Antonio Negri, Pouvoir Constituant Et Multitudes
Antonio Negri, Pouvoir Constituant Et Multitudes
Antonio Negri, Pouvoir Constituant Et Multitudes
Daniel Bensaïd « cause de soi-même », « de son existence telle social, Negri oppose une dialectique de la puis-
qu’elle est enveloppée par l’essence ». Toute sance et du pouvoir, un double processus de
puissance est donc « acte, active, et en acte » 2/. politisation du social et de socialisation de la
Antonio Negri, pouvoir Il en va de même du pouvoir constituant. politique. Inaliénable, « la liberté constituante »
constituant et multitudes Comme tout état de puissance, il est toujours manifeste la résistance de la puissance fonda-
en acte. Il ne se conçoit pas comme un possi- trice à la rigidité pétrifiée de l’institution. La
« Parler de pouvoir constituant, c’est parler de ble qui s’actualise, mais, à la manière du cona- « production du sujet constituant » est selon
la démocratie », écrit Negri dès les premières tus de Spinoza, comme effort et tendance de lui au centre des trois Déclarations des droits
lignes du Pouvoir constituant 1/. Dans la me- l’essence à persévérer dans l’existence et à de l’Homme (de 1789, 1793 et 1795). Le sujet
sure où elle déploie une temporalité spécifique, envelopper « une durée indéfinie ». Sa puis- émergent s’y constitue dans un conflit perma-
la « liberté constituante » excède la vérité éphé- sance expansive est une passion joyeuse. Et nent avec la propriété privée et avec la raison
mère de l’événement. Le pouvoir constituant cette joie entretient et augmente en retour la d’État qui s’efforcent de le contenir et de le re-
se réalise en « révolution permanente » et cette puissance d’agir. fouler. La clôture nationale (la victoire de
permanence conceptualise l’unité contradic- La Commune de Paris, dont « la grande me- l’État-nation sur l’universalité proclamée), so-
toire de l’événement et de l’histoire, du consti- sure sociale » fut, selon Marx, « sa propre exis- ciale (la répression du mouvement populaire)
tuant et du constitué. tence », en est la parfaite illustration. L’exer- et sexuelle (la mise au pas des tricoteuses et
cice de ce pouvoir illimité pousse logiquement l’exclusion des femmes) du moment révolu-
Le paradoxe démocratique l’élan démocratique jusqu’au dépérissement tionnaire, scelle la défaite et condamne la
Parler de pouvoir constituant, c’est parler de de l’État en tant que corps politique séparé (et conjuration permanente au repli dans les ca-
révolution, et réciproquement. Ce pouvoir réciproquement, de l’économie conçue comme tacombes de l’histoire. Jusqu’aux nouvelles ir-
représenterait en effet « la dilatation de la seconde nature). Cette extinction d’un appa- ruptions de 1830 et 1848.
capacité humaine à faire l’histoire » au lieu de reil étatique spécialisé, opposé à la société, ne La liberté politique se définit donc comme
la subir. Negri en appelle à Spinoza comme le saurait se confondre avec la disparition de la « pouvoir constituant ». Mais constituant de
premier penseur de ce pouvoir illimité, ou plu- politique. Pour Negri, ce sont la pensée libé- quoi ? Le « fantastique » et le « merveilleux » ca-
tôt de cette « puissance » (potentia) irréductible rale et la pensée anarchiste qui représentent ractérisent chez Rousseau les situations
à l’exercice du pouvoir (potestas), fût-il éclairé. « les figures les plus achevées de la rationalité exceptionnelles, où se manifeste l’insolite et
Le Dieu de Spinoza, précise Deleuze, « ne instrumentale ». Dans l’un et l’autre cas, « le où surgit la nouveauté. Le pouvoir constituant
conçoit pas des possibles dans son entende- social n’a pas besoin du politique » : « La main dont le capitalisme moderne « mène, dit Ne-
ment qu’il réaliserait par sa volonté » : « Aussi invisible du marché comme la négation abs- gri, le concept à sa maturité », en est l’exem-
n’a-t-il pas de pouvoir, mais seulement une traite de l’État nient le pouvoir constituant. ple 4/. Il n’est désormais « de définition du po-
puissance identique à son essence. Suivant Que ces visions de la société reposent sur l’in- litique, qu’à partir du concept de pouvoir
cette puissance, Dieu est également cause de dividualisme et sur la règle du profit, ou sur constituant » qui en détermine la nature et la
toutes choses qui suivent de son essence, et l’anarchie et sur la règle du collectivisme, il substance 5/. Car la puissance constituante ne
1/ Antonio Negri, Le Pouvoir constituant, Paris, Puf, 1997. s’agit, dans un cas comme dans l’autre, d’isoler vient pas après la politique. Elle n’en est pas
2/ Gilles Deleuze, Spinoza, Philosophie pratique, Paris, Minuit, le social, et cette fin est le pendant nécessaire le résultat ou la conséquence. Elle « vient
1981, p. 134. de la transcendance du politique, invoquée d’un d’abord », et s’impose comme « la définition
3/ Antonio Negri, op. cit., p. 428.
4/ Carl Schmitt rappelle à ce propos que la dictature, en tant côté et honnie de l’autre 3/. » Chaque crise, dans même de la politique ». Sa répression réduit
que pouvoir d’exception opposé à l’arbitraire de la tyrannie la mesure où elle bouleverse le champ poli- la politique à un pouvoir despotique ; non né-
ou du despotisme, a longtemps été conçue comme un « mira- tique, claque donc « comme un avis de décès cessairement sous les traits avoués de la tyran-
cle », dans la mesure où elle suspend la légalité étatique
comme le miracle suspend la légalité naturelle. des théories de la séparation ». nie, mais plus sournoisement, sous ceux d’un
5/ Ibid., p. 331 et 436. À la dissociation illusoire du politique et du despotisme banal et quotidien, que Jacques
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Rancière désigne comme « police » et Alain Ba- Interprétant la notion stratégiquement pose pouvoir constituant et souveraineté ». Ces
diou comme « État antipolitique ». Tendu à déterminante de « dualité de pouvoir », qui deux concepts paraissent « en contradiction
l’extrême, l’arc démocratique du pouvoir consti- caractérise chez Lénine la situation révolu- absolue ». Fidèle à l’idée de Rousseau, selon
tuant peut alors, par un retournement para- tionnaire, non comme un fait constitutionnel, laquelle le peuple reste « toujours maître de
doxal, se renier dans l’affirmation opposée mais comme un fait constituant, Negri tend changer ses lois, même les meilleures », le re-
d’une vérité sans discussion et d’une subjec- cependant à éluder la contradiction constitu- fus sans-culotte de la souveraineté résume
tivité sans opposition 6/. tive de la démocratie politique. Non au profit ainsi l’absoluité inaliénable du pouvoir consti-
Face au pouvoir institué et tyrannique du d’une vérité événementielle, aussi indiscutable tuant.
