Machiavel - Violence

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par Efstratios Chatzipantsoudis

Cours : « Violence individuelle, violence collective »


Didier Ottaviani
ENS de Lyon 2021-2022
« La paix est la violence en puissance, celle qui n’a pas besoin de
s’exercer sinon par les effets d’une menace insidieuse »
– Nicolas Machiavel –

« La notion de la violence chez Machiavel »

Introduction

Pourquoi faut-il s’intéresser aujourd'hui à la pensée de


Machiavel (1469-1527)? Son « Prince » a-t-il vraiment une valeur
diachronique? N’est-il en fin de compte qu’un simple auteur de
son temps, qu’un produit intellectuel d’un cadre historique
particulier? J’ose affirmer que le fonctionnaire de la République
florentine, tout en essayant de proposer à Laurent le Magnifique
de Médicis des solutions concrètes aux problèmes spécifiques, il a
pu donner des grands leçons en fournissant d’éclaircissements
précieux concernant la nature humaine ainsi que la manière dont le
pouvoir et la politique en général s’exerce indépendamment des
circonstances historiques. Certes, ses intentions consistaient plutôt
à procurer aux dirigeants politiques et au peuple italien en général
un vif sentiment de patriotisme afin qu’ils puissent prendre les
armes contre les envahisseurs étrangers et unifier l’Italie.
Cependant, en s’appuyant sur le rôle éducatif de l’histoire, c’est-à
dire, l’ancienne (Grèce / Rome) et italienne dont on peut tirer
d’exemples à imiter ou à éviter ainsi qu’en mettant en œuvre une
stratégie de décorticage de la nature humaine, il à réussi à dépasser
ce contexte historique et à devancer son siècle en développant une
pensée résolument révolutionnaire, originale et intrinsèquement
moderne dont la pertinence retentit même aujourd'hui.
Sans illusions sur la nature humaine et à l'inverse de la pensée
utopiste de son contemporain, Thomas More [1], la philosophie
politique de Machiavel se veut réaliste. Comme il le montre dans «
Le Prince » [2], paru en 1532, son ouvrage le plus célèbre, la vertu
du prince consiste à savoir quand il faut prendre le pouvoir et
comment le conserver. Il ne s'agit pas de se référer à des valeurs
morales transcendantes comme le faisait Platon dans « La
République » ni de poursuivre une « Utopie ». Il s’agit vraiment
de comprendre que « la politique » doit s'exercer en tenant compte
des réalités concrètes, ce qui fait nécessairement passer la morale
au second plan. En ce sens, il tranche avec les traités politiques
traditionnels, dont le but était d'éclairer le chef d'État sur l'usage
juste et vertueux du pouvoir. De là naissent de débats vifs sous
forme de polémique faisant de l’homme politique florentin une
figure contestée. En effet, si Machiavel est encore aujourd'hui
souvent présenté comme un homme cynique, dépourvu d'idéal et
d'honnêteté, cela tient à l'interprétation de l'œuvre qui s'est
répandue après sa mort, en partie sous l'influence du huguenot
Innocent Gentillet [3] qui publie à Genève en 1576 un important
ouvrage pour réfuter l'œuvre de Machiavel.

Certes, il est vrai qu’on ne retient souvent de la philosophie


politique de Machiavel que cet aspect d'absence de scrupules,
cette idée que la fin justifie les moyens et que tous les moyens
sont efficaces quand ils sont nécessaires. Toutefois, il serait plus
sage de notre part d’essayer d’examiner tous les aspects différents
de sa pensée comme elle à été déployée dans « Le Prince » tout en
prenant en considération le fait que l’ensemble des idées exposées
est justement le produit d’une vision anthropologique largement
pénétrante et aiguisée qui ne peut être aisément mise en cause.

