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JEAN-LUC LAGARCE (1957-1995) : JUSTE LA FIN DU MONDE (1990)

I. Jean-Luc Lagarce et Juste la fin du monde : UN AUTEUR ET UNE PIECE DU THEÂTRE


CONTEMPORAIN (expression qui désigne le théâtre à partir des années 1950 jusqu’à nos jours)
A. Repères chronologiques
a). Biographie de JLL :
− 14. 02. 1957 : naissance à Héricourt (Haute-Saône, est de la France). Il passe son enfance dans la
petite ville de Valentigney, où ses parents sont ouvriers à l’usine Peugeot-Cycles. Au collège, à 13
ans, il écrit sa 1ère pièce de théâtre pour sa classe.
− 1975 : il obtient son baccalauréat. Il étudie la philosophie à Besançon, où il prend des cours d’art
dramatique (théâtre) au conservatoire de région.
− 1977 : avec d’autres élèves du conservatoire, il fonde une compagnie théâtrale d’abord amateur
puis professionnelle (1981) : « Le Théâtre de la Roulotte ». Il en est le metteur en scène.
⇒ De 1977 jusqu’à la fin de sa vie en 1995, Il monte des pièces de différents auteurs, ainsi que ses
propres textes  Il mène de front une double carrière : metteur en scène et écrivain/ dramaturge.
− 1981 : JLL a à son actif 20 mises en scène. Il est reconnu pour son travail.
− 1988 : JLL s’installe à Paris. En juillet, il apprend qu’il est séropositif. Il obtient une bourse du
Centre national des Lettres.
− 1990 : il passe 6 mois à Berlin grâce à une nouvelle bourse d’écriture car il a reçu le prix
Léonard de Vinci. C’est là qu’il compose JFM.
− 1992 : JLL fonde une maison d’édition avec le metteur en scène François Berreur. Elle
s’appelle : « Les Solitaires intempestifs ».
− 1994 : 1ère représentation de la pièce de JLL J’étais dans ma Maison et j’attendais que la pluie
vienne. Résumé : 5 femmes, la grand-mère, la mère, les 3 filles, attendent depuis des années le
retour de l’unique garçon de la famille qui n’a jamais donné de nouvelles depuis qu’il a quitté le
domicile familial. La pièce s’ouvre sur ce retour, thème que l’on trouve déjà dans JFM.
− 1995 : JLL achève la rédaction du Pays lointain une semaine avant sa mort. Il s’agit d’une
réécriture de JFM = hypertexte. Résumé : Louis retourne dans sa famille afin d’annoncer sa
mort prochaine. Des personnes qu’il a aimées viennent aussi à ce rendez-vous, ainsi que son père
mort. Mais Louis ne dit rien, éprouvant une difficulté insurmontable à parler.
− 30. 09. 1995 : mort de JLL à Paris. Il a 38 ans.
⇒ Son œuvre est constituée de 25 pièces de théâtre, 3 récits, 1 film moyen métrage, 1
livret d’opéra, 1 journal (1977-1995). Depuis sa mort, JLL est le dramaturge contemporain le +
joué en France. Son œuvre est traduite dans une quinzaine de langues.
b). Genèse de JFM et 1ères représentations
− Automne 1986 : JLL commence la rédaction du manuscrit d’un roman qu’il intitule Le Combat
avec l’enfant puis Mes deux dernières Années et enfin Les Adieux, dont le contenu est
autobiographique.
− 1988 : le texte est refusé par tous les comités de lecture.
− 1990 : JLL écrit une version scénique de son roman Les Adieux. La forme définitive en est
Juste la Fin du monde. Le manuscrit est encore refusé. JLL arrête d’écrire pendant 2 ans pour
continuer à se consacrer à son travail de metteur en scène.
− 1994-95 : JLL reprend le manuscrit de JFM pour écrire Le Pays lointain.
− 1999 : JFM est monté par le metteur en scène Joël Jouanneau au théâtre de Lausanne. (4 ans
après la mort de son auteur)
− 2000 : la pièce est reprise au Théâtre de la Colline (Paris).
− 2008 : elle entre au répertoire de la Comédie-Française, célèbre théâtre parisien fondé par
Louis XIV en 1680. Elle est mise en scène par Michel Raskine.

