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A l'Armée nationale
est dédiée
cette traduction

de l'épopée du patriotisme
Lcifrc de M. Gaston PAlilS
à M. Joseph FABRE

COLLÈGE Paris, 11 janvier 1909.


DE

FRANCE

Cher Monsieur,
Je vous remercie de votre beau livre.
Vous avez fait une œuvre scientifique, littéraire
et patriotique, qui réalise un de mes vœux les plus
chers et qui contribuera efficacement, je n'en doute
pas, à fortifier la conscience nationale en la retrem-
pant àsa source.
Je suis très heureux de pouvoir croire, puisque
vous le dites, que mes travaux vous ont été de
quelque secours, et je m'associe de tout cœur à
votre tentative de ressusciter et de rajeunir nos
vieux poèmes trop oubliés, qui méritent de ne pas
être lus seulement par les savants et de fournira
tout notre peuple un élément vivifiant.
Veuillez agréer, cher Monsieur, l'assurance de
mes sentiments les plus distingués.
Gaston Paris*.

I. A ia date du 19 juillet 1902, l'éminent académicien a bien voulu au-


toriser la reproduction de la lettre ci-dessus, dans les termes suivants :
m Je »fi puts qu'être très honoré de voir ma lettre sur le beau livre de
M. Jiisep/i Fiihre fiynrer en lêle d'une édition nouvelle... G. Paris. »

L
JOSEPH FABEE

LA CHANSON DE ROLAND

f^'^t
Joseph Fabre
La Chanson de Roland, traduite et rythmée conformément
au texte roiuan, précétlée de Roiand et la heile Aude
et suivie de Récits épiques, échos des chansons de geste
de la vieille France.
Librairie Belin frères. 1 vol. in -18 Jésus, broché, do
664 pages. 4 fr.

DU MÊME AUTEUR :
Les Libérateurs. — Troisième édition. (Hachette et C'».)
Washington, libérateur de l'Amérique. — Quatrième
édition. [Id.)
Jeanne d'Arc, libératrice de la France. — Sixième
édition. {Id.) »
Procès de condamnation de Jeanne d'Arc, traduit du
latin d'après les procès-verbaux officiels, avec éclaircisse-
ments et fac-similé de l'attestation d'authenticité du manu-
scrit appartenant à la bibliothèque de la Chambre des
députés. — Troisième édition. [Id.)
Procès de réhabilitation de Jeanne d'Are, raconté et
traduit du latin, d'après les procès-verbaux officiels, sinvi
de Jeanne d'Arc el le peuple de France. 2 vol. — Deuxième
édition. [Id.)
Jeanne d'Arc, drame en trois parties el neuf la/deaux.
Nouvelle édition. {Id.)
Notice sur les personnages du procès de condamna-
tion, suivie de Documents sur la fête nationale de
Jeanne d'Arc, fête du patriotisme.
La délivrance d'Orléans, mystère en quatre actes et dix-
sept tableaux, tiré du Vieux Mystère du sii^rje d'Orléans.
Jésus. — Mystère en cinq actes, avec prologue et épilogue.
Le mois de Jeanne d'Arc, ou Ephémérides de Jeanne
d'Arc en trente et un chapitres comportant une lecture
pour chaque jour du mois de mai. (Colin et'C'«.)
Couronné par l'Académie française (Prix Gaizot).
Notions populaires de Philosophie. — Nouvelle édition.
Histoire de la Philosophie.
Nota. — L'auteur donne à tous les éditeurs le droit de rééditer .sous
un format quelconque, sans avoir aucune espèce de droits à acquitter, les
deux ouvrages ci-dessus désignés : Procès dp. condamnation de Jeanne
d'Arc; Procès de réhabilitation de Jeanne d'Arc, à la seule conditioD
que c.€tte reproduction soit absolument fidèle elincégrale.

k ^
^■,J,[»SA.

JOSEPH FABRE

LA

CHANSON DE ROLAND
Traduction nouvelle et complète
RYTHMÉE CONFORMÉlSIENT AU TEXTE ROMAN

PRÉCÉDÉE DE

ROLAND ET LA BELLE AUDE


PROLOGUE A LA CHANSON DE ROLAND

La grandeur d'un peuple est en propor-


tion avec l'intensité de son foyer patrio-
tique. Générosité et dévouement sont deux
vertus
de françaises.
France est pleine Dede par elles l'histoire
miracles.
Adam MiCKiEwicz.

La poésie est plus vraie que l'histoire.


Abistote.

ÉDITION CLASSIQUE

PARIS
BELIN FRERES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
, RUE PÉROU, 8

MICR
Toù? tfroife -réserve
^'^ 9 0 y
DATE w
Toutes nos éditions sont revêtues de notre griffe.

PC
Ta

SAINT-CLOUD. — IMPRIUERIE BELIN FRERES.

k >
PRÉFACE

Pendant
Dans qu'il pousse
le creux du sillonla fumant.
charme
Une dépouille est apparue
Qui le saisit d'étonnement.
Ce sont des restes de cuirasse,
Glaives rouilles, casques fendus,
Crânes énormes d'une race
Dont les enfants se sont perdas.
Le vent du soir passe et murmure,
L'arbre
Les vieuxfrissonne
débris, au bord duarmure,
la vieille champ;
Brillent aux flammes du couchant.
Il rêve, il sent couler ses larmes;
A-t-il bien là devant les yeux
Les grands squelettes et lea arme*
De ceux qui furent ses aïeux?
ACTRAN.

Le moment me paraît bon pour livrer au


public une version populaire de cette Chanson
de Rolayid, qui est le poème du patriotisme.
C'est aux simples qui ont gardé le goût des
vieux récits oii revivent des âmes candides,
bonnes et fortes, que mon travail s'adresse.
ê PRÉFACB.

T. — L'Iliade française.

Il y a les épopées savantes, produit d'un art


raffiné qui se complaît en inventions ingé-
nieuses dont il n'est pas dupe, h' Enéide, la Di-
vine Comédie, la Jérusalem délivrée, le Paradis
perdu sont les plus remarquables.
Il y a les épopées populaires, produit d'un
art spontané, où la naïveté domine. Ulliade en
est le type incomparable. Immédiatement après
elle il faut placer la Chanson de Roland.
Quand Voltaire prononçait que les Français
n'ont pas la tête épique, il disait vrai de ses
contemporains et de lui-même. Mais à son insu
il calomniait nos ancêtres. Il ne connaissait pas
tous ces poèmes héroïques que nos pères
avaient semés par le monde et qui, imités ou
traduits, furent accrédités en Europe jusqu'à
la Renaissance, mais ensuite ont été si oubliés
que La Harpe et Nisard, les deux grands clas-
siques de la critique française, n'ont même pas
honoré d'une mention le poème où nous re-
con ais ons lamerveille littéraire du moyen
âge.

k
PRÉFACE. 9
Notre Iliade a son Achille et son Patrocle
dans les deux amis, le bouillant Roland et le
sage Olivier; son Agamemnon dans Charle-
magne; son Nestor dans le duc Naime. Elle a
eu ses aèdes dans les jongleurs qu'applaudis-
saient tour à tour l'aristocratie des châteaux et
la plèbe des places publiques.
Tout comme l'œuvre d'Homère fut précédée
de chants populaires qui disaient la chute de
Troie, le héros des Thermopyles françaises,
avant de devenir le sujet d'un grand poème,
défraya des cantilènes où on contait son his-
toire et,
; tout comme il se trouva un Wolf pour
imaginer que l'Iliade était une compilation de
vieux chants héroïques, il s'est trouvé des' cri-
tiques (victorieusement réfutés par un grand
philologue', M. Paul Meyer) qui, pendant
quelque temps, ont cru que la Chanson de
Roland était une juxtaposition de vieilles can-
tilènes.

A l'auteur de la Chanson de Roluid on peut


adresser les deux mêmes reprochas qu'a en-
courus l'auteur de l'Iliade, savoir de trop se
complaire aux récits de coups d'épée et d'avoir
un souci insuffisant de la couleur locale en ce
i.
10 PRÉFACE.

qui concerne les ennemis qu'il oppose à ses


héros.

Enfin, de même qu'il n'est pas sûr qu'Ho-


mère ait composé l'Iliade, il est douteux que
Théroulde, à qui on l'attribue, soit l'auteur de
la Chanson de Roland.
D'où était du moins cet auteur? De Norman-
die, disent Genin et Léon Gautier. De Paris,
dit M. Gaston Paris. Oui, ou tout au moins de
l'Ile-de-France, dit Fœrster. De fait, diverses
provinces se le disputent, comme diverses
villes se disputaient Homère.
Certes, comme psychologie et comme poésie,
la Chanson de Roland est bien inférieure à
l'Iliade, dont elle n'a ni les inventions, ni les
analyses, ni les peintures, ni les comparaisons,
ni les paroles de feu; mais elle l'emporte du
côté de l'élévation morale. Là le style est plus
beau; ici les âmes sont plus belles. La mort
de Roland atteint à un degré de sublime auquel
ne s'est jamais élevé Homère.
De même que les enfants de la Grèce étaient
nourris de VIliade, les enfants de France de-
vraient être nourris de Rolaîid, mis à leur
portée dans un français moderne.
PRÉFACE, H

Tant qu'il y aura des revanches nécessaires,


ne craignons pas de rallumer le foyer oii s'ali-
menta la flamme guerrière des croisés.

IL — La Chanson de Roland, bréviaire


du soldat français.

N'est-il pas le bréviaire naturel du soldat


français, ce poème où tous les personnages,
sauf Ganelon, le Judas du patriotisme, méritent
qu'il soit dit : « Bons sont leurs cœurs et fières
leurs paroles»; ce poème où est exaltée la
« douce terre de France », et où est tracée
cette esquisse du soldat patriote :
« Maudit qui porte au ventre un lâche
cœur! — Plutôt mourir que d'encourir la
honte.
» Pour son seigneur (lisez : le pays) on doit
soufl'rir détresse; — bien supporter la faim, le
froid, le chaud; — perdre son sang, ses mem-
bres et sa vie...

