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PROMOUVOIR LE BIEN-ETRE DE MANIERE

EQUITABLE AU MOYEN DE LA CO-RESPONSABILITE1

Jean-Luc Dubois2

Introduction

La croissance mondiale s’est traduite par l’émergence de nouveaux acteurs dans


la scène internationale. Cela soulève bien des espoirs concernant l’amélioration durable
des conditions de vie, et plus généralement, du bien-être pour des millions d’être humains
qui en étaient jusqu’alors privés. Cependant, elle a aussi un coût, car l’augmentation de la
pollution qui en résulte, l’accroissement des déchets domestiques comme industriels, les
effets sur la biodiversité et sur le climat induisent de nouveaux risques qui sont
l’expression de ces coûts environnementaux. Sur le plan social, si l’on assiste à une
réduction de l’extrême pauvreté de long terme, on constate, en parallèle, un
accroissement des différentes formes d’inégalités, l’augmentation de la vulnérabilité face
à ces nouveaux risques et le maintien d’une forte précarité qui favorise la constitution de
nouvelles trappes à pauvreté engendrant de l’exclusion sociale. Sur le plan humain, on
remarque un certain mal-être qui est relié à l’obligation de réussite et de rendement
collectivement partagée, à des formes de délitement social et à l’apparition de solitudes
nouvelles, qui induisent des conséquences d’ordre psychologique touchant aussi les
populations les plus favorisées.

Dans ce contexte, la poursuite de la croissance amène à se poser un certain


nombre de questions. Peut-on protéger un environnement naturel qui se trouve mis à mal
par les modes de production au point d’en réduire la biodiversité et de menacer les
équilibres écologiques ? Quelles devraient être les modalités d’un savoir vivre ensemble
qui permettrait de lutter, de manière équitable, contre les inégalités et l’érosion de la
cohésion sociale dans un monde globalisé ? Comment lutter contre le mal-être des
individus, sur le plan humain, en valorisant leurs potentialités et en promouvant leurs
capacités d’innovation. Les réponses à ces questions demandent de réfléchir à une
croissance qui releverait ces défis tout en continuant à améliorer le bien-être.

Il y a, en effet, une aspiration au bien-être qui semble universellement partagée et


qui se révèle être, en même temps, un formidable moteur de changement, au sein des
sociétés, dans l’agencement des liens et rapports sociaux. Cela demande de s’accorder sur
la définition même du ‘bien-être’ et, ensuite, de voir comment l’améliorer tout en veillant
à ce qu’il soit réparti de manière équitable.

1
Article repris et publié par le Conseil de l’Europe dans la série de publications Tendances de la Cohésion Sociale.
N°20 Le bien-être de tous - Concepts et outils pour la cohésion sociale (2009) sous le titre « Comprendre le bien-être
pour l’assurer de manière équitable » pp. 81-100.
2
Centre d’Economie et d’Ethique pour l’Environnement et le Développement (C3ED) de l’Université de Versailles
Saint Quentin-en-Yvelines (UVSQ) et Institut de Recherche pour le Développement (IRD). L’auteur remercie
François-Régis Mahieu, professeur émérite au C3ED, pour ses conseils sur l’orientation de cette recherche et Hanitra
Randrianasolo, doctorante au C3ED, pour son appui à la rédaction finale de ce texte.
Nous tenterons d’aborder, dans cet article, ce double questionnement. Notre
réflexion se déroulera en deux parties. La première portera sur la définition du bien-être
en examinant ses relations avec le bonheur des philosophes et la recherche de sens des
psychologues. La seconde se penchera sur la possibilité d’instaurer des processus
d’action collective, impliquant la responsabilité des acteurs sociaux, pour tenter de
satisfaire de manière équitable à l’aspiration au bien-être, qui concerne tout être humain.

1. UNE ASPIRATION GENERALE AU BIEN-ETRE

Il y a actuellement une aspiration universelle à parvenir à un niveau de bien-être


considéré comme satisfaisant. Elle suscite une revendication si forte qu’elle en vient à
bouleverser les équilibres démographiques, économiques, sociaux, écologiques, etc. Elle
se traduit par des stratégies de développement mobilisant la communauté internationale
comme, par exemple, les objectifs du millénaire (ODM) qui concernent la réduction de la
pauvreté et de certaines formes d’inégalités.

En fait, cette recherche de bien-être s’inscrit dans une longue et ancienne tradition
philosophique qui est relative à la ‘quête du bonheur’. Les premiers penseurs de
l’Antiquité qu’ils soient grecs, chinois ou indiens, se sont penchés sur cette question dès
le Vème siècle A.C. Mais, la plupart des économistes modernes n’en ont retenu qu’une
vision réductrice qui insiste sur la gestion optimale des biens et des services qui se
dégagent de l’équilibre des marchés. Pourtant de nombreux auteurs ont introduit les
notions de biens publics, de besoins fondamentaux, de liens sociaux, d’accomplissements
et même de liberté de réalisation. Avec pour conséquence d’élargir les frontières de la
vision économique du bien-être.

Des travaux récents de psychologie permettent d’aller encore plus loin en


intégrant le vécu personnel dans l’analyse du bien-être. Ils visent à conférer du ‘sens’ à la
notion de bien-être en fournissant les moyens de lutter contre le ‘mal-être’ qui se
développe parallèlement à l’accroissement du bien-être (matériel). On articule ainsi, à
travers la notion de ‘sens’ (psychologique), le concept de ‘bien-être’ économique et celui
de ‘bonheur’ philosophique.

