Aron - Idées Politiques Et Vision Historique de Tocqueville

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Revue française de science

politique

Idées politiques et vision historique de Tocqueville


Monsieur Raymond Aron

Citer ce document / Cite this document :

Aron Raymond. Idées politiques et vision historique de Tocqueville. In: Revue française de science politique, 10ᵉ année, n°3,
1960. pp. 509-526;

doi : https://doi.org/10.3406/rfsp.1960.392581

https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1960_num_10_3_392581

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Idées Politiques et Vision Historique

de Tocqueville

RAYMOND ARON

Alexis de Tocqueville a écrit deux grands livres : De la


démocratie en Amérique et L'Ancien Régime et la Révolution.
Issus d'une interrogation unique, ces livres aboutissent aux
portraits de deux nations, profondément autres bien que vouées,
en un sens, au même destin. Ni la France ni les Etats-Unis
n'échapperont au mouvement irrésistible qui entraîne les sociétés
modernes vers la démocratie. « Le développement graduel de
l'égalité est un fait providentiel. Il en a les principaux caractères ; il
est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance
humaine, tous les événements comme tous les hommes ont servi
à son développement. 1 » Mais la démocratie, fatalité ou providence
de notre époque, laisse place à des institutions diverses dans
l'ordre politique, en particulier elle ne tranche pas entre liberté et
despotisme. Certaines sociétés démocratiques sont ou seront libres,
d'autres sont ou seront serviles.
Aux Etats-Unis, Tocqueville n'a pas été seulement, en
voyageur, observer les mœurs et coutumes d'autres hommes, il a voulu,
en sociologue, tout à la fois décrire une communauté unique et
comprendre les particularités dans lesquelles s'exprime, outre-
Atlantique, la tendance démocratique commune à l'Ancien et au
Nouveau Monde. Dans son étude de l'Ancien Régime, il n'a pas
seulement tenté, à la manière d'un disciple de Montesquieu, de
rendre intelligibles des événements, il s'est efforcé de saisir et

* Cet article est le texte, corrigé et quelque peu développé, d'une


conférence donnée à l'Institut d'études politiques de l'Université de Paris. L'origine
de l'article en explique le caractère, l'ampleur du sujet et la rapidité de l'étude.
1. Ces lignes sont extraites de l'introduction à De la démocratie en
Amérique.

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Raymond Aron

d'expliquer le cours de l'histoire de France considéré comme un


mode singulier d'accession à l'âge démocratique. Les particularités
américaines prédisposent la République des Etats-Unis à la liberté.
Le cours de l'histoire suspend et suspendra sur la France la menace
du despotisme.
Du même coup apparaît déjà le sens de ce que j'ai appelé « la
question unique » de Tocqueville. Dans son essai sur l'Intuition
philosophique, Bergson a écrit que chaque grand philosophe a pour
inspiration et pour centre de sa doctrine une idée, peut-être une
vision, dont tous ses livres représentent une élaboration sans en
épuiser la signification. Peut-être les philosophes de la politique
partent-ils moins d'une intuition que d'une interrogation. La
politique, en effet, me paraît, par essence, problématique et presque
contradictoire.
Machiavel a posé, avec une naïveté feinte, une question sur
laquelle les siècles suivants n'ont pas fini de méditer et de spéculer :
Puisque la politique est action et que l'efficacité est la loi de
l'action, comment peut-on refuser, au nom de la morale ou de la
religion, des moyens horribles s'ils sont efficaces ? - Si un prince
nouveau s'empare du pouvoir et s'il épargne la vie d'un enfant de
l'ancienne famille régnante, il accroît le risque d'une révolte. Qu'il
soit victime quelque jour de celui qu'il aurait dû liquider, il devra
s'en prendre à lui seul d'un retour de fortune qu il aurait pu
prévenir en ignorant la pitié.
Il va de soi qu'une telle position du problème politique ne
s'impose pas avec évidence. Peut-être faut-il chercher quel est le
meilleur gouvernement, ou à quelles conditions l'autorité est légitime,
et non pas se référer à des situations extrêmes auxquelles l'homme
doit répondre par des expédients, compris comme tels. En d'autres
termes, la portée du problème que le philosophe conçoit au point
de départ est elle-même problématique.
Le problème de Marx, ou peut-être faudrait-il dire le sentiment
de scandale qu'il éprouve, dérive de la contradiction entre le
développement des forces productives, donc la croissance de la richesse
collective, et la misère des masses. Cette contradiction est au
centre de l'interprétation qu'il a donnée du capitalisme, elle est au
centre également de sa vision de l'histoire humaine et même de sa
vision de l'univers. Les hommes font leur histoire, mais, par un
procès dialectique, à la fois tragique et ironique, ils ne
recueilleront les bienfaits de leurs oeuvres qu'au terme de luttes inexpiables.
Les capitalistes eux-mêmes sont les révolutionnaires, ils préparent,

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Idées Politiques de Tocqueville

à coups de créations, leur propre ruine. L'antagonisme,


caractéristique de la société moderne, atteindra au point extrême de la
violence parce qu'il prépare la fin de tous les antagonismes .
L'interrogation de Machiavel est éternelle et c'est pourquoi le
machiavélisme vit de siècle en siècle, renouvelé en certains de ses
aspects mais non en son essence. Le problème de Marx est lié à
une période de l'histoire s'il se réduit à l'antithèse entre le
développement des forces productives et l'appauvrissement des masses.
Il est, lui aussi, éternel s'il est l'expression de la révolte contre
les contradictions sociales et de l'aspiration à une société sans
contradictions.
Le problème de Tocqueville me paraît, comme celui de Marx,
à la fois historique et éternel. Historique puisque le penseur le
présente lui-même comme lié au fait évident de la
démocratisation des sociétés modernes. Eternel puisqu'il nous renvoie à
l'antinomie ou à la conciliation entre égalité et liberté. Les sociétés
où l'idéal suprême est égalitaire peuvent-elles être libres ? En quel
sens et jusqu'à quel point les sociétés peuvent-elles traiter en
égaux les individus par nature différents ?