» Quand Roland voit s'apprêter le combat, —


il se fait fier plus que tigre ou lion... — Telle
valeur sied à un chevalier, — sur bon cheval
portant de bonnes armes. — Qu'il soit ainsi
!2 PRÉFACE.

fort et fier en bataille! — Il ne vaut pas au-


trement trois deniers, — et doit aller, moine,
dans un moutier, — le jour durant, pour nos
péchés prier. »
Le poème d'Homère mis à part, il n'existe
aucune œuvre qui, autant que Roland, vous
fasse sentir l'ivresse et le frisson des com-
bats.
De vieux textes nous montrent, à la bataille
d'Hastings, le jongleur Taillefer et les soldats
normands entonnant la chanson des vaincus

de Roncevaux pour s'animer à la victoire, et


transformant la complainte funèbre en hymne
de triomphe.

ni. — Culte populaire dû à notre épopée


nationale.

On n'imagine pas les services que pourrait


rendre au patriotisme français la vulgarisation
de notre épopée parmi les paysans, les ou-
vriers, les femmes et les enfants.
Aussi fictive que soit leur légende de Guil-
laume Tell, les Suisses en parlent avec une reli-
gieuse exaltation et demeurent attachés à tout

ihk.
PRÉFACE, i3

ce qui rappelle les vieilles luttes pour l'indé-


pendance; les Espagnols réchauffent la fierté
de leur race par de fréquentes commémora-
tions des aventures martiales de leur Gid
Campéador; les Allemands remplissent leurs
œuvres poétiques et musicales d'évocations
d'anciennes légendes où ils voient leur plus
précieux patrimoine.
Cette passion des autres peuples pour les
monuments des premières phases de leur vie
nationale leur est un bienfait.
Imitons-les; et, pieux envers nos pères, al-
lions au culte de la Révolution le culte de tra-
ditions chevaleresques qui ne sauraient nous
ôter ni le sens, ni l'amour des innovations
fécondes. Il y a une parenté spirituelle entre
Roland, Jeanne d'Arc et Hoche. La vieille France
et la France nouvelle fraternisent sur les som-
mets.

A quoi bon cette multiplicité d'exhumations


archéologiques, de travaux historiques, de
théories évolutionnistes, qui fut une des carac-
téristiques du dix-neuvième siècle, s'il ne de-
vait en résulter un élargissement des esprits
et des cœurs complétant et vivifiant, par des
14 PRÉFACE.

leçons de choses, les enseignements abstraits


de la raison?

La naïveté, la simplicité, l'enthousiasme des


temps héroïques sont pour les âmes un air pur
où il fait bon se baigner et dont le souffle ra-
fraîchissant pourrait créer, dans cette société
qui périt de ses divisions, un large courant de
fraternité patriotique.
Les preux de la Chanson de Roland person-
nifient dans Gharlemagne la patrie terrestre et
dans le Christ la patrie céleste. En même temps
qu'ils sont avides d'exterminer le barbare et
l'infidèle qui à leurs yeux ne font qu'un, ils se
montrent prompts à tous les sacrifices pour le
service de leur seigneur et de leur Dieu. Leur
féroce intolérance est une tare du temps où ils
vivent. Leur magnanimité est un exemple pour
tous les temps. Appliquant la haute maxime
« vivre non pour soi, mais pour autrui », ils
sont grands, ils sont forts, ils sont frères.
Dans notre démocratie, la juste suppression
des inégalités conventionnelles aboutirait à
l'abaissement de toutes les supériorités de
mérite et de vertu; au triomphe de l'irrévé-
rence et de l'envie ; au relâchement des disci-
PRÉFACE. 15

plines dont vivent familles, cités, États et


armées; au déchaînement d'un égoïste indivi-
dualisme; àl'impuissance pour toute action
commune, grande et féconde, si nous laissions
se perdre ces sentiments d'abnégation, de so-
lidarité, de dévouement, de sacrifice, qui, à
chaque page, apparaissent, avec un si sédui-
sant éclat, comme l'âm^ du pays aimé et
envié entre tous, « la douce France ».

IV. — Des beautés de la Ckanson de Roland


et des services que sa vulgarisation pour-
rait rendre à notre littérature.

De même que nos consciences, notre litté-


rature pourrait tirer un sérieux profit de la
vulgarisation du vieux poème national. Rappe-
lons-nous queles Niebelungen, mis à la portée
de tous, ont rajeuni la littérature allemande en
lui infusant un sang nouveau.
Trop nombreux et trop goûtés sont les acro-
bates de la plume, dénués du sens de la mesure,
soucieux de frapper fort plutôt que de penser
juste, prodigues d'imaginations tapageuses,
noyés dans un flot perpétuel de descriptions
16 PRÉFACE.

superflues, et remplaçant la vérité des senti-


ments par la parade des attitudes.
Ces professionnels de la copie, gonflés de
mots et vides d'idées, se font les débitants de
telle ou telle espèce d'articles selon les jeux de
la mode, et, quels que soient leurs changementi 1
d'étiquette, abondent toujours en puérilités
séniles dont une bourgeoisie veule fait ses dé-
lices.
Qui nous délivrera de cette écriture artiste,
foncièrement artificielle, bigarrure des jargons
les plus divers, tour à tour encanaillée ou
raffinée, selon qu'elle vise les suffrages d'une
foule grossière ou d'une élite blasée ?
A ces débordements d'obscénité, de déraison
et de bavardage, où se délecte la badauderie des
sots, n'y aurait-il pas lieu d'opposer l'image
d'un art chaste, sensé et sobre?
Chaste, sensé et sobre est l'art de cette
Chanson de Roland, faite de vérité et d'émo-
tion, qui eut, au moyen âge, une popularité
immense non seulement en France, mais aussi
en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Alle-
magne, dans les pays Scandinaves, parce que
l'inspiration en était sincère, le fond universel
PRÉFACE. 17

et la forme accessible à tous, serfs et seigneurs,


paysannes et châtelaines.
Le peuple est fait pour goûter ce qu'il y a
d'éternelle jeunesse dans cette poésie simple
et passionnée, qui ne met en jeu que les sen-
timents les plus élémentaires de l'humanité et
où tout est action, action glorifiant l'esprit de
foi, de désintéressement, de sacrifice, l'amitié,
le courage, l'honneur, le patriotisme.
L'instinct classique de la France des Des-
cartes et des Pascal, des Corneille et des Ra-
cine, se reconnaît dans l'ordonnance du poème
qui déroule avec une sévère unité le récit
épique d'une glorieuse défaite glorieusement
vengée ; dans la netteté des lignes ; dans la
transparence de la forme; dans la plénitude
constante de l'idée et du sentiment; dans la
maîtrise avec laquelle sont développés cer-
tains épisodes où un heureux alliage de vie et
d'harmonie aboutit à une éminente beauté. Le
ton n'est ni banal ni criard. On sent toujours
l'homme, jamais l'artiste; on ne voit pas l'au-
teur; on voit les choses. Rien ne vise à l'effet;
et l'effet résulte de la parfaite adaptation du
mot à la pensée, ferme, vigoureuse, grande.
18 PREFACE.

Ah ! je sais bien, cela manque de ces fines


nuances où triomphent les habiles ; de ces in-
géniosités élégantes qui font se récrier les dé-
licats. C'est une poésie fruste, primitive, d'al-
lure raide et d'haleine courte. Mais combien
robuste et touchante en sa mâle simplicité!
Les personnages n'ont rien de complexe ; ils
sont carrés, tout d'une pièce. Mais quelle in-
tensité de passion, quelle puissance de volonté,
quelle sève intérieure ! Nous sommes plus agi-
tés. Sommes-nous plus vivants? Quel peuple
que celui qui, sans avoir les férocités de leur
fanatisme guerrier et les intolérances de leur
fanatisme religieux, aurait les nobles fiertés,
les viriles énergies, la santé morale des Char-
lemagne, des Olivier et des Roland !
Rien là de cette galanterie qui affadit tant de
nos vieux poèmes et qui est restée le poison
de notre littérature. Roland expirant ne pense
qu'à son pays, à son roi et à son Dieu; et
c'est sans phrases que sa fiancée meurt de sa
mort.
PRÉFACE. 19

V. — Texte et traductions de la Chanson


de Roland.