1.1. A l’origine, la vision philosophique du bonheur

A l’origine du questionnement sur le bonheur, il y a les réflexions des philosophes


de l’Antiquité. Chez les grecs, Aristote (382-322 av. J.C), fait le double constat que tous
les hommes veulent être heureux, mais que tous ne sont pas d’accord sur les moyens d’y
parvenir et sur les approches qu’il conviendrait de suivre pour cela. On retrouve ailleurs,
en Chine notamment, des réflexions assez proches chez des penseurs comme Mencius
(Meng Zi 371-289 av. J.C) et Mo Zi (479-392 av. J.C).

Face à cette aspiration humaine au bonheur, considérée comme universelle, deux


écoles de pensée se sont rapidement opposées, proposant des définitions différentes de ce
qui devrait être le bonheur.
La première, dite ‘école hédoniste’, met l’accent sur la recherche du plaisir
comme source de bonheur. Ses fondements viennent de la philosophie hédoniste
(Aristippe 435-356 av. J.C.) selon laquelle une vie ne peut être considérée comme bonne
que si elle procure le plus possible de plaisir ou de satisfaction. Cette vision est atténuée
par la définition épicurienne (Epicure 342-271 av. J.C.) selon laquelle le bonheur résulte
d’un équilibre réfléchi entre la dimension positive issue du plaisir et une dimension
négative liée à la souffrance. Il tient à la personne humaine d’être capable de gérer
intelligemment cet équilibre entre les deux, à travers le temps et l’espace.

Cette vision a influencé la philosophie utilitariste (Bentham 1748-1832) selon


laquelle les comportements des individus résultent d’un calcul hédoniste visant à
maximiser la quantité de plaisir et à minimiser la quantité de peines, le bonheur se
définissant alors comme la différence entre les deux. Au niveau collectif, le bonheur
global résulte alors de la somme des bonheurs individuels et la meilleure société est celle
qui est capable d’offrir ‘le plus grand bonheur au plus grand nombre’.

Une telle doctrine a été reprise sur une base économique par Stuart Mill (1806-
1873) qui en a fait une philosophie capable d’évaluer, en termes d’utilité, les
conséquences des actions entreprises sur le bien-être. L’utilité, ou satisfaction objective,
retrace le fait qu’un bien ou une action, puisse engendrer du bien-être sous forme de
plaisir, de joie, d’avantages, etc., permettant de déboucher, même indirectement, sur le
bonheur. Ce qui permet d’assimiler bien-être et bonheur. Le but de toute action est alors
de rechercher le maximum de satisfaction afin de maximiser le bien-être général. Ce qui
importe c'est la quantité globale de bien-être produit, quelle qu’en soit la répartition entre
les individus. Dans ce cadre, tous les individus se valent également et le bonheur de
chacun dépend de celui des autres. Il convient alors de considérer le bien-être de tous et
non le bien-être de quelques uns en particulier.

La pensée économique actuelle, bien qu’elle soit parcourue par de nombreux


autres courants hétérodoxes, demeure toujours fortement influencée par cette vision. Elle
considère que la croissance de la consommation et du revenu est la condition de
l’amélioration du bien-être, l’utilité mesurant toujours l’aptitude d’un bien à satisfaire les
besoins d’un agent économique. Ainsi, par exemple, la théorie de la décision qui fait
appel à des procédures d’analyse coûts-avantages pour l’évaluation de projets ou de
politiques publiques, se réfère toujours à un calcul de type hédonique.

La vision d’Aristote se trouve à l’opposé de cette vision utilitariste, fortement


influencée par l’hédonisme. Son école de pensée, dite ‘eudémoniste’, privilégie
l’accomplissement, personnel ou social, comme source de bonheur, en se référant à des
valeurs éthiques comme la prudence, la générosité, etc.. Pour Aristote, ce qui importe
c’est d’instaurer, en relation avec les autres, une éthique du possible au sein de la Cité,
afin de réaliser, de manière concertée, des objectifs de devenir communs ; et, à travers
cette forme de liberté, d’améliorer le bonheur de vivre dans la cité. Cette philosophie, dite
de ‘la vie bonne’, refuse que l’équilibre des plaisirs soit le seul critère de définition du
bonheur et s’appuie sur le fait que si l’individu est un sujet autonome, rationnel et
raisonnable, il doit aussi être capable de faire le lien entre sa capacité d’action propre et la
possibilité d’atteindre le bonheur à travers des actions adaptées à son environnement, tant
social que naturel.

Le philosophe Robert Misrahi (2003), notamment dans ses réflexions sur bonheur,
illustre clairement cette façon de voir. Le bonheur n’est pas le fruit spontané
d’événements agréables qui surviennent dans la vie, c’est plutôt l’aboutissement d’une
construction personnelle réfléchie. C’est, en effet, à l’individu de construire le bonheur
par ses propres actions. Cependant, l’accès au bonheur ne sera possible que si la société
assure auparavant aux individus les opportunités économiques et sociales minimales qui
leur permettront de vivre normalement.

Cette vision rejoint, celle de Sen (1999) qui montre que, en économie, c’est la
‘capacité d’action’ dans un environnement de liberté - ce qu’il appelle ‘l’agencéité’ - qui
permet aux individus d’atteindre les finalités auxquelles ils accordent de l’importance. Le
rôle des politiques publiques est alors de veiller à ce que soit assuré un accès aux
ressources et opportunités qui permettent de choisir, parmi un ensemble
d’accomplissements possibles, ceux qui portent à atteindre une vie épanouie.

