Carlos Ruiz Zafon Le Prince de La Brume 1
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CARLOS RUIZ ZAFÓN
Le prince de la brume
Traduit de l’espagnol par François Maspero
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v. 1.0
Titre original : EL PRÍNCIPE DE LA NIEBLA
© Carlos Ruiz Zafón, 1993
© Editorial Planeta, S.A., 2007
Traduction française : Éditions Robert Laffont, SA, Paris, 2011
ISBN 978-2-221-12289-1
(édition originale : ISBN 978-84-08-07280-5 Editorial Planeta, SA,
Barcelone)
Pour mon père.
Note de l’auteur
Ami lecteur, Le Prince de la Brume est le premier roman que j’ai publié,
et il a marqué, en 1992, le début de ma carrière d’écrivain. Les lecteurs
familiers de mes dernières œuvres, comme L’Ombre du vent et Le Jeu de
l’ange, ne savent peut-être pas que mes quatre premiers romans ont été
publiés sous forme de « livres pour la jeunesse ». Bien qu’ils aient surtout
visé un jeune public, mon souhait était qu’ils puissent plaire à des lecteurs
de tous âges. Avec ces livres, j’ai tenté d’écrire le genre de romans que
j’aurais aimé lire quand j’étais adolescent, mais qui continueraient encore à
m’intéresser à l’âge de vingt-trois, quarante ou même quatre-vingt-trois ans.
Pendant des années, les droits de ces livres sont restés « piégés » dans
des querelles juridiques, mais aujourd’hui enfin des lecteurs du monde
entier peuvent en profiter. Depuis leur première publication, j’ai eu la
chance de voir ces œuvres de mes débuts bien accueillies par un public de
jeunes lecteurs et aussi de moins jeunes. J’aime croire que ces contes sont
faits pour tous les âges, et j’espère que des lecteurs de mes romans pour
adultes auront envie d’explorer ces histoires de magie, de mystères et
d’aventures. Et, pour terminer, je souhaite à tous mes nouveaux lecteurs de
prendre autant de plaisir à ces romans que lorsqu’ils ont commencé à
s’aventurer dans le monde des livres.
Bon voyage.
La nuit de son anniversaire, Max ne ferma pas l’œil. Pendant que les
autres dormaient, il attendit la venue de ce matin fatal qui devait marquer
les adieux définitifs au petit univers qu’il s’était composé au long des ans. Il
laissa passer les heures en silence, couché dans son lit, le regard perdu dans
les ombres bleues qui dansaient au plafond de sa chambre, comme s’il
espérait y découvrir un oracle capable de dessiner son destin à partir de ce
jour. Il tenait toujours la montre que son père avait fabriquée pour lui. Les
lunes souriantes du cadran brillaient dans la pénombre nocturne. Elles
connaissaient peut-être la réponse à toutes les questions que Max avait
commencé à collectionner depuis l’après-midi.
Les premières lueurs de l’aube finirent par pointer sur l’horizon bleu.
Max sauta du lit et se dirigea vers le salon. Maximilian Carver était installé
tout habillé dans un fauteuil près d’une lampe, avec un livre. Max vit qu’il
n’était pas le seul à avoir passé la nuit sans dormir. L’horloger lui sourit et
ferma le livre.
— Qu’est-ce que tu lis ? questionna Max en indiquant l’épais volume.
— Un livre sur Copernic. Sais-tu qui est Copernic ?
— Je vais au collège, papa.
Le père avait l’habitude de poser des questions à son fils comme si
celui-ci venait tout juste de dégringoler de son arbre.
— Et que sais-tu de lui ? insista-t-il.
— Il a découvert que la Terre tourne autour du Soleil, et non l’inverse.
— C’est plus ou moins ça. Et sais-tu ce que cela signifie ?
— Des problèmes, répliqua Max.
L’horloger eut un large sourire et lui tendit le gros livre.
— Tiens. Il est à toi. Lis-le.
Max inspecta le mystérieux volume relié en cuir. Il semblait avoir mille
ans et servir de séjour à quelque vieux génie retenu prisonnier dans ses
pages par un sortilège séculaire.
— Bon, ajouta son père. Et maintenant, qui va réveiller tes sœurs ?
Max, sans lever les yeux du livre, fit un signe de tête pour indiquer qu’il
lui cédait volontiers l’honneur de tirer Alicia et Irina, ses sœurs âgées
respectivement de quinze et huit ans, de leur profond sommeil.
Puis, pendant que son père s’en allait claironner le réveil pour toute la
famille, Max prit sa place dans le fauteuil, ouvrit grand le livre et se mit à
lire. Une demi-heure plus tard, la famille au grand complet franchissait pour
la dernière fois le seuil de la maison, vers une nouvelle vie. L’été venait de
commencer.
Max avait lu un jour dans un des livres de son père que certaines images
de l’enfance restent gravées dans l’album de l’esprit comme des
photographies, comme des scènes auxquelles, quel que soit le temps écoulé,
on revient toujours et que l’on n’oublie jamais. Max comprit le sens de cette
affirmation la première fois qu’il vit la mer. Cela faisait plus de cinq heures
que le train roulait quand, soudain, à la sortie d’un tunnel, une étendue
infinie de lumière et de clarté spectrale apparut sous ses yeux. L’azur
électrique de la mer resplendissante sous le soleil de midi se grava dans sa
rétine telle une vision surnaturelle. Tandis que le train poursuivait sa route à
quelques mètres du rivage, Max mit la tête à la fenêtre et sentit pour la
première fois sur sa peau l’odeur du vent imprégné de sel. Il se retourna
pour regarder son père, qui l’observait depuis l’autre bout du compartiment
avec un sourire mystérieux, acquiesçant à une question que Max n’avait pas
réussi à formuler. Il sut alors que peu importait la destination de ce voyage
et dans quelle gare s’arrêterait le train ; à dater de ce jour, jamais plus il ne
vivrait dans un lieu d’où l’on ne pourrait pas voir chaque matin au réveil
cette lumière bleue aveuglante qui montait vers le ciel comme une vapeur
magique et transparente. Telle était la promesse qu’il venait de se faire à lui-
même.
Max devait faire des efforts pour se maintenir au même rythme que
Roland, et il avait à peine pédalé sur deux cents mètres depuis l’extrémité
de la jetée qu’il sentait déjà les premières gouttes de sueur glisser sur son
front et ruisseler le long de ses côtes. Roland se retourna et lui adressa un
sourire narquois.
— Manque de pratique, hein ? La vie de la ville t’a fait perdre la forme !
lui cria-t-il sans ralentir l’allure.
