Olivier Belin - La Poésie Faite Par Tous

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Qualis artifex pereo !

Néron (37-68), empereur romain, poète enflammé, chanteur populaire.


PROLOGUE. LE POÈTE & LE BRACONNIER
Quand un poète rencontre un braconnier, que peuvent-ils
bien se raconter ? Des histoires de critique littéraire… Du
moins si l’on en croit cette anecdote, ou cette fable, que René
Char confiait en 1948 au Figaro littéraire :
J’ai mon critique. Il est braconnier. Quand j’ai quelque chose, je le lui lis, et on
me fait bien rire quand on dit que je suis hermétique, parce que lui il comprend
tout de suite, instantanément, et il me dit : « Ça c’est vrai », ou bien : « Il
faudrait changer ce mot, et celui-là1. »

Quand je lus ces lignes pour la première fois, j’entamais une


thèse sur Char. Je trouvai alors que le braconnier en question
avait bien de la chance, et que le poète ne manquait pas
d’humour : ce lecteur idéal avait manifestement été inventé
pour réfuter tout soupçon d’hermétisme, et peut-être aussi pour
mystifier le journaliste (auquel Char assurait, dans le même
entretien, vivre de la culture de sa vigne et de ses fruits). Bref,
une galéjade, rien de plus.
Tout n’était pourtant pas si simple. Car derrière Char
l’hermétique, je découvris bientôt Char l’ouvert, celui qui
s’adressait aux écoliers, aux matinaux ou aux transparents,
celui qui créait pour le cinéma, le ballet et la pantomime, celui
qui s’essayait à la complainte, à la ballade ou à la chanson. Un
Char, en somme, qui aurait voulu être un Prévert. Et dont
l’œuvre pouvait être d’autant plus désireuse de se forger des «
ailes de communication2 » qu’elle avait conscience de sa part
d’incommunicable. La figure du braconnier, dans cette
perspective, prenait une tout autre envergure. Qu’elle fût
fictive ou non, qu’importe ? Ce que le braconnier permettait
avant tout, c’était de donner corps à un désir de poète : que la
poésie devienne à la fois le lieu d’une communication
transparente et d’une communauté réconciliée.
Ce désir, Char est loin d’être le seul écrivain à l’avoir
éprouvé. Il s’agit d’un vœu partagé par de nombreux poètes
d’un large XXe siècle, et singulièrement par les courants avant-
gardistes qui se sont reconnus dans la célèbre phrase de
Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous. » Devenue
l’emblème d’une utopie communautaire, cette devise renvoie
pourtant à deux aspirations distinctes. Sous un angle
rétrospectif, elle signale d’abord le penchant des avant-gardes
pour une poésie populaire qu’elles ont souvent légitimée et
recyclée : celle du folklore, des chansons, des comptines ou
des proverbes, mais aussi celle des écrits bruts laissés par les
enfants, les fous ou les marginaux. À l’inverse, la formule de
Lautréamont possède une visée prospective : en invitant
chacun à devenir poète, elle autorise les avant-gardes à
inventer des méthodes de création ouvertes à tous, comme
l’écriture automatique, le poème découpé dans les journaux, la
génération combinatoire de textes ou le détournement
d’énoncés préexistants. Or, entre cet horizon populaire et cet
horizon expérimental, la coïncidence est loin d’être évidente.
Comment concilier, en effet, une démarche avant-gardiste
fondée sur la subversion des genres, l’hybridation des
systèmes sémiotiques, la sollicitation de l’inconscient ou les
jeux sur le signifiant, avec une poésie que le plus grand
nombre continue à se représenter – voire à pratiquer – comme
un chant, une expression des sentiments ou un discours réglé
par des conventions rythmiques ?
Un risque alors se dessine pour les avant-gardes : celui que
la poésie commune dont elles rêvent se dissocie de la poésie
communément admise, et que la poésie faite par tous ne soit
en réalité lisible par personne, ou si peu. Conscients de ce
risque, les poètes de la modernité l’ont tout ensemble assumé
et conjuré, pratiquant un grand écart constamment renouvelé
entre le vœu de l’exotérisme et la tentation de l’ésotérisme.
Cette double posture est par exemple perceptible chez un
Rimbaud notant d’un côté son goût pour « la littérature
démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe,
romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance
», et de l’autre affirmant : « J’ai seul la clé de cette parade
sauvage3. » L’ambivalence se poursuit également chez
Mallarmé, qui voit dans le vers « un mot total, neuf, étranger à
la langue et comme incantatoire », capable d’achever l’«
isolement de la parole4 » face à l’universel reportage, mais qui
discerne néanmoins dans la presse de son époque un moyen de
communication assez inventif et effervescent pour suggérer
que le culte du Livre prenne la forme d’une fête sociale :
À jauger l’extraordinaire surproduction actuelle, où la Presse cède son moyen
intelligemment, la notion prévaut, cependant, de quelque chose de très décisif,
qui s’élabore : comme avant une ère, un concours pour la fondation du Poème
populaire moderne, tout au moins de Mille et Une Nuits innombrables : dont
une majorité lisante soudain inventée s’émerveillera5.

Au XXe siècle encore, le surréalisme tout entier reconduit ce


balancement, jusque dans le conflit qui déchire le groupe en
1930 : à Breton qui, dans le Second manifeste, veut «
empêcher le public d’entrer », prétend « le tenir exaspéré à la
porte » et réclame « l’occultation profonde, véritable du
surréalisme6 », répond le « Troisième manifeste du surréalisme
» de Desnos, qui proclame « le surréalisme tombé dans le
domaine public, à la disposition des hérésiarques, des
schismatiques et des athées7 ». Dès lors que la poésie envisage
l’utopie de sa collectivisation, ou du moins les conditions de sa
démocratisation, elle affronte de délicates questions de
publicité, de communication, de divulgation, au sens
étymologique de chacun de ces termes – ce qui implique de
redéfinir le rapport du poète au public, à la communauté, au
vulgaire dans le sens étymologique du terme. Plus qu’un rêve,
la poésie faite par tous est au fond un révélateur, qui oblige les
avant-gardes à penser les rapports entre ésotérisme et
exotérisme, sécession et communion, initiation et profanation.
Il est tentant d’interpréter comme un échec, une impasse ou
une inconséquence le fait que l’avant-gardisme ait été désireux
de communier avec les foules au moment même où la poésie
moderne malmène la communication, en jetant le trouble sur
l’identité du sujet lyrique, en rendant la langue étrangère à
elle-même – en devenant, pour reprendre les termes de
Christian Prigent, « ce qui fait trou dans l’homogénéité
verbalisée de la communauté8 ». Mais on peut aussi voir dans
cette antinomie une tension féconde, une dialectique motrice,
ou tout simplement un défi qui consisterait, selon la formule
de Christian Doumet, à construire « un système de signes
susceptible de rendre intelligible et partageable » une «
évidence obscure9 ». Car c’est bien parce qu’elle recèle une
part d’obscurité, d’opacité, de refus, que la « communication
poétique », selon le titre du livre de Georges Mounin, redéfinit
les frontières mêmes de la communication :
La poésie est création linguistique non pas en tant qu’elle crée ou recrée le
langage ou un langage tout entier ; mais en tant qu’elle recule à chaque instant
la frontière de ce qui peut être dit et communiqué, c’est-à-dire partagé, c’est-à-
dire socialisé10.

La frontière joue ici comme une limite, au sens kantien du


terme : elle est non seulement ce qui enclot un espace, mais
aussi ce qui ouvre sur un ailleurs toujours disponible à
l’exploration. Poster la poésie à la frontière de la
communication, dans ces conditions, s’avère parfaitement
approprié à un imaginaire avant-gardiste : cela permet de
mettre la poésie « en avant », selon le mot de Rimbaud, de la
sortir d’une logique d’inclusion-exclusion vis-à-vis de la Cité
pour la charger d’établir une passerelle entre le dedans et le
dehors, le même et l’autre, la langue à transmettre et la langue
à trouver. Le poète devient alors cet artisan paradoxal qui,
comme le dit Char, exerce un « métier de pointe11 », ou encore
cet explorateur au double regard de Janus, tourné d’un côté
vers l’obscurité, de l’autre vers la clarté, qu’évoque Saint-John
Perse dans son discours de Stockholm en 1960 :
L’obscurité qu’on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d’éclairer,
mais à la nuit même qu’elle explore, et qu’elle se doit d’explorer : celle de
l’âme elle-même et du mystère où baigne l’être humain. Son expression
toujours s’est interdit l’obscur, et cette expression n’est pas moins exigeante
que celle de la science12.

Ce détour par la frontière permet de comprendre comment


les avant-gardes ont cherché à étendre le domaine poétique. Il
s’agit d’en élargir les formes mais aussi d’en multiplier les
acteurs, sans exclure le recours au populaire, au traditionnel,
au trivial voire au kitsch, et sans nécessairement épouser une
logique moderniste qui pense en termes d’autonomie
esthétique, de renouvellement formel et de spécialisation
artistique. À cet égard, la distinction établie par Peter Bürger
entre le concept d’avant-garde et celui de modernité est
éclairante :
Alors que la modernité, obéissant au principe de l’autonomie esthétique, se
coupe de l’art trivial, l’avant-garde lui emprunte sans complexes (qu’on pense
aux manifestes Dada). Et tandis que la modernité table sur le renouvellement
des moyens artistiques et s’impose des interdits stricts, l’avant-garde promeut
la spontanéité expressive et puise sans arrière-pensées aux anciens procédés
(par exemple, les peintres surréalistes, à la peinture de salon du XIXe siècle)13.

C’est bien pour réintégrer l’art dans la vie commune et la


poésie dans le quotidien que les poètes du premier XXe siècle,
d’Apollinaire à Éluard en passant par Cendrars ou Desnos,
prélèvent à foison dans les chansons, les proverbes, la réclame,
les rubriques de la presse, et plus largement tous les genres
mineurs dont Marie-Paule Berranger a montré l’importance14 ;
que l’écriture automatique, non contente de faire émerger
l’inconscient individuel, prétend dévoiler le fonctionnement de
la pensée et démasquer les conventions du dialogue, en
réfractant les stéréotypes linguistiques et en remotivant les
expressions figées ; que les avant-gardes, enfin, ne cessent de
rechercher les manifestations de la poésie chez les humbles,
les excentriques, les fous. Il existe à l’évidence une
contradiction, ou du moins un impensé, dans cette quête des
poètes primitifs, bruts ou populaires, qui n’existent dans le
champ littéraire que parce qu’ils ont été institués comme tels
par les avant-gardes. La naïveté, en ce sens, n’est que l’une
des facettes de la frontière évoquée plus haut : elle désigne non
pas le retour à une hypothétique parole originelle, mais
l’avancée vers une langue réinventée ; non pas l’envers de
toute culture, mais une frange de culture où chacun peut
reconnaître son propre éveil à la poésie, conformément à la
nativité suggérée par l’étymologie du terme.
Travailler contre la communication pour aboutir à l’évidence
d’une communion, sortir du commun pour refonder le sens de
la communauté, tel serait alors le mouvement perpétuel et
paradoxal des avant-gardes, désireuses de ressourcer le
politique aussi bien que le poétique. Vincent Kaufmann a
montré combien cette exigence communautaire était au
fondement de la geste avant-gardiste, inaugurée par la
réflexion de Mallarmé sur le Livre comme rituel de
communion sociale autour du poème15. Tout se passe alors
comme si l’utopie de la poésie faite par tous glissait vers celle
de la poésie faite partout, et devenue partie intégrante de la vie
collective. C’est aussi sous ce jour que l’on peut relire la
poésie de la Résistance, instant de réinvention de la nation
pendant et après le traumatisme de la guerre, et autour d’une
mémoire politique, historique et littéraire dont Aragon
entreprend l’inventaire. Toute une part de la création
contemporaine va également en ce sens, se portant à la
rencontre du public à travers les lectures, les performances ou
les diffusions sur Internet.
Si la poésie faite par tous se révèle une utopie, c’est
précisément parce qu’elle vise en dernier ressort à abolir la
frontière entre la pratique de la poésie et celle de la vie. Dans
cette perspective, il faut alors envisager le champ poétique non
plus comme une chasse gardée mais comme un terrain vague,
et le braconnier non plus seulement comme le lecteur idéal du
poète, mais aussi comme l’un de ses pairs, voire l’un de ses
modèles. Au lieu d’accuser la coupure entre la poésie élitiste et
formaliste des avant-gardes et les habitudes académiques du
public, il faut aussi souligner les passerelles, les hybridations,
les amalgames entre ces deux pôles : la figure d’un Prévert est
de ce point de vue exemplaire, sa pratique du théâtre
révolutionnaire, de l’agit-prop, du collage ou de l’écriture
scénaristique permettant de nourrir une langue poétique
tournée vers l’échange. Au lieu de déplorer ou d’exalter la
crise, la mévente ou l’absence médiatique de la poésie, il faut
aussi rendre compte de l’acharnement de la création
contemporaine à se diffuser en pratiques multiformes : en
témoignent pêle-mêle les installations urbaines in situ de
l’Oulipo à Rennes, Saint-Denis ou Strasbourg, les
déploiements de la poésie-action d’un Bernard Heidsieck, les
performances d’un Charles Pennequin sur YouTube, ou encore
l’action d’un Gérard Cartier et d’un Francis Combes en faveur
de l’affichage poétique dans le métro parisien. Et au lieu de
penser la poésie sous le prisme de la disparition élocutoire du
poète, nous voilà aussi engagés à la penser sous le prisme de
sa multiplication collective et de sa dissémination médiatique,
de la plaquette imprimée à compte d’auteur au tweet en forme
de haïku, en passant par la revue bricolée, le fanzine ou le
graffiti. En ce début de XXIe siècle en particulier, l’expression
poétique en amateur foisonne, encouragée par les politiques de
démocratisation culturelle, par la culture du do it yourself ou
par des pratiques orientées vers l’épanouissement personnel :
en témoignent le développement des ateliers d’écriture, des
scènes de slam ou des concours de poésie, la permanence de la
publication à compte d’auteur, la prolifération des espaces
d’expression poétique fournis par Internet (sites personnels,
revues en ligne, forums, blogs, réseaux sociaux, plateformes
d’autoédition), sans compter les tentatives manuscrites qui
dorment dans les cahiers, les journaux ou les tiroirs de maint
poète secret.
Ainsi envisagée, la poésie des braconniers devient légion. À
défaut de constituer la poésie des masses réclamée par la
formule de Lautréamont, elle recouvre des masses de poèmes,
dont l’extension même invite à redéfinir ce que les acteurs du
champ littéraire – auteurs, critiques, chercheurs, enseignants –
appellent poésie. À redéfinir, ou plus exactement à relativiser :
ajuster en effet son regard sur celui des poètes amateurs, c’est
par contrecoup éclairer une tache aveugle de la poésie
moderne et contemporaine, qui consiste au fond dans le
refoulement de la métrique et de la rime.
Explorer le continent des pratiques profanes, ordinaires ou
populaires a de quoi, il est vrai, désarçonner tout lecteur pour
qui la « crise de vers » diagnostiquée à la fin du XIXe siècle par
Mallarmé constitue désormais la toile de fond de la poésie
française. Lire ou écouter la poésie en amateur, c’est
indéniablement prendre le risque de rencontrer des poncifs
néo-romantiques ou d’affronter « la résurgence de l’ancien
“vers de mirliton” qui proliférait au dix-neuvième siècle », et
que Jacques Roubaud veut voir à l’œuvre dans le slam
francophone16. Mais cela demande surtout d’ajuster son
regard, ou son oreille, à une production pour qui le poème
reste parent de la note de journal intime, de la chanson de
variétés, de l’exercice scolaire ou du plaisir ludique. Un tel
ajustement oblige sinon à une révision des valeurs, du moins à
une suspension du jugement – épochè d’autant plus difficile à
accomplir que la réception de la littérature, précisément, se
fonde sur l’exercice du goût et sur la reconnaissance d’une
valeur. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles les
études littéraires ont souvent ignoré la pratique sociale de la
poésie, en laissant à d’autres disciplines (la sociologie,
l’anthropologie, l’histoire culturelle, les sciences de la
communication) le soin de la recenser et de la caractériser.
Mais au fond, de la poésie sauvage à la poésie
institutionnalisée, la question de la valeur ne se pose pas en
des termes si différents : dans un cas comme dans l’autre, les
réussites émergent au milieu d’une foule de textes ennuyeux,
médiocres ou stéréotypés. Après tout, peut-être faut-il se
résoudre à prendre au sérieux la formule provocante
qu’Antoine Compagnon avance à la suite de Nelson
Goodman : « la plupart des poèmes sont mauvais, mais ce sont
des poèmes17 ». Car si la qualification ou la disqualification
par le biais de la valeur fait partie du jeu littéraire et critique,
ce jeu s’avère souvent biaisé dès qu’il s’agit de prendre au
sérieux les productions des amateurs, comme le rappelle
salutairement Richard Shusterman lorsqu’il compare le regard
porté sur le grand art et sur l’art populaire :
[…] nous avons tendance à considérer l’art élevé uniquement à travers les
œuvres de génie les plus célèbres, alors que l’art populaire est
systématiquement identifié à ses productions les plus médiocres et les plus
banales. Il existe cependant beaucoup d’œuvres, qui, relevant des beaux-arts,
sont hélas médiocres, voire franchement mauvaises, ainsi que le reconnaissent
volontiers même les plus ardents avocats de la grande culture. Et de même que
le grand art n’est pas une collection irréprochable de chefs-d’œuvre, de même,
dirai-je, l’art populaire n’est pas un abîme indistinct livré au mauvais goût, loin
de tout repère esthétique18.

Dès lors qu’on s’abstient de les juger comme des produits de


l’institution littéraire, comment aborder les textes des poètes
du dimanche ? Plutôt comme les traces d’une expérience
esthétique qui, dans l’optique pragmatiste de Dewey rappelée
par R. Shusterman, ne vise pas tant à produire des œuvres
destinées à l’appréciation artistique, qu’« à modifier et à
aiguiser la perception et la communication en général19 », et à
permettre l’épanouissement du sujet à travers la recherche
d’une intensité : celle de l’affrontement à l’écriture, de
l’enchantement par le chant, du défi relevé de la rime, ou peut-
être de la révélation de soi à travers les mots.
On peut aussi envisager cette poésie en amateur comme un «
art de faire », pour reprendre l’expression de Michel
de Certeau et retrouver ainsi l’étymologie grecque de la poésie
(poiein). Un art de faire analogue à cet « art de dire populaire
» dont les « “tours” (ou “tropes”) inscrivent dans la langue
ordinaire les ruses, déplacements, ellipses, etc., que la raison
scientifique a éliminés des discours opératoires pour constituer
des sens “propres”20 » ; ou encore analogue à cet art de lire qui
prend la forme d’une « activité silencieuse, transgressive,
poétique ou ironique », et que de Certeau qualifie justement de
« braconnage21 ». Ainsi reparaît le braconnier inventé par
Char, devenu chez de Certeau l’incarnation d’un tout autre
type de lecture, qui se joue de l’autorité de l’auteur pour mieux
déployer la trame de ses tactiques à l’intérieur des textes. Et ce
braconnier-là, devant le portrait qu’en fait de Certeau, on
pourrait à bon droit le nommer poète – un poète dont le terrain
de chasse serait étendu à la langue même :
C’est un chasseur sur les terres de l’autre. C’est un braconnier suivant, dans la
forêt domaniale, les pistes de ses intérêts et de ses désirs. Devant la page
imprimée s’exerce une activité lisante, comme devant le poste de télé dont on
lit à sa manière propre les images : des millions de gens regardent peut-être en
même temps la même émission, mais d’un même produit de consommation
chacun fait son produit à lui, différent, incohérent et superbe22.

Des poètes aux braconniers, et retour : voilà le chemin que je


me propose de parcourir.
Ce chemin prend pour fil d’Ariane une phrase de
Lautréamont que rien ne prédestinait à devenir un slogan aussi
discuté que disputé, et l’emblème d’une utopie littéraire autant
que politique : « La poésie doit être faite par tous. » En
entreprenant l’histoire de cette formule et de ses
réappropriations polémiques, à partir de son invention par les
surréalistes dans les années 1920 jusqu’à son interprétation par
les membres de Tel Quel au début des années 1970, la
première partie tente de cerner les ambitions, les présupposés
et les ambiguïtés théoriques qui ont guidé les avant-gardes
vers l’idée d’une poésie démocratique – ou d’une démocratie
poétique.
Mais si la formule de Lautréamont a pu connaître une telle
fortune, c’est parce qu’elle répond à des pratiques artistiques
et littéraires qui mettent en œuvre un principe communautaire.
La poésie faite par tous, en ce sens, désigne des œuvres et des
démarches ouvertes à la pluralité des discours ou à la
participation des individus, comme l’automatisme à plusieurs
mains des surréalistes, le détournement textuel des
situationnistes, les contraintes partageables de l’Oulipo, les
animations interactives de la poésie numérique, mais aussi, en
dehors des pratiques proprement avant-gardistes, la scène de
slam ou l’atelier d’écriture. Cette poésie collective, la seconde
partie s’efforce d’en établir la poétique, en distinguant entre
les formes qui mettent en discours une énonciation plurielle, et
les situations qui mettent en acte une interaction sociale.
La poésie faite par tous n’irait pourtant pas au bout de sa
logique si elle restait une formule théorique ou un principe
poïétique. Elle engage en effet un projet politique, dans la
mesure où elle suppose d’étendre la pratique de la poésie à
l’ensemble du corps social, et par conséquent de dissoudre le
statut même de poète, que le premier venu peut désormais
endosser. C’est pourquoi les mouvements qui ont soutenu
l’utopie de la poésie collective, ou réfléchi aux formes
capables de l’accueillir, sont parallèlement partis à la
recherche des poètes illégitimes, invisibles ou involontaires
qui pouvaient accréditer l’idée d’une poésie infuse en chacun,
comme une faculté qu’il importerait d’accueillir dans son élan
originel. Dans cette perspective, la dernière partie examine
comment certaines revues littéraires du milieu du XXe siècle –
la revue étant par excellence le lieu de l’atelier et du
laboratoire collectifs – ont essayé de changer le visage de la
poésie en accueillant des voix étrangères au champ littéraire,
qu’elles soient issues des milieux populaires, de la jeunesse ou
de la marginalité sociale.
À l’horizon de la démocratie poétique se dessine ainsi la
figure des naïfs, des amateurs ou des poètes du dimanche –
autant d’appellations dont il faudra en épilogue évaluer la
portée et la légitimité, tout en se demandant comment les
pratiques sociales de la poésie affectent les formes, les valeurs,
les usages et les représentations du genre lui-même,
contredisant bien souvent les attentes des avant-gardes et de la
modernité. « La poésie doit être faite par tous » : côté face,
c’est un rêve littéraire ; côté pile, c’est une réalité sociale.
Deux côtés profondément solidaires, mais qui ne regardent pas
dans la même direction.

1. Jean DUCHÉ, « Visite à René Char ou l’explication d’un poète d’aujourd’hui »,


Le Figaro littéraire, n° 132, samedi 30 octobre 1948, p. 5.
2. René CHAR, « La Sieste blanche », in Les Matinaux, Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 291.
3. Arthur RIMBAUD, « Alchimie du verbe », in Une saison en enfer, et « Parade »,
in Illuminations, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1999, p. 106 & 126.
4. Stéphane MALLARMÉ, « Crise de vers », in Divagations, Œuvres complètes, t.
2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 213.
5. Stéphane MALLARMÉ, « Quant au livre », ibid., p. 222.
6. André BRETON, Second manifeste du surréalisme, Œuvres complètes, t. 1,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 821.
7. Robert DESNOS, « Troisième manifeste du surréalisme », Le Courrier littéraire,
1er mars 1930, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2003, p. 487.
8. Christian PRIGENT, À quoi bon encore des poètes ?, Paris, P.O.L., 1996, p. 51.
9. Christian DOUMET, Faut-il comprendre la poésie ?, Paris, Klincksieck, 2004, p.
130.
10. Georges MOUNIN, « De la lecture à la linguistique », in La Communication
poétique, précédé de Avez-vous lu Char ?, Paris, Gallimard, coll. « Les Essais »,
1969, p. 26.
11. René CHAR, « La bibliothèque est en feu », in La Parole en archipel, Œuvres
complètes, op. cit., p. 378.
12. SAINT-JOHN PERSE, « Poésie. Allocution au Banquet Nobel du 10 décembre
1960 », dans Œuvres complètes [1972], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 2004, p. 445-446.
13. Peter BÜRGER, « Fin de l’avant-garde ? », Études littéraires, vol. 31, n° 2,
hiver 1999, « Écriture contemporaine », p. 17.
14. Marie-Paule BERRANGER, Les Genres mineurs dans la poésie moderne,
Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives littéraires », 2004.
15. Vincent KAUFMANN, Poétique des groupes littéraires. Avant-gardes 1920-
1970, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Écritures », 1997.
16. Jacques ROUBAUD, « Poésie et oralité », in J.-Fr. Puff (dir.), Dire la poésie ?,
Nantes, Éditions nouvelles Cécile Defaut, 2015, p. 317.
17. Antoine COMPAGNON, Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, coll. «
La couleur des idées », 1998, p. 245.
18. Richard SHUSTERMAN, L’Art à l’état vif [1992], Paris, Minuit, coll. « Le sens
commun », 2013, p. 141.
19. Ibid., p. 27.
20. Michel DE CERTEAU, L’Invention du quotidien - 1. Arts de faire [1980], Paris,
Gallimard, coll. « Folio essais », 2010, p. 43.
21. Ibid., chap. XII, « Lire : un braconnage », p. 249.
22. Michel DE CERTEAU, « Pratiques quotidiennes », in G. Poujol & R. Labourie
(dir.), Les Cultures populaires, Toulouse, Privat, 1979, p. 29.
PREMIÈRE PARTIE. ITINÉRAIRES D’UNE FORMULE
« La poésie doit être faite par tous. »
On dirait un slogan. Tout y est : la brièveté sentencieuse, la
syntaxe élémentaire, la discrète allitération en t, le présent
gnomique, l’injonction érigée en principe indiscutable, la
simplicité d’un vocabulaire assez vague pour permettre à
chacun d’y projeter ses présupposés.
On dirait un slogan et c’est d’ailleurs ce qu’en a fait le
surréalisme, de l’aveu de Breton : « cet aphorisme est même
celui que nous avons voulu graver entre tous au fronton de
l’édifice surréaliste23 ». Mais d’autres avant-gardes ont repris
la devise à leur compte, comme les oulipiens ou les
situationnistes. À chaque fois, et malgré de notables
différences entre les projets respectifs, le mot d’ordre vaut
comme défi à l’individualité artiste et appel à la démocratie
créatrice.
On dirait un slogan mais il s’agit d’une phrase que rien ne
prédestinait à un tel usage. Elle est tirée du second fascicule
des Poésies d’Isidore Ducasse, qui paraît à compte d’auteur en
juin 1870 dans l’indifférence générale ; il faudra attendre un
bon demi-siècle pour que les surréalistes, dans le sillage de
leur lecture de Lautréamont, la transforment en
commandement fétiche, aux côtés du « changer la vie » de
Rimbaud et du « transformer le monde » de Marx. La carrière
de cette petite phrase était ainsi lancée, ouvrant la voie à sa
reprise par d’autres mouvements, de sorte qu’à force d’avoir
été détachée de son contexte, transformée en énoncé autonome
et mobilisée à l’envi comme citation d’autorité ou sous forme
de clin d’œil allusif, elle a fini par ne plus appartenir au texte
de Lautréamont-Ducasse mais au discours avant-gardiste, se
référer à « la poésie faite par tous » devenant un passage
obligé pour qui voudrait polémiquer sur la nécessité de
refonder la poésie en dehors de la Littérature, de ses auteurs et
de ses hauteurs.
La circulation, la réinterprétation et la déclinaison de cette
citation des Poésies permettent ainsi de baliser l’espace
discursif d’une utopie : quelque chose comme un
communisme de la poésie, et à tout le moins le souhait de son
partage universel. Un tel souhait n’est bien entendu pas propre
à la poésie, et on en retrouverait par exemple des équivalents
dans le champ de l’art contemporain, avec un Joseph Beuys
affirmant que tout homme est un artiste, un Andy Warhol
promettant à chacun son quart d’heure de célébrité, ou un Ben
nous invitant à faire de l’art avec n’importe quoi. En ce sens,
comme le souligne Gilles Lipovetsky, « le modernisme est la
continuation par d’autres moyens de la révolution
démocratique » et le signal de la « fin de la suréminente
hauteur de l’art, lequel rejoint la vie et descend dans la rue24 ».
Du point de vue littéraire, l’utopie d’une poésie faite par tous
constitue le fonds commun d’un interdiscours où se retrouvent,
mais s’affrontent aussi bien, des courants importants pour la
poésie française des XXe et XXIe siècles : surréalisme, littérature
prolétarienne, poésie de la Résistance, Oulipo, situationnisme,
textualisme de Tel Quel, poésie-action, poésie numérique,
slam… Autant de milieux qui, parce qu’ils œuvraient à une
extension du domaine de la poésie, ont à la fois revendiqué et
reformulé la phrase de Ducasse, en cherchant à faire prévaloir
leur propre interprétation d’un énoncé que son haut degré de
généralité rend conceptuellement malléable, qui se prête par
conséquent à des lectures plurielles, et qui fonctionne moins
comme citation que comme signal de reconnaissance – le
marqueur ritualisé d’un débat sur la pratique sociale de la
poésie. En ce sens, « La poésie doit être faite par tous » n’est
plus une phrase de Ducasse. Il s’agit d’une formule qui,
émancipée de son contexte originel, est parvenue à fixer les
termes d’un enjeu idéologique : celui de la poésie partagée.
Dès lors, cette formule circonscrit une communauté de
discours avant-gardistes concurrents et parraine des démarches
poétiques qui, pour se réclamer du primat du collectif, n’en
aboutissent pas moins à des résultats différents, voire
divergents : car comment penser ensemble, pour s’en tenir à
quelques exemples, l’écriture automatique, le détournement, la
génération aléatoire ou la scène de slam ?

23. André BRETON, « Situation surréaliste de l’objet » (1935), in Position


politique du surréalisme, Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, coll. «
Bibliothèque de la Pléiade », p. 479.
24. Gilles LIPOVETSKY, L’Ère du vide [1983], Paris, Gallimard, coll. « Folio
essais », 1994, p. 125 & 129.
CHAPITRE 1. UNE PHRASE À DOUBLE SENS
UNE FORMULE LITTÉRAIRE
Au fil de ses emplois dans l’argumentaire des mouvements
poétiques contemporains, « La poésie doit être faite par tous »
a peu à peu acquis le statut de formule, au sens accordé à ce
terme par l’analyse du discours, en particulier à travers les
travaux d’Alice Krieg-Planque :
Par formule, nous désignons un ensemble de formulations qui, du fait de leurs
emplois à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des
enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent en même temps à
construire25.

On pourrait parler dans cette perspective de formules


littéraires, dont « La poésie doit être faite par tous » serait un
exemple parmi d’autres : « écrire un poème après Auschwitz
», « Je est un autre », « habiter poétiquement le monde », « un
bon poète n’est pas plus utile à l’État qu’un bon joueur de
quilles »… Remarquons en passant que beaucoup de ces
exemples incitent précisément à penser l’articulation du
politique, de l’éthique et du poétique : les formules littéraires
représentent peut-être, de ce point de vue, le signal même de
l’intersection entre la Cité et la République des Lettres.
Si les formules littéraires relèvent du mémoriel, c’est parce
qu’elles possèdent le statut de citations. À ce titre, elles entrent
dans un régime d’intertextualité, d’une part en apportant au
discours d’accueil la validation d’un texte-source et la caution
d’une figure d’auteur volontiers mythifiée (Lautréamont ou
Rimbaud en seraient de bons exemples), d’autre part en créant
entre ceux qui l’identifient un sentiment de connivence
culturelle – le signe de reconnaissance des happy few.
Dans cette perspective, les formules littéraires relèvent
pleinement du phénomène de surassertion mis en évidence par
Dominique Maingueneau26. Cette pratique consiste pour un
énonciateur à prélever un fragment dans un texte-source (une
phrase, le plus souvent), éventuellement à le reconfigurer afin
d’accentuer son degré de généralité, et à l’exhiber dans son
discours comme une citation susceptible de renforcer son
autorité et de légitimer son ethos. Pour surasserter, il faut donc
au préalable détacher. L’opération porte alors soit sur des
séquences aisément détachables comme des vers, des
sentences ou des maximes (qui sont la cible et le matériau
essentiel des Poésies, et dont « La poésie doit être faite par
tous » n’est au fond qu’une variante), soit sur des séquences
rendues détachables par des opérations de découpage voire de
réécriture (et l’un des enjeux de l’interprétation de la phrase de
Ducasse porte précisément sur la légitimité de son découpage
et de sa décontextualisation).
Dès lors, l’histoire de la formule de Ducasse se confond avec
celle de ses surassertions successives et concurrentes, venues
du surréalisme, du situationnisme ou du communisme. À la
fois formule littéraire et citation surassertée, « La poésie doit
être faite par tous » porte une mémoire intertextuelle si forte
qu’elle oblige ceux qui l’utilisent à repasser, toujours à
nouveaux frais, par ce que Ponge appelait le « dispositif
Maldoror-Poésies27 », et à rejouer l’histoire de l’invention, de
la réception et de l’interprétation de Lautréamont-Ducasse par
les avant-gardes.
La phrase de Ducasse ainsi caractérisée, on constate que son
fonctionnement rejoint celui des formules telles que les définit
A. Krieg-Planque à partir de quatre propriétés. Le premier trait
d’une formule est son caractère figé : elle « est portée par une
forme signifiante relativement stable28 » et facilement
reconnaissable. Dans le cas de « La poésie doit être faite par
tous », le figement s’explique évidemment par le fait que
l’énoncé consiste en une citation, qui présuppose la fidélité au
texte d’origine. Le figement d’une formule doit pourtant être
relativisé. Du fait même de sa circulation, elle est en effet
sujette à d’éventuelles variations, assez minimes pour ne pas
compromettre son identification, mais assez significatives pour
permettre son adaptation à des contextes énonciatifs différents.
La formule peut ainsi connaître des amplifications, quand elle
est paraphrasée ou diluée dans un commentaire, des variantes,
souvent morphosyntaxiques, ou des réductions : plus elle est
connue, plus elle se condense. Autant de modifications que
l’on retrouve dans le trajet de « La poésie doit être faite par
tous » : tantôt la phrase est enrichie et les auteurs citent à sa
suite tout le paragraphe des Poésies, ou l’intègrent dans une
glose qui la déborde ; tantôt elle subit des déformations,
comme le passage au futur ; tantôt elle est abrégée en « la
poésie faite par tous », voire réduite au syntagme « fait / faite
par tous » qui peut alors s’appliquer à diverses activités.
Ces variations contextuelles le suggèrent : une formule
n’appartient pas à la langue mais au discours. C’est une «
notion discursive », qui « n’existe pas sans les usages qui la
font advenir comme telle29 ». Il en va de même pour « La
poésie doit être faite par tous » qui, en tant que formule,
n’appartient plus au texte de Ducasse mais à l’ensemble des
discours qui tentent d’en déployer, d’en disputer ou d’en
recréer le sens. Sans doute la phrase est-elle une candidate
idéale au rang de formule : elle s’y prête par son caractère
gnomique, et plus largement par le contexte même des
Poésies, qui fourmillent d’autant plus de citations potentielles
qu’elles corrigent des maximes déjà connues de moralistes
classiques (Pascal ou Vauvenargues en tête). Mais le fait est
que la sentence de Ducasse est restée inaperçue de tous les «
inventeurs de Maldoror30 » : ni Remy de Gourmont dans son
article de 1891 qui est le premier à révéler les Poésies, ni
Valery Larbaud qui cite pourtant plusieurs extraits de la
plaquette dans sa présentation de 1914, ni les futurs
surréalistes lorsqu’ils publient les Poésies dans la revue
Littérature en 1919, ne relèvent la citation qui nous intéresse.
En réalité, elle ne se répand dans le surréalisme qu’au tournant
des années 1920-1930, à l’époque où le groupe se tourne vers
l’engagement révolutionnaire. C’est donc bien à travers sa
mobilisation par le discours avant-gardiste que la maxime de
Ducasse a pu devenir un emblème de la subversion de la
Littérature et de la négation de l’Auteur.
Deux dernières propriétés, interdépendantes, rendent compte
du fonctionnement de la formule. Elle constitue d’une part un
« référent social », autrement dit un signe qui accède à une
telle notoriété qu’il devient un « dénominateur commun des
discours31 » et contraint les locuteurs à se situer par rapport à
lui. Et c’est pourquoi, d’autre part, la formule a un caractère
polémique : elle est un lieu de conflit d’autant plus âpre
qu’elle cristallise des enjeux communs et renvoie à une
mémoire dont il s’agit de capter ou de refuser l’héritage. En
tant que citation culturellement marquée, « La poésie doit être
faite par tous » ne connaît sans doute pas la diffusion d’un
véritable référent social : encore qu’on puisse la repérer sur le
Web et chez différents acteurs extralittéraires (issus de l’art-
thérapie ou de l’animation d’ateliers d’écriture), sa circulation
l’apparente avant tout au champ de la poésie moderne et
contemporaine. Sur ce terrain néanmoins, elle fait autorité, et
en tout cas retour, dès qu’il s’agit de penser la démocratisation
voire la collectivisation de l’écriture. Gagée sur de tels enjeux,
et dans un milieu avant-gardiste habitué à l’usage de la parole
manifestaire et pamphlétaire, cette formule prend alors sans
surprise un tour polémique, les différents mouvements
poétiques et/ou révolutionnaires cherchant à s’approprier la
citation de Ducasse, à délégitimer son usage par une partie
adverse, à la brandir comme un défi aux institutions et aux
valeurs littéraires ou au contraire à minimiser sa portée
politique.
Clin d’œil culturel, citation d’autorité, mot d’ordre poétique
et politique, enjeu de débat, invitation à la réappropriation,
cible de réécritures stratégiques : une formule comme « La
poésie doit être faite par tous » remplit toutes ces fonctions,
s’avérant constitutive de la mémoire même des avant-gardes
poétiques, si disputée soit-elle. Suivre le fil de la phrase de
Ducasse, de ses emplois et de ses reprises dans le champ
littéraire depuis un siècle, c’est ainsi accéder à la masse de
discours qu’elle condense et de représentations qu’elle
véhicule, et reconstituer en pointillés l’histoire de l’utopie
d’une poésie identifiée à la vie même de la communauté.
LE CONTEXTE & LA STRUCTURE ÉNIGMATIQUES DES
POÉSIES
Pour dessiner cette histoire, il faut partir du texte d’où la
formule tire son origine et son autorité : les Poésies d’Isidore
Ducasse32. Ce titre, on le sait, est trompeur, puisque le lecteur
qui s’attendrait à des poèmes se trouve face à des propositions
sur la poésie : livre métapoétique donc. Le terme même de
livre, du reste, est sans doute abusif pour désigner une
publication qui, à l’origine, consiste matériellement en une
succession de deux fascicules, composés dans une typographie
extrêmement serrée qui enchaîne des paragraphes de longueur
variable (d’une ligne à une page), sans autre séparation que
l’alinéa. Les Poésies I, qui consacrent l’essentiel de leurs
attaques au romantisme et à ses « Grandes-Têtes-Molles33 »,
sont une brochure paginée de 4 à 15, publiée à compte
d’auteur sous l’enseigne « Librairie Gabrie / Passage Verdeau,
25 / 1870 », enregistrée au titre du dépôt légal le 9 avril 1870
et mentionnée par la Bibliographie de la France le 23 avril.
Quant à Poésies II, dont une bonne part récrit des maximes de
Vauvenargues, Pascal, ou La Rochefoucauld, ce modeste
opuscule de seize pages est déposé le 14 juin 1870 et
répertorié le 25 ; un avis imprimé en quatrième de couverture
le qualifie de « publication permanente », indication qui laisse
supposer une suite possible aux « deux premières livraisons ».
Il n’en sera rien, et pour cause : la déclaration de guerre à la
Prusse le 19 juillet 1870, le siège de Paris à partir de
septembre et la mort de Ducasse le 24 novembre suspendent
définitivement la série des Poésies, qui seront redécouvertes
en 1891 par Remy de Gourmont dans son article du Mercure
de France34, présentées et commentées par Valery Larbaud
dans La Phalange en 191435, et republiées par Littérature en
avril puis mai 1919.
Longtemps introuvables, ces deux fascicules sont aussi
énigmatiques, tant il est difficile de cerner le projet qui a
présidé à leur publication. De ce point de vue, l’abondante
littérature qui, de Valery Larbaud à Philippe Sollers en passant
par les surréalistes et les situationnistes, a cherché à
comprendre la dialectique qui semble gouverner le passage des
Chants de Maldoror aux Poésies, est inversement
proportionnelle aux rares indications données par Ducasse
dans la poignée de lettres qui nous sont parvenues de sa main.
Le 21 février 1870, il demande à Auguste Poulet-Malassis,
l’éditeur des Fleurs du mal alors réfugié en Belgique, de lui
faire parvenir le Complément aux Fleurs du mal paru à
Bruxelles. Si Ducasse a besoin de cet ouvrage, c’est
apparemment pour « corriger » Baudelaire, selon la nouvelle
méthode qu’il se prescrit désormais :
Vous savez, j’ai renié mon passé. Je ne chante plus que l’espoir ; mais, pour
cela, il faut d’abord attaquer le doute de ce siècle (mélancolies, tristesses,
douleurs, désespoirs, hennissements lugubres, méchancetés artificielles,
orgueils puérils, malédictions cocasses, etc., etc.). Dans un ouvrage que je
porterai à Lacroix aux 1ers jours de Mars, je prends à part les plus belles
poésies de Lamartine, de Victor Hugo, d’Alfred de Musset, de Byron et de
Baudelaire, et je les corrige dans le sens de l’espoir ; j’indique comment il
aurait fallu faire. J’y corrige en même temps 6 pièces des plus mauvaises de
mon sacré bouquin36.

En réalité les Poésies n’accomplissent que partiellement ce


programme, seuls quelques passages du second fascicule
récrivant de manière allusive et condensée des extraits de
Hugo (« Booz endormi », « Tristesse d’Olympio »), un poème
de Baudelaire (« Crépuscule du matin ») et une strophe des
Chants de Maldoror. Le but – chanter l’espoir – et le moyen –
la réécriture – n’en sont pas moins clairement indiqués, en des
termes qui annoncent l’épigraphe de Poésies I : « Je remplace
la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le
désespoir par l’espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes
par le devoir, le scepticisme par la foi, les sophismes par la
froideur du calme et l’orgueil par la modestie37. »
Mais, quoi qu’en dise Ducasse, il n’est pas sûr que cette
nouvelle éthique de l’écriture consiste en un reniement
complet des Chants de Maldoror. N’écrivait-il pas au même
Poulet-Malassis, le 23 octobre 1869, qu’au fond son épopée du
mal avait voulu rejoindre « cette littérature sublime qui ne
chante le désespoir que pour opprimer le lecteur, et lui faire
désirer le bien comme remède », en utilisant « une méthode
plus philosophique et moins naïve que l’ancienne école38 »
romantique ? Continuité ou palinodie, contradiction ou
complémentarité, Ducasse en personne ne semble pas trancher.
Seule sa cible – le romantisme – ne varie pas. Et quand, le 12
mars 1870, il présente de nouveau son projet au banquier
Joseph Darasse, Ducasse assortit son plaidoyer en faveur
d’une poésie du bien de plusieurs invectives antiromantiques
bien senties, qui sont développées dans l’ouvrage :
Je me disais que puisque la poésie du doute […] en arrive ainsi à un tel point
de désespoir morne, et de méchanceté théorique, par conséquent, c’est qu’elle
est radicalement fausse ; et par cette raison qu’on y discute les principes, et
qu’il ne faut pas les discuter : c’est plus qu’injuste. Les gémissements
poétiques de ce siècle ne sont que des sophismes hideux. Chanter l’ennui, les
douleurs, les tristesses, les mélancolies, la mort, l’ombre, le sombre, etc., c’est
ne vouloir, à toute force, regarder que le puéril revers des choses. Lamartine,
Hugo, Musset se sont métamorphosés volontairement en femmelettes. Ce sont
les Grandes-Têtes-Molles de notre époque. Toujours pleurnicher ! Voilà
pourquoi j’ai complètement changé de méthode, pour ne chanter
exclusivement que l’espoir, l’espérance, LE CALME, le bonheur, LE DEVOIR39.

Cette lettre, cependant, ne dissipe pas les doutes sur le statut


des Poésies. À la suite de ces lignes, Ducasse annonce en effet
que le fruit de sa méthode nouvelle débouchera sur un «
volume » qui « ne sera terminé que dans 4 ou 5 mois », et dont
la publication à compte d’auteur devra être financée par les
deniers paternels. Mais la perspective d’un tel volume cadre
mal avec la réalité des Poésies, qui se réduisent à deux minces
fascicules. Il n’est pas interdit de penser, du reste, que le
volume en question n’ait été projeté que pour justifier une
demande d’argent. Ce qui est plus probable en tout cas, c’est
qu’avec les Poésies nous ayons affaire à une « préface » que
Ducasse compte imprimer et envoyer à son père, chancelier au
consulat de France à Montevideo, afin de lui prouver que son
fils travaille sagement à l’œuvre à venir.
De ces maigres indices, pas toujours concordants, émergent
néanmoins quelques lignes de force susceptibles de baliser le
contexte de la formule « La poésie doit être faite par tous ».
Notons d’abord que les Poésies se présentent comme un livre
second, situé au seuil, à côté, en surplomb de livres proposés
ou présupposés : soit parce qu’elles constituent le paratexte
préfaciel d’un hypothétique volume à la gloire du bien, soit
parce qu’elles visent à dépasser l’exploration du mal mise en
œuvre par Les Chants de Maldoror, soit parce qu’elles
transforment des hypotextes variés afin de les élever
moralement. Car les Poésies sont guidées par un projet tout
ensemble éthique et esthétique : l’allégeance affichée à une
poésie de la certitude, du devoir et de l’espoir, qui implique en
retour le blâme d’un romantisme accusé d’avoir fait régresser
la poésie en y introduisant le poison du doute, qui mène au
désespoir, qui mène à la méchanceté. Cette ligne de conduite
implique une poétique hypertextuelle qui repose, en termes
ducassiens, sur le « plagiat » et la « correction » non seulement
des grands auteurs romantiques, mais plus généralement des
penseurs tentés par une sombre peinture du mal, des passions
ou de la misère de l’homme (d’où le traitement appliqué aux
moralistes classiques, à commencer par Pascal).
Cette pratique de la réécriture est l’un des facteurs qui
expliquent, sur le plan formel, une dernière caractéristique des
Poésies : leur aspect fragmentaire. Car pour récrire, il faut
choisir : les corrections de Ducasse portent sur des extraits
sélectionnés pour leur dimension exemplaire ou leur aura
culturelle – si ce n’est pour leur usage scolaire, tant on a
parfois l’impression de lire avec les Poésies un manuel de
morceaux choisis mis cul par-dessus tête. Si la fragmentation
du texte tient à cette didactique par l’exemple qui fait se
succéder les exercices de réécriture, elle procède également de
son ambition philosophique et de sa tonalité polémique : la
volonté d’opérer un rappel aux principes encourage de fait une
formulation sentencieuse, alignant les axiomes, les
propositions ou les aphorismes au milieu des imprécations et
des pastiches.
Le lecteur se trouve dès lors confronté à une question
cruciale, soulevée par Marguerite Bonnet dans son édition des
Œuvres complètes de Lautréamont : comment faire la part
entre « l’ordre, ou le désordre, des Poésies ; d’une pensée à
l’autre, y a-t-il continuité ou rupture40 ? » Privilégier la
continuité, c’est pratiquer une lecture linéaire et séquentielle.
Celle-ci s’impose parfois, comme à la fin des Poésies I,
lorsque Ducasse enchaîne des paragraphes successivement
consacrés à la mélancolie, aux Confessions d’un enfant
du siècle (pris comme symptôme de la mélancolie
romantique), à Musset en regard de Lamartine et de Hugo,
puis à Hugo seul41. Mais le plus souvent, c’est au contraire la
discontinuité des alinéas qui frappe, favorisant une lecture
arborescente dont la tâche consiste alors à établir un réseau de
propositions logiquement articulées entre elles. Tel est
d’ailleurs le mode d’emploi ironiquement préconisé par
Ducasse au début des Poésies II, qui démarquent pour
l’occasion Pascal commentant la disposition de ses Pensées : «
J’écrirai mes pensées avec ordre, par un dessein sans
confusion. Si elles sont justes, la première venue sera la
conséquence des autres. C’est le véritable ordre42. » Deux
types de lecture, donc, qui donnent au texte des configurations
très différentes, et qui, si on les applique alternativement à
notre formule, peuvent produire, on le verra, des effets
interprétatifs pour le moins contrastés.
La question de la discontinuité, enfin, est liée à celle des
parties constitutives du texte : si les Poésies se composent
d’unités discrètes que la lecture peut dérouler par
concaténation ou agencer par grappes, reste à savoir où passe
la séparation entre ces unités. Dans un texte qui pratique
l’asyndète généralisée, la réponse la moins incertaine est
fournie par la typographie : c’est la division en paragraphes,
marquée par les alinéas, qui donne les limites de chaque
proposition. Un tel indice est certes fragile, et il implique que
la composition des fascicules ait été suffisamment contrôlée
par l’auteur pour refléter les subdivisions voulues. Mais c’est
sans doute le critère le plus opératoire, et il est le plus souvent
confirmé par le fait que les paragraphes possèdent leur propre
cohérence syntaxique et thématique – quand ils ne tirent pas
simplement leur unité du fait qu’ils sont des morceaux
empruntés à d’autres afin d’être corrigés. Appliqué à notre
formule, ce raisonnement conduit à considérer que celle-ci
s’insère dans l’unité textuelle suivante : « La poésie doit être
faite par tous. Non par un. Pauvre Hugo ! Pauvre Racine !
Pauvre Coppée ! Pauvre Corneille ! Pauvre Boileau ! Pauvre
Scarron ! Tics, tics, et tics43. »
Ne le cachons pas : ces remarques sont triviales, et un brin
vétilleuses. Mais le sens comme le diable se nichant souvent
dans les détails, elles s’avèrent déterminantes pour la lecture et
les usages de la formule. En effet, « La poésie doit être faite
par tous » ne constitue pas une unité prévue par le texte : de ce
point de vue, il s’agit d’un énoncé lacunaire, qui doit être
complété par l’hyperbate « Non par un » ainsi que par la suite
du paragraphe, qui blâme les « tics » de divers auteurs.
Évidemment, rien n’oblige à respecter le découpage
typographique : comme Elohim, le lecteur fait tout ce qu’il
veut, et les surassertions à venir joueront précisément des
limites possibles et variées de la formule. Que l’on déplace la
coupure, et le paragraphe initial se trouve alors plus ou moins
réduit, avec une gamme qui peut aller de sa citation in extenso
à la mention de trois mots seulement (« faite par tous »), avec
les multiples nuances de sens que de telles manipulations, on
le devine, ne manquent pas d’engendrer. Et selon que l’on
choisisse de relier la formule à d’autres passages des Poésies
qui lui font écho (lecture réticulaire) ou bien de la considérer
comme une conséquence de ce qui la précède (lecture
linéaire), les interprétations obtenues diffèreront sensiblement.
UNE LECTURE LINÉAIRE
Pour les éditeurs et les exégètes modernes de Lautréamont,
la disjonction entre ces deux grilles de lecture n’est apparue
qu’en 1960, date à laquelle les surréalistes Georges Goldfayn
et Gérard Legrand procurent une édition des Poésies nourrie
de copieux commentaires44. Rompant avec toutes les
interprétations antérieures de la formule, les deux éditeurs
proposent un retour aux sources et s’en tiennent à une lecture
strictement séquentielle du texte, analysant tous et un comme
des pronoms anaphoriques reprenant des substantifs évoqués
au paragraphe précédent :
[…] mieux vaut rapprocher l’original de son contexte : « tous » désigne
l’ensemble des « phénomènes de l’âme » et des « impressions sensorielles ».
La prédominance de l’un serait un tic. Ils sont sincères quand ils sont tous
ensemble (cf. « l’âme étant une », etc.)45.

En termes linguistiques, c’est moins à son contexte que


G. Goldfayn et G. Legrand réfèrent la phrase qu’à son cotexte,
c’est-à-dire son environnement immédiat (en l’occurrence le
cotexte gauche) : on peut en ce sens parler de lecture
cotextuelle. Celle-ci suppose de minimiser la division du texte
en alinéas, et de privilégier la continuité et la contiguïté des
énoncés. « La poésie doit être faite par tous » est vue ici
comme une simple suite du paragraphe antérieur, qui détourne
une pensée de Pascal : « L’homme n’est donc qu’un sujet plein
d’erreurs ; rien ne lui montre la vérité ; tout l’abuse46. » Il
faudrait alors comprendre que la poésie doit être faite par tous
les phénomènes de l’âme, en mobilisant toutes les ressources
de l’esprit. L’alinéa qui distingue les deux paragraphes
pourrait, en ce sens, s’interpréter comme une pause rhétorique
destinée à mettre en relief la conclusion d’un raisonnement
orienté vers la synthèse de la raison et des sens47. Une telle
hypothèse contrevient évidemment à la réception dominante
de la formule, inaugurée par le surréalisme lui-même ; mais il
ne faut pas oublier qu’en 1960, cette lecture cotextuelle vient à
point nommé dans l’histoire du mouvement pour lui permettre
de se démarquer d’une récupération de la « poésie faite par
tous » par les milieux communistes – nous y reviendrons.
Toujours est-il que l’interprétation de G. Goldfayn et
G. Legrand ouvre un horizon que ne manqueront pas de
prendre en compte plusieurs éditions postérieures, à
commencer par celle de Marguerite Bonnet en 1969. Dans son
introduction aux Œuvres complètes de Lautréamont, la critique
constate ainsi que trop de phrases des Poésies, « parce qu’elles
ont été détachées de leur contexte, ont prêté à contresens ou
même servi à des falsifications ». Même si les surréalistes ont
« facilité ces trébuchements », M. Bonnet leur sait gré d’avoir
finalement su les éviter ou les dénoncer. Elle en prend à
témoin, précisément, l’édition Goldfayn-Legrand, créditée du
mérite « d’avoir soulevé ces problèmes du sens littéral 48 ».
C’est alors que M. Bonnet, s’appuyant sur ses prédécesseurs,
livre ce commentaire de « La poésie doit être faite par tous.
Non par un » :
Que signifie « tous » ? tous les hommes ? la phrase exprimerait alors le désir
d’une poésie collective, celle à laquelle les surréalistes aspiraient par le moyen
de l’écriture automatique. Mais on lit dans les lignes qui précèdent et qui «
corrigent » Pascal : « […] Les phénomènes de l’âme pacifient les sens, leur
font des impressions que je ne garantis pas fâcheuses. Ils ne mentent pas. Ils ne
se trompent pas à l’envi. » « Tous » peut, sans impossibilité grammaticale,
représenter l’ensemble des catégories précédemment opposées : « phénomènes
de l’âme », « impressions des sens », tandis que « Un » renverrait à l’une ou à
l’autre considérée séparément (la difficulté du masculin étant levée par le «
chacun » qui se trouve un peu plus haut). Dans ce cas, la formule signifierait le
rejet d’une poésie qui se limite à l’une ou à l’autre des composantes de
l’homme, les exclamations qui suivent servant à illustrer ces deux types
d’erreur : « Pauvre Hugo ! Pauvre Racine ! Pauvre Coppée ! Pauvre Corneille !
Pauvre Boileau ! Pauvre Scarron ! Tics, tics, et tics », — sans qu’il soit
d’ailleurs aisé de savoir en toute certitude où Ducasse classe chacun des
coupables ; le sens général n’en serait pas moins clair : la poésie doit être une
synthèse, qui s’adresse à l’homme tout entier, esprit et chair49.

La lecture cotextuelle de la formule trouve ici son illustration


la plus argumentée. Elle va désormais constituer une référence
obligée pour les éditions critiques de Lautréamont, jusqu’à
celle de Jean-Luc Steinmetz dans la collection de la Pléiade en
2009.
UNE LECTURE RÉTICULAIRE
Le point de vue adopté par ces éditeurs des Poésies est,
littéralement, para-doxal, au sens où il s’oppose à une certaine
doxa qui, du premier surréalisme au situationnisme en passant
par les poètes liés au communisme, a bel et bien identifié le
référent du pronom indéfini « tous » à l’ensemble de la
société, voire de l’humanité, et a ainsi exalté l’idée d’un
partage commun et universel de la poésie aux dépens de l’« un
», compris comme désignation de l’individualité (du génie, du
style) et de la propriété (de l’auteur sur son œuvre) – deux
notions malvenues dans la perspective révolutionnaire, car
marquées du sceau de l’idéologie bourgeoise. Mais si cette
doxa a pu s’imposer avec une telle force, c’est parce qu’elle
aussi a su trouver dans les Poésies une cohérence textuelle qui
autorisait sa propre interprétation. Cohérence qui, cette fois, ne
repose pas sur la prise en compte du cotexte, mais sur la
construction d’un réseau d’énoncés reliés entre eux par des
lexèmes ou des sèmes communs. Cette lecture réticulaire, tout
à fait adaptée à un texte discontinu comme celui des Poésies,
comprend les pronoms indéfinis « tous » et « un » non comme
des anaphoriques mais comme des génériques, et cherche dans
des paragraphes ou des passages parallèles une tentative
analogue d’identification de la poésie à une instance
impersonnelle, collective ou anonyme, désarrimée en tout cas
de l’idiosyncrasie du style.
Comprise comme une maxime absolue, la proposition « La
poésie doit être faite par tous. Non par un » peut alors être
éclairée par tout un réseau de fragments que les surasserteurs
de la formule convoqueront souvent dans son sillage. On peut
prendre comme premier maillon de la chaîne un paragraphe
situé une page plus loin dans l’édition originale, et qui glose le
mot « tics » :
L’existence des tics étant constatée, que l’on ne s’étonne pas de voir les mêmes
mots revenir plus souvent qu’à leur tour : dans Lamartine, les pleurs qui
tombent des naseaux de son cheval, la couleur des cheveux de sa mère ; dans
Hugo, l’ombre et le détraqué, font partie de la reliure50.

La condamnation des « tics », restreinte ici à Lamartine et


Hugo, ferait ainsi partie du réquisitoire des Poésies contre le
romantisme, poursuivi sur le plan axiologique (par le refus de
la mélancolie, de la nostalgie de l’enfance perdue ou du goût
pour le bizarre, considérés comme des postures moralement
néfastes) et sur le plan intellectuel (la singularité du style étant
entendue comme une défaillance de l’intelligence, une manie
d’autant plus ridicule qu’elle est inconsciente). Le thème de
l’infériorité morale et mentale des romantiques est récurrent
dans les Poésies : thème d’époque sans doute, qui ressortit à
une certaine influence parnassienne, et qu’on retrouvera en
1871 chez Rimbaud, dont la Lettre du Voyant voue Musset aux
gémonies. De son côté, Ducasse appuie volontiers son
argumentaire antiromantique, et plus largement iconoclaste, en
recourant à des comparaisons provocantes qui dévalorisent
régulièrement les grands noms de la littérature du XIXe siècle
au profit des anonymes, des premiers venus, des seconds
couteaux ou des non-poètes. Une mention spéciale doit ici être
accordée aux professeurs ou aux élèves de lycée, érigés en
maîtres potentiels des prétendus génies, selon un renversement
de hiérarchie symbolique exposé dans ces trois paragraphes
successifs situés au début de Poésies I :
Par cela seul qu’un professeur de seconde se dit : « Quand on me donnerait
tous les trésors de l’univers, je ne voudrais pas avoir fait des romans pareils à
ceux de Balzac et d’Alexandre Dumas, » par cela seul, il est plus intelligent
qu’Alexandre Dumas et Balzac. Par cela seul qu’un élève de troisième s’est
pénétré qu’il ne faut pas chanter les difformités physiques et intellectuelles, par
cela seul, il est plus fort, plus capable, plus intelligent que Victor Hugo, s’il
n’avait fait que des romans, des drames et des lettres.
Alexandre Dumas fils ne fera jamais, au grand jamais, un discours de
distribution des prix pour un lycée. Il ne connaît pas ce que c’est que la morale.
Elle ne transige pas. S’il le faisait, il devrait auparavant biffer d’un trait de
plume tout ce qu’il a écrit jusqu’ici, en commençant par ses Préfaces absurdes.
Réunissez un jury d’hommes compétents : je soutiens qu’un bon élève de
seconde est plus fort que lui dans n’importe quoi, même dans la sale question
des courtisanes.
Les chefs-d’œuvre de la langue française sont les discours de distribution
pour les lycées, et les discours académiques. En effet, l’instruction de la
jeunesse est peut-être la plus belle expression pratique du devoir, et une bonne
appréciation des ouvrages de Voltaire (creusez le mot appréciation) est
préférable à ces ouvrages eux-mêmes. – Naturellement !

Faut-il dès lors faire de la communauté lycéenne – cette «


franc-maçonnerie collégiale de l’enfance et de l’adolescence »
que Julien Gracq voyait à l’œuvre chez Ducasse51 – l’acteur
modèle d’une poésie effectivement faite par tous ? Cela
signifierait que la poésie peut être collégialement améliorée
par la médiation de l’École, avec toute la panoplie
pédagogique des lycées impériaux : non seulement à travers
leurs exercices de traduction, de rédaction ou de narration,
mais plus généralement sous l’influence de la rhétorique et
avec en point de mire la composition latine, épreuve majeure
du baccalauréat. C’est à la lumière de modèle scolaire qu’on
peut aussi relire le devoir loué par Ducasse – tâche morale
autant que travail à rendre – ou la notion de correction, qui fait
de la réécriture des modèles classiques une réévaluation en
acte.
Mais ce que le détour par le contexte des Poésies apporte à
notre formule, c’est moins une identification précise des
pronoms « tous » et « un », que la confirmation d’une structure
d’opposition plus générale entre multitude et solitude, pluriel
et singulier, collectif et individuel – les premiers termes de la
série étant systématiquement préférés aux seconds. Ainsi se
dessine un schéma récurrent qui valorise la richesse d’une
poésie anonyme, communautaire, peut-être même universelle,
aux dépens de l’inconsistance des « tics » individuels.
En ce sens, une part des Poésies témoigne d’une fascination
pour la force du banal – et l’on pourrait ici renvoyer à
l’analyse de la « banalité » de Lautréamont par Camus52. Cet
attrait est manifeste dans un paragraphe qui déprécie le génie
individuel non seulement en mettant sur le même plan les
noms illustres et les auteurs de second rang, mais en pariant
délibérément sur les proverbes de la sagesse des nations, voire
sur le conformisme prudhommesque des poncifs :
Une vérité banale renferme plus de génie que les ouvrages de Dickens, de
Gustave Aymard, de Victor Hugo, de Landelle. Avec les derniers, un enfant,
survivant à l’univers, ne pourrait pas reconstruire l’âme humaine. Avec la
première, il le pourrait. Je suppose qu’il ne découvrît pas tôt ou tard la
définition du sophisme53.

On croirait presque entendre l’écho de Baudelaire notant


dans ses Fusées : « Créer un poncif, c’est le génie54. » À
l’échelle des Poésies en tout cas, ce fragment ressortit à une
tendance plus générale à présenter la poésie comme une œuvre
collective dont l’édification dépasse les seuls poètes, sans que
soit d’ailleurs clairement défini le cercle de la participation
sociale ainsi sollicitée. Tout se passe alors comme si, prenant
acte de la mise au ban du poète imitatif par la République de
Platon, Ducasse lui aussi n’admettait dans la Cité qu’une
poésie susceptible de servir la morale publique. C’est ainsi
qu’un long paragraphe des Poésies II, dont la première phrase
sera elle aussi très souvent détachée en guise de formule,
assigne à la poésie une mission civique, éthique et
philosophique, si ce n’est une vocation religieuse :
La poésie doit avoir pour but la vérité pratique. […] Un poète doit être plus
utile qu’aucun citoyen de sa tribu. Son œuvre est le code des diplomates, des
législateurs, des instructeurs de la jeunesse. Nous sommes loin des Homère,
des Virgile, des Klopstock, des Camoëns, des imaginations émancipées, des
fabricateurs d’odes, des marchands d’épigrammes contre la divinité. Revenons
à Confucius, au Boudha [sic], à Socrate, à Jésus-Christ, moralistes qui
couraient les villages en souffrant de faim ! Il faut compter désormais avec la
raison, qui n’opère que sur les facultés qui président à la catégorie des
phénomènes de la bonté pure55.

Ducasse tient ici un propos intempestif, pour reprendre


l’adjectif nietzschéen : injonction est faite à la poésie de se
subordonner à une visée morale, autrement dit hétéronome,
alors même que le XIXe siècle voit se mettre en place un
processus d’autonomisation de la littérature et de l’esthétique
qui aboutit à la doctrine de « l’art pour l’art ». Mais
l’inactualité de ce paragraphe tient aussi, et plus ironiquement,
à la manière dont Ducasse mélange les époques et les
références. D’un côté c’est le vocabulaire de Kant qui est
détourné (faculté, catégorie, phénomène, pure) ; de l’autre
c’est le célèbre mot de Malherbe rapporté par Tallemant des
Réaux (un poète n’est « pas plus utile à l’État qu’un bon
joueur de quilles56 ») qui est pris à rebrousse-poil. Comble de
l’anachronisme enfin, au moment même où la poésie se diffuse
massivement dans les périodiques ou les plaquettes tout en
souscrivant bientôt au mythe du Livre, Ducasse lui propose
des modèles de transmission orale – puisque Confucius,
Bouddha, Socrate ou Jésus n’ont rien écrit.
Sans aller jusqu’à faire des sagesses ou des religions les
modèles d’une poésie faite par tous – au sens où elles
cimentent une communauté et s’instituent en tant qu’autorité
par une longue tradition de citations, de compilations ou de
commentaires – on peut remarquer l’insistance des Poésies à
situer le magistère du poète parmi l’ensemble des cléricatures
intellectuelles, comme dans ce fragment qui, placé juste avant
la glose sur les « tics » de Hugo et Lamartine, ramène la
poésie, la morale et la philosophie à trois facettes d’une raison
humaine commune :
Il y a de l’étoffe du poète dans les moralistes, les philosophes. Les poètes
renferment le penseur. Chaque caste soupçonne l’autre, développe ses qualités
au détriment de celles qui la rapprochent de l’autre caste. La jalousie des
premiers ne veut pas avouer que les poètes sont plus forts qu’elle. L’orgueil des
derniers se déclare incompétent à rendre justice à des cervelles plus tendres.
Quelle que soit l’intelligence d’un homme, il faut que le procédé de penser soit
le même pour tous57.

Avec cette lecture des Poésies, le « tous » censé être l’agent


de la poésie peut donc trouver des interprétations différentes,
de la communauté de l’école à celle de la cité, en passant par
l’aréopage des penseurs ou des législateurs. Certes, nous n’en
sommes pas encore à la lecture radicalement égalitaire de la
formule que proposeront les surréalistes ou leurs successeurs,
et – anti-romantisme des Poésies oblige – nous sommes loin
de la poésie ouvrière que les romantiques (Hugo, Sue, Sand,
Lamartine) avaient encouragée durant la monarchie de Juillet ;
mais le texte de Ducasse va déjà dans le sens d’une
désindividualisation de la poésie. C’est également dans cette
perspective qu’on peut lire ce paragraphe de Poésies I, lui
aussi souvent repris par les futurs lecteurs de Ducasse, et qui
propose l’impersonnalité comme remède aux « tics »
romantiques :
La poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de contorsions
contingentes. Reprenons le fil indestructible de la poésie impersonnelle
brusquement interrompu depuis la naissance du philosophe manqué de Ferney,
depuis l’avortement du grand Voltaire58.

On pense évidemment ici à la dépersonnalisation de la


poésie moderne analysée par Hugo Friedrich chez Baudelaire,
Mallarmé ou Rimbaud, et qui voit le sujet lyrique s’abstraire
du sujet empirique. Mais peut-être faut-il aussi entendre chez
Ducasse l’écho de Leconte de Lisle, qui emploie précisément
le terme d’impersonnalité dans sa préface de 1852 aux Poëmes
antiques, pour revendiquer à la fois l’évacuation des émotions
romantiques, l’occultation des passions historiques, et la
scientificité d’« études » – non de poèmes à proprement parler
– qui se présentent comme la résurrection archéologique de
fragments de l’Antiquité :
Ce livre est un recueil d’études, un retour réfléchi à des formes négligées ou
peu connues. Les émotions personnelles n’y ont laissé que peu de traces ; les
passions et les faits contemporains n’y apparaissent point. Bien que l’art puisse
donner, dans une certaine mesure, un caractère de généralité à tout ce qu’il
touche, il y a dans l’aveu public des angoisses du cœur et de ses voluptés non
moins amères, une vanité et une profanation gratuites. D’autre part, quelque
vivantes que soient les passions politiques de ce temps, elles appartiennent au
monde de l’action ; le travail spéculatif leur est étranger. Ceci explique
l’impersonnalité et la neutralité de ces études59.

Élévation spéculative, neutralité historique, absence


d’émotions : la poésie impersonnelle de Leconte de Lisle
rejoint à plusieurs égards celle que prônent les Poésies. Mais
ce qui fait sans doute la saveur particulière de cette
impersonnalité selon Ducasse, c’est son lien, à la fois théorisé
et manifesté par l’écriture même des Poésies, à la pratique du
plagiat. Derrière ce terme, il ne faut plus entendre sous la
plume de Ducasse une notion moralement ou juridiquement
blâmable, mais une technique d’écriture, ou plutôt de
réécriture : la correction. Corriger un auteur du passé – Pascal,
Vauvenargues, La Rochefoucauld – est certes un plagiat, mais
un plagiat utile, qui participe au progrès moral de l’humanité
en tournant au bien les textes qui pouvaient être tentés par le
mal : « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il
serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions,
efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste60. »
Cette poétique du plagiat, à laquelle Aragon ou Breton seront
très tôt sensibles avant que les situationnistes l’érigent en
modèle de leur pratique du détournement, est également mise
en valeur par certains spécialistes de Lautréamont, qui y voient
la traduction la plus concrète de la « poésie faite par tous ».
Dans ses articles de 1954 sur Les Inventeurs de Maldoror,
Maurice Saillet, tout en qualifiant la formule de « boutade »,
voyait en elle l’annonce de « l’ère du plagiat systématique et
généralisé – ce communisme du génie, qui marquera
l’abolition de la propriété dans les lettres et dans les arts61 » et
dont Borges aurait offert un exemple avec le Quichotte de
Pierre Ménard.
Récapitulons. La place assignée à notre formule dans le
réseau argumentatif des Poésies ouvre, on le voit, un éventail
d’interprétations plausibles, qui s’articulent autour de deux
grands modes de lecture. L’un est linéaire, il privilégie la
contiguïté syntagmatique et s’appuie sur le cotexte gauche
pour identifier aux « phénomènes de l’âme » l’antécédent du
pronom « tous ». L’autre est réticulaire, il privilégie la série
paradigmatique et relie la phrase de Ducasse à une
constellation d’extraits qui, à des degrés divers, valorisent une
poésie collective et impersonnelle.
Chacune de ces deux lectures possède sa pertinence et sa
cohérence. La première a pour elle l’enchaînement
grammatical et la progression thématique d’un paragraphe à
l’autre. Sur le plan sémantique, elle peut être corroborée par
l’opposition entre la pauvre mécanique des « tics » et la
richesse des « phénomènes de l’âme ». Quant à la seconde,
elle respecte la division en paragraphes, unité qui semble de
mise dans la majeure partie des Poésies ; elle est congruente à
d’autres extraits qui blâment le subjectivisme et font l’éloge
d’une poésie impersonnelle, collective et anonyme ; elle
autonomise la séquence et lui accorde par là même une visée
globalisante qui l’apparente à un énoncé gnomique, comme il
s’en trouve tant dans le reste de l’ouvrage. Au fond, ces deux
lectures actualisent deux textes différents, contenus
virtuellement dans les Poésies, pour reprendre les termes de
Michel Charles dans Composition :
[…] il n’y a pas plusieurs lectures d’un texte mais, virtuellement, plusieurs
textes dans le « texte », ce dernier étant un agencement ou une combinaison de
textes virtuels et chaque lecture étant la sélection, la mise au jour,
l’actualisation d’un de ces textes62.

De ces deux options, laquelle est la meilleure, la plus vraie,


la plus philologiquement sûre ? Tranche qui voudra. Mais au
petit jeu du devenir-formule de « la poésie faite par tous », il
ne fait guère de doute que la seconde lecture est plus
suggestive que la première, car plus absolue, plus
revendicative, plus polémique : autant d’atouts pour prétendre
au statut de formule discutée et discutable. Au contraire, la
lecture proposée par G. Goldfayn et G. Legrand interdit la
transformation de la phrase en slogan. C’est sans doute un
bénéfice pour les adeptes de la nuance, mais c’est aussi une
perte pour les amateurs de grands mots : que la poésie doive
utiliser toutes les facultés de l’âme, qu’elle soit une synthèse
entre l’intellect et les sens, voilà qui tient davantage de
l’évidence d’un lieu commun que de la fulgurance d’un oracle.
En revanche, que la poésie devienne un partage collectif,
qu’elle soit le fruit du sens commun et non du génie
individuel, cette idée contient une force de provocation
d’autant plus grande qu’elle est posée comme une exigence
(par le verbe devoir) voire comme une prophétie (le semi-
auxiliaire ayant aussi une valeur d’imminence).
Et quand il se trouvera, parmi les avant-gardes historiques du
XXe siècle, des lecteurs prêts à relever cette phrase, c’est assez
logiquement cette interprétation globalisante, communautaire
et politique qui prévaudra, d’autant plus que les surréalistes
pourront y voir l’annonce de certaines de leurs propres
préoccupations : la dénonciation de la Littérature et de ses
catégories (le génie, le talent, le style, l’auteur) ; le partage de
l’écriture à travers l’automatisme, la création collective ou la
réutilisation des clichés ; l’appel à un merveilleux réputé
présent en chaque être humain depuis l’enfance, et traqué dans
un inconscient qui remet en cause l’unité du Je (car, comme on
le sait par une autre formule célèbre, Je est un autre) ;
l’horizon révolutionnaire où Marx vient côtoyer Freud et
Rimbaud. Ducasse aurait-il retrouvé ses petits dans une telle
descendance idéologique ? Impossible de le savoir, et peu
importe au fond : car la valeur d’une formule réside moins
dans son hypothétique sens premier que dans son efficacité
pragmatique, autrement dit sa capacité à produire des discours
qui, précisément, l’instituent en vérité originelle pour mieux
asseoir leurs positions. Que les surréalistes, dans ces
conditions, se soient approprié la phrase des Poésies et l’aient
mobilisée à leur profit ne fait aucun doute : mais on ne vole
qu’aux riches, et monsieur le comte de Lautréamont leur aurait
peut-être pardonné ce larcin, lui qui n’a pas hésité à édifier sa
fortune littéraire sur des plagiats.

25. Alice KRIEG-PLANQUE, La Notion de « formule » en analyse du discours,


Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, coll. « Annales littéraires de
l’Université de Franche-Comté », 2009, p. 7.
26. Dominique MAINGUENEAU, « Citation et surassertion », Polifonia,
Universidade Federal de Mato Grosso / Cuiabá-MT / Brasil, vol. 8, n° 8, 2004, p. 1-
22.
27. Francis PONGE, « Le dispositif Maldoror-Poésies » [1946], in Méthodes,
Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999,
p. 633-635.
28. Alice KRIEG-PLANQUE, op. cit., p. 63.
29. Ibid., p. 84.
30. Voir Maurice SAILLET, Les Inventeurs de Maldoror [1954], Cognac, Le Temps
qu’il fait, 1992.
31. Alice KRIEG-PLANQUE, op. cit., p. 99.
32. Notre édition de référence (désormais abrégée en ŒC) sera celle que Jean-Luc
Steinmetz a récemment procurée : LAUTRÉAMONT, Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009. Les Poésies I & II sont
reproduites p. 257 à 298.
33. LAUTRÉAMONT, ŒC, p. 271.
34. Remy DE GOURMONT, « La littérature “Maldoror” », Mercure de France,
février 1891, in LAUTRÉAMONT, ŒC, p. 342-351.
35. Valery LARBAUD, « Les Poésies d’Isidore Ducasse », La Phalange, 20 février
1914, in LAUTRÉAMONT, ŒC, p. 355-364.
36. LAUTRÉAMONT, ŒC, p. 308.
37. Ibid., p. 257.
38. Ibid., p. 306.
39. Ibid., p. 309-310.
40. Marguerite BONNET, introduction à LAUTRÉAMONT, Œuvres complètes,
Paris, Garnier-Flammarion, coll. « GF », 1969, p. 29.
41. LAUTRÉAMONT, ŒC, p. 269.
42. Ibid., p. 277.
43. Ibid., p. 288.
44. Isidore DUCASSE, Poésies, éd. Georges Goldfayn et Gérard Legrand, Paris, Le
Terrain vague, 1962.
45. Ibid., p. 164.
46. Le texte est cité ici suivant l’édition Hiard de 1832, vraisemblablement utilisée
par Ducasse selon J.-L. Steinmetz (voir son édition des Œuvres complètes de
Lautréamont en Pléiade, p. 672) : Pensées de Blaise Pascal, Paris, A. Hiard,
Libraire-éditeur, 1832, Article quatrième, VIII, p. 78.
47. Je dois cette suggestion de lecture à Marie-Paule Berranger : qu’elle en soit ici
remerciée.
48. Marguerite BONNET, introduction à LAUTRÉAMONT, Œuvres complètes,
Paris, Garnier-Flammarion, coll. « GF », 1969, p. 28.
49. Ibid., p. 28-29.
50. LAUTRÉAMONT, ŒC, p. 289.
51. Julien GRACQ, « Lautréamont toujours » [1947], in Préférences, Œuvres
complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 896.
52. Albert CAMUS, « Lautréamont et la banalité », in L’Homme révolté, Œuvres
complètes, t. 3, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 130-
135.
53. LAUTRÉAMONT, ŒC, p. 283.
54. Charles BAUDELAIRE, Fusées, in Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 662.
55. LAUTRÉAMONT, ŒC, p. 280.
56. Gédéon TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, t. 1, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 115.
57. LAUTRÉAMONT, ŒC, p. 289.
58. Ibid., p. 271.
59. Charles LECONTE DE LISLE, Poëmes antiques, Paris, Librairie de Marc
Ducloux, 1852, p. V-VI.
60. Ibid., p. 283.
61. Maurice SAILLET, op. cit., p. 118.
62. Michel CHARLES, Composition, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2018, p. 21.
CHAPITRE 2. L’APPROPRIATION SURRÉALISTE :
POÉSIE & RÉVOLUTION

AU TEMPS DE LITTÉRATURE : UNE FORMULE IGNORÉE


Ascendant cardinal du surréalisme, seule figure poétique que
le mouvement ait interrogée et revendiquée avec autant de
constance tout au long de son existence, Lautréamont entre
dans la bibliothèque surréaliste en 1918, par l’intermédiaire
d’Aragon qui découvre dans la revue symboliste Vers et prose
une réédition de la première version du chant liminaire des
Chants de Maldoror. La suite est connue, Aragon l’a relatée
dans « Lautréamont et nous63 », histoire enjolivée que des
publications plus récentes permettent de préciser et de
rectifier64 : l’achat d’un exemplaire des Chants par Soupault en
1917 ou début 1918, l’initiation d’Aragon et de Breton avec
leurs lectures passionnées de Lautréamont lors de leurs
rencontres au Val-de-Grâce en 1918, leur enquête sur les
Poésies consécutive à la lecture de l’article de Larbaud qui les
présentait en 1914 dans La Phalange, la copie manuscrite que
Breton, en 1919, fait des Poésies sur les uniques exemplaires
déposés à la Bibliothèque nationale, puis la première
publication intégrale du texte de Ducasse dans la revue
Littérature, en avril 1919 (n° 2) pour le premier fascicule, en
mai (n° 3) pour le second. C’est avec cette réédition que se
noue ainsi le premier contact entre notre formule et un groupe
qui se tourne alors vers Dada.
Or le lecteur qui ouvre le numéro 3 de Littérature à la page
17 se trouve face à une version pour le moins surprenante de la
phrase de Ducasse : « La poésie doit être faite pour tous. Non
pas un. Pauvre Hugo ! Pauvre Racine ! Pauvre Coppée !
Pauvre Corneille ! Pauvre Boileau ! Pauvre Scarron ! Tics, tics
et tics65. » Les deux prépositions par de l’édition originale ont
disparu au profit de « pour tous » et de « pas un », ce qui altère
considérablement le texte de Ducasse en l’orientant vers l’idée
d’une poésie destinée au plus grand nombre. Faut-il attribuer
cette leçon défaillante à une erreur de copie de la part de
Breton ? À une coquille dans la composition du texte imprimé
? Quoi qu’il en soit, la phrase n’avait certainement pas assez
attiré l’attention de ses premiers lecteurs dadaïstes pour que sa
lettre fût respectée. L’erreur, pourtant, sera vite réparée par
Soupault dans son édition des Poésies, qui paraît en volume
Au sans pareil en 1920 avec un texte conforme à l’original.
Il est vrai qu’à l’époque, au sein du groupe de Littérature, la
réception de Ducasse est guidée par d’autres considérations
que l’égalitarisme et le collectivisme poétiques. Breton et ses
compagnons s’intéressent plutôt au travail de sape accompli
par l’écriture de Lautréamont contre la subjectivité et contre la
logique de l’expression, grâce à des armes comme l’humour,
la démesure, la dissonance ou l’ironie. À ce titre, la réflexion
des dadaïstes et futurs surréalistes se concentre sur trois points
emblématiques, à commencer par l’articulation énigmatique
entre la frénésie lucide du Mal dans Les Chants de Maldoror
et la logique subversive du Bien dans les Poésies. Cette
opposition suscitera un questionnement récurrent : les deux
œuvres s’annulent-elles, se complètent-elles, se concilient-
elles ou s’opposent-elles irrémédiablement ? Les acteurs de
Littérature sont également frappés par la série des « beau
comme » qui parcourent les Chants, et qui participent d’une
rhétorique de l’arbitraire, d’une poétique de la surprise et
d’une esthétique de la disgrâce. Enfin la méthode du plagiat et
de la correction appliquée dans les Poésies vient renforcer, et
inspirer, les recherches du groupe autour de la question du
ready made et de l’élaboration d’une logique des contraires.
Breton se montre particulièrement sensible à ce point, comme
en témoigne sa lettre du 19 août 1920 à Simone Kahn :
Vous savez, par ailleurs, comment les Poésies de Ducasse ont été faites : il
retournait un proverbe, une pensée […]. Il ne dit pas systématiquement le
contraire. […] Voyez-vous l’intérêt profond de cette contradiction ; c’est par
elle, hélas, que Ducasse atteint à cette espèce de vérité angélique66.

L’INTRODUCTEUR : ÉLUARD
La poésie faite par tous n’est donc pas à l’ordre du jour des
futurs surréalistes en 1919-1920. D’après les sources que j’ai
pu dépouiller, il faut attendre 1925 pour que la formule fasse
son apparition dans le discours surréaliste. Elle est en effet
relevée par Éluard à la fin d’un article intitulé « Des perles aux
cochons » et qui paraît le 30 novembre 1925 dans la revue
Clarté :
Poésie pure ? La force absolue de la poésie purifiera les hommes, tous les
hommes : « La poésie peut être faite par tous. Non par un. » (Lautréamont).
Toutes les tours d’ivoire seront démolies, toutes les paroles seront sacrées et,
ayant bouleversé la réalité, l’homme n’aura plus qu’à fermer les yeux pour que
s’ouvrent les portes du Merveilleux67.