− 2016 : JFM est adapté au cinéma par Xavier Dolan, jeune réalisateur canadien (Montréal-
Québec) né en 1989. La même année, le film est récompensé par le Grand Prix du jury au
festival de Cannes.
⇒ Le théâtre de JLL est largement autobiographique, mettant en scène des personnages
vivant des relations difficiles avec leur famille. L’auteur y parle de façon indirecte de son
homosexualité et de sa maladie.
B. Une volonté de remise en cause du théâtre traditionnel (17e.-1ère. Moitié du XXes)
a). Analyse du titre :
● Dans les pièces conventionnelles, le titre est en relation directe avec le contenu de l’œuvre.
● Le titre déroute aussi car il associe 2 éléments contradictoires, à la façon d’un oxymore :
l’adverbe restrictif « juste » marque une atténuation, qui s’oppose au G. N. « la fin du monde »
affirmation tragique, au contraire. Cependant, ce groupe nominal « la fin du monde » est aussi à
mettre en relation avec l’expression orale « c’est pas la fin du monde ». Le titre semble signifier,
avec ironie : « rien de grave, c’est juste la fin du monde ». La fin de quel monde ? L’expression du
titre « la fin du monde » laisse prévoir qu’il sera question de la fin de l’humanité. Or c’est
seulement en lisant la pièce que l’on comprend que « la fin du monde » désigne non pas une
catastrophe universelle, mais un drame personnel, la mort prochaine de Louis : c’est juste sa fin du
monde.  Contrairement à ce qui se passait dans le théâtre traditionnel, le titre de la pièce,
JFM, ne désigne pas clairement le sujet de l’œuvre.
b). Les lieux : ● Dans le théâtre classique (XVIIes.), l’histoire se déroule dans un seul espace,
conformément à la règle de l’unité de lieu.
En apparence, JLL respecte l’unité de lieu classique dans JFM : la didascalie initiale indique
que l’histoire se passe « dans la maison de la Mère et de Suz. », sans précision de décor, ce qui
rapproche encore l’espace scénique de JFM des lieux non décrits du théâtre classique.
MAIS :
en réalité, on peut parler d’un éclatement des lieux, car il est aussi question de nombreux autres
espaces, hors-scène, et parfois perçus comme lointains : Le « pavillon » où vivent Antoine,
Catherine et leurs enfants + Depuis des années, Louis a quitté le domicile familial. A son retour, il
affirme que son trajet en train n’a pas été « un grand voyage ». Mais il fait cette remarque devant
Antoine : « vous semblez toujours vouloir croire que j’habite à des milliers, centaines, milliers de
kms. »
+ Louis raconte que pour fuir la mort, il voyage. Il est ainsi question de « la salle d’attente des
aéroports » ; d’un « quai de (…) gare » ; d’ « une chambre d’hôtel » ; de « la salle à manger d’un
restaurant »
+ Les espaces hors-scène sont aussi symbolisés par les cartes postales envoyées par Louis à sa
famille, par ex. celle représentant « une ville de la grande périphérie parisienne » (p. 39 / p. ). La
périphérie est du reste un espace associé à Louis, qui vit à l’extérieur du lieu familial qu’est la
maison de Suz. et de la Mère.
+Dans l’épilogue, Louis évoque le souvenir d’une promenade nocturne réalisée dans le Sud de la
France, et l’espace prend alors une dimension irréelle, poétique, cosmique :
« je marche seul (…) à égale distance du ciel et de la terre. »
c). La structure de la pièce :
● Elle s’organise sur 5 étapes : le prologue, la 1ère partie, l’Intermède, la 2nde. partie, l’épilogue.
De ce point de vue, JFM reprend le modèle de la tragédie classique ou du drame romantique
dont la structure est elle aussi quinaire, avec 5 actes.
MAIS :
- Le mot « acte » n’apparaît pas dans JFM. Il est question de « parties », ce qui rapproche cette
pièce de l’univers narratif du roman, lui aussi souvent organisé en « parties ». Et en effet, dans JFM,
les personnages se livrent fréquemment à des narrations (de souvenirs ; de leur vie quotidienne ; de
rêves).