Max suivit Roland le long de la promenade qui bordait la côte pour
pénétrer ensuite dans les rues du village. Au moment où il commençait à
prendre un sérieux retard, Roland réduisit sa vitesse et finit par s’arrêter
près d’une grande fontaine en pierre au centre d’une place. Max pédala
jusque-là et laissa tomber sa bicyclette par terre. L’eau qui coulait de la
fontaine semblait délicieusement fraîche.
— Je ne te la conseille pas, dit Roland en lisant dans ses pensées. Elle
donne la colique.
Max respira profondément et mit sa tête sous le jet d’eau froide.
— On ira plus lentement, concéda Roland.
Max se laissa asperger durant quelques secondes, puis s’adossa à la
pierre, la tête ruisselant sur ses vêtements. Roland lui souriait.
— Je t’assure que je ne pensais pas que tu en baverais autant. Ça – il
désigna les alentours –, c’est le centre du village. La place de la mairie. Le
tribunal est dans ce bâtiment, mais il ne fonctionne plus. Le dimanche, il y a
marché. Et la nuit, en été, on projette des films sur les murs de la mairie. La
plupart du temps ils sont vieux et les bobines passent dans n’importe quel
ordre.
Max acquiesça faiblement, récupérant son souffle.
— Fascinant, non ? dit Roland en riant. Il y a aussi une bibliothèque,
mais je donnerais ma main à couper qu’elle ne contient pas plus de soixante
livres.
— Et qu’est-ce qu’on fait de son temps, alors ? parvint à articuler Max.
À part aller à bicyclette.
— Bonne question, Max. Je vois que tu commences à comprendre. On
continue ?
Max soupira et ils revinrent tous deux à leurs montures.
— Cette fois, c’est moi qui donnerai le rythme, exigea Max.
Roland haussa les épaules et repartit en pédalant.
Pendant plus de deux heures, Roland guida Max dans les moindres
coins et recoins du village et de ses alentours. Ils allèrent voir les falaises à
l’extrême sud. Roland lui révéla que c’était le meilleur endroit pour plonger,
près d’un vieux bateau qui avait sombré en 1918 et était devenu, depuis,
une jungle sous-marine avec toutes sortes d’algues extraordinaires. Il
expliqua qu’au cours d’une effroyable nuit de tempête le cargo avait été
drossé sur les dangereux rochers qui pointaient à quelques mètres seulement
de la surface. La fureur de l’orage et l’obscurité que les éclairs n’avaient
pas le temps de dissiper étaient telles que tous les membres de l’équipage
étaient morts noyés. Tous, à l’exception d’un seul. L’unique survivant de
cette tragédie était un ingénieur qui, par reconnaissance envers la
Providence qui avait bien voulu le sauver, s’était installé au village et avait
construit un phare en haut des falaises escarpées qui dominaient la scène de
ce drame nocturne. Cet homme, aujourd’hui âgé mais qui continuait d’être
le gardien du phare, n’était autre que le « grand-père adoptif » de Roland.
Après le naufrage, un couple du village l’avait transporté à l’hôpital et
l’avait soigné jusqu’à son complet rétablissement. Quelques années plus
tard, tous deux avaient péri dans un accident de voiture et le gardien du
phare avait pris en charge le petit Roland, âgé alors d’un an à peine.
Roland vivait avec lui dans la maison du phare, mais il passait en réalité
la plus grande partie de son temps dans la cabane qu’il s’était construite sur
la plage, au pied des falaises.
Dans tous les sens du terme, le gardien du phare était son véritable
grand-père. La voix de Roland laissait percer une certaine amertume
pendant qu’il relatait ces faits, que Max écouta en silence et sans poser de
questions. Après le récit du naufrage, ils déambulèrent dans les rues
voisines de la vieille église, où Max fit la connaissance de quelques
habitants, des gens aimables qui s’empressèrent de lui souhaiter la
bienvenue.
Finalement, Max, épuisé, décida qu’il n’était pas indispensable de
connaître tout le village en une seule matinée et que si, comme tout portait à
le croire, il devait y passer un certain nombre d’années, il aurait largement
le temps de découvrir ses mystères, si tant est qu’il y en avait.
— C’est vrai, lui accorda Roland. Mais dis-moi : en été je vais presque
tous les matins plonger sur le bateau naufragé. Est-ce que tu veux venir
avec moi demain ?
— Si tu plonges comme tu montes à bicyclette, je ne tiendrai pas le
coup.
— J’ai des lunettes de plongée et des palmes en réserve, expliqua
Roland.
La proposition était tentante.
— D’accord. Je dois emporter quelque chose ?
— Non, j’apporterai tout. En fait… tout bien réfléchi, apporte le casse-
croûte. Je viendrai te chercher à neuf heures.
— Neuf heures et demie.
— Réveille-toi à temps.
Quand Max reprit en pédalant le chemin de la maison de la plage, les
cloches de l’église annonçaient trois heures de l’après-midi et le soleil
commençait à se cacher derrière un manteau de nuages noirs qui laissaient
présager la pluie. Il se retourna un instant pour regarder derrière lui. Debout
près de sa bicyclette, Roland le saluait de la main.
Max, voilà de quoi manger. Ton père et moi, nous serons au village
toute l’après-midi pour des affaires concernant la maison. Ne te sers
SURTOUT PAS des toilettes de l’étage. Irina est avec nous.
Une fois qu’ils se furent procuré des vêtements secs (Alicia prêta à
Roland un vieux pantalon et une chemise de son père), l’attente des
premières nouvelles se fit interminable. Les lunes souriantes du cadran de la
montre de Max indiquaient quelques minutes avant onze heures du soir
quand le téléphone sonna. Alicia, qui était assise entre Roland et Max sur
les marches du porche, se leva d’un bond et courut à l’intérieur. Le
téléphone n’avait pas encore terminé sa seconde sonnerie qu’elle avait déjà
décroché le combiné en regardant Max et Roland, qui approuvèrent.
— D’accord, dit-elle après plusieurs secondes. Comment va maman ?
Max entendait le murmure de la voix de son père dans le téléphone.
— Ne t’inquiète pas, dit Alicia. Non. Nous n’avons besoin de rien. Oui,
nous allons bien. Rappelle demain.
Elle observa une pause et acquiesça.
— Je le ferai, promit-elle. Bonne nuit, papa.
Elle raccrocha et se tourna vers son frère.
— Irina est en observation, expliqua-t-elle. Les médecins disent qu’elle
souffre d’une commotion, mais elle est toujours dans le coma. Ils assurent
qu’elle guérira.
— Tu es certaine qu’ils ont dit ça ? répliqua Max. Et maman ?
