna les yeux pendant un
instant avant de croiser le regard de son vieil ami.) Je crains de
ne pas avoir été tout à fait franc avec toi.
Pétronus fronça les sourcils.
— Que veux-tu dire ?
Vlad glissa la main dans une sacoche accrochée à sa ceinture
et en tira un parchemin jauni roulé avec soin et attaché par le
ruban pourpre de l’ordre androfrancien. Il le tendit à son ami.
Pétronus lut le message et blêmit. Il le lut une deuxième, puis
une troisième fois, plus lentement. Les mots prirent alors tout
leur sens. Il leva les yeux.
— L’ordre envisageait de quitter Windwir pour s’installer
ailleurs ?
Vlad Li Tam hocha la tête.
— Ces projets portent le sceau d’Introspect.
Pétronus fut pris de vertige.
— Pourquoi aurait-on fait cela ?
— Par mesure de protection, répondit Vlad Li Tam. Selon
toute apparence, les Androfranciens se méfiaient de quelque
chose.
Pétronus se creusa la cervelle pour découvrir un sens à cette
énigme. Pendant deux mille ans, les Androfranciens et la Grande
Bibliothèque étaient restés à Windwir, une position centrale,
mais assez isolée pour offrir un minimum de sécurité et de
tranquillité. Ils étaient en outre la clé de voûte de l’économie
entrolusienne.
Les plans de Vlad Li Tam devinrent soudain plus clairs.
— Les Neuf Forêts, dit Pétronus à voix basse.
Vlad Li Tam hocha la tête.
— L’ordre m’a confié une Sainte Mission il y a une trentaine
d’années… juste après ton départ, en fait. Je devais préparer
Rudolfo à accepter ce plan.
Pétronus observa le visage de son ami et constata avec
surprise qu’un froncement trahissait un mensonge. Vlad Li Tam
devait se consacrer à cette affaire depuis bien plus de trente ans.

- 299 -
Pétronus ne dit rien. Une seule autre personne aurait été
capable de lui apprendre quand ces projets avaient vu le jour,
mais elle était morte pendant la Désolation de Windwir.
Pétronus comprit qu’on avait commencé à étudier le sortilège et
à envisager le déménagement de l’ordre bien avant qu’il abdique
pour retourner pêcher.
Cela ne serait pas arrivé si tu étais resté, vieil homme.
Pétronus s’obligea à se concentrer sur le problème présent.
— Tu as donc l’intention de poursuivre le plan d’Introspect ?
Les yeux bleus de Vlad Li Tam devinrent glacés.
— Cela dépendra des ordres que je recevrai de mon pape.
Pétronus hocha la tête.
— Est-ce que Rudolfo a compris la portée de ce projet ?
Vlad Li Tam haussa les épaules.
— Peut-être que oui, peut-être que non. Je ne lui en parlerai
pas – je suis lié par le serment de la Sainte Mission. En outre,
certaines… (il chercha le mot adéquat)… difficultés sont
apparues lorsque nous avons voulu appliquer la stratégie
androfrancienne. Tu as suivi des études franciennes. On peut
modeler un homme pour qu’il remplisse un rôle, mais cela exige
des sacrifices.
Pétronus plissa les yeux.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
Vlad Li Tam remonta en selle.
— Il est des sujets qu’il est préférable de ne pas aborder, dit-il
en baissant la tête.
— Seigneur Li Tam, je suis votre pape ! s’exclama Pétronus
sur un ton qu’il n’avait pas employé depuis près de trente ans.
J’exige de savoir.
Vlad Li Tam éclata de rire et fit faire demi-tour à sa monture.
— Tu n’es qu’un simple pêcheur, Pétros. Un pêcheur qui
creuse des tombes sous la pluie. Repose-moi la question lorsque
tu auras fait savoir au monde que tu es davantage que cela. Tu
pourras alors exiger une réponse et je te raconterai tout ainsi
que le permettent les règles des Saintes Missions. (Son cheval
décrivit un large cercle autour de Pétronus.) Ce soir, Rudolfo va
récupérer les mécaserviteurs dont Sethbert s’est emparé. Celui
qui a lancé le sortilège est déjà dans les Neuf Forêts. Il prépare la

- 300 -
reconstruction de la Grande Bibliothèque sous la surveillance de
ma quarante-deuxième fille. Ils auront besoin de ton avis pour
que les travaux commencent au printemps.
Pétronus hocha la tête, mais resta silencieux.
— Ne tarde pas trop à révéler ton identité, Pétronus. Nous
devons protéger la lumière.
Tandis que Vlad Li Tam s’éloignait sur sa monture, Pétronus
prit conscience de deux choses. D’abord, il comprit que, lorsqu’il
revendiquerait le titre de pape, il n’aurait plus envie de connaître
les manigances de Vlad Li Tam en vue de préparer les Neuf
Maisons Sylvestres aux événements à venir. Il tenait à pouvoir
regarder Rudolfo en face, mais il voulait aussi respecter le travail
de l’homme qui avait été son ami, celui avec qui il avait partagé
sa maison, son feu et son navire.
La seconde chose qu’il comprit était plus étonnante. Pétronus
y pensait encore bien après que le cheval de Vlad Li Tam eut
traversé le champ de ruines noirâtres et se fut élancé au galop en
direction des collines occidentales avant d’être avalé par la forêt.
Tandis qu’il réfléchissait en suivant le fleuve de la raison et
ses nombreuses ramifications, Pétronus sut qu’il ferait tout son
possible pour protéger la lumière.
Même si, pour cela, il devait laisser l’ordre androfrancien
agoniser. Même si, pour cela, il devait mettre un terme à une
quête du passé vieille de deux mille ans.

RÉSOLU

Le pape Résolu Ier regarda par la fenêtre et observa le


manteau blanc qui couvrait les toits et les jardins du palais d’été.
Les premières neiges hivernales étaient tombées et, à en juger
par le ciel, d’autres allaient bientôt suivre. Dans les cours, des
espaces de transit avaient été aménagés à la hâte pendant le
second été afin de faire l’inventaire et de cataloguer les biens
androfranciens rapportés par les membres de l’ordre. Les objets
étaient ensuite stockés dans des granges alors que les documents
et les livres étaient entreposés dans le palais.
Les membres de l’ordre étaient de moins en moins nombreux

- 301 -
à entreprendre ce pèlerinage vers le nord. Le mystérieux pape
avait d’abord approuvé l’appel au rassemblement de Résolu,
mais, quelques jours auparavant, il avait envoyé un nouvel
oiseau pour faire savoir que cette opération devait être
interrompue. Il estimait que l’hiver avait rendu les routes
dangereuses et que l’ordre ne pouvait pas se permettre de perdre
d’autres membres… sans parler des objets qu’ils rapportaient au
palais d’été. Il avait donc ordonné aux Androfranciens de rester
où ils étaient et d’attendre l’arrivée du printemps. Il leur
demandait de prendre leur mal en patience et leur promettait de
leur envoyer de nouvelles instructions dans les plus brefs délais.
C’était une sage décision. Résolu s’était assis pour rédiger
une proclamation similaire, mais le dernier message de Sethbert
l’avait pressé d’attendre aussi longtemps que possible et de
s’assurer que les biens androfranciens étaient en sécurité, à
l’abri de la guerre qui couvait plus au sud.
Pourtant le mystérieux pape avait fait une deuxième
proclamation depuis le lieu de son prétendu exil et avait donné
de nouvelles instructions qui contredisaient celles d’Oriv.
Celui-ci avait fait confiance au sens politique et stratégique de
son cousin, mais il estimait désormais que le silence n’était pas
une bonne solution.
Quelqu’un toussa derrière lui et Oriv se détourna de la
grande fenêtre de son bureau. Grymlis, le nouveau général de la
Garde Grise, attendait.
Résolu observa le soldat. Grymlis était petit, large d’épaules
et puissant – surtout pour un homme qui devait avoir plus de
soixante-dix ans. Ses cheveux gris étaient coupés court, les poils
de sa barbe étaient hérissés, il portait une robe militaire froissée
dont les insignes en argent brillaient à la lueur de la lampe.
Selon toute probabilité, il servait déjà la lumière avant la
naissance d’Oriv. Avec l’âge, il s’était cantonné à des tâches de
recrutement et de protection de personnages importants. C’était
d’ailleurs lui qui avait escorté la caravane d’Oriv jusqu’au palais
d’été… tout cela semblait si loin.
— Nous avons reçu un nouvel oiseau de Sethbert, dit Grymlis
en tendant un petit bout de papier roulé.
Oriv prit le message et le lut rapidement.

- 302 -
— Rudolfo est à Windwir sans son armée errante. (Il sourit.)
Cela va peut-être nous arranger.
Grymlis garda le silence et Oriv sentit que le militaire le
regardait avec dureté.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda enfin l’archevêque.
— À votre place, je m’inquiéterais un peu moins de savoir où
est Rudolfo et un peu plus de savoir où est l’arme.
— C’est un automate. Je vous l’ai dit. Le mécaserviteur est
désormais inoffensif. Ils sont incapables de mentir. Ce ne sont
que des machines. Ce qu’elles font, ce qu’elles savent, ce qu’elles
peuvent ou ne peuvent pas dire, tout cela est inscrit sur de
minuscules rouleaux en métal qui tournent dans leur crâne de
fer.
Grymlis laissa échapper un grognement.
— Pardonnez-moi, Votre Excellence, si je ne partage pas
votre confiance quant aux déclarations du mécaserviteur. Il a
détruit une cité entière et il est responsable d’un incroyable
génocide. Plus de deux cent mille âmes ont disparu avec la
collection d’artefacts et le pôle de savoir les plus importants de
tous les temps. Je doute donc qu’un simple mensonge puisse
poser un problème à cette machine. (Il se radoucit.) Si son
registre a été modifié pour qu’il jette le sort, il a certainement pu
être modifié pour lui permettre de mentir.
Oriv soupira. Il savait que le général avait raison, mais il avait
du mal à accepter que les événements s’enchaînent pour
provoquer catastrophe sur catastrophe.
Pourquoi ?
C’était la question par excellence et ce n’étaient pas les
occasions de la poser qui manquaient. Pourquoi avait-on détruit
Windwir ? Pourquoi Oriv avait-il été épargné ? Pourquoi ce
mystérieux prétendant rédigeait-il des proclamations sans avoir
été nommé pape – il n’avait même pas révélé son identité aux
survivants de l’ordre pour qu’ils vérifient la justesse de ses
revendications ? Pourquoi le roi tsigane était-il venu ici de son
plein gré ? Pourquoi s’était-il constitué prisonnier pour
s’échapper dès que le prétendant s’était manifesté ?
Des questions, rien que des questions.
— Je suis le pape des questions, dit-il à voix basse. (Grymlis

- 303 -
haussa les sourcils et Oriv lui adressa un geste rassurant.) Ce
n’est rien.
— Si je puis me permettre, dit le général. Il n’existe peut-être
pas de réponses, Votre Excellence.
Résolu hocha la tête.
— Continuez.
— Le silence vous conduira à votre perte. Les gens veulent
des réponses et, s’il n’y en a pas, ils suivront celui qui a la voix la
plus forte et le discours le plus clair.
— Vous estimez que je devrais répondre au défi du
prétendant ?
Grymlis acquiesça.
— Vous devez aller plus loin que cela. Si vous êtes pape,
agissez comme un pape. Si vous êtes le roi de Windwir en exil,
agissez comme le roi de Windwir, pour l’amour de la lumière !
Le général avait levé la voix et parlé avec une sévérité qui
ébranla Oriv.
— Je suis pape et je suis roi, dit Résolu. Je le suis.
Grymlis poursuivit en martelant chacune de ses syllabes.
— Vous n’êtes qu’un scribouillard qui se cache dans les
montagnes et qui fait le compte de ce qui lui reste pendant que
des mendiants et des réfugiés enterrent ses morts. (Sa voix se
mua en grondement.) Votre cousin et ses alliés jouent à la
guerre. Ils ne vous révèlent que ce qu’ils veulent bien vous
révéler. Votre banquier détourne les biens de votre ordre au
profit d’un prétendant dont on ignore tout. L’arme la plus
dangereuse de tous les temps vous a échappé et est devenue le
valet du seigneur Rudolfo.
Ces paroles frappèrent Oriv comme un coup de fouet et il
éprouva une irrésistible envie de gifler le général. Puis il
envisagea de le faire arrêter. Puis il sentit ses épaules s’affaisser
sous le coup du désespoir.
— Que feriez-vous à ma place ? demanda-t-il.
— D’ici ? Rien du tout.
Grymlis avança à grands pas et ouvrit la porte du balcon avec
violence. Le vent glacé s’engouffra dans la pièce et des flocons de
neige se posèrent sur les épais tapis de la côte d’Émeraude
orientale.

- 304 -
— Si vous restez ici une semaine de plus, il sera trop tard.
Confiez la gestion du palais d’été à l’intendant. Laissez-lui une
compagnie de la Garde Grise si vous estimez que c’est
nécessaire. Occupez les Androfranciens qui sont venus jusqu’ici
en leur attribuant diverses tâches. (Les yeux du général étaient
plus durs et plus perçants qu’un millier de rêves furieux.) Mais,
pour l’amour de la lumière, sortez de votre trou et agissez
comme un pape et comme un roi. Vous ne renverserez pas le
cours des choses en restant tapi ici.
Les mots résonnèrent dans la tête d’Oriv. Le général lui
proposait une ligne de conduite radicalement différente de celle
préconisée par son cousin. Mais, après une semaine d’entretiens
avec Rudolfo et le mécaserviteur, Oriv avait commencé à douter
de la sincérité de Sethbert. Celui-ci savait que son cousin n’était
pas à Windwir le jour où la cité avait été détruite. Oriv se
demandait même si le prévôt n’était pas responsable de cette
absence. Pourtant, le fils de la sœur de sa mère n’avait aucune
amitié pour lui et il ne s’était jamais senti la moindre obligation
envers les membres de sa famille.
Oriv en était même arrivé à se demander si Sethbert n’était
pas responsable de la Désolation de Windwir, ainsi que Rudolfo
le proclamait. Certains réfugiés rapportaient des rumeurs, des
histoires qu’un soldat aurait racontées à un marchand qui les
aurait répétées à un fermier qui…
Oriv regarda par la fenêtre, puis se tourna vers Grymlis. Le
vieux garde gris attendait avec patience.
— Avons-nous des fonds entreposés ici ?
Grymlis acquiesça.
— Certainement.
Sois à la hauteur de ton nom, murmura une petite voix dans
la tête d’Oriv. Sois Résolu.
— Très bien, général. Que la moitié de la garde se tienne
prête ! Elle se chargera de m’escorter sous votre
commandement. Je partirai dans trois jours. Est-ce que je me
suis bien fait comprendre ?
— À la perfection, Votre Excellence, répondit Grymlis avec un
sourire.
Maintenant, pensa Résolu, je dois crier le plus fort et tenir le

- 305 -
discours le plus clair.
Il appela son maître oiseleur et prépara une réponse à la
proclamation du prétendant dans des termes aussi énergiques et
aussi clairs que possible. Il écrivit ensuite un message à son
cousin sur le même ton. Il l’informa qu’il lui donnait
rendez-vous sur les plaines de Windwir la semaine suivante.
Lorsqu’il eut terminé, il tourna sa chaise vers la fenêtre et
observa la neige tomber.

JIN LI TAM

Jin Li Tam était assise sur le bureau de la salle que


l’intendant avait installée à sa demande et à celle d’Isaak. La
jeune femme ne parvenait pas à se concentrer sur son travail.
Le lendemain, elle devait retourner voir la femme du fleuve
pour prendre possession de sa commande. Il n’y avait aucune
garantie que les poudres agissent comme prévu. On ne les
prenait qu’en de rares occasions, lorsque toutes les autres
solutions avaient échoué. Et même si elles étaient efficaces,
encore fallait-il les faire ingurgiter au seigneur Rudolfo avant de
le convaincre de se livrer à la copulation. Le premier problème
ne la préoccupait pas trop : elle avait reçu l’enseignement des
meilleurs empoisonneurs. Elle sourit en songeant à l’ironie de la
situation : elle allait mélanger des drogues à de la nourriture et à
des boissons pour créer la vie au lieu de la supprimer. Quant au
second problème, il ne l’inquiétait pas le moins du monde. Les
épées des petits guerriers de Rudolfo étaient peut-être
émoussées, mais ils n’avaient nul besoin qu’on les encourage
avant la bataille.
Elle se leva et s’étira en regardant Isaak assis à son bureau à
l’autre bout de la pièce. Il portait une robe propre et bien
repassée ; les yeux brillants, il écrivait sur deux parchemins en
même temps et les plumes crissaient doucement avec une
certaine harmonie. Il lui fallut moins d’une minute pour remplir
les deux pages. D’un mouvement habile, il les posa sur le côté
pour les laisser sécher, puis tira deux feuilles vierges et se remit
à écrire.

- 306 -
Jin Li Tam se dirigea vers lui et jeta un coup d’œil aux
parchemins. Des listes de livres et d’auteurs, des codes de
classement d’une bibliothèque qui n’était plus qu’un cratère
rempli de cendres et d’os calcinés.
— Je vais faire un tour, dit-elle.
Isaak leva les yeux et lui adressa un petit signe de tête. Puis il
se replongea dans son travail.
Jin Li Tam sortit du manoir suivie par deux éclaireurs
tsiganes. Elle reconnut Edrys, un jeune sergent qui avait
participé à l’expédition au palais d’été des papes, et lui sourit.
Elle atteignit les portes du domaine et se tourna vers les
soldats.
— Aujourd’hui, je souhaiterais que vous marchiez en ma
compagnie… au lieu de me suivre. Je voudrais en apprendre
davantage sur mon nouveau pays.
Les deux hommes échangèrent un regard inquiet.
— Dame Li Tam, dit Edrys, je ne suis pas sûr que…
Elle haussa un sourcil.
— Sergent Edrys, vous a-t-on interdit de parler avec moi ?
— Non, dame Li Tam. C’est juste…
Elle l’interrompit de nouveau :
— Est-ce que je suis désagréable et indigne de votre
compagnie et de votre conversation ?
Le visage du jeune sergent devint écarlate.
— Absolument pas ! Mais je…
— Bien. Marchez donc avec moi.
Les deux hommes se dépêchèrent de l’encadrer et le trio
s’enfonça dans les rues de la ville.
Une pluie fine et froide tombait. On sentait qu’une chute de
neige était imminente. La veille, Jin Li Tam avait gravi ce que les
habitants appelaient désormais la colline de la bibliothèque et
elle s’était aperçue que L’Épine Dorsale du Dragon était
enveloppée de blanc, comme une femme des Marais pour son
mariage. Dans quelques jours, ce voile s’étendrait jusqu’au
royaume de Rudolfo. Les bois prendraient une allure spectrale,
la prairie océan qui entourait les Neuf Maisons Sylvestres se
transformerait en un désert de dunes immaculées et, plus au
nord, un froid intense gèlerait les fleuves à certains endroits.

- 307 -
Le climat était très différent de celui, beaucoup plus clément,
des cités-États du Delta entrolusien ou des tropiques de la côte
d’Émeraude orientale, plus au sud-ouest.
Et cet endroit va probablement devenir mon nouveau pays.
Jin Li Tam et les deux éclaireurs marchèrent d’un pas
tranquille. La jeune femme savoura l’air froid qui la faisait
frissonner. Le fourreur royal préparait ses vêtements d’hiver –
bottes, chapeaux, manteaux et pantalons chauds –, mais ils ne
seraient pas livrés avant une semaine. En attendant, elle portait
une parka qu’elle avait trouvée au fond d’un placard. Les
éclaireurs avaient troqué leur uniforme en soie contre un
uniforme en laine aux couleurs brillantes des Maisons qu’ils
servaient.
Jin Li Tam se tourna vers Edrys sans s’arrêter.
— Je souhaiterais en apprendre davantage à propos de mon
futur époux.
Le jeune homme pâlit.
— Dame Li Tam, je…
Elle éclata de rire.
— Edrys, vous êtes trop inquiet. Je ne vous demande pas de
me raconter des choses inconvenantes. Je pense qu’on peut
juger quelqu’un par les hommes dont il s’entoure. Préférez-vous
que je pose des questions aux domestiques du manoir ou aux
prostituées que Rudolfo fréquente lors de ses tournées
d’inspection ?
Le jeune officier devint écarlate à la mention des prostituées.
Jin Li Tam retint un sourire. Les frasques de Rudolfo n’étaient
pourtant pas un sujet tabou… pas plus que les sept passages
secrets qu’elle avait déjà découverts dans le manoir. Chacun des
neuf domaines devait cacher d’innombrables mystères.
Il en allait sans doute de même avec Rudolfo.
— Que souhaitez-vous savoir, ma dame ?
— Depuis combien de temps êtes-vous à son service ?
Edrys répondit sans l’ombre d’une hésitation.
— Je le sers depuis toujours.
Jin Li Tam le savait. De nombreux éclaireurs tsiganes étaient
des fils d’éclaireur tsigane. Ils apprenaient dès leur plus jeune
âge à employer des magikes et à manier l’épée.

- 308 -
— Et que diriez-vous si je vous demandais de le résumer
d’une phrase ?
Le jeune officier réfléchit un moment.
— Il trouve toujours le bon chemin. (Il s’interrompit.) Et il ne
s’en écarte jamais, quoi que cela puisse lui en coûter.
Jin Li Tam hocha la tête. Cela ressemblait en effet au roi
tsigane. La jeune femme avait d’abord été entraînée pour
observer et pour écouter. Elle était capable d’entendre ce qui
était dit, mais aussi ce qui était tu. Elle mettait un point
d’honneur à découvrir ce que les autres espions négligeaient ou
sous-estimaient.
— Est-ce que le seigneur Jakob était ainsi, lui aussi ?
Edrys gloussa.
— Je suis bien trop jeune pour avoir connu le seigneur Jakob.
Je suis né l’année où il a été tué avec dame Marielle.
Jin Li Tam avait entendu des bribes de cette histoire racontée
à voix basse dans le palais de son père. Un jeune mystique
charismatique du nom de Fontayne avait conduit une révolte
aussi violente qu’inattendue. Le cousin de Fontayne était
l’intendant de Glimmerglam, le premier manoir sylvestre. Il
avait empoisonné les éclaireurs tsiganes chargés de protéger le
domaine et la famille royale, puis les insurgés avaient massacré
dame Marielle dans son sommeil. Ils ne s’étaient pas rendu
compte que son mari et son fils avaient emprunté un passage
secret à la tombée de la nuit pour aller chasser dans la forêt.
Jakob et Rudolfo étaient rentrés en entendant les cloches de
l’alarme et le seigneur des Neuf Maisons Sylvestres avait été
battu à mort par Fontayne et ses rebelles sous les yeux de
Rudolfo.
Jin Li Tam avait consacré une bonne partie de son temps à
regarder et à écouter après sa visite à la femme du fleuve. Pour la
première fois de sa vie, elle avait un doute quant aux plans de
son père, mais elle aurait été incapable d’expliquer pourquoi. Il
n’y a rien d’interdit lorsqu’il s’agit de faire bouger le monde,
c’était la devise de Vlad Li Tam. C’était aussi la sienne… Enfin,
elle le croyait. C’était pour cela qu’elle satisfaisait les hommes
que son père lui désignait… et qu’elle en tirait parfois du plaisir.
Elle était avant tout ses yeux et ses oreilles. Elle lui répétait tout

- 309 -
ce qu’elle apprenait.
Pourtant, aujourd’hui, elle avait des doutes. Mais pourquoi ?
La stratégie de Vlad Li Tam était si parfaite que même les
Androfranciens étaient incapables de la comprendre
pleinement. Grâce à l’empoisonnement d’un frère, un chef hors
du commun arpentait désormais les Terres Nommées. Un chef
qui, d’après un de ses éclaireurs, choisissait toujours le bon
chemin, quoi qu’il puisse lui en coûter.
La jeune femme comprit que ce chef était destiné dès le début
à s’unir à une fille de la Maison Li Tam afin que les plans de son
père se réalisent.
Mais pourquoi Vlad Li Tam avait-il besoin de ce chef ? Quel
destin réservait-il à Rudolfo ?
Et quel destin lui réservait-il à elle ?
Jin Li Tam pensa aux poudres que la femme du fleuve avait
préparées pour elle. Elle songea à la tâche qui l’attendait, à
l’enfant qu’elle devait donner à Rudolfo. Il ne s’agissait pas d’un
simple héritier. Cet enfant grandirait au sein de la nouvelle
Grande Bibliothèque et deviendrait le protecteur de la lumière.
Jin Li Tam souffrit d’une brève migraine tandis qu’elle
pensait à la vie qui attendait son fils ou sa fille. Rudolfo avait
parcouru les plaines à cheval, il avait partagé la vie de ses
éclaireurs, il avait fait la course et ri avec eux, il avait voyagé sans
cesse d’un domaine à l’autre. Tout cela changerait avec la
construction de la bibliothèque. Le septième manoir deviendrait
alors le centre du monde.
Elle secoua la tête et s’aperçut qu’elle s’était arrêtée. Elle
regarda Edrys qui s’était tu.
— Je suis désolée, Edrys. Je pensais à autre chose. Où en
étais-je ?
Il hocha la tête tandis qu’ils se remettaient en marche.
— Vous parliez de Jakob. Mon père l’a servi avant de servir
Rudolfo. Il disait qu’ils se ressemblaient beaucoup. Il m’a
raconté que le seigneur Jakob avait pris le turban très jeune, lui
aussi. C’est pour cela qu’il était si fort. Il a élevé un solide garçon,
mais l’histoire s’est répétée. Mon père estimait cependant que
Rudolfo était plus dur que son père du fait des circonstances qui
l’avaient mené à la tête des Neuf Maisons Sylvestres.

- 310 -
Jin Li Tam s’arrêta de nouveau en mesurant les
conséquences des paroles du jeune éclaireur.
« Rudolfo était plus dur que son père du fait des
circonstances qui l’avaient mené à la tête des Neuf Maisons
Sylvestres. »
« Le seigneur Jakob avait pris le turban très jeune, lui aussi.
C’est pour cela qu’il était si fort. »
À sa grande surprise, la jeune femme sentit les larmes lui
monter aux yeux. Elle cligna des paupières dans l’air froid et sa
bouche s’ouvrit d’elle-même. Elle n’était pas étonnée, elle était
horrifiée.
La stratégie de son père était désormais limpide. Le seigneur
de la Maison Li Tam était intervenu discrètement à des
moments cruciaux de la vie de Rudolfo pour orienter celui-ci
vers le chemin que Vlad Li Tam estimait le meilleur – un chemin
qui conduirait le roi tsigane à garder la lumière du monde à la
place d’un pape protégé par la Garde Grise.
La jeune femme comprit aussi qu’elle était un rouage destiné
à influencer le destin de Rudolfo. Elle éprouva de la gratitude,
du désespoir et de la tristesse en songeant à ce que le roi tsigane
avait enduré en suivant cette voie qu’il n’avait pas choisie.
Elle détourna la tête et essuya rapidement ses larmes. Si
Edrys avait remarqué quelque chose, il ne dirait rien. Elle en
était persuadée.
— Je vous remercie pour cette promenade, sergent, dit-elle
en lui tournant le dos.
Le jeune homme se racla la gorge.
— Puis-je ajouter quelque chose, dame Li Tam ?
Elle le regarda.
— Oui ?
— Vous ne trouverez pas meilleur époux que le seigneur
Rudolfo. Il n’y a pas un soldat de l’armée errante qui ne soit pas
prêt à donner sa vie pour lui.
— Merci, sergent Edrys.
Elle se dirigea vers le manoir en se demandant comment elle
avait percé à jour un plan si brillant. Elle aurait préféré tout
ignorer. La vérité la déchirait.
Une pensée la harcela : pourquoi son père savait-il depuis des

- 311 -
années qu’un homme puissant et étranger à l’ordre serait un
jour amené à garder le savoir ayant survécu à la Désolation de
Windwir ?
Les premiers flocons de neige tombèrent en voltigeant. Jin Li
Tam sentit un froid plus intense que celui de l’hiver lui glacer le
cœur.

- 312 -
Chapitre 22

NEB

Hivers évita de croiser le regard de Neb jusqu’au retour du


roi des Marais, puis elle se volatilisa. Les deux jeunes gens
n’avaient pas échangé un mot, ne sachant pas quoi dire. Cette
situation était trop nouvelle et trop étrange pour Neb. Des
prophéties incompréhensibles, des rêves bizarres, de
mystérieuses crises de glossolalie… Il ne s’était pas attendu à
tout cela lorsqu’il avait décidé de suivre l’éclaireur des Marais
magifié.
Le roi des Marais se tenait devant lui, entouré de sa cour. Il
interrogea Neb sur le travail des fossoyeurs et sur les armées qui
campaient à proximité. Il lui posa même quelques questions à
propos de Pétronus. Neb réfléchit avec soin avant de parler du
vieil homme. Il le décrivit comme un simple Androfrancien qui
allait de ville en ville. Il révéla ce qu’il savait des Entrolusiens et
le peu d’informations qu’il avait sur Rudolfo et sur la reine de
Pylos. Il livra aussi quelques renseignements sans importance
obtenus en écoutant des conversations entre soldats.
Le géant vêtu de fourrures attendait un certain temps après
chaque question. Il jetait des coups d’œil en direction de l’idole
de P’Andro Whym et demandait parfois des précisions. Le
silence s’installa pendant quelques minutes dans la caverne, puis
le roi des Marais prit la parole :
— Nebios ben Hebda, tu es sur le point de changer. Un
homme se définit par ses choix, mais également par les choix de
ceux qui l’entourent. Tu as été changé par la Désolation de
Windwir et, alors que certains empoignaient leur épée, tu as
décidé d’empoigner une pelle. Ta pelle sera le salut de mon

- 313 -
peuple, je l’ai vu dans mes rêves. (Le roi des Marais se pencha en
avant et poursuivit à voix basse.) Et dans les tiens, j’ai vu
l’immense tristesse que tu porteras à cause de ton grand amour.
(Le colosse s’interrompit.) Je te convoquerai de nouveau lorsque
le temps sera venu, Nebios ben Hebda. Pour le moment, je te
rends à ton travail et je retourne au mien.
Sur ces paroles, le roi des Marais se leva et partit. Au bout
d’un certain temps, Neb se décida à sortir de la caverne. Il
s’arrêta sous l’auvent de toile et Hivers le rejoignit quelques
minutes plus tard.
— Je vais te conduire jusqu’à la plaine, dit-elle.
Ils avancèrent sans hâte entre les tentes et Neb se demanda
une fois encore où était le camp et où était la forêt. Il faisait de
plus en plus froid et les flaques restaient gelées plusieurs heures
après le lever du soleil.
Tandis qu’ils marchaient, Neb observa la jeune fille du coin
de l’œil. Pourquoi était-elle plus jolie chaque fois qu’il la
regardait ? Pourquoi avait-il de plus en plus de mal à remarquer
la crasse et la terre dont elle était couverte alors qu’il était
fasciné par ses yeux et sa bouche ? Pourquoi était-ce si agréable
d’être près d’elle et de sentir son odeur musquée ? Ces questions
le laissaient perplexe.
Il n’était certes pas tout à fait ignare en matière de sexualité
humaine… en théorie, tout du moins. Il avait étudié le sujet à
l’école et il avait vu quelques exemples concrets lors de
promenades à Windwir. Il savait que de nombreuses personnes
se laissaient entraîner par les impératifs de leur nature et il
savait que, en tant qu’Androfrancien, il était au-dessus de ces
trivialités. Il n’avait jamais songé à interroger frère Hebda à
propos de sa mère ni à lui demander pourquoi il n’avait pas
respecté son vœu de chasteté. Tout était simple : son père avait
commis une faute, mais celle-ci avait été pardonnée par la grâce
de P’Andro Whym. L’ordre avait même fourni un toit, de la
nourriture et une bonne éducation au fruit de cette faute.
Le trouble de Neb était-il celui qui entraînait les hommes sur
le mauvais chemin ? La crise de glossolalie n’avait-elle pas créé
un lien beaucoup plus profond entre Hivers et lui ?
Le garçon ne savait pas quoi penser, mais il sentait sa gêne

- 314 -
grandir. Hivers devait l’avoir remarqué, elle aussi.
La jeune fille s’arrêta comme si elle avait deviné ses pensées.
Elle se tourna vers lui.
— J’ai l’impression qu’il y a un malaise entre nous.
Neb s’arrêta à son tour. Existait-il dès mots susceptibles
d’exprimer ce qu’il ressentait ?
— Je ne sais pas trop comment l’expliquer, dit-il enfin.
— Est-ce que c’est désagréable ?
Il secoua la tête.
— Non, c’est juste gênant. Je ne sais pas ce que c’est, je ne
sais pas comment réagir et je ne sais pas quoi dire ou quoi faire.
Elle éclata de rire.
— Je ressens exactement la même chose.
Maintenant qu’il s’était lancé, les mots vinrent plus
facilement à sa bouche.
— Et puis, il y a ton roi et ses rêves. C’est une méthode
d’exploration qui va à l’encontre de tout ce que j’ai appris. (Il
sentit une boule se former dans sa gorge et des larmes lui
montèrent aux yeux.) Je voudrais juste rentrer chez moi,
discuter avec frère Hebda de ses dernières fouilles, finir mes
études et joindre l’ordre en tant qu’acolyte. Mais c’est
impossible. Ma cité n’est plus qu’un champ d’os calcinés, parmi
lesquels ceux de mon père. Mon école n’existe plus, il n’y a plus
de bibliothèque et, bientôt, il n’y aura même plus
d’Androfranciens. Mon univers a disparu avec tous les gens que
j’aimais.
Elle hocha la tête et une lueur de compassion sembla passer
dans ses grands yeux bruns.
— Dans ce cas, tu découvriras une autre manière d’apprendre
et d’aimer, une autre manière de vivre pour contourner ces
malheurs. Tu vis des jours difficiles, Nebios ben Hebda. Tu fais
l’expérience des douleurs de l’enfantement. Cette épreuve te
permettra de guider ton peuple vers son nouveau royaume, un
royaume qui deviendra le tien. Je l’ai vu en rêve.
— Je ne veux pas guider qui que ce soit où que ce soit !
Neb s’aperçut qu’il avait parlé avec une voix d’enfant en
colère.
Hivers soupira.

- 315 -
— Je ne te comprends que trop bien, mais nous devons
accepter le rôle pour lequel nous avons été créés.
Elle tendit soudain les mains et les glissa sur le cou de Neb
tandis qu’elle se pressait contre lui. Elle se hissa sur la pointe des
pieds, déposa un baiser sur ses lèvres et se recula aussitôt après.
Malgré la couche de terre et de cendre, il était clair que ses joues
étaient écarlates. Neb sentit une vague de chaleur monter du
fond de ses entrailles.
— Pourquoi as-tu fait cela ?
Elle sourit.
— Je te l’ai déjà dit : nous devons accepter le rôle pour lequel
nous avons été créés. (Elle plongea la main dans une de ses
poches et en tira une fiole en argent.) Le roi des Marais veut que
tu acceptes ceci.
Neb prit l’ampoule et la regarda.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ce sont des magikes de voix. Tu en auras besoin.
Neb glissa la fiole dans sa poche et voulut demander à Hivers
pourquoi il en aurait besoin, mais il retint sa question lorsque
ses doigts effleurèrent la bague nichée contre le cadeau du roi
des Marais. Encore une chose que frère Hebda avait prédite au
cours de cet étrange rêve, encore une chose que le roi des Marais
savait avant que Neb lui en parle.
Hivers remarqua son expression.
— Ne sois pas inquiet, dit-elle.
Elle tendit la main et effleura l’épaule du garçon.
Ils entendirent alors un bruit de sabots. Ils se tournèrent et
Neb aperçut quelques chevaux à travers les arbres. La monture
de tête était blanche et imposante. Le garçon distingua un
cavalier mince et barbu portant un turban vert et une longue
robe dorée. Il se tenait droit sur sa selle, sûr de lui et distant. Il
était accompagné de soldats en uniforme de laine multicolore.
— Est-ce que… ?
Hivers lui coupa la parole.
— C’est le seigneur Rudolfo des Neuf Maisons Sylvestres. J’ai
peur de devoir t’abandonner ici. (Elle lui prit les mains.) Fais
attention à toi, Nebios ben Hebda. (Elle lui sourit et, l’espace
d’un instant, Neb songea que son destin lui réservait peut-être –

- 316 -
peut-être – un foyer et un peu de bonheur.) Nous nous
reverrons.
Neb ne sut quoi répondre et il resta donc silencieux. Il sentit
les mains de la jeune fille presser les siennes. Il fit de même,
mais cela lui procura une sensation bizarre.
Hivers le lâcha et s’éloigna en courant vers le centre du camp.
Neb la regarda partir en s’efforçant d’analyser le curieux
sentiment qu’elle éveillait en lui, puis il se mit en route vers le
sud. Il sortit de la forêt et traversa le champ de cendres et d’os
qui avait été Windwir.
Il avait parcouru la moitié du chemin lorsqu’il se rappela une
phrase étrange que lui avait dite Hivers.
« Je l’ai vu en rêve. »
Neb se secoua et décida de penser à autre chose. Il se remit
en route vers le sud et accéléra. Il était impatient de revoir
Pétronus et de lui raconter ce qui lui était arrivé.

RUDOLFO

Rudolfo examina le camp de l’armée des Marais tandis qu’il


approchait. Il ne savait pas trop à quoi il s’était attendu, mais il
ne put s’empêcher d’admirer l’excellence du camouflage. Ses
éclaireurs et lui restèrent groupés. Ils ne s’étaient pas magifiés
afin de respecter l’Alliance de Sang que le roi des Marais avait
proclamée entre leurs Maisons et ils prenaient soin de laisser
leurs mains bien en vue. Leurs épées étaient dans leur fourreau
et leurs arcs n’étaient pas bandés.
Rudolfo n’avait jamais pénétré dans le royaume du peuple
des Marais et il n’avait pas rencontré beaucoup de ses
représentants à l’exception de son roi – lorsque celui-ci avait été
capturé par Jakob – et de quelques pillards. Il n’en savait pas
davantage sur lui que le reste des habitants des Terres
Nommées, il ignorait à peu près tout de son histoire. Il songea
que, par bien des aspects, ce peuple était très proche du sien du
fait de leurs liens avec Xhum Y’Zir. Certains érudits affirmaient
que les hommes des Marais étaient à l’origine des esclaves
domestiques libérés par Xhum Y’Zir après l’assassinat de ses fils

- 317 -
par P’Andro Whym. Ce peuple était arrivé dans le Nouveau
Monde peu après le premier Rudolfo, bien avant la fondation
des Terres Nommées par les peuples soumis aux Whymèriens.
Rudolfo connaissait peu de chose à propos de sa culture. Ces
gens étaient prompts à des crises de mysticisme, mais leur
religion était obscure. En dehors des expéditions destinées à
récupérer tout ce qui pouvait servir, le peuple des Marais restait
replié sur lui-même. À une certaine époque, ces raids étaient
organisés à une vaste échelle et des cités entières étaient parfois
rasées. Désormais, les attaques se limitaient à quelques fermes
et à quelques caravanes. En outre, leur fréquence avait
fortement diminué depuis une dizaine d’années.
Rudolfo arrêta son cheval au centre du camp.
— Je suis venu m’entretenir avec le roi des Marais.
Les gens continuèrent à se déplacer en silence, mais ils ne
quittaient pas les Tsiganes des yeux.
Grégoric se pencha en avant.
— Ils ne disent rien.
— En temps de guerre, nous faisons vœu de ne plus parler et
de laisser le roi devenir notre voix, dit une jeune fille des Marais
en avançant vers les cavaliers.
Rudolfo la salua en inclinant la tête.
— Il me semble pourtant vous avoir entendue parler,
remarqua-t-il.
— En effet. (Elle lui fit la révérence.) Je vais vous conduire au
roi des Marais.
Rudolfo mit pied à terre et tira sur les rênes de sa monture
pour qu’elle le suive à travers le camp boueux. Il portait une robe
de pluie dorée, un pantalon en laine et une chemise en soie
par-dessus son armure. Il avait envisagé de ne pas enfiler de
cuirasse, mais avait préféré ne pas inquiéter ses éclaireurs.
Il suivit la jeune fille et ses hommes lui emboîtèrent le pas. Ils
se dirigèrent vers une espèce de tente dressée contre une colline.
La petite guide lui fit signe d’entrer.
— Le roi des Marais vous rejoindra dans quelques instants.
Je vais demander qu’on vous apporte des rafraîchissements.
Rudolfo hocha la tête.
— J’en serai ravi, mentit-il.

- 318 -
La jeune fille lui fit une nouvelle révérence et s’éloigna en
courant. Le roi tsigane songea qu’elle avait tout d’une
mendiante : ses longs cheveux bruns étaient emmêlés et sales,
des plaques de boue séchée et des taches de cendre maculaient
son visage et sa pauvre robe en toile grossière, elle était couverte
de crasse de la tête aux pieds. Rudolfo s’était tenu aussi loin que
possible, mais elle sentait si mauvais qu’il avait eu du mal à ne
pas faire la grimace.
Le roi tsigane regarda par-dessus son épaule et adressa
quelques signes à ses hommes. L’un d’entre eux resterait avec les
chevaux et les autres prendraient position autour de la tente.
Grégoric se glissa sous l’abri de toile, puis en ressortit une
minute plus tard.
— Il n’y a aucun danger, général. C’est infâme, mais il n’y a
pas de danger. Il y a une seconde entrée de l’autre côté de la
colline.
Rudolfo hocha la tête.
— Bien, attends avec les autres, Grégoric.
Il passa devant le capitaine et se glissa sous la tente. Au bout
d’un court tunnel, il aperçut une petite table avec un tabouret.
Un peu plus loin, une chaise massive était installée près d’une
statue de méditation de P’Andro Whym – celle avec les miroirs
de prise de conscience. L’effigie était sale et éraflée, mais elle
évoquait une époque ancienne et le mysticisme qui avait conduit
à l’apparition des labyrinthes whymèriens et des Praticiens de la
Torture Repentante – le côté obscur de l’adoration de T’Erys
Whym envers son frère.
Rudolfo se dirigea vers la petite table et s’assit. Il pianota sur
la surface en bois.
Cette Alliance de Sang est des plus surprenantes, songea-t-il.
— Seigneur Rudolfo, tonna une voix derrière lui.
Rudolfo regarda par-dessus son épaule et se leva tandis
qu’un colosse entrait dans la caverne. Il était suivi par deux
femmes portant des plateaux chargés de nourriture et de
boissons. Rudolfo tendit la main droite vers le roi des Marais.
— Par quel titre dois-je vous appeler ?
Le géant contempla la main tendue, puis regarda son
propriétaire dans les yeux.