On n'a pu encore retrouver le texte primitif


de la Chanson de Roland.
La plus ancienne et la plus sûre rédaction du
texte de Roland que nous possédions appar-
tient àla seconde moitié du onzième siècle et
est consignée dans le manuscrit de la biblio-
thèque bodléienne d'Oxford, écrit au milieu du
douzième siècle.
Un autre manuscrit qui, après le manuscrit
d'Oxford, est visiblement la meilleure trans-
cription du texte primitif (sauf dans sa dernière
partie où se trouve notamment introduit le ré-
cit de la prise de Narbonne) a été conservé à la
bibhothèque Saint-Marc de Venise. 11 date de
la première moitié du treizième siècle et a été
écrit dans une espèce de patois mi-français,
mi-italien. La rédaction de ce précieux ma-
nuscrit est une sœur cadette de la rédac-
tion d'Oxford ; et, quoique péchant elle-même
par de nombreuses fautes et de nombreuses
lacunes, elle permet de corriger maintes fautes
20 PRÉFACE.

manifestes et de combler maintes lacunes in-


contestables dutexte d'Oxford.
Les autres manuscrits, manuscrit de Paris,
manuscrit de Chàteauroux, second manuscrit
de Venise, manuscrit de Lyon, manuscrit de
Cambridge, manuscrit lorrain (celui-ci très
incomplet), remontent au treizième, au quator-
zième, ou même seulement au quinzième siècle,
et contiennent de multiples remaniements de
la Chanson de Roland, rimée et paraphrasée.
En 1837, Francisque Michel, mis en éveil par
la thèse suggestive de iMonin, Dissertation sur
le roman de Roncevaux parue en 1832, publie
pour la première fois le texte de la Chanson de
Roland d'après le manuscrit d'Oxford. En 1840,
parait une traduction de Bourdillon; en 1845,
une traduction de Delécluse.
En 1850, Génin publie un texte critique et
une traduction. Sa traduction, écrite dans le
français du quinzième siècle, pèche par un
excès d'archaïsme qui lui est commun avec
plusieurs autres parues depuis. N'empêche
que cette publication fut un événement. Bien-
tôt la Revue de Paris et la Revue des Deux-
Mondes s'ouvrent à la Chanson de Roland, là
PRÉFACE. 21

traduite par Génin, ici résumée parVitet; et


les savantes dissertations se multiplient.
En 1861, traduction en vers de Jônain, faite
sur le texte de Génin ; en 1864, traduction en
prose d'Alexandre de Saint-Albin; en 1865,
traduction de M. le baron d'Avril en vers blancs ;
en 1870, traduction de M. Lehugeur en alexan-
drins; en 1877, traduction de M. Petit de Jul-
leville en vers assonances ; en 1886, traduction
de M. Jubert en vers de dix et de douze syl-
labes ; en 1899, traduction en huitains de
M. Maurice Bouchor.
La traduction la plus accréditée est en prose
et date de 1872. Elle est l'œuvre de Léon Gau-
tier, érudit éminent, chrétien pieux, chaud
patriote, qui s'est honoré par ses doctes tra-
vaux pour établir le texte critique du poème,
et par sa généreuse ardeur aie propager.
Il y a lieu de remarquer que les Allemands
se sont toujours occupés, beaucoup plus que
nous, de la Chanson de Roland. Ils ont multi-
plié les éditions critiques; et c'est à leur initia-
tive qu'est due la publication des textes de
manuscrits importants, entre autres du vieux
manuscrit de Venise.
22 PRÉFACE.

N'empêche que très nombreux sont les ro-


manistes français qui ont semé dans leurs tra-
vaux de précieux enseignements sur notre épo-
pée. Je me contenterai de nommer M. Gaston
Paris qui allie à l'érudition la plus sagace et la
mieux informée, le goût littéraire le plus sûr et
le plus délicat.

VI. — La présente traduction.

Rendre tout le sens et toute la poésie du


vieux chef-d'œuvre dans une traduction qui
ait la clarté, la netteté, l'aisance sans lesquelles
on n'a pas de lecteur?,, et le mouvement, le
coloris, le pathétique nécessaires pour ne pas
trahir le modèle : voilà l'idéal. Le concevoir est
aisé; le réaUser est difficile..
La présente traduction est complète. Je me
suis interdit les abréviations qui abondent chez
divers traducteurs; et j'aurais cru notamment
commettre un sacrilège si j'avais supprimé le
grandiose épisode de Baligant et Charlernagne.
Ma traduction suit d'un bout à l'autre le
rythme du texte original.
Pourquoi pas une traduction en prose libre?
PREFACE. 23

Parce que ne pas avoir le constant souci de la


cadence du vieux texte, c'est se résigner à ne
pas en rendre la couleur et la poésie.
Pourquoi pas une traduction rimée? Parce
que les nécessités de la rime entraîneraient
inexactitudes et remplissages ; puis , parce
qu'une traduction en rimes, ou plates, ou croi-
sées, ou mêlées, constituerait une altération
sérieuse du texte original.
Le texte original n'est pas rimé ; il est asso-
nance*, et chaque couplet a son assonance.

1. La plupart de nos vieilles chansons populaires sont simple-


ment assonancées, c'est-à-dire qu'on s'y contente, à la fin des vers,
de la répétition d'une même voyelle accentuée, au lieu de s'imposer
l'uniformité de finales consonnantes.
On connait ces couplets de la complainte du Juif-Errant :
Un habit très difforme
Et très mal arrangé
Leur fit croire que cet homme
Etait fort étranger.

« Messieurs, je vous proies/*


Que j'ai biea du malheur;
Jamais
Ni ici nijeatileurs.
ne m'arrêie
»

— Il Entrez dans cette auberge.


Vénérable \ie'\Uard,
D'un peu de bière fraîche
Vous prendrez votre part. »

— « J'accepterais à boire
Plus d'un coup avec vouti
Mais je ne
Je dois puisdebout.
rester m'asseoir
»
24 PRÉFACE.

Voyez-vous une traduction avec des couplets


de dix ou vingt vers monorimes? Voyez-vous le
tour de force à faire? Et, le tour de force opéré,
que d'infidélités inévitables ! quelle inévitable
monotonie * !
Le Départ du conscrit coramence ainsi :
Je suis un pauvre conscrit
De l'an mil huit cent dix :
Faut quitter le Languedoc
Avec le sac sur le dos.
Boileau a dit à propos des vieux poèmes du moyeu âge :
La rime au bout des mots assemblés sans mesure
Tenait lieu d'ornements, de nombre et de césure.
L'auteur de VArt poétique se trompe du tout au tout. Ce qui
manque précisément dans nos vieilles caansons de geste, c'est la
rime. Mais la mesure, le nombre et la résure n'y manquent pas; et
c'est le rythme qui en est l'àme ainsi que le principal ornement.
Si Boileau eût parcouru les textes qu'il condamne en bloc sans les
avoir lus, il aurait reconnu que les vieux poèmes de France avaient
leur prosodie; il aurait reconnu aussi qu'ils étaient écrits dans une
langue moins informe qu'il ne l'a imaginé.
Ce n'est pas sans de bonnes raisons que Liltré a dit : « Toute
polie et cultivée que soit la langue actuelle, pourtant elle n'égale pas
en correction, en régularité, en analogie, celle dont elle est descen-
due, de sorte qu'il est regrettable que toutes les ressources de per-
fectionriement et de culture se soient appliquées à un instrument
moins bon, la langue du seizième siècle, et non à un instrument
meilleur, la langue du douzième et du treizième siècle. »
1. Même si le texte original était rimé, la vraie manière de le tra-
duire serait encore, selon moi, de rendre le rythme, en renonçant
à rendre la rime.
Je relève avec plaisir, dans la plus récente Histoire de la litté-
rature française, la note suivante qui confirme celte opinion ;
« Je suivrai, dit l'auteur, M. Gustave Lanson, pour les vers de l'an-
cienne langue que, je traduirai, l'excellente règle donnée par
PRÉFACE. 25

Poqr que le lecteur prononce sur la manière


dont il convient de traduire la Chanson de Ro-
land, j'en reproduis ici un passage, plus acces-
sible que d'autres aux personnes ignorantes de
notre vieille langue romane ; et, à la suite du
texte original, je place : 1° un extrait corres-
pondant de ma traduction rythmée ; 2" un
extrait de la traduction en prose libre de Léon

M. Clédat, dans son étude sur Rutebeuf : rendre le rythaie avec


le sens, en sacrifiant la rime. »
M. Léon Clédat constate, en effet, que s'il se fût astreint à rendre
les rimes de son vieux poète, il aurait dû « introduire dans le texte
des changements parfois considérables, et se contenter d'approxi-
mation dans l'expression des pensées : mieux valait être infidèle à
)a rime qu'à l'idée ». Mais, en même temps, il s'impose de demeurer
fidèle au rythme dans toutes ses citations : « Comme le rythme
fait partie intégrante de la pensée d'un poète, nous maintiendrons
fidèlement le nombre des syllabes et la répartition de l'accent dans
chaque vers. »
De fait, dans presque toutes les littératures, et notamment dans
celle de l'Allemagne et de l'Angleterre, il arrive fréquemment que
■ les meilleurs poètes font des poèmes sans rime et s'en tiennent
au rythme. La rime est l'ornement du vers, et un ornement du plus
grand prix. Mais c'est le rythme qui en est l'essence.
Je m'en voudrais d'avoir mentionné le Rutebeuf de M. Léon
Clédat sans signaler en même temps son édition critique du texte
de la Chanson de Roland.
Bien convaincu, avec M. Gaston Paris et la plupart des romanistes,
qu'on ne saurait attribuer une origine normande à la Chanson de
Roland, M. Clédat a modifié la forme sous laquelle se présente le
manuscrit d'Oxford, en substituant au dialecte de la Normandie,
selon
France. une idée chère à Victor Leclerc, le dialecte de l'Ile-de-
2
26 PRÉFACE.

Gautier; 3" un extrait de la traduction en vers


de M. Maurice Bouchor, le poète distingué que
l'on connaît; 4" un extrait de la traduction
assonancée de Petit de Julleville qui fut si
remarquée par les connaisseurs.

Texte roman.

Li quens Rollanz par peine e par alian


Par grant dulur, sunet sun olifant;
Par mi la bûche en sait fors li clers sancs.
De sun cervel la temple en est rumpant.
Del corn qu'il tient l'oïe en est mult grant.
Caries l'entent, ki est as porz passant,
Naimes l'oïd, si l'escultent li Franc.
Ço dist li reis : « Jo oi le corn Rollant;
Une ne 1' sunast, se ne fust cumbatant. »
Guenes respunt : « De bataille est nient.
Ja estes vus vieilz e fluriz e blancs;
Par tels paroles vus resemblez enfant.
Asez savez le grant orguill Rollant',
Ço est merveille que Deus le soefret tant.
Ja prist il Noples seinz le voslre cumant.