— Imagine. Pour le moment, ils passeront la nuit là-bas. Maman ne veut
pas aller à l’hôtel. Ils rappelleront demain matin à dix heures.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? demanda timidement Roland.
Alicia haussa les épaules et tenta de dessiner un sourire rassurant sur
son visage.
— Est-ce que vous avez faim ? demanda-t-elle aux deux garçons.
Max fut surpris de découvrir qu’il était affamé. Alicia soupira et
esquissa un sourire las.
— Je crois que ça nous ferait du bien à tous les trois de manger quelque
chose, conclut-elle. Quelqu’un vote contre ?
En quelques minutes, Max prépara des sandwichs pendant qu’Alicia
pressait des citrons.
Les trois amis dînèrent sur les marches du porche, sous la faible lumière
de la lanterne jaune qui se balançait dans la brise du soir au milieu d’un
nuage dansant de petits papillons de nuit. En face d’eux, la pleine lune
montait sur l’océan et donnait à la surface de l’eau l’apparence d’un lac
infini de métal incandescent.
Ils mangèrent silencieusement en écoutant le chuchotement des vagues.
Quand ils furent venus à bout des sandwichs et de la citronnade, ils
échangèrent un coup d’œil.
— Je ne crois pas que je fermerai l’œil de la nuit, dit Alicia en se levant
et en scrutant l’horizon lumineux sur la mer.
— Aucun de nous ne le pourra, confirma Max.
— J’ai une idée, lança Roland, un sourire malicieux aux lèvres. Est-ce
que vous vous êtes déjà baignés la nuit ?
— C’est une plaisanterie ? réagit Max.
Sans dire mot, Alicia, les yeux brillants et énigmatiques, regarda les
deux garçons puis se dirigea tranquillement vers la plage. Max, stupéfait,
vit sa sœur marcher sur le sable et, sans se retourner, se défaire de sa robe
de coton blanc.
Elle s’arrêta quelques instants au bord du rivage, la peau pâle et luisante
sous la clarté évanescente et bleutée de la lune, puis, lentement, son corps
entra dans cette immense tache de lumière.
— Tu ne viens pas, Max ? dit Roland en suivant les pas d’Alicia sur le
sable.
Max refusa d’un geste et, observant son ami qui se précipitait dans la
mer, il entendit les rires de sa sœur dans le murmure des vagues.
Il resta là, muet, en se demandant si ce courant électrique palpable qui
semblait vibrer entre Roland et sa sœur, un lien qu’il était incapable de
définir et auquel il se sentait étranger, l’attristait ou non. En les voyant jouer
dans l’eau, il devina, probablement avant qu’eux-mêmes ne le
comprennent, que se nouait entre eux deux un lien étroit qui allait unir
irrésistiblement leurs destinées durant cet été.
En pensant à cela, lui revinrent à l’esprit les ombres de la guerre qui se
livrait à la fois si près et si loin de cette plage, une guerre sans visage qui
allait très vite réclamer son ami Roland et, plus tard peut-être, lui-même. Il
songea aussi à tout ce qui s’était passé au cours de cette longue journée, la
vision fantasmagorique de l’Orpheus sous les eaux, le récit de Roland dans
la cabane de la plage, et l’accident d’Irina. Loin des rires d’Alicia et de
Roland, une profonde inquiétude l’envahit tout entier. Pour la première fois
de sa vie, il sentait que le temps coulait plus vite qu’il ne le voulait et qu’il
ne pourrait plus se réfugier dans les rêves des années précédentes. La roue
de la fortune avait commencé à tourner et, cette fois, ce n’était pas lui qui
avait jeté les dés.
Plus tard, à la lueur d’un feu improvisé sur le sable, Alicia, Roland et
Max parlèrent enfin de ce qui ne cessait de les préoccuper depuis des
heures. La lumière dorée du feu se reflétait sur les visages humides et
brillants d’Alicia et de Roland. Max les observa attentivement et se décida à
parler.
— Je ne sais comment l’expliquer, mais je crois que quelque chose est
en train de se passer. J’ignore ce que c’est, mais les coïncidences sont trop
nombreuses. Les statues, le symbole, le bateau…
Il espérait que les deux autres le contrediraient ou trouveraient les
paroles de bon sens susceptibles de le rassurer et de lui montrer que ses
inquiétudes n’étaient que le produit d’une journée trop longue où s’étaient
succédé trop d’événements qu’il avait pris trop au sérieux. Alicia et Roland
acquiescèrent en silence sans détourner les yeux du feu.
— Tu as bien rêvé de ce clown, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
Alicia fit signe que oui.
— Il y a quelque chose que je ne vous ai pas dit, poursuivit Max. La
nuit dernière, pendant que vous dormiez tous, je suis retourné voir le film
que Jacob Fleischmann a tourné dans le jardin des statues. J’étais déjà allé
dans ce jardin le matin même. Les statues étaient dans une autre positionne
ne sais pas comment dire… c’est comme si on les avait déplacées. Ce que
j’ai vu ne correspond pas à ce que montrait le film.
Alicia regarda Roland qui contemplait, fasciné, la danse des flammes.
— Roland, tu n’as jamais parlé de tout ça à ton grand-père ?
Le garçon parut ne pas avoir entendu la question. Alicia posa la main
sur la sienne et il leva les yeux.
— J’ai rêvé de ce clown tous les étés depuis l’âge de cinq ans, dit-il
dans un filet de voix.
Max lut de la peur sur le visage de son ami.
— Je crois que nous devrions parler avec ton grand-père, dit-il.
Roland acquiesça faiblement, avant de promettre d’une voix presque
inaudible :
— Demain… Oui, demain.
8.
Peu avant le lever du jour, Roland enfourcha sa bicyclette et reprit le
chemin du phare. Pendant qu’il pédalait sur la route de la plage, une pâle
clarté ambrée commençait de teindre une voûte de nuages bas. Son esprit
brûlait d’inquiétude et d’excitation. Il accéléra jusqu’à la limite de ses
forces, dans le vain espoir qu’en s’infligeant ainsi une punition physique il
mettrait fin aux milliers d’interrogations et de craintes qui le frappaient
intérieurement.
Une fois contournée la baie du port, et après s’être dirigé vers le chemin
qui grimpait au phare, il s’arrêta pour souffler. En haut des falaises, le
faisceau du phare récoltait les dernières ombres de la nuit comme une
cuillère de feu à travers la brume. Il savait que son grand-père restait
toujours là-haut, attendant en silence que l’obscurité se soit totalement
évanouie devant la lumière de l’aube. Des années durant, Roland avait
accepté cette obsession malsaine du vieil homme sans le questionner sur la
raison ni la logique de sa conduite. C’était simplement quelque chose qu’il
avait assimilé dès son plus jeune âge, un aspect de plus de sa vie
quotidienne auquel il avait appris à ne pas accorder d’importance.
