Capa
Capa
Capa
Capa a-t-il
Accusé Capa, levez-vous ! Tel Kenneth Starr réglant
son compte à Bill Clinton en 1998, A.D. Coleman, ancien cri-
tique photo du New York Times, livre depuis plus d’un an, sur
paniqué ?
son blog Photocritic International, un réquisitoire sans ap-
pel contre le plus mythique des photographes de guerre.
Dans sa ligne de mire, ses célèbres photos du débarquement.
L’histoire ? Elle est entrée dans la légende. Robert Capa
Un ancien critique du New York Times (1913-1954) la raconte avec cette distance et ce sens de l’auto-
remet en question l’histoire des clichés pris dérision qui le caractérisaient dans Juste un peu flou, savou-
reuse autobiographie romancée parue en 1947 (rééditée
par Robert Capa lors du débarquement. chez Delpire), en vue d’un scénario hollywoodien. Dans la
Une polémique qui cherche à écorner le mythe nuit du 5 au 6 juin 1944, armé de ses deux Contax, vêtu d’un
imperméable militaire commandé pour l’occasion chez
du célèbre photographe de guerre. Par Yasmine Youssi Burberry — ce qui faisait de lui « l’envahisseur le plus élégant
du lot » —, il mettait le cap sur la Normandie aux côtés des sol-
dats de la compagnie E. A l’approche d’Omaha Beach, les
hommes partent à l’assaut. « Je m’arrêtai quelques secondes
sur la passerelle pour prendre ma première vraie photo du dé-
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barquement, mais le maître d’équipage, qui, on le comprend, À voir
était pressé de sortir de cet enfer, prit cette pause photogra- Les posts d’A.D.
phique pour une hésitation légitime et m’envoya un coup de Coleman sur Capa
pied bien placé pour me décider. » Plongé dans cette apoca- (en anglais) : www.
lypse d’eau glacée rouge du sang des premiers morts, il par- capadday.com
vient finalement à gagner la terre ferme, et mitraille avec son Le site http ://
appareil. « Une peur nouvelle et différente me secouait des dejavu.hypotheses.
doigts de pied aux cheveux et me tordait la figure », écrit en- org/2298
core celui qui a pourtant vécu les combats de la guerre d’Es- résume les posts
pagne au plus près. Voyant une péniche de débarquement de Coleman
approcher, il se précipite. « Tout à coup, j’ai compris que je en français.
m’enfuyais », après une heure et demie sur place. De retour
au port de Wymouth quelques heures plus tard, il met À lire
quatre pellicules dans la valise de presse à disposition afin Juste un peu flou,
qu’elles soient livrées au service photo du bureau londonien de Robert Capa, de l’insulte, ce dont le critique se dé-
de Life Magazine, alors dirigé par John Morris. traduction de fend, revendiquant cependant une
Il a fallu deux jours pour que les clichés arrivent à bon Catherine Chaine, « nécessaire agressivité » pour mener
port. Ils sont alors confiés à un jeune laborantin de 15 ans éd. Delpire, 304 p., son enquête. Capa est ainsi comparé à
pour être développés au plus vite afin de tenir les délais de 30 €. un « déserteur » responsable d’un
bouclage. Sauf que Morris voit débouler l’adolescent en san- Des hommes « échec abject ». Comme s’il était du de-
glots dans son bureau. « Il m’expliqua qu’il avait suspendu les d’images, voir d’un photographe de guerre de
films comme d’habitude dans le placard en bois chauffé par de John G. Morris, mourir au champ d’honneur.
une bobine électrique au sol, qui faisait office de séchoir. éd. de La Les méconnaissances historiques de
Comme je lui avais dit de se dépêcher, il avait fermé les portes. Martinière, 1999. Coleman laissent aussi perplexe. Ainsi
Faute de ventilation l’émulsion (de la pellicule) avait fondu. Je Quelque part en ne comprend-il pas que Life (qui ne lé-
brandis les quatre rouleaux l’un après l’autre. Il n’y avait rien à France, l’été 1944, sinait pas sur les moyens) ait embau-
tirer des trois premiers, mais sur le quatrième onze images de John G. Morris, ché un ado comme laborantin, que le
étaient distinctes », écrit-il dans Des hommes d’images. éd. Marabout, bureau londonien n’ait pu se doter de
Faux !, s’étrangle aujourd’hui Coleman. Tout cela ne se- 168 p. 19,90 €. meilleur matériel, et que les photos
rait qu’un tissu de « mensonges », une « mystification ». Et de aient mis si longtemps à arriver de
dégainer une théorie du complot fomenté par John Morris, Weymouth. Faut-il rappeler qu’en temps de guerre les
le magazine Life, le groupe Time-Life, l’agence Magnum hommes sont au front ; le matériel dernier cri est impos-
(cofondée par le photoreporter en 1947), l’ICP, à New York, sible à trouver ; la circulation, perturbée ?