Per un sul lèvre vait tut le jur cornant;


Devant ses pers vait il ore gabant.
Suz ciel n'ad gent l'osast requerre en champ.
Car chevalciez! Pur qu'alez arestant?
Terre Major mult est luinz ça devant.
PRÉFACE. 27

Li f^uens Rollanz ad la bûche sanglente,


De siin cervel rumpuz en est li temples.
L'olifant sunet à dulur e à peine.
Caries l'oït, e si Franceis l'entendent.
Ço dist li reis : « Cil corns ad lunge aleine ! »
Respunt ducs Naimes : « Car ber le fait en peine 1
Bataille i ad par le mien escienire.
Cil l'at trait qui vus en roevet feindre.
Adubez vus, si criez vostre enseigne,
Si succurez voslre maisniée gente!
Asez oez que Rollanz se dementet. »

Li empereres ad fait suner ses corns.


Franceis descendent, si adubent lur cors
D'osbercs e d'iielmes e d'espées à or;
Escuz uut genz e espiez granz e forz,
E gunfanuns blancs, e vermeilz e blois.
Es destriers muntent tuit li barun de l'host,
Brochent ad ait tant cum durent 11 port.
i\ 1 au celui al altre ne parolt:
« Se veissum Rollant, ainz qu'il fust mort,
Ensembl'od lui i durriums granz colps. »
De ço cui calt? car demuret unt trop.

Esclargiz est li vespres cum li jurz,


Cuntre soleil reluisent cil adub,
Osberc e helme i getent grant flambur,
E cil escuz ki bien sunt peinz à flurs,
E cil espiet, cil oret gunfanun :
Li empereres cevalchet par irur,
E li Franceis dolenz e curius.
N'i ad celui qui durement ne plurt-.
Et de Rollant sunt eu mull grant pour.
C8 PRÉFACE.
Hait siint li piii e tenobrus o grant,
Li val parfiint e les erves curanz.
SuncDt cil eraisie e deriere e do.vant,
E luit racliatcnt cncuntre l'olifant.
Li emperores clievalchet irécmcnt,
E li François curucus e dolent;
N'i ad celui n'i plurt e sei dément,
E prient Deu que guarisset Rollant,
Josque il viegnent el camp cumunemenf;
Ensembl'od lui i ferrunt veirement.
De ço cui calt? car ne lur valt nient;
Demurent trop, n'i poedenl estre à tens.

' Traduction rythmée.

Avec effort, grande peine et douleur,


Le preux Roland sonne son cor d'ivoire...
Et de sa bouche a jailli le sang clair;
Et de son front la tempe s'est rompue.
Mais combien loin porte le son du cori
Charles l'entend qui passe aux déhlés;
Naime l'entend; tous les Français l'entendent.
« Oui, dit le roi, c'est le cor de Roland...
» Il n'en sonna jamais qu'à la bataille. »
Ganelon dit : « La bataille! Allons donc!
» Vous, un vieillard, tout fleuri et tout blanc,
» Par tels propos vous sembiez un enlaut...
» Ignorez-vous tout l'orgueil de Roland?
» On est surpris que Dieu le souffre tant.
» N'a-t-il pas pris Noples sans votre aveu?

» Il va cornant tout le jour pour un lièvre...


» Sans doute il rit et joue avec ses pairs.
» Qui, sous le ciel, l'oserait provoquer?
PRÉFACE. 29

» Chevauchez donc. Pourquoi vous arrêter?


» La grande terre est bien loin devant nous. »

Le preux R«land a la bouche sanglante,


Et de son front les tempes sont rompues.
Il corne encore avec peine et douleur.
Charles l'entend; tous les Français l'entendent.
« Ah ! dit le roi, ce eor a longue haleine ! »
— a Roland, dit Naime, à coup sûr est en peine,
» On a bataille, en mon âme et conscience.
» Traître est celui qui veut donner le change.
» Sire, armez-vous; criez le cri de France,
» Et secourez votre noble maison !
» N'oyez-vous pas la plainte de Roland?... »

L'empereur-roi fait sonner tous ses cors.


Francs, pied à terre! On s'arme, avec hauberts,
Heaumes luisants, épées à garde d'or.
Riches écus, grandes et fortes lances,
Et gonfanons blancs et bleus et vermeils.
Puis les barons, montés sur leurs chevaux,
Vont au galop le long des délilés...
Ils vont, disant chacun à son voisin :
« Puissions-nous voir Roland vivant encore 1
» Quels rudes coups nous frapperons ensemble I »
Mais à quoi bon? Ils seront là trop tard.

Le soir est clair, on dirait le plein jour; 2.


Et an soleil les armures reluisent.
Heaumes, hauberts, écus bien peints à fleurs,
Lances pointues et gonfanons dorés
30 PRÉFACE.

Dardent au loin de beaux rayons de flamme.


L'empereur-roi chevanclie avec colère ;
Tout anf^oissés et dolents sont les cœurs.
Pas un Français qui ne pleure avec rage;
Pas un qui n'ait grande peur pour Roland.

Hauts sont les monts, et ténébreux et grands;


Profonds les vaux, rapides les torrents.
A l'olifant tous les clairons répondent,
Qui vont sonnant et derrière et devant.
L'enipereur-roi chevauche avec furie.
Les Français sont dolents et courroucés ;
Il n'en est pas qui ne pleure et sanglote;
Il n'en est pas qui ne prie pour Roland.
Qu'il vive au moins jusqu'à ce qu'ils arriventi
Quand ils seront sur le champ de bataille,
Ah! comme ils vont bien frapper tous ensemble I
Mais à quoi bon? C'est en vain qu'ils s'empressent.
Ils sont trop loin; ils seront là trop tard.

Traduction en prose libre de Léon Gautier

Le comtedouloureusement
Et très Roland, à grand'peine,
sonne sonà grande
olifant. angoisse,
De sa bouche jaillit le sang vermeil,
De son front la tempe est rompue;
Mais de son cor le son alla si loinl
Charles l'entend, qui passe aux défilés,
Naimes l'entend, les Français l'écoutent;
Et le Roi dit : « C'est le cor de Roland;
» Certes, il n'en sonnerait pas, s'il n'était en bataille.
— y> Il n'y a pas de bataille, ditGanelon.
» Vous êtes vieux, tout blanc et tout fleuri ;
» Ces paroles vous font ressembler à un enfant.
PRÉFACE. 31

» D'ailleurs, vous connaissez le grand orgueil de Roland,


» C'est merveille que Dieu le souffre si longtemps.
» Déjà il prit Nobles sans votre ordre...

» Pour un seul lièvre Roland corne toute la journée.


» Avec ses pairs sans doute il est entrain de rire;
» Et puis, qui oserait attaquer Roland? Personne,
» Chevauchez, Sire; pourquoi faire halte?
» Le grand pays est très loin devant nous. »

Le comte Roland a la bouche sanglante ;


De son front la tempe est brisée.
Il sonne l'olifant à grande douleur, à grande angoisse.
Charles et tous les Français l'entendent,
Et le Roi dit : « Ce cor a longue haleine! »
— « Roland, » dit Naimes, « c'est Roland qui souffre là-bas.
» Sur ma conscience, il y a bataille,
» Et quelqu'un a trahi Roland : c'est celui qui feint avec vous,
» Armez-vous, Sire; jetez votre cri de guerre,
» Et secourez votre noble maison :
» Vous entendez assez la plainte de Roland. »

L'empereur fait sonner tous ses cors;


Français descendent, et les voilà qui s'arment
De heaumes, de hauberts, d'épées à pommeaux d'or;
Ils ont de beaux écus, de grandes et fortes lances.
Des gonfanons blancs, rouges, bleus.
Tous les barons du camp remontent à cheval ;
Ils éperonnent, et, tant que durent les défilés,
Il n'en est pas un qui ne dise à l'autre :
« Si nous voyions Roland avant sa mort,
» Quels hinux coups nous frapperions avec luil
Las! Qut; ûcrl?En retard! trop en retard!
32 FHÊFACE.

Le soir s'est éclairci, voici le jour.


An soleil reluisent les armes;
Heaumes et hauberts joltcnt des flammes,
Et les écus aussi, si bien peints à fleurs,
Et les lances, et les gonfanons dorés,
L'Empereur chevauche, plein de colère;
Tous les Français sont tristes, sont anf;oisscux;
11 n'en est pas un qui ne pleure à chaudes larmes.
Il n'en est pas un qui ne tremble pour Roland.

Comme les montagnes sont hautes, énormes et ténébreuses I


Comme les vallées sont profondes! Comme les torrents sont

Par derrière, par devant, sonnent les trompettes de[rapides


CharlesI
Qui toutes répondent au cor de Roland.
L'Empereur chevauche, plein de colère.
Les Français sont en grande fureur et tout angoisseux.
Il n'en est pas un qui ne pleure et ne sanglote.
Pas un qui ne prie Dieu de préserver Roland |bataille.
Jusqu'à ce que, tous ensemble, ils arrivent sur le champ de
Ah ! C'est alors qu'avec Roland ils frapperont de rudes coupsl
Mais, hélas! à quoi bon? Tout cela ne sert de rien ;
Us ne peuvent arriver à ten)ps. En relard ! en retard!
Traduction en vers de M. Maurice Bouchor.
Avec angoisse, effort et grande peine,
Roland, là-bas, sonne; chacun l'entend.
L'empereur dit : « Ce cor a longue haleine!
Roland m'appelle. » Et Ganelon reprend ;
« Vous appeler, lui, le brave, le grand,
» Le merveilleux? Il a toujours aux lèvres,
» Vous le savez, son terrible olifanl,
» Et, tout un jour, il corne pour un lièvre. »
PRÉFACE. 33

Roland se dit : « Les Français m'entendront. »


Prenant son cor, il en sonne, farouche,
En sonne encore, et sa tempe se rompt;
Un flot de sang lui jaillit de la bouche...
Naimes s'écrie : « Ah! cet appel vous touche I
» Sire, un de nous a commis trahison :
» Roland le dit par ce cor qu'il embouche.
» Sire, en avant! Sauvez votre maison! »

Bien que la nuit tombe de la montagne,


Le roi des Francs fait sonner ses clairons.
Vite on reprend le dur chemin d'Espagne.
Les destriers sentent les éperons;
Et, dans les noirs dédiés, nos barons
Disent entre eux : « Amis, que vous en semble?
» S'il est vivant quand nous arriverons,
D Quels vaillants coups nous frapperons ensemble 1 »

Oui; mais vont-ils le retrouver vivant?


