Abouda - 2017 - Cahiers de Lexicologie
Abouda - 2017 - Cahiers de Lexicologie
Abouda - 2017 - Cahiers de Lexicologie
Lotfi Abouda
Eu égard à la complexité des questions que son étude soulève, on peut penser que le
conditionnel en français, comparé à d’autres formes verbales, reste relativement peu
étudié. Cela a certainement été le cas jusqu’aux années 1990, durant lesquelles nous
avons assisté à une véritable session de rattrapage (entre autres, Haillet 1995 &
1998, Abouda 1997, Gosselin 1999…), couronnée par l’apparition en 2001 d’un
ouvrage édité par Dendale & Tasmowski, qui, réunissant une vingtaine d’auteurs,
avait pour ambition d’offrir un panorama représentatif et actualisé des recherches
portant sur le sujet. Depuis, beaucoup d’autres études ont vu le jour (essentiellement
des articles ou chapitres d’ouvrages, mais aussi une monographie (Haillet 2002), et
de nombreuses thèses de doctorat).
Or, la taxinomie des emplois aboutit à la question, tout aussi classique, qui
sera abordée à la fin de cette présentation, de leurs rapports mutuels, et du signifié en
langue supposé les subsumer. La recherche de ce signifié en langue, qui constitue la
quête de tous les modèles théoriques dans le champ de la temporalité et le terrain
privilégié de leur affrontement, représente désormais le défi actuel majeur.
1. Temps ou mode ?
1
Ainsi que le rappelle Wilmet (2001), l’adoption du terme conditionnel n’est pas neutre : elle
aboutira souvent, y compris pour les emplois les plus récalcitrants, à une quête éperdue d’une
supposée condition sous-jacente, et donc à affirmer la nature modale de la forme.
2
« C’est par tradition que l’on considère ici le conditionnel comme un mode. » (1980, § 1798, NB).
Cela n’empêchera pas Grevisse de reproduire en 1980 la même phrase que dans la 1 ère édition (1936 :
§ 599, p. 336) : « On distingue en français quatre modes proprement dits : l’indicatif, le conditionnel,
l’impératif et le subjonctif ».
conditionnel comme un temps de l’indicatif on dénombre essentiellement trois
types d’arguments : diachroniques, morphologiques et syntaxiques.
3
Le conditionnel est issu en roman de la périphrase du latin populaire composée de l’infinitif d’un
verbe et de l’auxiliaire avoir à l’imparfait (legere habebam = 'j'avais à lire').
Mais qu'on pose le type Se + impft indicatif.... forme en -rais comme contemporain
des origines de la langue, c'est-à-dire comme aussi ancien que l'emploi de la forme en
-rais en complétive dépendant d'un verbe principal au passé, et le problème change
dans sa donnée même. On n'a plus, en effet, à considérer la forme en -rais (forme de
création romane) comme le sujet d'une des plus étonnantes évolutions (de temps en
mode ou inversement) qui soit ; elle s'impose à nous, au contraire, sous les traits d'une
forme qui contenait en elle, de par sa nature même, la possibilité de deux emplois
parallèles. (1939 : 42)
4
Entre autres, Dendale (2014), Patard, Grabar & De Mulder (2015)…
5
Cette situation, qui pénalise tout autant le champ de la morphologie flexionnelle que celui de la
sémantique de la temporalité, est d’autant plus regrettable qu’il existe de nombreuses études portant
sur le système flexionnel du verbe français, mais, l’agencement des paradigmes y étant
essentiellement dicté par les variations de forme qui affectent le radical verbal, elles ne cherchent ni à
s’appuyer sur des hypothèses grammaticales existantes, ni à contribuer à en formuler de nouvelles.
Voir Abouda (2016).
6
L’enjeu est de déterminer le statut du /R/ : si tout le monde s’accorde à voir en lui une marque
commune au futur et au conditionnel, la question divise de savoir s’il s’agit du même /r/ que
l’infinitif. Voir Abouda (2016) pour quelques arguments en faveur de l’hypothèse d’un morphème
/R/ commun au futur et au conditionnel et distinct de celui de l’infinitif.