capital, face aux fétiches de la marchandise qu’autoritaire, mais, comme chez Badiou, par De façon plus inattendue, Negri oppose
et aux servitudes involontaires qu’ils impo- l’autodestruction d’une démocratie victime de également le pouvoir constituant à l’utopie
sent, face au triomphe du travail mort qui sai- son propre accomplissement. conçue comme affaiblissement et résiliation
sit et assujettit le vif, la forme contemporaine de son effectivité, c’est-à-dire comme « passion
du pouvoir constituant serait le communisme L’anti-utopie du pouvoir constituant triste ». L’utopie peut en effet être considérée
en tant que « mouvement réel qui supprime Sur les traces de Machiavel, Negri fait de l’op- comme une modalité de l’espérance, définie
l’ordre existant », mouvement toujours recom- position entre « vertu » et « fortune », l’énoncé par Spinoza comme « une joie inconstante, née
mencé d’une suppression sans cesse contra- fondateur de la tension dialectique entre d’une chose passée ou future de l’issue de la-
riée. Dans Le Capital, Marx suit le chemine- constituant et constitué, entre le principe quelle nous doutons en quelque mesure ». Une
ment de ce pouvoir dans le conflit de classe dynamique de la subversion et l’inertie conser- joie douteuse donc, qui va de pair avec la
moderne qui s’oppose, du point de vue des do- vatrice des institutions. Il y voit la matrice crainte : pas de crainte sans espoir, et pas d’es-
minés, à la séparation formelle entre produc- des rapports contradictoires entre la volonté poir sans crainte. Activité débordante et exu-
teurs et moyens de production. Pour Negri, la et son résultat, entre la jeunesse et le vieillis- bérante, aussi intense que l’utopie, « mais sans
fusion tendancielle du social et du politique, sement, entre la joyeuse fébrilité des départs illusion ou, si l’on veut, pleine de matérialité »,
entrevue dans les crises révolutionnaires et et la lourde lassitude des fins qui s’éternisent. le pouvoir constituant se présente ainsi comme
les déchirures de la domination, éclaire les hé- La « fortune » machiavélienne apparaît ainsi une « dystopie ». Ce que confirmerait le fait re-
sitations de Lénine sur les rôles respectifs du comme « le fond maudit » de l’inertie. marquable que les périodes d’intense activité
parti et des soviets dans l’exercice concret du Comment la vertu pourrait-elle lui résis- constituante soient aussi des périodes de dé-
pouvoir constituant. Le funeste court-circuit ter ? « Telle est la question, toujours essen- clin ou d’éclipse utopiques. Et réciproquement.
entre l’action des masses et le commandement tielle. » Qu’elle prenne la forme de la désobéissance
du parti, le compromis instable entre le pou- Dans le retour récurrent des Thermidors, ou de l’insurrection, la « résistance à l’oppres-
voir virtuel des soviets et la direction réelle « l’ennemi est une fois de plus vainqueur : la sion » est inhérente au pouvoir constituant.
du parti, résulterait pour une large part de corruption, la fortune, l’accumulation capita- D’où le paradoxe logique de leur inscription
cette confusion. liste s’opposent à la virtu et la chassent. Mais dans le droit constitutionnel de 1793 : « Le
la virtu, le pouvoir constituant, le grand ap- droit se construit comme principe pratique
6/ Cette tentation est liée au rapport, souligné par Carl
Schmitt, entre la notion moderne de pouvoir constituant, pel de la démocratie radicale n’en avaient pas découlant du développement du pouvoir consti-
radicalement immanent, et le passage de la « dictature com- moins existé comme principe et comme espé- tuant. » Cette percée du pouvoir constituant
missaire » (pouvoir d’exception légalement délégué par man- rance 7/. » Le pouvoir constituant résiste ainsi dans le droit révèle la scission en classes an-
dat pour une durée déterminée) à la « dictature souveraine »,
dont le pouvoir n’est « obligé par rien » : « Alors que la dicta- à son institutionnalisation mortifère sous la tagoniques du peuple mythiquement uni lors
ture commissaire est autorisée par un organe constitué et à forme de la souveraineté. Car, le contraire de de la fête de la Fédération. Face à l’ordre nou-
un titre de la constitution en vigueur, la dictature souveraine la démocratie n’est pas seulement, comme l’in- veau du capital, qui se révèle sous le masque
ne dérive que, et immédiatement, du pouvoir constituant
informe » (Carl Schmitt, La Dictature, Paris, Seuil, 2000). sinue la vulgate démocratique, le totalitarisme, d’une universalité aussitôt contredite, le pro-
7/ Ibid., p. 190. mais aussi la souveraineté. Tout, en effet, « op- létariat s’annonce comme la nouvelle force por-
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teuse de cette puissance toujours active et per- pouvoir constituant: «une prodigieuse capacité tion » : en la poussant jusqu’à son terme inac-
sévérante. d’accélération », « un temps de l’événement où cessible pour les uns ; en y mettant fin une
la singularité accède à la généralité », où le par- fois pour toutes, pour les autres !
Pourvoir constituant ticulier s’universalise, un temps qui « rythme, Babeuf et les Égaux veulent « terminer la ré-
et révolution permanente scande, et ordonne » ses actions constitutives. volution » parce qu’elle n’est pas faite, ou mal
Dans la mesure où elle produit la médiation Cette bousculade, cette cohue, cette précipita- faite ; l’essentiel reste à faire. Benjamin
entre la politique et le social, dont le parti repré- tion d’événements, c’est la temporalité origi- Constant ou François Furet entendent, au
senterait, dans Le Manifeste du Parti commu- nale de la Révolution française. Une tempora- contraire, en finir avec elle. Au sens événemen-
niste, la forme enfin trouvée, la Révolution fran- lité révolutionnaire, qui pose la question tiel du terme, la révolution s’est achevée sur
çaise apparaît pour Marx comme la matrice récurrente de savoir où commence et où finit l’échafaud de Thermidor. Au sens de sa per-
de la lutte des classes moderne. Si le pouvoir une révolution. Le temps et l’espace spécifiques manence constituante, elle reste en revanche
constituant est un sujet, ce n’est plus celui de l’événement révolutionnaire s’y manifestent inachevée, interrompue, interminable. Sa puis-
d’une progression constitutionnelle patiente comme « un abîme de la démocratie », dans un sance souterraine va de cheminements invi-
et respectueuse, mais son «antithèse continue», moment périlleux où la radicalité constituante sibles en soudaines résurgences : juin 1848,
synonyme d’un pouvoir de résistance. et sa force irruptive démystifient la scène de La Commune, juin 1936, Mai 68 : « Au terme
Dans De la démocratie en Amérique, Tocque- la représentation. Par cette expérience extrême de la Révolution française, ouverture du temps
ville prévenait son lecteur : « Le livre que l’on du pouvoir constituant, la Révolution française veut dire révolution permanente et révolution
va lire a été écrit sous l’impression d’une sorte apparaît comme « une révolution différente » et communiste ; fermeture, veut dire libéralisme
de terreur religieuse produite dans l’âme de « un superbe lever de soleil ». Plus sa tempora- ou, pire, réaction 9/. »
l’auteur par la vue de cette révolution irrésis- lité indomptable se trouvera bridée par le nou- Réforme et Révolution ont chacune leur
tible qui marche depuis tant de siècles à tra- vel ordre thermidorien, « plus elle cherchera à temporalité propre. À la première, la monoto-
vers tous les obstacles et qu’on voit, encore au- briser ses fers et à se déployer comme mouve- nie d’un temps homogène et vide, d’une his-
jourd’hui, s’avancer au milieu des ruines ment de libération sociale ». Plus elle se heur- toire sans événement, condamnée au simula-
qu’elle a faites. » Ce cheminement obstiné, sou- tera à la contre-révolution politique et institu- cre et à l’anecdote. À la seconde, les hoquets
vent obscur, est précisément, pour Toni Negri, tionnelle, et plus elle ira puiser en profondeur d’un temps brisé. Décidé à conjurer le péril ré-
celui du pouvoir constituant, qui ne se délègue les forces sociales de nouveaux élans. volutionnaire, Edmund Burke fut le premier,
ni ne s’aliène. Il se manifeste et surgit dans la Plus elle s’affirmera comme « révolution en sans doute, à expliciter ce rapport entre la pru-
porte étroite d’une crise. Il est « le concept permanence ». dence réformatrice et sa temporalité lente :
d’une crise». Negri insiste, à plusieurs reprises, La lutte des classes répond ainsi aux coups « Agir lentement et parfois même de façon im-
sur cette relation entre le pouvoir constituant d’arrêt, aux blocages, et aux rebroussements, perceptible », suivant « le processus lent et
et la notion de crise, sur la dialectique entre « par des accélérations soudaines et prodi- constant » d’une « énergie toujours renouve-
la patience processuelle et l’exaltation événe- gieuses ». L’idée d’un « temps-puissance » naît lée ». Furtivement, sur la pointe des pieds, de
mentielle : « Le paradigme du pouvoir consti- de ces accélérations 8/. Si le peuple dispose du crainte de réveiller le cratère de l’événement
tuant est celui d’une force qui fait irruption, pouvoir permanent et irréductible de modifier endormi. Car la dualité de pouvoir qui en sur-
qui coupe, interrompt, écartèle tout équilibre sa Constitution, la temporalité ouverte et git inévitablement n’est plus un simple
préexistant et toute possibilité de continuité. » « continuement révolutionnaire » se découvre. maillon dans l’enchaînement mécanique des
Apparaît ainsi une temporalité propre au comme « fondation première de la subjecti- causes et des effets, mais un fait constituant
vité ». Le « temps des masses » fait le pouvoir qui se donne à lui-même sa propre loi.
