Henry Rousso Vers Une Mondialisation Des Mémoires

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VERS UNE MONDIALISATION DE LA MÉMOIRE

Henry Rousso

Presses de Sciences Po | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire »

2007/2 no 94 | pages 3 à 10
ISSN 0294-1759
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ISBN 9782724630688
DOI 10.3917/ving.094.0003
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2007-2-page-3.htm
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Vers une mondialisation


de la mémoire
Henry Rousso

Le constat est désormais patent : partout dans le monde, malgré des contextes
politiques ou culturels différents, malgré l’extrême diversité des héritages
historiques, le rapport au passé a non seulement connu des changements struc-
turels importants dans le dernier tiers du 20 e siècle, mais il tend à s’unifier, à se
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« mondialiser », à susciter des formes de représentations collectives et d’actions
publiques qui, au moins en apparence, se ressemblent de plus en plus. Observé à
une large échelle, ce processus ne se limite ni au souvenir de quelques événements
proches, fussent-ils exceptionnels comme l’Holocauste, ni à un espace circons-
tancié tel le monde « occidental ». Il touche l’écriture du passé national aussi bien
qu’il constitue désormais un enjeu majeur à une échelle régionale ou mondiale.
Que l’on évoque les souvenirs obsédants du nazisme, les polémiques sur l’occu-
pation japonaise, la mémoire longue de l’esclavage, l’héritage des dictatures mili-
taires ou les séquelles des grands massacres de masse, on ne peut qu’être frappé,
d’une part, par l’existence d’un même mouvement planétaire de réactivation du
passé et, d’autre part, par les similitudes dans les attentes de l’opinion et les poli-
tiques mises en œuvre pour donner une « juste » place à l’histoire et à la mémoire
dans des lieux aussi différents que l’Europe, l’Asie orientale, l’Amérique latine ou
l’Afrique du Sud.
Cette évolution fournit aujourd’hui une abondante matière aux politistes, aux
sociologues, aux philosophes, aux historiens. Les questionnements peuvent se
décliner dans les registres théoriques ou empiriques les plus divers : analyse des
usages, des représentations et des « politiques du passé 1 », travaux sur la
« maîtrise du passé » (Vergangenheitsbewältigung) ou la « culture du souvenir »
(Erinnerungskultur) 2, sur les transitions politiques, la justice de transition ou la

(1) Cette dernière expression vient de l’allemand et s’inscrit dans le débat sur le passé nazi. Cf. Norbert Frei,
Vergangenheitspolitik. Die Anfänge der Bundesrepublik und die NS-Vergangenheit, Munich, Beck, 1996. Pour la
France on pourra se reporter aux actes d’un récent colloque (2003) sur les « Usages politiques du passé dans la
France contemporaine des années 1970 à nos jours » publiés en deux volumes : Claire Andrieu, Marie-Claire
Lavabre et Danielle Tartakowsky (dir.), Politiques du passé, ainsi que Maryline Crivello, Patrick Garcia et Nicolas
Offenstadt (dir), Concurrences des passés, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2006.
(2) Là encore ces notions ou ces concepts viennent de l’historiographie allemande. Pour une mise en perspec-
tive récente en français qui prend en compte la richesse de cette historiographie et l’intensité des débats outre-
Rhin sur ces questions, voir Alfred Wahl, La Seconde Histoire du nazisme. Dans l’Allemagne fédérale depuis 1945,
Paris, Armand Colin, 2006.

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justice « restaurative » (restorative justice) 1 ou encore sur les sorties de guerre :