- Contrairement à ce qui se passe dans les pièces traditionnelles, la structure de JFM est
décroissante : la 1ère. partie comporte 11 scs., l’Intermède : 9, et la 2nde. partie, 3. Ce schéma peut
évoquer métaphoriquement l’épuisement de Louis, malade, que sa volonté d’annoncer sa mort
abandonne (déterminé à le faire dans le prologue, il ne passera pourtant jamais à l’action dans la
suite de la pièce) ; l’échec des retrouvailles de la famille, qui finalement se disperse (à la fin de la
journée, Ant. et Cath. rentrent chez eux, Louis reprend le train pour ne jamais revenir.
- Le découpage en scènes est incertain. Dans le théâtre traditionnel, une scène est délimitée par
l’entrée et la sortie des personnages. Or dans JFM, aucun des débuts de scène n’établit la liste des
personnages présents. C’est le nom du personnage précédant sa réplique qui permet d’avoir des
repères, ainsi que la parole d’un personnage qui vient suggérer la présence ou la disparition des
autres, comme des didascalies internes => II, 3, la Mère : « nous sommes toutes les 3 »,
impliquant sa présence, celles de Suz. et de Cath. + En I, 3, Suz. semble parler seule. Mais l’emploi
du pronom « tu » et le contenu de sa tirade permettent de conclure qu’elle s’adresse à Louis. + A la
fin de I, 6, la réplique de Louis « Revenez ! Catherine ! » laisse à penser que cette dernière vient de
quitter la scène.
+ Une seule fois dans la pièce, la sortie des personnages est explicitée grâce à une didascalie, cf fin
I, 9 : « Catherine reste seule. »
=> JLL affiche une volonté de déconstruire les conventions théâtrales.
C. JFM : un logodrame, théâtre du langage
Dans cette pièce, l’attention du lecteur-spect. n’est pas attirée par l’action –car il n’y en a pas-, mais
par le travail de JLL sur le langage.
a). Remise en question de la notion traditionnelle d’action : selon le philosophe grec antique
ARISTOTE (384-322 av. JC.) qui a réfléchi au théâtre de son temps, une pièce doit reposer sur une
action qui se déroule de façon linéaire depuis un commencement jusqu’à un dénouement. Au début
de JFM, Louis annonce l’action : il revient auprès des siens pour leur annoncer sa mort prochaine.
Or cette action n’aura pas lieu => Cette volonté de JLL d’effacer l’action apparaît dès la didascalie
initiale : au lieu d’écrire « L’action se passe … », il note : « Cela se passe … » .
L’action est remplacée par la narration : en I, 3, Suz. raconte sa vie ; en I, 4, la Mère raconte
le souvenir des dimanches passés en famille ; en I, 6, Cath. raconte le métier d’Ant. ; en I, 10, Louis
raconte son angoisse de la mort et ses tentatives pour l’oublier ; en II, 1, Louis raconte son départ ;
en II, 3, Ant. raconte un souvenir d’enfance.
=> L’action, les péripéties, les conflits, le suspense trouvent désormais leur place dans le
langage.
b). Fonction dramatique du langage (< grec drama, « action ») :
● Les mots et paroles des personnages sont générateurs de conflits, de malaises.=> I, 1 : lors des
retrouvailles, Suz. fait remarquer que Louis n’embrasse pas son frère Ant. Ce dernier lui rétorque
avec violence : « Suz., fous-nous la paix ! ». C’est alors que Suz. fait retour sur sa propre parole
pour protester contre celle d’Ant. => Une scène analogue se produit en I, 9. Cette fois, Suz. fait
remarquer que Louis et Suz. persistent à se vouvoyer. Ant. intervient. Ce dernier et Suz. entament
une querelle à propos des mots échangés, le dialogue aboutit à une impasse : Suz. fait un bras
d’honneur => En I, 2, Cath. parle de ses 2 enfants à Louis. Mais à ce moment, Ant. fait ce
commentaire : « Laisse ça, tu l’ennuies. » . Louis juge ce propos blessant et Ant. cherche à se
rétracter (p. 31 / p. : « Je n’ai rien dit, / ne me regarde pas comme ça ! »).=> En I, 8, la Mère
prévient Louis : elle lui dit que Suz. et Ant. vont chercher à lui parler, mais qu’ils vont le faire
« maladroitement », parce que, sentant que Louis a envie de repartir, ils ne prendront pas le temps
de s’expliquer : « cela sera mal dit ou dit trop vite (…) et tu ne comprendras pas (…). Tu répondras
à peine 2 ou 3 mots » .  Les mots échangés par les membres de la famille au moment des
retrouvailles devraient être l’occasion d’un rapprochement entre eux. Or, par un
retournement de situation, c’est l’inverse qui se produit.