Pourtant, avec le temps, Roland avait fini par prendre conscience que
l’histoire racontée par le vieil homme faisait eau de partout. Mais jamais,
jusqu’à ce jour, il n’avait à ce point compris que son grand-père lui avait
menti ou, tout au moins, ne lui avait pas conté l’entière vérité. Pas un
instant il ne doutait de l’honnêteté du vieil homme. De fait, au fil des ans,
celui-ci lui avait dévoilé, bribe après bribe, les pièces de cet étrange puzzle
dont le centre apparaissait aujourd’hui dans toute sa clarté : le jardin des
statues. Certaines fois, par des paroles prononcées dans son sommeil ;
d’autres, les plus nombreuses, par des réponses incomplètes aux questions
que lui posait son petit-fils. Roland pressentait que si son grand-père l’avait
tenu à l’écart de son secret, c’était pour le protéger. À présent cet état de
grâce paraissait toucher à sa fin, et il fallait bien admettre que l’heure
d’affronter la vérité approchait.
Il se remit en selle en tentant de chasser un moment ce sujet de ses
pensées. Il était resté éveillé trop longtemps et son corps accusait la fatigue.
Une fois arrivé à la maison du phare, il posa sa bicyclette contre la clôture
et entra sans se donner la peine d’allumer. Il monta l’escalier jusqu’à sa
chambre et se laissa tomber sur son lit comme un poids mort.
De sa fenêtre, il apercevait le phare qui se dressait à une trentaine de
mètres de la maison et, se découpant derrière la verrière de la galerie
supérieure, la silhouette immobile du grand-père. Il ferma les yeux et tenta
de trouver le sommeil.
Les événements de la journée défilèrent dans sa tête, de la plongée sur
l’Orpheus à l’accident de la petite sœur de ses amis. Il se dit qu’il était
étrange, mais aussi réconfortant, de voir à quel point quelques heures à
peine passées ensemble les avaient unis. En repensant maintenant, dans la
solitude de sa chambre, au frère et à la sœur, il avait l’impression qu’ils
étaient déjà devenus ses amis les plus intimes, les deux camarades avec
lesquels il pouvait partager tous ses secrets et toutes ses inquiétudes.
Le seul fait de songer à eux lui procurait une sensation de sécurité et
d’amitié. En même temps, il ressentait une fidélité et une gratitude
profondes pour ce pacte invisible qui les avait soudés cette nuit sur la plage.
Quand, finalement, la fatigue eut raison de cette excitation accumulée
au fil de la journée, les dernières pensées de Roland, pendant qu’il sombrait
dans un sommeil profond et réparateur, ne furent ni pour la mystérieuse
incertitude qui planait sur eux ni pour la sombre perspective d’être appelé
sous les drapeaux en octobre. Cette fois-là, Roland dormit paisiblement,
bercé par une vision qui devait l’accompagner pour le temps qui lui restait à
vivre : Alicia, tout juste vêtue de la clarté de la lune, immergeant sa peau
blanche dans une mer de lumière argentée.
Pendant la demi-heure qui suivit, Max relata d’une seule traite tout ce
dont il se souvenait, sous le regard attentif du gardien du phare, qui l’écouta
sans manifester la moindre incrédulité ni, comme Max aurait pu s’y
attendre, le moindre étonnement.
Quand il eut terminé son histoire, Victor Kray prit sa pipe et la bourra
méthodiquement.
— Pas mal, murmura-t-il. Pas mal…
Il alluma sa pipe et un nuage de fumée à l’odeur douceâtre envahit la
pièce. Victor Kray savoura lentement une bouffée de son mélange spécial et
se carra dans son fauteuil. Puis, regardant chacun des trois jeunes gens dans
les yeux, il parla…
— Victor, mon bon ami, chuchota Caïn. Si je n’étais pas devin, je dirais
que le destin a décidé d’unir de nouveau nos chemins.
— Qui êtes-vous ? parvint à articuler le jeune Victor, tout en observant
du coin de l’œil la femme aux allures de fantôme qui s’était retirée dans
l’ombre de la pièce.
— Le docteur Caïn. Le panneau le dit, répondit-il. Vous passez un bon
moment en famille ?
Victor avala sa salive et acquiesça.
— Voilà qui est bien, poursuivit le mage. Les amusements sont comme
le laudanum : ils nous élèvent au-dessus de la misère et de la douleur, bien
que ce soit seulement pour un instant.
— Je ne sais pas ce que c’est que le laudanum, répliqua Victor.
— Une drogue, mon fils, répondit Caïn doucement, en tournant le
regard vers une pendule posée sur une étagère à sa gauche.
Victor eut l’impression que les aiguilles tournaient à l’envers.
— Le temps n’existe pas, il n’y a donc aucune raison de le perdre. As-tu
réfléchi à ton souhait ?
— Je n’ai aucun souhait.
Caïn éclata de rire.
— Allons, allons. Nous avons tous un souhait, et même cent. Et la vie
nous offre peu d’occasions de les transformer en réalité.
Caïn regarda la femme énigmatique avec une expression de pitié.
— N’ai-je pas raison, ma chérie ?
La femme, comme si elle n’était qu’un simple objet inanimé, ne
répondit pas.
— Mais ces occasions existent, Victor, reprit Caïn en se penchant au-
dessus de la table, et tu as la chance d’en rencontrer une. Parce que tu peux
faire de tes rêves une réalité, Victor. Et tu sais comment.
— Comme pour Angus ? cracha Victor qui, à cet instant, s’aperçut d’un
fait étrange qu’il ne pouvait chasser de son esprit : jamais, absolument
jamais, Caïn ne battait des paupières.
— Un accident, mon ami. Un malheureux accident, dit Caïn en adoptant
un ton compatissant et désolé. C’est une erreur de croire que les rêves
peuvent devenir réalité sans que l’on donne rien en échange. Tu ne trouves
pas, Victor ? Disons que ce ne serait pas juste. Angus a voulu oublier
certaines obligations, et cela n’était pas tolérable. Mais le passé est le passé.
Parlons de l’avenir, de ton avenir.
— C’est ce que vous avez fait vous-même ? Transformer un souhait en
réalité ? Pour devenir ce que vous êtes aujourd’hui ? Qu’est-ce que vous
avez dû donner en échange ?