tous abordent explicitement ou non des questions touchant aux « régimes
d’historicité », c’est-à-dire à la nature, à la place, au rôle et aux effets que le passé
joue dans le présent des sociétés, en un lieu donné et à un moment donné 2.
Ce dossier s’inscrit dans le même mouvement. Il s’attache à l’analyse compa-
rée de la mémoire de conflits internes ou externes en Europe et en Asie, en se
concentrant sur la mise en parallèle de la gestion longue du passé nazi et des
querelles renouvelées sur la « guerre de Quinze Ans » (1931-1945) en Asie
orientale 3. Le choix des termes de la comparaison repose d’abord sur une proxi-
mité évidente : la seconde guerre mondiale au sens large du terme forme non
seulement une matrice historique commune aux deux continents, mais elle a cons-
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titué aussi bien en Asie qu’en Europe un événement central dans l’histoire récente
dont les effets se font toujours sentir non seulement sur un plan mémoriel, mais
aussi sur un plan politique et social, et plus encore sur le plan des relations régio-
nales et internationales. Toutefois, même si cela peut expliquer certaines similitu-
des, les différences de situation dans l’histoire respective de l’après-guerre en
Europe et en Asie, notamment en Allemagne et au Japon, et plus encore les diffé-
rences de culture, en particulier sur tout ce qui touche aux rapports entre tradition
et modernité, sont suffisamment grandes entre l’Europe et l’Asie pour que la
comparaison offre en l’occurrence un intérêt heuristique : les points communs, les
transferts, les emprunts dans l’entretien du souvenir semblent malgré tout
l’emporter sur les singularités nationales ou continentales, ce qui confirme l’hypo-
thèse avancée ici. En outre, ce dossier prend également en compte des processus
historiques d’une autre nature, comme la mémoire du communisme ou celle de
conflits localisés, tel celui d’Irlande du Nord, qui permettent d’étendre le champ
de la comparaison.

(1) La littérature récente sur cette question est tout aussi abondante, mais porte sur des périodes et un espace
beaucoup plus larges. On citera ici dans une perspective sociologique et politiste : Michel Dobry (dir.), Democratic
and Capitalist Transitions in Eastern Europe. Lessons for the Social Sciences, Dordrecht, Kluwer, 2000 ; Sandrine
Lefranc, Politiques du pardon, Paris, PUF, 2002 ; id. (dir.), Après le conflit, la réconciliation ?, Paris, Michel Houdiard,
2007 ; Jon Elster, Closing the Books. Transitional Justice in Historical Perspective, Cambridge, Cambridge University
Press, 2004 ; Jon Elster (dir.), Retribution and Reparation in the Transition to Democracy, Cambridge, Cambridge
University Press, 2006. Voir également l’ouvrage de référence de Mark Osiel, Mass Atrocity, Collective Memory,
and the Law, Somerset, Transaction Publisher, 1997 ; trad. fr., id., Juger les crimes de masse. La mémoire collective et
le droit, préf. d’Antoine Garapon, trad. de l’am. par Jean-Luc Fidel, Paris, Seuil, 2006.
(2) Issu de l’anthropologie, ce concept a été développé par François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme
et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
(3) Cette question a déjà fait l’objet de plusieurs travaux, notamment sur la comparaison entre l’Allemagne et
le Japon après 1945. Voir Ian Buruma, Wages of Guilt : Memories of War in Germany and Japan, New York, Farrar
Straus & Giroux, 1994 ; Christoph Cornelissen et alii (dir), Erinnerungskulturen. Deutschland, Italien und Japan
seit 1945, Francfort, Fischer, 2003. Sur la mémoire au Japon, voir également Claire Roulière, La Mémoire de la
seconde guerre mondiale au Japon, Paris, L’Harmattan, 2004 ; Michael Lucken, Anne Bayard-Sakai et Emmanuel
Lozerand, Le Japon après la guerre, Arles, Philippe Picquier, 2007 ; Philip Seaton, Japan’s Contested War Memories :
The « Memory Rifts » in Historical Consciousness of World War, Londres, Routledge, 2007.

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Les modalités communes de gestion du passé