« Dans mes pièces, il ne se passe rien », disait Tchekhov.==> L ’action ne progresse pas, ne
comporte pas de suspens, ni de rebondissements : dès II, 1, on sait que Louis quittera les siens sans
avoir rien annoncé . C’est désormais à l’intérieur des phrases elles-mêmes que l’on trouve des
effets de suspens. Dans le prologue, l’unique phrase progresse très lentement voir l’explication de
texte.
D’une parole à l’autre, on observe des retournements de situation : il arrive en effet qu’à une
affirmation succède la dénégation : « je n’ai rien dit » (Ant. À Cath. I, 2 : « Laisse ça, tu l’ennuies
» . ), puis : « je n’ai rien dit qui puisse te troubler » ou encore en II, 2, lorsqu’Ant. déclare qu’il
va faire « d’une pierre 2 coups » en raccompagnant L. à la gare , provoquant la colère de Suz., il nie
alors son affirmation : « je ne disais rien »
b). La tragédie du langage : JFM met en scène un théâtre de la parole, et l’échec de cette parole.
● Une parole hésitante : en II, 3, Ant. déclare : « rien jamais ici ne se dit facilement ». Les
personnages apportent très souvent des rectifications à leurs propos, s’autocorrigent. Causes de ce
comportement :
□ Un complexe d’infériorité / à Louis. D’après ce que laisse supposer le propos de Suz. en I, 3 ,
Louis est écrivain. Devant lui, les membres de sa famille s’efforcent donc de respecter les normes
langagières, mais ne peuvent dissimuler leur manque de maîtrise. C’est le cas de la Mère qui hésite
sur le mode verbal à employer après la conjonction de subordination « avant que » (I, 4). Même
hésitation d’Ant. pour l’accord d’un participe passé I, 11, ). Catherine, elle, hésite entre l’emploi de
l’imparfait et du passé simple, dont elle se dit qu’il est + littéraire et conviendra mieux à Louis (I, 1)
□ La tentative pour trouver le mot juste. Dans ce cas, les personnages emploient
l’épanorthose . C’est par ex. le cas de Suz., lorsqu’elle parle du logement d’Ant. Et Cath. (I, 3).
Voir aussi Catherine, en I, 2, lorsqu’elle parle de la tradition familiale en vertu de laquelle le fils
aîné porte le prénom de Louis : sa réplique comporte de nombreux correctifs : « je crois, nous
croyons, nous avons cru, je crois »Voir aussi Louis en I, 2 : «c’est méchant, pas méchant, non,
déplaisant »
 La parole recule (correctifs), avance. Son mouvement remplace le mouvement de l’action,
inexistante.
● La difficulté à dire s’exprime aussi par l’épanalepse , l’épizeuxe, l’anadiplose, le
polyptote très fréquente dans JFM. La parole est ressassante, répétitive.
● L’impossibilité à dire : Louis ne parvient pas à verbaliser l’annonce de sa mort. Il se réfugie
derrière le mensonge (« Je vais bien » ), dans le mutisme, « deux ou trois mots » (la Mère, I, 8, ),
un« petit sourire » (ibid., p. 62 / p. ). Pour briser ce silence, Louis raconte dans l’épilogue que
l’idée lui est venue de « pousser un grand et beau cri », mais qu’il y a finalement renoncé
Pour exprimer leur incapacité à dire, les personnages utilisent des formules comme : « je ne
sais pas », « comment dire ? » (Catherine, I, 2 ) ; « je ne sais comment l’expliquer, / comment le
dire, / alors je ne le dis pas » (Suz., I, 3 ). Louis : « je ne trouve pas les mots » (p. 50 / p. ) ; Ant . :
«je ne sais pas dire » (II, 2. Dans la réplique d’Ant. en II, 2, l’incapacité à dire
est exprimée par la répétition des mêmes paroles, finalement interrompues
par des points de suspension et/ou l’emploi de la négation
 Dans JFM, cette impossibilité à dire est un tragique du quotidien qui atteint tous les
personnages.
● Une communication qui ne parvient pas à s’établir : => Cela apparaît même dans les
dialogues.