Tout en demeurant dans le même cadre de pensée, on peut alors considérer que les
individus sont insérés dans des réseaux de droits et d’obligations sociales, ce qui les
oblige à combiner la liberté de leurs choix avec la responsabilité de leurs obligations
sociales (Ballet et alii 2006). Ce qui implique d’élargir ‘l’agencéité’, ou capacité d’action
des individus, aux responsabilités personnelles en allant au-delà de leurs seules libertés et
finalités. Cet apport supplémentaire se réfère à l’approche phénoménologique qui
considère les interactions sociales en lien avec les intentions existentielles des personnes,
les formes de responsabilité qui les animent, les rapports de force ou de domination
auxquels elles participent dans un contexte donné. On aborde ainsi, de manière plus
pertinente, la complexité humaine dans son aspiration au bonheur.

En conclusion, cette philosophie de ‘la vie bonne’ montre donc que, par le biais
d’une démarche raisonnée et construite, s’appuyant sur la responsabilité, il est possible de
faire en sorte que les capacités de réalisation, individuelles comme collectives, des
personnes se traduisent en capacité à construire une vie épanouie, source de bonheur
commun. C’est en ce sens que Ricœur parle de ‘la vie bonne, avec et pour les autres, dans
des institutions justes’ (Ricœur 1995).

1.2. Elargir la vision très restrictive du bien-être économique

Face aux philosophes, qui raisonnent en termes de bonheur, les économistes


utilisent plutôt le concept de bien-être. Un bien-être qui est le résultat d’une gestion
équilibrée de biens et de services matériels, consommés, ou accumulés sous forme de
capital. La définition a été élargie par l’introduction récente des relations que l'individu
entretient avec son environnement social, à travers notamment la prise en compte du
capital social et de l’altruisme.
Pour parvenir à un certain niveau de bien-être, il faut prendre des décisions
concernant l’allocation des ressources disponibles face aux nombreuses contraintes
techniques et aux comportements sociaux. Comme on raisonne essentiellement sur des
biens et des services, on peut rechercher les manières d’allouer de façon efficiente ces
moyens limités à des finalités qui ont été auparavant évaluées, le plus souvent en termes
monétaires. Et, dans ce contexte, la démarche économique consiste à gérer de manière
optimale les ressources disponibles en décidant où les affecter pour atteindre le plus
rapidement possible une finalité donnée, comme celle d’accroître le bien-être.

La vision utilitariste trouve sa validation dans les théories de l’équilibre général et


de l’économie du bien-être. Toutes deux cherchent à répondre à la question : entre
plusieurs situations économiques possibles, chacune étant caractérisée par une certaine
répartition des ressources et des revenus, laquelle peut être considérée comme la
meilleure ? Il s’agit, en effet, d’une question fondamentale de l’économie publique qui
s’appuie sur comportements individuels pour analyser les problèmes relatifs aux biens
publics, à la fiscalité, aux choix collectifs, à l’optimum social, au traitement des formes
de pauvreté et d’inégalités, aux aspects de justice et d’équité (Jarret et Mahieu 1998).

La théorie de l’équilibre général montre, sur la base d’un certain nombre


d’hypothèses, que lorsque les consommateurs maximisent de manière rationnelle leurs
satisfactions individuelles sous contraintes de revenu, et que les producteurs maximisent
de même leurs productions sous contraintes techniques, on débouche sur un système
unique de prix et de quantités qui assure l’équilibre de l’offre et de la demande sur
l’ensemble des marchés, la satisfaction optimale des agents économiques et la production
technique la plus efficiente. Les hypothèses sont relatives au comportement supposé
égoïste et rationnel des individus, dans un système de concurrence pure et parfaite. De
plus, selon l’économie du bien-être, cette situation d’équilibre peut être considérée
comme optimale (au sens de Pareto) c'est-à-dire que l’on ne peut accroître la satisfaction
d’un agent économique sans diminuer celle d’un autre.

Cette approche formalisée et monétaire, intéressante par sa rigueur et sa


cohérence, repose sur des hypothèses extrêmement restrictives. Elles sont de nature
individualiste, tant au niveau du consommateur que du producteur, et donc n’intègrent
pas les interactions sociales, comme l’engagement vis-à-vis d’autrui ou l’alliance entre
producteurs, qui pourtant sont à la source de l’innovation sociale et du progrès technique,
engendrant par là même des rendements croissants. Il y a, certes, un intérêt à de tels
modèles pour comprendre, sur une base didactique, comment différentes variables
peuvent interagir entre elles dans un cadre cohérent, mais le risque est celui d’une
déconnection totale de la théorie face à la réalité des choses vécues. Ce qui dans le cas de
la prédiction de politiques publiques, peut conduire à des erreurs de ciblage en termes de
bien-être des populations concernées.

Dans ce cadre, le Produit National Brut (PNB) ou le revenu national par tête
servent d’indicateurs pour mesurer le niveau de bien-être à l’échelon macroéconomique.
Ils présentent de multiples faiblesses, car s’ils intègrent bien la consommation des biens
et services et le revenu, issu de la production, qui permet cette consommation, ils ne
tiennent pas compte de la nature des biens produits ou consommés, ni des nuisances dues
à la production (encombrement urbain, coûts sociaux, insécurité) et, de plus, ils oublient
bien des formes de production (travail domestique, bénévolat).