Là encore, on aura relevé l’erreur commise dans la citation,


puisqu’au verbe devoir employé par Ducasse, qui impliquait
une obligation impérieuse et appuyait l’autorité du dire, s’est
substitué le verbe pouvoir, qui atténue la nécessité en une
possibilité beaucoup plus souple, ouverte, et sans doute mieux
accordée ainsi à l’optimisme humaniste professé par Éluard.
Ce lapsus citationnel signifierait-il que la proposition abrupte
de Ducasse avait besoin d’être adoucie pour s’immiscer dans
la pensée surréaliste ? Si Éluard ne respecte pas tout à fait la
lettre du texte, il inaugure surtout l’usage de la formule dans la
perspective d’une redéfinition avant-gardiste de la poésie, en
lui donnant trois directions majeures : une aspiration
universaliste (« tous les hommes »), une revendication
égalitaire (« toutes les paroles seront sacrées ») et une
contestation de l’autonomie littéraire (avec l’attaque contre les
« tours d’ivoire »). Cette triple grille servira de cadre à
l’ensemble des reprises ultérieures de la formule et des débats
qui en découleront. Par son appel à Ducasse, Éluard fonde
ainsi un lieu commun dont il oriente simultanément les termes,
en accord avec les préoccupations surréalistes du moment.
C’est précisément sur ces préoccupations qu’il importe de
revenir afin de comprendre le contexte dans lequel émerge la
référence aux Poésies, et les enjeux auxquels elle est liée.
L’année 1925 est en effet importante dans l’évolution du
surréalisme, dans la mesure où elle marque un virage du
surréalisme poétique (auquel Breton consacrait encore
l’essentiel du Manifeste de 1924) vers un surréalisme
politique, requis par les questions sociales ou coloniales, et
soucieux de déployer la notion de révolution sur d’autres plans
que la refondation de l’esprit ou la quête libertaire. En juillet
1925, Breton prend la direction de La Révolution surréaliste,
expliquant ainsi la radicalisation des positions du groupe : «
dans l’état actuel de la société en Europe, nous demeurons
acquis au principe de toute action révolutionnaire, quand bien
même elle prendrait pour point de départ une lutte de classes,
et pourvu seulement qu’elle mène assez loin68 ». Au même
moment, à la faveur d’une protestation commune contre la
guerre menée par la France au Maroc contre la révolte
d’Abdelkrim dans la région du Rif, les surréalistes se
rapprochent des animateurs de Clarté, revue para-communiste
marquée par le pacifisme et l’internationalisme prolétarien. Ce
rapprochement est scellé par la rédaction partagée du tract La
Révolution d’abord et toujours 69, tiré à 4 000 exemplaires et
publié simultanément en octobre dans La Révolution
surréaliste et Clarté – tract qui dénonce la guerre du Rif et, au-
delà, approuve l’antipatriotisme, le défaitisme révolutionnaire
et la lutte des classes. À partir de novembre, les membres de
Clarté et de La Révolution surréaliste s’ouvrent mutuellement
les portes de leurs revues (un projet de fusion est même
envisagé, mais n’aboutira pas), et c’est dans le droit fil de cette
coopération que s’inscrit l’arrivée d’Éluard dans Clarté le 30
novembre 1925, en compagnie d’autres surréalistes comme
Aragon (qui signe « Le prolétariat de l’esprit ») et Desnos (qui
explique « Le sens révolutionnaire du Surréalisme »).
Signe de la politisation du surréalisme, l’article d’Éluard
prend pour prétexte un épisode marquant de l’actualité
littéraire. Le 25 octobre 1925, le journal Le Temps publie « La
poésie pure », discours prononcé la veille par l’abbé Bremond
devant l’Institut et déclencheur d’une querelle qui débattra de
longs mois des rapports entre poésie, musique et prière.
Refusant les termes du débat, Éluard cherche à disqualifier
Bremond sur trois plans : il le range d’abord parmi les cuistres
bourgeois qui ont exalté les médiocres (La Fontaine, Béranger,
Cocteau) et méprisé les grands (Sade, Lautréamont, Rimbaud)
; il dénonce ensuite un arrière-plan religieux qui corrompt la
poésie par le voisinage de la prière, et l’inspiration par « la
dégoûtante idée de Dieu » ; il tourne enfin en dérision le
critique incompétent dont le système ne saurait rendre compte
d’un texte comme « Rêve », le dernier poème connu de
Rimbaud, tiré de la lettre du 14 octobre 1875 à Ernest
Delahaye, et qui est reproduit dans l’article. Après cette charge
contre l’abbé Bremond, victime toute désignée de la verve
surréaliste en tant que membre de l’Église et de l’Académie, la
conclusion du texte apporte une réorientation décisive : à la
conception de Bremond, qui tisse un lien transcendant entre
poésie et divinité, Éluard oppose la formule de Ducasse pour
affirmer la présence immanente de la poésie dans l’humanité,
comme une faculté latente en chacun de nous. L’arrivée de la
poésie faite par tous dans le discours éluardien et surréaliste
s’enracine ainsi dans une controverse où il s’agit, dans tous les
sens du terme, de désacraliser la poésie pour la mettre à
hauteur d’homme.
Dans les colonnes de Clarté et sous l’effet de la dynamique
politique qui conduit alors les surréalistes à la rencontre des
milieux communistes, le propos prend une dimension
révolutionnaire : tandis qu’Aragon, dans le même numéro,
demande aux intellectuels de se reconnaître dans un «
prolétariat de l’esprit », symétriquement Éluard, par le biais de
Lautréamont, suggère la présence de l’esprit poétique chez le
prolétariat. Dans ces conditions, il ne s’agit plus seulement,
comme en 1924, de penser « un communisme du génie70 »
dont l’inconscient serait la matrice et l’automatisme le
témoignage, mais de travailler à un véritable communisme de
la poésie, qui serait la préfiguration des pratiques culturelles
de la société sans classes encore à venir. Telle est l’une des
préoccupations qui guideront le surréalisme dans ses rapports
houleux avec les instances communistes pour les années à
venir, et que la formule de Ducasse sera régulièrement chargée
de justifier, d’alimenter ou d’approfondir.
Il faut aussi, dans la mobilisation de Lautréamont, faire la
part de ce qui peut revenir en propre à Éluard et à son intérêt
constant pour les ressources de la langue commune (proverbes,
exemples, séquences figées, stéréotypes, tours
conversationnels), intérêt qui transparaît à travers l’animation
de la revue Proverbe en 1920-1921, l’échange approfondi avec
Jean Paulhan que ces questions préoccupent alors également,
ainsi que les 152 proverbes mis au goût du jour, écrits en
collaboration avec Benjamin Péret en 1925. Usant d’une
écriture qui se fonde souvent sur l’exploitation et le
détournement de moules langagiers, désireux dès 1920 de
trouver « un langage charmant, véritable, de commun échange
entre nous71 », Éluard était l’un des surréalistes les mieux
prédisposés à relever que la poésie pût être faite par tous. Dans
ces conditions, sa rencontre avec le marxisme-léninisme,
partagée avec Breton et les autres, permettait de donner un
horizon politique et un élan révolutionnaire à sa constante
quête de la communication poétique. En ce sens, la découverte
de la formule de Ducasse par l’article de Clarté marque sans
doute une étape importante dans le long itinéraire qui conduira
en 1938 Éluard à rompre avec un Breton antistalinien, puis à
adhérer au Parti communiste français clandestin en 1942.
Mais n’anticipons pas. En 1925, Éluard est celui par qui la
formule de Ducasse arrive dans la bibliothèque surréaliste :
son introducteur donc, mais aussi son dépositaire privilégié.
De tous les membres du groupe, il est en effet celui qui la cite
le plus régulièrement, souvent en adaptant et en récrivant la
conclusion de son article de Clarté. En 1932, il publie dans la
revue surréaliste anglaise This Quarter un texte intitulé «
Poetry’s Evidence », dont le manuscrit en français se compose
de vingt fragments : le quatorzième reprend la fin de l’article
de 1925, cette fois avec une citation de Ducasse conforme à
l’originale des Poésies72. Cette publication est la première
version de L’Évidence poétique, texte d’une conférence
prononcée le 24 juin 1936 lors de la première Exposition
internationale du surréalisme, publiée la même année dans la
revue Cahiers d’art puis en 1937 chez GLM.
Cet essai important, qui synthétise la poétique d’Éluard à
partir de fragments disséminés dans des publications
antérieures, insiste à plusieurs reprises sur l’existence d’une
poésie partagée et sur la nécessité pour les poètes de
fraterniser avec toute l’humanité. La première phrase de la
conférence proclame ainsi : « Le temps est venu où tous les
poètes ont le droit et le devoir de soutenir qu’ils sont
profondément enfoncés dans la vie des autres hommes, dans la
vie commune73. » À l’autre bout, Éluard renchérit en
affirmant : « La solitude des poètes, aujourd’hui, s’efface.
Voici qu’ils sont des hommes parmi les hommes, voici qu’ils
ont des frères74. » Véritable fil directeur du texte, cette
communauté poétique est à la fois annoncée et justifiée par la
formule des Poésies, enchâssée dans un paragraphe
légèrement différent de la version de 1925, qui substitue au
bouleversement de la réalité un accord plus profond avec elle :
Poésie pure ? La force absolue de la poésie purifiera les hommes, tous les
hommes. Écoutons Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous. Non par
un. » Toutes les tours d’ivoire seront démolies, toutes les paroles seront sacrées
et l’homme, s’étant enfin accordé avec la réalité, qui est sienne, n’aura plus
qu’à fermer les yeux pour que s’ouvrent les portes du merveilleux75.

Signe de la valeur accordée à la formule, c’est elle qui


conclut en 1937 la première version de Premières vues
anciennes, montage textuel qui entrelace un vaste réseau de
citations avec les commentaires et les aphorismes d’Éluard,
pour mieux faire l’éloge de la poésie involontaire, de
l’onirisme ou du plagiat76. Et lorsqu’en 1939, après avoir
quitté le groupe surréaliste, le poète réunit dans Donner à voir
l’essentiel de sa réflexion sur la création littéraire et picturale,
la citation de Ducasse est triplement mise à l’honneur dans le
volume, puisqu’elle figure dans la reprise de « L’évidence
poétique », achève les « Premières vues anciennes » remaniées
et augmentées, et fait l’objet dans cette section d’un nouveau
commentaire aux accents militants :
« La poésie doit être faite par tous. Non par un. » Il ne tient qu’à la conscience
humaine de se révolter contre ce qui veut lui faire croire qu’elle n’est pas un
tout pour en finir avec la dégoûtante inégalité qui l’oblige à se servir des
philosophes et des poètes pour se prendre au sérieux.
Toute véritable morale est poétique, la poésie tendant au règne de l’homme, de
tous les hommes, au règne de notre justice77.

LES RÉVOLUTIONNAIRES : CREVEL, TZARA


Éluard est donc à double titre l’inventeur de la formule de
Ducasse : d’abord parce qu’il semble bien l’avoir relevée le
premier, ensuite parce qu’il lui a véritablement donné le statut
de formule en la faisant entrer dans tout un jeu de
surassertions, de commentaires et de reprises. Ce rôle
d’intermédiaire privilégié au sein du surréalisme transparaît
avec évidence dans les textes où René Crevel, à son tour, se
réfère à la citation de Ducasse en l’accompagnant
systématiquement de son commentaire par Éluard. Dans «
Pour la simple honnêteté », qui paraît dans Les Cahiers du
mois en juin 1926, Crevel affirme que « Toute poésie est une
révolution, en ce qu’elle brise les chaînes qui attachent
l’homme au rocher conventionnel. » Pour appuyer son propos,
il fait alors appel à la « voix » d’Éluard, et avec elle à l’écho
de Lautréamont « qui, lui, avait le droit de parler des notions
de poésie, d’absolu, de Révolution78 » : suit alors la citation du
dernier paragraphe de l’article paru dans Clarté en novembre
1925, avec la même erreur dans la formule des Poésies (« La
poésie peut être faite par tous »). Même procédé dans L’Esprit
contre la Raison, essai qui paraît en 1927 aux éditions des
Cahiers du Sud. Crevel y défend l’idée que l’esprit n’éprouve
son indépendance qu’en se défiant d’un monde extérieur
abusivement tenu pour réel, et développe ainsi l’argumentation
de son article précédent :
Toute poésie, toute vie intellectuelle, morale, est une révolution, car toujours il
s’agit pour l’être de briser les chaînes qui le rivent au rocher conventionnel. Il
ne convient pas de parler de mage. Lautréamont n’a-t-il pas dit : La poésie peut
être faite par tous, non par un. Commentant cette phrase, Paul Éluard écrit :
[suit le texte paru dans Clarté]79.

Cette citation simultanée de la source et de l’exégète devient


un véritable tic d’écriture chez Crevel, qui l’applique à des
contextes très différents. Paru en décembre 1931 dans Le
Surréalisme au service de la révolution, son « Résumé d’une
conférence prononcée à Barcelone » fait encore intervenir le
tandem Ducasse-Éluard, devenu un refrain d’autorité, mais
cette fois avec la bonne version de la phrase des Poésies : «
Lautréamont avait dit : La poésie doit être faite par tous. Non
par un. Éluard a commenté ainsi cette phrase : La poésie
purifiera tous les hommes. Toutes les tours d’ivoire seront
démolies80. » La dernière occurrence de cette double référence
intervient dans « La République des professeurs », chapitre du
Clavecin de Diderot (1932) qui emprunte son titre au livre de
Thibaudet pour mieux dénoncer à travers lui un conformisme
bourgeois qui réduit la poésie à une éloquence ornée. Crevel
voit en Thibaudet et plus largement dans La NRF les héritiers
d’un « courant lamartinien » qu’il flétrit pour des raisons
différentes de Ducasse : si le surréaliste s’en prend à
Lamartine, faux ami du peuple, c’est parce que « ses ondes
aristocratiques et bourgeoises » (on aura reconnu l’allusion au
« Lac ») ignorent « le remous issu des profondeurs, les colères
sismiques, l’émoi des lames de fond » qui bouillonnent dans le
peuple privé de parole. À une poésie bourgeoise ornée de bons
sentiments et de pieux états d’âme, dont Lamartine serait
l’incarnation, Crevel oppose la poésie révoltée des
profondeurs de la société, convoquant alors Lautréamont
comme une référence obligée (avec un retour à la version
erronée de la formule : « La poésie peut être faite par tous »),
et dans son sillage la glose d’Éluard. Inspiré par le modèle
ducassien, le pamphlet de Crevel retrouve alors la véhémence
satirique des Poésies pour dénoncer « tout ce que le courant
lamartinien nous a valu de lyres et de lyristes, lyromanes
mysticards, officiels, démagogues81 », et qui nourrit
l’académisme de la Troisième République.
Dans un contexte de rapprochement avec les intellectuels
marxistes, Éluard, imité par Crevel, utilise ainsi la formule de
Lautréamont pour légitimer la vocation révolutionnaire de la
poésie, et plus stratégiquement pour présenter le surréalisme
comme une avant-garde culturelle crédible aux yeux des
instances communistes françaises et internationales. La
difficile mise en place de cette stratégie – elle entraînera une
série de départs et d’exclusions, avant de faire long feu devant
l’essor du stalinisme et l’assomption à venir du réalisme
socialiste en tant qu’esthétique officielle du Parti – est l’un des
principaux ressorts de l’action collective du surréalisme entre
1930 et 1933, période couverte par Le SASDLR, qui prend le
relais de La Révolution surréaliste et revendique une position
de soutien à la Troisième Internationale. Signe de sa
mobilisation politique, la formule de Ducasse revient alors
régulièrement dans les pages de la revue.
On la trouve en particulier sous la plume de Tzara, qui publie
dans le n° 4 du SASDLR, en décembre 1931, un important «
Essai sur la situation de la poésie ». Ce texte, qui fait date dans
l’effort surréaliste pour penser l’exercice de la poésie au-delà
d’une écriture automatique désormais relativisée, se présente
comme une histoire de la poésie régie par l’opposition de deux
principes : la poésie « moyen d’expression », liée à la pensée
dirigée, à la conscience et au primat de la raison ; la poésie «
activité de l’esprit », non-dirigée, issue de l’inconscient, et
illustrée par les romantiques frénétiques, Baudelaire,
Lautréamont, Rimbaud, quelques symbolistes, Jarry,
Apollinaire et bien sûr le surréalisme. Selon la grille
hégélienne et marxiste adoptée par Tzara, le développement de
la poésie activité-de-l’esprit est un processus de négation et de
dépassement de la poésie moyen-d’expression, processus qui,
au stade de la société sans classes édifiée par le communisme,
pourra déboucher sur une synthèse des deux versants
précédents, et qui consistera moins en une production
d’œuvres littéraires qu’en une projection du rêve sur la réalité.
C’est dans cette perspective que Tzara, à deux reprises,
mentionne la formule de Ducasse. La première occurrence
n’est pas une citation exacte, mais un raccourci qui la
condense en un énoncé nominal pour mieux la placer au terme
d’une interrogation prospective qui est aussi une prophétie
déguisée :
[…] peut-on prédire que la poésie, qui perdra jusqu’à son nom en poursuivant
son devenir historique, se muera en une activité de l’esprit collective (comme
le rêve en est une), suivant la loi de la ligne nodale des rapports de mesure et
que sous cette forme la formule de Lautréamont « la poésie faite par tous »
deviendra une réalité82 ?

Quant à la seconde occurrence, elle est autrement plus


voyante : placée en conclusion de l’article, composée en lettres
capitales et arborée comme devise même de l’entreprise
surréaliste, la formule devient à la fois parole fondatrice et
dernier mot de la poésie révolutionnaire :
Tendre, de toutes ses forces, à l’accomplissement de la Révolution, en
poursuivant parallèlement l’activité poétique qui se justifie du point de vue du
matérialisme dialectique, voilà, me semble-t-il, le rôle historique du
Surréalisme : organiser le loisir dans la société future, donner un contenu à la
paresse en préparant sur des bases scientifiques la réalisation des immenses
possibilités que contient la phrase de Lautréamont :
« LA POÉSIE DOIT ÊTRE FAITE PAR TOUS, NON PAR UN83 ».
Encadrée par la lecture hégéliano-marxiste alors adoptée par
le groupe surréaliste, la phrase des Poésies n’est plus perçue
comme l’équivalent d’une sentence morale ou d’une maxime à
valeur éternelle et générale, mais comme l’annonce d’un
devenir dialectique et historique guidé par la lutte des classes,
la décomposition de la société capitaliste et la victoire d’un
prolétariat auquel est implicitement identifié le « tous » de la
formule.
UNE FORMULE PLASTIQUE : ERNST, ARAGON
Devenue un rituel obligé du débat surréaliste sur
l’articulation entre poésie et révolution, la référence à Ducasse
acquiert vite une telle notoriété qu’elle commence à être
détournée et employée dans des contextes extralittéraires.
Dans Le SASDLR de décembre 1931, on voit par exemple Max
Ernst conclure un article qui attaque l’institution conjugale et
exalte l’amour libre en associant à une citation de Rimbaud («
L’Amour est à réinventer ») cette réécriture malicieuse de la
formule des Poésies : « L’amour doit être fait par tous, et non
par un. Lautréamont l’a dit, ou presque dit84. » Il est vrai
qu’Ernst a été précédé dans la voie du pastiche par Aragon,
qui conclut sa brochure La Peinture au défi, parue en mai 1930
pour servir de préface au catalogue d’une exposition de
collages à la Galerie Goemans, par cette transposition de la
formule : « Le merveilleux doit être fait par tous et non point
par un seul85. »
En reprenant alors à son compte la phrase de Ducasse,
Aragon lui donnait cependant une inflexion différente de la
vision révolutionnaire esquissée par Éluard et Crevel, et de
l’analyse marxisante systématisée par Tzara. Car si
Lautréamont intervient dans La Peinture au défi, c’est pour
légitimer une poétique du collage. Qu’il provienne du cubisme
(Braque, Picasso), de Dada (Duchamp, Picabia), du
surréalisme (Ernst), le collage est destiné selon Aragon non
seulement à ruiner les techniques picturales et les catégories
plastiques, mais aussi à entraîner la fin de la personnalité en
peinture, et au-delà : « On peut imaginer le temps où les
peintres ne feront même plus étaler par d’autres la couleur, ne
dessineront même plus. Le collage nous donne un avant-goût
de ce temps-là. Il est certain que l’écriture va vers le même but
lointain86. » Aux yeux d’Aragon, le collage agit en effet
comme révélateur et catalyseur d’un processus général de
dépersonnalisation de l’art. Et c’est pour étayer cette
argumentation qu’il fait appel, au cours de sa préface, à notre
paragraphe des Poésies, pour une fois intégralement cité :
Ce qui importe chez chaque artiste, c’est la découverte qu’il fait au-delà des
découvertes antérieures, et dans leur sens […]. C’est en ce sens que j’entends
la pensée d’Isidore Ducasse : La poésie doit être faite par tous. Non par un.
Pauvre Hugo ! Pauvre Racine ! Pauvre Coppée ! Pauvre Corneille ! Pauvre
Boileau ! Pauvre Scarron ! Tics, tics, et tics, et que je vous prie de l’adapter à
la peinture87.

Le recours à Ducasse permet non seulement de souligner


l’inéluctable marche de l’art vers la dépersonnalisation (« l’art
a véritablement cessé d’être individuel », affirme Aragon88),
mais de donner un contenu poïétique concret à l’idée de
création impersonnelle ou collective, à travers l’exemple du
plagiat. Se référant ainsi aux phrases des Poésies qui justifient
le bien-fondé du plagiat par l’élévation morale obtenue de la
correction des textes fautifs (« Le plagiat est nécessaire. Le
progrès l’implique »), Aragon y voit une véritable « morale du
collage89 », qui ne se réduit donc pas à un procédé pictural,
mais devient au contraire, grâce à l’exemple de Ducasse,
l’outil d’un renversement de l’institution artistique, voire de la
fin de la peinture. Outil révolutionnaire donc, au sens où il
brouille l’individualité du style par la pratique de l’emprunt,
où il nie le statut de l’artiste en se mettant à la portée des non
spécialistes, où il disqualifie la maîtrise technique en ne
nécessitant aucun apprentissage particulier, et où il dévalorise
l’œuvre en faisant fi de la noblesse des matériaux. En
interprétant la poésie faite par tous à la lumière d’une poétique
du plagiat, Aragon marque son originalité dans la réception de
la formule, qu’il intègre à une histoire du collage orientée vers
les réalisations dadaïstes et surréalistes – et ouverte à une voie
qui sera systématisée par les situationnistes. La lecture ainsi
proposée par La Peinture au défi tient sans doute au fait qu’en
1930 Aragon a déjà exploré les ressources du plagiat,
notamment dans Les Aventures de Télémaque (1922) qui récrit
le Télémaque de Fénelon en le croisant avec les publications
dadaïstes, ou encore dans certains des textes qui composent en
1924 Le Libertinage (comme « L’Extra », significativement
dédié à Isidore Ducasse).
UNE FORMULE RÉINTERPRÉTÉE : BRETON
On s’étonnera peut-être de ne pas avoir encore rencontré,
dans cette traversée du discours surréaliste des années 1925-
1935, le nom de celui qui fut le premier du groupe à copier les
Poésies de Ducasse, et qui a élevé Lautréamont au rang de
figure cardinale : André Breton. Cette éclipse de la formule est
d’autant plus marquante que Breton connaît bien le paragraphe
d’où elle est tirée. Ainsi, lorsque le début de Nadja récuse la
fiction romanesque pour « réclamer des noms » et s’intéresser
« aux livres qu’on laisse battants comme des portes », la seule
dérogation à cet impératif de transparence est accordée à
Lautréamont, auteur énigmatique, chantre de la poésie
impersonnelle et pourfendeur des « tics » où s’accuse
l’idiosyncrasie d’un auteur :
Certes, rien ne me subjugue tant que la disparition totale de Lautréamont
derrière son œuvre et j’ai toujours présent à l’esprit son inexorable : « Tics, tics
et tics. » Mais il reste pour moi quelque chose de surnaturel dans les
circonstances d’un effacement humain aussi complet90.

Contournant la formule comme pour mieux en laisser l’usage


à ses compagnons, Breton fait bien mention des « tics »
exécrés par Ducasse, mais pas de la poésie faite par tous
auxquels ils s’opposent. C’est qu’en 1928, Breton voit surtout
en Lautréamont un maître du merveilleux et du langage
surréaliste, qui subvertit la raison par l’imagination, l’analogie
par l’arbitraire (la série des « beau comme »), et l’expression
par le heurt continuel de l’énoncé et de son commentaire
critique. Le relatif retrait de Breton vis-à-vis d’une phrase si
répandue dans le groupe peut aussi s’expliquer par certaines
prises de position, notamment lorsque le Second manifeste
invoque le début des Chants de Maldoror et sa malédiction
jetée au lecteur pour justifier « l’occultation profonde,
véritable du surréalisme » : il s’agit alors d’« empêcher le
public d’entrer » ou de « le tenir exaspéré à la porte par un
système de défis et de provocations91 ». À ce refus de voir le
surréalisme se diluer dans le public et la publicité s’ajoute une
critique récurrente de la littérature prolétarienne92, que Breton
juge par définition impossible dans une société dominée par la
bourgeoisie, et qui à ses yeux n’est assurément pas un modèle
valable de poésie faite par tous.
Ces réserves, cependant, n’empêcheront pas Breton lui-
même d’adopter la formule, et de manière éclatante, dans «
Situation surréaliste de l’objet », conférence prononcée le 29
mars 1935 à Prague où il est alors en voyage avec Éluard.
Dans ce texte qui ressaisit toute la création surréaliste à la
lumière de Hegel et de sa hiérarchie des arts, Breton souligne
que « la vertu primordiale du langage poétique » consiste à «
être universel ». C’est à la suite de ce postulat que son discours
fait intervenir la formule de Lautréamont, consacrée comme
devise surréaliste par excellence, mais mobilisée ici dans la
perspective d’une poésie délivrée de la tentation symboliste de
« l’instrumentation verbale », et plus largement des contraintes
formelles et métriques :
Si nous n’avons jamais cessé de prétendre, avec Lautréamont, que la poésie
doit être faite par tous, si cet aphorisme est même celui que nous avons voulu
graver entre tous au fronton de l’édifice surréaliste, il va sans dire qu’il
implique pour nous cette indispensable contrepartie que la poésie doit être
entendue par tous 93.

Singulier contraste, dira-t-on, entre cet éloge de la lisibilité et


la profession d’ésotérisme proclamée dans le Second
manifeste. Sans minimiser l’écart entre les textes, il faut
néanmoins rappeler qu’entre les deux la réflexion de Breton et
du surréalisme s’est enrichie d’une question importante : celle
de l’objet en tant que support nouveau de la poésie. Le début
des années 1930, sous l’impulsion de Dalí en particulier, voit
ainsi fleurir toute une série d’objets surréalistes censés projeter
l’onirisme dans la vie courante. Quant à Breton, c’est
précisément avec « Situation surréaliste de l’objet » qu’il
commence à élaborer la définition du « poème-objet »,
proposant peu après la référence à Lautréamont d’« incorporer
à un poème des objets usuels ou autres », ou encore de «
composer un poème dans lequel des éléments visuels trouvent
place entre les mots sans jamais faire double emploi avec eux94
». En ce sens, le poème-objet apparaît comme la réponse de
Breton à l’injonction de Ducasse : si la poésie peut être faite
par tous, c’est parce qu’elle ne réside plus seulement dans les
poèmes mais s’infiltre dans les objets de la vie courante.
Latente en 1935, cette interprétation de l’aphorisme des
Poésies devient explicite en 1937, dans le prospectus que
Breton rédige pour présenter Gradiva, la galerie surréaliste qui
ouvre alors à Paris et expose entre autres des objets refaçonnés
par la logique du désir : « De même que la poésie doit être
faite par tous, ces objets doivent servir à tous95. » Breton sera
suivi dans cette voie par Gherasim Luca, l’un des fondateurs
du groupe surréaliste roumain en 1944, dont Le Vampire
passif, publié en 1945 à Bucarest, expose la théorie des «
Objets Objectivement Offerts » : il s’agit de confectionner des
objets oniriques et de les offrir « à une personne
rigoureusement déterminée par la nature symbolique de ces
objets », afin d’établir « entre les hommes des relations
fondées sur un inconscient collectif actif », selon une logique
rapportée à la formule de Lautréamont96.
L’adoption de la formule par Breton tient peut-être aussi au
voisinage d’Éluard, présent à ses côtés lors de la conférence
donnée à Prague en 1935. Lors de ce voyage à la rencontre des
surréalistes tchèques, les deux auteurs accordent ainsi au
journal communiste Haló Noviny une interview publiée le
9 avril 1935. À une question sur la valeur des textes
automatiques et des poèmes surréalistes, Éluard répond que le
surréalisme, en explorant les rêves, révèle un « trésor commun
trop longtemps enfoui » et travaille ainsi « à réduire les
différences qui existent entre les hommes ». Afin de soutenir
l’idée d’un inconscient universel, Éluard invoque alors
Héraclite, pour qui « la pensée est commune à tous », et
Ducasse dont la formule est rattachée à la perspective
marxiste : « Pour cela, la poésie doit être faite par tous. Non
par un. Seule, la révolution prolétarienne nous laisse espérer
que cette parole de Lautréamont se réalisera97. » Si le dispositif
de l’interview commune engage indistinctement les deux
représentants du surréalisme, il faut néanmoins remarquer que
Breton n’inclura pas la réponse d’Éluard lors de reprise de cet
article dans Position politique du surréalisme : là où les
circonstances de la tournée surréaliste à Prague autorisaient la
mobilisation de Ducasse au service de la cause prolétarienne,
la prise de parole individuelle prendra discrètement ses
distances avec l’interprétation d’Éluard.
Reste que c’est encore sous l’égide des deux hommes que la
formule fait son entrée dans le Dictionnaire abrégé du
surréalisme, édité en 1938 à l’occasion de l’Exposition
internationale du mouvement à Paris. Conçu par Éluard (335
fiches sont de sa main) et Breton (qui en rédige seize), ce vaste
collage de citations accueille Lautréamont à l’entrée « Poésie98
», avec deux formules conjointes : « “La poésie doit avoir pour
but la vérité pratique… La poésie doit être faite par tous. Non
par un.” (Lautréamont.) » L’auteur des Poésies voisine dans
l’article avec son contemporain Rimbaud, mais aussi avec des
romantiques européens comme Novalis, Jean Paul ou encore
Blake, dont l’extrait retenu permet d’orienter la formule de
Ducasse dans le sens de l’universalité et de l’égalité : « De
même que tous les hommes sont semblables par leur forme
extérieure (et avec la même variété infinie), ils sont
semblables par le Génie poétique. » Accorder l’impersonnalité
selon Ducasse avec l’idée romantique de génie, tel est le tour
de force accompli par cet attelage citationnel ; là encore, la
patte d’Éluard est sensible, dans la mesure où ces citations se
trouvent dans les Premières vues anciennes publiées par la
revue Minotaure en 1937.
De la découverte de la poésie faite par tous en 1925 à sa
consécration dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme en
1938, en passant par son interprétation révolutionnaire et
collective, Éluard joue donc un rôle majeur dans la réception
de la formule de Ducasse. Mais du fait même de sa circulation
et de sa discussion au sein du groupe, la phrase s’est enrichie
d’éclairages variés, qui ont pu l’associer à une poétique du
plagiat et du collage (Aragon), à l’annonce prophétique de
l’organisation des loisirs dans la société sans classe (Tzara) ou
à la poursuite du poème à travers les objets du quotidien
(Breton). Ces différentes orientations témoignent de la
diffraction de la formule au sein même du surréalisme, et
préparent sa diffusion en dehors du mouvement, surtout
lorsque certains des principaux commentateurs de Ducasse
(Aragon en 1932, Tzara en 1935, Éluard en 1938) rompent
tour à tour avec le surréalisme pour rejoindre le communisme,
en emportant dans leurs bagages leur propre lecture de la
phrase-fétiche et en cherchant à la faire converger avec la ligne
culturelle du Parti communiste français. L’interprétation de la
poésie faite par tous – enjeu littéraire autant que politique –
peut dès lors devenir le théâtre d’une lutte qui met aux prises
des surréalistes se posant en garants de la source textuelle des
Poésies, et des communistes s’érigeant en continuateurs d’un
Ducasse précurseur de l’art socialiste des masses.

63. Louis ARAGON, « Lautréamont et nous », Les Lettres françaises, 1er et 8 juin
1967 (I. « Ce qu’il fut pour la génération de 1917 » ; II. « Les Poésies voient le jour
»). Repris in LAUTRÉAMONT, ŒC, p. 527-571.
64. Voir Henri BÉHAR, « Philippe Dada ou les défaillances de la mémoire »,
Europe, n° 769, mai 1993, p. 7-14, ainsi que l’introduction de Lionel Follet à Louis
ARAGON, Lettres à André Breton 1918-1931, Paris, Gallimard, 2011, p. 15-20.
65. Isidore DUCASSE, « Poésies (II) », Littérature, n° 3, mai 1919, p. 17. Je
souligne.
66. André BRETON, Lettres à Simone Kahn. 1920-1960, Paris, Gallimard, 2016, p.
56-57.
67. Paul ÉLUARD, « Des perles aux cochons », Clarté, 4e année, n° 78,
30 novembre 1925, p. 13. Ce texte ne figure pas dans les Œuvres complètes
d’Éluard.
68. André BRETON, « Pourquoi je prends la direction de La Révolution surréaliste
», La Révolution surréaliste, n° 4, 15 juillet 1925, p. 3. Repris in André BRETON,
Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 905-906.
69. Reproduit in José PIERRE (éd.), Tracts surréalistes et déclarations collectives,
t. 1 (1922-1939) Paris, Le Terrain Vague, Éric Losfeld éditeur, 1980, p. 54-56.
70. « Le SURRÉALISME est-il / le communisme du génie ? », demandait l’un des
papillons surréalistes d’octobre 1924.
71. Paul ÉLUARD, préface à Les Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs
animaux, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade
», t. 1, 1997, p. 37.
72. Paul ÉLUARD, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 1489.
73. Ibid., p. 513.
74. Ibid., p. 519.
75. Ibid., p. 514.
76. Voir Paul ÉLUARD, Premières vues anciennes [Paris, Minotaure, 1937],
Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 553.
77. Paul ÉLUARD, Donner à voir, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 977.
78. René CREVEL, « Pour la simple honnêteté » (Les Cahiers du mois, n° 21-22,
juin 1926) ; repris in L’Esprit contre la Raison et autres écrits surréalistes, Paris,
Pauvert, 1986, p. 37.
79. René CREVEL, L’Esprit contre la Raison, Marseille, Les Cahiers du Sud, 1927,
p. 32-33.
80. René CREVEL, « Résumé d’une conférence », Le Surréalisme au service de la
révolution [désormais SASDLR], n° 3, décembre 1931, p. 35.
81. René CREVEL, Le Clavecin de Diderot, Paris, Éditions surréalistes, 1932, p.
34-35 pour l’ensemble du passage.
82. Tristan TZARA, « Essai sur la situation de la poésie », Le SASDLR, n° 4,
décembre 1931, p. 21. Repris in Tristan TZARA, Grains et issues, Paris, GF-
Flammarion, 1981, p. 276.
83. Ibid., p. 23. Repris in Tristan TZARA, Grains et issues, op. cit., p. 283.
84. Max ERNST, « Danger de pollution », Le SASDLR, n° 3, décembre 1931, p. 25.
La citation de Rimbaud est tirée de « Vierge folle », dans Une Saison en enfer.
85. Louis ARAGON, « La Peinture au défi », in Chroniques 1918-1932, Paris,
Stock, 1998, p. 387.
86. Ibid., p. 375-376.
87. Ibid., p. 378.
88. Ibid.
89. Ibid., p. 381. La citation de Lautréamont provient des Poésies II, ŒC, p. 283.
90. André BRETON, Nadja [1928], Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 651.
91. André BRETON, Second manifeste du surréalisme [1930], Œuvres complètes,
t. 1, op. cit., p. 821.
92. Voir la réponse de Breton à une enquête de la revue communiste Monde en
1928, intégrée au Second manifeste (Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 803-806) et
« À propos du concours de littérature prolétarienne organisé par L’Humanité »
[février 1933], in Point du jour, Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, coll. «
Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 332-340.
93. André BRETON, Position politique du surréalisme, Œuvres complètes, t. 2, op.
cit., p. 479.
94. Ibid., p. 480.
95. André BRETON, « Gradiva », in La Clé des champs, Œuvres complètes, t. 3,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 675.
96. Gherasim LUCA, Le Vampire passif [1945], Paris, Corti, 2001, p. 9. Sur la
théorie de l’objet selon Luca, voir Dominique CARLAT, Gherasim Luca
l’intempestif, Paris, Corti, 1998, chap. III, p. 119-167.
97. « Une interview d’André Breton et de Paul Éluard », repris dans Paul
ÉLUARD, Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1996, p. 1030.
98. André BRETON & Paul ÉLUARD, Dictionnaire abrégé du surréalisme, in
André BRETON, Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 833.
CHAPITRE 3. COMMUNISTES CONTRE
SURRÉALISTES : LA LUTTE DUCASSE

La lecture éluardienne de la formule, on l’a vu, n’épuisait


pas les interprétations du groupe surréaliste. En insistant sur la
communication autant que sur la communauté poétique,
Éluard adoptait en effet une ligne exotérique que venaient
contrebalancer les tendances ésotériques du mouvement. On
pourrait voir un indice de cette dissension interne dans la
tentative de Breton pour tirer la poésie faite par tous du côté de
l’usage fantasmatique des objets, et non de la poésie populaire.
Quant à l’idée que les poètes doivent se fondre « dans la vie
commune », selon les termes de « L’évidence poétique » en
1936, elle reçoit la même année une critique indirecte de la
part d’un Char tout juste émancipé du groupe surréaliste, et qui
met en exergue de son recueil d’aphorismes Moulin premier
une épigraphe empruntée à d’Alembert : « Jamais la poésie n’a
été si rare à force d’être si commune, à prendre ce mot dans
tous les sens qu’il peut avoir. » Le clin d’œil à Éluard a beau
rester amical, Char n’en condamne pas moins une dilution et
une dégradation de la poésie, de même que d’Alembert, dans
la « Suite des Réflexions sur la poésie » d’où est tirée la
citation, déplorait que « malheureusement on ne peut pas dire
des beaux-arts comme des États, que c’est le peuple qui en fait
la force99 ».
Quant à l’écart entre Éluard et Breton, il s’exprimera
ouvertement après leur rupture en octobre 1938, le premier
refusant de se désolidariser des milieux communistes alors que
l’anti-stalinisme du second le conduit à un dialogue avec
Trotski. En août 1941, c’est un Breton fraîchement arrivé en
exil à New York qui, dans un entretien accordé au magazine
View, range Éluard parmi les cas de « faillite individuelle100 »
et de reniement intellectuel, aux côtés d’Aragon, de Desnos ou
de Dalí. La suite de l’interview dénonce en particulier trois
déviances illustrées par la trajectoire d’Éluard : l’«
indifférentisme », la « stagnation » et l’« égocentrisme », que
Breton définit en retournant la formule de Ducasse contre son
ancien compagnon (« le poète, l’artiste en vient à surestimer
ses dons propres, au mépris de la formule de Lautréamont :
“La poésie doit être faite par tous, non par un” qui reste un des
mots d’ordre fondamentaux du surréalisme »). Au-delà du
règlement de comptes, on assiste surtout à l’émergence d’une
querelle de succession pour capter l’héritage de la formule.
LA RÉCEPTION COMMUNISTE
Esquissé au sein du surréalisme, le débat sur la définition, la
possibilité et la validité d’une poésie faite par tous s’engage
lorsque les membres du mouvement, regroupés autour de
Breton, doivent faire face à la concurrence de poètes sortis de
leurs rangs pour rallier le communisme, et décidés à
disqualifier les interprétations surréalistes en leur substituant
une lecture compatible avec la ligne culturelle du Parti. Cette
rivalité va surtout opposer les surréalistes à Aragon, en rupture
de ban avec le mouvement depuis 1932, et qui tente
d’acclimater la formule à la doctrine stalinienne dans « Le
retour à la réalité », discours prononcé le 25 juin 1935 au
Congrès international des Écrivains pour la Défense de la
Culture et repris la même année dans Pour un réalisme
socialiste. Ce retour à la réalité que réclame Aragon, alors
engagé avec Les Cloches de Bâle dans le cycle du Monde réel,
s’appuie sur un Lautréamont soustrait à l’orbite surréaliste et
accordé tant bien que mal aux principes du réalisme socialiste.
Pour cela, Aragon fait de notre formule l’un des signes avant-
coureurs de la Commune de Paris, comme si elle reflétait une
prescience de la décomposition du capitalisme et de
l’avènement du prolétariat.
Tout cela pourtant est à la veille de disparaître : avec l’Empire et les châteaux
hantés de carton-pâte qui cachent mal les coffres-forts, dans quelques mois tout
un monde va s’abîmer, une classe nouvelle se lever ; d’en bas monte déjà
l’haleine enflammée de la Commune, les grèves se multiplient à la Villette, au
Creusot… Et c’est à ce moment que la voix tranquille d’Isidore Ducasse
prononce cette phrase, de nos jours si souvent commentée : « La poésie doit
être faite par tous. Non par un 101. »

Par un coup de force qui frise l’anachronisme (Ducasse n’a


pu connaître la Commune, puisqu’il meurt quelques mois
avant son déclenchement), Aragon suggère d’identifier le «
tous » à cette « classe nouvelle » qui entame sa lutte : voici
Lautréamont enrôlé sous la bannière du communisme, la
poésie collective engagée sur la voie de la collectivisation, et
les surréalistes, qui ont « si souvent » commenté la phrase des
Poésies, renvoyés à leurs chères études révolutionnaires. Du
reste, c’est bien eux qu’Aragon désigne comme les Grandes-
Têtes-Molles du jour, lorsqu’il affirme que « presque chaque
mot d’Isidore Ducasse dans les Poésies contre les romantiques
est une éclatante dénonciation de leur position d’aujourd’hui102
». Pointant dans le surréalisme un romantisme révolutionnaire
voué à l’inefficacité, Aragon retourne contre ses anciens
compagnons les diatribes de Ducasse, dont il retrouve pour
l’occasion les accents à la fois assertifs et satiriques : « Je
réclame ici le retour à la réalité. Assez joué, assez rêvé éveillé,
au chenil les fantaisies diurnes et nocturnes103 ! » Mais en
tirant ainsi parti de Lautréamont, Aragon justifie aussi sa
propre trajectoire : aller puiser une leçon d’art social chez l’un
des phares du groupe surréaliste lui permet de suggérer que
son réalisme était contenu en germe dans son surréalisme.
La réorientation de la formule par Aragon connaît une
seconde étape majeure avec la préface aux Yeux d’Elsa, datée
de février 1942. Proposant une poésie de crise qui soit aussi,
en contrebande, une poésie de résistance à l’occupant nazi et à
la propagande vichyste, Aragon reprend à son compte tout un
patrimoine culturel qui puise dans la latinité (« Arma virumque
cano », tel est le titre de cette préface, emprunté aux premiers
mots de l’Énéide) et surtout dans une longue tradition
prosodique française, qui court du Moyen Âge au romantisme.
Mû par la volonté de réincorporer le passé littéraire de la
nation dans l’arsenal poétique moderne, Aragon propose une
écriture « riche de tout l’héritage français des siècles » et
proclame, désireux de refonder l’unité et la fierté nationales : «
j’aime trop mon pays pour ne pas chérir ses poètes104 ». C’est
alors qu’intervient la mention de la formule de Ducasse, le «
tous » étant désormais identifié à la patrie en danger, et incarné
par la voix des poètes français réunis pour porter la parole
d’une communauté nationale réduite au silence du fait des
circonstances. Mobilisant Lautréamont, Aragon essaie là
encore de rectifier la lecture surréaliste vers une interprétation
patriotique :
Mais c’est du côté même où sans doute ma voix risque le mieux de se perdre
qu’on a accoutumé de citer la phrase d’Isidore Ducasse : la poésie doit être
faite par tous. Phrase admirable, et facilement détournée de son sens. Qu’en
ces jours où la France nous unit, ô poètes, la France nous donne donc la mesure
de ce faite par tous, et que comme la France la poésie soit véritablement faite
par tous, des profondeurs des temps à nos jours malheureux105.

Après avoir, en 1935, référé la formule à l’éveil du


prolétariat sous la Commune, l’Aragon de 1942 lui assigne
pour cadre la France, dans toute l’étendue de sa langue, la
richesse de son vers et l’épaisseur de son histoire. Qu’elle soit
faite par le peuple ou par la patrie, cette poésie collective revêt
des habits nationaux et militants que les surréalistes,
internationalistes invétérés et pourfendeurs du poème de
circonstance, ne peuvent accepter. Mais ce qu’Aragon
inaugure aussi, c’est une stratégie argumentative visant à
discréditer l’interprétation surréaliste – censée avoir travesti,
déformé ou trahi l’œuvre de Lautréamont – et à présenter la
lecture communisante comme celle qui, grâce au matérialisme
dialectique, serait la mieux armée pour replacer la vérité de la
formule dans un devenir historique orienté par l’émancipation
des masses populaires (elles-mêmes étant alors identifiées à ce
« tous » dont la désignation constitue le cœur du débat).
On peut trouver un bon exemple de la persistance de cette
argumentation dans un article que Jean Marcenac, proche
d’Éluard et d’Aragon, poète de la Résistance et traducteur de
Neruda, publie en avril 1964 dans La Nouvelle Critique, qui se
présente comme la « revue du marxisme militant ». Intitulé «
La logique de Lautréamont », ce texte s’en prend nommément
à la « Terreur surréaliste », accusée d’avoir confisqué
Lautréamont et entravé sa compréhension, la ferveur même
des surréalistes empêchant toute réflexion sérieuse sur les
textes. Cette déviation surréaliste est condamnée en termes
expressément politiques :
Il y a eu ainsi, à propos de l’œuvre lautréamontienne un maquillage, une
confiscation, et finalement un véritable interdit, dont la nocivité, pour être le
résultat d’une critique ultragauchisante, n’est pas moindre que le silence de la
critique bourgeoise106.
Non sans injustice, Marcenac soutient que la lecture
surréaliste a préféré le romantisme frénétique des Chants de
Maldoror à la dialectique des Poésies. Fasciné par Maldoror,
le surréalisme aurait succombé au culte du héros romantique,
cette subjectivité coupée des masses, cette belle âme qui
méconnaît le peuple pour mieux cultiver son solipsisme. Et
pour s’être trop attachés à Maldoror, les surréalistes sont
passés à côté de la signification véritable de la formule des
Poésies, qui, selon Marcenac, marque précisément la
répudiation de cette figure luciférienne dont la rébellion reste
strictement individuelle :
Maldoror est l’archétype de cet être de la solitude, et lorsqu’il atteindra au
moment crucial de sa transformation dialectique, lorsqu’il fera le saut décisif,
et virera de l’inhumain à l’humain, c’est Maldoror que Lautréamont
abandonnera. Tel est le sens profond de la fameuse formule, si souvent citée, si
mal comprise : « La poésie doit être faite par tous, non par un107. »

La poésie faite par tous signalerait ainsi le moment d’une


prise de conscience révolutionnaire et d’une conversion aux «
masses » : nous voici loin en effet des variations surréalistes
autour de l’inconscient collectif, de l’écriture à plusieurs
mains, de la pratique du collage ou de la circulation des objets
oniriques – mais sans doute loin également des Poésies, de
leur complexité énonciative, de leur éloge du plagiat et de
l’impersonnalité. La glose a cédé la place au slogan.
LA RIPOSTE SURRÉALISTE, ACTE 1 : DÉFIER L’HISTOIRE
Face à l’interprétation prolétarienne et populaire de la
formule par les communistes, les surréalistes organisent très
tôt leur riposte. À cet égard, les dissensions qui affectent le
surréalisme tchécoslovaque sont significatives. En 1938,
Vitezslav Nezval, l’un des fondateurs du groupe de Prague, le
quitte pour se rapprocher des instances communistes locales,
au motif que la poésie doit être faite par tous et non dans une
chapelle avant-gardiste. Nezval s’attire aussitôt la réponse
cinglante de son ancien compagnon Karel Teige, avec Le
Surréalisme contre le courant. Teige s’irrite en particulier de
voir Ducasse mobilisé contre le groupe surréaliste, refusant
que la formule puisse « servir de masque à ceux qui, pour
toute poésie, produisent une littérature de misère108 ». La
validité du recours à Lautréamont, selon Teige, vaut seulement
pour le futur de la société sans classes, selon une perspective
hégéliano-marxiste opportunément rappelée pour contrer
Nezval sur son propre terrain politique :
L’aphorisme de Lautréamont dont nous avons toujours souligné la concordance
avec les prévisions de Marx et d’Engels sur la libération de l’esprit humain et
de la créativité après le dépassement de l’asservissante division du travail et de
la spécialisation artistique et scientifique, cet aphorisme donc représente pour
nous précisément une prévision. La poésie qui sera faite par tous dans la
société sans classe du communisme ne sera pas la poésie que nous connaissons
aujourd’hui ; la quantité des poètes transformera la qualité de la poésie d’une
manière que l’on ne peut imaginer aujourd’hui que très vaguement109.

C’est pourquoi la captation de la formule par l’intelligentsia


stalinienne relève selon Teige d’une usurpation, qui masque en
réalité une entreprise d’asservissement de l’art et de la poésie à
des mots d’ordre idéologiques exaltant la « popularisation de
l’art », ou à des « tentatives de placer des stakhanovistes dans
les couveuses du parti pour en faire des écrivains
révolutionnaires110 ». En somme, Teige retrouve
l’argumentaire de Breton quand celui-ci jugeait une littérature
prolétarienne impossible au sein d’une infrastructure
capitaliste et d’une société dominée par la bourgeoisie, par ses
valeurs et par ses habitudes culturelles.
Les surréalistes tchèques de 1938 refusent que Lautréamont
soit enrôlé sous la bannière communiste et que sa formule
devienne le slogan d’une ligne ouvriériste ou populaire ne
révélant en fait que les choix culturels de la politique
stalinienne. De même, les surréalistes français en exil durant la
Seconde Guerre mondiale lutteront contre l’interprétation
patriotique et nationale de la formule qu’Aragon tente de faire
prévaloir. Il revient à Benjamin Péret de remettre la main sur
la phrase des Poésies, dans un texte qui servira d’introduction
à l’Anthologie des mythes, légendes et contes populaires
d’Amérique (parue de manière posthume en 1960), et qui est
publié à New York en 1943 sous l’intitulé La parole est à
Péret. Comme en témoigne son titre, cette publication
individuelle vaut en réalité comme un manifeste collectif,
cautionné par le label des Éditions surréalistes et préfacé par
une déclaration de l’ensemble du groupe dispersé par la
guerre. Car le texte ne s’attache pas seulement à présenter
l’esprit des créations mythiques des peuples anciens
d’Amérique, il livre une analyse critique de l’histoire
contemporaine sous l’angle de la perversion des mythes. Aux
yeux de Péret, le temps présent se distingue par « des
tentatives de création de mythes athées privés de toute poésie
et destinés à alimenter et canaliser un fanatisme religieux
latent dans les masses », et dont la traduction la plus
saisissante est le culte du « chef surhumain111 » tel qu’il est
pratiqué à l’égard d’Hitler ou de Staline. À ce dévoiement
contemporain du mythe, Péret oppose la poésie collective des
« sociétés primitives » en général et des légendes
précolombiennes en particulier, ces témoins d’une « enfance
de l’humanité » rapportée à la formule de Ducasse :
« La poésie doit être faite par tous. Non par un. » Il est hors de doute que cette
injonction de Lautréamont sera entendue un jour car la poésie a déjà été le fruit
de la collaboration active et de la réceptivité de peuples entiers. Les mythes,
légendes et contes populaires qui nous occupent l’attestent d’une manière
éclatante112.

D’Aragon à Péret, la référence au peuple reste, mais le


contenu diffère radicalement : les civilisations américaines
anciennes qui intéressent le surréaliste ignorent les concepts de
nation, de pays ou de patrie, et elles incarnent avant tout un
stade de la pensée où l’imagination apparaît comme la reine
des facultés. Quant à la poésie faite par tous, elle se conjugue
au futur (« sera entendue ») ou au passé (« a déjà été »), mais
pas au présent : avenir ou souvenir, elle représente surtout un
hors temps mythique, valant comme antidote à « la poésie
frelatée à l’usage des masses » qui, sous forme de littérature
sentimentale ou de romans d’aventures, offre aux lecteurs des
sociétés occidentales « une sorte d’évasion consolatrice
destinée à suppléer en partie leur foi religieuse éteinte et à
canaliser dans une direction inoffensive leur soif
d’irrationnel113 ». Du côté soviétique, la situation n’est guère
enviable, puisqu’elle revient selon Péret à « vouloir soumettre
dictatorialement la poésie et toute la culture au mouvement
politique114 », à cultiver une littérature hors-sol privée en
réalité de tout terreau populaire. De quelque côté qu’elle se
tourne, la poésie actuelle est donc conduite à une impasse : «
Si, dans le camp réactionnaire, on cherche à faire de la poésie
un équivalent laïque de la prière religieuse, du côté
révolutionnaire on n’a que trop tendance à la confondre avec
la publicité115. » On voit se dessiner les arguments que Péret,
dans le pamphlet Le Déshonneur des poètes, brandira en 1945
contre la poésie de la Résistance, blâmant « l’alliage religion-
nationalisme » qu’il voit à l’œuvre dans L’Honneur des poètes
(paru en 1943 aux éditions de Minuit clandestines, avec une
préface d’Éluard) : « En définitive, l’honneur de ces “poètes”
consiste à cesser d’être des poètes pour devenir des agents de
publicité116. »
Pourtant la poésie véritablement faite par tous existe, et Péret
l’a même rencontrée : dans le merveilleux des mythes
amérindiens et précolombiens. Érigé en source originelle de la
voix poétique, le génie attribué aux peuples premiers
garantirait la perpétuelle possibilité d’un retour à la création
collective, le primitivisme des surréalistes se ménageant ainsi
une voie de conciliation avec le progressisme social et
politique dont il se réclame par ailleurs. Péret rejoue au fond la
partition romantique, et il l’indique clairement en faisant
référence au rêve de « poésie universelle progressive »
formulé par Schlegel117. Mais en bon trotskiste, Péret rapporte
surtout les conditions de possibilité de la poésie
communautaire à une infrastructure sociale qui suppose
résolue la question de la lutte des classes, que ce soit dans un
passé primitif ou dans un avenir utopique :
De même que ces mythes et légendes sont le produit poétique collectif de
sociétés où les inégalités de condition, encore peu marquées, n’avaient pas
réussi à susciter d’oppression sensible, la pratique de la poésie n’est
concevable collectivement que dans un monde libéré de toute oppression, où la
pensée poétique sera redevenue aussi naturelle à l’homme que le regard ou le
sommeil118.

Cette poésie collective ne consiste pas, cependant, en une


poésie de masse, ou des masses. À en croire Péret, elle se
pense plutôt comme la traduction, la transmission ou
l’expression par un corps social particulier de la pensée
commune à tous. L’avant-garde métamorphosée en cohortes de
sorciers ou de chamans modernes serait ainsi chargée de
rendre manifestes une poésie et un merveilleux latents dans le
peuple, dans un vœu de communication, voire de communion
entre des êtres liés par un même inconscient collectif, et entre
des époques soudées par le même fond prélogique et
préhistorique. En ce sens, l’utopie communautaire de Péret
propose moins une poésie devant effectivement être faite par
tous qu’une poésie chargée d’exprimer l’intériorité archaïque
enfouie en chacun. Une telle poésie se diffusera d’autant plus
largement qu’elle ne correspondra plus à une culture lettrée
mais à une conduite de vie :
Il ne faudrait pas conclure que le peuple entier participera directement à la
création poétique, mais celle-ci au lieu d’être l’œuvre de quelques individus
sera la vie et la pensée de vastes groupes d’hommes animés par la masse
entière de la population car les poètes auront renoué avec elle le lien rompu
depuis tant de siècles119.

En donnant la parole à Péret, les surréalistes lui ont permis


de définir l’attitude désormais adoptée par le groupe à l’égard
de la formule de Ducasse – fragile équilibre entre le désir
d’une poésie à l’état sauvage et la réticence devant une poésie
de masse susceptible de tourner à la rééducation populaire. À
cet égard, Breton donne un avertissement exemplaire sur le
bon usage de la formule dans « Devant le rideau », préface au
catalogue de l’exposition Le Surréalisme en 1947, qui marque
le retour d’un mouvement toujours prêt à assumer son
occultation :
Certaines œuvres d’un abord plus ou moins secret, entre toutes exaltantes,
perdent en effet de leur suc au fur et à mesure que s’accrédite, à grand renfort
de citations toujours les mêmes, arbitrairement isolées du contexte, telle
interprétation vulgaire de la pensée de leur auteur (ainsi en va-t-il d’une phrase
comme : « La poésie doit être faite par tous, non par un » dont, au mépris de
l’œuvre toute entière de Ducasse, certains s’efforcent de faire un lieu commun
démagogique)120.

C’est pourquoi la réception de la phrase des Poésies par la


mouvance surréaliste d’après-guerre oscille entre la fidélité à
l’enthousiasme initial et l’éveil d’une prudence, si ce n’est
d’une défiance, envers cette poésie faite par tous que le
communisme a pu récupérer par l’intermédiaire d’Éluard et
d’Aragon. Dans les alentours du surréalisme, chez des auteurs
qui côtoient le mouvement sans y adhérer et nouent avant tout
une relation d’estime avec Breton, la formule est ainsi l’objet
d’appréciations diverses, qui vont de la fascination
révolutionnaire à la mise en doute radicale. Aimé Césaire
illustre assez bien la première tendance. Dans la revue
Tropiques qu’il a fondée en 1941 avec Suzanne Césaire et
René Ménil, et qui a permis la rencontre avec Breton lors de
son passage en Martinique, Césaire publie en 1943 un article
sur Lautréamont au sous-titre évocateur : « La poésie de
Lautréamont belle comme un décret d’expropriation ». La
formule est alors convoquée comme un appel à s’emparer de
la poésie comme d’une arme : « Feu sur les lâches : “La poésie
doit être faite par tous, et non par un121.” »
Si cette virulence politique n’est guère de mise chez Julien
Gracq, qui préface en 1947 une édition des Œuvres de
Lautréamont, la formule conserve néanmoins à ses yeux une
vertu anticonformiste et polémique. Pour Gracq, le poète-mage
du romantisme représente un point de fixation et de
refoulement des forces obscures de l’inconscient ; il n’est que
« le bouc émissaire honteux délégué avec des quolibets à la
catharsis collective de l’irrationnel ». C’est précisément cette
relégation, juge Gracq, que la formule des Poésies dénonce en
appelant non seulement à démocratiser le génie, mais aussi à
débrider les forces obscures de l’être humain pour mettre leur
énergie à profit :
Contre cette camisole de force que les mœurs bourgeoises passent au poète
sous le nom ambigu (il sacre, mais surtout il isole) de « génie », s’élèvera un
jour la revendication inflexible de Lautréamont : « La poésie doit être faite par
tous. Non par un », revendication qui révèle chez lui le sens aigu de la
nécessité d’une conquête de l’irrationnel, dépouillé de ses tabous et oripeaux
sacrés ; conquête faite en commun et parallèle à l’affranchissement social
collectif122.

Affranchissement social et conquête de l’irrationnel doivent


donc aller de pair pour une libération totale de l’homme,
contrairement à ce que voudrait faire croire un rationalisme
obtus que Gracq voit à l’œuvre chez les « élites nanties » aussi
bien que chez les « partis révolutionnaires », tous s’appliquant
également « à parler raison, comme des somnambules à
marcher droit123 ». Le texte participe bien ici d’une contre-
offensive visant à délégitimer la lecture militante promue par
les milieux communistes. Cette dimension politique laissera la
place à une réflexion plus neutre sur la création collective dans
En lisant en écrivant (1980), où Gracq applique la formule à
l’écriture composite de « Poison perdu », poème dont la
critique n’a toujours pas déterminé l’attribution et où il voit la
main d’un Verlaine, d’un Rimbaud et d’un Nouveau
indissolublement unis : « “Poison perdu”, devant lequel
chacun hésite, nous montre les limites du pouvoir séparateur
de la critique. Si jamais la poésie a été près d’être faite par
tous, c’est bien ici124. » Du texte de 1947 à la note de 1980, le
cercle de la poésie collective s’est nettement restreint, et
l’ambition d’une libération de l’inconscient collectif a
modestement cédé le pas à une fascination pour une poétique
du plagiat et de l’impersonnalité capable de tenir la raison
critique en échec.
Au sortir de la guerre, un certain désenchantement se fait
jour autour de la formule. C’est ce dont témoigne un article
que Victor Crastre, ami de Breton et acteur du rapprochement
avec Clarté en 1925, publie en 1950 dans l’Almanach
surréaliste du demi-siècle. Revenant sur la naissance du
mouvement, Crastre rappelle que la phrase des Poésies résume
l’aspiration initiale du surréalisme à faire redécouvrir
l’expérience du merveilleux à tous les hommes. Mais une si
haute ambition a un prix : elle implique de « refaire l’homme
», d’envisager rien de moins qu’« une transformation de
l’espèce, une révolution biologique125 ». De telles conditions
s’avérant trop exorbitantes pour pouvoir être satisfaites,
Crastre est conduit à ce constat sans appel : « Une telle
victoire n’a pas été obtenue. » Le surréalisme prométhéen des
débuts a donc dû se contenter de conquêtes limitées aux
domaines littéraire et artistique. Dressant le bilan d’un quart de
siècle d’activité surréaliste, Crastre souligne sans
complaisance la rencontre manquée entre le surréalisme et les
foules, entre la poésie et la révolution : « Quelques-uns ont
répondu à ce pathétique appel mais il a bien fallu reconnaître
un jour que dans ce siècle et sur ce point du monde la poésie
ne pouvait pas être faite par tous. » Si cet échec est interprété
par Crastre comme une preuve de l’ascèse nécessaire au
véritable exercice du surréalisme et comme une invitation à
dépasser autrement la littérature, il n’en reste pas moins que la
formule, pour être admirée, ne peut plus vraiment recevoir le
sens révolutionnaire que le mouvement lui avait d’abord
conféré, ouvrant la voie à la concurrence communiste. Que
faire alors d’une phrase à la fois fondatrice et inopérante ?
Puisqu’il est impossible de la renier, il s’agit de lui trouver une
nouvelle lecture.
LA RIPOSTE SURRÉALISTE, ACTE 2 : RÉVISER DUCASSE
C’est à cette relecture de Ducasse que s’attellent certains
surréalistes des années 1950-1960, en particulier Marcel Jean
et Árpád Mezei qui, après une étude consacrée aux Chants de
Maldoror en 1947, publient en 1950 Genèse de la pensée
moderne dans la littérature française, important essai qui
accorde une large place à Lautréamont126. Pour les deux
auteurs, l’écriture des Poésies se fonde « sur la “sagesse des
nations”, sur des vérités premières, des évidences », bref sur ce
qu’il convient de nommer un « Principe de Banalité ».
Principe qui, selon Jean et Mezei, est à l’œuvre « dans la
maxime devenue fameuse – encore que, presque
immanquablement, elle ait été citée à faux : “La poésie doit
être faite par tous, non par un.” » La formule relevée par les
surréalistes et récupérée par les communistes traduirait ainsi «
la règle d’or de la banalité la plus consciente,
systématiquement pratiquée », et trouverait son illustration
dans « le monde de l’enseignement scolaire », ce qui impose
de prendre au sérieux et à la lettre le passage des Poésies qui
célèbre dans les discours de remise de prix les chefs-d’œuvre
de la langue française. Non content de reléguer aux oubliettes
une interprétation communisante qu’ils n’évoquent même pas,
Jean et Mezei révisent la lecture surréaliste pratiquée
jusqu’alors. « Une telle déclaration ne signifie pas : la poésie
subjective doit être faite par tous », écrivent-ils ainsi en se
souvenant de l’impersonnalité revendiquée par Ducasse. Aussi
excluent-ils du champ de la formule le trésor du merveilleux et
« les parentés d’expression métaphorique » que le surréalisme
a pu découvrir « dans les œuvres des naïfs, des fous, des
enfants, des peuplades primitives » : autant de réalisations
certes précieuses et « qui, sans doute, démontrent bien
l’existence d’une véritable communauté humaine – mais c’est
la “communauté de l’inconscient” ». Avec Ducasse, on aurait
plutôt affaire à la recherche consciente et délibérée d’une
banalité que Jean et Mezei valorisent comme aspiration à
l’universel et recherche d’un contact immédiat entre les mots
et les choses : en ce sens, « les Poésies profanisent l’univers ».
C’est dans la perspective de cette réorientation de la formule
vers le banal que l’on peut situer l’édition commentée des
Poésies élaborée en 1960 par Goldfayn et Legrand. En effet, le
choix de la lecture cotextuelle décrite plus haut leur permet en
quelque sorte de dégonfler une phrase contaminée par
l’enflure révolutionnaire, dans laquelle les deux critiques
voient la suite d’une réécriture de Pascal et le simple constat
d’une évidence moralisante : la poésie doit convoquer toutes
les facultés de l’âme. L’interprétation de Goldfayn et de
Legrand tombait ainsi à pic pour un mouvement surréaliste qui
pouvait dès lors continuer à revendiquer l’un de ses mots
d’ordre fétiches, invalider la lecture populaire ou prolétarienne
adoptée par les poètes communistes, et proposer une analyse
s’autorisant d’un retour au texte et à sa littéralité. Cette
opération philologique, pour habile qu’elle fût, n’était pourtant
pas sans risque pour le statut révolutionnaire du surréalisme :
elle pouvait passer pour un aveu d’impuissance – le signe du
repli d’une avant-garde qui aurait renoncé à entraîner les
foules dans son rêve de changer la vie.
Mais pour le surréalisme des années 1960, l’essentiel est de
pouvoir soustraire la phrase de Ducasse à la grille de lecture
communiste. C’est en tout cas ce que montrent les différentes
occurrences de la formule dans La Brèche, revue d’action
surréaliste dirigée par Breton et publiée de 1961 à 1967. Dans
le numéro de mai 1962, la polémique autour de la poésie faite
par tous prend une tournure délibérément bagarreuse, comme
en témoigne « Parole d’honneur » d’Alain Joubert. Cet article
rend compte de la perturbation par les surréalistes d’une
conférence sur « L’itinéraire de Lautréamont » donnée le 13
mars par Jean Marcenac au Centre d’Études et de Recherches
Marxistes, institut de recherche rattaché au Parti communiste
français. Après avoir relaté le chahut et les altercations qui ont
marqué la séance, Joubert tire la morale de cet esclandre et
dénonce ce qu’il considère comme une trahison intellectuelle :
Isidore Ducasse « pré-marxiste », au sens stalinien du terme, c’est « la poésie
sera faite pour tous » au lieu de « la poésie sera faite par tous ». Cette forme
très particulière de l’escroquerie intellectuelle qui spécule sur l’ignorance
d’une pensée pour en décaler la signification véritable est par trop sordide pour
que nous rations la moindre occasion de démasquer les faussaires qui la
pratiquent127.

La réticence des surréalistes de La Brèche face à une


interprétation populiste de la formule trouve son expression la
plus argumentée dans « Par tous. Non par un ? », déclaration
de juin 1964 qui constitue la réponse d’Adrien Dax, au nom du
mouvement, à un questionnaire de la Galerie d’Art Socio-
Expérimental sur les rapports entre l’art et le peuple, la
fonction sociale de l’artiste et l’engagement politique128. La
forme interrogative du titre en dit long sur la distance avec
laquelle le groupe surréaliste considère désormais la phrase
des Poésies, ou du moins son usage à des fins d’encadrement
culturel des masses. Quant au contenu de la réponse, il reprend
pour l’essentiel les thèses formulées dès le tournant des années
1930 par un Breton hostile à l’idée de littérature prolétarienne.
Dax constate ainsi le divorce entre l’art actuel et les classes
populaires, sans lui trouver de correctif possible : après « la
disparition des magnifiques floraisons de l’art populaire » sous
l’effet de la société de consommation, il faut se rendre à cette
évidence que « les moins favorisés restent », en matière d’art
et de culture, « privés des agréments dont disposent leurs
maîtres ». La perspective d’un art social ou d’une littérature
engagée ne pourrait en rien modifier la situation, puisque le
combat poétique des surréalistes ne vise pas à s’ancrer dans
des realia, mais plus fondamentalement à contester « un
certain “Réel”, dont l’objectivité prétendue irrécusable paraît
bien, en définitive, supposer toute une élaboration mythique ».
En ce sens, selon Dax, la référence à l’histoire risque de
conduire à la déférence au pouvoir :
On sait trop ici, jusqu’où ont pu descendre – d’Hitler à Staline – les diverses
dictatures et c’est bien de tels exemples qui incitent tout particulièrement à
craindre que l’artiste trop pénétré de sa « fonction sociale » ne soit disposé à
endosser la livrée du fonctionnaire.
Le surréalisme de 1925, à travers Éluard, avait trouvé dans la
phrase des Poésies l’une des formulations les plus frappantes
d’un projet qui tentait alors de concilier poésie et révolution.
Quarante ans plus tard, les intellectuels communistes
s’appropriaient un mot d’ordre arrivé dans leur camp
précisément par d’anciens surréalistes, tandis que les nouvelles
générations regroupées autour de Breton se voyaient dès lors
obligées de chercher une autre signification au slogan tiré de
Ducasse, soit en tentant de résoudre la quadrature du cercle
(comment penser une poésie faite par tous mais ni par les
masses, ni par le prolétariat, ni par le peuple ?), soit en
proposant un retour au texte qui permette de réduire la portée
du mot d’ordre (c’est tout l’enjeu de la lecture cotextuelle
pratiquée par Goldfayn et Legrand), soit en remettant en
question (comme le suggère le titre de Dax) la validité même
de la formule. Mais si cette lutte de significations entre
surréalistes et communistes a balisé le débat, elle a surtout
montré la disponibilité des Poésies à la réinterprétation et ainsi
ouvert la voie à une circulation plus large encore de la
formule, désormais désarrimée de son origine surréaliste, et
prête à s’enrichir de nouvelles lectures qui, en voulant trouver
le fin mot de la poésie faite par tous, contribuent en réalité à
pluraliser ses définitions.

99. L’épigraphe, de même que ce dernier extrait, sont tirés de D’ALEMBERT, «


Suite des Réflexions sur la poésie, et sur l’ode en particulier », Œuvres complètes, t.
4, 1re partie, Paris, Belin & Bossange, 1822, p. 299.
100. André BRETON, « Interview de Charles-Henri Ford », in Entretiens 1913-
1952, Œuvres complètes, t. 3, op. cit., p. 580-581.
101. Louis ARAGON, « Le retour à la réalité », in Pour un réalisme socialiste,
Paris, Denoël et Steele, 1935, p. 71.
102. Ibid., p. 80.
103. Ibid., p. 82.
104. Louis ARAGON, « Arma virumque cano », préface aux Yeux d’Elsa, in
Œuvres poétiques complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 2007, p. 755-756.
105. Ibid., p. 756.
106. Jean MARCENAC, « La logique de Lautréamont », La Nouvelle Critique.
Revue du marxisme militant, n° 154, avril 1964, p. 9.
107. Ibid.
108. Karel TEIGE, « Le surréalisme contre le courant » [1938], Change, n° 25, «
Prague Athènes », Seghers / Laffont, décembre 1975, p. 53.
109. Ibid., p. 54.
110. Ibid.
111. Benjamin PÉRET, La parole est à Péret, in Le Déshonneur des poètes, Paris,
Éditions Mille et une nuits, 2003, p. 43.
112. Ibid., p. 44.
113. Ibid., p. 46.
114. Ibid., p. 47.
115. Ibid., p. 48.
116. Benjamin PÉRET, Le Déshonneur des poètes, op. cit., p. 15.
117. Benjamin PÉRET, La parole est à Péret, in Le Déshonneur des poètes, op. cit.,
p. 45.
118. Ibid.
119. Ibid., p. 45-46.
120. André BRETON, « Devant le rideau » [1947], in La Clé des champs, Œuvres
complètes, t. 3, op. cit., p. 746.
121. Aimé CÉSAIRE, « Isidore Ducasse, comte de Lautréamont. La poésie de
Lautréamont belle comme un décret d’expropriation », Tropiques, n° 6-7, février
1943, p. 12. Repris in LAUTRÉAMONT, ŒC, p. 430.
122. Julien GRACQ, « Lautréamont toujours », in Préférences, Œuvres complètes,
t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 885.
123. Ibid., p. 887.
124. Julien GRACQ, En lisant en écrivant, Œuvres complètes, t. 2, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 663.
125. Victor CRASTRE, « Changer l’homme… », in Almanach surréaliste du demi-
siècle, numéro spécial de La Nef, Paris, Éditions du Sagittaire, n° 63-64, mars-avril
1950, p. 24, pour cette citation ainsi que les suivantes.
126. Marcel JEAN & Árpád MEZEI, Genèse de la pensée moderne dans la
littérature française, Paris, Corrêa, 1950 ; rééd. fac-similé, Paris, L’Âge d’homme,
coll. « Bibliothèque Mélusine », 2001. Les citations sont extraites des pages 85 à
87.
127. Alain JOUBERT, « Parole d’honneur », La Brèche. Action surréaliste, n° 2,
mai 1962, p. 73.
128. Adrien DAX, « Par tous. Non par un ? », La Brèche. Action surréaliste, n° 6,
juin 1964, p. 91-92.
CHAPITRE 4. UN LIEU COMMUN DES AVANT-
GARDES

Construite par ses (més)usages, ses déformations et ses


redéfinitions, la formule entre à la fin des années 1930 dans
l’ère des réinterprétations et des réappropriations polémiques.
Elle devient alors un lieu commun du débat avant-gardiste,
débordant largement le cadre de l’affrontement entre
surréalisme et communisme pour circuler chez des auteurs ou
des courants qui cherchent souvent à sortir des ambiguïtés et
des apories soulevées par les débats précédents.
EN MARGE DU SURRÉALISME : FONDANE, BATAILLE,
BLANCHOT
On peut en voir un exemple dans le Faux traité d’esthétique
que Benjamin Fondane publie en 1938. Influencé par la
philosophie de Chestov, Fondane utilise plusieurs fois la
formule dans cet essai, sans jamais se référer à Lautréamont,
comme si elle n’appartenait plus à son auteur originel mais à
un espace de controverse où il s’agit de reprendre aux
surréalistes l’une de leurs phrases fétiches, en l’orientant vers
une espérance messianique plus que vers une utopie sociale.
Le début du livre fait allusion à la formule en évoquant « chez
les “primitifs” » la présence non de la poésie mais d’« une
expérience du réel, anonyme, faite par tous et non par un, pour
tous et non pour quelques-uns ». Puis, après avoir ironisé sur
les prétentions du mouvement (« Ses ambitions sont énormes ;
songez-y : la poésie sera faite par tous, non par un »), Fondane
suggère l’incapacité du surréalisme à sortir du cadre littéraire,
et reprend la formule sur un plan spirituel pour envisager
l’avènement d’une « vérité poétique » étendue à la réalité tout
entière et non plus aux poèmes. Cette vision prophétique
implique que « le poète lui-même cessera d’exister » et « que
ce jour-là enfin la poésie sera faite par tous, non par un129 ».
Au militantisme surréaliste se substitue ainsi chez Fondane un
doute sur la possibilité de retrouver, par des moyens littéraires
ou par un engagement politique, l’appel au primitivisme qu’il
entrevoit chez Ducasse.
Le désaccord avec le surréalisme est plus profond encore
chez Georges Bataille. Dans L’Expérience intérieure, qui
paraît en 1943 chez Gallimard, Bataille consacre à la poésie et
à Marcel Proust une digression qui le conduit à méditer sur la
nature du génie poétique, cette singularité que les surréalistes
se sont attaché à nier. Reprenant deux citations qui figurent à
l’article « Poésie » du Dictionnaire abrégé du surréalisme
(1938), Bataille limite leur portée en les présentant comme
l’expression d’un désir d’indifférenciation auquel ne répond
pourtant aucune réalité dans l’exercice de la poésie :
Témoin ces phrases, dont les retentissements intimes tiennent lieu d’une
efficacité extérieure qu’elles n’ont pas : « Tous les hommes, a dit Blake, sont
semblables par le génie poétique. » Et Lautréamont : « La poésie doit être faite
par tous, non pas un. » Je veux bien qu’on essaye, honnêtement, comme on
peut, de donner à ces intentions des conséquences : la poésie en est-elle moins
le fait de quelques-uns que le génie visite130 ?

Prenant à rebours les interprétations surréalistes aussi bien


que communistes de la formule de Ducasse, Bataille confirme
l’exceptionnalité du génie poétique, qui à ses yeux ne consiste
pas tant en une utilisation plus ou moins savante ou inspirée du
langage, qu’en l’épreuve de sa destruction, de sa consomption
dans un sacrifice constamment renouvelé du poète lui-même :
Le génie poétique n’est pas le don verbal (le don verbal est nécessaire, puisque
il s’agit de mots, mais il égare souvent) : c’est la divination des ruines
secrètement attendues, afin que tant de choses figées se défassent, se perdent,
communiquent. Rien n’est plus rare131.

L’idée d’un sacrifice du sujet traverse également le texte que


Maurice Blanchot (l’un des interlocuteurs de Bataille, qui le
cite à plusieurs reprises dans L’Expérience intérieure)
consacre en 1950 à « Lautréamont ou l’espérance d’une tête »,
qui reprend et remanie des éléments de son Lautréamont et
Sade paru en 1949. Pour Blanchot, la succession entre Les
Chants de Maldoror et les Poésies traduit au fond la mise au
monde de l’auteur-Lautréamont par sa propre œuvre, qui
implique en retour la mise à mort de l’individu-Ducasse. C’est
dans cette perspective que Blanchot va relire la formule des
Poésies, et l’orienter vers une dépersonnalisation radicale, sans
plus faire référence à l’idée de collectivité, sur laquelle se sont
jusqu’alors concentré les débats avant-gardistes132. Selon
Blanchot, par « un combat qui représente bien le dur travail de
la naissance », Lautréamont s’est créé par son œuvre, il « s’est
donné le jour », voire « au jour ». Dès lors, il appartient aux
Poésies d’Isidore Ducasse de parfaire ce mouvement en actant
de la « disparition » du sujet (Blanchot se souvient ici de la
disparition élocutoire du poète évoquée par Mallarmé) au
profit d’une instance neutre et anonyme : « La formule
fameuse : La poésie doit être faite par tous, non par un, n’a
pas d’autre sens. » Il s’agit ici d’aboutir « à une négation
véritable, à une disparition complète, au sacrifice de toute sa
personne pour rejoindre, glorifier et assurer le froid
mouvement de la raison impersonnelle ». Dans cette
perspective, le pronom tous ne renverrait pas à une multitude
ou à une communauté dont on sait que pour Blanchot elle sera
inavouable, mais à « la vérité dont “chacun” serait la complète
apparence ». Au moment où les Poésies atteignent « le point
extrême de la conscience, de la raison et de la souveraineté »,
elles trouvent « l’abandon de toute souveraineté et de toute
conscience personnelles » : un Lautréamont né de sa propre
écriture a expulsé un Ducasse expiant sa propre autorité.
Ces analyses, Blanchot les avait déjà esquissées à la fin du
chapitre que Lautréamont et Sade consacre aux Poésies. Dans
l’ouvrage de 1949, il précisait plus concrètement le but visé
par l’idée de poésie faite par tous : il s’agirait pour Ducasse «
d’élever la poésie à une véritable science des maximes », de
rêver « à cette sagesse des nations, qui est le point supérieur
auquel elle aspire », de « s’unir à la suprême banalité » qui est
supérieure au génie, de chercher « la source commune de toute
science, de toute logique133 ». En voyant ainsi dans la formule
un aphorisme suggérant l’abolition de l’existence singulière
(celle des « tics ») dans l’expérience de l’écriture, Blanchot se
démarque radicalement des lectures tournées vers la fonction
sociale du poète.
Si Fondane, Bataille et Blanchot proposent, à des degrés
divers, une lecture qui voit dans la formule un appel non à
démocratiser la poésie, mais à dépersonnaliser et à neutraliser
la voix poétique, ils ne sonnent pas pour autant le glas des
lectures avant-gardistes et collectives de la citation de
Ducasse. Déconstruisant à leur tour les interprétations
surréalistes et communistes, d’autres mouvements avant-
gardistes ou d’autres groupes littéraires vont s’emparer de la
poésie faite par tous pour y chercher la trace de leurs propres
préoccupations. Trois pistes majeures seront ici abordées :
celles du situationnisme, de l’Oulipo et de Tel Quel.
LE SITUATIONNISME
Lautréamont occupe une place de choix dans la construction
du situationnisme, avant même la fondation officielle de
l’Internationale situationniste, scellée par la conférence de
Cosio di Arroscia et le Rapport sur la construction des
situations de Guy Debord en 1957. La filiation avec Ducasse
est en effet revendiquée par le « Mode d’emploi du
détournement » que Debord et Gil J Wolman publient en 1956
dans la revue surréaliste belge Les Lèvres nues. Partant de
l’idée que « tout peut servir » à l’élaboration du sens, Debord
et Wolman ne comptent plus sur l’invention personnelle mais
sur la combinaison illimitée de morceaux de textes,
modifiables en fonction d’un projet qui se veut ouvertement
propagandiste : « dans son ensemble, l’héritage littéraire et
artistique de l’humanité doit être utilisé à des fins de
propagande partisane134. » Les deux promoteurs du
détournement invitent ainsi à « corriger une œuvre », à «
intégrer divers fragments d’œuvres périmées dans une
nouvelle », à « changer le sens de ces fragments » voire à «
truquer de toutes les manières que l’on jugera bonnes135 » des
citations désormais subverties et piégées. En matière de
détournement, Debord et Wolman ne reconnaissent qu’un
ancêtre : le Ducasse des Poésies, seul écrivain à avoir
consciemment et systématiquement appliqué la méthode du
plagiat à des fins de rectification intellectuelle. Aussi le
détournement accomplit-il le vœu d’une poésie faite par tous,
formule dont Debord et Wolman prétendent à leur tour avoir
mieux cerné le sens que leurs prédécesseurs :
Un mot d’ordre comme « le plagiat est nécessaire, le progrès l’implique » est
encore aussi mal compris, et pour les mêmes raisons, que la phrase fameuse sur
la poésie qui « doit être faite par tous ». L’œuvre de Lautréamont – que son
apparition extrêmement prématurée fait encore échapper en grande partie à une
critique exacte – mise à part, les tendances au détournement que peut
reconnaître une étude de l’expression contemporaine sont pour la plupart
inconscientes ou occasionnelles ; et, plus que dans la production esthétique
finissante, c’est dans l’industrie publicitaire qu’il faudra en chercher les plus
beaux exemples136.

Mais si le détournement matérialise la poésie collective et


impersonnelle, c’est en affectant profondément la notion de
poésie elle-même, détachée de la littérature pour être rabattue
sur le modèle de l’agit-prop ou de la publicité : Debord et
Wolman prennent délibérément le parti de l’hétéronomie, dans
la mesure où ils estiment que l’autonomie de l’art s’est payée
du prix de son innocuité sociale et de son inefficacité
révolutionnaire. Cette subordination du poétique au politique
est clairement affichée lorsque les deux auteurs érigent le
détournement, loin de la littérature prolétarienne, du rêve
primitiviste ou du dévoilement de l’inconscient collectif, en «
réel moyen d’enseignement artistique prolétarien » et «
première ébauche d’un COMMUNISME LITTÉRAIRE137 ».
Cette lutte discursive débouche sur l’utopie folle de
remplacer la langue même, en détournant les mots par la
subversion généralisée de leur sens : pour que la poésie puisse
véritablement être faite par tous, il faut qu’elle se confonde
avec l’usage de la langue – mais de préférence avec un usage
situationniste. Et le détournement fait ici œuvre proprement
subversive en portant au cœur des énoncés prélevés un contre-
sens qui est aussi une contre-offensive ou un contre-pouvoir.
Le détournement peut alors prétendre récrire la langue entière
comme Ducasse a récrit les moralistes classiques. C’est du
moins l’ambition qui traverse la « préface à un dictionnaire
situationniste » que Mustapha Khayati publie en 1966 dans
l’Internationale situationniste, sous le titre « Les mots captifs
» – préface restée orpheline d’un dictionnaire de toute façon
voué à l’imaginaire :
Le remplacement du dictionnaire, du maître à parler (et à penser) de tout le
langage hérité et domestiqué, trouvera son expression adéquate dans le
noyautage révolutionnaire du langage, dans le détournement, largement
pratiqué par Marx, systématisé par Lautréamont et que l’I.S. met à la portée de
tout le monde138.

L’abolition de la propriété intellectuelle par la pratique du


plagiat et du détournement constitue aux yeux des
situationnistes une première forme de poésie collective – mais
peut-être moins faite par tous que par personne, dans la mesure
où l’individualité s’abolit dans cette activité sans auteur qui
noyaute et dynamite la langue des dominants. Mais le
situationnisme envisage une réalisation plus radicale encore de
la formule de Ducasse. Si la poésie doit véritablement être
faite par tous, alors il ne faut plus la chercher dans une
pratique d’écriture ou dans une posture artistique qui
présupposent une spécialisation, voire une séparation : il faut
identifier la poésie à la vie même, à l’action, à la praxis. « Il ne
s’agit pas de mettre la poésie au service de la révolution, mais
bien de mettre la révolution au service de la poésie » : telle est
la conclusion à laquelle aboutissent Guy Debord et Raoul
Vaneigem dans « All the king’s men », article publié en janvier
1963 dans l’Internationale situationniste. Soluble dans l’action
révolutionnaire, la poésie devient « une poésie nécessairement
sans poèmes », à la place desquels le situationnisme propose
des actes ancrés dans le réel : « Le programme de la poésie
réalisée n’est rien de moins que créer à la fois des événements
et leur langage, inséparablement139. » La poésie situationniste
ne se dit ni ne s’écrit plus, elle se vit et se construit, que ce soit
dans l’étude de la psychogéographie, dans la pratique de la
dérive ou dans la refondation anti-urbaniste de la ville.
Parmi les situationnistes, c’est chez Raoul Vaneigem que la
formule de Ducasse revient le plus souvent, intégrée à un
discours qui l’intériorise pour mieux la déployer sur les
terrains de la culture, de la politique ou de l’économie. La
référence aux Poésies, et spécialement à la phrase qui nous
intéresse, apparaît dans la seconde partie des « Banalités de
base » que Vaneigem publie en janvier 1963 dans
l’Internationale situationniste. Reprenant les principes
situationnistes à la racine, comme le suggère son titre, l’article
dénonce l’emprise aliénante du spectacle, qui voile les
hommes à eux-mêmes à travers les techniques du «
conditionnement », cette « poésie spéciale du pouvoir » qui
détient les institutions sociales et les médias de masse : «
presse, TV, stéréotype, magie, tradition, économie, technique
». À cette poésie pervertie qui transforme la vie spontanée en
survie conditionnée, Vaneigem entend opposer une «
résistance » qui, à ses yeux, « contient plus de poésie que ce
qui s’est jamais publié de vers ou de prose », et qui ne peut
plus être l’œuvre des seuls poètes. Cette résistance en acte,
cette contre-poésie en quelque sorte, Vaneigem la présente
comme une lutte pour la guérison de l’esprit et le maintien
d’une communication sociale unitaire, emblématisée par la
formule de Lautréamont : « L’I.S. devra se définir tôt ou tard
comme thérapeutique : nous sommes prêts à protéger la poésie
faite par tous contre la fausse poésie agencée par le pouvoir
seul (conditionnement)140. »
Publié en 1967 par Vaneigem, le Traité de savoir-vivre à
l’usage des jeunes générations convoque à nouveau la formule
de Ducasse, d’abord pour l’appliquer au nihilisme actif,
corrosif et révolutionnaire de Dada. Si « les dadaïstes ont
édifié le premier laboratoire d’assainissement de la vie
quotidienne », c’est en effet parce que, selon Vaneigem, ils ont
inconsciemment travaillé à devenir « l’entonnoir où
s’engouffraient les innombrables banalités » du monde et à
opérer sur elles un véritable « renversement de perspective »,
autrement dit un détournement avant la lettre :
Le détournement, qui est la tactique du renversement de perspective,
bouleversait le cadre immuable du vieux monde. La poésie faite par tous
prenait dans ce bouleversement son véritable sens, bien éloigné de l’esprit
littéraire auquel les surréalistes finirent par succomber piteusement141.

Cette prédilection pour le moment Dada, au moins dans son


développement initial, se prolonge sur le plan pictural avec la
fascination de Vaneigem pour les visages sans traits des
personnages de Chirico, à la fois déshumanisés par un décor
qui les vampirise et ouverts à la formation d’un visage
nouveau : « Ce visage est pour moi celui de la création
collective. Parce qu’il n’a le visage de personne, le personnage
de Chirico a le visage de tous142. »
Préférer le geste aux œuvres, le nihilisme aux idéologies, la
manifestation du dégoût à son refoulement, telle serait la vertu
radicale d’un mouvement Dada qui, le premier, serait venu
accomplir l’oracle ducassien. Mais ce que le dadaïsme lègue
aussi à la pensée situationniste, c’est l’association de la poésie
à la spontanéité, à l’expression même de la vie, ce qui
constitue une autre manière de justifier la maxime des Poésies.
Aussi voit-on Vaneigem, dans le chapitre XX du Traité,
redéfinir la poésie comme « organisation de la spontanéité
créative » et retour au poiein étymologique, au « “faire” ici
rendu à la pureté de son jaillissement originel143 » : ici comme
dans la formule de Ducasse, la poésie doit avant tout être faite,
en amont de toute détermination spécifique (la lecture,
l’écriture, la diction). Ainsi transformée en « acte qui engendre
des réalités nouvelles », la poésie dispose de matériaux « à la
portée de tous », et qui consistent en l’énergie même de la vie
et de ses pulsions : « volonté de vivre, désir effréné, passion de
l’amour, amour des passions, force de peur et d’angoisse,
gonflement de la haine et retombées de la rage de détruire. »
Tel est le terreau de cette poésie que le situationnisme appelle
chacun à faire germer dans le style de son existence : « C’est
de cette conscience encore marginale que doit partir la longue
révolution de la vie quotidienne, la seule poésie faite par tous,
non par un144. » Absorbée par le discours situationniste, la
formule de Ducasse trouve désormais un sens paradoxal,
puisque la poésie y désigne non plus une forme littéraire mais
une matière vitale, non plus une œuvre mais une recherche de
communication, non plus une vocation mais une communion :
« Ainsi prend fin la vieille spécialisation de l’art. Il n’y a plus
d’artistes car tous le sont. L’œuvre d’art à venir, c’est la
construction d’une vie passionnante145. »
Assimilée à la réalisation subversive de la spontanéité dans
la vie quotidienne, la poésie faite par tous peut alors se
confondre avec l’action révolutionnaire elle-même. Vaneigem
franchit le pas dans un « Toast aux ouvriers révolutionnaires »
daté d’octobre 1972 et ajouté à la réédition du Traité de
savoir-vivre. Vaneigem appelle chacun à découvrir « dans la
révolution la passion pivotale qui permet toutes les autres », à
l’exemple de ce que lui-même a essayé de faire avec son livre,
présenté comme le point de départ d’un projet en quête du «
chemin le plus court de la subjectivité individuelle à sa
réalisation dans l’histoire faite par tous146 ». Dé-littérarisée par
les situationnistes, la poésie prend les traits de l’histoire, et la
formule de Ducasse permet désormais de décliner les variantes
de l’utopie communautaire et révolutionnaire. On en trouvera
encore la preuve dans De la misère en milieu étudiant, la
fameuse brochure éditée en 1966 par des membres de
l’Internationale situationniste et des étudiants de Strasbourg, et
dont les dernières lignes retrouvent les termes de Lautréamont
pour évoquer le rôle historique du prolétariat, mais aussi pour
préfigurer l’esprit de Mai 68 :
La critique radicale et la reconstruction libre de toutes les conduites et valeurs
imposées par la réalité aliénée sont son programme maximum, et la créativité
libérée dans la construction de tous les moments et événements de la vie est la
seule poésie qu’il pourra reconnaître, la poésie faite par tous, le
commencement de la fête révolutionnaire147.