Deux séries d’éléments permettent d’étayer a minima l’idée d’une globalisation des
rapports au passé : l’une relève de l’émergence d’un nouvel espace public mondial,
l’autre de la mise en évidence de temporalités comparables.
D’un bout à l’autre de la planète, les États sont aujourd’hui confrontés à des
visions concurrentes et alternatives du passé qui mettent en cause la domination
traditionnelle de l’histoire nationale. Hypothèse maintes fois avancée en France, à
la suite notamment des querelles mémorielles de 2005-2006 : ce serait là une consé-
quence de l’affaiblissement du sentiment national et des progrès du « communau-
tarisme », entre autres facteurs culturels 1. Si l’argument n’est pas sans pertinence
dans une perspective hexagonale, il perd singulièrement de son impact dès lors
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que l’on se situe à une échelle non exclusivement nationale, la seule possible
aujourd’hui pour comprendre les phénomènes de mémoire 2.
En réalité, la nouveauté tient moins à l’existence de récits historiques ou de
mémoires singulières fondées sur la langue, l’ethnie, la religion ou une expérience
partagée, qui sont une réalité de toujours, notamment dans des aires où les systè-
mes politiques et sociaux accordent une place importante sinon des droits équiva-
lents aux minorités, qu’à la formation d’un nouvel espace public, au plan national,
régional (notamment européen) et mondial. Cet espace se caractérise par une prise
de parole accrue de groupes proposant des narrations historiques qui tendent à
rejeter non seulement l’histoire nationale mais aussi une part importante de
l’histoire savante, soupçonnée au mieux d’aveuglement sur le sort des « oubliés »
de l’Histoire, au pire d’être une « histoire officielle » productrice de « tabous ».
Cette prise de parole de plus en plus manifeste a pour effet d’abolir les frontières
traditionnelles entre le discours du scientifique, du politique, de l’acteur, du mili-
tant, et d’ouvrir vers une pluralité plus ou moins bien contrôlée des interprétations
du passé, dont l’impact repose moins sur la validité et la véracité des propositions
avancées que sur la capacité des acteurs à se faire entendre, voire à s’inscrire dans
une logique de « scandalisation 3 ». En ce sens, les modalités du débat sur le passé
ne diffèrent pas de celles observables sur d’autres sujets (la santé ou l’environne-
ment) qui mettent également en jeu des conflits d’intérêt entre énoncés savants,
émotions populaires et politiques publiques. L’une des conséquences paradoxales
en est la montée en puissance, en tout cas la plus grande visibilité, des « révision-

(1) Voir, par exemple, Jean-Pierre Rioux, La France perd la mémoire, Paris, Perrin, 2006.
(2) Cf. Henry Rousso, « Das Dilemma eines europäischen Gedächtnisses », Zeithistorische Forschungen, 1,
2004, http://www.zeithistorische-forschungen.de/16126041-Rousso-3-2004 (cet article fait partie d’un travail
collectif sur l’historiographie européenne entrepris par le Réseau européen d’histoire du temps présent/The
European Network on Contemporary History) ; Konrad Jarausch et Thomas Lindenberger (dir), Contested
Memories, New York, Berghahn, 2007.
(3) Sur ce concept de la sociologie de l’action collective, voir Michel Offerlé, Sociologie des groupes d’intérêt,
Paris, Montchrestien, 1998.

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nismes » historiques, qu’ils soient légitimes, c’est-à-dire inscrits dans un espace de


discussion commun avec l’histoire « orthodoxe » (cf. l’article de David Fitzpatrick
sur l’historiographie irlandaise), ou qu’ils soient pervers, comme le négationnisme
antisémite.
Ce nouvel espace public se caractérise également par la montée en puissance
de la figure de la victime. Nous sommes moins dans l’« ère du témoin 1 » que dans
l’« ère de la victime ». Le témoin des drames collectifs, celui qui parle au nom de
ceux qui ont disparu, a commencé de s’exprimer publiquement non lors du procès
Eichmann mais à la fin de la Grande Guerre, alors que surgit pour la première
fois le mot d’ordre « plus jamais ça ». Depuis les grands procès d’anciens nazis
ou collaborateurs en Israël, en Allemagne et en France, une autre étape a été
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franchie : il ne s’agit plus seulement de témoigner mais de témoigner à la barre,
et de demander réparation devant la justice. Cette situation va de pair avec la
place grandissante, sinon envahissante, qu’occupe le souvenir des crimes du passé
dans les sociétés contemporaines, réduisant parfois l’Histoire, ou plutôt ce qui est
digne d’être remémoré, à une succession de méfaits et de massacres. C’est l’une
des raisons qui expliquent que la « mémoire » soit devenue une valeur positive
quasi universelle, une tradition réinventée qui s’oppose à l’« oubli », valeur
négative : on peut oublier un bienfait sans trop de conséquences, mais oublier un
crime ce serait le commettre une deuxième fois. Ce credo aujourd’hui presque
« naturalisé », fonde nombre d’actions mémorielles contemporaines, bien qu’il
soit discutable au plan éthique, politique ou juridique, et qu’il ne constitue en rien
une constante dans l’histoire longue des conflits et des guerres. Ajoutons que le
processus a concerné d’abord des événements proches, et tout particulièrement
les séquelles de la seconde guerre mondiale ou des systèmes coloniaux des 19e et
20 e siècles, mais qu’il s’étend désormais à des épisodes dont les racines remontent
de plus en plus loin dans le temps, comme en témoignent les vifs débats sur la
mémoire de l’esclavage. Plus rien ne s’oppose à ce que toute l’Histoire puisse faire
l’objet d’une revendication ou d’une politique mémorielle : nous sommes là dans
l’une des manifestations les plus nettes du « présentisme », d’un effacement
imaginaire des frontières entre le présent et le passé qui rend les contemporains
comptables, juges et expiateurs de tous les crimes commis par leurs ancêtres.
L’existence d’un nouvel espace public se traduit enfin par de nouvelles formes
d’actions politiques. Partout ou presque, à des degrés variables et sous des formes
évidemment diversifiées, on peut observer des aspirations convergentes portées