Face à la vision utilitariste, la vision de la vie bonne met l’accent sur les
réalisations des personnes en termes de conditions de vie, sur leurs comportements et sur
les accomplissements qui peuvent en résulter. Ce qui importe, ce n’est pas tant la
satisfaction obtenue, que la capacité d’action des personnes, c'est-à-dire la capacité à faire
un certain nombre d’actions (ou de fonctionnements) qui leur permettent d’atteindre un
objectif qui n’est pas forcément la recherche de son propre bien-être, mais qui traduit un
certain accomplissement personnel (Sen 1985).

Cette approche dite ‘approche par les capacités’ permet de dépasser une économie
basée sur la seule gestion de ressources, biens et services consommés notamment, pour
penser une économie qui met l’accent sur les potentialités et les fonctionnements des
personnes afin de les rendre plus capables de faire les choix de vie qu’ils souhaitent, pour
eux-mêmes et avec les autres. Cela correspond à l’ajout dans l’analyse économique d’une
réflexion sur les comportements, parallèlement à celle habituelle sur le niveau et les
conditions de vie.

Par définition, cette ‘capacité’ de la personne recouvre deux composantes. La


première, retrace ce qu’elle est effectivement capable d’accomplir dans le contexte
actuel, face aux contraintes et opportunités qu’elle rencontre, en fonction de ses
caractéristiques propres, et en utilisant les ressources dont elle dispose. Ceci peut se
mesurer par des indicateurs classiques issus notamment des enquêtes auprès des ménages.
La deuxième composante exprime - et c’est là son aspect original - la capacité potentielle
de la personne, c'est-à-dire ce qu’elle pourrait accomplir dans un contexte différent et qui
démontrerait sa capacité à choisir et à réaliser des actions particulières, non initialement
prévues. Ceci traduit, en fait, son degré de liberté dans le choix de réaliser ce qu’elle
aspire à faire. Il y a là une forme de ‘liberté de faire et d’être’ qui s’avère bien plus
difficile à mesurer par des indicateurs, mais elle permet de considérer la ‘capacité’ de la
personne comme sa liberté d’accomplissement.

Dans un tel cadre, la pauvreté devient l’expression d’une privation de capacités, et


même de liberté de choix, et la lutte contre la pauvreté se traduit par des politiques
économiques qui viseront à accroître les capacités des personnes pour qu’elles puissent
avoir la liberté de mener la vie qu’elles désirent. Le développement humain durable,
préconisé par le PNUD, s’inscrit dans ce courant de pensée. Il vise à renforcer les
capacités individuelles et collectives, à travers le lien à l’autre, tout en luttant contre les
inégalités de capacités intra et intergénérationnelles qui freinent la réduction de la
pauvreté.

De même, la vulnérabilité d’une personne vient d’une insuffisance dans les


capacités qu’elle aurait besoin de mobiliser pour faire face aux conséquences de la
concrétisation de risques. Accroître son éventail de capacités individuelles, comme
collectives, permettrait d’améliorer sa capacité de résilience face aux chocs imprévus.
Dans ce contexte, le bien-être prend alors le sens ‘d’être-bien’ (‘well-being’) dans
une vision multidimensionnelle qui s’oppose au bien-être monétaire (‘welfare’) retraçant
l’utilité. La lutte contre la pauvreté, prise dans sa dimension multidimensionnelle et non
uniquement monétaire, la réduction de la vulnérabilité, la lutte contre l’exclusion, etc.,
s’inscrivent dans cette dynamique qui privilégie le développement (Perroux 1952), et le
développement humain durable (PNUD 2005), à la seule croissance économique
exprimée par le PNB.

Cette vision économique de ‘l’être-bien’ reflète mieux la réalité humaine observée


ou les relations économiques de production, consommation, épargne, etc. s’effectuent
entre personnes appartenant à des réseaux sociaux et ayant des obligations et contraintes
à satisfaire. Elle considère leur capacité de compassion ou d’engagement, ce qui en fait
des acteurs sociaux raisonnables, des citoyens responsables, ou des personnes capables de
dépassement. On s’intéresse alors autant aux liens sociaux et aux accomplissements des
personnes qu’à la gestion des biens et services qui permettent ces accomplissements.
Dans ce cadre, c’est la capacité d’action et d’accomplissement de la personne qui devient
la source de bien-être, bien avant la satisfaction ou l’utilité (Sen 1999).

La mesure macro-économique de ce bien-être est alors l’indicateur de


développement humain (IDH) qui présente lui aussi bien des limites. Il se réfère à un petit
nombre d’accomplissements essentiels, relatifs au revenu, à l’éducation (alphabétisation,
scolarisation) et à la santé (espérance de vie). Ces quelques accomplissements ont
cependant le mérite de pouvoir être évalués dans tous les pays du monde permettant ainsi
à l’IDH d’être régulièrement confronté au PNB.

1.3. Les apports nécessaires de la psychologie

Les psychologues, à travers les différents courants de la psychologie positive,


clinique et sociale, apportent à la vision du bien-être une nouvelle dimension. Celle-ci
permet d’élargir la vision économique en faisant le lien avec le bonheur philosophique.
Le courant positif ou humaniste, représenté par Eric Fromm, Abraham Maslow, Carl
Rodgers ou Victor Frankl, considère la capacité des personnes à donner du ‘sens’ à la vie
(Lecomte 2007) par l’intensité des relations sociales, la référence à un certain nombre de
valeurs et de connaissances, et la capacité personnelle ou collective d’action. La
construction du bonheur, au sens philosophique, se réalise alors par la combinaison du
bien-être, au sens ‘d’être-bien’ des économistes, et du ‘sens’.