Détournée par les situationnistes, la formule de Ducasse


annonce la poésie-fête par tous : une gigantesque construction
de situations à l’échelle de l’Histoire, un grand jeu
révolutionnaire dont Mai 68 pourra matérialiser la possibilité,
projetant les signes de la spontanéité créatrice sur les murs,
dans les paroles… ou avec les pavés. Mais quel que soit son
pouvoir de séduction et de sédition auprès des situationnistes,
la formule n’échappera pas, au moins chez Vaneigem, à une
discrète forme de désenchantement, à une légère mise à
distance. C’est du moins ce qui affleure dans Nous qui
désirons sans fin, essai de 1996 où Vaneigem caractérise le
néocapitalisme à visage écologique et humanitaire par une
insidieuse volonté de « détourner le capital, mondial et sans
emploi, en faveur d’une économie idéalement faite par tous et
pour tous148 » : derrière le souvenir à peine perceptible des
Poésies se lit aussi la hantise de la récupération marchande de
Ducasse.
L’OULIPO
Dans les rangs de l’Oulipo, la référence à Ducasse est à la
fois plus discrète, plus ludique et plus distanciée,
conformément aux principes d’un groupe qui refuse de se
définir comme une avant-garde. La formule occupe une place
d’honneur dans la bibliothèque oulipienne, puisqu’elle conclut
le « Mode d’emploi » fourni par Queneau à l’ouverture de ses
Cent mille milliards de poèmes (1961), recueil de poésie
combinatoire qui est l’une des œuvres fondatrices de la
littérature potentielle : « Comme l’a bien dit Lautréamont, la
poésie doit être faite par tous, non par un149. » Cette devise,
Queneau a d’autant plus de raisons de s’en réclamer qu’il la
met en œuvre en transformant son lecteur en compositeur de
poèmes : « ce petit ouvrage », affirme modestement la préface,
« permet à tout un chacun de composer à volonté cent mille
milliards de sonnets, tous réguliers bien entendu ». À la figure
du compositeur s’ajoute également celle de l’opérateur ou du
machiniste, chargé de faire fonctionner ce que le mode
d’emploi présente comme « une sorte de machine à fabriquer
des poèmes150 ». La voie ouverte par la combinatoire des vers
et la génération aléatoire des sonnets offre ainsi un débouché
inédit à la formule de Ducasse : chacun peut actualiser l’un des
poèmes virtuellement contenus dans la machine et
mathématiquement prévus dans le programme mis au point par
l’auteur-ingénieur. « Avec l’Oulipo », comme l’écrit Vincent
Kaufmann, la littérature se fait « “mathématique”, calculable,
transmissible, elle coïncide avec la poésie faite par tous,
puisque celle-ci tient tout entière dans la découverte et
l’exhibition de la formule qui la fonde151. »
L’usage de la formule par Queneau n’est cependant pas
dénué d’une certaine ironie. D’une part parce qu’en reprenant
au surréalisme l’une de ses phrases fétiches, il lui oppose un
modèle concurrent. En effet, le début de la préface rejette
explicitement l’influence des « jeux surréalistes du genre
“Cadavre exquis” » pour leur préférer l’exemple du « livre
pour enfants intitulé Têtes folles ». D’autre part, là où le
surréalisme pouvait s’épuiser à la recherche d’une utopique
poésie collective ou primitive, Queneau propose le modeste
manuel d’une machine qui ne demande qu’à être utilisée.
Enfin, il n’est pas sûr que Queneau prenne pour argent
comptant la phrase de Ducasse, surtout si on la met en
résonance avec l’épigraphe choisie pour les Cent mille
milliards de poèmes, et empruntée à l’un des fondateurs de
l’informatique, Alan Turing : « Seule une machine peut
apprécier un sonnet écrit par une autre machine152. » Si le
lecteur est en effet appelé à mettre en branle la machine à
produire des sonnets, il lui sera à jamais impossible d’achever
l’œuvre programmée par Queneau, elle qui « fournit de la
lecture pour près de deux cents millions d’années (en lisant
vingt-quatre heures sur vingt-quatre153) ». La poésie faite par
tous se renverse ainsi en poésie lue par personne.
L’impersonnalité visée par Ducasse aboutit avec l’œuvre
oulipienne à la pure opérativité d’un processus où la poésie est
faite, se fait, se défait et se refait selon les contraintes d’un
dispositif qui dépasse ses acteurs, qu’il s’agisse de l’auteur qui
crée le programme, ou du lecteur qui le fait fonctionner.
Avec Georges Perec, qui la mentionne dans Le Voyage
d’hiver, la formule de Ducasse est orientée vers
l’intertextualité plutôt que vers l’illimité. Le héros de la
nouvelle, le professeur de lettres Vincent Degraël, découvre
avec fascination Le Voyage d’hiver, œuvre étrange d’un
inconnu nommé Hugo Vernier : « Le livre d’Hugo Vernier
semblait n’être qu’une compilation des poètes de la fin du
XIXe siècle, un centon démesuré, une mosaïque dont presque
chaque pièce était l’œuvre d’un autre154. » La fascination
tourne au vertige quand le héros découvre que le livre en
question a été publié en 1864, soit avant que les auteurs cités
n’aient écrit leurs propres textes : nous voici devant un cas
flagrant de plagiat par anticipation. Utilisant la fiction comme
un outil heuristique, Perec constate alors que l’œuvre d’Hugo
Vernier permet d’éclairer « des contradictions éclatantes que la
critique et l’histoire littéraire n’avaient jamais pu expliquer »,
et en particulier de comprendre la phrase des Poésies comme
un hommage à la poétique du plagiat : « c’est évidemment en
pensant à Hugo Vernier et à ce qu’ils devaient à son Voyage
d’hiver, que Rimbaud avait écrit “Je est un autre” et
Lautréamont “La poésie doit être faite par tous et non par
un”155. » La dépersonnalisation de la poésie moderne,
invoquée ici à travers deux de ses plus fameuses formules, est
ainsi rapportée à la prise de conscience de la primauté de
l’intertexte, à ce voyage perpétuel de la mémoire littéraire que
Perec a lui-même abondamment pratiqué.
Jacques Roubaud apporte une dernière variation oulipienne à
l’interprétation de la phrase de Ducasse, rappelée en 1997 dans
Mathématique :. Dans cette autobiographie en forme de
digressions et d’embranchements qui revient sur sa vie de
mathématicien, Roubaud se propose au détour d’un
paragraphe de décrire les « données brutes, extraites des pages
de [son] carnet156 », qui correspondent au travail préparatoire à
l’élaboration d’un texte sous contrainte. S’autorisant une
parenthèse, Roubaud commente alors ironiquement la formule
des Poésies en suggérant d’identifier le pronom tous à
l’ensemble des matériaux linguistiques amassés dans ce
carnet, et en la ramenant à une évidence, celle du primat de la
langue, de ses structures et de ses contraintes dans
l’élaboration de l’objet verbal qu’est le poème, aux dépens de
la référence biographique :
(Je profite de l’occasion pour faire remarquer à M. Ducasse que la poésie est
nécessairement « faite par tous », parce qu’elle est langue, et non par un, en
tant qu’elle refléterait une biographie ; c’est pour cette raison aussi qu’elle est
« ininterrompue », sauf par la mort (de la langue)157.)

Au détour d’une parenthèse, Roubaud démythifie à la fois


l’un des oracles du surréalisme et l’un des slogans de la poésie
communiste ; le clin d’œil à ces deux courants est d’autant
plus net que Ducasse est ici associé l’un de ses promoteurs les
plus assidus : Éluard, que l’on aura reconnu à travers l’allusion
à son recueil Poésie ininterrompue (1946). Le scepticisme de
Roubaud vis-à-vis de la formule est plus net encore dans
Poésie, etcetera : ménage (1995), qui range parmi les «
Quelques-unes des paroles dont le sens aujourd’hui m’échappe
entièrement » la phrase des Poésies ainsi récrite : « La poésie
doit être faite non par un mais par tous158. »
Les auteurs oulipiens se réapproprient surtout l’héritage de
Lautréamont avec une part d’humour et de jeu qui désamorce
le caractère absolu, gnomique et prophétique de la formule. Si
les « tics » du sujet lyrique et biographique sont appelés par
l’Oulipo à s’effacer, c’est pour mieux mettre en évidence les
potentialités offertes par des systèmes qui dépassent l’individu
et lui permettent de se dire avec autrui. Les contraintes et les
disponibilités de l’intertexte chez Perec, ou de la langue chez
Roubaud, fondent ainsi les conditions de possibilité d’un texte
appelé à proliférer (Mathématique : est l’une des bifurcations
de la vaste entreprise autobiographique entamée avec Le
Grand Incendie de Londres) ou à être continué (Le Voyage
d’hiver a suscité une vingtaine de suites composées par les
membres de l’Oulipo159).
TEL QUEL
La circulation de la formule ducassienne dans le discours
avant-gardiste connaît un dernier épanouissement chez les
membres de Tel Quel, au tournant des années 1960-1970.
Plusieurs facteurs ont pu conduire le groupe à se retrouver
dans la phrase des Poésies : l’influence de Ponge, grand
lecteur de Lautréamont et dont Le Parti pris des choses
participe du rejet de la poésie personnelle proclamé par
Ducasse ; l’ouverture au structuralisme, au modèle
linguistique ou au formalisme russe qui mettent en question la
légitimité des concepts d’auteur, d’œuvre ou d’expression ; la
promotion de la notion de texte en tant que processus infini,
impersonnel et transgénérique de transformation de la langue.
C’est en 1967 que Lautréamont entre de plain-pied dans la
bibliothèque de Tel Quel, en particulier grâce à l’étude que lui
consacre Marcelin Pleynet dans la collection « Écrivains de
toujours » au Seuil. S’interrogeant sur les raisons du titre
choisi par Ducasse pour ses fascicules (« Pourquoi Poésies ?
»), Pleynet propose de relier l’usage du pluriel au choix du
collectif et de l’impersonnel qui traverse une série
d’aphorismes célèbres, dont celui qui nous intéresse : « C’est
qu’au demeurant la poésie personnelle a fait son temps – que
la poésie doit avoir pour but la vérité pratique – que la poésie
doit être faite par tous. Non par un […]160. » Prise dans ce
réseau de propositions qui battent en brèche l’idée de la poésie
comme expression ou représentation d’un sujet, la formule
participe alors du sabordage généralisé de la littérature auquel
procèdent les Poésies, ce mince ouvrage où, selon Pleynet, «
tombent le concept d’auteur (comme nom propre), le concept
de livre (comme entité), le concept d’œuvre (comme
originalité), le concept de littérature (comme connaissance des
belles-lettres)161 ». Quant au signataire de Maldoror et des
Poésies, il n’est plus « que son écriture », il n’existe que «
dans la parabole gestuelle de son tracé162 » : prolongeant la
lecture de Blanchot, Pleynet fait de Ducasse-Lautréamont le
prête-nom d’un texte en train de se faire et de se défaire sous
nos yeux – un texte d’autant plus anonyme qu’il transforme
des matériaux antérieurs en les tournant au bien.
Véritable machine intertextuelle généralisée, les Poésies
emblématisent ainsi pour Tel Quel une science et une
conscience de l’écriture en acte. C’est ce point de vue que
défend Philippe Sollers dans « La science de Lautréamont »,
article paru dans la revue Critique la même année que l’essai
de Pleynet, puis repris en 1968 dans Logiques. Selon Sollers,
les Poésies sont le lieu d’une véritable « unification textuelle »
qui ne discrimine plus entre les types de discours, et où « les
mots science / philosophie / poésie désignent désormais un
système clos dont l’opération textuelle découvre précisément
la “source”163 ». Sollers privilégie ainsi chez Ducasse le refus
de la division en genres littéraires ou en discours spécialisés.
C’est dans cette perspective qu’intervient la relecture de la
poésie faite par tous, l’indéfini renvoyant à la neutralisation de
tous les genres dans le texte et à la généralisation de tous les
individus dans l’humain :
Les « luttes » que le texte transfini met ainsi en scène, sont le nouveau milieu
où se joue le geste « humain » en général, non plus la mentalisation répétitive,
le tic d’un individu dépendant de la propriété de son nom : « La poésie doit
être faite par tous, non par un164. »

En mettant l’accent sur le texte en tant que processus


indéfini, aux dépens de l’œuvre comme produit et de l’auteur
comme producteur ou créateur, l’analyse de la formule par
Sollers prélude à l’un des principes qu’il énoncera en 1968
dans un entretien accordé aux Lettres françaises, et repris la
même année dans la Théorie d’ensemble du groupe Tel Quel :
« Le texte appartient à tous, à personne, il ne saurait être un
produit fini mais doit au contraire constituer l’indice d’une
productivité qui comporte aussi son effacement, son
annulation165. »
Cette leçon tirée de Ducasse, Sollers la mettra en œuvre dans
Lois (1972), roman qui opère un vaste travail de pluralisation
de la langue, d’éclatement des énoncés et de dérive des
signifiants. Pratiquant à son tour le plagiat créatif, Sollers
corrige la formule en inversant et en dialectisant les pronoms
utilisés par Ducasse : « La poésie doit être faite par un qui soit
tous. Non par tous qui se croiraient un166. » Le pastiche se
présente ainsi comme une mise en garde contre toute tentation
d’interpréter la phrase des Poésies comme un mot d’ordre
collectiviste ou populaire, et un appel à trouver dans la
singularité d’une écriture vocale et corporelle le principe de
décomposition et de recomposition d’une langue plurielle et
transsubjective. L’auteur est peut-être mort, le corps du
scripteur ne s’acharne pas moins à trouver une langue.
La réflexion de Tel Quel sur la formule implique ainsi
d’articuler la voix individuelle et le discours communautaire –
articulation dont le texte serait le pivot. Julia Kristeva
prolonge cette réflexion dans La Révolution du langage
poétique (1974), où l’œuvre de Lautréamont occupe une place
déterminante. Relisant Les Chants de Maldoror et Poésies
dans l’optique de la « Commune manquée », Kristeva voit
dans les fascicules de 1870 « une tentative de faire
correspondre à une affectivité révolutionnaire un discours
révolutionnaire », ce qui implique que le texte littéraire
reconnaisse la « négativité » à l’œuvre dans le langage, mais
procède aussi à « une réhabilitation du thétique, de la
signification167 ». Traces d’une écriture en crise et en quête
d’une positivité problématique, les Poésies chercheraient ainsi
à sortir du solipsisme romantique pour reconstituer l’horizon
d’une communauté paradoxale : « une communauté que scelle
le sujet articulé seulement de cette façon comme procès de
négativité incessante – contre l’exception individualiste de
l’ego, pour l’exceptionnalité commune de tous168. » La poésie
faite par tous, à laquelle Kristeva fait ici référence, serait l’une
des formulations de cet effort de Ducasse pour reconstruire
dans la trame de son texte l’utopie d’une voix communautaire
et révolutionnaire.
Par un chemin bien différent de celui d’Aragon en 1935,
Kristeva réinscrit la Commune de Paris à l’horizon de la
poésie faite par tous. C’est même ce qui la conduit à
comprendre que Philippe Soupault, dans sa préface aux
Œuvres complètes de Lautréamont parues en 1926, ait pu
confondre Isidore avec un homonyme nommé Félix Ducasse,
orateur et agitateur blanquiste de la fin du Second Empire. La
formule de Ducasse, au fil des lectures avant-gardistes, passe
ainsi d’une révolution à l’autre : la Commune chez Aragon ou
Kristeva, par proximité chronologique avec la parution des
Poésies ; Octobre 1917 pour les tenants d’une perspective
marxiste-léniniste, qui lient la poésie collective à l’éveil du
prolétariat ; Mai 68 dans lequel les situationnistes peuvent voir
l’amorce d’une insurrection de la spontanéité ; quant aux
surréalistes, c’est peut-être dans la révolution… surréaliste
(celle de l’automatisme, des collages ou de l’inquiétante
étrangeté du quotidien) que s’est le mieux incarnée leur quête
d’une poésie impersonnelle et universelle.
Les avatars et les aventures de la poésie faite par tous ne se
limitent évidemment pas aux discours dont il a été question
dans ce chapitre. On peut encore retrouver la trace de la
formule chez des écrivains contemporains comme François
Bon : dans Apprendre l’invention, recueil d’articles qui revient
sur son expérience d’animation d’ateliers d’écriture, il
détourne ce qui est devenu « l’adage de Lautréamont » pour
rappeler que la lecture, elle, « n’est pas donnée à tous » et que
le « chemin social169 » des participants aux ateliers ne facilite
pas leur rencontre avec la littérature.
À défaut d’une impossible recension exhaustive des
occurrences de la formule dans les discours littéraires depuis
un siècle, gageons que le relevé opéré ici permet de
circonscrire une arène discursive où, dans le même temps, les
avant-gardes s’affrontent et se reconnaissent. Ainsi se construit
un réseau argumentatif, polémique et mémoriel qui forme, à
tous les sens du terme, un lieu commun des mouvements
littéraires du XXe siècle.
Le lecteur soucieux du texte originel pourra à bon droit se
demander ce que Ducasse est devenu entretemps, et s’il n’a
pas été emmêlé à son corps défendant dans un écheveau
confus de lectures superposées et entrecroisées. Du point de
vue de la formule en tout cas, c’est précisément cette
médiation des discours et des commentaires qui a érigé
Ducasse en héraut, si ce n’est en prophète, d’une poésie
dépersonnalisée, démocratisée et universalisée. Autrement dit,
Ducasse n’a pas plus fait la formule que la formule ne l’a fait.
En réalité, chacune des lectures évoquées ici a cherché à
actualiser le texte des Poésies – au sens où Yves Citton parle
de cette « lecture actualisante » qui cherche dans un texte ce
qui est susceptible de s’accorder « à nos pertinences
actuelles170 ». Dans cette configuration, le Ducasse originel
n’est qu’une fiction, une hypothèse, un mythe invoqués pour
mieux revendiquer la caution d’un auteur énigmatique et
fantomatique, et surtout pour écarter ou disqualifier l’édifice
des interprétations antérieures et concurrentes,
immanquablement myopes, aveugles ou louches. Si bien que
l’horizon de la poésie faite par tous ne cesse de reculer à
mesure que les avant-gardes essaient de l’élucider – mais
toujours en fonction de leurs propres pratiques et de leurs
propres attentes. Tel est en effet le destin d’une formule : elle
s’impose en se vidant, devient une évidence en s’ouvrant à
tout vent.
Dans le cas de « La poésie doit être faite par tous », cette
variabilité sémantique est d’autant plus forte que chacun des
termes clés de la formule possède un haut degré de généralité
et de polysémie : portée par un faire assez vague pour rester
en-deçà ou aller au-delà de la lecture, de l’écriture ou de la
diction, la poésie thématisée par l’emploi de la voix passive
peut très bien se passer de la présence de poèmes et de
l’appartenance à la littérature ; quant au pronom tous, placé en
position de propos et seulement défini par opposition à un, il
peut désigner une communauté qui va du petit groupe d’initiés
au peuple tout entier, en passant par la classe sociale ; enfin le
semi-auxiliaire devoir possède une valeur d’obligation aussi
bien que d’imminence, ce qui permet d’appliquer l’injonction
au présent comme de la renvoyer à un futur introuvable. C’est
cette élasticité sémantique et référentielle qui a fait la fortune
de la formule, en lui permettant d’être investie par des discours
concurrents ou divergents. Dans ces conditions, on comprend
que les acteurs du champ littéraire et artistique aient pu
transformer l’exégèse de la phrase de Ducasse en un terrain de
jeu approprié au déploiement de leurs propres initiatives
créatrices (la poésie de l’inconscient, des collages, de
l’intertextualité, des contraintes formelles, de la spontanéité
réinjectée dans le quotidien) et de leurs propres mythes
heuristiques (la poésie des primitifs, des fous, des enfants, des
prolétaires, des blousons noirs, des machines, de la langue ou
du texte transfini).
Mais ce que la phrase des Poésies a surtout permis aux
avant-gardes et aux mouvements modernes d’affirmer avec le
tranchant d’un rappel aux principes, c’est l’une de leurs
propriétés fondamentales, si ce n’est l’une de leurs raisons
d’être : ce que Vincent Kaufmann a nommé leur exigence
communautaire, et a analysé comme « la volonté d’un
achèvement de l’art dans une totalité où celui-ci serait fait non
seulement pour tous, mais aussi par tous171 ». Cette
transformation de l’art en réalité sociale ne se réduit pas selon
V. Kaufmann à un projet politique, même si elle implique une
projection dans le politique ; elle obéit à une motivation
esthétique et procède d’une « poétique spécifique du partage172
» dont le Livre de Mallarmé constitue la quintessence :
Car le Livre de Mallarmé (mais c’est tout sauf le sien), c’est aussi cela, et c’est
peut-être même surtout cela : le nom de l’exigence communautaire qui
traverse, qui marque la littérature moderne, des romantiques allemands aux
avant-gardes du XXe siècle, en passant justement par Mallarmé. Il est
l’achèvement de la littérature dans un partage généralisé, dont Mallarmé
reconnaît sans la moindre équivoque qu’il reste inachevé, ou même virtuel173.

L’inconscient mallarméen des avant-gardes se serait-il


formulé à travers la petite phrase de Ducasse ? Sans doute.
Mais ce que la phrase des Poésies introduit dans ce rêve d’art
total et de partage communautaire, c’est l’extension en droit de
l’exercice de la poésie à n’importe qui, bien au-delà du seul
cadre des groupes littéraires ; c’est l’éventualité d’une
dissolution de l’avant-garde elle-même dans le corps social.
Perspective vertigineuse, où l’abolition de la spécialisation
artistique apparaît comme une promesse – ou une menace,
comme en témoignent à leur façon les multiples résistances à
l’interprétation populiste de la formule. Proclamer que la
poésie doit être faite par tous, c’est en effet exposer la Poésie,
et avec elle le Livre et la Littérature, à plusieurs risques. Le
risque d’une submersion démocratique d’abord, par le nombre,
la masse, la force du quantitatif. Le risque, par conséquent,
d’un brouillage des limites du champ : c’est toute la question
de la possibilité d’une poésie populaire ou prolétarienne, qui
cristallise le débat entre surréalistes et communistes. Le risque,
enfin, d’une subversion des critères du genre : c’est tout
l’enjeu de l’automatisme ou du plagiat, destinés à supplanter
l’écriture littéraire, ou de la poésie sans poèmes que les
situationnistes veulent mettre en acte. Disons-le autrement :
dès lors qu’elle est faite par tous, la poésie n’appartient plus à
personne – et encore moins aux poètes. Penser une poésie
collective conduit paradoxalement les groupes littéraires à
organiser les conditions de leur propre dépossession de la
poésie, à travers des créations, des pratiques et des dispositifs
qu’il s’agit maintenant de décrire.

129. Benjamin FONDANE, Faux Traité d’esthétique [1938], Paris, Éditions Paris
Méditerranée, 1998, p. 32, 68 et 143.
130. Georges BATAILLE, L’Expérience intérieure [1943], Paris, Gallimard, coll. «
Tel », 2002, p. 172-173.
131. Ibid., p. 173.
132. Voir Maurice BLANCHOT, « Lautréamont ou l’espérance d’une tête »,
préface aux Œuvres complètes de Lautréamont, Le Club français du livre, 1950,
repris dans LAUTRÉAMONT, ŒC, p. 489-501. Les extraits cités figurent p. 498-
499.
133. Maurice BLANCHOT, Lautréamont et Sade [1949], Paris, Minuit, coll. «
Arguments », 1990, p. 185.
134. Guy DEBORD & Gil J WOLMAN, « Mode d’emploi du détournement », Les
Lèvres nues, n° 8, mai 1956, repris in LAUTRÉAMONT, ŒC, p. 511-512.
135. Ibid., p. 512.
136. Ibid., p. 513.
137. Ibid., p. 515-516.
138. Mustapha KHAYATI, « Les mots captifs (Préface à un dictionnaire
situationniste) », Internationale situationniste, n° 10, mars 1966, p. 51.
139. Guy DEBORD & Raoul VANEIGEM, « All the king’s men », Internationale
situationniste, n° 8, janvier 1963, p. 31.
140. Raoul VANEIGEM, « Banalités de base (II) », Internationale situationniste, n°
8, janvier 1963, p. 39.
141. Raoul VANEIGEM, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations
[1967], Paris, Gallimard, coll. « Folio actuel », ١٩٩٢, p. ٢٣٣.
142. Ibid., p. 189.
143. Ibid., p. 257.
144. Ibid., p. 258-259.
145. Ibid., p. 260.
146. Ibid., p. 361.
147. De la misère en milieu étudiant […], Strasbourg, Union nationale des étudiants
de France / Association fédérative générale des étudiants de Strasbourg, 1966, p.
28.
148. Raoul VANEIGEM, Nous qui désirons sans fin [1996], Paris, Gallimard,
coll. « Folio actuel », 1999, p. 94.
149. Raymond QUENEAU, Cent mille milliards de poèmes, dans Œuvres
complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 334.
150. Ibid., p. 333.
151. Vincent KAUFMANN, Poétique des groupes littéraires. Avant-gardes 1920-
1970, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Écritures », 1997, p. 50.
152. Raymond QUENEAU, Cent mille milliards de poèmes, op. cit., p. 331.
153. Ibid., p. 333.
154. Georges PEREC, Le Voyage d’hiver [1979], in Romans et récits, Paris,
Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de poche », 2002, p. 1428.
155. Ibid., p. 1430.
156. Jacques ROUBAUD, Mathématique :, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie »,
1997, p. 60.
157. Ibid., p. 61.
158. Jacques ROUBAUD, Poésie, etcetera : ménage, Paris, Stock, coll. « Versus »,
1995, p. 55.
159. Georges PEREC / OULIPO, Le Voyage d’hiver & ses suites, Paris, Seuil,
coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2013.
160. Marcelin PLEYNET, Lautréamont, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours
», 1967, p. 168.
161. Ibid., p. 162.
162. Ibid., p. 57.
163. Philippe SOLLERS, « La science de Lautréamont », Critique, octobre 1967,
repris in LAUTRÉAMONT, ŒC, p. 584-585.
164. Ibid., p. 585.
165. Philippe SOLLERS, « Écriture et révolution », entretien avec Jacques Henric,
Les Lettres Françaises, 24 avril 1968, repris in TEL QUEL, Théorie d’ensemble,
Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1968, p. 69.
166. Philippe SOLLERS, Lois, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1972, p. 79.
167. Julia KRISTEVA, La Révolution du langage poétique [1974], Paris, Seuil,
coll. « Points Essais », 1985, p. 415.
168. Ibid., p. 416.
169. François BON, « 1995 | Naïfs », in Apprendre l’invention, [Paris], publie.net,
coll. « Critique et essais », 2012.
170. Yves CITTON, Lire, interpréter, actualiser [2007], Paris, Éditions Amsterdam,
2017, p. 31.
171. Vincent KAUFMANN, op. cit., p. 12.
172. Ibid., p. 4.
173. Ibid., p. 15.
DEUXIÈME PARTIE. POÉTIQUES DU COLLECTIF
« La poésie doit être faite par tous » : la circulation de la
formule dans les discours avant-gardistes et le foisonnement
des interprétations qu’elle a suscitées pourraient laisser croire
qu’elle n’est que la désignation d’un projet, la figuration d’un
rêve ou la devise d’une utopie. Mais elle correspond aussi à
des pratiques poétiques concrètes, qui mettent diversement en
œuvre l’impersonnalité, la banalité ou la pluralité réclamées
par Ducasse. Loin d’être une simple vue de l’esprit, la poésie
faite par tous est en effet une réalité profondément ancrée dans
l’éthique comme dans l’esthétique des mouvements avant-
gardistes, des groupes littéraires et des courants d’écriture des
XXe et XXIe siècles, depuis la redécouverte des Poésies par le
groupe de Littérature. Et si des écrivains ont pu se reconnaître
dans la formule, c’est qu’elle répondait à l’invention de
poétiques du collectif qui ont tenté de changer, sinon la vie, du
moins l’écriture en énonciation pluralisée, le poème en
pratique collaborative, l’œuvre en travail participatif.
Ces arts du collectif, les avant-gardes en ont décliné des
variantes originales, jusqu’à assimiler leur propre démarche à
un projet de partage de l’activité poétique : c’est
exemplairement le cas du surréalisme, défini par le Manifeste
de 1924 comme un « automatisme psychique pur » dont le
mode d’emploi est mis à la portée de tous par un Breton
révélant avec humour les « Secrets de l’art magique
surréaliste174 », comme pour mieux faire la réclame de son
propre mouvement. Mais l’identification entre la logique de
groupe et la poétique du partage est également à l’œuvre au
sein de l’Oulipo : dans sa postface aux Cent mille milliards de
poèmes de Queneau, François Le Lionnais définit la poésie
combinatoire comme une « nouvelle formule de composition
littéraire ouverte à qui voudra l’expérimenter175 ». Quant aux
situationnistes, leur raison d’être est de se dissoudre dans le
peuple pour mieux reconstruire la vie quotidienne, comme
l’affirme un article collectif paru en 1962 dans l’Internationale
situationniste : « Nous sommes totalement populaires. […] La
théorie situationniste est dans le peuple comme le poisson dans
l’eau176. » Plus récemment, et sans souscrire à l’horizon
révolutionnaire des avant-gardes, le slam entreprend lui aussi
de confondre la poésie avec une démocratie de la parole, de
l’aveu même de l’un de ses promoteurs en France, Pilote Le
Hot : « C’est un mouvement de poésie démocratisée ; ça ne
veut pas dire que c’est de la poésie démocratique, mais qu’il
s’agit de donner la parole à un maximum de poètes177. »
Ces cas d’espèce ressortissent à un véritable mouvement de
fond de la modernité littéraire et artistique, qui tend à ouvrir la
poésie, au moins en droit, à la parole du premier venu, aux
discours sociaux et à la vie des masses. Il s’agit aussi de sortir
la poésie du livre imprimé, et plus généralement de l’espace
clos, savant ou sacralisé de la lecture et de l’écriture
individuelles.
À cette communion ritualisée de la parole en quoi consiste
au fond le Livre mallarméen, les poétiques du collectif mises
en place par les mouvements littéraires depuis le début du
XXe siècle ont donné des formes très différentes, qui recoupent
les diverses interprétations de la formule de Ducasse : pratique
du plagiat, de la citation ou du détournement, écriture à
plusieurs mains, esthétique de la banalité, recherche d’une
participation du public… Autant de pistes dont l’exploration
varie non seulement en fonction de l’esthétique ou de la
doctrine propre à chaque groupe, mais plus profondément en
vertu de la définition même du collectif et des critères
employés pour le penser. Il existe en effet plusieurs manières
de faire œuvre de poésie commune, selon qu’on se réfère à une
communauté linguistique (les mots de la tribu, pour rester dans
le registre mallarméen), discursive (les bien nommés lieux
communs), interpersonnelle (la collaboration entre les auteurs,
voire l’interaction avec le public) ou médiatique (l’espace
public ouvert et construit par des moyens de communication et
de transmission). Ces différents niveaux, les avant-gardes ne
les distinguent ni ne les pensent nécessairement ; et si tel est le
cas, elles peuvent les étager de manière équilibrée ou ne tabler
que sur l’un d’entre eux. C’est pourquoi les tentatives de
création communautaires gagnent à être analysées non pas au
prisme des seules intentions avant-gardistes, mais à l’aide de
critères beaucoup plus généraux, susceptibles de rendre
compte du caractère protéiforme de la poésie faite par tous,
qu’elle soit mise en pratique par des groupes constitués ou par
des démarches plus diffuses et singulières.
Il s’agit donc ici de proposer une typologie des poétiques du
collectif. Une typologie qui, disons-le d’emblée, doit être
triplement relativisée : esthétiquement d’abord, puisqu’elle est
tributaire des projets de démocratisation poétique portés par
les avant-gardes du XXe siècle et les mouvements
contemporains, en écho avec leurs lectures variables de la
formule de Ducasse ; historiquement par conséquent, puisque
la période concernée ne prend guère qu’un siècle de recul et
s’enrichirait évidemment d’un regard en amont, la poésie
collective étant aussi ancienne que la poésie même ;
sociologiquement enfin, puisqu’envisager la poésie faite par
tous impliquerait de tenir compte d’acteurs qui ne relèvent pas
seulement du champ avant-gardiste et littéraire, mais du
monde de l’art, de la musique ou de la scène, du milieu
associatif, et bien sûr de la grande nébuleuse des amateurs. La
typologie esquissée ici reste donc ouverte et ne demande,
comme les maximes corrigées par Ducasse, qu’à être révisée
et tournée au bien.
Ainsi délimitées, les poétiques de la création collective
peuvent se diviser en deux grands types, selon qu’on les
aborde sous l’angle des œuvres et des textes produits, ou bien
de leurs conditions de production et de la mobilisation de leurs
producteurs. Dans le premier cas, la poésie faite par tous est
envisagée comme une collection d’énoncés où s’efface la
persona de l’auteur (avec les exemples du plagiat, du collage,
de la génération de texte par une contrainte formelle ou par un
procédé aléatoire) ; dans le second, elle procède d’une
coopération entre énonciateurs, plus ou moins encadrée par
des protocoles, des formats et des contraintes (avec les
exemples de l’automatisme et des jeux surréalistes, ou encore
des interactions suscitées par la poésie sur écran). D’un côté,
on a donc affaire à des dispositions, presque au sens rhétorique
du terme, qui désigne l’agencement du discours dans ses
parties successives : il s’agit de productions langagières (ou
plurisémiotiques) qui relèvent de l’ordre du dire et jouent de la
polyphonie énonciative. De l’autre, on a affaire à des
dispositifs qui visent à favoriser l’échange entre participants,
au moyen de conditions techniques, médiatiques ou
symboliques ; on se situe ici dans l’ordre du faire, et dans une
perspective pragmatique qui cherche à réguler la pluralité des
acteurs. Dispositions et dispositifs sont ainsi deux manières
différentes de penser et de pratiquer la poésie collective, en
mettant l’accent soit sur les énoncés, soit sur les énonciateurs –
soit sur les ouvrages, soit sur les ouvriers. Deux facettes qui,
loin de s’exclure ou de s’ignorer, peuvent bien sûr se
combiner.

174. André BRETON, Manifeste du surréalisme [1924], in Œuvres complètes, t. 1,


Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 328 et 331.
175. François LE LIONNAIS, « À propos de la littérature expérimentale », in
Marcel BÉNABOU & Paul FOURNEL (éd.), Anthologie de l’OuLiPo, Paris,
Gallimard, coll. « Poésie », 2009, p. 886-887.
176. « Du rôle de l’I.S. », Internationale situationniste, n° 7, avril 1962, p. 17.
177. PILOTE LE HOT, « Slameur de trottoirs » [entretien], Mutations, n° 203, «
Zigzag poésie. Formes et mouvements : l’effervescence », Éditions Autrement,
avril 2001, p. 218.
CHAPITRE 1. DISPOSITIONS
La poésie collective peut être envisagée comme la
construction d’un discours ouvert à la multiplicité des voix qui
circulent dans une société. Ainsi pensée, la poésie peut très
bien être faite par un seul, mais un poète solitaire qui
expulserait sa personnalité pour laisser place à un concert
social de paroles, de signes, de textes dont il ne serait que
l’agenceur. On toucherait alors à ces « agencements collectifs
d’énonciation » que Gilles Deleuze et Félix Guattari voient à
l’œuvre chez Kafka, donnant naissance à une littérature
déterritorialisée et désingularisée178 ; on retrouverait aussi, par
ce biais, la variation sur la formule de Ducasse proposée par
Philippe Sollers dans Lois : « La poésie doit être faite par un
qui soit tous179. » Agencer le collectif revient alors à produire
des dispositions textuelles, langagières ou sémiotiques
susceptibles de dépersonnaliser la poésie en effaçant les traces
de la subjectivité, de jouer d’une polyphonie énonciative qui
brouille les tics individuels, d’atteindre à la neutralité d’un
discours attribuable à personne mais disponible pour tous.
Ainsi se dessine un « pacte lyrique », pour reprendre le
concept d’Antonio Rodriguez180, qui serait l’écho discursif des
échanges sociaux, des passions et des actions de la
communauté. Trois logiques peuvent alors être distinguées
dans ces dispositions de voix plurielles au sein du poème. La
première s’attache à l’usage d’expressions figées ou de règles
communes : on est ici sur le plan de la langue. La seconde
procède par collage d’énoncés détournés : on se déplace sur le
plan des discours et de l’intertextualité. La dernière s’intéresse
au mixage de matériaux issus de plusieurs univers
sémiotiques : on accède alors au multimédia ou à l’intermédia.
USAGE
Quand une poétique du collectif est régie par la logique de
l’usage, elle rabat la création de l’œuvre sur la créativité de la
langue même. C’est du reste ce que suggérait Jacques
Roubaud quand, dans Mathématique :, il interprétait la
formule de Ducasse en renvoyant la poésie faite par tous à la
vie de la langue, et plus concrètement à l’actualisation de ses
potentialités dans le travail de l’œuvre oulipienne. À la racine
de cette conception, on pourrait sans doute retrouver le
Mallarmé qui déclarait à Jules Huret : « Le vers est partout
dans la langue où il y a rythme, partout, excepté dans les
affiches et à la quatrième page des journaux181. »
Le raisonnement qui sous-tend cette logique de l’usage est le
suivant : si la poésie se fait avec la langue, et si la langue est
un facteur d’identification de la communauté, alors la poésie
faite par tous pourra se confondre avec la mise en œuvre, mais
aussi la mise à l’épreuve de la langue elle-même, de ses
structures, de ses tournures. Ainsi se dessine une poésie
collective dans la mesure où elle retrouve l’usage de la langue
commune. Il s’agirait alors, pour reprendre les termes d’André
Jolles, de reconduire les « formes savantes » de la poésie,
marquées par l’individualisation de l’expression, vers l’univers
des « formes simples », celles qui « ne constituent pas des
poèmes bien qu’elles soient de la poésie », qui « procèdent
d’un travail du langage lui-même, sans intervention, pour ainsi
dire, d’un poète », et qui consistent en neuf catégories :
légende, geste, mythe, devinette, locution, cas, mémorable,
conte, trait d’esprit182.
Ce travail de l’usage peut avoir des ambitions différentes :
celle de renouer avec les vertus de simplicité, de banalité et de
fraîcheur d’un sermo humilis compréhensible par l’ensemble
des locuteurs ; celle, au contraire, de partir des règles, des
conventions et des habitudes linguistiques pour mieux cerner
leur part d’étrangeté ou exploiter leurs virtualités créatrices ;
celle, enfin, de tendre à un idiome idéal capable, par un travail
d’esthétisation et de stylisation, de « donner un sens plus pur
aux mots de la tribu », comme le proposait Mallarmé183.
Quelle que soit la piste envisagée, le poète ici n’est pas celui
qui se singularise par son expression, mais celui par qui
s’exprime un langage collectif, un langage qui ne lui
appartient pas, le dépasse et fonde une parole façonnée par
l’exigence communautaire. En se proposant comme un certain
usage de la langue – mais n’oublions pas que tout usage
comporte sa part d’invention, d’initiative et de bricolage –
cette poésie de la voix collective et anonyme reste
foncièrement rétive aux « tics » que fustigeait Ducasse, et
désireuse d’effacer les marques de la subjectivité. À son
horizon, on redécouvre aussi le Mallarmé de « Crise de vers »,
selon qui « l’œuvre pure implique la disparition élocutoire du
poète, qui cède l’initiative aux mots184 » – à ceci près que cette
poétique de la langue en acte vise moins la création d’une
œuvre pure que la production d’œuvres ouvertes à la diversité
énonciative.
UTILISER LES SÉQUENCES FIGÉES
Dans une logique d’usage, la poésie doit donc être faite avec
la langue de tous. À ce titre, les lieux communs, les
stéréotypes, les clichés, les proverbes – bref, tout ce qui relève
des séquences figées fournit un matériau de choix à une
poétique désireuse de faire du langage ordinaire son
laboratoire. Le figement, en effet, ne représente pas
nécessairement une fossilisation linguistique, c’est aussi un
facteur de création et d’évolution du lexique. Et si la séquence
figée forme une nouvelle unité de sens (« les carottes sont
cuites » pour signifier que tout espoir est perdu), elle demeure
toujours passible, en droit, d’une lecture littérale, capable de
réactiver le sens de ses composantes : « les carottes sont cuites
» peut ainsi très bien s’entendre de manière culinaire, et l’on
sait le parti que certains procédés journalistiques ou
publicitaires tirent parfois de ce double effet. C’est justement à
ce travail de remotivation, à ce jeu avec l’arrangement
contraint, à ce réveil des signifiés latents que procède le
discours poétique lorsqu’il emploie des séquences figées – et
donc lorsqu’il les défige potentiellement, mettant ainsi en
évidence le travail même de la langue.
Cette manière d’adosser la poésie à la langue ordinaire, les
dadaïstes et les surréalistes l’ont abondamment pratiquée, et
cette pratique est sans doute l’un des moyens par lesquels ils
ont le plus tôt mis en œuvre la poésie faite par tous, avant
même que la formule ne soit relevée par Éluard. Ce dernier se
signale d’ailleurs dès 1920 par son intérêt pour le potentiel
d’invention des tournures gnomiques, des séquences figées ou
des catachrèses, à travers l’animation de la revue
significativement intitulée Proverbe. Émaillée d’aphorismes,
d’adages détournés, de variations sur des patrons syntaxiques,
la revue accueille dans son premier numéro un article
inaugural de Jean Paulhan qui, sous le titre de « Syntaxe »,
dresse le constat suivant : « Les mots s’usent à force de servir,
et quand ils ont une fois réussi ne donnent plus beaucoup
d’eux-mêmes185. » Réparer l’usure de l’usage, tel pourrait être
le projet de la revue : « Proverbe n’existe que pour justifier les
mots », comme l’indique un tampon apposé au dos du n° 4, en
avril 1920.
La fascination d’Éluard pour la forme proverbiale préside
également à l’écriture en commun, avec Péret, des
152 proverbes mis au goût du jour, qui paraissent en 1925 à
l’enseigne de La Révolution surréaliste 186, et qui détournent
ou inventent non seulement des proverbes proprement dits («
Un albinos ne fait pas le beau temps »), mais aussi des lieux
communs de la conversation (« Un trombone dans un verre
d’eau »), des citations passées en dicton (« Je suis venu, je me
suis assis, je suis parti »), des préceptes (« Tirez toujours avant
de ramper ») ou encore des exemples grammaticaux (« Deux
crins font un crime »)187. Deux leçons complémentaires
peuvent être tirées de ce vaste pastiche de l’énonciation
gnomique : d’une part, Éluard et Péret se livrent à un véritable
travail de sape des références détournées, dont l’autorité
tourne à vide et à l’absurde ; d’autre part, et c’est le versant
positif du recueil, tout en détraquant la « machine »
proverbiale, ils mettent en évidence sa capacité à produire des
énoncés propices au déchaînement de l’image surréaliste.
L’invention poétique naît ainsi de l’emploi d’un moule verbal
dont les deux auteurs ne conservent que ce qui est
formellement nécessaire à la reconnaissance d’un lieu
commun, et donc au partage avec un lecteur incité à recréer à
son tour la sagesse des nations. La poésie se fait en défaisant
les proverbes, selon un processus que M. P. Berranger
caractérise ainsi :

É
Les proverbes et locutions d’Éluard et Péret sont bien des morceaux de réalité
quotidienne, des énoncés du langage usuel à finalité pratique qui, d’être écrits
(passage de l’oral au littéraire), intégrés dans un paradigme, objets de
substitutions verbales, changent de nature, deviennent par leur emploi énoncés
poétiques188.

Parmi les surréalistes, Éluard est sans doute l’un de ceux qui
a le mieux illustré et défendu l’inventivité du figement
linguistique et sa réactivation par le défigement. Et cette
attention à l’usage explique pour une bonne part l’intérêt que
le poète a pu porter à la formule de Ducasse. L’idée d’une
continuité, voire d’une identité entre poésie et langue
commune est en effet au cœur des préoccupations d’Éluard,
même après son départ du groupe surréaliste. Paru en 1942,
Poésie involontaire et poésie intentionnelle rassemble un
choix de fragments poétiques où voisinent des citations
d’auteurs passés ou contemporains, à côté de comptines ou de
chansons. « Les hommes ont dévoré un dictionnaire et ce
qu’ils nomment existent », affirme Éluard dans sa préface,
faisant ainsi de la langue le creuset de l’invention poétique.
Partant du constat que « le langage est commun à tous les
hommes », il prône l’incorporation à la poésie « des éléments
involontaires, objectifs, tout ce qui gît sous l’apparente
imperméabilité de la vie courante et dans les plus innocentes
productions de l’homme ». L’exercice de la poésie,
conformément au vœu de Ducasse, devient un « travail banal »
où le poète, « à l’affût des obscures nouvelles du monde »,
s’efforce de retrouver « les délices du langage le plus pur,
celui de l’homme de la rue et du sage, de la femme, de l’enfant
et du fou189 ». Nul besoin, chez Éluard, de donner un sens plus
pur aux mots de la tribu : la pureté est déjà là, comme un trésor
à la fois évident et invisible qu’il appartient au poète de donner
à entendre en redevenant lui-même la voix de la tribu – de
donner à voir en se faisant le prisme d’« une seule vision,
variée à l’infini190 ».
Le détournement surréaliste de l’énonciation proverbiale
procède d’un travail plus large sur les séquences figées, et dont
témoignent par exemple les aphorismes signés Rrose Sélavy et
élaborés par Desnos, qui montrent combien certaines
structures discursives comme les maximes ou les définitions
peuvent se libérer grâce au jeu des signifiants. Et parce que ses
facultés d’invention s’appuient fréquemment sur la reprise
d’expressions lexicalisées, la poésie surréaliste est bien, en un
sens, une mémoire de la langue commune – mais une mémoire
lacunaire, déformante, subversive, qui opère sans cesse sur ce
que Desnos appelait le « langage cuit ». Si l’Aragon dadaïste a
sans doute atteint dans cette voie un point de non-retour en
signant l’alphabet avec « Suicide », paru en 1920 dans la revue
Cannibale 191, le travail de remotivation de séquences figées
ou le détournement d’expressions lexicalisées participent
régulièrement de la poétique surréaliste. Éluard recycle ainsi
les clichés dans des poèmes comme « L’invention » (qui récrit
clair comme de l’eau de roche en « Clair avec mes deux yeux,
/ Comme l’eau et le feu », avant de dresser la liste des
différents « arts de… ») ou « Sans rancune », qui télescope
deux tournures figées (nuit noire et un temps à ne pas mettre
un chien dehors) en une phrase qui condense le malheur et
l’absurdité suggérés par le texte (« Il fait un triste temps, il fait
une nuit noire / À ne pas mettre un aveugle dehors192 »). Quant
à Breton, il est lui aussi familier de l’emprunt aux séquences
figées, qui lui permettent d’ancrer le lyrisme subjectif dans
l’expérience de la langue quotidienne : dans « Le verbe être »,
le désespoir est ainsi ironiquement défini par la négation de
plusieurs tournures proverbiales ou familières (« Ce n’est pas
la mousse sur une pierre ou le verre à boire », phrase qui
conjugue Pierre qui roule n’amasse pas mousse, Ce n’est pas
la mer à boire et l’image d’un verre de bière193).
Le travail de remotivation des clichés est particulièrement
sensible dans le choix des titres, d’autant plus que les
surréalistes jouent volontiers du décalage et du choc entre
l’intitulé du texte et les thèmes qui y sont développés. Lieu
stratégique d’affichage, de provocation ou de captatio
benevolentiae, le titre constitue souvent le nœud où s’articule
la rencontre entre le lexique commun et le surcroît – ou le
défaut – de sens que le poème lui apporte. On n’en finirait pas
de compter les titres surréalistes qui reprennent, modifient ou
retournent des expressions lexicalisées : qu’on songe aux
livres de Breton (Mont-de-piété, Clair de terre, L’Union libre,
Les Pas perdus, Point du jour, La Clé des champs) ou aux
trouvailles de Desnos qui joue volontiers de l’inversion des
énoncés attendus dans certains titres de Corps et biens («
Cœur en bouche », « Langage cuit », « Un jour qu’il faisait
nuit »). De même, les œuvres issues de l’automatisme collectif
se plaisent aux intitulés qui réinvestissent la langue toute faite,
qu’elle provienne du vocabulaire scientifique (Les Champs
magnétiques), religieux (L’Immaculée Conception) ou routier
(Ralentir travaux).
S’APPUYER SUR LES CONTRAINTES & LES POTENTIALITÉS DE LA
LANGUE

Construire une poétique de l’usage peut aussi inviter à


exploiter les contraintes et les disponibilités offertes par les
structures et les règles linguistiques. Et tout comme l’emploi
poétique des séquences figées invitait à leur défigement et
révélait par là même les réserves de sens contenues dans le
langage ordinaire, la mise en œuvre de contraintes verbales et
de procédures formelles aboutit à une redécouverte des
mécanismes de la langue, et au désir de leur apporter des
variations, voire d’en créer de nouveaux. Ainsi se dessine une
poésie comprise comme jeu avec les règles de la langue, en
soumettant le matériau langagier à des principes d’ordre
logique, mathématique ou informatique. Dans cette
perspective, la poésie est faite par tous dans la mesure où elle
procède de règles, de formalisations ou de programmes que
tout locuteur, en tant que sujet rationnel, peut appliquer à sa
propre langue. Il ne s’agit donc plus de réemployer et de
remodeler des séquences figées que les discours produisent
empiriquement, mais de dévoiler, de construire et de mettre à
la portée de tous des outils formels, logiques et/ou
linguistiques qui permettent de générer des énoncés poétiques.
On aura sans doute reconnu, dans cette démarche dessinée à
grands traits, certains aspects du projet oulipien comme
certaines tendances de la poésie numérique, qui ont en
commun de proposer non seulement des œuvres mais leurs
règles de création. C’est tout le rôle de la contrainte, dont
l’Oulipo a fait sa cheville ouvrière, et qui désacralise l’écriture
en la présentant comme invitation à faire fonctionner une
formule préétablie, et non comme création ex nihilo sortie tout
droit du génie de l’écrivain-démiurge. Dès le premier
manifeste de la Littérature potentielle, François Le Lionnais
rejette ainsi le mythe de l’inspiration pour référer la
construction de l’œuvre littéraire à « une série de contraintes et
de procédures qui rentrent les unes dans les autres comme des
poupées russes », et qui peuvent relever « du vocabulaire et de
la grammaire », mais aussi de la narration, de la scène, « de la
versification » ou encore « des formes fixes194 ». L’entreprise
oulipienne se donne dès lors pour but, comme le note
Le Lionnais dans le « Second manifeste », de « créer de
nouvelles structures guère plus et guère moins contraignantes
que les structures traditionnelles195 » : il s’agit d’inventer des
règles d’invention.
Mais comment concilier l’exigence de contrainte ou de
structure, pour reprendre les termes de Le Lionnais, avec
l’idée de poésie faite par tous ? C’est dans la réponse à cette
question que réside sans doute l’une des singularités de
l’Oulipo par rapport au discours avant-gardiste, dont le groupe
reconduit le programme de démocratisation de l’art (la
formule de Ducasse est ainsi rappelée à l’ouverture des Cent
mille milliards de poèmes), tout en réhabilitant le rôle de la
tradition littéraire en tant que réservoir de possibilités
formelles (le sonnet étant la forme-matrice du livre fondateur
de Queneau). Loin d’être antilittéraire, le projet de l’Oulipo
consiste bien, selon les termes de V. Kaufmann, à « mettre les
structures de la littérature à la disposition de tous » et à réaliser
« la vocation communautaire du Livre […] par la réduction de
la littérature à la formule qui en permet l’engendrement196 ».
Cette position singulière au sein des mouvements littéraires du
XXe siècle tient sans doute au statut particulier assigné par la
poétique oulipienne à la contrainte. Celle-ci est un facteur
d’autonomie au sens littéral du terme : elle est une règle qu’on
se prescrit à soi-même, et que chacun peut d’autant mieux se
prescrire qu’elle est formelle et impersonnelle, qu’elle met en
suspens la paralysante question de la valeur littéraire au profit
de l’efficacité opératoire et ludique, qu’elle complexifie la
forme pour décomplexer le sens et qu’elle fait de tout sujet
rationnel un écrivain potentiel – un écriveron, selon le mot de
Queneau.
Non content de stimuler la créativité individuelle, la
contrainte apparaît aussi comme un régulateur commun, un
nomos propice à la désacralisation et à la socialisation de
l’écriture, que l’Oulipo fait dépendre d’une procédure
rationnelle accessible à tous et non d’une mystique du hasard
ou de l’inspiration. Cette interdépendance entre la contrainte et
la communauté, entre l’usage de la règle et la régulation des
usagers, est mise en évidence par Alison James :
La notion d’ouvroir renvoie à une conception artisanale de l’écriture et à la
réalisation de travaux au sein d’une communauté. En ce sens, la poétique de la
contrainte suppose une ouverture à la collaboration ; inversement, la
collaboration littéraire nécessite la mise en place de contraintes qui gouvernent
la coordination des tâches dans l’élaboration d’une œuvre197.

Si la contrainte oulipienne est fondamentalement vouée à un


usage commun, c’est parce que sa rationalité, son
impersonnalité et son formalisme la rendent potentiellement
universelle : tout en donnant du grain à moudre à
l’imagination, elle s’adresse à la part de raison présente en
chaque être humain. C’est ici que le modèle mathématique
prend toute son importance. Dans les propositions qui
scandent son étude sur « La mathématique dans la méthode de
Raymond Queneau », Jacques Roubaud déclare ainsi que
l’attitude oulipienne consiste à « se comporter, vis-à-vis du
langage, comme s’il était mathématisable », et plus
précisément « arithmétisable198 ». Si la poésie oulipienne peut
être faite par tous, c’est donc parce que la contrainte participe
d’une sorte de mathesis universalis, et que la langue peut
entrer dans le jeu d’une « formalisation » dont le « spectre »,
dit Paul Braffort, « hante l’OuLiPo199 », et qui se traduit par
l’influence du modèle mathématique (en particulier avec les
travaux du groupe Bourbaki sur la notion de structure) et par
l’intérêt pour les applications de l’informatique (comme en
témoigne la fondation de l’Atelier de Littérature Assistée par
la Mathématique et les Ordinateurs par Roubaud et Braffort en
1981).
Quant aux poésies numériques telles qu’elles se sont
développées en France depuis une trentaine d’années, en
particulier dans la lignée de la revue alire, tout en restant
distinctes et parfois éloignées du projet oulipien, elles
partagent avec l’Oulipo quelques grands principes, à
commencer par l’importance accordée à la potentialité ou à la
virtualité. La notion d’œuvre s’estompe derrière le processus
créatif, et chaque poème tend à devenir l’exécution ponctuelle
ou l’actualisation partielle d’une formule susceptible de
générer une masse d’autres poèmes. De même que l’Oulipo
s’intéresse à la contrainte qui pourra être utilisée par tous
plutôt qu’au résultat qui pourra être produit par un, la poésie
numérique procède, comme le note Jean Clément, « à un
déplacement de l’activité créatrice, qui ne réside plus pour
l’essentiel dans l’écriture des mots, mais dans la conception
des programmes qui produiront le texte à l’écran », aboutissant
à une véritable « esthétique de la programmation200 ». Dès lors,
la poésie numérique transforme son lecteur en usager d’un
code ou d’un programme dont l’application à la langue
engendre des formes nouvelles, comme les poèmes générés
par un algorithme combinatoire ou les poèmes animés dans
lesquels, selon la définition de Philippe Bootz, « les mots, les
lettres, les phrases, c’est-à-dire les constituants linguistiques
du texte, subissent des transformations temporelles à l’écran :
déplacements, modifications, morphings, changements de
couleur ou d’opacité, etc201. » La poésie numérique est elle
aussi potentiellement faite par tous, dans la mesure où elle se
destine à des usagers qui doivent faire fonctionner le
programme pour que l’œuvre existe, même transitoirement. En
ce sens, le lecteur de poésie numérique devient bien un «
interacteur », mais à une place déjà assignée par la
programmation elle-même, et dans une relation asymétrique
où, comme l’analyse J. Clément, il est « réduit à la fonction de
déclencheur, de fournisseur malgré lui d’informations dont il
ignore ce que l’auteur a prévu de faire202 ».
Les membres de l’Oulipo comme les acteurs de la poésie
numérique s’efforcent ainsi de fournir des règles de production
rationnelles – mais aussi ludiques – pour que tout un chacun
puisse faire de la poésie. Ces règles peuvent être tirées du
langage naturel, en accentuant ses contraintes ou en
recombinant ses éléments : le lipogramme qui interdit l’emploi
d’une lettre de l’alphabet (de préférence la plus fréquente), le
palindrome qui permet la lecture à l’endroit et à l’envers, le
S + 7 qui récrit un texte en remplaçant chaque substantif par le
septième qui le suit dans un dictionnaire donné, sont autant
d’exemples de surdéterminations d’ordre linguistique. À
l’inverse, certaines des règles proposées appliquent à la
matière verbale une reconfiguration qui tire son principe
d’autres langages, d’ordre mathématique (comme le poème
booléen qui résulte de l’intersection de poèmes antérieurs
considérés comme des ensembles de vocabulaires) ou
informatique (comme les programmes de la poésie numérique
qui président à la génération de textes ou bien à l’animation
d’énoncés). La poésie qui résulte de ces réinventions formelles
est le fruit d’un usage collectif, non plus au sens d’une routine
langagière qu’il s’agirait de capter et de rénover, mais au sens
où elle propose de faire fonctionner au profit du discours
poétique un ensemble de règles et de procédures accessibles à
la raison commune.
TRANSMETTRE LES CODES & LES FORMES D’UNE TRADITION
Il existe une autre manière, beaucoup plus normative, de
comprendre et de déterminer les règles qui président à la
confection d’un discours poétique : celle qui consiste à
considérer les formes héritées, les codes poétiques, les usages
d’une tradition comme les marques d’une communauté
poétique et culturelle dont les membres peuvent être tour à
tour lecteurs, auteurs, auditeurs ou exécutants de poèmes.
Dans cette perspective, la poésie collective est le fruit de
l’interaction entre les membres d’un groupe d’initiés qui se
servent de codes et de formes pour d’une part affirmer la
spécificité d’un langage artialisé, voire sacralisé, par rapport à
la langue ordinaire et profane ; d’autre part pour instituer un
ensemble de signes de reconnaissance, de modèles de
composition et de rituels de parole qui permettent de créer, de
comprendre et de transmettre des œuvres ainsi marquées du
sceau d’une culture commune.
Le pouvoir d’invention et de communion attribué aux formes
traditionnelles joue pleinement dans ce que Le Lionnais
nomme l’anoulipisme, soit la tendance de l’Oulipo qui «
travaille sur les œuvres du passé pour y rechercher des
possibilités qui dépassent souvent ce que les auteurs avaient
soupçonné », tandis que le synthoulipisme se charge « d’ouvrir
de nouvelles voies inconnues de nos prédécesseurs203 ». Nul
passéisme, donc, dans l’intérêt de l’Oulipo pour les formes
fixes répertoriées dans l’histoire de la littérature française,
mais aussi occitane, anglaise ou japonaise : il s’agit moins
d’imiter ou de pasticher que de réactiver. Les formes sont donc
doublement porteuses d’un idéal collectif : en synchronie
parce qu’elles constituent un repère et un modèle dans
l’éventail des écritures possibles, en diachronie parce qu’elles
sont le fruit d’une transmission historique qui relie le présent
au passé.
Au sein de l’Oulipo, Roubaud est celui qui a sans doute le
plus constamment soutenu l’idée d’un lien entre formes
traditionnelles et culture communautaire, en faisant de la
langue le pivot de leur union. Parmi les propositions défendues
dans Poésie, etcetera : ménage, on trouve ainsi cette formule :
« La poésie est mémoire de la langue. » Précisant sa
définition, Roubaud indique qu’il s’agit d’une « mémoire
formelle », susceptible d’imprégner tous les locuteurs qui la
pratiquent : « La forme-poésie met une langue en mémoire :
son être, ses changements, ses constituants, ses sons, sa
syntaxe, ses accents, ce qui s’y ressent, ce qui s’y dit204. »
Mémoire collective et impersonnelle de la langue, la forme-
poésie est aussi capable – c’est là toute sa force et son prix –
de nourrir une mémoire subjective, celle de la parole
individuelle : « La poésie est le seul art de mémoire personnel
(une mémoire) et interpersonnel (toutes mémoires) », si bien
qu’elle peut devenir à la fois « autobiographie de tout le
monde » et « autobiographie de personne205 ». En ce sens, il y
a peut-être une nostalgie de la tradition chez Roubaud, qui ne
tient pas à une quelconque prédilection pour des critères
esthétiques du passé, mais à la capacité des formes rationnelles
et traditionnelles à entretenir un sentiment de reconnaissance
et de mémoire entre les acteurs d’une culture partagée. Tel est
le rôle que la prosodie classique française a pu endosser au
point de devenir, selon Roubaud, « un système de référence
longtemps admis implicitement par tous », et auquel la poésie
moderne, depuis la crise de vers distinguée par Mallarmé, a
vainement cherché à substituer « un autre ayant le même statut
d’universalité muette, c’est-à-dire dans lequel on se reconnaît
sans savoir qu’on s’y reconnaît206 ».
Si une poésie faite par tous est envisageable à partir d’un
usage des formes héritées et fixées, ce n’est donc pas
nécessairement parce qu’elle se traduirait par une écriture
massifiée et mise à la portée du premier venu, mais parce
qu’elle émanerait d’un public culturellement homogène, un
public d’initiés au sein duquel les rôles seraient
éventuellement réversibles : entre auteurs et lecteurs,
destinateurs et destinataires, professionnels et amateurs. Cet
idéal de poésie collective, Roubaud en voit la concrétisation
dans l’art des troubadours, dans ce monde du trobar des XIe-
XIIIe siècles dont le « spectre social » exclut les paysans mais
va « des rois et empereurs aux “soudadiers” », et dont la «
canso universelle […] s’adresse au public universel des
troubadours et des dames qui ont “intendimento” de l’amour207
». Cet entendement et cette entente partagés autour des
principes et des formes poétiques apparaissent à Roubaud
comme le modèle d’une situation « excellente pour la poésie
» : celle « où tous poètes et destinataires de la poésie sont
potentiellement dans l’un ou l’autre rôle », et où lecture et
écriture ne sont que l’avers et le revers d’un même commerce
avec la poésie. Le trobar est fait par tous dans la mesure où il
correspond à une sociabilité qui se manifeste à travers l’usage
de formes définies, le jeu avec des contraintes rigoureuses, et
la multiplication des poètes : « Une poésie n’est vivante que si
ses lecteurs sont eux-mêmes des poètes », conclut Roubaud.
Une vision analogue guide le regard de Roubaud sur le renga
de la poésie japonaise traditionnelle, ce poème de poèmes, cet
enchaînement de strophes composées de manière collective,
successive, et selon des règles raffinées que le poète oulipien
récapitule dans sa préface à Renga, recueil publié en 1971
avec Octavio Paz, Edoardo Sanguineti et Charles Tomlinson :
Les principes de base du renga (« poèmes liés, enchaînés », ou encore « chaîne
de poèmes ») sont simples : des strophes inégales (chaînons) de trois vers (5-7-
5 syllabes) et deux vers (7-7) sont préparés (ou improvisés) successivement par
deux ou plusieurs poètes, le poème ainsi composé présentant la particularité
essentielle suivante : un chaînon quelconque du renga forme avec celui qui le
précède un poème, et ce poème est différent de celui qu’il forme avec le
chaînon qui le suit208.

Le souci de la liaison est ici primordial, et commande à la


fois une esthétique de la continuité, de l’unité et de la
concaténation (avec des sujets et un lexique imposés), et une
esthétique de la variété, du changement, du mouvement qui
permet d’éviter la monotonie (avec l’interdiction de certaines
répétitions ou reprises thématiques trop rapprochées), le tout
étant codifié par un ensemble de règles extrêmement précises.
Or, pour Roubaud, la difficulté et la richesse de ces
contraintes ne sont pas sorties tout armées d’une théorie
préalable ; elles sont le fruit d’une pratique partagée, le résultat
d’une intense sociabilité poétique qui a favorisé les échanges,
les expériences et les défis : « La raison d’être de cette forme
est dans sa multiplication », note Roubaud, avant de remarquer
que c’est « par sa prolifération rapide » que « cette espèce
d’organisme poétique acquiert, au cours de son
développement, des règles d’une très grande complexité209 ».
Loin de l’idée que la poésie doive se simplifier ou se dérégler
pour pouvoir être faite par tous, le renga montre au contraire
l’exemple d’une poésie à la fois collective, complexe et
codifiée : complexe parce que collective, et codifiée pour
pouvoir être collective. On mesure ici toute l’ironie de la
dédicace de Renga à Breton, qui place sous le patronage du
promoteur de l’automatisme collectif un livre doublement
construit sur la tradition, la règle et la contrainte : celles du
renga japonais, et celles du sonnet européen.
Une poésie communautaire est donc possible, mais à
condition d’être savante, et d’exiger de ses adeptes une
initiation et un apprentissage rigoureux : « il est clair », écrit
Roubaud à propos de la réussite du genre, « que l’on ne peut
pas y parvenir sans une très longue pratique sous la conduite
de maîtres éprouvés210 ». Dès lors, il n’est guère étonnant que
l’art du renga – tout comme, à certains égards, celui du trobar
– soit l’apanage des hautes couches de la société, du moins de
celles qui ont le loisir, le savoir et la culture nécessaires à cette
pratique poétique qui est aussi une distinction sociale : parmi
la « quantité vraiment énorme de renga » composée entre le
XIIIe et le XVe siècle, Roubaud mentionne ainsi les « renga de
moines, renga d’empereurs, ex-empereurs et nobles, renga de
riches seigneurs, renga de maîtres du renga surtout211 », sans
évoquer la postérité du genre et sa réorientation, à partir de
l’époque d’Edo, vers le haïkaï no renga, dans une veine plus
populaire, familière et comique.
Il n’en reste pas moins que le trobar et le renga permettent à
Roubaud de penser une conciliation entre démocratisation de
la poésie (par la multiplicité des intervenants potentiels) et
aristocratie de la valeur (par l’existence des règles, la
virtuosité de leur exécution, la nécessité de leur apprentissage
et la force de leur transmission). La poésie faite par tous
trouve ainsi, avec l’usage de codes, de formes et de références
capables de faire tradition, une nouvelle acception dont Jean-
François Puff a parfaitement résumé les enjeux :
L’essence même d’une tradition conçue comme un trobar est en effet d’être
partagée par une communauté, de se présenter comme un modèle dans une très
large mesure intangible, et comme principe de toute beauté. Cela n’a pourtant
pas pour conséquence de museler l’individualité poétique. La poésie y est faite
par tous, certes, mais cette communauté est en fait une somme d’individualités
dont chacune vise à l’excellence, c’est-à-dire à la singularité. La poésie en ce
sens ne peut être faite par tous si elle n’est d’abord faite par chacun […]212.

Façonnées et transmises par l’usage, les formes poétiques


traditionnelles possèdent donc un caractère communautaire :
cette propriété que Roubaud dégage du trobar comme du
renga peut sans doute s’étendre à bien des moments, des lieux
et des cultures, mais aussi à l’immense variété des poésies
orales étudiée par Paul Zumthor, dont l’Introduction à la
poésie orale note que « Toutes les cultures ont créé, en
manipulant les éléments sonores de la langue naturelle, un
niveau auditif second du langage, dont quelque artifice
ordonne les marques rythmiques213. » Cet ordre prosodique
s’avère selon P. Zumthor solidaire d’une véritable conscience
communautaire, au point que le médiéviste évoque «
l’harmonie d’un accord entre l’intention formalisante du
poème et une autre intention, moins nette, diffuse dans
l’existence sociale du groupe auditeur214 ». La forme, dans la
poésie orale, présiderait là aussi à un travail de mémoire, en
même temps qu’elle contribuerait à dignifier la parole, la
rapprochant alors du mythe ou de la profération sacrée.
P. Zumthor suppose ainsi que « le langage poétique oral »
comporte « une tendance fondamentale à compliquer les
structures du discours » afin d’imprimer « dans le dit fugitif la
trace qui le transmue en “monument” et le dérobe au sort des
paroles communes215 ». Cette complexification ou cette
artialisation du discours se décline le plus souvent sous les
formes de la répétition, de l’écho ou du parallélisme, à tous les
niveaux du langage, des phonèmes à la phrase, contribuant à
scander la performance orale et à donner aux récepteurs les
moyens d’y adhérer, en créant des situations d’attente et de
résolution : dans ces conditions, « la récurrence discursive
constitue le moyen le plus efficace de verbaliser une
expérience spatio-temporelle, d’y faire participer l’auditeur216.
»
Non content de valoriser le langage et d’inviter à l’échange
réglé, le jeu des formes orales crée surtout, selon P. Zumthor
qui rejoint ici la poésie impersonnelle vantée par Ducasse, une
« impersonnalisation de la parole » qui « permet à celui qui
l’écoute de la prendre plus aisément à son compte ; d’identifier
ce qu’il ressent avec ce qu’on lui dit » ; il ne s’agit donc pas ici
d’essentialiser la voix du conteur ou du chanteur pour y voir
l’incarnation même de l’esprit de la communauté ou du génie
d’un peuple, mais de reconnaître pragmatiquement que, grâce
aux formes et aux codes éprouvés par la tradition et la
transmission, « son discours […] demeure constamment
disponible à d’autres voix, qui résonnent dans la sienne217 ».
L’usage collectif de codes, de rituels, de formules poétiques
peut donc cimenter une tradition socialement partagée, et plus
généralement réguler une communauté d’initiés. On peut en
trouver un dernier exemple, beaucoup plus récent, dans
certaines expériences de poésie en chaîne sur les réseaux
sociaux, comme les concours de haïku via Twitter, qui
aboutissent à la création de cette forme-valise qu’est le twaïku.
La restriction des tweets à 140 puis 280 signes vient ainsi
surdéterminer la brièveté inhérente au haïku traditionnel, en
trois vers et dix-sept syllabes, et permet la naissance de
micropoèmes que le regroupement thématique et le balisage
lexical par mots-clés (les hashtags) constituent en séries
ouvertes à la collaboration, et en macropoèmes potentiels et
pluriels. La contrainte d’écriture se trouve alors
contrebalancée par la liberté imprévisible des associations
programmées par les hashtags, et par la sérendipité qui préside
à la découverte des poètes et des poèmes inconnus, comme le
note Alexandre Gefen :
L’une des originalités les plus profondes du Twaïku ne tenait ni à sa forme ni à
son médium, mais à la possibilité offerte par ce que l’on appelle les hashtags
de rechercher et d’identifier des poèmes produits n’importe où dans le réseau
sans connaissance préalable de leur auteur et, en quelque sorte, de pouvoir
constituer des constellations et des recueils poétiques totalement disjoints, à
rebours des modes d’auctorialité convenus218.

On aurait ici affaire à la version numérique d’un renga, où


les usagers peuvent contribuer à la création de réseaux de
poèmes démultipliés, et où les règles de composition sont
tributaires à la fois du cadre imposé par Twitter (la brièveté
des messages, l’agrégation de chaque tweet à des mots-clés
sériels) et des usages propres aux communautés d’adeptes qui
s’en emparent comme outil de création poétique et d’échange
littéraire.
Qu’elle consiste à réactiver les séquences figées, à jouer avec
les contraintes linguistiques, mathématiques et informatiques,
ou à éprouver les formes et les modèles d’une tradition, la
poétique de l’usage se propose non seulement comme
transmission d’une norme où peut se reconnaître une
communauté d’utilisateurs, mais aussi comme réinvention de
cette norme à chacune de ses actualisations. D’un côté
l’héritage et la reprise, de l’autre la variation et le
réinvestissement ; d’un côté la nécessité de se conformer à un
système de référence et à des règles de discours, de l’autre la
possibilité de les affronter, de les détourner, de les transformer.
Fonder une poésie collective sur cette logique de l’usage, ce
n’est pas nécessairement vouloir que tous deviennent poètes,
mais plutôt permettre à chacun de s’initier à la poésie en lui
fournissant des outils logiques, linguistiques, sémantiques dont
l’objectivité, l’impersonnalité ou la rationalité offriraient assez
de garanties pour éviter la prolifération des tics individuels et
favoriser l’émergence d’une parole poétique ouverte à
l’échange.
À l’intérieur de cette poétique de l’usage, les trois tendances
que nous avons dégagées peuvent néanmoins aboutir à des
esthétiques et à des dynamiques très différentes. La
remotivation des séquences figées tend par exemple à
prosaïser la poésie, à refuser l’artifice littéraire au profit d’un
langage réputé ordinaire. Mais en citant et en retravaillant la
langue commune, la poésie, précisément, la met à distance, la
défige, la défamiliarise, que ce soit pour dénoncer l’usage des
clichés ou retrouver leur force concrète. La volonté de
prosaïser la poésie en arrive ainsi à déceler la poésie du
prosaïque, à révéler l’inconnu sous le commun, à chercher le
bizarre sous le banal.
À l’inverse, on peut dire que le recours aux formes et aux
codes éprouvés apparaît comme une tendance à poétiser la
langue, à orner les énoncés, à ritualiser la parole dans un cadre
communautaire. Mais la récurrence des normes peut aussi
tourner au normatif, créant alors des clichés, des stéréotypes,
des tics collectifs qui risquent de transformer la langue
poétique en jargon pour initiés – avant qu’il ne se trouve un
moderne pour vouloir mettre un bonnet rouge au dictionnaire
ancien. Quant à la génération de poèmes par procédures
formelles, elle navigue entre les deux tendances précédentes,
selon que la contrainte est formalisée de manière
mathématique ou informatique (auquel cas elle renvoie à une
raison commune), ou bien qu’elle fait partie d’un patrimoine
littéraire dont les formes fixes sont les meilleurs exemples.
Dans tous les cas, ces poétiques de l’usage refusent
d’opposer langue poétique et langue commune : elles
souscriraient volontiers à la célèbre phrase de Du Marsais se
disant persuadé, dans son traité Des Tropes, « qu’il se fait plus
de figures en un seul jour de marché à la halle, qu’il ne s’en
fait en plusieurs jours d’assemblées académiques219 ». On
pourrait aussi rapporter à ce primat de l’usage la pensée
linguistique de Claudel, dont les « Réflexions et propositions
sur le vers français » font du style « une qualité naturelle
comme le son de la voix » et qui, loin d’être « l’apanage des
écrivains professionnels », se retrouve dans des conversations
banales ou dans des « lettres de charcutiers réclamant leurs
factures220 ». Dans la logique de l’usage, c’est bien parce que
la poésie est langue que la communauté des locuteurs dispose
en puissance de la parole poétique.
COLLAGE
La pratique du collage, issue des arts plastiques (les papiers
collés de Braque et de Picasso aux temps du cubisme) pour
être adoptée par le domaine littéraire (le cut-up de Burroughs
et de Gysin), a connu une telle fortune depuis le début du
XXe siècle qu’il serait sans doute téméraire de vouloir la
redéfinir dans le cadre de cette réflexion. Aussi n’en
retiendrai-je que ce qui peut toucher à la poésie faite par tous.
UNE NOTION PLASTIQUE
Le terme de collage peut renvoyer à des pratiques d’autant
plus diverses qu’il a souvent été employé, de manière
générique, pour désigner une tendance de l’art moderne à
élaborer des œuvres par prélèvement, importation et
réagencement de matériaux préétablis. Cette désignation
souple a un revers : sa généralité confine à l’imprécision, voire
à la confusion entre des principes de composition parfois très
différents. Mais si la notion de collage est adoptée ici, c’est en
raison de sa large diffusion dans le champ artistique et
littéraire, de sa capacité à rassembler un vaste faisceau de
possibilités créatives, et de sa proximité avec la question de la
poésie collective, du moins dans la perspective d’Aragon.
Avec La Peinture au défi (1930), Aragon livre l’un des
premiers textes de référence sur une pratique qu’il oriente vers
la réalisation d’un merveilleux collectif et la neutralisation des
tics d’auteur. Il voit en effet dans le collage une activité qui «
met en question la personnalité, le talent, la propriété artistique
», suggère « la négation de la technique » et parvient
néanmoins, à partir de toutes ces tables rases, à édifier la
personnalité du choix :
Et l’on voit naître de ces négations une idée affirmative qui est ce qu’on a
appelé la personnalité du choix. Un objet manufacturé peut aussi bien être
incorporé à un tableau, constituer le tableau à lui seul. […] On voit que les
peintres ici se mettent à employer vraiment les objets comme des mots221.

L’expression de personnalité du choix est d’autant plus


frappante qu’Aragon l’emprunte à Breton, qui dans Les Pas
perdus l’appliquait à Marcel Duchamp « signant, par exemple,
un objet manufacturé » et inaugurant ainsi la pratique du
ready-made222. Ce qu’Aragon met ainsi en avant à travers le
choix, c’est le fait que le collage est moins le produit d’une
création (sur le modèle divin) ou d’une fabrication (sur le
modèle artisanal) que d’une décision et d’une sélection
subjectives. L’œuvre devient dès lors une opération à la portée
de tous, puisque sa composition résulte de la combinaison
d’objets sémiotiques préexistants et non de l’exercice d’un
talent ou d’une maîtrise technique.
L’intérêt d’Aragon pour le collage ne se démentira pas avec
les années, puisqu’il publie en 1965 Les Collages, somme de
ses réflexions sur le thème. Ce qui frappe dans sa conception,
c’est avant tout son extension et sa polyvalence. Le poète
regroupe sous ce terme des gestes plastiques,
cinématographiques, poétiques ou romanesques qui ont en
commun « la proclamation de la personnalité du choix
préférée à la personnalité du métier223 ». Érigé en geste
inaugural de l’art et de la poésie modernes, le collage devient
une arme créative que sa simplicité d’exécution et son
ignorance du talent mettent à la portée de tous : il suffit de
prélever et d’agencer des objets comme un locuteur choisit et
combine les mots, ces ready-made lexicaux dont les
dictionnaires enregistrent le sens et qui, appartenant à la
langue, sont à tous et à personne. C’est sans doute cette
indifférence à la technique qui conduit Aragon à faire du terme
de collage un hyperonyme englobant des pratiques distinctes
comme le plagiat à la Lautréamont, le ready-made à la
Duchamp, le détournement dadaïste (Aragon qualifie de
collage le fait de signer l’alphabet comme il l’a fait avec «
Suicide »), le recours au lieu commun (« qui est un véritable
collage de l’expression toute faite, d’un langage de confection,
dans le vers224 ») et même la citation, ce qui confère une
extension considérable à la notion :
Mais c’est que toute citation peut, au contraire, être tenue pour un collage : si
bien que, dans le célèbre collage de Duchamp, la Joconde ornée de
moustaches, pour peu qu’on y réfléchisse, les moustaches étant, elles, faites à
la main, le collage consiste dans la citation toute entière du Vinci et non pas
dans les moustaches, qui sont la peinture225.

Si l’on suit l’acception très générale proposée par Aragon, il


faut donc avoir à l’esprit que le terme de collage recouvre des
pratiques qui ont certes en commun de reposer sur le choix et
le prélèvement, mais qui peuvent fortement différer quant au
résultat obtenu, en particulier en fonction du statut initial de
l’élément importé et de sa place dans l’agencement final. Sur
ce point, le travail de Gaëlle Théval sur la notion de « poésie
ready-made » permet de préciser les contours conceptuels et
les différences fonctionnelles qui existent entre des pratiques
voisines comme le collage, le plagiat ou le ready-made. Le
plagiat, par exemple, présuppose « un auteur identifiable à
l’énoncé copié226 » et la violation d’une propriété littéraire, là
où le ready-made tend à emprunter des textes ou des énoncés
sans auteur, considérés comme banals ou triviaux. Quant au
collage, G. Théval considère qu’il opère une fragmentation des
énoncés-sources au sein du discours-cible, tandis que le ready-
made emploie « des unités complètes et autonomes227 », sans
effet de coupure, qui vont d’un mot isolé à des textes
complets. Enfin et surtout, collage et ready-made aboutissent à
des esthétiques divergentes, le premier intégrant l’emprunt à
une construction formelle, le second identifiant l’emprunt à
l’œuvre elle-même. Le critère discriminant est alors la
présence ou l’absence d’enchâssement dans un ensemble de
niveau supérieur : le collage est inséré dans un ensemble, le
ready-made le constitue.
Le collage se distinguerait ainsi moins par ses opérations de
sélection ou ses possibilités de transformation (que l’on
retrouve dans le plagiat corrigé ou dans le ready-made aidé)
que par sa propension à la fragmentation, à la discontinuité et
à la juxtaposition d’énoncés au sein d’un ensemble plus vaste.
Ces tendances donnent au collage sa coloration particulière
dans la perspective d’une poésie collective : il consiste d’abord
en une pratique de type intertextuel ou interdiscursif, alors que
la poétique de l’usage engageait plutôt un rapport à la langue
et à ses règles de formation ; il propose ensuite une esthétique
et une dialectique de l’hétérogène, déployant ouvertement une
polyphonie énonciative (la poésie faite par tous car
entremêlant des voix multiples et identifiables) que la logique
de l’usage tendait davantage à réduire en soulignant la
dissolution de la parole poétique dans la langue commune (la
poésie faite par tous car n’étant la parole de personne).
VERS L’INTERTEXTUALITÉ
En matière poétique, le collage peut en effet passer pour
l’une des manifestations de l’intertextualité telle qu’elle a été
définie par Gérard Genette : « une relation de coprésence entre
deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire […] la présence effective
d’un texte dans un autre », qui peut se traduire par « la
pratique traditionnelle de la citation », littérale ou non,
spécifiée ou non, attribuée ou non, par le plagiat « qui est un
emprunt non déclaré mais encore littéral », et par l’allusion «
dont la pleine intelligence suppose la perception d’un rapport »
avec un énoncé implicitement visé228. Pris dans une acception
large, le collage dispose lui aussi de toute cette palette
stylistique, et agit simultanément dans deux directions
opposées : d’une part il permet de multiplier les voix poétiques
et vise donc la pluralisation ; de l’autre il permet d’amalgamer
des énoncés hétéroclites à la fabrique du poème, et va alors
dans le sens de l’unification.
C’est aussi en tant qu’opération intertextuelle qu’Henri
Béhar définit le collage littéraire et poétique :
COLLAGE : n.m. Litt. (XXe s. du vocab. pictural) composition littéraire formée
d’éléments divers, prélevés dans un texte préexistant. On distingue : Collant, le
texte, intégral ou partiel, qui fait l’objet d’une manipulation littéraire ; Collé, le
texte qui reçoit une partie de texte emprunté ; Collage, désignant à la fois le
procès qui consiste à sélectionner un texte, le découper et le restituer ailleurs,
ainsi que le résultat de cette action229.