(1) Voir Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Plon, 1999. Avishai Margalit propose le concept très sti-
mulant de « témoin moral » qui a pour avantage de donner un sens plus universel à cette question et de ne pas
la cantonner à la seule mémoire de la Shoah : Avishai Margalit, The Ethics of Memory, Cambridge (Mass.), Har-
vard University Press, 2002 ; trad. fr., id., L’Éthique du souvenir, trad. de l’angl. et préf. de Claude Chastagner, Paris,
Flammarion, 2006.

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par des formes similaires d’actions publiques et de mobilisations collectives qui se


déclinent sur un même modèle ternaire, notamment s’il s’agit de prendre en
compte une « histoire criminelle » : la nécessité d’une prise de conscience des
« fautes » ou des « crimes » du passé – termes qui peuvent recouvrir un large
éventail de situations historiques que les contemporains sont invités à
« affronter » ; l’exigence de reconnaissance des victimes, notamment par la volonté
d’inscrire le rappel de leur souffrance dans un récit historique collectif renouvelé,
voire révisé, y compris au besoin par une qualification (ou une requalification)
juridique de faits révolus ; enfin, la demande de réparation des dommages subis,
par des actions judiciaires nationales ou internationales, pénales ou civiles, par des
politiques d’indemnisation, par l’instauration de rituels traditionnels (monu-
ments, commémorations) ou d’un genre nouveau (les commissions de réconcilia-
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tion en Afrique du Sud ou au Guatemala, les lois mémorielles déclaratives en
France), l’éventail des politiques publiques du passé ne cessant de s’élargir depuis
quelques années. Fait notable, cette interpellation accrue des pouvoirs publics
débouche de plus en plus sur une écoute bienveillante, notamment dans les pays
démocratiques, le refus d’obtempérer à l’impérieux « devoir de mémoire » cons-
tituant désormais un handicap politique plus ou moins lourd. De surcroît, ces
demandes et ces actions publiques sont souvent relayées à une échelle suprana-
tionale par des organisations non gouvernementales ou des institutions interna-
tionales, comme ce fut le cas, dans l’affaire Pinochet et dans presque toutes les
procédures revêtant une dimension judiciaire.
Outre l’existence d’un espace public commun s’observent également des
temporalités voisines dans la gestion contemporaine d’épisodes historiques. Le
premier indice en est la multiplication des phénomènes d’anamnèse collective,
spontanés ou provoqués. Ces formes de retours du passé sont historiquement
situées dans le temps : elles apparaissent au tournant des années 1970, période qui
voit le début de la grande anamnèse du passé nazi en Europe, puis dans les années
1990, où non seulement la mémoire de l’Holocauste s’exporte vers les États-Unis
et devient progressivement une question mondiale, mais où débute une mondia-
lisation générale des phénomènes de mémoire. Dans la plupart des cas, l’anam-
nèse s’inscrit dans une séquence elle aussi comparable d’une situation à l’autre.
Elle succède souvent à une période d’amnésie, en tout cas d’un moment historique
où le souvenir du crime ou du conflit a été plus ou moins occulté, plus ou moins
tu, une fois la gestion immédiate de la sortie de guerre ou de la sortie de conflit
terminée. Elle peut être suivie d’une phase d’hypermnésie, au sens où l’entend
Paul Ricœur, c’est-à-dire d’une cristallisation d’un conflit non résolu pour lequel
le « travail de mémoire » ne trouve pas son point d’aboutissement 1. C’est le cas à

(1) Cf. Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.