- 319 -
— Je suis le roi des Marais.
Il passa tout près de Rudolfo et alla s’asseoir lourdement sur
la chaise massive. Il jeta un coup d’œil en direction de l’idole,
puis se concentra sur son invité.
— Comment envisagez-vous de gagner cette guerre ?
Rudolfo gloussa.
— Vous ne perdez pas de temps en mondanités, n’est-ce pas ?
Les deux femmes déposèrent le contenu des plateaux sur la
petite table. Lune d’elles remplit une coupe d’un liquide épais
couleur d’ambre et la glissa près de la main droite de Rudolfo. Sa
compagne disposa des bols de saumon poché avec des noix, des
oignons, des pommes, des miches de pain noir et des roues de
fromage à l’odeur puissante. Rudolfo prit un morceau de
fromage et le goûta avec prudence.
— Les civilités ne m’intéressent pas, déclara le roi des Marais
en jetant un nouveau regard en direction de l’idole. Avez-vous
écouté mon sermon de guerre ?
Rudolfo haussa les épaules.
— Vous vous exprimez en whymèrien la plupart du temps. Ce
n’est pas une langue que je maîtrise.
— En revanche, je maîtrise très bien celle-ci, poursuivit-il
dans le langage des signes de la Maison de Xhum Y’Zir.
Le roi des Marais écarquilla les yeux, mais ne répondit pas à
la remarque silencieuse de Rudolfo.
— Le monde est en train de changer, seigneur Rudolfo. Je l’ai
vu en songe. La nuit précédant l’apparition de la colonne de
fumée, j’ai rêvé que le feu ravageait les Terres Nommées pour
purger les péchés d’un père qu’on vénère encore bien qu’on l’ait
oublié. (Le roi des Marais regarda l’idole.) Windwir n’est que le
début. Au terme de ces épreuves, le peuple des Marais quittera
enfin cette vallée de larmes. (Il se pencha vers Rudolfo.) Dans
mes rêves, vos épées protègent le chemin qui nous conduira vers
notre nouveau royaume.
Rudolfo prit une petite fourchette désargentée et piqua un
morceau de saumon. Celui-ci avait été poché avec du citron et il
était étonnamment sucré et amer. Le roi tsigane avala une
gorgée d’alcool brun et froid qui se révéla être une eau-de-vie
maltée. Il savoura la vague de chaleur qui descendit le long de

- 320 -
son œsophage avant de se répandre dans son corps. Il regarda le
roi des Marais.
— Et c’est à cause de ce rêve que vous avez décrété cette
surprenante Alliance de Sang ?
Rudolfo observa le roi des Marais. Le colosse jeta un coup
d’œil en direction de l’idole avant de prendre la parole.
— Votre pape revenu d’entre les morts sauvera la lumière en
la faisant disparaître. Puis une épée tsigane gardera la lumière
et, ce faisant, protégera notre chemin.
Le roi tsigane plissa les yeux.
— Parlez-moi de ce pape revenu d’entre les morts.
Le roi des Marais regarda l’idole une fois encore.
— Vous en saurez bientôt davantage.
— Quand bien même, dit Rudolfo en observant la statue du
coin de l’œil. Vous comprendrez aisément que j’ai du mal à saisir
les raisons qui vous ont poussé à mobiliser votre armée et à nous
soutenir après la destruction de Windwir. Voilà deux mille ans
que vous méprisez les Terres Nommées et les règles d’obéissance
aux rites de l’Alliance de Sang.
Et Rudolfo ajouta un message en langage des signes avant
que le géant ait le temps de tourner la tête vers l’idole.
— Vous n’êtes pas le roi des Marais.
L’homme regarda la statue avec une expression inquiète. Ses
yeux restèrent rivés sur l’effigie en métal et Rudolfo esquissa un
sourire. Puis le géant prit la parole :
— Les rêves se manifestent quand ils le souhaitent. Je ne les
contrôle pas.
Rudolfo hocha la tête.
— Bien sûr.
Il agita les mains.
— Vous êtes le pantin du roi des Marais et vous lisez ses
messages en langage des signes dans un miroir de l’idole.
Un mélange de colère, de stupeur et de crainte se dessina sur
le visage du colosse. Il ouvrit et ferma la bouche comme une
carpe. Son souffle presque haletant fit trembler les poils de sa
barbe et de sa moustache.
Rudolfo but une gorgée d’eau-de-vie maltée et posa sa coupe.
— Je sais ce que vous avez derrière la tête, dit-il en haussant

- 321 -
la voix.
— Dites au marionnettiste que le seigneur Rudolfo a
découvert la supercherie.
Mais avant qu’il ait le temps d’aller plus loin, une jeune fille
sortit de derrière le rideau et lui sourit. Le roi tsigane s’aperçut
qu’il s’agissait de la petite guide qui l’avait mené là.
— Je vous présente toutes mes excuses pour cette tromperie,
seigneur Rudolfo, dit-elle en avançant. (Elle tendit la main
droite.) Vous comprendrez ma prudence. Il est préférable que
les peuples des Terres Nommées aient une image plus
impressionnante du roi des Marais.
Rudolfo lui prit la main et se contraignit à la baiser malgré la
couche de terre et de saleté qui la couvrait.
— Je comprends tout à fait. Tant qu’une Alliance de Sang
nous unit, je saurai me montrer digne de votre confiance.
Elle hocha la tête.
— Merci. Je sais que vous avez vous aussi accédé au pouvoir
très jeune et que vous avez fait l’expérience de la solitude.
Rudolfo se rappela avec une pointe de douleur sa première
journée en tant que nouveau seigneur des Neuf Maisons
Sylvestres. Il s’était senti abandonné et seul le père de Grégoric
l’avait soutenu. Le fidèle soldat avait rapidement nommé son fils
au rang de premier capitaine des éclaireurs afin de prendre le
commandement de l’armée errante pendant cette période
difficile.
— Oui, dit-il. C’est un défi permanent que de gagner le
respect des autres – et de le conserver.
La jeune fille regarda le colosse qui avait joué son rôle.
— Mon père a choisi Hanric pour me représenter en
attendant que je trouve ma propre force. Mon peuple est au
courant, bien entendu.
Cette révélation étonna Rudolfo.
— Vraiment ?
Elle sourit.
— Le peuple des Marais est très différent des peuples des
Terres Nommées.
— Sans doute, l’approuva Rudolfo avec un petit rire. Tout
comme les Tsiganes des forêts.

- 322 -
— Mon rôle est plus spirituel que directif, poursuivit la jeune
fille. Je consacre la plus grande partie de mon temps à transcrire
mes rêves, conscients et inconscients. Je copie également mes
crises de glossolalie.
Rudolfo réfléchit.
— Les sermons de guerre que nous entendons la nuit ?
Elle hocha la tête.
— En effet. Je suis incapable de me rappeler quand j’ai
commencé à écrire tout cela. Mes prophètes whymèriens
classent et numérotent mes transcriptions. Ils ajoutent les fils de
mes songes à la trame des rêves des rois des Marais précédents.
Mon père a choisi Hanric pour me représenter parce que c’est un
guerrier puissant, mais aussi parce qu’il n’oublie jamais rien –
tout comme moi. Il a passé sa vie à lire les rêves et à se préparer
pour la guerre des péchés androfranciens. (Elle regarda le
colosse.) Ce soir, je tirerai des chiffres et je choisirai des
séquences au hasard. Et les sermons de guerre du roi des Marais
continueront.
Rudolfo éclata de rire.
— Je crois que nous dirigeons nos Maisons de manière très
différente.
Les coins des yeux de la jeune fille se plissèrent lorsqu’elle
sourit.
— En effet.
Rudolfo se gratta la barbe.
— Je dois reconnaître que je ne m’attendais pas à tout cela.
— Mais vous avez remarqué le subterfuge très vite.
Le roi tsigane haussa les épaules.
— J’ai consacré ma vie à la politique et aux intrigues. Vous
manquez encore d’expérience en la matière.
— C’est exact. Mais j’ai quand même eu un précepteur
androfrancien.
Rudolfo haussa les sourcils.
— C’est assez étonnant compte tenu de l’histoire de votre
peuple.
— C’est vrai. (Elle se tourna vers le colosse.) Je viendrai
bientôt te chercher, Hanric.
L’homme salua et sortit d’un pas rapide.

- 323 -
La jeune fille regarda Rudolfo et ses yeux durs s’emplirent de
tendresse pendant une fraction de seconde. À sa manière, elle
était plutôt jolie sous son manteau de boue séchée. Elle
dégageait une aura de gaieté et de force maladroite. Rudolfo
songea que, malgré sa jeunesse, elle présentait déjà tous les
signes avant-coureurs d’une personne hors du commun.
— Bien, dit-elle. Maintenant, parlons un peu de la stratégie à
mettre en œuvre pour gagner notre guerre.
Rudolfo sourit et tendit la main vers la bouteille d’eau-de-vie.

PÉTRONUS

Assis au milieu des ruines et des cendres, Pétronus songeait


au passé.
Il avait attendu le retour de Neb, il avait attendu que Grégoric
lui apporte des informations, mais personne n’était venu et le
vieil homme s’en était allé à travers la cité. En plus de la
disparition du garçon, il s’inquiétait du bon déroulement des
travaux d’inhumation. Selon ses estimations, un tiers des
cadavres avaient été enterrés, mais l’hiver arrivait. En outre, la
présence de ces armées qui ne se décidaient pas à s’affronter
effrayait les fossoyeurs qui étaient de plus en plus nombreux à
partir.
Pétronus avait souvent remarqué qu’une petite marche le
calmait. C’était une des raisons pour lesquelles il avait détesté le
rôle de pape : il lui était devenu impossible de se promener seul.
Il était sans cesse entouré de gardes gris, d’archevêques et de
conseillers – qu’il réussissait parfois à semer. Au cours de ces
moments de liberté, il arpentait les rues, tête basse, mains
croisées dans le dos, vêtu d’une robe aussi simple que possible. Il
suivait un circuit précis, toujours le même.
C’était encore ce chemin qu’il venait d’emprunter. Il avait
longé l’arrière de la Grande Bibliothèque, ou plutôt du cratère
qui l’avait remplacée. Il était arrivé à l’endroit où s’étaient
étendus les jardins du Couronnement et de la Consécration.
C’était là qu’il avait jadis accepté le sceptre et la bague. C’était là
qu’il avait été sacré pape.

- 324 -
Il s’était assis.
Il songea que le rôle du nouveau pape serait bien différent de
celui qui avait été le sien.
Ce soir-là, Rudolfo lancerait une attaque-surprise contre le
camp entrolusien. Pétronus avait des doutes quant au succès de
l’opération, mais la reconstruction de la Grande Bibliothèque
susciterait une vague d’enthousiasme après la Désolation de
Windwir. En outre, c’était une bonne idée de la rebâtir loin au
nord. Le seul point discutable de ce plan était que la lumière
resterait aux mains des Androfranciens. La destruction de
Windwir leur avait porté un coup terrible. Leurs effectifs étaient
passés de cent mille à un millier : comment parviendraient-ils à
protéger les secrets de l’Ancien et du Premier Monde des griffes
de charognards tels que Sethbert ?
Tu sais ce qu’il te reste à faire, vieil homme, songea
Pétronus. Tu le sais depuis que tu as découvert que Sethbert
était le bourreau de Windwir. Tu le sais depuis que cet
archevêque s’est proclamé pape.
Pétronus soupira. Cela avait été plus facile la première fois,
lorsqu’il avait été submergé sous les coups de trompette et sous
les acclamations de la foule. Cela avait été plus facile parce que le
pape n’avait pas grand-chose à faire à cette époque. Les
archevêques, la Garde Grise, les érudits et les hommes de loi le
protégeaient des moments de réflexion où il aurait pu prendre
une décision. Pétronus n’avait sans doute donné qu’un seul
ordre en tant que pape : celui de raser le village du peuple des
Marais. Il l’avait fait parce qu’il avait ordonné au capitaine de la
garde de le conduire au hameau attaqué par les pillards.
Il entendit quelque chose bouger derrière lui. Il se retourna.
Neb avançait vers lui avec lenteur. Pétronus se leva et se
précipita vers le garçon.
— Tu es de retour, dit-il en écartant les bras.
Neb accepta son étreinte avec prudence et se dégagea
presque aussitôt. Pétronus remarqua que le garçon tripotait
quelque chose dans sa poche.
— Nous étions inquiets à ton sujet, dit le vieil homme. Nos
amis tsiganes ont dit qu’ils allaient te chercher, mais je n’ai pas
de nouvelles d’eux. (Il sourit et tapota Neb dans le dos.) Je suis

- 325 -
heureux que tu sois de retour.
Neb hocha la tête.
— Le seigneur Rudolfo arrivait pour s’entretenir avec le roi
des Marais lorsque je suis parti.
Pétronus s’assit et pointa du doigt un pan de mur calciné.
Neb s’assit à son tour.
— Les rois se sont rencontrés ce matin pour parlementer, dit
le vieil homme.
Neb le regarda et Pétronus remarqua qu’il était inquiet.
— Qu’allez-vous faire ?
Pétronus cligna des yeux, surpris par la franchise du garçon.
Que lui était-il arrivé dans le camp du roi des Marais ? Le vieil
homme aurait aimé le lui demander, mais Neb avait posé sa
question sur un ton réclamant une réponse rapide et sincère.
— Je ne le sais pas encore.
Neb hocha la tête de nouveau.
— Le roi des Marais a parlé d’un pape revenu d’entre les
morts. Il a dit que la disparition de la lumière marquerait la fin
de leur séjour sur ces terres. Il a dit qu’un nouveau royaume les
attendait.
Pétronus releva la tête.
— Mysticisme typique du peuple des Marais, rien de plus.
(Neb haussa les épaules, mais demeura silencieux.) Il s’est passé
autre chose, ajouta Pétronus.
Il ne s’agissait pas d’une question.
L’adolescent leva les yeux avant de les détourner, le visage en
proie à des émotions conflictuelles. Pétronus songea que le
garçon n’avait pas envie d’aborder ce sujet.
— Il y avait une fille, dit enfin Neb.
Pétronus gloussa.
— À ton âge, il est normal qu’on s’intéresse aux demoiselles.
Neb détourna la tête et le vieil homme remarqua qu’il avait
toujours une main dans une poche.
— Est-ce que vous croyez que les rêves sont réels ?
— Bien sûr, répondit Pétronus. Les Franciens nous
apprennent que les rêves sont la manifestation de différentes
parties de notre esprit traitant les stimuli de notre période
éveillée.

- 326 -
Neb secoua la tête.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Est-ce que vous pensez
que les rêves peuvent prédire l’avenir ?
Pétronus se laissa aller contre un pan de mur.
— Cela doit arriver, parfois. Tu as rêvé que le roi des Marais
et son armée allaient faire route au sud et se diriger vers
Windwir. Tu ne t’es pas trompé.
Neb regarda Pétronus en face.
— J’ai rêvé autre chose, dit-il. (Pétronus attendit.) Frère
Hebda a dit que je vous proclamerais pape dans les jardins du
Couronnement et de la Consécration.
Pétronus sentit le sang refluer de son visage. Le garçon sortit
la main de sa poche et le vieil homme aperçut un petit objet qui
brillait d’un éclat terne dans la lumière grisâtre de l’hiver. Il
plissa les yeux et laissa échapper un hoquet de surprise.
Neb tenait l’anneau orné du sceau papal dans le creux de sa
paume.
Le garçon tendit une main qui tremblait un peu.
Pétronus ne réagit pas tout de suite. Il la regarda et sentit un
frisson de peur le traverser de part en part. Au bout d’un
moment qui sembla durer des heures, il prit le bijou et le
soupesa.
— Vous êtes Pétronus, dit Neb. Le roi perdu de Windwir et le
pape perdu du saint prophète de l’ordre androfrancien.
Pétronus vit des larmes tracer des sillons pâles sur les joues
du garçon. Il refoula les siennes au prix d’un grand effort.
— Je suis Pétronus, dit-il avec lenteur.
Il retint son souffle et glissa la bague à son index droit.
Neb se leva et tira une fiole de sa poche. Il ôta le bouchon et la
porta à ses lèvres. Pétronus secoua la tête en se levant à son tour.
— Non, dit-il en s’emparant de la flasque d’une main
tremblante. Tu en as fait assez, Nebios. Laisse-moi annoncer
mon sacre.
Neb soupira de soulagement et le vieil homme prit la fiole.
Il en but le contenu et sentit une puissante énergie le
traverser. Au goût, il songea qu’il s’agissait sans doute d’une
magike de sang épicée avec des poudres préparées avec des
plantes poussant dans des endroits sombres. Pétronus l’avala

- 327 -
jusqu’à la dernière goutte. Il se racla la gorge tandis qu’une
vague sonore grondait en lui comme un coup de tonnerre.
Il se redressa très droit et cria en direction du ciel :
— Je suis Pétronus ! Je suis le roi couronné de Windwir et le
pape consacré du saint prophète de l’ordre androfrancien !
Ses paroles jaillirent de sa gorge et se propagèrent des lieues
et des lieues à la ronde. Pétronus avait pensé s’arrêter là, mais
ses yeux se posèrent sur la cité en ruine et il sentit la colère qu’il
gardait au fond de lui depuis des mois, une colère qui exigeait de
s’exprimer.
Le vieil homme se mit à marcher sur le sol sacré de sa
consécration et de son couronnement et il passa le reste de
l’après-midi à délivrer un sermon de guerre de son cru.

SETHBERT

Sethbert entendit une voix tonner à l’extérieur de sa tente. Il


se leva de table et abandonna son déjeuner. Au cours des
dernières semaines, il s’était habitué aux élucubrations
nocturnes du roi des Marais. Il n’avait pas été difficile de les
ignorer, car plus personne ne comprenait le whymèrien. Le
prévôt avait fait traduire les premières par un vieil homme qui
était juste chargé de ce genre de tâche. Il s’était vite rendu
compte que le premier tiers de ces discours était abscons, que le
deuxième se composait de citations sacrées éparses, et que le
dernier rassemblait quelques références au Livre des Rois
Rêveurs. Sethbert avait chargé le vieil homme d’un autre travail
et n’avait plus prêté attention aux sermons de guerre du roi des
Marais.
Mais, cet après-midi-là, la voix était claire et elle s’exprimait
dans le langage officiel réservé aux grandes cérémonies.
Sethbert sortit de sa tente et vit que tout le monde avait fait
comme lui. Soldats, serviteurs, prostituées aux armées,
conseillers et cuisiniers avaient cessé le travail, intrigués, puis
étaient sortis pour écouter.
Sethbert fit signe à un jeune lieutenant d’approcher.
— J’ai raté le début. Qu’est-ce que cela raconte ?

- 328 -
— Il affirme qu’il est le roi de Windwir et le pape de l’ordre
androfrancien, répondit l’officier.
Sethbert renifla avec mépris.
— Le roi de Windwir et le pape de l’ordre androfrancien est
au palais d’été.
Il ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, mais la
referma en entendant la voix furieuse prononcer son nom. Il
sentit les regards converger vers lui et la colère l’envahit. Le
mystérieux orateur l’accusait – avec justesse – et détaillait les
conséquences de son crime.
Sethbert continua à écouter et reconnut des tournures qu’il
avait lues dans la proclamation écrite du prétendant inconnu. Le
général Lysias avait insisté pour qu’on cache l’existence de cette
proclamation aux militaires.
Sethbert regarda et jaugea les visages attentifs tout autour de
lui. Lysias n’avait pas approuvé ses mesures pour lutter contre
les désertions, mais leur nombre avait fortement baissé lorsque
les soldats avaient appris le sort réservé aux familles de ceux qui
reniaient leur allégeance aux cités-États du Delta. Le prévôt se
demanda comment ses hommes allaient réagir à ce sermon.
Je pourrais leur dire la vérité. Ils m’acclameraient comme
un héros.
Mais il n’était pas obligé de le faire et, par conséquent, il ne le
ferait pas.
« Si certains sont rois et d’autres ne le sont pas, ce n’est pas
sans raison », lui répétait son père. Sethbert était de cet avis.
Tant qu’il était le seul à connaître la vérité, il contrôlait mieux
ses éventuelles répercussions. Il avait appris cela des
Androfranciens.
Il écouta le sermon de guerre et les appels au ralliement au
nouveau pape. Pendant un instant, il eut l’impression de
reconnaître cette voix et ces mots. Ils avaient quelque chose de
familier.
Il vit Lysias se diriger vers lui à grands pas, une expression
gênée sur le visage.
C’est une véritable horloge androfrancienne, songea le
prévôt. Toujours à l’heure.
— Tout cela n’est pas de bon augure, dit le général. Un oiseau

- 329 -
est arrivé des premières lignes. La voix vient du centre de la cité.
J’ai envoyé des éclaireurs.
Sethbert hocha la tête.
— Savons-nous qui il est ?
Lysias haussa les épaules.
— Pas de manière certaine, mais…
Il hésita.
Sethbert soupira.
— Mais quoi, général ? Qui est donc cet homme ?
Les mâchoires de Lysias se contractèrent.
— Il affirme être Pétronus.
Sethbert avait oublié qu’il tenait une coupe de vin. Il la lâcha
sous le coup de la surprise et elle vola en éclats en heurtant le
sol. Le prévôt sentit son estomac se serrer et il ferma les yeux
pour lutter contre la nausée.
Le vieux fossoyeur trop malin qui connaissait si bien les lois
androfranciennes…
Pourquoi est-ce que je ne l’ai pas reconnu ?
Sethbert hurla qu’on lui amène son cheval et qu’on lui
apporte son épée.

- 330 -
Chapitre 23

RUDOLFO

Couché sur sa selle, Rudolfo traversa le champ de ruines au


grand galop et fut le premier à atteindre le vieil homme. Ses
éclaireurs se magifièrent, sifflèrent pour ordonner à leurs
chevaux de regagner le campement et s’élancèrent derrière leur
chef.
Pétronus tourna la tête vers le seigneur des Neuf Maisons
Sylvestres et leurs regards se croisèrent. Rudolfo lut de la colère
et du désespoir dans ces yeux bleus, froids comme les étoiles de
l’hiver et affûtés comme des rayons de lune. Ils dégageaient une
telle force que le roi tsigane laissa échapper un grognement
avant de tirer sur les rênes de sa monture. Il siffla en direction
de ses éclaireurs qui disparaissaient tandis que les magikes
distordaient la lumière. Les guerriers se dispersèrent et prirent
position autour de Pétronus.
Rudolfo aperçut un garçon près du vieil homme. Son
petit-fils, songea-t-il. Grégoric lui en avait parlé. Il le lui avait
même montré du doigt quand ils l’avaient vu quitter le camp des
guerriers des Marais. Il était alors en compagnie de la jeune fille
qui s’était révélée être le véritable roi des Marais.
Rudolfo se laissa glisser de sa selle et atterrit sur ses pieds
avec grâce. Il avança, une main effleurant le pommeau de sa fine
épée. Le vieillard interrompit son sermon tandis que le seigneur
des Neuf Maisons Sylvestres s’agenouillait avec lenteur devant
lui.
— Vous affirmez être Pétronus, souffla Rudolfo. Êtes-vous en
mesure de prouver vos dires ?
Pétronus répondit d’une voix tonnante.

- 331 -
— Je vous ai vu avec votre père le jour de mes funérailles,
Rudolfo. Vous portiez un turban rouge et vous n’avez pas pleuré.
Rudolfo acquiesça.
— C’est exact.
Pétronus inclina la tête.
Le seigneur des Neuf Maisons Sylvestres tira son épée et la
déposa aux pieds du vieil homme, puis il embrassa la bague
papale.
Pétronus acquiesça d’un air lugubre. Il leva la tête pour
observer le champ de ruines. Le roi tsigane suivit son regard.
Des colonnes de cavaliers approchaient du nord, de l’ouest et du
sud. Rudolfo ramassa son arme et se redressa en l’écartant sur le
côté, la pointe vers le sol.
Pétronus s’éclaircit la voix.
— Le seigneur Rudolfo des Neuf Maisons Sylvestres a prêté
allégeance au saint prophète de l’ordre androfrancien et a décidé
que son armée errante servirait ma cause. En l’absence de Garde
Grise, je le charge de protéger la lumière. (Il s’interrompit.) Ceux
qui ont décrété la guerre à Rudolfo ont décrété la guerre à la
lumière.
Le roi tsigane hocha la tête et siffla en direction de ses
hommes. Ceux-ci inspectèrent les environs, puis se
rapprochèrent pour former un rempart autour du pape. Rudolfo
savait que l’armée du roi des Marais n’était pas très loin. En
entendant la proclamation de Pétronus, Hivers s’était précipitée
hors de la caverne et avait lancé des ordres. Son double, Hanric,
avait décrété la troisième alarme et les soldats – hommes et
femmes – s’étaient rassemblés sur-le-champ. Rudolfo et ses
éclaireurs tsiganes avaient quitté le camp les premiers, mais
Hivers lui avait promis que son armée ne tarderait pas à les
rejoindre.
Rudolfo observa les nuages de cendre qui s’élevaient au nord,
à l’ouest et au sud. Le roi des Marais arriva le premier, suivi de
près par la reine de Pylos.
Meirov fit ralentir son cheval blanc au trot avant de se laisser
glisser de la selle. Dans son dos, un arc en argent brillait sous les
faibles rayons de soleil de l’après-midi.
— Je suis au service de la lumière, dit-elle.

- 332 -
Elle lança un regard furieux à Rudolfo.
Elle espérait arriver avant tout le monde, songea-t-il. Pour
prêter allégeance au pape et s’efforcer d’obtenir ses faveurs et
son soutien financier. Pylos était un petit pays à l’économie
fragile.
Il sourit.
— Reine Meirov, vous êtes radieuse.
Elle inclina la tête, mais son visage demeura glacé. Elle ouvrit
la bouche pour dire quelque chose, puis se ravisa en entendant
des cris de plus en plus proches.
Rudolfo reconnut sans difficulté la voix de Sethbert et il se
tourna vers le sud pour observer l’arrivée du prévôt obèse.
Sethbert n’avait pas pris le temps d’enfiler une armure. Il portait
un manteau de fourrure pour se protéger du froid et brandissait
une épée. Il arrêta son cheval, mais resta en selle.
— Je ne vous reconnais pas comme pape, lâcha-t-il d’une voix
forte et glacée.
Pétronus le regarda fixement. Lorsqu’il prit la parole, ses
mots grondèrent comme le tonnerre. Rudolfo remarqua que la
magike se dissipait.
— Seigneur Sethbert, déclara Pétronus, prévôt des cités-États
entrolusiennes. Vous êtes le bourreau de Windwir et l’ennemi de
la lumière. Déposez les armes. Nous avons déjà trop perdu à
cause de votre génocide insensé. Nous ne souhaitons pas voir de
nouveaux cadavres sur ce champ de cendres.
Sethbert ricana avec mépris.
— Un génocide insensé ? (Il s’esclaffa.) Je suis un fidèle
serviteur de la lumière.
Il se pencha sur sa selle et observa le vieil homme. Rudolfo se
tint sur ses gardes, prêt à intervenir pour protéger son pape.
— Par les dieux ! reprit Sethbert en dévisageant Pétronus.
C’est bien vous !
— Vous me reconnaissez donc comme pape ?
Le prévôt plissa les yeux.
— Certainement pas ! Je reconnais juste que vous êtes
Pétronus.
Le vieil homme hocha la tête.
— Dans ce cas, cela suffit.

- 333 -
Il regarda la foule de plus en plus nombreuse qui se
rassemblait autour de lui. Rudolfo fit de même. Les fossoyeurs
approchaient, eux aussi. Les yeux écarquillés et la bouche
ouverte, ils contemplaient leur chef entouré d’une cour de
seigneurs de différentes Maisons.
— Vous avez tous entendu. Le prévôt reconnaît que je suis
bien Pétronus.
— Cela ne fait pas de vous un roi et un pape pour autant, dit
Sethbert. L’ordre a déjà un pape, Résolu Ier. Il a été nommé en
vertu des lois de succession androfranciennes.
Un éclaireur tsigane siffla et Rudolfo leva les yeux. Vlad Li
Tam approchait. Son cheval était couvert d’écume après le galop
effréné que son cavalier lui avait imposé. Le roi tsigane le vit
échanger un regard entendu avec le pape Pétronus.
— Pape Pétronus, dit Vlad Li Tam en inclinant la tête.
Pétronus lui rendit son salut.
— Seigneur Li Tam. Nous avons bon nombre de choses dont
il nous faut parler.
Rudolfo vit Sethbert virer au pourpre sous le coup de la rage.
— Vous n’auriez pas dû quitter la côte d’Émeraude orientale,
Li Tam, dit-il. (Il se tourna vers Pétronus.) Et vous, vous n’auriez
pas dû revenir d’entre les morts. (Il poursuivit en criant aussi
fort que possible.) Je ne reconnais pas le pape Pétronus.
Il fit faire demi-tour à son cheval et s’éloigna vers le sud, en
direction de son camp. Ses hommes le suivirent.
Rudolfo observa le visage des personnes rassemblées autour
du nouveau pape. La reine de Pylos était mal à l’aise, mais
déterminée. Le faux roi des Marais se tenait à côté d’elle,
impassible. Le jeune garçon restait près du pape ; une palette
d’émotions allant de la tristesse à l’émerveillement se
succédaient sur son visage. Seul Vlad Li Tam semblait satisfait.
Rudolfo se renfrogna, intrigué par l’expression de l’homme
qui deviendrait bientôt son beau-père.
Vlad Li Tam était soulagé. Comment pouvait-on se sentir
soulagé en sachant ce qui se préparait ?
Les premiers flocons de neige s’abattirent sur les ruines de
Windwir et le blanc glacé se mêla au gris des cendres. Rudolfo
envisageait déjà de nouveaux plans et de nouvelles intrigues.

- 334 -
La guerre des Papes androfranciens avait éclaté sur un
champ d’os calcinés.

JIN LI TAM

Jin Li Tam descendit les couloirs du manoir en courant avec


son sac sur l’épaule. Elle s’arrêta, frappa à la porte de la chambre
d’Isaak et ouvrit.
— Est-ce que vous êtes prêt ? demanda-t-elle.
Isaak leva les yeux des papiers empilés sur son bureau.
— Je suis prêt, ma dame.
— Vous avez pris votre matériel ?
Il souleva un sac en cuir contenant des outils de
mécaserviteur.
L’oiseau était arrivé la veille. Les soldats de l’armée errante
affectés à la protection du septième manoir et de la ville s’étaient
rassemblés sur une plaine, au sud, et se préparaient à faire route
vers l’ouest. Malgré les protestations de l’intendant et du
capitaine, Jin Li Tam avait insisté pour les accompagner. Et, si
elle partait, Isaak la suivrait. Elle avait déjà imaginé une excuse
au cas où Rudolfo lui reprocherait cette décision : elle avait
pensé que les mécaserviteurs auraient besoin de réparations
après tant de temps passé sous la coupe de Sethbert.
Dans deux jours, elle retrouverait Rudolfo dans les steppes
occidentales de la prairie océan. Elle glisserait alors la première
dose de poudre dans le verre d’eau-de-vie qu’il buvait chaque
soir, puis elle s’efforcerait de lui donner un héritier. Une boule
d’angoisse lui noua l’estomac.
Je ferais mieux d’arrêter, songea-t-elle.
Et ensuite ? Allait-elle déshonorer son père et l’œuvre de la
Maison Li Tam en s’opposant à des ordres et à des plans qui la
dépassaient ? À cause d’un enfant empoisonné ? À cause d’un roi
tsigane orphelin ? C’étaient ces ordres et ces plans – les ordres et
les plans de son père – qui avaient permis de façonner un chef
capable d’affronter la première catastrophe des Terres
Nommées. Si le rôle de Jin Li Tam consistait à enfanter un
héritier et à partager la vie d’un roi tsigane, à élever un enfant

- 335 -
joyeux et cultivé, eh bien ! elle ne considérait pas cela comme
une corvée, mais comme un honneur.
Isaak la suivit en portant le grand sac en cuir contenant les
outils de mécaserviteur. Malgré sa jambe raide, il ne se laissa pas
distancer. Ses pieds frappaient l’épais tapis du couloir avec un
bruit étouffé. Jin Li Tam lui lança un coup d’œil par-dessus son
épaule. L’automate avait les yeux brillants.
— Quand saurons-nous s’il a réussi ? demanda-t-il.
— La nuit prochaine, pas avant, répondit-elle.
Dans la missive qu’elle avait arrachée des mains de
l’intendant, il y avait un autre message protégé par un code très
complexe. Rudolfo avait l’intention de libérer les mécaserviteurs
prisonniers de Sethbert, avec ou sans l’autorisation du
mystérieux pape. Il avait prévu de les confier à un petit
détachement qui les conduirait aussitôt au nord-est pour qu’ils
apportent leur aide à Isaak. Pendant ce temps, le roi tsigane
regagnerait le front à la tête de l’armée errante.
« La guerre est proche », lui avait appris le message de son
père. Elle le sentait désormais. Le collet se resserrait, mais elle
ne voyait toujours pas autour de quelle gorge.
Elle avait reçu des oiseaux de ses frères et de ses sœurs en
même temps que le message d’approbation de son père. Les
royaumes éparpillés de la côte d’Émeraude orientale et les pays
pionniers de l’Ile Divisée ne savaient pas pour quel camp
prendre parti. Les Androfranciens étaient indissociables des
Terres Nommées et leur disparition entraînait une
déliquescence de l’ordre établi. Le moment critique approchait
tandis que les différentes nations mobilisaient leurs armées et
stockaient des réserves de nourriture. Elles attendaient
désormais que les événements les précipitent dans un camp ou
dans l’autre. La jeune femme devina les plans de son père
concernant ce pape mystérieux. Quelque chose d’exceptionnel
allait bientôt se passer, mais elle était incapable d’imaginer quoi.
Une proclamation publique, peut-être ?
Les éclaireurs tsiganes l’attendaient devant la porte. Elle
s’arrêta et Edrys avança vers elle.
— N’y a-t-il aucun moyen de vous faire revenir sur votre
décision, dame Li Tam ?

- 336 -
Elle lui sourit.
— Je vous assure que c’est impossible.
Il soupira.
— Très bien. Dans ce cas, nous vous escorterons.
Elle inclina la tête de manière presque imperceptible.
— Je vous en remercie.
Ils sortirent du manoir pour traverser la cour couverte de
neige. Jin Li Tam sentit les sachets de poudre dans une poche de
son manteau. Elle ne tirait aucun plaisir à la perspective de
tromper le seigneur Rudolfo, mais elle rien avait pas honte non
plus, car, d’après ce qu’elle avait appris, le roi tsigane désirait un
héritier. Les plans de son père devaient cependant être
accomplis dans le plus grand secret. Quel que soit le but final de
Vlad Li Tam, il fallait agir avec retenue et discrétion.
Je vais donc tromper mon futur époux.
Elle avait toujours su que, si on lui demandait un jour de se
marier, il lui faudrait duper son mari.
Après tout, elle était la fille de son père.

NEB

Neb attendait près de la tente de Pétronus. Depuis quelques


semaines, le vieil homme s’était de plus en plus servi de l’abri de
toile qu’il partageait avec le garçon pour travailler, et celui-ci
avait peu à peu compris qu’il avait tout intérêt à aller s’installer
avec les personnes de son âge.
Neb ne s’était pas attendu à une telle réaction après la
déclaration de Pétronus. Il ne savait pas trop à quoi il s’était
attendu, mais il avait eu peur en voyant trois armées se diriger
vers le nouveau pape. Après le départ des soldats et des
fossoyeurs, lorsqu’il n’était resté que le roi des Marais, Rudolfo
et la reine de Pylos, Pétronus avait marché un moment en leur
compagnie. Ils avaient parlé à voix basse et Neb avait décidé de
regagner le camp. Il avait à peine touché à son dîner et avait
attendu devant la tente de Pétronus malgré la neige qui couvrait
le sol.
Le vieil homme arriva enfin. Il vit le garçon et lui adressa un

- 337 -
sourire lugubre.
— Il fallait le faire, Neb.
Neb hocha la tête.
— Je regrette quand même de l’avoir fait.
Pétronus écarta le pan de toile qui faisait office de porte.
— C’est normal, mais ce n’est pas nécessaire. (Il s’arrêta alors
qu’il avait déjà un pied sous la tente.) Mais je me demande ce
que tu as vu d’autre au cours de tes rêves.
Neb n’eut pas le courage de le lui raconter.
— Le reste n’avait aucun sens, répondit-il enfin. Vous feriez
mieux de vous reposer, Votre Excellence.
Pétronus hocha la tête.
— Bonne nuit.
Le vieil homme disparut sous la tente et Neb se promena sans
but dans le camp.
Les fossoyeurs ronflaient sous leurs abris de toile ; les petits
radiateurs androfranciens expulsaient des jets de vapeur dans
l’air froid de la nuit à travers de hautes cheminées en cuivre. Le
camp était calme. La neige s’était mise à tomber et Neb se
demanda combien de temps ils parviendraient à tenir. Pétronus
n’avait sans doute pas l’intention de quitter Windwir et il était
peu probable que Sethbert continue à envoyer des chariots de
ravitaillement. Mais le vieil homme avait enfin proclamé sa
véritable identité et il aurait désormais accès aux comptes
androfranciens gérés par la Maison Li Tam. Les sentinelles
entrolusiennes avaient juste été remplacées par des éclaireurs
du roi tsigane et du roi des Marais.
Neb songea alors à la jeune fille qu’il avait rencontrée un peu
plus tôt. Son image le harcelait sans cesse et il avait le plus grand
mal à la chasser de ses pensées.
Il avait éprouvé de l’attirance pour elle et son baiser avait
scellé cet envoûtement. Il se demanda ce qu’elle faisait et si leurs
chemins se recroiseraient un jour. Elle avait dit qu’ils se
reverraient, mais Neb n’était plus aussi naïf que par le passé. Il
avait appris à ne plus se fier aux apparences. Ce Rudolfo, par
exemple : de prime abord, il avait tout du bellâtre, mais le
garçon avait aperçu l’éclat métallique qui brillait au fond de ses
yeux. Neb était heureux que Pétronus l’ait chargé de protéger la

- 338 -
lumière – et plus heureux encore qu’il lui ait confié l’homme de
métal.
Le garçon arriva aux limites du camp. La lune bleue
constellée de points verts était haut dans le ciel. Lorsqu’elle était
bas et plus proche de la Terre, on distinguait parfois la tour du
Sorcier de la Lune.
Le Sorcier de la Lune n’était qu’un lointain souvenir du
Premier Monde. Les livres contenant le récit de ses exploits
légendaires n’étaient plus que cendres. Un jour, frère Hebda
avait montré à son fils un parchemin traitant de la première
expédition lunaire tsariste, à une époque antérieure à celle de
P’Andro Whym. L’homme et l’enfant s’étaient promenés en
discutant.
— Je veux faire ce que vous faites, avait dit Neb. (Il n’avait
pas eu la permission de toucher le parchemin, mais il l’avait
examiné de près.) Je veux découvrir des documents datant de
l’Ancien Monde.
Une ombre était passée sur le visage de frère Hebda.
— Il serait préférable que certains d’entre eux ne soient
jamais découverts, avait-il marmonné tout bas.
— Frère Hebda ?
Frère Hebda avait levé les yeux.
— Excuse-moi, Neb. Je suis un peu distrait, ce soir. Je crois
que nous avons trouvé quelque chose que nous n’aurions pas dû
trouver.
Neb l’avait regardé d’un air surpris.
— De quoi s’agit-il ?
Frère Hebda avait secoué la tête.
— Je l’ignore et, si je le savais, je n’aurais pas le droit de t’en
parler. Mais j’ai un mauvais pressentiment.
Son père ne s’était pas trompé.
Neb entendit une voix familière murmurer près de lui.
— Nebios ben Hebda.
Il sentit le parfum de terre entêtant d’Hivers et des lèvres
chaudes effleurèrent soudain son cou.
— Le roi des Marais est fier de toi, dit la jeune fille.
Son baiser fit sursauter Neb. La nuit, il était presque
impossible de repérer une personne magifiée.

- 339 -
— Hivers ?
Mais elle était déjà partie en courant dans les ténèbres.

VLAD LI TAM

Vlad Li Tam sourit et porta sa longue pipe à ses lèvres avant


d’aspirer une bouffée de baies de kalla. Il avait passé en revue les
événements de la journée – à plusieurs reprises – et il était plus
que satisfait. Lorsqu’il était parti, Rudolfo, Meirov et le roi des
Marais préparaient des plans pour l’attaque de la nuit.
Il ne lui restait plus qu’à attendre.
— Mon cinquantième fils a utilisé la bague avec habileté.
Le conseiller opina.
— En effet, seigneur.
— Mes enfants sont forts et intelligents.
Il ferma les yeux et laissa la fumée l’emporter. Il se demanda
si elle parviendrait à lui faire oublier ce qui se préparait ce
soir-là.
— Vos enfants sont des modèles pour les autres Maisons, dit
le conseiller. Votre cinquante-septième fils a envoyé un message.
Il fait partie de la suite de Résolu Ier.
Vlad Li Tam chassa la fumée de ses poumons.
— Je connais quelqu’un qui va avoir une surprise en arrivant
ici, demain.
— Votre fils a un informateur au sein de la Garde Grise. Il
nous informera des déplacements et des plans d’Oriv.
Vlad Li Tam réfléchit.
— Les gardes fidèles à l’archevêque ne sont pas très
nombreux. Ils devront se contenter de le protéger. Il sera
cependant utile de savoir où ils se trouvent. En outre, nous
apprendrons peut-être quelque chose sur les pourparlers entre
Sethbert et son cousin.
Il se demanda combien de temps Oriv allait s’accrocher à son
titre maintenant que son rival avait révélé son identité. Parmi les
membres de l’ordre qui avaient survécu à la destruction de
Windwir, certains devaient se souvenir de Pétronus, mais tous
ne le suivraient pas, car on lui reprocherait d’avoir mis son

- 340 -
assassinat en scène, trente ans plus tôt. La résurrection de cet
homme allait poser un problème de taille aux juristes
androfranciens. Aucun pape n’avait jamais démissionné avant
Pétronus – ou, en tout cas, aucun n’était allé à de telles
extrémités pour faire croire à sa mort.
L’organisation de sa résurrection s’était révélée tout aussi
difficile que l’organisation de son empoisonnement. Pétronus
n’avait rien voulu entendre. La trahison de Vlad Li Tam avait été
orchestrée dans la discrétion la plus totale. Une nouvelle bague
avait été forgée avec un morceau d’acier du Grand Voyageur que
Vlad gardait pour cette occasion. Il avait découvert les
dimensions et les descriptions du bijou dans la Grande
Bibliothèque, trente ans plus tôt.
Il ne savait pas trop ce que le roi des Marais et Sethbert
avaient l’intention de faire, mais il sentait que quelqu’un d’autre
que lui manœuvrait dans l’ombre. Les plans de cette personne
empiétaient parfois sur les siens et Vlad en distinguait alors des
fragments.
Les manœuvres du seigneur de la Maison Li Tam étaient
délicates, mais celles de cet inconnu étaient aussi complexes
qu’un labyrinthe whymèrien. Vlad Li Tam le savait et il savait
aussi que les Androfranciens avaient eu peur de quelque chose.
Il les avait vus murmurer d’un air sombre. Ils disaient qu’il leur
fallait un chef puissant, un nouveau gardien qui protégerait la
lumière dans un endroit à l’écart du reste du monde.
Il tira plusieurs bouffées de sa pipe et écouta le craquement
des baies qui se consumaient sous la flamme de l’allumette
tenue par un serviteur.
— Nous regagnerons la côte d’Émeraude orientale dès
demain, dit Vlad.
Il savait que son armada de fer avait été redéployée afin de
bloquer le fleuve et les ports maritimes du Delta entrolusien. Les
renforts de Sethbert viendraient à pied et son ravitaillement par
chariot. Les grandes lignes de cette guerre n’étaient pas encore
très claires, mais Vlad distinguait déjà la silhouette d’une future
menace.
Il n’avait pas ménagé sa peine pour que Rudolfo devienne un
homme redoutable. Si le seigneur des Neuf Maisons Sylvestres

- 341 -
était à la hauteur de ses espoirs, le conflit ne durerait pas. Les
travaux de la Grande Bibliothèque commenceraient bientôt.
L’ordre disparaîtrait dans l’ombre et ne survivrait pas à ses
blessures. Sa fille élèverait un enfant qui allierait la force du roi
tsigane à la ruse des Li Tam. La lumière vacillerait, mais elle ne
s’éteindrait pas.
Mais à quel prix ?
Vlad Li Tam soupira et tira une nouvelle bouffée de sa pipe.