□ La scène I, 1 est celle lors de laquelle les personnages se rencontrent, se présentent. Or au lieu de
s’adresser directement les uns aux autres, ils emploient la 3è. pers., qu’on appelle la « non-
personne » ou « personne de l’absence ». Ce procédé paralyse le dialogue, car la parole n’est pas
adressée directement à son destinataire.
□ En I, 6, Louis commence par dire à Cath. : « Vous ne dites rien, on ne vous entend pas. » Cath.
répond : « Que voulez-vous que je dise ? ». Puis elle parle du métier d’Ant. Lorsque Louis tente de
faire un commentaire, elle l’interrompt en lui disant : « Ne me dites rien, je vous interromps ».
Puis
Louis, de son côté, dit : « Je n’ai rien à dire ou ne pas dire, je ne vois pas. » Ensuite de quoi, Cath.
quitte la scène.
□ Dans l’Intermède, les personnages s’appellent les uns les autres. Mais soit leurs appels restent
sans réponse, soit ce n’est pas le destinataire de l’appel qui répond : à la sc. 1, la Mère appelle
Louis, mais celui-ci ne répond pas . La même situation se reproduit à la sc. 3. A la sc. 4, Cath.
appelle Ant., mais c’est Suz. qui répond ; puis dans la même sc., la Mère appelle Louis, mais c’est
encore Suz. qui répond . Même situation dans les scs. 5 et 7 . Ces dysfonctionnements dans le
dialogue montrent la fracture du groupe familial.
□ En I, 11, Louis commence à raconter son voyage à son frère. Mais Ant. Refuse d’écouter (« Ne
commence pas. »), car il s’imagine que Louis va lui dire des mensonges (« tu voudras me raconter
des histoires, je vais me perdre »). Dans une tirade de 4 pages, il confisque la parole à son frère, le
réduisant au silence. A la fin de la scène, Ant. réitère son refus d’écouter Louis et quitte la scène (p.
=> Contamination du dialogue par le soliloque (= « quasi monologue » pour Anne
Ubersfeld). La présence de ces soliloques montre l’échec d’une parole qui ne circule pas entre
les personnages. La parole avec l’autre se transforme ainsi en parole devant l’autre. L’échange est
bloqué. Ces soliloques confisquent la parole à Louis, qui, en conséquence, ne pourra pas
annoncer sa mort prochaine.

II. JFM, une infra-tragédie (J.-M. DOMENACH)


⇒ Infra est un préfixe qui provient d’un adverbe latin, signifiant « au-dessous de », « en bas ».
L’infra-tragédie est à mettre en relation avec les tragédies antique et classique. L’infra-tragédie les
imite, mais en se plaçant dans des contextes désormais ordinaires, banals, et en modifiant les
règles d’écriture des tragédies traditionnelles. Le mot d’ « infra-tragédie » a été au départ appliqué
au Nouveau Théâtre fondé dans les années 1950 par 2 dramaturges qui ont influencé JLL : Eugène
IONESCO (1909-1994) et Samuel BECKETT (1906- 1989).
A. Effacement du personnage
a). Des personnages socialement ordinaires => Socialement, ils sont banals ou bien n’ont aucune
détermination précise. En I, 4, la Mère raconte qu’elle et son mari travaillaient et ne prenaient pas
de vacances. On apprend qu’Ant. est ouvrier (il travaille dans une « petite usine d’outillage », I, 6, ).
Ant. Commente l’existence de Louis en disant : « Tout n’est pas exceptionnel dans ta vie, ta
petite vie » (I, 11).
+ Les auteurs des tragédies traditionnelles accordaient beaucoup d’importance aux actions des
personnages, mises au 1er plan. Or dans JFM, l’action est banale ou inexistante
b). Des personnages peu décrits :
● Le texte ne comporte qu’une seule didascalie externe (donnant une précision sur l’attitude d’un
personnage : il s’agit de celle figurant à la fin de la sc. 8 de l’Intermède et concernant Suz. : « Elle
rit, là, toute seule. » Les seules didascalies sont internes ne nous donnant que de rares indications :
« Tu lui serres la main, il lui serre la main. » (Suz. à Louis, I, 1) ; « ne me regarde pas comme ça ! »
(Ant. à Cath., I, 2)
● Le fait que les entrées et sorties de personnages ne soient pas explicitement mentionnées
contribue à leur donner un contour flottant, entre présence et absence.