H. Béhar précise que le processus peut revêtir plusieurs


formes, selon le degré d’intervention sur l’échantillon choisi :
on distinguera alors entre le « collage pur (le prélèvement
opéré sans sélection) », le « collage aidé (le prélèvement est
redécoupé et recomposé) » et « la combinaison à valeur
esthétique » qui agence plusieurs collages en vue d’une
composition verbale. Quant aux éléments susceptibles d’être
prélevés, H. Béhar leur donne une extension maximale
puisqu’à ses yeux le collage utilise non seulement « le textuel,
le déjà-écrit, donc prêt à être réutilisé », mais « prend pour
matériau tout fait le verbal, auquel il inflige toutes sortes de
manipulations ». Par conséquent, le collage se traduit en
poésie par « le recours massif au langage oral, à la
conversation banale, aux propos perçus dans la rue230 ».
H. Béhar comprend ainsi dans le collage l’emploi de
séquences figées ou de stéréotypes – que j’ai de mon côté
placé sous le signe d’une poétique de l’usage. Il me semble en
effet que, dans la perspective d’une poésie collective, les
compositions obtenues d’un côté par le recours à des
stéréotypes lexicalisés et sans auteur assignable, et de l’autre
par l’assemblage de textes potentiellement attribuables,
présentent un rapport différent à la question de la
communauté. La poétique de l’usage assimile l’exercice de la
poésie à la réactualisation d’une langue dont elle travaille les
tournures, les habitudes ou les règles, et transforme le sujet
lyrique en locuteur communautaire, impersonnel et anonyme
d’un on dit ou d’un ça parle qui comprend le je sans
nécessairement le nier. Le collage avant-gardiste, quant à lui,
déplace et assemble des textes de statut et d’origine variables,
construisant un discours foncièrement composite et dialogique
qui déploie le collectif dans son irréductible diversité, et
dessine en creux un je incapable de parler, ou sommé de se
taire, au profit d’un ils ont dit aussi chatoyant que
potentiellement aliénant. Encore faudrait-il ici nuancer entre
deux types de collage : celui où la suture reste visible, et qui
assume cette dimension dialogique en exhibant en quelque
sorte les déchirures du discours ; celui où, à l’inverse, les
emprunts se dissimulent sous le vernis d’une énonciation
unifiée, à la façon d’un Lautréamont pillant des sources
scientifiques pour les insérer dans Les Chants de Maldoror,
d’un Cendrars composant ses Documentaires à partir d’un
roman de son ami Le Rouge, ou encore d’un Louis-René
des Forêts incluant dans Le Bavard le fruit de ses nombreuses
lectures. Comme on le verra, ce collage clandestin, aidé par la
réécriture, pose la question du plagiat, où l’énonciateur forge
son identité en assimilant et en niant celle des autres.
Si le collage consiste en une pratique intertextuelle et
interdiscursive – une poésie qui se ferait avec les textes et les
discours des autres –, l’usage consiste en une mise à l’épreuve
de la langue – une poésie qui se ferait en reformant ou en
déformant la grammaire et le dictionnaire communs. Du côté
du collage, un travail sur des énoncés identifiables ou du
moins attribuables ; du côté de l’usage, un travail sur des
moules énonciatifs sans auteur et sans cadre. La distinction
repose au fond sur la différence établie par Dominique
Maingueneau entre deux grands régimes de généricité : les «
genres conversationnels » et les « genres institués231 ». La
poétique de l’usage privilégierait ainsi le régime
conversationnel, soit un ensemble de discours qui « ne sont
pas étroitement liés à des lieux institutionnels, à des rôles, à
des scripts relativement stables », dont le « cadre se transforme
sans cesse » et qui obéissent surtout à des « stratégies
d’ajustement et de négociation entre les interlocuteurs ».
Quant à la poétique du collage, elle s’attaquerait volontiers
aux genres institués, beaucoup plus cadrés et prévisibles, qui
comprennent d’une part les « genres auctoriaux » (soit les
discours étiquetés par leurs auteurs ou leurs éditeurs afin d’en
orienter la réception, souvent au moyen d’indications
paratextuelles, comme on le voit dans la littérature, la
philosophie, la religion, la politique, le journalisme…) et
d’autre part les « genres routiniers », plutôt anonymes, dont les
paramètres résultent « de la stabilisation de contraintes liées à
une activité verbale qui s’exerce dans une situation sociale
déterminée », et dont l’empan va de discours fortement
ritualisés à d’autres plus ouverts (à cette catégorie ressortissent
par exemple « le magazine, le boniment de camelot,
l’interview radiophonique, la dissertation littéraire, le débat
télévisé, la consultation médicale, le journal quotidien »).
Il est vrai que l’usage et le collage, ainsi appréhendés, n’ont
rien à gagner à être érigés en catégories trop étanches, et qu’il
existe des textes qui participent à la fois du premier si on les
considère en tant que poèmes qui réutilisent la langue
commune, ses tours conversationnels ou ses clichés, et du
second si on les considère comme des textes recueillant et/ou
assemblant des énoncés appartenant à autrui. De tels cas-
limites apparaissent par exemple lorsque des auteurs
détournent et réagencent des morceaux de langage élémentaire
comme en présentent les manuels de conversation ou de
grammaire : c’est ainsi que Soupault publie en 1920 dans
Littérature « Soubeyran voyage », composé à partir d’extraits
d’un manuel de conversation à l’usage des non-francophones
(« Comment avez-vous fait pour faire de si belles poésies ? /
J’ai acheté un livre pour un franc ; il m’a rendu de grands
services », commente ironiquement Soupault232) ou qu’Olivier
Cadiot élabore son Art poétic’ (1988) en démontant et
réassemblant des énoncés tirés d’un manuel de grammaire
française principalement, mais aussi de livres d’initiation à
l’anglais et au latin. On a bien ici affaire à une poétique de
l’usage dans la mesure où la voix du sujet se confond avec la
banalité de la langue, mais aussi à une poétique du collage
puisque ces textes se composent d’extraits de livres eux-
mêmes métalinguistiques. La conjonction entre usage et
collage est également perceptible lorsqu’il s’agit d’assembler
des bribes du langage ordinaire, traitées comme autant de
citations qui introduisent la polyphonie dans le poème. C’est
ce dont témoigne par exemple la « Grande complainte de la
ville de Paris » de Laforgue, où le poète, en homme des foules
baudelairien poussant l’immersion jusqu’à oublier sa propre
voix, incorpore à sa « prose blanche » les discours de la
métropole moderne, avec ses enseignes, ses réclames et ses
cris de camelot : « Bonne gens qui m’écoutes, c’est Paris,
Charenton compris. Maison fondée en… à louer. Médailles à
toutes les expositions et des mentions. Bail immortel.
Chantiers en gros et en détail de bonheurs sur mesure233. »
Apollinaire retrouvera avec « Lundi rue Christine » le décor de
la rue parisienne pour recueillir dans son texte des bribes de
propos perçus à travers l’agitation d’un café : « Écoute
Jacques c’est très sérieux ce que je vais te dire / Compagnie de
navigation mixte234 ». Apollinaire fonde ainsi le genre des «
poèmes-conversation où le poète au centre de la vie enregistre
en quelque sorte le lyrisme ambiant235 », ce poème de la
simultanéité des voix et des êtres rassemblés dans un même
espace énonciatif – et aussi graphique, comme le soulignera la
disposition visuelle de la « Lettre-Océan », qui transpose dans
sa complexe mise en page la diversité des énoncés recueillis
des deux côtés de l’Atlantique.
Si ces exemples fonctionnent comme des collages, c’est sans
doute parce qu’ils cherchent moins à retrouver la parole d’une
collectivité qu’à collecter des voix plurielles – une pluralité
qui s’avère aussi expérience de l’altérité des discours, là où
l’usage met l’accent sur l’impersonnalité de la langue. Prendre
sur soi le discours de l’autre, des autres, voire de tous les
autres, tel serait alors le rêve du collage utilisé comme moteur
d’une poésie collective.
Étendue à l’échelle d’un poème, une telle pratique retrouve
l’antique tradition du centon, cette pièce de prose ou de vers
faite de passages empruntés à un ou à plusieurs auteurs.
L’œuvre de Roubaud en offre une réactualisation remarquable
avec Autobiographie, chapitre dix, recueil de « poèmes avec
des moments de repos en prose » qui recompose le récit d’une
vie à partir de poèmes écrits entre 1914 et 1932, soit avant la
naissance de l’auteur. Apollinaire, Artaud, Duchamp, Éluard,
Reverdy, Tzara – entre autres – sont ainsi convoqués pour
construire ce que Roubaud lui-même, dans un entretien de
1977, définit comme « un collage, un centon, mais plus vaste,
étendu aux dimensions d’un livre tout entier236 ».
Mais la limite entre citation, plagiat et réécriture est ténue :
la notion de collage permet alors de tenir ensemble ces
pratiques en insistant sur leur capacité à agencer des textes
préexistants. Dans le cas d’Autobiographie, chapitre dix,
l’agencement se double de modifications importantes des
fragments d’origine. Le centon devient ici le prétexte à un
travail de mémoire – une mémoire personnelle mais surtout
intertextuelle et intersubjective, qui invite le lecteur à aller
découvrir l’ampleur des sélections et des corrections infligées
aux textes-sources pour mieux relire le passé et se relier à lui.
VERS LE PLAGIAT
Le déplacement du collage vers le plagiat est à l’œuvre dans
Documentaires de Cendrars, d’abord publié en 1924 sous le
titre Kodak, et dont les poèmes ont été obtenus par le
découpage et le réagencement d’extraits du Mystérieux
Docteur Cornélius, roman d’aventures publié en 1911-1912
par le prolifique auteur de feuilletons Gustave Le Rouge. Si
l’on en croit le récit de Cendrars dans L’Homme foudroyé, ce
plagiat était animé de bonnes intentions, puisqu’il s’agissait de
prouver à un auteur admiré toute la richesse de son potentiel
poétique :
J’eus la cruauté d’apporter à Le Rouge un volume de poèmes et de lui faire
constater de visu, en les lui faisant lire, une vingtaine de poèmes originaux que
j’avais taillés à coup de ciseaux dans l’un de ses ouvrages en prose et que
j’avais publiés sous mon nom ! c’était du culot. Mais j’avais dû avoir recours à
ce subterfuge qui touchait à l’indélicatesse – et au risque de perdre son amitié –
pour lui faire admettre, malgré et contre tout ce qu’il pouvait avancer en s’en
défendant, que lui aussi était poète, sinon cet entêté n’en eût jamais
convenu237.

Nul besoin de souligner les paradoxes dont joue ici


ironiquement Cendrars, lui qui présente des poèmes «
originaux » à celui qui en a d’abord écrit le texte, et assigne le
titre de poète à un auteur qui non seulement s’en défend, mais
ne le doit même qu’à l’intervention du plagiaire ! Car
Documentaires procède à une réécriture d’envergure,
transformant la prose du roman-feuilleton en vers libres,
pratiquant massivement l’ellipse, la coupure et la
juxtaposition, et redistribuant ainsi la linéarité originelle des
énoncés narratifs ou descriptifs en une série de vers rythmés
par les discontinuités du blanc typographique. À cet égard, la
réécriture de Cendrars est beaucoup plus libre et infidèle que
celle d’Apollinaire, dont « La maison des morts », dans
Alcools, procédait d’un redécoupage en vers de l’un de ses
propres contes, « L’obituaire ».
Il n’en reste pas moins que Documentaires enclenche une
pluralisation de la parole poétique, non seulement parce que le
plagiat a fait naître deux poètes – avec l’écriture première de
Le Rouge puis la mise en vers seconde de Cendrars – mais
parce que le texte transpose dans un nouveau cadre les voix du
narrateur et des personnages du roman originel. Cendrars, dans
son témoignage, se montre pourtant moins sensible à l’horizon
d’une poésie dialogique qu’à la menace que fait peser le
plagiat sur le droit d’auteur. Car si la citation consiste en un
emprunt, le plagiat représente un vol délibéré, une contrefaçon
que la réécriture tente de maquiller – à moins que l’on ne voie
au contraire dans cette méthode un premier pas vers l’abolition
de la propriété littéraire et vers la mise en œuvre d’une poésie
faite par tous, dans la mesure où elle n’appartient plus à
personne.
En matière de plagiat, le modèle demeure évidemment
Lautréamont, qui a truffé ses Chants de Maldoror de passages
copiés dans des livres, des encyclopédies ou des périodiques,
et qui a proclamé la nécessité du plagiat dans ses Poésies : «
Le progrès l’implique238. » Mais ce que l’œuvre de
Lautréamont met aussi en évidence, c’est combien le plagiat
est inséparable de la réécriture, qu’elle consiste en l’insertion
d’extraits d’histoire naturelle dans la trame d’une épopée
subversive ou dans la correction infligée aux maximes
classiques par retournement de leur sens. Dans le cas de
Ducasse pourtant, la réécriture vise sans doute moins à cacher
la source qu’à la nier, en lui apportant une rectification
sémantique (l’énoncé original est littéralement contre-dit) et en
l’intégrant dans un dépassement dialectique : le plagiaire
maintient ce qui lui paraît moralement juste dans la maxime
initiale, tout en inversant les valeurs qu’il juge par ailleurs
défaillantes. En ce sens, le plagiat participe de l’hommage et
de l’attentat, entretenant avec les textes visés un rapport à la
fois polémique et complice, comme en témoignent les
déclinaisons surréalistes du procédé : les Notes sur la poésie
qu’Éluard et Breton publient en 1929 dans La Révolution
surréaliste en retournant des propos de Valéry, ou Moulin
premier de Char (1936) dont certains aphorismes s’attaquent à
des extraits de Hugo ou de Pascal.
Quant au détournement situationniste, il oriente le plagiat
vers un propos critique et révolutionnaire, tout en cherchant à
dissoudre l’énonciation personnelle sous l’effet de la mise en
pièces, du déplacement et du réassemblage de discours ou
d’images qui circulent dans l’espace littéraire et plus
largement social. C’est ainsi que Debord intitule
paradoxalement Mémoires, livre d’artiste paru en 1958 avec le
concours d’Asger Jorn, un ouvrage qui est, comme l’indique la
page de titre, « entièrement composé d’éléments préfabriqués
» : coupures de presse, publicités, photographies, morceaux de
bande dessinée… Autant de matériaux dont la combinaison,
accompagnée des taches de couleur projetées par Jorn, permet
à Debord de retracer son histoire et celle de l’Internationale
situationniste, mais aussi leurs passions et leurs combats.
Par l’emploi de procédés symétriques comme la citation (qui
affiche l’emprunt, tout en pouvant le travestir) et le plagiat
(qui cache l’emprunt, tout en pouvant le suggérer), le collage
met ainsi en œuvre une polyphonie énonciative et un
brouillage des voix où peut se couler la poésie faite par tous.
Qu’il intègre des énoncés tout faits à un texte personnel ou
qu’il se compose uniquement de pièces détachées, le poème-
collage est traversé par une multiplicité de locuteurs qu’il
s’agit alors d’articuler entre eux. Œuvre duelle ou plurielle, le
collage serait alors la métaphore du lien à trouver entre les
êtres, de l’agglutination possible des voix sociales éparpillées,
de la coalescence du multiple dans l’unité du poème.
ASSEMBLER, RASSEMBLER
Loin de se réduire à un prélèvement, à une coupure ou à une
copie, le collage se distingue surtout par sa capacité
d’association. Coller, au sens concret du terme, c’est bien
cela : joindre, assembler, insérer, combiner, suturer. Relevant
la gageure d’introduire l’autre dans le même et de produire
l’unité à partir des différences, le collage construit le poème
avec des morceaux empruntés à d’autres discours, à d’autres
textes ou à d’autres locuteurs afin de les disposer en un certain
ordre : c’est pourquoi la question de la disposition est au cœur
de cette pratique. Le terme de disposition fait certes écho à la
dispositio rhétorique, mais je l’emploie ici en suivant
l’acception que lui donne Michel Charles, par opposition à la
composition :
D’un côté, il y a combinaison et coexistence essentielle des parties solidaires
d’un objet (c’est la composition) ; de l’autre, il y a combinaison et coexistence
circonstancielle des parties autonomes d’un objet (c’est la disposition). […] Si
je considère le texte comme un tout harmonieux, je penserai composition ; si je
le considère comme un assemblage de séquences, je penserai disposition239.

Si tout texte peut être décrit selon l’une ou l’autre


perspective, le collage, du fait de sa discontinuité constitutive,
tend à produire un effet de disposition, et à se présenter sous
forme d’assemblage. Ce dernier terme est d’ailleurs utilisé par
Breton lorsqu’il présente dans le Manifeste du surréalisme un
exemple de « poème » obtenu « par l’assemblage aussi gratuit
que possible […] de titres et de fragments de titres découpés
dans les journaux240 ». Breton avait déjà employé le procédé
dans « Le Corset Mystère » à la fin de Mont-de-piété en 1919,
et de nombreux poèmes de cette sorte émaillent les cahiers qui
ont servi à la composition de Poisson soluble en 1924.
L’association entre éléments hétérogènes est d’autant plus
soulignée que ces collages conservent la typographie d’origine
des énoncés prélevés, créant ainsi visuellement une mosaïque
de textes aux provenances diverses. On pourrait apparenter ces
exemples à la méthode proposée en 1920 par Tzara « Pour
faire un poème dadaïste », qui recommandait de tirer au sort
des mots préalablement découpés dans un journal. Ici le
collage s’exhibe, court le risque de l’incohérence pour essayer
de renouer un fil entre les voix de l’agora et les mots de la
tribu. C’est en ce sens que Peter Bürger range le collage parmi
l’une des possibilités du montage, lui-même érigé en «
principe de base de l’art d’avant-garde » :
L’œuvre « montée » attire l’attention sur le fait qu’elle est composée de
fragments de réalité ; elle rompt avec l’apparence de totalité. La volonté avant-
gardiste de mettre à bas l’institution de l’art se réalise ainsi paradoxalement
dans l’œuvre d’art elle-même241.

Si l’on suit cette perspective, le collage poétique entre


pleinement dans une esthétique de la trace, du fragment et de
l’hybridité qui s’en prend non seulement à l’unité de l’œuvre,
mais aussi à l’identité de la parole, traversée de discours
autres. La poésie collective dessinée par le collage est une
poésie de la diversité, de la pluralité et de l’éclatement des
voix, au risque de suggérer la perte et la dissolution du sujet :
il entre peut-être quelque chose de ce vertige dans les poèmes-
collages dadaïstes d’Aragon, avec « Suicide » où le poète
disparaît derrière la citation de l’alphabet, ou de Breton qui
copie dans « Pstt » la liste des Breton présents dans l’annuaire,
montrant ainsi en creux son absence ou la diffraction de son
être. A contrario, le collage peut aussi suggérer l’ivresse du
nombre et la volonté de capter dans l’espace du poème la
simultanéité du divers, comme lorsqu’Apollinaire tente avec «
Lundi rue Christine » de circonscrire dans un titre les unités de
temps et de lieu. Avec l’objectivisme de Charles Reznikoff
enfin, c’est la pluralité des voix oubliées de l’Histoire qui
resurgit dans Testimony (1965), vaste récitatif composé à partir
d’archives judiciaires qui retracent la vie des États-Unis entre
1885 et 1915. En somme, le collage peut servir deux logiques
inverses, l’une visant à miner l’individualité par défaut, l’autre
à la déborder par excès : d’un côté la dépersonnalisation du
sujet lyrique mise en évidence par Hugo Friedrich chez
Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé et tout un héritage du
XXe siècle ; de l’autre cette « surpersonnalisation » dont
Alexander Dickow a marqué l’émergence chez Apollinaire,
Cendrars ou Jacob, et qui obéit à « l’idée de jouer tous les
rôles, d’investir tous les styles disponibles » pour un sujet
lyrique alors prompt à multiplier les masques242.
Quoi qu’il en soit, la poétique du collage travaille sur l’écart
– marqué ou atténué – entre les discours assemblés. C’est aussi
ce qui la distingue de la poétique de l’usage, qui joue sur la
solidarité d’une langue, d’un code ou d’une règle avec la
communauté des usagers. Il y a dans le collage une esthétique
de l’impur qui vaut comme contestation de la prééminence du
beau, refus de l’autonomie du littéraire, et ouverture à la
diversité des discours ou des idiomes. En ce sens, le collage
serait une résurgence de la figure antique du rhapsode : celui
qui, étymologiquement, coud et ajuste ensemble des chants de
différentes provenances, et dont il n’est pas lui-même le
créateur ou le compositeur, à la différence de l’aède. On
pourrait à cet égard relire Renga tout entier comme un grand
collage rhapsodique et multilingue (du fait de l’alternance de
sonnets en anglais, en espagnol, en français et en italien), et
voir en particulier dans certains textes du recueil des collages
en abyme, où s’entremêlent les langues, les références et les
citations. Le meilleur exemple en est le dernier poème, où se
déclare la métamorphose du je en une multiplicité de figures,
et où se délivre une langue babélienne qui fait écho aux
Cantos de Pound :
e come mi sono modificato :
[e, per concludere, un Charles Pope
(un Tory anarchist), in the collectivisation of poetry
(con un ilozoiste conscient, ecc. : e tutti alla stessa tavola) :
oggi, Pop-poet, in questa cripta, per questo jeu de mots] 243 :

Si le poème-collage expose volontiers la pluralité de ses


voix, le poème ready-made tel qu’il a été étudié par G. Théval
s’en distingue par sa relative homogénéité, puisqu’il consiste
en la reprise intégrale d’un texte ou d’un document
préexistant, souvent marqué par sa banalité, et qui n’est plus
inséré dans un ensemble puisqu’il constitue lui-même cet
ensemble. Le fragment prélevé devient ainsi un tout, à
l’exemple d’« Une maison peu solide » où Breton reproduit un
fait divers en se contentant de changer les patronymes des
protagonistes en « Apollinaire » et « Lespoir » – modification
minime mais évidemment significative d’une prise de position
de l’auteur dans le champ littéraire de son temps. Il n’en reste
pas moins que le prélèvement d’un matériau prêt à l’emploi,
ici l’article de presse, donne l’exemple d’une poésie à la portée
de tous, et infuse dans le vaste répertoire de discours que
constituent les médias.
Cette leçon est reconduite, systématisée et surtout assumée
de manière volontariste et optimiste par un poète
contemporain comme Kenneth Goldsmith aux États-Unis, qui
fait de la copie littérale et massive un principe d’écriture
poétique – mais une « écriture sans écriture », selon la
traduction du titre de son essai Uncreative writing par François
Bon244, une écriture à la croisée du ready-made, du plagiat et
du collage, qui ne crée rien mais puise directement dans le flux
médiatique. K. Goldsmith a ainsi donné avec Day (2003), une
copie intégrale, sur plus de 800 pages, d’un numéro du New
York Times, puis a publié en 2013 Seven American Deaths and
Disasters, qui transcrit et réagence des reportages télévisés ou
radiophoniques ayant capté en direct sept événements jugés
représentatifs de l’histoire américaine récente : les assassinats
de John F. Kennedy, de son frère Robert puis de John Lennon,
l’explosion de la navette Challenger, la tuerie du lycée de
Columbine, le 11 septembre 2001 et la mort de Michael
Jackson. K. Goldsmith considère désormais Internet, où il
anime depuis 1996 le site UbuWeb, comme un immense
réservoir de littérature qui ne demande qu’à être copié, collé et
monté, un vertigineux réseau de textes et de codes que
n’importe qui peut se réapproprier, et dont le potentiel
poétique peut être actualisé par tout internaute. Écrire à l’âge
du numérique, cela revient donc désormais à opérer un «
transfert littéral de langage d’un lieu à un autre245 », ce qui
implique une redéfinition radicale de l’auctorialité et de
l’originalité : « les meilleurs auteurs du futur seront peut-être
ceux qui auront écrit les meilleurs programmes pour
manipuler, analyser et distribuer des protocoles à base de
langage246. » La figure de l’auteur finit par se brouiller dans la
valse des identités virtuelles utilisables sur le Web, où « nous
nous projetons dans un personnage différent chaque fois que
nous frappons sur notre clavier247 » : le poète lui-même devient
la somme du collage de ses avatars. Au terme de la logique du
plagiat, du détournement ou du collage, apparaît alors chez
K. Goldsmith l’analogie avec un autre domaine, celui de la
musique contemporaine, du rap et des musiques électroniques,
où la pratique de l’échantillonnage et du mixage devient un
outil de création poétique dont chacun est appelé à s’emparer :
Comme dans la musique, qui se mixe et se remixe, ce n’est jamais fini. Comme
un DJ, nous avons les outils aujourd’hui pour mixer le texte, le copier, le
réviser. Pourquoi ne pourrions-nous pas, comme écrivains de littérature,
défendre la réappropriation et le plagiat248 ?

MIXAGE
UNE PRATIQUE INTERMÉDIALE
La comparaison établie par K. Goldsmith permet
d’apparenter la technique du collage, issue des arts plastiques,
à celle du mixage, qui a pour horizon le domaine musical, avec
les samples ou les loops travaillés par le rap ou les musiques
électroniques. L’analogie entre les deux pratiques est évidente,
car elles procèdent par prélèvement et assemblage de
matériaux préexistants. Il est cependant important de maintenir
l’écart entre deux notions qui recourent certes à des techniques
équivalentes, mais qui engagent des poétiques du collectif bien
distinctes, à la fois par leur statut et par leur visée. Collage et
mixage, tels que je les envisage ici, n’entretiennent en effet pas
le même rapport au poétique : le premier privilégie le matériau
verbal, tandis que le second déplace la poésie hors des
frontières de la textualité ou du discours. Si le mixage peut se
définir comme un collage étendu à plusieurs systèmes de
signes, il induit néanmoins une redéfinition de la poésie hors
du texte et du collectif hors de la langue.
C’est pourquoi les deux pratiques abordent différemment la
représentation du collectif. Avec le collage, la poésie partagée
se traduit par le déploiement d’un intertexte visant à recueillir
les traces de multiples énonciateurs, au risque de souligner
leur discontinuité et leur fragmentation. Quant au mixage, il
transforme le poème en multisupport médiatique servant de
chambre d’écho à l’ensemble des signes (verbaux, visuels,
sonores, gestuels…) qui circulent pêle-mêle dans l’espace
social. Parce qu’il manie un seul système de signes (la langue),
le collage poétique suggère la pluralité des discours en
soulignant l’hétérogénéité des énoncés. Le mixage, en
revanche, établit une continuité entre des codes sémiotiques
différents et une circulation entre des supports médiatiques
variés, afin de suggérer la synthèse du divers et le sentiment
d’une communauté façonnée par les moyens de
communication modernes.
Avec le mixage, la polyphonie se double de la recherche
d’une symbiose entre les signifiants linguistiques, iconiques,
musicaux, audiovisuels – tout ce qui forme la trame de la
culture de masse et sature le quotidien de l’homme occidental
moderne. La mobilisation de ces supports croisés renvoie ainsi
à la perspective de l’intermédia, tel qu’il a été théorisé à partir
de 1966 par l’écrivain et artiste américain Dick Higgins,
cofondateur de Fluxus. Pour Higgins, une œuvre intermédiale
se situe « à l’intersection de plusieurs médiums » ; il en donne
pour exemples le ready-made ou le happening, « terre vierge
qui se tenait entre le collage, la musique et le théâtre ». Si
Higgins insiste sur le préfixe inter-, c’est pour parier sur la
mise en relation et le dépassement des catégories artistiques : «
la continuité, bien plus que la catégorisation, est la véritable
marque de fabrique de notre nouvelle mentalité », écrit-il en
1966249. La recherche d’une continuité entre différents
médiums répond, selon Higgins, à une exigence d’immédiateté
et à un désir de communion qui sont au cœur des techniques et
des spectacles contemporains (télévision, radio, cinéma,
concerts, théâtre, danse…). L’intermédia propose, en ce sens,
un art social en même temps qu’une expérience de
communication partagée.
Si le mixage peut ainsi entrer dans la perspective d’une
poésie faite par tous, c’est d’abord parce qu’il matérialise un
brassage de paroles, d’images, de sons, de graphismes qui
constituent le fonds commun des pratiques culturelles de
masse. D’autre part, les défenseurs ou les praticiens du mixage
reprennent souvent la posture de l’inventeur qui fait avec les
matériaux laissés à sa disposition, ou celle de l’amateur qui
combine passion et habileté. Réclamant une ingéniosité
technique sans nécessairement présupposer un métier, le
mixage se rapproche ainsi de la pensée du « bricolage » dont
le propre, selon Claude Lévi-Strauss, « est de toujours
s’arranger avec les “moyens du bord” » et « d’élaborer des
ensembles structurés, non pas directement avec d’autres
ensembles structurés, mais en utilisant des morceaux et des
bribes d’événements250 ». Bricoleur et bidouilleur d’énoncés,
de sons, d’images, de vidéos ou de codes informatiques que
chacun peut se réapproprier par ailleurs, le poète-mixeur, ce
chiffonnier des médias contemporains, prolonge, récupère,
détourne et recycle.
Prolongeant cet anti-élitisme sur le plan collectif, le mixage
se réclame aussi de la démocratisation de l’art, en pariant sur
la capacité des individus à s’approprier les outils artistiques, et
sur des médias susceptibles d’une diffusion massive dans
l’espace public : la vidéo, le son, l’image, le site Web destiné à
documenter une performance. Sortir du support imprimé serait
ainsi la condition nécessaire pour éviter tout risque
d’autoréférentialité, et redonner à la poésie une fonction de
communication sociale. Dès lors, la logique du mixage déporte
la poésie de la textualité pour en chercher sinon la réalisation
par tous, du moins la manifestation partout.
LA POÉSIE PARTOUT
Sensibles à cette diffraction de la poésie, les post-
symbolistes et les modernistes ont célébré dans la vie
grouillante de l’espace urbain un nouveau spectacle poétique,
à la fois multisensoriel et multimédiatique, à l’exemple de
Gustave Kahn publiant L’Esthétique de la rue en 1901, ou de
Blaise Cendrars évoquant en 1924 les chatoiements du «
profond aujourd’hui » :
Dans ce travail prodigieux […], la langue – des mots et des choses, et des
disques et des runes, et du portugais et du chinois, et des chiffres et des
marques de fabrique, des patentes industrielles, des timbres-poste, des billets
de passage, des feuilles de connaissement, le code des signaux, la T.S.F. – la
langue se refait et prend corps[…]251.

Si la langue peut s’étendre à l’ensemble des systèmes


sémiotiques utilisés par les moyens de communication
modernes, on assiste alors à une démultiplication des lieux
disponibles à l’inscription ou à la profération du poème. Mais
en s’ouvrant aux signes polymorphes de la vie urbaine,
Cendrars rêve surtout d’un langage susceptible de renouer un
rapport direct, sensible et corporel au monde, grâce à la
diversité potentiellement infinie des supports et des objets
poétiques. Devenue plurimédiatique, la poésie s’avérerait alors
plus immédiate qu’en se limitant à un seul médium – le livre –
et à un seul système sémiotique – le texte. Elle échapperait par
là même à un risque d’abstraction et d’intellectualisation, et
proposerait une expérience synesthésique capable d’articuler
l’interprétation linguistique, la visualisation des signes
graphiques et l’oralisation (dite, chantée ou performée) des
composants vocaux. Apollinaire, de son côté, assumera le
dépassement du texte, du livre et du logocentrisme en pariant
de manière provocante sur l’avenir de deux médias novateurs
de son époque : le disque pour le son et le cinéma pour
l’image, l’un comme l’autre étant supposés permettre une
appréhension plus directe et plus émotionnelle de la poésie. «
Avant un ou deux siècles », confie-t-il dans un entretien en
1917, le livre « mourra. Il aura son successeur, son seul
successeur possible dans le disque de phonographe et le film
cinématographique. On n’aura plus besoin d’apprendre à lire
et à écrire252. »
Le recours au mixage, donc à une variété presque
inépuisable de matériaux sémiotiques et de combinaisons
techniques, apparaît aussi comme un refus de l’objet-livre, de
son héritage cultuel et culturel (du modèle de la Bible à celui
du Livre comme explication orphique de la Terre selon
Mallarmé), de sa patrimonialisation par l’institution scolaire et
de sa standardisation dans les circuits éditoriaux. La poésie-
dans-le-livre figure un risque d’enfermement dans l’érudition
lettrée et, plus grave, un risque de coupure avec le public. Or
c’est bien pour éviter la restriction de la poésie à une élite
confidentielle que les tenants de la poésie sonore revendiquent
la pratique de la lecture publique et la création de
performances associant le texte, la voix, le corps, le geste, la
scène et/ou les enregistrements. Bernard Heidsieck en
convenait d’ailleurs dans un entretien publié en 1992 :
Je crois qu’il faut faire ce constat très simple : la circulation de la poésie est
extrêmement confidentielle. Personne n’entre dans une librairie pour acheter
un livre de poésie, sauf peut-être d’autres poètes pour connaître le travail de
leurs confrères, quelques universitaires ou étudiants, par obligation plus que
par intérêt propre. On ne voit pas pourquoi, à la différence d’autres disciplines
artistiques, la poésie n’utiliserait pas les outils de ce siècle, la technologie, les
moyens de diffusion, pourquoi elle ne devrait pas circuler de façon beaucoup
plus large253.

La poétique du mixage propose donc une forme de re-


médiation de la poésie, en utilisant des moyens de
communication réputés plus accessibles au public, en pariant
sur une réception collective et non sur la lecture silencieuse et
individuelle, ou encore en abordant d’autres lieux de diffusion
que les habituels circuits éditoriaux : la scène, le théâtre, la
musique, l’écran, la rue, la galerie, l’exposition, la
médiathèque… Mais si la poésie sonore d’un Bernard
Heidsieck peut se ranger sous la bannière d’une poétique du
collectif, c’est aussi par sa capacité à prendre en charge les
multiples réverbérations des discours et des messages sociaux,
qu’ils soient écrits, visuels ou auditifs. En témoigne
exemplairement Vaduz (1974), qui consiste en plusieurs
supports : une mappemonde où Heidsieck a tracé des cercles
concentriques à partir de Vaduz afin d’y englober toutes les
ethnies de la planète ; une « partition » se présentant comme
un rouleau de plusieurs mètres, où s’inscrit le répertoire des
populations ; un enregistrement stéréophonique où la voix
multipliée du poète énumère cette longue liste ; une série de
lectures-performances qui mettent en scène cet défilé torrentiel
de l’ensemble des peuples de la terre depuis la capitale de l’un
des plus petits pays au monde. Poème cosmique qui joue de la
superposition croissante des bandes magnétiques, la voix du
poète se mêlant à la rumeur des foules, Vaduz déploie ainsi
jusqu’au vertige l’infinie variété des communautés humaines.
Si Vaduz joue la carte du macrocosme humain, Le Carrefour
de la Chaussée d’Antin (1972) se concentre à l’inverse sur un
lieu précis de Paris, et tente de rassembler en une autre forme
de « topographie sonore » les bruits et les voix qui
s’entrechoquent dans ce microcosme urbain : les bruits du
métro ou de la circulation, les gimmicks publicitaires des
Galeries Lafayette toutes proches, mais aussi les voix de vingt-
neuf personnes ayant participé à l’enregistrement du poème, et
qui donnent à écouter aussi bien le « Tu viens chéri ? » des
prostituées, érigé en une sorte de refrain, qu’un mixage de
citations tirées d’écrivains et de philosophes critiques à l’égard
de la société du spectacle ou de la consommation (Jean
Baudrillard, Guy Debord, Herbert Marcuse, Raoul Vaneigem).
Ici comme dans Vaduz, comme l’écrit Heidsieck en 2001 dans
ses Notes convergentes, le poème « sort de sa béatitude » et «
réintègre la société », modelé sur ces images du nombre et de
l’immensité que sont « La mer, la masse, le multiple, la foule,
le vulgaire et la multitude254 ». Multitude des voix, des
discours et des bruits à laquelle répond aussi la multiplicité des
supports. Car si Heidsieck vise à sortir le poème du livre, il
n’abandonne pas pour autant le texte, devenu composante d’un
ensemble plurimédiatique à la fois composite et complexe. Le
Carrefour de la Chaussée d’Antin a par exemple été publié en
2001 aux éditions Al Dante, le texte de ce poème étant alors
accompagné de deux CD, et adoptant pour l’occasion une
disposition spécifique en douze parties, correspondant aux six
rues et aux six bâtiments qui composent le carrefour255.
Les poèmes-partitions de Heidsieck reposent ainsi sur une
construction extrêmement travaillée où la matière sonore,
multipliée par la manipulation de bandes magnétiques et
stratifiée en voix, bruits, chuchotements, sons ou brouillages,
fait écho à des traces textuelles (comme les citations des
critiques anticapitalistes) ou iconographiques (comme la carte
du monde centrée autour de Vaduz), tout en restant
mobilisables pour des lectures qui réactualisent à chaque
performance l’œuvre tout entière. En ce sens, c’est à bon droit
que Heidsieck peut qualifier sa démarche de « poésie-action »,
dans la mesure où elle articule plusieurs modes d’intervention.
Sur le plan technique, la poésie sonore participe de procédés
communément répandus dans le monde musical à partir des
années 1950, qui forment le cœur du mixage proprement dit et
qui consistent à découper, monter, synchroniser ou
éventuellement déphaser plusieurs pistes enregistrées. Ce
travail de mixage n’est cependant pas l’apanage de poètes
sonores, de musiciens concrets (comme Pierre Henry ou Pierre
Schaeffer) ou d’ingénieurs du son : une vision plus populaire
du mixage se dessine en effet à travers la pratique de
l’échantillonnage, ou sampling, qui désigne le prélèvement
d’un son ou d’un motif musical (sample) et son insertion dans
une nouvelle composition. D’abord utilisé avec des disques
vinyles et des enregistrements à bandes magnétiques, le
sampling a connu un essor considérable avec la popularisation
de l’informatique dans les années 1990, et la création de
programmes et de logiciels dédiés qui ont grandement facilité
les emprunts vocaux, musicaux ou textuels et leur intégration à
des morceaux, surtout dans le rap. La technique de
l’échantillonnage, du reste, présente des affinités avec les
procédés d’emprunts intertextuels, citations musicales et
citations littéraires ou poétiques pouvant se cumuler. Les effets
de répétition et de variation permis par le sampling fondent
alors la possibilité d’un lyrisme reposant sur la polyphonie des
discours et la mise en valeur des voix, des corps et des
rythmes.
Le mixage peut même devenir un instrument capable de
refaçonner une forme de lyrisme collectif, comme dans le
projet mené en collaboration par Olivier Cadiot et Rodolphe
Burger : Welche – On n’est pas indiens, c’est dommage 256.
Dans cet album expérimental paru en 2000, le poète et le
musicien ont remixé des extraits de prises de son et
d’interviews en welche, langue en voie de disparition qui n’est
plus parlée que par un millier de personnes vivant dans
quelques vallées des Vosges alsaciennes, la région d’origine de
R. Burger. Dans ce travail qui pourrait s’apparenter à une
enquête ethnolinguistique, les deux artistes sont très loin d’une
démarche patrimoniale ou folkloriste. Il s’agit surtout de créer
une rencontre entre différentes voix et différentes cultures, et
de montrer à l’œuvre une poésie faite par tous, dans le creuset
des échanges improbables et de la création collective : les
chansons de Burger croisent en effet des chants welches
originaux, mais aussi des folk songs américaines (avec une
reprise de « Moonshiner », chant traditionnel qui figure au
répertoire de Bob Dylan), le tout se superposant aux voix du
père Rodolphe, de Monsieur Humbert, de Monsieur Baradel,
de Madame Rosa ou de Madame Bauman, aux textes de
Cadiot adaptés en welche, et à des traductions de textes
navajos réalisées en collaboration avec les habitants du val de
Lièpvre, dans le Haut-Rhin.
Qu’il s’agisse d’un Cendrars accueillant la prolifération des
signes poétiques dans la ville moderne, d’un Apollinaire
transportant le poème sur le disque ou à l’écran, d’un
Heidsieck cherchant à capter les sons et les voix de la
multitude à partir d’un lieu déterminé, ou d’un duo Cadiot-
Burger intégrant la mémoire d’une langue dans un concert de
mots et de cultures, les défenseurs ou illustrateurs de la
poétique des mixed media sont régulièrement tentés par la
réalisation d’une œuvre-monde, capable de ressaisir les
différentes formes de la collectivité humaine dans son unité
composite. Unité composite qui relève bien sûr du paradoxe,
puisqu’il s’agit de tenir ensemble deux aspirations contraires :
à une synthèse tournée vers le rêve romantique de l’œuvre
d’art totale, à un bricolage marqué par l’esthétique de la
bigarrure en même temps que par l’expérience du choc chère à
Walter Benjamin.
VERS UNE POÉTIQUE DE LA NAVIGATION
Ces considérations peuvent également s’appliquer aux
poésies numériques reposant sur la logique du lien – ce nœud
qui permet la bifurcation à l’intérieur d’un réseau
d’informations, cette suture qui marque précisément le point
de collage ou la zone de mixage entre des sources différentes.
Pour Alexandra Saemmer en effet, « l’hyperlien et l’animation
constituent des éléments fondamentaux du texte numérique »,
le premier en créant un « rapport de contiguïté, temporelle ou
causale, entre deux ou plusieurs textes reliés par des mots
cliquables », la seconde en reposant « sur le couplage entre un
texte et du mouvement257 ». Ces outils permettent alors à la
poésie numérique d’articuler des matériaux textuels aussi bien
que non textuels (comme un son, une musique, une image, une
vidéo, une animation…), intégrés par le biais de programmes
qui constituent au fond le nœud de la création. On comprend,
dans ces conditions, combien l’hyperlien déplace le paradigme
de la poésie, en insérant la dimension verbale dans un réseau
de signes lui-même constitué de codes et de balises. Et le Web
élargit de manière démesurée le champ d’expérimentation de
ces nouveaux objets sémiotiques que l’on pourrait rassembler
sous le nom d’hyperpoésie.
L’utilisation poétique de l’hyperlien permet en tout cas
d’envisager, comme dans le cas de l’échantillonnage, une
œuvre totale, faite de la synthèse de systèmes sémiotiques
différents. Mais ici aussi, le caractère hybride de cette totalité
suggère également la possibilité d’une dissolution de l’œuvre,
ou du moins de la fluctuation indéfinie de ses limites.
L’œuvre réticulaire agrège ainsi une multiplicité de contenus
hétérogènes, et peut à son tour s’intégrer non seulement dans
le système des langages informatiques, mais aussi dans le
vaste réseau de données constitué par Internet. À cet égard, la
création numérique a pu se nourrir de l’influence du
mouvement en faveur du logiciel libre, qui a défendu dès les
années 1980 l’idée d’une transparence, d’un partage et d’une
libre mise à disposition des codes sources en vue de leur
amélioration collective. Mais l’idée qu’Internet puisse
constituer le liber mundi de notre temps s’est également nourri
du succès considérable de Wikipédia, qui offre le modèle d’un
encyclopédisme collaboratif où l’hyperlien est roi, et plus
largement de la philosophie du do it yourself à laquelle le Web
est venu apporter ses ressources en ligne, sous forme de sites,
de blogs ou de tutoriels. C’est d’ailleurs ce qui conduit
K. Goldsmith à considérer Internet comme un vaste réservoir
de signes « rempli d’objets trouvés à la Duchamp » :
Internet constitue un océan dans lequel nous prenons et remettons. Je ne pense
pas voir eu une seule pensée originale dans mon existence. Je suis une
composition de pensées. Je les remixe dans un sens contemporain. Mais tout ce
que je dis, je l’ai pris ailleurs258.

Dans ces conditions, le mixage poétique se révèle en réalité


être un remixage perpétuel où se brouille l’identité du sujet,
l’originalité de l’œuvre et l’individualité du génie : à l’horizon
d’Internet et du multimédia, K. Goldsmith retrouve l’art du
plagiat selon Ducasse, aussi bien que celui du ready-made
selon Duchamp. À cet égard, la révolution numérique, comme
le note J. Baetens, affecte profondément la représentation
même de l’écriture : « l’écrivain d’aujourd’hui est aussi un
lecteur qui transforme les textes d’autres écrivains-lecteurs »,
d’où une érosion de l’autorité de l’auteur et une instabilité
accrue du texte259. Faut-il voir dans ce discours une variante
heureuse de ce qui pourrait ressembler à une fin de la
littérature ? Peut-être s’agit-il, tout au contraire, de continuer
la littérature par d’autres moyens, ou plus exactement de rêver
son perpétuel auto-engendrement, en la faisant entrer dans une
ère de la reproductibilité numérique.
Usage, collage, mixage : dans la perspective de la poésie
faite par tous, ces termes visent moins à étiqueter des pratiques
déterminées qu’à désigner des logiques qui appréhendent de
manière différente la question du collectif, et plus exactement
la disposition des discours collectifs au sein d’une construction
poétique polyphonique. Les poétiques de l’usage se situent au
niveau de la langue, des codes et des règles qui la régissent ;
elles permettent de penser la poésie collective comme une
extension du sens commun. Le collage, lui, opère sur des
textes ou des discours préétablis : il propose un réagencement
d’énoncés où la poésie traduit une forme de polyphonie
sociale. Avec les pratiques de mixage enfin, on sort du texte,
voire du verbal, pour accéder à des œuvres plurisémiotiques et
plurimédiatiques qui déplacent et déploient la poésie sur des
objets et des supports hybrides, censés synthétiser la culture et
la technologie d’une époque.
Ces trois modalités sont autant de dispositions langagières et
sémiotiques où l’assemblage de signes, d’énoncés ou de
médias est souvent solidaire d’une volonté de solliciter la
participation des lecteurs ou des auditeurs, de leur donner la
possibilité de prolonger le jeu ainsi établi, ou tout simplement
de susciter leur envie de passer à l’acte poétique, dans la
mesure où celui-ci relève moins d’une création absolue que de
la manipulation de matériaux disponibles. Cet appel à
l’interaction fait passer de l’ordre de la disposition à celui du
dispositif, entendu comme une mise en situation pragmatique,
technique et symbolique où des individus sont invités à
contribuer à l’œuvre, à la faire advenir et devenir. Alors que
les poétiques de la disposition construisent la poésie avec les
discours de tous, les poétiques du dispositif la font avec les
actes de chacun.

178. « Il n’y pas de sujet, il n’y a que des agencements collectifs d’énonciation »,
Gilles DELEUZE & Félix GUATTARI, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris,
Minuit, 1975, p. 33 (souligné dans l’original).
179. Philippe SOLLERS, Lois, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1972, p. 79.
180. Antonio RODRIGUEZ, Le Pacte Lyrique. Configuration discursive et
interaction affective, Bruxelles, Mardaga, coll. « Philosophie et Langage », 2003.
181. Stéphane MALLARMÉ, « Sur l’évolution littéraire [Enquête de Jules Huret]
», in Poésies, Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 2003, p. 698.
182. André JOLLES, Formes simples [1930], Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972,
p. 17-18.
183. Stéphane MALLARMÉ, « Le Tombeau d’Edgar Poe », in Poésies, Œuvres
complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 38.
184. Stéphane MALLARMÉ, « Crise de vers », dans Divagations, Œuvres
complètes, t. 2, op. cit., p. 211.
185. Jean PAULHAN, « Syntaxe », Proverbe, n° 1, 1er février 1920, p. 1.
186. Paul ÉLUARD & Benjamin PÉRET, 152 proverbes mis au goût du jour
[1925], in Paul ÉLUARD, Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. «
Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 153-161.
187. Pour une analyse des procédés mis en œuvre par Éluard et Péret, voir Marie-
Paule BERRANGER, Dépaysement de l’aphorisme, Paris, José Corti, 1988, p. 126-
151.
188. Ibid., p. 124.
189. Paul ÉLUARD, Poésie involontaire et poésie intentionnelle, in Œuvres
complètes, t. 1, op. cit., p. 1133.
190. Paul ÉLUARD, Ralentir travaux [1930], in Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p.
270.
191. Louis ARAGON, « Suicide », in Le Mouvement perpétuel [1925], Œuvres
poétiques complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
2007, p. 111.
192. Paul ÉLUARD, « L’invention » et « Sans rancune », in Capitale de la douleur,
Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 104-105 et p. 148.
193. André BRETON, « Le verbe être », in Le Revolver à cheveux blancs, Œuvres
complètes, t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 75.
194. François LE LIONNAIS, « La Lipo (Le premier Manifeste) », in OULIPO, La
Littérature potentielle [1973], Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2007, p. 16.
195. François LE LIONNAIS, « Le Second Manifeste », in OULIPO, La
Littérature potentielle, op. cit., p. 21.
196. Vincent KAUFMANN, op. cit., p. 49 et 50.
197. Alison JAMES, « Écritures en collaboration », in Christelle REGGIANI &
Alain SCHAFFNER (dir.), Oulipo mode d’emploi, Paris, Honoré Champion, coll. «
Littérature de notre siècle », 2016, p. 303.
198. Jacques ROUBAUD, « La mathématique dans la méthode de Raymond
Queneau », in OULIPO, Atlas de littérature potentielle [1981], Paris, Gallimard,
coll. « Folio essais », 2007, p. 47.
199. Paul BRAFFORT, « Formalismes pour l’analyse et la synthèse de textes
littéraires », in OULIPO, Atlas de littérature potentielle, op. cit., p. 108.
200. Jean CLÉMENT, « Préface. Une littérature problématique », in Serge
BOUCHARDON (dir.), Un laboratoire de littératures. Littérature numérique et
Internet, Paris, Éditions de la Bibliothèque publique d’information, coll. « Études et
recherche », 2007, p. 8.
201. Philippe BOOTZ, « La littérature numérique en quelques repères », in Claire
BÉLISLE (dir.), Lire dans un monde numérique, Villeurbanne, Presses de
l’ENSSIB, coll. « Papiers », 2011, p. 230.
202. Jean CLÉMENT, art. cit., p. 9.
203. François LE LIONNAIS, « La Lipo (Le premier Manifeste) », in OULIPO, La
Littérature potentielle, op. cit., p. 17.
204. Jacques ROUBAUD, Poésie, etcetera : ménage, Paris, Stock, coll. « Versus »,
1995, p. 101-102.
205. Ibid., p. 106-107.
206. Ibid., p. 256.
207. Jacques ROUBAUD, La Fleur inverse. L’art des troubadours [1986], Paris,
Les Belles Lettres, coll. « Architecture du verbe », 1994, p. 276-277 pour cette
citation et celles qui suivent dans le paragraphe.
208. Jacques ROUBAUD, « La tradition du renga », in Octavio PAZ, Jacques
ROUBAUD, Edoardo SANGUINETI, Charles TOMLINSON, Renga, Paris,
Gallimard, 1971, p. 33.
209. Ibid.
210. Ibid., p. 34.
211. Ibid., p. 32.
212. Jean-François PUFF, « Un héritier singulier : Jacques Roubaud et la tradition
poétique », in Muguras CONSTANTINESCU, Ion Horia BIRLEANU & Alain
MONTANDON (dir.), Poétique de la tradition, Clermont-Ferrand, Presses
Universitaires Blaise Pascal, 2006, p. 84.
213. Paul ZUMTHOR, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, coll. « Poétique
», ١٩٨٣, p. ١٦٩.
214. Ibid., p. 129.
215. Ibid., p. 130.
216. Ibid., p. 143.
217. Ibid., p. 231-232.
218. Alexandre GEFEN, « Ce que les réseaux font à la littérature », Itinéraires, n°
2010-2, « Les blogs » (dir. Christèle COULEAU & Pascale HELLÉGOUARC’H),
2010, en ligne, URL : http://itineraires.revues.org/2065.
219. César DU MARSAIS, Des Tropes [1730], Paris, Manucius, coll. « Le
philologue », 2011, p. 33.
220. Paul CLAUDEL, « Réflexions et propositions sur le vers français » (1925), in
Réflexions sur la poésie, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1963, p. 78.
221. Louis ARAGON, « La Peinture au défi », in Chroniques 1918-1932, Paris,
Stock, 1998, p. 373 et 376 pour l’ensemble des extraits cités.
222. André BRETON, « Marcel Duchamp » [1922], in Les Pas perdus, Œuvres
complètes, t. 1, op. cit., p. 271.
223. Louis ARAGON, « Collages dans le roman et le film », in Les Collages, Paris,
Hermann, coll. « Miroirs de l’art », 1965, p. 114.
224. Louis ARAGON, « Collages dans le roman et le film », in Les Collages, op.
cit., p. 113.
225. Ibid., p. 116.
e e
226. Gaëlle THÉVAL, Poésies ready-made. XX -XXI siècles, Paris, L’Harmattan,
coll. « Arts et médias », 2015, p. 93.
227. Ibid., p. 96.
228. Gérard GENETTE, Palimpsestes [1982], Paris, Seuil, coll. « Points Essais »,
2003, p. 8 pour l’ensemble des citations.
229. Henri BÉHAR, Littéruptures, Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Bibliothèque
Mélusine », 1988, p. 184.
230. Ibid., p. 133.
231. Dominique MAINGUENEAU, Le Discours littéraire. Paratopie et scène
d’énonciation, Paris, Armand Colin, coll. « U Lettres », 2004, p. 181-182.
232. Philippe SOUPAULT, « Soubeyran voyage », in Georgia. Épitaphes.
Chansons, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1999, p. 56.
233. Jules LAFORGUE, « Grande complainte de la ville de Paris », in Les
Complaintes et les premiers poèmes, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2001, p.
129.
234. Guillaume APOLLINAIRE, « Lundi rue Christine », in Calligrammes,
Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p.
180.
235. Guillaume APOLLINAIRE, « Simultanisme-librettisme » [1914], in Œuvres
en prose complètes, t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1991, p. 976.
236. Jacques ROUBAUD, « Mandrin au cube », entretien avec Pierre Lartigue,
L’Humanité, 1er juillet 1977.
237. Blaise CENDRARS, L’Homme foudroyé, Paris, Denoël, 1945, p. 188.
238. LAUTRÉAMONT, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 2009, p. 283.
239. Michel CHARLES, Composition, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2018, p. 92.
240. André BRETON, Manifeste du surréalisme, in Œuvres complètes, t. 1, op. cit.,
p. 341.
241. Peter BÜRGER, Théorie de l’avant-garde [1974], Paris, Questions théoriques,
coll. « Saggio Casino », 2013, p. 119.
242. Alexander DICKOW, Le Poète innombrable. Cendrars, Apollinaire, Jacob,
Paris, Hermann, 2015, p. 11.
243. Octavio PAZ, Jacques ROUBAUD, Edoardo SANGUINETI & Charles
TOMLINSON, Renga, Paris, Gallimard, 1971, p. 96.
244. Kenneth GOLDSMITH, L’Écriture sans écriture. Du langage à l’âge
numérique, trad. Fr. Bon, Paris, Jean Boîte Éditions, 2018 (éd. originale :
Uncreative writing. Managing Language in the Digital Age, New York, Columbia
University Press, 2011).
245. Ibid., p. 11.
246. Ibid., p. 18.
247. Ibid., p. 90.
248. Kenneth GOLDSMITH, « Tout Internet est un texte de Roland Barthes »,
interview de Fr. Roussel, Libération, 4 juillet 2018, en ligne, URL :
https://next.liberation.fr/livres/2018/07/04/kenneth-goldsmith-tout-internet-est-un-
texte-de-roland-barthes_1664134.
249. Dick HIGGINS, « Sur les intermédia » [1966, 1981], trad. Pascal Krajewski,
Appareil, n° 18, 2017, « Art et médium 2 : les média dans l’art », en ligne, URL :
http://journals.openedition.org/appareil/2379.
250. Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 27 & 32.
251. Blaise CENDRARS, « Le principe d’utilité » (1924), in Aujourd’hui (1917-
1929) suivi d’Essais et réflexions (1910-1916), Paris, Denoël, 1987, p. 54.
252. Guillaume APOLLINAIRE, « Interview du 24 juin 1917 au Pays », Œuvres en
prose complètes, t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p.
989.
253. Vincent BARRAS, « Entretien avec Bernard Heidsieck », dans Vincent
BARRAS & Nicolas ZUBRUGG (dir.), Poésies sonores, Genève, Contrechamps,
1992, en ligne, URL : http://books.openedition.org/contrechamps/1301.
254. Bernard HEIDSIECK, Notes convergentes. Interventions 1961-1995,
Romainville, Al Dante, 2001, p. 65.
255. Bernard HEIDSIECK, Le Carrefour de la Chaussée d’Antin, Romainville,
Al Dante, coll. « Niok », 2001.
256. Rodolphe BURGER & Olivier CADIOT, Welche – On n’est pas indiens, c’est
dommage, Paris, Wagram music / Dernière bande 2000.
257. Alexandra SAEMMER, Rhétorique du texte numérique : figures de la lecture,
anticipations de pratiques, Lyon, Presses de l’ENSSIB, coll. « Papiers », 2015, p.
14.
258. Kenneth GOLDSMITH, « Tout Internet est un texte de Roland Barthes », art.
cit.
259. Jan BAETENS, « Écrivains d’aujourd’hui », dans Sofiane LAGHOUATI,
David MARTENS & Myriam WATTHEE-DELMOTTE (dir.), Écrivains mode
d’emploi, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, 2012, p. 121.
CHAPITRE 2. DISPOSITIFS
Créer une poétique du collectif peut, on l’a vu, consister à
dire la communauté, comprise comme un agencement
polyphonique de discours et de signes – ce que j’ai nommé la
disposition. Il est également possible de situer cette poésie
collective sur le plan du faire, et de la concevoir comme une
collaboration réglée entre différents acteurs – c’est ce que je
propose d’appeler le dispositif. Les deux versants, disposition
et dispositif, pluralité des voix et pluralité des actants, sont
d’ailleurs souvent solidaires, les œuvres qui mettent en scène
une énonciation multiple se proposant volontiers comme des
cadres ouverts à la participation des lecteurs.
Si la notion de disposition conserve de la rhétorique l’idée de
l’articulation des parties d’un discours – dispositio –, le terme
de dispositif hérite quant à lui de réflexions nourries par la
philosophie contemporaine et poststructuraliste. Michel
Foucault, dans un entretien de 1977, se proposait ainsi de
repérer sous le nom de dispositif
[…] un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des
institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires,
des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des
propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien
que du non-dit, voilà les éléments du dispositif 260.

Il s’agissait alors pour Foucault de ressaisir, plus souplement


qu’avec un concept comme celui de structure, les réseaux
concrets à travers lesquels se matérialise un pouvoir, appuyé
sur un savoir et guidé par une stratégie sociale. À l’inverse, les
dispositifs de poésie collective dont il sera ici question ne
visent pas l’affirmation d’un pouvoir ; non qu’ils soient
dépourvus d’enjeux politiques – c’est même parfois tout le
contraire – mais ils se présentent plutôt comme des lieux de
contre-pouvoir, des modèles anti-institutionnels ou des bancs
d’essai pour une utopie révolutionnaire. À défaut d’instaurer
un ordre, les dispositifs poétiques présupposent une
organisation dont Foucault souligne l’hybridité, puisqu’elle
relie des discours et des signes – une semiosis –, des objets et
des techniques – une tekhnè –, des situations et des modes de
vie – une praxis.
L’hybridité : telle est l’idée fondamentale léguée par
Foucault aux réflexions récentes sur la notion de dispositif
appliquée dans le champ esthétique. À cet égard, le volume
coordonné en 2008 par Philippe Ortel a permis de faire
émerger le dispositif comme un outil d’interrogation sur la
littérature et les arts plastiques, et plus précisément sur leur
interaction261. Ph. Ortel montre que le dispositif agit sur trois
plans : celui de la technique (il convoque des objets, des
instruments et des usages), celui de la pragmatique (il se fonde
« sur un échange entre actants ») et celui de la symbolique (il
met en branle « des valeurs sémantiques ou axiologiques »262).
C’est pourquoi le dispositif n’est pas qu’une forme hybride –
en quoi il pourrait se résorber en une disposition. Il est aussi et
surtout partie prenante d’une stratégie, elle-même orientée
vers une fin. « Un dispositif est fait pour “servir” ; son sens
commence avec sa fonction », écrit ainsi Ph. Ortel263 – on
pourrait même ajouter : avec son fonctionnement, seul garant
du lien entre les composants hétérogènes qui le constituent.
Dans le livre qu’il consacre aux dispositifs poétiques
contemporains, Christophe Hanna souligne que « la notion de
fonctionnement devient plus importante que celle de
“signification”, de “représentation” et d’“expression” », si bien
que le dispositif se caractérise par un effet « avant tout
pratique » et par une faculté à « dé-subjectiver » ses acteurs
individuels au profit de l’opérativité de l’ensemble264.
Pour ma part, je retiendrai surtout ici la dimension
pragmatique du dispositif. C’est elle en effet qui donne un sens
concret à l’idée d’une poésie faite par tous – une poésie qui
naîtrait de la collaboration entre les membres d’une
communauté, qui viserait moins la production d’une œuvre
que la conduite d’une interaction, et dont la valeur tiendrait
moins à la qualité d’une forme qu’à la réussite d’une relation.
En cherchant ainsi à mettre en pratique une action collective,
les dispositifs dont il va être question tendent à redéfinir les
frontières et les représentations mêmes de la poésie. Il ne
s’agit plus, ou plus seulement, d’élaborer un discours littéraire
ou une performance artistique, mais de partager et d’intensifier
une expérience esthétique conçue comme communication au
sens étymologique du terme, c’est-à-dire une mise en commun
idéalement pure et transparente, voire une communion capable
de refonder la communauté par un échange verbal autant que
social. La fonction phatique, pour reprendre les catégories de
Jakobson, le dispute ici à la fonction poétique. Par le biais des
dispositifs de création collective, le poétique touche également
au politique : non seulement parce que cette pragmatique de la
poésie relève d’une « utopie de la communication » telle que
l’a étudiée Philippe Breton dans son versant cybernétique,
mais aussi parce que les avant-gardes ont vu dans leurs
dispositifs une possibilité de neutraliser la distinction entre
auteur et lecteur, de contester ainsi la spécialisation du travail
poétique, et de préfigurer plus radicalement un contre-modèle
révolutionnaire d’organisation sociale.
Cela dit, tous les dispositifs de création collective ne se
ressemblent pas. On peut même distinguer entre eux trois
logiques différentes. D’abord celle qui pense le collectif
comme une collection d’individualités dont la somme
parviendra peut-être à changer socialement le statut et la
fonction de la poésie : il s’agit d’une logique d’essaimage, qui
vise moins l’établissement d’une poésie faite par tous que par
chacun, et qui réunit des auteurs pluriels et des œuvres
différenciées. Ensuite une logique de compagnonnage, qui
réunit des auteurs en vue de la réalisation d’un ouvrage
commun, sur le modèle artisanal et initiatique : la poésie est ici
faite par quelques-uns qui prêtent leur concours à un processus
de collaboration, et qui parfois effacent leur individualité au
profit de l’œuvre collective. La logique de partage, enfin, est
la plus ouverte : elle rassemble, plutôt que des auteurs, des
acteurs dont les rôles respectifs s’avèrent poreux et réversibles
; elle propose moins des œuvres que des performances, des
actions, des situations ou des interventions ; elle ne confère un
sens et une valeur poétiques aux productions langagières qu’en
les insérant dans un échange social et dans un cadre ritualisé
qui peut se révéler très large (la scène, la rue, la ville et
pourquoi pas la vie même).
ESSAIMAGE
La réalisation d’une poésie collective n’implique pas
nécessairement qu’elle prenne un tour collectiviste : on peut au
contraire la penser sous la forme d’un essaimage, c’est-à-dire
d’une dissémination de la pratique poétique dans l’espace
social. Le collectif, dans cette perspective, consiste en une
addition d’individualités ou en une multiplication de
singularités. Un exercice de la poésie en ordre dispersé, en
somme, que l’on pourrait du reste s’amuser à rapporter à des
aspirations politiques différentes : l’essaimage correspondrait
alors à une libre circulation et à une saine émulation entre des
initiatives individuelles (version libérale), à un enjeu de
démocratisation culturelle et d’éducation populaire (version
progressiste), ou à une massification de la poésie qui
préfigurerait, conformément au principe de transformation de
la quantité en qualité, une mutation vers l’art de la société sans
classes (version hégéliano-marxiste).
Quoi qu’il en soit, quand les écrivains envisagent
l’essaimage des pratiques d’écriture, ils relient le plus souvent
cette dispersion à un effet d’ensemble qui ne manque pas de
bousculer les frontières et d’interroger le statut de la poésie. Le
phénomène est net chez Breton lorsqu’il envisage, en un
vertige qui tient à la fois du vœu et de la menace, une
extension potentielle de l’écriture automatique à toute une
masse d’individus : « des milliers de cahiers, qui se valaient
tous, sont demeurés dans les tiroirs », affirme-t-il ainsi dans «
Le Message automatique », avant d’ajouter « qu’il s’en remplit
encore, d’innombrables », la « quantité » de textes ainsi
produits étant érigée en promesse d’une véritable « force de
submersion » surréaliste restée en puissance265. Ce qui fait ici
la valeur, c’est le nombre : dans la perspective révolutionnaire
du surréalisme, la diffusion de l’automatisme et de son
pouvoir d’ébranlement prime sur l’appréciation de ses
éventuelles qualités formelles. Et c’est précisément parce
qu’elle est « à la portée de tous les inconscients266 » que
l’écriture automatique peut prétendre, grâce à cette force du
nombre, devenir une pratique sociale et non plus seulement
artistique. Le murmure tout personnel de la source
automatique charrie ainsi avec lui l’espérance d’une véritable
submersion sociale, ou encore, comme l’écrit Breton en
concluant l’utopie communautaire d’« Il y aura une fois », « la
promesse d’un magnifique torrent267 ».
INDIVIDUALISER LE COLLECTIF
Cette délicate articulation entre l’individuel et le collectif
constitue l’un des fils directeurs du Manifeste du surréalisme.
Lorsqu’il retrace la genèse de l’automatisme, Breton s’inscrit
en effet dans le cadre de la subjectivité individuelle, en relatant
sous la forme d’une anecdote personnelle la naissance de la
phrase de demi-sommeil originelle, celle « qui cognait à la
vitre » : « Un soir donc, avant de m’endormir, je perçus,
nettement articulée au point qu’il était impossible d’y changer
un mot, mais distraite cependant du bruit de toute voix, une
assez bizarre phrase […]268 ». C’est précisément cet ancrage
dans l’expérience intime qui permet d’authentifier le récit de
fondation de l’automatisme – de garantir par le vécu ce qui
apparaît, littéralement, comme un conte à dormir debout. À
partir de ce foyer initial, Breton relie l’expérience de
l’automatisme à d’autres modèles, à commencer par la
méthode freudienne d’associations libres, qui permet d’obtenir
« un monologue de débit aussi rapide que possible », et que
Breton a expérimentée sur les soldats du Centre
neuropsychiatrique militaire de Saint-Dizier auquel il fut
affecté durant la Grande Guerre. Dans cet essaimage de la
pratique automatique, Les Champs magnétiques représentent
ensuite un moment charnière, puisqu’ils permettent de passer
du monologue au dialogue surréaliste, et de basculer ainsi vers
une logique communautaire qui exalte les vertus de l’écriture
plurielle et postule la convergence des psychés individuelles
en un grand inconscient collectif. De là, la diffusion de
l’automatisme peut alors s’étendre à ceux qui « ont fait acte de
surréalisme absolu », ce cercle d’initiés qui donne sa caution
communautaire au Manifeste. Mais le texte, loin de borner
l’expérience automatique au groupe surréaliste proprement dit,
en appelle à sa dissémination publique, comme si chaque
lecteur était appelé à rejouer le scénario bretonien de la
découverte de l’automatisme. C’est alors que Breton dévoile,
sous la forme parodique d’une recette alchimique ou d’un
boniment de camelot, les outils nécessaires à la pratique
personnelle de l’écriture automatique. Les « Secrets de l’art
magique surréaliste » proposent à tout un chacun les trucs et
astuces nécessaires à la rédaction d’une « composition
surréaliste écrite, ou premier et dernier jet », de « discours »
politiques, de « faux romans » ou d’un testament « contre la
mort ». L’automatisme entre ainsi dans un régime de publicité,
au double sens de publication et de réclame ; Breton le
souligne avec ironie en détournant le discours publicitaire,
mais il n’en propose pas moins à ses lecteurs de faire essaimer
la méthode surréaliste, en reconstituant pour leur propre
compte le parcours que lui-même a emprunté : la révolution
surréaliste opère à l’échelle individuelle aussi bien que
collective, le premier plan étant la pierre de touche et le
tremplin du second.
Disperser l’automatisme pour mieux le recueillir, telle est la
démarche qui, dans la foulée du Manifeste, guide la volonté de
consacrer une rubrique aux textes surréalistes dans les
premiers numéros de La Révolution surréaliste, ou bien
d’accueillir dans le Bureau de recherches ouvert à Paris en
octobre 1924 « toutes les personnes qui sont en mesure de
contribuer, de quelque manière que ce soit, à la création de
véritables archives surréalistes269 ». Il entre certes de l’utopie
dans cette vision selon laquelle l’addition des révolutions
intérieures est censée renverser la table poétique aussi bien que
sociale. Mais cette utopie est guidée par une revendication
profondément égalitaire et démocratique, dans la mesure où le
surréalisme, comme l’affirme Breton dans « Le message
automatique », proclame « l’égalité totale de tous les êtres
humains normaux devant le message subliminal », érigé en «
patrimoine commun dont il ne tient qu’à chacun de
revendiquer sa part ». Tous les hommes et toutes les femmes,
surenchérit Breton, « méritent de se convaincre de l’absolue
possibilité pour eux-mêmes de recourir à volonté à ce langage
qui n’a rien de surnaturel et qui est le véhicule même, pour
tous et pour chacun, de la révélation270 ». Pour tous et pour
chacun : tels sont bien les deux pôles que l’automatisme
entend apparier, comme si l’essaimage de l’automatisme à
l’échelle individuelle garantissait la possibilité de quelque
chose comme un communisme de la pensée, du génie ou de la
poésie. Et en retour, c’est la pratique collective et collaborative
de l’automatisme qui permettra, selon Breton, d’éviter les tics,
la recherche du pittoresque ou la tentation de littérariser le
texte surréaliste, qui ont contribué, de son propre aveu, à l’«
infortune continue » de l’écriture automatique. Les Champs
magnétiques, L’Immaculée Conception, Ralentir travaux sont
alors autant de jalons collectifs qui jettent les voix
individuelles dans l’amalgame du dialogue scriptural, qui
marquent des moments de fondation ou de refondation du
surréalisme, et qui permettent de conjurer le solipsisme de
l’écriture automatique grâce au jeu de la collaboration en vue
d’une œuvre commune : c’est la logique du compagnonnage,
qui sera étudiée plus loin.
Les utopies de poésie communautaire, on le voit, ne font pas
l’économie d’une réflexion sur la dissémination individuelle
des pratiques d’écriture et sur leur réappropriation par des
sujets susceptibles de produire des œuvres singulières. Mais si
la logique de l’essaimage possède une telle importance, c’est
aussi parce qu’elle est à l’œuvre, et parfois depuis fort
longtemps, dans des processus de création généralisée dont on
peut distinguer trois formes notables : le concours,
l’anthologie et la publication à compte d’auteur.
LE CONCOURS
Que la poésie collective puisse procéder d’un concours (à
prendre le terme dans son sens étymologique de rencontre, ou
dans son acception courante impliquant une forme de
compétition), voilà un fait ancien. Toute une part de la poésie
médiévale et renaissante peut en témoigner, en particulier à
travers la tradition des puys, ces académies littéraires
constituées au Moyen Âge par certaines bourgeoisies urbaines
(à Amiens, Arras, Caen ou Rouen, par exemple), et dont les
concours poétiques, entretenant des formes comme la ballade,
le chant royal ou le serventois (pratiqués pour les deux
derniers dans la poésie palinodique composée en l’honneur de
la Vierge), ont perduré au moins jusqu’au XVIIe siècle. Côté
méridional, l’Académie des Jeux floraux, héritière du
Consistoire du Gai Savoir fondé en 1323 à Toulouse, propose
un équivalent de cette sociabilité poétique, encore en vigueur
aujourd’hui. Quant au concours de l’Académie française, il a
pu jouer un rôle non négligeable dans la représentation sociale
de la poésie, en particulier au XIXe siècle.
La disparition ou l’érosion de ces exercices académiques ne
doivent pas faire illusion : les concours restent un puissant
vecteur de la pratique de la poésie en amateur, en permettant
de rassembler des productions individuelles éparses, de
proposer un cadre ou un règlement à leur concurrence, et de
garantir leur évaluation par un jury. Dans son enquête parue en
2001, Aude Mouaci souligne ainsi l’importance des concours
et des prix dans la constitution des réseaux de la poésie
amateur : elle recense près de deux cents événements de ce
genre pour la période étudiée. La multiplication des concours
s’inscrit depuis les années 1980 dans le cadre général d’une
volonté de démocratisation culturelle, partagée par des acteurs
politiques, associatifs ou éducatifs ; A. Mouaci parle à cet
égard de « sollicitation sociale et institutionnelle de l’écriture
», qui permet aux impétrants « d’entretenir le désir d’écrire et
la pratique271 », tout en offrant une instance anonyme censée
juger objectivement de la qualité des écrits. Les candidats, du
reste, se placent souvent dans une logique d’évaluation, sans
doute tributaire de l’influence du modèle scolaire : le passage
par le rituel littéraire se transforme alors en examen culturel ou
en brevet de qualification, surtout si le concours comporte des
contraintes explicites. En réunissant des poètes souvent isolés
dans leur parcours d’autodidactes, les concours parviennent
ainsi à constituer, au moins à titre mythique et le temps d’une
participation, une communauté d’écriture en quête de repères,
de valeurs et de garants. Il ne s’agit pas, ou pas encore, d’un
champ aussi structuré que dans la définition qu’en donne
Bourdieu, mais plutôt, comme le montre Claude Poliak dans
son enquête sur un concours de nouvelles organisé par France
Loisirs, d’une marge ou d’un simili-champ, qui mime les
rituels d’entrée dans le champ littéraire, et promet des
satisfactions ou des compensations symboliques à celles et
ceux qui resteront, précisément, hors-champ :
On pourrait dire que ce concours littéraire, comme d’ailleurs tous les concours
destinés aux « amateurs », contribue à la réparation des « meurtres
symboliques » dont sont victimes les auteurs sans public. En d’autres termes,
ces entreprises de salut culturel s’emploient objectivement à modifier les
contours de la définition de l’écrivain, ce qui ne signifie évidemment pas
qu’elles y parviennent272.

C’est également sous le prisme du concours que l’on pourrait


appréhender la pratique contemporaine du slam – mais en
partie seulement. Dans sa version originelle, née aux États-
Unis dans les années 1980, mais aussi dans des compétitions
comme le Grand Slam National organisé chaque année par la
Fédération Française de Slam Poésie, le slam se présente sous
la forme du concours, ou plus exactement du tournoi, et se
réclame volontiers des joutes poétiques traditionnelles que l’on
peut observer dans différentes aires culturelles, à l’exemple
des formes médiévales comme la tenson en langue d’oc ou le
jeu-parti en langue d’oïl, ou des Tsiattista à Chypre. L’analogie
a certes ses limites : le slam entend opérer une démocratisation
de la poésie et ne prescrire aucune contrainte formelle, là où
les joutes traditionnelles s’appuient sur une pratique codifiée
et ritualisée qui sert de guide à l’improvisation. Un tournoi de
slam n’en constitue pas moins une compétition où les slameurs
s’affrontent sur scène en respectant des règles simples mais
strictes, consistant pour l’essentiel à proférer un texte original
(souvent écrit au préalable), sans accessoire ni
accompagnement (donc a capella) et dans un temps limité (de
trois à cinq minutes en général), la performance étant jugée par
le public (sous forme de notes ou à l’applaudimètre). Les voix
singulières se confrontent alors dans un concert qui est aussi
un duel interposé. Cette forme de slam n’est pourtant pas la
plus répandue en France, où prédomine la pratique de la slam-
session. Il s’agit d’un concours au sens originel du terme : une
rencontre ou une affluence de voix en un même lieu, dans une
optique d’échange et de partage plus que de compétition. Les
règles de passage sur scène restent les mêmes, mais
l’évaluation est remplacée par les encouragements ou les
remarques du public, et souvent par une consommation offerte
au slameur – le café étant un lieu de réunion idéal pour un
moment de partage et de débat public. La slam-session s’avère
donc « jeu plutôt que joute », comme le résume Camille
Vorger273, un jeu auquel chacun, et potentiellement n’importe
qui, est invité à se livrer à travers une performance unique.
L’ANTHOLOGIE
De même que le concours rassemble puis distingue des
individus épars en leur donnant des règles d’évaluation, de
confrontation ou du moins de comparaison, l’anthologie réunit
et choisit, selon des critères et des valeurs prédéterminés, des
textes singuliers qu’elle contribue ainsi à légitimer et à
valoriser. Elle hérite en cela d’une riche tradition : celle des
morceaux choisis, des fleurs poétiques et de la culture de la
compilation, si bien qu’à l’âge de l’imprimé renaissant puis
classique, l’anthologie constitue une forme majeure de
publication et de diffusion de la poésie. La Renaissance
marque à cet égard une période faste. La diffusion «
polygraphique » de la poésie (selon la terminologie de Jean
Vignes qui désigne par là une « diffusion en recueil collectif,
c’est-à-dire dans un volume groupant des pièces d’auteurs
multiples, sans que se distingue un auteur principal274 »)
l’emporte alors sur sa diffusion « autographique » (autrement
dit les livres publiés sous un nom d’auteur particulier), même
si la période correspond à une affirmation de la figure
individuelle de l’auteur, à l’exemple d’un Marot prenant la
responsabilité de la publication de ses œuvres. Comme
l’explique Adeline Lionetto, l’anthologie poétique du
XVIe siècle articule la singularité auctoriale et l’ouvrage
collégial en favorisant « la co-existence, dans une même
entreprise artistique, d’une autorité plurielle et d’une ou
plusieurs autorité(s) individuelle(s)275 ». Censées cueillir le
meilleur de la poésie du temps, les fleurs de poésie tirent ainsi
un double bénéfice de la logique d’essaimage : le collectif
permet d’acclimater les productions individuelles à l’air du
temps, et l’affichage des individualités, au moins pour les
noms les plus connus, peut faire espérer quelque succès. Du
reste, cette forme de publication collective restera l’un des
modes de circulation majeurs de la poésie pendant tout
l’Ancien Régime et même au-delà : le principe anthologique,
qui revient à sélectionner les meilleurs poètes du temps afin de
forger une communauté de goût et de pensée, prépare le
fonctionnement de la revue littéraire, et joue pleinement dans
un périodique comme L’Almanach des Muses, qui paraît de
1765 à 1833.
L’anthologie, cependant, ne fonctionne pas nécessairement
comme un outil de sélection : elle peut aussi chercher, dans
une logique représentative ou patrimoniale, à rendre compte de
la diversité d’une production poétique disséminée parmi la
communauté. Dans cette perspective, elle confine alors à la
collecte, selon le modèle établi en France par l’enquête
Ampère-Fortoul, lancée en 1852 par un décret et des
instructions officielles qui visaient la publication d’un Recueil
général des poésies populaires de la France. Menée de 1852 à
1876, cette vaste collecte a permis l’essor de tout un courant
de recherches folkloristes, qui prolonge par certains aspects un
romantisme confiant dans le génie du peuple, mais pose aussi
les bases d’une véritable ethnologie de la poésie ordinaire. Au
XXe siècle, les anthologistes désireux de mettre en valeur les
poètes et les créations populaires ne manqueront pas de puiser
leurs références dans les matériaux ainsi accumulés par les
érudits du XIXe siècle. Éluard, par exemple, cite dans Poésie
involontaire et poésie intentionnelle deux « Chansons des
Moissonneuses » figurant dans les Instructions adressées en
1853 par Ampère aux correspondants régionaux chargés de la
collecte276 ; le poète détenait également dans sa bibliothèque
les Barzaz Breiz. Chants populaires de la Bretagne, recueillis,
traduits et annotés par Hersart de La Villemarqué, dans la
sixième édition parue en 1867 chez Didier (le recueil original
date de 1839)277.
Amplifiant le travail d’Éluard sur les poètes involontaires, le
Trésor de la poésie populaire de Claude Roy (1954), s’inscrit
dans cette lignée anthologique en présentant ses sources
savantes, à commencer par les Rimes et jeux de l’enfance ou le
Recueil de chansons populaires publiés à partir de 1883 par le
folkloriste Eugène Rolland, mais aussi les travaux d’Arnold
Van Gennep sur les comptines et le folklore enfantin, les
Mélodies populaires des provinces de France recueillies en
1895 par le musicologue Julien Tiersot, les Légendes et
curiosités des métiers recensés en 1895 par Paul Sébillot
(fondateur de la Société des traditions populaires) ou les
Chansons populaires des provinces de France que fait paraître
en 1860 Champfleury, l’un des inventeurs de l’art populaire en
France.
De cette fréquentation des premières approches
ethnographiques du folklore poétique français, Roy tire une
leçon de prudence qui invite à se défaire de l’illusion
romantique d’une « miraculeuse génération spontanée278 » de
la Poésie au sein du Peuple, comme si elle en était l’âme
éternelle ou la parole naïve. L’anthologiste insiste plutôt sur
les chaînes de transmission qui finissent par produire la poésie
populaire, sur l’émergence d’un corpus grâce à « l’œuvre de
grandes masses d’hommes éprouvant et essayant un texte », et
sur « l’incessant va-et-vient de la tradition orale à l’expression
écrite279 » qui contredit le scénario primitiviste. Si Roy souscrit
à une pensée de l’essaimage, c’est parce que la poésie
collective lui semble se réaliser à travers la diffraction, la
circulation et l’anonymisation de créations individuelles. En ce
sens, un poème populaire n’est pas celui qui a été produit par
le peuple ou pour le peuple, mais celui que le peuple a adopté
et adapté, quel qu’en soit l’auteur originel.
LA PUBLICATION À COMPTE D’AUTEUR & L’AUTOÉDITION
Un dernier type de diffusion ressortit à la logique de
l’essaimage : la publication à compte d’auteur. Depuis le
XIXe siècle et la mise en place du système de l’édition
contemporaine, c’est en effet par cette case que passent bon
nombre de poètes débutants, et c’est cette étape que ne
dépassent pas bon nombre de poètes amateurs (ce qui fournit
au passage un critère pour les définir comme tels). La
publication à compte d’auteur pourrait à bon droit passer pour
une forme de démocratisation littéraire, si elle n’agissait en
réalité, le plus souvent, comme une redoutable discrimination
à deux coups : pécuniaire d’abord, puisqu’il revient à l’auteur
de financer les frais d’impression et de publicité de son livre ;
symbolique surtout, étant entendu que le compte d’auteur peut
signifier qu’aucun éditeur n’a accepté de défendre le texte en
jeu. Si l’édition à compte d’auteur fonctionne au mieux
comme un rite d’initiation, au pire comme un risque de
délégitimation, elle n’en demeure pas moins un mode de
diffusion dont la prise en compte est indispensable pour
comprendre la pratique sociale de la poésie.
Les publications à compte d’auteur opposent deux freins à
l’analyse : leur masse et leur relative invisibilité – non qu’elles
ne soient pas répertoriées par le dépôt légal, mais précisément
parce que cette procédure ne permet pas d’identifier leur statut
et de les différencier a priori du compte d’éditeur traditionnel.
En dépit de ces obstacles, l’édition poétique à compte d’auteur
a pu être étudiée, au moins pour le XIXe siècle, par un travail
pionnier : celui de Guy Rosa, Sophie Trzepizur et Alain
Vaillant, qui ont dépouillé la Bibliographie de la France de
1815 à 1937 afin d’établir une base de données de l’ensemble
des ouvrages poétiques signalés. La méthode bibliométrique
permet ainsi de dessiner à grands traits ce « peuple des poètes
» que matérialisent les 24 029 ouvrages poétiques recensés
entre 1815 et 1870 (pour 14 530 romans sur la même période).
Ce chiffre imposant s’explique sans doute par le poids de
l’édition à compte d’auteur, précisément parce que cette
formule offre au poète la possibilité de « garder la trace
typographique de quelques poèmes plus ou moins hâtivement
composés, souvent sans espoir raisonnable d’être lu », et
qu’elle permet ainsi au livre de poésie, « contre toute logique
éditoriale », de « se passer de public280 ». Au-delà des chiffres
bruts, l’examen des informations accessibles (titres, noms
d’auteurs, éditeurs ou lieux d’édition, formats…) donne
matière à des conclusions intéressantes sur l’étendue et les
limites de la généralisation de l’exercice poétique, au moment
même où Ducasse s’apprête à réclamer que la poésie soit faite
par tous :
Surtout, les chiffres révèlent une domination flagrante et inattendue des
appareils d’État : idéologiques – Églises, enseignement et professions des Arts
et Lettres – ou répressifs – Armée et Justice. Ensemble, ils couvrent plus de la
moitié de l’échantillon. C’est l’un des signes de la forte institutionnalisation
d’une poésie qu’on croyait marginale et « sauvage ». C’est aussi sans doute la
clef de son importance, mesurée au nombre de ceux qui s’y adonnent. Car elle
se développe à l’écart des institutions littéraires – grands éditeurs, Académie et
Institut, journaux, salons et cercles parisiens – mais on la voit largement ancrée
dans les appareils d’État ainsi que dans les associations culturelles, locales ou
nationales281.

Il vaudrait certainement la peine de reconduire une étude


similaire sur la période récente, du XXe siècle à aujourd’hui. Si
la sociologie des poètes amateurs a certainement changé, il y a
également fort à parier que la part de l’édition à compte
d’auteur est toujours notable dans la production de livres de
poésie en France. Ainsi, le dernier rapport disponible de
l’Observatoire du dépôt légal, pour l’année 2017, souligne
qu’« en comptabilisant à la fois les auteurs autoédités et les
ouvrages publiés à compte d’auteur ou par des prestataires de
tirage à la demande, on estime que ce secteur représente
environ 17 % des titres » parvenus à la Bibliothèque nationale
de France282. Si l’on se penche sur les classifications de la
Bibliographie nationale française pour avoir un aperçu des
publications déposées sous l’indice « poésie », on dénombre
un total de 3 808 notices pour 2018 et de 3 682 pour 2019,
parmi lesquelles la traditionnelle édition à compte d’auteur
semble avoir cédé le pas aux plateformes d’autopublication et
d’impression à la demande (comme Édilivre, premier déposant
d’ISBN en France, ou encore BoD-Books on Demand, Les
Éditions du Net, TheBookEdition…). L’essor du Web et des
possibilités d’autoédition en ligne donne ainsi, en ce début de
XXIe siècle, un nouveau corps numérique au désir de
publication que les poètes amateurs ne cessent de nourrir
depuis le XIXe siècle. On peut y voir l’indice d’une extension
accrue de la pratique littéraire, mais il n’est pas sûr que le
nouvel âge digital de la dissémination poétique offre
davantage de perspectives de reconnaissance que n’en donnait
la galaxie Gutenberg avec ses plaquettes de vers imprimées à
un tirage dérisoire. On peut même se demander si les poètes-
internautes d’aujourd’hui ne servent pas surtout de clientèle
potentielle aux services d’autoédition en ligne, qu’ils relèvent
de géants numériques comme Amazon avec Kindle Direct
Publishing, ou de sites de partage comme Wattpad. Quoi qu’il
en soit, un phénomène demeure : celui de l’essaimage de
l’écriture poétique à travers des publications individuelles qui,
si confidentielles et dépréciées qu’elles soient, fournissent à
leurs auteurs une satisfaction de taille : celle d’être publiés, et
d’entrer ainsi, au moins symboliquement, dans la communauté
de la Poésie.
Penser la pratique sociale de la poésie en termes d’essaimage
et de dissémination, à travers des exemples aussi divers que
l’écriture automatique, le concours, l’anthologie ou
l’autoédition, c’est ainsi faire droit, au sein même du collectif,
à l’individualité, à la singularité, à la personnalité. Autrement
dit, on a ici moins affaire à une poésie faite par tous que par
chacun, ou un par un, souvent à la marge des circuits
éditoriaux et à la porte de toute reconnaissance académique.
En ce sens, l’essaimage reste en-deçà de l’espérance avant-
gardiste en une poésie communautaire ou universelle,
susceptible de dissoudre les « tics » individuels dans une
énonciation impersonnelle. Pourtant, si elle n’accouche pas
nécessairement d’un nouvel état de la culture, l’addition des
voix singulières témoigne bien d’une appropriation élargie de
la poésie, au-delà de celle des auteurs reconnus, diffusés en
librairie, lus en public ou enseignés à l’école et à l’université.
COMPAGNONNAGE
La métaphore du compagnonnage invite à considérer la
poésie comme une association entre des travailleurs, des
ouvriers ou des artisans relevant d’un même corps de métier,
et produisant à l’aide de règles et de techniques dûment
transmises des œuvres marquées par cette formation
communautaire. Ce modèle artisanal et initiatique prend tout
son sens dans les termes parfois utilisés pour décrire ou
baptiser certains groupes littéraires et plus largement certaines
formes de solidarités créatrices : que l’on songe par exemple à
l’Ouvroir de Littérature Potentielle ou à la pratique des
ateliers d’écriture. Le poète-compagnon, le poète-artisan, le
poète-ouvrier : autant d’évocations où se conjuguent l’image
d’une corporation guidée par ses rituels, l’idée d’un savoir-
faire transmissible, et la part d’humilité qui sied à l’ethos du
travailleur accomplissant son devoir. De la référence au
compagnonnage, je retiendrai moins ces connotations plus ou
moins mythiques que deux orientations importantes dans la
perspective d’une poétique du collectif : d’une part la
constitution de liens de travail et de coordination entre les
acteurs d’un processus créatif ; d’autre part la convergence de
ce réseau d’interactions vers un même but, la réalisation d’une
œuvre commune.
Le compagnonnage implique en effet des solidarités, des
procédures et des échanges qui permettent de régler le travail
de création collective. En ce sens, les œuvres à plusieurs mains
apparaissent comme un concentré de ces « chaînes de
coopération » que le sociologue de l’art Howard S. Becker
distingue dans toutes les disciplines artistiques, et qui placent
l’artiste « au centre d’un réseau de coopération dont tous les
acteurs accomplissent un travail indispensable à
l’aboutissement de l’œuvre283 ». La notion forgée par
H. S. Becker permet en particulier de rappeler que toute
œuvre, loin d’être l’émanation d’un génie singulier, ne
s’incarne que par le relais et la participation d’acteurs et
d’institutions qui apportent leur cadre, leurs conditions et leurs
contraintes : dans le cas de la poésie, ces chaînes de
coopération impliqueraient par exemple les éditeurs, les
imprimeurs, les maquettistes, mais aussi les récitants ou les
professionnels du spectacle pour la poésie oralisée sur scène,
ou encore les programmeurs, les développeurs de sites Web ou
les créateurs de logiciels pour la poésie numérique.
L’association de ces différents acteurs, nécessaires à la
production de textes, de livres, de performances, de revues, de
festivals, de salons, de jurys, constitue ce que H. S. Becker
nomme un « monde de l’art » :
Dans cette perspective, les œuvres d’art ne représentent pas la production
d’auteurs isolés, d’« artistes » qui possèdent un don exceptionnel. Elles
constituent bien plutôt la production commune de toutes les personnes qui
coopèrent suivant les conventions caractéristiques d’un monde de l’art afin de
donner naissance à des œuvres de cette nature284.