7
Ainsi Touratier (1996 : 38) « ne voit pas comment la combinaison de ces deux temps de l’indicatif
pourrait ne pas appartenir aussi au mode indicatif. »
problèmes. D’abord, le simple fait de voir dans le conditionnel la combinaison de
deux morphèmes temporels l’exclut paradoxalement du paradigme disjonctif de
l’indicatif, dans lequel sont censées s’opposer directement8 les différentes formes
temporelles appartenant à ce mode. Ensuite, considérer la marque du conditionnel
comme un morphème tout en y voyant la combinaison de deux autres morphèmes,
en plus d’interroger la notion elle-même de morphème (ne serait-il plus la plus
petite unité linguistique porteuse de sens ?), reviendrait à attribuer à cette forme
deux structures internes concurrentes. La plupart des traitements9 se satisfont de la
contradiction, en mettant en avant l’hypothèse de la compositionnalité quand il est
question du statut catégoriel du conditionnel mais sans la réinvestir au niveau
notionnel. Pourtant, il nous semble que l’hypothèse de la compositionnalité du
conditionnel n’est tenable que si elle est réellement prise au sérieux et que toutes ses
conséquences soient tirées sur les plans morphologique et sémantique10.
Même si elle n’est pas totalement inédite, l’idée de rechercher des liens entre
structures syntaxiques et mode verbal n’a jamais, à notre connaissance, constitué une
véritable piste globale et systématique. Présente dans l’étude de l’impératif dont
l’absence de sujet phonologique a souvent été considérée comme un marquage
syntaxique, de celle de l’infinitif, notamment dans le paradigme génératif qui oppose
les phrases infinitives aux phrases « tensées », la piste syntaxique a surtout été
explorée à propos du subjonctif. Mais, loin de pousser à l’examen des paramètres
syntaxiques qui régissent l’apparition des autres modes, les contraintes formelles à
l’œuvre dans l’apparition du subjonctif ont très largement été vues comme un
handicap : depuis le XVIIIe siècle, la question, posée par de nombreux auteurs que
nous ne pouvons pas tous ici rappeler, était de savoir si le subjonctif, dont
l’apparition était jugé mécanique, pouvait encore être considéré comme un « vrai
mode »11. Or il suffirait d’opter pour une approche globale (examen de tous les
modes) et descriptive (et en tout cas sans présupposé sur les rapports mode-modalité
et forme-sens) pour se rendre compte que le lien entre structures syntaxiques et
mode verbal, loin de constituer une particularité du subjonctif, est une propriété
générale de tous les modes verbaux : il n’y a pas que le subjonctif qui soit
8
A moins d’élaborer une hypothèse supplémentaire, comme la bipartition des formes de l’indicatif…
Voir par exemple Damourette & Pichon et leur subdivision des temps noncaux et toncaux.
9
Avec des exceptions notables, en particulier Damourette & Pichon.
10
« D’un autre côté, ainsi que le note Dendale (2001 : 12), vouloir […] « annexer » [le conditionnel]
aux tiroirs de l’indicatif n’est pas non plus sans conséquences pour la conceptualisation du système
entier des temps verbaux. » Pour une proposition, voir Abouda (2016).
11
« Le subjonctif, écrira par exemple Lyons (1970 : 239), est rare en dehors des propositions
subordonnées, dans lesquelles son occurrence est en grande partie déterminée par le type de phrase
dont la proposition subordonnée est un constituant, par le choix d'un verbe principal particulier, par la
négation et par d'autres facteurs. [...] La question qui se pose alors est de savoir s'il est correct de
décrire le subjonctif français comme un mode.
obligatoire dans un certain nombre de structures syntaxiques ; les quatre autres
modes, y compris l’indicatif, possèdent également des structures syntaxiques
exclusives. L’hypothèse de la visibilité syntaxique des modes, qui prend
particulièrement son sens comparée à l’invisibilité des temps en syntaxe, nous a
ainsi permis (Abouda 1997) de réexaminer la question du statut grammatical du
conditionnel sur la base de critères syntaxiques. Or les données nous semblent
particulièrement parlantes : non seulement le conditionnel ne possède aucune
structure syntaxique exclusive, mais en plus il est systématiquement remplaçable par
au moins une autre forme de l’indicatif. En bref, le conditionnel n’apparaît que dans
les structures qui admettent l’indicatif, et ne peut donc pas être considéré comme un
mode distinct.
(1) Elle avait dix-huit ans, j'en avais onze. Et on me disait que je finirais comme
elle.
(3) Elle souhaitait un fils ; il serait fort et brun, elle l'appellerait Georges.
Ce futur envisagé depuis un point du passé reste, propriété souvent soulignée dans
les différents travaux, indéterminé par rapport au présent du locuteur, qu’il peut
précéder, suivre ou lui être concomitant13.
12
Abouda (1997a) et Haillet (2002) pointent la rareté des exemples attestés au conditionnel composé
en emploi temporel.