Caïn perdit son sourire de reptile et planta son regard dans les yeux de
Victor Kray. Un instant, le garçon eut peur que cet homme ne se jette sur
lui, prêt à le mettre en morceaux. Finalement, Caïn sourit de nouveau et
soupira.
— Un jeune homme intelligent. Ça me plaît. Pourtant, il te reste
beaucoup à apprendre. Quand tu seras prêt, reviens me trouver. Tu sais
maintenant comment me rencontrer. J’espère te revoir bientôt.
— J’en doute, rétorqua Victor en se levant pour se diriger vers la sortie.
La femme, telle une marionnette cassée dont on aurait subitement tiré
une ficelle, fit quelques pas comme pour l’accompagner. Il était presque
arrivé à la sortie quand il entendit la voix de Caïn derrière lui.
— Encore une chose, Victor. À propos de souhaits. Réfléchis bien. La
proposition est là. Peut-être qu’elle ne t’intéresse pas, mais il se peut qu’un
membre de ta charmante famille nourrisse, bien caché, un rêve inavouable.
C’est justement ma spécialité…
Victor ne s’arrêta pas pour répondre et retrouva l’air frais de la nuit. Il
respira profondément et partit d’un pas rapide rejoindre sa famille. Pendant
qu’il s’éloignait, le rire du docteur Caïn se perdit derrière lui, comme le
glapissement d’une hyène, recouvert par la musique du manège.
Max avait écouté avec une telle fascination le récit du vieil homme qu’il
n’avait pas osé formuler une seule des mille questions qui se bousculaient
dans sa tête. Victor Kray parut lire dans ses pensées et pointa vers lui un
doigt accusateur.
— Patience, jeune homme. Toutes les pièces s’ajusteront au moment
voulu. Défense de m’interrompre. D’accord ?
L’avertissement s’adressait surtout à Max, mais les trois amis
acquiescèrent en chœur.
— Bien, bien, murmura pour lui-même le gardien du phare.
Max relut trois fois le billet avant de le reposer sur la table. Il remonta
l’escalier en courant et se débarbouilla à la va-vite. Il enfila un costume de
bain et une chemise bleue, et se dirigea vers la remise pour prendre la
seconde bicyclette. Il n’était pas encore sur le chemin de la plage que déjà
son estomac réclamait à grands cris que lui soit administrée sa dose
matinale. En arrivant au village, il fit un détour pour se rendre à la
boulangerie de la place de la mairie. Les odeurs que l’on percevait à
cinquante mètres de l’établissement et les subséquents gargouillements
d’approbation de son estomac lui confirmèrent qu’il avait pris la bonne
décision. Trois madeleines et deux tablettes de chocolat plus tard, il put
reprendre le chemin de la plage avec un sourire qui lui fendait le visage
d’une oreille à l’autre.
La bicyclette d’Alicia était posée contre la barre de bois du chemin qui
conduisait à la cabane de Roland. Max laissa la sienne à côté de celle de sa
sœur tout en pensant que, même si le village n’avait pas l’air d’être un
repaire de chapardeurs, il ne serait pas inutile d’acheter des cadenas. Il
s’arrêta pour observer le phare en haut de la falaise, puis se dirigea vers la
plage.
Un peu avant de quitter le sentier d’herbes hautes qui débouchait sur la
petite baie, il s’immobilisa.
À une vingtaine de mètres de l’endroit où il se tenait, Alicia était
étendue à mi-chemin de l’eau et du sable. Penché sur elle, Roland, la main
posée sur la hanche de sa sœur, se rapprochait et l’embrassait sur les lèvres.
Max recula et se cacha derrière les herbes, en espérant ne pas avoir été vu.
Il demeura là immobile un moment en se demandant ce qu’il devait faire
ensuite. Apparaître en souriant comme un stupide promeneur et leur dire
bonjour ? Ou partir faire un tour ?
Il ne se sentait pas l’âme d’un espion, mais il ne put réprimer son envie
de regarder de nouveau à travers les buissons dans la direction de sa sœur et
de Roland. Il pouvait entendre leurs rires et voir les mains de Roland
parcourir timidement le corps d’Alicia, avec un tremblement qui indiquait
que c’était la première ou tout au plus la seconde fois qu’il se risquait dans
pareille aventure. Il se demanda si, pour Alicia aussi, c’était la première fois
et, à sa surprise, il constata qu’il était incapable de trouver une réponse. Ils
avaient beau avoir toujours vécu sous le même toit, sa sœur Alicia était
pour lui un mystère.
La voir là, couchée sur la plage, en train d’embrasser Roland, était
déconcertant et tout à fait inattendu. Il avait subodoré, dès le début, qu’il y
avait entre sa sœur et son ami une attirance évidente ; mais s’il lui avait été
loisible de l’imaginer, le voir de ses propres yeux était très différent. Il se
pencha encore une fois pour regarder et sentit tout de suite qu’il n’avait pas
le droit de rester là, que ce moment n’appartenait qu’à Alicia et à Roland.
Silencieusement, il revint sur ses pas jusqu’à la bicyclette et s’éloigna de la
plage.
Ce faisant, il se demanda si, par hasard, il ne serait pas jaloux. Peut-être
était-ce seulement que, après toutes ces années passées à croire que sa sœur
n’était qu’une grande enfant, sans secrets d’aucune sorte, l’idée ne l’avait
jamais effleuré qu’elle puisse embrasser le premier venu. Un instant, il se
moqua de sa naïveté, et, peu à peu, commença à se réjouir de ce qu’il avait
vu. On ne pouvait pas prévoir ce qui se passerait la semaine suivante ni ce
qu’apporterait avec elle la fin de l’été, mais, ce jour-là, Max était sûr que sa
sœur était heureuse. Et, après tout, c’était ça qui comptait, car c’était bien la
première fois depuis des années.
Il pédala de nouveau jusqu’au centre du village et posa sa bicyclette
contre le bâtiment de la bibliothèque municipale. Dans l’entrée, un vieux
panneau vitré annonçait les horaires d’ouverture au public et d’autres
informations ; y figuraient également l’affiche mensuelle de l’unique
cinéma à des milles à la ronde ainsi qu’un plan. Max concentra son
attention sur ce dernier et l’étudia en long et en large. La physionomie du
village correspondait plus ou moins au modèle qu’il avait dessiné dans sa
tête.
Le plan indiquait de façon détaillée le port, le centre urbain, la plage
nord où les Carver avaient leur maison, la baie de l’Orpheus, le phare, les
terrains de sport près de la gare et le cimetière municipal. Une étincelle
jaillit dans son esprit. Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt ? Il consulta sa
montre et s’aperçut qu’il était deux heures passées. Il reprit sa bicyclette et
s’engagea dans la grand-rue en remontant vers l’intérieur des terres, là où se
trouvait le petit cimetière où il espérait trouver la tombe de Jacob
Fleischmann.