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l’évidence de la mémoire de l’Holocauste, malgré les politiques de réparation à


grande échelle des années 1990-2000, c’est le cas a fortiori des conflits pour lesquels
il n’y a eu aucune procédure ni aucun jugement, donc aucune identification
précise des faits, des victimes, des réparations possibles.

Éléments d’explications
Si l’on admet ces proximités, ces concomitances, ces points communs, et en
n’oubliant pas que le constat opéré ici résulte d’une observation à très large focale,
se pose alors une question simple et redoutable : comment expliquer ces conver-
gences dans les rapports que les sociétés contemporaines entretiennent avec le
passé ?
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On pourrait ici convoquer des explications d’ordre structurel, sur la gestion du
deuil, la clinique des traumatismes, le rapport entre psychologie individuelle et
imaginaire collectif 1. On s’en tiendra ici, dans la logique du dossier, à un registre
plus strictement historique, à savoir l’inscription dans une conjoncture particu-
lière, sans que cela constitue une explication univoque. La mondialisation des
phénomènes culturels, l’existence de lieux et de répertoires d’action au niveau
transnational ou international, notamment en matière judiciaire, l’uniformisation
– relative – de certaines pratiques politiques (la transparence démocratique), de
certaines valeurs (la défense des droits de l’homme), de certaines préoccupations
sociales (la compassion), peuvent expliquer le credo en une action réparatrice et
rétroactive sur le passé. Cette conjoncture est encore plus nettement marquée par
les effets de deux événements de nature différente.
Le premier est évidemment l’extermination des juifs par les nazis, un crime
d’une nature et d’une ampleur sans précédent dans l’histoire qui a entraîné, après
1945, des formes elles aussi sans précédent de gestion du passé, terme lui aussi
inscrit dans l’après-Auschwitz. Celles-ci se sont d’abord développées dans le cadre
de la République fédérale allemande qui a fourni le modèle de la Vergangenheits-
bewältigung, dont l’histoire quelque peu édifiante est aujourd’hui remise en cause
(cf. l’article de Thomas Serrier sur l’affaire Günter Grass). La mémoire de l’Holo-
causte s’est ensuite répandue chez ses voisins, à la suite ou en parallèle à des conflits
de mémoire autochtones (comme la question de Vichy, en France), puis à l’échelle
européenne et internationale. La mémoire de l’Holocauste est même sans
conteste un élément central dans la montée en puissance de la notion de mémoire
dans les années 1970. Dès lors, et par un processus qui n’était en rien écrit à
l’avance, le combat d’une poignée de victimes pour la reconnaissance, puis la
réparation partielle des crimes commis par les nazis contre les juifs a pris une

(1) Sur cet aspect, qui ouvre vers d’autres horizons disciplinaires, voir par exemple Jean-Claude Métraux,
Deuils collectifs et création sociale, préf. de René Kaës, Paris, La Dispute, 2004.

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ampleur sans précédent, jusqu’à devenir le paradigme mémoriel par excellence.