Le vocabulaire de Tocqueville ne va pas sans quelque flottement.


Je n'en veux pour preuve qu'un fragment, publié au tome II de
L'Ancien Régime et la Révolution 2 :
« Ce qui jette le plus de confusion dans l'esprit, c'est l'emploi
qu'on fait de ces mots : démocratie, institutions démocratiques,
gouvernement démocratique. Tant qu'on n'arrivera pas à les
définir clairement et à s'entendre sur la définition, on vivra
dans une confusion d'idées inextricables, au grand avantage
des démagogues et des despotes. On dira qu'un pays gouverné
par un prince absolu est une démocratie, parce qu'il gouvernera
par des lois ou au milieu d'institutions qui sont favorables à la
condition du peuple. Son gouvernement sera un gouvernement
démocratique. Il formera une monarchie démocratique. Or les
mots démocratie, monarchie, gouvernement démocratique ne
peuvent vouloir dire qu'une chose, suivant le sens vrai des
mots ; un gouvernement où le peuple prend une part plus ou
moins grande au gouvernement. Son sens est intimement lié à

2. Œuvres complètes, publiées par J.-P. Mayer, t. II, vol. 2, pp. 198-199.
Toutes les références utilisent cette édition.

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Raymond Aron

l'idée de la liberté politique. Donner l'épithète de gouvernement


démocratique à un gouvernement où la liberté politique ne se
trouve pas, c'est dire une absurdité palpable, suivant le sens
naturel des mots. Ce qui a fait adopter ces expressions fausses,
ou tout au moins obscures, c'est : 1° le désir de faire illusion
à la foule, le mot de gouvernement démocratique ayant toujours
un certains succès auprès d'elle ; 2° l'embarras réel où l'on se
trouvait pour exprimer par un mot une idée aussi compliquée
que celle-ci : un gouvernement absolu, où le peuple ne prend
aucune part aux affaires, mais où les classes placées au-dessus
de lui ne jouissent d'aucun privilège et où les lois sont faites
de manière à favoriser autant que possible son bien-être. »

On ne saurait dire que Tocqueville se soit rendu coupable de ce


qu'il appelle une « absurdité palpable » (encore que dans certains
passages de la Démocratie en Amérique 3, il semble employer
l'expression « gouvernement démocratique » sans y inclure l'idée de
liberté politique) 4. Mais il est évident que, par démocratie, il
entend le plus souvent un état de la société et non un mode de
gouvernement. La « révolution irrésistible » qui produit dans l'âme
de l'auteur une sorte de terreur religieuse est sociale avant d'être
politique, elle tend au « développement graduel et progressif de
l'égalité ». Tôt ou tard, la France arrivera, comme l'Amérique, à
l'égalité presque complète des conditions. La démocratie, telle que
la voit ce descendant d'une grande famille, c'est donc la
disparition de l'aristocratie, le nivellement des conditions. Aussi envisage-
t-il une « république libérale ou une république oppressive » et, plus
encore, « la liberté démocratique ou la tyrannie démocratique ».
Le fragment que nous avons cité prouve seulement que
Tocqueville hésitait à rompre entièrement avec l'usage traditionnel du
mot démocratique, qui désigne un mode de gouvernement, et aussi
qu'à ses yeux, l'adjectif démocratique appliqué au gouvernement
implique la participation du peuple à la gestion des affaires
publiques. Quand Tocqueville évoque le despotisme démocratique, il
songe au despotisme qui peut surgir dans les nations
démocratiques, il n'a pas l'intention d'attribuer la dignité de démocratique
à un despotisme. Car, en tant que mode de gouvernement, le
despotisme est le contraire de la démocratie.

3. Par exemple au tome II, p. 323.


4. « Les gouvernements démocratiques pourront devenir violents et cruels
dans certains moments de grande effervescence et de grands périls, mais ces
crises seront rares et passagères. »

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Idées Politiques de Tocqueville