13
C’est, selon Wilmet (2001 : 33), cette indétermination chronologique du procès au conditionnel par
rapport à t0, qui a privilégié la prolifération de modalités et « la tentation consécutive d’ériger le
COND en mode… »
2.1.2. L’emploi hypothétique
(4) Si notre concurrent se retirait, tout le monde comprendrait qu'il préfère l'abandon
à la défaite.
(5) Si les musulmans nous avaient donné leurs filles en mariage, le Maghreb serait
devenu un autre Brésil.
Ce type d’emploi peut être illustré ici par les énoncés suivants :
(6) Selon ces témoignages, le nombre des victimes se situerait entre cinq mille et
sept mille personnes [...].
(7) Ils sont soupçonnés de complicité dans l'attentat. Ils auraient tenté de tuer
l'officier le 15 décembre dernier.
e) le caractère incertain de l’information est tenu pour provisoire (on en attend une
confirmation).
Pour Haillet, ces emplois sont paraphrasables par un présent (pour le conditionnel
simple) ou un passé composé (pour le conditionnel composé) auxquels il convient
d’adjoindre un marqueur de non-prise en charge de type « paraît-il » ou « dit-on ».
(8) J'aimerais que l'on honore un peu plus les enseignants plutôt que toujours les
morigéner.
Lorsqu’ils sont identifiés sur plan strictement descriptif, la plupart de ces emplois
sont rattachés à l’un ou l’autre des emplois canoniques présentés ci-dessus14.
[e]ntre la petite dizaine d’effets de sens auxquels se prête le conditionnel et son sens
unique en langue il y a un nombre limité d’emplois qu’on pourrait qualifier de
canoniques. Il s’agit en fait de classes d’emplois qui constituent une première
abstraction à partir des nombreux effets de sens que le conditionnel peut générer.
14
Par exemple, Abouda (2001) rapproche l’emploi polémique de l’emploi journalistique, et Haillet
(2002) rapproche le conditionnel de l’interrogation rhétorique du conditionnel d’altérité
énonciative…
La subdivision bipartite proposée par R. Martin (1983) est fondée sur les deux
notions qu’il a forgées d'univers de croyance et de mondes possibles. « On appellera
"univers de croyance" ou "univers", écrit-il (1983 : 36-37), l'ensemble indéfini des
propositions que le locuteur, au moment où il s'exprime, tient pour vraies ou qu'il
veut accréditer comme telles. » Quant à la notion de mondes possibles, elle est
définie (op. cit. : 32) comme « l'ensemble des mondes alternatifs du monde m0 de ce
qui est, ces mondes ne différant de m0 que par une proposition ou un ensemble de
propositions qui s'y trouvent non vérifiées. »
A l'aide de ces notions, il distingue pour le conditionnel, qu’il considère comme un
temps systématiquement corrélatif, deux grandes classes d'emplois : (i) le
conditionnel des mondes possibles (noté cond.m) qui se rencontre dans la corrélation
avec si hypothétique, explicite ou non, ou dans des structures équivalentes, et (ii) le
conditionnel de changement d’univers (noté cond.U) qui correspond aux cas où le
locuteur ne prend pas (ou pas entièrement) en charge ce qu’il dit. C’est dans cette
dernière classe que se trouvent rangés tous les emplois non-hypothétiques du
conditionnel, et notamment le conditionnel temporel (lié à l'emploi de la conjonction
que ou au si interrogatif « éventuellement effacé[e]s » dans le DIL) et le
conditionnel de l'information incertaine dans lequel le passage de U à U' (un autre
univers de croyance) « s'opère soit par une mention explicite (Selon l'AFP ..., pour
l'Agence Reuter...), soit par le simple fait qu'on se trouve en contexte
journalistique » (op.cit. : 137).
Au-delà des difficultés classiques, liées à toute classification, a fortiori lorsque
celle-ci est onomasiologique15, les propositions de Martin semblent poser deux types
de problèmes théoriques. D’abord, les deux notions de mondes possibles et
d’univers de croyance, même si elles ont été appliquées à d’autres phénomènes
linguistiques, nous paraissent, sinon ad hoc, du moins un peu trop spécifiques à
certains phénomènes, sans liens systémiques, là où les formes verbales font système.