Pour H. S. Becker, les chaînes de coopération et leurs


conventions caractérisent ainsi le fonctionnement général d’un
monde de l’art, en permettant la coordination des corps de
métier qui le constituent, et en normalisant les œuvres qui en
découlent (même si, en la matière, les normes sont loin d’être
intangibles). Ce modèle coopératif, pensé à l’échelle d’une
institution artistique, peut être réinvesti à l’échelle d’une
œuvre, et plus exactement dans le travail de composition et
d’élaboration du texte : tel est le sens attribué ici au
compagnonnage poétique.
Décrire le poème collectif comme une chaîne de travail entre
compagnons, c’est aussi insister sur la subordination des
tâches individuelles à la réalisation d’un projet commun.
Autrement dit, le compagnonnage poétique est un dispositif
qui met une pluralité d’auteurs au service de l’unité d’une
œuvre, sans que cela engendre nécessairement, sur le plan du
texte, une polyphonie ou une disparité des énoncés ; au
contraire, le poème composé à plusieurs mains invite
volontiers ses contributeurs à brouiller les pistes autant que les
voix. Alors que la métaphore de l’essaimage suggérait la
dispersion du collectif en autant d’œuvres que d’individus, le
modèle du compagnonnage nous fait ainsi entrer de plain-pied
dans une logique véritablement communautaire, où les
individus concourent à la production d’une seule œuvre. Le
collectif ne résulte plus, comme dans le cas précédent, de
l’addition de textes singuliers, mais de la synthèse – au moins
rêvée – de différentes interventions sur un même texte. Reste à
savoir comment ces interventions s’articulent entre elles et de
quelle latitude elles peuvent bénéficier.
COOPÉRATIONS
Il existe en effet, en poésie comme ailleurs, différentes
manières de travailler ensemble. À cet égard, on peut
distinguer deux grandes modalités : la coopération et la
collaboration. La coopération peut se définir comme une
interaction où la conduite du projet global se subdivise en
sous-tâches confiées à chaque membre du groupe : le travail
est morcelé, distribué et spécialisé ; il est en général tributaire
d’un programme établi à l’avance ; enfin il ne prend sens qu’à
l’issue du rassemblement final des productions individuelles.
La collaboration, quant à elle, apparaît comme une
organisation plus souple et favorable à l’autonomie des
participants. Elle fixe un but commun que chacun cherche à
atteindre par ses propres moyens, sans distribution des tâches,
et dans une concertation toujours sollicitée. En somme, alors
que la coopération obéit à une hiérarchie des actions et prévoit
une répartition des tâches, la collaboration permet à chacun
d’endosser des rôles différents, de participer de manière plus
égalitaire à la réalisation progressive de l’objectif commun, et
de relancer constamment l’interaction.
La poésie à plusieurs mains fait volontiers et
traditionnellement appel à la coopération : ne régit-elle pas,
par exemple, les Blasons anatomiques du corps féminin que
Clément Marot, instigateur du genre, publie en 1536 avant
d’en proposer des rééditions, enrichies en particulier de
contreblasons satiriques ? Le recueil collectif se présente ici
comme une tentative pour remembrer un corps féminin
parcellisé par la parole et le regard masculins. La coopération
préside également à des travaux beaucoup plus modernes,
même là où ne s’y attendrait guère : cette forme réglée de
compagnonnage apparaît ainsi dans certains jeux surréalistes,
où un protocole relativement simple mais d’autant plus net
permet aux participants, assignés à des rôles précis, de
contribuer à l’émergence d’une poésie de la rencontre fortuite
entre énoncés arbitraires.
On songe évidemment ici au cadavre exquis, que le
Dictionnaire abrégé du surréalisme définit en 1938 comme un
« jeu de papier plié qui consiste à faire composer une phrase
ou un dessin par plusieurs personnes, sans qu’aucune d’elles
puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations
précédentes285 » : la séparation des tâches est clairement
invoquée comme règle du jeu. Chaque intervenant remplit
ainsi un poste syntaxique nécessaire à la formation d’une
phrase souvent conforme au moule canonique enseigné à
l’école (sujet-verbe-complément), à l’exemple de l’énoncé
présenté comme fondateur (« Le cadavre exquis boira le vin
nouveau »), mais aussi de la plupart des échantillons recueillis
dans le n° 4 du Surréalisme au service de la Révolution en
décembre 1931. Cette distribution des rôles en vertu de
tournures syntaxiques et de positions pragmatiques est encore
plus nette dans les jeux en forme de conversation ou de
question/réponse qui émaillent les publications collectives :
ainsi « Le dialogue en 1928 », paru en mars 1928 dans La
Révolution surréaliste, ou « Le dialogue en 1934 », publié
dans le numéro spécial « Intervention surréaliste » de la revue
Documents 34, se présentent comme des tentatives de
définition à deux temps et à deux voix, articulant
l’interrogation « Qu’est-ce que… » et une assertion
commençant par un article ou par le présentatif « C’est… ».
Une variation à ce schéma est apportée dans le jeu publié en
1929 dans la revue Variétés (« Le surréalisme en 1929 »), et
qui prescrit à chaque joueur d’écrire pour l’un « une phrase
hypothétique commençant par SI ou par QUAND », et pour
l’autre « une proposition au conditionnel ou au futur sans lien
avec la phrase précédente ». Le modèle de l’exercice de
grammaire scolaire est ainsi convoqué et détourné pour
assigner aux participants une tâche spécifique, le « charme »
du jeu se dégageant de la réunion finale et imprévue des
énoncés ainsi produits286.
Ce modèle coopératif où chaque individu, se prêtant à un
protocole réglé d’avance, se voit confier une tâche qui
concourt à l’accomplissement de l’ensemble, est également
très présent dans la démarche de l’Oulipo. Ainsi les «
Exercices d’homosyntaxisme », publiés dans la rubrique
significativement intitulée « Tous ensemble » de l’Anthologie
de l’OuLiPo, accueillent des contributions où chacun des
membres du groupe propose un texte organisé selon une
séquence syntaxique (de verbes, de substantifs et d’adjectifs)
modelée sur un extrait des Enfants du limon de Queneau287. De
manière plus générale, la composition des anthologies
oulipiennes s’apparente elle-même à un travail coopératif
parfois délicat à mener, tant l’équilibre peut être difficile à
tenir entre la posture artisanale, démocratique et égalitaire
affirmée par le groupe, et la nécessité de trouver des maîtres
d’œuvre qui organisent la production collective et distribuent
les tâches. C’est en effet ce que montre Camille Bloomfield en
étudiant la genèse parfois délicate de La Littérature potentielle
(1973) ou de l’Atlas de littérature potentielle (1981), qui
affichent la signature collective de l’Oulipo mais qui sont le
fruit d’échanges et de discussions complexes288.
C’est en marge de l’Oulipo que l’on peut rencontrer l’un des
meilleurs exemples d’une coopération poétique reposant sur la
distribution des rôles, l’assignation des tâches et le
rassemblement des contributions singulières. Renga est publié
en 1971 par Paz, Roubaud, Sanguineti et Tomlinson : quatre
signatures délibérément affichées, quatre préfaces proposant
autant de visions personnelles du recueil, quatre langues
réunies comme pour conjurer la division d’après Babel.
Chaque auteur tient ici une place définie, que la combinatoire
du recueil organise selon une suite rigoureuse, ainsi décrite par
Paz :
[…] selon un ordre circulaire, chaque poète écrit une strophe et son
intervention se produit plusieurs fois : un mouvement de rotation dessine peu à
peu le texte, d’où ne sont exclus ni le calcul ni le hasard. Je dirai plus : c’est un
mouvement où le calcul prépare l’apparition du hasard. Je souligne que le
renga n’est pas une combinaison de signes, mais une combinatoire de
producteurs de signes : de poètes289.

S’écartant quelque peu de l’image idyllique d’une


communauté égalitaire et d’une combinatoire impersonnelle,
Tomlison lève de son côté le voile sur le fonctionnement du
groupe, en soulignant l’influence du tandem Paz-Roubaud sur
l’élaboration du recueil. Le poète mexicain apparaît ainsi
comme le véritable inspirateur de l’entreprise (la longueur et
l’enthousiasme de sa préface le suggèrent, du reste), tandis que
l’oulipien en devient l’architecte, grâce à la formule de
construction et d’enchaînement qu’il a mise au point pour
adapter le renga japonais :
[…] une fois accepté le système de permutations fourni par M. Roubaud, sous
la direction majestueuse du señor Paz, le poème fut. Il y eut dialogue, débat
même et un peu de satire réciproque, mais ils durent se soumettre au
déroulement propre du poème, à l’influence d’éléments intérieurs au poème,
moins affectés par la nécessité d’être « nous-mêmes » que par celle de
contribuer à une structure commune290.

COLLABORATIONS
Si la coopération repose sur un modèle pyramidal et sur une
division du travail, la collaboration apparaît comme un
processus horizontal où chaque intervenant, profitant de son
autonomie, peut s’emparer de la tâche collective afin de la
mener à bien. La conséquence de cette pratique est double :
non seulement elle rend le résultat final d’autant moins
programmable et prévisible, mais elle fait constamment appel
à des échanges, des relances, des rétroactions qui présupposent
une capacité d’adaptation, une souplesse d’écriture et une forte
connivence entre les auteurs, dont la relation, ainsi mise à
l’épreuve, devient alors un enjeu de l’expérience collective, au
même titre (voire davantage) que la production d’un contenu.
Les recueils collectifs de l’automatisme surréaliste illustrent
parfaitement le principe et le fonctionnement de la
collaboration poétique, à deux voix dans le cas des Champs
magnétiques (Breton et Soupault en 1919) et de L’Immaculée
Conception (Éluard et Breton en 1930), ou à trois voix avec
Ralentir travaux (Breton, Char, Éluard en 1930). Ces livres
mettent en œuvre un double paradoxe : l’un qui revient à
multiplier les auteurs pour mieux en finir avec l’Auteur, l’autre
qui consiste à susciter la spontanéité et à vouloir
l’involontaire. C’est pourquoi ils font appel, quoique sans
vraiment le dire, à de véritables protocoles créatifs sur lesquels
les scripteurs peuvent s’appuyer pour réguler leurs
interventions et guider leur inventivité. L’automatisme est
ainsi sollicité par la détermination a priori d’un cadre
d’écriture. Breton est d’ailleurs le premier à reconnaître que la
coulée automatique, pour s’inscrire dans la durée, doit suivre
une orientation préalable, un « minimum de direction » qui va
« généralement dans le sens de l’arrangement en poème 291 ».
La condition première de l’automatisme reste néanmoins
l’obtention d’une certaine vitesse d’écriture, nécessaire pour
déjouer les censures rationnelles ou morales : Les Champs
magnétiques, à en croire un commentaire rédigé en 1930 par
Breton, obéissent à la volonté de « varier, d’un [des] chapitres
à l’autre, la vitesse de la plume, de manière à obtenir des
étincelles différentes292 ». Dans cette perspective, un titre
comme Ralentir travaux est évidemment ironique, ce panneau
routier croisé sur les routes du Vaucluse ayant fourni à Breton,
Char et Éluard une antiphrase idéale pour désigner des poèmes
écrits au hasard d’une errance automobile, dans le feu et le jeu
d’une conversation à trois, et que Char qualifie dans sa préface
de « petits fagots hâtivement construits293 » : rapidité, brièveté
et ludisme forment ici le ressort de l’écriture.
La présence d’un cadre préétabli permet également
d’aiguiller l’automatisme collectif vers un horizon commun :
chaque chapitre des Champs magnétiques possède ainsi un
thème, une tonalité ou une atmosphère caractéristique (comme
le désespoir pour « La Glace sans tain » ou les souvenirs
d’enfance pour « Saisons »), tandis que L’Immaculée
Conception fait l’objet d’une composition soignée, guidée par
les références constantes au catholicisme dans les différentes
parties du livre (à travers le dogme de l’immaculée
conception, les « Possessions » ou le croisement du péché
originel et du jugement dernier dans « Le jugement originel »)
ainsi que par l’évocation des différentes étapes de la vie
humaine dans « L’homme » (« La conception », « La vie intra-
utérine », « La naissance », « La vie », « La mort »). Éluard et
Breton intègrent ainsi leurs textes automatiques dans la
perspective d’une véritable redéfinition de l’homme, en
rupture avec le christianisme comme avec le rationalisme,
grâce à des essais de simulation de délires censés remplacer «
la ballade, le sonnet, l’épopée, le poème sans queue ni tête et
autres genres caducs294 ».
La collaboration automatique se nourrit aussi de référents
contextuels ou de références hypotextuelles qui servent de
fonds commun aux scripteurs, et renforcent leur connivence.
Ralentir travaux garde le souvenir des circonstances de sa
composition en mars 1930. Les travaux routiers, le paysage
méridional, les images diffuses de femmes absentes viennent
par exemple se nouer dans les motifs des « cheveux », des «
ouvriers » et des « pierres » (« L’usage de la force ») ou bien
dans l’image de la « route-chevelure » avec laquelle Char
ouvre « On donne le change ». Quant au travail de
détournement citationnel, il est au fondement de la section «
Ne bougeons plus », dernière partie des Champs magnétiques
qui consiste en un collage de phrases publiées dans diverses
revues, ou encore de textes comme « Il n’y a rien
d’incompréhensible » et « Le sentiment de la nature »
(L’Immaculée Conception), qui récrivent librement des extraits
de presse : une chronique musicale parue dans L’Intransigeant
en septembre 1930 pour le premier, des articles tirés de La
Nature, célèbre revue scientifique du XIXe siècle, dans le
second cas.
Adossée à ces repères et à ces guides, la collaboration
automatique peut s’organiser de deux façons. La première
méthode est celle de l’écriture simultanée où les auteurs
poursuivent des chemins parallèles, le texte final résultant d’un
montage ; elle correspond à la volonté exprimée par le Second
manifeste du surréalisme d’explorer les phénomènes de
transmission de pensée grâce à des « textes surréalistes
obtenus simultanément par plusieurs personnes écrivant de
telle heure à telle heure dans la même pièce », le but étant de
faire surgir une « mise en commun » de la pensée et de lui
créer des « lieux de rencontre295 ». C’est sans doute d’une
expérience de ce type que résulte la série de poèmes écrits par
Breton et Char dans la nuit du 7 au 8 mai 1931, et dotés de
titres ironiques : « Poème genre scolaire », « Poème
exhibitionniste », « Poème prophétique », « Poème avec
vocabulaire », « Poème fin du monde » et « Poème
scatologique » (la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet
conserve ces six échantillons du côté de Breton, et seulement
les trois derniers pour Char296). Il est vraisemblable que
certains textes de L’Immaculée Conception ont par ailleurs été
écrits selon cette méthode.
La seconde possibilité d’organisation est successive : les
interventions s’enchaînent et éventuellement se corrigent sur le
mode de la greffe, de la continuation, de la reprise fluide ou au
contraire de la rupture tranchante, comme Char aime à le faire
en concluant certains poèmes de Ralentir travaux par un vers
nominal aussi bref qu’abrupt. La transmission du relais est ici
le point crucial, et le plus délicat sans doute à étudier :
l’articulation entre les scripteurs passe-t-elle entièrement par
l’écrit, à travers la lecture de la contribution précédente ? Ou
bien est-elle tributaire d’un recours à l’oralité, qu’il s’agisse
d’une lecture à haute voix des apports de chacun, ou d’un
dialogue plus ou moins improvisé entre les collaborateurs ? La
question est difficile à trancher. Si les manuscrits des Champs
magnétiques et de L’Immaculée Conception offrent par
exemple nombre de renseignements précieux sur l’attribution
des séquences, sur les variantes d’écriture et de lecture, sur
l’intensité de ce que Jacqueline Chénieux-Gendron nomme le
« travail automatique297 » et qui ne se réduit pas à la passivité
du premier jet, ils sont déjà une archive de la création
collective, orientée en vue de la publication. La préparation à
l’impression, en effet, représente aussi une part importante de
la collaboration surréaliste : c’est ce travail d’édition (au sens
d’établissement du texte) qui permet de transformer
l’expérience en livre, l’accueil du flux automatique en recueil
adressé au public. Breton s’est ainsi chargé des corrections, de
la sélection et du montage des textes qui aboutiront aux
Champs magnétiques, tandis que l’organisation de
L’Immaculée Conception semble partagée entre ses deux
auteurs.
La collaboration automatique, cependant, n’a pas pour seul
enjeu la publication d’un livre : elle est aussi une mise à
l’épreuve de la logique de groupe. En ce sens, chaque recueil
collectif rejoue la fondation du mouvement, depuis l’écriture
des Champs magnétiques en 1919. La réaffirmation de
l’identité et de la cohésion surréalistes intervient ainsi à des
moments clés et parfois difficiles de l’histoire du groupe :
l’année 1930, où paraissent successivement Ralentir travaux et
L’Immaculée Conception, marque une crise profonde,
ponctuée par la parution du Second manifeste, la violente
polémique entre Breton et les anciennes figures du
mouvement, et le choix d’un engagement révolutionnaire qui
implique aussi de montrer, par un rappel aux principes, que le
surréalisme demeure fidèle à ses origines tout en assumant
l’action politique. La publication de Ralentir travaux donnera
même à Breton l’occasion, dans sa « Lettre à A. Rolland de
Renéville » en 1932, d’enrichir sa réflexion sur la possibilité
d’une « collaboration poétique véritablement intime » en
expliquant, dialectique hégélienne à l’appui, que la synthèse
peut « être réalisée à trois mieux qu’à deux, le troisième
élément sans cesse variable étant de jonction, de résolution et
intervenant auprès des deux autres comme facteur d’unité 298 ».
Si la distinction entre modèle coopératif ou collaboratif
permet de mieux cerner le fonctionnement interpersonnel de
l’œuvre collective – avec un penchant plus hiérarchique dans
le premier cas, plus démocratique dans le second –, elle ne doit
pourtant pas être trop tranchée : le compagnonnage poétique
oscille souvent entre les deux pratiques, et la gestion éditoriale
d’un livre à plusieurs voix, par exemple, se retrouve souvent
déléguée à une ou deux personnes, une fois passée la phase de
collaboration scripturale. Coopération et collaboration peuvent
donc tout à fait se compléter, et ces deux formes d’interaction
soulèvent in fine un certain nombre de questions communes,
dont la résolution appelle des choix significatifs.
OUVERTURE & CLÔTURE
La première question est celle du nombre de collaborateurs,
qui peut être ouvert ou fermé. Les exemples que nous avons
mentionnés ont tendance à limiter les intervenants : deux, trois
ou quatre auteurs, ces nombres réduits favorisent sans doute
une collaboration efficace, rapide et souple, d’autant plus
fluide que les poètes se connaissent mieux. Le microgroupe
semble ainsi incarner une association idéale, sur le modèle du
club, voire de la société secrète, qui imprègne les pratiques de
l’Oulipo ou du surréalisme. Sans doute existe-t-il sur ce point
une tension entre la volonté avant-gardiste d’une poésie faite
par tous et la réalité d’une poésie faite à quelques-uns
seulement. Mais on peut aussi voir dans le compagnonnage un
modèle réduit de la démocratie poétique à venir – un essai, en
toute modestie, de ses possibilités et de ses limites. La hauteur
de l’ambition tout comme la modestie de son début de
réalisation sont, par exemple, soulignées par Claude Roy dans
la préface qu’il donne à Renga en 1971 :
Yamakochi pensait aux alentours de 750 qu’il ne faut pas faire pousser le riz
pour le manger seul. Lautréamont pensait vers 1860 que « La poésie doit être
faite par tous, non par un ». En 1969 quatre poètes se donnent, des quatre coins
d’Europe, rendez-vous à Paris, pour essayer de faire, sinon la poésie par tous,
du moins à plusieurs299.

Le fait qu’une expérience de poésie collective ne réunisse


qu’un petit nombre d’auteurs n’interdit d’ailleurs pas, en droit,
l’ouverture à d’autres collaborateurs. Commentant Renga, Roy
précise ainsi qu’il s’agit d’une aventure « qu’Octavio Paz
souhaite ne point clore avec ce poème à quatre mains. Il rêve
que ce projet se continue, que d’autres voix s’y mêlent,
d’autres poètes, et d’autres langues300 ». Plus récemment, avec
l’essor du Web et la multiplication des utilisateurs de réseaux
sociaux, l’idée d’une collaboration indéfiniment ouverte a
même pu trouver son accomplissement avec certaines
expériences de poésie numérique comme The longest poem in
the world 301. Ce site Web anglophone, développé entre 2009 et
2020 par Andrei Gheorghe, se présentait comme une
plateforme qui reproduisait en temps réel un flux continu de
tweets qui rimaient : la liste des collaborateurs – certes
involontaires – s’étendait potentiellement à l’ensemble de
Twitter, dont les comptes pouvaient être moissonnés par le
logiciel, pour peu que les messages répondissent aux
conditions requises pour alimenter le texte. Parmi les critères
figuraient par exemple la rédaction « dans un anglais correct »
et un nombre « raisonnable » de syllabes.
SYNCHRONIE & DIACHRONIE
Comme le suggèrent les exemples précédents, la question de
l’extension du nombre de collaborateurs est étroitement reliée
à celle de la temporalité de la collaboration, selon qu’elle joue
en synchronie ou en diachronie. Le compagnonnage poétique
correspond souvent à une pratique limitée dans la durée : celle
qui s’avère nécessaire à l’achèvement de l’œuvre, et qui se
borne à une session, une saison, une parenthèse. Le cas de
l’automatisme collectif ou de Renga est à cet égard éloquent :
les participants se retrouvent pour un temps d’exception, celui
d’une fête ou d’une épreuve, ou plus profondément d’un rite
initiatique, qui marque la mise à mort symbolique de
l’individualité littéraire au profit de ce que Paz appelle la «
construction d’un autre espace pour la manifestation de la
parole plurielle302 ». Roy indique ainsi que Renga a été écrit en
une semaine, dans « le sous-sol d’un petit hôtel de la rive
gauche à Paris », circonstance que le préfacier charge de
connotations mythiques : « Au mois d’avril 1969, quatre
poètes d’Europe disparurent sous terre pendant une semaine.
Dans les mythes, les retraites souterraines augurent toujours de
l’éclosion d’une moisson303. » Côté surréaliste, à en croire le
témoignage de Breton vers 1920, Les Champs magnétiques ont
été écrits « en six jours », délai qui sera porté à huit dans la
note de 1930 sur l’exemplaire n° 1 du livre304 ; Soupault, lui,
doublera cette estimation. Le compagnonnage automatique est
toujours compris dans un laps de temps resserré : Ralentir
travaux a été composé du 25 au 30 mars 1930 par Breton,
Char et Éluard au gré de leur voyage en Vaucluse ; quant à
L’Immaculée Conception, deux semaines de septembre 1930
ont suffi pour mener à bien ce livre, comme nous l’apprend la
« Note sur une collaboration » publiée en 1935 par Éluard et
Breton : « Ce livre fut écrit en quinze jours, et encore n’y
consacrâmes-nous que nos loisirs réels305. » L’expérience
collective est ainsi liée à des circonstances autant qu’à des
affinités particulières : à la fois gage d’amitié, association
ludique et poésie partagée, cette communauté de parole
n’advient que le temps d’un moment privilégié.
Mais le compagnonnage se comprend aussi comme une
transmission : rien d’étonnant, dès lors, à le voir s’échelonner
dans le temps, sous la forme de la poursuite, de la variation ou
de la continuation. La poésie médiévale offrirait de nombreux
exemples de cette démarche, depuis La Chanson de Roland
dont Gaston Paris disait que son auteur « s’appelle Légion » et
comprend les « poètes de profession, qui inventaient de toutes
pièces des épisodes propres à augmenter l’intérêt du poème306
», jusqu’au Roman de la Rose où s’articulent les voix, si
différentes, de Guillaume de Lorris et de Jean de Meung. Le
prolongement, la reprise, la variante, et dans une certaine
mesure la performance (pour une poésie oralisée) peuvent
apparaître comme autant de gestes qui construisent l’œuvre
dans la durée, lui donnant ainsi des chances de réinvention et
de réactualisation. La continuation, du reste, ne se borne pas à
la poétique médiévale. Elle se prête facilement au cadre
narratif, un récit initial pouvant être récrit, continué, rectifié ou
complété par des suites, des analepses ou des branches : les
fan fictions que publient les amateurs sur le Web en sont un
exemple flagrant. Mais la pratique ne concerne pas que les
littératures populaires : on la voit à l’œuvre dans Le Voyage
d’hiver et ses suites, que les membres de l’Oulipo publient
collectivement en 2013, en forme d’hommage à Perec. La
poésie moderne se prête elle aussi au jeu de la continuation,
comme en témoigne le passage de relais entre Marcel
Duchamp et Robert Desnos pour donner corps aux équations
verbales de Rrose Sélavy. Et sur un mode plus large encore, en
une collaboration poétique de masse qui allie rhétorique
publicitaire et jeu de société généralisé, la réclame en vers
pour le Savon du Congo apparaît à la fin du XIXe siècle comme
un vaste compagnonnage labellisé par ce fameux savon, et
sans cesse continué par une foule de contributeurs anonymes
ou pseudonymes, comme le rappelle Marc Angenot dans le
livre qu’il a consacré à cette œuvre poétique collective unique
en son genre :
Le Savon du Congo, en tant que signataire éponyme couvrant le collectif
labeur lyrique de six mille écrivains, fut le plus abondant et le plus varié des
poètes français entre la Commune et la Première Guerre mondiale307.

LA QUESTION DE L’AUTEUR
Parce qu’il réunit plusieurs écrivains au service d’une même
œuvre, le compagnonnage soulève enfin le problème crucial
de l’identité auctoriale : qui doit-on ou peut-on considérer
comme l’auteur d’une œuvre collective ? Il ne s’agit pas
seulement de comprendre comment s’organise concrètement la
collaboration ou la coopération, mais de comprendre comment
se donne symboliquement à lire le texte collectif en se plaçant
sous l’autorité – ou non – d’un ou de plusieurs garants, réels
ou fictifs, que la signature permet d’identifier ou d’accréditer.
C’est pourquoi la question du nom d’auteur est souvent
significative dans la poétique, la diffusion et la réception du
poème à plusieurs mains. De ce point de vue, trois grandes
possibilités s’offrent aux écrivains, du moins si l’on prend
appui sur la typologie des noms d’auteur présentée par Gérard
Genette dans Seuils : onymat, anonymat et pseudonymat308.
Le choix de l’onymat implique de diffuser l’œuvre collective
en mentionnant le nom de l’ensemble des participants : on a ici
affaire à une multiauctorialité assumée, comme dans le cas des
recueils surréalistes collectifs ou des collaborations du type
Renga. Dans le cas de Renga, la spécificité de chaque poète est
d’autant plus repérable qu’elle se confond avec l’usage d’une
langue particulière, même si des phénomènes de brouillage, de
citation et de polyphonie viennent peu à peu mélanger les
idiomes. Ici comme dans toute œuvre collective, la mention
des noms d’auteur incite à rechercher la part attribuable à
chacun, à s’interroger sur la possibilité d’une fusion des styles,
à s’intéresser aux phénomènes de rupture et de continuité qui
peuvent affecter la coexistence d’écritures singulières. C’est
d’ailleurs précisément pour cette raison que les livres
surréalistes à plusieurs voix, tout en incluant leurs auteurs dans
le paratexte, prennent soin, dans l’espace du texte, de ne livrer
aucune marque distinctive qui permettrait d’identifier tel ou tel
contributeur : il s’agit en effet d’aboutir à une forme de
concordia discors, de suggérer la continuité d’un langage sous
la diversité des voix, d’atteindre ce point suprême si important
dans la pensée de Breton et identifié dans Ralentir travaux à la
synthèse hégélienne entre les trois auteurs du recueil.
Mais chassée par la porte, l’identité individuelle des auteurs
revient souvent par la fenêtre : Breton, Éluard ou Char ont
indiqué dans certains exemplaires des Champs magnétiques ou
de Ralentir travaux les limites respectives de leurs
contributions. Certes, ces marques de propriété ont été
déposées dans un cadre privé, sans intention de publication, et
elles n’ont été connues que par les éditions critiques des
recueils ou des manuscrits en fac-similé. Il n’en reste pas
moins que le choix de l’onymat accentue le désir d’identifier
la singularité auctoriale. En effet, si un nombre réduit de
participants facilite l’usage des signatures individuelles, qui
concorde en outre avec les normes éditoriales, l’identification
de chacun des intervenants n’est pas si neutre qu’elle en a l’air.
Elle sous-entend que l’ouvrage, même pluriel, n’a pas aboli les
individualités, ce qui invite le lecteur à se demander si et
comment les voix parviennent à s’unir entre elles. Autrement
dit, l’onymat appelle une critique d’attribution que l’entreprise
collective, précisément, tend à déjouer : on nage alors en plein
paradoxe. C’est que la singularité ne s’efface pas si facilement,
et la présence des signatures est l’indice de la persistance de
l’auteur, de son nom et de sa fonction.
Cette situation paradoxale peut être résolue, ou évacuée, par
l’adoption d’un pseudonyme collectif, susceptible d’évoquer,
de créer ou de revendiquer une auctorialité collective. Tel est
le cas des publications signées, par exemple, au nom et du
nom d’un groupe ou d’un mouvement : Le Voyage d’hiver et
ses suites est ainsi cosigné par Perec et par l’Oulipo en tant
que communauté indistincte, réunie en hommage à l’un de ses
membres. Si l’on pousse encore d’un cran la logique du
pseudonymat collectif, on s’aperçoit qu’elle s’accompagne
volontiers de l’anonymat individuel, comme pour mieux
effacer la singularité des auteurs particuliers au profit de la
logique communautaire. Plusieurs projets récents font appel à
ce modèle, comme le collectif italien Wu Ming qui regroupe
plusieurs romanciers dont les publications sont entourées
d’une constellation de laboratoires d’écritures collectives, de
rencontres avec le public ou de projets numériques sur
Internet. En France, sur un versant qui conjoint écriture
poétique, force pamphlétaire et radicalité politique, le Comité
invisible signe collectivement des manifestes comme
L’insurrection qui vient (2007) ou Maintenant (2017), qui lui-
même met en exergue des tags et des slogans nés dans la
manifestation ou l’émeute. Quant au Général Instin, ce projet
collectif (plus de deux cents participants revendiqués à ce jour)
et protéiforme (il a investi le Web et en particulier le site
remue.net depuis 2007, mais joue de la plasticité entre formes
numériques, réseaux sociaux, festivals et publications papier)
se donne pour ambition de tisser les vies fictives, secrètes et
fantomatiques d’une figure oubliée qui repose au cimetière du
Montparnasse : le général Adolphe Hinstin, frère de Gustave
qui fut le professeur de rhétorique d’Isidore Ducasse. Comme
si la poésie faite par tous, à une époque contemporaine qui
interroge volontiers les formes biographiques et
autobiographiques, débouchait sur une vie inventée par tous.
Mais il se pourrait bien plutôt que l’essor des collectifs
littéraires dans la littérature contemporaine, comme le
montrent Anthony Glinoer et Michel Lacroix dans La
Littérature contemporaine au collectif, soit le signe de
l’abandon du modèle avant-gardiste du XXe siècle, en tant que
communauté militante et idéologique, au profit de « la volonté
d’une activité commune basée sur l’action et non sur
l’établissement d’une doctrine et sur une institutionnalisation
rapide », et de la volonté « d’horizontalisation et d’apaisement
des rapports sociaux309 ».
L’adoption d’un pseudonyme collectif va souvent de pair
avec la troisième modalité de présentation distinguée par
Genette, l’anonymat, qui représente l’ultime étape du procès
intenté par la poésie impersonnelle à la figure de l’Auteur. Cet
anonymat joue sur deux plans : il peut renvoyer à celui d’un
écrivain s’effaçant derrière une instance collective (les
Éditions surréalistes, l’Internationale situationniste, le Général
Instin…), mais aussi à l’impossibilité radicale d’assigner une
œuvre à un ou à des auteurs, soit que leur identité ait été
camouflée ou perdue (c’est par exemple souvent le cas parmi
les « poètes de réclame » dont Laurence Guellec a étudié
l’activité dans la presse du XIXe siècle310), soit que la
multiplication des interventions à travers le temps rende
impossible une attribution certaine (on revient alors au cas de
la « Légion » que G. Paris voyait à l’œuvre dans La Chanson
de Roland). Les variations possibles du nom d’auteur, jusqu’à
son absence, montrent ainsi combien le compagnonnage est
une association souple, qui autorise des stratégies différenciées
pour un même mouvement (l’Oulipo, la Bibliothèque
oulipienne ou les noms propres conjugués d’un Forte, d’un
Jouet et d’un Roubaud apparaissent comme autant de manières
de décliner l’identité du groupe), et qui peut graduellement
aller de la reconnaissance de l’individualité à son effacement
ou à son éviction, au moins rêvée.
Au-delà du nom de l’auteur, c’est plus profondément sa
fonction qui est affectée par de telles œuvres. On sait que
Michel Foucault décrivait la fonction-auteur comme « un
régime de propriété » et « un certain être de raison » qui «
n’est que la projection, en des termes toujours plus ou moins
psychologisants, du traitement qu’on fait subir aux textes311 ».
Les œuvres à plusieurs mains invitent non seulement à
dépersonnaliser et à désindividualiser l’auteur, mais à se
demander si quelque chose comme un auteur collectif est
possible – concept paradoxal dans le régime de singularité qui
caractérise la production artistique en général, et littéraire en
particulier, depuis les temps modernes et le romantisme. Dans
ces conditions, il importe donc d’articuler les entreprises de
poésie collective à la « fonction-groupe » telle que la
présentent Guillaume Bridet et Laurence Giavarini, en la
calquant sur la fonction-auteur de Foucault afin de construire
un outil critique et heuristique favorable à une relecture de
l’histoire littéraire312.
Toujours est-il que, pour des avant-gardes soucieuses de
promouvoir la poésie faite par tous à travers des œuvres
réalisées par quelques-uns, le choix de l’anonymat ou
l’adoption d’un pseudonyme collectif s’est avéré une question
cruciale autant que délicate, riche d’implications esthétiques et
politiques. La disparition de l’identité des auteurs individuels
tend en effet à la collectivisation de la poésie, à l’abolition de
la propriété littéraire et au dépassement de la spécialisation de
l’activité artistique : aussi voit-on les surréalistes et les
situationnistes se référer à l’analyse de Marx et Engels dans
L’Idéologie allemande, pour lesquels « la concentration
exclusive du talent artistique chez quelques individualités et,
corrélativement, son étouffement dans la grande masse des
gens, est une conséquence de la division du travail », et qui
soutiennent que dans une société communiste, « il n’y aura
plus de peintres, mais tout au plus des gens qui, entre autres
choses, feront de la peinture313 ». Formule qui sera elle-même
détournée par Debord (« Dans une société sans classes, peut-
on dire, il n’y aura plus de peintres, mais des situationnistes
qui, entre autres choses, feront de la peinture314 ») et qui, à vrai
dire, fait sortir du principe même du compagnonnage.
Envisager la fin de la spécialisation poétique, de la
professionnalisation de l’écrivain et corollairement de la
commercialisation des œuvres, c’est en effet envisager une
nouvelle logique, celle du partage. Utopie ? Sans doute, mais
une utopie qui oriente bon nombre de démarches poétiques
modernes et contemporaines – pour peu que, dans cette
perspective, elles ressortissent encore à la poésie entendue
comme une forme d’écriture littéraire.
PARTAGE
Si « Autant de têtes, autant de poèmes » peut passer pour la
devise de l’essaimage et « Un poème pour tous, tous pour un
poème » pour celle du compagnonnage, le partage se donnerait
plutôt ce mot d’ordre : « Il n’y a pas de poèmes, il n’y a que
des poètes. » Car ce qui différencie la logique de partage des
deux précédentes, c’est qu’elle vise moins à créer des œuvres
qu’à permettre, voire à susciter une pratique sociale de la
poésie qui soit à elle-même, et indépendamment des résultats
obtenus, sa propre fin. Autrement dit, en termes aristotéliciens,
le partage est une action collective qui ne met pas l’accent sur
la poiesis mais sur la praxis. Dans ces conditions, le partage
valorise moins les objets éventuellement produits que le
processus de production lui-même : ce qui compte dans cette
perspective, ce sont la qualité, l’intensité, la richesse de
l’interaction, et surtout sa capacité à changer la vie des
individus qu’elle relie, tout comme à transformer le monde,
même à petite échelle.
UNE UTOPIE COMMUNAUTAIRE
Les dispositifs de partage sollicitent, plus que la
collaboration à une tâche commune, la participation à une
expérience communautaire. Participation : le terme est surtout
employé ici pour ses connotations politiques (lorsqu’il est par
exemple envisagé dans le cadre de la démocratie participative,
avec l’idée d’une implication directe des citoyens dans la
chose publique), médiatiques (sur le modèle du Web 2.0 des
années 2000, caractérisé par davantage de simplicité et
d’interactivité) mais aussi… sportives (si l’on pense à l’esprit
de fair-play résumé par la citation apocryphe de Pierre de
Coubertin : « l’essentiel, c’est de participer »). Dès lors, et
pour le dire vite, le partage consiste moins en une communauté
de création qu’en la création d’une communauté – une création
continuée par la participation active de chacun de ses
membres, si l’on veut bien pardonner ce détournement de
Descartes.
En ce sens, le partage poétique rejoint des pratiques
artistiques qui se sont développées depuis le début du
XXe siècle, comme les happenings, les installations, les
déambulations, les interpellations du public, les
réappropriations plus ou moins sauvages de l’espace urbain
(affiches, tags, graffiti). Autant de gestes qui se présentent
comme un art de participation, impliquant l’artiste aussi bien
que le public, comme un art d’intervention, cherchant à
modifier la réalité sociale ou sa perception, et comme un art de
relation, au sens où Nicolas Bourriaud a pu défendre une «
esthétique relationnelle » conçue comme un « ensemble de
pratiques artistiques qui prennent comme point de départ
théorique ou pratique l’ensemble des relations humaines et
leur contexte social, plutôt qu’un espace autonome et privatif
315
».
Intervention, participation, relation : telles sont les valeurs
que l’idée de partage reconduit en matière de poésie collective.
À ce titre, le partage entre dans le champ de ce que Paul
Ardenne nomme l’art contextuel : « Un art dit “contextuel”
regroupe toutes les créations qui s’ancrent dans les
circonstances et se révèlent soucieuses de “tisser avec” la
réalité316. » Et dans ce tissage, le public fait partie intégrante
du processus de création, au point de le transformer en co-
auteur d’un work in progress qui sort « du registre de l’autorité
» pour glisser « vers celui de l’invitation317 ». La littérature
contemporaine n’échappe pas à ce mouvement et se fait elle
aussi contextuelle, comme en témoignent les deux numéros de
Littérature qu’Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel ont consacrés
en 2010 puis 2018 à la « littérature exposée318 ». David Ruffel
rattache même explicitement la « littérature contextuelle » aux
esthétiques mises en évidence par P. Ardenne, décrivant « une
littérature qui se fait donc “en contexte” et non dans la seule
communication in absentia de l’écriture, du cabinet de travail
ou de la lecture muette et solitaire des textes319 ». Ce tournant
contextuel, la poésie avant-gardiste la plus soucieuse d’un
partage de la poésie hors du livre a été l’une des premières à le
prendre :
Ainsi les formes de « poésie marchée » et d’explorations urbaines (depuis la
flânerie baudelairienne jusqu’aux dérives situationnistes), la performance et la
poésie sonore (depuis Dada jusqu’à Fluxus et Bernard Heidsieck) relevaient
d’une volonté de sortir de l’assise du livre, de mettre la poésie debout, avec le
corps du poète, d’en faire une action320.

Dans le champ de l’art contextuel, les dispositifs de partage


ont ceci de particulier qu’ils ne cherchent pas seulement à
pratiquer la poésie in situ, mais à relativiser le rôle même du
poète, qui n’est plus le démiurge, l’artisan, l’inspiré ou le
savant, mais un médiateur, un joueur ou un organisateur :
autant de déclinaisons de la figure du « maître ignorant »
analysée dans le livre de Jacques Rancière. Non content de
redistribuer les rôles, le partage redéfinit les frontières mêmes
de la poésie : dans la mesure où le livre offert à la lecture
silencieuse ou le texte récité devant des auditeurs ne
constituent guère des formes adéquates à un art participatif, la
poésie tend ici à se faire action, événement ou performance, et
à se vivre comme une pratique esthétique au sens
étymologique du terme, c’est-à-dire capable de solliciter
l’expérience de tous les sens. Une telle reconfiguration engage
dès lors un nouveau « partage du sensible », pour reprendre un
autre titre de J. Rancière, qui insiste sur la faculté des énoncés
littéraires ou politiques à devenir des « quasi-corps » dont la
circulation sociale « détermine des modifications de la
perception sensible du commun, du rapport entre le commun
de la langue et la distribution sensible des espaces et des
occupations321 ».
Ce serait pourtant fausser la perspective que de considérer la
logique du partage sous le seul prisme de l’art moderne et
contemporain. Les différentes traditions de poésie orale
mettent elles aussi en œuvre un principe de partage, en
particulier à travers l’expérience fondamentale de la
performance, que Paul Zumthor définit comme « l’action
complexe par laquelle un message poétique est simultanément
transmis et perçu, ici et maintenant », et à travers laquelle «
locuteur, destinataire(s), circonstances […] se trouvent
concrètement confrontés, indiscutables322 ». La performance
crée ainsi une « durée propre », mais elle-même insérée dans
une « durée sociale » qui l’encadre, la ritualise et lui donne son
sens collectif. Dans ce cadre, la performance fonctionne aussi
comme une réunion qui inclut pleinement le public à l’œuvre
exécutée, transformant les récepteurs en acteurs et en co-
auteurs de l’événement poétique. La performance favorise
ainsi la participation, dans un moment de fête où les individus,
sans s’abolir dans le collectif, adhèrent à la communauté :
Dans la récitation ou le chant entièrement chorals, où tous les individus co-
présents dans le lieu de la performance prennent part à l’exécution (ainsi que le
pratiquent couramment beaucoup de sociétés), interprètes et auditeurs se
confondent. Pourtant, au sein de l’action commune, les diverses instances
fonctionnent distinctement : en chantant avec eux je les entends chanter, et le
sentiment de cette communauté confirme ma volonté de chanter, ce qui accroît
pour nous tous la joie du chant323…

La fête, l’échange, la dialectique du don et du contre-don,


voilà au fond ce qui est à l’œuvre dans un dispositif de partage
poétique. À cet égard, ce sont sans doute les situationnistes qui
ont poussé le plus loin cette logique du potlatch (selon le titre
du bulletin de l’Internationale lettriste qui a précédé la
fondation du mouvement entre 1954 et 1957), ce qui les a
conduits à frapper de vacuité l’idée même d’œuvre. Fruit d’un
travail spécialisé, fétiche susceptible de devenir marchandise,
produit séparé de l’action qui l’a façonné, aliment de
contemplation esthétique, l’œuvre ressortit en effet à l’ordre
du spectacle tel que l’a analysé Debord. C’est pourquoi le
situationnisme lui préfère le partage – ou la communication, en
retrouvant la force étymologique d’un terme qui désigne la
mise en commun. La note 187 de La Société du spectacle
diagnostique ainsi « le mouvement de décomposition moderne
de tout art, son anéantissement formel », pour mieux lui
opposer « le fait qu’un langage commun doit être retrouvé
[…], mais qu’il doit être retrouvé dans la praxis, qui rassemble
en elle l’activité directe et son langage ». À la représentation
qui est perte et séparation, Debord substitue alors la
communication qui est possession et réunion : « Il s’agit de
posséder effectivement la communauté du dialogue et le jeu
avec le temps qui ont été représentés par l’œuvre poético-
artistique324. » Détournements de matériaux préexistants,
dérives urbaines, constructions de situations, tels sont alors les
dispositifs de partage qui permettent d’opérer le déplacement
de la poésie vers une forme de vie commune.
L’exigence d’une praxis collective traverse les contributions
à l’Internationale situationniste. Debord, dans sa « Théorie de
la dérive » (décembre 1958), concède par exemple qu’« on
peut dériver seul », mais pour avertir aussitôt « que la
répartition numérique la plus fructueuse consiste en plusieurs
petits groupes de deux ou trois personnes parvenues à une
même prise de conscience », comme si ce partage seul pouvait
créer les conditions favorables « pour se laisser aller aux
sollicitations du terrain et des rencontres qui y
correspondent325 ». Par sa volonté de reconduire l’art dans la
vie, pour emprunter la formule de Peter Bürger, le
situationnisme confère ainsi au partage une vocation
révolutionnaire, comme le proclame le « Manifeste » paru en
juin 1960 dans la revue du groupe : « Contre le spectacle, la
culture situationniste réalisée introduit la participation totale.
Contre l’art conservé, c’est une organisation du moment vécu,
directement. » Il s’agit de se projeter dans une société « où
tout le monde deviendra “artiste”, à un sens que les artistes
n’ont pas atteint : la construction de leur propre vie326 ». Si
construire sa vie devient le dispositif suprême, alors il n’y aura
plus d’artistes, de producteurs, de consommateurs, de
professionnels ou d’amateurs, ni même de situationnistes –
mais une communauté censée réaliser « l’authentique poésie,
c’est-à-dire la construction libre de la vie quotidienne », selon
les termes de Raoul Vaneigem en janvier 1963327.
DES EXPÉRIENCES SOCIALES
Si les situationnistes ont poussé la logique du partage jusqu’à
son terme – la disparition des œuvres et des individualités qui
les produisent et les reçoivent – d’autres groupes d’avant-
garde ont bien souvent conservé l’horizon utopique de ce
dispositif, tout en pratiquant des formes de partage moins
élaborées et moins systématiques, ou en choisissant plus
volontiers le cadre du compagnonnage. Breton, par exemple,
revenant dans ses Entretiens sur l’effervescence du futur
groupe surréaliste en 1923-1924, évoque ainsi le temps
heureux d’une « collectivisation des idées » où s’abolissent
l’égoïsme, l’individualisme et le sens de la propriété : « Nul ne
cherche rien à garder pour soi, chacun attend la fructification
du don à tous, du partage entre tous328. » L’automatisme ou les
jeux surréalistes, en ce sens, peuvent être considérés sous
l’angle du partage dès lors qu’ils ne prétendent pas produire
d’œuvres, mais demeurer, au sens littéral, un jeu de société : à
la fois comme rituel de connivence entre des socii appartenant
à un groupe particulier, et comme simulacre d’une société
alternative, émancipée des règles de la logique, de la morale et
de l’art. Breton, du reste, exalte surtout dans l’automatisme la
possibilité de dépasser la personnalité littéraire et de trouver «
la clé d’un trésor » qui « n’est autre que le trésor collectif 329 ».
L’Oulipo également, de son côté, propose certains dispositifs
de partage où la réalisation d’œuvres compte moins que
l’invitation à expérimenter les contraintes formelles et à
explorer ainsi, à défaut de les épuiser, les potentialités et les
combinaisons qui font la littérature. Depuis les années 1980,
l’ouverture croissante des activités oulipiennes au grand public
est venue rendre manifeste cette tendance au partage, qui s’est
en particulier concrétisée dans des installations telles que Troll
de tram à Strasbourg (1994), qui anime les panneaux du
tramway avec des créations textuelles liées au nom des
stations, et Les Clous de l’Esplanade à Rennes (2010),
promenade en 170 mots inscrits sur des clous insérés dans le
sol, et qui permettent aux marcheurs qui les arpentent de
composer des phrases-palindromes. Ainsi inscrite dans
l’espace urbain, la poétique oulipienne rejoint la démarche des
arts contextuels et participatifs. Nés de commandes publiques
et par là même bien éloignés de l’esprit situationniste, ces
projets n’en témoignent pas moins d’une entreprise de
démocratisation littéraire dont participent aussi les ateliers
d’écriture organisés par certains membres du groupe ou
inspirés par ses principes. Coraline Soulier souligne ainsi
l’efficacité de la contrainte dans le cadre d’ateliers menés en
classe, qui sont « avant tout un lieu de partage », dans lequel «
la contrainte de réécriture désacralise le texte “source”, et la
contrainte d’écriture l’acte même d’écrire330 ».
Cette convergence entre l’Oulipo et l’atelier d’écriture
montre que la logique de partage, loin d’être l’apanage
d’expérimentations avant-gardistes, accompagne en
profondeur, depuis les années 1970, le développement de toute
une série de pratiques créatives tournées vers la socialisation
des individus et la démocratisation de la culture. L’aspiration à
un art collectif et participatif relie ainsi les ateliers d’écriture
aux travaux oulipiens et plus largement aux recherches des
avant-gardes contemporaines de Mai 68, comme l’indique
Michèle Monte :
La dimension collective, opposée à l’individualité du génie, est commune aux
revues d’avant-garde qui reflètent des positions de groupe et aux ateliers où
sont volontiers pratiqués – plus ou moins selon les courants – la lecture des
textes dans le groupe, l’écriture à plusieurs, l’échange de textes pour la
réécriture331.

De ce point de vue, le terme même d’atelier est plus ambigu


qu’il n’y paraît, et recouvre en réalité une pluralité de
démarches qui ne se réduisent pas au seul modèle artisanal.
Faisant la synthèse des diverses tendances qui animent la
pratique des ateliers d’écriture en France, Violaine Houdart-
Merot distingue ainsi entre le modèle des « regroupements
d’écrivains » qui perpétuent la tradition des « cénacles, salons
littéraires, ouvroirs ou même scriptoria médiévaux », le
modèle plus politique porté par « les mouvements d’éducation
populaire » et « les mouvements pédagogiques d’avant-garde
» (Groupe Français d’Éducation Nouvelle, Centres
d’Entraînement aux Méthodes d’Éducation Active), le modèle
des ateliers « à visée thérapeutique, destinés en particulier à
des publics en situation de souffrance psychique », qui trouve
sa source dans les travaux d’Élisabeth Bing, et enfin le modèle
plus récent des formations universitaires qui, dans le sillage
des études de creative writing aux États-Unis ou au Canada, se
proposent de renouveler l’approche de la littérature par la
pratique et de penser une professionnalisation des métiers de
l’écriture332. La communauté formée par l’atelier peut alors
fonctionner, à plus grande échelle, comme une intégration
dans la communauté de la littérature, avec un enjeu politique
défendu par François Bon :
Parce que la lecture, d’abord, n’est pas donnée à tous. Détournons l’adage de
Lautréamont : la poésie doit être faite par tous, non par un. Ceux qui ont le plus
vitalement besoin de rencontrer Beckett ou Kafka, parce que la littérature aide
à vivre, ne sont pas forcément ceux que leur chemin social a fait rencontrer les
livres. C’est notre premier partage333.

Ce partage social, le slam ne cesse de le revendiquer en


mettant l’accent sur sa volonté de démocratiser la poésie.
Aussi n’est-il guère étonnant de voir que le slam, au-delà des
tournois, des sessions ou des performances sur scène, peut
également être mobilisé dans la mise en place d’ateliers
réguliers. Il s’agit d’inviter les participants à pratiquer, selon
C. Vorger, une « poésie interactive et commotive 334 »,
l’oralisation favorisant l’éclosion souvent ludique d’inducteurs
d’écriture comme les jeux de mots, les paronomases, les
structures répétitives ou les détournements citationnels. Mais
c’est aussi par son mode de fonctionnement que le slam est,
profondément, une poésie partagée. Les analyses de Jérôme
Cabot sont sur ce point éclairantes. Le chercheur rappelle en
effet que le slam « ne présuppose aucune forme d’écriture ni
d’interprétation », le format de la scène ouverte permettant «
a priori la diffusion de tout type de littérature orale » et
fonctionnant comme une « œuvre collective à la façon du
cabaret de music-hall ou du collage335 ». Le slam est donc
moins une forme poétique qu’un dispositif qui produit et
partage de la poésie, grâce à un cadre d’énonciation et à des
rituels de parole qui invitent le premier venu à participer en
live – en direct et de manière vivante. En ce sens, selon
J. Cabot, le slam prolonge les dispositifs situationnistes et
rejoint le concept de Zone Autonome Temporaire, développé
par Hakim Bey, pour proposer un espace de discours ouvert,
instable, et par là même foncièrement perturbateur, mais aussi
radicalement égalitaire :
Cette ouverture de la scène, qui rend toute énonciation légitime et
potentiellement poétique, a pour conséquence la contestation, la dissolution
même de la figure de l’artiste, plus radicale que quand c’est un artiste qui la
décrète336.

De la dérive situationniste aux installations oulipiennes, de la


scène ouverte de slam aux sessions d’ateliers d’écriture, la
logique du partage a souvent besoin de se matérialiser à
travers des espaces concrets (urbains, en particulier), des lieux
officiels ou sauvages (cercles, ateliers, cafés, rues, places…)
qui permettent la rencontre et fournissent le décor de
l’interaction. Mais le partage peut aussi fonctionner sur des
terrains virtuels et dématérialisés : ceux qu’arpentent les
pratiques de poésie numérique, en particulier lorsqu’ils se
fondent sur les procédures d’échange et de collaboration
autorisées et encouragées par les blogs et les réseaux sociaux.
Fr. Bon, par exemple, poursuit son expérience des ateliers
d’écriture sur son site Internet, Le Tiers livre, qui offre aux
abonnés la possibilité de participer en ligne à des sessions
thématiques, orientées vers les écritures narratives. Quant aux
ateliers d’écriture à vocation pédagogique, ils trouvent
volontiers leur prolongement dans des projets qui conjuguent
la pratique de la poésie, la découverte des outils numériques et
l’apprentissage mutuel, à l’exemple de TwittenRimes qui se
présente comme un « projet d’écriture collaborative de la
maternelle au lycée via le réseau social Twitter et EduTwit
autour de la poésie, sur un thème commun avec une ou
plusieurs contraintes linguistiques et une plus-value
numérique337 ». Les réseaux sociaux représentent à cet égard
un dispositif de partage surdimensionné, les échanges et les
commentaires constituant un vaste laboratoire collectif où la
poésie a trouvé des terrains d’élection, en particulier sur
Twitter – où la brièveté imposée des 280 caractères rend
l’exercice poétique plus léger et plus facile à diffuser – et sur
Instagram – où la présence de la photographie favorise un
retour nostalgique à la figure de l’auteur, à la page
typographiée, à l’écriture manuscrite sur un feuillet volé ou un
cahier d’écolier…
Paradoxe de la culture numérique où, comme l’écrit Jan
Baetens, « la performance textuelle l’emporte parfois sur le
produit fini », si bien que les auteurs potentiels ne sentent pas
nécessairement le besoin d’adopter la posture de l’écrivain et
d’éviter les imperfections ou les défauts, « puisque l’essentiel
est de participer338 ». Paradoxe des réseaux sociaux, qui offrent
à la poésie un lieu de partage ouvert et démocratisé, une
occasion de découvertes collectives et un cadre de formation
de communautés, et dont les algorithmes de popularité peuvent
faire émerger en quelques mois des auteurs qui, loin de la
poésie anonyme et impersonnelle suggérée par Ducasse,
mettent en scène leur singularité, leur personnalité et leur style
– de vie aussi bien que d’écriture : la fulgurante notoriété de la
poétesse indo-canadienne Rupi Kaur, véritable star chez les
instapoètes, et dont le compte Instagram compte à ce jour plus
de 3,7 millions d’abonnés, est de ce point de vue édifiante.
Paradoxe de la communication en ligne, où le rêve du partage
créatif risque de se résorber dans la mise en scène de nouvelles
postures d’auteur, ou au contraire de se désagréger dans
l’expression solipsiste de soi.
Il est vrai que si la poésie partagée sur Twitter ou Instagram
relève de la médiation voire de la médiatisation en ligne, elle
ne procède pas nécessairement de la poésie numérique au sens
fort et originel du terme : une poésie composée par et pour
l’écran, fondée sur des programmes et des calculs, intégrant le
texte dans une dynamique de délinéarisation, et ouverte à
l’interactivité avec des lecteurs invités à devenir les acteurs, et
à tout le moins les actualisateurs, de l’œuvre programmée. Le
lecteur se transforme en wreader, selon le néologisme forgé
par George Landow pour caractériser le lecteur de fictions
hypertextuelles, mais qui vaut aussi pour l’activateur de
poèmes générés de manière aléatoire et/ou combinatoire, ou de
poèmes reposant sur l’animation du texte à l’aide du clavier,
de la souris ou de l’écran tactile.
Par-delà les exemples évoqués, la logique du partage repose
au fond sur une série de paramètres spécifiques, qui la
différencient de l’essaimage et du compagnonnage. Le partage
gomme d’abord, on vient de le voir, la distinction entre auteur
et lecteur, devenue non pertinente dans un contexte
d’interaction entre des participants dont la relation est pensée
de manière égalitaire et dont les rôles sont réversibles.
L’effacement de l’auteur s’accompagne ensuite de celui de
l’œuvre : celle-ci n’est plus nécessairement le but de l’action
collective, qui trouve sa finalité dans la pratique elle-même et
plus exactement dans l’enrichissement de l’expérience
esthétique qu’elle peut apporter à l’existence commune (on
voit ici tout l’intérêt de l’esthétique pragmatiste proposée par
Richard Shusterman pour appréhender de tels phénomènes339).
Il en découle un troisième effacement : celui de la distinction
entre le poétique et l’existentiel, entre l’art et la vie (dans les
termes de P. Bürger), entre le livre et la communauté (selon
l’équivalence mallarméenne de V. Kaufmann). En ce sens, le
partage est peut-être le rêve avant-gardiste par excellence,
qu’il porte une utopie sociale généralisée ou entende plus
modestement retisser un lien social, selon que le geste
révolutionnaire agisse à l’échelle du macro- ou du micro-
politique. En subvertissant ainsi l’autorité de l’auteur, de
l’œuvre ou de l’art, le partage s’en remet alors entièrement au
dispositif, mis à nu comme seul générateur du poétique : c’est
le cadre qui devient poème, c’est la relation qui fait sens plus
que les contenus. C’est pourquoi, en fin de compte, la poésie
en partage se propose volontiers comme un mode de diffusion
alternatif aux circuits économiques du livre imprimé, en
privilégiant des dispositifs de participation (installation,
performance, situation) censés éliminer la médiation éditoriale
ou scolaire, en mobilisant tout l’éventail des moyens de
communication (écran, affiche, graffiti) pour investir l’espace
public, mais aussi en insistant sur la valeur de la gratuité et du
don, au détriment de la valeur marchande. Le partage poétique
nous fait ainsi passer du livre au non-livre (ou au hors livre),
de l’œuvre à l’opération : on pourrait à cet égard y voir un
véritable théâtre d’opérations.
Il faut pourtant, en dernier ressort, relativiser la prétention
égalitaire de cette praxis poétique. Car si les dispositifs de
partage sont incontestablement une incitation à la
participation, à l’interaction et à l’échange, la mise en place du
cadre lui-même, son animation et sa régulation sont le fait
d’instigateurs qui, s’ils récusent toute position de supériorité et
toute prétention à l’autorité, ne sont pas au même niveau que
les participants : la scène de slam est minutée, réglée et
organisée, les ateliers d’écriture sont conduits par un
accompagnateur, le poème dynamique ou aléatoire est le fruit
d’un programme conçu en amont… Dans tous ces cas de
figure, les participants au dispositif ne modifient pas le
dispositif, et sont bel et bien dans une relation asymétrique
avec ceux qui l’instituent. Il faudrait par conséquent
différencier ces expériences de poésie partagée de celles où le
dispositif est fondamentalement ouvert, et change au gré de
l’interaction des participants : la ville, la rue, la foule peuvent
alors faire figure de dispositifs révolutionnaires qu’il s’agit de
porter à ébullition. Mai 68 apparaît ici comme le point de mire
d’une poésie faite par tous, soit parce que l’événement se
confond avec la fête insurrectionnelle selon la perspective
situationniste, soit parce qu’il appelle à placer l’imagination au
pouvoir selon la perspective surréaliste, soit parce qu’il ouvre
la voie à un communisme de l’écriture, désormais collective,
anonyme et impersonnelle, selon la perspective du Comité
d’action étudiants-écrivains animé entre autres par Antelme,
Blanchot, Duras, Mascolo ou Schuster340. La poésie partagée
se résoudrait alors en une action enragée, pour détourner
l’intitulé du « Comité Enragés-Internationale situationniste »
constitué en mai 1968.
Comment lier entre eux les acteurs d’une poésie collective ?
L’essaimage les juxtapose ; le compagnonnage les coordonne ;
le partage les confond. Les trois logiques, du reste, ne
s’excluent pas. Il arrive fréquemment qu’un même courant
avant-gardiste ou qu’une même tendance artistique les cumule,
multipliant les modes d’accès à une poésie véritablement faite
par tous. L’écriture automatique, la dérive situationniste, la
scène ouverte de slam, la session de l’atelier d’écriture,
l’application des contraintes oulipiennes peuvent ainsi se
décliner dans des dispositifs qui intègrent plus ou moins
fortement l’individu au collectif. Et ces dispositifs peuvent à
leur tour se combiner à des dispositions formelles où la voix
singulière de l’auteur s’efface plus ou moins radicalement
derrière l’agencement d’énonciations collectives. Dispositions
et dispositifs se croisent ainsi pour former une grille de lecture
tabulaire où les pages qui précèdent ont tenté de distribuer des
œuvres et des pratiques qui se réclament de jure d’une poésie
faite par tous, tout en déployant de facto des pensées du
collectif parfois fort différentes.
Que la typologie ainsi esquissée ait atteint un degré suffisant
de rigueur, de raffinement et d’exhaustivité, rien n’est moins
sûr. L’essentiel est qu’elle permette de discerner ce qui
travaille en sous-œuvre des notions apparemment univoques
(l’automatisme, l’atelier, la communauté), de distinguer des
démarches voisines (l’usage de stéréotypes vs le collage de
citations) ou au contraire de rapprocher des pratiques
éloignées (le renga et l’écriture automatique, le slam et la
tenson), mais aussi de souligner la labilité et la plasticité des
moyens disponibles pour capter une poésie communautaire
aussi bien que pour former une communauté poétique.
Considérées dans leur ensemble, les poétiques du collectif
trouvent surtout leur cohérence dans la manière dont elles
subvertissent la poésie elle-même, et plus exactement dont
elles remettent en question un certain nombre de notions
traditionnellement liées à l’exercice de la littérature.
L’avènement du collectif en poésie suppose en effet l’abandon
de figures consacrées par la tradition antique et renaissante (le
vates ou l’inspiré, le savant ou l’érudit), l’occultation de
valeurs individualistes légitimées par les Lumières puis par le
romantisme (le génie comme disposition irréductible, le style
comme prolongement de l’homme, l’originalité comme
expression d’un sujet), mais aussi la relativisation de notions
confortées par le monde du livre imprimé (l’auteur comme
créateur et responsable de son œuvre, l’œuvre comme
ensemble de textes attribuables à un nom propre, le livre
comme lieu de la poésie, la lecture comme accueil et
contemplation d’un texte fixé par la typographie).
Symétriquement, le collectivisme poétique valorise des
notions comme l’impersonnalité, l’anonymat, le bricolage, le
bigarré, l’impur ; il parie sur les ressources d’invention
contenues dans la langue commune, et sur la capacité de tout
locuteur à les (re)découvrir ; il récuse une division sociale du
travail qui considérerait la poésie comme un métier spécialisé ;
il neutralise la relation auteur-lecteur en invitant ce dernier à
mettre la main au poème, à le prolonger, à le construire, à le
vivre.
Pour les avant-gardes en tout cas, l’horizon de la poésie faite
par tous est bel et bien la dissolution de la poésie dans la vie
commune et sa redéfinition en tant qu’action, forme de vie ou
praxis sociale généralisée, ce qui implique rien de moins que
l’abolition de la Littérature en tant qu’institution autonome.
Poussée à son terme, la logique collective et connective finit
par récuser les conduites d’originalité et de distinction qui
régissent les valeurs du champ littéraire : il s’agit au fond,
pour reprendre les termes de Nathalie Heinich, de ruiner le «
régime de singularité » mis en place depuis la Révolution,
pour réinventer un « régime de communauté » qui obéirait
davantage à des aspirations démocratiques, égalitaires et
révolutionnaires qu’aux modèles traditionnels, hiérarchiques et
initiatiques de l’académie ou de la corporation – encore que,
on l’a vu, ces références restent très présentes dans les
pratiques de poésie collective.
Il ne faudrait pas, en effet, entraîner la poésie faite par tous
dans une sorte de surenchère moderniste, tant la création
collective se traduit aussi par des pratiques tout à fait
traditionnelles de variation, de continuation, de coopération,
d’émulation ou d’interprétation. Pratiques qui, du reste, n’ont
rien perdu de leur actualité, tant les écritures poétiques en
amateur continuent à se nourrir de modèles hérités de
l’institution scolaire (la fable, le sonnet, et plus généralement
le poème en vers réguliers) ou de la transmission populaire (la
chanson demeurant ici un référent puissant). Quant aux valeurs
romantiques que les adeptes de Ducasse entendaient liquider
grâce à une poésie impersonnelle, anonyme et triviale, là
encore elles sont loin d’avoir sombré : combien de recueils
autoédités, de poèmes partagés sur les réseaux sociaux ou de
textes produits en atelier ne se pensent et ne se vivent-ils pas
comme un effort pour traduire une subjectivité assumée et
construire une figure d’auteur originale ? La poésie
personnelle a encore de beaux jours devant elle, et le régime
de singularité n’a pas encore vacillé sous les coups du collage,
du détournement ou du partage anonyme.
De même, si les formes les plus expérimentales de poésie en
partage se démarquent d’une galaxie Gutenberg qui a vu
triompher le système associant le livre imprimé, l’auteur
individualisé et la médiation éditoriale, il ne faut pas oublier
que l’âge de l’imprimé industriel et de la littérature comme
bien de consommation, inauguré avec le XIXe siècle et la
naissance de l’édition moderne, a très vite mis en place des
processus de collaboration scripturale, emblématisés par les
duos d’écrivains étudiés par Michel Lafon et Benoît Peeters
dans différents genres : le roman-feuilleton (Dumas et Maquet,
Allain et Souvestre pour Fantômas), le roman populaire
(Boileau et Narcejac dans le registre policier) ou le théâtre de
boulevard (Labiche et ses multiples collaborateurs)341. Il est
vrai que ce type de collaboration est surtout associé aux
parents symboliquement pauvres du système littéraire :
paralittérature, journalisme, traduction, écriture alimentaire ou
« fictions à la chaîne » telles que les analyse Matthieu
Letourneux342. Le prestige symbolique de la poésie, associé à
la sacralisation du poète inspiré, a sans doute rendu longtemps
impensable le transfert de ces mécanismes de collaboration au
genre poétique. Il appartient précisément aux avant-gardes,
dans leur désir de ruiner l’institution littéraire et de
bouleverser les hiérarchies culturelles, d’avoir adopté la
collaboration et le partage comme moyens de création
légitimes, intégrés à une poétique du collectif, du banal et du
collage : c’est bien à partir de coupures de presse que Tzara
compose aléatoirement son « poème dadaïste », et c’est aussi
dans la lignée de Fantômas, écrit à toute vitesse par ses deux
auteurs pour obéir à l’urgence de la publication en feuilleton,
que l’on peut lire Les Champs magnétiques et les productions
automatiques à plusieurs voix.
Les poétiques du collectif, en somme, ne se laissent pas
enfermer dans une alternative entre tradition et modernité : à la
fois anciennes et nouvelles, elles articulent le singulier et le
communautaire en fonction d’un projet artistique, mais aussi
de l’état du champ littéraire et plus largement de l’axiologie
qui sous-tend les pratiques culturelles d’une société.
Cela dit, il n’en existe pas moins ce qu’on pourrait appeler
un « moment Ducasse » de la poésie collective, qui se place
sous le signe de la fameuse formule revendiquée par les avant-
gardes. Et ce moment, dont nous ne sommes peut-être pas
sortis, est marqué par un paradoxe fondamental : celui qui
consiste, de la part de poètes, à proposer des pratiques qui ont
pour horizon la dissolution de la poésie comme activité
spécialisée. Car si la poésie doit être faite par tous, alors il n’y
aura plus de poètes. Le raisonnement est ici analogue à celui
que tenait Sartre en 1960 dans un entretien avec Madeleine
Chapsal, en évoquant une forme de communisme de
l’écriture :
Peut-être, un jour, l’écriture naîtra n’importe où, chez n’importe qui, et puis
disparaîtra pour renaître chez le voisin. Il n’y aura plus d’écrivains : tout juste
des hommes qui – entre autres choses – écriront. Ce sera plus vrai. Plus proche
du besoin d’écrire qui est, chez tout le monde, aujourd’hui, un absolu343.

Seulement voilà : il n’est pas si facile de renoncer à sa


différence spécifique, d’abolir son identité poétique, et
d’assumer jusqu’au bout une éthique de l’anonymat et de
l’impersonnalité. Les surréalistes sont ainsi tentés d’identifier
la part qui leur revient dans les textes automatiques collectifs,
et les productions oulipiennes à plusieurs mains sont le plus
souvent signées de chacun des écriverons. Quant au groupe
avant-gardiste lui-même, il se retrouve plus aisément dans le
modèle de la communauté restreinte d’initiés que dans
l’éventualité d’une dissolution au sein du monde social : le
surréalisme se pense volontiers comme une cellule
clandestine, un ordre occulte ou l’esquisse d’un « Bund »,
terme avancé par Jules Monnerot pour désigner « un groupe
dont les membres ne sont liés que par des liens d’élection344 » ;
le situationnisme a beau se vouloir dans le peuple comme un
poisson dans l’eau, l’imaginaire des chevaliers de la Table
ronde et de la quête du Graal est convoquée par Debord et ses
camarades pour caractériser l’action de l’Internationale
situationniste ou la dérive comme errance ; bien qu’il ne cesse
de se tourner vers le public depuis une quarantaine d’années,
l’Oulipo demeure un club qui recrute par cooptation ; quant à
la poésie numérique, sa création requiert une maîtrise du
codage informatique et de la programmation qui ne la met
guère à la portée du premier venu, même si les pionniers du
Web libre ou les tenants de l’open source défendent l’idée
d’une réappropriation ouverte.
Quant à la poésie faite par tous, loin d’un partage festif
auquel chacun serait invité, elle peut facilement se renverser
dans le rêve d’une poésie faite par personne, annulant la
subjectivité, la personnalité, l’intentionnalité : d’où la quête
d’un poème qui se confondrait avec l’usage de la langue, avec
le résultat d’une contrainte formelle ou d’une combinatoire,
avec la matérialité d’un texte capable de se transformer
indéfiniment grâce au travail du signifiant et de
l’intertextualité, si l’on se place dans la perspective de
Tel Quel. À ce jeu-là, on gagne certes à s’affranchir de
l’autorité parfois encombrante de l’auteur, de l’hypertrophie
du Moi, en un mot des « tics » dénoncés par Ducasse. Mais on
risque aussi de priver la poésie de sa capacité de dialogue, de
l’amputer d’une dimension intersubjective qui nous permet
aussi de nous identifier à la parole d’autrui. Ainsi la
déshumanisation guette la dépersonnalisation, l’automate
pointe sous l’automatisme, et seule la machine s’avère capable
de lire ( ?) cent mille milliards de poèmes. Quelle place, dans
ces conditions, pour le commun des lecteurs ? Exceptés le
poète professionnel, le critique ou l’universitaire qui en ont
fait leur pré carré et leur carte de visite, qui d’autre pour lire
ces textes censés avoir lieu tout seuls, qui pour s’y attacher,
qui pour instaurer avec eux cette communication par ailleurs
tant désirée par les avant-gardes ? Le danger est ici que la
poésie faite par tous ne concerne plus personne. À moins de
soustraire la poésie à la Littérature pour la reverser
entièrement dans la vie : c’est l’option situationniste. Ou à
moins d’envisager que les tics personnels n’entravent en rien
la possibilité d’une poésie universelle : c’est la position
adoptée par la plupart des poètes amateurs, des aspirants à
l’écriture et des lecteurs.
S’il existe en effet une poésie faite par tous dans la France de
la Troisième République à nos jours, elle ne réside guère dans
le travail subversif des formes et des pratiques mené par les
avant-gardes, mais bien plutôt dans la poésie apprise et
transmise par l’école ou par l’université, dans la poésie
travaillée par des ateliers d’écriture à visée éducative,
thérapeutique ou sociale, dans la poésie des chansons – celle
des goguettes puis des disques, des radios, des tubes, des clips,
de l’industrie musicale et des plateformes de musique en ligne.
Dans les faits, et malgré la variété des dispositions et des
dispositifs susceptibles de fabriquer une poésie collective, on
ne peut que constater l’écart entre les ambitions avant-
gardistes et les résultats : la foule est restée à la porte, la poésie
n’a pas investi la vie, et son printemps révolutionnaire a plutôt
le parfum d’une animation culturelle sagement
institutionnalisée. Bref, qu’on le déplore ou non, les masses
manquent à l’appel. Mais c’est précisément ce manque qui
conduit les tenants de la démocratisation poétique à partir à la
recherche des invisibles, des inconnus, des naïfs qui pourraient
incarner la promesse et justifier l’espoir de cette poésie
collective.

260. Michel FOUCAULT, « Le jeu de Michel Foucault » [1977], in Dits et


Écrits II. 1976-1979, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines
», 1994, texte n° 206, p. 299.
261. Philippe ORTEL (dir.), Discours, image, dispositif, Paris, L’Harmattan, coll. «
Champs visuels », 2008.
262. Philippe ORTEL, « Vers une poétique des dispositifs », ibid., p. 33.
263. Philippe ORTEL, « Avant-propos », ibid., p. 6.
264. Christophe HANNA, Nos dispositifs poétiques, Paris, Questions théoriques,
coll. « Forbidden beach », 2010, p. 15.
265. André BRETON, « Le Message automatique » [1933], in Point du jour,
Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992,
p. 380.
266. « Le Surréalisme est à la portée de tous les inconscients », papillon de 1924, in
José PIERRE (éd.), Tracts surréalistes et déclarations collectives, t. 1, Paris, Le
Terrain Vague, Éric Losfeld éditeur, 1980, p. 32.
267. André BRETON, « Il y aura une fois », in Le Revolver à cheveux blancs,
Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 53.
268. André BRETON, Manifeste du surréalisme [1924], in Œuvres complètes, t. 1,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 324. Les citations
qui suivent dans le paragraphe sont tirées des p. 326, 328, et 331 à 334.
269. « Le Bureau de Recherches surréalistes », La Révolution surréaliste, n° 2,
15 janvier 1925, p. 31.
270. André BRETON, « Le Message automatique » [1933], in Point du jour, op.
cit., p. 387.
271. Aude MOUACI, Les Poètes amateurs, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques
sociales », 2001, p. 145.
272. Claude POLIAK, Aux frontières du champ littéraire. Sociologie des écrivains
amateurs, Paris, Economica, coll. « Études sociologiques », 2006, p. 52.
273. Camille VORGER, Slam. Une poétique, Paris / Valenciennes, Les Belles
lettres / Presses universitaires de Valenciennes, coll. « Cantologie », 2016, p. 30.
274. Jean VIGNES, « Les modes de diffusion du texte poétique dans la seconde
moitié du XVIe siècle : essai de typologie », in Jean-Eudes GIROT (dir.), Le Poète et
son œuvre, de la composition à la publication, Genève, Droz, 2004, p. 183.
275. Adeline LIONETTO, « Créer en brigade. L’œuvre collective au début de l’ère
moderne », Le Verger, n° XIII, octobre 2018, « Œuvre collective et sociabilité du
e e
XV au XVII siècle », p. 5.

276. Cf. Paul ÉLUARD, Poésie involontaire et poésie intentionnelle, in Œuvres


complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 1150,
et Jean-Jacques AMPÈRE, Poésies populaires de la France. Instructions du Comité
de la langue, de l’histoire et des arts de la France, Paris, Imprimerie impériale,
1853, p. 41-42.
277. Livres anciens et modernes dont Bibliothèque Paul Éluard, catalogue de la
vente du 24 novembre 2005, Paris, PIASA, 2005, lot 111.
278. Claude ROY, « Introduction aux plaisirs et aux profits de la poésie populaire »,
in Trésor de la Poésie populaire [1954], Paris, Seghers, 1967, p. 8.
279. Ibid., p. 10 et 12.
280. Guy ROSA, Sophie TRZEPIZUR, Alain VAILLANT, « Le peuple des poètes.
Étude bibliométrique de la poésie populaire de 1870 à 1880 », Romantisme, 1993,
n° 80, « L’édition populaire », p. 22.
281. Ibid., p. 46.
282. Observatoire du dépôt légal, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2017, p.
9.
283. Howard S. BECKER, Les Mondes de l’art [1982], Paris, Flammarion, coll. «
Champs », 2006, p. 49.
284. Ibid., p. 59.
285. André BRETON & Paul ÉLUARD, Dictionnaire abrégé du surréalisme, in
André BRETON, Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 796.
286. « Jeux surréalistes », Variétés, hors série, « Le surréalisme en 1929 »,
Bruxelles, Éditions Variétés, juin 1929, p. 7.
287. « Exercices d’homosyntaxisme », in Marcel BÉNABOU & Paul FOURNEL
(éd.), Anthologie de l’OuLiPo, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2009, p. 859-864.
288. Camille BLOOMFIELD, « Une écriture réellement collaborative ? Incidences
génétiques du fonctionnement démocratique de l’Oulipo », Genesis, n° 41, « Créer
à plusieurs mains », 2015, p. 128.
289. Octavio PAZ, « Centre mobile », in Renga, op. cit., p. 20.
290. Charles TOMLINSON, « L’unisson : une réflexion rétrospective », in Renga,
op. cit., p. 37.
291. André BRETON, « Lettre à A. Rolland de Renéville », in Point du jour,
Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 327.
292. André BRETON, notes de 1930 sur l’exemplaire n° 1 des Champs
magnétiques, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 1129.
293. René CHAR, in Ralentir travaux [1930], Paris, José Corti, 1989, p. 27.
294. André BRETON, « Les possessions », in L’Immaculée Conception, Œuvres
complètes, t. 1, op. cit., p. 849.
295. André BRETON, Second manifeste du surréalisme, Œuvres complètes, t. 1,
op. cit., p. 822.
296. Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, fonds Breton B.VII.39 et fonds Char
685 AE-IV-5. Les poèmes de Breton ont été publiés dans ses Œuvres complètes, t.
2, op. cit., p. 614-621. Ceux de Char sont transcrits dans Olivier BELIN, René Char
et le surréalisme, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 597-599.
297. Jacqueline CHÉNIEUX-GENDRON, « Du bon usage des manuscrits
surréalistes », in Béatrice DIDIER & Jacques NEEFS (dir.), Manuscrits
surréalistes, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1995, p. 15-40.
298. André BRETON, « Lettre à A. Rolland de Renéville », in Point du jour,
Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 330.
299. Claude ROY, « Avant-propos », in Renga, op. cit., p. 11.
300. Ibid., p. 12.
301. The longest poem in the world, en ligne, URL :
http://www.longestpoemintheworld.com/.
302. Octavio PAZ, « Centre mobile », in Renga, op. cit., p. 29.
303. Claude ROY, « Avant-propos », in Renga, op. cit., p. 9.
304. Cf. André BRETON, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 620 et 1172.
305. André BRETON, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 1633.
306. Gaston PARIS, Légendes du Moyen Âge, Paris, Hachette, 1903, p. 47.
307. Marc ANGENOT, L’Œuvre poétique du Savon du Congo, Paris, Éditions des
Cendres, 1992, p. 6.
308. Gérard GENETTE, « Le nom d’auteur », in Seuils [1987], Paris, Seuil, coll. «
Points essais », 2002, p. 41-58. L’onymat correspond à la présence du nom d’état
civil, l’anonymat à l’absence de nom, et le pseudonymat à l’emprunt ou à
l’invention d’un nom d’auteur.
309. Anthony GLINOER & Michel LACROIX, « Introduction » à La Littérature
contemporaine au collectif, Fabula / Les colloques, 2020, en ligne, URL :
http://www.fabula.org/colloques/document6676.php.
310. Laurence GUELLEC, « Les poètes publicitaires et la tradition de la réclame en
vers au XIXe siècle », in Marie-Paule BERRANGER & Laurence GUELLEC (dir.),
Les Poètes et la Publicité, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, ANR LITTéPUB,
2017, p. 46-77.
311. Michel FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), in Dits et écrits I,
1954-1975, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 827 & 829.
312. Guillaume BRIDET et Laurence GIAVARINI (dir.), COnTEXTES, 31 | 2021, «
La fonction-groupe », en ligne, DOI : https://doi.org/10.4000/contextes.10303.
313. Karl MARX & Friedrich ENGELS, L’Idéologie allemande [vers 1846], Paris,
Éditions sociales, 1968, p. 434.
314. Guy DEBORD, Rapport sur la construction des situations [1957], Paris, Mille
et une nuits, 2011, p. 41.
315. Nicolas BOURRIAUD, Esthétique relationnelle, Dijon, Les presses du réel,
1998, p. 117.
316. Paul ARDENNE, Un art contextuel [2002], Paris, Flammarion, coll. « Champs
», 2004, p. 17.
317. Ibid., p. 180-181.
318. Littérature, n° 160, décembre 2010, « La littérature exposée. Les écritures
contemporaines hors du livre » ; Littérature, n° 192, décembre 2018, « La
littérature exposée 2 ».
319. David RUFFEL, « Une littérature contextuelle », Littérature, n° 160,
décembre 2010, « La littérature exposée », p. 62.
320. Ibid., p. 62.
321. Jacques RANCIÈRE, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La
Fabrique, 2000, p. 63-64.
322. Paul ZUMTHOR, Introduction à la poésie orale, op. cit., p. 32.
323. Ibid., p. 230.
324. Guy DEBORD, La Société du spectacle [1967], in Œuvres, Paris, Gallimard,
coll. « Quarto », 2006, p. 845-846.
325. Guy DEBORD, « Théorie de la dérive », Internationale situationniste, n° 2,
décembre 1958, p. 20.
326. « Manifeste », Internationale situationniste, n° 4, juin 1960, p. 37-38.
327. Raoul VANEIGEM, « Banalités de base – II », Internationale situationniste,
n° 8, janvier 1963, p. 38.
328. André BRETON, Entretiens 1913-1952 [1952], in Œuvres complètes, t. 3,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 472.
329. André BRETON, Position politique du surréalisme, in Œuvres complètes, t. 2,
op. cit, p. 439. Souligné par Breton.
330. Coraline SOULIER, « Et si l’Oulipo faisait école ? », in Christelle REGGIANI
& Alain SCHAFFNER (dir.), Oulipo mode d’emploi, op. cit., p. 175-176.
331. Michèle MONTE, « Théories linguistiques et littéraires et ateliers d’écriture »,
Pratiques, n° 155-156, 2012, p. 209.
332. Ces lignes condensent Violaine HOUDARD-MEROT, La Création littéraire à
l’université, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Libre cours »,
2018, p. 32-37.
333. François BON, « 1995 | Naïfs », in Apprendre l’invention, [Paris], publie.net,
coll. « Critique et essais », 2012.
334. Camille VORGER, Slam. Une poétique, op. cit., p. 135.
335. Jérôme CABOT, « La scène ouverte de slam : dispositif, situation, politique »,
in Jérôme CABOT (dir.), Performances poétiques, Nantes, Éditions nouvelles
Cécile Defaut, 2017, p. 82.
336. Ibid., p. 99.
337. Extrait du site de présentation du projet TwittenRimes, en ligne, URL :
https://twittenrimes.com/.
338. Jan BAETENS, art. cit., p. 122.
339. Voir Richard SHUSTERMAN, L’Art à l’état vif [1992], Paris, Minuit, coll. «
Le sens commun », 2013 ; et plus récemment Le Style à l’état vif [2000], Paris,
Questions théoriques, coll. « Ruby Theory », 2015.
340. Sur ces prises de position et sur la question du partage de l’écriture au prisme
de Mai 68, voir Boris GOBILLE, Le Mai 68 des écrivains, Paris, CNRS Éditions,
2018, chap. 7 et 8, p. 167-208.
341. Michel LAFON & Benoît PEETERS, Nous est un autre. Enquête sur les duos
d’écrivains, Paris, Flammarion, 2006.
342. Matthieu LETOURNEUX, Fictions à la chaîne. Littératures sérielles et
culture médiatique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2017.
343. Jean-Paul SARTRE, « Les écrivains en personne », in Situations, IX, Paris,
Gallimard, 1972, p. 36-37.
344. Jules MONNEROT, La Poésie moderne et le sacré, Paris, Gallimard, 1945, p.
73.
TROISIÈME PARTIE. À LA RECHERCHE DU
PREMIER VENU

Il y a le poète-prophète, le poète-mage, le poète-joueur-de-


quilles, le poète-chaman, le poète-inspiré, le poète-engagé, le
poète-crotté, le poète-voyant, le poète-inadmissible, le poète-
pohète. Et dans cette grande galerie de l’évolution poétique, un
spécimen singulier : le poète-du-dimanche. Singulier animal
en effet, qui forme l’essentiel du troupeau, mais dont
l’appellation suggère un statut intermittent, inconsistant voire
illégitime : les poètes du dimanche incarnent une poésie de
loisir, le tout-venant d’une production vouée aux confidences
ou à l’évocation des fleurs et des saisons.
Auteurs sans autorité, ils représentent la masse des voix
poétiques, mais ne bénéficient guère de l’aura du Poëte,
comme si l’inspiration s’accommodait mal du nombre. Tout en
accréditant l’idée que la poésie peut être faite par tous, ils
restent en dehors ou à la marge du champ littéraire, comme si
celui-ci ne pouvait fonctionner qu’en les excluant ou en les
ignorant. Autrement dit, ils incarnent une irritante
contradiction, qui gouverne plus largement notre
représentation de l’art, comme le souligne Nathalie Heinich
dans L’Élite artiste :
L’art en est donc venu à représenter la conjonction improbable de deux valeurs
incompatibles : la valeur démocratique, en vertu de laquelle tout homme a le
droit d’être un artiste, et la valeur aristocratique, en vertu de laquelle tout
artiste est – au moins fantasmatiquement – au-dessus des normes et des lois345.