A cette équivoque que Tocqueville entretient en ne faisant pas


de manière explicite la distinction entre état social et mode de
gouvernement, s'ajoute une complication supplémentaire qu'indique la
fin du fragment que nous avons cité. Dans les sociétés
démocratiques, tous les régimes se réclameront de la démocratie parce que
le mot est populaire auprès des foules et que le despotisme même
y favorise le bien-être du grand nombre et ne reconstitue pas les
privilèges aristocratiques. Dans un langage moderne, je dirais que
la légitimité qu'invoquent les gouvernants dans les sociétés égali-
taires est toujours démocratique (souveraineté du peuple). Les
fascistes se veulent interprètes de la volonté nationale, les
nationaux-socialistes de la volonté raciale, les communistes de la volonté
du prolétariat. Même les partis qui restaurent le principe
d'autorité proclament que leur pouvoir dérive de tous, de la nation, de
la race ou de la classe.
Concluons cette première analyse : la démocratie, selon
Tocqueville, est d'abord et avant tout un fait social, l'égalité des
conditions. Ce fait a pour expression normale, dans l'ordre politique,
la souveraineté du peuple et la participation des citoyens aux
affaires publiques. Dans l'ordre économique, bien qu'il n'implique
pas la fin des inégalités de richesses, il suscite la protestation des
pauvres contre la répartition des fortunes et il tend à favoriser
normalement la réduction des inégalités. Mais la société
démocratique n'est pas, pour autant, nécessairement libérale.
Il n'est pas de mot que Tocqueville emploie plus volontiers que
celui de liberté. Il n'en est pas qu'il ait plus rarement défini.
Pourtant, sa pensée ne me paraît pas douteuse. Dans le prolongement
de Montesquieu, Tocqueville entend par liberté d'abord la sécurité
de chacun sous la protection des lois. Etre libre, c'est n'être pas
exposé à l'action arbitraire des puissants ou des autorités. Cette
protection contre l'arbitraire doit s'étendre aux minorités et
interdire au peuple même d'abuser de ses droits. A n'en pas douter,
Tocqueville aurait approuvé la phrase fameuse de Montesquieu
{L'esprit des lois, XI, 2) : « Enfin, comme dans les démocraties, le
peuple paraît à peu près faire ce qu'il veut, on a mis la liberté dans
ces sortes de gouvernements, et on a confondu le pouvoir du peuple
avec la liberté du peuple ». Et encore (XI, 3) : « La liberté
politique ne consiste point à faire ce que l'on veut ».
Le gouvernement des lois, le respect des lois sont la condition
première de la liberté, ils n'en épuisent pas la notion. Encore faut-il
que les citoyens aient contribué à établir eux-mêmes ces lois. La

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Raymond Aron

liberté politique, pourrait-on dire, est en proportion directe de la


part prise par les gouvernés à l'établissement des lois et à la gestion
des affaires. C'est pourquoi Tocqueville est obsédé par l'antithèse
de Y administration et de la représentation, convaincu qu'à la limite
l'élargissement et la centralisation des fonctions étatiques
porteraient un coup mortel à la liberté.
Légalité, autogouvernement, les deux idées ne suffisent peut-
être pas encore à définir entièrement la liberté. Pour qu'une société
soit libre, il faut qu'elle compte des hommes libres. « Seule la
liberté est capable de les arracher au culte de l'argent et aux petits
tracas journaliers de leurs affaires particulières pour leur faire
apercevoir et sentir à tout moment la patrie au-dessus et à côté
d'eux ; seule elle substitue de temps à autre à l'amour du bien-être
des passions plus énergiques et plus hautes, fournit à l'ambition
des objets plus grands que l'acquisition des richesses et crée la
lumière qui permet de voir et de juger les vices et les vertus des
hommes» (L'Ancien Régime et la Révolution, p. 75). Tocqueville
regrette que l'aristocratie ait été « abattue et déracinée » et non
« pliée sous l'empire des lois » (Ibid., p. 170) précisément parce
qu'elle était animée par l'esprit de liberté. « II faut bien se garder,
d'ailleurs, d'évaluer la bassesse des hommes par le degré de leur
soumission envers le souverain pouvoir : ce serait se servir d'une
fausse mesure. Quelque soumis que fussent les hommes de
l'Ancien Régime aux volontés du roi, il y avait une sorte d'obéissance
qui leur était inconnue : ils ne savaient pas ce que c'était que se
plier sous un pouvoir illégitime ou contesté, qu'on honore peu, que
souvent on méprise, mais qu'on subit volontiers parce qu'il sert
ou peut nuire. Cette forme dégradante de la servitude leur fut
toujours étrangère. » Et, un peu plus loin : « Pour eux, le plus
grand mal de l'obéissance était la contrainte, pour nous, c'est le
moindre. Le pire est dans le sentiment servile qui fait obéir ».
Tocqueville était, en son cœur, un aristocrate qui ne détestait
pas l'égalité des conditions, mais qui avait horreur de l'esprit
servile qui fait obéir. Il craignait que le souci exclusif du bien-être ne
répandît parmi des hommes, isolés en leurs petites affaires, un tel
esprit de bassesse.

Nous voici en mesure de formuler le problème de Tocqueville avec


précision : En quelles circonstances une société démocratique a-t-
elle les meilleures chances de n'être pas despotique ?

5U
Idées Politiques de Tocqueviîle

Dans l'histoire des doctrines, la pensée de Tocqueviîle se situe


immédiatement après celle de Montesquieu. La classification des
régimes, dans les premiers livres de L'esprit des lois, se dégage
d'une analyse combinée de Y état social et du mode de gouvernement
(celui-ci étant défini, à son tour, par l'usage combiné de deux
critères, le nombre des détenteurs de la souveraineté et le mode
d'exercice de l'autorité). La république des cités antiques reposait sur
une société égalitaire : non que les différences de richesses fussent
effacées ou que la distinction entre les hommes éclairés et le grand
nombre n'y parût point. Montesquieu reconnaissait explicitement
la nécessité de diviser le peuple en classes. Mais la souveraine
puissance appartenait au peuple en corps, une inégalité de condition
y aurait été contradictoire avec la nature du régime.
En revanche, les monarchies modernes sont fondées sur des
sociétés essentiellement inégalitaires. Le pouvoir d'un seul
deviendrait vite despotique si les ordres perdaient leurs privilèges et les
privilégiés le sens de ce que chacun doit à son rang. La vertu,
l'amour des lois, le souci de l'intérêt public, l'indifférence aux
richesses sont les vertus républicaines. « La nature de l'honneur
est de demander des préférences et des distinctions ; il est donc,
par la chose même, placé dans ce gouvernement » (L'esprit des
lois, III, ,7).
Les sociétés démocratiques, telles que les observe Tocqueviîle,
ne semblent rentrer dans aucun des types discernés par
Montesquieu. Elles sont vastes et peuplées et non petites comme les cités
antiques. Elles ne comportent plus d'ordres séparés comme les
monarchies. Moins encore peuvent-elles être assimilées aux despo-
tismes asiatiques qui donnent tout le pouvoir à un seul et
rétablissent l'égalité de tous mais dans la servitude. La question que
Montesquieu transmet à Tocqueviîle pourrait se formuler dans les
termes suivants : à quelles conditions des sociétés qui ne sont ni
frugales ni petites et qui ont effacé la distinction des ordres peuvent-
elles être libres ?
Certes, Montesquieu avait fourni quelques indications qui,
pour n'être pas toujours compatibles avec sa théorie d'ensemble,
ouvraient la voie à la recherche de son disciple. En Angleterre, la
noblesse n'était pas hostile aux activités commerciales et
industriel es. L'Angleterre, dont l'objet propre est la liberté politique et non
la gloire du prince et de l'Etat, a mis en place des institutions
représentatives qui, bien loin d'exclure la participation du peuple
aux affaires, sont la seule manière de sauvegarder l'autogouverne-