Nul ne le sait. L'angoisse les oppresse;
De larges pleurs, que séchera le vent,
Mouillent leurs yeux sans que rien y paraisse.
Ah! puisse Dieu l'aider en sa détresse,
Avant qu'on soit là-bas! Si les païens
Le blessaient, lui, par force ou par adresse,
Sauverait-il un seul d'entre les siens?

Hauts sont les monts, et ténébreux, et grands,


Et les forêts y font un bruit immense.
Hauts sont les monts; rapides, les torrents.
Avec les siens le roi Charles s'avance.
3V PRÉFACE.

Tous, pour sauver le fier champion de France,


Font grande liàto : il n'est pas un traînard;
Tous ont vaillante épée et forte lance;
Mais à quoi bon, s'ils arrivent Irop tard?
Traduction assonancée de Petit de JuUeville.
Roland le comte, avec peine et tourment
Et grand'douleur, sonne son olifant.
Et de sa bouche clair en jaillH le sang,
De son cerveau la tempe aussi se fend.
Du cor qu'il tient le son fort loin Oi'éteud.
Charles l'entend par les gorges passant.
Naimes l'ouït et l'écoutent les Francs.
Ce dit le Roi : « C'est le cor de Roland.
» N'en sonnerait s'il ne fût combatlant. »
Gane répond : « Nul ne se bat pourtant.
» Vous êtes vieux, tout fleuri et tout blanc;
» Par tel discours vous semblez un enfant.
'» Assez savez tout l'orgueil de Roland;
» Et c'est merveille que Dieu le souffre tant.
» Il a pris Noples, vous ne le commandant.

» Pour un seul lièvre, un jour entier, cornant,


» Devant ses pairs, il s'en va plaisantant!
» Sous ciel n'est gent qui le provoque en champs I
» Chevauchez donc! Pourquoi perdre le temps?
» La grande terre est encor loin devant. »

Roland le comte a la bouche sanglante;


De son cerveau il a rompu les tempes,
Sonne du cor, plein de douleur poignante;
Charles l'ouït, et ses Français l'entendent.
« Ce cor, dit Charles, a l'haleine puissante!»
PRÉFACE. 3d

« Roland, dit Naiines, que son angoisse est grande I


» isatailie y a, oui, sur ma conscience.
» Quelqu'un qui feint encore, a dû le vendre.
» Armez-vous, Sire, criez le cri de France,
» Et secourez votre maison vaillante!
» Entendez-vous que Roland se lamente? »

Lors l'Empereur a fait sonner ses cors.


Français descendent; ils vont armer leurs corps;
Hauberts et heaumes, épée à garde d'or,
Riches écus, et grands épieux très forts.
Blancs, bleus, vermeils, flottent tous les drapeaux.
A cheval montent tous les barons de l'ost.
Piquent en liâte, tant que durent les ports,
Et chacun d'eux à l'autre dit ces mots :
« Puissions-nous voir Roland vivant encor!
» Auprès de lui nous frapperions grands coups! »
Qu'importe, hélas? car ils ont tardé trop!

Comme le jour, le soir est lumineux;


Et les armures, au soleil, sont en feu;
Hauberts et heaumes jettent grandes lueurs;
Et ces écus, qui sont bien peints à fleurs.
Ces gonfanons dorés, et ces épieux.
L'Empereur Charles chevauche avec fureur,
Et les Français dolents et anxieux;
Pas un n'y a qui ne verse des pleurs,
Et pour Roland ne soit en très grand'peur.

Hauts sont leâ^ monts et ténébreux et grands,


Les vaux profonds, rapides les torrents.
Les clairons sonnent, et derrière et devant;
Répondent tous ensemble à l'olifant.
36 PRÉFACE.

Charles chevauclio avec emportement',


Et les Français, anxieux et dolents,
Vont pleurant tous et se désespérant
Et priant Dieu qu'il préserve Roland,
Tant qu'ils aient pu venir ensemble au champ
Et, avec lui, frapper là bravement.
Qu'importe-t-il? C'est inutilement!
Us tardent trop, ils n'y seront à temps!

J'ai eu sous les yeux les principales éditions


critiques du texte de la Chanson de Roland.
Mais mon grand instrument de travail a été
le texte donné par un illustre Allemand, Théo-
dore Muller.
Il a pubhé trois éditions de plus en plus amé-
liorées du texte d'Oxford : la première en 1857,
la deuxième en 1863, la troisième en 1878. Ces
deux dernières sont justement devenues clas-
siques dans toute l'Europe.

a MûUer est l'homme du monde qui s'est le


plus occupé de la Chanson de Roland » , disait
son émule, Léon Gautier. « C'est lui qui le pre-
mier a vu d'un œil net toutes les lacunes de la
version d'Oxford et qui a tenté de les combler
avec autant d'extraits empruntés aux textes de
Venise, de Paris, de Versailles; c'est lui qui, le
PRÉFACE. 37

premi/^r, a corrigé, par centaines, les fautes


évidentes de ce scribe médiocre et distrait au-
quel on doit le texte du manuscrit d'Oxford;
c'est lui qui a remis sur leurs pieds cinq cents
vers titubants ou boiteux. On ne lui sera jamais
assez reconnaissant. »

Dans ma traduction, en même temps que j'ai


suivi scrupuleusement le texte consacré d'Ox-
ford, j'ai intercalé, — presque toujours d'après
le vieux texte de Venise, et quelquefois d'après
d'autres textes, — des passages qui comblaient
des lacunes évidentes ou ajoutaient à l'effet
esthétique.
Ces additions sont signalées aux lecteurs au
fur et à mesure qu'elles se rencontrent. J'ai
tâché d'éviter toutes celles qui n'auraient été
que vains remplissages ou ornements de mau-
vais goût.
Il est arrivé à des éditeurs de la Chanson de
Roland de ne pas assez laisser dans l'ombre de
multiples variantes qui leur semblaient inté-
ressantes et étaient insignifiantes. Certains
érudits admirent trop indistinctement les vieux
textes. Tout ce qui est archaïque leur semble
3
38 PRÉFACE.

digne de devenir classique, et l'éclectisme de


leur superstition ingénue compromet le culte
dû à de réelles beautés.

VII. — Divisions de l'œuvre.


La Chanson de Roland est divisée en tirades
de longueur très variable, et composées cha-
cune de vers ayant même assonance.
En général, chaque couplet a le mérite d'of-
frir un développement propre où existe une
réelle unité et qui comporterait une figuration
par la peinture ou la sculpture.
Sauf cette distinction des couplets, les textes
ne renferment aucune mention relative aux
diverses parties du poème.
Mais c'est trahir l'œuvre que de la présenter
avec la continuité qu'elle offre dans les manus-
crits, sans y distinguer les divers moments du
récit, les phases de l'action, les ensembles,
bref les divisions que le jongleur ne manquait
pas de signaler à ses multiples auditoires.
Quelles étaient ces divisions ?
Je crois qu'un examen attentif du poème
permet de les conjecturer avec quelque vrai-
semblance.
PRÉFACE. 39

De l'ordonnance de l'œuvre il m'a paru res-


sortir que le partage en six livres était tout
indiqué.
Daa«; chaque livre, j'ai distingué par des
titres les divers développements, formant cha-
cun un tout dont les parties se répondent.
L'étude isolée de plusieurs de ces dévelop-
pements permettra au lecteur attentif de dé-
mêler l'art qui se cache sous des répétitions
apparentes. Tel morceau constitue -une véri-
table symphonie poétique, se déroulant avec
une progression harmonieuse où domine un
thème principal qui joue le rôle du refrain ou
du leit motive.

C'est ainsi que la poésie hébraïque repose


sur la correspondance de développements ana-
logues les uns aux autres. Chaque phrase
de ses chants a deux parties dont la seconde
est une reprise du thème de la première.
Composée en un temps oii, sauf les gens
d'église, presque personne ne savait Hre, la
Chanson de Roland fut faite non pour être lue,
mais pour être entendue. Aussi est-ce surtout
quand elle est dite devant un public, que de-
viennent sensibles les harmonies que j'y signale.
40 PRÉFACE.

Môme des cillants, des illettrés, sans savoir le


pourquoi, s'en montreront touchés. Dès lors,
je ne souhaiterais rien tant à la présente» tra-
duction que la faveur de quelques lectures
publiques faites dans les écoles ou dans les
salles de conférences, en donnant un juste
relief au rythme des couplets et à ces expres-
sives reprises du récit, à ces retours gradués
d'.'S motifs dominants, d'où résulte un cres-
cendo d'intérêt et d'émotion.

Vni. — Le prologue naturel de la Chanson


de Roland.

Avant d'aborder la Chanson de Roland, je


veux faire précéder le poème de son prologue
naturel, en contant comment Olivier et Roland
devinrent amis, et comment la belle Aude
devint la fiancée de Roland.
Mon guide sera la chanson de geste Girard
de Viane, composée, d'après des chansons an-
térieures aujourd'hui perdues, par le trouvère
Bertrand, de Bar-sur-Aube, durant la première
moitié du treizième siècle, et éditée à Reims
parTarbé. en 1850
PRÉFACE. 41

Dai^s le libre récit que j'intitule Roland et la


belle Aude, je resterai fidèle à l'esprit de sim-
plicité de la vieille légende; mais j'y supprime-
rai beaucoup de détails qui l'alourdissent, et
j'y ferai, d'après d'autres gestes, des addi-
tions qui la complètent.
Joseph Fabre.
PItOLOGUE A LA CHANSON DE BOLAND

ROLAND ET LA BELLE AUDE

Klle apparaît plus belle que le soleil de mars ou


la rose de mai... Et devant elle le preux frissonna
d'amour comme fait la feuille au vent, tant est gente
sa personne, doux son regard, clair son visage, et
empourprée sa bouche souriante.
ARNAun DE Mareuil et Bernard de Venta-
DOUR ^douzième siècle).