Là, on va mettre en exergue quelques éléments pertinents


concernant la conception de l’humaniste florentin de la notion de
la violence histoire de révéler son caractère légitime, omniprésent,
inéluctable et constitutif.
Dérivé du latin « violentia », lui-même issu de vis (force) : «
traiter avec brutalité », « transgresser », la violence désigne la
force exercée pour soumettre quelqu’un contre sa volonté. C’est
une atteinte portée à la personne humaine (ou à un groupe
d’individus) de manière physique ou psychique et qui cause des
souffrances traumatisantes. La tradition philosophique s’interroge
prioritairement sur l’origine de la violence. Alors qu’elle est
naturelle aux yeux de Machiavel ou de Hobbes, elle provient de
l’organisation sociale et de l’histoire pour Rousseau ou Marx.
Pour la psychanalyse, la violence est constitutive du psychisme
humain. En plus, si on veut savoir si la violence peut être
rationnellement justifiée, elle doit être comprise comme un moyen
nécessaire pour maintenir l’ordre public. Ainsi Weber définit-il
l’État comme l’instance qui a « le monopole de la violence
légitime ». Maladie de la cité, échec de la rationalité
institutionnelle, manifestation extrême de la décision politique,
dérive ravageuse d’événements imprévisibles, la violence a
longtemps été considérée comme l’« autre » de la politique.
Massifiée dans l’histoire du XXème siècle, bannie de nos sociétés
pacifiées et exorcisée à travers le culte de la mémoire, la violence
revient dans l’actualité de manière intempestive et troublante.

Pour se situer par rapport à la violence, la pensée politique a


retenu pour l’essentiel deux voies. La première consiste à
concevoir la politique comme une solution à l’état de guerre.
Traditionnellement, la paix est identifiée au bien commun, fin
naturelle du pouvoir et dans le prolongement de l’aptitude
naturelle de l’homme à vivre en société. La modernité conçoit
l’institution de la République, ou de l’État, comme un moyen pour
les hommes de « s’arracher à ce misérable état de guerre »
(Hobbes) auquel les mènent leurs passions naturelles et de vivre
en sécurité. La deuxième voie consiste à accepter la résurgence du
conflit comme consubstantielle au politique, voire comme une
refondation permanente de l’ordre politique par-delà les
dominations instituées. L’histoire devient alors le lieu même du
politique, avec son lot d’incertitudes, d’accidents et de rivalités
[4]. Dans le second cas, celui de la politique plongée dans
l’histoire, la violence se présente comme une expression de la
volonté politique révolutionnaire, comme une force qui va dans le
sens du progrès. La violence cesse alors d’être une pathologie.
Dans tous les cas, la violence ne peut être autre chose qu’un
instrument du politique et l’usage de la violence à des fins
politiques donne précisément lieu à des débats sur sa légitimité.
Considéré comme une négation du lien social culminant dans la
guerre, avec ou sans fondement anthropologique, le recours à la
violence s’accompagne nécessairement d’une réflexion sur la
nécessité, la justice, l’humanité, sur le contrôle juridique et
institutionnel de l’action politique, sur la pertinence du choix de
moyens d’action violents au regard de l’idéal à accomplir.

Machiavel a posé la question de savoir si l’État pouvait se


tenir dans les limites d’une « éthique des moyens ». Or « l’État est
cette réalité qui jusqu’à présent a toujours inclus le meurtre
comme condition de son existence, de sa survie et d’abord de son
instauration » [5]. Cette question de Machiavel, propulsant sur le
devant de la scène le rapport entre violence et droit, s’est reposée
sans arrêt au fil des siècles. Chez Machiavel, et à plus forte raison
après lui, la question de la violence n’est ainsi jamais dissociée de
celle de sa légitimité. À travers l’historicisation radicale de la
politique opérée par Machiavel, la violence, entendue comme
atteinte à l’intégrité physique des personnes et comme destruction
de biens, intègre le champ de la conflictualité politique. La
violence n’est ni assimilable à une déchéance du droit ni à la
réduction de la politique à une technique du pouvoir ; faille béante
installée au cœur du politique, elle est à la fois à l’origine de l’État
et étouffée, régulée, instrumentalisée par lui. Il s’agit donc d’une
conception purement instrumentale de la violence.
L’anthropologie de Machiavel et ses conséquences
politiques

Il serait aussi pertinent de souligner que le fonctionnaire


florentin a pu assurer légitimement sa place dans l’histoire de la
philosophie grâce à sa vision anthropologique extrêmement
pénétrante qui même aujourd'hui ne peut être aisément contestée.
Plus précisément, d’après lui, la nature humaine se définit par une
certaine dualité entre le bien et le mal, l’homme et la bête. Cette
dualité va de pair avec une complémentarité, c’est-à-dire que
l’homme ne peut exister sans la bête et vice-versa. L’homme est
gouverné par les lois alors que la bête par les armes, ce qui justifie
le rôle primordial de la maîtrise de l’art de la guerre tant sur le
plan militaire que sur le plan politique. Sans illusions sur la nature
des hommes, l’auteur du Prince est absolument conscient du fait
que nous ne pouvons ni avoir ni observer entièrement toutes les
qualités morales jugées bonnes justement parce que la condition
humaine [6] ne le permet pas. En conséquence, du moment que le
mal et le tort sont intrinsèquement liés à la nature humaine, sa
présence dans la vie politique est inéluctable. Aussi le prince doit-
il en faire un bon usage de manière assez technique. En ce sens, la
cruauté et la maîtrise des armes peuvent souvent s’avérer les seuls
moyens d’assurer la sécurité, la souveraineté et la liberté d’une
entité politique.