créé par son frère et qui gère ses archives, et d’autres aux- La méthode de travail, ensuite, pose problème. Cole-
quels profiterait le « business Capa » d’édition de livres, de man dit avoir abordé cette affaire en qualité de critique et
films et d’expos. d’historien de la photographie. Il n’a pourtant pas jugé
Le critique reprend l’affaire à zéro. Capa aurait, selon lui, bon d’appeler John Morris et tous ceux qu’il accuse pour
fait une crise de panique aiguë une fois arrivé à Omaha. Au- recueillir leur témoignage. « J’ai opté pour une autre straté-
cune révélation fracassante là-dedans, l’intéressé le recon- gie, se défend-il : révéler un ensemble de preuves démontant
naît lui-même dans ses mémoires. Il ne serait pas resté une chaque aspect de cette histoire. Si ce n’est pas un complot,
heure trente mais une demi-heure seulement sur la plage. c’est pour le moins un faisceau remarquable de coïnci-
Coleman en veut pour preuve deux témoignages convain- dences. » De spéculations, aussi. Attaqué à longueur d’ar-
cants. Le premier du soldat immortalisé par Capa dans ce cli- ticle, John Morris, 98 ans, a fini par lui répondre. « Très ra-
ché désormais célèbre Soldier in the surf. Le second provient pidement, il a accepté, soulagé, que les films n’aient sans
Du débarquement d’un des membres de la péniche sur laquelle il est reparti. doute pas “fondu”, explique Robert Pledge, directeur de
américain à Omaha Place ensuite à l’examen des pellicules ruinées par le la- l’agence Contact et éditeur du dernier livre de John Mor-
Beach, le 6 juin
1944, Capa n’aurait borantin. L’ancien critique du New York Times démontre ris sur le débarquement. A l’époque, John, plutôt un “intel-
pris que onze aisément que si l’émulsion avait réellement fondu, l’en- lectuel”, n’avait vraiment aucune idée précise de ce qui pou-
clichés… semble du film en aurait été entaché, et que le négatif fon- vait se passer dans un labo de développement. »
du présenté dans un documentaire de Time Films — Behind Il est probable que Robert Capa n’ait pas pris plus de
the picture, Robert Capa’s D-Day (2014) — est un faux. S’il onze photos à Omaha Beach le 6 juin 1944, ce qui est déjà
Robert Capa/International C/magnum photos
n’existe que onze photos de l’événement, c’est que Capa héroïque. Il ne les a pas truquées, pas retouchées. Et il
n’en aurait pas pris une de plus — lui écrit en avoir saisi reste un immense photoreporter. Lui qui n’a cessé de se
cent six. Pour couvrir le « fiasco » de celui qui est déjà réinventer, passant d’Endre Friedmann, réfugié juif hon-
considéré comme le plus grand photoreporter de guerre grois sans le sou (sa réelle identité), à Robert Capa, cé-
de tous les temps, pour sauver la face et protéger la répu- lèbre photographe américain que les journaux s’arra-
tation de son magazine, John Morris aurait alors inventé chent, prévenait d’emblée sur la quatrième de couverture
l’histoire du jeune laborantin. de Juste un peu flou : « Ecrire la vérité est tellement difficile,
L’enquête à charge de Coleman aurait pu être passion- alors, pour mieux la traduire, je me suis permis de faire
nante, éclairer davantage encore la personnalité de Capa, quelques retouches à ma façon. Tous les événements et les
révéler comment se construit une légende. Elle laisse un personnages de ce livre sont fortuits et ont un certain rap-
goût parfois nauséeux tant elle suinte la haine et se nourrit port avec la vérité. » •
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