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RaymoTid Avon

ment dans les grands Etats. « Comme, dans un Etat libre, tout
homme qui est censé avoir une âme libre doit être gouverné par
lui-même, il faudrait que le peuple en corps eût la puissance
législative. Mais comme cela est impossible dans les grands Etats, et est
sujet à beaucoup d'inconvénients dans les petits, il faut que le
peuple fasse par ses représentants tout ce qu'il ne peut pas faire
par lui-même (L'esprit des lois, XI, 1).
Enfin, la condition dernière de la liberté ou de la modération,
c'est l'équilibre des forces sociales. Si, après l'analyse célèbre de
la Constitution anglaise, Montesquieu consacre plusieurs chapitres
à la Constitution et à l'histoire de la République romaine, c'est qu'il
retrouve dans la république antique l'équivalent de ce qu'il observe
dans la monarchie anglaise : une société hétérogène, faite de classes
rivales, dont la Constitution garantit les droits respectifs, le
gouvernement demeurant libre aussi longtemps que les organes de l'Etat,
par leur concours, reflètent et maintiennent l'équilibre des forces
sociales. Les corps intermédiaires de la monarchie française ne sont
qu'un exemple, entre d'autres, du pluralisme, politique et social,
indispensable à la liberté.
La réponse de Tocqueville à la question : Comment la liberté
peut-elle être sauvegardée dans des sociétés qui ne sont ni étroites
ni frugales ? prolonge les indications de Montesquieu. Le
principe de la liberté américaine est parent du principe de la liberté
des cités antiques ; la Constitution américaine, comme la
Constitution romaine, réalise une unité d'harmonie, elle n'exclut
personne de la communauté sans que les citoyens deviennent, pour
autant, uniformes et interchangeables, soumis en un isolement
atomique à la toute-puissance d'un Etat gigantesque.
Un fragment, qui ne figure pas dans l'œuvre définitive, illustre
le principe commun aux républiques antiques et à la république
moderne (publié par J.-P. Mayer dans la Revue internationale de
philosophie, 1959, fasc. 3) :
« Les Américains ne forment pas un peuple vertueux, et
cependant ils sont libres. Ceci ne prouve pas absolument que la vertu
comme le pensait Montesquieu n'est pas essentielle à
l'existence des républiques. Il ne faut pas prendre l'idée de
Montesquieu dans un sens étroit. Ce qu'a voulu dire ce grand
homme, c'est que les républiques ne pouvaient subsister que
par l'action de la société sur elle-même. Ce qu'il entend par
vertu, c'est le pouvoir moral qu'exerce chaque individu sur lui-
même et qui l'empêche de violer le droit des autres. Quand ce
triomphe de l'homme sur ces tentations est le résultat de la

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Idées Politiques de Tocqueville

faiblesse de la tentation ou d'un calcul d'intérêt personnel, il


ne constitue pas la vertu aux yeux du moraliste ; mais il rentre
dans l'idée de Montesquieu qui parlait de l'effet bien plus que
de sa cause. En Amérique, ce n'est pas la vertu qui est grande,
c'est la tentation qui est petite, ce qui revient au même. Ce
n'est pas le désintéressement qui est grand, c'est l'intérêt qui
est bien entendu, ce qui revient encore presque au même.
Montesquieu avait donc raison quoiqu'il parlât de la vertu antique.
et ce qu'il dit des Grecs et des Romains s'applique encore aux
Américains. »