L’homme, selon Machiavel, recherche toujours à conquérir le


monde ; cette conquête constituerait le fondement de la société.
Peu morale, cette conquête montre que l’homme n’est pas sociable
par nature, car son seul but est d’avancer tout en se conservant.
Machiavel considère l’homme méchant et part de ce postulat. Mû
par un désir de conquête, l’homme qui possède le pouvoir devient
un prince, dont les modalités d’exercice du pouvoir diffèrent selon
les principautés : Si la principauté est héréditaire : les coutumes
instaurées reposent sur la raison et la mémoire. Cet État ne connaît
pas la violence car il est institué depuis longtemps. Si la
principauté est nouvelle, le pouvoir est encore peu institué et tout
peut arriver. Les bases ne sont pas établies. Dans tous les cas, le
pouvoir doit chercher à se maintenir contre les risques externes et
l’usage de la violence s’avère parfois le moyen le plus efficace
pour accomplir cette tâche.

Le principe de l’efficacité politique

Le politique machiavélien doit se caractériser non seulement


par son désir du conquérant mais aussi par sa force d'action. Que
le politique soit naturellement porté par le désir de conquérir, cela
est tout à fait ordinaire. Seule l'attitude contraire (qui se manifeste
parfois par l'extrême violence soit par une miséricorde et une
tolérance démesurées) mériterait alors blâme. Le politique ici doit
se distinguer par son sens de la mesure. C'est surtout dans
l'hardiesse que le politique machiavélien est appelé à lutter contre
les caprices de la fortune. Le politique machiavélien devra se
laisser cultiver par l'esprit de la grandeur. Car, la fortune semble
être inoffensive aux grands hommes. La fermeté de leur esprit les
rend moins vulnérables à son inconstance. En outre, la sagesse
exige qu'on ne condamne pas celui qui a usé d'un moyen hors de
lois communes pour ordonner une monarchie ou fonder un État.
Or, ce n'est pas la violence qui restaure, mais la violence qui ruine
qu'il faut condamner. En effet, le politique doit se complaire dans
la doctrine de bons effets. Selon la logique de l'efficacité, la
violence du politique s'écarte du caractère fatal que l'on rattache
communément aux passions naturelles.

En plus, suite à une analyse rigoureuse du texte primaire, on


peut facilement constater que l’écrivain florentin fut en quelque
sorte précurseur d’un matérialisme politique, ensuite repris et
développé par Thomas Hobbes dans « Léviathan ». Là, il s’agit
véritablement d’une affirmation de la primauté de la sécurité et de
l’intégrité physique sur la liberté qui peut très souvent justifier
l’usage de violence. En effet, si on examine de près la citation
suivante, on va se rendre compte du fait qu’ à part cette vocation
matérialiste, Le Prince contient aussi les premiers germes de
l’utilitarisme, ensuite repris et développé par Jeremy Bentham.
Plus précisément, Machiavel affirme que la réussite politique «
provient du bon ou du mauvais usage des cruautés. On peut
qualifier de bon usage, si du mal il est permis de dire du bien,
celles que l’on fait d’un coup, par nécessité de sécurité et en quoi
on ne persiste plus ensuite, mais que l’on convertit dans le plus
grand profit possible pour ses sujets » [7]. Car, « la guerre est
toujours juste lorsqu’elle est nécessaire, et les armes sont sacrées
lorsqu’elles sont l’unique ressource des opprimés » [8]. Là, il
s’agit évidemment d’une justification morale de la violence de
l’État ainsi que de celle contre lui.