Dès le XIXe siècle, les poètes ont perçu les conséquences de


ce paradigme démocratique et tenté de tirer les leçons des
bouleversements sociaux et politiques induits par la
Révolution française. Le romantisme, au premier chef, s’est
ainsi confronté à la question du peuple, ce nouvel acteur
historique à la fois admiré et redouté, idéalisé et caricaturé346.
Pour les écrivains romantiques cependant, le peuple n’est pas
seulement le support d’un mythe : il est aussi, tout
particulièrement durant la Monarchie de Juillet et la Deuxième
République, l’objet d’une rencontre. La rencontre, par
exemple, des poètes populaires, ouvriers ou artisans que
George Sand évoque dans ses « Dialogues familiers » sur la «
poésie des prolétaires » en 1842 ; la rencontre du cordonnier
Savinien Lapointe dont Eugène Sue pense, en 1844, qu’il crée
pour les ouvriers, « à défaut de représentation politique, […]
une représentation poétique 347 » ; la rencontre de la couturière
Reine Garde à qui Lamartine dédie son roman Geneviève en
1850, avec toute une réflexion sur les conditions de possibilité
d’une littérature populaire.
Baudelaire, lui aussi, a rencontré la voix du peuple à travers
la figure du chansonnier Pierre Dupont, dont il affirme en
1851 que les chants « sont le décalque lumineux des
espérances et des convictions populaires348 ». Par la suite
pourtant, la réflexion baudelairienne sur l’articulation entre
peuple et poésie prendra un tour plus ironique et subtil.
Théoricien de la modernité tout autant que contempteur des
hérésies modernes que sont à ses yeux les idées de progrès et
de démocratie, Baudelaire n’exalte pas la poésie des masses,
mais il distingue la place désormais prise par celui qu’il
appelle « le premier venu349 », selon la célèbre sentence de
Mon cœur mis à nu : « Le premier venu, pourvu qu’il sache
amuser, a le droit de parler de lui-même350. » Pour autant, la
figure du premier venu ne se réduit pas à une vision péjorative.
Car le premier venu, c’est aussi le poète, l’artiste ou le génie,
cet homme des foules sensible à l’articulation entre la masse et
l’individu, ce promeneur frappé par le spectacle des capitales
énormes, cet étranger du Spleen de Paris qui ne rêve que de
nuages. Baudelaire formule explicitement l’association entre le
poète et le premier venu dans sa notice sur Hugo en 1861 :
[…] s’abandonner à toutes les rêveries suggérées par le spectacle infini de la
vie sur la terre et dans les cieux, est le droit légitime du premier venu,
conséquemment du poëte, à qui il est accordé alors de traduire, dans un
langage magnifique, autre que la prose et la musique, les conjectures éternelles
de la curieuse humanité351.

Si le premier venu peut être l’élu, si une seule voix peut


représenter toutes les voix, si solitude et multitude se
répondent, si l’un peut valoir l’universel, alors la littérature
peut devenir, selon les termes de Jacques Rancière, « ce
nouveau régime de l’art d’écrire où l’écrivain est n’importe
qui et le lecteur n’importe qui352 », et la poésie elle-même peut
désormais être faite par tous. En ce sens, la formule de
Ducasse ne fait que porter à son comble cette logique de
partage et de réversibilité que Baudelaire avait entrevue.
Adoptons donc le patronage baudelairien, pour voir dans la
poésie des premiers venus un objet de spéculation des
écrivains sur les conséquences de la démocratisation de
l’écriture et de la culture. Conséquences qui suscitent tantôt la
crainte d’un nivellement de la littérature par le bas, tantôt
l’espoir de sa régénération par une fraîcheur insoupçonnée.
Plus rarement, mais le fait est alors remarquable, cette poésie
des inconnus suscite chez les littérateurs « professionnels » un
désir de rencontre, de lecture et de dialogue : c’est alors que
les premiers venus peuvent être accueillis et publiés dans des
lieux – études, revues, anthologies – qui, de fait, leur confèrent
le statut de poètes. Car il ne faut pas s’y tromper : les amateurs
ou les naïfs sont aussi, et à tous les sens du terme, des
inventions du champ littéraire, où ils ne prennent pied que par
la médiation d’auteurs ou de groupes intéressés par différentes
formes de populisme, de folklorisme ou de primitivisme. Ce
mécanisme à l’œuvre dans le champ littéraire reconduit les
conclusions que Pierre Bourdieu dégage de l’analyse de la
production des « naïfs » par le champ artistique, en prenant
l’exemple du Douanier Rousseau :
Et de fait, selon une logique qui trouvera sa limite avec les productions
rassemblées sous le nom d’art brut, sorte d’art naturel qui n’existe comme tel
que par un décret arbitraire des plus raffinés, le Douanier Rousseau, comme
tous les « artistes naïfs », peintres du dimanche nés de la retraite et des congés
payés, est littéralement créé par le champ artistique. Créateur créature qu’il
faut produire en tant que créateur légitime, sous la forme du personnage du
Douanier Rousseau, pour légitimer son produit, il offre au champ, sans le
savoir, une occasion de réaliser certaines de ses possibilités qui s’y trouvaient
objectivement inscrites353.

Il en va des poètes comme des peintres du dimanche : leur


entrée dans le champ littéraire permet aux écrivains qui les
découvrent de nourrir et de dépasser, tout ensemble, un
soupçon contre la poésie, en opposant à l’artificialisation
supposée du genre l’« artification354 » de pratiques d’écriture
non institutionnalisées, ignorées voire méprisées. C’est cette
recherche du premier venu en poésie qu’on tentera ici de
retracer, à travers une forme de publication d’autant plus
favorable à l’émergence des inconnus qu’elle articule
l’individuel et le collectif : la revue.
Tout au long du XXe siècle, les revues littéraires et artistiques
ont en effet pu offrir un cadre propice à l’accueil de poètes
amateurs par des auteurs reconnus. Si la revue favorise la
rencontre du premier venu, cela tient pour une part à son statut
de périodique : en impliquant une exigence conjointe de
régularité et de renouvellement, la périodicité encourage la
prospection de nouvelles signatures et contribue à l’arrivée de
néophytes. La revue est aussi par excellence le produit d’une
démarche collective, où le comité de rédaction et les
collaborateurs forgent une ligne éditoriale et peuvent
construire chaque numéro comme un tout cohérent. Dans ce
cadre, l’ouverture aux inconnus permet alors d’éviter un
fonctionnement collégial en vase clos. Quant aux amateurs,
l’accès aux revues leur laisse envisager la participation à un
réseau de publication et à une sociabilité littéraire.
Que la revue soit le creuset du collectif et la chance d’une
poésie inconnue autant que partagée, c’est du reste ce que
soulignait Michel Deguy dans La Fin dans le monde, en
voyant dans la matérialité du périodique, plus que dans
l’affirmation théorique du groupe, de l’école ou du
mouvement littéraire, la véritable réalisation d’une poésie faite
par tous :
Y a-t-il du faire ensemble en « poésie », ce qui justifierait l’expression de
pratique poétique ? C’est attesté : le groupe, l’école, le manifeste, la Querelle,
l’affaire des « générations », devenue si prégnante, autant d’angles par où
entamer la description ; à quoi j’ajoute bien sûr, l’affaire de la revue, devenue
moins l’expression d’une « école », d’un groupe (y en a-t-il encore ?) que le
canot de sauvetage, le moyen grâce auquel il y a encore de l’ensemble. La
poésie doit être faite-par-tous ? Ce tous est un nous que la revue produit355.

Tout périodique littéraire, en ce sens, tient à la fois de


l’atelier de création, de la construction collective et du champ
d’exploration : cela est vrai des grandes revues artistiques
comme des « petites revues » recensées par Remy de
Gourmont en 1900, et qui perdurent jusqu’à aujourd’hui sous
forme numérique, agissant souvent en découvreuses d’auteurs.
Quels que soient en effet la régularité et le degré de
professionnalisation de la revue, il est fréquent qu’y prennent
place des inconnus ou des débutants : le fait est même assez
commun pour que la publication en revue constitue
précisément un signe de transition entre le statut de l’amateur
et celui du professionnel – un signe de légitimation. Il est
cependant beaucoup moins fréquent de voir les revues publier
des poètes délibérément présentés comme bruts, naïfs ou
ordinaires : autant de qualités qui constituent des titres à la
vertu primitiviste, mais dans lesquelles les revues risquent de
maintenir, voire d’enfermer les auteurs concernés.
Des revues reconnues, établies, prestigieuses parfois, ont
ainsi fait appel au premier venu pour régénérer leur sommaire.
Pour des titres bien établis et jouissant d’un rôle littéraire de
premier plan, cette ouverture reste ponctuelle, mais elle
représente alors une plongée d’autant plus remarquable dans le
monde des poètes amateurs. Deux exemples me serviront ici
d’échantillon : celui de La Nouvelle Revue Française, qui
publie en octobre et novembre 1933, à l’initiative de Jean
Paulhan, un « Tableau de la poésie » mêlant de véritables
inconnus à d’autres qui le sont moins ; celui des Lettres
françaises, le grand hebdomadaire culturel de la presse
communiste d’après-guerre qui, sous la houlette d’Elsa Triolet
et du Comité national des écrivains, lance en 1949-1950 une
invitation aux jeunes poètes, qui débouchera sur la création
d’une éphémère école littéraire. D’autres revues, liées à une
pensée soucieuse de valoriser une certaine poétique de
l’originel, témoignent en revanche d’une préoccupation
beaucoup plus constante pour les premiers venus. C’est ce
dont témoigne toute la lignée des revues surréalistes, de
Littérature à Minotaure, ainsi que certains titres animés par
Guy Lévis Mano et placés dans le sillage du mouvement : il
s’agit alors de partir à la recherche de la poésie des fous, des
marginaux, des sauvages ou des enfants.
Par une convergence d’autant plus remarquable que leur
fonctionnement, leur ligne éditoriale, leur tirage ou leur
périodicité diffèrent fortement, toutes ces revues ont ainsi
accueilli, le temps d’un ou de plusieurs numéros, la poésie des
premiers venus – ou du moins celle qu’ils présentent comme
telle. Ce que de telles publications donnent alors à lire, ce sont
non seulement les textes ou les témoignages d’amateurs, mais
aussi les présupposés qui guident les revues elles-mêmes dans
leur quête du poète inconnu, ordinaire ou primitif. Ainsi se
dessine, au sein du champ poétique, un espace paradoxal,
interstitiel, où la marge est pour une fois déplacée au centre,
où certes le cadre du débat et les règles du jeu sont posés par
les écrivains installés, mais où les poètes dits « naïfs » ne se
laissent pas forcément enfermer, si bien qu’on assiste à une
mise à nu, et parfois à une mise en cause, des valeurs que les
uns et les autres associent à la poésie.

345. Nathalie HEINICH, L’Élite artiste, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des
sciences humaines », 2010, p. 350-351.
346. Voir Hélène MILLOT, Nathalie VINCENT-MUNIA, Marie-Claude
SCHAPIRA & Michèle FONTANA (dir.), La Poésie populaire en France au
e
XIX siècle. Théories, pratiques et réceptions, Tusson, Du Lérot éditeur, 2005.

347. Eugène SUE, préface à Une voix d’en bas. Poésies par Savinien Lapointe,
ouvrier cordonnier, Paris, Adolphe Blondeau, 1844, p. XV.
348. Charles BAUDELAIRE, « Pierre Dupont [I] », in Œuvres complètes, t. 2,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 35.
349. Sur l’importance de cette catégorie dans la pensée de Baudelaire, voir Pierre
PACHET, Le Premier Venu. Baudelaire : solitude et complot, Paris, Denoël, 2009.
350. Charles BAUDELAIRE, Mon cœur mis à nu, Œuvres complètes, t. 1, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 676.
351. Charles BAUDELAIRE, « Victor Hugo », in Réflexions sur quelques-uns de
mes contemporains, Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1993, p. 139.
352. Jacques RANCIÈRE, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007, p. 21.
353. Pierre BOURDIEU, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, coll. « Points essais »,
2015, p. 404.
354. Voir Nathalie HEINICH & Roberta SHAPIRO (dir.), De l’artification.
Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, EHESS, coll. « Cas de figure », 2012.
355. Michel DEGUY, « Reflets de Claude au miroir d’Octavio », in La Fin dans le
monde, Paris, Hermann, coll. « Le bel aujourd’hui », 2009, p. 132-133.
CHAPITRE 1. LA NRF & LE « TABLEAU DE LA
POÉSIE »

UNE QUÊTE DE TÉMOIGNAGES


Au mois d’avril 1933, les lecteurs de La Nouvelle Revue
Française découvrent dans leur revue un appel intitulé « Pour
un Tableau de la Poésie Française » et demandant « à tous les
poètes français – aux poètes encore inconnus non moins
qu’aux poètes célèbres ; aux ouvriers et aux paysans, aussi
bien qu’aux intellectuels et aux bourgeois ; aux professionnels
comme aux poètes du Dimanche – de lui adresser des poèmes
inédits ». L’objectif annoncé ne consiste cependant pas en une
anthologie poétique, mais plutôt en une enquête sur les poètes
eux-mêmes, leur trajectoire personnelle et leur représentation
de la poésie. Il est en effet demandé aux impétrants
d’accompagner leurs poèmes « d’une notice détaillée où
l’auteur mentionnera son nom, son âge, sa profession, l’origine
de sa vocation poétique et les raisons de son attachement à la
poésie ». Autant ou plus que la valeur des poèmes envoyés, «
la gravité, l’authenticité et la précision d’un tel témoignage »
sont présentés comme les critères de choix d’une publication
censée comporter au moins soixante noms et ne faire l’objet «
d’aucun classement356 ». Repoussant le modèle du florilège ou
du concours, ce tableau entend ainsi aborder la poésie comme
une véritable pratique culturelle et sociale.
L’auteur de cette enquête n’est autre que Jean Paulhan,
directeur de La NRF depuis 1925. Il mûrit son projet au moins
depuis janvier 1933, date à laquelle il demande à Larbaud son
avis sur un « tableau de la poésie en France » qui serait étendu
à toutes les catégories sociales (ouvriers, paysans,
ecclésiastiques, officiers, fonctionnaires) et qui viserait à
obtenir « de chaque poète (si médiocres, si détestables même
que fussent ses vers) un témoignage portant sur les raisons qui
l’ont conduit à la poésie, et la sorte de bien qu’il en attend357 ».
Paulhan confie avoir tiré cette idée de la lecture de « Jeunesse
russe », un ensemble d’entretiens, de lettres et de journaux
intimes que l’écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg venait de
publier dans La NRF. Paulhan a en particulier été frappé par le
témoignage d’un ouvrier mineur de dix-neuf ans qui aspirait à
devenir poète. Mais c’est moins la forme ou le contenu d’une
éventuelle poésie populaire qui intéresse le directeur de
La NRF que la manière dont la poésie peut venir à l’homme du
peuple – au premier venu. C’est pourquoi Paulhan précise
encore à Larbaud, en mars 1933, ce qu’il attend de son
enquête : « moins des poètes que des hommes, moins des
poèmes que des explications358 ».
Lancé en avril 1933, l’appel aux poètes du dimanche suscite
une véritable levée en masse : une notule parue en septembre
dans La NRF évoque l’arrivée en juillet de « plus de six mille
» témoignages et poèmes359, tandis que Paulhan, dans une
lettre du 23 août 1933, adresse à Larbaud l’état des lieux de
son projet : « J’ai reçu à peu près dix mille poèmes. Il en est
bien vingt à trente de touchants par le témoignage qui les
accompagne – et deux de beaux360. » Si Paulhan se réfère ici à
son jugement personnel, son projet de Tableau procède, au
contraire, à une mise en suspens du critère esthétique. Il s’agit
moins de révéler de nouveaux talents ou de compiler un
tableau d’honneur que de traquer l’expérience euphorique de
la poésie dans ce qu’elle peut avoir d’universel : « Reste à
savoir », écrit ainsi Paulhan à Jean Guéhenno fin 1933, « si un
mauvais poème ne donne pas à son auteur les mêmes joies, la
même sorte de joie, qu’un poème admirable – mais ce sont des
questions qu’un “Tableau” doit poser, non résoudre361. »
Paulhan explicitera ses intentions dans les textes liminaires
aux numéros d’octobre et de novembre 1933, qui accueillent
les deux volets du « Tableau de la poésie362 ». Le premier
avant-propos tient à dissiper tout malentendu : « Il n’était pas
question d’ouvrir un concours de poésie (il n’y a rien
d’humiliant comme un concours de poésie) ; ni de révéler de
grands poètes inconnus (c’est ce que la N.R.F. fait parfois, sans
tant de façons). » Le but est d’« apprendre à quoi sert la
poésie, d’où elle sort, comment elle frappe, et quelles raisons
d’écrire se donne un poète – qui peut être inconnu, et risque,
après tout, de le demeurer » (p. 481). Le second avant-propos
est, en revanche, plus retors, puisqu’après avoir assuré d’une
part « que les textes retenus représentent assez fidèlement,
dans l’ensemble, ceux qui ne l’ont pas été » et d’autre part «
que les témoignages sont strictement exacts », Paulhan confie
dans une parenthèse finale que deux d’entre eux n’ont pas été
vérifiés, « ceci pour laisser sa chance à la mystification qui est,
elle aussi, une sorte de témoignage » (p. 641). Peut-être s’agit-
il d’une allusion à la notice de « Francis Ponge. 27 ans. Oisif
», alors que celui-ci est alors âgé de 34 ans, employé aux
Messageries Hachette, lié à Paulhan et à La NRF depuis près
de dix ans, ou encore au témoignage de « Jean Tardieu,
employé à la rédaction d’un journal technique », qui a lui aussi
fait ses premiers pas à La NRF en 1927. Mais l’important est
bel et bien le dispositif choisi, qui aligne les auteurs sans ordre
apparent et crée un effet de masse en mettant sur le même plan
les quarante-quatre contributeurs.
UNE GALERIE DE POÈTES
Parmi eux, on retrouve des écrivains reconnus, comme Jules
Supervielle ou Fernand Gregh, présentés par leur seul nom,
sans mention d’âge ou de profession. Il faut également
signaler les auteurs NRF en devenir et déjà repérés par
Paulhan, comme Ponge et Tardieu, déjà cités, mais aussi «
Jacques Audiberti, reporter, 33 ans », « M.L., explorateur, 30
ans » qui n’est autre que Michel Leiris, et enfin « Georges
Schéhadé [sic], Secrétaire près le Haut-Commissariat de
Beyrouth, 19 ans » (il en a 28 en réalité). Mais les auteurs
publiés sont essentiellement des inconnus, issus de tous les
milieux comme le voulait Paulhan : ouvriers (comme
Ph. Latour, ou le typographe Faust Casado), artisans (comme
Hélène Reignier, bouchère, ou Jean-Louis Girodet,
cordonnier), paysans (ainsi André Druelle, cultivateur, qui sera
encouragé dans l’écriture par Paulhan et Gregh et publiera
plusieurs recueils, mais aussi Henri Chassagnac ou
Mariette T.), militaires (Camille de Montergon, chef
d’escadron au 1er hussards à Angers ; M. Guitteny, sous-
officier d’infanterie coloniale ; Jules Yoppi, sous-officier à la
Compagnie de discipline des régiments étrangers),
fonctionnaires (comme Charles-Albert Janot, sous-chef de
bureau au ministère des P.T.T.), enseignants et universitaires
(Raymond Datheil, instituteur ; Marthe Boidin, professeur ;
Pierre Trahard, professeur à la Faculté des Lettres de Dijon,
spécialiste de Mérimée ; Marguerite Faure-Alpe, potière et
institutrice ; Marguerite Joubert, institutrice), employés (Paul
Souffron, employé de commerce ; Marthe Goulliart, sténo-
dactylographe), entrepreneurs (Émile Dury, fondeur de cloches
à Colmar), médecins (comme François Moutier, chef de
laboratoire à la Faculté de Médecine, auteur de nombreuses
publications sur l’appareil digestif et ses pathologies) ou
ecclésiastiques (Jean-Abel Marchand, prêtre catholique ;
Albert Léo, pasteur protestant ; Ernest Sabatier, missionnaire).
La liste n’est pas exhaustive, et il est sans doute impossible de
juger de sa représentativité ; elle témoigne néanmoins d’un
souci de diversité et d’une volonté de révéler la présence de la
poésie par-delà les classes et les déterminations sociales.
Rares, pourtant, sont les auteurs qui tiennent à se présenter
comme des poètes – la norme étant plutôt que l’activité
poétique relève du for privé. Parmi les exceptions à cette règle
implicite figure Lucie Guillet, qui se définit comme « peintre,
sculpteur, poète lyrique », et préconise une poésie
thérapeutique, curieux alliage entre la théorie des humeurs, la
référence à la psychiatrie et une instrumentation verbale
analogue au Traité du verbe de René Ghil : « Le poète-docteur,
utilisant les syllabes comme notes musicales, devra prescrire,
je crois, suivant le genre et le degré et le cas de nervosité, des
sons en opposition avec l’humeur du malade » (p. 505). C’est
également comme « poète » qu’apparaît Magdeleine de
Lanartic, présentée par une notice à la troisième personne qui
souligne sa « noblesse gasconne », sa facture « toujours
élégante et purement classique » et sa qualité de lauréate d’un
prix de l’Académie française, en l’occurrence le prix Capuran,
créé en 1895, doté de 500 francs, décerné au meilleur poème
écrit sur un sujet moral ou religieux, et attribué à son recueil
Nouvelles oraisons en 1929 (p. 507). Quant à la qualification
d’homme de lettres, qui connote une professionnalisation du
métier d’écrivain, elle n’est revendiquée qu’une fois, par
Gabriel-Joseph Gros, auteur de recueils de poésies et de
romans, alors journaliste et critique artistique à Paris-Midi et
futur biographe de Maurice Utrillo. Ces contre-exemples font
ressortir combien, aux yeux de la majorité des participants au
tableau, le statut de poète ne renvoie pas à l’exercice d’une
profession mais au modèle religieux de la vocation, au modèle
ésotérique de l’initiation, ou au modèle méritocratique de la
distinction par le concours.
La distinction de poète, c’est peut-être bien La NRF qui, en
dernier ressort et du fait même de son enquête, la confère. Paul
Terrace, correcteur d’imprimerie, le dit sans détour – et non
sans ironie – dans un témoignage où il commente ainsi la
satisfaction symbolique que lui procurent ses réussites
poétiques : « Alors, comme le sportif après sa performance, je
savoure l’admiration du public : ma femme, ma belle-mère,
des collègues. Je suis très fier, par exemple, de l’occasion qui
m’est donnée d’écrire à un rédacteur de la N.R.F. » (p. 676).
En ce sens, le Tableau de la poésie française n’accueille pas
seulement les poètes du dimanche : il les crée et les légitime
en tant que poètes tout court. C’est dans cette perspective que
l’on peut considérer la présence d’auteurs involontaires, qui
n’ont pas répondu à l’enquête mais qui y sont introduits et
présentés par des intermédiaires. Tel est le cas de S.-D., enfant
de 7 ans dont La NRF reproduit un conte intitulé « Le Pianau
magique » (l’orthographe phonétique et approximative est
conservée tout au long du texte), et accompagné d’une notice
où son père loue « le mystère de cette fraîche invention » et
l’absence de « raisons » qui paradoxalement guident les «
histoires » de son fils (p. 520). Paulhan met aussi à
contribution ses amis écrivains pour alimenter l’enquête,
comme Henri Pourrat, auteur de Gaspard des montagnes, qui
joue pour l’occasion le rôle de correspondant de la revue en
Auvergne. À la fois témoin, écrivain et apprenti ethnographe,
Pourrat recueille les poèmes et rédige les notices de deux
autres Auvergnats à partir de leurs conversations et de leurs
rencontres : le père Ernest Sabatier, originaire de Haute-Loire
et retenu comme missionnaire dans les îles Gilbert ;
Mariette T., cultivatrice dans le Puy-de-Dôme, dont Pourrat
rapporte les propos et transcrit une chanson « qu’elle avait
autrefois composée pour elle-même » (p. 672). En fait de
premiers venus, la revue propose ici des figures de poètes déjà
construites par la médiation d’un écrivain ou d’un découvreur,
discret sans être effacé.
Le tableau constitué par Paulhan, pourtant, ne se réduit pas à
la fabrication d’un Poète originel, primitif ou naïf, en qui
s’incarnerait la personnification mythique d’une parole
absolue, autonome, détachée de toute contingence historique et
sociale. Si l’enquête de La NRF s’avère en effet plus
complexe, c’est d’abord en raison de la diversité des
témoignages, qui traversent les strates sociales et composent
un espace sans hiérarchie, où les poètes amateurs, débutants,
involontaires ou autoproclamés voisinent de plain-pied avec
des littérateurs professionnels et des écrivains reconnus ou
camouflés. De tous ces témoignages, écrit Paulhan dans son
avant-propos de septembre 1933, « il n’en est aucun qui ne
soit, à quelque titre, émouvant ou révélateur » (p. 481). C’est
pourquoi le Tableau de la poésie prend sens dans sa globalité
et non dans le cas par cas des singularités, si pittoresques
qu’elles soient : en tant que tableau, il invite le lecteur à
l’aborder de manière synoptique, en prenant la mesure des
identités, des différences et des écarts qui finissent par
composer un système. En ce sens, l’enquête de Paulhan œuvre
à recomposer, par la base en quelque sorte, un lieu commun de
la poésie – non pas un lieu unifié, mais un lieu composite et
bariolé, le seul possible dès lors que les écritures de la Terreur
ont fait voler en éclats les règles et les repères des
Rhétoriques, et un lieu rendu vivant du fait de sa variété et de
ses contradictions mêmes. C’est d’ailleurs ce que suggère
Paulhan en affirmant que la poésie de son temps n’a peut-être
[…] jamais été aussi saine, et vivante, et diverse que dans un temps où chaque
poète doit patiemment réinventer le sens et l’usage de la poésie. (À quelle
rhétorique ou poétique commune se fierait-il ? Ces deux mots sont ridicules ; et
les livres, illisibles). (p. 481)

UNE POÉSIE REDÉFINIE


Au-delà des trajectoires individuelles, le discours des poètes
inconnus ou amateurs donne surtout à lire une histoire
souterraine de la poésie, de son exercice et de ses valeurs –
une histoire sans histoire, d’abord parce qu’elle est faite de
continuités (avec la tradition métrique comme avec les valeurs
romantiques) plus que de ruptures, ensuite parce qu’elle
échappe à une certaine téléologie littéraire, celle qui privilégie
la modernité poétique définie, à la façon d’Hugo Friedrich,
comme un « romantisme déromantisé363 » et comme un
effacement de la subjectivité lyrique au profit de la
dépersonnalisation de l’écriture. À rebours de cette lecture
moderniste, les amateurs du Tableau de la NRF font resurgir
une poésie occultée mais bien vivante, celle qui privilégie le
chant, le mètre, la rime et l’expression des sentiments
personnels. Le meilleur exemple en est François Moutier,
neurologue et gastro-entérologue de renom, qui revendique
l’héritage de « la vieille tradition romantique, encore vivante
dans bien des cœurs ». Son témoignage, qui fait de la poésie
l’expression d’une spontanéité, l’exploration d’une intériorité,
ainsi que le double versifié et rythmé du journal intime ou de
la confession, condense en effet, à bien des égards, l’attitude
de beaucoup d’autres poètes du dimanche :
La poésie ne fut jamais pour moi ni un métier, ni un art, mais un mode
d’expression spontané si bien que mes poèmes n’ont d’autre valeur à mes yeux
que d’être une sorte de journal intime, écrit directement en vers. (p. 498)

« Je n’avais aucun autre confident que mon papier », ajoute


de son côté Marguerite Joubert, qui trouve dans l’écriture une
délivrance face à « l’incompréhension tissée autour de [son]
enfance » et aux « conflits qui accompagnèrent [son]
adolescence » (p. 654). De même, André Delfau explique son
attachement à la poésie par le fait qu’« une confidence
indirecte soulage mieux », et justifie entre autres cette forme
de dialogue solitaire par « le romantisme de l’âge » (p. 492).
Avec plus de scepticisme cependant, un « professionnel » tel
que Leiris voit la poésie comme une « révélation, un grand
bain de lumière », mais « qu’on ne peut qu’attendre
passivement et désirer », et qui semble se tarir à ses yeux (p.
494).
L’intériorité révélée par l’écriture est souvent traduite en
termes spirituels. Âme : tel est alors le mot le plus fréquent
pour qualifier la source de l’émotion et de l’expression
poétiques. La poésie se définit comme la mise en forme d’un «
état d’âme » selon Marguerite Joubert (p. 655), comme la «
preuve de l’existence d’une âme humaine », voire comme «
une forme de la nostalgie humaine de Dieu » pour André
Druelle (p. 487). L’écriture aurait ainsi à voir avec une altérité
invisible, qu’elle soit cachée dans les replis secrets de l’âme ou
retirée dans le mystère divin. La poésie, dans cette perspective,
peut tour à tour devenir un « art intime, qui chante et qui peint
l’être invisible, l’être muré que chacun porte en soi »
(Marguerite Faure-Alpe, p. 648), un « langage secret qui seul
me permettrait de correspondre avec une part obscure de moi-
même » (Paul Souffron, p. 493), et même une « participation à
l’essence de Dieu » (Raymond Datheil, p. 497). Qu’elle en soit
le tremplin ou le substitut, l’expérience poétique se dit ainsi
comme une expérience religieuse.
Un cas intéressant, à cet égard, est celui de Ph. Latour, qui se
présente comme un ouvrier de 23 ans, et que sa trajectoire (fils
d’ouvrier, frère d’ouvriers, renonçant au certificat d’études
pour aller travailler à l’atelier, sympathisant syndicaliste,
bolchevik et anarchiste) semblait vouer à la littérature
prolétarienne. Or il n’en est rien : l’ouvrier présente son
rapport à la poésie sur le modèle initiatique. Il emploie, pour
décrire cette initiation, des termes qui rappellent la quête
surréaliste du point de conciliation des contraires : Ph. Latour
évoque ainsi son désir « de gagner un plan de vie spirituelle
plus intense, d’atteindre le point où l’esprit se mêle au sang, ou
vice-versa ». La quête dont il s’agit est une quête de sacré :
l’expression « état de grâce » revient trois fois dans son
témoignage pour qualifier la poésie, également désignée
comme « illumination », « tête-à-tête avec le tout » ou
évocation du « miracle du monde réel » (p. 503-504). Peut-être
Paulhan a-t-il sélectionné ce témoignage précisément en raison
du décalage entre cet ouvrier du spirituel et les stéréotypes
(romantiques ou prolétariens) que l’on aurait pu attendre sur le
poète-du-peuple voué à son travail. Mais le cas de Ph. Latour
est loin d’être isolé, et la terminologie chrétienne revient dans
le Tableau avec assez d’insistance pour constituer l’un des
traits dominants de la représentation de la poésie, repérable
dans le discours de la bouchère (« je remercie pourtant le Bon
Dieu qui a voulu que tout en moi soit poésie », confie Hélène
Reignier, p. 483) aussi bien que du professeur à la Faculté des
Lettres de Dijon (« Quiconque ne goûte pas la poésie […]
ignore à peu près tout de ce qui relie l’humain à l’inconnu et
au divin », affirme Pierre Trahard, p. 512).
L’autre trait dominant de cette poésie des inconnus de
La NRF est son association à la musique et au chant : pour
reprendre la notice de Pierre Trahard, la poésie s’apparente ici
« beaucoup moins à l’architecture et aux arts plastiques qu’à la
musique et au mysticisme » (ibid.). Le rejet du référent
plastique au profit du modèle musical est significatif : pour
reprendre l’analyse de Laurent Jenny dans La Fin de
l’intériorité, cette figuration de la poésie par la musique
s’inscrirait dans le sillage du symbolisme, là où
l’apparentement à la peinture, absent de l’enquête, relèverait
d’une esthétique moderniste. Pour ces auteurs amateurs qui ont
conservé un imaginaire de la poésie en décalage avec la
temporalité des avant-gardes, l’intériorité n’a pas connu de
fin : s’il fallait leur choisir une figure tutélaire, ce serait celle
d’un Orphée mâtiné de romantisme, adoptant le chant pour
réparer les failles du Moi et se réconcilier avec la beauté du
monde.
Ce que les inconnus de La NRF mettent ainsi à l’honneur,
c’est une poésie doublement lyrique : non seulement parce
qu’elle exprime une subjectivité en quête d’elle-même, mais
aussi et surtout parce qu’elle s’identifie à une pratique
musicale. Un officier affirme que le carmen poétique passe par
« la cadence, la musique et le rythme » (p. 484) ; un
agriculteur confie avoir « toujours senti et pensé en rythmes »
(p. 487) ; un dessinateur de modes relie sa vocation poétique à
un « besoin de confidence et aussi de musique » (p. 492) ; un
prêtre évoque le « besoin de chanter, de cadencer des phrases
qui sortaient de l’ordre de [ses] pensées habituelles » (p. 509) ;
une institutrice exalte la poésie « hallucinante comme un
rythme de danse, comme une mélopée ou comme des cris » (p.
648) ; un poète reconnu comme Fernand Gregh voit dans les
vers « le chant du nombre » et entend « le rythme qui bat dans
leurs syllabes s’accorder au rythme même de l’univers » (p.
651) ; un sous-officier associe l’amour de la poésie à celui de «
sa sœur, la Musique » (p. 653) ; un pasteur assure que son goût
pour la poésie « se confond avec celui de la musique » (p. 660)
; un chômeur enfin, passé par la Schola cantorum et qui n’est
autre qu’Alain Messiaen (le fils de la poétesse Cécile Sauvage
et le frère du musicien Olivier Messiaen), affirme que « la
musique est restée l’art qui [le] touche le plus » (p. 661)… De
la musique avant toute chose : l’adage de Verlaine semble ici
la position poétique la mieux partagée, quels que soient les
milieux d’origine et les degrés de reconnaissance des auteurs
sélectionnés.
Cette pente musicale amène sans surprise les poètes du
Tableau sur le terrain de la chanson – vocable par lequel
certains caractérisent leur production. Quelques auteurs, en
particulier issus de milieux modestes, inscrivent spontanément
leur pratique de la poésie dans celle de la chanson, comme si
les deux domaines étaient confondus. Tel est par exemple le
cas du cordonnier Girodet lorsqu’il évoque le bonheur de sa «
première chanson » (p. 486), ou de la cultivatrice Mariette T.
qui se vante d’en avoir « plus de soixante rangées dans [sa]
tête comme les mots de [son] pater » (p. 672). C’est aussi du
côté de la chanson populaire que se situe « La mort du
président Doumer » du cultivateur Henri Chassagnac, poème
qui déplore l’assassinat du président de la République en mai
1932. À la fois éloge funèbre, chant de deuil et hymne à la
vengeance contre l’assassin, ce texte ressortit aux complaintes
criminelles, ces chansons édifiantes que la France du
XIXe siècle a produites en abondance et qui sont encore en
vigueur sous la Troisième République.
À la différence de ces exemples, encore ancrés dans une
tradition orale, d’autres auteurs se réfèrent à la chanson pour
suggérer une écriture modeste, populaire et allégée du prestige
un peu écrasant de la Poésie. La « Chanson » d’Alain
Messiaen, en particulier, témoigne d’une esthétique de la
simplicité et de la naïveté dont les modèles se nommeraient
Nerval, Hugo ou Verlaine. Sur un tout autre ton, la « Rengaine
du doit et de l’avoir » de G. de Bellet détourne la référence au
chant pour livrer un sonnet en octosyllabes qui rappelle plutôt
l’ironie grinçante d’un Laforgue ou d’un Corbière. Incorporant
délibérément le chant à l’espace de la poésie, le Tableau
ménage ainsi une place aux chansons du peuple comme aux
chansons lettrées qui font peuple.
La primauté accordée au chant par les premiers venus se
retrouve non seulement dans leurs témoignages, mais dans les
formes qu’ils utilisent, et où le vers domine sans partage. Deux
exceptions s’écartent de cette omniprésence du vers : un récit
de rêve sous la plume de Leiris, et un conte de S.-D., âgé de
sept ans, qui font de la prose une forme-limite de l’expression
poétique. La poésie présente dans le Tableau se confond donc
avec l’usage du vers, un vers où la rime est reine (parfois
atténuée en assonance) et où dominent les mètres traditionnels.
L’alexandrin arrive en tête : il est employé dans dix-sept textes
sur quarante-quatre, avec des variantes qui vont de la rigueur
parnassienne (à l’exemple de « L’ébauche » par Georges
Lafenestre) à la déconstruction forcenée (« Le plus
authentique » d’Audiberti), en passant par la subtile
dissonance (« L’escalier » de Supervielle). L’alexandrin est à
peine concurrencé par l’octosyllabe (cinq textes) et encore
moins par le décasyllabe (deux textes qui adoptent la forme en
5/5 du tarantara, liée à la chanson) ou par des vers simples de
six ou sept syllabes (deux exemples aussi pour chaque cas).
Certains auteurs, cependant, ne s’en tiennent pas à l’isométrie
et proposent des poèmes en vers mêlés, faisant alterner
différents mètres réguliers : le modèle des Fables de
La Fontaine n’est pas loin, et il inspire même directement un
texte comme « L’éventail et la coquette » de Charles-Albert
Janot. Le vers libre, enfin, apparaît à sept reprises dans le
Tableau, signe de l’installation de cette forme typique de la
modernité – mais une installation discrète, tant les vers libres
se laissent souvent gagner par des récurrences métriques ou
sonores. On peut en voir un exemple dans le « Chant du
suicidé » du typographe Faust Casado, fragment épique où
surnagent quelques séries d’alexandrins, ou dans « Agression
», signé par Ph. Latour, bref poème dont les vers non réguliers
conservent cependant une alternance de rimes et
d’assonances :
AGRESSION
La nuit appuie son genou sur la terre
et lui plaque ses tampons d’éther
le vent d’arbre en arbre secoue les arbres
à la gorge d’un oiseau s’accroche
un pan de ciel mouchoir à carreaux
où rentrent les troupeaux de feuilles mortes
sous la main de la nuit
des bêtes s’égorgent
plainte que le vent porte
sang qui tombe en gouttes de pluie. (p. 504)

Cette écriture vers-libriste reste néanmoins minoritaire. Pour


beaucoup d’auteurs, la pratique de la poésie se confond avec
l’exercice de la versification, dont les règles inspirent des
sentiments divers. Une autodidacte comme Hélène Reignier,
tout en assumant le choix du vers, avoue son intimidation
devant les connaissances requises et son besoin de modèles
savants que ses moyens financiers et son parcours culturel ne
lui ont pas permis de s’offrir : « Je versifie comme je veux
mais je regrette cependant d’être privée de tout ce qui est
littérature », confie-t-elle en faisant allusion à l’absence chez
elle de livres de poésie ou même d’un dictionnaire (p. 483).
Paul Souffron, employé de commerce, évoque quant à lui son
éveil à la poésie à onze ans, devant les fables de La Fontaine
qui marquent « la révélation des vers réguliers, cadencés,
chantés » (p. 493) : c’est ici la fascination devant l’instrument
harmonique qui prédomine. Pour beaucoup d’amateurs, la
maîtrise des règles de versification suscite un sentiment de
fierté devant la difficulté vaincue. Par exception, le danseur et
courtier G. de Bellet, qui affecte volontiers l’attitude du
dilettante dans sa notice, prend ses distances avec la
mécanique sans âme de la versification en évoquant ses vers
de jeunesse qui « avaient douze pieds, des césures exactes et
des rimes riches. Il ne leur manquait que la poésie… ». Tout
en refusant de réduire le poème à sa facture technique, il tient
néanmoins à conserver la rime : « Je n’ai jamais pu renoncer à
la rime ou tout au moins à l’assonance. […] L’enlever au vers,
c’est lui enlever sa fatalité » (p. 490). Les premiers venus de
La NRF conservent donc, par-delà la crise de vers
diagnostiquée par Mallarmé, leur fidélité au souvenir de la
prosodie française et en particulier à un alexandrin devenu «
cadence nationale364 ». Tout se passe comme si l’entrée en
poésie supposait une part d’académisme, l’imitation de la
tradition métrique étant ici comparable à la manière dont les
peintres apprennent en copiant. Les amateurs ne sont pas les
seuls à agir ainsi, du reste : Audiberti s’inscrit parfaitement
dans cette perspective en choisissant les « vers réguliers »
contre les « vers blancs » : « Le texte fluide et sans repères que
je tenterais de sécréter s’ordonnerait automatiquement en
alexandrins dès la deuxième ligne » (p. 513).
Cet automatisme de l’alexandrin, à tout le moins du vers
compté et rimé, laisse peu de place dans le Tableau à des
formes phares de la modernité poétique, comme le poème en
prose (absent de l’enquête) et le vers libre, que l’institutrice
Marguerite Joubert dit avoir abordé « timidement » (p. 655) et
que le correcteur d’imprimerie Paul Terrace a choisi par
lassitude de « la cadence régulière » et par fatigue « des
chevilles et bouche-trous et temps neutres » (p. 676). Quant à
la poésie géométrique d’Alexandre Rey, ce mutualiste qui
publie un « Éloge de la caisse nationale des retraites » en
forme de sablier, on devine qu’elle doit moins sa place dans le
Tableau à une quelconque familiarité avec les Calligrammes
d’Apollinaire ou avec la syntaxe typographique de Reverdy,
qu’à son lien à l’antique tradition du poème figuré. Surtout,
Paulhan a dû être sensible à la cocasserie de sa notice en forme
de réclame (« Sonnets, ballades, élégies, odes, rondeaux, vers
en carré, carreau ou en losange, en X ou en diabolo, toutes les
formes de la poésie lui sont familières, toutes les bonnes
causes lui sont propres »), à la performance oulipienne avant la
lettre de son poème (vingt-quatre vers rimés qui passent de
l’alexandrin au monosyllabe, et réversiblement) et à la belle
assurance de son slogan final en faveur de la Caisse des
retraites : « La rente qu’elle fait n’est point une chimère ! » (p.
501-502).
Loin des expérimentations modernistes, l’enquête de La NRF
montre la persistance de dispositions traditionnelles comme les
quatrains à rimes croisées ou embrassées, les distiques
d’alexandrins. On retrouve aussi des formes éprouvées comme
le sonnet (« Fiançailles » de Camille de Montergon, «
Rengaine du doit et de l’avoir » de G. de Bellet) et la fable,
dont le champion est sans conteste Charles-Albert Janot.
Celui-ci dit avoir choisi le métier de fabuliste après « une
carrière prodigue en déceptions » dans le théâtre, se définit
comme « un disciple fervent et respectueux » de La Fontaine,
et précise avoir gagné grâce à sa reconversion « trois prix
littéraires » ainsi que des publications « dans 60 journaux de
France et de l’étranger ». La morale de son histoire peut
donner à méditer sur les austères vertus de la carrière
poétique : « je me suis réfugié dans la poésie qui donne moins
de profits, mais cause aussi moins de mécomptes. »
À l’évidence, les inconnus du « Tableau de la poésie » sont
en complet décalage avec les innovations formelles qui se sont
succédé en France depuis la fin du XIXe siècle. On peut, dans
une perspective finaliste, considérer ce décalage comme un
retard ou une arriération. Mais il serait sans doute plus juste de
l’interpréter comme une désynchronisation, une différence de
trajectoire. Il y a fort à parier que Paulhan a vu les choses
ainsi, et que l’un des enjeux du Tableau concocté par ses soins
consiste précisément à brouiller une vision trop linéaire – ou
pour le dire dans ses termes, terroriste – de l’évolution
littéraire. Paulhan avait en effet caressé l’idée (refusée par
Gaston Gallimard) de publier un volume des manuscrits
refusés en une année par La NRF, afin de montrer « comment
les genres littéraires que nous avons sottement oubliés
continuent à mener, près de nous, une vie sourde et
malhabile365 » : les formes pratiquées par les poètes amateurs
du Tableau viennent nous rappeler cette existence souterraine.
DE LA VOCATION À L’APPRENTISSAGE
Pour la majorité de ces amateurs, la valeur poétique tient
moins à l’originalité de la forme qu’à la transparence de
l’expression : des vers « directs et sans apprêt » forment ainsi
aux yeux de Fr. Moutier le « principal mérite » de sa poésie.
C’est sous cet angle qu’il faut comprendre le recours du
médecin au mythe de l’« inspiration naturelle et éternelle » et à
l’image du « poète qui écrit comme il respire » (p. 498) :
comme beaucoup de ses pairs, il souscrit à ce que P. Bourdieu
nomme « l’idéologie charismatique du créateur incréé366 ».
Idéologie qui suscite également le motif du don naturel ou de
la vocation irrésistible – nulle part mieux exprimée que dans le
témoignage du chef d’escadron Camille de Montergon : « Je
crois que ma vocation poétique date du jour de ma naissance
» (p. 484).
L’image du don poétique ou de l’élection spirituelle ne cache
pourtant pas le fait que l’attachement de ces amateurs à
l’écriture poétique est souvent le produit d’une initiation et
d’une formation modelées par l’école ou le milieu familial. Le
même C. de Montergon invoque ainsi le rôle formateur d’un «
délicieux abbé qui fut [son] professeur de seconde au petit
séminaire de Combrée », et qui « ouvrit [son] goût aux maîtres
anciens et modernes » (ibid.) : Homère, Virgile, Villon, La
Fontaine, Racine, Leconte de Lisle, Heredia, lectures
auxquelles s’ajoute la découverte postérieure de Verlaine,
Henri de Régnier ou Albert Samain. Cette liste recoupe des
noms mentionnés chez d’autres auteurs du Tableau : La
Fontaine est en effet cité quatre fois, Homère, Virgile et
Verlaine deux fois. Les autres références revendiquées dans
l’enquête sont Lamartine, Hugo, Musset, Rimbaud,
Apollinaire, Verhaeren, Shakespeare, Bloy, la Bible, les
Évangiles ou les surréalistes (cités une fois), ainsi que
Baudelaire, Valéry et Supervielle, évoqués à deux reprises.
L’éventail, assez disparate comme on voit, comprend donc des
auteurs classiques, accorde une large place aux mouvements
du XIXe siècle (romantisme, Parnasse, symbolisme), et réserve
un accueil plus discret à la poésie contemporaine, excepté pour
Supervielle, mentionné par ses pairs et participant lui-même à
l’enquête.
Le signalement des lectures et des influences suggère au
fond combien la poésie, loin d’être ce don immédiat de parole
que les témoignages se plaisent souvent à décrire, procède en
fait d’une série d’apprentissages et de médiations où le
système scolaire joue un rôle majeur. L’école de la Troisième
République représente, surtout pour les ouvriers, employés,
artisans ou travailleurs manuels, le lieu d’initiation à la poésie,
à ses rythmes, à ses récitations et à son canon littéraire. Hélène
Reignier commence par exemple sa biographie intellectuelle
en mettant en évidence le rôle de l’école dans son initiation à
la poésie, le certificat d’études représentant à cet égard une
première forme de reconnaissance symbolique de la capacité à
bien écrire : « Élevée à l’école mixte par un instituteur, j’ai eu
à pas encore douze ans mon certificat d’études primaires où
j’ai eu mon premier succès en poésie » (p. 482). La figure de
l’instituteur ou de l’institutrice joue alors un rôle clé, comme
ce « jeune instituteur nouvellement promu à Lagnieu et
également féru de lectures » qui devient le « guide intellectuel
» de Jean-Louis Girodet, apprenti cordonnier né en 1856 (p.
485). La presse constitue aussi une source majeure de lectures
et d’inspiration pour des écrivains populaires qui n’ont pas les
moyens d’acheter des livres ou demeurent éloignés du mass
media que devient alors la radio : la bouchère Hélène Reignier
range parmi ses lectures « la Petite Bourgogne, journal
dijonnais qui paraissait le dimanche » durant la grande guerre,
« le Pèlerin, la Croix des jeunes, la Voix du combattant puis
quelques journaux que l’on [lui] prête » (p. 482-483). Situation
similaire avec le cultivateur André Druelle, qui rapporte ainsi
son premier contact avec la poésie : « À huit et neuf ans mon
plus grand plaisir était d’obtenir la permission de feuilleter des
revues (c’était, je crois, la Veillée des chaumières), pour y
trouver des petites poésies que je recopiais dans des carnets »
(p. 487). Si poésie du peuple il y a, elle n’a donc rien d’une
génération spontanée, d’un écrit brut ou d’une vocation
inconditionnelle : l’école et la presse, ces deux grands piliers
de l’éducation populaire issus du XIXe siècle, ont contribué à la
façonner.
L’entrée en poésie se traduit également par le vocabulaire du
compagnonnage, qui renvoie à l’image traditionnelle de
l’artisan soucieux de son ouvrage et au schéma initiatique de
la transmission des secrets d’atelier. Deux témoignages sont ici
révélateurs. D’abord celui du cordonnier Jean-Louis Girodet,
qu’un instituteur initie aux « belles pages des Ouvriers de la
Pensée et de la langue française » et qui complète sa formation
par la découverte des règles de versification publiées dans une
revue satirique au titre savoureux : Le Journal des abrutis. Sa
notice se conclut par un parallèle ironique entre ses deux
métiers : « il a fabriqué plus de ressemelages qu’il n’a aligné
de rimes, car il fallait bien qu’il mange » (p. 485-486). Quant
au charpentier Maurice Mardelle, son activité poétique prend
la forme d’un second métier occupant le « peu de loisirs »
accordés par le premier, et d’un labeur mis au service du divin,
comme l’illustre son poème « Le compagnon de la cathédrale
», imprégné des codes du compagnonnage (p. 663-664).
REFONDER LA COMMUNAUTÉ POÉTIQUE
Quand les revues littéraires partent à la recherche d’une
poésie spontanée, elles courent immanquablement le risque de
la pétition de principe, qui conduit à créer ce qu’il s’agissait de
découvrir, ou à projeter leurs préoccupations sur des « naïfs »
qui n’ont peut-être jamais songé à se définir comme poètes ni
comme amateurs. L’enquête de Paulhan n’est sans doute pas
exempte de ces biais : elle véhicule certains présupposés
comme le modèle de la vocation, le lien de l’écriture à une
intériorité incarnée par le cœur ou les émotions, ou l’idée
même que la poésie soit par excellence le genre naïf ou
primitif. Mais il n’en reste pas moins que le dispositif monté
par Paulhan est assez ouvert pour que l’on puisse y saisir, au
moins en partie et sans confiscation, la figure et la parole des
poètes du dimanche. Ce qui distingue le « Tableau de la poésie
» publié par La NRF, c’est en effet l’effort remarquable de
Paulhan pour éviter de rabattre la poésie des premiers venus
sur une seule idée préconçue – parce que pour lui l’édifice
d’une rhétorique partagée a volé en éclats, et que les poétiques
avant-gardistes ne font que maintenir la littérature dans la
terreur de retrouver le langage ordinaire. Comment
reconstruire, dès lors, un nouveau lieu commun de la poésie ?
Tel est le plan que dessine, empiriquement, le Tableau de
La NRF, en pariant précisément sur les premiers venus pour
recréer les conditions de possibilité de cette unité perdue, et
indéniablement problématique.
Car ce tableau, Paulhan l’a composé de telle sorte que, par
quelque biais qu’on l’aborde, toute affirmation un peu trop
générale à son sujet risque de se trouver démentie par un
contre-exemple. On y cherche des poètes amateurs ? On y
rencontre aussi des poètes reconnus (et l’inverse est vrai). Les
ouvriers n’y font pas de la littérature prolétarienne, mais
cherchent des états de grâce, des illuminations rimbaldiennes
ou des élans surréalistes. Les discours empruntent souvent un
vocabulaire et des thèmes religieux, mais c’est sans compter
avec ce « Chant du suicidé » plein de bruit et de fureur qu’un
typographe profère contre toutes les croyances. Pour filer la
métaphore picturale, ce tableau ne s’ordonne jamais en une
claire perspective ou dans l’angle d’une anamorphose. Et c’est
bien l’effet recherché : le premier venu pourra toujours
démentir l’idée que nous nous faisons de la poésie. Tel est son
rôle, sa vertu et sa fraîcheur.
Cette leçon suggérée sur le plan poétique est aussi
profondément politique. Car le Tableau propose une pensée de
la communauté, et de la démocratie, où toutes les voix (au sens
lyrique aussi bien qu’électoral) sont égales, jusque dans la
bigarrure et la diversité. Aussi Paulhan semble-t-il tirer les
conséquences politiques de son tableau poétique quand il écrit
en mars 1939 dans La NRF : « La démocratie fait appel contre
les aristocrates – et spécialement contre les aristocrates de
l’intelligence – au premier venu. Et l’on en voit bien la raison :
c’est que le premier venu est demeuré près de l’essentiel367. »
Persistant dans l’usage de la formule baudelairienne, il
reviendra à la charge en 1947 dans De la paille et du grain en
lançant un « petit appel aux écrivains du dimanche » afin de
réconcilier le public avec la littérature : l’un des remèdes qu’il
propose consiste en effet à « s’adresser à ceux qui sont
demeurés en dehors de la bagarre : aux innocents qui
s’obstinent à appeler la poésie poésie, et prose la prose. Bref,
au premier venu368 ».
L’après-guerre sera pour Paulhan l’occasion de reprendre et
d’élargir le projet du Tableau en l’intégrant à une plus vaste
entreprise, conduite avec Dominique Aury : Poètes
d’aujourd’hui, volume qui paraît en 1947 à la suite d’une
commande de la Guilde du Livre suisse. La confection de cette
anthologie, comme le montre Clarisse Barthélémy, s’inscrit
dans un contexte polémique qui conduit Paulhan, après avoir
démissionné de ses fonctions au Comité national des écrivains
par refus des listes noires, à défendre l’autonomie de la
littérature contre les conceptions partisanes de l’engagement.
Il s’agit donc pour lui et pour D. Aury de rassembler les voix
les plus diverses de la poésie du temps, dans un état des lieux
qui invite à brouiller les clivages politiques, les frontières
territoriales et les catégories littéraires au profit de la
reconstitution d’un « lieu commun poétique » et de la «
représentation expiatoire d’une communauté réconciliée369 ».
L’anthologie se compose de six rubriques. La première, qui
occupe la majorité du volume, comprend les « Poètes
d’aujourd’hui » proprement dits – en d’autres termes les
contemporains reconnus depuis le début du XXe siècle, à
l’exception d’Aragon et d’Éluard, qui ont refusé d’entériner
les choix de Paulhan et sont publiés dans une plaquette
séparée. Suivent des sections qui s’intéressent successivement
aux « Traducteurs », aux « Poètes belges », aux « Poètes
romands », aux « Poètes du dimanche » et aux « Poèmes
d’enfants ». Les deux dernières catégories reprennent ainsi les
éléments de l’enquête de 1933, et leur présence dans
l’anthologie de 1947 peut s’interpréter comme une tentative
pour dépasser l’alternative entre la Terreur et la Rhétorique.
Ce que donnent à lire les poètes du dimanche ou les enfants, ce
serait en quelque sorte une rhétorique naturelle, commune, une
rhétorique sans métier et sans complexe vis-à-vis des absolus
avant-gardistes.
On remarque toutefois que Paulhan n’a pas introduit de
changement notable dans le choix des poètes issus du Tableau
de 1933, figeant quelque peu ses amateurs dans une posture
qui leur refuse l’accès à une légitimité littéraire. André
Druelle, qui a depuis 1933 publié plusieurs recueils et
bénéficié du soutien de Georges Duhamel, Henri Pourrat ou
Paulhan lui-même, reste par exemple présenté comme
cultivateur alors qu’il a quitté son ancien métier et entamé une
carrière littéraire. C’est que, dans cette anthologie, les poètes
du dimanche ne sont plus l’objet d’une enquête : ils prennent
part à la construction d’un ensemble au sein duquel ils ont
pour fonction de « refonder la légitimité des poètes de métier,
privés de lieu commun pour leur pratique commune », selon
les termes de Cl. Barthélémy370.
La préface de Paulhan à Poètes d’aujourd’hui, ironiquement
intitulée « À demain, la poésie », rapporte ainsi l’expérience
de la poésie à celle d’un « mystère commun » ou d’un «
mystère pour tous371 ». C’est vers « l’homme du commun »
que se tourne Paulhan pour refonder une pratique de la poésie
en dehors de toute « obscurité concertée372 » et de toute
hostilité de principe aux règles traditionnelles ou aux moyens
rhétoriques. Toute l’anthologie semble donc converger vers ce
foyer paradoxal, car habituellement marginal : la poésie du
dimanche. « L’espérance vole aujourd’hui vers le premier
venu », affirme Paulhan, ralliant même à sa cause les hérauts
de la modernité que sont Rimbaud et Lautréamont, dont la
leçon finale consisterait à dire « que le poète doit renoncer aux
révoltes et aux sophismes pour écrire en vers réguliers comme
tout le monde », et à retrouver « une poésie familière et
continuelle où le poète […] puisse faire un choix sans se
gêner, et dont il sorte agrandi373 ». Si le Tableau de 1933 se
présentait comme une enquête ouverte, son insertion dans
l’anthologie de 1947 lui assigne une place stratégique dans la
recomposition, fût-elle rêvée plutôt qu’effective, du champ
poétique contemporain.
Du fait de son pari sur le premier venu, de son horizon
résolument démocratique et de son acceptation délibérée de
l’impureté, le Tableau de la poésie composé par Paulhan
apparaît en tout cas comme une entreprise singulière parmi les
revues du XXe siècle. Celles-ci, comme on va le voir, n’ont
certes pas manqué de s’adresser aux poètes inconnus, de
proposer des concours à leurs lecteurs ou de rechercher des
textes bruts, fût-ce en occultant la question de leur valeur
artistique. Il revient néanmoins à Paulhan d’avoir cherché à
interroger la poésie de son temps non seulement comme une
expérience esthétique, mais comme une pratique sociale douée
de sens pour ses acteurs.

356. « Pour un Tableau de la Poésie en France », La Nouvelle Revue Française, n°


235, avril 1933, p. 704 pour tous les extraits cités dans ce paragraphe.
357. J. Paulhan à V. Larbaud, 12 janvier 1933, in Valery LARBAUD – Jean
PAULHAN, Correspondance 1920-1957, Paris, Gallimard, 2010, p. 276.
358. Valery LARBAUD – Jean PAULHAN, Correspondance 1920-1957, op. cit., p.
289.
359. La Nouvelle Revue Française, n° 240, septembre 1933, p. 480.
360. Valery LARBAUD – Jean PAULHAN, Correspondance 1920-1957, op. cit., p.
309-310.
361. Jean PAULHAN à Jean GUÉHENNO, dans Correspondance 1926-1968,
Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 2002, lettre 90, p. 99.
362. « Tableau de la poésie (I) », La Nouvelle Revue Française, n° 241, octobre
1933, p. 481-520 ; « Tableau de la poésie (II) », La Nouvelle Revue Française, n°
242, novembre 1933, p. 641-678. Les références à cette enquête seront désormais
citées en parenthèses, avec le numéro de la page concernée.
363. Hugo FRIEDRICH, Structure de la poésie moderne [1956], Paris, Le Livre de
poche, 1999, p. 37.
364. Stéphane MALLARMÉ, « Crise de vers », in Divagations, Œuvres complètes,
t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 207.
365. Jean PAULHAN, « Les contes de Noël Devaulx », in Œuvres complètes, t. IV,
Paris, Cercle du livre précieux, 1969, p. 207.
366. Pierre BOURDIEU, op. cit., p. 405.
367. Jean PAULHAN, « La démocratie fait appel au premier venu » [La NRF, n°
306, mars 1939], in Œuvres complètes, t. V, Paris, Cercle du livre précieux, 1970, p.
278.
368. Jean PAULHAN, « De la paille et du grain » [Les Cahiers de la Pléiade, n° 2,
avril 1947], in Œuvres complètes, t. V, Paris, Cercle du livre précieux, 1970, p. 393.
369. Clarisse BARTHÉLÉMY, « Poètes d’aujourd’hui ou le dernier espoir de la
poésie », in Didier ALEXANDRE (dir.), L’Anthologie d’écrivain comme histoire
littéraire, Bruxelles, Peter Lang, coll. « Littératures de langue française », 2011, p.
127.
370. Ibid., p. 137.
371. J Jean PAULHAN, « À demain, la poésie », in Œuvres complètes, t. II, Paris,
Cercle du livre précieux, 1966, p. 312.
372. Ibid., p. 313-314.
373. Ibid., p. 325.
CHAPITRE 2. LES LETTRES FRANÇAISES & LA
RELÈVE DES JEUNES POÈTES

La singularité du coup de sonde lancé par Paulhan tranche


avec l’enquête menée en 1949-1950 par Les Lettres françaises.
Là où le double numéro de La NRF cherchait à dévoiler une
poésie souterraine sans préjuger de son orientation ou de son
actualité, Les Lettres françaises vont, le temps d’une saison,
tenter de déceler les voix susceptibles d’incarner la poésie de
demain, de constituer une avant-garde culturelle et de
s’inscrire dans un devenir historique guidé par une perspective
émancipatrice et révolutionnaire. En somme, ce que Les
Lettres françaises ont voulu mettre en évidence, ce sont moins
les premiers venus que des auteurs à venir.
POUR UN CHANT NATIONAL
Le regard porté par Les Lettres françaises sur la poésie des
inconnus est évidemment tributaire de l’histoire et de la ligne
éditoriale de cette revue, doublement marquée par l’héritage
de la Résistance et par son lien au Parti communiste français.
Émanation du Comité national des écrivains, Les Lettres
françaises apparaissent comme le grand journal culturel de la
Résistance, fondé par Paulhan et par le romancier communiste
Jacques Decour : fusillé par les nazis en mai 1942, celui-ci ne
verra pas la parution du premier numéro en septembre suivant,
dans la clandestinité. Cet enracinement dans la Résistance,
couplé à l’influence politique du Parti communiste français,
vont faire des Lettres françaises l’un des grands titres de la
presse française d’après-guerre.
C’est dans ce contexte que Les Lettres françaises, durant
l’hiver 1949-1950, tâchent de révéler la voix de jeunes poètes
inconnus, selon un processus qui tient à la fois de l’enquête, du
concours, du parrainage, mais aussi de la cooptation de
nouvelles recrues. L’initiative de cette ouverture revient au
Comité national des écrivains, en la personne de sa secrétaire
générale. Le 10 novembre 1949, un encart inséré dans la page
intitulée « Le C.N.E. vous parle » annonce qu’à partir de la
semaine suivante, Elsa Triolet présentera « La poésie des
inconnus », au rythme d’« Un jeune poète tous les huit jours374
». La rubrique tient sa promesse : le 17 novembre, E. Triolet
lance « La poésie des inconnus », ample série qui vise à
révéler au public des talents en germe.
Dans son texte de présentation de l’entreprise, E. Triolet
postule que tout écrivain est animé par un désir de
publication : l’écriture, loin de se limiter à une « affaire privée
» ou à un « plaisir solitaire », vise au contraire à toucher « le
plus grand nombre possible de cœurs et d’esprits375 ». À cet
égard, son argumentation recoupe celle de Sartre qui, dans
Qu’est-ce que la littérature ?, récuse l’idée « qu’on écrive
pour soi-même » et affirme au contraire qu’« il n’y a d’art que
pour et par autrui376 ». Mais à la différence de Sartre pour qui
les poètes « considèrent les mots comme des choses et non
comme des signes377 », E. Triolet cherche à renouer un lien
entre la poésie et le public, en montrant que le langage
poétique peut être référentiel et transitif. Pour ce faire, elle
soutient que Les Lettres françaises permettent de recréer, dans
l’espace de la revue, un lieu et un lien collectifs que le circuit
éditorial ne suffit plus à procurer aux amateurs de poésie.
En ce sens, E. Triolet cherche à réinsérer la poésie dans un
échange communautaire auquel l’image du troubadour vient
donner une caution mythique. « Ah ! faire revivre le temps des
troubadours… », se prend-elle ainsi à rêver, marquée par le
souvenir de « La Leçon de Ribérac », où Aragon célébrait en
1941 la figure d’Arnaud Daniel et la pratique du trobar clus
378
. Si la figure du troubadour vient légitimer le désir d’inclure
la poésie dans une communauté culturelle, concrètement,
l’accueil des jeunes poètes au sein de la revue est déterminé
par les orientations du C.N.E., organisateur de l’enquête et
maître d’œuvre de la publication – dûment patronnée par la
rubrique « Le C.N.E. vous parle ». Ce cadre prégnant,
E. Triolet en rappelle discrètement mais clairement la présence
lorsqu’elle évoque les ambitions et les conditions de cette
découverte des poètes inconnus :
[…] j’ai cherché un moyen de « donner corps », ne serait-ce qu’en partie, à ces
espoirs qui m’arrivent, accompagnés de lettres modestes, embarrassées,
timides, revendicatives, présomptueuses, et le C.N.E. a bien voulu leur
consacrer pendant quelques semaines, cette demi-page. J’ai demandé à des
poètes connus de préfacer chaque fois ces pages de poèmes, d’en faire la
critique, de donner des conseils aux jeunes inconnus… Et, qui sait ? Les poètes
que nous présentons, encore mineurs à tous les sens de ce mot, vont peut-être
grandir, et c’est la grâce que je leur souhaite379.

À la lecture d’un tel programme, les différences avec le


Tableau de La NRF en 1933 sautent aux yeux : au nivellement
entre poètes connus et inconnus succède ici le parrainage de
l’apprenti par l’aîné ; au primat du témoignage personnel sur
la valeur artistique succède l’axiologie du majeur et du mineur
et la sélection des poètes les plus méritants ; au refus du
modèle du concours ou de la découverte des talents se
substitue une démarche assumée d’aide à la publication et à la
promotion de nouveaux auteurs ; à la recherche de la diversité
et de la singularité fait face l’affirmation d’une ligne
esthétique et idéologique demandant au poète de renouer le
lien avec le public, et plus largement avec une communauté
nationale et sociale. Sans surprise dans les colonnes des
Lettres françaises et dans cette rubrique relevant du C.N.E.,
l’enjeu est bien d’ordre politique autant que poétique, dans la
mesure où il s’agit de chercher dans le peuple les voix
émergentes d’une poésie populaire, tout en capitalisant sur le
succès et le prestige de la poésie de la Résistance.
Les semaines qui suivent appliquent sans faille le
programme dressé par E. Triolet, et lancent des noms dont
certains poursuivront une belle carrière littéraire ou
journalistique. Les lecteurs des Lettres françaises découvrent
ainsi successivement « Cinq poèmes de Michel Yaèche
présentés par Guillevic » (le 17 novembre 1949, à la suite de la
présentation générale d’E. Triolet), « Sept poèmes de Denise
Jallais présentés par Jean Marcenac » (24 novembre), « Six
poèmes d’Alain Guérin présentés par Claude Roy »
(1er décembre), « Deux poèmes de Dobzynski présentés par
Paul Éluard » (8 décembre), « Cinq poèmes de Gérard
de Crancé présentés par J. Gaucheron » (15 décembre), « Six
poèmes de Jacques Dubois présentés par Pierre Gamarra »
(29 décembre), « Trois poèmes de Claude Gille présentés par
René Lacôte » (5 janvier 1950) et « Six poèmes de Rolland
Doukhan présentés par Robert Ganzo » (12 janvier). Après
une pause, une série plus irrégulière reprend en février 1950,
avec « Gérard Hekimian se présente lui-même » (9 février), «
Suzanne Vilella présentée par Elsa Triolet » (16 février), puis
« Un poète de Marseille : J. Malrieux » (sic, le 16 mars) et «
Un poème de Maurice Hozanski, présenté par Jacques
Gaucheron » (6 avril), qui clôt cette salve de révélations
poétiques des Lettres françaises 380.
LES ÉLÈVES & LEURS MAÎTRES
Comment caractériser à grands traits cette poésie des
inconnus ? Formellement, le vers domine sans partage, ou
presque : la seule exception s’intitule « L’impossible ici »,
prose méditative de G. de Crancé. Dans cet empire du vers, on
peut schématiquement distinguer deux grandes provinces :
d’une part la tendance Éluard, qui correspond à l’adoption
d’un vers libre ouvert à de ponctuelles régularités, disposé en
séquences fragmentées et volontiers organisé par des
structures anaphoriques, voire litaniques, sur le modèle de «
Liberté » ; de l’autre la tendance Aragon, celle du mètre, de la
rime et du chant, dans une perspective de renouvellement de la
tradition poétique nationale, entre Les Yeux d’Elsa et La Diane
française. À la première famille se rattachent par exemple les
poèmes de D. Jallais ou de Cl. Gille ; la seconde est
représentée par les quatrains d’alexandrins rimés de M. Yaèche
et d’A. Guérin, ou encore les quintils de G. de Crancé. Le trait
commun à ces deux tendances réside dans l’attrait de la
chanson et de la musique, perceptible à travers l’usage de
refrains ou de mètres simples, et surtout à travers des
références annoncées dans les titres : « Contre-chants », «
Orgues marines » (M. Yaèche), « Ballade d’automne »
(D. Jallais), « Seventeenth year blues », « Chanson de la
double hypothèse » (A. Guérin), « Refrain pour changer le
monde » (Ch. Dobzynski), « Ballade de la fille-mère » ou «
Cantilène de contrebande » (G. de Crancé).
Sur le plan thématique, cette poésie des jeunes inconnus se
signale par son intérêt pour le quotidien, le familier et le
sentimental, comme l’attestent des poèmes amoureux mais
aussi familiaux : S. Villela dédie par exemple « Verger » « à
[s]on nouveau-né », de même que R. Doukhan adresse un
poème « À Safia, ma fille qui viendra », compose un texte «
Sur une naissance », ou évoque la figure maternelle dans «
Quotidienne » et « Les yeux de ma mère ». À l’opposé de cette
écriture intimiste, mais toujours avec une forte charge
émotionnelle, une autre série de poèmes témoigne de l’ancrage
du sujet lyrique dans l’actualité, de sa mémoire de l’histoire
récente et de sa solidarité avec les souffrances des peuples.
C’est alors toute une veine politique qui affleure, perpétuant en
particulier la poésie de la Résistance, comme le montre le «
Chant pour un camarade mort à Buchenwald » publié par
J. Dubois. Autre blessure récente de l’Histoire, la
condamnation du franquisme transparaît dans des textes où
remonte le souvenir de la guerre civile espagnole, comme «
Espagne 36 » de G. Hekimian ou la « Cantilène de
contrebande » de G. de Crancé, qui fait allusion à « la frontière
fermée d’Espagne » et aux « claquements secs des balles
contre les murs » (n° 290, p. 5). Autre cause chère aux Lettres
françaises et liée à l’actualité de l’époque, la guerre civile
grecque est évoquée dans « Grèce » de J. Dubois, ou encore
dans « Pour comprendre » de M. Hozanski, long texte en vers
libres qui associe aux combats des communistes grecs ceux
des républicains espagnols et des mineurs du Nord et du Pas-
de-Calais.
Poésie engagée donc, mais surtout encadrée. Les textes des
jeunes inconnus sont en effet entourés par un double discours
d’accompagnement : d’une part la voix collective du C.N.E.,
qui accueille l’enquête dans sa rubrique et qui se traduit par la
présence d’encarts souvent rédigés par E. Triolet ; de l’autre,
surtout, la parole individuelle des aînés chargés par la
secrétaire du comité de présenter « leur » jeune. Certains traits
récurrents caractérisent le discours des parrains, à commencer
par son caractère scolaire, parfois ouvertement assumé,
comme dans l’introduction d’A. Guérin par Cl. Roy. Sous la
plume de ce dernier, A. Guérin devient ainsi « cette grande
personne poète qui se débat dans l’écorce d’un bébé-collégien
pour arriver au jour », et à laquelle son tuteur propose
d’intituler son premier recueil Le Feu central, avant de
formuler ce vœu : « Je souhaite qu’il paraisse cette année, et
que celle-ci soit donc, pour Alain Guérin, l’année de tous les
baccalauréats. » Cette posture du professeur, Roy l’adopte
avec assez de lucidité pour la mettre ironiquement à distance
et mieux s’en départir ensuite :
Et si vous voulez me contraindre à jouer au jeu des annotations à l’encre rouge
en marge de la copie, j’écrirai quelquefois, élève Guérin : mièvrerie, excès de
joliesse ou de facilité, mauvais goût quelquefois insolent des images. Mais zut
pour les observations, les critiques, les notes, les 14 sur 20 et tout le bataclan
du monsieur-professeur. (n° 288, p. 5)

Le maître louant, blâmant, corrigeant ou conseillant son


élève : tel est souvent, en réalité, le schéma qui caractérise la
relation des auteurs reconnus aux candidats à la légitimité
poétique, dans une logique à la fois initiatique et
méritocratique. La qualification scolaire est ainsi volontiers
associée à l’ambition littéraire : Guillevic présente M. Yaèche
comme un « étudiant en lettres » qui, par « vocation
d’éducateur », se destine à l’enseignement (n° 286, p. 5) ;
Marcenac confie ne connaître D. Jallais qu’à travers « ces
deux lettres dont [lui] a fait part Elsa Triolet, deux lettres
d’une écriture comme on la trouve dans les copies de
baccalauréat » (n° 287, p. 5) ; le jeune G. Hekimian avoue,
non sans appréhension, que son « bagage scolaire se réduit à
un certificat d’études primaires » (n° 298, p. 5).
Ce qui se joue dans la reprise de ce modèle scolaire, par-delà
l’apprentissage d’un savoir poétique, c’est la transmission
d’une tradition nationale pluriséculaire : l’heure est au
patriotisme. Le fait est patent lorsque Guillevic rattache
M. Yaèche à « une grande ligne de la poésie française, qui
coule comme la Loire, de Charles d’Orléans à Ronsard, et qui
dure jusqu’à nous », en passant par le Rimbaud des « Mains de
Jeanne-Marie » (n° 286, p. 5). La référence à Rimbaud, cet
écolier de génie, est évidemment appropriée pour suggérer la
synthèse de la jeunesse et du savoir-faire poétique ; elle
traverse plusieurs présentations, dont celle de D. Jallais chez
qui Marcenac voit une « innocence » rimbaldienne (n° 287, p.
5).
Si la figure de l’écolier s’avère si importante, c’est surtout
parce qu’elle incarne une innocence, une simplicité, une
spontanéité que l’exercice et l’apprentissage peuvent
amender : en ce sens, l’écolier est aussi, et déjà, un travailleur.
Rien d’étonnant, dès lors, à voir les auteurs du C.N.E.
souligner chez leurs cadets des traits qui apparentent les jeunes
poètes au prolétariat, au monde ouvrier et artisanal, ou à une
province laborieuse érigée en refuge contre un Paris artificiel
et bourgeois. Le portrait du jeune poète au labeur, aux prises
avec « la réalité rugueuse à étreindre », devient presque un
poncif de l’enquête : « Son univers est celui d’une jeune fille
de dix-huit ans, qui vit en province, à Pornichet, chez ses
parents » (D. Jallais vue par Marcenac, n° 287, p. 5) ; «
Dobzynski a vingt ans et il est ouvrier : tricoteur mécanicien.
Il est de ces enfants d’hier qui sont des hommes d’aujourd’hui
» (Dobzinsky par Éluard, n° 289, p. 5) ; « Il vient de Touraine.
Il a déjà roulé sa bosse. Ouvrier agricole, employé de bureau,
journaliste, soldat en Algérie et aujourd’hui étudiant en
Sorbonne “cherchant un travail pour subsister” » (J. Dubois
par Gamarra, n° 292, p. 5).
Du maître à l’élève, de l’aîné au cadet, de l’initié à
l’impétrant s’instaure ainsi une cooptation qui permet
d’instituer ces jeunes comme une relève poétique, adoubée par
Les Lettres françaises et le C.N.E. Le mois de janvier 1950
représente à cet égard un tournant décisif, puisqu’il correspond
à la matérialisation et à l’institutionnalisation d’un véritable
groupe, là où les publications hebdomadaires n’avaient fait,
jusqu’alors, que suggérer l’existence d’une communauté
virtuelle et dispersée. En somme, c’est le moment où les
écoliers font école.
LA FONDATION D’UNE ÉCOLE : LE GROUPE DES JEUNES
POÈTES

Plusieurs facteurs interviennent dans ce tournant, à


commencer par une querelle qui pourrait paraître anecdotique.
Le 12 janvier 1950, rompant avec le ton bienveillant et
chaleureux de la plupart des parrains, Robert Ganzo attribue
un zéro pointé aux poèmes de Rolland Doukhan, qu’il juge
dépourvus de valeur proprement poétique parce qu’ils
demeurent des confidences ou des déclarations trop directes et
trop prosaïques :
À travers ces mots qu’il nous envoie, nous devinons que Rolland Doukhan est
un patriote algérien. Il dit les naissances, les morts de là-bas, et cela part d’un
bon sentiment. De bons sentiments, seuls, ne suffisent pas à faire un poème.
[…] Ces choses-là, si on a envie de les dire, pourquoi ne pas le faire dans la
plus simple prose ? (n° 294, p. 5)

E. Triolet, néanmoins, tient à marquer ses distances avec la


sévérité comme avec les partis-pris esthétiques de Ganzo, en
publiant cet encart qui appelle au débat : « Je ne partage pas
les vues du présentateur ni sur la poésie de Roland Doukhan,
ni sur la poésie en général, telles qu’il les exprime ici. La
discussion est ouverte » (ibid.).
La discussion s’ouvre en effet deux semaines plus tard.
Intitulée « Conflit Robert Ganzo – Jeunes inconnus », la page
du C.N.E accueille des lettres de protestation de lecteurs et de
contributeurs contre l’éreintement de R. Doukhan par Ganzo,
la réponse de ce dernier qui maintient ses positions en
disqualifiant l’inexpérience poétique des correspondants, ainsi
qu’un entrefilet où E. Triolet maintient son désaccord avec son
confrère. Si cet épisode est significatif, c’est parce que le
conflit générationnel ainsi mis en scène révèle un clivage
esthétique entre un Ganzo exigeant de la poésie qu’elle soit
connaissance ou révélation, et un jeune lectorat sensible à la
simplicité d’une écriture directe et transitive. Grâce à ce débat,
Les Lettres françaises trouvent l’occasion de faire émerger un
groupe, dont la création suit immédiatement la querelle.
L’enquête lancée par E. Triolet s’accompagne en effet d’une
organisation collective qui va transformer l’anthologie
poétique en sociabilité littéraire, puis en association effective.
Le 12 janvier 1950, Les Lettres françaises annoncent pour le
surlendemain l’organisation d’une réponse collective
d’E. Triolet aux jeunes poètes inconnus, dans les locaux
parisiens du C.N.E. et en présence d’Aragon, Éluard, Gamarra,
Gaucheron, Guillevic et Marcenac. Puis, le 2 février, un
entrefilet informe les lecteurs de la « naissance du Groupe des
Jeunes », qui « tient ses réunions tous les samedis, à 15 heures,
dans les salons du C.N.E., 2, rue de l’Élysée », et qui « invite
tous les jeunes poètes isolés à se joindre à lui, soit en venant à
ses réunions, soit en écrivant à Alain Guérin, secrétaire du
groupe381 ». L’activité du Groupe des jeunes poètes se traduit
également par des séances publiques : la première est
annoncée le 16 février et prend pour thème « Roméo et Juliette
» ; une seconde soirée, aux airs de lancement officiel, a lieu le
4 mars en présence des poètes du C.N.E., et avec un intitulé
ambitieux : « L’avenir de la poésie aux mains des jeunes ».
Dans un article publié le 9 mars dans Les Lettres françaises,
Jacques Gaucheron fait un compte rendu élogieux de la
séance, affirmant que les débutants « font parler spontanément
à la poésie le langage de la confiance » et constatant les
progrès accomplis par le groupe sous l’effet du travail collectif
et du patronage du C.N.E. : « Beaucoup de poèmes, lus ce
samedi soir, étaient récents, écrits depuis la fondation du
groupe. Il faut remarquer que certains, notamment Alain
Guérin, ont vraiment avancé rapidement depuis qu’ils se
réunissent382. »
Dans ces conditions, le Groupe des jeunes poètes apparaît
moins comme une formation spontanée que comme un
satellite du Comité national des écrivains. L’expérience est
pour le moins strictement encadrée – par Elsa Triolet au
premier chef, dont il faut ici souligner le rôle essentiel. La
secrétaire du C.N.E. est non seulement la destinataire de
l’abondant courrier des poètes-candidats, mais aussi celle qui,
dans les colonnes de la revue, sélectionne les textes, en confie
la présentation à des auteurs confirmés et détermine le
programme de publication. Cette place éminente est confirmée
par la réponse collective qu’elle donne aux jeunes poètes le 14
janvier 1950, qui est publiée dans Les Lettres françaises le 19,
et qui apparaît à la fois comme un bilan critique de l’enquête,
une somme de conseils d’écriture et un patronage poétique383.
Dans ce long article, E. Triolet souligne d’abord le succès et
la légitimité de l’expérience. Forte de milliers de poèmes
reçus, l’enquête des Lettres françaises présente ainsi, à ses
yeux, un « tableau de la poésie à l’état naissant » : on
remarquera la convergence terminologique avec le tableau de
la poésie française que prétendait en 1933 dresser La NRF.
Mais là où Paulhan s’abstenait de toute interprétation
d’ensemble pour s’en tenir à une collection de témoignages,
E. Triolet essaie de discerner les grandes orientations du
corpus ainsi constitué. Selon elle, la poésie de la jeune
génération se caractérise par « l’élargissement du domaine
poétique ; l’introduction quasi générale des thèmes sociaux
dans la poésie lyrique […] ; l’utilisation du prosaïsme comme
moyen poétique ». Si ces tendances décrivent assez bien le
climat poétique des textes publiés les semaines précédentes, il
est en revanche plus difficile de déterminer si elles reflètent
véritablement l’état d’esprit d’une période et d’une génération,
ou si elles témoignent surtout de l’homogénéité du lectorat des
Lettres françaises, et de la manière dont les poètes inconnus
ont répondu aux attentes et aux habitudes mêmes de la revue,
nourrie de l’héritage de la poésie de la Résistance.
Ce risque de circularité n’échappe d’ailleurs pas à E. Triolet,
qui note combien les poèmes de ses correspondants marchent
« sur les traces de Baudelaire, de Rimbaud, d’Aragon, et
surtout, surtout, d’Éluard ». La secrétaire du C.N.E. se montre
particulièrement allergique aux pastiches éluardiens, qualifiant
de « maladie » l’usage immodéré du « système de la litanie »
que le poème « Liberté » a popularisé, et se moquant de l’«
abus des couleurs » qui conduit les textes à repeindre le monde
à rebours du chromatisme naturel, à la façon de « La terre est
bleue comme une orange ». Au-delà de ces tics d’époque,
E. Triolet critique chez les impétrants deux défauts majeurs :
d’une part la pratique généralisée du « j’écris comme ça vient
», alors qu’à ses yeux seul un travail de reprise et de correction
permet l’accès à la musicalité qui définit la qualité poétique ;
d’autre part ce qu’elle nomme le « prosaïsme kirghiz », qui
consiste en une énumération sans début ni fin logiques, à
l’exemple de ces cochers kirghiz qui, dans la steppe, «
chantent pendant de longs kilomètres une sorte de mélopée qui
est le récit peu compliqué de ce qu’ils voient ». Derrière ces
reproches, on devine le refus d’une écriture de premier jet ou
d’une fidélité à l’inconscient telles que les surréalistes les ont
pratiquées : « Qu’a donc de si étrangement respectable, ce
subconscient, pour qu’on n’ose pas y toucher ? »
E. Triolet ne se borne pas à émettre des réserves : elle tient
aussi et surtout à formuler une critique positive, susceptible
d’aider ses correspondants. Ses conseils rappellent tout
d’abord, de manière assez convenue, la valeur du travail, de la
patience et de réflexion dans la construction du poème : elle
invite par exemple les jeunes poètes, au lieu d’aller à la ligne «
comme ça vient », à faire en sorte que la coupure du vers soit
justifiée. Boileau n’est pas loin, mais Aragon est plus près
encore. Dans l’esprit des Chroniques du bel canto (1946),
E. Triolet fait l’éloge du chant – un chant intérieur mais ouvert
sur le monde, sur l’Histoire et sur « le reflet passionné du
présent tel qu’ils le voient, de l’avenir tel qu’ils le veulent, tel
qu’ils l’espèrent. Cela chante en eux pour l’Espagne, la Grèce
et les mineurs, comme cela chante en eux pour l’amour ». Si le
chant ne vaut que par sa destination sociale, collective ou
politique, alors il convient aux jeunes poètes de prendre
conscience de leur statut d’« “écrivain public”, qui parle pour
ceux qui ne savent pas exprimer leurs pensées et leurs
sentiments ». E. Triolet s’appuie ainsi sur un concept qu’elle
vient de développer dans une série d’articles sur la question du
livre, rassemblés et publiés en 1948 dans un ouvrage intitulé
L’Écrivain et le Livre ou La suite dans les idées : l’écrivain
public est pour elle « celui qui exprime ceux qui ne savent pas
écrire […], qui épouse et devance l’événement, qui l’exprime
et le commente, le devine et l’éclaire socialement et
poétiquement parlant384 ». C’est précisément cette mission de
porte-parole des sans-voix qui définit selon E. Triolet la
condition poétique, et qui doit être l’horizon des jeunes
amateurs : « Vous êtes “écrivain public”, vous êtes poète si
vous savez exprimer ces pensées et ces sentiments mieux que
les gens le font eux-mêmes. » À l’évidence, cet appel à la
publicité de l’écriture s’oppose radicalement à la manière dont
Paulhan tenait à lui conserver sa dimension privée et
irréductiblement singulière : car il s’agit moins pour Les
Lettres françaises de connaître les raisons d’écrire des
amateurs, que de découvrir de futurs collaborateurs.
C’est bien ainsi, du reste, que l’entendent les écrivains du
C.N.E. dans certains de leurs commentaires sur l’émergence
du groupe. Dans un compte rendu de la réunion publique du
21 janvier 1950, René Lacôte assigne à la jeune poésie
découverte par Les Lettres françaises rien de moins que la
mission d’en finir « avec les modes en “isme” qui se sont
succédé, dans une vie littéraire où tout, en mettant les choses
au mieux, ne devenait que jeux et vues de l’esprit ». Le
surréalisme est évidemment en ligne de mire, de même que
l’existentialisme et la logique avant-gardiste en général,
comme invite à le penser ce propos d’Aragon rapporté par
Lacôte : « “la terreur dans les lettres” a fait son temps : “Les
jeunes ne sont plus terrorisés par les impératifs de Saint-
Germain-des-Prés, et les devanciers encombrants ne les
empêchent pas de dormir385.” » Le recours aux jeunes poètes
permet ainsi de mobiliser une opposition axiologique entre
l’artificiel et le simple, le parisien et le national, le bourgeois
et le populaire.
Parfaitement accordée à cet intérêt des poètes du C.N.E. pour
une poésie transitive, nationale et populaire, la réponse
d’E. Triolet aux jeunes poètes tient donc à la fois de la leçon
scolaire, de la critique littéraire et de la reprise en main
idéologique. L’influence du Parti communiste français est ici
assez évidente pour qu’on ne s’attarde pas à la souligner. Mais
il faut aussi faire la part du rôle même que Les Lettres
françaises s’efforcent spécifiquement de jouer au sein des
milieux intellectuels communisants : celui d’une revue
d’éducation populaire dont, comme le rappelle Luc Vigier, « le
parti pris est celui d’une vulgarisation, d’une pédagogie
raisonnée, qui passent par une rhétorique de proximité386 ».
Pour les inconnus publiés de novembre 1949 à février 1950,
c’est en tout cas une véritable aventure qui commence.
Adoubés par des poètes reconnus, ils deviennent les figures de
proue d’une nouvelle école : le Groupe des jeunes poètes, qui
agit comme une émanation du Comité national des écrivains,
mais aussi comme un vivier de nouvelles plumes pour Les
Lettres françaises. La revue, du reste, ne tarde pas à légitimer
certains des jeunes poètes en les publiant comme des auteurs à
part entière, et en lançant ainsi leur carrière littéraire ou
journalistique. L’occasion de mobiliser ces nouvelles forces
vives se présente au printemps 1950, avec la campagne menée
par l’hebdomadaire en faveur de la libération du poète turc
Nazim Hikmet, emprisonné depuis 1938 pour militantisme
communiste, et soutenu en France par un comité
d’intellectuels présidé par Tristan Tzara. Le 20 avril 1950, Les
Lettres françaises accueillent ainsi un poème intitulé « Pour
mon ami Nazim Hikmet » de Charles Dobzynski. Celui-ci est
présenté comme « jeune poète, publié pour la première fois
dans cette page il y a quelques mois387 » : la continuité ainsi
établie au sein de la rubrique du C.N.E. met à nu la logique de
cooptation qui présidait à l’initiative d’E. Triolet. Les
semaines qui suivent prolongent l’engagement du Groupe des
jeunes poètes en faveur de la cause de Nazim Hikmet, avec la
participation de noms déjà croisés dans la rubrique, et d’autres
plus récemment ralliés au mouvement : René Depestre et
Gilbert Ancian publient « Nazim l’invincible » et « Le maître
de Nazim Hikmet » le 27 avril 1950 ; le 4 mai vient le tour
d’André Mathieu (« Le gréviste Nazim Hikmet »), d’Alain
Guérin (« Il faut libérer Nazim Hikmet ») et de Rolland
Doukhan (« Pour que vive Nazim Hikmet ») ; quant à Jean
Malrieu, indépendant du groupe proprement dit mais révélé
par la rubrique, il signe « Un poète en danger » dans le numéro
du 25 mai.
Les Lettres françaises achèvent ainsi de consacrer les jeunes
plumes en leur accordant une légitimité politique liée à la
défense des causes communistes. Loin des amateurs ou des
apprentis repérés fin 1949 par le C.N.E., les jeunes poètes sont
devenus, un an plus tard, des pairs, parfois publiés en première
page de l’hebdomadaire, comme en témoigne le poème «
L’éléphant blanc » d’A. Guérin, qui paraît le 9 novembre 1950
avec un dessin de Jean Effel. Quant à Dobzynski, il bénéficie,
à la une du 14 décembre 1950, d’une présentation signée
E. Triolet, en des termes qui n’évoquent plus un débutant à
conseiller mais un véritable écrivain public, doué d’« une
poésie généreuse comme la jeunesse, vivante de chacun de ses
vers, avec ses racines profondes qui plongent dans la tradition
poétique, et ses cimes qui montent vers l’avenir388 ». Le
soutien d’E. Triolet au Groupe des jeunes poètes se poursuivra
à l’été 1951 : lorsque le groupe tente sans succès de fonder une
revue, elle leur ouvre de nouveau la page du C.N.E. pour y
publier, durant cinq semaines, une anthologie intitulée La
Belle jeunesse, qui révèle entre autres René Depestre ou
Jacques Roubaud. Ce dernier est d’ailleurs revenu, non sans
humour, sur son passage au sein des Jeunes poètes et sur le
cursus honorum en vigueur au sein de cet éphémère
mouvement :
Elsa, donc, avait promis aux Jeunes Poètes de veiller maternellement, mais de
loin, sur leurs travaux, et de leur ouvrir de nouveau, de temps à autre (avec
parcimonie et seulement à bon escient, afin qu’ils se montrent sages et
empressés sans doute), Les Lettres françaises ; et parfois la revue mensuelle
Europe, pourvu qu’ils la dérangent modérément désormais par la marée noire
de leurs envois.
Les plus résolument et adéquatement politiques de ces militants-poètes se
virent parfois suprêmement récompensés par l’incomparablement plus
glorieuse présence d’un quelconque de leurs poèmes justement circonstanciés
dans L’Humanité et même (sommet de tous les sommets de consécration) dans
France nouvelle, l’hebdomadaire « théorique » du Parti communiste389 […].