Que ce soient les formes de l’action collective en faveur de la mémoire, la cons-
truction de problèmes publics liés à des interprétations du passé, ou encore la mise
au point de répertoires d’action spécifiques, fondées par exemple sur la possibilité
de réparations judiciaires, symboliques ou financières, la gestion récente de cette
mémoire a tout à la fois suscité des formes d’envie, de mimétisme, de concurrence,
comme nombre d’articles le soulignent ici, tout comme elle a contribué à la
mondialisation du problème 1.
Le second événement est la chute du mur de Berlin, même s’il faut se garder
d’en faire l’explication obligée de tout phénomène historique récent. La chute du
communisme et la fin de la guerre froide ont signifié des formes de démocratisa-
tion en Europe centrale et orientale ; elles ont sans doute précipité la disparition
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durable d’autres systèmes dictatoriaux en Amérique latine, ou de l’apartheid en
Afrique du Sud, entraînant de nombreux pays à s’interroger sur la gestion immé-
diate ou à moyen terme de leur passé à une échelle inusitée depuis 1945. Il n’y a
cependant pas de relation systématique, même après 1989, entre un processus de
transition démocratique et l’émergence d’un nouveau modèle mémoriel. D’une
part, si une « mémoire » reste à construire, c’est bien celle de l’héritage commu-
niste au sens large du terme qui constitue même une exception notable au modèle
esquissé ici. Les représentations et les usages du passé communiste restent encore
cantonnés à des espaces politiques, géographiques, mentaux infiniment plus
restreints que l’importance du phénomène communiste au 20 e siècle 2. Ils conti-
nuent même de séparer d’une ligne invisible les traditions historiques de l’Est et
de l’Ouest de l’Europe (cf. l’article d’Emmanuel Droit, sur « le Goulag contre la
Shoah »). Toute la question est de savoir s’il s’agit d’une exception structurelle ou
si la phase d’amnésie relative actuelle va déboucher comme ailleurs ou comme en
d’autres temps sur une anamnèse à grande échelle. D’autre part, les phénomènes
d’anamnèse, de victimisation, de réparation du passé, ne sont pas l’apanage des
seuls États démocratiques : ils apparaissent par exemple en Chine, dans un
contexte il est vrai différent, le pays tout entier se présentant à nouveau comme
une victime oubliée (cf. les articles de Rana Mitter et de Ding Dong, sur la Chine).
Notre dossier insiste d’ailleurs autant sur les différences que sur les ressem-
blances entre l’Asie orientale et l’Europe. Les guerres asiatiques de la première
moitié du 20 e siècle ne peuvent, par exemple, être considérées comme terminées

(1) Cf. Daniel Levy et Natan Sznaider, Erinnerung im globalen Zeitalter : Der Holocaust, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkampf, 2001.
(2) Il y a encore peu d’ouvrages non sur la mémoire interne des partis communistes, mais sur la mémoire du
communisme dans les sociétés européennes après 1989. Voir, par exemple, en langue française, Françoise Mayer,
Les Tchèques et leur communisme, Paris, Éd. de l’EHESS, 2004 ; ou encore la thèse de doctorat de Guillaume Mou-
ralis, « Les procédures pénales visant la direction politique de l’ancienne RDA. Élaboration des cadres juridiques
et usages du passé », université Paris-X – Nanterre/IHTP/Technische Universität Berlin, décembre 2005.

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alors que le second conflit mondial pour les pays européens a pris fin en 1945 ou,
au pire, en 1989, si l’on adopte le point de vue d’une certaine historiographie est-
européenne. En revanche, dans les deux cas, on peut identifier des éléments
comparables. Ainsi, les débats en Corée du Sud relatifs à l’ampleur et aux effets de
la collaboration avec l’envahisseur japonais rappellent la situation de certains pays
européens il y a une vingtaine d’années (articles de Michael Kim sur la résurgence
récente d’une histoire occultée, et de Hyunsoog So sur les dilemmes posés par
une collaboration durable qui a contribué en partie à la modernisation du pays).
Il en va de même pour les débats transfrontaliers sur la possible et difficile émer-
gence d’une « histoire partagée », antidote aux nationalismes, dont le modèle
explicite reste la réconciliation franco-allemande (articles d’Alain Delissen, sur le
manuel commun Chine – Corée – Japon, et d’Étienne François sur le récent
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manuel franco-allemand).
Bien que limité et sans doute incomplet, l’exercice comparatif présenté ici
invite à sortir la réflexion sur l’histoire de la mémoire du cadre national. Si les
historiens ou d’autres chercheurs en sciences sociales se doivent de participer de
plain-pied aux débats publics sur le passé, ne serait-ce que pour défendre le carac-
tère indispensable d’une connaissance distanciée, ils ne peuvent se contenter de
réagir aux polémiques. Leur contribution majeure réside moins dans la défense
d’une posture, sans doute nécessaire, que dans le travail théorique et empirique,
comparatiste et pluridisciplinaire, sur cet enjeu majeur du 21e siècle que constitue
l’évolution incertaine, intrigante, voire inquiétante de notre relation à l’histoire.

Henry Rousso est directeur de recherche au CNRS (Institut d’histoire du temps présent) et membre du comité
de Rédaction de Vingtième Siècle. Revue d’histoire. Il coordonne au sein du CNRS un nouveau groupe de
recherche européen (GDRE), le Réseau européen d’histoire du temps présent/The European Network on
Contemporary History (EURHISTXX). ([email protected])

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