- 342 -
Chapitre 24

RUDOLFO

Rudolfo s’accroupit à l’orée de la forêt et sentit les magikes


faire effet. C’était la deuxième fois en quelques jours qu’il
s’abaissait à les employer. Cela lui répugnait, mais il n’avait pas
le choix. C’était indispensable s’il voulait accompagner ses
hommes pendant l’attaque.
À côté de lui, Grégoric s’agita, mal à l’aise, comme s’il avait
deviné ses pensées. Rudolfo entendit le craquement étouffé des
épines de pin.
— Je voudrais que tu reconsidères ta décision, Rudolfo, dit le
premier capitaine d’une voix feutrée par les magikes.
Il l’avait tutoyé et il n’avait pas employé son titre. Il se
permettait cette familiarité lorsqu’il s’adressait à l’ami plutôt
qu’au seigneur et au général.
Rudolfo regarda la zone sombre où Grégoric était tapi.
— Depuis combien de temps est-ce que tu me connais,
Grégoric ?
— Depuis que je suis né.
Rudolfo hocha la tête.
— Dans ce cas, tu as deviné mes intentions lorsque nous
avons mis au point le plan d’attaque de ce soir.
Rudolfo sentit une main se poser sur son épaule.
— Oui, je les avais devinées. Mais le monde a changé et ton
rôle aussi.
« Le changement n’est autre que le chemin de la vie »,
songea Rudolfo en se rappelant les paroles de P’Andro Whym.
— Tu crois que je devrais prendre moins de risques parce que
je dois rebâtir la Grande Bibliothèque ?

- 343 -
— Il ne s’agit pas seulement de la bibliothèque. Tout ce qui
reste de l’ordre androfrancien est désormais sous la protection
des Neuf Maisons Sylvestres. Tu as une femme et un peuple qui
comptent sur toi. (Grégoric s’interrompit et Rudolfo sentit son
hésitation.) S’il t’arrive malheur, nous perdrons cette guerre. S’il
t’arrive malheur, la lumière risque de s’éteindre une fois pour
toutes.
Rudolfo relâcha les petites sangles qui maintenaient deux
poignards d’éclaireur dans les fourreaux accrochés à sa ceinture.
Il préférait sa longue épée fine, mais les magikes étaient plus
efficaces en combat rapproché.
— Il ne m’arrivera rien, Grégoric, dit-il à voix basse.
Il entendit un grondement de tonnerre venant du nord. Il
attendit et l’armée du roi des Marais apparut. Les cavaliers
étaient couchés sur leur selle, seulement éclairés par l’éclat
bleu-vert de la lune. Ils formaient une immense vague noire qui
traversa la plaine en quelques instants. Ils se précipitèrent vers
les avant-postes entrolusiens sans un cri. Même Hanric était
silencieux. Rudolfo se leva et s’étira. Les magikes agissaient à
l’intérieur de son corps et le démangeaient sous la peau. Il
sentait maintenant l’odeur des chevaux qui étaient derrière lui,
une odeur qui se mêlait à celles des cendres et de la neige.
Les Entrolusiens s’attendaient à l’attaque. Les alliés avaient
donné l’information à un espion qu’ils avaient capturé et ils lui
avaient laissé le temps de rentrer faire son rapport au général
Lysias.
Le premier avant-poste entrolusien passa au troisième
niveau d’alerte et envoya ses oiseaux bien avant que les troupes
du roi des Marais le prennent d’assaut.
Plus à l’ouest, un autre camp sonna l’alarme. Rudolfo sourit.
Les rangers de Meirov devaient être à l’œuvre.
— C’est l’heure, dit-il.
Il tira ses poignards et les glissa sous ses bras, la pointe vers
l’arrière.
Grégoric siffla et l’escouade partit en courant vers le sud-est.
Les magikes étouffaient les bruits de leurs bottes tandis qu’ils
traversaient les champs de neige dans un murmure. Le cœur de
Rudolfo battait à tout rompre. L’obscurité se fondit en une

- 344 -
lumière grisâtre pendant que ses yeux s’habituaient à l’effet des
poudres. Il entendait désormais le vacarme des combats. Il
trouva son rythme alors que l’autre extrémité de la plaine se
rapprochait à toute allure.
Les éclaireurs atteignirent la forêt et se dispersèrent. Ils
progressèrent en évitant les groupes de soldats qui se
précipitaient vers les avant-postes attaqués.
Tandis qu’ils couraient, ils faisaient parfois claquer leur
langue contre leur palais. Le son était presque inaudible, mais
les magikes amplifiaient leur ouïe et ils avaient donc une idée
assez précise de la position de leurs camarades. Rudolfo resta au
centre et ne fit pas le moindre bruit.
Ils parcoururent deux lieues en l’espace de quelques minutes
et ils élargirent leur formation de manière à déborder le camp de
Sethbert. Si l’espion de Vlad Li Tam n’avait pas menti, les
automates étaient entreposés au centre, à proximité des tentes
des éclaireurs du Delta et du palais de toile de Sethbert.
Derrière Rudolfo et ses hommes, le bruit des combats
s’intensifia. Il s’agissait d’un leurre et le roi tsigane espéra que
Lysias tomberait dans le piège. Les automates devaient être
surveillés par des gardes, mais le général entrolusien affecterait
sans doute ces hommes à la protection de Sethbert en recevant
un certain message.
Les éclaireurs tsiganes se rassemblèrent près d’un cairn de
rochers moussus que Grégoric avait érigé au cours de sa
reconnaissance. Rudolfo vit un oiseau surgir de nulle part.
L’animal battit des ailes entre les mains invisibles du premier
capitaine avant que celui-ci le lance vers le ciel.
Ils avaient capturé le petit messager de Lysias au début de la
semaine et Vlad Li Tam les avait aidés à coder un faux message.
Ces informations urgentes délivrées pendant une attaque
offriraient aux éclaireurs tsiganes l’occasion dont ils avaient
besoin.
À moins que Sethbert ait érodé la loyauté de Lysias au point
que celui-ci décide de ne pas intervenir. Mais le général avait
étudié l’art de la guerre à l’Académie et les officiers issus de cette
morne école étaient fidèles à leurs engagements. Le plan de
Rudolfo reposait sur ce sens du devoir.

- 345 -
Ils attendirent que l’oiseau prenne de l’altitude et se repère.
Le troisième niveau d’alerte avait déjà été décrété à l’intérieur du
camp qui bouillonnait d’activité. Des pelotons d’éclaireurs frais
et magifiés se précipitaient vers le nord pour participer aux
combats ou se postaient à la périphérie du cantonnement pour
assurer sa défense. Mais les hommes de Rudolfo avaient déjà
franchi ce périmètre en profitant d’un couloir laissé sans
surveillance grâce aux bons soins de l’espion du seigneur Li
Tam.
Les éclaireurs tsiganes attendirent près du cairn.
Au bout d’un certain temps, la main de Grégoric se posa au
creux du dos de Rudolfo.
— Lysias a mordu à l’hameçon.
Rudolfo se tourna et effleura l’épaule de son premier
capitaine.
— Parfait. Donne le signal quand tu voudras.
Il entendit les cris de Lysias et il comprit que les Entrolusiens
allaient concentrer leur défense autour de la tente du prévôt. Des
renforts passèrent tout près et disparurent dans la nuit. Certains
soldats dégageaient une odeur normale, mais d’autres sentaient
les relents acides des poudres magikes.
Rudolfo retint son souffle.
Lorsque les Entrolusiens eurent disparu, Grégoric siffla les
trois premières mesures du premier hymne de l’armée errante
sur un registre que les sens amplifiés de Rudolfo eurent du mal à
percevoir. Les éclaireurs s’élancèrent. Ils s’éloignèrent les uns
des autres et se précipitèrent dans le centre du camp entrolusien
en évitant les hommes sur leur passage.
— Des éclaireurs ennemis dans le camp ! hurla quelqu’un.
D’autres soldats entrolusiens reprirent le cri d’alerte et
Rudolfo entendit le bruissement de l’acier fendant du cuir ou du
tissu, le bruit des lames s’entrechoquant avant de trouver la
faille et de s’enfoncer dans la chair.
Les éclaireurs ne s’arrêtèrent pas pour autant. Ils ne
ralentirent même pas. Lorsqu’un obstacle se dressait sur leur
chemin, ils l’abattaient d’un coup d’épée ou faisaient un écart
pour l’éviter. Tandis qu’ils progressaient, les sapeurs de Grégoric
se dispersèrent pour allumer des incendies.

- 346 -
Rudolfo et son premier capitaine ménagèrent une ouverture
à l’arrière de la tente où étaient entreposés les mécaserviteurs,
puis ils se glissèrent à l’intérieur. Leurs compagnons prirent
position autour et s’occupèrent des gardes qui ne savaient plus
où donner de la tête. De nouveaux cris se firent entendre. Il ne
faudrait pas longtemps pour que les Entrolusiens comprennent
que les menaces contre Sethbert étaient un leurre.
— Mécaserviteurs, debout, murmura Rudolfo.
Un peu partout sous la tente, des yeux couleur ambre
s’ouvrirent et papillonnèrent. Des ronronnements mécaniques
montèrent.
— Nous sommes la propriété de l’ordre androfrancien, dit un
automate tandis qu’un nuage de vapeur jaillissait de sa grille
d’échappement.
— Je suis le seigneur Rudolfo des Neuf Maisons Sylvestres,
général de l’armée errante. J’ai été nommé gardien de Windwir
conformément à l’article quinze des préceptes de l’ordre.
Rudolfo venait de réciter le texte que le pape Pétronus lui
avait appris. Par tous les dieux ! il espéra de tout son cœur que
cela allait fonctionner.
— L’article six de la section trois m’autorise à employer les
membres et les ressources de l’ordre si j’estime que cela est
nécessaire à la protection de la lumière.
Des bruits de combat se firent entendre à l’extérieur. Rudolfo
poursuivit d’une voix plus pressante.
— Je vous ordonne de retourner à l’endroit où se dressait la
Grande Bibliothèque aussi vite que vous le pouvez. Vous ne
devez pas vous arrêter avant d’y être arrivés. Vous n’obéirez à
aucun ordre tant que ceux que je viens de vous donner n’auront
pas été exécutés. Est-ce que vous avez compris ?
Treize voix répondirent en chœur et treize corps métalliques
s’agitèrent dans un concert de cliquetis avant de disparaître dans
la nuit.
Ce fut à cet instant que Rudolfo entendit le cri de Grégoric.

VLAD LI TAM

- 347 -
Vlad Li Tam ne dormit pas cette nuit-là. Il avait du mal à
trouver le sommeil pendant le déroulement des moments-clés
de ses plans. Il était assis sous sa tente sans sa pipe à baies de
kalla. Enveloppé dans sa couverture, il attendait que son
conseiller lui apporte des informations.
Son cinquantième fils avait reçu la mission pour laquelle il
s’était entraîné toute sa vie. Vlad avait mis ce plan sur pied bien
avant la naissance du garçon, mais il ignorait alors quelle arme il
utiliserait pour frapper la cible. En règle générale, un Li Tam
n’employait pas un membre de sa famille pour ce genre de tâche.
Il préférait manipuler un étranger et le transformer peu à peu en
assassin docile. Mais Vlad ne voulait pas prendre de risque avec
Rudolfo. Il avait consacré des années d’efforts à ce garçon et il
fallait donc avoir recours à une personne sûre. Seul un Li Tam
était à même d’accomplir cette mission.
Vlad avait envoyé son fils servir dans l’armée de Sethbert et
devenir lieutenant en attendant d’avoir besoin de lui. Et, cette
nuit, le moment était enfin venu.
Vlad s’apprêtait à planter un nouveau clou dans l’âme de
Rudolfo – le dernier, songea-t-il. Le reste s’enchaînerait de
manière naturelle et son plan s’accomplirait. Il avait préparé sa
quarante-deuxième fille pour qu’elle prenne la relève.
L’enfant qu’elle porterait hériterait du centre du monde et il
le protégerait bien mieux que les Androfranciens.
Le pan de tissu masquant l’entrée s’écarta et le conseiller de
Vlad Li Tam passa la tête à l’intérieur de la tente où il régnait
une chaleur agréable.
— Le dernier message de votre cinquantième fils vient
d’arriver, seigneur Li Tam.
Le dernier message.
Vlad Li Tam tendit la main et prit le parchemin. Il le déroula
et le lut sans hâte. Puis il le roula et le glissa sous sa chemise,
contre sa poitrine glabre.
— C’est un poème, dit-il d’une voix lourde. Un poème à
propos de l’amour d’un fils pour son père.
Le conseiller s’inclina.
— Veuillez accepter mes condoléances, seigneur Li Tam.
Vlad Li Tam hocha la tête.

- 348 -
— Merci, Aetris.
Le pan de tissu se referma et Vlad Li Tam s’étira en
s’allongeant sur le dos. Il contempla le plafond de la tente et les
plis provoqués par les amas de neige. Il s’écoulerait au moins
une heure avant que l’information soit confirmée par une
source, mais son cinquantième fils n’aurait pas envoyé son
oiseau et son ultime message s’il n’avait pas été certain du succès
de l’opération.
Vlad Li Tam leva la main et pressa le parchemin contre sa
poitrine. Il sentit le chagrin monter en lui en songeant que son
fils était sans doute mort. En public, le seigneur de la Maison Li
Tam affichait un visage dur et impénétrable, mais, ce soir-là, il
était seul sous sa tente et il n’avait pas sa pipe pour atténuer sa
douleur. Il pleura en silence l’enfant qu’il venait de tuer.
Il savait que sa mort ne serait pas vaine. Il savait que son fils
aurait partagé son avis s’il avait connu les raisons de son
sacrifice. Pourtant, Vlad Li Tam éprouvait une tristesse terrible
et il détestait la sensation d’impuissance qu’elle induisait. Cette
disparition lui rappelait qu’une autre était encore nécessaire.
Le seigneur Li Tam sortit de sa tente et fit les cent pas dans la
neige en attendant qu’un nouvel oiseau vienne confirmer les
informations précédentes. Sa respiration dessinait des nuages
de vapeur dans l’air froid de la nuit. Le message arriva enfin, et,
lorsque Vlad Li Tam eut terminé de le lire, il s’en débarrassa en
le donnant à son conseiller.
— Dites à Pétronus de présenter mes condoléances à Rudolfo
pour cette terrible perte. Et envoyez un oiseau à ma
quarante-deuxième fille.
L’homme hocha la tête.
— Bien, seigneur Li Tam.
— Informez nos soldats que nous lèverons le camp dès l’aube.
Nous rentrons chez nous.
Vlad Li Tam se tourna vers le sud-est et contempla la nuit. Le
sermon de guerre venait enfin de commencer. Au loin, il
distinguait les feux du camp entrolusien.
— C’est terminé, dit-il en s’adressant aux ténèbres.

- 349 -
PÉTRONUS

Pétronus était en compagnie des rangers de Meirov et d’une


demi-escouade d’éclaireurs tsiganes. Ils attendaient près de
l’immense cratère qui avait remplacé la Grande Bibliothèque. Ils
les entendirent avant de les voir, comme une vague sonore qui
déchirait la nuit – un son qui ne ressemblait à rien de ce que
Pétronus avait déjà entendu. Des halètements de soufflets, des
ronronnements d’engrenages et des chuintements de
mouvements huilés. On aurait pu penser que des jardiniers
faisaient fonctionner leurs cisailles en chœur pour produire un
bruit de fond sourd et régulier entrecoupé par les claquements
d’épées et les cris de la bataille.
Pétronus plissa les yeux et tourna la tête vers les bruits. Il
aurait sans doute cru voir un ballet de feux follets ou de lucioles
s’il n’avait pas connu la région et sa faune. En outre, ces vingt-six
lueurs se déplaçaient par paires et avec une harmonie
stupéfiante.
Pétronus les regarda approcher. Elles avançaient – au moins
– deux fois plus vite qu’un cheval au galop. La lune les éclairait
d’un éclat bleu-vert et les nimbait d’un sinistre halo alors
qu’elles traversaient les champs de neige avec assurance.
Elles entrèrent dans le cratère sans marquer un instant
d’hésitation, puis s’arrêtèrent. Pétronus leva la main tandis que
les rangers les comptaient.
— Regardez ! dit-il. Je suis Pétronus, roi de Windwir et saint
prophète de l’ordre androfrancien.
— Pétronus, répéta un mécaserviteur. Soixante-troisième
pape. Le huitième à être assassiné dans l’histoire sacrée de
l’ordre androfrancien.
— Il s’agissait d’une comédie, dit Pétronus en montrant sa
main. Je porte la bague de P’Andro Whym.
Les mécaserviteurs s’inclinèrent. Pétronus n’avait jamais vu
de telles machines. Elles étaient minces et mesuraient une
demi-tête de plus qu’un homme, elles avaient de longs bras et de
longs doigts, les plaques métalliques couvrant leur squelette
d’acier glissaient grâce à l’action de soufflets placés à l’intérieur
du corps et au milieu du dos, une petite grille laissait échapper

- 350 -
des jets de vapeur.
Lorsque le jeune Charles avait voulu en construire une, le
plus difficile avait été de concevoir un système d’alimentation.
Pétronus essaya de se rappeler combien de temps le gigantesque
brasier était parvenu à faire bouger les automates. Trois
minutes ? Cinq ? Il ne s’en souvenait plus, mais cette énorme
quantité d’énergie avait tout juste pu animer leurs jambes et leur
torse.
Selon toute apparence, ce problème avait été résolu. À
l’intérieur de ces corps métalliques, quelque chose brûlait avec
assez d’intensité pour faire bouillir les chaudières et actionner
les pistons.
Pétronus regarda les visages des automates.
— Je vous place sous la responsabilité du seigneur Rudolfo,
général de l’armée errante. Les registres de votre mémoire
contiennent tout ce qui reste du savoir androfrancien. Rudolfo
vous conduira à Isaak – le mécaserviteur numéro trois – et vous
travaillerez avec lui afin de reconstruire la bibliothèque. Est-ce
que vous avez compris mes ordres ?
Il brandit sa bague et treize paires d’yeux ambrés restèrent
rivées sur le bijou.
— Oui, répondirent-ils en chœur.
— Lesquels d’entre vous connaissent le mieux la géographie
des Terres Nommées ? Qu’ils s’avancent ! (Quatre automates
firent un pas en avant.) Si quelque chose ne se passe pas comme
prévu, vous devez vous retrouver au septième manoir des Neuf
Maisons Sylvestres. Est-ce que vous avez compris ? (Les
mécaserviteurs acquiescèrent.) Parfait. En attendant le retour
du seigneur Rudolfo, asseyez-vous et fermez les yeux.
Les automates obéirent et les lueurs ambrées disparurent
derrière vingt-six paupières métalliques qui s’abaissèrent en
même temps.
Pétronus se tourna vers le sud et attendit.
Trente minutes plus tard, les premiers éclaireurs tsiganes
arrivèrent. Ils haletaient et toussaient dans l’air froid. Des
chirurgiens de Pylos se précipitèrent pour les soigner. Ils firent
de leur mieux pour laver et panser des blessures qu’ils ne
voyaient pas. Leurs mains étaient couvertes d’un sang invisible.

- 351 -
Cinq minutes après, un nouveau groupe arriva, suivi de près
par l’arrière-garde.
— Nous avons trois morts confirmés, déclara un lieutenant
après avoir compté ses hommes. Cinq sont manquants, dont
Grégoric et Rudolfo.
Pétronus marmonna un juron et se tourna vers le sud une
fois de plus.

RÉSOLU

Résolu Ier était arrivé dans le camp entrolusien quelques


heures avant le déclenchement de l’attaque. Sethbert l’avait
accueilli avec froideur et n’avait pas raté une occasion de lui faire
sentir qu’il désapprouvait sa décision de quitter le palais d’été.
— Vous avez laissé les membres de votre ordre sans chef,
avait-il dit tandis que ses bajoues frémissaient de rage.
— Je suis le pape, avait répliqué son cousin en sentant la
colère monter en lui. C’est à moi de décider ce qui est le mieux
pour les membres de mon ordre.
Résolu avait passé quatre jours sur les routes et il était à bout
de nerfs. À son arrivée, il avait appris que le mystérieux rival
dont Vlad Li Tam avait parlé prétendait être le pape Pétronus.
Résolu avait d’abord éclaté de rire. Il avait assisté aux
funérailles de Pétronus alors qu’il était encore jeune homme. Il
avait même couché avec une servante du banquet officiel après
l’enterrement. La résurrection ne faisait pas partie des
prérogatives des papes de l’ordre androfrancien.
Mais, lorsque Sethbert lui avait appris que cet homme ne
mentait pas, Résolu avait sombré dans la mauvaise humeur.
— Si vous êtes pape, avait soufflé le prévôt, c’est à moi que
vous le devez.
À ces mots, une vague d’angoisse avait étreint Résolu.
Quelques heures plus tard, des escouades d’éclaireurs et de
fantassins se précipitèrent à l’intérieur de la tente de Sethbert.
Oriv et ses gardes gris furent repoussés dans un coin.
Lysias écarta le pan de tissu pour entrer. Il était à bout de
souffle.

- 352 -
— Nous avons reçu des informations de nos espions,
haleta-t-il. Les éclaireurs de Rudolfo sont en chasse.
— Et qu’est-ce qu’ils chassent ? demanda Sethbert.
Lysias laissa échapper un ricanement méprisant.
— Vous, répondit-il, les mâchoires serrées.
Résolu assista à la scène. Selon toute apparence, Sethbert
n’avait guère d’autorité sur son général. Il ne fallait pas être un
brillant stratège ou un fin politicien pour deviner que l’armée
entrolusienne était divisée. L’approche de l’hiver et la tension de
plus en plus forte n’allaient pas arranger la situation.
Sethbert hurla qu’on lui apporte son épée et son conseiller
l’accrocha à sa ceinture. Des bruits de combats montèrent alors
dans la nuit et Lysias se posta entre Sethbert et l’entrée de la
tente. Un rempart d’éclaireurs du Delta s’accroupit, l’épée tirée.
La lumière des lampes faisait miroiter leurs corps magifiés.
Grymlis et deux gardes gris dégainèrent leurs armes, eux aussi.
Derrière la tente, un bruit étrange attira l’attention de
Résolu. Ces grincements et ces sifflements ne lui étaient pas
inconnus. Il les avait déjà entendus dans la Grande
Bibliothèque. Non ! C’était impossible. Et pourtant… Il s’agissait
bien de rouages, de soufflets et de pieds métalliques foulant le
sol.
— Des mécaserviteurs ?
Il s’aperçut alors qu’il avait parlé à voix haute et que Sethbert
le dévisageait. Celui-ci était livide, mais son visage se marbra
bientôt de plaques d’un rose profond.
— Qu’est-ce que vous avez dit ? demanda-t-il.
— Ce bruit… On dirait celui de mécaserviteurs, mais…
Résolu comprit soudain. Sethbert lui avait dit qu’ils avaient
tous été détruits à l’exception de celui qui avait lancé le sortilège
sur Windwir.
— Ils ont libéré les hommes de métal ! cria un éclaireur à
l’entrée de la tente. Les automates courent vers le nord. En
direction de Windwir.
— Les Tsiganes n’ont jamais eu l’intention de s’en prendre à
moi, murmura Sethbert.
Lysias lâcha un juron et se précipita à l’extérieur en hurlant
des ordres. Sethbert lui emboîta le pas.

- 353 -
Tandis que la tente se vidait, Résolu regarda Grymlis. Le
vieux capitaine de la Garde Grise l’observait. Encore sous le coup
de la colère, Résolu l’apostropha avec rudesse.
— Si vous avez quelque chose à dire, capitaine, dites-le !
Grymlis se ressaisit.
— C’est bien mon intention, dit-il. Je connais Pétronus. S’il
est en vie, vous ne ferez pas le poids. (Le vieil officier baissa la
voix.) Je ne suis pas certain que nous remporterions une guerre
de succession.
— Je partage cet avis.
Mais Résolu songea que les doutes de Grymlis allaient bien
au-delà de cette question.
Le vieil officier se demandait s’il devait ou non participer à un
tel conflit.
Joins-toi à Pétronus, souffla une petite voix à l’oreille de
Résolu. Ne laisse pas cette tragédie empirer davantage.
Mais il repoussa aussitôt cette solution. Le prétendant ne
pouvait pas être Pétronus. Pétronus était mort. Et si, par on ne
savait quel miracle, l’ancien pape était bel et bien vivant, un
comité devrait mener une enquête.
En attendant la création de cette commission, Résolu
accomplirait son devoir pour le salut de la lumière.

- 354 -
Chapitre 25

RUDOLFO

Rudolfo entendit le cri de Grégoric et se précipita vers son


ami en brandissant ses poignards. Sa vision amplifiée par les
magikes lui permit de discerner une ombre tapie en face de lui. Il
ralentit et s’écarta sur la droite. La silhouette pivota pour rester
face à lui. Le roi tsigane approcha et distingua l’uniforme déchiré
d’un lieutenant entrolusien. L’officier tenait des couteaux
tsiganes pointés vers Rudolfo.
Il me voit, songea le seigneur des Neuf Maisons Sylvestres.
Il existait certes des magikes de vue, mais aucune d’entre
elles n’était assez puissante pour permettre de repérer un
éclaireur magifié. Certaines rumeurs affirmaient cependant que
les Androfranciens disposaient d’une magike capable de dissiper
les effets des autres magikes. Mais comment ce lieutenant
serait-il entré en possession d’une chose pareille ? De tels secrets
avaient disparu avec la Grande Bibliothèque – à moins que
Rudolfo réussisse à retrouver certaines recettes grâce aux
mécaserviteurs. Mais, pour accomplir ce miracle, il avait besoin
de Grégoric. Et, pour atteindre Grégoric, il devait tuer cet
homme.
Rudolfo chargea en levant ses poignards.
L’inconnu ne se battait pas comme un Entrolusien. Il se
déplaçait trop vite, il était trop habile et trop sûr de lui. Rudolfo
entendit son ami haleter par terre. Il obligea le lieutenant à
reculer et les couteaux des deux adversaires s’entrechoquèrent
en produisant des étincelles.
Les deux combattants pivotaient, se fendaient et frappaient
de taille tandis que leurs armes se déplaçaient avec une parfaite

- 355 -
harmonie.
Rudolfo entendit des cris à l’extérieur de la tente, puis un
sifflement indiquant que les mécaserviteurs avaient franchi la
limite du camp entrolusien. Il était temps de partir.
Grégoric, toujours par terre, crachota. Rudolfo comprit qu’il
s’efforçait de commander le repli. Le roi tsigane feinta avec un
poignard et se fendit avec le second tout en sifflant l’ordre de
battre en retraite.
Les cris se rapprochèrent et Rudolfo obligea le lieutenant à
reculer. Jusque-là, il avait feint d’être droitier. Il décida de se
servir de sa main gauche sans retenue, mais son adversaire ne
mit pas longtemps à s’adapter. Les coups de cet homme
trahissaient force et habileté.
Il est meilleur que moi, songea le roi tsigane.
Cette constatation le frappa comme un coup de poing.
Et il essaie de me le cacher.
Le pan de tissu de la tente bruissa et deux soldats entrèrent.
Ils moururent avant que Rudolfo ait le temps de cligner des
yeux. On leur avait tranché la gorge avec une précision
chirurgicale. Le roi tsigane sourit en reconnaissant le travail de
ses éclaireurs, puis il les maudit pour ne pas avoir obéi à son
ordre.
Nous devons nous replier.
À cet instant, le lieutenant entrolusien ouvrit sa garde comme
pour exaucer le souhait du roi tsigane. La faille était minime et
un homme moins aguerri que Rudolfo ou ses éclaireurs ne
l’aurait sans doute pas remarquée. Rudolfo saisit l’occasion en se
demandant ce qui était passé par la tête de son adversaire.
Son premier poignard se ficha dans un rein. Grégoric était à
ses pieds et Rudolfo décida de ne pas prendre de risque. Il fit
tourner la lame jusqu’à ce que le lieutenant pousse un cri et
lâche ses armes, puis il lui enfonça son second couteau dans le
cœur. Tandis que l’officier s’affaissait, le roi tsigane dégagea son
premier poignard et lui trancha la gorge.
Il fit claquer sa langue contre son palais avant que le corps
touche le sol. Trois autres claquements lui répondirent. Il se
repéra à la respiration difficile de Grégoric et rengaina ses
poignards.

- 356 -
— Couvrez-moi, souffla-t-il à ses hommes.
De nouveaux soldats entrèrent sous la tente et les éclaireurs
tsiganes s’en débarrassèrent avec rapidité et brutalité.
Rudolfo chercha Grégoric à tâtons. Il le trouva et le souleva
dans ses bras. Il ne savait pas si son premier capitaine était
encore conscient, mais il constata que son bras droit était
poisseux de sang. Il tapota sur la peau du blessé.
— Tiens bon, mon ami. Je vais te ramener chez toi, en
sécurité.
Il fit glisser le corps sur son épaule et sortit par-derrière,
courbé sous le poids de Grégoric.
Il courut aussi vite qu’il en était capable tandis que sa langue
claquait contre son palais. Les trois éclaireurs qui étaient restés
avec lui s’écartèrent. Deux se placèrent devant lui pour dégager
le passage, le dernier se laissa distancer pour protéger les
arrières. Ils se déplacèrent de manière erratique. Ils allèrent vers
le nord, tournèrent à gauche pour revenir sur leurs pas et
bifurquèrent soudain à droite. Ces changements de direction
rendaient leur trajectoire à peu près imprévisible.
Ils sortirent du camp entrolusien par le sud, se glissèrent
dans la forêt et quittèrent le périmètre de sécurité par l’ouest.
Pendant leur course, les deux éclaireurs de tête se
débarrassèrent de six soldats, celui de queue n’en tua que deux.
Ils s’arrêtèrent à l’orée d’un bois pour panser les blessures de
Grégoric tant bien que mal.
Ils l’allongèrent sur un tapis d’épines de pin et le premier
capitaine s’agita. Il agrippa la tunique d’éclaireur de Rudolfo et
porta la main à son cou pour tapoter un message.
— Abandonnez-moi. Je suis fichu.
Rudolfo lui serra l’épaule.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu dois encore gagner une
guerre pour moi.
Grégoric perdit connaissance. Les trois éclaireurs
approchèrent pour le transporter.
— Je me charge de lui, aboya Rudolfo avec une violence qui le
surprit.
Il avait mal aux jambes et au dos après sa course et le pouvoir
des magikes ne compensait pas le poids du blessé. Il s’accroupit

- 357 -
pourtant et fit glisser le premier capitaine sur son épaule avant
de se relever avec peine. Le petit groupe courut le long de l’orée,
coupa vers le nord et longea le pied des collines. Puis il sortit à
découvert et traversa la plaine couverte de neige.
Les éclaireurs ne s’arrêtèrent pas avant d’atteindre ce qui
avait été le centre de Windwir. Les rangers de Pylos surveillaient
le sud, arcs bandés. Ils ne s’attendaient pas à les voir revenir par
l’est. Rudolfo lança un sifflement puissant et aigu. D’autres
sifflements lui répondirent.
— J’ai un blessé, dit-il en franchissant la crête du cratère.
Il écarta les rangers qui voulurent soulever Grégoric de son
épaule. Il l’allongea lui-même sur le sol.
— Est-ce qu’il y a un médico ?
Mais Rudolfo n’avait pas besoin de médico pour lui
apprendre que, en chemin, une étincelle de lumière s’était
éteinte à tout jamais.

JIN LI TAM

Jin Li Tam lut le message une dizaine de fois avant de se


décider à le brûler. Mais, même lorsque le papier fut réduit en
cendres, les mots continuèrent à danser devant ses yeux.
L’oiseau de son père – celui qui finissait toujours par la
trouver – était arrivé tôt dans la matinée. Elle n’avait pas
vraiment compris le sens du message avant de remarquer la
mine lugubre des éclaireurs de son escorte.
« Il va avoir besoin de toi, avait-elle déchiffré. Console-le, et
tu deviendras son bras droit. »
Il y avait une autre phrase cachée derrière un code encore
plus élaboré.
« Pleure le sacrifice de ton frère au nom de la lumière. »
Lorsqu’elle demanda aux éclaireurs la raison de leur
abattement, ils lui parlèrent de la mort de Grégoric. Le message
de son père devint très clair. Elle retourna sous sa tente et elle
pleura pour la première fois depuis bien longtemps. Elle pleura
en silence, ainsi qu’il seyait à une fille de Vlad Li Tam.
Elle n’était pas triste d’avoir perdu un frère, elle écumait

- 358 -
d’une rage débordante qui visait l’ensemble de sa famille et
surtout son père. Elle avait percé à jour les plans de Vlad Li Tam,
elle en était certaine. Un homme est forgé par les événements
auxquels il est confronté. C’était un enseignement logique des
Franciens. Mais ceux-ci estimaient aussi qu’un individu, un
groupe, voire une nation, pouvaient être manipulés à condition
d’être stimulés au moment adéquat. Un soupçon de tristesse
provoquait la compassion, un sentiment de perte faisait naître la
gratitude, une occasion de se venger apaisait la colère.
Malgré la clarté de l’objectif stratégique, la jeune femme fut
envahie par le doute. L’œuvre de son père consistait en une
multitude de parties de reines de guerre avec des êtres vivants
en guise de pions. Les déplacements d’une partie étaient, d’une
manière ou d’une autre, liés aux déplacements des autres. Jin Li
Tam avait cru – elle avait été élevée pour cela – que son père
œuvrait pour la gloire de la lumière. Ses méthodes étaient sans
doute plus inquiétantes que celles des Androfranciens, mais
elles étaient indispensables si on voulait éviter que les Terres
Nommées connaissent le sort de l’Ancien Monde.
Pourtant, aujourd’hui, ces machinations plongeaient Jin Li
Tam dans une rage sourde. Au cœur de cette rage, il y avait l’idée
que Rudolfo avait été le premier à souffrir des plans de Vlad Li
Tam.
Est-ce donc cela, l’amour ?
Si c’était le cas, elle avait le plus grand mal à y trouver
quelque chose d’utile. Pour la jeune femme, l’amour devait être
la stratégie protégeant au mieux ce qu’il y avait de meilleur. Mais
qui était-elle pour douter des plans de son père ? D’après ce
qu’elle savait, Vlad Li Tam n’avait fait que reprendre l’œuvre de
ses ancêtres. Qui était-elle pour douter de la Maison Li Tam ?
Le plan de Vlad permettrait à la lumière de survivre. Avant
d’apercevoir la colonne de fumée noire montant de Windwir –
c’était déjà si loin –, elle aurait affirmé sans la moindre
hésitation qu’une noble cause justifiait tous les moyens.
Aujourd’hui, elle n’en était plus si sûre.
Lorsqu’elle apprit que Rudolfo n’était qu’à quelques heures
de voyage, elle fit sa toilette, maquilla ses yeux rougis par les
pleurs et enfila des vêtements en laine ainsi que des bottes sans

- 359 -
prétention. Ce soir-là, elle accomplirait son devoir, elle jouerait
le rôle que lui avait attribué son père, mais elle ne le ferait pas
vêtue d’une robe luxueuse.
Jin Li Tam rejoignit les éclaireurs et Isaak qui se tenaient en
bordure du campement. Elle observa les automates qui
traversaient le champ de neige. Ils couraient en ligne avec un
synchronisme parfait. Des cavaliers tsiganes chevauchaient à
bride abattue en encadrant les mécaserviteurs comme des
bergers encadrent un troupeau de moutons. Jin Li Tam ne
parvint pas à identifier son fiancé parmi eux et cela la surprit.
Elle ne le vit pas davantage lorsqu’ils s’arrêtèrent. Ce fut
seulement quand il descendit de selle et qu’il tendit les rênes à
un domestique qu’elle le reconnut enfin. Elle resta à l’écart pour
l’observer et rassembler autant d’informations que possible.
Rudolfo n’était plus lui-même. Il marchait avec lenteur, il
avait les épaules voûtées, ses traits durs et tirés trahissaient une
tristesse immense, ses yeux étaient rouges d’épuisement et les
muscles de sa mâchoire étaient contractés. Il portait les lainages
d’hiver des éclaireurs tsiganes et ces vêtements sombres étaient
maculés de taches plus sombres encore – sans doute du sang.
Jin Li Tam se demanda si c’était celui de Grégoric.
Elle regarda le roi tsigane donner des ordres à un capitaine,
mais elle ne résista pas plus longtemps. Elle avança vers lui. Il
tourna la tête vers elle et l’expression de son visage l’arrêta net.
À ce moment, elle crut distinguer la vérité et quelque chose se
brisa en elle. Une certitude l’effleura, mais elle la repoussa
aussitôt.
Plus tard, songea-t-elle. Je penserai à tout cela plus tard.
Rudolfo n’exprima pas la moindre surprise en la découvrant
si loin du septième manoir sylvestre. Il se contenta de lui
adresser un grognement et un hochement de tête lorsqu’elle lui
annonça qu’elle avait emmené Isaak pour qu’il s’occupe des
autres mécaserviteurs.
Elle répéta l’information au capitaine qui fit signe à Isaak
d’approcher. Avant que l’automate ait le temps de rejoindre ses
semblables, Jin Li Tam saisit Rudolfo par la main et l’entraîna
derrière elle. Le roi tsigane n’opposa aucune résistance.
La jeune femme ordonna qu’on prépare un bain d’eau chaude

- 360 -
et qu’on apporte de la nourriture et des boissons. Les serviteurs
obéirent et elle assit son fiancé sur le grand lit de camp avant de
lui retirer ses bottes.
La perte de Grégoric avait porté un rude coup à Rudolfo et
celui-ci n’allait pas tarder à emprunter les Cinq Chemins de la
Douleur dont parlaient les Franciens. Il secoua la tête et
marmonna quelque chose en contemplant ses pieds.
Pourtant, il ne fit même pas mine de résister lorsqu’elle le fit
entrer dans la baignoire et qu’elle lava le sang de son ami. Elle
l’essuya comme un enfant avec une serviette épaisse et chaude,
puis l’enroula dans un lourd peignoir en coton.
Tandis qu’il se rasseyait sur le lit en grignotant d’un air
absent le morceau de fromage qu’elle lui avait coupé, Jin Li Tam
lui tourna le dos et mélangea la première dose de poudre dans le
verre d’eau-de-vie qu’elle allait lui servir. Elle déglutit avec peine
et alla s’asseoir près de lui. Elle le força à manger un peu plus et
à boire le verre d’alcool chaud et épicé.
Puis elle l’allongea sur le dos et éteignit les lampes. Elle se
glissa contre lui et le serra très fort dans ses bras. Elle caressa ses
cheveux et lui massa la nuque jusqu’à ce qu’il sombre dans le
sommeil.
Elle resta près de lui pendant un long moment en songeant à
l’avenir. Elle attendit les trois heures prescrites, puis elle se
déshabilla et se pressa contre lui en le câlinant et en
l’embrassant dans le cou.
Lorsqu’il réagit, elle ouvrit son peignoir et se glissa sur lui. Ils
ne tardèrent pas à trouver le bon rythme.
Il l’agrippa, mais resta parfaitement silencieux, y compris
lors de la phase finale. Il sombra ensuite dans un profond
sommeil en restant accroché à elle.
Jin Li Tam ne dormit pas. Elle songea à cette certitude qui
l’avait effleurée lorsqu’elle avait vu Rudolfo en proie à son
chagrin. Elle comprit alors qu’elle avait transcendé la volonté de
Vlad Li Tam.
Cet enfant n’est pas pour toi, dit-elle à son père au fond de
son cœur, dans des endroits où elle craignait de descendre. Cet
enfant ne sera jamais à toi.
Elle roula vers Rudolfo et sentit la chaleur de sa respiration

- 361 -
sur son cou lorsqu’il l’étreignit dans son sommeil.
— Il est pour toi, murmura-t-elle. Rien que pour toi.
Rudolfo laissa échapper un borborygme comme pour lui
répondre.
Jin Li Tam le serra contre elle et l’embrassa sur la joue.
Puis le sommeil la plongea dans une succession de rêves
agités.

PÉTRONUS

Les fossoyeurs entourèrent Pétronus sous la tente faisant


office de cuisine. Le vieil homme leva les yeux et haussa les
sourcils. Il ne pouvait plus se déplacer sans être accompagné par
une escorte d’éclaireurs magifiés. Meirov avait dépêché son
unité personnelle de rangers frontaliers pour former sa garde
rapprochée. Quelqu’un lui avait même déniché une robe blanc,
bleu et pourpre – si on se fiait à l’odeur, elle avait dû séjourner
dans un grenier pendant des années. Pétronus avait accepté ce
cadeau en sachant qu’il ne l’utiliserait pas. Pour le moment, il se
contentait de porter la bague.
— Votre Excellence, dit le chef du groupe en s’inclinant
brusquement. Nous implorons une audience.
Pétronus gloussa.
— Il est inutile d’implorer, Garver. Malgré ce qui vient de se
passer, je suis toujours le même.
Garver regarda ses compagnons en tordant son béret dans
ses mains.
— Bien, Votre Excellence.
Pétronus soupira. Tout avait changé et une partie de lui le
reprochait à Neb. Le vieil homme savait pourtant qu’il aurait fini
par emprunter ce chemin tôt ou tard, avec ou sans le garçon. Il
ne pouvait pas oublier non plus le rôle que le roi des Marais avait
joué dans cette affaire. Pourquoi avait-il décidé soudain de servir
l’ordre ? Mais servait-il l’ordre ou servait-il seulement Rudolfo ?
Pétronus regarda les hommes qui se tenaient devant lui, puis
il replongea sa cuiller dans son bol d’avoine cuite. Ils avaient
essayé de le convaincre d’accepter une tente et des repas dignes

- 362 -
de son rang et de sa jolie robe. Il avait refusé net et exigé d’être
traité comme les autres fossoyeurs. Il continuait à faire ses
tournées d’inspection afin de se rendre compte de la progression
de leur tâche – mais il les faisait désormais sous escorte. Il lui
arrivait même de s’arrêter et d’aider ses compagnons à dégager
des os de la terre gelée.
— Que puis-je faire pour toi, Garver ?
Son interlocuteur était mal à l’aise. Avant la proclamation, il
n’avait jamais hésité à s’adresser à Pétronus. Ce changement
rappela au vieil homme qu’en acceptant le rôle de pape il
adhérait à un mensonge auquel il ne croyait pas. Son rang au
sein de l’ordre androfrancien le plaçait désormais à l’écart des
autres.
Il tourna la tête vers Neb. Le garçon était assis, silencieux.
Son regard passait de Pétronus aux fossoyeurs.
Pétronus soupira.
— Tu n’hésitais pas à me parler franchement lorsqu’il fallait
creuser de nouvelles latrines, ou quand il ne restait presque plus
de farine et de sel dans le chariot de ravitaillement. (Il lui
adressa son sourire le plus encourageant.) Rien n’a changé,
Garver.
Tout a changé.
Garver se décida enfin.
— Votre Excellence, nous savons que le travail que nous
avons entrepris vous tient à cœur et nous pensons pouvoir
terminer au début de l’été – à condition que l’hiver soit aussi
clément que les trois dernières années. Nous pouvons continuer
à organiser des rotations entre les fossoyeurs et les travailleurs
des champs. Le ravitaillement est plus que suffisant et nous
sommes galvanisés par le salaire généreux que l’ordre a décidé
de nous verser.
Pétronus hocha la tête.
— C’est parfait. (L’expression de Garver lui apprit qu’il y avait
autre chose et que le fossoyeur n’osait pas lui en parler.) Quel est
le problème ?
— Je ne sais pas comment vous dire ceci, Votre Excellence.
Garver tourna la tête vers ses compagnons pour obtenir leur
soutien moral. Pétronus suivit son regard. Le fossoyeur s’était

- 363 -
fait accompagner par les hommes les plus courageux, les plus
capables et les plus intelligents.
— Dis-moi les choses clairement, Garver, comme tu le faisais
encore il y a quatre jours sous la tente du conseil, lorsque nous
envisagions de réduire le nombre de chasseurs en raison de la
proximité des armées.
Garver hocha la tête.
— Très bien, Votre Excellence. Nous n’avons plus besoin de
vous ici. (Il rougit.) Je ne dis pas que nous ne voulons plus de
vous ! Votre conduite envers nous et les autres petites gens a
toujours été irréprochable. Mais nous ne trouvons pas
convenable que notre roi et notre pape creuse des tombes dans
la neige.
— Eh bien ! je trouve, moi, que c’est une activité très
convenable, lâcha Pétronus en sentant la colère monter en lui.
Garver déglutit avec peine. Son regard se posa à droite, à
gauche, puis à droite de nouveau.
— Vous m’avez mal compris, Votre Excellence. Je me suis
mal exprimé. Les hommes et les femmes présents ici peuvent
manier une pelle ou pousser une brouette, mais il n’y a qu’une
seule personne capable de diriger l’ordre androfrancien. (Il
inspira un grand coup.) Nous avons perdu un pape il y a
quelques mois et nous n’avons aucune envie d’en perdre un
autre. Les affrontements sont de plus en plus violents. Vous
seriez plus en sécurité ailleurs et vous pourriez vous concentrer
davantage sur votre travail.
Pétronus examina le visage des personnes présentes – y
compris celui des rangers. Aucun n’exprimait un sentiment de
surprise ou d’hésitation. Aucun ne semblait en désaccord avec
les paroles de Garver. Pétronus dut reconnaître que le fossoyeur
avait parlé avec la voix de la sagesse.
— Que proposes-tu ?
Garver poussa un long soupir de soulagement.
— Nommez quelqu’un pour poursuivre le travail à votre
place. Restez en relation avec lui par l’intermédiaire d’oiseaux si
vous le souhaitez, mais ne négligez pas vos autres obligations.
Les Terres Nommées ont besoin de leur pape.
Pétronus soupira à son tour.