À bien des égards, la publication des jeunes inconnus lancée


par E. Triolet agit donc comme un trompe-l’œil : là où l’on
pouvait s’attendre à un panorama de la poésie en amateur des
jeunes générations, on assiste en réalité à la construction d’une
nouvelle école littéraire, encadrée, mobilisée et labellisée par
Les Lettres françaises.

374. Les Lettres françaises, n° 285, 10 novembre 1949, p. 5.


375. Elsa TRIOLET, « La poésie des inconnus », Les Lettres françaises, n° 285,
17 novembre 1949, p. 5.
376. Jean-Paul SARTRE, Qu’est-ce que la littérature ? [1948], Paris, Gallimard,
coll. « Folio essais », 2001, p. 49-50.
377. Ibid. p. 18-19.
378. Louis ARAGON, « La leçon de Ribérac ou l’Europe française », Œuvres
poétiques complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
2007, p. 805-822.
379. Elsa TRIOLET, art. cit., p. 5.
380. Les références à ces textes seront indiquées entre parenthèses, avec le numéro
concerné et la page.
381. Les Lettres françaises, n° 297, 2 février 1950, p. 5.
382. Jacques GAUCHERON, « Les jeunes poètes au C.N.E. », Les Lettres
françaises, n° 302, 9 mars 1950, p. 5.
383. Elsa TRIOLET, « Réponse collective aux jeunes poètes inconnus », Les
Lettres françaises, n° 295, 19 janv. 1950, p. 5.
384. Elsa TRIOLET, L’Écrivain et le Livre ou La suite dans les idées, Paris,
Éditions sociales, 1948, p. 63.
385. René LACÔTE, « Samedi dernier », Les Lettres françaises, n° 296, 26 janv.
1950, p. 5.
386. Luc VIGIER, « Les Lettres françaises en 1955 », Itinéraires, n° 2011-4, «
Écrivains communistes français. Enjeux et perspectives », 2011, en ligne, URL :
http://itineraires.revues.org/1388.
387. Charles DOBZYNSKI, « Pour mon ami Nazim Hikmet », Les Lettres
françaises, n° 308, 20 avril 1950, p. 5.
388. Elsa TRIOLET, « Charles Dobzynski, enfant du siècle », Les Lettres
françaises, n° 341, 14 déc. 1950, p. 1.
389. Jacques ROUBAUD, Poésie :, Paris, Seuil, coll. « Fiction et Cie », 2000, p.
333.
CHAPITRE 3. DANS LE SILLAGE DU
SURRÉALISME : UNE POÉSIE PRIMITIVE

Si différents que soient leurs objectifs et leurs attendus, les


enquêtes de La NRF et des Lettres françaises tendent toutes les
deux à se démarquer du surréalisme, en concurrençant le
mouvement sur son propre terrain : celui d’un « primitivisme
intégral390 » qui exalte la figure du poète naïf, sauvage ou
inconscient. Paulhan diffracte les visages du premier venu afin
de conjurer la terreur dans les lettres et de relier la poésie à une
conscience commune ; quant à E. Triolet, elle accueille les
jeunes inconnus pour mieux les rattacher à l’histoire de la
poésie française et à l’actualité des engagements patriotiques
et sociaux du C.N.E. Dans un cas comme dans l’autre, le
recours aux amateurs permet de s’opposer à l’obscurité et au
formalisme supposés des avant-gardes, et de réclamer la
conciliation de la poésie avec une certaine transparence de
l’écriture, avec un partage de règles éprouvées et avec un désir
d’épanouissement du chant.
Si les écrivains ordinaires permettent à Paulhan ou à
E. Triolet de repenser une rhétorique et de tisser une continuité
entre les codes littéraires d’hier et ceux d’aujourd’hui, les
poètes involontaires convoqués par Dada et le surréalisme
incarnent au contraire une rupture avec la Littérature, son
histoire, ses institutions, en même temps qu’ils personnifient
l’espoir d’une poésie spontanée, inconsciente, littéralement in-
culte. En ce sens, les poètes bruts publiés par les revues
dadaïstes et surréalistes peuvent être qualifiés de « primitifs de
l’avant-garde », pour reprendre le titre français du livre de
Roger Shattuck, et avec la même prudence dont celui-ci fait
preuve en rappelant que le Douanier Rousseau « fut primitif
par les œuvres mais non par l’intention391 ». Ut pictura poesis :
le primitivisme ou la naïveté résident en effet moins dans la
pratique des amateurs eux-mêmes – qui ne demandent bien
souvent qu’à apprendre et à trouver des modèles – que dans les
attentes et les espérances des avant-gardes qui les publient et
les fabriquent. Comme le résume Philippe Dagen à l’échelle
de l’histoire artistique de la fin du XIXe et du début du
XXe siècles, la figure du primitif consiste en « une construction
– une invention autrement dit, ou une fiction – de la modernité
occidentale392 ».
Pour les revues de la mouvance surréaliste, il ne s’agit donc
pas tant de sonder les cœurs et les reins des écrivains du
dimanche, que de mettre en évidence la possibilité paradoxale
d’une poésie étrangère à la littérature, voire antipoétique. C’est
pourquoi les primitifs du surréalisme prennent pour l’essentiel
les visages du fou, de l’enfant et du sauvage, selon une trilogie
léguée par le discours psychiatrique de la fin du XIXe siècle et
qui permet aux avant-gardes, comme le montre Anouck Cape,
de construire des figures artistiques ou poétiques tout en les
soustrayant du champ de l’art ou de la poésie, non sans
ambiguïté du reste :
L’idée qu’ils [les surréalistes] se font de la folie implique la méconnaissance
voire la négation, pour le fou, du statut d’artiste. Qu’il s’agisse de peinture, de
poésie ou de roman, les productions des aliénés sont bien reconnues comme
des œuvres d’art par l’avant-garde, qui inclut même dans cette catégorie des
textes non littéraires. Mais dans le même temps leurs créateurs ne sont
paradoxalement jamais considérés comme des auteurs à part entière393 […].

Cette quête des poètes primitifs, le surréalisme la mène en


particulier dans ses revues, en publiant des textes qui relèvent
principalement de trois univers : la poésie brute des fous, des
excentriques ou des marginaux ; la poésie originelle et
spontanée des enfants ou des adolescents ; la poésie
universelle et involontaire des anonymes ou des foules.
L’ouverture à cette poésie sauvage et souterraine apparaît
même comme un passage obligé pour nombre de périodiques
liés à la mouvance surréaliste et qui, des années 1920 aux
années 1950, mobilisent des amateurs ou des inconnus au
profit d’une redéfinition collective, subversive et utopique de
la poésie comme pulsion vitale et non comme objet littéraire.
LA POÉSIE BRUTE
Le pari des surréalistes sur la poésie brute est étroitement lié
au soupçon qu’ils font porter sur la poésie elle-même. Il faut à
cet égard rappeler que La Révolution surréaliste, au moins
dans les premiers numéros, ne publie pas de poèmes mais des
récits de rêves, des textes automatiques, des essais ou des
chroniques, comme si la véritable poésie se moquait de la
poésie et se nichait dans la documentation de l’inconscient, de
l’irrationnel ou de l’inquiétante étrangeté qui affleure sous le
quotidien. C’est ainsi que la première livraison, en 1924, est
émaillée de reproductions de coupures de presse qui rapportent
des tentatives de suicide. Cette chronique du suicide ordinaire
vient, à sa manière, poser la question qui, dans le même
numéro, constitue l’objet de l’enquête provocatrice lancée par
le groupe : « Le suicide est-il une solution ? » Dans le n° 8, en
1926, Éluard et Péret prolongent cette préoccupation par une «
Revue de la presse » qui fait la part belle aux faits divers
rapportant des cas de violentes pulsions autodestructrices : «
Suicide inattendu. Une idylle qui finit mal », « Une tragédie
dans une maison de fous », « Suicide sauvage d’une mère et de
ses deux enfants394 ». Nous sommes évidemment loin de la
poésie, mais il est significatif que, dès l’ouverture de
La Révolution surréaliste, le problème de la mort volontaire
ait d’abord été posé par le biais des anonymes, des inconnus,
des gens quelconques, de tous ceux que les surréalistes
arrachent de la rubrique des faits divers pour nous jeter à la
figure la part d’inexplicable qui s’attache à leur geste
désespéré.
C’est aussi une forme d’irrationalité qui intéresse les
surréalistes chez les poètes bruts accueillis dans la revue. Dans
cette perspective, l’art des fous prend une valeur exemplaire.
On peut en voir la preuve avec « Le Vampire », qui paraît dans
le n° 5 de La Révolution surréaliste en octobre 1925395. Cette
série de dessins et de légendes est traduite et présentée par
Monny de Boully, poète qui fait alors la liaison entre le
surréalisme yougoslave et le groupe parisien, et qui décrit cette
production atypique comme un « roman imagé », tiré d’un
ensemble de documents « choisis dans les archives des asiles
d’aliénés ou présentés par des psychiatres de Serbie ».
L’auteur, qui signe des seules initiales F.N., est un patient de
l’« asile d’aliénés de la ville de Belgrade », et son texte illustré
a d’abord été publié en janvier 1925 par la revue avant-
gardiste serbe Témoignages, dans un numéro dédié aux
productions d’internés ou de patients.
« Le Vampire » consiste en une suite de dessins croquant les
personnages d’une œuvre que F.N. lui-même qualifie de «
roman du siècle des eaux troubles ». Cette série de visages
plus ou moins caricaturaux débouche sur des autoportraits
symboliques de l’auteur, de son corps ou de sa conscience.
Parallèlement aux dessins, les commentaires livrent un récit
éclaté dont le héros, Ruben, est condamné pour parricide après
qu’il a découvert le viol de sa sœur par son père : aux
questions des jurés et au réquisitoire du procureur, il ne
parvient à répondre que « Vampire-Vampire », dans un
redoublement verbal dont on ne sait s’il désigne le
protagoniste lui-même, son père ou les deux. On devine
combien cette étonnante bande dessinée a pu intéresser les
surréalistes de Belgrade puis de Paris. Dans son introduction,
Monny de Boully prend ainsi « Le Vampire » à témoin pour
valoriser plus généralement la production des aliénés, au motif
que celle-ci fait « entrevoir les épaves de ce monde du libre
arbitre, du surréel, travesti en presque simple réel ». Selon lui,
la folie consiste moins en une privation de raison qu’en une
défaillance de l’esprit à « s’adapter aux catégories de la raison
pure » régissant « toutes les lois, règles, méthodes, systèmes,
organisations ou organismes ». La folie, en ce sens, est bien
une lutte de l’esprit contre la raison, pour reprendre le titre du
livre que René Crevel publie en 1926. De là à supposer qu’elle
est une forme de vie spirituelle parente de l’attitude religieuse,
il n’y a qu’un pas que Monny de Boully franchit en affirmant :
« Les fous ont la foi ».
Le passage par la folie permet ainsi aux surréalistes de
remonter à la racine de l’activité créatrice, en dévoilant un
terreau inconscient dans lequel s’originent non seulement la
pulsion névrotique ou le délire psychotique, mais aussi la
pensée magique, l’élan mystique, l’expérience artistique et la
démarche poétique. S’appuyant sur le postulat de cette unité
originelle, les auteurs surréalistes se donnent alors tout loisir
de détourner le discours religieux pour caractériser la poésie
naïve et sauvage des excentriques – excentriques car situés en
dehors du champ littéraire par l’anachronisme de leur
production, mais aussi à la marge de leur propre milieu social.
Le détournement de la référence chrétienne est manifeste
chez Desnos lorsqu’il publie, dans le même numéro de La
Révolution surréaliste qui accueille « Le Vampire », un texte
intitulé « Le Paradis perdu396 ». Celui-ci consiste en une
présentation d’Ulysse Préchacq, « facteur convoyeur dans les
Basses-Pyrénées » et auteur du recueil Sous le charme
olympien (le titre fait référence à sa mère prénommée
Olympie). Homme de lettres, mais par voie postale, Préchacq
préfigure un autre facteur célébré par le surréalisme :
Ferdinand Cheval, architecte autodidacte qui édifia son Palais
idéal de 1879 à 1912 dans la Drôme, et que les surréalistes
accueilleront en juin 1929 dans un numéro de la revue belge
Variétés (deux photos du palais onirique du facteur Cheval y
sont reproduites). Du facteur Préchacq, Desnos sélectionne
trois textes, à commencer par un poème en prose intitulé « Fin
de labeur », célébration litanique de la figure maternelle
disparue. À côté de ce poème figurent deux extraits de la
correspondance de Préchacq à Desnos. L’un, cité en note, est
tiré d’une lettre du 12 janvier 1925, où le facteur s’interroge
sur les sources de son inspiration ; l’autre est la reproduction
intégrale d’une lettre du 25 décembre 1924, que Desnos
considère comme un véritable échantillon lyrique, et dans
laquelle Préchacq plaide en faveur de son « cas », se plaint de
la « force aveugle » qui le persécute et dénonce l’« injustice
monstrueuse » avec laquelle son administration le traite depuis
vingt ans.
On pourrait s’interroger sur la part de délire paranoïaque et
de naïveté maladroite qui caractérise l’écriture de cet
autodidacte. C’est précisément ce que Desnos s’abstient de
faire, ignorant tout diagnostic médical ou tout jugement
littéraire pour transformer le facteur Préchacq en élu, en
innocent préservé du péché, en bienheureux touché par la
grâce, à l’exemple de toute une famille d’artistes et de poètes
dans laquelle il vient naturellement prendre sa place :
Les hommes ne sont pas tous entachés de péché originel. Il est des privilégiés
qui possèdent une âme innocente et des sens vierges. Tels autrefois furent le
douanier Rousseau et J.-P. Brisset, tels sont, aujourd’hui, les peintres Miró et
Dédé Sunbeam, les poètes comme Benjamin Péret et Ulysse Préchacq, à ceux-
là sont réservées les visions de l’Eden et la parfaite félicité du cœur, ils
marchent jour et nuit sur les gazons du rêve, la pureté de leur âme transforme
l’univers à leur approche. À côté des peintres et des poètes maudits, ils sont les
peintres et les poètes bénis.

Surtout, la métaphore édénique permet à Desnos de penser le


retour à un langage originel, entièrement accordé au monde,
digne de la manière dont Adam nomma les bêtes de la création
ou dont le chant d’Orphée pouvait charmer les hommes, les
animaux, les arbres, les rochers et jusqu’aux dieux. Retrouvant
les accents de Baudelaire dans « Élévation », Desnos dit ainsi
de Préchacq qu’il « parle le langage des fleurs », ou convoque
à son propos le souvenir évangélique des « langues de feu de
la Pentecôte, surgissant dans un ciel d’apothéose ». Le facteur-
poète incarne ainsi le rêve séculaire d’un langage sacré,
premier, entretenant avec le monde un rapport mimologique,
pour reprendre le terme associé par Genette aux pensées
cratyliennes qui considèrent les mots comme l’image des
choses397. Aux yeux du poète surréaliste en tout cas, cette
nostalgie d’absolu n’a rien de dérisoire, puisque les poètes
naïfs lui donnent corps sans même en avoir conscience, à
travers l’extraordinaire aventure de leur parole ordinaire.
Qu’elles soient vraies ou fausses, authentiques ou simulées,
peu importe : la vie et l’œuvre du facteur Préchacq sont là
pour balayer le scepticisme rationnel, pour témoigner de la
possibilité d’une parole édénique ou orphique, et pour valider
en fin de compte le rejet avant-gardiste de la littérature et de
l’éloquence : « Aussi bien nulle littérature, nulle rhétorique ne
souillent-elles ces poèmes inspirés par l’émotion spontanée et
la pureté absolue d’un cœur primitif. »
Avec Préchacq, Desnos échafaude un mythe avant-gardiste
qui est le pendant du mythe philosophique du bon sauvage :
celui de l’inspiré, du naïf, du poète spontané, issu de la seule
nature et resté indemne des atteintes de la culture. Mythe
évidemment paradoxal, dans la mesure où il a surtout pour
fonction de contester la littérature à l’intérieur même du
champ littéraire. Mythe de combat donc, qui pousse l’éloge
jusqu’à la ferveur religieuse mais qui n’est sans doute pas
exempt d’une certaine conscience ironique, comme lorsque
Desnos évacue la question de l’authenticité d’une naïveté
poétique ou artistique : « Pour ma part peu m’importe qu’elle
prenne l’apparence d’une mystification. » Il faut dire qu’en la
matière, Desnos parle d’expérience. Dans le numéro que la
revue Les Feuilles libres a consacré en janvier-février 1924
aux textes des fous, il s’est en effet livré à un véritable canular
littéraire, publiant sous le nom d’Éluard un article intitulé « Le
génie sans miroir ». Avec un enthousiasme débordant et un
recours appuyé au registre chrétien qui annoncent la notice sur
Préchacq, Desnos y exalte le génie des fous, voyant dans
l’aliénation mentale la marque d’une véritable élection
religieuse et, déjà, d’une béatitude édénique : « Maladies !
névroses ! divins moyens de libération incompris des
chrétiens, vous n’êtes pas de célestes punitions mais la
délivrance, la suprême récompense, le paradis sur terre398. » En
somme, tout se passe comme si la mythification de Préchacq
l’excentrique était venue donner corps à la mystification que
Desnos avait d’abord proposée autour de la poésie des fous.
Grâce à Desnos, la figure du facteur Préchacq s’est en tout
cas installée dans le panthéon des primitifs du surréalisme, aux
côtés du facteur Cheval ou du Douanier Rousseau. Il
appartiendra à Éluard de faire resurgir le nom d’Ulysse
Préchacq en 1942, dans Poésie involontaire et poésie
intentionnelle. Ce recueil anthologique obéit à un dispositif
particulier, qui met en miroir, sur deux pages opposées, des
bribes de poésie inconsciente et des citations de poètes
reconnus. Dans la partie consacrée à la poésie involontaire,
entre une phrase de Jacques Rigaut et un extrait de Franz
Kafka, on retrouve ainsi quelques lignes signées Ulysse
Préchacq, et vraisemblablement tirées d’une lettre ou d’un
texte à caractère autobiographique, avec cette notation
déconcertante : « Je pèse quatre kilos cent grammes : c’est un
record de naissance399. »
Le facteur revient dans l’univers éluardien après guerre, au
moment de la série d’émissions Les chemins et les routes de la
poésie, écrites pour la radio française qui les diffuse en
octobre-novembre 1949, tandis que Les Lettres françaises en
publient des extraits – c’est d’ailleurs la période où prend
forme l’enquête d’E. Triolet sur la poésie des jeunes inconnus.
En 1952, peu avant sa mort, Éluard tire un livre de cette
création radiophonique, dont il change légèrement le titre en
Les Sentiers et les Routes de la poésie, mais dont l’essentiel
demeure : il s’agit d’inviter au partage de l’invention poétique,
et de joindre le geste à la parole en construisant une mise en
scène où se croisent la poésie savante et la chanson populaire,
les anciens et les modernes, les illustres et les anonymes, les
proverbes et les devinettes. De Préchacq, Éluard reproduit la «
Ballade dans Lembeye », village d’où est originaire le facteur-
poète400. Le texte, en prose, conserve le principe déjà observé
dans « Fin de labeur » qu’avait publié Desnos : sur un mode
anaphorique, Préchacq énumère les commerçants et les
habitants de sa commune et leur donne la parole, la ballade
poétique se modelant alors sur une balade champêtre, comme
si les deux termes n’en faisaient qu’un. Mais ce qui est
essentiel dans le recueil d’Éluard, c’est la manière dont il
enchâsse Préchacq dans une composition significative, faisant
voisiner le facteur avec « Pernambouco » de Cendrars et avec
une ronde campagnarde intitulée « Et moi de m’en courir ! ».
Le poète brut, le poète voyageur et la comptine populaire sont
rassemblés autour du thème de la promenade, rappelant et
renforçant ainsi le titre du livre.
Ces poètes révélés par le surréalisme sont marqués par une
certaine marginalité sociale ou mentale. Mais c’est justement
leur marginalité qu’il s’agit de contester, pour replacer
l’irrationnel au centre du jeu. C’est pourquoi le discours
surréaliste soustrait la folie à l’emprise médicale : la démarche
est patente dans Nadja, et dans La Révolution surréaliste elle
mobilise le référent religieux pour sacraliser l’aliénation, lui
évitant d’être réduite à une catégorie nosographique.
Se réapproprier la poésie des fous pour la délivrer de
l’appareil classificatoire de la psychiatrie, telle est aussi
l’attitude d’Éluard lorsqu’il adresse à Joë Bousquet, le 7
décembre 1928, un sonnet intitulé « Résignation401 ». Selon les
propres termes du poète, ce texte a été écrit par « Mlle L…,
1915, après 27 ans d’internement et de “délire” (??) », et «
publié par un triste imbécile dans une thèse que, en tant
qu’énormité, je vous conseille : Dr Sylvain Eliascheff : Des
écrits dans le délire d’interprétation ». Bousquet souscrira au
jugement de son ami en publiant « Résignation » dans le n° 7
de sa revue Chantiers, en novembre 1929, avec ce
commentaire cinglant : « L’admirable poème ci-dessus de
Mlle L… est cité par le docteur Sylvain Eliascheff […] comme
la simple expression d’un cerveau détraqué. Un tel
aveuglement nous donne la mesure du docteur Eliascheff402. »
Pour Éluard en tout cas, il s’agit tout bonnement de
disqualifier l’expertise médicale afin de lui substituer une
appréciation esthétique. Dans le cas de « Résignation », le
poète se montre particulièrement sensible à un vers, qu’il
souligne pour son raccourci expressif et pour sa capacité à
déclencher l’image surréaliste : « C’est du repas cailloux, le
rocheux entremets ! » Ce que révèle également l’intérêt
d’Éluard pour Mlle L…, c’est sa familiarité avec les travaux
psychiatriques de son temps, familiarité dont témoignera, là
encore, Poésie involontaire et poésie intentionnelle en citant
toute une série de patients à partir des ouvrages cliniques de
Philippe Chaslin (1912), Marcel Réja (1907), Marc Trénel
(1907), Michel Cénac (1925), et bien évidemment Jacques
Lacan avec sa thèse de 1932, De la psychologie paranoïaque
dans ses rapports avec la personnalité, qui a marqué les
milieux surréalistes403.
Avec les œuvres de Préchacq, de Mlle L… ou de F.N., les
revues de la mouvance surréaliste de l’entre-deux-guerres ont
montré une constante attention pour ce qu’il est tentant
d’appeler, en détournant Jean Dubuffet, la poésie brute. C’est
du reste avec l’appui de Breton ou de Paulhan, entre autres,
que Dubuffet fonde en 1948 la Compagnie de l’art brut, avant
de proposer sa célèbre définition de la catégorie en 1949, dans
L’art brut préféré aux arts culturels :
Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de
culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se
passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y
tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition,
rythmes, façons d’écritures, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de
l’art classique ou de l’art à la mode404.

L’analogie avec l’art brut ainsi caractérisé correspond


pleinement à cette poésie des marges que les surréalistes ont
cherché à mettre en valeur. La correspondance vaut jusque
dans le paradoxe de cette absence de culture et de mimétisme
invoquée par Dubuffet, et que les poèmes publiés dans les
revues surréalistes auraient plutôt tendance à nuancer, voire à
démentir : le héros du « Vampire » évolue en effet dans les
milieux littéraires et éditoriaux ; désireux de reconnaissance,
Préchacq tient à rappeler à Desnos que sa brochure « est
couronnée d’une dédicace de M. Léon Bérard, alors ministre
de l’Instruction publique405 » ; quant à Mlle L…, elle compose
un sonnet en alexandrins dans une facture tout à fait post-
symboliste. En ce sens, la poésie brute est un horizon idéal,
guidé par l’idée exorbitante d’une spontanéité pure et travaillé
par l’idée contradictoire d’une pratique culturelle sans culture.
Mais c’est précisément ce qui lui donne une capacité
offensive : la poésie brute est une poésie brutale, au sens où
elle nous bouscule et nous oblige à un renversement des
valeurs, préférant la marginalité sociale à la sociabilité
littéraire, le bricolage à l’apprentissage, et l’absence
d’éducation artistique à la mémoire des chefs-d’œuvre.
LES ENFANTS POÈTES
Une poésie sans éducation, à tous les sens du terme : voilà ce
que le surréalisme cherche dans les écrits des marginaux ou
des excentriques, voilà aussi ce qu’il tente de découvrir à
travers les textes des enfants et des adolescents. Ce faisant, les
surréalistes prolongent une idéalisation de l’enfance que l’on
peut faire remonter à la préoccupation rousseauiste pour
l’éducation et à la fascination du romantisme pour l’innocence
enfantine – Baudelaire y souscrit en évoquant « le vert paradis
des amours enfantines » ou en définissant le génie comme «
l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant,
pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit analytique406 ».
Héritiers du culte romantique de l’enfance, les surréalistes ont
également été marqués par la figure de Rimbaud, devenue
pour les avant-gardes du XXe siècle une référence obligée dans
la quête d’une régénérescence de la poésie par la jeunesse. Les
réminiscences baudelairiennes et rimbaldienne traversent ainsi
le Manifeste du surréalisme, lorsque Breton érige l’enfance en
parangon de l’innocence, symbole du paradis perdu et point
cardinal de la quête surréaliste :
C’est peut-être l’enfance qui s’approche le plus de la « vraie vie » ; l’enfance
au-delà de laquelle l’homme ne dispose, en plus de son laissez-passer, que de
quelques billets de faveur ; l’enfance où tout concourait cependant à la
possession efficace, et sans aléas, de soi-même407.

Avec le Second manifeste et l’adoption du matérialisme


historique, Breton placera toujours ses espoirs révolutionnaires
dans l’adolescence, période censée cristalliser la pureté de la
rébellion : « Il y a encore à cette heure par le monde, dans les
lycées, dans les ateliers même, dans la rue, dans les séminaires
et dans les casernes, des êtres jeunes, purs, qui refusent le pli
408
. » Sans doute y a-t-il dans ce vœu quelque chose du «
mythe pur » que Barthes voit à l’œuvre dans la fascination
d’une époque pour la jeune Minou Drouet ; mais là où le
critique déconstruit un mythe qui aurait pour fonction de
fournir « au public les signes de la poésie, non la poésie elle-
même409 », le surréalisme estime au contraire que l’enfance
incarne la poésie même, précisément parce qu’elle a su rester
en-deçà de ses signes et de ses conventions.
Forts de ce pari, les surréalistes sont à l’affût de voix
juvéniles susceptibles d’incarner une spontanéité poétique –
mais en dehors du moule scolaire et des souvenirs littéraires.
Cette attente va être comblée en 1934 par une adolescente de
quatorze ans, Gisèle Prassinos, dont les textes, d’abord
découverts par son grand frère le peintre Mario Prassinos, vont
passer par les mains du traducteur et éditeur Henri Parisot pour
arriver entre celles des surréalistes, Breton et Éluard en tête.
L’intronisation littéraire de la jeune fille a lieu dans la revue
Minotaure, créée et dirigée depuis 1933 par Albert Skira et
Tériade, mais investie par les surréalistes. Le sixième numéro,
en décembre 1934, livre plusieurs contes et poèmes signés
Gisèle Prassinos : « Tragique fanatisme », « Ces saletés sont
magnifiques… », « Un chien faisait les cent pas… », « La
difficulté d’une ascension », « Poème amoureux », « Lotion
capillaire » et « Bloc ». À la lecture de ces textes, on devine ce
qui a pu attirer l’attention des surréalistes. « Tragique
fanatisme » apparaît comme un conte de fées subversif où
l’humour absurde le dispute au goût des métamorphoses et à la
cruauté ingénue. G. Prassinos y met en scène une vieille
femme aux airs de sorcière, les « cheveux rares », le visage «
tout ratatiné », des yeux dont les « cils » ont été remplacés par
des « fils », une bouche « dépourvue de lèvres » et des oreilles
« couronnées de gros grains de beauté à poils ». Les détails
incongrus, les glissements phoniques, le jeu avec les clichés du
conte fantastique, les déraillements narratifs, tous ces traits
d’écriture témoignent d’une parenté avec les ressorts en action
dans l’automatisme. Quant à l’arbitraire de l’image surréaliste,
il jaillit au détour de certains détails, comme lorsque le texte
évoque la réaction de la vieille à la vue d’un petit homme : «
ses yeux brillèrent d’un éclat de jus de citron et ses cordons de
cheveux s’envolèrent ».
La tonalité surréaliste des textes de G. Prassinos tient aussi à
l’affleurement d’un érotisme subversif, où l’élan du désir est
parfois inséparable d’une pulsion agressive et mortifère. C’est
ainsi que, dans « Tragique fanatisme », la rencontre entre la
vieille et le petit homme se solde par un geste d’amour aussitôt
renversé en acte de cannibalisme : « Alors elle se baissa
légèrement pour prendre le bonhomme dans ses bras et, d’un
mouvement brusque, elle le mit dans sa bouche et l’avala. »
Tel autre conte, débutant par une notation de l’ordre du trivial
(« Un chien faisait les cent pas sur le trottoir de gauche de la
rue de Seine »), bascule dans le jeu des connotations
symboliques en redonnant vie à un fantôme littéraire doté d’un
attribut vestimentaire éminemment phallique : « Le spectre de
Chateaubriand, brillant du feu de ses entrailles, le suivait avec
son parapluie entre les jambes. » La dynamique fantasmatique
du jeu de mots, visible à travers l’écho sonore Châteaubriand /
brillant, resurgit également à la fin du « Poème amoureux »,
où la syllepse sur le mot sens permet de suggérer l’intensité et
la complexité des forces désirantes à l’œuvre sous la surface
des mots : « Donc, en vous fixant révérences et filatures, je
vous dis fumistement ces paroles gémissantes : “craignons les
sens”. »
Que les textes de G. Prassinos se prêtent à une interprétation
surréaliste n’implique pas qu’ils aient été écrits selon la
méthode surréaliste. C’est pourtant la conclusion que fait
prévaloir Breton dans « La grande actualité poétique »,
important article qui précède et présente les contes de la jeune
fille dans Minotaure. Pour lui, les pages de G. Prassinos
fournissent en effet une preuve supplémentaire de «
l’authenticité parfaite des textes ou poèmes d’origine
automatique que le surréalisme jusqu’à ce jour avait mis en
avant ». Pour justifier cette annexion des textes de
G. Prassinos au corpus de l’automatisme, Breton garantit
qu’elle n’a eu accès à « aucun texte de caractère automatique
», et donc qu’elle n’a pu subir l’influence surréaliste.
Préservée du soupçon d’imitation, sa poésie peut alors
accréditer l’hypothèse d’un automatisme originel et universel,
qui aurait « éveillé merveilleusement la source même de la
poésie, d’une poésie commune à tous les hommes410 ». On
comprend alors combien les textes de G. Prassinos sont venus
à point nommé pour redonner de l’éclat aux postulats
surréalistes, à une période où Breton lui-même venait de
reconnaître « l’infortune continue411 » de l’écriture
automatique dans l’histoire du mouvement : ce qui est en jeu
dans les textes de la jeune fille, c’est finalement moins la quête
d’une poésie de l’enfance que d’une cure de jouvence de
l’automatisme.
Érigée en point de mire de l’actualité poétique par Breton,
G. Prassinos peut alors devenir une égérie du mouvement
surréaliste. Le Dictionnaire abrégé du surréalisme, publié en
1938 par Éluard et Breton, la surnomme même « Alice II412 »,
transformant la jeune fille en réincarnation de l’héroïne de
Lewis Carroll et en initiatrice du merveilleux. Cette
mythification de G. Prassinos se poursuivra dans l’Anthologie
de l’humour noir, où Breton lui consacre une notice dès
l’édition originale de 1940413. Tout en rendant hommage au ton
« unique » de la poétesse, Breton l’associe à certaines
références picturales et littéraires privilégiées par le
surréalisme : la « femme-enfant » célébrée par Dalí, la reine
Mab de Shakespeare, « sage-femme entre les fées », ou encore
« l’écolière ambiguë que, sous le titre “L’Écriture
automatique”, présente une couverture de La Révolution
surréaliste ». Parce que femme, parce qu’enfant, parce que
primitive à la manière de ces peuples « qui lèvent la tête pour
voir si leurs ancêtres […] vont tomber », G. Prassinos serait
ainsi l’incarnation d’un retour à l’originel – mais un originel
qui apparaît bien plutôt comme la fin que se fixe le
surréalisme. Et sous le poids de toutes ces références et de
toutes ces réappropriations surréalistes, que reste-t-il de
G. Prassinos elle-même, de son identité singulière ? La
question demeure, et Annie Richard a montré combien
l’allégorie surréaliste de la femme-enfant a pu venir occulter
l’œuvre de la femme-poète, comme en témoigne
symboliquement la célèbre photographie de Man Ray
montrant la jeune fille entourée et contemplée par son frère
ainsi que par Breton, Char, Éluard, Parisot et Péret : « le
regard de l’assemblée masculine sur la photo désigne en
Gisèle Prassinos un objet d’étude, en l’occurrence le produit
brut de la nature humaine à l’état doublement primitif de
femme et d’enfant414. »
L’exemple de G. Prassinos crée au sein de la mouvance
surréaliste un précédent que d’autres tentatives viendront
imiter ou prolonger. L’exemple des Cahiers GLM, dont la
première série paraît entre 1936 et 1939, est à cet égard
caractéristique. Dirigée par le poète et éditeur Guy Lévis
Mano (dont GLM est devenue la marque éditoriale), cette
revue se situe dans les parages du surréalisme, dont elle
accueille régulièrement les publications et les enquêtes. En
mars 1938 par exemple, Breton prend la direction d’un ample
numéro consacré au rêve, assumant le choix des textes et des
illustrations ; le même cahier lance une grande enquête sur «
La poésie indispensable » dont le texte est rédigé par Char,
alors en dissidence du mouvement surréaliste, et dont les
résultats seront publiés dans les deux derniers numéros, en
octobre 1938 et mars 1939.
Or les Cahiers GLM s’ouvrent régulièrement à la poésie
juvénile. Dès le premier cahier, en mai 1936, paraissent trois
poèmes de G. Prassinos (« Une chute de rêves », «
Transformation » et « La Naissance ») tirés du recueil
La Sauterelle arthritique que GLM vient d’éditer en 1935,
avec une préface d’Éluard et la photographie de Man Ray.
Pourtant, ce n’est pas en tant que poète enfant ou adolescente
que G. Prassinos apparaît dans la revue, puisque son âge n’est
pas mentionné et qu’elle ne bénéficie d’aucune présentation
particulière : elle figure au sommaire comme un écrivain à part
entière, dont la légitimité a déjà été établie par le groupe
surréaliste.
Si l’on cherche une trace explicite de la poésie de l’enfance
dans les Cahiers GLM, il faut aller dans le numéro suivant. Le
cahier de juillet 1936 accueille en effet deux « Poèmes
d’enfants » dont les auteurs sont âgés de dix et douze ans. Le
premier texte, intitulé « Vert trompette » et signé « Baumont »,
un peu comme un devoir scolaire, se présente comme une liste
à deux colonnes juxtaposant des reformulations déroutantes ou
des coq-à-l’âne qui rappellent l’esprit surréaliste (« VERT
TROMPETTE / vert coq qui chante toujours »). Le paratexte
indique que ce poème a été communiqué par André Lejard,
éditeur et rédacteur en chef de la revue Arts et métiers
graphiques, qui a reproduit en 1935 plusieurs clichés
témoignant de l’art typographique de Guy Lévis Mano. Le
second poème, « Le cirque », est l’œuvre d’un enfant anonyme
; il s’agit d’un récit en vers libres, souvent rimés, qui évoque
un spectacle où défilent les clowns, les animaux, les musiciens
et le public enthousiaste. Fait notable, Lévis Mano a reproduit
ce texte en conservant les erreurs syntaxiques ou
orthographiques de l’original : l’absence de correction vaut
ainsi pour un gage d’authenticité, ce qui confère à la
publication un statut de document brut. Mais le refus de
normaliser le texte ne procède pas seulement d’une démarche
testimoniale. Il obéit aussi à un pari esthétique, qui mise sur
les déformations et les altérations des signifiants pour faire
naître des énoncés ambigus ou inattendus, comme si la langue
encore mal maîtrisée par l’infans pouvait révéler un infra-
langage aux vertus poétiques. Au cours d’une séquence de
vers, la délicate conjugaison du verbe faire peut ainsi le
transformer en fesser, ce qui recharge d’une signification
inattendue l’expression faire la loi, et les autres peuvent se
métamorphoser, par la variation d’un seul graphème, en des
antres beaucoup plus inquiétants :
Le cirque était en bois
Les clowns fessaient la loi
Le uns danssaient
Dautres chantaient
Et les antres les écoutaient415.

L’intérêt des Cahiers GLM pour la poésie de l’enfance va


enfin se cristalliser autour de la voix des quatre frères Roux,
que Char introduit dans la revue. C’est en 1936, au cours
d’une convalescence dans le village provençal de Céreste, que
l’auteur du Marteau sans maître rencontre la fratrie, composée
de René (22 ans, alors maître d’internat à L’Isle-sur-la-Sorgue
où il a fait la connaissance du poète), Jean (17 ans), Georges
(14 ans) et Claude (13 ans). Char, qui publie Moulin premier
chez GLM en décembre 1936, soutient les débuts poétiques de
l’aîné et favorise sans doute la publication de « Dénouements
» dans le n° 4 des Cahiers GLM, en mars 1937.
Malheureusement, René Roux meurt brutalement en août
1937. Char décide alors de publier les textes laissés par le
jeune homme, et d’étoffer la plaquette grâce à la contribution
de ses cadets. Durant l’année scolaire qui suit, il encourage les
collégiens dans leurs tentatives puis tâche de leur trouver un
éditeur – GLM tout naturellement, qui publiera le 31 janvier
1939 Quand le soir menace, recueil signé des quatre frères
Roux et encadré par une préface de Char. Pour l’heure, en
octobre 1938, le numéro 8 des Cahiers GLM publie en pré-
originale « Quand le soir menace » et « Le jardin de la fiancée
» de Georges Roux, ainsi que « Les quatre frères Roux »,
avant-propos de Char au livre à venir, et véritable petit
manifeste primitiviste416.
Char érige les enfants poètes en modèles d’un ressourcement
de la poésie au-delà ou en-deçà de la littérature, dans une
pureté originelle de la parole qui tient sans doute du pari ou de
l’utopie : « quatre indigènes d’un îlot de Pâques au versant
provençal des Alpes, se passant impeccablement de la
compagnie dramatique des livres captent – ces ruraux – et
rédigent de leurs mains de figues sauvages la très pure
espérance de la Poésie. » Ruralité, sauvagerie, insularité, tous
ces motifs se conjuguent pour dessiner l’image idéale et
paradoxale d’une poésie sans culture. Le seul ancêtre auquel
Char consente à rattacher ses protégés est précisément celui
qui a choisi de ne pas vieillir en poésie – Rimbaud, figure
modèle de l’adolescence insubordonnée : « l’avenir désignera
comme grande sœur de l’enfant Roux Georges la voix du
Saisonnier des Fêtes de la Faim. » Dans cette généalogie
poétique, le grand absent est évidemment le surréalisme :
d’abord parce que l’exemple de G. Prassinos a sans doute créé
un précédent dont il s’agit de se démarquer, ensuite, et plus
profondément, parce que Char est alors en rupture de ban avec
le groupe, auquel il reproche une irrésolution politique et un
usage complaisant de l’automatisme, du merveilleux ou de
l’onirisme. La critique implicite du surréalisme, ou plutôt de sa
survie artificielle et de ses imitations, est sensible lorsque Char
fait valoir la poésie primitive des frères Roux aux dépens de «
la masse informe d’une pseudo-poésie sans artères » et de «
l’usage inconditionnel de l’anarchie sans connaissance, de
l’étourdissement sans magie et du symbole improductif ».
Mais s’il est une influence ou une référence que Char occulte
par-dessus tout, c’est bien la sienne. Car le poète ne s’est pas
contenté de découvrir de jeunes plumes ; il a stimulé, suscité et
guidé l’écriture des frères Roux, fût-ce en les exhortant, par
une véritable injonction paradoxale, à être spontanés. Les
conseils de Char, tels qu’ils ont été ultérieurement rapportés
par Georges Roux, montrent en effet toute l’ambiguïté de ce
singulier parrainage poétique, où la naïveté des filleuls semble
surtout être un souhait du parrain : « Soyez entièrement et
uniquement vous-mêmes » ; « Je ne veux […] aucune
imitation ou influence de qui que ce soit et surtout pas de moi
» ; ou encore « Méfiez-vous du surréalisme, cette “école”,
autrefois excellente, est aujourd’hui fossile417. » Il est vrai que
la rencontre des frères Roux correspond pour Char à un
moment où celui-ci, se réappropriant certains thèmes du
surréalisme, ouvre son écriture à la poésie de l’enfance et de
l’adolescence (avec Placard pour un chemin des écoliers, paru
chez GLM en 1937), inaugurant un désir de légèreté et de
naïveté certes inattendu chez un poète à la réputation
d’hermétisme, mais souterrainement présent tout au long de
son œuvre.
En accueillant tour à tour une G. Prassinos adoubée par
Éluard et Breton, deux enfants anonymes publiés à titre
documentaire, puis les quatre frères Roux parrainés par Char,
les Cahiers GLM poursuivent à leur manière la quête
surréaliste d’une poésie de la jeunesse – mais qui s’apparente
plutôt à la quête d’une jeunesse de la poésie. Pour tous ces
auteurs plus ou moins proches de la mouvance surréaliste, il
s’agit en effet moins de publier le premier venu que d’incarner
le mythe du poète à l’état sauvage et de retrouver, à travers la
figure de l’enfant, une forme d’innocence et de jouvence
poétiques.
LA POÉSIE ANONYME
Ce que les surréalistes ont valorisé dans la poésie brute des
excentriques ou dans la poésie spontanée des enfants, c’est une
marginalité à la fois négatrice (contre la mémoire de la
Littérature) et régénératrice (pour une écriture libérée de
l’évaluation esthétique ou morale). Le même résultat peut être
obtenu par un modèle inverse : celui d’une poésie banale,
triviale, anonyme, que les revues dadaïstes et surréalistes
mettent régulièrement à l’honneur en publiant des textes
relevant de ce qu’Éluard nommera en 1942 la poésie
involontaire, celle « qui gît sous l’apparente imperméabilité de
la vie courante et dans les plus innocentes productions de
l’homme418 ».
Cette poésie du banal peut à bien des égards se lire comme
une antipoésie, qui voit la revanche du prosaïque sur le
poétique, du mineur sur le majeur et de l’impur sur le pur. En
ce sens, la recherche de la trivialité procède d’une critique de
la poésie dont témoigne très tôt la revue Littérature – titre lui-
même antiphrastique. Cette subversion des valeurs poétiques
passe par la publication de textes emblématiques comme les
Poésies de Ducasse, dans les deuxième et troisième numéros
de la revue en avril-mai 1919 : nul poème ici, mais une prose
polémique et parodique qui dénonce la poésie personnelle
héritée du romantisme. À la critique de la posture romantique
par Ducasse succède bientôt la dépréciation systématique des
valeurs littéraires opérée par Jacques Vaché, dont les lettres
adressées entre 1916 et 1918 à Breton, Aragon et Théodore
Fraenkel sont publiées en quatre livraisons, de juillet à
septembre 1919. Vaché incarne un franc dédain de l’art et un
certain ethos de l’amateur désinvolte qui définissent assez bien
le climat de suspicion dans lequel Littérature tient la poésie.
Passée dans ce laminoir critique, on comprend que l’écriture
poétique doive être refondée sur des « Banalités » et des «
Quelconqueries », pour reprendre les titres de deux séries de
poèmes qu’Apollinaire avait publiées dans la revue italienne
Lacerba en 1914, et que Littérature reprend dans ses numéros
d’octobre et de novembre 1919. Jouant des limites entre
poétique et prosaïque, littéraire et ordinaire, Apollinaire
explore avec ces textes les ressources de la conversation, de la
comptine, des jeux de mots ou des exemples de grammaire,
comme avec les deux vers de « 0,50 » : « As-tu pris la pièce de
dix sous / Je l’ai prise419. »
Il faut attendre octobre 1923, et le numéro 11 de la nouvelle
série de Littérature, pour voir arriver dans la revue un
témoignage concret de cette esthétique du banal et du
quotidien dont les livraisons précédentes ont fait pressentir la
paradoxale valeur. Ce numéro « spécialement consacré à la
poésie » (mais il s’agit bien plutôt de sa réinvention
subversive) s’ouvre en effet avec « Le Dékiouskioustage »,
chanson anonyme que le paratexte présente comme les «
Lamentations d’un looping-the-loop des Champs-Elysées ».
Le registre élégiaque de la lamentation se revivifie ainsi au
contact d’une réalité populaire contemporaine, puisque le
looping-the-loop était une attraction de cirque créée en 1903,
et qui consistait pour un acrobate-cycliste à s’élancer sur une
grande rampe ovale afin de boucler la boucle, en roulant
pendant un bref instant la tête en bas. Dans le cadre de
Littérature en tout cas, ce sont les hiérarchies poétiques qui
sont culbutées, puisque la revue donne la primauté à une
chanson grivoise et scatologique où les termes d’argot, les
créations lexicales, les paronomases équivoques et les
proliférations sonores jouent à cache-cache pour mieux
évoquer les parties génitales ou les maladies vénériennes :
Je me suis fait dékiouskiouter
Le rondibé du radada,
Le bout du frogn’ du rognognome
Du dig et bag m’en tire la bête
Et la rue Rochechouart.
REFRAIN
Ah ! Ah ! J’avais la pécole,
La gigite et la vesoul,
Avoir la peau du cou qui se décolle
Est un plaisir bien doux420.

Dans la glose qu’il donne de cette chanson, Alain Chevrier


montre qu’il s’agit d’un « texte de nonsense, tout en
néologismes et onomatopées », qu’on peut globalement
interpréter comme « la confession d’un homosexuel qui se
prostitue421 ». Quant aux origines de ce « Dékiouskioutage »
anonyme, elles restent obscures. Pascal Pia, qui a étudié les
avatars de cette chanson422, montre qu’elle a été à la mode à la
Belle Époque et qu’elle a pu circuler comme chanson de
carabin dans les milieux du Quartier Latin. Il en mentionne
plusieurs versions, mais celle qui correspond au texte publié
dans Littérature provient de L’Œuvre libertine des poètes du
XIXe siècle, volume publié en 1910 par Germain Amplecas, qui
n’est autre que le prête-nom d’Apollinaire423. Cette anthologie
de la poésie érotique du XIXe siècle paraît dans la collection des
« Maîtres de l’amour », dont Apollinaire était l’un des piliers,
et dans laquelle il avait entre autres édité l’Arétin ou
redécouvert le marquis de Sade. Par sa place liminaire, cette
chanson donne le ton d’un numéro où se déploie par ailleurs la
fantaisie verbale de Desnos, la verve de Péret ou l’ironie de
Picabia. Le choix du « Dékiouskioutage » comme contre-art
poétique rejoint ainsi la prédilection affichée par Rimbaud
pour les « refrains niais » et les « rythmes naïfs », selon ce
passage d’Une saison en enfer que les surréalistes se plairont à
citer à l’appui d’une esthétique du mineur et du populaire :
J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques,
enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres
érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres
de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rhythmes naïfs424.

Toujours à l’affût des surprises langagières en latence dans la


parole commune, Éluard témoigne de son intérêt pour la
chanson populaire dans « L’évidence poétique », texte de 1932
d’abord publié en anglais dans la revue This Quarter, puis
repris en 1934 dans le numéro de Documents 34 consacré à l’«
Intervention surréaliste ». Rappelant comment les procédés
surréalistes ont renouvelé les sources de l’invention poétique,
Éluard montre que certains jeux (le cadavre exquis ou les
questions-réponses aléatoires) ont pu s’inspirer de scies
populaires, comme cette « chanson stupide » devenue un
modèle syntaxique et une matrice à énoncés absurdes : « S’il
n’y avait pas d’soupe, il n’y aurait pas d’cuillers, / S’il n’y
avait pas d’gendres, il n’y aurait pas d’bell’mères. »
L’influence de la chanson – de préférence celle du Caf’conc’,
du music-hall ou du folklore anonyme – est en particulier
illustrée par la figure de Fortugé, dont Éluard cite l’un des «
refrains attristants », même s’il procède d’une inversion
comique : « Ce que sur la vie la terre est atroce425 ! ». Chanteur
mort en 1923 à trente-six ans, Fortugé est considéré par Éluard
comme un véritable « artiste », comme il l’écrit à Joë
Bousquet en novembre 1928. Dans cette même lettre, Éluard
revendique son goût pour les « chansons d’un comique
extrêmement vulgaire » à travers lesquelles transparaît une «
imbécillité qui, ENFIN, a la prétention d’être elle-même426 ».
Cette esthétique carnavalesque, « L’évidence poétique » la met
en valeur en exaltant les « chansonnettes d’un comique
écœurant » et les « vieilles chansons puériles » qui forment
une poésie « impure » et sans âge, à la fois ancienne et
contemporaine427. Et Éluard de citer en exemple des chansons
traditionnelles comme « J’ai un long voyage à faire », « M’y
allant promener », une scie populaire comme « Ell’ ne l’aimait
pas, lui non plus », ainsi que les deux comptines « Compère,
qu’as-tu vu ? » et « Madame Tartine » dont la partition est
reproduite en fac-similé à la fin de l’article.
« L’évidence poétique » constitue pour Éluard le noyau
d’une démarche anthologique qui, au fil du temps et avec
Donner à voir (1939), Poésie involontaire et poésie
intentionnelle (1942), la Première anthologie vivante de la
poésie du passé (1951) et Les Sentiers et les Routes de la
poésie (1952), s’enrichira de tout l’apport de la poésie des
rues, des proverbes, des devinettes, des livres de colportage ou
encore des fatrasies médiévales. Il y a bien là, comme le
souligne Jean-Charles Gateau, le désir de susciter un peuple
dans lequel la poésie surréaliste elle-même pourrait se
reconnaître et se projeter ; un peuple réputé porteur d’« une
parole originelle, décelable dans les productions de ceux qui
ont le plus échappé ou le mieux résisté aux conditionnements
de la civilisation » ; un peuple, surtout, dont le langage et les
chansons auraient le « pouvoir de faire craquer les carcans
sémantiques, de faire fluer les signes hors du gel lexical et des
découpages taxinomiques » et de faire jaillir l’imaginaire au
milieu de la banalité la plus apparente428. Par là même, Éluard
et les surréalistes participent d’une tendance beaucoup plus
vaste de la poésie moderne, mise en évidence par Marie-Paule
Berranger, et qui consiste à trouver dans les genres mineurs un
gage de primitivité et un ferment pour l’invention poétique.
Formes populaires de la poésie, formes traditionnelles de la
chanson, formes orales à l’œuvre dans ce que Bakhtine
nomme les genres premiers : à travers tous ces modèles, la
poésie moderne « simule dans l’écrit élaboré le retour à la
forme première, feint la régression et l’exhibe par des signes
visibles429 ». Ce que le surréalisme vise à travers le peuple et
ses modes d’expression, c’est donc moins une culture à part
entière qu’« une sorte de mémoire collective enfouie,
d’inconscient archaïque de la création430 », dans la perspective
de Freud ou de Jung.
À cet égard, il est significatif que le surréalisme, à travers les
refrains niais, les comptines ou les scies populaires, ait
valorisé des productions anonymes. Un tel choix rejoint en
effet l’appel des Poésies de Ducasse à une poésie
impersonnelle, et va de pair avec la dissolution de l’identité
auctoriale en jeu dans l’automatisme collectif. Dès lors que
l’avant-garde entend ouvrir ses portes à l’expérience ordinaire
de la poésie, la prédilection pour l’anonymat permet d’occulter
la figure de l’auteur, de s’alléger du poids de son autorité et
d’envisager que le premier venu puisse effectivement incarner
la poésie.
L’absence de nom, érigée en gage de primitivisme et en
contrepoids à la fétichisation de l’auteur, peut alors devenir un
véritable idéal éthique et poétique. On peut en voir un indice
dans l’entreprise originale tentée en mars 1952 par Guy Lévis
Mano et René Char, avec la parution du numéro 6 du Temps de
la poésie, revue lancée par GLM en 1948. Ce cahier spécial,
intitulé « Poésie partagée », réunit les productions de quarante-
neuf poètes et de six peintres dont les noms restent dans
l’ombre. L’intégralité du numéro est donc anonyme, l’identité
singulière étant évacuée au profit de la coopération commune :
bel exemple de compagnonnage où les poètes s’effacent pour
laisser place à la poésie. La publication est encadrée par un
avant-propos de Char qui fait du choix de l’anonymat une
absence libératrice, un allégement de l’identité et un refus de
la vanité :
Qui n’a pas souhaité au moins une fois dans sa vie de perdre ou d’oublier son
nom ? […] C’est pourquoi des peintres et des poètes dont aucun n’est un
criminel ont-ils été enchantés de se réunir et de former un chœur anonyme dans
ce numéro du Temps de la poésie qui devient de ce fait « Le Temps des artistes
sans nom », artistes comme ouvriers, par exemple431.

Ce « chœur anonyme », pourtant, diffère de l’impersonnalité


archaïque que les surréalistes s’efforcent de mettre au jour à
travers les productions populaires ou sauvages – ne serait-ce
que parce que l’anonymat est ici volontaire, temporaire et
tributaire d’une option esthétique.
UNE POÉSIE CHOISIE
On l’aura compris : si les revues surréalistes ou para-
surréalistes s’ouvrent régulièrement à la poésie brute,
involontaire, juvénile, populaire ou anonyme, cela ne signifie
pas pour autant qu’elles cherchent à refléter la réalité de ces
pratiques culturelles. Contrairement à la démarche de La
Nouvelle Revue française en 1933 ou des Lettres françaises en
1949, le modèle du tableau ou de l’enquête n’est pas ici à
l’ordre du jour, pas plus que celui des collectes folkloristes ou
des premières démarches d’ethnographie de la culture
populaire apparues à la fin du XIXe siècle, même si les
surréalistes ont volontiers puisé à ces sources pour leurs
publications. En vérité, la poésie primitive accueillie par le
surréalisme est une poésie choisie, convoquée pour accréditer
et authentifier les pratiques fondatrices d’un mouvement qui se
proclame « à la portée de tous les inconscients432 » :
automatisme, ouverture au jeu ou à l’arbitraire, éveil de la
spontanéité.
Pour les revues surréalistes, chercher la poésie faite par tous
ne consiste donc pas à voir la poésie partout, d’un œil
éclectique et œcuménique, mais à révéler et à valoriser une
certaine idée de la poésie – une idée qui parie sur les
mésusages de la langue, les défaillances de la raison ou les
déraillements des formes codifiées pour faire jaillir une
inquiétante étrangeté au sein des discours convenus. Cette
qualité subversive, cette capacité heuristique, voilà ce que les
surréalistes s’attachent à mettre en évidence dans les
productions des excentriques, des fous, des enfants ou des
anonymes. La sélection des premiers venus obéit à un filtre
éthique et esthétique dont les principes sont d’ailleurs
vigoureusement posés par le Traité du style (1928), où Aragon
refuse que les récits de rêve servent de « permission de noircir
le papier pour ceux qui n’ont rien à dire, qui voudraient écrire
tout de même », ou encore que l’écriture automatique serve de
prétexte à ce que « le premier chien venu se croi[e] autorisé à
égaler ses petites cochonneries à la poésie véritable433 ». S’il
faut bien entendu faire la part de la verve satirique et
polémique d’Aragon, dont les avertissements valent surtout
pour les écrivains qui seraient tentés de considérer les
méthodes surréalistes comme des procédés littéraires, il n’en
reste pas moins que le Traité du style résonne comme un rejet
des profanes et un appel à l’initiation :
Si vous écrivez, suivant une méthode surréaliste, de tristes imbécillités, ce sont
de tristes imbécillités. Sans excuses. Et particulièrement si vous appartenez à
cette lamentable espèce de particuliers qui ignorent le sens des mots, il est
vraisemblable que la pratique du surréalisme ne mettra guère en lumière autre
chose que cette ignorance crasse434.

Que la poésie faite par tous ne corresponde pas au tout-


venant des écritures personnelles, qu’elle réside au contraire
dans une exigence de dépersonnalisation et de remontée vers
une forme de pensée prélogique, tel est le paradoxe qui
caractérise la démarche surréaliste. Mais dans ces conditions,
comment penser une véritable démocratisation de la poésie ?
Comment faire un sort au « communisme du génie435 » dont se
prévaut le surréalisme ?
Par le recours au matérialisme dialectique lui-même. Tzara
en fournit la démonstration dans son « Essai sur la situation de
la poésie », publié en décembre 1931 dans Le Surréalisme au
service de la Révolution. Tzara commence par s’en prendre
avec véhémence à l’idée que la poésie soit présente dans
n’importe quel moyen d’expression :
Il est parfaitement admis aujourd’hui qu’on peut être poète sans jamais avoir
écrit un vers, qu’il existe une quantité de poésie dans la rue, dans un spectacle
commercial, n’importe où, la confusion est grande, elle est « poétique », Proust
s’était même ingénié à la trouver dans les pissotières ce qui a entraîné
l’éclosion d’une nouvelle génération de chercheurs de poésie à-tout-prix-et-
partout, l’appliquant à leurs propres productions dramatiques ou autres pour la
retrouver au bout de cette chaîne excrémentielle où ignominieusement
s’accouplent la justice et l’église436.

Car ce que récuse Tzara, c’est précisément ce qu’il nomme


la poésie-moyen d’expression, qu’il rattache au penser dirigé
(selon la terminologie de Jung), et qu’il juge influencée par
l’idéologie bourgeoise. À cette première catégorie s’oppose la
poésie-activité de l’esprit, qui relève du penser non-dirigé,
procède par « enchaînement, en apparence arbitraire, d’images
» et comprend dans son fonctionnement « le rêve, le penser
fantaisiste et imaginatif ainsi que les rêveries diurnes437 ».
Considérée comme le moteur de l’évolution poétique depuis le
romantisme, la poésie-activité de l’esprit constitue l’objectif
privilégié du surréalisme, mais demeure historiquement « un
refuge, une opposition à la classe dominante » et à sa
culture438. Autrement dit, en régime capitaliste, la poésie-
moyen d’expression dominerait quantitativement, et la poésie-
activité de l’esprit résisterait qualitativement. Pour renverser la
situation et faire en sorte que la poésie-activité de l’esprit soit
faite par tous, il faut alors, comme le fait Engels dans l’Anti-
Dühring, envisager la possibilité d’une conversion de la
qualité en quantité, et réciproquement :
Il faut organiser le rêve, la paresse, le loisir, en vue de la société communiste,
c’est la tâche la plus actuelle de la poésie. Elle n’y parviendra qu’en se refusant
à toute concession temporaire et en servant par là d’exemple et de point de
départ à ceux qui, plus tard, sauront rendre pratique et assimilable à la masse
un processus d’activité que, pour le moment, peu de gens admettent, qui est
qualité et qui, dans la société communiste, peut se transformer en quantité 439.

La conséquence du raisonnement de Tzara est claire : une


poésie véritablement faite par tous ne pourrait se produire que
dans la société sans classes du communisme – dans une
situation historique où la parole appartiendrait à tous, où il n’y
aurait plus de propriété littéraire et artistique, où les pratiques
culturelles ne correspondraient plus à un divertissement des
masses sous l’hégémonie des valeurs bourgeoises, mais à un
épanouissement des formes de vie et à une libération du
psychisme. Le primitivisme surréaliste, tout en s’appuyant
volontiers sur l’exemple des cultures archaïques ou
traditionnelles, s’autorise ainsi à exclure de son champ non
seulement la poésie du dimanche ou la poésie scolaire, mais
aussi la poésie populiste ou ouvriériste, pour se dévoiler
finalement comme le ressort d’une utopie révolutionnaire. À
ce titre, l’article de Tzara marque un moment important de la
réflexion surréaliste sur la question de la poésie collective.
Celui que Breton fait paraître dans le numéro suivant du
SASDLR, « À propos du concours de littérature prolétarienne
organisé par L’Humanité », poursuit l’argumentation sur le
terrain de la littérature prolétarienne. Dès 1928, dans sa
réponse à une enquête de la revue Monde, Breton affirmait ne
pas croire « à la possibilité d’existence actuelle d’une
littérature ou d’un art exprimant les aspirations de la classe
ouvrière », d’abord du fait de la « formation nécessairement
bourgeoise » des écrivains et des artistes, et plus généralement
parce qu’une culture prolétarienne ne peut par définition
éclore en régime capitaliste, ni « même en régime
prolétarien440 ». Dès lors, publiant en mai 1933 les conclusions
de son expérience de membre du jury du concours de
littérature et d’art prolétariens lancé le 3 novembre 1932 par
L’Humanité, Breton se retrouve en position de funambule.
D’un côté, il reconnaît la possible émergence d’une littérature
prolétarienne, à titre de « littérature de transition entre la
littérature de la société bourgeoise et la littérature de la société
sans classe441 ». De l’autre, il prend à témoin l’échantillon des
textes reçus par le jury pour récuser, en France tout au moins,
l’existence d’une telle littérature : car si les auteurs sont bien
des prolétaires, leur écriture, elle, est profondément influencée
par la culture bourgeoise. Breton incrimine en particulier deux
institutions qu’il juge responsables de la paralysie
intellectuelle et culturelle de la classe ouvrière : la presse, dont
la lecture quotidienne favorise chez les écrivains amateurs
l’apparition d’« un style neutre, tout entier sacrifié à
l’information, bourré de clichés », et l’école de la Troisième
République, dont les récitations et les manuels « sont conçus
en fonction de l’exaltation, de la glorification de la famille, de
la patrie et de la religion bourgeoises442 ». Le fait divers et
La Fontaine, voilà, à en croire Breton, les deux ennemis de la
poésie faite par tous, précisément parce que leur popularité
n’est que le masque d’une culture de classe et d’une
inculcation idéologique. De cette impasse, Breton conclut à la
nécessité d’un « contre-enseignement443 » capable de remédier
aux lacunes de l’instruction primaire, mais aussi de proposer
une littérature subversive et imaginative qui n’enferme pas les
travailleurs dans les clichés ouvriéristes ou le discours
propagandiste.
Si l’article publié par Breton souligne les défaillances de
cette littérature prolétarienne dont les linéaments restent à
tracer, le texte intégral de la conférence dont il est issu apporte
des éclairages intéressants sur les envois au concours organisé
par L’Humanité, et sur l’interprétation qu’en donne le chef de
file du surréalisme444. Breton se montre d’abord sensible, un
peu comme Paulhan dans son Tableau de la poésie française,
aux lettres et aux témoignages qui accompagnent les textes : il
loue leur absence d’ambition littéraire, leur sincérité et leur
aspiration « à se confondre avec toute la pensée
révolutionnaire ». Quant aux productions littéraires elles-
mêmes, elles touchent Breton autant par leur maladresse que
par la manière dont chaque auteur tente de « faire passer de
main en main cette petite flamme qui l’habite afin d’alimenter
l’incendie du vieux monde d’où doit jaillir un monde plus
beau ». Aux yeux de Breton, les textes reçus par L’Humanité
témoignent, à leur façon, d’une revanche de la subjectivité sur
la réalité, mettant en œuvre un « état lyrique » que le poète
surréaliste ne manque pas de relever.
Alors que l’extrait publié dans Le SASDLR se situe sur le
plan théorique et reste sceptique sur la question de la
littérature prolétarienne, la conférence initiale se montre
compréhensive et attentive à l’égard de l’écriture concrète des
correspondants de L’Humanité. Breton s’y efforce de
distinguer plusieurs catégories de textes, allant de ceux qui ne
manifestent ni conscience révolutionnaire ni qualité stylistique
à ceux qui sortent du lot par les deux aspects. Breton propose
même que les auteurs des productions les plus remarquables
soient admis à l’Association des Écrivains et Artistes
Révolutionnaires, qui parraine le concours. L’adhésion des
surréalistes à ce groupe d’intellectuels proches du parti
communiste ne suffit pourtant pas à gommer les doutes de
Breton sur les conditions d’existence d’une littérature
prolétarienne, doutes que la référence à la transformation de la
qualité en quantité, également invoquée par Tzara, ne suffit
pas à lever :
Le défaut de qualité que nous n’avons que trop tendance à attribuer aux divers
échantillons qui nous sont soumis de littérature prolétarienne doit avant tout
être interprété par nous comme un défaut de nombre. […] C’est lorsque nous
serons beaucoup plus nombreux, nous le savons, que la littérature prolétarienne
en marche apparaîtra toute neuve dans sa puissance et ira droit à sa véritable
destination.

Ici comme chez Tzara, qui y mettait tout de même plus


d’entrain militant et de propositions positives, la poésie faite
par tous est renvoyée sinon aux calendes grecques, du moins à
un futur que l’action politique est chargée d’éveiller : c’est
aussi sous cet angle que l’on peut comprendre la nécessité de
l’engagement révolutionnaire aux yeux des avant-gardes.
Dans leur volonté de donner la parole aux poètes
habituellement passés sous silence, les revues que nous avons
examinées adoptent au fond un principe anthologique. Elles
fonctionnent comme des anthologies sur le vif, en cours, d’une
production poétique souterraine qu’elles tentent ainsi de mettre
au jour. La continuité entre l’enquête en revue et la publication
en anthologie est donc tout à fait logique, et elle intervient à
des degrés divers : le Tableau de la poésie lancé par Paulhan
dans La NRF est intégré à son panorama des Poètes
d’aujourd’hui en 1947 ; les jeunes inconnus repérés par Elsa
Triolet et le C.N.E. à partir de 1949 sont rassemblés dans les
feuillets de La Belle Jeunesse en 1951 ; quant aux découvertes
surréalistes, elles fournissent une matière de choix à
l’inlassable activité de compilateur dont fait preuve Éluard
avec Donner à voir, Poésie involontaire et poésie
intentionnelle ou Les Sentiers et les Routes de la poésie. La
revue et l’anthologie, ces deux discours collectifs, apparaissent
ainsi comme des lieux propices à l’accueil du commun des
poètes – c’était déjà le cas, du reste, au temps de la Monarchie
de Juillet, où la poésie ouvrière paraissait régulièrement dans
les journaux et dans des recueils comme celui du saint-
simonien Olinde Rodrigues (La Poésie sociale des ouvriers,
1841).
Par conséquent, les revues obéissent à la même injonction
paradoxale que les anthologies : idéalement représentatives
mais nécessairement sélectives, elles courent le risque de ne
représenter que leurs principes de sélection. Autrement dit, il
en va du premier venu comme du Dieu pascalien : nos revues
ne le chercheraient pas si elles ne l’avaient trouvé. Et ce
paradoxe n’est peut-être que la conséquence de leur point de
vue primitiviste. Car si le poète sauvage, originel ou naïf
existe dans le champ littéraire, c’est le plus souvent par le biais
d’une construction idéologique élaborée par les écrivains eux-
mêmes (et la situation est dans doute analogue du côté des
folkloristes et des premiers ethnographes qui ont collecté les
chants et poèmes populaires). Que ce soit dans La NRF, Les
Lettres françaises, La Révolution surréaliste, les Cahiers
GLM, les discours d’accompagnement, les biais de sélection et
les processus de composition des numéros en disent donc tout
autant sur les « savants » et leurs attentes que sur les « naïfs »
et leurs pratiques – ambivalence qui fait tout l’intérêt de ces
revues.
La circularité de la quête et de la trouvaille est flagrante dans
le cas de l’hebdomadaire communiste ou des titres surréalistes,
qui cherchent moins à accueillir le premier venu comme l’un
des possibles de la poésie, qu’à promouvoir les figures
congruentes à leurs présupposés esthétiques, politiques et
culturels : la relève de la Poésie de la Résistance pour Les
Lettres françaises, l’enfant, le primitif ou l’anonyme pour le
surréalisme et ses alentours. Cette ligne de conduite partagée
fait d’autant mieux ressortir la singularité du Tableau de la
poésie entrepris en 1933 par La NRF. Là où les autres revues
posent une échelle de valeurs orientée vers un idéal populaire
ou primitif, Paulhan présuppose une équivalence radicale entre
les participants à l’enquête : le premier venu, sinon par ses
poèmes, du moins par son témoignage, vaut pour tous les
autres. C’est pourquoi La NRF aboutit à la moisson la plus
diversifiée, la plus hétérogène – la plus anticonformiste en
somme. Et en mettant sur un pied d’égalité les poètes inconnus
et les poètes reconnus, le Tableau de 1933 oblige ces derniers,
qu’ils soient rhéteurs ou terroristes, à reconstruire un lieu
commun de la poésie, fût-il le fruit d’un artefact éditorial.
Pour autant, il n’est pas certain que la démarche de La NRF
vise à inventer – à tous les sens du terme – le peuple qui
manque à la poésie. Car le premier venu, s’il est un particulier
universalisable, ne coïncide pas avec le peuple : il apparaît
bien plutôt comme la figure qui permet à Paulhan de dissoudre
ou d’éviter le Peuple, ce mythe que les romantiques ont relié à
celui de l’origine comme du progrès, et que les idéologies
politiques ont pu, sous les hypostases du Volk ou du
prolétariat, constituer en machines à unir par l’exclusion. La
situation est analogue pour les surréalistes, que leur
internationalisme et leur antipatriotisme n’encouragent guère
dans l’exaltation politique du peuple, et qui tendent au
contraire à trouver l’origine de la poésie dans des figures
primitives (le fou, l’enfant, le naïf) dont l’ordre social rend la
parole illégitime ou marginale. Mais contre toute attente, la
prudence à l’égard de la notion de peuple est aussi de mise
dans Les Lettres françaises. L’enquête d’Elsa Triolet, en effet,
ne cherche pas à exprimer la poésie du peuple, mais à susciter
celle qui pourra l’éduquer et l’éclairer, en s’inscrivant dans
une tradition poétique française qui va de Villon à Aragon en
passant par Hugo. Et le désaccord qui oppose Robert Ganzo
aux jeunes poètes comme aux autres membres du C.N.E.
montre que la ligne esthétique et culturelle à suivre en la
matière reste un enjeu de débat.
Ces déplacements, ces hésitations et ces apories montrent
que les revues, bien qu’elles tentent de ranger la poésie
sauvage dans des catégories préétablies, sont finalement
beaucoup plus dérangées qu’il n’y paraît par la mise en
lumière de ces poètes de l’ombre. Et c’est peut-être aussi ce
que cherchent les écrivains à travers les premiers venus : une
découverte, une rencontre, un choc qui bouscule les frontières,
les représentations et les pratiques de la poésie. C’est pourquoi
il serait réducteur de verser dans une lecture uniquement
hégémonique ou dominatrice, qui ne verrait dans la poésie des
naïfs ainsi publiée qu’un reflet des attentes et des positions des
animateurs de revue – lecture aussi réductrice que son inverse,
qui croirait saisir dans les enquêtes ou les concours le reflet de
la culture populaire si ce n’est de l’âme du peuple.
Ce que le corpus étudié ici permet surtout d’examiner, c’est
un point de contact entre des poétiques du collectif (celles qui
animent à divers titres les responsables des revues) et des
pratiques culturelles issues de la collectivité, avec leurs
stéréotypes aussi bien que leurs bizarreries. Un point de
contact, mais aussi une mise à l’épreuve : car la réalité des
poètes amateurs résiste souvent aux rêves des écrivains partis
en quête d’une utopie communautaire, ou d’une inventivité
formelle débarrassée de toute tradition. Facteurs de jonction et
de distance, les revues agissent ainsi comme des frontières, des
zones-tampons entre le champ littéraire et son hors champ,
accueillant pour un temps ce qui, bien souvent, constitue le
bataillon des refoulés de la poésie – oserai-je ici parler de
refoulement au sens psychanalytique ?

390. André BRETON, Le Surréalisme et la Peinture [1928], Œuvres complètes, t.


4, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 352.
391. Roger SHATTUCK, Les Primitifs de l’avant-garde, Paris, Flammarion, coll. «
Champs », 1997, p. 95.
392. Philippe DAGEN, Primitivismes, une invention moderne, Paris, Gallimard,
2019, p. 16.
393. Anouck CAPE, Les Frontières du délire : écrivains et fous au temps des avant-
gardes, Paris, Honoré Champion, coll. « Poétiques et esthétiques XXe-XXIe siècle »,
2011, p. 136.
394. Paul ÉLUARD & Benjamin PÉRET, « Revue de la presse », La Révolution
surréaliste, n° 8, 1er décembre 1926, p. 1-2.
395. F.N., « Le Vampire », traduit et présenté par Monny de Boully, La Révolution
surréaliste, n° 5, 15 octobre 1925, p. 18-19. Les citations qui suivent sont tirées de
ces pages.
396. Robert DESNOS, « Le Paradis perdu », La Révolution surréaliste, n° 5, 15
octobre 1925, p. 27-28.
397. Gérard GENETTE, Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Seuil, coll. «
Poétique », 1976.
398. Robert DESNOS, « Le génie sans miroir », in Œuvres, Paris, Gallimard,
coll. « Quarto », 2003, p. 223-224.
399. Paul ÉLUARD, Poésie involontaire et poésie intentionnelle [1942], Œuvres
complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 1162.
400. Voir Paul ÉLUARD, Les Sentiers et les Routes de la poésie [1952], Œuvres
complètes, t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 542-
543.
401. Paul ÉLUARD, Lettres à Joë Bousquet, Paris, Les Éditeurs Français Réunis,
1973, p. 63-64.
402. Ibid., cité en note 72, p. 127.
403. Anouck Cape a précisément étudié cette section de Poésie involontaire et
poésie intentionnelle en répertoriant les sources cliniques utilisées par Éluard. Voir
Anouck CAPE, op. cit., p. 113-118.
404. Jean DUBUFFET, L’Art Brut préféré aux arts culturels, Paris, Galerie René
Drouin, 1949, in Prospectus et tous écrits suivants, t. 1, Paris, Gallimard, 1967, p.
198.
405. U. Préchacq cité par Robert DESNOS, « Le Paradis perdu », La Révolution
surréaliste, n° 5, 15 octobre 1925, p. 28.
406. Charles BAUDELAIRE, « Moesta et errabunda », in Les Fleurs du mal,
Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999,
p. 64 ; Le Peintre de la vie moderne, Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 690.
407. André BRETON, Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. «
Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 340.
408. Ibid., p. 788.
409. Roland BARTHES, « La Littérature selon Minou Drouet », in Mythologies,
Seuil, coll. « Points essais », 1970, p. 146.
410. André BRETON, « La grande actualité poétique », in Œuvres complètes, t. 2,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 550.
411. André BRETON, « Le message automatique » (1933), in Point du jour,
Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 380.
412. André BRETON & Paul ÉLUARD, Dictionnaire abrégé du surréalisme, dans
André BRETON, Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 835.
413. André BRETON, « Gisèle Prassinos », in Anthologie de l’humour noir,
Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 1167-1168.
414. Annie RICHARD, « L’allégorie de la femme-enfant alias Gisèle Prassinos
comme aporie de genre dans le surréalisme », Itinéraires, n° 2012-1, « Genres et
avant-gardes », 2012, p. 157.
415. « Le cirque », in « Poèmes d’enfants », Cahiers GLM, n° 2, juillet 1936, p. 18-
19.
416. Préface reproduite in René CHAR, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. «
Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 1317. Les citations qui suivent figurent à
cette page.
417. Georges-Louis ROUX, « René Char, hôte de Céreste », in René CHAR,
Œuvres complètes, op. cit., p. 1155.
418. Paul ÉLUARD, Poésie involontaire et poésie intentionnelle, Œuvres
complètes, t. 1, op. cit., p. 1133.
419. Guillaume APOLLINAIRE, « Banalités », Littérature, 1re série, n° 8, octobre
1919, p. 1.
420. « Le Dékiouskioutage », Littérature, 2e série, n° 11/12, 15 octobre 1923, p. 1.
421. Alain CHEVRIER, « Musique et chanson chez André Breton », in Sébastien
ARFOUILLOUX (dir.), Le Silence d’or des surréalistes, Château-Gontier, Éditions
Aedam Musicae, 2014, p. 192.
422. Pascal PIA, « Les avatars du Dékiouskioutage », À l’Écart, n° 1, 1er trim. 1980,
p. 35-41.
423. Germain AMPLECAS, L’Œuvre libertine des poètes du XIXe siècle, Paris,
Bibliothèque des curieux, coll. « Les maîtres de l’amour », 1910. « Le
Dékiouskioutage » figure p. 83-84 de cette anthologie.
424. Arthur RIMBAUD, « Alchimie du verbe », in Une saison en enfer, Œuvres
complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 106.
425. Paul ÉLUARD, « L’évidence poétique », Documents 34, Bruxelles, n° 1, juin
1934, « Intervention surréaliste », p. 55.
426. Paul ÉLUARD, Lettres à Joë Bousquet, op. cit., p. 56-57.
427. Paul ÉLUARD, « L’évidence poétique », art. cit., p. 55-56.
428. JeanCharles GATEAU, « Peuple », in Abécédaire critique, Genève, Droz,
coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 1987, p. 181-182.
429. Marie-Paule BERRANGER, Les Genres mineurs dans la poésie moderne,
Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives littéraires », 2004, p.
149.
430. Ibid., p. 150.
431. René CHAR, introduction à « Poésie partagée », Le Temps de la poésie, n° 6,
mars 1952, p. 4-5. Repris in René CHAR, Dans l’atelier du poète, Paris, Gallimard,
coll. « Quarto », 1999, p. 656-657.
432. Papillon surréaliste de 1924.
433. Louis ARAGON, Traité du style [1928], Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire
», 2000, p. 186 & 188.
434. Ibid., p. 192.
435. « Le surréalisme est-il le communisme du génie ? », autre papillon surréaliste
de 1924.
436. Tristan TZARA, « Essai sur la situation de la poésie », Le SASDLR, n° 4,
décembre 1931, p. 15-16.
437. Ibid., p. 19.
438. Ibid., p. 21.
439. Ibid., p. 23.
440. Réponse reprise in Second manifeste du surréalisme [1930], Œuvres
complètes, t. 1, op. cit., p. 804-805.
441. André BRETON, « À propos du concours de littérature prolétarienne organisé
par L’Humanité », Le SASDLR, n° 5, 15 mai 1933, p. 17.
442. Ibid.
443. Ibid., p. 18.
444. Voir le manuscrit de la conférence du 23 février 1933 in André BRETON,
notes et variantes de Point du jour, Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 1494-1502.
Les citations qui suivent sont tirées de ces pages.
ÉPILOGUE. LES POÈTES BRACONNIERS
« La poésie doit être faite par tous » : c’est bien sûr une
formule, avec toute sa mémoire discursive et polémique, mais
ce n’est pas seulement une formule. Elle fournit aussi une
règle : celle qui fonde les poétiques du collectif et permet alors
de produire des poèmes à plusieurs voix ou à plusieurs acteurs.
La phrase de Ducasse, enfin, lance une invitation : invitation à
réintégrer le poète dans la Cité, à transformer la poésie en
pratique sociale, à refondre le peuple des auteurs en donnant la
parole aux auteurs du peuple. Telles sont les étapes du
cheminement suivi jusqu’ici, et qui débouche finalement sur
les lisières du champ littéraire, là où la poésie est faite par
celles et ceux qui ne sont pas reconnus comme poètes – et qui
du reste ne se reconnaissent pas forcément comme tels. C’est
avec un aperçu de ces « limites non frontières » de la poésie
(pour détourner un titre de Breton) que je tâcherai, non pas de
conclure, mais d’ouvrir un horizon.
En partant à la recherche du premier venu, les avant-gardes
littéraires dessinent en creux la place de tous les autres – de
tous ceux qui, bien que restés dans l’ombre, incarnent
effectivement la poésie faite par tous. Ces poètes ignorés
méritent d’autant moins de l’être qu’ils véhiculent une autre
histoire de la poésie, de son statut, de ses formes et de ses
valeurs, et qu’ils invitent à replacer l’écriture poétique dans
l’éventail des pratiques culturelles en amateur, aux côtés de
l’écriture diariste, des arts plastiques, de l’artisanat d’art, du
théâtre ou de la danse. À cet égard, les enquêtes du Ministère
de la culture445, de même que la sociologie de l’écriture et de la
littérature avec les études d’Aude Mouaci446 ou de Claude
Poliak447, nous enseignent un fait frappant : le poème est l’une
des formes d’écriture les plus prisées par les amateurs, ce qui
s’explique sans doute par la brièveté volontiers associée au
genre (qui le rend a priori plus maniable qu’un chantier
romanesque), par sa fréquentation scolaire, par sa porosité
avec la chanson, par l’héritage de codes (la rime, le nombre)
qui fournissent des guides d’écriture, ou par l’association
familière et précritique du lyrisme à une forme de confession
ou d’introspection. Quels qu’en soient les facteurs, il existe en
tout cas une popularité de la poésie, qui invite à reconsidérer le
genre sous le prisme de « cette radicale démocratie de la lettre
dont chacun peut s’emparer » et qui est, selon Jacques
Rancière, au fondement de la littérarité moderne448. Une telle
perspective implique de renverser le poeta nascitur des
Anciens : on ne naît pas poète, on le devient, et par là même
n’importe qui peut le devenir. Mais aussitôt surgit une
difficulté majeure : est-il possible de constituer en catégorie
homogène cette poésie braconnière et buissonnière qui, par
définition, est ouverte à l’hétérogène ? Et comment qualifier,
sans les trahir, les sujets singuliers qui peuvent tour à tour
prendre le visage et la voix du poète sans qualités ?

445. La dernière en date : Olivier DONNAT, Les Pratiques culturelles des Français
à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris, La Découverte / Ministère de la Culture et
de la Communication, 2009. Le chap. VIII, « Pratiques en amateur et production de
contenus », nous apprenait que 6 % des sondés avaient pratiqué l’écriture de
poèmes, de nouvelles ou de romans depuis les douze derniers mois – en majorité
des étudiants et des lycéens.
446. Aude MOUACI, Les Poètes amateurs, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques
sociales », 2001.
447. Claude POLIAK, Aux frontières du champ littéraire. Sociologie des écrivains
amateurs, Paris, Économica, coll. « Études sociologiques », 2006.
448. Jacques RANCIÈRE, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007, p. 22.
EN QUÊTE DE NOMS
Faisons le pari du nominalisme, et gageons que si la pratique
sociale de la poésie ne se réduit pas aux noms qui la désignent,
les nuances et même les ambiguïtés terminologiques
permettent néanmoins de rendre compte de la complexité du
phénomène.
DES POÈTES HORS CHAMP ?
Si le propre de la démocratie poétique est de laisser ouverte
et indéterminée l’identité du sujet lyrique, alors toute
dénomination visant à qualifier et à caractériser le commun
des poètes devient partielle et problématique. Il est tentant de
se tirer de cette impasse avec une formulation négative, en
parlant de poètes hors champ : entendons par là les poètes
exclus du champ littéraire, et dont l’exclusion même signale
les limites de la poésie reconnue et légitimée. Si ces poètes
sont hors champ, c’est parce qu’ils ne connaissent pas, ou mal,
ou à travers des cadres culturels en décalage avec les
productions contemporaines, ce que Pierre Bourdieu nomme
l’histoire « immanente » du champ littéraire – cette géologie et
cette généalogie des codes et des références dont la maîtrise
est nécessaire à qui veut acquérir une position dans la
République des lettres :
Dans le champ artistique parvenu à un stade avancé de son histoire, il n’y a pas
de place pour ceux qui ignorent l’histoire du champ et tout ce qu’elle a
engendré, à commencer par un certain rapport, tout à fait paradoxal, au legs de
l’histoire et c’est encore le champ qui construit et consacre comme tels ceux
que leur ignorance des règles du jeu désignent comme des « naïfs »449.

