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Jean-Luc Dubois2
Introduction
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Article repris et publié par le Conseil de l’Europe dans la série de publications Tendances de la Cohésion Sociale.
N°20 Le bien-être de tous - Concepts et outils pour la cohésion sociale (2009) sous le titre « Comprendre le bien-être
pour l’assurer de manière équitable » pp. 81-100.
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Centre d’Economie et d’Ethique pour l’Environnement et le Développement (C3ED) de l’Université de Versailles
Saint Quentin-en-Yvelines (UVSQ) et Institut de Recherche pour le Développement (IRD). L’auteur remercie
François-Régis Mahieu, professeur émérite au C3ED, pour ses conseils sur l’orientation de cette recherche et Hanitra
Randrianasolo, doctorante au C3ED, pour son appui à la rédaction finale de ce texte.
Nous tenterons d’aborder, dans cet article, ce double questionnement. Notre
réflexion se déroulera en deux parties. La première portera sur la définition du bien-être
en examinant ses relations avec le bonheur des philosophes et la recherche de sens des
psychologues. La seconde se penchera sur la possibilité d’instaurer des processus
d’action collective, impliquant la responsabilité des acteurs sociaux, pour tenter de
satisfaire de manière équitable à l’aspiration au bien-être, qui concerne tout être humain.
En fait, cette recherche de bien-être s’inscrit dans une longue et ancienne tradition
philosophique qui est relative à la ‘quête du bonheur’. Les premiers penseurs de
l’Antiquité qu’ils soient grecs, chinois ou indiens, se sont penchés sur cette question dès
le Vème siècle A.C. Mais, la plupart des économistes modernes n’en ont retenu qu’une
vision réductrice qui insiste sur la gestion optimale des biens et des services qui se
dégagent de l’équilibre des marchés. Pourtant de nombreux auteurs ont introduit les
notions de biens publics, de besoins fondamentaux, de liens sociaux, d’accomplissements
et même de liberté de réalisation. Avec pour conséquence d’élargir les frontières de la
vision économique du bien-être.
Une telle doctrine a été reprise sur une base économique par Stuart Mill (1806-
1873) qui en a fait une philosophie capable d’évaluer, en termes d’utilité, les
conséquences des actions entreprises sur le bien-être. L’utilité, ou satisfaction objective,
retrace le fait qu’un bien ou une action, puisse engendrer du bien-être sous forme de
plaisir, de joie, d’avantages, etc., permettant de déboucher, même indirectement, sur le
bonheur. Ce qui permet d’assimiler bien-être et bonheur. Le but de toute action est alors
de rechercher le maximum de satisfaction afin de maximiser le bien-être général. Ce qui
importe c'est la quantité globale de bien-être produit, quelle qu’en soit la répartition entre
les individus. Dans ce cadre, tous les individus se valent également et le bonheur de
chacun dépend de celui des autres. Il convient alors de considérer le bien-être de tous et
non le bien-être de quelques uns en particulier.
Le philosophe Robert Misrahi (2003), notamment dans ses réflexions sur bonheur,
illustre clairement cette façon de voir. Le bonheur n’est pas le fruit spontané
d’événements agréables qui surviennent dans la vie, c’est plutôt l’aboutissement d’une
construction personnelle réfléchie. C’est, en effet, à l’individu de construire le bonheur
par ses propres actions. Cependant, l’accès au bonheur ne sera possible que si la société
assure auparavant aux individus les opportunités économiques et sociales minimales qui
leur permettront de vivre normalement.
Cette vision rejoint, celle de Sen (1999) qui montre que, en économie, c’est la
‘capacité d’action’ dans un environnement de liberté - ce qu’il appelle ‘l’agencéité’ - qui
permet aux individus d’atteindre les finalités auxquelles ils accordent de l’importance. Le
rôle des politiques publiques est alors de veiller à ce que soit assuré un accès aux
ressources et opportunités qui permettent de choisir, parmi un ensemble
d’accomplissements possibles, ceux qui portent à atteindre une vie épanouie.
Tout en demeurant dans le même cadre de pensée, on peut alors considérer que les
individus sont insérés dans des réseaux de droits et d’obligations sociales, ce qui les
oblige à combiner la liberté de leurs choix avec la responsabilité de leurs obligations
sociales (Ballet et alii 2006). Ce qui implique d’élargir ‘l’agencéité’, ou capacité d’action
des individus, aux responsabilités personnelles en allant au-delà de leurs seules libertés et
finalités. Cet apport supplémentaire se réfère à l’approche phénoménologique qui
considère les interactions sociales en lien avec les intentions existentielles des personnes,
les formes de responsabilité qui les animent, les rapports de force ou de domination
auxquels elles participent dans un contexte donné. On aborde ainsi, de manière plus
pertinente, la complexité humaine dans son aspiration au bonheur.
En conclusion, cette philosophie de ‘la vie bonne’ montre donc que, par le biais
d’une démarche raisonnée et construite, s’appuyant sur la responsabilité, il est possible de
faire en sorte que les capacités de réalisation, individuelles comme collectives, des
personnes se traduisent en capacité à construire une vie épanouie, source de bonheur
commun. C’est en ce sens que Ricœur parle de ‘la vie bonne, avec et pour les autres, dans
des institutions justes’ (Ricœur 1995).