Quant à l'analyse de la Constitution américaine, elle pourrait


constituer un complément au livre XI de L'esprit des lois. Tocqueville
y analyse, lui aussi, la distinction des trois pouvoirs. Mais, au
delà de cette analyse juridique et conformément à la leçon de
Montesquieu, il cherche à dégager les circonstances qui favorisent,
aux Etats-Unis. la modération et la légalité du gouvernement.
Tocqueville, s'il avait écrit un ouvrage de théorie politique,
aurait revisé la classification des régimes que nous a donnée
Montesquieu. Probablement aurait-il insisté, plus explicitement encore
que Montesquieu, sur l'impossibilité d'une « typologie des
gouvernements » valable universellement, abstraction faite de la
diversité des structures sociales. Dans les sociétés modernes, à tendance
démocratique, tous les régimes, connus dans le passé, prennent une
allure originale. République et despotisme y sont autres que dans
les cités antiques,, les monarchies européennes ou les despotismes
asiatiques. Ce n'est pas dans ce sens que s'est orientée l'enquête de
Tocqueville. En tant que théoricien, son mérite est d'abord d'avoir
dégagé le principe (au sens de Montesquieu) des républiques
modernes, industrielles et commerçantes, à savoir l'intérêt bien
entendu et le respect des lois, non le patriotisme intransigeant et le
mépris des richesses. En même temps, Tocqueville a assoupli la
relation entre type social et type de gouvernement. Un type social
n'implique pas un gouvernement déterminé, encore qu'il influe
évidemment sur le caractère que prend le gouvernement.
Ces propositions abstraites demeurent pour ainsi dire implicites
parce que l'effort de Tocqueville est consacré à la description et
à l'analyse de deux cas concrets, 1 Amérique et la France. Ou
encore : pourquoi l'Amérique a-t-elle les meilleures chances de
demeurer une démocratie libérale ? Pourquoi la France, en dépit
ou à cause de sa Révolution, a-t-elle plus de peine à maintenir
la liberté pour laquelle les Français se sont tant battus ?

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Raymond Avon

Reproduire les réponses données par Tocqueville à ces deux


questions, ce serait résumer les deux grands livres de notre auteur.
Nous voudrions seulement, dans les pages suivantes, mettre
l'accent sur quelques éléments essentiels des réponses données.
Les réponses sont, d'abord et avant tout, multiples, elles sont
historiques en même temps que sociologiques. La nature du
gouvernement est fonction du contexte actuel mais aussi de l'héritage
des siècles. Amérique et France vivront autrement l'âge
démocratique parce qu'elles se trouvent dans un autre cadre géographique
et qu'elles ont vécu un autre passé.
Quand, au chapitre IX de la deuxième partie du tome I,
Tocqueville énumère les causes principales qui tendent au maintien de
la République démocratique en Amérique, il va du plus extérieur
au plus profond, du cadre physique aux lois, puis aux habitudes et
aux mœurs. La République américaine a été créée sur un continent
vierge par des emigrants, équipés du savoir et des outils qu'ils
devaient à une vieille civilisation. Ces emigrants avaient la nature
à vaincre plus que les Indiens, peu nombreux et faibles. Ils ont
attribué aux activités industrielles et commerciales, au travail utile
le premier rang parce que cette hiérarchie leur était tout
naturellement imposée par les circonstances.
Sans voisins, donc sans ennemis. l'Etat américain a échappé
aux servitudes de la diplomatie et de la guerre, il a conservé l'esprit
des pionniers en même temps que celui des premiers arrivants, les
puritains. « Les peuples se ressentent toujours de leur origine. Les
circonstances qui ont accompagné leur naissance et servi à leur
développement influent sur tout le reste de leur carrière » (I, 2,
p. 6). L'esprit des puritains s'est exprimé dans les lois,
d'inspiration anglo-saxonne, en particulier dans la Constitution.
Les lois qui, en Amérique, contribuent à la sauvegarde de la
liberté sont d'abord les lois constitutionnelles : grâce à la
fédération, la République jouit des avantages réservés aux petits Etats
sans être exposée aux périls qui d'ordinaire menacent ces derniers.
La décentralisation administrative, l'autonomie des communes, des
comtés, des Etats permettent aux individus de connaître les affaires
publiques dont ils ont à traiter. L'indépendance et pour ainsi dire
la suprématie du pouvoir judiciaire consacrent le respect de la
légalité qui sert de contre-poids nécessaire à la tyrannie de la
majorité.

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Idées Politiques de Tocqueville

Plus qu'à la nature du pays, plus qu'aux lois elles-mêmes, le


maintien de la démocratie tient aux moeurs. « J'aperçois chez
d'autres peuples de l'Amérique les mêmes conditions de prospérité que
chez les Anglo-Américains, moins leurs lois et leurs mœurs, et ces
peuples sont misérables. Les lois et les moeurs des
Anglo-Américains forment donc la raison spéciale de leur grandeur et la cause
prédominante que je cherche » (De la démocratie en Amérique,
t. I, 2e partie, chap, ix, p. 321). Ces moeurs elles-mêmes, à coup
sûr, s'expliquent par l'origine de la population, par les traditions
apportées au delà des mers et précieusement conservées. Elles ne
sont pas indépendantes du milieu dans lequel, et des lois sous
lesquelles, les Américains ont vécu. Elles sont finalement la cause
prédominante parce qu'elles constituent à la fois le principe au sens
de Montesquieu et « l'esprit général de la nation ».
L'explication sociologique, au terme d'analyses multiples, après
avoir distingué les causes profondes ou secondaires, durables ou
accidentelles, reconstitue l'unité du corps social non par référence
à un facteur qui serait dominant mais en saisissant dans l'esprit
d'une nation, origine et résultat d'une histoire, le principe du régime
politique et de la « culture » (le mot culture étant pris dans le sens
que lui donnent les anthropologues américains).
Quel est l'esprit de la nation américaine ? La conjonction de
l'esprit de religion, de l'esprit de liberté et de l'esprit de commerce.
Chez les puritains, l'esprit de religion s'unissait à l'esprit de liberté.
Placés au sein d'une nature sauvage, les puritains ont
spontanément cherché leur salut dans l'exploitation ou la domination du
milieu. Voués à la quête des richesses, ils ont sauvegardé des
moeurs pures et la foi de leurs pères. Ainsi, l'esprit de la nation
américaine est le principe de la démocratie libérale. « La religion
est beaucoup plus nécessaire dans la république qu'ils préconisent
que dans les monarchies qu'ils attaquent, et dans les républiques
démocratiques que dans les autres. Comment la société pourrait-
elle manquer de périr si, tandis que le lien politique se relâche, le
lien moral ne se resserrait pas ? Et que faire d'un peuple maître
de lui-même s'il n'est pas soumis à Dieu ? » (De la démocratie en
Amérique.. I. 2, 9, p. 308).