Le gouvernement du prince

Machiavel considère que l’usage de vertus morales ne


conduirait le prince qu’à sa ruine car la morale est hors du champ
de la politique. Il soutient ainsi que le prince (celui qui détient
l’autorité politique) doit user de tous les moyens nécessaires à la
réalisation de ses objectifs, selon une phrase qui lui est
injustement attribuée : « la fin justifie les moyens ». Le prince doit
conserver le pouvoir autant qu’il peut ; il peut ainsi user de la
force, de la ruse, de la violence pour y parvenir, le but étant d’être
efficace afin de parvenir le plus rapidement possible à ses fins. Le
mal est donc un instrument nécessaire en politique. Il considère
cette méthode juste dans la mesure où tout homme bénéficiant du
pouvoir agirait de la même manière que le prince, les hommes
étant méchants par nature. La morale n’est donc pas applicable au
principe. L’État use de la force, mais dans le but de mettre en
place des lois pour le bien du peuple. Machiavel recherche à créer
un pouvoir fort destiné à assurer la paix. À cet effet, il tente de
déterminer la manière dont le prince peut prendre et ensuite
conserver le pouvoir. La politique n’est donc qu’une stratégie, tout
étant fondé sur un rapport de force, entre le pouvoir, les rivalités et
les conquêtes. Comme une guerre, le jeu politique doit se mettre
en place avec une certaine habileté. Le fonctionnement d’un État
dépend de : la nécessité : la nature des hommes et du monde qui
conduit à un déroulement particulier des choses, de la fortune : le
caractère imprévisible des évènements ainsi que de la « virtu » : la
force engagée contre ces évènements. La maîtrise rationnelle de la
réalité sociale et des passions humaines permet de lutter contre
l’instabilité de la fortune.

La violence fondatrice

Selon Machiavel, « [...] un prudent ordonnateur de


république, qui aurait à cœur d ’œuvrer non pour soi mais pour le
bien commun, non pour sa propre succession mais pour la
patrie commune, doit s’ingénier à posséder seul l ’autorité ; et
jamais un esprit sage ne reprochera à quiconque d’avoir utilisé une
action extraordinaire pour ordonner un royaume ou constituer une
république. Il convient que, si le fait l ’accuse, l ’effet l
’excuse ; et quand l ’effet est bon, comme dans le cas de
Romulus, l ’excuse sera toujours là : car c’est à celui qui utilise
la violence pour détruire que l ’on doit faire reproche, non à
celui qui l ’utilise pour construire » [9]. Le meurtre de Remus par
Romulus est l’exemple même de cette violence par laquelle le
fondateur d ’État devient le seul possesseur de l ’autorité. Mais
Machiavel souligne que Moïse, Lycurgue ou Solon et d ’autres
fondateurs de royaumes et de républiques pourraient servir d
’exemples tout autant que Romulus. Il faut toutefois faire un sort
particulier à Moïse. Car, tandis que Romulus, Lycurgue ou Solon
seront évoqués aussi à propos de la mise en ordre des
institutions civiles ou bien lorsqu’il s’agira de l ’usage
politique de la religion, Moïse est avant tout associé à la
violence fondatrice : il est à la tête d ’un de ces peuples qui «
entrent en pays étranger par la violence, tuent les habitants,
s’emparent de leurs biens, font un nouveau royaume et changent
le nom de la province » [10]. Et c’est dans ce dernier passage
que Machiavel dit de la manière la plus explicite comment il
conçoit le personnage de Moïse : « Qui lit la Bible de manière
sensée verra que Moïse a été forcé, pour établir durablement ses
lois et ses ordres, de tuer une infinité d ’hommes qui, n ’étant
mus que par l ’envie, s’opposaient à ses desseins » [11].
Machiavel attribue donc à Moïse la responsabilité entière des
violences qui lui sont ordonnées par Dieu ou qui sont
directement déchaînées par la colère de Dieu. Dans ces
conditions, les massacres perpétrés par Moïse sont effectivement
innombrables et la violence mosaïque devient le type
hyperbolique de la violence fondatrice dont tout édificateur de
cité doit faire usage. Pour Machiavel, une telle violence n’est pas,
chez l ’homme qui possède la vertu du fondateur, signe
d’emportement ou de cruauté, mais elle est au contraire un
instrument que le prince prudent et résolu utilise froidement
pour parvenir à ses fins. Car, il faut « pouvoir ne pas être bon,
et en user et n ’en pas user selon la nécessité » [12]. La vertu ne
consiste pas dans la violence elle-même, mais dans la maîtrise
de soi de celui qui l ’emploie et elle emporte avec elle une
rationalité pratique qui consiste dans la conscience de la
nécessité imposée par les situations où se déploie l ’action du
prince vertueux. En effet, selon Stéphane Bonnet, la vertu
machiavélienne réside dans la conduite résolue qui suit le
conseil de la prudence, laquelle reçoit de la fortune l ’occasion
et y repère immédiatement l ’opportunité d ’une action
conforme aux desseins du fondateur [13]. Par conséquent, il est
plus qu’évident que le fonctionnaire florentin rend hommage aux
hommes providentiels qui voient loin et savent agir par la violence
pour répondre à la nécessité dans les circonstances
particulières.
Une paix armée

