Les Voies de Transit Du Commerce Armenien

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ÉLISABETH TADJIRIAN & MÉROUJAN KARAPÉTIAN

Les voies de transit du commerce arménien


en Moscovie aux XVIIe et XVIIIe siècles

ANS LA SECONDE MOITIÉ DU XVII< SIÈCLE, LES GRANDS


négociants internationaux arméniens établis à Nor Jula!Ispahan
tentent de pénétrer le marché russe et d'ouvrir de nouvelles voies
de transit vers l'Europe. Les grandes routes traditionnelles, venant
de Perse et traversant l'Asie Mineure pour rejoindre les Échelles du
Levant, étaient en effet liées au commerce méditerranéen. Or celui-
ci se trouva à la même époque confronté à un développement
exceptionnel des échanges avec les grandes métropoles du Nord, comme
Amsterdam et Londres, auquel les négociants arméniens avaient l'obligation de
s'adapter. Leurs démarches dans ce sens, dans les dernières décennies du
xvue siècle, étaient également inspirées par leurs projets politiques consistant à
favoriser une coalition antiturque autour de la Perse, de la Moscovie, de la Pologne
et du Saint Empire.
Ces projets convenaient fort bien à la Perse et à la Russie, qui espéraient ainsi
dévier à leur profit l'axe majeur du commerce international, via la Volga, la mer
Caspienne et la Russie. On imagine aisément les conséquences économiques d'un
tel projet pour l'Empire ottoman, principal bénéficiaire du transit commercial, dont il
tirait des revenus énormes. La Russie avait d'autant plus intérêt au succès de cette
affaire, qu'elle cherchait alors à développer son marché intérieur et ses échanges
internationaux. La perspective de voir transiter sur son territoire les soies exportées
en Occident, privilège des Arméniens en Perse, promettait de grands profits pour le
Trésor.
Le fonds N lOO des «Archives centrales des actes anciens de la Russie », intitulé
«Relations de la Russie avec les Arméniens » contient nombre de documents, dont
la majeure partie a été publiée en 1953I, sur les relations politiques, économiques et
commerciales entre la Russie et les Arméniens.
Au nom des grandes maisons de commerce de Nor Jula- Sehrimanian, Miret',
T'op'jian, Kërag, Gamalian, Lusikenc' et autres - réunies dans un Conseil de ville,
des délégués furent envoyés en Russie : xoja Zak.'ar Sehrimanian en 1660, xoja
Grigor Lusikenc', Step'an Ramadanski et d'autres en 1666 et 1672. L'accord entre les
parties autorisait les négociants arméniens à pratiquer librement le commerce sur tout
le territoire de la Russie.
Ces accords furent formalisés par deux décrets signés par le tsar les 31 mai 1667
et 7 février 16732, et confirmés plus tard, le 2 mars 1711, par Pierre le Grand3. Alors
que leurs collègues étrangers restaient limités à la fréquentation d'Astrakhan, les
marchands arméniens pouvaient désormais pénétrer en Russie et apporter la soie
brute à Astrakhan, où des dépôts spéciaux leur étaient réservés, moyennant le
paiement d' une taxe de 5 % sur la valeur des marchandises. Ils étaient même
autorisés à commercer, dans les villes-frontières, avec les marchands étrangers. Le
Nappe crème, brodée, avec cartouche décret du tsar Alexis (1673) précise aussi qu'à l'exception des négociants arméniens
central frappé de l'agneau pascal portant de Nor Jula, tous les marchands perses et indiens ne pouvaient commercer dans
l'étendard de la vérité, emblème aucune autre ville de Russie qu' Astrak.han4. Le paiement du droit de douane de 5 %
des pavillons de navires arméniens permettait également aux Arméniens de vendre leurs soies sur place ou de les faire
[1657, Ejmiacin] transiter vers l'Europe. Ils devaient cependant, à leur retour d'Europe,
(musée d'Histoire d'Arménie). -194 obligatoirement repasser par la Russie et payer de nouveaux droits.

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ARMÉNIE EN TRE ORIENT ET OCCIDENT

C achets de xoja arménien,


en ambre et laiton avec pochettes
[xvue-xixe s., Nor fula]
(Coll. Arhy Ovanessian). - 2031-5