8/ L’accélération des rotations du capital, de la circulation des constituant. D’où le double sens attaché à la Comment penser cette permanence para-
marchandises et de la diffusion de l’information peut-elle pren-
dre désormais de vitesse cette temporalité révolutionnaire ? volonté, si souvent proclamée depuis Babeuf doxale de l’événement ? Comment penser ce
9/ Ibid., p. 308. et les thermidoriens, de « terminer la révolu- travail de sape qui court sous la surface apai-
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sée des choses et se poursuit sous la chape bien « transition capitale dans l’histoire contempo- morphes à la centralisation étatique du capi-
ordonnée de la norme ? Comment penser cette raine » : l’avènement d’une libération et l’oppor- tal industriel, ce discours de la subversion
patience affairée à élargir fissures et lézardes tunité d’une politique du métissage et du no- postmoderne, en dépit de sa prétendue nou-
en brèches et fractures ? Comme une fidélité, madisme, radicalement opposée aux logiques veauté, demeure strictement isomorphe au
répond Badiou. Banalement conjugale ou pas- binaires et territoriales de la modernité 11/. Pro- « nouvel esprit » « fluctuant et hybride », du
sionnément amoureuse, cette fidélité au passé longeant la critique entreprise dans Le Pouvoir capitalisme. Comme le souligne le sociologue
de l’événement et de la rencontre a un parfum constituant, ils prennent acte du déclin des sou- marxiste argentin Atilio Boron, il n’a rien de
de piété mémorielle. Chez Negri, en revanche, verainetés étatiques et nationales au profit d’un fondamentalement incompatible avec la rhé-
le pouvoir constituant, qui « se réalise comme Empire sans limites : alors que l’impérialisme torique dominante sur la disparition des États-
révolution permanente » ou « qui prend figure classique signifiait l’expansion de l’État-nation nations dans un espace globalisé et sur la dis-
d’un pouvoir de révolution permanente », est hors de ses frontières, il n’y aurait plus, dans la solution des peuples et des classes dans
fidèle au rendez-vous et à la promesse rigoureu- phase impériale, d’États-nations ni d’impéria- l’émiettement postmoderne de la multitude.
sement immanente de libération. lisme. Le nouveau dispositif « supranational, Vision « d’en haut » (du « centre » euroaméri-
Émanant de la souveraineté de la Raison, mondial, total appelé Empire 12/ » n’est donc cain), Empire prête fort peu d’attention aux
étrangère à la dialectique des temps histo- pas américain, mais « simplement capitaliste ». analyses contemporaines de l’impérialisme,
riques, la « volonté générale » dont se récla- Formé à travers la concentration d’un capi- notamment aux critiques des nouveaux méca-
mèrent les Jacobins demeurait atemporelle tal transnational, la fin de la guerre froide, et nismes de domination produits dans les pays
comme une sorte de grâce divine laïcisée. Le les descentes de police dans le Golfe ou dans dominés. On n’y trouve guère d’analyse docu-
concept de « pouvoir constituant » permet au les Balkans, cet Empire représenterait « une mentée de la concentration effective du capi-
contraire de dédramatiser celui de Révolution nouvelle forme de pouvoir », une sorte de non- tal, des rapports entre les firmes multina-
et de le rendre à une immanence radicale : « Il lieu pascalien dont le centre est partout et la tionales et les États dominants réellement
ne doit plus être rien d’autre que désir de trans- circonférence nulle part. La mutation « de l’im- existants, de la dialectique entre déterritoria-
formation du temps, désir continu, implaca- périalisme à l’Empire et de l’État-nation à la lisation et reterritorialisation (analysée entre
ble, pratique continue et incontrôlable, réou- régulation politique du marché global » autres par Giovanni Arrighi dans son Long
verte par l’amour du temps 10/. » L’affirmation consommerait ainsi le passage planétaire de XXe siècle), des institutions de « la gouvernance
ininterrompue de cette puissance constitue la subsomption formelle à la subsomption globale » (quasiment rien sur l’Accord multi-
chez Negri la grande nouveauté politique et la réelle des rapports de production et de repro- latéral d’investissement, au consensus de
trame historique du XIXe siècle, au moment où, duction par le capital. Abolissant tout partage Washington, etc.) et de leur rôle dans le
selon lui, l’histoire se perdrait dans la fuga- entre un intérieur et un extérieur, l’Empire développement toujours plus inégal, et tou-
cité postmoderne de l’instant ? serait désormais sans dehors. jours aussi mal combiné, caractéristique de
Cette situation inédite rendrait obsolètes l’accumulation planétaire du capital à l’époque
L’Empire, stade suprême les préoccupations tactiques de «la vieille école de l’impérialisme.
de l’impérialisme ? révolutionnaire ». Elle mettrait simplement à Pratiquement, Negri fait de la « rupture
Michael Hardt et Toni Negri voient dans le pas- l’ordre du jour une contre-mondialisation ani- avec le tiers-mondisme » une tâche urgente. Il
sage de la modernité à la postmodernité une mée d’un désir immanent de libération. « Être est vrai qu’un certain tiers-mondisme, inca-
républicain, aujourd’hui », consisterait avant pable de penser l’unité systémique du capita-
10/ Ibid., p. 438.
11/ Michaël Hardt et Toni Negri, Empire, Paris, Éditions Exils, tout à « lutter à l’intérieur de l’Empire, et à lisme au niveau mondial, a nourri les illusions
2000. construire contre lui sur des terrains hy- « développementistes » comme celle de la Ce-
12/ Toni Negri, « L’Empire, stade suprême de l’impérialisme ». brides et fluctuants ». pal 13/. Mais Negri va bien plus loin. Il affir-
Le Monde diplomatique, janvier 2001.
13/ Commission économique pour l’Amérique latine et les De même que les stratégies de conquête du me carrément qu’il « n’y a plus de fracture
Caraïbes, commission régionale de l’Onu. pouvoir et de gestion économique furent iso- Nord-Sud, car il n’y a plus de différence géogra-
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phique entre les États-nations 14/ ». C’est ce matière de produits agricoles, de sidérurgie, transnationalisent continuent à s’adosser à
que prétendait déjà cyniquement Henri Kissin- d’armement. Bon an, mal, quelques milliers la puissance militaire, monétaire et commer-
ger, affirmant que nous sommes tous désor- de Mexicains meurent sur la frontière améri- ciale des États dominants. En tirant des conclu-
mais réciproquement dépendants, puisque les cano-mexicaine et quelques centaines de ma- sions extrapolées de tendances contradictoires,
États-Unis dépendent des bananes du Hon- rocains ou de Maliens se noient dans les eaux la formule de Negri sur « L’Empire, stade
duras autant que le Honduras dépend des de Gibraltar. suprême de l’impérialisme » encourt le même
ordinateurs étasuniens ! Empire a le mérite de chercher à penser la risque que celle de Lénine sur l’impérialisme
Avec la mondialisation, les hiérarchies de do- nouveauté de l’époque pour tirer parti de la comme « stade suprême du capitalisme » : ce-
mination et de dépendance deviendraient donc critique postmoderne des Lumières. Au lieu lui d’une interprétation catastrophiste pour
solubles dans « l’espace lisse » deleuzien d’un de se réfugier dans le mythe des révolutions laquelle le « stade suprême » devient un stade
marché mondial homogène. L’appel à rompre passées, ses auteurs soulignent qu’il ne saurait terminal, sans issue aucune.