Dans le cas de la psychologie clinique, et en lien avec la psychanalyse, l’accent


est plutôt mis sur la recherche des causes qui sont à l’origine du mal–être, de la
souffrance qui en résulte et qui bloque la possibilité de bien-être. Si certains préconisent
des solutions médicamenteuses pour lutter contre le mal-être (Layard 2005), on ne peut
s’empêcher de remarquer que ces situations sont souvent issues de relations humaines
difficiles, en termes de hiérarchie et de partage de l’information, face au maniement de
technologies plus sophistiquées, à une compétition internationale accrue, à des modes de
communication nouveaux.
La psychologie sociale étudie les effets de l’environnement social et des
institutions sur le comportement des personnes, en tenant compte des interactions des
individus au sein de groupes, des perceptions et motivations en société, de l’influence des
représentations sociales, des situations de conflit, etc.

Ces différentes approches permettent de mieux cerner les concepts de bien-être,


de sens et de bonheur. On peut ainsi éviter d’assimiler le bien-être au bonheur, comme le
font les utilitaristes. Et considérer que le bonheur se construit à travers la recherche de
bien-être, exprimé en termes de niveau de vie, de conditions de vie, de liens sociaux,
auxquels se rajoute la recherche de sens, qui s’appuie sur la capacité d’accomplissement
des personnes. Certains vont jusqu’à parler d’un ‘être-bien humain’ pour retracer cette
vision du bien-être élargie qui intègre les dimensions économiques et psychologiques, et
se rapproche ainsi de l’idée de bonheur.

Avec cette expression, on répond à l’interrogation fort pertinente du sociologue


Edgar Morin qui demandait s’il ne valait pas mieux considérer le ‘bien-vivre’ plutôt que
le bien-être.

2. ASSURER LE BIEN-ETRE : A LA RECHERCHE D’UNE NOUVELLE


ETHIQUE

Une réponse à cette aspiration universelle au bien-être a été apportée dès le 18 ème
siècle (Sismondi 1773-1842) avec la mise en place des premières politiques publiques.
Elles se sont poursuivies au 20 ème à travers la recherche d’une croissance économique
régulière et d’un développement programmé. L’idée était que la croissance bénéficierait à
tous quelques soient les mécanismes de redistribution envisagés. Or la question sociale
du 19ème siècle dans les pays industrialisés, puis les questions du développement dans les
pays du Tiers-monde et, enfin, la construction européenne à la fin du 20 ème siècle, ont
bien montré que seules des politiques de croissance accompagnées de mécanismes de
redistribution volontaristes pouvaient garantir des niveaux minima de bien-être accessible
à tous.

L’Etat-Providence, à travers des mécanismes de redistribution sociale spécifiques,


a été le garant de cette stratégie en veillant à protéger les plus vulnérables. Une partie de
la responsabilité face à l’accès au bien-être a ainsi été assurée par l’Etat qui garantissait,
d’un côté, les moyens d’une croissance régulière du niveau de vie et de l’amélioration des
conditions de vie, et de l’autre, la réduction du risque de pauvreté et la correction des
inégalités par des mécanismes de redistribution appropriés. De telles politiques ont
permis une réduction régulière de la pauvreté et, dans nombre de pays, l’émergence d’une
nouvelle classe moyenne.

Or actuellement, si la croissance se poursuit au niveau mondial, on remarque


cependant un fort accroissement des inégalités qui va jusqu’à freiner la réduction de la
pauvreté alors que c’est la condition première pour accéder au bien-être. De plus, au-delà
d’un certain seuil, cette croissance ne s’accompagne plus d’une amélioration dans la
perception subjective qu’ont les populations de ce bien-être. Comme si la croissance
économique ne contribuait plus à l’amélioration du bien-être.

2.1. La croissance économique ne garantit plus le bien-être

En effet, les enquêtes qui évaluent le bien-être, sur une base subjective à partir de
questions posées aux individus, montrent que, si le sentiment de bien-être s’accroit très
fortement lors la sortie de la pauvreté, résultant d’un l’accroissement de consommation
en biens et services, ce sentiment s’affaiblit ensuite au fur et à mesure que s’accroit cette
consommation.

Tout se passe comme si la croissance économique, tant qu’elle permet d’échapper


à la pauvreté et d’atteindre un niveau de vie perçu comme correct, améliore le sentiment
subjectif de bien-être. Au-delà, l’amélioration du niveau de revenu ou de la
consommation ne modifie plus guère le niveau de bien-être ressenti (Lecomte 2007).

On trouve des résultats similaires dans tous les pays riches, que ce soit aux Etats-
Unis, où le phénomène s’est manifesté dès le milieu des années 60, en Angleterre et au
Japon où il est apparu plus tardivement vers la fin des années 70 3. Cette déconnection
peut aussi s’expliquer par le fait que la poursuite de la croissance économique engendre
des coûts sociaux et humains supplémentaires qui sont de moins en moins acceptés. Pour
accroître ce bien-être, il faut alors se pencher sur sa forme élargie de ‘l’être-bien’.
D’autant plus que les références psychologiques montrent que des suppléments de bien-
être peuvent être trouvés dans l’intensité des relations sociales, dans l’accès à la
connaissance et la pratiques de certaines valeurs, et dans la capacité d’action des
personnes. Autant d’éléments qui apportent du sens et un sentiment d’accomplissement.
Autrement dit, l’insertion dans des réseaux d’appartenance sociale, avec ce que cela
implique d’engagement et de compassion, d’obligation de responsabilités, contribue à
accroître le sentiment subjectif de bien-être.