● On ignore où vit Louis (cf la remarque de la Mère en I, 8 : « (nous ne savons pas où tu vis) »,
quelle est la cause de sa « mort prochaine et irrémédiable »
c). Le personnage entre vie, mort et rêve :
● Dans le Prol., Louis déclare : « L’année d’après – j’allais mourir à mon tour- ». Il emploie un
futur dans le passé, comme si, au moment où il parle, il est déjà mort.  De cette façon, Louis
acquiert le statut incertain de personnage mort-vivant.
● Louis donne aussi l’impression non pas de vivre des événements, mais de les rêver. => Dans
l’épilogue, le souvenir de la promenade nocturne effectuée dans le sud de la France prend une
coloration onirique quand Louis déclare : « je marche (…) à égale distance du ciel et de la terre. »
=> L’intermède a lui aussi une dimension onirique : dès le début, Louis semble perdu dans un rêve
(sc. 1). Les personnages s’interpellent les uns les autres et ne parviennent pas à se retrouver, comme
dans un mauvais rêve. Cela est métaphoriquement évoqué dans le rêve de Louis au début de la
sc. 3 : « les pièces de la maison loin les unes des autres » et inaccessibles peuvent symboliser
les membres de sa famille, qui demeurent éloignés de lui malgré son retour.
 JLL met souvent en scène la conscience de Louis, son intériorité psychologique. Il le fait
aussi avec les monologues de son personnage en I, 5, 10, II, 1. En cela, il pratique un théâtre
intime novateur par rapport à celui de ses prédécesseurs. JFM est ce que l’on appelle un
monodrame. ⇒ Dans JFM, on peut ainsi dire que c’est toute la vie de Louis qui défile devant ses
yeux au moment de sa mort.
B. Une temporalité revisitée
La tragédie traditionnelle repose sur la règle de l’unité de temps : l’histoire racontée doit se dérouler
en un seul jour. De +, l’intrigue s’organise sur une chronologie linéaire, qui va d’un commencement
vers une fin. JLL remet en question ces conventions. Cela est visible dès la didascalie initiale : dans
un 1er temps, JLL écrit « Cela se passe un dimanche », et juste après : « durant près d’une année
entière », faisant voler en éclats la règle de l’unité de temps et soulignant sa volonté de nous
introduire dans une temporalité incertaine.
a). Collisions temporelles : □ Dans le Prol., Louis juxtapose un futur dans le passé (« j’allais
mourir » p. 23 / p. ) et un futur (« je mourrai »), de sorte qu’on ne sait pas exactement à quel
moment du temps Louis prononce ces paroles. Est-il déjà mort ou non quand il profère ces mots ? □
La situation est semblable dans l’épilogue : Louis dit « je meurs » , ce qui implique une fin
définitive. Le discours de Louis dans l’épilogue serait donc une prosopopée (= fig. de style par
laquelle un écrivain fait parler un pers. Mort).
Mais ensuite au contraire, il ouvre les perspectives sur un futur avec « je regretterai »  Louis
semble se situer en dehors du temps.
□ Dans II, 1, Louis raconte au passé la fin de la journée vécue dans sa famille : « je repris la route,
je demandai qu’on m’accompagne à la gare » . Or cet événement n’aura lieu qu’à la scène suivante
b). Un seul présent, 2 dialogues différents : dans l’Intermède, deux couples de personnages se
mettent en place : 1. Louis / La Mère, cette dernière étant aussi représentée par Cath. qui, comme la
Mère, est maman d’un fils prénommé Louis. Louis, la Mère, Cath. sont présents dans les scènes
impaires (1, 3, 5, 7, 9). 2. Ant. / Suz. apparaissent, eux, dans les scènes paires (2, 4, 6, 8). Les
dialogues prononcés par Ant. et Suz. interfèrent donc au milieu de ceux
prononcés, au même moment, par Louis, la Mère, Catherine.  2 dialogues distincts sont émis
simultanément.
c). Rétrospection (analepse) et anticipation (prolepse) :
- Analepse : les personnages se remémorent le passé et le racontent : Le déroulement du temps
n’est pas linéaire : il est entravé par une remontée du passé dans le présent. Ce passé prend la forme
de récits qui prolifèrent sur la scène et qui paralysent la progression de l’action (projet de Louis
d’annoncer sa mort).