Ensuite, l’exercice qui consiste à chercher une condition sous le conditionnel, en
plus de reprendre avec des termes nouveaux l’essentiel d’une argumentation
grammaticale classique, peut paraître artificiel, incontrôlable, et dénué de tout
pouvoir descriptif. Or la restitution de la supposée condition sous-jacente joue un
rôle central dans le modèle de Martin. C’est par ce biais que le cond.m héritera de
l’emploi atténuatif comme dans Je voudrais parler à M. le directeur (via la
restitution d’une hypothétique sous-jacente de type s’il m’était permis…), du
conditionnel de l’illusion comme dans On dirait mon grand-père (si on ne savait
pas), du conditionnel de demande ou de mise en garde comme dans Tu pourrais être
poli (si tu le voulais)…
15
Outre les emplois intermédiaires, qui pourraient indifféremment appartenir à l’une ou l’autre des
deux classes, certains emplois n’entrent naturellement dans aucune d’entre elles, malgré leur « grande
banalité », ainsi que le reconnaît Martin lui-même (1983 : 147).
Frappé par la fréquence de l’emploi du conditionnel dans le discours
journalistique, Haillet propose d’en faire une classe d’emplois distincte, au même
titre que le conditionnel temporel et le conditionnel hypothétique. Basant son étude
sur un corpus conséquent, il s’emploie à repérer les caractéristiques linguistiques des
occurrences observées, et parvient à proposer une division tripartite des emplois,
Rigoureuse sur le plan théorique (il s’agit de classer les contextes d’apparition d’un
marqueur identique dont seule l’interaction avec le contexte permet à l’une de ses
trois valeurs d’émerger), la tripartition proposée par Haillet est fondée sur des tests
formels clairement explicités, qui prennent la forme de paraphrases qu’autorisent ou
excluent les occurrences du conditionnel :
La division tripartite défendue par Haillet, et admise depuis chez la plupart des
auteurs, constitue sans conteste une avancée descriptive qui permet d’aborder sur
des bases solides la question de l’invariant en langue.
16
Seul moyen de distinguer les emplois du conditionnel de ceux de l’imparfait, le trait d’ultériorité
est fondamental pour cette approche. Des solutions empruntées à l’approche concurrente sont
Mais les problèmes rencontrés par ces deux approches sont également théoriques.
On a pu ainsi reprocher à l’approche B sa trop forte puissance et son caractère non-
falsifiable, sans oublier la critique émise par Brès qui rappelle (2010 : 213) que le
conditionnel italien s’est construit non sur l’imparfait mais sur le prétérit « qui n’a
rien de toncal et ne saurait être dépourvu de l’instruction [+ passé] »… Concernant
l’approche A, s’il convient, dans ce bilan rapide, de réserver une place à part au
modèle de Gosselin, qui nous semble actuellement le mieux armé pour intégrer, avec
un coup raisonnable et au sein d’un modèle global cohérent, la plupart des emplois,
nous rappelons que le conditionnel demeure dans ce modèle la seule forme
temporelle simple de l’indicatif qui nécessite le recours à deux intervalles de
référence distincts. Nous ne pouvons nous empêcher de penser que cette singularité
est, sur le plan théorique, problématique, et ne permet pas en tout cas d’écarter avec
sérénité l’hypothèse adverse selon laquelle la structure du conditionnel n’aurait de
spécifique que le double marquage phonologique de deux morphèmes qui coexistent
dans tout le paradigme de l’indicatif. Ce qui relance à nouveau le débat concernant
la conception globale du système temporel de l’indicatif…
envisageables. Par exemple, pour le conditionnel journalistique, la solution peut venir de Gosselin,
qui, insistant sur le caractère provisoire de l’incertitude liée à l’information (en attente de
confirmation), note (2005 : 185) que « ce n’est pas son actualisation elle-même qui se trouve retardée,
mais sa confirmation (qui constitue le passage, envisagé d’un point de vue épistémique, du possible
à l’irrévocable) ».
17
Brès (2009) & (2014).
En rupture avec des conflits antérieurs entre écoles théoriques, le débat initié depuis
les années 2000, en plus d’avoir permis des avancées certaines (une quasi-unanimité
concernant le statut grammatical du conditionnel, un large consensus sur la
tripartition de ses emplois avec de nombreux travaux qui cherchent à rattacher les
autre emplois à l’une ou l’autre des trois classes…), prend la forme d’un échange
technique et apaisé autour d’un nombre réduit de problématiques, même si elles
s’avèrent particulièrement difficiles (en particulier autour de l’imparfait). Il nous
semble qu’une solution est à portée de main, qui articule l’approche polyphonique à
une vision globale et cohérente du système temporel de l’indicatif.
Lotfi ABOUDA
Université d’Orléans
[email protected]
Bibliographie