Victor Kray suivit des yeux Max qui descendait la côte sur sa bicyclette.
Les paroles qu’il avait adressées au garçon étaient dures et injustes,
pourtant, dans le fond de son cœur, il était convaincu que c’était ce qu’il
pouvait faire de plus prudent. Le garçon était intelligent et il n’avait pas pu
le leurrer. Max savait qu’il leur cachait quelque chose, mais il ne
parviendrait pas à deviner l’ampleur de ce secret. Les événements s’étaient
précipités. Après vingt-cinq ans, la crainte et l’angoisse causées par la
réapparition du docteur Caïn se manifestaient au déclin de sa vie, alors que
lui-même ne s’était jamais senti aussi faible et aussi seul.
Victor Kray tenta de chasser de son esprit le souvenir amer de toute une
existence liée à ce sinistre personnage, depuis le faubourg sordide de son
enfance jusqu’à sa réclusion dans le phare. Le Prince de la Brume lui avait
pris le meilleur ami de son enfance, la seule femme qu’il avait vraiment
aimée et, finalement, il lui avait volé chaque minute de sa longue maturité
en le transformant en l’ombre de lui-même. Durant les interminables nuits
dans le phare, il lui arrivait souvent d’imaginer ce qu’aurait pu être son
existence si le destin ne lui avait pas fait croiser ce puissant mage. Il savait
aujourd’hui que les souvenirs qui l’accompagneraient dans ses ultimes
années ne seraient que les inventions d’une biographie qu’il n’avait jamais
vécue.
Son seul espoir reposait sur Roland et sur la ferme promesse qu’il s’était
faite de lui offrir un avenir éloigné de ce cauchemar. Il ne lui restait plus
beaucoup de temps, et ses forces n’étaient plus celles qui lui avaient permis
de tenir le coup pendant des années. Dans deux jours à peine, il y aurait
exactement vingt-cinq ans que l’Orpheus avait sombré à quelques mètres de
là, et Victor Kray sentait, à chaque minute qui passait, à quel point Caïn
acquérait plus de pouvoir.
Le vieil homme s’approcha de la fenêtre et contempla la forme noire de
la coque de l’Orpheus gisant sous les eaux bleues de la baie. Quelques
heures encore de soleil, puis l’obscurité tomberait, et avec elle ce qui
pourrait bien être sa dernière nuit dans le couronnement du phare.
Roland les attendait au bord de la plage, vêtu d’un vieux pantalon dont
il avait raccourci les jambes et qui faisait en même temps office de costume
de bain. Près de lui, il y avait un petit canot en bois qui ne devait pas
mesurer plus de trois mètres de longueur. Il semblait avoir passé trente ans
échoué sur une plage en plein soleil ; les lattes avaient acquis un ton grisâtre
impuissant à dissimuler quelques écailles de peinture bleue, vestiges d’une
époque plus prospère. Néanmoins, Roland admirait son canot comme s’il
s’agissait d’un yacht de luxe. Et pendant que sa sœur et lui contournaient
les rochers pour gagner le bord de la mer, Max constata que son ami avait
tracé à l’avant de l’embarcation le nom Orpheus II avec une peinture encore
fraîche qui devait dater du matin même.
— Depuis quand possèdes-tu un bateau ? demanda Alicia en désignant
l’esquif rachitique dans lequel Roland avait déjà embarqué les équipements
de plongée ainsi que des paniers au contenu mystérieux.
— Depuis trois heures. Un pêcheur du village allait le dépecer pour en
faire du bois de chauffage, mais je l’ai convaincu, et il me l’a donné en
échange d’un service.
— Un service ? s’étonna Max. Je crois que le service, c’est plutôt toi
qui le lui as rendu.
— Tu peux rester à terre si tu préfères, se moqua Roland. Allez, tout le
monde à bord.
L’expression « à bord » semblait légèrement inappropriée s’agissant du
paquebot en question, mais après avoir parcouru quinze mètres Max dut
admettre que ses prévisions de naufrage instantané étaient fausses. De fait,
le canot, répondant fermement à chaque coup d’aviron énergique de
Roland, naviguait parfaitement.
— J’ai apporté une petite innovation qui vous surprendra, dit ce dernier.
Max regarda un des paniers fermés et souleva le dessus de quelques
centimètres.
— Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-il.
— Un hublot sous-marin. En réalité, une caisse dont le dessous est vitré.
En la posant sur la surface de l’eau, tu peux voir le fond sans avoir besoin
de plonger. Tout à fait comme par une fenêtre.
Max fit un geste en direction de sa sœur.
— Comme ça, elle pourra au moins voir quelque chose, persifla-t-il.
— Et qui t’a dit que j’ai l’intention de rester là ? protesta Alicia.
Aujourd’hui, c’est moi qui descends.
— Toi ? Mais tu ne sais pas plonger ! s’exclama Max, bien décidé à
faire enrager sa sœur.
— Parce que tu appelles plonger ce que tu as fait l’autre jour ? se moqua
Alicia, refusant d’enterrer la hache de guerre.
Roland continua de ramer en se gardant bien d’intervenir dans leur
discussion et arrêta le canot à environ quarante mètres de la rive. Sous eux,
la masse sombre de l’Orpheus s’étendait sur le fond, telle celle d’un grand
requin couché sur le sable à l’affût d’une proie.
Roland ouvrit un panier et en tira une ancre rouillée attachée à un câble
épais et visiblement abîmé. À la vue de ce matériel, Max supposa que ces
vieilleries marines faisaient partie du lot que Roland avait négocié afin de
sauver le misérable canot d’une fin nettement plus appropriée à son état.
— Attention aux éclaboussures ! cria Roland en balançant l’ancre par-
dessus bord.
Le poids mort descendit à la verticale et souleva un maelström
miniature en déroulant presque quinze mètres de câble.
Il laissa le courant entraîner le canot sur quelques mètres et attacha le
câble de l’ancre à un petit anneau qui pendait de la proue. Le canot se
balança doucement dans la brise et le câble se tendit en faisant grincer la
charpente de l’embarcation. Max jeta un coup d’œil soupçonneux aux
jointures des couples.
— Il ne coulera pas, Max. Fais-moi confiance, affirma Roland en
sortant son hublot sous-marin du panier et en l’appliquant sur la surface de
l’eau.
— Ça, c’est ce qu’a dit le capitaine du Titanic avant d’appareiller,
rétorqua Max.