avec les illusions tiers-mondistes se transforme y avoir de marché global sans qu’émerge un or-
alors en rupture avec la tradition anti-impéria- donnancement juridique supranational. Ils L’Empire et sa plèbe
liste : « L’Empire représente un progrès, de la veulent explorer les conséquences de l’exten- À nouvel empire, nouvelle plèbe. La notion
même manière que le capitalisme selon Marx sion des rapports marchands à toutes les centrale de « multitude » apparaît comme l’en-
constituait un progrès par rapport aux formes sphères de la reproduction sociale, mais ne vers et le corollaire de l’Empire dont les fonda-
sociales et aux modes de production antérieurs». soumettent guère leurs hypothèses à l’épreuve tions seraient menacées par une plèbe post-
Cette appréciation du rôle progressiste de des réalités concrètes de la concentration du moderne. Le terme a rencontré un écho certain
l’Empire par rapport à l’impérialisme ancien capital, de la géopolitique et des stratégies mi- dans les mouvements de résistance à la mon-
aboutit à une attitude pour le moins surpre- litaires, du lien effectif entre les entreprises dialisation capitaliste. Son succès tient sans
nante mais néanmoins logique face à l’état de transnationales et les appareils étatiques. aucun doute à sa pertinence descriptive. Il
guerre illimité décrété par Georges W. Bush le Ils cèdent surtout à l’illusion chronologique semble en effet rendre compte de la pluralité
20 septembre 2001 : cette réaction américaine selon laquelle modernité et postmodernité et de la diversité même des résistances, de la
« constitue un tournant régressif par rapport représenteraient des époques successives, et crise des identités et des appartenances
à la tendance impériale, un contrecoup, un non des logiques culturelles complémentaires sociales (ce que Robert Castel désigne plus
retour en force de l’impérialisme, lié à une et contradictoires de l’accumulation du capital: généralement comme un phénomène de « désa-
vieille structure de pouvoir et à de vieilles mé- centralisation d’un côté, fragmentation de l’au- filiation »). Il semble pouvoir refléter à la fois
thodes de direction, contre l’Empire 15/ ». En tre; cristallisation du pouvoir, et dissolution gé- l’extension du salariat au travail intellectuel,
conséquence, pour lutter contre la guerre, il néralisée ; pétrification des fétiches, et fluidité la montée des exclusions, la tendance lourde
faudrait examiner « les alliances concevables de la circulation marchande. La séparation et durable à la précarisation.
avec l’aristocratie impériale réformiste ». Sic ! dans le temps de ces tendances jumelles ren- On comprend bien que la foule bigarrée des
« Tutto questo è da pensare 16/ ». En effet. force l’illusion de « l’après » : elle fait apparaî- mobilisations argentines, rassemblant sala-
Plutôt que de lutter contre l’annexion ram- tre le nouvel ordre impérial comme « postmo- riés, piqueteros, mères de la place de Mai, étu-
pante de leur pays au dollarland, les prolé- derne », « post-colonial » et « post-national ». diants frappés par la crise universitaire, cou-
taires argentins devraient-ils donc accueillir L’impérialisme sénile ne supprime pourtant ches moyennes ruinées par la débâcle du
à bras ouverts le nouveau cosmopolitisme im- pas l’ancien ordre des dominations interéta- peso, etc., puisse se reconnaître spontanément
périal ? Le protectionnisme « impérial » amé- tiques. Il s’y superpose. Si l’Empire est plus comme « peuple » ou comme « multitude ». La
ricain et européen se porte pourtant bien, en multipolaire et multicéphale qu’exclusivement notion de multitude n’en reste pas moins théo-
américain, il n’en organise pas moins une hié- riquement confuse, sociologiquement incon-
14/ Interview de Toni Negri dans Le Monde, 27 janvier 2002.
15/ Toni Negri, interview au Manifesto, 14 septembre 2002. rarchie de dominations et de subordinations sistante, philosophiquement douteuse, et stra-
16/ Ibid. entre nations. Le capital et les firmes qui se tégiquement vide.
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1. Une notion théoriquement confuse marquerait le « passage du moderne au post- masculin ou féminin, ou transsexuel, travail-
Cherchant à donner «une définition ontologique moderne » et l’aboutissement de la dissolution leur syndiqué face à mon patron, communiste
de la multitude », Negri en illustre à son corps par les luttes ouvrières « des formes de disci- face à la bourgeoisie bourgeoisante, juif de-
défendant la fragilité conceptuelle 17/. Il affirme pline sociale de la modernité ». Ses disciples vant un antisémite, anti-sioniste face à un sio-
que « multitude est un concept de classe » dif- français soulignent l’usage critique de la no- niste, séfarade face à un ashkénaze, citoyen
férent cependant du concept de classe ouvrière. tion de multitude plutôt que son contenu social français né en Occitanie, et ainsi de suite…
On peut alors se demander si l’innovation ter- ou politique. L’accent mis sur la pluralité des Bref, je suis une multitude à moi tout seul.
minologique (qui représente plutôt un retour, en multitudes permettrait de « conjurer toute ten- Toutes ces déterminations se combinent.
deçà non seulement de Marx mais de Hegel, à tation d’hypostase unitaire du sujet historique, Leurs intensités respectives se déplacent en
la multitude spinozienne du XVIIe siècle) ne de conjurer donc le recours aux grands sujets fonction des situations concrètes et du conflit
vise pas avant tout à corriger la vision ouvrié- – Dieu, le Peuple, le Prolétariat, la Classe. Mais dominant qui les caractérisent. Mais comment
riste restrictive qui (dans la tradition opéraïste « changer les mots est un art compliqué 19/ », faire pour que cet individu multiple ne
des années soixante-dix notamment), définis- soupire Yann Moulier-Boutang. Il arrive en ef- devienne pas un individu en miettes ?
sait restrictivement le prolétariat par le seul fet que le changement de mot change peu la Toutes les déterminations ne pèsent pas du
travail directement productif et le réduisait so- chose. même poids et n’ont pas la même permanence.
ciologiquement à la classe ouvrière industrielle. La notion de multitude aurait donc pour Les rapports de classe et de sexe jouent dans
La multitude ne serait alors que le pseudonyme fonction première de souligner la pluralité et nos sociétés un rôle prépondérant dans la for-
ou le faux nez d’un prolétariat élargi par la gé- l’hétérogénéité des sujets sociaux. Si elle a long- mation des individus, ce dont témoigne la place
néralisation des rapports marchands. Dans une temps été refoulée ou occultée par la repré- spécifique des syndicats et des mouvements de
conférence d’octobre 2001 à l’université romaine sentation monolithique d’un grand Prolétariat femmes dans la nébuleuse des mouvements so-
de La Sapienza, Negri reconnaissait ouverte- mythique, cette diversité n’est cependant pas ciaux. Au-delà du simple constat de la plura-
ment cette incertitude conceptuelle : « D’un absolument nouvelle. L’unification des intérêts lité et de la diversité des sujets sociaux, la ques-
point de vue scientifique, c’est un concept sans de classe à partir de conditions professionnelles tion posée est donc de savoir s’il est possible et
aucun doute encore primaire, que je lance pour hétérogènes, de statuts différents, de compor- souhaitable de les rassembler autour d’un pro-
voir s’il fonctionne. Quand, pour caractériser tements culturels variés, a toujours posé un jet commun alternatif au despotisme du capital,
le nouveau prolétariat, on parle de multitude, problème au mouvement ouvrier. Sans cesse ou s’il faudrait renoncer à toute ambition d’al-
on veut parler d’une pluralité de sujets, d’un remise en cause par la logique concurrentielle ternative d’ensemble pour se contenter de coali-
mouvement dans lequel coopèrent des singula- du marché du travail, son unité s’est cristalli- tions ponctuelles et d’alliances kaléidoscopiques
rités » 18/. sée de manière inégale et intermittente, à par- (de type arc-en-ciel) autour d’enjeux théma-
Negri attribue cependant à cette multitude tir d’expériences fondatrices et de secteurs de tiques ponctuels.
incertaine un sens épocal. Son entrée en scène référence : les mineurs, les cheminots, les mé- Ce qui rend possible la convergence et l’uni-
tallurgistes, etc. Ce qui est vérifié, en revanche, fication des résistances c’est le capital lui-
17/ Voir Toni Negri, « Pour une définition ontologique de la c’est la tendance historique, familière aux so- même ; c’est la généralisation des rapports
multitude », Multitudes n° 9, juin 2002, Paris, éditions Exils.