- 364 -
— Très bien. Je vais y réfléchir et nous en reparlerons au
conseil de demain. Est-ce que tu es satisfait ?
— Merci, Votre Excellence, dit Garver en hochant la tête.
Les fossoyeurs quittèrent la tente et Pétronus se tourna vers
Neb.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
Neb mâcha un morceau de pain d’un air songeur.
— Je crois qu’ils ont raison, Votre Excellence.
— Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ? lâcha Pétronus en
levant les yeux au plafond.
Neb sourit, mais son visage redevint aussitôt sérieux.
— Je crois que si vous restez ici, les hommes de Sethbert
viendront vous tuer – enfin ils essaieront. La bague et le sceptre
ne serviront plus à rien si vous disparaissez. Et je pense que vous
allez devoir convoquer un conseil d’évêques au nom de la Sainte
Onction. Beaucoup de travail vous attend en dehors de
l’inhumation des victimes de Windwir.
Pétronus se laissa aller contre le dossier de son siège et
réalisa pour la première fois à quel point le garçon avait mûri au
cours des derniers mois. Il s’exprimait avec élégance et sagesse.
Si jeune et déjà un pur produit de l’éducation androfrancienne.
— À ton avis, qui devrais-je nommer à la tête du camp ?
Le garçon haussa les épaules.
— Rudolfo en est le chef par procuration puisqu’il est le
gardien de la lumière. Lui ou un de ses officiers fourniront le
soutien militaire et les conseils nécessaires. Vous pouvez choisir
Garver ou un autre contremaître pour surveiller le déroulement
des travaux ainsi que la bonne marche et le ravitaillement du
camp.
Pétronus secoua la tête.
— Je préférerais un membre de l’ordre pour ce genre de
tâche.
Neb haussa les épaules.
— Dans ce cas, je ne sais pas. La plupart des Androfranciens
sont au palais d’été. Quelques-uns n’ont pas dû répondre à
l’appel de Résolu, mais j’ignore où ils sont.
Pétronus sourit.
— Dans quelle mesure partages-tu l’avis de Garver ?

- 365 -
Neb se renfrogna et son front se plissa.
— Je pense que vous serez plus utile dans un endroit sûr.
Quelle que soit notre opinion, un autre pape revendique votre
titre et s’efforce de gagner des fidèles. Pour le vaincre, il faut être
meilleur et plus fort que lui. (Le garçon s’interrompit et son
visage s’adoucit tandis qu’il haussait les épaules une fois de
plus.) Je suis tout à fait d’accord avec Garver.
Pétronus se leva.
— Dans ce cas, tu ferais bien de te trouver une nouvelle robe,
Neb. (Le garçon regarda le vieil homme sans comprendre.) Tu es
désormais mon conseiller. Ton premier travail consistera à
t’assurer que tous les habitants de la cité sont enterrés. Ensuite,
tu me rejoindras dans le royaume des Neuf Maisons Sylvestres
pour m’aider à reconstruire la Grande Bibliothèque.
Neb, le visage écarlate, hoquetait et bafouillait encore lorsque
Pétronus sortit de la tente en riant. Le vieil homme espéra qu’il
ne s’était pas trompé. Il avait toujours eu un don pour choisir de
bons bergers, mais ce garçon était bien jeune et son troupeau
bien disparate.
Pourtant, Neb avait assisté au déchaînement du sortilège de
Xhum Y’Zir et il avait survécu pour raconter ce qu’il avait vu. Il
avait été invité par le roi des Marais qui avait parlé de lui dans
ses sermons de guerre. Il avait proclamé Pétronus pape et
enterré les habitants de sa ville.
Mais, plus que tout, il avait gardé le secret de Pétronus quand
cela avait été nécessaire et il avait compris avant le vieil homme
qu’il était temps de révéler ce secret.
Aux yeux de Pétronus, ce sens de l’à-propos faisait de lui le
candidat idéal pour veiller à l’inhumation des victimes de
Windwir.

NEB

Pétronus partit trois jours plus tard. Neb le regarda s’éloigner


avec son escorte, traverser les plaines de Windwir et s’enfoncer
dans une forêt au nord de la ville en ruine. Le garçon n’avait pas
eu le temps de s’habituer à ces nouvelles responsabilités, mais,

- 366 -
lorsqu’il sentait la panique l’oppresser, il se rappelait les paroles
de Pétronus.
— Tu as vu ce que j’ai fait ici, lui avait dit le vieil homme le
premier soir, quand Neb lui avait demandé de revenir sur sa
décision. Tu n’as pas besoin de t’occuper des tours de garde ou
des problèmes militaires. Concentre-toi sur le travail et sur les
hommes. Les questions qui ne peuvent pas attendre un jour ou
deux, le temps qu’un oiseau parte et rapporte ma réponse,
règle-les en conseil ou demande l’avis de la personne que
Rudolfo chargera de t’épauler. (Le vieil homme avait souri, puis
il avait posé la main sur le bras du garçon.) Je sais que le fardeau
est lourd, mais je te le confie parce que je te crois capable de le
porter. (Il s’était alors penché en avant et avait poursuivi dans
un murmure :) Tu es le mieux placé pour comprendre qu’il faut
terminer ce travail.
Neb avait acquiescé. À partir de ce moment, il n’avait pas
quitté Pétronus un seul instant. Il l’avait suivi partout et lui avait
posé toutes les questions qui lui passaient par la tête.
Trois jours plus tard, le doute l’envahissait de nouveau. Après
le départ du vieil homme, il ordonna aux fossoyeurs de
reprendre le travail. Aucun d’entre eux ne fit de difficulté. Il
consulta le calendrier du ravitaillement, inspecta le chariot
contenant les artefacts découverts dans les ruines et passa la
cuisine en revue. Il profita de cette dernière visite pour
demander un repas froid à emporter et s’en alla contrôler les
parties de la ville qui n’avaient pas encore été nettoyées. Il fallait
dégager la neige pour repérer les corps et cela ralentissait le
travail. Le froid était supportable, mais les ouvriers devaient se
relayer plus souvent que par le passé. Neb espérait de tout son
cœur que Pétronus lancerait un appel à de nouveaux volontaires.
Il slaloma en essayant de ne pas faire frotter le bas de sa robe
neuve contre la neige. Windwir avait été divisée en quarts de
cercle et la cité elle-même – la partie qui avait été à l’intérieur
des murailles – formait une zone circulaire centrale. Cette
dernière avait été traitée en priorité de manière à récupérer le
plus d’artefacts possible avant que le sol soit recouvert par la
neige. Les tranches est et sud étaient nettoyées, mais, malgré les
paroles rassurantes du roi des Marais, les fossoyeurs avaient

- 367 -
préféré s’attaquer à la zone ouest plutôt qu’à la zone nord. Ils
creusaient déjà des fosses pour y enterrer les corps.
Lorsque Neb atteignit la partie nord, il était l’heure de
déjeuner. Il dégagea un petit espace sous un arbre et sortit une
tranche d’agneau entre deux morceaux de pain frit. Il mangea en
buvant à sa gourde entre deux bouchées. Il se demanda pour la
vingtième fois de la journée ce que faisait Hivers, la jeune fille
des Marais. Pensait-elle à lui ? La reverrait-il un jour ?
Il rougit et se concentra sur les plaines. Hivers surgissait
dans ses pensées de plus en plus souvent et il ne savait pas trop
pourquoi. Il avait même rêvé d’elle – deux fois. Il parlait du
Désert Bouillonnant à frère Hebda lorsqu’il l’avait aperçue par
une fenêtre. Elle se tenait sous un pin solitaire dressé au milieu
de terres arides. Elle l’observait et un étrange sourire éclairait
son visage maculé de boue.
Quelqu’un éternua avec force et Neb sursauta. Il regarda
autour de lui, mais ne vit personne.
— Je sais que vous êtes là, dit-il. (Silence.) Vous êtes un
éclaireur des Marais. (Il eut une intuition.) Vous êtes l’éclaireur
qui m’a conduit au roi des Marais.
Aucune réponse. Neb s’agita en se demandant s’il devait
poser la question qui lui brûlait les lèvres. Il essaya de se
raisonner, mais céda à la tentation.
— Est-ce que vous connaissez une jeune fille du nom
d’Hivers ? dit-il en sentant son visage et ses oreilles devenir
cramoisis.
Un vague grognement lui répondit. Neb décida qu’il s’agissait
d’un « oui ».
— Dites-lui que Nebios ben Hebda l’a vue sous un pin dans le
Désert Bouillonnant.
Il entendit un nouveau grognement.
Neb tira une pomme de son sac et mordit dedans. Il
s’interrompit et en prit une deuxième.
— Tenez, dit-il. Attrapez !
Il lança le deuxième fruit dans la direction des grognements
et le vit se fondre dans le néant lorsque la main de l’éclaireur se
referma dessus.
L’inconnu et le garçon mangèrent leur pomme en silence.

- 368 -
Puis Neb se leva et s’étira.
— Il faut que je rentre. (Il se sentit soudain gêné.) Je vous en
prie, n’oubliez pas de lui donner mon message.
Un troisième grognement se fit entendre. Neb se tourna et
quitta la forêt. Sur le chemin du retour, il s’arrêta à intervalles
réguliers afin d’examiner la neige en quête d’empreintes. Mais
de nombreux soldats s’étaient affrontés à cet endroit et il était
impossible de dire si quelqu’un l’avait suivi.
L’éclaireur des Marais l’avait-il filé tout au long de la
matinée ? Peut-être était-il encore là, marchant derrière lui en
prenant soin de poser les pieds dans ses traces, restant à
distance, mais ne le quittant jamais des yeux ?
Le roi des Marais lui avait-il affecté un garde du corps ?
C’était peu probable. Il s’agissait sans doute d’un éclaireur en
patrouille ou chargé de surveiller le périmètre.
Il sourit en songeant à l’intérêt que lui portait un personnage
si important. Avant son entretien avec le colosse, il avait
seulement rencontré des monarques dans des livres.
Il regarda le ciel et vit qu’il virait au blanc. Il bifurqua vers
l’est, vers le fleuve, et se concentra sur le travail qui l’attendait.

- 369 -
Chapitre 26

RUDOLFO

Le printemps arriva de bonne heure – ce qui était plutôt rare


dans les Terres Nommées – et la guerre reprit. Rudolfo avait
l’impression d’avoir passé les derniers mois dans le brouillard. Il
avait partagé son temps entre Windwir et le front tandis que le
conflit se déplaçait vers le sud-est et que les alliés de Sethbert se
repliaient. Son armée errante avait subi de lourdes pertes en
protégeant le pont de Rachyl qui enjambait le Deuxième Fleuve
pour relier Pylos au Delta entrolusien. Les premiers pourparlers
dignes de ce nom avaient eu lieu après cette bataille, mais aucun
accord n’avait été conclu. Les deux papes étaient très différents :
Résolu portait de beaux vêtements blancs en lin alors que
Pétronus se contentait d’une simple robe d’ermite. Cette
différence s’était fait sentir lorsqu’ils avaient pris la parole d’une
voix parfois posée, parfois emportée.
Rudolfo chevauchait aux côtés de Pétronus. Ils avaient quitté
le septième manoir pour ramener Neb maintenant que le travail
d’inhumation était achevé. Le roi tsigane venait de passer trois
jours de rêve en compagnie de sa fiancée et il était comblé.
Depuis la mort de Grégoric, Jin Li Tam lui avait prêté sa force.
C’était une sensation curieuse. Grégoric avait été son bras droit
pendant des années et Rudolfo n’aurait jamais cru parvenir à un
tel degré de confiance avec une autre personne. Cette nouvelle
association était empreinte d’une joie insouciante. Jin Li Tam
avait la force et la volonté d’un éclaireur tsigane, l’esprit et le
sens tactique d’un général. Rudolfo admirait son talent politique
et son habileté à détourner l’attention. Sans compter qu’elle était
une amante hors pair.

- 370 -
Pourtant, la mort de son ami était une blessure encore vive.
Ils avaient été comme des frères et, sans lui, le monde avait
perdu une partie de sa raison d’être. Cette disparition l’avait-elle
frappé avec d’autant plus de violence qu’elle était étroitement
liée à la destruction de Windwir ? Les Franciens auraient déclaré
que chaque perte ravivait la douleur des pertes précédentes et
que Grégoric représentait les derniers vestiges d’une époque
révolue, une époque où Rudolfo était innocent et libre de toute
responsabilité.
Tandis que sa monture galopait, le roi tsigane leva les yeux en
direction de la colline qui dominait la ville. La plus grande partie
avait été déboisée lorsque la neige avait fondu et les ouvriers
qu’il avait engagés commenceraient à l’aplanir et à creuser les
fondations de la nouvelle bibliothèque dans moins d’une
semaine. Les tailleurs de pierre étaient déjà à l’œuvre dans les
contreforts de L’Épine Dorsale du Dragon. Rudolfo s’en était
remis à Pétronus pour tout ce qui concernait ce chantier, mais la
préparation du conseil des archevêques préoccupait plus le vieil
homme que les fastidieux détails de reconstruction. Isaak
cherchait toujours la trace des biens androfranciens qui
n’avaient pas été rapportés au palais d’été. Une petite
bibliothèque privée avait été signalée sur la côte d’Émeraude
orientale et les ouvrages devaient être en route pour le septième
manoir sylvestre maintenant que les routes étaient redevenues
praticables.
Rudolfo observa les hommes au sommet de la colline et
distingua des reflets métalliques. Le soleil matinal faisait briller
la tête d’Isaak. Le roi tsigane se tourna sur sa selle pour
apercevoir le balcon de sa chambre. Enveloppée dans un drap de
soie rouge, Jin Li Tam se tenait dans l’encadrement des étroites
portes-fenêtres et le regardait partir.
Il sourit et siffla pour ordonner à son cheval de rattraper celui
de Pétronus.
Le pape avait beaucoup vieilli au cours des derniers mois,
mais cela n’avait rien de surprenant. L’homme se déplaçait sur
l’échiquier politique avec une aisance et une habileté
stupéfiantes, mais cela avait un prix. Les Terres Nommées
étaient plongées dans un conflit d’une violence sans précédent

- 371 -
depuis que les colons avaient franchi la Muraille du Gardien.
Rudolfo s’aperçut que Pétronus regardait la colline.
— Trois ans selon nos meilleures estimations, dit le roi
tsigane. Mais Isaak est persuadé que nous pourrons récupérer
près de quarante pour cent de ce qui a été perdu. Il a ordonné
aux automates de refaire l’inventaire de leurs données.
Pétronus hocha la tête.
— Je suis impressionné par son travail.
Rudolfo sourit.
— C’est une véritable merveille. Ce sont tous de véritables
merveilles.
— En effet, dit le pape. Mais Isaak est différent. Les autres
sont plus réservés. Ils ne semblent pas posséder son empathie.
Rudolfo l’avait remarqué. Les autres mécaserviteurs
parlaient pour répondre aux questions qu’on leur posait, mais
restaient silencieux la plupart du temps. Ils ne s’habillaient pas
et ils avaient préféré conserver leur désignation numérique
plutôt que de choisir un nom. De manière assez curieuse, ils
semblaient considérer Isaak comme leur chef.
— Je crois que les événements de Windwir l’ont changé
comme ils nous ont tous changés.
Pétronus soupira.
— Je pense qu’il a plus souffert que nous.
Rudolfo hocha la tête.
— Hier, j’ai voulu le convaincre de laisser un mécaserviteur
réparer sa jambe. Il m’a répondu qu’il préférait boiter pour ne
pas oublier ce qu’il avait fait.
Pétronus se renfrogna.
— Vous lui avez bien sûr rappelé que Sethbert était le seul
responsable de la destruction de la cité ?
— Bien sûr.
Pétronus fronça les sourcils.
— Et où est Sethbert puisqu’on parle de lui ?
— Il a regagné le Delta pour s’occuper de l’insurrection. Le
blocus de Vlad Li Tam a semé la discorde dans les cités-États.
Lysias tient toujours les frontières, mais l’armée errante et les
troupes de Pylos rabotent ses forces. (Il ricana d’un air sombre.)
Turam est sur le point de tomber. Le prince héritier s’est replié

- 372 -
afin de réévaluer ses alliances.
Rudolfo avait échangé plusieurs messages avec le roi des
Marais, mais la jeune fille avait tenu à rester dans les environs
de Windwir jusqu’à la fin des travaux d’inhumation. Le roi
tsigane espéra qu’il aurait l’occasion de la rencontrer et de la
convaincre d’envoyer son armée au sud une fois les corps
enterrés.
Il estimait que l’intervention des troupes des Marais était
susceptible de mettre un terme à ce conflit et de pousser les
belligérants à signer un accord. Il avait été surpris que la jeune
fille refuse de s’éloigner de Windwir. Il avait d’abord pensé
qu’elle ne voulait pas que des cadavres restent sans sépulture.
Pourtant, au cours des quelques visites qu’il avait rendues à
Neb, il avait remarqué que le garçon était suivi par des éclaireurs
des Marais. Il devait y avoir un lien entre la présence de ces
hommes et l’insistance de la jeune fille à rester dans les
environs. Après tout, Neb n’était-il pas le garçon des rêves
évoqué dans les sermons de guerre ?
La jeune fille s’intéressait beaucoup à lui. Rudolfo espéra
qu’elle accepterait que les éclaireurs tsiganes s’occupent de la
protection du garçon.
Rudolfo s’aperçut soudain que Pétronus venait de dire
quelque chose.
— Je vous demande pardon ?
— Je disais : cette insurrection se chargera peut-être de
Sethbert à notre place.
Rudolfo hocha la tête.
— Je l’espère.
Mais, tandis que sa monture l’emportait vers le sud, le roi
tsigane songea que ce ne serait sans doute pas si simple.

JIN LI TAM

Jin Li Tam se glissa hors du manoir au cours de l’après-midi.


Elle était passée par un des nombreux passages secrets après
avoir déclaré à ses gardes du corps qu’elle voulait prendre un
bain. Elle avait rempli la grande baignoire en marbre d’eau

- 373 -
chaude et d’huiles parfumées. Elle avait ensuite ouvert une porte
dissimulée, emprunté un couloir et descendu une échelle pour
atteindre les caves. De là, un tunnel l’avait conduite à la muraille
basse qui se trouvait au-delà du jardin nord.
Prenant garde à ne pas être vue, elle était sortie par une porte
dérobée quelle avait découverte lorsqu’elle avait exploré le
manoir au cours de l’hiver.
Elle portait une robe banale et des bottes solides pour se
protéger de la boue et de la neige à moitié fondue. Elle se mit en
route d’un pas rapide.
Lorsqu’elle atteignit la hutte de la femme du fleuve, au-delà
de la ville, elle se tapit dans l’ombre pour s’assurer que la vieille
alchimiste était bien seule avec ses chats.
La nuit précédente, elle avait employé la dernière dose de
poudre et, pour le moment, les résultats escomptés se faisaient
attendre. Au cours de l’hiver, elle avait cru à deux reprises que le
produit avait fait effet, mais ses espoirs s’étaient révélés vains.
Aujourd’hui, elle allait décider si elle devait continuer dans cette
voie ou non.
Elle avait vécu l’hiver le plus long de sa vie : une interminable
succession de jours froids et blancs pendant lesquels elle avait
passé le plus clair de son temps à l’intérieur du manoir. Les seuls
moments agréables avaient été ceux que Rudolfo lui avait
consacrés malgré ses affaires à Windwir, la guerre en cours et les
travaux de Pétronus et d’Isaak. La jeune femme n’était pas
habituée à un froid intense qui gelait net l’eau des fleuves. Elle
en était venue à considérer le manoir comme une cage.
Rudolfo ne la retenait pas prisonnière, bien entendu, mais où
aurait-elle pu aller ?
Parfois, elle envisageait de retourner chez son père pour
savourer la douce chaleur des tropiques, mais elle se savait
incapable d’affronter Vlad Li Tam. Après la mort de Grégoric,
elle avait cessé de répondre aux messages de la Maison Li Tam, y
compris ceux de ses frères et sœurs qui n’étaient que des pions
de leur père. Au bout d’un certain temps, les oiseaux avaient
cessé d’arriver.
D’un côté, elle souffrait de cet isolement, de ce silence auquel
elle n’était pas habituée, mais, de l’autre, elle éprouvait un

- 374 -
sentiment de liberté qui dépassait tout ce qu’elle avait connu
jusqu’à ce jour.
Elle s’était toujours enorgueillie d’être une femme
indépendante, forte et capable d’affronter n’importe quelle
situation. La Désolation de Windwir sombrait peu à peu dans le
passé, mais, depuis qu’elle avait découvert que son père avait
façonné la vie de Rudolfo, depuis quelle avait compris qu’elle
était elle-même un rouage essentiel destiné à influencer le destin
de son fiancé, elle avait réalisé que son indépendance n’était
qu’une illusion. Elle n’avait jamais été que la fille de son père.
Les récents événements lui avaient fait prendre conscience que
cela ne lui suffisait plus et qu’il existait des aspirations plus
nobles que de donner des héritiers à la Maison Li Tam.
Certes, son père ne l’avait jamais obligée à rien, mais cette
liberté n’était-elle pas une illusion ? Un lien que Vlad Li Tam
employait pour tisser la gigantesque tapisserie commencée par
ses ancêtres ?
De la fumée s’échappait par la cheminée de la petite hutte et
Jin Li Tam entraperçut des mouvements à travers une fenêtre.
Elle quitta la zone d’ombre et s’engagea sur le chemin boueux
qui menait au porche. Elle frappa doucement à la porte.
La femme du fleuve ouvrit et sourit.
— Dame Li Tam, dit-elle d’un ton ravi. Je vous en prie,
entrez. Je viens juste de mettre de l’eau à bouillir pour le thé.
Jin se déchaussa et glissa ses bottes derrière une chaise.
— Merci, dit-elle en entrant.
La petite maison et la boutique attenante contenaient encore
plus de sacs et de jarres que lors de sa précédente visite. Il y en
avait sur les comptoirs, sur la table et contre les murs – parfois
empilés jusqu’à la taille.
— La guerre est une tragédie, dit la femme du fleuve, mais
c’est bon pour les affaires. Il y a là des magikes pour les chevaux,
pour les soldats, pour les lames et pour les interrogatoires.
Même les Praticiens me passent des commandes en prévision du
travail qui les attend. (Elle gloussa.) Les hommes et leur
violence. (Elle remplit deux tasses en céramique et en posa une
devant Jin Li Tam.) Mais assez parlé de la mort. (Elle s’assit en
face de sa visiteuse.) Parlons un peu de la vie.

- 375 -
Jin Li Tam hocha la tête et but une gorgée de thé. Il avait un
fort goût de citron où se mêlait un léger parfum de miel. Il était
doux et chaud.
— J’ai employé la dernière dose de poudre. Il m’en faudrait
d’autres.
La femme du fleuve sourit.
— Je crains que ce soit impossible, dit-elle.
Jin Li Tam cligna des yeux et posa sa tasse. Un frisson de
panique la traversa et se répandit en elle. Il réveilla ses craintes à
l’idée de ne pas pouvoir donner un héritier à Rudolfo et de
devoir renoncer à ce projet. Elle s’en voulait de tromper
l’homme qu’elle aimait – elle s’était même préparée une dizaine
de fois à tout lui avouer –, mais elle était devenue experte dans
l’art de glisser un peu de poudre dans son verre quelques heures
avant qu’ils se retrouvent seuls. Si elle lui révélait la vérité,
Rudolfo n’aurait aucun mal à faire certains liens et à
comprendre que cette tromperie n’était que la dernière d’une
longue série. Il découvrirait qu’il avait été manipulé par Vlad Li
Tam et que Jin avait été un rouage des machinations de son
père.
La jeune femme ne supporterait pas le regard qu’il lui
lancerait en réalisant que la Maison Li Tam avait fait assassiner
son frère, ses parents et son meilleur ami pour façonner son
destin.
À cette seule perspective, Jin Li Tam sentit son cœur se
serrer.
— Je ne comprends pas, dit-elle enfin. Vous avez la recette.
Je peux vous obtenir tous les ingrédients nécessaires.
La femme du fleuve secoua la tête sans cesser de sourire.
— Ce ne serait pas prudent, dame Li Tam.
Jin Li Tam sentit une vague de colère monter en elle. Elle
entendit sa voix devenir glacée tandis qu’elle reculait la chaise
pour se lever.
— J’ai besoin de ces poudres, dit-elle. Si vous ne voulez pas
me les fabriquer, une alchimiste de la baie de Caldus s’en
chargera.
La femme du fleuve continua à sourire, puis se mit à rire.
— Dame Li Tam, asseyez-vous, je vous prie.

- 376 -
Jin Li Tam hésita, puis obéit. Elle ne se sentait plus le
courage de croiser le regard de cette femme. Elle tourna la tête
pour observer la pièce.
Une main rêche et vénérable saisit la sienne et la pressa.
— Je ne peux plus vous fournir cette poudre parce qu’elle
pourrait se révéler dangereuse pour votre bébé, dit la femme du
fleuve.
Jin Li Tam se tourna aussitôt vers elle.
— Mon quoi ?
La vieille femme hocha la tête.
— Je le sens. Dans la couleur de votre peau, dans l’éclat de
vos yeux et même dans votre manière de marcher.
Elle se leva et se dirigea vers une commode. Elle l’ouvrit et en
tira un anneau en or où étaient attachés un petit ruban rose et
un petit ruban bleu.
Jin Li Tam sentit son cœur battre à tout rompre.
— Vous voulez dire que…
La femme du fleuve hocha la tête une fois de plus tandis
qu’elle ramassait un seau rempli d’eau.
— Vous portez un enfant. Depuis peu, à mon avis.
Elle lui adressa un clin d’œil.
Jin Li Tam ne sut quoi dire. Elle resta immobile. La vieille
femme serra le bijou décoré de rubans dans son poing et
marmonna dans une langue inconnue. Elle versa un peu d’eau
dans un bol en bois, puis lâcha l’anneau sans interrompre ses
incantations.
— Nous allons voir ce que vos eaux vont dire à celles du
fleuve.
La vieille femme lui tendit le récipient et Jin Li Tam se retira
dans une petite pièce. Elle éprouvait un sentiment de
vulnérabilité et d’embarras. Elle était partagée entre la peur et
l’allégresse. Elle avait envie de s’enfuir et de danser. Elle
rapporta le bol et la femme du fleuve le posa sur la table.
— Finissez votre thé, ma chère. Cela va prendre un certain
temps.
Jin Li Tam regarda le récipient et l’anneau posé au fond. Les
rubans étaient repliés avec soin sous le cercle en or et leurs
extrémités oscillaient avec lenteur dans l’eau trouble.

- 377 -
— Et si vous vous trompiez ?
La femme du fleuve secoua la tête.
— Voilà quarante ans que j’officie. Je sais reconnaître une
femme enceinte lorsque j’en vois une entrer chez moi – même si
cela ne date que de la veille, si vous voyez ce que je veux dire.
Elle grimaça un sourire et but une gorgée de thé.
Les deux femmes terminèrent leur tasse en silence et
attendirent en regardant le bol. Au bout d’un certain temps, la
vieillarde battit des mains.
— Magnifique, dit-elle.
Le fil bleu s’était libéré de l’anneau et remontait à surface.
Jin Li Tam n’eut pas besoin d’explications. Elle s’appuya
contre le dossier de sa chaise et laissa échapper un long soupir
de soulagement. Des larmes lui brûlèrent le coin des yeux et elle
se demanda si elle n’allait pas avoir la nausée.
— Un garçon, souffla-t-elle.
La femme du fleuve hocha la tête.
— Un garçon vigoureux, semble-t-il. Comment allez-vous
l’appeler ?
Jin Li Tam n’avait pas songé à la question, mais un nom
surgit aussitôt dans son esprit.
— Jakob. À condition que Rudolfo soit d’accord.
Le sourire de la vieille femme illumina la pièce comme un
soleil.
— Un nom fort pour un garçon fort.
Jin Li Tam ne parvenait pas à détourner les yeux du bol et du
fil bleu qui flottait dans le liquide jaunâtre.
— Il faudra qu’il le soit, car il héritera d’une tâche
monumentale.
La vieillarde opina.
— Il sera fort parce que ses parents le sont.
Jin Li Tam sentit une larme glisser sur sa joue.
— Merci, dit-elle.
La femme du fleuve se pencha vers elle et parla à voix basse :
— Dame Li Tam, il me semble que vous accordez trop
d’importance aux circonstances qui ont permis la naissance de
cet enfant. Le seigneur Rudolfo sera trop heureux pour se poser
des questions. (Elle s’interrompit.) En outre, votre venue ici est

- 378 -
une affaire privée qui ne regarde que vous et moi.
Jin Li Tam hocha la tête.
— Merci, répéta-t-elle.
Elle quitta la hutte et, chemin rentrant, elle se demanda quel
genre de mère elle allait être. Elle avait à peine connu la sienne.
Elle avait passé la plus grande partie de son temps en compagnie
de ses nombreux frères et sœurs. Elle avait obéi à ses aînés et à
son père qui lui avaient appris à devenir un digne membre de la
famille Li Tam. Elle était déconcertée en imaginant un père et
une mère s’occupant de leur enfant jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge
adulte. Cet enfant engendrerait d’autres enfants et le turban
serait transmis de père en fils à l’ombre de la nouvelle Grande
Bibliothèque, dans un monde différent.
Jin Li Tam n’avait jamais imaginé une mission si terrifiante.
Elle regagna sa chambre et refit couler un bain. Elle se
déshabilla et s’arrêta devant une psyché pour observer son
ventre.
Elle sourit en se glissant dans l’eau chaude et parfumée.

NEB

Neb ressentit tout le poids de sa fatigue lorsque le travail fut


enfin achevé. Au cours de la semaine précédente, il avait exploré
Windwir deux fois pour s’assurer qu’aucun secteur n’avait été
oublié. Malgré les tempêtes hivernales, les fossoyeurs avaient
terminé avant la date prévue. Le garçon éprouva un sentiment
de profonde satisfaction où se mêlait une pointe de tristesse. Au
cours des derniers mois, ses rencontres avec Hivers, la jeune fille
des Marais, s’étaient multipliées et étaient devenues habituelles.
Ils se voyaient désormais deux fois par semaine, voire
davantage. Elle l’attendait à la frontière nord du campement
lorsqu’il parvenait à échapper à ses camarades et à se glisser
dans la forêt. Ils avaient pris l’habitude de marcher et, au cours
de leurs errances, leurs doigts s’étaient parfois effleurés avant de
se mêler. Aujourd’hui, ils se promenaient main dans la main
lorsqu’ils étaient seuls. Ils ne s’étaient pas encore embrassés,
mais Neb y songeait sans cesse. Il se demandait cependant

- 379 -
comment passer à l’acte.
Il éclata de rire alors qu’il traversait la plaine déserte en
direction du nord. Au cours des derniers mois, il avait dirigé le
camp des fossoyeurs, surveillé le respect de la discipline et
enterré quelques-uns de ses camarades lorsque la guerre s’était
rapprochée. Il avait appris à commander et à gérer. Il était
désormais capable de comprendre des tactiques militaires et
même d’en imaginer. C’était assez impressionnant de la part
d’un adolescent de quinze ans.
De seize ans, songea-t-il soudain. Son anniversaire avait eu
lieu quelques semaines plus tôt, mais il avait eu tant de travail
qu’il l’avait oublié.
Il avait beaucoup appris et s’était révélé être un bon élève,
mais il ne savait toujours pas embrasser une fille.
Il approcha de l’orée du bois et appela son nom. Elle sortit de
derrière un arbre et courut vers lui en traversant le champ de
cendre et de boue avec la légèreté d’une gazelle.
— Nebios ben Hebda, dit-elle, hors d’haleine mais avec un
large sourire.
Elle regarda autour d’eux et tourna la tête vers le sud, vers ce
qui restait du camp des fossoyeurs. Les hommes se préparaient à
partir et de nombreuses tentes avaient déjà disparu. Un petit
groupe irait au nord avec Neb pour participer aux travaux de
construction de la Grande Bibliothèque. Les autres rentreraient
chez eux ou chercheraient un endroit où se fixer.
— Vous avez vraiment terminé, dit la jeune fille.
Neb hocha la tête.
— Oui. Pétronus et Rudolfo devraient arriver demain. Je les
accompagnerai au royaume des Neuf Maisons Sylvestres pour
voir comment je peux les aider à construire la nouvelle
bibliothèque.
Hivers sourit.
— Ton travail ici a été impressionnant. Je suis certaine que tu
leur seras très utile.
Il sourit en sentant ses joues devenir brûlantes. Pourquoi
était-elle la seule à provoquer ce genre de réaction ?
— Merci, dit-il. Est-ce que tu veux marcher un peu ?
Il tendit la main et elle la prit.

- 380 -
Ils se dirigèrent vers le fleuve et s’arrêtèrent un moment pour
observer un daim sur l’autre rive. Ils ne s’étaient jamais
approchés si près des ruines de Windwir. La nature reprenait
déjà ses droits et Neb songea que, si personne ne revenait
s’installer ici, la plaine redeviendrait bientôt la forêt qu’elle avait
jadis été.
Les deux jeunes gens marchèrent en silence. Avant, ils
parlaient des rêves du garçon et du roi des Marais, ils
cherchaient leurs points communs. Hivers avait étonné
l’adolescent, car elle donnait l’impression d’avoir participé à ces
songes. Neb songea alors qu’elle apparaissait souvent dans ses
visions oniriques.
Elle apparaissait aussi dans des rêves que Neb n’aurait pas
racontés si sa vie en avait dépendu. Il avait les mains moites et la
bouche sèche au simple fait d’y penser. Dans un de ces songes,
Hivers et lui étaient allongés au pied d’un arbre. À travers les
branches espacées, ils observaient une lune beaucoup plus
grande, plus bleu, plus vert et plus brun que la vraie. Ils étaient
dans les bras l’un de l’autre, nus et couverts de sueur. Hivers
s’était blottie contre lui et la proximité de son corps avait fait
frissonner Neb tandis qu’elle murmurait à son oreille.
— Ce rêve est notre royaume, lui avait-elle dit.
Il s’était alors réveillé, effrayé à l’idée que ce ne soit pas un
songe issu de son imagination et de son désir, à l’idée que la
jeune fille soit vraiment allongée contre lui.
Les deux jeunes gens laissèrent le fleuve derrière eux et se
dirigèrent vers l’est d’un pas harmonieux. Au bout d’un certain
temps, Neb observa Hivers et lut de la tristesse sur son visage.
La jeune fille se tourna vers lui comme si elle avait deviné ses
pensées.
— Nous ne partagerons plus de moments comme celui-là,
expliqua-t-elle. Ils vont me manquer.
Neb haussa les épaules.
— Je suis certain que nous nous reverrons, Hivers. (Il
comprit qu’il devait ajouter quelque chose et il espéra qu’il
n’allait pas commettre d’impair.) J’ai envie de te revoir.
Elle lui serra la main.
— Moi aussi, mais ce ne sera pas chose facile.

- 381 -
Il s’arrêta en sachant soudain ce qu’il devait faire. Les mots
jaillirent de sa bouche avant même que son esprit les formule.
— Dans ce cas, viens avec moi, Hivers. Je suis sûr que le roi
des Marais comprendra et te donnera l’autorisation de me
suivre. Peut-être que Rudolfo pourrait lui expliquer la situation
et plaider notre cause. Viens avec moi et aide-moi à reconstruire
la Grande Bibliothèque.
Hivers s’arrêta à son tour et lâcha la main de Neb. Un sourire
contrit se dessina sur ses lèvres. Elle était resplendissante
malgré les taches de boue et les marques de cendre qui
maculaient son visage. Elle était si belle que Neb sentit son cœur
se serrer.
— C’est une proposition intéressante, Nebios ben Hebda.
Neb songea aux divers sens du mot « proposition » et il
rougit jusqu’à la pointe des oreilles. Il voulut rectifier ce qu’il
venait de dire, mais Hivers ne lui en laissa pas le temps.
— Que deviendrais-je dans le royaume des Neuf Maisons
Sylvestres ? Comment pourrais-je t’aider à reconstruire la
Grande Bibliothèque ?
Elle fit un pas vers lui. Il sentit son parfum de terre et la
chaleur qui émanait de son corps. Il avança vers elle au prix d’un
effort surhumain.
Encore un pas, puis le baiser.
Mais il n’eut pas le courage d’aller jusqu’au bout.
— Je suis certain que Pétronus saura trouver un travail à la
mesure de tes compétences.
Elle gloussa.
— Je n’en doute pas une seconde. Mais je ne m’intéresse
guère à ce que Pétronus ferait de moi. En revanche, j’ai très
envie de savoir ce que toi, tu ferais de moi.
Neb sentit son visage devenir cramoisi et sa langue refusa de
lui obéir. Il ouvrit la bouche, mais aucun mot n’en sortit.
Une lueur amusée brillait désormais dans les yeux d’Hivers.
— L’enfance a pris fin hier et nous entrerons dans l’âge adulte
après-demain. Quelle maison dois-je partager ? Quelle famille
sera la mienne ?
La réponse fusa sans que Neb puisse la retenir.
— Nous serons ensemble.

- 382 -
Elle éclata de rire.
— Tu me prendrais pour fiancée, Nebios ben Hebda ? Et tu
m’offrirais un mariage tsigane avec des danses et de la
musique ? Est-ce cela que tu ferais ? (Elle fit une pause.) Il me
semble que ce genre de comportement ne sied guère à un
Androfrancien.
Elle avait raison et il le savait. Il y avait cependant eu des
dispenses spéciales pour permettre des mariages politiques ou
financiers. En outre, l’ordre n’était plus que l’ombre de ce qu’il
avait été et une telle union était envisageable. Neb n’avait pas
vraiment songé à épouser la jeune fille. Il n’avait pas réfléchi aux
implications de sa demande, il savait juste qu’il ne voulait pas la
perdre.
Hivers recouvra son sérieux et elle poursuivit d’une voix
douce.
— Je sais que tu as vu mes rêves de foyer.
La bouche de Neb s’ouvrit d’elle-même et le jeune homme
sentit la panique l’envahir.
Hivers lui prit les mains et les tint sans les serrer.
— J’ai vu tes rêves et tu as vu les miens. À quoi bon nous
inquiéter pour des événements que les dieux ont déjà décidés ?
(Elle se pencha et l’embrassa sur la joue.) Quelle que soit la
distance qui nous sépare, nous nous retrouverons toujours.
« Tu as vu mes rêves de foyer. »
Ces mots résonnèrent dans la tête de Neb. Elle n’avait pas
parlé des rêves du roi des Marais, mais de ses rêves à elle. De ses
rêves.
Elle resta devant lui, observant ses lèvres entrouvertes,
attendant de voir s’il comprendrait son message caché.
— Tu es…
Neb ne termina pas sa phrase. Il était sidéré.
Elle hocha la tête.
— Aujourd’hui, mon cœur est rempli de crainte et d’espoir.
Mais les rêves me remplissent d’espoir alors que je crains juste
que ma tromperie détruise la confiance que tu me portes.
Neb se concentra sur ce qu’il éprouvait. La surprise
anesthésiait la douleur qu’il aurait pu ressentir. Tout cela était
très logique. Il n’avait jamais vu le colosse vêtu de peaux de bêtes

- 383 -
dans ses songes alors qu’Hivers était presque toujours présente.
La tromperie de la jeune fille était logique, elle aussi. Neb avait
dirigé le camp des fossoyeurs pendant plusieurs mois et il avait
vite compris qu’un chef devait faire attention à qui savait quoi.
Ce n’était pas une question de confiance, mais de prudence.
Hivers protégeait son secret afin que les Terres Nommés
continuent à craindre son peuple, pour entretenir la peur que ses
ancêtres avaient cultivée avec soin. Si on découvrait qu’une
gamine était à la tête de l’armée des Marais…
Hivers fronça les sourcils et son visage se fit inquiet.
— Nebios, je…
Neb n’attendit pas qu’elle finisse. C’était le bon moment, il le
sentait. Il ne prit pas le temps de réfléchir, il ne s’accorda pas la
moindre chance d’hésiter ou de changer d’avis. Il fit un pas en
avant, enlaça la jeune fille et la serra contre lui. Sa bouche se
rapprocha lentement de la sienne tandis qu’elle levait la tête et
fermait les yeux.
Neb embrassa celle qui partageait ses rêves. Il embrassa le roi
des Marais dont la simple évocation plongeait le Nouveau
Monde dans la terreur.
Il l’embrassa longtemps, espérant que les rêves étaient
prémonitoires et que leurs chemins se croiseraient de nouveau.

VLAD LI TAM

Vlad Li Tam attendait dans un bureau au sommet d’une tour


de garde massive érigée sur la frontière avec Pylos. Il avait
chargé ses enfants les plus capables de préparer la suite des
événements sur la côte d’Émeraude orientale et il avait
embarqué sur un de ses navires de fer pour assister à ce
rendez-vous clandestin. Son quatrième fils et sa treizième fille
l’avaient accompagné avec deux escouades de leurs meilleurs
soldats. En ce moment même, dissimulés par leurs magikes, ils
prenaient position autour de la tour. Vlad et son conseiller
s’assirent et attendirent.
On frappa à la porte et le conseiller alla ouvrir. Un homme
vêtu d’une robe androfrancienne entra avant de tirer son

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capuchon en arrière. Le général Lysias n’était pas à l’aise dans
cette tenue. Il plissa les yeux et examina la pièce.
Vlad Li Tam désigna le siège qui se trouvait en face de lui. Le
conseiller remplit les coupes avec du feu-épice, une eau-de-vie
tsigane que le seigneur de la Maison Li Tam avait appris à
apprécier.
— Je vous en prie, général, asseyez-vous. Vous n’allez pas me
laisser boire seul.
Lysias prit sa coupe et la glissa sous son nez. Il renifla le
breuvage, puis en avala une longue gorgée.
— J’apporte un message du neveu de Sethbert, dit-il enfin.
Erlund accepte l’accord, bien que de nombreux points le
contrarient.
Vlad Li Tam haussa les épaules.
— Le plaisir et la contrariété sont étrangers à notre affaire.
Lysias hocha la tête.
— Je lui ai dit que je ne voyais pas de meilleure solution pour
mettre un terme à ce conflit. Les cités-États sont au bord de la
guerre civile. Le blocus et la destruction de Windwir pèsent
lourdement sur l’économie entrolusienne.
Vlad Li Tam se demanda ce que devait ressentir Lysias. Ce
général de la nation la plus puissante du monde était désormais
aux abois. Il espérait encore sauver quelques lambeaux de fierté
nationale en se livrant à des marchandages de dernière minute.
— Le Delta ne se remettra sans doute jamais de cette épreuve,
dit Vlad à voix basse.
Lysias déglutit.
— Je partage votre avis, seigneur Li Tam, mais nous devons
sauver ce qui peut encore l’être. Nous venons de vivre une
terrible tragédie.
Vlad Li Tam pensa aux enfants qu’il avait perdus pour
parvenir à ses fins. Un de ses fils s’était sacrifié dans le camp de
Sethbert et une de ses filles ne donnait plus de nouvelles. Il y en
avait eu bien d’autres, mais ce n’était pas le moment de penser à
eux.
— Ces événements sont regrettables, en effet.
Lysias tira une pochette de sous sa robe et la tendit à Vlad Li
Tam.