En 1676 , ils furent aussi autorisés à développer la voie Arkhangelsk-


Amsterdams, tandis que le ] er septembre 1686, les négociants arméniens de Nor Jula
« Safar Vassili ev » et « Anus Vardanov » obtenaient une ordonnance impériale leur
octroyant, pour la première fois, le droit de passer de Novgorod en Suède6. Quelques
années plus tard, en 1690, ce même « Safar Vassiliev » empruntait cette voie, avec
des collègues arméniens, en emportant quelque 1 306 poults-de-soie brute, tandis
qu'une autre caravane, dirigée par un certain Mergulov, passait de Novgorod en
Suède en 1691 avec 1290 poults, dont 1 107 poults-de-soie brute, pour une valeur de
26 936 roubles, moyennant le versement de 2 686 roubles de droits de douane?.
C'est dire l'intérêt que représentait pour les autorités russes ce transit de
marchandises arméniennes par leur territoire . Ainsi , lorsqu'en 1689 le
gouvernement russe interdit à tous les négociants orientaux de commercer avec les
étrangers à travers le territoire russe, il fait une nouvelle fois exception pour les
compagnies de commerce arménienness. Les négociants arméniens de Perse
fréquentent alors les grands marchés de Russie : Kazan, Samara, Saratov, Simbirsk,
Vladimir, Iaroslav, Novgorod, Moscou, etc.
Si le commerce arménien en Russie entamait les intérêts des négociants russes,
cet inconvénient était largement compensé par la perception des droits de transit,
dont on mesure bien la progression dans les cruffres suivants9 :
- 1675 : 1 753 roubles ;
-1684 : 957 roubles ;
- 1690 : 3 455 roubles ;
-1691:2586 roubles;
-1695:4621 roubles.
Les registres de taxes et impôts d' Astrakhan indiquent, pour les années 1686-
1695, que les négociants arméniens ont payé les taxes suivantesiO:
- 1686: 919 roubles;
- 1690 : 3 455 roubles;
- 1691 : 2 586 roubles;
- 1694 : 1434 roubles;
- 1695 : 2 290 roubles.
D'après les études les plus récentes, jusqu' aux années 1747-1760, 60 % de la
soie exportée de Perse appartenaient à des Arméniens II .
Outre la soie brute, ces derniers importaient d ' Inde en Russie des laines de
dromadaire et de chèvre, des épices et, dans le plus grand secret, loin du regard des
fonctionnaires des douanes perses , des pierres précieuses. C'est cependant le
commerce de la soie brute qui rapportait le plus de profits.
Au retour, les négociants arméniens rapportaient d'Europe en Orient des étoffes
hollandaises , anglaises et vénitiennes, des miroirs , des montres , des objets
décoratifs, des pierres semi-précieuses, des fourrures russes, etc.
Les registres de taxation des villes russes illustrent, à partir de 1676, la présence
de ces marchands sur les voies de transit russes. Ainsi, dans les années 1687, 1695,
V êtement de cérémonie en soie et imprimé, 1696, cinq grandes caravanes transportant de la soie brute d'une valeur considérable
destiné à un fils de négociant arménien transitent en Russie, suivant l' itinéraire mer Caspienne-Volga, vers Novgorod,
d'Ispahan, comprenant huit pièces [xvmes.] Arkhangelsk et Narva, via l'Europe: en 1676, 1 170 poults ; en 1690, 1 305 poults ;
(Coll. Arhy Ovanessian). -196-202 en 1691 , 1 691 poults ; en 1695,2 232 poultsi 2_

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ARM ÉN I E EN TRE ORIE N T ET OC C IDE N T

L' historienne russe N. Kukanova montre que le volume du commerce extérieur


de la Perse, notamment celui d'Ispahan et de Rachd, était généralement tributaire des
opérations organisées par les négociants arméniens pratiquant le commerce de la
soie brutei J.
Les documents d'archives montrent avec évidence que les Arméniens faisaient
l'essentiel de leur négoce avec la Hollande, par Arkhangelsk, avec la Pologne, par
Smolensk, avec la Suède, l'Angleterre, le Danemark, l'Allemagne et, partiellement,
avec Lubeck, par Novgorod. D'après les archives douanières, en 1696 ces
négociants expédièrent à Lubeck pas moins de 673 000 poults-de-soie brutei4. Dans
les années 1670, le négoce avec le Brandebourg se faisait par la route de Smolensk,
ainsi que nous le confirment les documents concernant un certain Yakob Samokutli ,
négociant arménien arrivé à Moscou du Brandebourg en 1676 : celui-ci s' était
préalablement adressé, sans succès, aux autorités turques pour obtenir l'autorisation
de transporter ses balles de soie au Brandebourg's.
À la fin du xvne et au début du xvme siècle, les négociants arméniens
monopolisaient 70 à 76 % des échanges commerciaux entre la Russie et l'Iran 16, et
76 à 80 % de ceux pratiqués entre l'axe Caspienne-Astrakhan-Volga et l'Europe
occidentale 17 • L'essentiel de ces opérations se faisait grâce aux crédits, généralement
accordés à un taux annuel de 6 %. Le Code des lois des Arméniens d'Astrakhan
prévoyait 0,6 % d'intérêt mensuel ou 6 % annuel, les billets à ordre offrant de hauts
pourcentages n'étant pas valables. Tous ces éléments nous permettent de mesurer le
rôle joué dans le développement économique de la Russie par les négociants
arméniens . En 1779, le gouvernement russe autorisa les Arméniens d'Astrakhan,
dont le poids économique était considérable, à créer une banque, dont les services
étaient réservés aux seuls Arméniens.
Ces négociants fondèrent en outre des manufactures de soierie. Dans un rapport
officiel de 1775, on trouve des informations particulièrement intéressantes sur les
conditions de création, à Moscou, en 1717, par Ignat Sehrimanian, de deux ateliers,
plus tard rachetés par les Lazarian. Sur les vingt manufactures de soieries
fonctionnant à Moscou dans les années 1730-1750, on en compte pas moins de cinq
Vue générale de Smyrne, appartenant à des Arméniensi S. Au milieu du xvme siècle, l' industrie du tissage
lithographie [Constantinople, c. 1850] d'Astrakhan est principalement concentrée entre les mains d ' entrepreneurs
(Bibliothèque nationale de France). - 218 arméniens, qui font fonctionner plus de deux cents métiers à tisser.