Dans ce cadre, le Produit National Brut (PNB) ou le revenu national par tête
servent d’indicateurs pour mesurer le niveau de bien-être à l’échelon macroéconomique.
Ils présentent de multiples faiblesses, car s’ils intègrent bien la consommation des biens
et services et le revenu, issu de la production, qui permet cette consommation, ils ne
tiennent pas compte de la nature des biens produits ou consommés, ni des nuisances dues
à la production (encombrement urbain, coûts sociaux, insécurité) et, de plus, ils oublient
bien des formes de production (travail domestique, bénévolat).
Face à la vision utilitariste, la vision de la vie bonne met l’accent sur les
réalisations des personnes en termes de conditions de vie, sur leurs comportements et sur
les accomplissements qui peuvent en résulter. Ce qui importe, ce n’est pas tant la
satisfaction obtenue, que la capacité d’action des personnes, c'est-à-dire la capacité à faire
un certain nombre d’actions (ou de fonctionnements) qui leur permettent d’atteindre un
objectif qui n’est pas forcément la recherche de son propre bien-être, mais qui traduit un
certain accomplissement personnel (Sen 1985).
Cette approche dite ‘approche par les capacités’ permet de dépasser une économie
basée sur la seule gestion de ressources, biens et services consommés notamment, pour
penser une économie qui met l’accent sur les potentialités et les fonctionnements des
personnes afin de les rendre plus capables de faire les choix de vie qu’ils souhaitent, pour
eux-mêmes et avec les autres. Cela correspond à l’ajout dans l’analyse économique d’une
réflexion sur les comportements, parallèlement à celle habituelle sur le niveau et les
conditions de vie.
Une réponse à cette aspiration universelle au bien-être a été apportée dès le 18 ème
siècle (Sismondi 1773-1842) avec la mise en place des premières politiques publiques.
Elles se sont poursuivies au 20 ème à travers la recherche d’une croissance économique
régulière et d’un développement programmé. L’idée était que la croissance bénéficierait à
tous quelques soient les mécanismes de redistribution envisagés. Or la question sociale
du 19ème siècle dans les pays industrialisés, puis les questions du développement dans les
pays du Tiers-monde et, enfin, la construction européenne à la fin du 20 ème siècle, ont
bien montré que seules des politiques de croissance accompagnées de mécanismes de
redistribution volontaristes pouvaient garantir des niveaux minima de bien-être accessible
à tous.
En effet, les enquêtes qui évaluent le bien-être, sur une base subjective à partir de
questions posées aux individus, montrent que, si le sentiment de bien-être s’accroit très
fortement lors la sortie de la pauvreté, résultant d’un l’accroissement de consommation
en biens et services, ce sentiment s’affaiblit ensuite au fur et à mesure que s’accroit cette
consommation.
On trouve des résultats similaires dans tous les pays riches, que ce soit aux Etats-
Unis, où le phénomène s’est manifesté dès le milieu des années 60, en Angleterre et au
Japon où il est apparu plus tardivement vers la fin des années 70 3. Cette déconnection
peut aussi s’expliquer par le fait que la poursuite de la croissance économique engendre
des coûts sociaux et humains supplémentaires qui sont de moins en moins acceptés. Pour
accroître ce bien-être, il faut alors se pencher sur sa forme élargie de ‘l’être-bien’.
D’autant plus que les références psychologiques montrent que des suppléments de bien-
être peuvent être trouvés dans l’intensité des relations sociales, dans l’accès à la
connaissance et la pratiques de certaines valeurs, et dans la capacité d’action des
personnes. Autant d’éléments qui apportent du sens et un sentiment d’accomplissement.
Autrement dit, l’insertion dans des réseaux d’appartenance sociale, avec ce que cela
implique d’engagement et de compassion, d’obligation de responsabilités, contribue à
accroître le sentiment subjectif de bien-être.
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L’analyse comparée des pays montre qu’au-delà d’un seuil de revenu national par tête d’environ 20.000$
par tête, le sentiment subjectif de bien-être cesse de s’accroître avec son augmentation (Layard 2005).
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Voir a ce propos l’article de Samuel Thirion.
Pour évaluer les capacités d’action et de réalisation des personnes, ainsi que les
difficultés et contraintes rencontrées lors de ces réalisations, la liste de capacités
fondamentales proposée par la philosophe Nussbaum (2000) peut servir de référence pour
ouvrir de nouvelles voies. Enfin, l’approche psychologique, plus proche des dimensions
existentielles, impose de considérer les interactions sociales, les perceptions et la
confiance, les aspects de mal-être, les comparaisons et représentations sociales, etc.
La notion d’équité répond à ce dilemme car elle permet de distinguer parmi les
inégalités, celles qui sont considérées comme inacceptables, car injustes ou illégitimes, et
celles qui peuvent être considérées comme acceptables à un moment donné, car tolérées
pour des raisons sociétales, ou reconnues comme sources de bénéfices globalement
positifs.