Dans l'approche de la guerre et de la paix du point de vue de


l’humaniste florentin, la paix est au service de la politique qui peut
être qualifiée de belliqueuse. Les moyens qui sont efficaces ne
sont pas ceux imposés par la morale, non plus par les
enseignements chrétiens. Tous les États sont nés de la violence, de
la force et de la ruse qui ne sont rien d’autre que les résultats de la
passion ultime de l’homme, à savoir le désir. L'homme désire par
rapport à l'homme et dans l'existence sociale, paradoxalement, le
fait de désirer renvoie également à une séparation. Le désir
implique les autres dans une relation de rivalité qui est l'institution
du conflit. Ainsi, l'homme ne saurait se définir sans le désir qui
serait de nature consubstantielle. Quand les hommes se
regroupent, les désirs s'enflent pour converger vers un point
commun contre d'autres hommes. Dès lors nous avons les
composantes de la guerre. Il est donc important de souligner que,
liés au désir, les relations humaines annoncent la domination de
l'homme sur l'homme. Or, les désirs ne peuvent que s'affronter,
que d’entrer en conflit, voire en guerre et cela implique forcement
l’existence des vainqueurs et des vaincus. Le désir et la guerre
sont intimement mêlés. Il y a d'abord le désir fondamental de
préserver sa propre vie qui peut pousser l'homme à entrer en
guerre et c'est ce que développe Machiavel dans son « Discours
sur la première décade de Tite Live » [14]. Au delà de la guerre
qui s'origine dans la survie, la forme de guerre où l'homme
cherche par désir et ambition à s'imposer à l'autre, est selon
Machiavel la conséquence de l'attitude des princes ou des
républiques qui cherchent à étendre leur empire [15]. C'est bien le
désir, l'ambition et l'orgueil qu’ici fondent l'action et non plus le
besoin naturel de survie ; la notion de guerre en est donc
radicalement différente. Machiavel fait ainsi remarquer que les
désirs de l'homme sont insatiables ; il est dans sa nature de vouloir
et de pouvoir tout désirer alors qu’il n'est pas à sa portée de tout
acquérir. Dans cette configuration, les faibles, les opprimés, ne
rêveront que d'acquérir ce que les plus forts, les puissants
possèdent du fait de leur supériorité dans la manipulation et
l'action. Ce sont là les germes de la guerre mise en marche par la
distance des désirs entre posséder davantage pour les uns et désir
de ruiner ceux-ci chez les autres. Tout ceci indique que les
rapports entre les hommes, que ceux-ci soient sociaux,
économiques ou autres, sont fondés sur le conflit. Or, tous les
hommes n'ont pas les mêmes possibilités de satisfaire leurs désirs
et passions, ce qui génère entre eux une inégalité patente.
Machiavel nous montre que la guerre est l'élément moteur de
l'histoire des hommes et que vouloir sa disparition aurait pour effet
d'éradiquer tout désir chez l'homme. Pour lui, « Un État bien
constitué doit donc ordonner aux citoyens l'art de la guerre comme
un exercice, un objet d'étude pendant la paix et pendant la guerre,
comme un objet de nécessité et une occasion d'obtenir de la gloire
» [16]. La guerre est légitimée chez Machiavel par la spécificité du
désir de puissance d'un homme ou d'un groupe. Dans le domaine
des choses humaines, vouloir assurer la fixité d'une situation
donnée, à savoir celle d'une paix idéale, relève tout simplement
d'une chimère. On ne saurait décidément penser la paix sans la
guerre. C’est donc dans un équilibre dynamique qu’il faut penser
ces deux composantes de la réalité humaine.

En guise de conclusion, le caractère légitime, inéluctable,


constitutif et viscéral de la violence ne pourrait jamais constituer
un objet de négociation. Il s’agit surtout d’une violence
restauratrice représentant la réponse de la volonté humaine aux
violences de la fortune. Telle est la conviction du florentin.