Cela pose néanmoins la difficile question du passage d’une approche en termes de


bien-être individuel à une situation de bien-être au niveau collectif en tenant compte de
l’interaction sociale. Il y a là un sérieux problème agrégatif sur lequel se penchent
notamment les économistes du choix collectif. Mais il n’y a pour l’instant guère de
solution universelle car il demeure difficile d’évaluer le bien-être issu de l’interaction de
plusieurs personnes, autrement qu’en considérant chaque situation de façon particulière.

Or, en ce qui concerne la mesure du bien-être, la question est de savoir comment


le caractériser et en évaluer le niveau. Il existe bien les indicateurs liés au revenu ou à la
consommation, mais ils s’avèrent insuffisants. La solution consiste à adopter une
démarche pragmatique en se reportant aux différentes dimensions du bien-être élargi et
en rajoutant les aspects de mal-être4.

3
L’analyse comparée des pays montre qu’au-delà d’un seuil de revenu national par tête d’environ 20.000$
par tête, le sentiment subjectif de bien-être cesse de s’accroître avec son augmentation (Layard 2005).
4
Voir a ce propos l’article de Samuel Thirion.
Pour évaluer les capacités d’action et de réalisation des personnes, ainsi que les
difficultés et contraintes rencontrées lors de ces réalisations, la liste de capacités
fondamentales proposée par la philosophe Nussbaum (2000) peut servir de référence pour
ouvrir de nouvelles voies. Enfin, l’approche psychologique, plus proche des dimensions
existentielles, impose de considérer les interactions sociales, les perceptions et la
confiance, les aspects de mal-être, les comparaisons et représentations sociales, etc.

2.2. Assurer l’équité dans la réduction de la pauvreté et des inégalités

Le désir d’échapper à la pauvreté peut-être considéré comme le premier des


accomplissements à réaliser en priorité dans l’aspiration au bien-être. Il en est de même
en ce qui concerne l’exclusion sociale, surtout si l’on considère qu’elle résulte de
l’impossibilité d’accéder à certains biens, services et relations sociales. C’est cette
pauvreté d’accessibilité qui engendre l’exclusion sous ses différentes manifestations
(Dubois et Mahieu 2002)

La croissance économique est un moyen efficace pour réduire la pauvreté.


Cependant, on montre, notamment en termes monétaires, que la croissance réduit bien
moins la pauvreté si les inégalités augmentent en parallèle. Autrement dit, l’augmentation
des inégalités, à niveau de croissance donné, freine la réduction de la pauvreté, le
supplément de revenu ne se reportant pas sur les catégories les plus pauvres. La
correction de cette situation demande la mise en œuvre de mécanismes de redistribution
spécifiques de manière à ce que les fruits de cette croissance permettent d’échapper de la
pauvreté.

Le problème est qu’il y a de multiples formes d’inégalités qui sont, notamment


d’ordre social, spatial, sexué, etc. Elles se déclinent en termes de différences d’accès aux
biens et services, d’écarts dans la formation d’actifs et de potentialités, d’inégalités
d’opportunités ou de chances, de capacités à fonctionner, de différences de résultats, etc.
Or, toutes ces formes d’inégalités s’accumulent souvent autour des mêmes catégories,
constituant alors des structures d’inégalités difficiles à combattre par des mécanismes de
redistribution.

Face à la variété des situations socioéconomiques, le problème demeure de savoir


sur quelles inégalités mettre l’accent, et lesquelles doivent être combattues en priorité.
D’autant plus, que selon les domaines d’intervention retenus, il arrive que le fait de
réduire certaines formes d’inégalités spécifiques ait pour conséquence d’en générer ou
d’en accroître d’autres.

La notion d’équité répond à ce dilemme car elle permet de distinguer parmi les
inégalités, celles qui sont considérées comme inacceptables, car injustes ou illégitimes, et
celles qui peuvent être considérées comme acceptables à un moment donné, car tolérées
pour des raisons sociétales, ou reconnues comme sources de bénéfices globalement
positifs.
Les principes d’équité définissent des sphères de justice, au sein desquelles la
confiance peut s’établir entre acteurs sociaux, facilitant l’émergence d’initiatives
individuelles, ou collectives, qui sont sources d’innovation. On voit ainsi que l’équité
joue un rôle fondamental. Elle permet d’articuler, dans un cadre de croissance et de
développement pérenne, la lutte contre la pauvreté et les inégalités avec le respect de la
liberté des acteurs sociaux.

Dans ce contexte, l’objectif premier est bien d’assurer une équité dans l’accès au
bien-être. Ce qui implique de garantir un accès minimum aux biens et services essentiels
pour tout le monde, puis de faire en sorte que chacun dispose des moyens de pouvoir
viser une situation de bien-être qu’il estime correct. Ensuite il conviendra de s’attaquer
aux situations de mal-être, et aux facteurs qui en sont à l’origine.

2.3. S’appuyer sur une éthique de la responsabilité

La mise en œuvre des processus visant à promouvoir le bien-être et, plus


précisément, l’équité dans l’accès à ce bien-être, pose des problèmes de responsabilité
morale. Une responsabilité vis à vis de ceux à qui on a promis une amélioration de la
situation et qui attendent un résultat face à leurs aspirations. Mais aussi une responsabilité
en tant que co-auteurs de règles d’équité ou de processus visant à la réalisation et la
répartition du bien-être. Ces deux formes de responsabilité permettent de distinguer deux
visions de la responsabilité qui s’expriment par le fait de ‘répondre devant autrui’ ou le
fait de ‘répondre d’autrui’ (Thirion 2004).