Les principes d’équité définissent des sphères de justice, au sein desquelles la
confiance peut s’établir entre acteurs sociaux, facilitant l’émergence d’initiatives
individuelles, ou collectives, qui sont sources d’innovation. On voit ainsi que l’équité
joue un rôle fondamental. Elle permet d’articuler, dans un cadre de croissance et de
développement pérenne, la lutte contre la pauvreté et les inégalités avec le respect de la
liberté des acteurs sociaux.
Dans ce contexte, l’objectif premier est bien d’assurer une équité dans l’accès au
bien-être. Ce qui implique de garantir un accès minimum aux biens et services essentiels
pour tout le monde, puis de faire en sorte que chacun dispose des moyens de pouvoir
viser une situation de bien-être qu’il estime correct. Ensuite il conviendra de s’attaquer
aux situations de mal-être, et aux facteurs qui en sont à l’origine.
Cette même attitude se retrouve chez Levinas (1982) pour lequel c’est la
confrontation aux plus fragiles et vulnérables, qu’on les connaisse déjà ou pas encore, qui
fait qu’on doit leur accorder la priorité en restreignant, en conséquence, sa propre liberté.
La responsabilité personnelle vis-à-vis des autres devient alors première sur la liberté
d’action personnelle.
Dans le même temps, on assiste à une prise de conscience accrue des acteurs
sociaux, face aux défis qui menacent le bien–être, sous sa forme élargie. Ce qui soulève
la question, plus générale, du partage des responsabilités entre les différents acteurs
concernés. Face au rôle habituel de l’Etat et des institutions formelles, apparaissent les
particuliers, divers groupes sociaux, des collectivités locales, des associations concernés
par les problèmes environnementaux, la réduction de la pauvreté, la montée des
inégalités, la cohésion sociale, etc. Autant d’aspects à prendre en compte lorsqu’on est
impliqué dans une dynamique d’amélioration du bien-être.
Dans tous les cas, il faut faire face à un partage des responsabilités. Cela peut se
faire sur la base d’un cadre légal et institutionnel qui définit les responsabilités
respectives de chaque acteur. Ou, à l’inverse, on peut considérer la coresponsabilité des
acteurs comme un processus qui s’applique mieux à la responsabilité prospective en
permettant aux acteurs de se sentir responsables en fonction de règles établies par eux.
Un processus que l’on peut appliquer au cas de la promotion équitable du bien-être élargi.
Il permet ainsi la mise en place ‘d’institutions justes’ au sens de Ricœur, c'est-à-dire des
institutions qui, parce qu’elles se sentent co-responsables, veillent à une promotion
équitable du bien-être en renforçant, notamment, les capacités d’action des personnes.
Dans ce cadre, les critères de répartition, n’étant pas instaurés de manière légale
ou institutionnelle, ne peuvent que résulter d’un accord entre les différents acteurs
concernés, à l’issue d’une discussion. L’éthique de la discussion (Habermas 2003) fournit
alors les conditions d’une mise en débat entre parties prenantes qui permet de déboucher
sur un compromis autour d’une solution de répartition durable.
Il ne faut cependant pas nier qu’il existe un certain nombre de difficultés pour
mettre en œuvre une telle approche. Des difficultés qui résultent de la présence de
situations d’exclusion, de discrimination, de hiérarchie de pouvoir ou d’asymétrie
d’information, et qui traversent toute société. Un savoir faire particulier, qui est surtout le
fait des psychosociologues ou des spécialistes du coaching social, permet de surmonter
les risques correspondants de blocage.
Conclusion
Face à des aspirations au bien-être universellement partagées, L’Etat et les
institutions peuvent veiller à ce qu’un niveau minimum de bien-être soit assuré pour tous,
ainsi qu’une répartition équitable dans les moyens et capacités à atteindre ce bien-être. La
recherche du bonheur, à travers la vision élargie qui articule bien-être économique et sens
psychologique, relève plus des personnes et des acteurs sociaux, qui, à travers leurs
choix, peuvent tirer parti des opportunités qui leur sont directement offertes par la
croissance et le progrès technique, afin d’agir dans le sens d’un plus grand
accomplissement.
De même, le fait que les personnes puissent s’associer pour accomplir des actions
collectives dans le but d’améliorer leur bien-être implique de savoir comment résoudre le
problème de l’agrégation des effets de ces actions, car il est souhaitable que
l’amélioration du bien-être au niveau local puisse aussi contribuer à l’amélioration du
bien-être à un niveau plus global.
Ce sont là autant d’investissements méthodologiques à mettre en œuvre et qui
tirent leurs légitimités des nouvelles interrogations conceptuelles, d’ordre
phénoménologique, visant à intégrer les perceptions, aspirations et intentions des acteurs
sociaux dans l’analyse économique. On rejoint, de ce fait, par l’accent mis sur les
interactions sociales, la vision plus générale du développement socialement durable qui
est directement concerné par les aspects de responsabilité et d’équité (Ballet et alii 2005).
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