. Les beaux jours se laissent entrevoir et s'en-


fuient. Reviendront-ils jamais? La vie se passe i
caresser de vaines espérances; et, au moment où on
croit tenir le bontieur, on s'aperçoit qu'il faut lui
dire un éternel adieu. Douce alors est la mort qui
ei6t une existence aevenue un martyre.
Pétrarque.
ROLAND ET LA BELLE AUDE

Les deux champions.

Gérard de Vienne, puissant seigneur, avait


bravé Charlemagne.
C'était un preux de grand courage qui, avec sa
lance, faisait merveilles. Il disait : « Maudit le
premier qui tut archer! C'était un couard : il n'o-
sait approcher. »
Charlemagne vint l'assiéger dans son château.
Au pied de ce château vaste et beau, coulait le
Rhône, dont les flots rapides et sonores amenaient
force bateaux chargés de provisions.
La forteresse semblait imprenable. Épais étaient
ses murs et hautes ses tours.

Parmi les chevaliers en présence, il y en avait


deux qui brillaient par-dessus tous : Roland, ne-
3.
46 PROLOGUE A LA CHANSON DE ROLAND.

veu de Charlemagne, et Olivier, neveu de Gérard


de Vienne.
Également forts, jeunes et beaux, également
courageux, courtois et magnanimes, ils furent
proclamés, d'une commune voix, l'un le champion
du roi de France, l'autre le champion du seigneur
de Vienne.
— « Sire Roland, dit Olivier, vous plaît-il de
venir un jour, au lever du soleil, dans l'île qui est
sous Vienne, pour que nous nous battions seul à
seul? Dieu décidera qui mérite de vaincre. »
— « Je veux bien», répondit Roland.
ROLAND ET LA BELLE AUDE. 47

II
La première entrevue de la belle Aude
et de Roland.

Sur ces entrefaites il advint que, parmi les


dames -venues sur les remparts du château pour
assister aux joutes fréquentes des chevaliers, se
trouva la belle Aude, sœur d'Olivier.
Aude resplendissait entre toutes les femmes
comme un magnifique lis au milieu d'un bouquet
de fleurs.
Élancée, svelte, elle avait des cheveux blonds
aux tresses bouclées, des yeux d'un bleu clair, le
visage frais et rosé, Les bras longs, les pieds
petits et bien moulés. Sa peau était blanche
comme l'aubépine printanière. Son manteau était
tissé d'or et de soie. Sur sa tête était posé un
chapelet orné de pierres précieuses qui jetaient
grande clarté.
Roland l'aperçut, et il se mit à dire d'une voix
haute : « Par Dieu, jamais de ce côté-ci la ville ne
sera prise. Nous ne faisons pas l'assaut contre les
48 PROLOGUE A LA CHANSON DE ROLAND.

dames... Mais qui êtes-vous, noble demoiselle?


Croyez que je ne le demande pas par mauvaise
intention. »
A ces mots, le visage de la belle Aude fut tout
empourpré. Elle répondit : « On me nomme Aude,
nièce de Gérard et sœur d'Olivier. »
— « N'avez-vous pas de maître et seigneur?»
reprit Roland.
— « Je n'ai pas de maître et seigneur, dit-elle,
et jamais je n'en aurai que par la volonté de sire
Gérard mon oncle et d'Olivier mon frère. y>
— « Ah! dit Roland, si bas qu'elle ne put l'en-
tendre, jevoudrais bien, par Dieu fils de Marie,
que vous deveniez mienne ! »
Aude reprit : « Seigneur chevalier, j'ai répondu
sans rien celer à ce que vous m'avez demandé. A
votre tour, dites-moi qui vous êtes, vous qui avez
si belle épée et chevauchez sur un coursier pom-
melé aussi agile qu'une flèche... Vous avez fait
bien de mal à nos gens et semblez être fier par-
dessus tous les autres. Votre dame, j'imagine, est
de grande beauté. »
Là-dessus, Roland se mit à rire : « Oh! pour
cela, vous dites vrai », s'écria-t-il, en pensant à
elle et la regardant. « Il n'y en a pas d'aussi belle
ROLAND ET LA BELLE AUDE. 49

dans la chrétienté. Non, je ne trouverais pas la


pareille, irais-je la chercher jusqu'à Rome... Dame,
mes pairs et mes amis m'appellent Roland. »
Cette réponse fît grand plaisir à Aude,
— « Vous êtes donc, dit-elle, ce Roland dont on
conte tant de prouesses? J'ai ouï dire que vous
devez vous battre contre mon frère. Vous ne savez
pas combien il est hardi et valeureux. Cela me
pèse que vous ayez bataille l'un contre l'autre. »
Elle partit, et Roland s'en alla rejoindre Char-
lemagne qui plaisanta son beau neveu sur cet en-
tretien avec la belle Aude. « J'ai idée, lui dit-il,
que vous n'étiez pas tout à fait d'accord avec cette
gente demoiselle. Si vous avez à vous plaindre
d'elle, ne lui gardez pas trop rancune, je vous
prie. »
50 PROLOGUE A LA CHANSON DE HOLAND,

III

Olivier contre Roland.

Le jour fixé pour le combat des deux cham-


pions était venu*.
Olivier arriva le premier dans l'île, dès l'aube.
Par trois fois il sonna du cor : et ses appels se
prolongèrent bien loin des deux côtés du Rhône.
Le cor sonnait encore que Roland apparut.
Les deux adversaires se saluèrent.
— « Gardez-vous bien», s'entredirent-ils; et le
combat commença.

Éperonnant leurs chevaux, les preux s'éloignent


l'un de l'autre la longueur d'un demi-arpent;
puis ils se font face, brandissent leurs lances, et,
au milieu du pré fleuri, s'abordent impétueuse-
ment.
La lance heurte la lance ; l'armure heurte l'ar-
i. Ici commence le duel que Victor Hugo, s'inspirant de Girard
de Viane, a conté avec grand éclat, mais aussi avec de regret-
tables outrances qui sentent la rhétorique et révoUent le sens
commun. [V^ir la fin du présent ouvrage.)
ROLAND ET LA BELLE AUDE. 51

mure. Si violent est le choc que les chevaux s'af-


faissent sur les genoux ; mais aussitôt ils se re-
lèvent.
Les deux chevaliers se donnent de grands coups
sur leurs écus; les boucliers craquent; des tron-
çons de lance sont brisés. Mais les plus fiers as-
sauts ne peuvent entamer leurs solides hauberts.
Roland finit par tirer son épée, Durandal. Il en
assène un tel coup sur le casque d'Olivier qu'il
fait sauter toutes les pierres précieuses dont le
heaume était orné. Le coup glisse le long de l'ar»
mure et va atteindre le cheval d'Olivier qu'il
coupe en deux moitiés.
Aussitôt, Olivier bondit à terre et tombe droit
sur ses pieds.
— « Monjoie! criait Roland, victoire à Charle-
magne! Le château de Vienne, sera rasé, et le
traître Gérard sera pendu comme félon. »
— « De tels propos ne sont que vantardise, dit
Olivier. Dieu, qui souffris passion pour nous,
- donne-moi secours! Je lutterai à outrance, pour
bien défendre le sire de Vienne et son donjon. »
L'épée en main, il pousse en avant.
52 PROLOGUE A LA CHANSON DE ROLAND.

IV

lies angoisses de Gérard et de


la belle Aude.

Pourtant, à travers les créneaux de sa plus


haute tour, Gérard de Vienne regardait au loin
avec une anxiété bien grande : c< 0 Dieu, notre
glorieux père, s'écriait-il, sauve mon champion
delà mort! »
La belle Aude était aussi à l'embrasure d'une
petite fenêtre. La joue appuyée sur sa main, elle
soupirait et pleurait.
Voici que tout à coup elle s'aperçoit que son
frère est démonté. La selle est vide!
Telle est sa douleur que son cœur se fend. Elle
court s'agenouiller dans une chapelle et s'écrie :
« 0 Dieu qui t'es fait homme pour le salut des
hommes, ô Dieu que chacun invoque en sa dé-
tresse, accorde-moi que nous recevions une nou-
velle qui soit à la fois belle et bonne pour les deux
chevaliers alignés là-bas l'un contre l'autre ! »
En même temps elle tombe évanouie sur les
ROLAND ET LA BELLE AUDE. 53

dalles de marbre. Quand elle se remet, ses pleurs


coulent si abondants que sa fraîche robe garnie
d'hermine en est toute mouillée.
Joignant encore les mains, elle supplie Dieu
bien doucement : « Dieu bon, dit-elle, prenez en
pitié les deux chevaliers en qui est toute mon
amitié! Qu'aucun des deux ne soit humilié; et
qu'ils restent vivants ! »
54 PROLOGUE A LA CHANSON DE ROLAND.

Roland démonté.