- Prolepse : En I, 8, la Mère raconte ce qui va se passer : son récit est prédictif : à propos d’Ant. et
de Suz., elle déclare à Louis : « Ils voudront t’expliquer mais ils t’expliqueront mal » «cela sera
mal dit (…) et brutalement encore » ; « je sais comment cela se passera » Et en effet, Ant. est
agressif dans sa façon de s’adresser à Louis en I,11 et II, 3, par ex. lorsqu’il aggrave la distance qui
existe déjà entre lui et son frère : « tu ne me connais +, il y a longtps. que tu ne me connais +, tu ne
sais pas qui je suis, tu ne l’as jamais su » . En II, 1, Louis raconte des faits qui ne se produiront que
dans les scs. 2 et 3 : son départ et l’échec de son projet : « sans avoir rien dit de ce qui me tenait à
cœur (…), je repris la route. »
La prolepse est d’autant + originale que les faits annoncés sont racontés au passé-simple,
temps ordinairement employé pour le récit d’événements antérieurs à leur narration.
d). Un temps cyclique :
- De même qu’à leur adolescence, Ant. et Louis « se chamaillaient » (I, 4,) et que Louis « se laissait
battre » (II, 2,), de même Ant. formule un réquisitoire agressif à Louis qui reste silencieux (II, 3).
- Après avoir quitté sa famille une 1ère fois, Louis refait le chemin, cette fois en sens inverse : I,
10 . Puis il quitte de nouveau les siens, cette fois de façon définitive (épilogue).
- Etant jeune, Ant.a éprouvé un intense sentiment d’injustice : son frère aîné était le préféré de ses
parents. Ce sentiment d’injustice, Ant. l’éprouve à nouveau, quand Suz. et Cath. lui reprochent
d’avoir tenu des propos désagréables et brutaux à Louis au moment de le reconduire à la gare (II,
2, ).
- Le récit par la Mère des promenades dominicales durant l’enfance d’Ant. et de Louis est lui aussi
cyclique : Ant. « connaît ça par cœur. » (I, 4, p. 44 / p. ).
C. Mélange des registres
a). Le tragique : ● Il est exprimé dans le titre « la fin du monde ». ● Une existence condamnée à
l’anéantissement : Prol. p. 24, la « mort prochaine et irrémédiable » de Louis interdit tout espoir. Il
ne peut lutter contre cet adversaire. Louis dit en I, 10 : « Je perds. J’ai perdu. ». ● Le tragique est
exprimé par le thème de de la nuit. => Il apparaît en I, 10 : Louis a été informé de sa mort
prochaine, et la peur de la mort l’empêche de trouver le sommeil => On le retrouve à la sc. 1 de
l’Intermède sous la forme d’un rêve qui plonge Louis dans une nuit envahissante et lui fait perdre
tout repère « comme lorsque je marche dans la nuit » => Dans l’épilogue, Louis se met en scène «
perdu, la nuit, dans la montagne »
b). Le comique :
● Usage de la parodie => La famille de Louis est une parodie de cour royale. Comme dans une
dynastie ce qui conduit Ant. à rapprocher cette situation de celles des « rois de France »
=> Louis parodie sa sœur en développant le début de la phrase de celle-ci « Mieux encore » pour
terminer de manière caricaturale par l’évocation d’un futur de conte de fées totalement aberrant :
« j’épouse ma sœur, nous vivons très heureux. »
=> Parodie de scène de présentations : en I, 1, les personnages sont présentés les uns aux autres. Or
la fréquence d’apparition de leurs prénoms induit un comique de répétition . Ce type de comique
reparaît dans la suite de la scène .
Dans cette scène de présentations, un autre comique de répétition est à signaler : à plusieurs
reprises, la Mère fait semblant d’avoir oublié que Louis et Cath. ne se connaissent pas
● Comique de situation :
=> En I, 9, on assiste à un climat de tension généralisé entre Cath., Suz., Ant., Louis, qui finissent
par quitter la scène les uns après les autres. Or c’est à ce moment-là, contre toute attente, que la
Mère déclare :
« je suis contente que nous soyons tous là, tous réunis. ». =>Même type de comique en I, 4 : la
Mère décrit avec nostalgie les beaux dimanches d’autrefois passés en famille. Elle s’arrête sur le
fait qu’Ant. et L. se battaient quand ils étaient enfants, et elle formule alors ce commentaire décalé :
« C’était bien. » => « Ta gueule » est habituellement un propos qui marque un vif désaccord entre 2
personnes. Or au contraire, Suz. semble attendre et espérer cette réplique, qui est comme un
jeu entre elle et Ant. : I, 7, Sc. 8, Ce qui fait sourire, c’est que L. la prononce, non pas en
s’excusant d’être vulgaire, mais de n’avoir pas tenu compte de l’habitude de la maison.