18/ On retrouve les mêmes approximations dans un entre- ciologues depuis Max Weber, à la différencia- marchands, l’omniprésence de la loi de la
tien à propos d’Empire paru le 21 février 2002 sur le site de tion et à la complexité croissante des sociétés valeur, la pénétration de sa domination im-
Sherwood Communicazione « Sherwood Tribune » : « La mul- modernes. personnelle dans tous les pores de la vie
titude c’est, d’un côté, un ensemble de singularités et par
conséquent un ensemble de libertés, un ensemble de poten- Cette tendance est évidemment liée au sociale. L’oppression patriarcale ne naît pas
tialités que nous mettons en réseau ; en deuxième lieu, c’est développement de la division du travail indis- avec le capitalisme, mais elle est conditionnée
un concept de classe et par conséquent une force qui s’oppose sociable de sa socialisation accrue. Plus nou- et remodelée par la division capitaliste du tra-
à l’exploitation capitaliste ; en troisième lieu enfin, c’est une
puissance de travail immatérielle, de travail intellectuel. » velle est l’intériorisation de cette complexité vail. La crise écologique est indissociable de la
19/ Yann-Moulier Boutang, Multitudes n° 9, op. cit. par les individus eux-mêmes. Je suis de sexe crise générale de la mesure marchande (par le
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temps de travail abstrait) de plus en plus mi- ouvrière industrielle dans la population ac- impressionnistes qui sous-tendent parfois le
sérable et incapable de régler le rapport des so- tive a reculé pendant cette période d’environ concept de multitude. L’intégration de plus en
ciétés humaines avec leurs conditions natu- 35 % à 26 % ou 27 %. C’est une chute signifi- plus massive du travail intellectuel dans le
relles de reproduction. La question de la ville cative. Ce n’est pas, loin s’en faut, une dispa- travail productif (tendance remarquablement
et du logement ne saurait être dissociée de la rition. Comme le disent fort bien les socio- annoncée par Marx dans les Grundrisse)
question de la propriété foncière et de la pro- logues Stéphane Beaud et Michel Pialoux en accroît les contradictions inhérentes à la loi
duction de l’espace, etc. Ce n’est donc pas par conclusion de leur grande enquête sur la ré- de la valeur, il aiguise la tension entre socia-
hasard si, à partir de leurs griefs spécifiques, gion de Montbelliard : la classe ouvrière n’avait lisation accrue du travail et appropriation pri-
les mouvements syndicaux, féministes, écolo- pas disparu, elle était devenue invisible. Plus vée, entre l’essor du travail concret personna-
gistes, culturels les plus divers ont pu conver- exactement, on l’avait rendue invisible. lisé et sa réduction au travail abstrait.
ger à Seattle, à Porto Alegre, à Gênes ou ail- Pendant les années d’euphorie néolibérale, Le ministère américain du Travail estime
leurs, et se rassembler autour d’un thème alors que la mode était aux goldens boys et à que les emplois dans les technologies de l’infor-
unificateur : « Le monde n’est pas à vendre ! la nouvelle économie, la condition ouvrière mation ne représenteront encore en 2010 que
Le monde n’est pas une marchandise ! Un au- était devenue un signe d’échec social. Les 2,4 % des emplois (cette estimation était anté-
tre monde est possible ! » sciences humaines universitaires s’intéres- rieure à la crise qui ravage cette branche). En
saient à la marginalité et à l’exclusion, mais réalité, une double tendance est à l’œuvre : au
2. Une notion sociologiquement inconsistante plus au travailleur (et à la travailleuse) au développement du travail salarié intellectuel,
En second lieu, la notion de multitude est cen- travail. Les dirigeants syndicaux eux-mêmes, d’un côté, et à la taylorisation massive de tra-
sée rendre compte de la puissance croissante cédant à une forme contemporaine de qualun- vaux de service de l’autre. Il est parfaitement
du travail immatériel et intellectuel. Elle quisme, ne parlaient plus de travailleurs, d’ou- compréhensible qu’un livreur de pizza ou une
exprimerait ainsi « la revanche des exclus de vriers, d’employés, mais de « gens », sorte de serveuse de Mac do précaires ne puissent s’iden-
la politique économique de la valeur », ou nébuleuse sociale flottante et de poussière d’in- tifier au métallurgiste héroïque du cinéma ita-
encore le fait qu’il ne s’agirait plus désormais dividus sans qualités. Cette situation a sensi- lien des années soixante. Par leur exclusion
pour le travailleur de vendre seulement sa blement changé après les grèves de 1995, tant de la propriété des moyens de production, par
force de travail (l’usage de cette force de tra- dans la recherche sociologique que dans le ci- leur place dans la division sociale du travail,
vail pour un temps déterminé), mais de vendre néma social, et dans le discours politique. par la forme salariale et le montant de leur
sa personne même en effaçant, grâce à la flexi- Après la défaite de la gauche aux élections revenu, ils n’en sont pas moins des prolétaires
bilité, le partage entre temps de travail et d’avril 2002, la grande presse s’est soudain tout autant que l’étaient aux yeux de Marx
« temps pour soi ». souvenue du « monde oublié du travail » et elle les compagnons ébénistes, les cordonniers et
S’il ne fait aucun doute que, dans la plupart s’est interrogée sur ses frustrations sociales les couturiers des ateliers pari siens, bien
des pays capitalistes développés, la tendance accumulées. L’ancien Premier ministre avant l’essor de la grande industrie moderne.
des vingt dernières années est à la diminu- socialiste Pierre Mauroy dut rappeler à la Malgré leur évaluation approximative de
tion du travail salarié industriel et à une pé- direction de son parti qu’après tout le mot de la place effective du travail intellectuel imma-
nétration accrue du travail intellectuel dans travailleur n’a rien de honteux. À sa manière tériel, le discours de Hardt et Negri lui
la sphère de la production, l’évaluation de (faussement populaire et socialement mépri- attribuent une vertu libératrice particulière.