Pour être à pied, Olivier n'en est pas moins un


valeureux champion.
Tenant en main son épée à la poignée d'or, il
s'est précipité sur Roland et a frappé un grand
coup sur son heaume dont les pierreries volent en
éclats. La bonne épée retombe sur le cheval et lui
fend le corps entre les deux épaules : voilà à terre
le cheval de Roland.
On eût donné à Olivier la moitié de la France,
qu'il n'aurait pas eu au cœur une joie aussi vive
que celle qu'il éprouva quand il vit Roland dé-
monté comme lui, et réduit à combattre à pied.
Ah! avec quelle fierté et hardiesse ils luttent
tous deux! Quels violents coups ils se donnent!
Le fer choque le fer, et le feu en jaillit. Vraiment,
si vous aviez été dans l'île sous Vienne, vous au-
riez vu un beau spectacle.
ROLAND ET LA BELLE AUDE. 55

VI
Sur les remparts de Vienne et dans l'île.

Sur les remparts de Vienne le duc Gérard s'é-


tait mis à genoux : « Sainte Marie, disait-il, les
yeux mouillés de larmes, protégez le preux Oli-
vier! Qu'il ne meure pas! Qu'il ne se rende
pas! »
De son côté, Charlemagne prie pour son neveu :
« Sainte Marie, protégez Roland! Il est si noble
chevalier! Je le fe/ai roi de France. »
Et dans l'île, les deux chevaliers continuent à
s'escrimer en champions qui ont résolu de lutter
sans trêve ni merci.
Us sont plus fiers que lions ou léopards. Pour
tous les trésors de Salomon aucun des deux ne
consentirait à reculer de la longueur d'un éperon.
Ils vont se frappant à toute volée de leurs épées
nues d'oii rayonnent des éclairs. C'est merveille
comme ils se cherchent avec ardeur!
Leurs boucliers sont fendus; leurs cottes de
mailles sont rompues ; leurs tuniques sont mises
56 PROLOGUE A LA CHANSON DE ROLAND.

à découvert : désormais ni l'un ni l'autre n'a de


protection contre la mort.
A Vienne, au haut du maître donjon, se tien-
nent dame Guibourg, la femme d'Olivier, et la
belle Aude au clair visage.
Elles s'arrachent les cheveux; elles tordent leurs
bras avec désespoir.
— (c Ah! s'écrient-elles, maudit ce château de
Vienne ! Que n'est-il brûlé plutôt que ne se com-
battent de si bons chevaliers ! »
— « Beau sire, dit Aude à son oncle, n'y a-t-il
donc pas moyen que la paix soit faite entre ces
deux preux? »
— '( Je n'en puis mais », répond Gérard. Et il
attend inquiet.
ROLAND ET LA BELLE AUDE. 57

VII

Propos des deux combattants.


Olivier désarmé.

Comme ils continuaient tous deux à combattre


dans l'île, le vaillant Roland s'interrompit pour
parler à Olivier :
— « Par ma foi, lui dit-il, jamais je ne vis
homme de votre valeur. Nous persisterons à lutter
sans l'aide d'aucun homme vivant jusqu'à ce que
l'un des deux soit vaincu. Mais en vérité il me
fait peine de voir là-haut ces deux dames qui, à
cause de nous, ont l'air de pleurer fort et poussent
de grands cris. »
— «Ah! répondit Olivier, j'en ai profonde pitié.
C'est Guibourg, ma prude femme, et Aude, ma
gracieuse et honorée sœur. Comme elles sont en
lamentable chagrin!... En vérité vous êtes le pre-
mier des preux. Si Dieu me donne de sortir d'ici
vivant, je parlerai de vous à ma sœur. J'ai en tête
qu'elle vous épouse ou se fasse nonne. »
58 PROLOGUE A LA CHANSON DE ROLAND.

Et les deux chevaliers se remettent à combattre


de plus belle.
Olivier, qui tient son épée droite et raide, l'en-
gage dans le bouclier de Roland qu'elle traverse.
Il veut la retirer; mais elle y est retenue et se
brise tout près de la garde.
Il n'a plus en main que la poignée de son épée.
Tout consterné, il la jette dans le Rhône de-
vant Vienne.
ROLAND ET LA BELLE AUDE. 59

VIII
lia grande pitié pour Olivier.

On apprit vite à Vienne qu'Olivier avait perdu


éon épée mise en morceaux.
A cette nouvelle, le duc Gérard gémit, et Aude
tomba évanouie.

Lorsqu'elle eut repris connaissance, Aude fît ces


plaintes : « Hélas ! Olivier, mon cher frère, com-
bien dure est notre destinée ! Ah! pour que je te
perde il faut que Dieu m'oublie ! Sans doute, Ro-
land est le meilleur chevalier qui jamais ait tenu
l'épée. Mais jamais je ne serai sa femme. Je serai
une nonne voilée... Sainte Marie, dame du ciel,
pitié! Là-bas se combattent mon frère et l'ami
qui m'aime tant... Lequel qui meure, j'en mour-
rai. Séparez-les, reine du paradis! »
Gérard l'entend. Il pâlit, et, l'ayant relevée, il
l'amène au monastère où on la réconforte à grand'-
peine.

La nouvelle qu'Olivier a eu l'épée brisée est


allée aussi au camp de Charlemagne. Les cheva-
60 PROLOGUE A LA CHANSON DE ROLAND.

liers de l'empereur s'en affligent; etCharlemagne,


cachant son visage sous ses fourrures de martre,
en -verse des larmes.
Olivier est un si noble ennemi I Le sort a été
pour lui bien cruel.
ROLAND ET LA BELLE AUDE. 61

IX

La magnanimité de Roland et le
message d'Olivier.

Donc, l'épée d'Olivier est brisée ; et ses tronçons


épars gisent sur l'herbe verte.
Être ainsi désarmé en face d'un adversaire qui
vous presse! C'est à devenir fou de douleur.
— c( Eh bien! se dit le hardi chevalier, mieux'
vaut mourir ici avec honneur que de m'exposer,
par un semblant de fuite, à un reproche de lâ-
cheté. »
En même temps, des deux mains, il empoigne
Roland à bras-le-corps.
— « Je reconnais là votre fier cœur, sire Oli-
vier, dit Roland. Mais si j'allais vous frapper,
maintenant que yous n'avez plus d'épée et que
moi j'en ai une si bonne que nul ne la pourrait
ni tordre ni briser, j'encourrais un juste blâme.
Ce n'est pas le neveu de Charlemagne qui tuera
un adversaire désarmé. Envoyez chercher une
62 PROLOGUE A LA CHANSON DE ROLAND.

épée. Puis, si c'est votre plaisir, faites-nous ap-


porter du vin; car j'ai grand'soif. »
— « Merci, sire Roland, répondit Olivier. Or
donc, reposez-vous un peu sur l'herbe pendant
que je vais parler au batelier qui m'a amené dans
l'île. »
Il va trouver le batelier : « Ami, lui dit-il, pars
rapidement pour Vienne. Dis à mon oncle de
m'envoyer une autre épée, et qu'il y joigne un
vase de vin ; car Roland a grand'soif. »
BOLAND ET LA BELLE AUDE. 6T

Hauteclaire.

Le batelier fit son message à Gérard qui lui


dit : « Bon marinier, Dieu te garde ! Mon somme-
lier va apporter un setier de vin et une coupe
d'or. Moi, je vais prendre l'épée. »
L'épée à dure trempe que Gérard destinait à
Olivier était la fameuse Hauteclaire.
Elle avait appartenu à l'empereur Closamont
qui la laissa sur le champ de bataille où il fut tué.
Des faucheurs, l'ayant trouvée dans l'herbe
drue, l'offrirent à l'apôtre de Rome,
Le pape la fit bien fourbir par un maître ou-
vrier etla conserva dans le trésor de Saint-Pierre
jusqu'au jour où il en fit don à Pépin le Bref.
Plus tard elle fut vendue, contre une mule
chargée d'or, à un vieux juif de Vienne nommé
Joachim.

C'est de ce juif que Gérard l'obtint pour l'en-


voyer àson neveu.
64 PROLOGUE A LA CHANSON DE ROLAND.

XI

Olivier fait boire Roland. L'écuyer félon.

Le batelier repartit, accompagné d'un écuyer


qui remit à Olivier le vase de vin, la coupe d'or
pur et la bonne épée.
Olivier remplit de vin la coupe d'or ; et, comme
Roland en sueur s'était étendu sur l'herbe afin de
prendre un peu de repos, il s'agenouilla devant
Roland pour lui présenter la coupe. Roland se
souleva et but longuement.
Tandis que Roland penchait la tête pour boire,
l'écuyer, trouvant l'occasion bonne, prit l'épée et
s'apprêta à couper la tête du preux.
Olivier s'en aperçut. Il arrêta le coup, et avec
son poing envoya l'écuyer rouler à terre en lui
criant : <( Arrière, lâche 1 »
ROLAND ET LA. BELLE AUDE. 65

XII

Comment Roland gagna Durandal.

Voilà en présence Hauteclaire et Durandal, les


deux épées sans pareilles...
C'est dès l'âge de quinze ans que Roland avait
été mis en possession de Durandal, la meilleure
épée qui ait jamais été forgée, et de Yeillantif, le
meilleur cheval qui ait couru sur terre.
Un Sarrasin envoyé par ie puissant roi Agolant
était venu défier Charlemagne, lui disant : « Mon
maître a l'Asie et l'Afrique. Il veut avoir l'Europe.
Viens lui en faire hommage. Sinon, tu n'échap-
peras pas à ses coups, à moins que, comme un
aigle, tu ne t'envoles au plus haut des airs. »
L'empereur lui avait répondu : « Va dire à ton
maître que sous peu je dresserai l'oriflamme de
France dans la ville d'Aspremont où il se tient. »
Le jeune Roland voulait suivre son oncle. Mais
celui-ci, le trouvant trop jeune, prescrivit qu'on
i. le
gardât bien enfermé dans la forteresse de Laon.
— « Quoil les gentilshommes chevaucheront ;
66 PROLOGUE A LA CHANSON DE ROLAND.

on donnera de grands coups d'épée, et je ne se-


rais pas de la fête!... J'en serai ! » s'écria Roland.
Il assomma le portier de la forteresse ; s'en ouvrit
les portes, et courut à Aspremont en Calabre.
Là, Yaumont, le fils du grand Agolant, faisait
merveilles. Dans une épouvantable mêlée il ve-
nait de renverser à terre le vieux Charlemagne,
qui avait bien même cœur que jadis, mais non
même force.
Sur ces entrefaites Roland arrive. Il attaque
Yaumont si bravement qu'il réussit à lui prendre
et son cheval Veillantif, et son épée Durandal, avec
laquelle il lui tranche la tête.
Lors, il courut relever son oncle qui lui dit :
« Cher neveu, sois le bienvenu. A la plus
grande peine tu viens de faire succéder la plus
grande joie.
» Je veux t'armer chevalier. Reçois de ma main
Durandal. Qu'avec elle Dieu te donne toute vertu
et te fasse à jamais vainqueur de la gent mé-
créante»1
ROLAND ET LA BELLE AUDE. 67

XIII

Hauteclaire contre Durandal. La magnanimité


d'Olivier.