- 385 -
— Nous avons préparé un traité…
Le seigneur de la Maison Li Tam fit un geste dédaigneux.
— Brûlez-moi cela, Lysias. Il n’y aura pas d’accords écrits.
Il regarda son conseiller et celui-ci approcha avec un
parchemin et un paquet enveloppé dans du tissu. Il tendit le
document au général et dévoila un objet métallique, un tube
long comme un avant-bras monté sur un châssis d’arbalète et
décoré de nombreuses gravures.
— Ceci appartient à Résolu, dit Vlad. C’est une arme très
puissante.
Lysias leva les yeux du parchemin.
— Et cette lettre ?
Vlad Li Tam sourit.
— C’est l’écriture de Résolu. Les érudits capables de vous
prouver le contraire sont morts depuis longtemps.
Lysias observa l’arme, puis le message.
— Vous pensez que c’est crédible ?
Vlad Li Tam but quelques gorgées d’eau-de-vie et savoura la
brûlure dans sa gorge.
— Je le pense. Les rumeurs continuent à courir. Sethbert n’a
pas fait preuve d’une grande discrétion à propos de son rôle dans
le déclenchement de cette affaire.
Les mâchoires du général se contractèrent.
— Il affirme qu’il a le bon droit pour lui. Il affirme que les
Androfranciens s’apprêtaient à recomposer le sortilège pour
dominer le monde.
— Demandez-lui donc une preuve de ces allégations, dit Vlad
avec lenteur. Je pense qu’il aura du mal à vous en fournir une.
(Son huitième fils y avait veillé.) Dès qu’on aura eu vent de la
tragédie à venir, un décret papal proposera un traité. Dites à
Erlund qu’il n’y en aura pas de second. Il lui suffira d’accepter et
d’ordonner l’arrestation de Sethbert. (Il se pencha en avant et
plissa les yeux dans la faible lumière.) Et s’il envisage de
protéger son oncle, faites-lui bien comprendre que nos
propositions sont d’une extrême générosité. Nous tenons le
Delta à la gorge et il nous serait très facile de l’étrangler.
Lysias hocha la tête.
— Je lui ferai part de votre message.

- 386 -
Vlad Li Tam se leva.
— Bien. Je pense que nous en avons terminé. Les lettres de
crédit arriveront discrètement une fois que Sethbert aura été
arrêté.
Lysias s’inclina.
— Je vous remercie, seigneur Li Tam.
Vlad Li Tam lui rendit son salut en prenant soin de ne pas se
pencher plus que nécessaire. Lorsque le général fut parti, il se
rassit et termina sa coupe.
Un pape allait mourir au cours de la semaine. Quand les
Terres Nommées apprendraient le contenu du message que
Résolu laissait derrière lui, plus personne ne douterait de la
culpabilité de Sethbert dans la destruction de Windwir et de
l’ordre androfrancien. Dans sa confession accablée, Résolu
reconnaîtrait avoir informé son cousin de la découverte du
sortilège. Il évoquerait le remords qui le rongeait et qu’il ne
pouvait plus supporter. Il révélerait aussi l’existence de certains
comptes dans les banques de la Maison Li Tam – des comptes
qu’on créait et qu’on alimentait en ce moment même pour
fournir des preuves de la culpabilité des deux hommes. La
paranoïa et l’ambition de l’un d’eux avaient failli priver le monde
de la lumière androfrancienne. Il avait espéré manipuler son
cousin, le pape fantoche, pour qu’il lui distribue le maigre savoir
ayant survécu à la catastrophe en échange d’avantages
financiers.
Une fois ces informations divulguées, Sethbert perdrait tout
soutien et la guerre prendrait fin.
Privé de ses terres et de ses titres, le prévôt devrait fuir. Vlad
Li Tam n’avait pas l’intention d’aller plus loin. Une autre
intervention serait d’ailleurs probablement inutile.
Rudolfo et Pétronus se chargeraient du reste.

- 387 -
Chapitre 27

RÉSOLU

Une chaude pluie d’été tombait devant les fenêtres ouvertes


du bureau de fortune d’Oriv. Quand l’insurrection entrolusienne
avait pris de l’ampleur, Sethbert avait insisté pour que son
cousin regagne les cités-États en sa compagnie. Il avait affirmé
au pape que sa présence soutiendrait le moral de son peuple et
calmerait peut-être les émeutiers, mais Oriv se demandait si
Sethbert ne cherchait pas seulement à le garder sous la main
pour le surveiller.
Oriv – il ne se considérait plus comme le pape Résolu –
passait désormais ses journées à travailler sur le petit bureau et
à préparer des discours auxquels il ne croyait plus.
Et à boire plus que de raison.
Il regarda la coupe vide et tendit la main vers la bouteille
d’eau-de-vie. Depuis ce jour d’hiver où il s’était proclamé pape, il
avait sombré peu à peu dans la boisson. C’était un piège dans
lequel il était facile de tomber. L’alcool doux et chaud lui
permettait – en quantité suffisante – de gommer certains
souvenirs ou de les rendre inoffensifs.
Et nombreux étaient les souvenirs qui le harcelaient. Oriv
voulait avant tout chasser Windwir de sa mémoire. De loin, il
avait aperçu le camp des fossoyeurs et les charniers qui
balafraient les champs de neige. Il avait eu besoin de constater
de visu que la ville n’existait plus. Il le regrettait amèrement.
Il s’efforçait aussi d’oublier la guerre. On l’appelait la guerre
des Papes, mais Oriv savait que les raisons de ce conflit allaient
bien au-delà d’une simple succession. Il savait qu’il pouvait
mettre fin aux affrontements en prêtant allégeance à son rival,

- 388 -
Pétronus, mais il se sentait incapable de le faire. D’abord parce
que son cousin faisait pression sur lui, ensuite – et surtout –
parce qu’il n’avait pas le courage de renoncer.
Mais tout cela n’était que des broutilles comparé à la vérité
qui se cachait derrière ces événements.
Oriv ne pouvait plus nier les accusations de Rudolfo :
Sethbert était bien le bourreau de Windwir.
Il avait eu ses premiers soupçons peu après avoir atteint le
camp du prévôt. Il avait entendu des bribes de conversations
entre Sethbert et le général Lysias. Plus tard, Grymlis et les
gardes gris lui avaient rapporté les rumeurs qui circulaient
parmi les soldats. Lorsque Pétronus avait quitté Windwir pour
les Neuf Maisons Sylvestres, le vieux pêcheur rusé avait troqué
sa pelle contre une plume. Ses pamphlets et ses proclamations
montraient le prévôt du doigt, mais prenaient soin de ne pas
mettre Oriv en cause.
Ces maudites diatribes avaient été distribuées dans toutes les
Terres Nommées et elles alimentaient l’insurrection
entrolusienne déjà attisée par le blocus et par l’économie
chancelante. Turam avait sombré dans la guerre civile et même
les derniers membres de l’ordre androfrancien étaient divisés.
Ceux qui n’avaient pas rejoint le palais d’été avaient trouvé
refuge dans le royaume de Rudolfo. L’hiver était passé et des
rumeurs affirmaient que certains évêques et grands érudits –
des hommes assez vieux pour avoir connu Pétronus – se
préparaient à gagner les Neuf Maisons Sylvestres.
Oriv remplit sa coupe à ras bord et la porta à ses lèvres.
Aujourd’hui, il lui fallait presque une bouteille pour oublier – et
la moitié d’une autre pour trouver le sommeil.
On frappa à la porte. Oriv essaya de se lever, mais il vacilla et
se laissa tomber sur son siège.
— Entrez ! dit-il.
Grymlis ouvrit.
— Votre Excellence, puis-je m’entretenir avec vous ?
Le vieux militaire paraissait plus fatigué que d’habitude. Il
était voûté et les flammes hésitantes des lampes éclairaient ses
yeux rougis.
Oriv lui fit signe d’approcher.

- 389 -
— Entrez, Grymlis. Entrez. Asseyez-vous. Prenez un verre
avec moi.
Grymlis ferma la porte derrière lui et s’assit sur la chaise
disposée devant le bureau. Les regards des deux hommes se
croisèrent et Oriv détourna les yeux avant de montrer la
bouteille.
— Servez-vous.
Grymlis secoua la tête.
— Je n’en ai pas besoin.
Oriv se demanda si le vieux militaire sous-entendait que le
pape Résolu n’en avait pas besoin non plus. Il ne s’était pas privé
de le faire remarquer au cours des derniers jours. Mais Grymlis
tira une flasque de sa poche et la tendit au-dessus du bureau.
— Essayez ceci. Ça a davantage de corps.
Oriv prit la flasque, dévissa le bouchon et glissa le goulot sous
son nez.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Du feu-épice. C’est un alcool tsigane assez fort.
Oriv hocha la tête et but une petite gorgée. Une coulée de lave
lui enflamma la gorge. Il avala une autre gorgée – plus longue –
et revissa le bouchon avant de rendre la flasque à son
propriétaire.
— Je vous en fais cadeau, dit le vieux militaire.
Cette générosité émut Oriv sans qu’il soit capable d’expliquer
pourquoi.
— Merci. Vous êtes un homme bon, Grymlis.
Le militaire haussa les épaules.
— Je n’en suis pas si sûr. (Il se pencha en avant.) Mais je veux
devenir meilleur. Et je veux que vous le deveniez aussi, Oriv.
Il a utilisé mon nom civil.
Oriv gloussa.
— Nous devrions tous essayer de devenir meilleurs.
Grymlis hocha la tête avec lenteur.
— En effet. (Il s’interrompit et regarda tout autour de lui.)
Dès ce soir. Nous pourrions devenir meilleurs dès ce soir.
Oriv se pencha à son tour.
— Comment ?
— Nous pourrions quitter la ville. Nous pourrions fuir et nous

- 390 -
réfugier à Pylos. Nous pourrions dénoncer Sethbert et révéler au
monde qu’il n’est qu’un sale enfant de putain. Nous pourrions
mettre un terme à la guerre et aider à reconstruire ce qui peut
l’être. Nous pourrions aider à sauver la lumière.
En écoutant les paroles du vieux militaire, Oriv comprit qu’il
avait raison. Il avait envisagé ce plan une dizaine de fois au cours
des derniers mois. Depuis l’hiver, la guerre s’était étendue. Tout
le monde avait choisi un camp et tout le monde affirmait se
battre au nom de cette fameuse lumière, mais il n’était pas
besoin d’être pape pour s’apercevoir que seule la peur motivait
ce conflit.
Oriv eut envie de dire à Grymlis qu’il partageait son avis,
qu’ils devraient rassembler quelques affaires, réunir les gardes
gris discrètement et quitter la ville. Les soldats de Sethbert
étaient occupés à réprimer les émeutes et à étouffer la
révolution. Oriv et ses hommes atteindraient les ruines du pont
de Rachyl avant l’aube et les rangers les aideraient à traverser le
fleuve.
Il se contenta de renifler d’un air méprisant.
— Et vous pensez que Pétronus nous gardera au sein de
l’ordre après ce qui s’est passé ?
Grymlis haussa les épaules.
— Peut-être. Il a toujours été juste. (Il se pencha un peu
plus.) Mais quelle importance ? L’important, c’est que nous
pouvons tout arrêter si nous décidons de le faire.
La lèvre inférieure d’Oriv se mit à trembler.
— Je ne suis pas certain d’en être capable.
Grymlis était si près qu’il sentit l’haleine chargée d’alcool de
l’archevêque. Il serra les dents et poursuivit avec des yeux
brillants :
— Il vous suffit de dire un mot, Votre Excellence. Je me
chargerai de tout. Je rassemblerai mes hommes et nous vous
emmènerons loin d’ici. Vous n’avez qu’un mot à dire.
Mais Oriv resta silencieux. Il cligna des yeux pour refouler
ses larmes et dévissa la flasque avant de boire une longue gorgée
d’eau-de-vie.
Les épaules de Grymlis s’affaissèrent et le vieux soldat se
releva avec lenteur.

- 391 -
— J’ai une bouteille dans ma chambre, dit-il. Je vais la
chercher.
Oriv opina.
— Je suis sûr que les choses finiront par s’arranger, Grymlis.
Grymlis hocha la tête.
— J’en suis certain, Votre Excellence.
Il sortit et Oriv contempla la porte close. Le feu-épice faisait
déjà effet et les brumes de l’oubli montèrent en lui. Le
lendemain, s’il se sentait mieux, il irait peut-être voir Sethbert
pour lui suggérer d’entamer des pourparlers. Peut-être
parviendraient-ils à mettre un terme à ce conflit. Peut-être
parviendraient-ils à devenir meilleurs.
Grymlis revint avec une bouteille. Oriv se dépêcha de la
déboucher et de remplir deux coupes. Le vieux militaire s’assit
en face de lui, le regarda boire une longue gorgée, puis se leva. Il
passa derrière Oriv et ferma les fenêtres les unes après les
autres.
Il se dirigea ensuite vers la porte et l’ouvrit. Plusieurs
hommes attendaient derrière. Oriv les regarda. Quatre gardes
gris et deux Entrolusiens qu’il devait connaître, mais de qui il
n’arrivait pas à se souvenir. Les nouveaux venus se glissèrent
dans le bureau sans perdre de temps et Grymlis referma la porte.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Oriv.
Il essaya de se lever avec assurance, mais ses jambes
refusèrent de le porter. Les gardes gris se glissèrent derrière lui
et le plaquèrent sur son siège. Un Entrolusien prit la coupe de
ses mains et la posa sur le petit bureau, près de la bouteille de
feu-épice. Oriv le reconnut soudain.
— Général Lysias ?
Le général tourna la tête vers Grymlis sans répondre. Oriv vit
leurs regards se croiser et essaya de se lever une fois de plus. Les
gardes gris l’en empêchèrent.
— Que signifie tout cela ?
Grymlis prit un paquet enveloppé de tissu des mains du
second Entrolusien. Il le déballa et sortit un objet qu’Oriv ne
connaissait que trop bien.
— Mais qu’est-ce que vous faites ?
La grosse main de Grymlis se referma sur celle d’Oriv.

- 392 -
Celui-ci s’efforça d’agripper le bras du siège, mais l’alcool l’avait
engourdi et Grymlis n’eut aucun mal à glisser l’arme entre ses
doigts. L’archevêque sentit le canon froid de l’artefact s’appuyer
au-dessus de sa gorge.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il sur un ton plus suppliant
qu’autoritaire.
Mais il savait très bien ce qui se passait. Il se tortilla et fit
tourner son siège dans l’espoir que cela le sauverait.
— Je protège la lumière, dit Grymlis.
Il avait parlé d’une voix grave et creuse, mais ses yeux étaient
aussi durs que l’acier.
— Mais, je…
Oriv n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Il sombra dans
un oubli que tout l’alcool du monde n’aurait pas pu lui offrir.

PÉTRONUS

Pétronus arriva au sommet de la dernière colline. Il descendit


de cheval et étira ses jambes. En contrebas, le fleuve large et
placide coulait sans hâte vers le sud et, sur l’autre rive, les tentes
ne formaient plus qu’un modeste campement. Quelques
silhouettes se déplaçaient entre les derniers abris de toile et de
nombreux chariots. La grande plaine où s’était jadis dressée
Windwir s’étendait au-delà du camp comme une mer de cendre
et de boue.
Rudolfo mit pied à terre.
— Tout semble calme, dit-il.
Bien sûr que tout était calme. Le travail d’inhumation était
terminé depuis près d’une semaine. Les Entrolusiens s’étaient
repliés vers le sud depuis un certain temps. Ils avaient regagné
leur pays pour protéger leurs frontières. Pétronus observa
Rudolfo, puis l’étendue boueuse.
— Il a fait du bon travail, dit-il.
Le roi tsigane hocha la tête.
— Je suis d’accord avec vous. Ce garçon a l’étoffe d’un
capitaine.
Ou d’un pape, songea Pétronus en sentant son estomac se

- 393 -
contracter. Le vent se mit à souffler et quelques gouttes de pluie
s’écrasèrent sur ses mains et sur ses joues.
— Vous avez raison, dit-il en regardant le roi tsigane.
Pétronus entendit le bruissement d’ailes derrière lui. Un
éclaireur roucoulait et murmurait en tenant un petit oiseau
brun. Le moineau de guerre passa au-dessus du pape et se
précipita vers le fleuve.
Pétronus remonta en selle et guida sa monture avec prudence
sur la piste boueuse qui serpentait jusqu’en bas de la colline. À
mi-chemin, il remarqua que les fossoyeurs se rassemblaient sur
la rive opposée. Une poignée d’hommes embarquèrent sur une
barge qui avait été équipée de cordes et de poulies pour faire
office de bac. L’embarcation traversa le fleuve avec lenteur et,
lorsque Pétronus et Rudolfo arrivèrent sur la berge en
compagnie de leur escorte, Neb les y attendait.
Il ne sourit pas.
Cela surprit Pétronus. Le garçon – c’était désormais un jeune
homme, se corrigea le pape – avait grandi et ses épaules s’étaient
élargies. Mais ce n’était pas pour cette raison qu’il était si
impressionnant dans sa robe androfrancienne. Non, songea
Pétronus. C’était à cause de son assurance. Une assurance
tranquille, certes, mais cette qualité était une force redoutable.
Le garçon arborait un visage impassible et dur. Ses
mâchoires étaient serrées.
— Père, dit-il en s’inclinant légèrement. Windwir repose
enfin en paix.
Il n’y a pas que cela, songea Pétronus en descendant de
cheval.
— Tu as fait de l’excellent travail, Neb.
Neb hocha la tête.
— Merci, Père.
Rudolfo mit pied à terre et abattit la main sur l’épaule du
jeune homme.
— Je disais à Son Excellence que tu avais l’étoffe d’un grand
capitaine.
— Merci, seigneur Rudolfo, dit Neb en inclinant la tête vers le
roi tsigane. (Il se tourna vers Pétronus.) Un oiseau vous a
apporté un message peu avant l’aube. Il portait un fil aux

- 394 -
couleurs androfranciennes. (Il tendit un bout de parchemin.) Il
vient de la Maison Li Tam.
Pétronus prit le message et le lut. Il n’était pas codé – ce qui
était exceptionnel de la part de son vieil ami Vlad – et il allait
droit au but.
« Résolu s’est donné la mort. Sethbert a été renversé. Il a fui
le Delta. »
Pétronus sentit ses mâchoires se contracter. Il tendit le bout
de parchemin à Rudolfo. Il aurait dû éprouver du soulagement,
mais ce n’était pas le cas. La mort de Résolu et la destitution de
Sethbert allaient mettre fin au conflit rapidement. C’était une
bonne nouvelle pour Pétronus et pour les Terres Nommées.
Pourtant, le vieil homme était triste. Une autre vie avait été
soufflée et il avait quelques doutes sur cet heureux concours de
circonstances.
L’expression imperturbable de Neb lui apprit que le jeune
homme partageait ses soupçons.
Rudolfo leva les yeux et esquissa un sourire carnassier.
— Si cette nouvelle est vraie, la guerre est terminée.
Il rendit le bout de parchemin à Pétronus et alla parler avec
ses éclaireurs.
Pétronus entraîna Neb à l’écart.
— Est-ce que tu es prêt à faire tes bagages et à quitter
Windwir ?
Le jeune homme hocha la tête et jeta un bref coup d’œil vers
le nord. Son visage devint mélancolique et il répondit avec une
pointe d’hésitation.
— Je suis prêt.
La jeune fille, songea Pétronus. Il l’a revue.
Trente ans plus tôt, il aurait insisté pour que Neb renonce à
cette passion, mais l’âge l’avait adouci et il ne pouvait pas
reprocher au jeune homme d’avoir trouvé une âme sœur au
milieu de la Désolation de Windwir.
Il posa la main sur l’épaule de Neb.
— Il faudra que tu me parles d’elle pendant notre voyage de
retour.
Les lèvres du jeune homme esquissèrent un mince sourire.
— Je ne suis pas certain d’en être capable, Père.

- 395 -
Pétronus lui serra l’épaule avant de la lâcher.
— Tu le feras quand tu te sentiras prêt, mon fils. En
attendant, je meurs de faim. Est-ce que la tente de la cuisine est
encore debout ?
— Les fossoyeurs préparent un festin en votre honneur, dit
Neb en montrant la barge. Des haricots et des biscuits avec une
sauce au porc. C’est tout ce qu’il nous reste.
Des hommes alignés près de l’embarcation attendaient de la
pousser à l’eau et de tirer sur les cordes pour lui faire traverser le
fleuve.
Pétronus guida son cheval sur la rampe basse et monta à
bord. Rudolfo le suivit avec des yeux brillants. Lorsque tout le
monde eut embarqué, une secousse ébranla la barge qui glissa
dans l’eau.
Les mains du roi tsigane s’agitèrent pour communiquer un
message à Pétronus.
— Je ne rentrerai pas avec vous.
Le vieil homme hocha la tête. Il s’attendait à une telle
décision après avoir vu Rudolfo s’entretenir avec ses éclaireurs.
— Allez-vous faire route vers le sud ? l’interrogea-t-il.
Rudolfo fit un grand geste de la main.
— Je vais profiter de ce voyage pour chasser un peu,
déclara-t-il avec un large sourire.
— Sethbert est à moi.
Les doigts de Pétronus s’agitèrent.
— Allez-vous le capturer vivant ?
Rudolfo blêmit.
— Bien sûr, souffla-t-il.
— Je veux que mes Praticiens le rédiment avec leurs lames
enduites de sel.
Pétronus fronça les sourcils. Il regrettait que les Tsiganes
aient encore recours à ces pratiques et à ces rituels purificateurs.
C’était de la barbarie héritée d’un âge où les rois-sorciers
dispensaient la justice dans des laboratoires immaculés. Ces
salles de torture étaient surplombées de salons d’observation à
ciel ouvert garnis de confortables divans. Les seigneurs et les
dames s’y installaient devant un verre de vin frappé et une coupe
de poires en tranches pour entendre les hurlements des

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pénitents tandis que des myriades d’étoiles palpitaient comme
des cœurs humains sur la voûte céleste.
Ces pratiques allaient à l’encontre de tous les principes de
P’Andro Whym.
Les Terres Nommées avaient besoin que Sethbert soit puni
aux yeux de tous, mais les plans de Pétronus allaient bien
au-delà d’un simple châtiment. La justice ne suffirait pas à
refermer les blessures. Des changements radicaux étaient
nécessaires.
Après tout, songea le vieil homme, « le changement n’est
autre que le chemin de la vie ».
Il observa Neb et sentit son cœur se briser en pensant à ce qui
les attendait dans le royaume des Neuf Maisons Sylvestres.

SETHBERT

Sethbert s’agita derrière la meule de foin humide et moisie.


La lumière du jour entrait par des trous dans les murs et dans le
toit de la grange. Il plissa les yeux et tendit l’oreille. Un clapotis
lui parvenait de l’extérieur. S’agissait-il de gouttes d’eau ou
quelqu’un marchait-il dans les flaques ? De toute manière, il ne
pouvait pas rester là. Il s’assit et serra le manche de son
poignard de toutes ses forces.
Tout était arrivé si vite. Il s’était réveillé en pleine nuit
lorsque Lysias avait fait irruption dans sa chambre à la tête
d’une escouade d’éclaireurs.
— Résolu est mort, avait déclaré le général d’un air sombre. Il
a laissé une lettre qui vous accuse de la destruction de Windwir
et de l’ordre androfrancien.
Sethbert s’était libéré des bras de la prostituée droguée qui
dormait enroulée dans les draps.
— Qui l’a tué ? avait-il demandé.
Lysias avait détourné la tête.
— Il s’est suicidé.
La nouvelle n’avait pas vraiment surpris le prévôt. Au cours
des derniers mois, Oriv avait passé le plus clair de son temps à
boire. Sethbert n’avait pas imaginé que son cousin ait pu être si

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fragile.
— Parfait, avait-il dit. Brûlez la lettre et veillez à ce que
personne n’apprenne la mort de Résolu. Nous…
Lysias avait secoué la tête.
— Il est trop tard pour cela, Sethbert. La nouvelle s’est
répandue et votre neveu est en possession de la lettre.
— Dans ce cas, dites à mon neveu de…
La gifle de Lysias avait résonné comme un coup de fouet dans
la chambre silencieuse.
— Je ne crois pas que vous compreniez la raison de ma
présence ici.
Sethbert avait porté la main à sa joue brûlante, puis il avait
plissé les yeux.
— Vous êtes venu m’arrêter, n’est-ce pas ?
Lysias avait souri.
— En effet.
Sethbert avait éclaté d’un rire sec.
— Eh bien ! allons-y !
Il s’était extirpé du grand lit circulaire et avait enfilé son
pantalon. Lysias l’avait observé avec un air amusé tandis qu’il
bataillait avec sa chemise.
— Je ne sais pas quel jeu vous jouez, Lysias, mais Erlund ne
se laissera pas berner par vos belles paroles. (Il avait regardé le
portrait de sa mère accroché au mur du fond.) Il voudra
examiner certains documents de ses yeux, j’en suis certain.
Lysias avait acquiescé.
— Moi aussi.
Sethbert s’était tourné vers les éclaireurs. Ceux-ci n’avaient
pas encore tiré leurs armes. Ils étaient mal à l’aise et leurs
regards passaient sans cesse de Lysias à Sethbert.
Ce sont toujours mes hommes et ils le savent.
Il attira l’attention de l’un d’eux et pointa le doigt vers le
grand portrait.
— Descendez-moi ça, dit-il.
Il sourit lorsque l’éclaireur obéit sans même tourner la tête
vers Lysias pour obtenir confirmation.
Derrière le tableau, il y avait la porte ronde d’un coffre
Rufello encastré dans le mur de pierre.

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— Puis-je ? demanda Sethbert.
Lysias secoua la tête.
— Quelle est la combinaison de ce coffre ?
Sethbert envisagea différentes options, puis décida de
répondre. Il récita le code avec lenteur pour qu’un éclaireur ait le
temps d’actionner les boutons et les molettes. La porte s’ouvrit
avec un cliquetis sec.
Le soldat regarda à l’intérieur, puis se tourna vers Lysias avec
les lèvres serrées.
— Il est vide, général.
Sethbert sentit son estomac se nouer, puis il vit Lysias porter
la main à la poignée de son épée. Deux éclaireurs l’imitèrent.
Le prévôt hurla et s’élança vers la fenêtre. Il poussa le lourd
rideau devant lui pour se protéger des éclats de verre et de
treillis et disparut dans la nuit pluvieuse. Il sauta du petit balcon
et s’enfonça dans le labyrinthe whymèrien en contrebas.
Cela s’était passé quelques heures plus tôt. Sethbert avait
emprunté les tunnels creusés sous le labyrinthe – ceux que son
père lui avait montrés quand il était encore enfant – et était
parvenu à s’enfuir. Il avait débouché dans le quartier le plus
animé de la cité. Il avait attaqué un ivrogne et lui avait dérobé
ses habits ainsi que ses chaussures, trop petites.
Il avait d’abord envisagé de gagner le port et d’embarquer
clandestinement sur un navire, mais, avec le blocus, il ne serait
pas allé très loin. Lysias n’allait pas tarder à lancer tous les
hommes disponibles à sa recherche. Il posterait des gardes aux
portes de la ville et sur les ponts.
En fin de compte, le prévôt s’était glissé dans les égouts et les
avait suivis pour sortir de la cité. Il avait ensuite gagné la côte et
s’était réfugié dans cette grange.
Il se releva avec lenteur : ses mains étaient couvertes
d’ampoules, ses côtes étaient douloureuses et il s’était blessé à
l’épaule en atterrissant dans le jardin au cours de son évasion.
Il avait espéré dormir un peu, mais son esprit ne trouvait pas
le repos. Qu’allait-il faire ? Que lui restait-il ? Où était passée la
pochette de documents ?
Seule une poignée de personnes connaissait l’existence de ce
coffre Rufello et la combinaison se transmettait de père en fils

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depuis des générations. Il était impossible que quelqu’un l’ait
ouvert.
À moins que…
Le forfait ne pouvait avoir été commis que par cette putain de
Jin Li Tam. Mais cela n’avait aucun sens. Si la jeune femme avait
connu la combinaison, pourquoi ne s’était-elle pas emparée des
documents plus tôt ? Elle avait partagé son lit assez longtemps
pour en avoir l’occasion. Pourquoi aurait-elle attendu jusqu’à
aujourd’hui ? Et si elle avait lu les parchemins contenus dans le
coffre, elle aurait compris que Sethbert était un héros.
La jeune femme était à des milliers de lieues, intervint une
petite voix lucide. Elle était partie depuis des mois pour se
réfugier au nord-est avec ce bellâtre de Rudolfo et ce pape
soi-disant légitime.
Si ce n’était pas un coup des Li Tam, c’était l’œuvre d’un autre
laquais des Androfranciens. Mais qu’importaient le coupable et
la manière dont il avait accompli son forfait ?… Sethbert devait
survivre. Maintenant que les documents avaient disparu, il ne
trouverait aucun refuge dans les Terres Nommées. Il réalisa avec
angoisse qu’on allait le traquer sans relâche.
Le golfe était sous le contrôle de l’armada de fer qui lui
coupait toute retraite vers les îles méridionales ou la côte
d’Émeraude orientale, à l’ouest. Mais, vers l’est, il y avait de
petites villes de pêcheurs sur les rives boisées de la baie de
Caldus. Il pourrait y voler une embarcation et échapper au
blocus de Vlad Li Tam. Il ferait route au sud en longeant les
abords déchiquetés de la Muraille du Gardien, il contournerait le
cap du Grand Voyageur et atteindrait le Désert Bouillonnant.
Sethbert approcha de la porte de la grange et jeta un coup
d’œil à l’extérieur. Il ne vit rien entre le fleuve et le bord du
champ. Le soleil brillait et un vent paresseux emportait les
derniers nuages de pluie en direction de l’est.
Sethbert les suivit en tremblant de faim et de peur.

RUDOLFO

Rudolfo était parti vers le sud, seul malgré les protestations

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de ses hommes. Si Grégoric avait été en vie, il ne l’aurait pas
laissé faire. Il aurait refusé d’obéir aux ordres, ou bien il l’aurait
suivi à distance en employant des magikes pour ne pas être
repéré. Aedric, le nouveau premier capitaine, aurait sans doute
protesté, mais il était déjà parti pour mener des opérations
conjointes avec les rangers de Meirov. Il devait surveiller les
frontières orientales et occidentales pour dissuader les voisins
de la reine de Pylos de se montrer trop envahissants.
La monture de Rudolfo avait été magifiée afin d’améliorer sa
vitesse et son endurance. Le roi tsigane était penché sur
l’encolure pour se protéger de la pluie battante. Avant de partir,
il avait envoyé plusieurs messages codés à Jin Li Tam, au
Praticien Général et à Aedric. À sa demande, Pétronus avait
ordonné à Vlad Li Tam de ne pas relâcher sa surveillance sur les
fleuves du Delta. Il ne fallait pas que le prévôt renégat s’échappe.
Il avait aussi informé son futur beau-père qu’il avait rendez-vous
avec Aedric. L’armée errante allait traquer Sethbert et, une fois
qu’elle l’aurait capturé, Rudolfo exhiberait ce fils de putain
d’assassin dans toutes les villes jalonnant la route menant au
royaume des Neuf Maisons Sylvestres.
Cette perspective fit sourire le roi tsigane et il siffla pour que
sa monture accélère. S’il ne perdait pas de temps, il arriverait
dans quatre jours. Son cheval magifié était capable de soutenir
ce rythme, mais pas davantage. Lorsque Rudolfo aurait rejoint
Aedric et ses hommes, il lui faudrait changer de monture pour la
saison. Il flatta l’encolure de l’animal. Avec tout ce que la pauvre
bête avait enduré depuis la Désolation de Windwir, elle méritait
bien un peu de repos.
Nous méritons tous un peu de repos.
À Windwir, les fossoyeurs avaient plié leurs tentes et leur
caravane devait se diriger vers le nord-est. Rudolfo aurait pu
s’adjoindre une escorte, mais le pape était déjà très vulnérable et
il avait ordonné à ses hommes de le protéger. La guerre était
peut-être sur le point de s’achever, mais il était hors de question
de jouer avec la sécurité de Pétronus.
Pourtant, une raison plus profonde poussait Rudolfo à
voyager seul. Quelque chose d’abject le rongeait depuis la nuit
où il avait porté Grégoric sur ses épaules. Lorsque cette

- 401 -
sensation s’emparait de lui, Rudolfo ne supportait pas la
moindre compagnie.
Cela faisait probablement partie des Cinq Chemins de la
Douleur. Rudolfo était décidé à les emprunter jusqu’à ce que sa
peine disparaisse. Il les connaissait bien : il les avait déjà suivis à
la mort de son frère et à celle de ses parents.
Mais Grégoric…
Cette perte lui faisait encore l’impression d’un coup de
poignard dans le cœur.
Il secoua la tête pour chasser ces sombres pensées. Il réfléchit
au travail qui l’attendait, mais constata que cela l’ennuyait. Il
songea à Jin Li Tam et aux moments qu’ils avaient partagés,
mais sans plus d’intérêt.
Il pensa alors à Sethbert et toute son attention se concentra
sur cet objectif, le seul capable de lui faire oublier le passé.
Une fois le travail de Rudolfo accompli, Sethbert hurlerait de
douleur tandis qu’une lame couverte de sel l’écorcherait avec
lenteur.

- 402 -
Chapitre 28

RUDOLFO

Rudolfo descendit de selle et tendit les rênes à un de ses


hommes. L’armée errante, les éclaireurs tsiganes et une
escouade de rangers frontaliers de Pylos entouraient une cabane
et un petit hangar à bateau situés à la pointe de la baie de
Caldus.
Des dizaines d’oiseaux étaient arrivés pour signaler des
témoignages et Rudolfo avait divisé ses hommes pour les lancer
sur chaque piste. Sa tactique avait fini par payer.
Lorsque Sethbert avait été repéré, les rangers avaient gagné
le village le plus proche et avaient posé des questions à propos
de l’endroit où le prévôt avait trouvé refuge. Ils avaient appris
que la bâtisse appartenait à un certain Pétros qui était en voyage.
Sethbert n’avait pas l’intention de résister, mais il exigeait de
se rendre à Rudolfo en personne. Les rangers avaient
communiqué sa demande aux éclaireurs tsiganes.
Rudolfo était aussitôt monté dans le chariot des Praticiens de
la Torture Repentante qui était arrivé du royaume des Neuf
Maisons Sylvestres. Il s’agissait d’un grand véhicule fermé par
des panneaux de bois amovibles, ce qui permettait d’exposer la
cage en fer noir et les divers instruments de rédemption qui se
trouvaient à l’intérieur.
Le roi tsigane se dirigea vers le premier capitaine des
éclaireurs tsiganes. Aedric était le fils aîné de Grégoric et il avait
presque vingt ans. Rudolfo avait l’intention d’en faire un
premier capitaine d’exception et – si les dieux ne lui accordaient
pas d’héritier – de l’adopter. Comment Jin Li Tam réagirait-elle
à cette proposition ? Elle en comprendrait sans doute l’intérêt.

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Rudolfo réalisa soudain qu’il était désormais incapable de
prendre une décision importante sans en parler à la jeune
femme. Il ne craignait pas qu’elle critique ses choix – elle ne le
faisait jamais – et elle était capable d’envisager un problème
sous un angle nouveau. Elle était devenue une alliée précieuse.
— Premier capitaine, dit Rudolfo en penchant légèrement la
tête.
— Général Rudolfo, dit Aedric en s’inclinant. Le prévôt des
cités entrolusiennes vous attend.
Rudolfo opina.
— Est-ce qu’il est armé ?
— J’en suis certain.
Le roi tsigane caressa sa moustache.
— Tu penses qu’il a l’intention de s’en prendre à moi ?
Les yeux d’Aedric se plissèrent.
— Il a l’intention d’essayer, seigneur.
Rudolfo défit le ceinturon auquel son épée était accrochée et
le confia à un conseiller qui attendait sur le côté.
— Prête-moi tes poignards, dit-il à Aedric.
Le premier capitaine déboucla sa ceinture et la tendit à
Rudolfo qui la serra autour de ses hanches étroites.
Contrairement à ce que le roi tsigane avait imaginé, Aedric ne
chercha pas à le dissuader d’aller seul à la rencontre de Sethbert,
il n’affirma pas que c’était trop dangereux. Rudolfo esquissa un
sourire intérieur.
— Je sifflerai lorsque j’aurai besoin de toi. (Il regarda les deux
Praticiens qui avaient conduit le chariot.) Salez les lames de vos
couteaux et préparez vos chaînes. (Il se dirigea vers la porte du
hangar à bateau.) Sethbert !
À l’intérieur, quelqu’un s’agita et le roi tsigane entendit
quelque chose se renverser. Il ouvrit la porte et suivit du regard
le rai de lumière qui pénétra dans la bâtisse malpropre. Une
odeur de poisson pourri et d’excréments humains le saisit à la
gorge. Il tira un mouchoir en soie de sa manche et le plaqua
contre son nez et sa bouche. Le parfum du tissu masqua la
puanteur.
— Rudolfo ? demanda une voix rauque et lointaine.
Rudolfo eut l’impression d’entendre un homme au bord de la

- 404 -
folie.
Quelqu’un se déplaça à quatre pattes et le roi tsigane entrevit
une silhouette traverser le rayon de lumière. Sethbert avait
perdu de son embonpoint et ses habits étaient désormais trop
grands. Il était répugnant : sa barbe et ses cheveux étaient
couverts de boue et ses vêtements étaient déchirés et noirs de
crasse. Il avait les yeux écarquillés.
— Oui, répondit Rudolfo. C’est moi. C’est terminé. Sortez.
Sethbert sourit et une vague de soulagement passa sur son
visage.
— Je vais sortir, bientôt, dit-il avec un clin d’œil emphatique.
Mais ne vous a-t-on pas dit que j’essaierais de m’en prendre à
vous d’abord ?
Les doigts de Rudolfo se contractèrent sur le manche des
poignards. Le prévôt avait les mains posées sur le sol boueux.
— Et comment avez-vous l’intention de vous en prendre à
moi ?
— En vous révélant la vérité. (Rudolfo attendit.) J’ai eu la
preuve entre les mains. Je l’ai vue. J’ai étudié les tableaux et les
cartes. Ils étaient décidés à utiliser le sortilège pour nous réduire
en esclavage.
Rudolfo s’esclaffa.
— Vous deviez m’attaquer, pas me faire rire. Qu’est-ce que les
Androfranciens auraient gagné à nous réduire en esclavage ?
— Je suis un fidèle serviteur de la lumière, déclara Sethbert.
Une lueur de folie brilla dans ses yeux tandis qu’il grimaçait
dans le rayon de soleil.
Rudolfo se renfrogna.
— En voilà assez ! Vous avez outrepassé le temps qui vous
était imparti, Sethbert.
Le roi tsigane recula et faillit ne pas entendre les mots que le
prévôt murmura très bas, mais très distinctement.
— Demandez à la putain qui partage votre lit. Demandez-lui
qui a financé les rebelles qui ont assassiné vos parents.
Les poignards de Rudolfo jaillirent de leur fourreau.
— Qu’est-ce que vous avez dit ?
Il croisa le regard du prévôt, mais celui-ci n’ajouta pas un
mot.

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Plus tard, les Praticiens enchaînèrent Sethbert dans le
chariot et Rudolfo fit racler le pommeau de sa longue épée
contre les flancs du véhicule. Il ordonna au conducteur en robe
noire de regagner le royaume sans se presser et de s’arrêter dans
toutes les villes qu’il traverserait.
Il avait pensé suivre le prisonnier, mais il en était désormais
incapable. De toute évidence, Sethbert avait sombré dans la
folie, mais ses paroles rongeaient le roi tsigane. Le prévôt avait
vraiment cru que les Androfranciens allaient s’en prendre aux
habitants des Terres Nommées. En fin de compte, Windwir avait
été détruite par la paranoïa de cet homme.
Pourtant, ses derniers mots avaient réveillé des soupçons que
Rudolfo nourrissait depuis une éternité. On lui avait toujours
répété que ses parents avaient été tués au cours d’une
insurrection spontanée qui avait conduit à une nuit de violence.
Lorsque le jeune roi avait demandé une enquête à propos de la
tragédie qui l’avait laissé orphelin, ses conseillers avaient secoué
la tête avec condescendance. Cela lui avait paru étrange, car
cette rébellion était la première depuis la fondation du royaume,
deux mille ans plus tôt. Rudolfo avait consacré la fin de cette
funeste nuit à préparer cette enquête avec le soutien du père de
Grégoric. Mais le pontife avait estimé que les Praticiens de la
Torture Repentante étaient plus qualifiés que lui pour obtenir
des renseignements. Rudolfo l’avait écouté. C’était la seule fois
où il avait accepté de ne pas suivre son instinct.
Maintenant, son instinct lui soufflait de chevaucher vers
l’ouest et le roi tsigane lui obéit en menant sa nouvelle monture
à bride abattue.
« Demandez à la putain qui partage votre lit. Demandez-lui
qui a financé les rebelles qui ont assassiné vos parents. »
Non, songea Rudolfo. Je ne le lui demanderai pas.
Il préférait poser la question à son père.

NEB

Neb était fasciné par les mécaserviteurs.


Il les avait parfois entrevus dans la Grande Bibliothèque,

- 406 -
mais si peu et si rarement. Désormais, il les côtoyait et il parlait
avec eux. Il lui arrivait même de les aider à faire l’inventaire et à
cataloguer les livres contenus dans leurs registres mémoires.
Aujourd’hui, Isaak et Neb devaient s’occuper de la liste des
ouvrages apportés par la dernière caravane en provenance du
palais d’été. Après le suicide inattendu de Résolu, ses partisans
avaient rapidement accepté la proposition de Pétronus appelant
à l’unité. Pourtant, lorsqu’un certain capitaine Grymlis était
arrivé à la tête d’un contingent de gardes gris, le pape les avait
démis de leurs fonctions.
— Les éclaireurs tsiganes assurent désormais la protection du
fils de P’Andro Whym, leur avait-il dit. Si vous voulez respecter
vos serments, obéissez-moi. Enterrez vos uniformes et
commencez une nouvelle vie loin d’ici.
Neb avait été stupéfait par la réaction des gardes gris : ils
s’étaient déshabillés comme un seul homme et avaient enfoui
leurs uniformes dans la forêt avant de disparaître.
Cela s’était passé quinze jours plus tôt.
Depuis, des chariots remplis de livres et d’artefacts arrivaient
au rythme de deux ou trois par semaine. Les réfugiés
androfranciens de la côte d’Émeraude orientale, du palais d’été
et même des cités-États du Delta se rassemblaient peu à peu
dans le royaume des Neuf Maisons Sylvestres, apportant avec
eux les biens que l’ordre leur avait confiés. Les Terres Nommées
avaient appris qu’on reconstruisait la Grande Bibliothèque. Un
corps d’ingénieurs était déjà à l’œuvre et creusait les futurs
sous-sols de l’édifice.
Neb et Isaak faisaient l’inventaire de chaque chariot et le
mécaserviteur enregistrait leur contenu dans sa mémoire.
L’adolescent observa l’automate qui écrivait tandis que ses
paupières métalliques s’ouvraient et se fermaient très vite.
— Sethbert arrivera après-demain, dit Neb.
Isaak leva la tête.
— À votre avis, que va-t-on faire de lui ?
Le jeune homme haussa les épaules.
— Rudolfo a l’intention de l’envoyer rue des Bourreaux et de
le confier à ses Praticiens pour qu’ils exercent leurs talents de
rédempteurs avec des lames enduites de sel.