NOTES
[1] L'Utopie, écrit en latin et publié en 1516, est un ouvrage de
l'humaniste anglais Thomas More. La page de titre de la première
édition latine de 1516 annonce un « Libellus vere aureus, nec
minus salutaris quam festivus, de optimo reipublicae statu, deque
nova Insula Utopia ». Le titre pour l'édition définitive de
novembre 1518 est “De optimo reipublicae statu, deque nova
insula Utopia”(La meilleure forme de communauté politique et la
nouvelle Île d'Utopie). Adressé aux humanistes puis diffusé dans
le cercle élargi des lettrés, à sa parution cet ouvrage est lu comme
un appel à réformer la politique contemporaine et une invitation à
observer sincèrement les préceptes chrétiens et aussi, pour les plus
érudits d'entre eux, comme un “serio ludere” (jeu sérieux de type
pédagogique)

[2] “Le Prince”, traduction française de l'ouvrage “Il Principe” ou


“De Principatibus” est un traité politique écrit au début du 16ème
siècle par Nicolas Machiavel, homme politique et écrivain
florentin, qui montre comment devenir prince et le rester,
analysant des exemples de l'histoire antique et de l'histoire
italienne de l'époque. Parce que l'ouvrage, contrairement à la
plupart des traités traditionnellement destinés à l'édification
morale du chef d'État, supposés l'encourager à l'usage vertueux et
juste du pouvoir, pose rapidement qu'il n'y a pas de pouvoir
vertueux s'il n'y a pas de pouvoir effectif et que la question
fondamentale posée n'est pas « comment bien user du pouvoir
selon les vertus morales et chrétiennes ? » mais « comment obtenir
le pouvoir et le conserver ? », il a été souvent accusé
d'immoralisme, donnant lieu à l'épithète machiavélique.
Cependant, l'ouvrage a connu une grande postérité et a été loué et
analysé par de nombreux penseurs

[3] Il publie en 1576 les « Discours sur les moyens de bien


gouverner » (vraisemblablement à Genève, chez Jacob Stoer) dans
lesquels il condamne les idées de Nicolas Machiavel, qu'il
soupçonne de vouloir introduire l'impiété et l'immoralité dans le
gouvernement. Les « Discours sur les moyens de bien gouverner
», connus sous le nom d'Anti-Machiavel, sont un traité du juriste
protestant Innocent Gentillet. Le titre complet est : Discours sur
les moyens de bien gouverner & maintenir en paix un Royaume,
ou autre Principauté. Cet ouvrage s'attaque au principe de la raison
d'État et au machiavélisme. Il est dédié à François, duc d'Alençon.
Il sera traduit et publié en latin en 1577 sous le titre «
Commentariorum de regno aut quovis principatu recte
administrando ». Rédigé dans les années qui ont suivi le massacre
de la Saint-Barthélemy (1572), l'ouvrage témoigne d'un violent
parti-pris contre Machiavel, à qui il attribue tous les maux et
déplore « qu'on tienne si grand compte en France de Machiavel ».
On trouve chez cet auteur la première occurrence du terme «
machiavélistes », qu'il utilise pour désigner les partisans de
Machiavel

[4] Ion, Cristina, « Présentation », Cités, vol. 50, no. 2, 2012, pp.
7-12

[5] Paul Ricœur, « État et Violence » (1957), dans Histoire et


Vérité, Paris, Le Seuil, 1967 (3e édition), réédition « Points »,
1990, p. 278-293 (p. 288 pour la citation)

[6] On pourrait peut-être penser que « la condition humaine » de


Machiavel renvoie en quelque sorte au « Gattungswesen » de
Marx, c’est-à-dire l’homme en tant qu’être générique qui évolue
dans le temps au fur et à mesure des épreuves. Là, il s’agit de la
même perspective matérialiste et pragmatiste permettant à la fois à
Marx de comprendre comment l’exploitation de l’homme par
l’homme régit de manière définitive les rapports sociaux et à
Machiavel de se rendre compte du caractère inéluctable du mal

[7] Nicolas Machiavel, Le Prince, traduction par Jean-Marie


Tremblay, p. 54
[8] ibid, p. 169

[9] N. Macchiavelli, Discorsi, Livre I, Chapitre 9, p. 86

[10] Ibid., II, 8, p. 313-314

[11] Ibid., III, 30, p. 540

[12] N. Macchiavelli, Il Principe, XV, p. 75

[13] Stéphane Bonnet, Violence fondatrice et imposture religieuse


chez Machiavel : le modèle mosaïque, dans Brepols Online, pp.
211-219

[14] Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite


Live (1513-1520), Paris, Gallimard, 1980, Livre II, Chapitre VIII,
p. 533

[15] Ibid

[16] Nicolas Machiavel, L'art de la guerre, Paris, GF-Flammarion,


1991, Livre I, p. 70

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