Du même coup, nous sommes amenés à comparer, terme à terme,


le cas français et le cas américain. Les spécificités de l'histoire et
de la « culture » françaises sont contraires à la liberté comme celles
de l'histoire et de la « culture » américaines leur sont favorables.

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La France demeure marquée par son passé féodal,


aristocratique, monarchique. Elle ne s'en est débarrassée que par une
révolution violente qui a frayé la voie à la démocratie, mais compromis
les chances de la liberté. Car la révolution est violence, mépris de
la légalité alors que la liberté exige le respect de la loi et le goût
de la conciliation. La France est entourée de voisins qui sont, en
permanence, des rivaux et par instants des ennemis. Elle doit faire
passer avant tout le souci de sa sécurité extérieure, donc confier
à l'Etat des prérogatives étendues. L'Etat français ne s'est pas
édifié, à la manière de l'Etat américain, à partir de la base. Œuvre
des rois, il s'est progressivement renforcé par l'action des
fonctionnaires. Déjà il avait créé une administration centralisée à la
veille du cataclysme. La démocratie, par essence portée à la
centralisation, avait reçu en héritage un Etat centralisé. Elle a encore
accentué la tendance, naturelle à notre époque mais funeste.
Si la liberté est, en Amérique, garantie avant tout par les
moeurs, la menace, en France, vient, elle aussi, des mœurs. Le
conflit de l'esprit de religion et de l'esprit de liberté met en péril
ce qu'outre-Atlantique fonde et anime l'alliance de ces deux
inspirations.
« Le christianisme — qui a rendu tous les hommes égaux
devant Dieu — ne répugnera pas à voir tous les citoyens égaux
devant la loi. Mais par un concours d'étranges événements la
religion se trouve momentanément engagée au milieu des puissances
que la démocratie renverse, et il lui arrive souvent de repousser
l'égalité qu'elle aime et de maudire la liberté comme un
adversaire, tandis qu'en la prenant par la main elle pourrait en sanctifier
les efforts » (De la démocratie en Amérique, t. I, introduction,
p. 9). « Le discrédit universel dans lequel tombèrent toutes les
croyances religieuses à la fin du siècle dernier a exercé sans aucun
doute la plus grande influence sur toute notre Révolution ; il en
a marqué le caractère. Rien n'a plus contribué à donner à sa
physionomie cette expression terrible qu'on lui a vue » (L'Ancien
Régime..., p. 207). « J'arrête le premier Américain que je
rencontre, soit dans son pays, soit ailleurs, et je lui demande s'il
croit la religion utile à la stabilité des lois et au bon ordre de la
société ; il me répond sans hésiter qu'une société civilisée, mais
surtout une société libre, ne peut subsister sans religion. Le respect
de la religion y est, à ses yeux, la plus grande garantie de la
stabilité de l'Etat et de la sûreté des particuliers » (L Ancien
Régime..., p. 205).

520
Idées Politiques de Tocqueviïle

Tocqueville a, dans ses deux grands ouvrages, dégagé la


plupart des thèmes qu'ont traités, par la suite, les historiens soucieux
d expliquer le contraste entre la démocratie anglo-saxonne, surtout
la démocratie américaine, et la précarité des républiques françaises.
Rupture soudaine du devenir historique, d'un côté, continuité, de
l'autre ; centralisation d'une bureaucratie autoritaire, d'un côté,
libertés communales et régionales, de l'autre ; conflit de l'Eglise et
de la Révolution (celle-ci étant par elle-même une sorte de
religion), d'un côté, croyances religieuses solidement fondées sans que
les Eglises interviennent dans la politique, de l'autre ; manque
d'accoutumance à la pratique de la liberté et goût des hommes de
lettres pour les idéologies, les idées révolutionnaires, d'un côté,
habitude de régler les affaires et indifférence aux vastes théories,
de l'autre.
En vérité, la littérature moderne sur les intellectuels, en Europe
et dans les pays sous-développés, remonte au chapitre i du livre III
de L'Ancien Régime et la Révolution : « Comment des hommes de
lettres qui ne possédaient ni rangs ni honneurs ni richesses ni
responsabilité ni pouvoir devinrent-ils, en fait, les principaux
hommes politiques du temps, et même les seuls, puisque, tandis que
d'autres exerçaient le gouvernement, eux seuls tenaient l'autorité ?
Je voudrais l'indiquer en peu de mots, et faire voir quelle influence
extraordinaire et terrible ces faits, qui ne semblaient appartenir
qu'à l'histoire de notre littérature, ont eue sur la Révolution et
jusqu'à nos jours » (L'Ancien Régime..., p. 194)... Puis : « Les
écrivains ne fournirent pas seulement leurs idées au peuple qui la fit ;
ils lui donnèrent leur tempérament et leur humeur. Sous leur longue
discipline, en absence de tous autres conducteurs, au milieu de
l'ignorance profonde où l'on vivait de la pratique, toute la nation,
en les lisant, finit par contracter les instincts, le tour d'esprit, les
goûts et jusqu'aux travers naturels à ceux qui écrivent ; de telle
sorte que, quand elle eut enfin à agir, elle transporta dans la
politique toutes les habitudes de la littérature » (L'Ancien Régime...,
p. 200).