cette tendance est, chez Negri et Hardt, fort ap- sante), le Premier ministre Jean-Pierre Raf- Rien ne permet pourtant de dire que le « tra-
proximative. En France, la part de la classe farin a pris acte de ce changement de climat vail immatériel » d’un démarcheur télépho-
en exprimant un intérêt compassionnel pour nique, d’un publicitaire intermittent, d’un
20/ Quelqu’un comme André Gorz défend même un point de « la France d’en-bas ». commercial travaillant à domicile soit plus
vue diamétralement opposé en soutenant que la perte de
substance matérielle du travail se traduit par une aliénation Les métamorphoses en cours dans le monde libérateur que l’organisation collective sur un
renforcée. social exigent beaucoup plus que les clichés lieu de travail 20/. Pour l’heure, l’individuali-
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sation des salaires et la flexibilité des horaires pation émergent plus que partout ailleurs ». tiste en défendant le contrat collectif de tra-
ont plutôt joué dans le sens d’une désintégra- Après avoir insisté à juste titre sur la né- vail ? Les luttes des cheminots français pen-
tion des solidarités et d’un affaiblissement de cessité d’une alliance entre ouvriers d’usines dant l’hiver 1995, les mobilisations en défense
l’organisation collective de la force de travail. et travailleurs exclus, Negri réclame ainsi que de l’emploi et des services publics, les luttes
C’est d’ailleurs bien ce que recherchent les « soit reconnu au précariat social et aux forces pour l’échelle mobile des salaires, relèvent-elles
contre-réformes libérales et la « refondation intellectuelles de la production un rôle prédo- d’un corporatisme ressentimental ? Combattre
anti sociale » exigées par les organisations minant 24/ ». Reconnu par qui ? En vertu de les illusions sur l’État providence et le parte-
patronales comme le Medef en France. quels critères ? N’est-ce pas rétablir arbitrai- nariat capital-travail implique-t-il d’être indif-
Or, après avoir insisté sur le fait qu’il ne rement entre les sujets sociaux une hiérarchie férent quant à l’avenir des conquêtes sociales
saurait y avoir de hiérarchie stratégique en- que l’on récuse par ailleurs ? Un précédent ar- arrachées depuis la dernière guerre mondiale ?
tre les différents sujets sociaux qui composent ticle opposait déjà le potentiel libérateur de Combattre le nationalisme cocardier d’un
la multitude, Hardt et Negri finissent par attri- l’exclu, du nomade, du précaire, de tous les Chevènement doit-il conduire à considérer
buer un rôle privilégié au « précariat ». Dans la « exilés du système » à l’enracinement asservi toute opposition à l’Europe libérale de Maas-
postmodernité, le « subjugué soumis » aurait, du travailleur à emploi stable, dont la subor- tricht comme le signe d’une nostalgie réaction-
selon Hardt et Negri, « absorbé l’exploité » et dination au capital serait directement fonc- naire de la souveraineté nationale ? Et faut-il
la «multitude des pauvres gens», aurait «avalé tionnelle à la reproduction du système. voir dans la construction européenne telle
et digéré la multitude prolétarienne 21/ ». À Negri réclamait ainsi que l’on prenne des qu’elle se fait un progrès inscrit dans la dyna-
l’image de la multitude « hétérogène, disper- distances « envers ceux qui versent des larmes mique positive de la mondialisation 26/ ?
sée, complexe », dont « la configuration a-cen- de crocodile sur la fin des accords corporatistes La transformation de l’exclusion subie (par
trée et acéphale » s’opposerait à la masse com- du socialisme et du syndicalisme national, le chômage, la pauvreté, l’emploi partiel ou
pacte, continue, unidirectionnelle du salariat comme avec ceux qui pleurent sur la beauté précaire) en exil volontaire et en nomadisme
traditionnel, ce précariat constituerait en d es te m ps e n f u i s, n o st al g i qu e s d’ u n libérateur, fait écho aux «lignes de fuite» deleu-
quelque sorte le sujet rhizomatique attendu réformisme social imprégné du ressentiment zienne. Mais fuite vers quel horizon ?
de la subversion postmoderne 22 /. « Socia - des exploités et de la jalousie qui souvent cou-
lement, la multitude de Gênes, fut la première vent sous l’utopie 25/. » 3. Un concept philosophiquement douteux
représentation accomplie des nouveaux pré- Cette envolée lyrique n’est pas très éloignée Les approximations théoriques et les inconsis-
caires du travail social produits par la révo- des clichés réactionnaires sur les bas instincts tances sociologiques de la rhétorique de la mul-
lution post-fordiste 23/ ». Cette multitude se- d’envie et de partage qui animeraient les frus- titude, s’adossent à un parti pris philosophique
rait « consciente d’une nouvelle misère, trations populaires face aux succès et aux lui aussi fort discutable. La multitude serait
précisément là, à l’intérieur de ce travail intel- récompenses du mérite. Les travailleurs ita- ainsi «la chair de la vie 27/» ou encore «une pous-
lectuel et immatériel où des signes d’émanci- liens feraient-ils preuve de nostalgie corpora- sée permanente de l’être vers la libération ».
Toni Negri oppose ainsi explicitement l’ontolo-
21/ Empire, p. 204. périalisme, l’Europe unie (sans autre précision) réellement gie de la multitude à la dialectique de la lutte.
22/ Peter Pal Perbart, Multitudes n° 9, op. cit. existante, constitue un progrès tel qu’il faille renoncer à
23/ Toni Negri, « Refonder la gauche italienne », Le Monde combattre les traités libéraux de Maastricht et d’Amster- Il prolonge la « révolution copernicienne » opé-
diplomatique, août 2002. dam ? La construction libérale de l’Europe a des effets raïste qui prétendait inverser la subalternité
24/ Toni Negri, « Refonder la gauche italienne », Le Monde contradictoires, d’un côté elle sert de machine de guerre du prolétariat envers le capital en faisant de la
diplomatique, août 2002. contre les acquis sociaux, de l’autre elle met à l’ordre du
25/ Toni Negri, « L’Empire, stade suprême de l’impérialisme », jour la perspective d’un espace social européen. Qui l’em- classe ouvrière la seule force créatrice, et du ca-
Le Monde diplomatique, janvier 2001. portera ? Cela dépend des luttes et des rapports de forces. pital (ou des institutions) la cristallisation réac-
26/ Dans son entretien au Manifesto du 14 septembre 2002, Mais pour libérer le potentiel social des classes travailleuses tive de son énergie confisquée. L’Empire devient
Negri se contente ainsi de signaler que « l’Europe unie peut européennes, il faudra en passer par la crise de l’édifice de
offrir un terrain sur lequel subvertir l’ordre global ». Faut- Maastricht. alors une sorte de résultat résiduel, pratico-
il entendre qu’à l’instar de l’Empire par rapport au vieil im- 27/ Multitudes n° 9, op. cit. inerte, de l’activité foisonnante de la multitude.
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Mais, alors que le concept de multitude était Un concept stratégiquement muet comme mouvement de la multitude. Malgré
censé déconstruire l’hypostase d’un Prolétariat Pour conjurer les effets de la réification et de « le déclin des sphères traditionnelles de résis-
majuscule au singulier, la multitude tend à de- l’aliénation marchandes, les formules opposant tance », et bien que « les espaces publics soient
venir à son tour un grand sujet mythique de la multitude au peuple, le jaillissement insai- de plus en plus privatisés », la politique ne
substitution : pas de contradictions au sein de sissable du désir à l’emprise du pouvoir, les serait plus, contrairement à ce que redoutait
la multitude ? pas de multitudes aliénées ni de flux déterritorialisés au quadrillage des fron- Hannah Arendt, menacée de disparition. Elle
multitudes fanatiques ? tières, la reproduction biopolitique à la produc- perdrait seulement son autonomie illusoire
La multitude devient, souligne Jacques tion économique, ne suffisent pas. Hardt et Ne- pour se confondre avec la lutte sociale : « Les
Rancière, « la puissance affirmative finale ». gri savent bien que la mercatique, conflits sociaux qui constituent le politique se
Il y a, dans la revendication de s’en remettre « postmoderne avant la lettre », peut investir traitent désormais directement, sans média-
à cette puissance affirmative une « phobie du la pluralité pour transformer « chaque diffé- tion d’aucune sorte ». Si la politique est un art
négatif, la phobie d’une politique qui se défi- rence en opportunité » de consommation, ou des médiations, qu’en reste-t-il lorsqu’on a sup-
nisse contre ». À défaut de lutte finale, cette « la gestion de la diversité » en opération lucra- primé ces dernières ? La fusion décrétée du
phobie ramène par la fenêtre « la téléologie tive. Ils savent aussi que l’invocation lyrique politique et du social escamote la difficulté
immanente » (rebaptisée « téléologie aléa- des contre-pouvoir locaux et des actions « de sans la résoudre. Promettre que le mouvement
toire ») que l’on prétendait chasser par la porte. proximité » peut fort bien traduire une impuis- de la multitude aura à «inventer les formes dé-
Malgré l’innovation affichée, le changement sance face au pouvoir tout court. Ils savent en- mocratiques d’un nouveau pouvoir consti-
de mot ne modifie guère la problématique. Au fin que « l’hybridation, la mobilité et la diffé- tuant » trace une perspective décidément bien
lieu d’analyser les défaites politiques et socia- rence ne sont pas libératrices en elles-mêmes », trop vague face aux défis de l’époque.