Dans le premier cas, le fait de ‘répondre devant autrui’ concerne la responsabilité


vis-à-vis de ses propres actes et donc des conséquences a posteriori (on dirait ex-post en
économie) qui en résultent. Cette responsabilité est habituellement définie par les
pratiques sociales, ce qui permet d’en parler comme d’une responsabilité sociale ou
rétroactive (Jonas 1979). Ce qui importe, dans ce cas particulier, c’est la liberté d’action
que détient la personne et qui induit sa responsabilité vis-à-vis d’autrui.

Dans le second cas, ‘répondre d’autrui’, ce qui importe c’est la responsabilité de


répondre à des obligations, qui peuvent être imposées par un statut particulier, par
d’autres ou par soi-même. Cette responsabilité se situe a priori (on dirait ex-ante en
économie). Le modèle en est la responsabilité parentale. On parle alors de responsabilité
personnelle ou prospective, et elle a pour effet de réduire sa propre liberté.

Un auteur comme Sen, ne considère que la responsabilité rétroactive, du moins de


manière explicite, car il est plus facile à travers elle de mesurer a posteriori les
conséquences des actions entreprises. Les philosophes Jonas, Levinas et Ricœur insistent,
au contraire, sur la responsabilité prospective, ou personnelle, comme élément de solution
le plus pertinent face aux défis naturels comme sociaux du monde actuel. Il est certain,
qu’à part quelques situations précisément définies, comme la responsabilité parentale, la
responsabilité des chefs d’entreprises, et parfois la responsabilité politique, il n’y a pas de
règle morale générale permettant de couvrir tous les cas représentés par cette forme de
responsabilité.
En étendant l’exemple de la responsabilité parentale, Jonas (1979) insiste sur la
responsabilité vis-à-vis des générations à venir et vis-à-vis d’un milieu naturel fragilisé
par la sophistication technologique issue du progrès technique. Une situation qui induit
un principe de responsabilité qui peut être concrétisé par l’établissement de principes de
précaution ou de prudence. On rejoint ainsi la vision vertueuse d’Aristote pour lequel la
prudence était la vertu associée à toute capacité d’action.

Cette même attitude se retrouve chez Levinas (1982) pour lequel c’est la
confrontation aux plus fragiles et vulnérables, qu’on les connaisse déjà ou pas encore, qui
fait qu’on doit leur accorder la priorité en restreignant, en conséquence, sa propre liberté.
La responsabilité personnelle vis-à-vis des autres devient alors première sur la liberté
d’action personnelle.

Ricœur précise mieux la responsabilité face à la capacité d’action des personnes.


Pour lui, c’est la faillibilité des individus, le fait qu’ils puissent se tromper, qui induit les
situations de vulnérabilité. Poursuivant la démarche des deux auteurs précédents, il
montre que la responsabilité prospective se traduit par le fait d’être capable de s’imputer
une responsabilité a priori face à des actions et à des personnes précises, en se
considérant ‘responsable de…’. Ceci conduit à une démarche volontaire d’auto-contrainte
de sa propre liberté face à des obligations sociales qui deviennent comme prioritaires. Or,
cette capacité volontaire à s’auto-contraindre caractérise la personne, en tant que sujet
responsable.

On retrouve, derrière la pensée concomitante de ces trois auteurs, la démarche


compréhensive de la réflexion phénoménologique qui met l’accent sur les intentions des
personnes, leurs interactions sociales, l’articulation de leurs droits et obligations afin
d’assurer la cohésion sociale d’une société considérée comme socio-culturellement
située.

Le fait d’insister sur la responsabilité personnelle amène ainsi à quitter la stricte


définition de l’individu utilitariste, cherchant à maximiser de manière rationnelle son
intérêt, pour aller vers une définition plus large, celle de la personne capable de
transcendance, c'est-à-dire de dépassement de soi pour les autres, notamment les plus
vulnérables. La personne devient le sujet de l’analyse qui est le plus englobant car étant
tout à la fois capable de rationalité, de raison, de responsabilité, et de dépassement.

Il y a donc, entre l’individu rationnel, tel que perçu en économie, et la personne


capable de dépassement, de multiples manières de considérer le sujet en action, tantôt
comme agent économique, acteur social raisonnable, citoyen responsable, etc.

Ce qui confère, de nos jours, à la responsabilité personnelle une importance


croissante par rapport à la responsabilité sociale, pourtant mieux définie et instituée, c’est
la confrontation aux grands défis, naturels comme sociaux, du monde actuel.
L’importance des problèmes à résoudre, dans une société qui s’est complexifiée, fait
qu’une multiplicité d’acteurs se trouve concernée par les risques existant et qu’une
démarche de prévention, effectuée a priori, devient préférable à une démarche de
guérison des conséquences a posteriori ; démarche qui dans certains cas peut même ne
pas s’avérer possible.

Dans le même temps, on assiste à une prise de conscience accrue des acteurs
sociaux, face aux défis qui menacent le bien–être, sous sa forme élargie. Ce qui soulève
la question, plus générale, du partage des responsabilités entre les différents acteurs
concernés. Face au rôle habituel de l’Etat et des institutions formelles, apparaissent les
particuliers, divers groupes sociaux, des collectivités locales, des associations concernés
par les problèmes environnementaux, la réduction de la pauvreté, la montée des
inégalités, la cohésion sociale, etc. Autant d’aspects à prendre en compte lorsqu’on est
impliqué dans une dynamique d’amélioration du bien-être.