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Il s’était renseigné sur les coutumes les plus sinistres de la
culture whymèrienne et il frissonna en songeant au sort qui
attendait le prévôt. Les incisions des Praticiens portaient toutes
un nom et elles se fondaient les unes aux autres pour dessiner un
labyrinthe whymèrien de lacérations.
Isaak resta silencieux et Neb poursuivit.
— Mais Pétronus veut qu’il soit jugé pour la Désolation de…
(Il vit le mécaserviteur tressaillir et il ne termina pas sa phrase.)
Je suis désolé, Isaak.
L’automate secoua la tête.
— Vous n’avez pas à vous excuser, frère Nebios. Une partie de
moi estime que le prévôt doit être puni pour ses crimes.
Neb hocha la tête.
— Quand j’ai rencontré Pétronus, je me trouvais sous la tente
de Sethbert et j’observais la position des gardes.
Il s’interrompit. Il avait du mal à croire que cela remontait à
plusieurs mois.
— J’avais volé des magikes d’éclaireurs à dame Li Tam et
j’avais l’intention de m’en servir pour tuer le prévôt.
Les yeux d’Isaak clignotèrent.
— Vous saviez ce qu’il avait fait ?
Neb hocha la tête.
— Oui. Mais Pétronus a compris ce que je voulais faire et il
m’a arrêté.
Isaak réfléchit.
— Vous n’étiez qu’un garçon ayant survécu à la catastrophe.
Aujourd’hui, vous êtes un héros de l’ordre androfrancien.
Pensez-vous que votre retenue soit responsable de cette
évolution ?
Neb posa le livre qu’il venait de tirer du chariot et éclata de
rire.
— Ma retenue ? C’est Pétronus qui m’a retenu !
Isaak tourna la tête vers lui.
— Vous le regrettez ?
Neb réfléchit.
— Je ne crois pas.
Isaak regarda derrière le jeune homme et se leva soudain.
— Dame Li Tam. Quel plaisir inattendu !

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Neb se tourna et rougit. Jin Li Tam était éclatante de beauté.
Elle n’était pas aussi jolie qu’Hivers, mais elle n’en demeurait
pas moins ravissante. Elle lui adressa un sourire et il sentit ses
joues s’empourprer un peu plus.
— Bonjour, Isaak. (Elle inclina la tête vers le jeune homme et
l’automate.) Nebios. (Elle sourit de nouveau.) Comment se passe
l’inventaire ?
Neb se leva à son tour.
— Nous avons découvert trois machines. De petite taille,
certes, mais deux d’entre elles sont en bon état.
— Je devrais être en mesure de réparer la dernière, intervint
Isaak. Il semblerait qu’il suffise de remettre un rouage en place.
Jin Li Tam observa le chariot et Neb eut l’impression de voir
un éclair d’étonnement dans ses yeux. Il suivit son regard et
aperçut l’oiseau doré dans la cage brillante. Ses ailes étaient
brisées et la tête s’agitait de manière sporadique.
— D’où vient ce chariot ? demanda Jin Li Tam.
Neb examina le petit animal mécanique. Cet automate lui
rappelait quelque chose. Il tressaillit soudain en sentant l’odeur
de soufre et d’ozone qui avait accompagné la destruction de
Windwir.
Isaak consulta son registre.
— Il arrive de la côte d’Émeraude orientale, dit-il. C’est le
contenu d’une collection privée.
Neb revit l’oiseau doré voler à basse altitude au-dessus de
l’horizon en laissant une traînée de vapeur derrière lui. Cela
s’était passé à Windwir. Un flot de paroles inintelligibles
s’échappa soudain de ses lèvres. Des fragments de textes sacrés
mêlés à des mots inconnus. Il referma la bouche et tourna la tête
vers Jin Li Tam.
La jeune femme le regarda.
— Neb ?
L’adolescent attendit que les muscles de sa gorge se
détendent.
— J’ai vu cet oiseau à Windwir, dit-il enfin.
Il remarqua que les yeux de Jin Li Tam se plissaient et que sa
mâchoire se contractait.
— Tu en es sûr ? demanda-t-elle.

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— Certain.
Elle hocha la tête, le regard soudain perdu dans le vague.
— J’espère qu’il sera possible de le réparer. (Elle se ressaisit.)
Pétronus souhaite vous voir tous les deux. (Elle s’interrompit.)
Portez-lui cet oiseau. Dites-lui que je viendrai lui en parler un
peu plus tard.
Neb attrapa une liasse de documents. Le pape désirait sans
doute les voir à propos du conseil des évêques qui se tiendrait
dans quelques semaines. Une grande partie des fossoyeurs qui
avaient accompagné Neb s’affairaient déjà à construire des
gradins et à préparer de vastes tentes pour accueillir les invités.
Les oiseaux portant les dernières convocations devaient partir le
lendemain.
Neb se dirigea vers le manoir où de nombreux bureaux
avaient été installés. Il songea alors qu’il se comportait en
goujat. Il s’arrêta et se tourna pour attendre Jin Li Tam et Isaak.
Le mécaserviteur portait la cage dorée.
Jin Li Tam la contemplait.
Neb n’avait jamais vu un visage si triste.

PÉTRONUS

Le bureau de Pétronus jouxtait la salle aménagée pour Neb et


Isaak. Le vieil homme avait déclaré qu’il pouvait travailler dans
ses appartements, mais l’intendant avait protesté avec
véhémence et insisté pour que le pape dispose d’une pièce
particulière. Une petite table, quelques bibliothèques et trois
chaises avaient donc été installées dans une sorte de grand
placard pourvu d’une minuscule fenêtre donnant sur un des
nombreux jardins du manoir. Le printemps était déjà là et
Pétronus sentait les fleurs qui s’épanouissaient – mais il devait
monter sur la table pour les apercevoir.
Le vieil homme leva la tête en entendant frapper.
— Entrez, dit-il.
Neb ouvrit la porte. Pétronus avait l’impression que le garçon
grandissait sans cesse. Ses épaules s’étaient élargies et son
visage s’ornait d’une vague barbe taillée avec l’adresse toute

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relative d’un adolescent. Il portait sa robe avec élégance, mais il
ne s’y sentait pas encore à l’aise. Il avait du mal à se considérer
comme un véritable membre de l’ordre.
— Vous nous avez fait appeler, Votre Excellence ?
— Entrez et installez-vous.
Neb obéit et Isaak le suivit en traînant la jambe. Il portait une
petite cage métallique bossue. À l’intérieur, un oiseau s’agitait
par à-coups en cliquetant. Le garçon et l’automate s’assirent sur
les chaises qui les attendaient.
— Que m’apportez-vous là ? demanda Pétronus.
Isaak posa la cage sur le bureau.
— C’est un automate, dit-il. Dame Li Tam vous fait savoir
qu’elle viendra vous en parler un peu plus tard.
— Je pense que cet oiseau a assisté à la destruction de
Windwir, dit Neb.
Pétronus examina le petit automate et constata qu’il lui
rappelait quelque chose. Il eut l’impression de l’avoir déjà vu
chez quelqu’un.
— Je suis impatient d’entendre ce que dame Li Tam veut me
dire à propos de cet oiseau. Mais en attendant…
Il glissa la main sous son bureau et en tira un objet enveloppé
dans du tissu. Un cavalier le lui avait apporté le matin même et
Pétronus avait aussitôt reconnu un canon de poing provenant du
palais d’été. Une poignée de ces armes avaient été restaurées
avant que l’ordre estime qu’elles « déshonoraient les Alliances
de Sang ». Le vieil homme posa l’objet devant lui.
— Le nouveau prévôt, le seigneur Erlund, vient de m’envoyer
ceci. Oriv l’a utilisé pour… mettre fin à ses jours. (Il défit le
paquet et remarqua que Neb avait les yeux écarquillés.) C’est
une relique de l’ère des Jeunes Dieux, bien avant l’avènement de
l’Ancien Monde et la naissance de P’Andro Whym. (Son regard
passa de Neb à Isaak.) Est-ce qu’elle vous rappelle quelque
chose ?
L’automate hocha la tête.
— Oui, Père.
Isaak s’adressait toujours à lui en employant ce terme ancien.
Pétronus ignorait pourquoi, mais ce titre lui plaisait, car il était
humble.

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— En as-tu vu de semblables à la Grande Bibliothèque ?
Isaak secoua la tête.
— Non, Père. Je n’avais pas le droit de travailler sur des
armes en dehors du sortilège. (Un nuage de vapeur s’échappa de
sa grille dorsale et ses engrenages vrombirent.) Oriv a utilisé un
artefact semblable lorsque le seigneur Rudolfo et dame Li Tam
sont venus me chercher au palais d’été. Il s’en est servi pour tuer
un éclaireur tsigane. Je pensais que le seigneur Rudolfo l’avait
conservé.
— Il s’agit peut-être d’un artefact similaire, dit Pétronus.
Il savait pourtant que c’était improbable. Il existait cinq ou
six armes de ce type dans le monde et aucune d’elles n’aurait dû
se trouver entre les mains d’un cacique de l’ordre ou d’un officier
de la Garde Grise. Lorsqu’il était pape, Pétronus en gardait une
dans chacune de ses chambres et chacun de ses bureaux. Les
autres étaient enfermées dans des coffres au plus profond de la
Grande Bibliothèque.
Neb examina l’artefact et Pétronus se demanda s’il avait
remarqué les taches sur la crosse. Elles avaient été nettoyées,
mais le sang avait eu le temps de s’imprégner dans le bois clair.
— Le mécanisme est fort simple, déclara le vieil homme. Une
étincelle enflamme un étui de papier paraffiné contenant de la
poudre et provoque une explosion qui propulse un projectile –
ou, dans le cas présent, une volée de mitraille. C’est très imprécis
au-delà de quatre ou cinq longueurs d’épée.
Mais c’était bien assez pour qu’Oriv se fasse sauter la cervelle
– à condition que cela ait été son intention. Pétronus avait des
doutes, surtout après avoir entendu Isaak déclarer que l’arme
était passée entre les mains de Rudolfo. Il interrogerait le
seigneur des Neuf Maisons Sylvestres à son retour.
Rudolfo était entré en possession de cet artefact, mais il ne
l’avait pas gardé. Si cette information se confirmait, il était
possible que le suicide d’Oriv n’en soit pas un. Mais cela avait-il
une importance, maintenant ?
La tragique disparition de l’archevêque avait arrangé les
affaires de tout le monde, y compris celles de la victime si son
message d’adieu était authentique. Si Oriv avait planifié la
Désolation de Windwir avec son cousin, ainsi qu’il l’avouait dans

- 412 -
sa lettre, l’artefact restauré lui avait épargné d’affronter la justice
androfrancienne.
Pétronus n’aurait pas laissé les Praticiens de Rudolfo le
torturer comme ils le faisaient avec Sethbert dans le chariot qui
le ramenait au royaume des Neuf Maisons Sylvestres. Il l’aurait
cependant châtié de manière exemplaire et Oriv aurait payé ses
crimes de sa vie.
Pétronus regarda l’arme, puis Neb et Isaak.
— Je veux qu’on détruise ces choses. Nous ne pouvons plus
garder leur existence secrète.
Les yeux de Neb s’écarquillèrent.
— Mais, Votre Excellence… Nous pourrions…
Pétronus ne le laissa pas terminer.
— Frère Nebios, dit-il d’une voix sévère, je ne veux pas qu’on
étudie ces artefacts. Je veux qu’on les détruise. (Il se pencha en
avant et sentit la colère lui empourprer les joues.) Je refuse
qu’une autre de ces armes tombe entre de mauvaises mains.
Il regretta aussitôt cet éclat en voyant la confusion se peindre
sur les traits de Neb. Puis l’adolescent pâlit en comprenant les
paroles du vieil homme.
— Une autre de ces armes ?
Pétronus resta silencieux, même lorsque Neb répéta sa
question. Il réenveloppa le canon dans le carré de tissu.
— Détruis cet objet.
Neb hocha la tête.
— Bien, Votre Excellence.
Pétronus regarda Isaak.
— Je veux que vous refassiez l’inventaire. Je veux la liste des
magikes et des machines de guerre contenues dans les registres
mémoires des mécaserviteurs. Nous allons prendre des
décisions difficiles dans les jours à venir. Il nous faudra décider
quelle partie de la lumière nous allons conserver et quelle partie
nous allons faire disparaître.
Isaak acquiesça.
— Bien, Père.
Neb et l’automate se levèrent et quittèrent le bureau. Le jeune
homme lança un regard étrange à Pétronus qui fit semblant de
ne rien remarquer. Il avait éveillé la curiosité du garçon, et

- 413 -
peut-être même sa haine.
De toute manière, Neb allait bientôt le détester.
Comment Pétronus aurait-il pu lui en vouloir ? Il avait honte
de lui.

JIN LI TAM

Jin Li Tam attendit le crépuscule avant de se diriger vers le


petit bureau de Pétronus. Neb et Isaak étaient partis pour la
soirée et le calme régnait dans l’aile du manoir abritant les
services de l’ordre androfrancien. Le couloir était plongé dans la
pénombre à l’exception d’un peu de lumière qui se glissait sous
la porte du pape. Les éclaireurs tsiganes chargés de sa protection
annoncèrent l’arrivée de la jeune femme, puis la firent entrer.
Le vieil homme leva les yeux d’une pile de documents et posa
sa plume.
— Dame Li Tam, dit-il en inclinant la tête.
— Votre Excellence, répondit-elle en lui rendant son salut.
Elle repéra aussitôt la cage dorée posée sur un coin du
bureau. Lorsqu’elle était enfant, elle avait passé des heures à
écouter cet oiseau et à lui apprendre des phrases simples dans la
chaleur humide du jardin de son père, au bord de la mer.
L’automate lui paraissait plus petit aujourd’hui.
Plus petit et en mauvais état, songea-t-elle. Ses plumes en
métal doré étaient striées de brûlures noires, la tête pendait sur
le côté à angle droit par rapport au reste du corps et des fils de
cuivre jaillissaient d’une orbite carbonisée. L’automate n’était
même plus capable de se tenir droit. Recroquevillé dans un coin
de la cage, il était agité de spasmes et son œil valide clignait sans
interruption.
Jin Li Tam s’assit sur une simple chaise en bois disposée
devant le bureau. Elle ne quitta pas l’oiseau des yeux un seul
instant.
Pétronus le remarqua.
— Vous avez déjà vu cet automate ? demanda-t-il.
La jeune femme tourna enfin la tête vers le vieil homme.
— Oui, Votre Excellence. Il appartenait à mon père. C’était un

- 414 -
cadeau des Androfranciens. Il est arrivé aujourd’hui avec les
ouvrages de sa bibliothèque.
Pétronus haussa les sourcils.
— Les ouvrages de sa bibliothèque ? Pourquoi Vlad Li Tam
nous envoie-t-il les ouvrages de sa bibliothèque ?
Jin Li Tam avait passé une bonne partie de la journée à se
poser la question. Son père chérissait ses livres et elle avait du
mal à comprendre ce qui avait pu le pousser à s’en séparer.
— Je suis aussi surprise que vous, Votre Excellence.
— Est-ce que vous lui avez demandé ses raisons ?
Elle secoua la tête et chercha les mots justes.
— Mon père et moi avons cessé de communiquer.
La jeune femme vit l’étonnement se peindre sur les traits de
Pétronus. Elle croisa son regard. De nombreuses questions
tournaient dans la tête du vieil homme, mais il les repoussa au
prix d’un effort considérable.
— Ainsi donc, pour une raison qui m’échappe, Vlad Li Tam
nous a fait don de sa bibliothèque et de cet oiseau mécanique, dit
Pétronus. (Il s’interrompit un moment.) Vous semblez mal à
l’aise, dame Li Tam.
Jin Li Tam hocha la tête et déglutit avec peine.
— Je ne vous ai pas tout dit, souffla-t-elle.
Une partie d’elle-même avait peur d’en révéler davantage. Au
cours des derniers mois, elle avait commencé à critiquer, puis à
mépriser le travail de son père dans les Terres Nommées.
Et je méprise encore plus le rôle que j’ai joué dans ses plans,
songea-t-elle en regardant l’oiseau.
Elle s’aperçut alors que Pétronus attendait la suite.
— Neb pense qu’il a vu cet automate dans les environs de
Windwir le jour où la cité a été rasée.
Pétronus se pencha en avant et plissa les yeux.
— Est-ce que votre père a déjà employé cet oiseau pour porter
des messages ?
Jin Li Tam secoua la tête.
— Non. Il estimait qu’il était trop facile de l’identifier.
Pétronus acquiesça en observant le petit automate.
— Je me demandais s’il avait trempé dans cette affaire.
Jin Li Tam sentit son estomac se contracter. Elle n’avait rien

- 415 -
dit, mais elle se posait la même question. Il ne faisait aucun
doute que Sethbert était responsable de la destruction de la ville,
il l’avait d’ailleurs reconnu de son plein gré. Mais Jin Li Tam
connaissait le prévôt. C’était un homme prompt aux
changements d’humeur et aux crises de rage, un homme aussi
fainéant qu’impitoyable. Elle était convaincue qu’il avait
provoqué la Désolation de Windwir, mais il était impossible qu’il
ait ourdi un tel complot seul. Il avait été manœuvré. Et, dans les
Terres Nommées, il existait un homme dont le travail consistait
à plier les autres à sa volonté, un homme qui se servait de ses
enfants comme d’un réseau d’informateurs afin de rassembler
des informations et de mener ses plans à bien. Jin Li Tam
prononça enfin les mots qu’elle craignait de prononcer depuis
qu’elle avait vu l’oiseau mécanique.
— J’ai peur que mon père ait manipulé Sethbert pour qu’il
détruise Windwir.
Pétronus hocha la tête.
— Il doit vous être pénible d’arriver à cette conclusion. (Sa
voix se fit plus douce.) Il est difficile de découvrir que les
personnes aimées ont un visage caché.
La jeune femme hocha la tête et s’aperçut qu’elle retenait ses
larmes à grand-peine. Elle parvint à les contenir et songea alors
au vieil homme qui se tenait devant elle. Il avait parlé avec
conviction. Une question lui traversa l’esprit, mais elle hésita un
instant avant de la poser.
— Est-ce que c’est pour cette raison que vous avez renoncé à
votre charge ?
Pétronus acquiesça.
— En partie.
— Et aujourd’hui, après toutes ces années, vous reprenez
votre place. Est-ce que vous regrettez parfois d’avoir quitté
l’ordre ?
— Tous les jours. (Sa voix se chargea de tristesse.) Je ne cesse
de me dire que, si j’étais resté, j’aurais peut-être évité cette
catastrophe.
Jin Li Tam s’était fait la même réflexion en songeant à
l’oiseau mécanique et aux raisons de sa présence ici. Elle avait
passé trois ans auprès du prévôt. Elle l’avait espionné pour le

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compte de son père, mais elle lui avait aussi fourni des
informations sur les ordres de Vlad Li Tam.
J’aurais dû comprendre ce qui se préparait, mais j’ai été
aveuglée par ma foi envers mon père.
— Tous les jours, répéta Pétronus, mais je sais que ces regrets
sont comme un filet de pêche déchiré. (Il se força à sourire.) En
vérité, j’ai pris la meilleure décision possible compte tenu de ce
que je savais alors. Si j’étais resté à la tête de l’ordre, je
reposerais sans doute sous les ruines de Windwir. Et le travail
que j’accomplis aujourd’hui est plus important que tous ceux
que j’ai accomplis au cours de ma vie.
Jin Li Tam hocha la tête.
— Je comprends.
Pétronus tourna les yeux vers l’oiseau.
— Je vais demander à Isaak d’examiner ses registres
mémoires et de vérifier s’il est possible d’en tirer quelque chose.
(Il s’interrompit, mal à l’aise.) Votre père et moi avons jadis été
de bons amis. Je voudrais croire que le garçon que j’ai connu est
incapable d’avoir commis ce crime.
Jin Li Tam ne répondit pas tout de suite. Elle pensa à
Rudolfo, à ses parents et à son ami, Grégoric. Elle pensa aux
innombrables personnes que son père – et ses pères avant lui –
avait manœuvrées et pliées à sa volonté. Elle pensa à ses frères et
sœurs sacrifiés pour satisfaire aux plans des seigneurs de la
Maison Li Tam. Combien y en avaient-ils eus ? Ils étaient sans
doute plus nombreux qu’elle pourrait jamais l’imaginer.
— Vous vous trompez, dit-elle enfin. Mon père est tout à fait
capable d’une telle monstruosité.
Le silence s’abattit dans la pièce.
Jin Li Tam se leva.
— Merci de m’avoir reçue, Votre Excellence.
Elle regagna sa chambre, s’assit sur son lit et regarda par la
fenêtre. Le printemps s’installait et les fleurs s’épanouissaient.
La saison des pluies battait enfin en retraite. La jeune femme
songea aux paroles de Pétronus, puis à l’enfant qui grandissait
en elle.
Le travail que j’accomplis aujourd’hui est plus important
que tous ceux que j’ai accomplis au cours de ma vie.

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Elle caressa son ventre et espéra que la lumière chasserait les
ténèbres de son passé.

- 418 -
Chapitre 29

RUDOLFO

Le domaine des Li Tam était en pleine effervescence lorsque


Rudolfo arriva à ses portes. Le grand bâtiment se dressait
au-dessus des palmiers pour dominer un océan vert et de
longues plages de sable blanc. La moitié de l’armada de fer était
à quai, l’autre était ancrée dans la baie. Rudolfo aperçut des
tonneaux et des caisses empilés sur l’embarcadère. Des
serviteurs les chargeaient à bord des navires.
Le roi tsigane avait fait le voyage en six jours – un véritable
exploit –, ne s’arrêtant que quand cela était indispensable. Il
était venu sans escorte et incognito – ce qui avait ses avantages,
notamment lorsqu’il s’agissait de trouver une chambre pour la
nuit. Rudolfo avait mis cette solitude à profit pour préparer la
confrontation qui l’attendait.
Pourtant, le roi tsigane resta interloqué en voyant les portes
du domaine grandes ouvertes et sans surveillance, puis la
colonne de serviteurs et d’enfants traversant le jardin en portant
des caisses et des tonneaux jusqu’aux quais.
Ils se préparent à partir.
Mais pourquoi ? Il regarda de nouveau. Les domestiques,
divisés en équipes, travaillaient avec empressement et méthode.
De temps en temps, quelqu’un lançait un cri ou posait une
question. Rudolfo devina que tout était organisé avec soin.
Le roi tsigane appela un homme aux longs cheveux roux.
— Je suis Rudolfo, seigneur des Neuf Maisons Sylvestres et
général de l’armée errante. (Il s’inclina légèrement.) Je
souhaiterais m’entretenir avec le seigneur Vlad Li Tam.
L’homme acquiesça.

- 419 -
— Le seigneur Li Tam vous attend, dit-il en pointant le doigt
vers l’autre bout du domaine. Suivez la fumée.
Rudolfo aperçut une mince volute monter dans le ciel
derrière le manoir. Il renifla et sentit une odeur de brûlé qui se
fit plus forte au fur et à mesure qu’il traversait le jardin. Il
contourna le bâtiment par l’aile nord et découvrit Vlad Li Tam
près d’un bûcher.
Le seigneur Li Tam prenait des livres dans une brouette et les
jetait dans les flammes. Il tournait le dos à Rudolfo et celui-ci
songea qu’il lui serait facile de l’assassiner.
Mais il en était incapable. Vlad Li Tam ne se serait jamais
montré vulnérable par inadvertance. Il avait réfléchi à ce qui
allait se passer et il n’avait pas jugé nécessaire de s’entourer de
gardes.
Est-il arrivé à la conclusion qu’il était temps de mourir ?
Rudolfo approcha. Vlad Li Tam lança le dernier ouvrage sur
le bûcher et se tourna pour saisir les brancards de la brouette.
Il leva les yeux et vit Rudolfo.
— Seigneur Rudolfo. Cela ne vous dérange pas si je continue
à travailler pendant que nous parlons ? Il me reste beaucoup à
faire. (Rudolfo hocha la tête.) Parfait.
Vlad Li Tam agrippa les brancards et s’engagea sur un
chemin étroit bordé de fleurs resplendissantes. Il se dirigea vers
les portes ouvertes du manoir et passa par une entrée de service.
Il poussa la brouette dans un couloir couvert d’épais tapis et
tourna à droite, puis à gauche. Rudolfo le suivit. Les murs
étaient nus, mais des marques blanches indiquaient que des
tableaux avaient été décrochés depuis peu.
— Vous partez ? demanda Rudolfo.
Vlad Li Tam le regarda par-dessus son épaule.
— En effet.
Ils ralentirent et entrèrent dans une vaste bibliothèque.
Quelques rares ouvrages étaient éparpillés sur les étagères – des
livres sans valeur abandonnés là faute de temps.
— Et où allez-vous ? demanda Rudolfo.
Vlad Li Tarn haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Loin des Terres Nommées. (Il lança un
regard dur au roi tsigane.) Mais mes affaires ne vous concernent

- 420 -
pas. Les Neuf Maisons Sylvestres doivent se concentrer sur la
tâche colossale et sur les nombreuses responsabilités qui les
attendent.
Les deux hommes longèrent des étagères qui montaient
jusqu’au plafond et s’arrêtèrent devant un meuble massif appuyé
contre un mur, un peu à l’écart. Vlad Li Tam l’attrapa à deux
mains et le fit pivoter. Un passage se trouvait derrière, l’entrée
d’une autre bibliothèque, plus petite. Le sol était recouvert d’un
grand tapis sur lequel étaient disposés une modeste table et un
fauteuil. Les étagères étaient vides à l’exception d’une seule.
Combien de voyages Vlad Li Tam avait-il faits pour emporter
tant de livres jusqu’au bûcher ? Les ouvrages restants étaient
alignés en une rangée parfaite. Ils étaient tous identiques : petits
et reliés en cuir noir. Vlad Li Tam prit celui qui était à une
extrémité et le soupesa.
Les yeux de Rudolfo se plissèrent.
— Pour ma part, dit-il, je commence à croire que vos affaires
me concernent beaucoup. (Il fit une pause.) Quel lien votre
Maison entretenait-elle avec Fontayne l’hérétique ?
Vlad Li Tam ne répondit pas tout de suite. Il garda le livre
dans la main, puis le déposa avec soin dans la brouette.
— Très bien, dit-il.
Il se redressa et se tourna vers Rudolfo en lissant sa robe en
soie. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix était claire et ferme.
— Je l’ai envoyé dans le royaume des Neuf Maisons
Sylvestres pour fomenter une rébellion et assassiner vos parents.
(Il ajouta, plus bas :) C’était mon septième fils.
Les doigts de Rudolfo se refermèrent sur le manche de son
poignard. Il sentit une vague brûlante lui empourprer le visage.
— Votre fils ?
Vlad Li Tam hocha la tête.
— Je l’aimais beaucoup.
Ces paroles frappèrent Rudolfo comme un coup de poing. Il
se demanda pourquoi. Peut-être à cause du ton sur lequel elles
avaient été prononcées.
— Pourquoi avez-vous fait cela ?
Vlad Li Tam soupira.
— Vous êtes mieux placé que quiconque pour le comprendre.

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Vous connaissez le premier précepte de l’Évangile de P’Andro
Whym ? « Le changement n’est autre que le chemin de la vie. »
— Oui.
— Et la première assertion de T’Erys Whym ?
Il s’agissait du credo des Praticiens de la Torture Repentante.
« On impose le changement grâce à des efforts judicieux et à
des plans réfléchis. »
Ces hommes gravaient leurs labyrinthes whymèriens dans la
chair de leurs patients en espérant qu’ils conduiraient à un
changement durable, à des regrets sincères.
— Vous savez fort bien que oui.
— Avec du temps et des efforts, on peut modifier le cours
d’une rivière. (Vlad Li Tam se tourna vers le meuble et attrapa
un autre livre.) Tout comme le destin d’un homme… ou d’un
monde.
Rudolfo dégaina son arme à moitié.
— Vous avez assassiné ma famille pour influer sur le cours de
ma vie.
Vlad Li Tam hocha la tête et se tourna vers le roi tsigane.
— En effet. Mais il ne s’agit pas seulement de votre vie. Je l’ai
fait pour protéger la lumière. (Ses yeux se remplirent soudain
d’une colère brûlante, mais contrôlée.) J’ai servi la lumière,
Rudolfo, et j’en ai payé le prix. Si vous avez besoin de vous
venger pour surmonter les injustices dont vous avez été victime,
ne vous gênez pas. Mais une fois que vous m’aurez tué, partez et
remplissez votre rôle. (Vlad Li Tam se tourna vers le meuble et
attrapa un troisième livre.) J’aimerais cependant que vous me
laissiez terminer mon travail.
Rudolfo lâcha la poignée de son arme qui glissa dans son
fourreau. Combien de voyages le vieil homme avait-il faits entre
la bibliothèque et le bûcher ? Vingt ? Trente ? C’était difficile à
dire, mais Rudolfo songea que les étagères étaient sans doute
pleines lorsqu’il avait commencé. Il frissonna soudain en
comprenant ce qui se passait.
— Ces livres…
Vlad Li Tam ne lui laissa pas le temps de terminer sa
question.
— Ce sont les documents relatant les opérations menées par

- 422 -
la Maison Li Tam dans les Terres Nommées selon les
instructions données par T’Erys Whym au cours de la première
papauté.
Rudolfo regarda les dos vierges. Il était stupéfait.
Tant de livres…
— Ils remontent jusqu’à cette époque ?
— Oui, jusqu’aux premiers jours de la Colonisation.
Vlad Li Tam attrapa le dernier volume et le tendit au roi
tsigane.
Rudolfo l’ouvrit. Le texte était rédigé dans un langage
étrange, le langage d’une Maison qu’il ne connaissait pas.
Pourtant, certains caractères lui étaient familiers. Les mots
étaient écrits serrés et il y avait des nombres – sans doute des
dates – dans les marges. Il restait des pages vierges et Rudolfo
tressaillit soudain en comprenant que cet ouvrage le concernait.
C’était le dernier volume. Il se rappela les paroles de Vlad Li
Tam.
« Il ne s’agit pas seulement de votre vie. »
Il soupesa l’ouvrage et envisagea pendant un moment de le
garder. Si Jin Li Tam n’était pas capable de le traduire, Isaak ou
un autre mécaserviteur y parviendraient peut-être un jour. Mais
voulait-il découvrir la vérité ? Cela changerait-il quelque chose ?
Il tendit le livre à Vlad Li Tam.
La brouette était désormais pleine et les étagères vides. Les
deux hommes retournèrent vers l’entrée du manoir sans
échanger un mot.
Vlad leva enfin les yeux et croisa le regard de Rudolfo.
— L’ordre m’a demandé de trouver un endroit sûr où installer
la Grande Bibliothèque et un homme fort pour la protéger. (Il
s’interrompit un instant.) Vous êtes le nouveau gardien de la
lumière.
— Pourquoi moi ?
Vlad Li Tam haussa les épaules.
— Pourquoi pas vous ?
Il lança un livre sur le bûcher et Rudolfo observa le feu le
dévorer. Quelles étaient les vies qui se consumaient dans les
flammes ? Quelles histoires relataient ces pages ? Comment le
cours du fleuve avait-il été détourné, et à quel prix ?

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Rudolfo était aux prises avec un véritable labyrinthe
whymèrien et il n’était pas sûr de pouvoir en sortir. Chaque
question ne faisait qu’en poser d’autres.
— Et quel est le rôle de votre quarante-deuxième fille ?
Un mélange de fierté et de tristesse passa sur le visage de
Vlad Li Tam.
— Elle est la plus fine et la plus brillante de mes enfants. C’est
une flèche dont j’affûte la pointe depuis sa naissance. (Il parlait
comme un père.) Elle a été façonnée pour ces événements, tout
comme vous.
Une dernière question entraîna Rudolfo au tréfonds du
labyrinthe.
— Et Sethbert ? Est-ce que la destruction de Windwir faisait
partie de vos plans ?
Vlad Li Tam plissa les yeux.
— Pourquoi aurais-je soufflé la lumière alors que je voulais la
sauver ? Sethbert est responsable de ses actes.
Cette réponse ne satisfit pas Rudolfo. Il remarqua que le vieil
homme avait soigneusement éludé la question. En outre, il avait
répliqué avec une pointe de colère dans la voix… et peut-être
même de la peur.
Il en sait plus qu’il veut bien le dire.
— Si je suis votre fameux gardien de la lumière, je pense que
vous devriez me révéler la vérité.
Mais Vlad Li Tam demeura silencieux. Il se contenta de jeter
un autre livre dans le feu.
Les deux hommes restèrent près du bûcher sans dire un mot.
Vlad Li Tam poursuivit sa tâche avec méthode et Rudolfo
regarda l’histoire secrète des Terres Nommées disparaître dans
les flammes. L’œuvre de la Maison Li Tam depuis des siècles,
d’abord sous couvert d’un chantier naval, puis de la plus grande
banque jamais créée.
Les mains de Vlad Li Tam se tendirent vers le dernier livre, le
livre de Rudolfo, le gardien de la lumière. Le vieil homme le prit
avec douceur.
— Vous n’avez pas d’enfants, n’est-ce pas, Rudolfo ?
— Pas que je sache.
Vlad Li Tam opina avec lenteur, le regard perdu dans les

- 424 -
flammes.
— Nos amis de Windwir auraient pu vous aider à régler ce
petit problème, dit-il.
Vraiment ?
C’était peut-être vrai, mais Rudolfo en doutait. Il secoua la
tête.
— Les pouvoirs des magikes androfranciennes étaient très
exagérés.
— C’est sans importance, dit Vlad Li Tam. (Il baissa la voix.)
J’ai eu beaucoup d’enfants. (Ses yeux quittèrent le bûcher pour
se poser sur le roi tsigane.) J’ai sacrifié seize d’entre eux pour
faire de vous ce que vous êtes. Dix-sept en comptant la fille qui
m’a trahi par amour pour vous. (Il tourna la tête.) Si vous aviez
des enfants, vous comprendriez la dévotion avec laquelle j’ai
accompli ma tâche ici-bas.
Rudolfo acquiesça tandis que ses doigts glissaient sur le
manche de son poignard d’éclaireur.
— Je n’ai pas d’enfants, dit-il, mais, si j’en avais, je ne les
traiterais pas comme des pions.
Il était prêt à dégainer son arme et à tuer Vlad Li Tam, mais
quelque chose le retint. Quelque chose qu’il avait déjà vu alors
qu’il était enfant. Il était alors en compagnie d’un autre homme,
près d’un autre feu. Cela s’était passé pendant la crémation de
son frère Isaak. La même scène se déroulait aujourd’hui.
Une larme coulait sur la joue d’un père accablé de douleur.
Rudolfo la regarda tandis que ses doigts caressaient le
manche de son arme. Chaque question l’avait entraîné un peu
plus profond et il était désormais au cœur du labyrinthe. Il ne
savait plus quoi faire et cette hésitation lui fit faire une autre
découverte : ce vieil homme avait gravé un labyrinthe
whymèrien dans l’âme du roi tsigane, il l’avait torturé avec une
lame de Praticien trempée dans du sel, il avait changé le cours de
sa vie en frappant au moment précis, et pourtant… Tout cela
était pourtant moins effrayant que l’incertitude que Rudolfo
ressentait en ce moment. Jusqu’où Vlad Li Tam était-il allé ? Un
frère jumeau, l’aîné de quelques minutes, était mort d’une
maladie infantile qui se soignait très bien. Deux parents forts et
aimants avaient été assassinés pour que leur dernier enfant soit

- 425 -
couronné très jeune. Au cours d’un conflit d’alliances, un ami
cher – ultime souvenir d’une innocence perdue depuis
longtemps – avait été tué. Enfin, une union et un partenariat
puissants s’étaient épanouis sur le sol fertile du chagrin pour se
transformer en relation amoureuse.
La curiosité avait conduit Rudolfo au centre du labyrinthe et
un océan de questions ne l’empêcherait pas d’errer dans les
brumes du doute en cherchant d’autres réponses.
Vlad Li Tam évita son regard. Il leva le dernier livre
au-dessus de sa tête et Rudolfo lui tourna le dos.
Il ne voulait pas voir ce père affligé brûler l’histoire de sa vie.
— Si je vous revois un jour, seigneur Li Tam, dit-il d’une voix
lasse par-dessus son épaule, je n’hésiterai pas à vous tuer.
Il monta sur son cheval sans un regard en arrière.
Derrière lui, il entendit le livre tomber sur le bûcher. Il
entendit les flammes dévorer les pages de sa vie avec des
sifflements et des craquements.

PÉTRONUS

Pétronus soupira en regardant les innombrables documents


entassés sur son bureau. Derrière lui, une brise chaude entrait
par la fenêtre ouverte et lui apportait les odeurs de la ville ainsi
que le parfum des fleurs des jardins de Rudolfo.
Il se massa les tempes. Au cours des derniers mois, il avait lu
d’innombrables textes rédigés d’une écriture serrée. Ses yeux le
faisaient souffrir et, depuis quelques semaines, il était harcelé
par des migraines. En outre, il avait si mal à la main droite qu’il
s’était résigné à envoyer Neb acheter des sels apaisants chez la
femme du fleuve. Une quantité incroyable de documents
attendaient déjà d’être traités à son arrivée au manoir de
Rudolfo, mais, depuis, la situation avait empiré. Pétronus
consacrait de plus en plus de temps à la paperasse pour
désamorcer les tensions et renouer certains liens avant le
conseil. Il entrait dans son bureau avant le lever du soleil et le
quittait bien après son coucher.
Il en irait de même aujourd’hui.

- 426 -
La porte n’était pas tout à fait fermée et il entendit des
rouages cliqueter et des moteurs vrombir. Isaak approchait d’un
pas lourd. Un sifflement léger précéda l’apparition de la tête en
métal.
— Père ? demanda une voix fluette.
— Bonjour, Isaak, dit Pétronus. Entre donc.
Le mécaserviteur tenait une liasse de parchemins d’une main
et, de l’autre, la cage contenant l’oiseau doré que Pétronus lui
avait demandé d’examiner.
— J’ai terminé le travail que vous m’aviez confié, dit-il.
Il posa la cage sur un bord du bureau – à l’endroit précis où il
l’avait prise deux ou trois semaines plus tôt.
Le vieil homme observa l’oiseau. Isaak avait demandé
l’autorisation de le réparer, mais Pétronus n’avait pas voulu
courir de risques avant d’en apprendre un peu plus. Le petit
automate était posé au fond de la cage. Sa tête était agitée de
spasmes et son œil intact tournait étrangement dans son orbite.
Une aile brûlée et brillante était encore pliée. Les minuscules
griffes en métal s’ouvraient et se fermaient sans interruption.
Pétronus s’obligea à regarder Isaak.
— Est-ce que tu as découvert quelque chose d’intéressant ?
Les yeux du mécaserviteur étincelèrent.
— Ses registres mémoires et ses registres comportementaux
ont été gravement endommagés par la chaleur. Il m’a été
impossible de récupérer ses instructions les plus récentes, mais
j’ai établi qu’il appartenait bien à la Maison Li Tam. J’ai trouvé
une note gravée par le pape Intellect III. Il l’a offert au seigneur
Xhei Li Tam.
Surpris, Pétronus tourna la tête vers l’oiseau. Intellect avait
été pape plusieurs siècles avant que l’ordre commence à
s’intéresser aux automates de l’Ancien Monde.
— Il n’a donc pas été construit par des Androfranciens ?
— Non, Père. Il a été restauré. C’est une pièce originale.
Pétronus choisit ses mots avec soin. Le sortilège de Xhum
Y’Zir était un sujet sensible pour l’homme de métal.
— Est-ce que les dommages ont été causés par… les
événements de Windwir ?
Les yeux d’Isaak s’assombrirent l’un après l’autre. Le

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mécaserviteur se tourna.
— Oui, Père.
Un jet de vapeur siffla et la bouche métallique s’ouvrit avant
de se refermer. Pétronus avait vite appris à interpréter ces
signes. Isaak était inquiet. L’automate reprit la parole.
— Pourtant, quelque chose m’échappe. Cet oiseau est très
résistant, mais il a néanmoins subi des dégâts importants.
Pétronus hocha la tête.
— En effet.
Isaak baissa la voix.
— Tous les mécaserviteurs, moi y compris, se trouvaient au
cœur de la Désolation, mais aucun d’entre nous n’a été
endommagé.
Le vieil homme haussa les épaules.
— Ta jambe a été abîmée.
Isaak secoua la tête.
— C’est l’œuvre des éclaireurs du seigneur Sethbert. Le
sortilège a épargné les mécaserviteurs. Je ne comprends pas
pourquoi.
Pétronus haussa les sourcils. Il avait cru qu’Isaak avait été
endommagé par le sortilège. Pourquoi n’avait-il pas envisagé
une autre possibilité ? Il y avait quatorze mécaserviteurs et, à
l’exception d’Isaak, tous se trouvaient dans la bibliothèque au
moment de la destruction de Windwir. Le vieil homme avait vu
les ruines calcinées et les restes noircis de quelques artefacts
androfranciens récupérés par les fossoyeurs. La plupart étaient
irréparables. Pourtant, les mécaserviteurs n’avaient
pratiquement pas souffert du terrible sortilège.
— Je ne comprends pas plus que toi.
Isaak posa la liasse de documents sur un coin du bureau
encore dégagé.
— Cela m’amène au second point que vous m’avez demandé
d’éclaircir, Père.
Pétronus se massa les tempes et essaya de se rappeler de quoi
il s’agissait. Il avait l’impression que son cerveau était saturé et il
sentait la migraine poindre derrière ses yeux.
— De quoi parles-tu ?
— J’ai refait l’inventaire des biens androfranciens en ce qui

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concerne les magikes et les machines pouvant avoir un usage
militaire. Mes recherches et mes découvertes sont consignées
dans ce rapport.
Encore de la paperasse.
Pétronus regarda la liasse de documents sans y toucher.
— Est-ce que tu pourrais me faire un résumé ?
Isaak hocha la tête.
— Bien entendu, Père. En bref, il ne reste plus rien.
Pétronus tendit aussitôt la main vers la liasse et lut la
première page.
— Plus rien du tout ?
— Non, Père. Ce n’est pas très étonnant. Frère Charles veillait
toujours à ce qu’on ne confie pas de données dangereuses aux
mécaserviteurs.
Pétronus soupira. Cette partie de la lumière était désormais
perdue, mais, en fin de compte, il fallait peut-être s’en réjouir.
Cela lui épargnait des décisions difficiles. Il avait vu les effets des
plus redoutables magikes de guerre et leur disparition ne
l’émouvait guère. Il sentit son estomac se serrer et il releva
soudain la tête.
— Et les Sept Morts Cacophoniques ? Qu’en est-il des Sept
Morts Cacophoniques ?
Il s’était attendu à une réaction, mais, quand elle se produisit,
il se recroquevilla au fond de sa chaise. Isaak se mit à trembler
de tout son corps, ses yeux brillants roulèrent dans leurs orbites
tandis qu’un sifflement s’échappait de sa bouche, ses longs
doigts métalliques se plièrent et se déplièrent, sa tête en forme
de casque oscilla sur son cou étroit, un gémissement grave
monta en intensité et un nuage de vapeur jaillit de la grille
d’échappement, des filets d’eau coulèrent des yeux et de la
bouche et la poitrine s’agita comme un soufflet de forge.
— Père, ne me demandez pas de…
Pétronus entendit la pointe de désespoir teintée de colère.
— Isaak, au nom de la Sainte Onction, je t’ordonne de me
dire ce qu’il en est des Sept Morts Cacophoniques !
Isaak s’arrêta soudain de trembler. Ses épaules s’affaissèrent
et il reprit la parole d’une voix plate, aiguë et lointaine.
— Cette partie de mon registre mémoire a été détruite

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lorsque le sortilège a été lancé, Père.
Pétronus se pencha en avant et parla sur un ton plus calme.
— Est-il possible, d’une manière ou d’une autre, de récupérer
ces données ?
Isaak secoua la tête.
— Non, Père.
Pétronus opina, soulagé. Il avait dû se faire violence pour
aborder ce sujet. Il travaillait avec Isaak depuis des mois et il
savait que l’automate se sentait encore responsable des
événements de Windwir. Cette blessure le faisait souffrir
jusqu’au plus profond de lui.
— Je suis désolé de t’avoir posé ces questions, Isaak. Je
n’avais pas le choix.
Certaines choses n’auraient jamais dû sortir du Désert
Bouillonnant. Il aurait mieux valu que certaines parties de cette
fameuse lumière restent à tout jamais dans les ténèbres.
Isaak détourna les yeux en silence. Pétronus était incapable
de dire si le mécaserviteur était soulagé, inquiet ou les deux en
même temps. Il décida de changer de sujet.
— A-t-on des nouvelles du seigneur Rudolfo ?
Isaak secoua la tête.
— Non, Père. Dame Li Tam n’a pas reçu de nouveaux
messages. Le premier capitaine Aedric et les éclaireurs tsiganes
ont envoyé des oiseaux sur toute la côte, mais ils n’ont pas eu de
réponse.
Pétronus hocha la tête. Il ne s’était pas attendu que le roi
tsigane disparaisse après la capture de Sethbert. Rudolfo était
un homme rusé, mais il avait un profond sens du devoir – tout
comme son père. Pour le moment, certaines affaires privées
devaient requérir son attention, mais lorsqu’il les aurait réglées,
il reviendrait au manoir pour achever la tâche qu’il avait
entreprise. Comme Pétronus, il accomplirait ce pour quoi il avait
été créé.
— Je suis sûr que nous ne tarderons pas à le revoir, dit le vieil
homme.
— Oui, Père. (Isaak se tourna vers la porte.) Si vous n’avez
plus besoin de moi, j’ai rendez-vous avec les relieurs pour régler
des problèmes d’approvisionnement.