Si elle a pour avantage de recouvrir des profils et des


contextes très divers, l’expression de poètes hors champ a
cependant pour inconvénient de sous-entendre une opposition
figée entre un dedans et un dehors. Or, loin d’être un espace
clos, le champ poétique est ouvert, et une bonne part de sa
dynamique tient précisément aux efforts déployés par les
impétrants pour y entrer. À l’inverse, quel sens y a-t-il à
qualifier de poètes hors champ des personnes qui ignoreraient
– à tous les sens du terme – l’existence même de ce champ, de
ses valeurs et de ses mécanismes de légitimation, soit parce
qu’elles n’en sont pas conscientes, soit parce qu’elles ne s’y
intéressent pas ? La dénomination de poètes hors champ n’a
donc de pertinence qu’à condition de sortir d’un schéma
binaire d’inclusion / exclusion, et d’insister sur la plasticité et
la porosité du champ poétique : loin d’être son opposé, le hors-
champ constitue au contraire l’ensemble de ses potentialités
inactualisées ou inactuelles. C’est du reste ce que Bourdieu
lui-même suggère quand il note que « la réalité de toute la
production culturelle, et l’idée même de l’écrivain, peuvent se
trouver radicalement transformées du seul fait d’un
élargissement de l’ensemble des gens qui ont leur mot à dire
sur les choses littéraires450 ».
Pour sortir du tourniquet entre le dedans et le dehors, il est
également possible, comme le fait Claude Poliak, de situer les
écrivains amateurs Aux frontières du champ littéraire, selon le
titre de son ouvrage de 2006. L’enquête qu’elle a menée
auprès de participants à un concours de nouvelles lui a permis
de faire émerger, à travers le réseau des concours littéraires,
des ateliers d’écriture, des éditions à compte d’auteur, des
appels à manuscrits, des salons, des fêtes ou des festivals, tout
un « simili-champ », sorte de zone frontalière qui constitue un
espace structuré, relativement clos sur lui-même, à la fois subordonné au
champ littéraire et susceptible de lui donner accès. Cet univers de consolation,
doté d’institutions destinées aux aspirants écrivains et qu’ils participent à
construire, est lui-même hiérarchisé et traversé par des luttes de
concurrence451.

Aux yeux des acteurs de ce simili-champ, la reconnaissance


effective du champ littéraire compte sans doute moins que la
fascination pour une certaine idée de la littérature, modelée par
l’École, et pour la possibilité de s’en sentir les dépositaires.
Comme l’écrit Cl. Poliak, « la plupart “jouent à être écrivains”
en sachant qu’ils jouent. […] L’exercice de la littérature en
amateur est un jeu social comme un autre doté d’enjeux et
supposant une croyance452 ».
Toutefois, être un poète relégué hors du champ ou confiné
dans un simili-champ peut correspondre à des situations très
différentes. C’est précisément pour caractériser la diversité de
ces situations qu’il reste utile de se référer à des catégories
empiriques, dont le point de vue doit constamment être
relativisé, mais dont la relativité même permet de cerner au
plus près la réalité mouvante et multiple de la poésie faite par
tous.
DES POÈTES AMATEURS ?
Il en va ainsi de la notion d’amateur. Son maniement exige
une certaine prudence, ne serait-ce que parce que la figure de
l’amateur peut être utilisée comme une posture littéraire, au
sens que Jérôme Meizoz a donné à cette notion qui relève à la
fois de la conduite et du discours :
C’est d’une part la présentation de soi, les conduites publiques en situation
littéraire (prix, discours, banquets, entretiens en public, etc.) ; d’autre part
l’image de soi donnée dans et par le discours, ce que la rhétorique nomme
l’ethos. En parlant de « posture » d’auteur, on veut décrire relationnellement
des effets de texte et des conduites sociales. Autrement dit, sur un plan
méthodologique, cette notion articule la rhétorique et la sociologie453.

La posture du poète amateur est d’autant plus tentante qu’à


partir de l’âge éditorial qui se met en place au XIXe siècle, elle
permet de se désolidariser de genres symboliquement dévalués
par leur professionnalisation, et donc par leur possible
marchandisation, comme le théâtre et le roman. Aussi voit-on
un écrivain comme Larbaud jouer de cette identité lorsqu’il
publie en 1908 les Poèmes par un riche amateur, ou Œuvres
françaises de M. Barnabooth. Mais peut-être s’agit-il tout
simplement de proclamer un amour de la poésie, en réactivant
l’étymologie de l’amator : celui qui aime. Plus récemment,
Jacques Roubaud a lui aussi revendiqué ce statut d’amateur,
indissociable à ses yeux de celui de poète :
Étant poète, en effet, je suis inévitablement un amateur : aucune inscription de
la poésie dans la matérialité marchande du monde contemporain ne m’a jamais
été concevable. Même enfant, je savais cela. On ne peut pas être, en poésie, le
contraire d’un amateur. Personne ne pourrait inscrire, sur un document
administratif « Profession : Poète », sans faire se lever quelques sourcils
bureaucratiques454.

Bureaucratiquement en effet, mais aussi économiquement et


médiatiquement, la cause semble entendue : la profession de
poète n’existe pas, ou si peu – précarité qui agit comme un
miroir grossissant de la condition littéraire envisagée par
Bernard Lahire455, ou des incertitudes de la profession
d’écrivain étudiée par Gisèle Sapiro et Cécile Rabot456. Mais
c’est justement cette absence de professionnalisation qui rend
inconsistante, en poésie, l’opposition entre amateurisme et
professionnalisme, entendue comme alternative entre un loisir
et un métier. En réalité, dans le domaine des pratiques
culturelles, la figure de l’amateur n’exclut pas celle du
professionnel : au contraire, elle la contient en germe. Tout
simplement parce que s’adonner à la poésie en amateur
(comme à la peinture, à la sculpture, à la danse) n’est pas
seulement un loisir : c’est un « loisir sérieux », pour reprendre
le concept développé par Robert Stebbins457. Variante moderne
de l’otium latin, le loisir sérieux implique souvent un véritable
investissement personnel, des doutes et de la persévérance ; il
s’insère volontiers dans une sociabilité particulière, et peut
déboucher sur un parcours voire sur l’esquisse d’une carrière,
quand bien même elle serait pratiquée à temps partiel et non à
temps plein.
L’amateurisme en poésie n’est donc ni l’inverse du
professionnalisme, ni l’équivalent d’un loisir. Il faut ici
renvoyer à l’étude essentielle qu’Aude Mouaci a consacrée
aux poètes amateurs. L’approche sociologique montre qu’il
n’existe « pas de séparation tranchée entre les poètes amateurs
et les autres, mais que l’ensemble des poètes contemporains
peuvent s’ordonner selon un continuum de situations
intermédiaires ». Ce qui ressortit à l’amateurisme dans cette
série d’identités poétiques, c’est l’existence d’un « double
critère, à la fois éthique (le plaisir) et économique (la gratuité,
c’est-à-dire l’absence de but lucratif)458 ». Mais ce double
critère pourrait également se retrouver chez les poètes
confirmés et publiés, qui font rarement fortune… Dès lors,
c’est un autre trait qui caractérise nettement la pratique en
amateur : la persistance d’un modèle scolaire qui façonne
l’initiation à la poésie, de même que son appréciation.
A. Mouaci montre ainsi que « les cultures familiale et scolaire
constituent les deux principaux agents de socialisation de la
pratique de l’écriture poétique pour les personnes qui ont
commencé à écrire pendant l’enfance ou l’adolescence ». Le
rôle de l’école, en particulier, s’avère crucial, puisque «
l’enseignement constitue dès la maternelle un lieu de diffusion
de la poésie », permettant « l’émergence de représentations
sociales de la poésie dans tous les milieux socioculturels459 ».
Cette prégnance du modèle scolaire s’avère décisive pour
comprendre le clivage entre la poésie en amateur et le champ
de la création contemporaine, puisque c’est bien souvent aux
frontières de celle-ci que s’arrête l’enseignement primaire et
secondaire. Le poète amateur, en ce sens, est un autodidacte –
hypothèse qui rejoint le constat formulé plus largement par
Patrice Flichy : « La spécificité des amateurs apparaît dans la
façon dont ils se sont formés. Dans le domaine de l’écriture, ils
n’ont pas reçu d’autre formation que celle acquise dans le
système scolaire460. »
DES POÈTES POPULAIRES ?
La poésie des amateurs peut-elle être qualifiée de populaire ?
Une telle assimilation est éminemment problématique, puisque
cet adjectif fourre-tout peut renvoyer à un parler, à une
thématique, à un destinateur ou à un destinataire. Dans ces
conditions, parler de poésie populaire entretient la confusion
entre plusieurs perspectives : désigne-t-on par là une poésie
faite pour le peuple, sur le peuple ou par le peuple ? Et quand
bien même ces aspects seraient distingués, les ambiguïtés
abondent. Une poésie pour le peuple, par exemple, ne risque-t-
elle pas de figer celui-ci en un destinataire essentialisé et
fantasmé, voire de se transformer en poésie faite à la place du
peuple, selon le double sens de la préposition pro en latin ? La
poésie sur le peuple, de son côté, ne risque-t-elle pas de
réduire celui-ci au rang de prétexte à une esthétique réaliste, à
une rêverie folkloriste ou à une variation sur le pittoresque des
bas-fonds ? Quant à la poésie par le peuple, si une telle
formulation converge avec l’idée de poésie faite par tous, elle
ne dit rien des limites assignées à la notion ni des individus,
des classes, des communautés ou des sous-ensembles dont elle
pourrait se composer.
Est-ce à dire que le peuple est introuvable ? Analysant
l’émergence de la figure du scripteur populaire dans le roman
du XXe siècle, Nelly Wolf constate d’emblée combien le
concept même de peuple est problématique : « Il renvoie au
moins à trois réalités, désignées dans l’Antiquité par trois mots
différents : demos, ethnos et plebs, soit le corps politique, la
nation, et la foule qui fait l’opinion461. » Si l’on ajoute à cette
liste populus (l’ensemble des citoyens) et vulgus (le commun,
au sens péjoratif), on comprend dès lors combien il est difficile
de savoir à qui ou à quoi réfère ce peuple dont la poésie
pourrait être la voix, mais qui consiste surtout en un horizon
mythique, idéologique et politique.
Quel statut donner, par exemple, aux poètes aristocrates du
Moyen Âge, mais aussi aux poètes issus de la bourgeoisie, les
uns et les autres se différenciant des professionnels rétribués et
spécialistes, comme les trouvères ? Comment considérer les
auteurs occasionnels ou les amateurs éclairés du XVIIe siècle,
tels qu’ils ont par exemple été étudiés par Alain Viala dans
Naissance de l’écrivain 462 ? Il faut évidemment attendre la
Révolution française pour que la question du peuple devienne
un enjeu décisif, et surtout le XIXe siècle pour assister en
France à l’émergence d’une culture de masse organisée et
diffusée par l’alphabétisation scolaire, l’édition moderne, la
presse, ainsi que la masse des ephemera par lesquels transitent
les chansons ou les imageries du temps. Le XIXe siècle voit
également la construction d’un espace public où le peuple
représente à la fois un acteur idéalisé et redouté, un objet
d’enthousiasme et de peur. Dès lors, le mot peuple est
indubitablement marqué par une sédimentation à la fois
historique et idéologique qui s’enracine dans le romantisme
post-révolutionnaire et dans une représentation cristallisée par
Michelet : pour reprendre les termes d’Hélène Millot, le
XIXe siècle français a ainsi mis en place un « mythe du peuple »
qui est « à la fois un mythe de l’origine et un mythe du
progrès463 ». C’est dans ce contexte que le romantisme
promeut l’idée de génie, entendue comme faculté de création
propre à un individu mais aussi à une communauté : le poète
du peuple vaut alors comme émanation du peuple-poète, et
c’est surtout à ce titre qu’il bénéficie du parrainage de
l’écrivain romantique (Sand, Lamartine, Hugo, Sue), plutôt
que pour la reconnaissance de ses qualités singulières.
L’une des façons de dénouer cet entrelacs idéologique
consiste à opter pour une définition négative du populaire.
Telle est la position à laquelle aboutissent Guy Rosa, Sophie
Trzepizur et Alain Vaillant dans leur étude bibliométrique sur
le peuple des poètes au XIXe siècle, qui considère que «
l’expression littéraire du populaire » trouve sa place « dans la
production marginale qui échappe à l’institution littéraire464 »,
et en particulier dans la poésie éditée à compte d’auteur. La
poésie populaire se trouve ainsi reconsidérée à l’aune de la
distinction entre poètes institués (c’est-à-dire insérés dans un
circuit éditorial) et non institués (l’autoédition).
Une autre hypothèse possible est de rabattre le populaire non
sur le peuple, mais sur la popularité : ce qui compte est alors la
réception, la diffusion et la transmission des textes poétiques,
quelles qu’en soient l’origine et la destination. Telle est la
position de Claude Roy dans son introduction au Trésor de la
poésie populaire, qui considère que « la poésie populaire est
l’ensemble des œuvres qui ont mérité de vivre » dans la
mémoire collective, et que « le seul critère de la valeur d’une
chanson ou d’un texte, c’est, dans ce domaine, la popularité,
c’est-à-dire l’incessant va-et-vient de la tradition orale à
l’expression écrite465 ». En privilégiant la métaphore de la
circulation et en faisant de la poésie populaire un « aller-retour
du chansonnier au paysan, du paysan au conscrit, du conscrit
au chansonnier466 », Roy neutralise la question de l’origine des
textes pour mettre l’accent sur leur usage – point de vue
pragmatique qui déjoue les apories soulevées dès lors qu’il
s’agit d’identifier le peuple dont la poésie serait l’émanation.
Une dernière option, radicale, consisterait à se passer de la
référence au populaire, en considérant qu’elle renvoie à une
conception historiquement et politiquement datée, construite
dans la France du XIXe siècle par les discours révolutionnaires,
romantiques, républicains et socialistes. La perspective est
d’autant plus tentante que depuis les travaux fondateurs de
Richard Hoggart sur la Culture du pauvre 467 (1957), les
cultural studies ont attiré l’attention sur la diversité et sur la
spécificité des communautés en jeu dans les pratiques
culturelles. À l’heure du Web participatif et collaboratif, un
simple regard sur les réseaux sociaux – Facebook, Instagram,
Twitter – montre combien l’écriture, le partage et la diffusion
de poèmes permettent à des communautés de fans ou de
followers de se reconnaître dans des figures incarnant des
identités plurielles, liées aux catégories d’âge, de génération,
de genre, d’ethnie, de minorité… Il n’est pas pour autant
acquis que le populaire se dissolve si aisément dans ces
notions, ne serait-ce qu’en raison des connotations toujours
véhiculées par cet adjectif, qu’elles soient esthétiques (en
témoignent à leur manière les tenants du pop art), mais aussi
politiques. Je songe ici à la manière dont Jean-Claude Pinson,
pour éviter la réduction du populaire au populisme, propose de
penser l’existence d’un poétariat qui ne renvoie pas seulement
à une classe de travailleurs de l’art et de la culture aux
conditions précaires, mais à un ensemble de pratiques sociales
révélatrices de l’instauration d’une démocratie artistique. La
notion de poétariat permet ainsi de désigner
la levée en masse, en régime démocratique, d’une armée toujours plus
nombreuse d’artistes ou d’aspirants artistes. Au-delà, elle permet sans doute de
capter quelque chose d’essentiel quant au changement d’époque qui nous
affecte et qui voit surgir, bien au-delà du « poétariat » au sens restreint (celui
des poètes friands de plaquettes ou de blogs), une multitude « artiste » hors des
lieux balisés de l’art : tout un « poétariat » au sens très élargi, attaché à
modeler et gouverner sa vie, à customiser au mieux son existence au moyen de
tout le spectre des arts du quotidien468.

DES POÈTES ORDINAIRES ?


La production des poètes hors champ peut également être
rapprochée des écritures ordinaires – avec, là encore, toute
l’ambiguïté d’un adjectif qui renvoie soit à la banalité d’une
pratique (dans l’ordre de la valeur), soit à sa fréquence (dans
l’ordre du temps). Le concept d’écriture ordinaire semble
a priori antinomique avec celui d’écriture poétique, surtout si
on définit celle-ci, comme le faisait Jean Cohen, comme un
écart avec le langage usuel469. L’écriture ordinaire, dans cette
perspective, représente un en-dehors ou en-deçà de la
littérature, non seulement parce qu’elle ne vise pas
l’autonomie esthétique, mais parce qu’elle ne relève pas d’une
démarche de publication. C’est ce que confirme l’approche
proposée en 2001 par Roger Chartier, qui comprend l’écriture
ordinaire « au double sens d’une écriture produite par des gens
ordinaires, sans titre ni qualité, et d’une écriture sans finalité
esthétique ni destinataires autres que celui qui écrit et ceux qui
lui sont étroitement liés470 », et qui range dans cette catégorie
l’agenda, la correspondance, le journal intime ou les cahiers de
notes.
Dans l’introduction au livre qu’il a dirigé sur cette question,
Daniel Fabre adopte vis-à-vis du modèle littéraire une position
plus dialectique. Il souligne d’une part que les écritures
ordinaires « s’opposent nettement à l’univers prestigieux des
écrits que distinguent la volonté de faire œuvre, la signature
authentifiante de l’auteur, la consécration de l’imprimé »,
autrement dit à la littérature et à la « sacralisation » du texte
dont elle est porteuse. Ce qui réunit les écritures ordinaires,
par-delà leur disparité, c’est qu’elles semblent « vouées à une
unique fonction qui les absorbe et les uniformise : laisser trace
471
». Mais cette trace peut elle-même s’avérer ambiguë, selon
qu’elle porte l’empreinte de l’ordre social (le bien écrire, selon
les règles et les normes), ou qu’elle tente au contraire « d’y
échapper dans l’innocence, la folie, la révolte écrites472 » :
dans ce cas, la convergence est nette avec des thèmes qui ont
fasciné une part de la littérature moderne. Et si l’on songe que
cette obsession de la trace est aussi au cœur des écritures de
survie et de témoignage – celle des survivants des camps, des
guerres ou des persécutions –, on mesure alors combien la
catégorie de l’ordinaire peut, sous le poids de l’Histoire,
basculer dans son inverse.
Mais la poésie peut aussi s’immiscer dans des pratiques
beaucoup moins subversives ou dramatiques, et devenir partie
intégrante des « écritures domestiques » étudiées par Jean-
Pierre Albert dans le même volume473 : le poème, copié ou
composé sur un cahier, un album, une feuille volante, devient
souvent une variante de l’expression autobiographique ou de
la confession thérapeutique, aux côtés du journal intime ou de
la notation de pensées personnelles. Reste à savoir si, même
ancrée dans cette mise en forme de l’identité, de l’intime et du
quotidien, la poésie relève encore de l’ordinaire, ou au
contraire d’un usage proprement extra-ordinaire de l’écriture,
et ressenti comme tel : J.P. Albert cite par exemple le
témoignage d’adolescentes pour qui le poème permet une
sublimation de la tristesse par l’écrit, afin d’affronter des
circonstances comme la rupture, le deuil ou la déprime.
Étudiant les déclinaisons de l’écriture de soi chez les écrivains
amateurs ou profanes, Claude Poliak souligne nettement cette
spécificité du poème :
Si, en milieu populaire, l’expression des sentiments passe souvent par la forme
poétique, c’est sans doute, d’une part, parce que dans la vie ordinaire, elle se
manifeste par des actes, des manières d’être et de faire plus que par des
discours et, d’autre part, parce que la poésie, avec ses artifices, permet de dire,
mais dans un registre extraordinaire, qui, d’une certaine façon, permet de ne
pas déroger à la réserve coutumière474.

La poésie domestique représenterait ce moment où l’écriture,


devenue exutoire, permet de donner corps à ce qui rompt, pour
le meilleur ou le pire, avec l’ordinaire. Nous voici alors, contre
toute attente, proches d’une conception moderne de la poésie
comme défamiliarisation, pour reprendre le concept des
formalistes russes. Mais sans aller jusque-là, mieux vaut peut-
être souligner la part de ritualisation qui apparente la poésie
ordinaire à cet « art moyen » qu’est la photographie selon
P. Bourdieu : les poèmes pourraient ainsi avoir une fonction
analogue à celle des clichés qui, dans les albums de famille ou
les tiroirs personnels, permettent de marquer les moments forts
d’une existence, de garder la trace des événements qui ont un
« intérêt sensible, informatif ou moral475 ». La poésie comme
la photographie ordinaire aurait alors à cœur de consacrer
l’extra-ordinaire, l’expérience esthétique étant ici conditionnée
par des rituels sociaux et par des valeurs partagées. En ce sens,
peut-être faudrait-il aussi relire la poésie ordinaire à la lumière
de la common decency que George Orwell discernait dans les
classes laborieuses.
DES POÈTES MINEURS ?
Un poète mineur, dans l’acception courante, c’est certes un
auteur jugé moins important que d’autres, mais c’est tout de
même un auteur reconnu, doté d’une œuvre identifiable et
susceptible d’obtenir une place, si minime soit-elle, dans
l’histoire littéraire. Il bénéficie donc d’un statut de poète, ce
qui est loin d’être le cas des amateurs relégués aux marges du
champ. Autrement dit, le poète mineur peut parfaitement être
un poète professionnel, et il l’est même le plus souvent – à tel
point que tout auteur est libre d’assumer ce rôle ou d’en jouer
comme d’une posture, à l’exemple de Claude Roy publiant en
1949 Le Poète mineur chez Gallimard. C’est plutôt lorsqu’il
est appliqué à des formes ou à des écritures que l’adjectif
mineur s’associe à certaines pratiques ordinaires, profanes ou
populaires de la poésie, comme la chanson, la comptine, la
fable ou la devinette : il n’en reste pas moins que le choix de
ces formes peut aussi relever d’un parti-pris esthétique
assumé, visant la régénération ou la subversion des habitudes
poétiques. Dans tous les cas, le mineur reste tributaire de sa
relation avec un majeur érigé en critère de référence, ces deux
pôles formant un couple axiologique essentiel dans la
hiérarchisation de l’espace littéraire comme dans l’exercice du
jugement de goût.
Sur un plan philosophique, cette catégorie a trouvé une
légitimation dans le concept de littérature mineure tel que l’ont
forgé Gilles Deleuze et Félix Guattari à partir de Kafka.
Deleuze et Guattari abordent la notion de mineur d’un point de
vue avant tout linguistique et social, ce qui permet de la
réintroduire à nouveaux frais dans la littérature : « Une
littérature mineure », écrivent-ils, « n’est pas celle d’une
langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une
langue majeure476 », comme l’allemand utilisé par Kafka à
Prague. Fruit d’une langue mise en minorité et décentrée de
son territoire originel, la littérature mineure se caractérise par
trois traits : « la déterritorialisation de la langue, le
branchement de l’individuel sur l’immédiat-politique,
l’agencement collectif d’énonciation477 ». Ce qui est ici
mobilisé, c’est donc moins un clivage entre le mineur et le
majeur qu’une structure d’opposition entre le minoritaire et le
majoritaire : la littérature mineure, dans ces conditions, est
celle qui révolutionne une langue majeure de l’intérieur, en lui
donnant cet air étrange ou cet accent étranger que peuvent
avoir des locuteurs obligés de délaisser leur langue maternelle.
Combien de gens aujourd’hui vivent dans une langue qui n’est pas la leur ? Ou
bien ne connaissent même plus la leur, ou pas encore, et connaissent mal la
langue majeure dont ils sont forcés de se servir ? Problème des minorités.
Problème des immigrés, et surtout de leurs enfants. Problème d’une littérature
mineure, mais aussi pour nous tous : comment arracher à sa propre langue une
littérature mineure, capable de creuser le langage, et de le faire filer suivant
une ligne révolutionnaire sobre. Comment devenir le nomade et l’immigré et le
tzigane de sa propre langue478 ?

Forgé en écho à des œuvres littéraires comme celles de


Kafka, Joyce ou Beckett, le concept de littérature mineure ne
recouvre pas exactement l’exercice de la poésie ordinaire, en
particulier parce que nombre d’amateurs, loin de vouloir
déstabiliser les normes du français scolaire ou littéraire et de la
versification, essaient au contraire de prouver leur maîtrise des
signes de la Littérature et de la Poésie. Il n’en reste pas moins
que la catégorie du mineur pose une question cruciale pour les
poètes profanes : celle du rapport à la langue. Lire la poésie en
amateur, c’est en effet bien souvent découvrir des sujets
tiraillés entre la hantise de la faute (de grammaire ou de
versification), la surenchère des marques de littérarité ou, à
l’inverse, la volonté de rompre avec le français écrit en
l’ouvrant à la diversité et à l’oralité des parlers minoritaires,
populaires, argotiques ou urbains. Le concept de littérature
mineure peut ici s’avérer opératoire, dans la mesure où,
comme l’écrivent Deleuze et Guattari, il invite à voir comment
s’instaure « du dedans un exercice mineur d’une langue même
majeure qui permet de définir littérature populaire, littérature
marginale, etc.479 ».
DES POÈTES-ÉCRIVANTS ?
La question du rapport des poètes hors champ à l’écriture et
à la langue peut aussi être éclairée en faisant appel à la notion
d’écrivant développée par Barthes. Alors que l’écrivain est par
fonction « celui qui travaille sa parole (fût-il inspiré) », les
écrivants ont une conception transitive et instrumentale de la
langue : « ils posent une fin (témoigner, expliquer, enseigner)
dont la parole n’est qu’un moyen ; pour eux, la parole supporte
un faire, elle ne le constitue pas480. » Le couple écrivain /
écrivant ne traduit donc pas un positionnement par rapport au
champ littéraire, mais une situation par rapport à l’écriture. Et
tout comme les écrivants en effet, de nombreux poètes
ordinaires utilisent le poème pour communiquer un message,
exprimer une émotion ou agir sur un destinataire : la forme
poétique reste au service de la force expressive.
La notion d’écrivant, pourtant, ne rend pas entièrement
compte de la pratique poétique en amateur, en premier lieu
parce que Barthes a constitué cette catégorie par référence aux
intellectuels, et donc à des professionnels de l’écriture. D’autre
part, l’écrivant est davantage un type idéal qu’un cas concret :
Barthes lui-même le souligne, et préfère finalement lui
substituer l’« écrivain-écrivant », cette figure dans laquelle il
discerne l’incarnation d’une écriture contemporaine tiraillée
entre transitivité et intransitivité. Mais là encore, l’analyse
vaut sans doute pour les poètes hors champ, dont certains
s’inscrivent clairement dans un devenir-écrivain, et dont
beaucoup vivent aussi le travail du poème comme un
affrontement à la langue, et comme une création devant
composer avec les codes de la versification ou de la chanson.
DES POÈTES NAÏFS ?
À côté des figures du poète hors champ, amateur, populaire,
ordinaire, domestique ou écrivant, d’autres dénominations plus
courantes semblent s’imposer quand il s’agit d’évoquer la
poésie faite par tous, même si elles ne sont pas dénuées
d’ambiguïtés et de présupposés. Je pense évidemment ici à la
catégorie des naïfs. L’adjectif naïf possède une longue
généalogie, et son association à la poésie trouve l’un de ses
fondements dans l’esthétique romantique, comme en témoigne
le traité de Schiller sur la Poésie naïve et sentimentale (1796),
qui distinguait entre la naïveté d’une poésie ancienne
enracinée dans l’état de nature et la sentimentalité d’une
poésie moderne en quête de la nature perdue. Employé pour
désigner concrètement un certain type d’écrivain, et non plus
comme une catégorie esthétique et philosophique, le terme de
naïf appelle néanmoins à la prudence : d’abord parce que la
naïveté en question, toute relative, fait souvent bon ménage
avec une instruction poussée et un désir de reconnaissance
littéraire ; ensuite parce que les naïfs, comme le note
Bourdieu, sont surtout institués comme tels par des avant-
gardes qui ont besoin de garants susceptibles d’illustrer leurs
principes esthétiques. Faut-il pour autant invalider cette
catégorie et n’y voir que la projection de prises de position
internes au champ littéraire ?
Ce serait faire bon marché d’individus sans spécialisation
artistique ni formation lettrée, qui élaborent des œuvres parfois
ambitieuses, mais étrangères aux conventions esthétiques en
vigueur. Se penchant sur le cas des artistes naïfs, H. S. Becker
les décrit comme des sujets isolés, qui « ignorent presque tout
de la discipline qu’ils pratiquent, de son histoire, de ses
conventions et du genre d’œuvres qui la caractérise
habituellement481 ». La naïveté ne consiste cependant pas en
une ignorance et une spontanéité absolues, surtout dans un
domaine comme la littérature, où la scolarisation peut apporter
des rudiments plus ou moins poussés. H. S. Becker situe
davantage le naïf du côté de la libre singularité, de
l’irréductible particularité, de l’idiosyncrasie absolue :
Il est libre de méconnaître les classifications habituelles, libre de faire des
choses qui ne correspondent à aucun genre répertorié et ne sont représentatives
d’aucune catégorie. Les œuvres existent, voilà tout. […] Chacune constitue une
catégorie en soi, car elle a été réalisée hors de toute référence et n’a servi de
référence pour rien d’autre482.

Une telle analyse pourrait tout à fait rendre compte de la


production d’un poète comme Ulysse Préchacq, qui ne
présente pas ses textes en utilisant le lexique de la poésie, mais
parle d’une « brochure » et d’inédits « trop romanesques au
point de vue administratif », tout en proposant un contrat de
lecture de type autobiographique (la lutte contre la persécution
de sa hiérarchie administrative)483 : le facteur échappe ainsi à
toute catégorisation générique, baignant dans un solipsisme
qui équivaut peut-être au « paradis perdu » évoqué par Desnos
à son propos.
DES POÈTES INVOLONTAIRES ?
C’est peut-être pour éviter les apories relatives à cette
naïveté toujours fuyante qu’Éluard a recouru à l’idée de poésie
involontaire, pôle antithétique et complémentaire de la poésie
intentionnelle. Le recueil qui paraît en 1942 sous cette double
invocation peut se lire comme un centon de citations
hétéroclites, juxtaposant sur une double page les deux sources
poétiques ainsi mises en regard. La valorisation de la poésie
involontaire, légitimée par un dispositif qui en fait l’égale de
sa sœur consacrée, a évidemment une portée subversive, si ce
n’est révolutionnaire : elle permet de brouiller les catégories
génériques et les hiérarchies littéraires, de confondre
l’invention poétique avec l’usage de la parole, et d’identifier le
poète à l’homme des foules. Par ailleurs, la poésie involontaire
combine plusieurs vertus : l’impersonnalité chère à Ducasse
(Éluard cite maint texte anonyme), la part d’inconscient mise
au jour par la psychanalyse (les rêves ou les propos
pathologiques en font partie), l’égalitarisme qui permet à
l’homme du commun de prétendre à la même valeur que les
poètes intentionnels sélectionnés en miroir. Cette poésie
involontaire devient pour Éluard l’autre nom de la poésie faite
par tous, et le dénominateur commun d’une vaste mosaïque
comprenant des romanciers (Stendhal, Balzac), des
personnages historiques (Saint-Just, Napoléon), des lettres
d’enfants, des faits divers, des slogans publicitaires, des
comptines, des proverbes, des sources psychiatriques, des
récits de rêve, des morceaux folkloriques, des vers holorimes
de Charles Cros…
Le couple poésie involontaire / intentionnelle permet
assurément de déjouer certaines oppositions trop rigides entre
culture savante et populaire, poésie et prose, académisme et
liberté, qui peuvent toutes se redistribuer à l’intérieur de la
double catégorie forgée par Éluard. Pourtant, à y regarder de
plus près, le concept de poésie involontaire ne correspond pas
entièrement au corpus rassemblé sous cette bannière,
puisqu’une partie des auteurs cités par Éluard possèdent une
véritable démarche d’écriture et seraient plutôt à verser du côté
des poètes intentionnels – à commencer par Ulysse Préchacq.
Le risque, ici, est bien de sous-estimer la part de lucidité et de
volonté qui anime certains textes d’enfants, de fous, de
primitifs, et de suggérer, comme le souligne Anouck Cape,
qu’« ils ne sauraient être créatifs qu’en toute inconscience484 ».
DES POÈTES DU DIMANCHE ?
Poète du dimanche : l’appellation est fréquemment
condescendante, quand elle n’est pas franchement péjorative.
À cet égard, on pourrait l’inscrire dans la lignée du
versificateur ou, pire, du métromane, qui désignaient à
l’époque classique et jusqu’au XIXe siècle les mauvais auteurs
qui confondaient la poésie avec l’exercice de la versification.
Mais alors que l’amateur peut se prévaloir d’une passion
sérieuse et le métromane d’une certaine technique, le poète du
dimanche, lui, semble rejeté tout entier du côté du loisir, du
dilettantisme et de l’ignorance. Tel est par exemple le point de
vue adopté par Jean-Pierre Bertrand lorsqu’il commente les
poètes du dimanche publiés dans des journaux gratuits : « On
est ici en dehors de l’histoire littéraire et probablement dans le
chef des auteurs eux-mêmes dans l’ignorance même de cette
histoire485. » Si cette méconnaissance est palpable, c’est parce
qu’elle se traduit dans l’écriture même par deux traits
complémentaires : « La stéréotypie est essentiellement
thématique : elle cadenasse des sujets attendus et convenus ; le
surcodage est, quant à lui, formel486. » La stéréotypie littéraire
voit ainsi son défaut d’originalité compensé par un excès
d’attention aux signes de la poéticité, qui se matérialise avant
tout dans une véritable obsession de la rime : « Ça rime,
évidemment, et le plus platement et le plus pauvrement du
monde […]. Ce qui, en revanche, n’est pas respecté, c’est la
métrique487. » La rime tend ainsi à devenir l’unique marqueur
linguistique de la poésie, et à faire l’objet d’un
surinvestissement qui finit par la dévaluer.
Pourtant l’écriture poétique en amateur n’a pas seulement
des leçons à recevoir, elle peut aussi en donner : elle invite à
penser une poétique fondée sur le primat de la rime, qui
retrouve de manière assez inattendue la pratique symboliste du
vers libre rimé, et qui cherche aussi ses modèles du côté des
fables de La Fontaine ou du côté de la chanson, cette autre
école de la poésie pour de nombreux amateurs. Par leur
obsession de la rime en tout cas, les poètes du dimanche sont
peut-être les lointains héritiers du Petit traité de poésie
française de Banville, qui exaltait « l’imagination de la Rime »
et proposait l’axiome suivant : « on n’entend dans un vers que
le mot qui est à la rime488 ».
Il est une autre façon de tirer bénéfice de la poésie du
dimanche, qui consiste à voir en elle le modèle d’une certaine
éthique de l’écriture. Tel est en effet le pari proposé par Jan
Baetens avec Pour une poésie du dimanche, éloge paradoxal
de ce second métier grâce auquel les poètes non seulement
vivent, mais sont aussi reliés à la vie des autres hommes.
L’avant-propos du livre489 montre que la double condition des
écrivains peut être vécue comme un affranchissement vis-à-vis
de la loi de l’offre et de la demande culturelle à laquelle se
trouve, de fait, soumis l’écrivain qui rêve de vivre de sa
plume. La professionnalisation du poète, selon J. Baetens, «
n’a pas que des avantages : elle oblige en effet à écrire, sans
que le poète ait toujours la liberté d’écrire ce qui le tente ». Le
second métier peut ainsi être envisagé comme un tribut à payer
pour acheter l’indépendance créative – la liberté « d’écrire ce
que l’on veut, celle surtout de ne pas écrire quand le désir fait
défaut ». Non content de créer les conditions d’une vraie
autonomie artistique, l’exercice d’une profession « nourrit
aussi l’acte littéraire » : l’homme de la semaine continue à
vivre dans le poète du dimanche, en lui offrant l’expérience
éminemment sociale du travail, et en le mettant ainsi en garde
contre toute tentation égotiste.
En somme, et pour détourner le vocabulaire rimbaldien, c’est
la poésie du dimanche qui se rapproche de la vraie vie, c’est
elle qui étreint la réalité rugueuse. Cette réhabilitation permet
à J. Baetens de composer une série de sonnets en hommage à
des auteurs dont la profession, réelle ou imaginaire, les
transforme de fait en poètes du dimanche : le bibliothécaire
Georges Bataille, le diplomate Paul Claudel, l’homme
politique Mao Zedong, ou encore le dermatologue Gottfried
Benn. L’entreprise de J. Baetens revisite ainsi l’histoire
littéraire en posant à nouveaux frais la question de l’homme et
de l’œuvre ; elle propose aussi, à la manière de Paulhan, de
refonder un lieu commun de la poésie ; elle permet enfin, en
valorisant le poète du dimanche, de renouer un lien entre le
moi social et le moi profond, ce que font nombre d’amateurs
en considérant l’écriture poétique comme l’expression directe
de leur vie.

449. Pierre BOURDIEU, Les Règles de l’art [1992], Paris, Seuil, coll. « Points
essais », 2015, p. 400.
450. Ibid., p. 367-368.
451. Claude POLIAK, op. cit., p. 245.
452. Claude POLIAK, ibid., p. 303.
453. Jérôme MEIZOZ, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur,
Genève, Slatkine, 2007, p. 21.
454. Jacques ROUBAUD, Poésie :, Paris, Seuil, coll. « Fiction et Cie », 2000,
§ 156, p. 413-414.
455. Bernard LAHIRE, avec la collaboration de Géraldine BOIS, La Condition
littéraire. La double vie des écrivains, Paris, La Découverte, coll. « Textes à
l’appui. Laboratoire des sciences sociales », 2006.
456. Gisèle SAPIRO & Cécile RABOT (dir.), Profession ? Écrivain, Paris, CNRS
Éditions, 2017.
457. Robert A. STEBBINS, Amateurs, Professionnals, and Serious Leisure,
Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1992.
458. Aude MOUACI, Les Poètes amateurs, op. cit., p. 322.
459. Ibid., p. 127 & 130.
460. Patrice FLICHY, Le Sacre de l’amateur, Paris, Seuil, coll. « La République
des idées », 2010, p. 20.
461. Nelly WOLF, Le Peuple à l’écrit. De Flaubert à Virginie Despentes, Saint-
Denis, Presses Universitaires de Vincennes, coll. « Culture et Société », 2019, p. 8.
462. Voir Alain VIALA, « Les classes de trajectoires littéraires », in Naissance de
l’écrivain, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1985, p. 178-185.
463. Hélène MILLOT, « Introduction » à La Poésie populaire en France au
e
XIX siècle. Théories, pratiques et réceptions, Tusson, Du Lérot éditeur, 2005, p. 8.

464. Guy ROSA, Sophie TRZEPIZUR & Alain VAILLANT, « Le peuple des
poètes. Étude bibliométrique de la poésie populaire de 1870 à 1880 », Romantisme,
1993, n° 80, « L’édition populaire », p. 21-22.
465. Claude ROY, « Introduction aux plaisirs et aux profits de la poésie populaire »,
Trésor de la poésie populaire [1954], Paris, Seghers, 1967, p. 12.
466. Ibid.
467. Richard HOGGART, The Uses of Literacy, Londres, Chatto and Windus,
1957. Traduit en français sous le titre La Culture du pauvre, Paris, Minuit, coll. «
Le sens commun », 1970.
468. Jean-Claude PINSON, « Du “poétariat” comme démenti au populisme »,
Cités, n° 49, 2012, p. 110.
469. Jean COHEN, Structure du langage poétique [1966], Paris, Flammarion,
coll. « Champs », 2009.
470. Roger CHARTIER, « Culture écrite et littérature à l’âge moderne », Annales.
Histoire, Sciences Sociales, 56e année, n° 45, 2001, p. 787.
471. Daniel FABRE, introduction à Écritures ordinaires, Paris, P.O.L. / BPI-Centre
Georges Pompidou, 1993, p. 11.
472. Ibid., p. 14.
473. Jean-Pierre ALBERT, « Écritures domestiques », ibid., p. 37-94.
474. Claude POLIAK, « Manières profanes de “parler de soi” », Genèses, vol. 47,
n° 2, « L’individu social », 2002, p. 19.
475. Pierre BOURDIEU (dir.), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la
photographie [1965], Paris, Minuit, coll. « Le Sens commun », 1989, p. 130.
476. Gilles DELEUZE & Félix GUATTARI, Kafka. Pour une littérature mineure,
Paris, Minuit, 1975, p. 29.
477. Ibid., p. 33.
478. Ibid., p. 35.
479. Ibid., p. 34.
480. Roland BARTHES, « Écrivains et écrivants » [1960], in Essais critiques,
Seuil, coll. « Points essais », 2000, p. 153 & 156.
481. Howard S. BECKER, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 265.
482. Ibid., p. 266.
483. Lettre d’Ulysse Préchacq, dans Robert DESNOS, « Le Paradis perdu », La
Révolution surréaliste, n° 5, 15 octobre 1925, p. 27.
484. Anouck CAPE, Les Frontières du délire : écrivains et fous au temps des avant-
gardes, Paris, Honoré Champion, coll. « Poétiques et esthétiques XXe-XXIe siècle »,
2011, p. 118.
485. Jean-Pierre BERTRAND, « Surcodage linguistique et stéréotypie littéraire
dans la poésie du dimanche », dans Jean-Pierre BERTRAND & Lise GAUVIN
(dir.), Littératures mineures en langue majeure. Québec / Wallonie-Bruxelles,
Montréal, Presses de l’Université de Montréal / Peter Lang, 2003, p. 241.
486. Ibid., p. 242.
487. Ibid., p. 244-245.
488. Théodore DE BANVILLE, Petit traité de poésie française, Paris, A. Le Clère,
1872, p. 42.
489. Jan BAETENS, « Habiter professionnellement la terre : pour une poésie du
dimanche », dans Pour une poésie du dimanche, Bruxelles, Les Impressions
Nouvelles, 2009, p. 11-13. Les citations suivantes sont extraites de la p. 11.
EN QUÊTE DE CORPUS
On le voit : nommer les poètes du dimanche, c’est déjà les
enrôler dans une hypothèse. De même, les trouver consiste
toujours, pour une part, à les inventer. C’est ici qu’intervient la
délicate question des corpus de poésie amateur. Leur
constitution représente en effet une tâche doublement
difficile : du fait de l’immensité des auteurs potentiels (surtout
si la poésie doit être faite par tous !), et de la labilité de la
pratique, qui échappe par définition à l’institutionnalisation et
parfois même à la publication (avec le domaine de l’écriture
privée). La poésie hors champ peut néanmoins être approchée
à travers une série de corpus de référence, déjà évoqués ici :
les grandes collectes ethnographiques du folklore poétique
menées sur la lancée du décret Ampère-Fortoul en 1852 ; les
prosopographies de Michel Ragon dans son Histoire de la
littérature prolétarienne de langue française490 ; les recherches
sur la poésie ouvrière et populaire du XIXe siècle ; les travaux
de Marc Angenot sur Le Savon du Congo ou sur la poésie
socialiste des années 1880-1914491 ; et pour le tournant du
XXI siècle, les enquêtes sociologiques d’Aude Mouaci et de
e

Claude Poliak auprès des écrivains amateurs.


La liste est loin d’être exhaustive. Elle pourrait s’étendre
génériquement en direction des travaux sur la chanson
populaire, selon la voie ouverte par Philippe Darriulat492. On
peut aussi envisager un élargissement temporel en direction de
l’Ancien Régime (par exemple avec les Mazarinades de la
Fronde analysées par Christian Jouhaud493 ou les poésies
fugitives du XVIIIe siècle mises en évidence par Nicole
Masson494) comme de l’ultra-contemporain, où l’essor du Web
communautaire et participatif permet aux amateurs de trouver
un espace de partage et de publication propice à leurs poèmes,
dans le cadre de cette « écriture par statuts » qu’Alexandre
Gefen voit à l’œuvre sur Facebook ou Twitter495. Pour ma part,
j’ai tenté d’enrichir ce panorama avec deux coups de sonde,
l’un dans les poèmes publiés par les journaux lycéens496,
l’autre dans la poésie communautaire générée par des réseaux
sociaux ou des sites comme Twitter, Instagram et Wattpad497.
La lecture des journaux lycéens reçus par le Centre de
Liaison de l’Enseignement et des Medias d’Information de
2008 à 2011 montre que près d’un titre sur quatre publie de la
poésie écrite par les élèves, et révèle un corpus de près de
700 textes. Cette fréquence et cette affluence de poèmes peut
surprendre, surtout si l’on songe à l’habituelle discrétion
médiatique de la poésie. Elle surprend un peu moins si l’on se
souvient que l’écriture en amateur, comme l’indiquent les
enquêtes sur les pratiques culturelles des Français, est
majoritairement cultivée par les lycéens et par les étudiants. Il
n’empêche que la poésie est de loin le genre littéraire le plus
représenté dans ce média de proximité, artisanal et
communautaire qu’est le journal lycéen : le poème s’y glisse
d’autant plus facilement qu’il relève d’une écriture brève, au
format d’un article, et qu’il prolonge une volonté de libre
expression désireuse de se dégager de l’encadrement adulte.
Cela dit, il est évident que la création poétique en milieu
lycéen est encouragée et suscitée par l’institution académique,
à travers les poèmes élaborés en cours de français, durant des
ateliers d’écriture ou à l’occasion de concours (lors du
Printemps des poètes, par exemple). L’héritage scolaire, depuis
la pratique fondatrice de la récitation jusqu’à la transmission
de formes codifiées ou d’œuvres canoniques, tend à
stéréotyper le poème tel que le conçoivent les lycéens : un
texte plutôt court, en vers rimés, et si possible réguliers. À
cette influence il faut cependant en adjoindre une autre,
fréquemment signalée par les références des poètes lycéens et
les titres de leurs rubriques : celle de la chanson, et plus
particulièrement du rap, qui favorisent non seulement le culte
de la rime mais aussi la vocation du poème à soutenir
l’expression de la subjectivité par la recherche d’un rythme et
d’une musicalité. Le corpus confirme ainsi une tendance au
long cours chez les amateurs, qui fait de la chanson un
équivalent populaire et braconnier de la poésie.
Avec ces poètes en herbe, nous voici donc décrochés de la
modernité poétique et de ses ruptures successives – avec le
sujet, avec la confession, avec le vers, avec la rime, avec le
chant. Nulle « crise de vers » dans ce corpus, puisque la
poéticité y est conditionnée par la rime et non par le mètre. La
poésie des lycéens semble moins valoriser une forme
d’écriture qu’une posture d’énonciation caractérisée par un
certain rapport à la vérité : vérité des sentiments, de la vie, de
l’engagement moral, du témoignage. Cette exigence
d’authenticité dessine le visage d’une poésie expressive,
transitive, référentielle, qui prend à rebours la célèbre
affirmation de Sartre selon laquelle « les poètes sont des
hommes qui refusent d’utiliser le langage498 ».
Beaucoup de ces observations valent aussi pour la poésie
publiée – au sens étymologique du terme : rendue publique –
sur les réseaux sociaux. À l’écart des pratiques avant-
gardistes, les amateurs actifs sur le Web reprennent des formes
poétiques éprouvées (le vers compté, le vers rimé, le haïku…)
pour en expérimenter les possibilités à l’intérieur des espaces
d’écriture numérique que les sites mettent à leur disposition.
On assiste ainsi à une floraison de formes brèves sur Twitter,
où les hashtags #twaiku, #micropoème ou #6mots jettent les
bases d’une folksonomie de la poésie gazouilleuse. Avec
Wattpad, le réseau social proprement dit cède la place au
modèle de l’atelier collectif : le site fonctionne comme une
plateforme d’autopublication où les utilisateurs jouent un rôle
crucial, puisqu’ils sont invités à voter pour les textes, à évaluer
les contenus et à conseiller l’auteur. La poésie est ici
doublement faite par tous : d’abord par les amateurs qui
publient leur « histoire » (tel est le terme en vigueur), ensuite
par la communauté qui conseille, rectifie ou critique, dans une
véritable construction collective du lyrisme.
Le cas d’Instagram est encore différent, dans la mesure où ce
réseau social communique avant tout par l’image et la
photographie. Encouragée par la notoriété et la consécration
éditoriale dont a bénéficié Rupi Kaur, l’instapoésie en amateur
se caractérise avant tout par l’attention portée à la mise en
scène nostalgique du poème, qui s’affiche sous forme de
manuscrit, de tapuscrit, de petit papier tendu aux followers. Se
prêtant par nature au travail de l’image, Instagram favorise
aussi le reformatage graphique du poème, attiré vers les
domaines du design et de la création visuelle. Nombre
d’instapoètes sont d’ailleurs des illustrateurs, des
photographes, des graphistes pour qui la publication de
poèmes est la continuation d’une activité créatrice qui
entremêle plusieurs systèmes sémiotiques. C’est d’ailleurs ce
débordement du texte par un travail graphique qui permet à
Instagram d’être aussi un laboratoire d’expérimentations pour
des auteurs issus de la poésie-action, comme Anne-James
Chaton ou Christophe Fiat dont les démarches ont été étudiées
par Gaëlle Théval499.
En enrichissant leurs poèmes d’indexations, de
commentaires, d’images, de contenus multimédias, les
amateurs du Web contribuent à leur manière à détacher la
poésie de la textualité. En retour, le média numérique est
mobilisé pour forger une identité auctoriale qui joue avec les
pseudonymes et les présentations de soi par l’image. Surtout,
le Web communautaire contribue à publiciser l’intime, à
socialiser les idiosyncrasies, et par conséquent à redéfinir le
sujet poétique en l’intégrant à des espaces de collégialité et de
convivialité qui tirent la poésie du côté de l’échange, lyrique
autant que ludique.
Les corpus précédemment évoqués permettent de
documenter la poésie en amateur dans des situations variées.
Ils invitent aussi à poursuivre l’enquête en explorant d’autres
ressources et d’autres supports, à commencer par certains
fonds d’archives susceptibles d’abriter des textes écrits par des
amateurs : je songe par exemple aux archives d’Henry
Poulaille conservées au Centre de littérature prolétarienne à
Cachan, qui contiennent des textes et des correspondances de
poètes actifs dans les publications prolétariennes, ou à la base
de données du site de l’Association Pour la Littérature
Ouvrière (APLO) qui perpétue l’héritage de Poulaille. Sur un
tout autre terrain, une investigation du fonds de l’Association
Pour l’Autobiographie (APA), qui accueille le dépôt de
documents autobiographiques inédits et provenant de tous les
milieux sociaux, permettrait d’envisager la place de la poésie
dans l’écriture de l’intime, ainsi que les passerelles qui
peuvent s’établir entre les deux pratiques. Une rencontre de
2014, autour du thème « Poème, journal, autobiographie, les
routes de soi500 ? », a déjà mis en évidence des exemples tirés
des archives de l’APA, avec des textes d’Henri-Jacques
Dupuis, de Denis Dabbadie et de Théodore Klein (auteur
d’une autobiographie en vers de plus de trois mille
alexandrins).
Repérable dans des fonds archivistiques ciblés, l’écriture des
poètes amateurs se déploie aussi sur des supports éditoriaux,
ou plutôt para-éditoriaux, dont l’abondance et la dissémination
rendent l’étude délicate mais d’autant plus instructive. Dans le
droit fil de l’étude du « peuple des poètes » par G. Rosa,
S. Trzepizur et A. Vaillant, sans doute serait-il utile de
conduire une étude bibliométrique du dépôt légal de la
Bibliothèque nationale de France pour quantifier et
caractériser la vaste production de recueils autoédités ou
publiés à compte d’auteur, qui forment une frange importante
de ce simili-champ où circulent les poètes amateurs. Au
dénombrement effectué par la Bibliographie nationale
française, il faut ajouter l’autoédition passée sous les radars du
dépôt légal, surtout sous forme numérique : la consultation des
plateformes d’autopublication et d’impression à la demande
peut alors s’avérer d’un grand intérêt. Ces modes de
publication et de diffusion ont, avec une remarquable
continuité depuis le XIXe siècle, tiré parti des mutations
technologiques, le recueil autocomposé sur traitement de texte
et autopublié en ligne succédant à la plaquette de vers
fabriquée par l’imprimeur local, mais s’en distinguant
néanmoins par son accessibilité et son moindre coût avec un
équipement informatique minimal.
La poésie en amateur – comme la poésie tout court, du reste
– ne se cantonnant pas au monde du livre, il convient aussi de
la chercher dans celui des périodiques, en particulier du côté
des petites revues, des bulletins associatifs, des journaux
professionnels, de la presse locale ou encore des fanzines (qui
sont par définition, à leur origine du moins, des publications
réalisées par des amateurs). À défaut d’être répertorié par la
Bibliographie nationale française, ce type de publications peut
être conservé et valorisé par des institutions locales ou par des
associations, à l’exemple de la Fanzinothèque de Poitiers. Ces
publications underground, spécialisées, artisanales ou
éphémères constituent un massif où les titres explicitement
dévolus à la poésie sont rares, mais où l’expression poétique
peut se frayer un chemin au fil des pages et des rubriques,
comme c’est le cas pour la presse lycéenne. Bien sûr, il
faudrait aussi prendre en compte le versant numérique de ces
modes de diffusion alternatifs, en incluant les forums et les
blogs de création poétique qui fleurissent sur le Web depuis le
milieu des années 2000, et qui sont demeurés l’un des
principaux lieux de la poésie numérique en amateur.
La liste des corpus potentiels de poésie en amateur peut
s’allonger encore si on lui ajoute les archives de concours
poétiques (je songe aux prix de l’Académie française, au
Grand Prix Poésie annuel de la RATP, dont les lauréats sont
affichés dans le métro, ou aux concours qui ponctuent le
Printemps des poètes), mais aussi les productions des ateliers
d’écriture (avec leurs multiples facettes en milieu
thérapeutique, associatif, scolaire, universitaire), et pourquoi
pas les inscriptions urbaines qui incitent à penser une
poétisation de la ville sinon par tous, du moins pour tous (du
graffiti sauvage à des propositions d’art in situ plus élaborées,
en passant par l’affichage commercial, culturel ou
institutionnel501), sans oublier la poésie qui se fait dans le
secret des écritures privées – mais on arrive là aux limites de
ce qu’une enquête peut atteindre.
Ainsi se dessine en pointillés une cartographie, déjà balisée
mais encore lacunaire, de la poésie française en amateur.
Cartographie qui est l’œuvre conjointe d’historiens, de
sociologues, d’anthropologues ou d’historiens de la littérature
qui ont voulu penser leur objet en dehors de ses instances de
légitimation traditionnelles. Pour les études littéraires en
particulier, les poètes du dimanche offrent un terrain précieux
à qui veut s’interroger sur le statut, l’histoire, les formes et les
valeurs de la poésie – considérée comme une pratique
culturelle de masse, et en dehors de l’éternel questionnement
sur la-crise-de-la-poésie. Dans cette perspective, envisager les
corpus de poètes amateurs comme des corpus littéraires
permettrait aussi de répondre partiellement à l’invitation que
Lanson avait lancée en 1903 dans son « Programme d’études
sur l’histoire provinciale de la vie littéraire en France », et qui
formulait l’ambition de dresser « le tableau de la vie littéraire
dans la nation, l’histoire et la culture de l’activité de la foule
obscure qui lisait, aussi bien que des individus illustres qui
écrivaient502 ». Si elle a sa place dans ce tableau, la poésie en
amateur lui apporte cependant un sérieux correctif, en
rappelant en effet que l’écriture, loin d’être l’apanage des
illustres, est aussi le fait de la foule obscure, et que cette
démocratie littéraire se traduit par des textes, des rituels, des
topoï ou des représentations qu’il serait pour le moins
problématique de laisser à la porte de la République des
Lettres.

490. Michel RAGON, Histoire de la littérature prolétarienne de langue française


[1974, 1986], Paris, Albin Michel / Librairie générale française, coll. « Le Livre de
poche », 2005.
491. Marc ANGENOT, La Poésie socialiste au temps de la Deuxième
Internationale, Montréal, Université McGill, coll. « Discours social », 2010.
492. Philippe DARRIULAT, La Muse du peuple. Chansons politiques et sociales en
France, 1815-1871, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Histoire »,
2011.
493. Christian JOUHAUD, Mazarinades. La Fronde des mots [1985], Paris, Aubier
/ Flammarion, 2009.
494. Nicole MASSON, La Poésie fugitive au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion,
2002.
495. Alexandre GEFEN, « Une création littéraire collective ? L’écriture par statuts
sur Facebook et Twitter », in Sophie LAVAUD-FOREST & Alexandra SAEMMER
(dir.), E-Formes 3. Les frontières de l’œuvre numérique, Saint-Étienne, Publications
de l’Université de Saint-Étienne, 2015, p. 39-48.
496. Olivier BELIN, Le Coin des poètes. L’expression poétique dans les journaux
lycéens, Paris, Pippa, 2014.
497. Olivier BELIN, « Vers une poésie commune ? Les poètes amateurs de Twitter,
Instagram et Wattpad », Nouvelle revue d’esthétique, Presses Universitaires de
France, vol. 25, n° 1, « Les amateurs », 2020, p. 57-66.
498. Jean-Paul SARTRE, Qu’est-ce que la littérature [1948], Paris, Gallimard,
coll. « Folio essais », 2001, p. 18.
499. Gaëlle THÉVAL, « “LA POÉSIE EST À LA MODE” : (Insta)poésies en
performance », in Fabula / Les colloques, « La poésie contemporaine, les médias et
la culture de masse », 2021, en ligne, URL :
http://www.fabula.org/colloques/document7458.php.
500. Philippe LEJEUNE, Elizabeth LEGROS CHAPUIS, Véronique LEROUX-
HUGON, « Poème, journal, autobiographie, les routes de soi ? », captation audio de
la rencontre du 24 mai 2014, remue.net, en ligne, URL : https://remue.net/ecouter-
Poeme-journal-autobiographie-les-routes-de-soi.
501. Voir Anneliese DEPOUX, « Du livre aux murs de la ville : métamorphoses
médiatiques et circulation de la poésie dans le paysage urbain contemporain », dans
Céline PARDO, Anne REVERSEAU, Nadja COHEN & Anneliese DEPOUX,
Poésie et médias. XXe-XXIe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2012, p. 271-288.
502. Gustave LANSON, « Programme d’études sur l’histoire provinciale de la vie
littéraire en France » [1903], Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. IV,
1902-1903, p. 450.
POÉSIE ACADÉMIQUE OU ALTERNATIVE ?
Comme toute pratique culturelle, la poésie en amateur
reconfigure son objet : en réalité, c’est l’idée même de poésie
que les poètes ordinaires nous invitent à repenser. Il est donc
légitime de se demander si les corpus disponibles, dans la
mesure où ils sont représentatifs, permettent de dégager les
éléments d’une poétique de la poésie du dimanche. Face à
cette question complexe, je me contenterai d’émettre quelques
hypothèses provisoires autant que rudimentaires.
Les formes poétiques privilégiées par les amateurs sont à
l’évidence en décalage avec la multiplication des écritures et
l’hybridation des pratiques qui caractérisent la modernité, au
moins depuis la « crise de vers » diagnostiquée par Mallarmé.
Ce décalage tient sans doute moins à une coupure ou à un
divorce qu’à une différence de rythme, les professionnels de la
poésie ayant intégré l’impératif moderne de rupture avec les
conventions et de renouvellement des formes, là où les
amateurs s’inscrivent dans une histoire à plus long terme,
souvent occultée par le prisme de la succession des
mouvements, des innovations formelles et des -ismes, une
histoire qui n’a rompu ni avec la rime, ni avec le souvenir de
la versification, ni avec le modèle de la chanson. Cette
mémoire longue, on le devine, se constitue principalement
sous l’effet de la transmission scolaire. Que ce soit par l’écrit
(sous forme d’extraits, de manuels, d’anthologies, d’œuvres,
de livres de prix) ou par l’oral (le rituel de la récitation ou la
lecture à voix haute), l’École reste pour les autodidactes et les
poètes ordinaires la principale formation à la poésie, sous sa
forme patrimoniale. La tenue d’un cahier – de poèmes, de
citations, de notes, de réflexions qui témoignent souvent de
l’imbrication étroite entre lecture et écriture – peut d’ailleurs
être interprétée comme l’empreinte de cette formation scolaire,
et de ce point de vue bien des écrivains professionnels sont en
parfaite continuité avec l’écriture en amateur.
Pour autant, il serait excessif de réduire la mémoire poétique
des amateurs à l’instruction scolaire, tant la poésie est aussi
l’objet de circulations, de représentations et de pratiques
sociales diversifiées. Aussi cette mémoire se façonne-t-elle au
contact des médias de masse au sens large, à commencer par
l’imprimerie légère ou éphémère, si importante au XIXe siècle
et au début du XXe : les cahiers de la littérature de colportage,
les feuilles volantes qui propagent les complaintes et les
chansons, les journaux, magazines ou revues qui accueillent
occasionnellement ou régulièrement de la poésie, et dont
l’influence est par exemple mentionnée par certains auteurs
publiés en 1933 dans le Tableau de la poésie. Avec le disque,
la radio ou la télévision, le XXe siècle voit apparaître des
médias de masse qui contribuent à diffuser la poésie comme à
transformer son image, soit (très souvent) parce qu’ils
popularisent et standardisent la chanson de variétés, soit
(moins souvent) parce qu’ils agissent dans une perspective
d’éducation populaire, soit (encore moins souvent) parce
qu’ils ont pu être le vecteur de créations originales503.
Le XXIe siècle naissant, quant à lui, est marqué par l’essor
d’Internet et ses moyens d’accès à la poésie écrite (des
classiques aux premiers venus) ou lue (YouTube en est un
vaste réservoir), aussi bien qu’à la chanson ou au slam. Du
blog artisanal au site institutionnel, des réseaux sociaux aux
ateliers collaboratifs, des pages personnelles aux forums
communautaires, des offres de streaming aux plateformes de
téléchargement (il)légal, se forme ainsi tout un milieu
favorable à une multitude d’appropriations sociales et
culturelles, tout autant qu’à une certaine dilution de la poésie
dans le poétique.
D’un siècle à l’autre, enfin, il n’est pas impossible que
l’espace urbain, avec la prolifération des écrits et des images
sur les murs, ait pu susciter une poésie de la rue située aux
confins du slogan et du graffiti, et mobilisée en temps de
révolte politique : les affiches de Mai 68 en témoignent, et
plus récemment les inscriptions nées dans le sillage du
mouvement des Gilets jaunes504, et immédiatement archivées
sur le Web grâce à des comptes Twitter, des plateformes de
partage d’images (Tumblr, Pinterest) ou une revue en ligne
contestataire comme lundimatin. À côté de la propagande ou
de l’expression politique, la communication publicitaire
apparaît aussi comme un espace propice au croisement entre
poésie et réclame, vers et slogan, création verbale et création
graphique : les travaux rassemblés par Marie-Paule Berranger
et Laurence Guellec sont un éloquent témoignage de cette
convergence solidement établie depuis le XIXe siècle505.
Que sa mémoire soit alimentée par l’enseignement, par les
traditions populaires, par les industries culturelles, par les
modèles de la chanson ou du slogan, la poésie ordinaire
semble en tout cas se caractériser formellement par son goût
de la rime. Et c’est bien là ce qui contribue à la rendre
illégitime. Marqueur dominant de la poésie pour les amateurs,
la rime est au contraire un véritable « tabou » de la poésie
contemporaine, pour reprendre un mot de Jacques Roubaud.
L’auteur de La Vieillesse d’Alexandre parle même d’un
refoulement de la rime, chassée par la porte des poètes savants
pour mieux revenir par la fenêtre des poètes ordinaires ou des
genres mineurs : « Le siècle qui voit la défaveur (c’est peu
dire) de la rime comme A.D.N. du vers est en même temps
celui de sa prolifération considérable en des lieux refuges
(l’enfance par exemple) », ou sous les « déguisements » du
calembour et du contrepet506. Le maintien de cette préséance
de la rime peut être considéré comme un dénominateur
commun de la poésie en amateur, favorisé par les influences
conjointes de la transmission scolaire (sans doute via la lecture
à voix haute ou la récitation orale), de la chanson (pas
seulement la chanson à texte des Barbara, Brassens, Brel,
Ferrat ou Ferré, mais aussi la chanson de variétés, l’hymne
rock ou le morceau de rap) ou plus récemment des pratiques
de démocratisation culturelle marquées par l’importance de
l’oralité (comme les lectures publiques ou les sessions de
slam).
C’est par rapport à ce primat de la rime que l’on peut
réordonner les formes en vigueur chez les poètes amateurs. Si
poésie égale rime, alors on comprend la rareté, parmi les
corpus évoqués, de formes telles que le poème en prose ou le
vers libre – deux héritages de la modernité qui deviennent des
paradoxes aberrants pour une poétique fondée sur la rime. Et si
poésie égale rime, alors le respect des mètres traditionnels
devient optionnel, ou du moins tributaire de l’oubli ou du
maintien de la mémoire métrique au fil de l’histoire. Tant que
la rime représente, comme l’écrivait Mallarmé, le « coup final
» censé marquer la « commune mesure » des vers507, et tant
que la métrique classique reste la norme intangible de
l’enseignement de la poésie à l’école, les poètes amateurs
cherchent à respecter les règles de la versification
traditionnelle – c’est même la condition nécessaire pour
prétendre au statut de poète. La poésie ouvrière de l’âge
romantique, par exemple, atteste ce désir de reconnaissance
par la maîtrise de la métrique. Mais depuis la crise de vers
jusqu’à aujourd’hui, dès lors que la métrique savante n’est
plus qu’un souvenir, voire un fantôme, c’est la rime seule, et
désormais découplée du mètre, qui tend à définir le vers. C’est
pourquoi il devient loisible aux amateurs de pratiquer un vers
libre non compté mais rimé (ou assonancé), dont l’exemple est
encouragé par la chanson, le rap ou le slam, où la richesse
phonique des rimes, mais aussi des allitérations, des
assonances et des paronomases est souvent mise à
contribution.
Évidemment, dans la masse des écritures poétiques
ordinaires, il faudrait nuancer ces tendances, et penser tout un
dégradé de possibilités rythmiques orientées vers la rime :
choix des mètres traditionnels (alexandrin en tête) ; vers libre,
libéré ou faux (pour reprendre deux termes de Mallarmé) mais
toujours rimé ; scansion syncopée du rap… Et bien entendu, la
poésie amateur ne se réduit pas tout entière à cet empire de la
rime, auquel on peut trouver des exceptions : par exemple la
floraison du haïku (où la mesure 5/7/5 du modèle japonais
cède souvent le pas à une triade de vers brefs), mais aussi
l’usage de la prose ou de l’aphorisme dans des réalisations qui
retrouvent la proximité du poème en prose avec la méditation
ou la confession, ou qui cherchent la force de frappe du slogan
(que ce soit sur un compte Twitter ou sur un pan de mur).
Mais plutôt que de proposer une périlleuse et discutable
classification des formes, sans doute est-il plus fructueux
d’envisager les transformations que la pratique en amateur
impose au genre poétique lui-même. Et à cet égard, le
déplacement le plus remarquable est à coup sûr celui qui
identifie la poésie à la chanson (ou vice versa). Chez les poètes
sociaux ou ouvriers du XIXe siècle, chez les premiers venus
publiés par Paulhan dans La NRF, chez les poètes lycéens,
chez les amateurs interrogés par A. Mouaci, le fait est
constant : il n’y a pas de solution de continuité entre la
chanson et le poème. L’un et l’autre riment, l’un et l’autre
s’expriment, l’un et l’autre peuvent être des armes ou des
exutoires ; ce qui les distingue, au-delà de l’évidente présence
de la musique chez l’une et de sa latence chez l’autre, c’est
sans doute un certain rapport à la tradition, plus écrite et
scolaire dans le cas du poème, plus orale et populaire dans le
cas de la chanson. On aura raison de dire qu’après tout, cette
indistinction entre poésie, chant et musique ne fait que
retrouver un schéma fort ancien ; mais on n’aura pas tort non
plus de penser qu’elle remet en cause un certain partage des
arts et des disciplines. Les amateurs nous invitent ainsi à
repenser une confusion des genres qui n’est peut-être qu’une
extension du domaine de la poésie, à l’exemple de la
proposition avancée par Jean-Marie Schaeffer :
On se plaint souvent d’une perte d’audience de la poésie. Pourtant, à ma
connaissance, aucune étude quantitative ne vient corroborer cette affirmation,
et même tout laisse à penser le contraire. Du moins si on veut bien accepter
l’idée que la chanson, qui est une des formes les plus anciennes et les plus
universelles de la poésie, et aussi, depuis l’invention de l’enregistrement
audiophonique, sa forme la plus foisonnante, relève pleinement de la poésie, et
donc de la littérature508.

Les amateurs opèrent un second déplacement de taille : celui


qui conduit la poésie vers l’autobiographie, là où les deux
genres ont plutôt cultivé « l’irressemblance509 » depuis le
milieu du XIXe siècle et la dépersonnalisation du sujet lyrique.
On pourrait interpréter cette convergence comme la rémanence
d’un certain romantisme associé, à tort ou à raison, à la vision
du lyrisme comme expression de la subjectivité et confession
d’un Je qui fonde la vérité du poème. Mais le penchant
autobiographique de la poésie ordinaire s’explique aussi par
l’énonciation qu’elle instaure. Car l’amateur n’est pas
seulement un individu qui prend la plume ou la parole, il est
aussi un sujet qui, conscient de son illégitimité dans le champ
littéraire, cherche souvent à justifier cette prise de parole. Or
c’est précisément son histoire – qu’elle se présente sous le
modèle de la vocation, de la révélation, de la thérapie ou de
l’initiation – qui permet au sujet de légitimer son droit à
l’expression littéraire et de construire ainsi son identité
poétique. Ainsi les poètes ouvriers rappellent qu’il leur a fallu
arracher à la fatigue de l’atelier ou de la fabrique le temps
nécessaire à la confection du poème ; les poètes prolétariens
insistent sur leur autodidaxie pour montrer qu’on peut faire des
vers sans avoir de diplôme ; les poètes de Wattpad inscrivent
leurs recueils dans des « histoires » qui sont bien souvent
celles de leurs joies et de leurs peines… L’intersection entre la
poésie des amateurs et l’autobiographie réside pour une bonne
part dans cette réflexivité des sujets face à leur histoire, dans
ces « essais de diction » où ils « cherchent un chemin original
vers leur voix », comme le note Philippe Lejeune en parlant
des autobiographies poétiques de Raymond Queneau, Georges
Perros ou William Cliff510.
Ces convergences structurelles, le fait que les écritures
ordinaires fassent volontiers voisiner l’expression poétique et
la pratique diariste, la fréquence du poème dans des médias
autocentrés comme les blogs ou les réseaux sociaux, tout cela
invite à penser la poésie comme un possible de l’écriture de
soi – point de vue qui prend à rebrousse-poil deux des piliers
sur lesquels s’est fondé un siècle de poésie française depuis
Mallarmé : l’occultation du Je et l’exclusion du récit511. Le
détour par l’écriture privée montre à cet égard la relativité des
genres institués, et invite à appliquer à la poésie la «
conversion » que Ph. Lejeune a opérée dans son approche de
l’autobiographie suite à l’exploration des journaux personnels,
cette « pratique de masse » qui appelle des enquêtes
empiriques et non des modèles normatifs512.
Les représentations et les pratiques des amateurs invitent
enfin à déplacer ou à replacer la poésie du côté de l’éloquence,
de la rhétorique au sens où Quintilien parlait d’ars bene
dicendi (avec toute l’importance des vers et des figures comme
ornement de la pensée), mais aussi au sens aristotélicien d’art
de persuader : de fait, beaucoup de textes cherchent à
distribuer le blâme ou la louange, à accuser ou à défendre, à
entraîner l’adhésion ou l’indignation. En termes jakobsoniens,
il s’agit de relativiser le poids de la fonction poétique dans le
poème, et de rappeler que celui-ci est aussi – et avant tout,
pour nombre de poètes ordinaires – un acte de communication
verbale visant à exprimer un message, à désigner une réalité, à
témoigner d’une humeur intime ou d’une cause collective, et
plus généralement à émouvoir, alerter, convaincre son
destinataire. Pour le dire cette fois avec les mots de Mallarmé,
le poème de la « foule » ignore le « double état de la parole,
brut ou immédiat ici, là essentiel », et accepte sans sourciller le
fait de « narrer, enseigner, même décrire », comme il est de
mise dans « l’universel reportage 513 ».
En somme, les amateurs nous rappellent que le poème peut
tout à fait être considéré, et pratiqué, comme un discours
transitif, expressif et persuasif, qui mettrait le vers ou la rime,
en bons outils de l’elocutio, au service d’un acte de
communication aussi lisible et transparent que possible. Il faut
donc ici faire litière d’une conception intransitive qui loge la
poésie du côté de la crise du langage, de la subversion des
discours ou de la désubjectivation de l’écriture, tout comme
d’une conception sacralisante qui renvoie la parole poétique au
furor de l’inspiration. La poésie est ici un instrument – et un
instrument, chacun peut apprendre à s’en servir ou à en jouer :
c’est bien de cette vertu démocratique de l’apprentissage que
les amateurs tirent parti quand ils s’essaient à la création
poétique.
Face à une poésie qui veut faire passer un message, il
importe alors de prendre en compte la dimension pragmatique
de ces énoncés ainsi que les contextes matériels, médiatiques
et communicationnels dans lesquels ils prétendent agir.
Fascicule militant, bulletin associatif, journal scolaire, compte
Twitter ou Instagram, plaquette autoéditée, blog, cahier
manuscrit enfermé dans un tiroir… toutes ces conditions
d’énonciation déterminent bien souvent la forme et la fonction
du texte. C’est ainsi que le poème du journal lycéen peut
tourner à l’éditorial en vers ou à la chanson potache, le
micropoème de Twitter à la pointe destinée à être retweetée,
l’instapoème à un accessoire de mode exhibé en même temps
que les photographies soignées qui composent un personnage
offert à l’appréciation des fans, et les vers confiés au journal
intime à la note qui fait état des variations de l’âme ou s’offre
comme une thérapie par l’écriture.

503. Voir Céline PARDO, La Poésie hors du livre (1945-1965). Le poème à l’ère de
la radio et du disque, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2015.
504. En l’occurrence, je ne peux manquer de signaler cet hommage à Lautréamont
taggé fin novembre 2018 sur l’avenue des Champs-Élysées : « Beau comme une
insurrection impure ».
505. Marie-Paule BERRANGER & Laurence GUELLEC (dir.), Les Poètes et la
Publicité, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, ANR LITTéPUB, 2017, en ligne,
URL : http://littepub.net/publication/je-poetes-publicite/l-guellec.pdf.
506. Jacques ROUBAUD, La Vieillesse d’Alexandre [1978], Paris, Ivréa, 2000, p.
207-208.
507. Stéphane MALLARMÉ, « Crise de vers », in Divagations, Œuvres complètes,
t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 209.
508. Jean-Marie SCHAEFFER, Petite écologie des études littéraires, Vincennes,
Thierry Marchaisse, 2011, p. 10.
509. Voir Michel BRAUD et Valéry HUGOTTE, L’Irressemblance. Poésie et
autobiographie, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Modernités »,
n° 33, 2007.
510. Philippe LEJEUNE, « Autobiographie et poésie », in Signes de vie. Le pacte
autobiographique 2, Paris, Seuil, 2005, p. 49.
511. Voir Dominique COMBE, Poésie et récit. Une rhétorique des genres, Paris,
José Corti, 1989.
512. Philippe LEJEUNE, « Le pacte autobiographique, vingt-cinq ans après », in
Signes de vie, op. cit., p. 28.
513. Stéphane MALLARMÉ, « Crise de vers », op. cit., p. 212.
RETOUR À DUCASSE
La réalité concrète des pratiques et des représentations
sociales de la poésie contraste avec les ambitions
révolutionnaires et collectivistes qu’ont pu nourrir les avant-
gardes en s’autorisant de la formule de Ducasse. Et si une
poésie faite par tous s’ébauche, elle ne ressemble guère au
visage que lui dessinaient les poétiques du collectif les plus
radicales ou les plus subversives.
Les utopies avant-gardistes veulent l’impersonnalité,
l’objectivité, la disparition élocutoire du poète ? Les amateurs
utilisent la poésie pour construire leur identité, explorer les
facettes de la subjectivité, assumer une logique d’expression
personnelle ou de mandat communautaire. La dissolution de
l’auteur dans le collectif et l’anonymat ? Les poètes du
dimanche sont attachés à la signature, à l’ethos individuel,
voire à l’image de marque auctoriale (la publication sur les
réseaux sociaux aurait même tendance à renforcer ce trait). La
rupture avec le Livre, la fin de la Littérature ? Les amateurs
restent fascinés par le prestige de la publication imprimée (la
persistance du compte d’auteur ou de l’autoédition avec
impression à la demande en est le signe) autant que par celui
d’une littérature d’autant plus légitime qu’elle est instituée par
l’École. La production collective d’un intertexte indéfiniment
scriptible ? Les poèmes des premiers venus se tiennent du côté
du lisible et demandent surtout à l’écriture de transmettre et de
partager des émotions, des sentiments, des choses vues. Le
jaillissement d’une spontanéité primitive, d’un flux
inconscient, d’une pulsion poétique archaïquement enfouie en
chacun de nous ? C’est au contraire sur le mode de
l’apprentissage scolaire, de l’initiation artisanale, de la
maîtrise instrumentale, que bien des amateurs cultivent leur
rapport à la poésie. Bref, tout se passe comme si le romantisme
tant décrié par Ducasse continuait tranquillement sa course, et
comme si la poésie personnelle s’était finalement emparée de
la formule qui était censée la réfuter.
Faut-il en conclure à l’inefficience des avant-gardes ? Je ne
le pense pas. D’abord parce que la « poésie faite par tous » n’a
jamais été que le nom d’une utopie, ou d’un défi. Ensuite
parce que les mouvements modernes sont parfaitement
conscients du décalage entre leurs horizons anticonformistes et
les pratiques culturelles des masses : Breton ne disait pas autre
chose de la littérature prolétarienne, Poulaille lui-même la
considérait comme une culture de transition encore imprégnée
de références bourgeoises, et Debord rangerait dans la
catégorie du spectacle l’essentiel de la poésie qui se lit, s’écrit,
se publie et se diffuse encore aujourd’hui, qu’elle soit le fait
des initiés ou des profanes. Enfin parce qu’au sein des avant-
gardes, la formule de Ducasse n’a jamais été reçue sans heurts,
sans scrupules et sans réinterprétations. Il me semble
significatif, à cet égard, que sa première réimpression dans
Littérature ait été fautive (« La poésie doit être faite pour tous
») et que sa première occurrence parmi la vulgate surréaliste,
chez Éluard, ait été déformée (« la poésie peut être faite par
tous ») : dès l’origine, ces lapsus citationnels suggèrent que la
phrase littérale de Ducasse est irrecevable, qu’il faut l’atténuer
ou la remodeler pour l’accepter. Car devant un énoncé aussi
absolu que « La poésie doit être faite par tous », deux réactions
sont possibles : en assumer la dimension provocatrice, en
diminuer la prétention exorbitante. Que les avant-gardes aient
affiché la première attitude ne doit pas cacher qu’elles ont tout
autant pratiqué la seconde : l’histoire de la formule est aussi
celle de sa critique.
Aussi ne dérogerai-je pas à la règle, et même céderai-je à
mon tour au plaisir un peu coupable d’apporter de l’eau à un
moulin exégétique qui a déjà tant tourné. Ce qui dans la
maxime de Ducasse en impose, à tous les sens du terme, c’est
sans doute l’usage du verbe devoir, qui peut séduire autant que
rebuter. En marquant une obligation impérieuse, étendue à une
collectivité aux limites indéterminées, l’auxiliaire modal
suggère en effet l’inversion du rêve en cauchemar : celui d’une
société où la poésie serait une contrainte subie et non une
activité autonome, un besoin que l’on présuppose et non un
désir que l’on suscite, un mot d’ordre et non un ordre des
mots. Il suffit, pour s’en convaincre par l’absurde, de corriger
Ducasse à son tour, et de récrire sa formule à la voix active :
on aboutit alors à quelque chose comme « tous doivent faire la
poésie », voire « tout le monde doit faire de la poésie »,
sentences au parfum déjà moins démocratique que la tournure
passive. Une Cité qui exile ses poètes, c’est fâcheux,
assurément ; mais une Cité qui exige que tous soient poètes,
n’est-ce pas un peu inquiétant ? Dans ces conditions, on est
tenté, comme l’a fait initialement et involontairement Éluard,
de reformuler la phrase de Ducasse en « la poésie peut être
faite par tous » : placé sous le signe de la possibilité et non
plus de la nécessité, l’exercice de la poésie devient alors un
droit auquel peut prétendre le premier venu. Et cette
perspective résolument démocratique correspond sans doute
davantage à ce que les avant-gardes ont pu défendre et illustrer
à travers la phrase des Poésies.
Si le verbe devoir confère à cette formule une large part de
sa force de provocation, le verbe faire, en apparence plus
anodin, se révèle lui aussi riche d’implications. On peut
d’abord voir dans son emploi une réminiscence de
l’expression faire des vers, si fréquente chez les auteurs
français classiques. Mais le verbe est également passible d’une
lecture étymologique : en rappelant le poiein grec, faire nous
inviterait à lire l’énoncé comme une sorte de tautologie, la
poésie n’advenant ou ne persistant dans son être que par
l’intervention de tous. À cet égard, l’extrême degré de
généralité de faire offre de larges possibilités interprétatives :
s’agit-il d’écrire la poésie ? de la lire ? de la chanter ? de la
performer ? de la publier ? de la transmettre ? de la commenter
? de la traduire ? ou de tout cela à la fois, précisément pour
autoriser la participation du plus grand nombre ? En ce sens, la
poésie faite par tous n’impliquerait pas que tous fassent œuvre
de poésie, mais que tous soient invités à la faire vivre. Verbe
vicaire par excellence, faire renverrait alors à une multitude de
gestes par lesquels, à défaut de devenir un auteur de poèmes,
chacun peut devenir un acteur de la poésie, qu’il soit tour à
tour lecteur, passeur ou amateur au sens propre : celui ou celle
qui manifeste son goût, voire son amour pour une activité.
Dans la perspective moderniste et avant-gardiste qui a été
privilégiée dans ce volume, la plasticité du verbe faire ouvre
surtout la porte aux métamorphoses possibles de la poésie.
C’est ce qui explique que la phrase de Ducasse ait pu
rencontrer les aspirations de différents courants désireux de
sortir du livre imprimé, de défier le graphocentrisme et plus
largement de délier la poésie de la littérature.
En témoignant d’une relative indifférence aux formes et aux
moyens, le verbe faire tend en effet à caractériser la poésie
comme action ou processus. Pour le dire en termes
aristotéliciens, la formule invite à faire de la poésie non plus
une poiesis visant la production d’une œuvre séparée, mais
une praxis ayant sa propre fin en elle, dans le
perfectionnement des sujets et de leurs relations sociales. Un
tel basculement fait évidemment écho au projet des avant-
gardes tel que l’a défini Peter Bürger, comme reconduction de
l’art dans la vie :
L’intention des mouvements d’avant-garde peut être définie comme tentative
de transférer dans la pratique de la vie l’expérience esthétique (qui s’oppose à
la praxis vivante) à laquelle l’esthétisme a donné naissance. Ce qui était entré
le plus durement en conflit avec la rationalité instrumentale de la société
bourgeoise était ainsi destiné à devenir un principe d’organisation de la vie514.

Parce qu’elles définissent la poésie comme une expérience


vécue et non comme un exercice littéraire, les avant-gardes ont
pu reconnaître dans la formule de Ducasse un appel à ce
partage communautaire auquel elles aspiraient, ainsi qu’à la
subversion de l’art institué, de ses formes, de ses valeurs et de
son histoire. C’est d’ailleurs pourquoi elles ont volontiers
introduit dans leurs réalisations poétiques – par collage,
montage, citation ou détournement – les produits des cultures
mineures ou illégitimes. Mais de son côté, la pratique naïve,
ordinaire ou populaire, malgré ses stéréotypes et malgré son
décalage avec l’histoire et les codes de la littérature moderne,
entend elle aussi aboucher la poésie avec la vie. C’est
d’ailleurs un point sur lequel insiste Pierre Bourdieu lorsqu’il
dessine les linéaments d’une esthétique populaire :
Tout se passe comme si l’« esthétique populaire » était fondée sur l’affirmation
de la continuité de l’art et de la vie, qui implique la subordination de la forme à
la fonction, ou, si l’on veut, sur le refus du refus qui est au principe même de
l’esthétique savante, c’est-à-dire la coupure tranchée entre les dispositions
ordinaires et la disposition proprement esthétique515.

Redéfinir la poésie comme une action, une expérience, une


pratique enracinées dans la vie commune, voilà la passerelle
entre la logique avant-gardiste et l’esthétique populaire, voilà
le lieu où elles peuvent se croiser, même si elles ne viennent
pas de la même rive. En ce sens, et même si leurs techniques
subversives ont été largement neutralisées et récupérées par le
champ littéraire d’où elles sont issues, on peut dire que les
avant-gardes poétiques ont tenté de relever ce que Richard
Shusterman appelle « le défi esthétique de l’art populaire », et
de renouer avec la manière dont les pratiques ordinaires ou
sauvages procèdent à « une révision radicale de l’esthétique,
avec un retour allègre et impétueux de la dimension somatique
que la philosophie a longtemps réprimée516 », et qui fait appel
à l’émotion, au plaisir, aux affects, aux sensations. Parce
qu’elle engage ainsi la poésie dans la voie d’une praxis
concrète, charnelle, collective et partagée, un postulat comme
« La poésie doit être faite par tous » est peut-être la devise la
plus représentative des avant-gardes, et en tout cas la plus
cohérente avec leur démarche.
Et s’ils n’ont pas établi ce « communisme du génie » dont les
surréalistes faisaient la réclame, les courants qui se sont
emparés de la formule de Ducasse ont bel et bien contribué à
démocratiser et à désacraliser la poésie. Songeons au
surréalisme avec ses jeux collectifs qui réinventent l’usage du
dialogue, à l’Oulipo avec ses contraintes formelles qui
stimulent la création, mais aussi au communisme littéraire
avec ses actions en faveur de l’éducation populaire (dans Les
Lettres françaises mais aussi sur le terrain, avec les « batailles
du livre » de 1950-1952). Bien entendu, toutes ces pistes et ces
démarches sont loin d’être conciliables, mais elles attestent bel
et bien l’entrée de la poésie dans la « radicale démocratie de la
lettre » envisagée par J. Rancière.
Encore faut-il penser une démocratie de la poésie qui évite à
la fois l’uniformisation des discours sous l’effet des
stéréotypes d’hier ou d’aujourd’hui, l’atomisation des écritures
repliées sur la tentation du narcissisme, ou le déni de l’opacité
de la langue derrière le mythe d’une communication
transparente. Une démocratie qui accepte que la poésie, ni
langue commune, ni langue autre, soit le scrupule de la langue
– ce petit caillou dans la chaussure qui empêche les discours
de marcher trop vite, de filer trop droit, de tourner trop rond.
Une démocratie qui reconnaisse dans la poésie, au-delà de ses
formes, de ses fonctions ou de ses techniques, l’arène d’un
affrontement à la langue – d’une lutte des mots qui implique,
pour tout sujet, de refonder à chaque énonciation sa relation à
lui-même, à l’autre et aux autres. Une démocratie, en somme,
capable d’offrir l’hospitalité à un peuple de poètes incivils et
inciviques, et d’accueillir cette abstention, cette absence qui
fonde, selon Jacques Dupin, le non-lieu essentiel de la poésie –
son u-topie :
Absente, la poésie l’a toujours été. L’absence est son lieu, son séjour, son lot.
Platon l’a chassée de sa République. Elle n’y est jamais retournée. Elle n’a
jamais eu droit de cité. Elle est dehors. Insurgée, dérangeante toujours, plongée
dans un sommeil actif, une inaction belliqueuse, qui est son vrai travail dans la
langue et dans le monde, envers et contre tous, un travail de transgression et de
fondation de la langue517.

514. Peter BÜRGER, Théorie de l’avant-garde [1974], Paris, Questions théoriques,


coll. « Saggio Casino », 2013, p. 58.
515. Pierre BOURDIEU, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Seuil,
1979, p. 33.
516. Richard SHUSTERMAN, L’Art à l’état vif [1992], Paris, Minuit, coll. « Le
sens commun », 2013, p. 159.
517. Jacques DUPIN, « Absence de la poésie ? », Le Débat, n° 54, mars-avril 1989,
p. 178.
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