les subies par les exploités et les opprimés et qu’on ne saurait, sans avoir à en payer le Les métamorphoses historiques semblent
pendant les vingt années de réaction libérale, prix fort, renoncer à quelque visée de vérité. alors obéir à un double déterminisme : tech-
l’individualisation, la compétition de tous Il ne suffit donc pas d’opposer au « peuple » nologique (les effets des nouvelles technolo-
contre tous, la désintégration des solidarités mythique, « synthèse instituée préparée pour gies sur le contenu et l’organisation du tra-
sociale, au lieu de chercher les voies politiques la souveraineté », tendant à l’homogène et à vail) et sociologique (l’irrésistible poussée de
de reconstruction des rapports de forces, on l’identique, une « multitude faite d’individua- la multitude en marche vers son fabuleux des-
se contente alors de parier sur les vertus d’une lités et de multiplicités irréductibles ». Ce pari tin). Ainsi, dans la compréhension de la situa-
multitude héroïque, appelée à prendre le relais sur la multitude, faisant du pauvre « le fonde- tion actuelle et de ses contradictions, n’inter-
du héros prolétarien perdu. ment de la multitude » et « aussi le fondement vient aucune analyse des défaites sociales et
Ce fétichisme de la multitude ne contribue de toute possibilité d’humanité », colporte des politiques subies par le prolétariat face aux
guère à résoudre les contradictions qui tra- relents de populisme assez peu novateur. contre-réformes libérales des années quatre-
vaillent les mobilisations de classe comme Finalement, l’indétermination conceptuelle vingt. Aucune interrogation n’est émise sur
tous les grands mouvements collectifs. Autant entretenue autour de la notion de multitude les effets durables ou conjoncturels de ces
que le peuple, auquel il prétend s’opposer, le contribue à masquer un grand vide straté- défaites. Negri élude ainsi tout bilan de ses
concept de multitude est pourtant passible gique. Dans le théâtre d’ombres qui oppose la théories passées sur l’ouvrier masse ou sur le
d’identifications problématiques. Et « la pen- multitude à l’Empire (ou plutôt la réaction im- travailleur social, pour en répéter le schéma
sée des multitudes n’échappe pas aux alter- périale à la « poussée permanente de l’être »), à travers un nouveau sujet, la multitude, qui
natives que rencontre en général la pensée de les médiations politiques s’effacent : non seu- leur ressemble à bien des égards comme une
sujets politiques 28/. » lement les États nations, mais les partis, les sœur jumelle.
syndicats, toutes les formes organisées de la Pour éviter de tomber dans une querelle pu-
lutte politique. rement scolastique sur « classe ou multitude »,
28/ Jacques Rancière, Multitudes n° 9, op. cit. Pour Hardt et Negri la politique se définit il faut mesurer l’enjeu pratique du débat à
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l’incidence stratégique des catégories en ques- projet politique ? Réponse : « On ne peut le dire par un appel – au demeurant raisonnable – à
tion. pour le moment 31/. » Mystère donc, et boule ne pas abandonner le terrain électoral et ins-
Hardt et Negri affirment que le nouvel de gomme. titutionnel, car « l’autre terme de l’alternative
ordre impérial « ouvre la possibilité réelle de Faudra-t-il se contenter en attendant d’un serait l’exode négatif et frustré des citoyens ».
son renversement et de nouvelles potentialités lobbying social de la multitude pour contrain- Après l’exode, le retour aux urnes et à la terre
de révolution 29/ » : le capital ayant épuisé son dre «la gauche de gouvernement à s’ouvrir 32/ ». promise. Il n’est cependant pas précisé à
espace d’expansion, ses contradictions seraient Devant la multiplication des mobilisations quelles conditions, sur quelles propositions,
de plus en plus insurmontables. Ils se défen- géantes contre le gouvernement Berlusconi avec quels outils, dans quelles perspectives
dent pourtant de toute prophétie sur la catas- depuis la manifestation de Gênes en juil- d’alliances, « les 20 % qui contestent par l’abs-
trophe finale et s’interrogent sur la façon dont let 2001, Negri constate que « la reconstruc- tention les mécanismes électoraux » pour-
les résistances et les actions de la multitude tion d’une gauche digne de ce nom est à l’or- raient être mobilisés par « les dynamiques de
pourraient « devenir politiques ». dre du jour 33/ ». En effet. À la lecture du participation et de citoyenneté ». Invoquer l’ex-
« Par où commencer ? », demandait jadis même article, le paysage de cette reconstruc- trême importance des thématiques participa-
Lénine, au seuil d’une nouvelle époque. « Le tion reste cependant désespérément déser- tives qui « impliquent un complet renouvelle-
seul événement que l’on attend toujours, tique, vide de tout acteur réel. Ni Refonda- ment du concept de politique » est un peu
répondent aujourd’hui Hardt et Negri, est la tion communiste, ni l’Olivier, ni la CGIL ne court. À la lumière de l’expérience de Porto
construction d’une puissante organisation sont nommément mentionnés. Ce flou mé- Alegre – débarrassée de sa mythologie exo-
révolutionnaire », mais « nous n’avons pas de nage la possibilité de juxtaposer une rhéto- tique – de ses propres contradictions et de ses
modèle à proposer pour cet événement » 30/. Un rique radicale sur les mouvements sociaux limites, on découvre que la thématique parti-
modèle ? On n’en demande pas tant. Mais pour avec une politique de délégation et de pres- cipative, nécessaire dans la mesure où elle
inscrire la lutte politique dans la durée, il faut sion assez traditionnelle sur la gauche « réel- renvoie à celle de l’auto-émancipation, n’est
plus que « l’attente d’un événement » qui tarde lement existante », sans la défier sur tous les pas suffisante pour refonder une stratégie po-
au rendez-vous. terrains, y compris le terrain électoral. Pour litique.
Bien qu’elle soit claire sur le plan du Negri, l’obstacle sur la voie de la refondation Faute d’envisager la manière dont la multi-
concept, admettent les deux compères, « la résiderait moins, en effet, dans les stratégies tude des résistances sociales pourrait se trans-
tâche de la multitude reste plutôt abstraite ». sociales-libérales auxquelles s’est ralliée la former en multitude politique (pour paraphra-
Quelles pratiques concrètes vont animer ce gauche traditionnelle, que dans « le déficit ser Marx parlant du prolétariat comme «classe
29/ Empire, p. 393. culturel » d’un mouvement syndical taxé d’ou- politique »), les trois revendications qui tien-
30/ Ibid. p. 493. vriérisme, toujours lié à un « projet illusoire nent lieu de programme dans la partie finale
31/ Ibid., p. 480. de gouvernement fondé sur la vieille idée se- d’Empire (la citoyenneté globale, le revenu mi-
32/ Yann Moulier-Boutang, Multitudes no 9, op. cit, p. 9. Dans
un registre voisin, Miguel Benassayag, décrétant que les lieux lon laquelle la classe ouvrière peut encore nimum universel et la réappropriation des nou-
de pouvoir ont en parti perdu leur intérêt » finit par dire que être porteuse de valeurs hégémoniques au veaux moyens de production) « oscillent entre
l’avènement de gouvernements de gauche peut être « un élé- sens gramscien. » Il s’agirait donc de « refon- la vacuité formelle et la radicalisation impos-
ment de plus dans la radicalité multiforme » (Libération,
6 août 2002), sans spécifier le moins du monde quels gouver- der la gauche sur un nouveau peuple ». Chan- sible 35/ ». À l’épreuve des rapports de forces
nements de gauche et pour quelle politique. La radicalité for- ger de peuple à défaut de pouvoir changer la existants, chacun de ces thèmes se révèle en ef-
melle peut ainsi faire bon ménage avec la realpolitique ges- gauche ? fet à double tranchant.