Alicia se pencha pour regarder à travers le fond de verre et vit pour la
première fois la coque de l’Orpheus reposant sur le sable.
— C’est incroyable ! s’exclama-t-elle devant le spectacle sous-marin.
Roland, tout heureux, sourit et lui tendit des lunettes de plongée et des
palmes.
— Attends plutôt de le voir de près ! dit-il en l’équipant.
La première à sauter à l’eau fut Alicia. Roland, assis sur le plat-bord du
canot, adressa à Max un regard rassurant.
— Ne t’inquiète pas. Je la surveillerai. Il ne se passera rien.
Il sauta à son tour et rejoignit Alicia qui l’attendait à trois mètres du
canot. Tous deux saluèrent Max et, quelques secondes plus tard, ils avaient
disparu de la surface.
Victor Kray traversa hors d’haleine les herbes sauvages qui séparaient le
chemin du phare de la baie. La violence de la pluie et du vent freinait sa
progression comme des mains invisibles s’acharnant à l’écarter. Quand il
eut réussi à gagner la plage, l’Orpheus se dressait au centre de la baie,
naviguant directement vers la falaise et enveloppé d’un halo de lumière
surnaturelle. La proue du bateau fendait la houle qui balayait le pont en
soulevant un nuage d’écume blanche à chaque nouvel assaut de l’océan.
L’ombre du désespoir s’abattit sur lui : ses pires craintes s’étaient réalisées
et il avait échoué ; les années avaient affaibli son intelligence, et le Prince
de la Brume, une fois de plus, l’avait pris au piège. Il demandait seulement
au ciel qu’il ne soit pas trop tard pour sauver Roland du sort que le mage lui
réservait. En cet instant, Victor Kray aurait donné sa vie avec joie si cela
pouvait procurer à Roland une chance, si mince fût-elle, d’en réchapper.
Pourtant, une obscure prémonition lui disait qu’il avait failli à la promesse
faite jadis à la mère de l’enfant.
Il alla à la cabane de Roland, avec le vain espoir de l’y trouver. Il n’y
avait pas de traces de Max ni de la jeune fille, et la vision de la porte
abattue sur la plage lui fit augurer le pire. Pourtant une étincelle d’espoir
s’alluma en lui quand il vit qu’il y avait de la lumière à l’intérieur. Le
gardien du phare se précipita vers l’entrée en criant le nom de Roland. La
figure d’un lanceur de couteaux en pierre, blafarde mais vivante, sortit à sa
rencontre.
— Il est un peu tard pour te lamenter, grand-père, dit-elle d’une voix
que le vieil homme reconnut comme celle de Caïn.
Victor Kray fit un pas en arrière, mais il y avait quelqu’un dans son dos
et, avant qu’il ait pu réagir, il sentit un coup sec sur la nuque. Puis il sombra
dans le noir.
Les dix mètres que Max eut à franchir en grimpant le long du mât
jusqu’au pont de l’Orpheus lui en parurent plus de cent. Le bois était
pratiquement pourri et si hérissé d’échardes que, quand il parvint enfin à la
lisse du cargo, ses bras et ses jambes étaient criblés de petites plaies dont il
ressentait violemment les brûlures. Il jugea plus prudent de ne pas s’arrêter
à examiner ses blessures et tendit une main vers la rambarde métallique.
Après s’y être solidement accroché, il sauta lourdement sur le pont, où il
s’étala de tout son long. Une forme obscure passa devant lui. Il leva les
yeux avec l’espoir de voir Roland. La silhouette de Caïn déploya sa cape et
lui montra un objet brillant qui se balançait au bout d’une chaîne. Max
reconnut sa montre.
— C’est ça que tu cherches ? demanda le mage en s’agenouillant près
du garçon et en promenant sous ses yeux la montre qu’il avait perdue dans
le tombeau de Jacob Fleischmann.
— Où est Jacob ? questionna Max, ignorant la grimace moqueuse
plaquée sur le visage de Caïn comme un masque de cire.
— C’est une bonne question, et ton aide me sera précieuse pour y
répondre.
Caïn referma sa main sur la montre et Max entendit le craquement du
métal. Quand le mage montra de nouveau sa paume ouverte, il ne restait
plus du cadeau paternel qu’un amas méconnaissable de ressorts et d’écrous
écrasés.
— Le temps, mon cher Max, n’existe pas ; c’est une illusion. Même ton
ami Copernic aurait pu le deviner si, justement, il en avait eu le temps.
Ironique, n’est-ce pas ?
Max calcula mentalement les possibilités qu’il avait de sauter par-
dessus bord et d’échapper au mage. Le gant blanc de Caïn lui serra la gorge
sans même lui laisser le temps d’un soupir.
— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? gémit Max.
— Qu’est-ce que tu ferais de toi si tu étais à ma place ?
Max sentit l’étreinte mortelle de Caïn lui couper la respiration.
— Ça aussi, c’est une bonne question, tu ne trouves pas ?
Le mage laissa Max retomber sur le pont. Le choc de son corps contre le
métal rouillé lui voila la vue pendant plusieurs secondes et il fut pris d’une
violente nausée.
— Pourquoi poursuivez-vous Jacob ? balbutia Max, essayant de gagner
du temps pour Roland.
— Les affaires sont les affaires, Max. Moi, j’ai rempli ma part du
contrat.
— Mais quelle importance peut avoir pour vous la vie d’un garçon ?
D’ailleurs, vous vous êtes déjà vengé en tuant le docteur Fleischmann, non
?
Le visage du docteur Caïn s’éclaira comme si Max venait de formuler la
question à laquelle il souhaitait répondre depuis le début de leur dialogue.
— Quand on ne rembourse pas un prêt, il faut payer des intérêts. Mais
ça n’annule pas la dette. C’est ma règle, siffla la voix du mage. Et c’est ce
qui me nourrit. La vie de Jacob et celle de beaucoup d’autres comme lui.
Sais-tu depuis combien d’années je parcours le monde, Max ? Sais-tu
combien de noms j’ai portés ?
Max hocha la tête négativement en rendant grâce à chaque seconde que
le mage perdait en lui parlant.
— Dites-le-moi, répondit-il dans un filet de voix, feignant une
admiration terrifiée devant son interlocuteur.
Caïn sourit, euphorique. À ce moment se produisit ce que Max avait
redouté. Dans le fracas de la tempête résonna la voix de Roland qui appelait
Alicia. Max et le mage échangèrent un regard : ils l’avaient entendue tous
les deux. Le sourire disparut du visage de Caïn, qui recouvra rapidement sa
face sinistre de prédateur affamé et sanguinaire.