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Pétronus s’obligea à sourire.
— Merci, Isaak.
L’automate sortit et le vieil homme se détendit sur sa chaise.
Il entendit un rire d’enfant à l’extérieur et d’étranges souvenirs
lui revinrent en mémoire. Pendant une fraction de seconde, il
eut l’impression de sentir un parfum d’air marin et de poisson
frais. Il se vit faire la course avec le jeune Vlad Li Tam et
traverser le ponton tiède en direction du bateau de son père.
L’image de son ami adolescent le remplit de tristesse, mais ce
chagrin cachait une terrible colère envers celui qu’il avait jadis
considéré comme un frère.
— J’ai été créé pour cela, lui avait affirmé Vlad, des années
plus tôt, lorsque Pétronus lui avait demandé ce qu’il aurait fait
de sa vie s’il n’avait pas été l’héritier de la Maison Li Tam. Ils
étaient ensuite allés pêcher pour la dernière fois. Ce jour-là,
Pétronus avait eu l’impression de retrouver un peu de la magie
de leur jeunesse, de cette époque bénie où ils n’étaient pas
encore enchaînés par le destin.
Je devrais aller pêcher, songea Pétronus.
Un éclaireur ou un serviteur du manoir devait bien posséder
une canne. Le cours d’eau qui traversait la ville n’était pas très
large, mais le vieil homme avait repéré des zones profondes sous
les arbres bordant la rive. Il savait qu’il y avait des truites dans
ces endroits : il avait vu leur dos brun rider la surface tandis
qu’elles remontaient pour se nourrir.
Mais il resta à son bureau et travailla. Il ne s’arrêta pas avant
que sa vue devienne trouble et ses mains douloureuses. Lorsqu’il
se leva, il faisait déjà nuit et les grenouilles chantaient dans l’air
chargé de parfums sylvestres.
— Ce pour quoi j’ai été créé, dit-il à voix basse en
contemplant l’obscurité.

JIN LI TAM

Jin Li Tam se réveilla au milieu de la nuit en entendant du


bruit dans le couloir. Elle se leva, gagna le salon et regarda à
travers le judas. Elle observa les escaliers et les paliers du

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manoir. Des domestiques et des éclaireurs couraient dans tous
les sens en s’efforçant de faire le moins de bruit possible.
Rongée par l’angoisse, la jeune femme dormait d’un sommeil
léger depuis deux semaines. Ce n’était pas dans les habitudes de
Rudolfo de disparaître sans un mot. Le roi tsigane avait livré
Sethbert aux Praticiens de la Torture Repentante, puis il était
parti sans escorte et sans explications.
Un éclaireur était venu rapporter la capture du prévôt et Jin
Li Tam l’avait soumis à un interrogatoire serré. Sethbert avait
demandé à se rendre à Rudolfo en personne.
Il avait parlé au roi tsigane, mais personne ne savait ce qu’il
lui avait dit. Lui avait-il fait des révélations à propos de la
destruction de Windwir ? À propos de ce qui l’avait poussé à
commettre un tel crime ?
Après la reddition du prévôt, Rudolfo était parti sans un mot
et sans les éclaireurs qui avaient juré de protéger leur roi à tout
moment et à tout prix.
Jin Li Tam songea que le seigneur des Neuf Maisons
Sylvestres était sans doute rentré. Elle enfila une fine robe en
soie et se dirigea vers la porte de la salle de bains. Elle entendit
du bruit provenant des pièces voisines. Dans les appartements
de Rudolfo, des voix murmuraient des ordres d’un ton pressé.
Son arrivée a dû surprendre tout le monde.
Jin Li Tam gloussa. Rudolfo était sans doute entré en
empruntant un passage secret et les domestiques se dépêchaient
de préparer sa chambre – qui avait pourtant été faite chaque
jour en prévision de son retour. Rudolfo n’avait rien demandé,
mais les serviteurs du manoir connaissaient ses habitudes.
Le calme revint très vite et, après quelques minutes de
silence, la jeune femme entendit des bruits étouffés dans le
couloir. Des pas réguliers, les pas qu’elle avait appris à
reconnaître au cours des derniers mois. Rudolfo s’arrêta devant
les appartements de sa fiancée, puis poursuivit son chemin.
Quelques instants plus tard, une porte s’ouvrit et se ferma.
Jin Li Tam attendit une dizaine de minutes avant de se
glisser dans la salle de bains, puis dans la chambre de Rudolfo. Il
n’était pas là.
La jeune femme explora les pièces les unes après les autres,

- 432 -
mais toutes étaient désertes. Elle ouvrit la porte principale de la
suite du roi tsigane et sortit dans le couloir qui desservait ses
propres appartements ainsi que les nombreuses chambres
d’enfant.
Bien sûr, songea-t-elle.
Elle se dirigea vers la chambre d’Isaak, le frère de Rudolfo.
Elle leva la main pour frapper, puis se ravisa. Elle tourna la
poignée et ouvrit sans bruit.
Rudolfo était assis sur le petit lit. Il portait des vêtements
quelconques et s’était débarrassé de son turban. Ses cheveux
bouclés encadraient son visage et, malgré sa barbe poivre et sel,
il paraissait plus jeune. Il tenait la petite épée entre ses mains. Il
leva les yeux et regarda Jin Li Tam.
Je ne lui demanderai pas où il était, pensa-t-elle.
— Je suis heureuse de vous voir de retour.
Il la regarda pendant une fraction de seconde, puis il
détourna les yeux. Jin Li Tam eut pourtant le temps d’y lire la
colère qu’il voulait cacher.
— Je suis heureux d’être rentré.
Je ne lui demanderai pas où il était.
Il répondit cependant à la question qu’elle ne voulait pas
poser.
— Je suis allé sur la côte d’Émeraude orientale pour parler
avec votre père. Sur le chemin du retour, j’ai eu tout le temps de
réfléchir à ce que j’allais vous dire et à ce que j’allais vous
demander.
Bien plus que les mots, ce fut le ton qui frappa Jin Li Tam
comme un coup de poing. Un ton distant et froid. Rudolfo avait
parlé ainsi après la mort de Grégoric, mais c’était pour cacher
son chagrin, pas par calcul.
Il sait.
Jin Li Tam avait espéré se tromper à propos de son père.
Cette réaction l’avait surprise. Elle n’aurait jamais réagi ainsi
avant de rencontrer cet homme. Elle ne se serait jamais laissé
aller à de tels sentiments.
Par malheur, elle avait eu raison : Vlad Li Tam était bel et
bien intervenu pour faire de Rudolfo ce qu’il était aujourd’hui.
Que pouvait-elle dire ?

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— Je suis désolée.
— Depuis combien de temps étiez-vous au courant ?
Elle entra et ferma la porte derrière elle.
— J’ai compris lorsque je suis arrivée ici.
Rudolfo opina en se caressant la barbe. Leurs regards se
croisèrent.
— Est-ce que vous m’en auriez parlé ?
Elle secoua la tête.
— Non.
— Savez-vous que votre père quitte les Terres Nommées ?
— Je m’en suis doutée lorsque j’ai vu qu’il avait envoyé les
livres de sa bibliothèque ici. J’ai cessé toute communication avec
lui.
Rudolfo détourna la tête.
— Il a chargé ses navires de bétail et de matériel. Il y avait
une autre bibliothèque, une bibliothèque secrète, mais il a brûlé
tous les livres qu’elle contenait. (Il la regarda et plissa les yeux.)
J’ai juré de le tuer si jamais nos chemins se croisaient de
nouveau.
Jin Li Tam battit des paupières et hocha la tête.
Je peux l’aider, songea-t-elle.
Elle comprenait sa colère et sa tristesse. Elle les partageait.
Elle avait découvert trop tard que son père était responsable de
la Désolation de Windwir. Il avait manipulé Sethbert comme
celui-ci avait manipulé Isaak. Comme un pantin. Elle en était
désormais persuadée.
Lorsqu’elle reprit la parole, elle fut surprise par le ton
monocorde de sa voix.
— Je pense qu’il s’est servi de Sethbert pour détruire
Windwir.
Rudolfo leva la tête vers elle, les yeux légèrement écarquillés.
— Vous dites que votre père est responsable de la Désolation
de Windwir ?
Elle acquiesça avec lenteur.
— Oui.
Le roi tsigane contempla la petite épée qu’il n’avait pas
lâchée, puis il la rengaina et l’accrocha au mur. Il regarda alors
Jin Li Tam.

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— Je ne pense pas qu’il soit allé jusque-là, mais il a beaucoup
de choses à se reprocher.
Jin Li Tam déglutit tant bien que mal.
— Que voulez-vous dire ?
Rudolfo se leva.
— Rien. Les Androfranciens vont tenir leur conseil. Nous
allons préparer notre mariage. Nous allons reconstruire ce qui
peut l’être et le protéger de notre mieux. (Il fit glisser un doigt
sur le petit turban.) J’ai une autre question à vous poser.
— J’y répondrai si je le peux.
Elle se dandina, mal à l’aise. Ses pieds ne tenaient pas en
place.
Les yeux de Rudolfo se durcirent et les muscles de sa
mâchoire se contractèrent.
— Votre père a dit que vous l’aviez trahi parce que vous
m’aimiez. Est-ce vrai ?
Jin Li Tam hésita, surprise par cette question sans ambages.
Elle se sentit soudain minuscule et vulnérable. Puis elle trouva
des mots qu’elle n’aurait jamais imaginé prononcer.
— C’est vrai, souffla-t-elle. Je vous aime. (Le silence de
Rudolfo lui apprit qu’il n’était pas en mesure de dire la même
chose, mais ce n’était pas le moment de songer à ce problème.)
Je sais que mon père vous a fait souffrir, mais vous êtes devenu
un homme exceptionnel, un homme fort qui ne recule devant
rien dès lors qu’il s’agit d’une noble cause.
Rudolfo hocha la tête.
— Ce que vous dites est vrai, mais il n’est pas facile de
l’accepter. (Il ramassa le petit turban et le porta à son nez pour le
sentir.) Vous avez donc entendu parler de mon frère ?
— Oui.
Rudolfo ouvrit la bouche et Jin Li Tam sut ce qu’il allait
demander.
Est-ce que la mort de mon frère faisait également partie des
plans de votre père ?
Puis elle le vit changer d’avis.
— Cette chambre était la sienne, dit-il. Demain, je
demanderai qu’on la vide et qu’on se débarrasse de ses affaires.
J’y suis attaché depuis trop longtemps.

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Dis-le-lui ! songea Jin Li Tam.
Une partie d’elle lui soufflait d’attendre un moment plus
paisible. Elle ne savait pas comment il réagirait. Mais cette nuit
était l’occasion de révéler toute la vérité. Elle se rada la gorge.
— Seigneur Rudolfo, je crois savoir ce que nous pourrions
faire de cette pièce.
Il haussa les sourcils.
— Oui ?
Elle se pencha vers lui.
— Vous vous trompiez à propos de vos petits soldats.
Il la regarda sans comprendre.
— Mes petits soldats ?
Jin Li Tam lui adressa un sourire crispé.
— Je suis allée voir la femme du fleuve. (Elle observa son
visage tandis qu’il comprenait peu à peu de quoi elle parlait.)
C’est un garçon. Avec votre permission, je souhaiterais l’appeler
Jakob.
La bouche de Rudolfo s’ouvrit, puis se ferma. Il fronça les
sourcils.
— Vous êtes certaine de ce que vous dites ?
— J’en suis certaine. Vous allez être père. Nous allons élever
un héritier capable de protéger la lumière que vous ranimerez
ici.
— Voilà une nouvelle inattendue, dit-il avec lenteur.
Il regarda Jin Li Tam avec une expression émerveillée, mais
son visage s’assombrit peu à peu.
Il a compris que cela faisait partie du plan de mon père.
Elle eut envie de lui demander s’il pourrait l’aimer malgré ce
qu’il venait de découvrir. Il avait ressenti quelque chose. Elle
l’avait lu sur son visage, elle l’avait senti dans sa voix. Mais ce
n’était pas de l’amour. C’était seulement de l’intérêt déguisé, car
il se méfiait des manipulations de la Maison Li Tam. Elle eut
envie de lui poser la question, mais elle ne le fit pas.
Elle attendrait de voir s’ils pouvaient bâtir une relation
sincère. La jeune femme songea alors qu’elle ignorait à peu près
tout de l’amour.
Mais elle savait une chose : le véritable amour ne demandait
pas de retour.

- 436 -
Elle inclina la tête vers son fiancé pour lui exprimer son
respect, puis elle sortit de la future chambre de leur enfant et
regagna son lit, seule.

- 437 -
Chapitre 30

RUDOLFO

Rudolfo, Jin Li Tam et Pétronus dînèrent ensemble le


lendemain soir. Le roi tsigane avait organisé le repas avant
d’aller se coucher et de dormir jusque tard dans la journée. Il
avait insisté pour qu’Isaak soit présent, bien que celui-ci n’ait
pas besoin de nourriture. Ils commencèrent à manger tard.
Au-dessus de leurs têtes, le ciel passa du pourpre au gris et la
lune entreprit sa lente ascension.
Les cuisiniers apportèrent les plats. Jin Li Tam avait suggéré
du gibier grillé accompagné de champignons de la forêt avec une
sauce à l’ail sur un lit de riz, le tout servi avec du pain frit et des
légumes à la vapeur. Les dîneurs burent de la bière au citron
gouleyante et mangèrent des baies à la crème en guise de
dessert.
Isaak resta poliment assis jusqu’à la fin du repas. Il ne parla
que pour répondre aux personnes qui s’adressaient à lui et se
contenta d’écouter le reste du temps. Rudolfo insista pour le
faire participer à la conversation lorsque cela était justifié.
Le roi tsigane observa le mécaserviteur.
— Comment se passent les travaux de restauration ?
demanda-t-il.
— Très bien, seigneur. La construction du bâtiment est
tellement en avance que nous allons devoir travailler la nuit
pour suivre le rythme des maçons.
L’été approchait et les quatorze mécaserviteurs avaient été
installés sous une grande tente en soie au pied de la colline. On
leur avait fourni des tables, des parchemins, des plumes et des
bouteilles d’encre afin qu’ils transcrivent le contenu de leur

- 438 -
mémoire. Les piles de documents complets étaient rassemblées
en liasses et chargées sur des brouettes pour être apportées à
l’atelier de reliure de l’autre côté du fleuve. On avait d’abord
estimé qu’il faudrait trois ans afin de reproduire les ouvrages
ayant échappé à la destruction de la Grande Bibliothèque.
— Je suis heureux de l’apprendre, déclara Pétronus. Et je
viens de recevoir une lettre de transfert qui nous apporte
d’autres bonnes nouvelles.
Isaak hocha la tête.
— En effet.
Pétronus sourit.
— Neb m’informe que les derniers biens de l’ordre sont en
route. Ils seront bientôt ici.
Isaak laissa échapper un vrombissement et une série de
cliquetis.
— Deux cent douze livres sont arrivés de différents endroits
avec divers artefacts androfranciens intéressants. Deux
universités nous ont écrit afin d’inviter des émissaires à faire
l’inventaire de leurs ouvrages. Nous nous estimons en mesure de
restaurer quarante pour cent des documents de la Grande
Bibliothèque. Davantage si nous rétablissons le Bureau des
Expéditions.
Rudolfo remarqua l’expression de Pétronus en entendant ces
mots. Il comprit que le pape n’avait pas l’intention d’organiser
de nouvelles fouilles dans le Désert Bouillonnant.
Il ne parle jamais de ce qui se passera après la réunion des
Androfranciens, remarqua le roi tsigane.
La conversation se poursuivit à voix basse. Les dîneurs
dégustèrent leur coupe de vin en discutant du conseil et du
travail qu’il restait à faire.
Plus tard, ils s’allongèrent sur des coussins et écoutèrent les
bruits de la nuit qui tombait.
Isaak se leva au bout d’un moment.
— Je vous présente mes humbles excuses, dit-il, mais, avec
votre permission, je vais retourner à mon travail.
Il s’inclina en cliquetant, puis salua Pétronus.
— Bonsoir, Père.
Pétronus gloussa.

- 439 -
— Tu as été parfait. Continue. Nous aurons l’occasion de
parler davantage demain.
Isaak hocha la tête et se tourna vers Jin Li Tam et Rudolfo.
— Merci de votre invitation.
— Ce fut avec plaisir, dit Rudolfo.
Isaak quitta le jardin et se dirigea vers l’escalier intérieur
dans un bruit de pistons.
La main gauche de Jin Li Tam se déplaça avec rapidité et ses
doigts pianotèrent sur le revers de sa robe. Sa main droite
attrapa une serviette et elle continua son message en tapotant
sur la nappe.
— Vous devriez me demander de prendre congé afin de
parler avec Pétronus.
Rudolfo inclina la tête.
— Notre invité et moi devrions peut-être savourer un verre
d’eau-de-vie de prune en privé.
Jin Li Tam sourit.
— Je pense que vous avez beaucoup à vous dire, dit-elle.
Elle se leva et ses doigts s’agitèrent de nouveau contre sa
hanche et sa jambe.
— Soyez prudent. Pétronus est plus rusé qu’un vieux renard.
— Et je ne suis pas seulement rusé, dit Pétronus. Je maîtrise
aussi les langages des signes de dix-sept Maisons.
Il regarda Jin Li Tam et ses yeux pétillèrent tandis qu’il lui
souriait. Ses mains s’agitèrent à leur tour.
— Vous avez trouvé une femme à la fois belle, forte et habile,
Rudolfo.
Jin Li Tam rougit.
— Je vous remercie, Votre Excellence.
Elle se pencha rapidement vers le roi tsigane et lui serra
l’épaule avant de partir. Deux éclaireurs la suivirent tandis
qu’elle quittait le jardin.
Rudolfo battit des mains. Un serviteur apporta une bouteille
ainsi que deux petits verres. Il les remplit et repartit.
Pétronus tira une pipe en ivoire et une blague en cuir élimé
de sa robe brune.
— Puis-je ? demanda-t-il.
Rudolfo hocha la tête.

- 440 -
— Je vous en prie.
Pétronus n’avait rien d’un roi, songea le seigneur des Neuf
Maisons Sylvestres, et son comportement ne ressemblait pas
davantage à celui d’un pape. Il observa le vieil homme attraper
une pincée de feuilles sombres et odorantes entre son pouce et
son index, puis en faire une boulette qu’il glissa dans le fourneau
de sa pipe. Pétronus gratta une allumette contre la table et un
nuage de fumée pourpre tourbillonna autour de sa tête avant
d’être emporté dans le jardin.
Le vieil homme attendit que Rudolfo lève son verre pour
lever le sien. Ils gardèrent la pose pendant un instant puis
burent.
Rudolfo savoura le goût de fruit et la coulée de feu
descendant vers son estomac.
Une minute s’écoula sans un bruit et le roi tsigane se racla la
gorge. Les éclaireurs et les serviteurs quittèrent le jardin et
prirent position hors de portée d’oreille.
— Il est grand temps que nous parlions. Vlad Li Tam fuit les
Terres Nommées, Sethbert garde le silence malgré les efforts des
Praticiens de la Torture Repentante. Quelles sont vos intentions
en ce qui concerne l’ordre ?
Pétronus secoua la tête.
— Vous ne pouvez plus vous permettre de raisonner ainsi,
Rudolfo. L’ordre n’a plus d’importance. Je n’ai plus
d’importance. Seul le savoir qui peut être sauvé est important.
Rudolfo réentendit les paroles de Vlad Li Tam : « un endroit
sûr où installer la Grande Bibliothèque et un homme fort pour la
protéger ».
— Vous êtes pape. Vous avez vous aussi un rôle à jouer.
Pétronus secoua la tête.
— Mon rôle est presque terminé. J’ai renoncé à mes charges
pour une raison. J’ai l’intention de recommencer, Rudolfo.
Rudolfo cligna des yeux.
— Vous ne pouvez pas faire cela. Les gens ont besoin de vous.
— Non. Certainement pas. (Le vieil homme soupira.) Vous
avez besoin de moi et je peux vous donner ce dont vous avez
besoin.
Rudolfo sentit ses yeux se plisser.

- 441 -
— Et de quoi ai-je donc besoin ?
Pétronus souffla un nuage de fumée.
— Je peux vous donner la Grande Bibliothèque.
Je pourrais m’en emparer sans votre accord.
Mais Rudolfo comprit qu’il se trompait.
— Que voulez-vous ? demanda-t-il.
— Je crois que vous le savez très bien.
— Continuez, dit Rudolfo.
Il savait déjà ce que le vieil homme allait dire.
— Je vais être clair, lâcha Pétronus. (Il regarda le roi tsigane
avec des yeux durs et brillants.) Si devenir le gardien de Windwir
ne vous suffit pas, je demanderai l’extradition de Sethbert,
ancien prévôt des cités-États entrolusiennes, au nom de
l’Alliance de Sang qui unit nos Maisons et en tant que roi de
Windwir et saint prophète du patriarcat androfrancien. Il sera
jugé pour la destruction de Windwir et pour le massacre de ses
habitants, ce qui constitue une agression et un acte de guerre
délibérés.
Rudolfo songea à Sethbert qui croupissait au fond de sa
cellule de la rue des Bourreaux. L’ancien prévôt était arrivé
quelques jours avant le roi tsigane et celui-ci avait découvert
avec étonnement qu’il n’avait aucune envie de voir les lames
enduites de sel trancher la chair de son prisonnier.
Avant la destruction de Windwir, Rudolfo déjeunait souvent
dans les salons d’observation pour écouter la calme exégèse des
Praticiens et les cris de leurs patients. Mais, depuis son voyage
sur la côte d’Émeraude orientale, depuis qu’il avait appris qu’un
bourreau les avait soumis à la torture, lui et toutes les Terres
Nommées, ce spectacle avait cessé de le réconforter. Il avait
envisagé que Pétronus invoquerait peut-être leur Alliance de
Sang pour juger Sethbert.
— Je suis prêt à vous le confier, mais je veux que vous me
laissiez un pape si vous renoncez à votre charge.
Pétronus sourit et secoua la tête.
— Je vous donnerai ce dont vous avez besoin. Cependant, je
ne vous promets pas un pape. (Rudolfo ouvrit la bouche pour
protester, mais il n’en eut pas le temps.) Le respect des
engagements de l’Alliance de Sang est une chose, les rêves

- 442 -
nostalgiques d’une certaine personne en sont une autre.
Rudolfo inclina la tête en se demandant s’il avait bien
entendu.
— Les rêves nostalgiques d’une certaine personne ?
— Le monde de P’Andro Whym – tout comme celui de Xhum
Y’Zir et de son âge de la Folie Hilare – n’est pas le monde
d’aujourd’hui, Rudolfo, et certainement pas le monde de
demain. Jadis, avant la rédaction de la bible whymèrienne, avant
que les Androfranciens se choisissent un nom, enfilent leurs
robes et bâtissent leur cité de la connaissance au cœur du
monde, ils se heurtèrent à un besoin. (Le vieil homme examina
son verre vide à la lueur d’une chandelle.) Le savoir
androfrancien repose sur un principe : « Le changement n’est
autre que le chemin de la vie. » Pourtant, nous rêvons tous du
passé au lieu de rêver à l’avenir que nous pourrions bâtir – à
l’avenir que nous pouvons bâtir.
Rudolfo soupira. Le vieil homme disait vrai. Il le sentait dans
ses muscles et dans son âme endoloris par un trop long chemin
contemplatif.
— Nous aimons le passé, heureux ou malheureux, parce que
nous le connaissons, dit-il.
— Oui, acquiesça Pétronus. Et nous essayons parfois de
sculpter le futur à son image. En faisant cela, nous déshonorons
le passé, le présent et l’avenir.
Ces mots frappèrent Rudolfo qui comprit alors une partie de
la stratégie de Pétronus.
— Vous estimez que les Androfranciens n’ont pas besoin de
pape. C’est pour cette raison que vous avez renoncé à votre
charge.
Pétronus agita la main.
— De nombreuses raisons ont motivé ma décision. Je voulais
également apprendre à connaître mon âme. Si j’étais resté à la
tête de l’ordre, ma vie n’aurait été qu’un mensonge.
Rudolfo se pencha en avant.
— Comment avez-vous su qu’il vous fallait agir ainsi ?
Qu’est-ce qui vous a conduit à cette découverte ?
Pétronus haussa les épaules et éclata de rire.
— Ma vie tout entière a été consacrée à la découverte.

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Différents facteurs sont entrés en ligne de compte. Je me suis
réveillé un matin et j’ai su que cela ne pouvait plus durer. (Il
tapota sa pipe.) Vous comprendrez bien assez tôt.
Rudolfo haussa les sourcils.
— Pourquoi dites-vous cela ?
Le vieil homme sourit.
— Votre vie a changé, Rudolfo. Votre armée errante n’errera
plus très longtemps et vos éclaireurs tsiganes vont prendre
l’habitude de parcourir les forêts sans leur roi. Vous allez vivre
dans une seule maison en compagnie d’une seule femme. Votre
bibliothèque va devenir le centre du monde. Cette petite ville va
se développer et se détacher de son passé comme vous allez vous
détacher du vôtre. Ajoutez à cela quelques enfants et un héritier
à éduquer… (Pétronus se tut pendant quelques secondes.) Vous
savez de quoi je parle. Je suis certain que vous y réfléchissez
déjà.
Rudolfo baissa sa garde pendant un instant et une pensée en
profita pour lui traverser l’esprit.
— Et si ma vie se transforme en mensonge ? demanda-t-il à
voix basse.
— Et si elle s’accroche à la vérité ?
Pétronus se leva.
Rudolfo chassa ses doutes et l’imita.
— Renoncez-vous à faire châtier Sethbert par vos Praticiens ?
Acceptez-vous de le garder dans une simple cellule ?
Rudolfo ressentit un petit élancement douloureux.
— Je vais ordonner que cela soit fait.
— Je vous verrai demain. (Pétronus se dirigea vers l’escalier,
puis s’arrêta et se tourna vers le roi tsigane.) Nous le jugerons
lorsque le conseil des archevêques aura pris sa décision.
Rudolfo hocha la tête.
— Je suis d’accord.
Pétronus s’arrêta de nouveau au pied de l’escalier.
— Vous rappelez-vous ce que vous avez dit à propos de Neb ?
qu’il ferait un bon capitaine ?
Rudolfo opina. Neb était un garçon intelligent et talentueux.
C’était un meneur d’hommes résolu capable d’influencer les
autres sans s’en rendre compte. C’était une lame à affûter, un

- 444 -
brillant tacticien en puissance.
— Oui. L’ordre a de la chance de l’avoir à son service.
Une expression sombre se peignit sur les traits de Pétronus et
Rudolfo eut l’impression que le vieil homme venait de perdre un
être cher.
— Souvenez-vous de vos paroles, Rudolfo.
Le roi tsigane resta silencieux et un autre élancement le
tirailla. Quelque chose d’inquiétant se cachait derrière tout cela.
Il plissa les yeux, mais, si Pétronus le remarqua, il n’en laissa
rien paraître.
— Je vous souhaite une bonne nuit, dit le vieil homme en se
préparant à regagner le manoir.
— Je vais dormir d’un sommeil de plomb, dit Rudolfo.
Il mentait. Le conseil des archevêques était proche et une
sourde angoisse nouait son estomac. L’homme qui était au
centre de ces événements avait un plan, mais Rudolfo était
incapable de deviner lequel.

NEB

Neb se sentait de plus en plus chez lui dans le royaume des


Neuf Maisons Sylvestres. Il était heureux de son travail et les
Tsiganes de la forêt le fascinaient. En outre, le royaume des
Marais se trouvait juste de l’autre côté de la prairie océan.
Tandis que les jours s’écoulaient, l’adolescent observait les
Androfranciens arriver dans la ville déjà surpeuplée. La dernière
caravane importante en provenance du palais d’été était arrivée
le matin même, mais on montait encore des tentes sur la grande
plaine où se dressait le pavillon du conseil.
Ce sont les seuls survivants, songea Neb en observant les
hommes en robe noire déambuler entre les Tsiganes vêtus aux
couleurs de l’arc-en-ciel. Il vacilla : quelques mois plus tôt, un tel
rassemblement aurait été bien modeste. Il avait évoqué la
possibilité de recruter de nouveaux membres à plusieurs
reprises au cours des deux derniers mois, mais Pétronus avait
changé de sujet. Neb avait d’abord pensé qu’il s’agissait d’une
coïncidence due à la somme de travail et à l’épuisement du vieil

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homme. Pétronus dormait peu. Il étudiait des pages et des pages
de documents jusque tard dans la nuit et regagnait son bureau
après quelques heures de repos.
Mais ces dérobades étaient devenues habituelles et Neb avait
compris que le vieil homme évitait le sujet. Peut-être tenait-il
avant tout à régler les problèmes les plus urgents ? Les
mécaserviteurs travaillaient nuit et jour afin de récupérer les
données enfouies dans leur mémoire et leurs mains
noircissaient des piles de papier à toute allure. Rudolfo avait
recruté cinq ou six relieurs et les avait installés sous des tentes
toutes proches avec le matériel disponible. D’innombrables
ouvrages s’entassaient déjà dans le manoir et une odeur d’encre
et de papier neuf envahissait les couloirs et les différentes salles.
Et si cela n’avait pas suffi à monopoliser l’attention de
Pétronus, il fallait aussi s’occuper de l’immense patrimoine de
l’ordre. Le vieil homme allait devoir prendre des décisions
difficiles. Un groupe de quelques milliers de personnes n’avait
pas les mêmes besoins qu’une communauté cent fois plus
importante. Quels biens fallait-il garder et quels biens fallait-il
vendre, brader ou abandonner ? Même si les Androfranciens
prévoyaient à terme de recruter de nouveaux membres, deux
mille ans avaient été nécessaires pour bâtir l’ordre et Neb
doutait qu’il recouvre sa puissance d’antan, même avec l’appui
des Neuf Maisons Sylvestres.
Et puis, il y avait le procès de Sethbert. La simple pensée de
l’ancien prévôt réveilla la rage enfouie au tréfonds de l’âme de
l’adolescent. Depuis l’arrivée du chariot des hurlements, Neb
avait cessé de rêver à Hivers et à leurs retrouvailles qu’il espérait
tant. Il ne rêvait plus que de tuer Sethbert.
Isaak découvrit le garçon qui observait les Androfranciens
circuler dans le village de tentes à la limite de la ville.
— Le pape Pétronus souhaiterait vous voir.
— Comment va-t-il aujourd’hui ?
Neb avait remarqué les cernes sous les yeux du vieil homme
et il l’avait entendu crier après un domestique, la veille. Pétronus
était à bout. Neb ne l’avait jamais vu ainsi, pas même au cours
des moments les plus difficiles dans le camp des fossoyeurs.
Isaak haussa les épaules.

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— Il est épuisé. Il semblerait qu’il ait… perdu du poids.
Neb acquiesça. Il n’avait jamais demandé à Pétronus
pourquoi il avait renoncé à sa charge, trente ans plus tôt, mais il
savait que le vieil homme n’avait pas repris la tête de l’ordre de
son plein gré.
Je l’ai obligé à le faire.
Non, se rappela-t-il. C’est le crime de Sethbert qui l’a obligé à
le faire.
Pétronus était ainsi fait.
— Vous avez fait ce que vous aviez à faire et je ferai de même,
avait dit un jour l’adolescent.
— Nous faisons ce que nous devons faire, avait répondu le
vieil homme.
Pourtant, Neb regrettait le rôle qu’il avait joué dans cette
affaire. Il remercia Isaak et se dirigea vers le septième manoir
sylvestre.
La porte de Pétronus était fermée. Il frappa et une voix
bourrue lui répondit.
Neb ouvrit et se figea en apercevant le visage du vieil homme.
Il a appris quelque chose à propos du canon, songea-t-il.
Il s’était efforcé d’obéir à l’ordre de Pétronus. Il avait décidé
d’aller voir le forgeron pour que celui-ci brise l’arme d’un coup
de marteau avant de la fondre dans les flammes de sa forge.
Pourtant, il s’était précipité dans la forêt et s’était assis pour
caresser l’objet. Celui-ci appartenait à l’histoire. Il avait sans
doute plus de cinq cents ans et avait dû être restauré grâce au
Livre des Spécifications de Rufello. L’adolescent estimait que
cette arme avait joué un rôle majeur et qu’elle faisait partie de la
lumière. Il n’avait pas trouvé la force de la détruire. Il l’avait
enveloppée dans une toile cirée et enterrée sous une souche
massive couverte de mousse avant de marquer l’endroit à l’aide
de petits cailloux blancs.
Neb ouvrit la bouche pour se justifier, mais Pétronus lui
montra la chaise :
— Assieds-toi, Neb.
Le vieil homme fouilla dans son bureau à la recherche d’un
message plié et scellé.
— Je voulais te parler avant de te confier ceci.

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Neb songea qu’il n’avait peut-être pas été convoqué à cause
de l’artefact. Le visage du pape était empreint d’une grande
tristesse et ses yeux étaient sombres.
— Que se passe-t-il, Pétronus ?
Lorsqu’ils étaient seuls, le vieil homme insistait pour que Neb
l’appelle par son nom, mais, aujourd’hui, les traits de Pétronus
se durcirent.
— Tu t’adresseras désormais à moi en employant les termes
« Excellence » ou « pape ».
Neb sentit sa bouche s’ouvrir d’elle-même et une vague
d’angoisse lui tordit l’estomac.
— En quoi puis-je vous être utile, Votre Excellence ?
Pétronus hocha la tête avec lenteur et ferma les yeux.
— Est-ce que tu as envie de me servir, Nebios ?
Neb déglutit. La peur, la solitude et le doute l’envahirent.
— Vous savez que je ferais tout pour vous, Père.
Pourquoi avait-il utilisé ce titre désuet et plus familier ?
Peut-être parce qu’Isaak l’employait, ou bien parce que le vieil
homme avait joué ce rôle au cours des neuf derniers mois.
Pétronus hocha la tête une fois de plus.
— Parfait. (Il tendit le message au garçon.) Je te relève de tes
fonctions au sein de l’ordre.
Abasourdi, Neb prit le document, mais ne l’ouvrit pas.
— Si c’est à propos de l’ar…
Pétronus secoua la tête.
— Ce n’est pas à cause de toi. (Leurs regards se croisèrent.)
Les responsabilités que tu as exercées à Windwir et ici étaient…
temporaires.
Neb aurait été incapable d’exprimer ce qu’il ressentait. Tout
d’abord, un grand choc, mais, plus profondément, de la colère,
du désespoir et de la confusion.
— Je ne comprends pas. Il reste tant de travail à accomplir.
Je peux encore…
Pétronus éleva la voix.
— Cela suffit ! Tu as fait de moi ton pape. (Il plissa les yeux et
se pencha en avant.) Est-ce que tu aurais maintenant l’intention
de défier mon autorité ?
Neb déglutit une fois de plus et secoua la tête. Il s’efforça de

- 448 -
chasser les larmes qui embuaient ses yeux et qui menaçaient de
trahir son anéantissement.
Pétronus détourna le regard.
— Ton travail a été exemplaire, ainsi que je le signale dans
cette lettre. (Neb observa les yeux du pape se poser ici et là pour
ne pas croiser les siens.) Tu es devenu un jeune homme
remarquable et un chef accompli. (Il resta silencieux pendant un
bref moment.) Tu auras la permission d’assister au conseil et au
procès, bien entendu.
Il était clair que le vieil homme espérait qu’il s’en
abstiendrait.
Pétronus se mit à classer les papiers posés sur son bureau.
Neb resta assis et contempla en silence le message plié qu’il
tenait dans les mains. Il eut envie de le déchirer et de lancer les
morceaux au visage du vieil homme, de lui hurler qu’il ne se
débarrasserait pas de Nebios ben Hebda si facilement. Il eut
envie d’éclater en sanglots, de se jeter aux pieds de Pétronus et
de le supplier de lui expliquer les raisons de cette décision.
L’homme qui l’avait sauvé de la folie après la destruction de
Windwir manigançait quelque chose d’inquiétant, de très
inquiétant.
Non, se corrigea-t-il. Ce n’était pas Pétronus qui l’avait sauvé
de la folie, c’était l’espoir.
Le vieil homme continua à trier ses papiers sans un mot.
Nous n’avons plus rien à nous dire, songea Neb.
L’adolescent se leva et sortit. Il s’enfuit du manoir et se
réfugia dans la forêt. Tandis qu’il foulait l’herbe et les épines de
pin, il réalisa soudain que ses rêves étaient prémonitoires.
« Tu le proclameras pape et roi dans les jardins du
Couronnement et de la Consécration, lui avait déclaré frère
Hebda au cours du premier songe. Puis il te brisera le cœur. »
Le cœur brisé, Neb sanglota dans la forêt d’un royaume où il
ne se sentait plus chez lui.

VLAD LI TAM

Vlad Li Tam détestait porter des vêtements en laine pendant

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l’été et il se demandait comment on pouvait supporter un tel
supplice. La robe d’archéologue lui irritait la peau, surtout après
trois jours passés à cheval.
Le navire de fer avait jeté l’ancre dans un coin isolé de la côte,
près de la baie de Caldus, et Vlad Li Tam avait débarqué avec sa
monture et sa petite escorte. Il avait ordonné que l’armada
poursuive sa route. Il la rattraperait près des îles du Murmure,
aux frontières des Terres Nommées.
Il fallait en finir. Il avait d’abord prévu d’envoyer ses enfants
accomplir la dernière tâche, mais il y avait renoncé malgré les
menaces de Rudolfo. Il avait toujours porté ses messages les plus
importants et il resterait fidèle à cette habitude. Il ne s’était pas
rendu dans le royaume des Neuf Maisons Sylvestres depuis bien
longtemps, depuis cette fameuse nuit où il avait rencontré son
septième fils pour la dernière fois.
Les éclaireurs tsiganes lui avaient posé quelques questions
sur les raisons de sa venue. Un Androfrancien installé à une
petite table, à l’ombre d’une marquise, avait noté le nom des
visiteurs ainsi que leur rang au sein de l’ordre. Après un bref
interrogatoire, l’homme leur avait indiqué le village de tentes qui
se dressait aux portes de la ville.
Les fils de Vlad Li Tam avaient entrepris d’y installer leurs
propres abris de toile et leur père en avait profité pour se
promener parmi les Androfranciens en robe noire. Il les avait
observés et écoutés pour recueillir autant d’informations que
possible.
Puis il avait quitté le secteur androfrancien pour franchir le
pont large et bas qui conduisait en ville. Il s’était mêlé aux
personnes portant les mêmes habits que lui et s’était déplacé
avec méthode pour visiter les lieux qui l’intéressaient. Il était
enfin arrivé dans la rue des Bourreaux et il s’était arrêté devant
la prison en pierre des Neuf Maisons Sylvestres. Malgré son
immense richesse, il lui était impossible de s’introduire dans ce
bâtiment trapu ou de soudoyer les gardes qui le surveillaient. Il
tendit l’oreille, mais il n’entendit aucun hurlement de douleur.
Bien sûr. Pétronus avait sans doute insisté pour que Sethbert
soit placé dans une cellule. Il n’avait pas l’intention de légitimer
les traditions whymèriennes qui voulaient qu’un condamné soit

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écorché et découpé en morceaux au nom de la rédemption.
Les gardes de la prison étaient incorruptibles, mais ce n’était
pas le cas des cuisiniers. Il serait facile de faire parvenir un
message par leur entremise : un long cheveu – appartenant à la
sœur de Sethbert – attaché à une patte du coquelet qui lui serait
servi pour son dernier repas. L’animal serait entier, car c’était
ainsi que Sethbert le préférait. Un autre cheveu – plus court et
appartenant à son neveu Erlund – entourerait le bec. Une
nouvelle série de menaces.
Vlad Li Tam n’avait aucune intention de faire assassiner les
proches de Sethbert, bien entendu. Ses enfants étaient
désormais à bord des navires de son armada avec tous les biens
que la famille Li Tam avait pu rassembler avant son exode. Il ne
restait à terre que les membres de son escorte ainsi que la fille
qui l’avait rejeté.
La menace serait pourtant claire et il n’en fallait parfois pas
davantage pour modifier le cours d’un fleuve. Vlad Li Tam était
certain que Sethbert comprendrait le message et qu’il se tairait.
Ce silence permettrait à son vieil ami d’achever la tâche pour
laquelle il avait été fait.
Vlad Li Tam esquissa un sourire intérieur en reprenant sa
promenade dans les rues de la ville. Il s’arrêta devant le septième
manoir sylvestre pour examiner les portes et les fenêtres. Il les
compara aux dessins et aux mesures qu’il avait mémorisés des
années auparavant.
D’autres messages devaient être livrés dans ce palais, des
messages qu’il remettrait en main propre.
Mais pas avant d’avoir modifié le cours du fleuve.