Dans tous les cas, il faut faire face à un partage des responsabilités. Cela peut se
faire sur la base d’un cadre légal et institutionnel qui définit les responsabilités
respectives de chaque acteur. Ou, à l’inverse, on peut considérer la coresponsabilité des
acteurs comme un processus qui s’applique mieux à la responsabilité prospective en
permettant aux acteurs de se sentir responsables en fonction de règles établies par eux.
Un processus que l’on peut appliquer au cas de la promotion équitable du bien-être élargi.
Il permet ainsi la mise en place ‘d’institutions justes’ au sens de Ricœur, c'est-à-dire des
institutions qui, parce qu’elles se sentent co-responsables, veillent à une promotion
équitable du bien-être en renforçant, notamment, les capacités d’action des personnes.

Dans ce cadre, les critères de répartition, n’étant pas instaurés de manière légale
ou institutionnelle, ne peuvent que résulter d’un accord entre les différents acteurs
concernés, à l’issue d’une discussion. L’éthique de la discussion (Habermas 2003) fournit
alors les conditions d’une mise en débat entre parties prenantes qui permet de déboucher
sur un compromis autour d’une solution de répartition durable.

Cette approche permet d’arriver à des décisions collectives importantes comme


celles consistant à s’accorder sur les dimensions du bien-être ou mal-être, sur les priorités
concernant les capabilités à renforcer, pour articuler libertés et responsabilités, sur les
critères d’équité concernant la répartition du bien-être. La mise en débat de ces questions
permet de construire une capacité d’action collective, sous la forme de coopération et
d’engagement, en s’appuyant sur les capabilités des parties prenantes, tout en considérant
aussi leurs choix de valeurs. Elle devient alors un formidable instrument pour déterminer
de manière effective le niveau de coresponsabilité des différents acteurs concernés.

Il ne faut cependant pas nier qu’il existe un certain nombre de difficultés pour
mettre en œuvre une telle approche. Des difficultés qui résultent de la présence de
situations d’exclusion, de discrimination, de hiérarchie de pouvoir ou d’asymétrie
d’information, et qui traversent toute société. Un savoir faire particulier, qui est surtout le
fait des psychosociologues ou des spécialistes du coaching social, permet de surmonter
les risques correspondants de blocage.

Conclusion
Face à des aspirations au bien-être universellement partagées, L’Etat et les
institutions peuvent veiller à ce qu’un niveau minimum de bien-être soit assuré pour tous,
ainsi qu’une répartition équitable dans les moyens et capacités à atteindre ce bien-être. La
recherche du bonheur, à travers la vision élargie qui articule bien-être économique et sens
psychologique, relève plus des personnes et des acteurs sociaux, qui, à travers leurs
choix, peuvent tirer parti des opportunités qui leur sont directement offertes par la
croissance et le progrès technique, afin d’agir dans le sens d’un plus grand
accomplissement.

Dans ce contexte, le fait de partir des aspirations des personnes, et de leurs


moyens d’expression, pour inspirer des politiques publiques concertées apparaît comme
une démarche plausible, dès lors que le bien-être ne se réduit pas à la seule recherche de
satisfactions personnelles, issue de la consommation de biens et services, mais intègre les
dimensions d’accomplissement individuelles et collectives qui résultent d’un système de
droits et d’obligations réciproques. Ceci a aussi pour effet de conférer du sens aux actions
entreprises.

On rejoint ainsi la formulation éthique de Ricœur relative à l’instauration d’une


‘vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes’. Elle fournit, en effet, le
cadre éthique qui justifie la promotion d’une vision du bien-être élargi, de manière
équitable, et sur la base d’une co-responsabilité des acteurs sociaux. Une praxis peut
découler de cette vision, qui se fonde sur l’expression concertées de parties prenantes
considérées comme co-responsables des situations de bien-être, comme de mal-être, et
qui mettent en œuvre dans une démarche de bas en haut (‘bottom-up’ en anglais) des
processus d’amélioration et de répartition du bien-être.

Sur cette base, on peut identifier, de manière pragmatique et à travers la mise en


débat, la panoplie d’indicateurs permettant de caractériser les situations de bien-être
comme de mal-être. Et, ainsi, envisager des actions et politiques publiques qui auront
pour objet d’agir sur les facteurs d’amélioration du bien-être, tout en luttant contre ceux
qui sont sources de mal-être.

De nombreux problèmes demeurent, cependant, dans la mise en œuvre d’une telle


vision. Ils sont autant d’ordre théorique qu’empirique. Ainsi, par exemple, la réflexion
sur le sujet économique considéré comme personne responsable, car capable de réduire sa
liberté pour respecter ses obligations sociales et économiques, implique d’évaluer les
coûts d’une telle responsabilité à travers des travaux de mesure spécifiques.

De même, le fait que les personnes puissent s’associer pour accomplir des actions
collectives dans le but d’améliorer leur bien-être implique de savoir comment résoudre le
problème de l’agrégation des effets de ces actions, car il est souhaitable que
l’amélioration du bien-être au niveau local puisse aussi contribuer à l’amélioration du
bien-être à un niveau plus global.
Ce sont là autant d’investissements méthodologiques à mettre en œuvre et qui
tirent leurs légitimités des nouvelles interrogations conceptuelles, d’ordre
phénoménologique, visant à intégrer les perceptions, aspirations et intentions des acteurs
sociaux dans l’analyse économique. On rejoint, de ce fait, par l’accent mis sur les
interactions sociales, la vision plus générale du développement socialement durable qui
est directement concerné par les aspects de responsabilité et d’équité (Ballet et alii 2005).

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