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L ES ÉCHA N G ES M AT É RI E L S

INSTRVCTION MEMORABLE
Contenant IC3 Comdl:atiom d'cotre
ACTVM
ES S IRE ' HE N IÜ D' ANC LVRE S
: de Bourlcmont, C he w .li~ r de l'Ordre de Saint\ l un.d~ '
H kruUicm,commandam cy-d u ~ mvn Nauirc en gucrr.c
pour lc feruice, & fuw-la commülionduRoydcb Gr;wdc
l!rctagnc: c .,

C1ntrt lu .Ar11unims qÏû ~ IJ~:{Miwnt .,, 'CtJ~fril Ju Roy /,.


rr)'itlllÎM Ju tiUrthllllfÜftt ptttnbiis pifbfor tM>: kn~
Factum ... Contre les Arméniens
'till N"'11in A1ftkis P•rkmtm•in. · qui poursuivent au Conseil du roi
: ; d ~ ~ ~ !:. =:. · ~c r ~ ~Je ~:_r; :: la restitution des marchandises
Commiiliondaqud Mt Î:cck.fo'ifc:dcir. r1.. Â fm~ . prétendues prises sur eux sur le navire
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rk pu llmt lwr nom, ri f~:tiro au fitur Cheùllier Mercanto armeno { 1652, Paris]
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:~·! c ifï ~ [ ;~ . ~:? d ci: ~ :=~ ~o n dela1r
a ~au r rcfoil"a & larc- d'entre Marcara, Arménien, directeur
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des comptoirs des Indes orientales
A
et de Perse, et les sieurs
directeurs généraux [ 1682, Paris]
(Bibliothèque nationale de France). - 212
210 212

Le traité de 1667 obligeait les Arméniens à transporter toute leur soie brute en
Russie ou, à travers la Russie, vers l'Europe. Mais cette obligation ne fut jamais
respectée. Les négociants arméniens avaient surtout besoin de multiplier les
possibilités de transit et voulaient éviter d'être tributaires d'une seule route. C'est ce
qui explique, en contradiction avec les termes du traité passé avec les autorités
russes , que le 22 juin 1688 xoja P'anos signa un contrat avec la East-Indian
Company qui ouvrait aux Arméniens l'itinéraire maritime des Indes vers l'Europe l9,
même si ceux-ci continuaient à employer les grandes voies commerciales
traditionnelles d' Asie Mineure, de loin les plus courtes, mais non sans danger.
D ' après Petros Petik', diplomate catholique qui joua un certain rôle dans le
mouvement de libération arménien, il était possible de parcourir la distance entre la
Perse et l' Europe à travers l'Empire ottoman en près de trois mois, alors qu'il en
fallait quatre à cinq en passant par Moscouzo.
À plusieurs reprises, les autorités russes posèrent des ultimatums aux
négociants arméniens pour les contraindre à exporter la soie brute exclusivement
par la Russie, au détriment des voies ottomanes, mais ces efforts restèrent vains21•
Tout en étant informés de l'activité des négociants arméniens, qui continuaient à
faire transiter la majeure partie de leurs soies par l'Empire ottoman, les Russes
cherchaient d'autres moyens d ' attirer les capitaux arméniens dans le circuit
économique de leur pays. Le tsar Pierre le Grand octroya ainsi nombre de privilèges
à certains négociants. Celui qu'il donna le 28 janvier 1717, à Amsterdam, en faveur
des frères Petros, Abraham et Safai' Abroyanc', négociants arméniens de Smymezz,
visait à attirer ces richissimes personnages sur le marché russe. Il avait fait de même
avec un certain Merkul Alazarian (Aghazarov), en août 1712, en invitant celui-ci,
alors établi à Amsterdam, à s'installer, avec les membres de sa famille, à MoscouzJ.
Les privilèges octroyés aux Arméniens par les autorités russes, ainsi que la
situation politique et économique instable de la Perse dans les années 1720-1750
incitèrent nombre de riches négociants à quitter ce pays et à s'établir définitivement
en Russie, avec leurs capitaux. Quelques-uns d'entre eux prirent une part active dans
le développement de l'industrie russe naissante.
À partir de la fin du xvme siècle, le capital arménien commença à perdre ses
positions dans les différentes parties du monde. Sans doute faut-il attribuer ce
phénomène au développement des relations commerciales internationales, qui
obligea les États d' Occident à organiser à leur tour leur négoce extérieur sur des
bases beaucoup plus solides. Dans ces conditions, les négociants arméniens, privés
de la protection d'un État, n'étaient plus en mesure de soutenir la concurrence.

ÉLISABETH TADJIRIAN
& MÉROUJAN KARAPÉTIAN

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