- 451 -
Chapitre 31

RUDOLFO

Pétronus, roi de Windwir et saint prophète du patriarcat


androfrancien, leva les mains pour annoncer que le conseil était
de nouveau en session.
Le silence s’installa dans le pavillon. Rudolfo était assis à
l’écart des autres parce qu’il accueillait cette réunion sur ses
terres, mais aussi parce qu’il ne voulait pas rater la moindre
intervention.
Les deux premiers jours avaient été consacrés à de simples
problèmes d’organisation. Pétronus s’était d’abord présenté en
tant que pape et une dizaine d’Androfranciens à la tête chenue
avaient déclaré qu’il était bien l’homme qu’il affirmait être. Une
fois cette question réglée, Pétronus avait rédigé plusieurs
encycliques sur des sujets allant de la dispersion des biens de
l’ordre à la construction et à la gestion de la future Grande
Bibliothèque.
Le troisième jour, juste avant de décréter une pause pour le
déjeuner, le vieil homme avait provoqué des hoquets de
stupéfaction lorsqu’il avait pointé le doigt vers les
mécaserviteurs en robe d’acolyte.
— Ces nouveaux frères, que nous avons construits de nos
mains, s’occuperont de la bibliothèque. Les éclaireurs tsiganes
se chargeront de sa protection.
À ces mots, Rudolfo avait souri.
Un évêque s’était levé d’un bond.
— Vous voulez confier la lumière à ces machines sans âme ?
avait-il éructé.
Pétronus s’était contenté de le regarder, puis il avait brandi

- 452 -
un des livres rédigés par les mécaserviteurs.
— Je ne leur confie rien du tout. Ils ont gagné ce droit. Ils
travaillent nuit et jour pour sauver ce qui vous a été dérobé.
(Pétronus avait souri.) Vous autres qui possédez une âme,
combien avez-vous été à les aider dans leur tâche ?
L’évêque s’était rassis sous le regard amusé de Rudolfo.
Après le déjeuner, lorsque Pétronus décréta la reprise des
débats avec une bénédiction silencieuse, il se tourna vers le roi
tsigane.
— Je vais bientôt conclure mon dernier conseil, dit-il avec un
sourire sombre. Mais, auparavant, il nous faut encore régler
quelques questions désagréables.
Il hocha la tête en direction de l’entrée du pavillon et
Sethbert entra escorté par six éclaireurs tsiganes. Ils avancèrent
avec lenteur, car des chaînes entravaient les chevilles du prévôt.
Rudolfo regarda le prisonnier qui avait jadis dirigé une
nation. Sethbert n’avait pas été affamé au cours de son séjour en
prison, mais il avait perdu la plus grande partie de son
embonpoint. Ses cheveux avaient été tondus pour faciliter le
travail des Praticiens. Des lames avaient tailladé sa chair pour y
tracer le saint motif d’un labyrinthe whymèrien.
L’œuvre d’un couteau de Whymer, songea Rudolfo.
Le roi tsigane éprouva un vague sentiment de honte et il
détourna les yeux.

PÉTRONUS

L’assistance se leva et mille personnes inspirèrent en même


temps. Pétronus remarqua que Rudolfo et Jin Li Tam étaient
restés assis.
Il regarda l’homme brisé qui s’arrêta devant lui.
— Sethbert, ancien prévôt des cités-États entrolusiennes,
jadis allié de sang avec l’ordre androfrancien, savez-vous
pourquoi vous comparaissez ici aujourd’hui ?
La lèvre inférieure de Sethbert trembla.
— Oui.
Voilà l’œuvre de ces maudits Praticiens !

- 453 -
Pétronus sentit la colère monter en lui, mais il se ressaisit. Le
véritable but de ce procès n’était pas de juger Sethbert avec
équité, mais de servir les intérêts du pape et de préparer un
avenir meilleur. Il fallait en finir avec la nostalgie.
Pétronus regarda Isaak et hocha la tête. L’automate se leva
tandis que le vieil homme reprenait la parole.
— Avez-vous, de votre plein gré et en toute connaissance de
cause, ordonné qu’on modifie secrètement le registre de ce
mécaserviteur ?
Sethbert baissa la tête.
— Je l’ai fait, Père.
— Quelles modifications avez-vous ordonnées ?
L’ancien prévôt le regarda pendant un bref moment. Ses yeux
étaient rouges et vides. Il ouvrit la bouche, puis la referma.
— Je… J’ai fait modifier les registres, c’est vrai.
Les mâchoires de Pétronus se contractèrent.
— Quelles modifications avez-vous ordonnées ?
Tandis qu’il regardait Isaak, Rudolfo s’aperçut qu’il serrait la
main de Jin Li Tam plus fort qu’il l’imaginait. L’homme de métal
se tenait parmi ses semblables. Ses paupières clignaient pendant
que les soufflets de sa poitrine s’activaient. Un long
gémissement jaillit de sa grille d’échappement.
Pétronus examina le prisonnier. Sethbert regarda d’abord
Isaak, puis le reste de l’assistance. Il croisa les yeux de Rudolfo
et aperçut Jin Li Tam qui tourna aussitôt la tête. Puis il reconnut
Neb et Pétronus l’entendit hoqueter de surprise en voyant un
masque de rage se peindre sur le visage de l’adolescent.
La voix de Sethbert trembla et, pendant un moment,
Pétronus crut distinguer une lueur implorante dans son regard,
une demande de pardon sincère.
— J’ai modifié le registre pour que le mécaserviteur récite les
Sept Morts Cacophoniques de Xhum Y’Zir sur la grand-place de
Windwir.
Pétronus se pencha du haut de son estrade.
— Vous avez fait cela ?
— J’ai payé quelqu’un pour le faire. Je l’ai fait, oui.
Il se passa alors quelque chose d’étrange. Les yeux du prévôt
se durcirent et se mirent à briller.

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— Pourquoi ?
Sethbert ne répondit pas.
Pétronus se renfrogna.
— Vous aviez sans doute une bonne raison d’agir ainsi.
Sethbert regarda autour de lui, peut-être en quête d’un visage
compatissant. Il n’en trouva pas. Il ignorait que, à la demande de
Pétronus, les membres de sa famille n’avaient pas eu le droit
d’assister au procès. La veille, le roi tsigane avait vivement
critiqué cette décision, mais il n’avait pas insisté lorsque
Pétronus avait haussé la voix. Le vieil homme lui avait rappelé
sans ménagement que le procès se déroulait dans le royaume des
Neuf Maisons Sylvestres, mais qu’il n’en demeurait pas moins
une affaire androfrancienne.
Sethbert se redressa comme s’il avait recouvré tout son
aplomb.
— Mes raisons ne regardent que moi.
Pétronus vit ses mâchoires contractées et comprit qu’il n’en
dirait pas davantage. Les Praticiens eux-mêmes n’étaient pas
parvenus à briser sa résistance. Le vieil homme se demanda quel
genre de sentiment – en dehors d’un profond sens de la justice –
était capable de générer une telle détermination. Mais ce procès
ne concernait pas vraiment Sethbert. Son but était de punir un
crime et de préparer un avenir meilleur.
— Vous reconnaissez cependant votre culpabilité ?
— Je la reconnais.
Pétronus regarda l’assistance avec attention. Il observa
Rudolfo et Jin Li Tam, puis Isaak et Neb. L’adolescent détourna
aussitôt les yeux. Le vieil homme sentit son cœur se briser, mais
il devait protéger ce garçon.
Il aperçut un autre visage familier en partie caché par la
capuche d’une robe d’archéologue de rang inférieur, au fond de
la salle, sur la droite.
Vlad Li Tam lui adressa un signe de tête et un petit sourire
sans joie.
Pétronus s’obligea à regarder Sethbert.
— Dans ce cas, en tant que patriarche et roi, je vous déclare
coupable. (Il se déplaça le long de l’estrade.) Y a-t-il ici
quelqu’un qui s’oppose à mon jugement ?

- 455 -
Personne ne parla. Personne ne bougea.
Pétronus continua à se déplacer le long de l’estrade, plissant
les yeux pour observer les visages. Il s’arrêta devant le nouvel
évêque qui avait critiqué sa décision de confier la gestion de la
bibliothèque aux mécaserviteurs. Il dévisagea l’homme qui ne
baissa pas les yeux.
— Quel châtiment ce crime mérite-t-il ?
L’évêque ne répondit pas tout de suite. Puis il ouvrit la
bouche avec lenteur.
— Il mérite la mort, Père.
Pétronus hocha la tête.
— Je suis d’accord.
Il se dirigea sans hâte vers un autre évêque. Rudolfo reconnut
cet homme : il avait participé à des fouilles archéologiques dans
le Désert Bouillonnant.
— Êtes-vous d’accord ?
L’archéologue hocha la tête.
— Je suis d’accord, Père.
Pétronus tira un couteau de pêcheur des plis de sa robe. Il
brandit l’arme et vit Rudolfo faire un geste pour arrêter les
éclaireurs qui se précipitaient pour intervenir.
L’inquiétude se peignit sur les traits du roi tsigane. Ses doigts
s’agitèrent.
— À quel jeu jouez-vous, vieil homme ?
Pétronus l’ignora.
— Sethbert mourra aujourd’hui. Qui se chargera de son
exécution ?
Quelqu’un pointa le doigt vers le groupe d’éclaireurs.
— Ils n’ont qu’à s’en occuper.
Pétronus gloussa.
— Voilà trop longtemps que nous confions les tâches
déplaisantes à d’autres. Nous réglerons ce problème par
nous-mêmes.
Sethbert tremblait. Sa vessie le trahit et il souilla le bas de sa
tunique ainsi que son pantalon. Il ne dit pas un mot.
Pétronus se tourna vers Isaak.
— Et toi ? Es-tu prêt à le faire ? (Le mécaserviteur parvint à
faire un pas en avant.) De toutes les personnes rassemblées ici,

- 456 -
c’est toi qui as le plus souffert de la malveillance de cet homme.
Il t’a plié à sa volonté et il a fait de toi une arme dont la puissance
dépasse l’imagination. Il t’a appris les mots pour raser une cité et
pour tuer chaque homme, chaque femme, chaque enfant et
chaque animal qui s’y trouvait.
L’automate avança d’un autre pas.
— Je veux me charger de l’exécution, dit-il. Je le veux
vraiment. (Il baissa la tête.) Mais j’en suis incapable.
Il se redressa. Ses yeux s’assombrirent et il reprit la parole
d’une voix empreinte d’une profonde tristesse.
— La vie est sacrée.
Pétronus acquiesça.
— C’est pour cette raison qu’il est difficile de tuer. Chaque
fois que nous prenons une vie, nous ternissons un peu l’éclat de
la lumière. (Il se tourna vers l’assistance.) Un garde gris d’une
grande sagesse m’a dit un jour qu’il était plus facile de mourir
que de tuer au nom de la lumière. Il n’est pas donné à tous de
surmonter une telle épreuve. (Il regarda Rudolfo.) Tout le
monde sait que je n’ai aucune envie d’être pape. Je l’ai
clairement démontré il y a trente ans. Vous m’avez appelé parce
que vous vouliez un nouveau pape. Eh bien ! je vais vous en
donner un. (Il attendit que ses paroles fassent effet.)
J’accorderai ma bénédiction patriarcale et je remettrai le sceau
de l’Évangile de P’Andro Whym au premier Androfrancien de
cette assemblée qui s’avancera et qui prendra ce couteau pour
exécuter le condamné. Le bourreau de cet homme sera le
prochain pape !
Personne ne bougea et un grand silence s’abattit dans le
pavillon.
Neb se leva avec lenteur.

VLAD LI TAM

En observant le pêcheur déplacer ses pièces, Vlad se rappela


que son père avait veillé au destin de Pétronus. Le seigneur de la
Maison Li Tam n’avait pas imaginé que Sethbert ferait preuve
d’une telle détermination. Ses menaces avaient été inutiles. Il vit

- 457 -
l’adolescent se lever et il remarqua une lueur peinée dans les
yeux de Pétronus.
Mais le vieil homme avait anticipé la tournure que
prendraient les événements. Lorsqu’ils étaient enfants, ils
avaient appris à se connaître et Vlad était capable de deviner les
pensées de son ami. Pétronus lui avait montré comment pêcher,
comment lancer un filet et le ramener, comment utiliser une
canne à pêche et comment promener son hameçon là où les
truites remontaient à la surface. En retour, Vlad lui avait
enseigné les règles des reines de guerre. Pétronus s’était révélé
être un joueur correct, mais souvent maladroit.
Aujourd’hui, il était devenu un maître.
Pétronus observa l’adolescent, puis il répéta sa proposition à
son intention, à l’intention de la seule personne qui avait réagi.
— Au premier Androfrancien de cette assemblée qui
s’avancera et qui prendra ce couteau. (Il se tourna vers le
mécaserviteur assis qui enregistrait les débats afin de les
transcrire plus tard sur papier.) Qu’on prenne note qu’à la suite
d’un acte d’excommunication papal ce jeune homme, Nebios
ben Hebda, ne fait plus partie de l’ordre.
Vlad Li Tam sourit. Encore une de ces lois ancestrales.
Neb foudroya Pétronus du regard et se rassit.
Une voix tonna dans l’assistance et le vieil homme se tourna
vers l’endroit d’où elle provenait.
— Un pape ne ferait jamais une telle chose ! s’exclama un
évêque. La bible whymèrienne l’interdit.
Pétronus attendit. Une vague de murmures s’éleva dans le
pavillon tandis que le vent s’engouffrait par les trois entrées en
apportant un parfum de verdure et de lavande.
Vlad Li Tam hocha la tête en admirant la beauté et la subtilité
de la manœuvre de son vieil ami. Pétronus était le chef-d’œuvre
de son père. Le seigneur de la Maison Li Tam prit soudain
conscience qu’il avait lui aussi participé au modelage de cet
homme et cette pensée le plongea dans un mélange de crainte et
de respect.
— Parfait, déclara Pétronus. (Il se dirigea vers Sethbert et
s’arrêta devant lui.) Aucun d’entre nous ne vous tuera au nom de
la lumière.

- 458 -
Le vieil homme caressa la joue du prisonnier comme un père
rassurant un enfant rebelle.
Mais lorsqu’il frappa avec son couteau, ce fut d’un geste sûr
et rapide. Avec la précision d’un pêcheur.
Pétronus lâcha son arme et leva ses mains ensanglantées
au-dessus de sa tête.
— Nous en avons terminé avec la nostalgie ! Je suis le dernier
pape androfrancien.
Il retira sa bague et la laissa tomber près du couteau taché de
sang.
Vlad Li Tam se leva et se glissa hors du pavillon. Il avança
d’un pas rapide, son escorte sur les talons.
Bientôt, songea-t-il, je pourrai enfin retourner pêcher.

- 459 -
Chapitre 32

PÉTRONUS

Pétronus lava le sang qui maculait ses mains et ses


avant-bras dans la fontaine qui se trouvait à l’extérieur du
manoir. Il avait enfilé une robe brune toute simple après le
tohu-bohu provoqué par son dernier acte en tant que pape, puis
il s’était frayé un chemin hors du pavillon et avait traversé la
forêt pour regagner la ville.
Jusque-là, tout s’était passé comme prévu, même si le vieil
homme s’en voulait d’avoir blessé Neb. Il avait déjà envoyé des
oiseaux pour qu’on vende les propriétés androfranciennes et
qu’on transfère les biens au nom de Rudolfo. Il ne lui restait plus
qu’à faire ses bagages et à rentrer chez lui.
Il passa sans un mot devant les éclaireurs tsiganes qui
gardaient l’entrée du manoir, entra dans son bureau et verrouilla
la porte.
— Je sais pourquoi Sethbert a détruit Windwir.
Pétronus regarda Vlad Li Tam assis derrière la petite table. Il
s’était plus ou moins attendu à le trouver là. Il avait deviné qu’ils
auraient une conversation lorsqu’il l’avait aperçu dans le
pavillon bondé.
Pétronus sentit la colère monter en lui.
— Je ne suis pas vraiment certain que Sethbert ait détruit
Windwir. Je pense que quelqu’un a au moins pris la peine de lui
tenir la main. (Il pointa un doigt vers l’oiseau doré.) Nous savons
que ton oiseau était à Windwir au moment de la catastrophe.
Est-ce qu’il t’a rapporté ce qui s’était passé ?
Vlad Li Tam plissa les yeux.
— Tu me soupçonnes, mais je n’ai rien à voir avec Sethbert.

- 460 -
J’ai seulement modelé la vie de Rudolfo. Tout comme mon père
a modelé la tienne.
Pétronus eut l’impression de recevoir un coup de poing dans
le ventre.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Vlad Li Tam haussa les épaules.
— Tu as été modelé en vue d’accomplir ce que tu as accompli
aujourd’hui, Pétronus. Tout comme Rudolfo a été modelé pour
devenir le gardien de la lumière.
— Tu mens ! déclara Pétronus d’une voix mal assurée.
Vlad Li Tam sourit.
— Quoi qu’il en soit, j’ai quelque chose pour toi. (Il sortit une
pochette en cuir et la tendit à Pétronus.) Voici des preuves
attestant que l’ordre avait mis sur pied un programme secret
visant à recréer le sortilège.
Pétronus prit la pochette et la posa sur le bureau.
— Je n’en doute pas, mais cela n’a rien de particulièrement
infâme.
— Ce n’est pas tout. L’oiseau m’a en effet appris la
destruction de Windwir, mais ce n’est pas moi qui l’ai envoyé. Il
avait disparu de sa cage depuis près d’un an à ce moment-là.
Pétronus regarda son vieil ami avec surprise.
— Où était-il ?
Vlad Li Tam se leva.
— C’est ce que j’ai l’intention de découvrir. Je quitte les
Terres Nommées. Nous ne nous reverrons plus.
À cet instant, Pétronus entendit la voix de son vieil ami.
Ils ne se prirent pas dans les bras, ils ne se serrèrent pas la
main. Pétronus se contenta de hocher la tête et Vlad sortit du
bureau.
Le vieil homme regarda la pochette en cuir, puis il la
ramassa. Il s’assit, défit les sangles qui la maintenaient fermée et
tira deux liasses de documents qu’il examina aussitôt. Les
premières pages n’étaient que des reçus en whymèrien
indiquant que Pétronus avait soldé les comptes androfranciens.
Il y avait aussi des actes de transfert au bénéfice des Neuf
Maisons Sylvestres, mais ce fut le dernier feuillet qui attira
l’attention du vieil homme. Il s’agissait d’une lettre de

- 461 -
contribution adressée à l’ordre et datée de trois jours avant le
transfert de propriété.
Vlad Li Tam avait trouvé le moyen de transmettre son
immense fortune à sa fille par l’entremise de l’ordre
androfrancien et des Neuf Maisons Sylvestres.
Pétronus referma la pochette et posa les lettres de banque sur
la pile de documents qui seraient examinés par Isaak, par
Rudolfo ou par Neb une fois qu’il serait parti.
Il prit la seconde liasse. Il s’agissait de copies de lettres et de
rapports de l’ordre. Pétronus les feuilleta les unes après les
autres. Il y avait des dessins, des plans explicites et de vagues
allusions. La vérité apparaissait petit à petit et le vieil homme
était hypnotisé. Peu de temps avant la restauration du sortilège,
les Androfranciens avaient fait des calculs quant aux réactions
que susciterait un emploi limité des Sept Morts Cacophoniques.
Ils avaient même imaginé un système pour véhiculer le sort. Une
machine datant de l’époque des Jeunes Dieux. Une machine
capable de se déplacer, de parler et de penser. Une machine
capable de résister aux magikes de Xhum Y’Zir.
Le vieil homme sentit son cœur se serrer en songeant à Isaak
et à ses semblables. Ces documents ne pouvaient pas être
authentiques. C’était impossible. Ces plans allaient à l’encontre
des principes mêmes des Androfranciens. Pétronus avait certes
fini par haïr l’ordre avec une intensité égale à l’adoration qu’il lui
avait jadis portée, mais il ne parvenait pas à croire ce qu’il lisait.
L’attaque de Sethbert apparaissait désormais comme une
décision logique. Le regret et la tristesse frappèrent le vieil
homme comme un coup de poignard au ventre lorsqu’il songea à
ce qu’il avait fait.
Puis il aperçut la note de Vlad Li Tam. L’encre était si fraîche
qu’elle avait bavé.
« Ils avaient l’intention de nous protéger. »
Tout devenait clair. Les Androfranciens s’étaient toujours
considérés comme les gardiens de l’ancien temps. Ils
protégeaient le Nouveau Monde de lui-même et d’un passé qu’ils
craignaient de voir se répéter.
« Ils avaient l’intention de nous protéger. »
Pétronus sentit les larmes lui monter aux yeux en prenant

- 462 -
conscience du vaste complot. Quelqu’un s’était infiltré dans le
réseau des fils et des filles de Vlad Li Tam ou dans son entourage
immédiat, pourtant trié sur le volet. Quelqu’un était parvenu à
réécrire le registre de l’oiseau doré afin d’impliquer le seigneur
de la Maison Li Tam dans la Désolation de Windwir. Dans de
telles circonstances, un joueur de reines de guerre habile
déplaçait sa concubine menacée pour la mettre à l’abri. C’était la
manœuvre que Vlad Li Tam avait choisie en démantelant son
vaste réseau d’informateurs.
Mais qui était cet adversaire qui avait poussé le seigneur de la
Maison Li Tam à fuir le Nouveau Monde, à transférer ses biens à
l’ordre androfrancien et à faire don de ses ouvrages à la Grande
Bibliothèque ? qui l’avait obligé à ne laisser que sa fille derrière
lui ?
Quelqu’un qui ne vient pas des Terres Nommées.
Pétronus sentit ses genoux trembler.
Les Androfranciens – certains d’entre eux, du moins –
avaient appris l’existence de ce danger invisible et ils avaient eu
si peur qu’ils avaient envisagé d’utiliser la terrible incantation de
Xhum Y’Zir pour protéger les Terres Nommées.
En fin de compte, leurs bonnes intentions avaient failli
souffler la lumière.
Pétronus avait-il rendu la justice ou avait-il fait preuve de
pitié ? Quoi qu’il en soit, il ne pouvait pas revenir en arrière.
Sethbert était mort et l’ordre aussi. Le vieil homme songea à
Grymlis et au village du peuple des Marais.
Il rangea les papiers dans la pochette en cuir et glissa celle-ci
dans la petite pile de documents qu’il avait l’intention de
rapporter chez lui, à la baie de Caldus.
Quand il termina de rassembler ses affaires, des larmes
coulaient sur ses joues.

JIN LI TAM

Jin Li Tam profita du tohu-bohu provoqué par l’exécution de


Sethbert pour se glisser hors du pavillon. Elle avait vu quelque
chose de surprenant : un jeune Androfrancien ressemblant

- 463 -
étrangement à un de ses frères. Le garçon avait tourné la tête dès
que leurs regards s’étaient croisés, puis il s’était dirigé vers une
des trois sorties.
La jeune femme l’avait suivi.
Elle n’éprouvait aucune colère en songeant à la mort de
Sethbert. Elle savait que l’ancien prévôt aurait fini par mourir.
Elle avait partagé sa vie pendant plusieurs années, mais elle
n’avait jamais forgé le moindre lien avec lui. Elle était désormais
certaine de sa responsabilité dans la destruction de Windwir et
de la participation de son père à ces événements – jusqu’à
l’exécution de Sethbert qui, dans les faits, marquait la fin de la
légitimité de l’ordre. Les derniers Androfranciens – les
survivants – essaieraient peut-être de le maintenir à flot, mais
que pouvaient-ils espérer ? Jin Li Tam était persuadée que
Pétronus avait scellé le destin de l’ordre sur pied avant de se salir
les mains avec le sang de Sethbert et de se disqualifier en tant
que pape.
Elle se demanda si cette manœuvre était aussi l’œuvre de
Vlad Li Tam.
Cette pensée la ramena à la réalité et elle se fraya un chemin à
travers la foule qui se rassemblait. Elle aperçut le jeune
Androfrancien qui se déplaçait rapidement devant elle. Elle
accéléra et le rattrapa, mais il ne s’agissait pas d’un de ses frères.
— Excusez-moi, dit-elle.
Elle se laissa emporter par la foule et regarda autour d’elle.
Tu espères voir un membre de la Maison Li Tam,
songea-t-elle.
Elle se demanda pourquoi. Au cours des derniers mois, sa
colère avait parfois reflué comme la marée de La Baie de Tam, sa
ville natale. Le sable de son cœur se gorgeait alors d’un chagrin
si douloureux qu’elle attendait avec impatience le retour de son
courroux – un retour inévitable qui l’enflammait de nouveau.
Mais, quelques instants plus tôt, elle avait eu l’impression
que sa colère et sa tristesse envers son père avaient disparu sous
la lame du couteau de Pétronus. Rudolfo lui avait dit que les
gens vivaient avec le souvenir de mille injustices insignifiantes et
que, parfois, ils surmontaient cette épreuve en voyant un
criminel recevoir son juste châtiment. La brusque disparition de

- 464 -
Sethbert et de l’ordre androfrancien avait laissé la jeune femme
exsangue et épuisée. Elle ne pensait plus qu’au monde meilleur
qu’elle voulait offrir à son enfant.
Elle regagna le manoir sans se presser. Elle aurait dû
attendre Rudolfo, mais elle avait envie d’un moment de solitude
et elle savait que le roi tsigane allait être occupé une bonne
partie de la nuit. Il allait y avoir des émeutes à réprimer, des
craintes à apaiser et du réconfort à apporter aux derniers
descendants de P’Andro Whym.
Il faisait presque nuit lorsqu’elle atteignit l’entrée du passage
secret au fond du jardin. Elle s’arrêta. La porte était ouverte et
une silhouette se tenait dans la pénombre du tunnel. La jeune
femme s’approcha un peu avant de s’immobiliser de nouveau.
Elle se sentit soudain seule, perdue et apeurée.
L’inconnu fit un pas en avant et Jin Li Tam reconnut son père
vêtu d’une robe d’archéologue grise. Vlad Li Tam ne dit pas un
mot. Ses traits étaient froids et impassibles, mais ses yeux
exprimaient une certaine chaleur. La jeune femme ne parla pas
non plus. Elle savait qu’elle arborait la même expression que son
père. Elle avait pensé qu’elle éprouverait de la colère en le
revoyant, mais elle s’était trompée. Elle ne ressentait
absolument rien.
Leurs regards se croisèrent et il hocha la tête avec lenteur,
une seule fois. Puis il passa à côté d’elle et leurs épaules se
frôlèrent. Elle se tourna pour le regarder s’éloigner. Elle songea
qu’il marchait d’un pas plus lent et moins assuré que d’habitude.
Elle envisagea de l’appeler, mais qu’aurait-elle pu lui dire ?
Elle se contenta donc de l’observer et, lorsqu’il fut parti, elle
regagna sa nouvelle demeure et ferma la porte de ses
appartements. Elle avait une vie à construire avec Rudolfo et
leur enfant à naître.
Elle trouva le message de son père plus tard. Elle fut surprise
qu’il en ait laissé un. Il n’avait pourtant jamais manqué de le
faire. C’était une simple note non codée griffonnée sur un bout
de papier. Elle lut la première ligne.
« À ma quarante-deuxième fille, pour fêter son mariage et la
naissance de son fils, Jakob. »
Il s’agissait d’un poème sur l’amour d’un père pour sa fille. À

- 465 -
la fin, le père embarquait sur un navire et disparaissait dans la
nuit tandis que sa fille entamait une nouvelle vie.

NEB

La foule entraîna Neb à l’extérieur et, lorsqu’il parvint à se


dégager, la plupart des gens avaient quitté le pavillon pour se
rassembler sur la plaine. Les conversations étaient de plus en
plus bruyantes. Le jeune homme resta près d’une entrée et
observa Rudolfo s’adresser à un petit groupe d’évêques
androfranciens tandis que des éclaireurs posaient le corps de
Sethbert sur une civière afin de l’emporter.
J’étais prêt à le tuer pour vous, songea-t-il.
Mais Pétronus enterrait ses morts à sa manière et il avait de
nobles ambitions pour son ancien protégé. Le jeune garçon
savait aussi que le vieil homme n’avait pas eu plus de plaisir à
tuer Sethbert qu’à reprendre ses fonctions papales.
« Nous faisons ce que nous devons faire. »
Isaak sortit en claudiquant du pavillon.
— Frère Nebios, dit-il. Avez-vous vu Père Pétronus ?
Pétronus n’était plus pape, mais Neb n’eut pas le cœur de le
rappeler au mécaserviteur. Il se contenta de secouer la tête.
— Il est parti tout de suite après l’exécution de Sethbert.
Les paupières d’Isaak papillonnèrent et ses yeux
s’illuminèrent.
— La tournure des événements m’inquiète.
Neb acquiesça.
— Je partage tes craintes, Isaak.
— Je sais que ce que j’ai vu n’est pas juste. Je sais que cela va
à l’encontre des enseignements de P’Andro Whym. Je sais que
cela va sans doute marquer la fin de l’ordre qui m’a réveillé après
un si long sommeil. Pourtant, je ne peux m’empêcher d’éprouver
une étrange satisfaction.
Neb examina le mécaserviteur en ne sachant quoi dire. Il
éprouvait lui-même de la satisfaction à l’idée que l’assassin de
son père ne ferait plus de mal à personne. Mais un autre homme
– Pétronus – avait fait de lui un orphelin, une fois de plus. Il

- 466 -
avait détruit la dernière famille qui lui restait.
Tu as toujours été orphelin, lui souffla une petite voix.
Il regarda Isaak. Le mécaserviteur était un orphelin lui
aussi… enfin, Neb le supposait.
— Je vais voir s’il est dans son bureau, dit l’automate. Je dois
lui parler de ce qui s’est passé aujourd’hui.
Neb le suivit en silence, certain que Pétronus n’était pas dans
son bureau. Personne ne trouverait le vieil homme – pas dans ce
royaume, du moins. Il avait achevé sa tâche et le monde
continuerait de tourner sans lui pour le meilleur ou pour le pire.
Ils passèrent devant la marquise abritant de longues tables
sur tréteaux, des bancs, des piles de papier et de nombreuses
bouteilles d’encre. Quelques mécaserviteurs travaillaient encore
dans le ronronnement de leurs engrenages. Leurs yeux brillaient
tandis qu’ils consignaient les événements du conseil. Les
procès-verbaux seraient plus tard conservés dans la Grande
Bibliothèque.
Isaak s’arrêta en remarquant le regard interrogateur de Neb.
— Je leur ai demandé de le faire tout de suite. J’ai pensé que
ces documents se révéleraient peut-être utiles, un jour.
Neb resta silencieux et ils reprirent leur chemin.
Ils arrivèrent devant le bureau plongé dans l’obscurité. La
porte était fermée. Ils entrèrent et Neb constata que la lampe
était encore chaude lorsqu’il l’alluma. La plupart des papiers
avaient été rangés avec soin pour être classés le lendemain.
L’adolescent remarqua alors l’enveloppe qui portait son nom. Il
la prit et brisa le sceau.
« Je suis désolé, lut-il. Tu n’es pas fait pour te complaire dans
le passé. »
Les yeux d’Isaak s’assombrirent et ses soufflets s’activèrent.
— Qu’est-ce que cela signifie ?
Neb posa la lettre sur le bureau et se pencha pour examiner
les autres documents. Il feuilleta des notes, des reçus de
transfert, des lettres de crédit, des actes de cession de surplus.
Tous étaient signés et frappés du sceau papal. Il n’y avait plus
qu’à les envoyer.
— Cela signifie que nous avons du travail, souffla-t-il. Cela
signifie qu’il faut pleurer le savoir que nous avons perdu et

- 467 -
prendre soin de celui qui nous reste.
Neb sortit. Il descendit les couloirs du manoir et s’échappa
enfin dans les ténèbres de plus en plus denses. Il courut dans les
bois aussi vite qu’il en était capable, puis s’assit sur une pierre. Il
ne pleura pas. Il n’était pas en colère. Il existait, sans plus.
— J’ai toujours été orphelin, dit-il en s’adressant à l’obscurité
qui se rassemblait autour de lui.
Il se souvint du message de Pétronus.
« Tu n’es pas fait pour te complaire dans le passé. »
Peut-être que le vieil homme se trompait. Neb pensa à
Hivers. Il pensa au rêve où une grande lune brune était
suspendue au-dessus de leurs têtes.
Ce rêve est notre royaume, avait dit la jeune fille allongée
nue près de lui.
Il la croyait. Quelque part, ailleurs, un nouveau monde était
en train de naître.
Un jour, le moment venu, Neb aiderait Hivers et son peuple à
le trouver. En attendant, il resterait dans les Neuf Maisons
Sylvestres. Rudolfo accepterait peut-être de l’employer dans la
Grande Bibliothèque.
— Est-ce que tu es toujours là ? demanda-t-il à la forêt
déserte.
Nebios ben Hebda entendit un grognement sourd et quelque
chose bougea tout près de lui. Il sourit.

RUDOLFO

Rudolfo rattrapa Pétronus sur la route de la baie de Caldus


alors que le soir tombait, le lendemain de la mort de Sethbert. Le
roi tsigane avait passé la nuit et la plus grande partie de la
journée à calmer ses hôtes traumatisés. Quand il avait appris
que le vieil homme avait quitté la ville en toute discrétion, il
avait ordonné qu’on lui amène son cheval le plus rapide. Il avait
refusé d’être escorté par des éclaireurs et Aedric s’était bien
gardé de protester lorsqu’il avait vu la lueur de rage qui brillait
dans les yeux de son roi.
Rudolfo avait mené sa monture à bride abattue, couché sur

- 468 -
son encolure tandis que le vent faisait voler sa cape et ses
cheveux. Il avait respiré l’odeur de la forêt, l’odeur de son cheval
et l’odeur des plaines qui s’étendaient devant lui.
Lorsqu’il avait enfin repéré Pétronus et sa vieille jument à
deux lieues de distance, il avait posé la main sur la poignée de sa
fine épée et adressé un claquement de langue à son étalon. Il
dépassa l’ancien pape au triple galop et tira brusquement sur ses
rênes pour faire pivoter sa monture. Il fit siffler sa lame avant de
la pointer vers le vieil homme.
Celui-ci leva la tête et Rudolfo baissa son arme en voyant
l’expression anéantie de Pétronus. Le roi tsigane songea que ces
yeux rougis ressemblaient trop au ciel qu’il avait aperçu
au-dessus des ruines fumantes et des os calcinés de Windwir.
Pétronus ne dit pas un mot.
Rudolfo fit approcher son cheval et posa une question dont il
connaissait déjà la réponse.
— Pourquoi ?
— Je fais ce que je dois faire, répondit Pétronus, les
mâchoires contractées. Si j’y renonçais, ma vie ne serait qu’un
mensonge.
— « Nous faisons ce que nous devons faire. » (Rudolfo
rengaina son épée tandis que sa colère disparaissait.) Quand
avez-vous pris cette décision ? Quand avez-vous su ?
Pétronus soupira.
— Une partie de moi a compris ce qui allait se passer dès que
j’ai aperçu la colonne de fumée au-dessus de la ville. Une autre
lorsque j’ai découvert le champ d’os et de cendres.
Rudolfo réfléchit à ces paroles, puis hocha la tête avec lenteur
en cherchant quelque chose à dire. Il ne trouva rien. Il éperonna
alors son cheval et partit en abandonnant le vieil homme à ses
larmes.

Rudolfo galopa dans les plaines jusqu’à ce que la lune se lève


et que les étoiles tapissent le ciel sombre et chaud. Au bout d’un
certain temps, il oublia tout à l’exception d’une fausse
impression de liberté qu’il savoura parce qu’il savait qu’elle était
éphémère. Il sentait sa monture filer à travers les ténèbres, il
entendait le martèlement de ses sabots et son souffle haletant. Il

- 469 -
n’y avait plus que lui, son cheval et la grande plaine. Il oublia la
Maison Li Tam, la Grande Bibliothèque, les Androfranciens, le
mariage et l’héritier à venir. Il savait qu’il s’agissait seulement
d’une illusion, mais il la savoura jusqu’à ce qu’il aperçoive la
forêt sur sa droite. Il ralentit et se dirigea vers l’orée, puis il
descendit de selle et guida son cheval vers la réalité.
Il fit le bilan de sa vie tandis qu’il empruntait les chemins les
moins familiers. Il songea aux jours ayant précédé la destruction
de Windwir, puis aux jours qui avaient suivi. Il pensa aux nuits
où il avait dormi dans un chariot de ravitaillement parce qu’il
n’appréciait guère les lits. Il pensa au temps passé à cheval au
lieu d’étudier, aux innombrables femmes avec qui il avait couché
et à la seule qu’il désirait.
Ma vie a changé, songea-t-il.
Il comprit que cela ne serait pas arrivé s’il ne l’avait pas
souhaité. Il avait décidé de reconstruire la Grande Bibliothèque
pour qu’un peu de philosophie, de poésie, d’art, de théâtre et de
chanson survive dans ce monde. Il avait aussi choisi de vivre
avec Jin Li Tam, une femme magnifique et formidable qu’il
respectait aujourd’hui et qu’il aimerait demain. Si tout se passait
comme Rudolfo le souhaitait, leur vie serait tout aussi
magnifique et formidable. Il hériterait de la lumière et il
deviendrait son protecteur comme son père.
Rudolfo pensa à toutes ces choses, puis il pensa au vieil
homme qui cheminait seul en direction de la côte, sa barbe
blanche mouillée de larmes. Il pensa à son ami Isaak, enveloppé
dans sa robe androfrancienne, qui avançait en traînant sa jambe
mutilée. Il pensa au garçon, Neb, qui s’était levé lorsque
Pétronus avait demandé qui était prêt à tuer au nom de la
lumière. Il pensa à Vlad Li Tam livrant au bûcher l’œuvre de sa
famille.
La Désolation de Windwir n’a épargné personne,
songea-t-il.
Peu importait de savoir pourquoi la ville avait été rasée, il
importait juste de s’assurer qu’une telle catastrophe ne se
reproduise pas. Rudolfo savait qu’il avait un rôle à jouer dans
cette tâche. Il savait que les lamentations pouvaient se
transformer en hymne glorieux.

- 470 -
Les chemins qu’il connaissait à peine disparurent pour
laisser place à une route. Rudolfo la traversa en tirant son cheval
par la bride et il s’enfonça dans la forêt à travers laquelle il
apercevait les lumières de la ville endormie. Il marcha et arriva
au sud de la colline où se dresserait la Grande Bibliothèque.
Il mènerait sa monture à l’écurie. Il regagnerait le manoir. Il
se glisserait sans bruit dans la chambre de Jin Li Tam et il lui
parlerait tout bas du rêve qu’ils partageraient. Au matin, il
ordonnerait la destruction de la rue des Bourreaux. Il
renoncerait aux modèles du passé pour que son fils, Jakob, et
son ami, Isaak, construisent un monde meilleur. Mais il devait
avant tout contempler la petite pierre qu’il avait apportée à
l’édifice.
Il entendit des chuchotements, puis un vrombissement sourd
et un étrange frottement qu’il ne parvint pas à identifier. Il
abandonna son cheval et s’avança sans faire plus de bruit qu’un
éclaireur. Il approcha et écarta une branche qui lui bloquait la
vue.
La tente des relieurs était ouverte. Ses murs de soie avaient
été relevés afin de laisser entrer l’air de la nuit. Les
chuchotements étaient ceux des Androfranciens qui étaient
restés pour participer à la reconstruction de la Grande
Bibliothèque. Ils allaient de table en table pour apporter des
parchemins et des plumes. Les mécaserviteurs étaient assis et
travaillaient. Leurs rouages ronronnaient, leurs soufflets
bourdonnaient et leurs yeux brillants reflétaient la lumière des
lampes.
Rudolfo observa la scène une heure durant, assis dans l’herbe
où se déposait la rosée, bercé par le bruit qu’il n’était pas
parvenu à identifier.
Le crissement des plumes sur les parchemins.

- 471 -
Épilogue

C’est un oiseau. Il est mort depuis un mois, mais il ne le sait


pas. Ses ailes battent dans le ciel, mais son cou brisé est
incapable de soutenir sa tête.
Il file au-dessus d’une colline et va se percher sur une pierre
angulaire qui vient d’être taillée. Une lune bleu-vert brille dans
le ciel.
Il file au-dessus d’un champ de cendres longé par un fleuve et
il ouvre le bec pour savourer les odeurs de guerre et de charniers
que porte encore le vent.
Il file au-dessus d’un océan et d’une armada de navires qui se
rassemblent sur la côte. La vapeur des moteurs voile ses yeux
aveugles.
Le messager mort file vers sa maison ainsi que l’a ordonné
celui qui observe.
Il entre par une petite fenêtre et se pose sur une manche
écarlate. Il ouvre son bec et laisse échapper un murmure
métallique.
— « Et les enfants de P’Andro Whym paieront le prix des
péchés de leur père », souffle le corbeau d’alliance à son maître.

Fin du tome 1

- 472 -
REMERCIEMENTS

Il arrive qu’écrire soit une activité solitaire, mais elle


nécessite aussi une équipe.
Je souhaiterais remercier les personnes qui m’ont aidé à
écrire Lamentation :

D’abord, ma fantastique épouse et associée Jen West Scholes,


puis mon grand ami Jay Lake qui a accompli la tâche
insurmontable qu’il s’était fixée : me pousser à écrire un roman.
Je n’oublierai pas non plus John Pitts et Jerry Jelusich pour leur
soutien et leur amitié sans faille. Poussées par leur
enthousiasme, ces quatre personnes m’ont amené à écrire ce
roman à un rythme d’enfer avant de me prêter leurs yeux
attentifs lors de la phase de relecture.
Robert Fairbanks m’a initié à l’heroic fantasy et à Dungeons
& Dragons. Monsieur, votre carte des Terres Nommées me
rappelle de fabuleux souvenirs. Merci pour tout cela et pour
trente années d’amitié.
Mon père, Standley Scholes, m’a toujours affirmé que,
lorsqu’on voulait vraiment quelque chose, il fallait être prêt à
ramper sur du verre brisé. Tu avais raison, papa, mais ce n’était
pas si terrible que ça en fin de compte.
Je voudrais aussi remercier Shawna McCarthy et Doug
Cohen, de Realms of Fantasy. Je suis heureux que vous ayez
apprécié Rudolfo et son équipe au point de publier Of Metal
Men and Scarlet Thread and Dancing with the Sunrise, puis
d’avoir présenté la nouvelle qui allait devenir Les Psaumes
d’Isaak (Shawna, cette petite note me conseillant de rassembler
tous ces personnages dans un roman m’a vraiment boosté.) Je
suis également reconnaissant à tous ceux qui ont la gentillesse

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de m’envoyer une lettre pour me dire qu’ils ont lu et aimé cette
histoire.
Allen Douglas, ton illustration pour Realms m’a époustouflé.
Elle m’a fait comprendre tout ce qu’il me restait à faire et elle a
nourri mon imagination. Elle est aujourd’hui accrochée sur un
mur pour continuer à m’inspirer.
Jennifer Jackson, mon agent, trente-deuxième fille de Vlad
Li Tam. Je suis content que tu aies aimé ce roman et je suis
heureux de faire partie de la grande équipe de l’agence littéraire
Donald Maass.
Beth Meacham, Tom Doherty, Jozelle Dyer et la fine bande
de Tor. Merci pour votre enthousiasme et votre soutien dans
cette aventure. Votre énergie est contagieuse et elle m’est fort
utile. Merci pour tout le travail que vous avez fourni pour ce livre
– et ceux qui suivront. Je suis impatient de retravailler avec
vous.
Des dizaines d’autres personnes m’ont aidé tout au long de
l’écriture de ce roman. Merci à vous tous.
Je souhaiterais enfin vous remercier vous, cher lecteur, pour
avoir accordé un peu de votre temps à ce livre. J’espère que vous
reviendrez bientôt dans les Terres Nommées en ma compagnie.

Ken Scholes
Saint Helens, Oregon
Mars 2008

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