● Comique de mots :
=> Suz. fait un portrait de sa belle-sœur Cath. en I, 7. Pour en souligner l’apparente fragilité, elle
utilise une hyperbole comique : « orpheline depuis 5 générations » Ce portrait est aussi comique
dans la mesure où il propose une image en net décalage avec la réalité : comme le montre le style
hésitant de Cath. en I, 6, (elle s’interrompt constamment, commentant, bégayant), cette dernière ne
sait pas « choisir et décider », être « simple, claire, précise », « bien » « énonce[r] », contrairement à
ce qu’affirme Suz. □ En I, 2, Cath. décrit à L. sa fille de 8 ans, en déclarant qu’ « elle a des cheveux
» (p. 30 / p. ), probablement parce qu’elle ne sait pas trop quoi dire. La banalité de sa remarque fait
sourire.
c). Humour noir (= consiste à présenter une réalité grave ou tragique sous un aspect comique, afin
de faire réfléchir le lecteur) : ● A la Mère et à Ant. Qui l’interrogent, Louis répond par 2 X : « Je
vais bien » (I, 1,)juste après le Prol. où il a parlé de sa « mort prochaine et irrémédiable » . Louis
respecte le code des politesses, qui fonctionne ici comme un mensonge. Ce passage conduit le
lecteur à réfléchir sur la difficulté à dire la réalité : la maladie.
d). L’autodérision : Louis se moque de lui-même et devient spectateur de lui-même. En I, 10, il
raconte les diverses réactions qui ont été les siennes quand il a appris sa mort prochaine. Il évoque
alors son désir de fuir la mort en voyageant. Il met à distance la dimension pathétique de sa
situation en se moquant gentiment de lui-même : il se met en scène, formant un couple avec
la mort, pers. allégorique : « nous nous plaisons bcp. »
e). L’ironie : ● Le titre ● En I, 2, Cath. parle de ses 2 enfants à Louis. Ant. l’interrompt en lui disant
: « Laisse ça, tu l’ennuies. » Comme Louis proteste, Ant.formule cette affirmation ironique, dans
laquelle il pense le contraire de ce qu’il dit (= antiphrase): « Il est passionné, c’est un homme
passionné par cette description de notre progéniture. ». ● En I, 10, Louis s’imagine tel qu’il
pourrait être après sa mort. Il met à distance son angoisse et se présente ironiquement sous
l’apparence d’un dieu qui fera subir aux vivants un jugement dernier.
=> JLL juxtapose différents tons. Il crée ainsi une sorte de collage. = écriture rhapsodique
( Sarrazac) // son autoportrait .
+ dans la structure de la pièce : l’Intermède constitue ainsi comme un jeu de cache-cache (un
personnage en cherche plusieurs. autres) dont le climat ludique crée un net contraste avec la
dernière scène de la 1ère. partie, qui s’achève sur une confrontation tendue entre Ant. et Louis, et la
1ère. sc. de la 2nde. partie, où ce dernier indique qu’il quitte sa famille avec le poids de son terrible
secret. De même, JLL a réalisé un collage en plaçant l’Intermède, tout entier écrit en stichomythieà
côté de grandes tirades et de longs monologues figurant dans les parties I et II.

CRISES du langage, des personnages, de la famille, du théâtre => liens possibles avec :
Analyse du mot « crise » : ce terme vient du latin crisis, lui-même tiré du grec krisis. Au départ, le mot a 4
sens, en grec : 1. Action ou faculté de juger. 2. Action de choisir, choix. 3. Action de séparer, d’où
contestation, critique. 4. Action de décider, décision, jugement ; ce qui décide de qch., d’où issue,
dénouement, résultat ; phase décisive d’une maladie. => En latin, le mot renvoie d’abord à un sens médical,
la crise étant définie comme la phase grave d’1 maladie. Dans un sens + général, il désigne une période
critique, un moment décisif. => De nos jours, la langue française emploie ce terme pour désigner :Un état
soudain, intense, marquant une rupture.

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