— Très malin, murmura-t-il.
Il déploya une main et Max vit, pétrifié, chaque doigt se transformer en
une longue aiguille. À quelques mètres de là, Roland cria de nouveau.
Profitant de ce que Caïn se retournait, Max se précipita vers la lisse du
cargo. La griffe du mage se referma sur sa nuque et le fit lentement tourner,
jusqu’à ce qu’il se retrouve face au Prince de la Brume.
— Dommage que ton ami ne soit pas la moitié aussi habile que toi,
crachèrent les lèvres du mage. Je devrais peut-être passer un pacte avec toi.
Ce sera pour un autre jour. Au revoir, Max. J’espère que tu as appris à
plonger depuis la dernière fois.
Avec la force d’une locomotive, le mage lança Max en l’air pour le
renvoyer dans la mer. Le corps du garçon décrivit un arc de plus de dix
mètres et retomba dans la houle en s’enfonçant dans le puissant courant
glacé. Max lutta pour remonter à la surface et battit des bras et des jambes
de toutes ses forces pour échapper à la succion mortelle qui l’entraînait vers
l’obscurité des profondeurs. Nageant en aveugle, il sentit que ses poumons
étaient sur le point d’éclater et finit par émerger à quelques mètres des
rochers. Il prit un grand bol d’air et, se débattant pour garder la tête hors de
l’eau, il réussit à ce que les vagues le portent peu à peu jusqu’au bord de la
paroi rocheuse ; là, il parvint à s’agripper à un saillant d’où il put ensuite
grimper pour se mettre à l’abri. Les arêtes aiguës des rochers lui mordirent
la peau et il sentit s’ouvrir de nouvelles petites blessures sur ses membres
tellement tuméfiés par le froid que c’est à peine si elles lui faisaient mal.
Luttant contre l’évanouissement, il monta encore de quelques mètres pour
trouver une anfractuosité hors de portée des vagues. Alors seulement, il put
s’allonger sur la pierre dure et découvrir que la terreur qu’il éprouvait
encore le rendait incapable de réaliser qu’il était toujours en vie.
17.
La porte de la cabine s’ouvrit lentement et Alicia, recroquevillée dans le
coin le plus sombre, resta immobile et retint sa respiration. L’ombre du
Prince des Ténèbres se découpa sur le seuil et ses yeux luisants comme des
braises changèrent de couleur, passant de l’or au rouge profond. Caïn entra
dans la cabine et s’approcha d’elle. Alicia lutta pour dissimuler le
tremblement qui l’agitait et fit face au visiteur avec un regard de défi. Le
mage eut un sourire féroce devant une telle démonstration d’arrogance.
— Ça doit être de famille. Vous avez tous une vocation de héros,
commenta-t-il aimablement. Vous commencez à me plaire.
— Qu’est-ce que vous voulez ? dit Alicia, en mettant dans sa voix mal
assurée tout le mépris qu’elle pouvait rassembler.
Caïn parut considérer la question et ôta ses gants sans hâte. Alicia vit
que ses ongles étaient longs et affilés comme la lame d’une dague. Il en
pointa un vers elle.
— Ça dépend. Qu’est-ce que tu me suggères ? proposa-t-il doucement,
sans quitter des yeux le visage d’Alicia.
— Je n’ai rien à vous donner, répliqua-t-elle en lançant un regard furtif
vers la porte ouverte de la cabine.
Caïn, devinant ses intentions, fit non de l’index.
— Ça ne serait pas une bonne idée. Revenons plutôt à ce qui nous
occupe. Pourquoi ne passerions-nous pas un traité ? Une entente entre
adultes, pour ainsi dire.
— Quel traité ? répondit Alicia en s’efforçant de fuir le regard
hypnotique de Caïn qui semblait aspirer sa volonté avec la voracité d’un
parasite des âmes.
— Voilà qui me plaît. Donc, parlons affaires. Dis-moi, Alicia, est-ce que
tu as envie de sauver Jacob, pardon, Roland ? C’est un bien beau garçon, si
tu veux mon avis, dit le mage en savourant chaque mot avec une infinie
délicatesse.
— Que voulez-vous en échange ? Ma vie ? lança Alicia dont les phrases
sortaient de la gorge sans lui laisser le temps de réfléchir.
Le mage croisa les mains et fronça les sourcils, songeur. Alicia
remarqua que ses paupières ne battaient jamais.
— J’avais pensé à autre chose, ma chérie, expliqua-t-il en se caressant
la lèvre inférieure de l’index. Que dirais-tu de la vie de ton premier enfant ?
Il s’approcha lentement d’elle jusqu’à ce que son visage touche presque
celui d’Alicia. Elle sentit l’intense odeur douceâtre et nauséabonde qui
émanait de son corps. Affrontant son regard, elle cracha à la figure du
mage.
— Allez en enfer ! dit-elle en contenant sa rage.
Les gouttes de salive s’évaporèrent comme si elle les avait crachées sur
une plaque de métal brûlant.
— Mais, ma chère enfant, j’en viens ! répliqua-t-il.
Lentement, le mage tendit sa main nue vers le visage d’Alicia. La jeune
fille ferma les yeux et sentit le contact glacé de ses doigts et de leurs ongles
acérés sur son front pendant quelques instants. L’attente se fit interminable.
Finalement, elle entendit le bruit de ses pas qui s’éloignaient et la porte se
fermer de nouveau. L’odeur de pourriture s’échappa par les jointures du
hublot comme la vapeur d’une valve sous pression. Elle eut envie de pleurer
et de frapper les cloisons jusqu’à ce que sa rage s’apaise, mais elle fit un
effort pour ne pas perdre son sang-froid et garder l’esprit clair. Elle devait
sortir de là et ne disposait pas de beaucoup de temps pour le faire.
Elle alla à la porte et en tâta le contour à la recherche d’une faille ou
d’une fente par où elle pourrait la forcer. Rien. Caïn l’avait enfermée dans
un sarcophage de rouille en compagnie des ossements du vieux capitaine de
l’Orpheus. À ce moment, une forte commotion secoua le bateau et la fit
tomber à plat ventre. Quelques secondes plus tard, un son étouffé monta des
entrailles du bateau. Elle colla son oreille à la porte et écouta attentivement
: c’était le gargouillement impossible à confondre de l’eau en train de
s’infiltrer. Une grande quantité d’eau. Prise de panique, elle comprit ce qui
se passait : la coque de l’Orpheus s’enfonçait de nouveau, en commençant
par les cales. Cette fois, elle ne put retenir un hurlement de terreur.