Sociologue. Tocqueville est un maître de la méthode


comparative, mais il use aussi, avec audace, de la méthode des types idéaux.
Alors que tant d'auteurs, dans la suite de Marx, croient qu'ils ont
défini une société quand ils l'ont baptisée capitaliste ou socialiste.
Tocqueville sait que les sociétés modernes, peut-être toutes
démocratiques, comportent des modalités extrêmement diverses, selon

521
Raymond Aron

les circonstances physiques et historiques dans lesquelles elles se


sont trouvées au cours des siècles et aujourd'hui. Tocqueville ne
voyait aucune incompatibilité entre la description dune unité
nationale, ce qu'il appelait à la suite de Montesquieu esprit d'une nation
et ce que nous appelons plutôt caractère national, et l'analyse des
tendances communes à toutes les sociétés démocratiques. Jamais il
n'aurait confondu démocratisation et américanisation, car il savait
que la société américaine était à beaucoup d'égards singulière, mais
il savait aussi que l'effacement des ordres privilégiés, la primauté
des activités commerciales et industrielles, le nivellement des
conditions s'accomplissaient ailleurs, non dans le même style mais avec
la même nécessité.
Que l'on relise le deuxième tome de la Démocratie en Amérique,
où le type idéal de la société démocratique est élaboré. On
constatera sans peine que, parmi les prophètes de la première moitié
du xixe siècle, Tocqueville a été peut-être le plus clairvoyant. Il a
décrit la généralisation d'un mode de vie que nous considérons
aujourd'hui comme petit-bourgeois. Bien loin d'attendre du
développement du capitalisme l'explosion de troubles révolutionnaires,
il voyait s'étendre, dans des sociétés de plus en plus prospères, le
goût de la possession et l'empire de la médiocrité. Les cataclysmes
sociaux appartenaient, à ses yeux, plutôt à la phase de transition
entre sociétés traditionnelles et sociétés modernes.
Ne tombons pas dans un éloge excessif qu'il aurait lui-même
condamné. Il a prévu une sorte de despotisme démocratique :
« Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux
qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de
petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun
d'eux, retiré à l'écart et comme étranger à la destinée de tous
les autres ; ses enfants et ses amis particuliers forment pour
lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses
concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche
et il ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui
seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins
qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s'élève un
pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d'assurer leur
existence et de veiller sur leur sort ; il est absolu, détaillé,
prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si,
comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge
viril ; mais il ne cherche au contraire qu'à les fixer
irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent
pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir ; il travaille volontiers

522
Idées Politiques de Tocqueville

à leur bonheur, mais il veut en être l'unique agent et le seul


arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs
besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires,
dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs
héritages : que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser
et la peine de vivre ! » (De la démocratie en Amérique, t. II,
P. 324.)
Les totalitarismes du xxe siècle sont autres parce qu'ils sont armés
d'une foi qui se veut universelle et imperative. Quand Tocqueville
écrit (De la démocratie en Amérique, II, p. 33) : « Dans les siècles
d'égalité, les rois font souvent obéir, mais c'est toujours la
majorité qui fait croire », il se trompe. Ou, du moins, il méconnaît la
force des minorités fanatiques. Le despotisme démocratique, tuté-
laire et doux, ressemble partiellement aux sociétés occidentales. La
société de type soviétique comporte un despotisme tutélaire mais
violent, Renoncera-t-elle, avec une prospérité croissante, à la
violence ?

En France, Tocqueville n'a, ni dans l'opinion ni dans les


universités, la place qu'il mérite. Les sociologues se réclament d'un Saint-
Simon. « écho sonore » d'idées qu'il était incapable de comprendre,
d'un Auguste Comte, au génie systématique et borné, d'un Karl
Marx, qui joint la prophétie à l'interprétation et se réclame de la
science lors même qu'il s'abandonne à ses passions. Tocqueville a
probablement, aux yeux des professionnels, le déraut d'écrire bien
et de se refuser aux invectives contre le présent comme aux délices
du millénarisme. Il s'efforce de reconnaître le cours de l'histoire,
il s'incline devant l'inévitable non sans nostalgie d'un passé révolu,
il tâche de sauver l'essentiel, pensant avec bon sens que tout n'est
pas possible mais que tout non plus n'est pas déterminé à l'avance.
Pourquoi ces réticences des professeurs en général et des
sociologues en particulier devant celui qui fut. au xix*1 siècle, le
continuateur de Montesquieu ? D'aucuns lui reprochent la hardiesse de
ses généralisations à partir de faits peu nombreux. Il est vrai que
Tocqueville qui était bon observateur, qui sut voir l'Amérique
comme il sut dépouiller les archives françaises, n'hésite pas à bâtir
des théories dont les fondements sont étroits. Mais, s'il convient
de mettre en garde contre certains excès de la méthode, comment
ne pas admirer la clairvoyance du penseur ? Qu'il s'agisse de