tionnaire suivant un partage des rôles somme toute assez
traditionnel. Quant au « programme neuf » proposé « pour – La citoyenneté globale impliquerait l’ins-
33/ Toni Negri, Le Monde diplomatique, août 2002. une phase plus avancée de la révolution com- cription de droits universels dans un espace
34/ Toni Negri, ibid. muniste », c’est « un programme de démocratie politique. « Être citoyen, dit Hannah Arendt
35/ Voir Slavoj Zizek, « Have Michael Hardt and Toni Negri
rewritten the Communist Manifesto for the Twenty-first Cen- absolue 34/ ». On n’en saura guère plus. Si ce dans sa septième conférence sur le jugement,
tury », Rethinking Marxism, vol. 13, n° 3-4, 2001. n’est que cette démocratie absolue commence veut dire entre autres qu’on a des responsa-
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bilités, des obligations et des droits : toutes aux nouveaux moyens de production ou à l’ex- Dans sa conférence d’octobre 2001 à l’uni-
choses qui ne prennent sens que si elles s’ins- périmentation du copyleft, en laissant intacte versité de la Sapienza, il développait l’appel à
crivent dans un territoire 36/ ». Les droits de la propriété des grands moyens de production, déserter le savoir (les lieux d’éducation)
l’homme deviennent des abstractions lorsqu’ils de communication et d’échanges, elle n’est pas comme l’armée, « à déserter dans tous les sens
sont détachés de cette citoyenneté politique. incompatible avec le système. Concrètement, du terme » et à opposer « l’art de la désertion
Si l’État-nation devient un obstacle de plus elle commence donc par une lutte sans conces- à l’art de la guerre ». Il présentait alors la
en plus contraire au développement de ces sion pour la défense et la transformation des désertion ou l’exode comme les mots d’ordre
droits, la citoyenneté doit trouver à se déployer services publics contre la nouvelle vague de de la multitude dans un monde où le sabotage
à une autre échelle, continentale ou mondiale. privatisations annoncée par la commission eu- classique ou le refus luddiste de l’outil de pro-
Mais elle ne saurait exister hors de la dialec- ropéenne et par les différents gouvernements. duction ne sont plus possibles, le travail étant
tique entre pouvoir constituant et ordre poli- devenu « un tissu social » et la domination bio-
tico-juridique institué. Sans cette perspective, Entre résistance et désertion politique impliquant un contrôle sur la vie
elle ne tarderait pas à se dissoudre dans le Empire reste écartelé entre la tentation d’une elle-même : « Aujourd’hui que le travailleur
marché pour rejoindre la version libérale des nouvelle mouture de théorie catastrophiste porte son instrument de travail dans sa tête,
droits de l’homme et de l’ingérence humani- de l’effondrement et le cercle vicieux d’un sys- comment faire pour saboter ou refuser le tra-
taire « sans frontières ». tème sans issue qui ne laisserait d’autres pers- vail ? » La réponse est donc dans l’exode, l’exil
– De même, le revenu annuel garanti a ses pectives qu’une résistance sans fin et une et la désertion. La vie est ailleurs. Mais où ?
théoriciens et ses partisans libéraux. Pour eux, «désertion» imaginaire. Dans les interventions Il existe, par cooptation et par promotion so-
il se réduit à une sorte de revenu de survie ou de Toni Negri, le thème poétique de la ciale, des cas d’évasion individuelle réussie.
de minimum social permettant de tirer vers le désertion tient lieu en effet de « ligne de fuite » Quelqu’un – Ellen Meiksins Wood, je crois –
bas l’échelle des salaires et d’enfoncer l’obsta- stratégique. Dans son entretien du 14 septem- rappelait finement qu’on ne s’évade pas en
cle que représente encore le salaire minimum bre 2002 au Manifesto, il répond à la question masse de la condition prolétarienne. On ne dé-
légal. « L’allocation universelle de solidarité » de savoir quelles sont les cartes dont dispose serte pas collectivement le système. Il faut l’af-
au moins égale au salaire minimum garanti si- « le mouvement des mouvements » : « Deux : fronter, le briser et le changer. Dans les mouve-
gnifierait une socialisation généralisée du sa- l’exode et la résistance. L’exode, autrement dit ments de chômeurs, certains chômeurs de
laire contre les intermittences du travail. Inu- le retrait du jeu, le refus, le fait de se situer longue durée, désespérant de ne jamais plus
tile de préciser qu’il faudrait pour l’arracher dans une autre partie que la partie en cours retrouver un emploi, théorisent parfois leur
un rapport de force extraordinairement favo- […]. Le mouvement peut se construire sur propre exclusion, prétendant déserter volon-
rable, alors que, dans la plupart des pays, l’exode, mais il doit aussi faire de la résistance. tairement la production. Subjectivement, ce
l’heure est à la défense de la sécurité sociale, Car le pouvoir ne te laisse pas choisir l’exode sont des déserteurs du travail. «Objectivement»,
des minima sociaux, au refus de remettre en en paix. Il t’attaque en permanence. Par consé- du point de vue du système et de sa logique, ils
cause le salaire minimum, face aux assauts quent, ou bien l’exode devient militant et com- n’en restent pas moins des chômeurs, c’est-à-
du patronat contre les solidarités acquises. battant, ou bien il est perdant […]. Comment dire des fantassins de l’armée industrielle de ré-
Dans ce contexte concret, il est dangereux de utiliser l’exubérance créatrice de la multitude serve modernisée.
jouer avec des revendications assez imprécises dans les rapports de forces réels ? Quelle to- Mille trompettes appelant à la désertion
pour se prêter à des interprétations opposées. pologie de la résistance dessiner ? Quelle pra- n’ébranleraient pas les murs invisibles de
– Quant à la réappropriation sociale, effec- tique mettre en œuvre ? Tout ceci reste à pen- l’Empire. Le livre s’achève sur un devoir mili-
tivement décisive, elle ne saurait se limiter ser 37/. » La dialectique dont Negri se prétend tant aux allures d’impératif catégorique :
débarrassé revient ici en force sous la forme « Aujourd’hui, après tant de victoires capita-
36/ Hannah Arendt, Juger, Paris, Le Seuil, 1991, p. 73. de la « dialectique négative » du refus et des listes, après que les espoirs socialistes se sont
37/ Il Manifesto, 14 septembre 2002. résistances. dissous dans la désillusion, et après que la vio-
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lence capitaliste contre le travail s’est cristal- muniste » soit alors celle de François d’Assise, l’irrépressible clarté et l’irrépressible joie
lisée sous le nom d’ultralibéralisme, comment le Poverello résistant au capitalisme naissant : d’être communiste 38/ ». La joie expansive du
se fait-il que le militantisme existe toujours ? » « Dans la postmodernité, nous nous retrouve- Saint François selon Negri répond ainsi à
La proclamation de Hardt et Negri selon la- rions dans la situation de Saint François oppo- l’austère exigence du Saint Paul selon Badiou.
quelle « le militantisme contemporain » fait sant à la misère du pouvoir la joie de l’être. Dans les deux cas, la politique révolutionnaire
« de la rébellion un projet d’amour », prend C’est une révolution qu’aucun pouvoir ne introuvable tend à se muer en étrange mys-
alors l’accent d’une profession de foi. Il n’est contrôlera – parce que le bio-pouvoir et le com- tique sans transcendance.
guère surprenant que la figure appelée à munisme restent ensemble, en tout amour, 1er novembre 2002
« éclairer la vie future du militantisme com- toute simplicité et toute innocence. Telles sont Site ESSF 2006