523
Raymond Aron

l'Amérique ou de la France, Tocqueville a saisi les faits majeurs,


les idées inspiratrices avec une insurpassable clarté.
L'objection la plus couramment formulée — Tocqueville aurait
méconnu l'infrastructure économique — ne me paraît pas valable.
Tocqueville définit la modernité par un fait social, l'égalité des
conditions, et non par un fait technique ou économique, le
développement des forces productives. Il est loisible de prétendre qu'il
n'a pas discerné le caractère inédit, par rapport au passé humain,
du développement des forces productives. Mais il me paraît aussi
légitime de prendre pour point de départ la donnée sociale pour
en faire sortir les caractères de l'économie que de suivre l'ordre
inverse. Tocqueville a déduit du fait démocratique la primauté du
commerce et de l'industrie, l'élévation du niveau de vie.
En vérité, l'hostilité ou l'indifférence à Tocqueville ont, me
semble-t-il, une double origine scientifique mais aussi politique. Les
historiens critiquent l'ampleur des vues et la fragilité de la
documentation. Les sociologues, jusqu'à une date récente, mettaient
l'accent sur l'économie ou sur le consensus social, ils n'imitaient
pas Tocqueville et ne cherchaient pas à dégager les traits
structurels des sociétés modernes et les espèces possibles de régimes
politiques. Il a fallu le schisme des totalitarismes et des
démocraties pluralistes pour que les sociologues découvrissent enfin la portée
historique du problème posé par Tocqueville. Mais les préjugés
politiques sont pour beaucoup dans la défaveur dont, en France
du moins, Tocqueville est victime : il n'appartient à aucune classe,
à aucune école, à aucun parti. Comme il l'écrivait à une
correspondante : « Mes contemporains et moi, nous marchons de plus
en plus dans des routes si différentes, quelquefois si contraires
que nous ne pouvons presque jamais nous rencontrer dans les
mêmes sentiments et les mêmes pensées. J'ai des parents, des
voisins, des proches, mon esprit n'a plus de famille ni de patrie. Je
vous assure que cette espèce d'isolement intellectuel et moral me
donne souvent le sentiment de la solitude d'une façon plus intense
que je ne l'ai ressentie jadis dans les forêts d'Amérique » 5.

Tocqueville était seul ; il acceptait la démocratie sans l'exalter,


il descendait d'une famille aristocratique, mais il ne tentait pas de

5. Cité par J.-P. Mayer, Alexis de Tocqueville, Gallimard, 1948, p. 33.


Idées Politiques de Tocqueviïle

ranimer ce que la Révolution avait tué. Il jugeait le Parlement


nécessaire, mais il n'aimait guère la plupart des parlementaires.
Il avait eu l'ambition d'une grande carrière politique et il se
résigna finalement à n'être qu'un écrivain. Aussi décevait-il tour à
tour la gauche et la droite, méprisant les radicaux et les idéologues
comme les réactionnaires ou les partisans du despotisme. « Je
conçois jusqu'à présent qu'un homme éclairé, de bon sens et de bonnes
intentions se fasse radical en Angleterre. Je n'ai jamais conçu la
réunion de ces trois choses chez le radical français. 6 » Sans illusion
sur les chances de ceux qui, comme lui, mettaient non leur espoir
mais leur foi dans un régime modéré et libéral, il n'était pas
indulgent pour l'égoïsme de la bourgeoisie qui occupa toutes les places
sous Louis-Philippe, mais il ne succomba pas pour autant au
charme de celui qui se croyait l'homme de la destinée :
« Si Louis-Napoléon eût été un homme sage ou un homme de
génie, il ne fût jamais devenu président de la République ; il
se fiait à une étoile ; il se croyait fermement l'instrument de la
destinée et l'homme nécessaire. J'ai toujours cru qu'il était
réellement convaincu de son droit, et je doute que Charles X ait
jamais été plus entiché de sa légitimité qu'il l'était de la sienne,
aussi incapable du reste que celui-ci de rendre raison de sa foi,
car, s'il avait une sorte d'adoration abstraite pour le peuple, il
ressentait très peu de goût pour la liberté. Le travail
caractéristique et fondamental de son esprit en matière politique était
la haine et le mépris des assemblées. Le régime de la monarchie
constitutionnelle lui paraissait plus insupportable encore que
celui même de la république. L'orgueil que lui donnait son nom.
qui était sans bornes, s'inclinait volontiers devant la nation,
mais se révoltait à l'idée de subir l'influence du Parlement. »

Mais toutes ces négations sont comme transfigurées par une


affirmation de tous les instants, par l'attachement à une valeur sacrée.
Je suis de ceux qui n'ont jamais pu lire sans un frémissement les
dernières lignes de l'introduction à L'Ancien Régime et la
Révolution :
« Qu'on veuille bien d'ailleurs considérer qu'en ceci même je
suis moins différent de la plupart de mes contradicteurs qu'ils
ne le supposent peut-être eux-mêmes. Quel est l'homme qui, de
nature, aurait l'âme assez basse pour préférer dépendre des
caprices d'un de ses semblables à suivre les lois qu'il a contribué

6. Ce fragment est reproduit dans le tome V, vol. 2, Voyage en Angleterre,


en Irlande et en Algérie, p. 59.

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Raymond Aron

à établir lui-même, si sa nation lui paraissait avoir les vertus


nécessaires pour faire un bon usage de la liberté ? Je pense qu'il
n'y en a point. Les despotes eux-mêmes ne nient pas que la
liberté ne soit excellente. Seulement, ils ne la veulent que pour
eux-mêmes, et ils soutiennent que tous les autres en sont tout
à fait indignes. Ainsi ce n'est pas sur l'opinion qu'on doit avoir
de la liberté qu'on diffère, mais sur l'estime plus ou moins
grande qu'on fait des hommes. Et c'est ainsi qu'on peut dire
d'une façon rigoureuse que le goût qu'on montre pour le
gouvernement absolu est dans le rapport exact du mépris qu'on
professe pour son pays. Je demande qu'on me permette
d'attendre encore un peu avant de me convertir à ce sentiment-là. »

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