Donc, voilà en présence Durandal et Haute-


claire, les deux épées sans pareilles.
Au premier assaut Roland porte un tel coup
qu'Olivier s'écrie : « Sans l'aide de Dieu j'étais
bien pourfendu jusqu'à l'oreille. »
Olivier riposte avec vigueur.
— « Vrai, dit Roland, vous ne me ménagez pas
non plus. »
Au bout de deux heures, Roland dit :
« Il faut que je vous l'avoue ; je me sens ma-
lade.
» Tel est mon épuisement que je voudrais bien
me coucher un peu. »
— « Sire Roland, répondit Olivier, il ne faut à
ma lame que des adversaires bien portants. Cou-
chez-vous, sc'est
i votre plaisir. Je vous éventerai
pendant votre sommeil. »
68 PROLOOUli; A LA CHANSON DE ROLANtj.

— '( Vous ne comprenez donc pas? reprit Ro-


land. C'est pour vous éprouver que j'ai parlé ainsi.
Je combattrais aisément quatre jours de suite. »
— « Eh bien! recommençons », dit Olivier.
Et le combat reprit de plus belle;
ROLAND ET LA BELLE AUDB. 69

XIV

La belle Aude en appelle à Dieu.

Pourtant, la belle Aude était remontée aux cré-


neaux et,
; voyant les deux adversaires si acharnés,
elle était toute frissonnante.
Il était bien clair que l'un ou l'autre allait périr.
Et la malheureuse prenait sa tête entre ses
mains avec désespoir; et, détachés, ses cheveux
blonds, luisant comme or fin, ondoyaient sur
ses épaules.
Que pouvait-elle faire? Prier. Elle se mit à
prier de toute son âme :
« Beau sire Dieu, s'écriait-elle, mets entre
eux la paix! Si l'un des deux meurt, je ne de-
meurerai pas vivante. »
Les bras au ciel, toute pâle et en larmes, la
belle Aude faisait peine à voir.
Se pouvait-il que Dieu ne la prît pas en pitié?
70 PROLOGUE K LA CHANSON DE ROLAND-

XV

L'ange paciûcateur.

Le combat n'eût pas fini avant que l'un des


deux combattants eût perdu la vie, si Dieu ne
s'en fût mêlé.
La nuit venait ; et le corps à corps des deux
champions continuait; et ni l'un ni l'autre ne
voulait se rendre.
Le cliquetis de leurs épées ne faisait que redou-
bler. De plus en plus ils devenaient violents,
exaspérés, farouches.
Mais voici qu'entre les lutteurs descend une
nuée qui met un voile sur leurs yeux.
Ils restent immobiles et tout saisis. Aussi

hardis soient-ils, ils s'écrient, pleins d'épouvante :


« Qu'est ceci, Seigneur Dieu? »
Alors un ange leur apparaît, dans un cercle de
lumière : « Bons chevaliers, l'honneur est sauf.
Vous avez assez longtemps soutenu le combat.
Dieu vous défend d'aller outre. Désormais, c'est
ROLAND ET LA BELLE AUDE. 71

zôte à côte, en Espagne, aux dépens de la gent


païen^ie, que vous devez signaler votre valeur. »
Les deux chevaliers, très émus, laissèrent
tomber leurs épées et allèrent s'asseoir l'un près
de l'autre sous un arbre à l'épais feuillage.
PROLOGUE A LA CHANSON DE ROLAND

XVI

Le pacte d'amitié entre Olivier


et Roland.

Les deux chevaliers étaient allés s'asseoir l'un


près de l'autre sous un arbre à l'épais feuillage.
— « Sire Olivier, dit Roland, je vous en donne la
loyale assurance, vous m'êtes cher plus qu'aucun
homme vivant, Charlemagne excepté. Puisque
Dieu veut bien que nous soyons unis, jamais je
n'aurai ni ville, ni bois, ni château, ni tour, que
vous ne les ayez en partage avec moi... Si cela
vous agrée, j'épouserai la belle Aude. »
Olivier leva les deux mains au ciel : « Seigneur
Dieu, s'écria-t-il, soyez loué pour m'avoir mis
d'accord avec un tel chevalier!... Sire Roland, il
n'est personne au monde que j'aime plus que
vous. C'est de bon cœur que je vous donne Aude
pour femme. Mais délacez votre heaume pour que
nous puissions nous baiser. »
— « Volontiers », dit Roland.
Tous deux délacent leurs casques; et de bon
ROLAND ET LA BELLE AUDE. 73

cœur ils se donnent un fraternel baiser, se jurant


de rester compagnons pendant toute leur vie.
Ainsi Ift paix fut faite '.

1. L'abbaye de Saint-Faron, près de Meaui, fondée à la fia du


dixièise siècle, possédait un monument où étaient groupés la belle
Aude, Roland, l'archevêque Turpin et Olivier. D'après l'inscriptioo
la'ine, Olivier disait à son ami :
Cher Roland, je te donne Aude ma sœur pour femme
Comme gage étemel de l'amour qui aous lit.
PROLOGUE A LA CHANSON DE ROLAND.

XVII

Les fiançailles de Roland et de


la belle Aude.

On était en mai, en ces jours oii le ciel est


chaud et serein, où les arbres sont feuillus et les
prés reverdis, où les oiseaux volettent en chan-
tant haut et clair.

C'était la fête de saint Maurice, le preux des


anciens temps; et Charlemagne, entouré de vail-
lants chevaliers, tenait sa cour au palais seigneu-
rial de Vienne.
Dame Guibourg entra dans la grande salle,
menant Aude par la main droite.
Aude, richement vêtue, s'avance à pas lents, les
yeux à demi baissés.
Le palais est illuminé par sa présence ; nul ne
la voit qui ne soit ébloui.
— « Qu'elle est belle! » dit Charlemagne.
Après l'avoir un moment admirée, il ajouta :
« Sire Gérard, donnez-la-moi pour Roland; mon
neveu bien-aimé. Tant qu'il l'aura, nos familles
ROLAND ET LA BELLE AUDE. 75

ne seront plus divisées ; et, s'il plaît à Dieu, Aude


et Roland auront de bons héritiers pour notre plus
grand bien. »
Le seigneur de Vienne répondit : « Sire, à
votre gré. Ma nièce ne pouvait avoir mari de plus
haute valeur. »
Charlemagne se dresse debout; appelle Ro-
land lui
; amène Aude par la main et dit : « Tu
seras son mari; elle sera ta femme. »
En même temps, maints barons et l'arche-
vêque sont pris à témoin que, devant tous, Ro-
land et Aude sont fiancés.
76 PROLOGUE A LA CHANSON DE ROLAND.

XVIII

On a compté sans les Sarrasins.

Un jour est lixé pour la célébration du mariage.


Mais les Sarrasins, — Dieu confonde les Sarrasins I
— vont faire de ce jour un jour de deuil.
En effet, voici venir des messagers qui ap-
pren ent l'empereur
à que les païens s'apprêtent
à envahir la France. On doit tout quitter pour
courir sus aux païens.
Roland va dans la chambre oiî est Aude, sa
douce amie. 11 lui donne un anneau; elle lui
donne une bannière blanche.
Que de Sarrasins vaincus la verront triom-
phante, cette blanche bannière! Sur combien de
villes prises elle flottera!
Mais, quand même, Roland ne la rapportera
pas à sa fiancée... Roland ne reviendra plu? : il
mourra à Roncevaux.
LA CHANSON DE ROLAND
TRADDCTIÔN WOUVELLE ET COMPLÈTE

rythmée conformément au texte roman


LA CHANSON DE ROLAND

LIVRE PREMIER
LE RESSENTIMENT

Oui ne sait quels sont les empoTtements d'uno


passion de vengeance? On se croit tout permis, et
l'on ne garde nulle mesure. Dans la fausse idée
qu'on se forme d'une offense que l'imagination gros-
sit et que notre délicatesse fait croître à l'infini,
quoi qu'on entreprenne, quoi qu'on exécute, ce n'est
jamais trop. Un ressentiment non surmonté, à qui
peu à peu nous laissons prendre l'ascendant sur
nous, peut devenir le principe du plus abominable
des crimes. Bourdaloue.

Le ressentiment dont il était meurtri et aiguil-


lonné le faisait semblable au sanglier pourchassé
qui hérisse le poil de son dos et aiguise ses dé-
fenses. . Ils'en allait roulant dans son esprit l'af-
front qu'il venait de recevoir et grommelant sa
colère. De son oeil qui luisait comme un cierge jail-
lissaient des éclairs. Sa tête était bouleversée, et, de
temps à autre, les élancements de sa rage concentrée
lui jetaient au front le sang et la honte.
Mistral.

U CONSEIL TENU A SÂRÂGOSSE


1. PÂ.R LE ROI MÂRSILE

Notre grand roi, l'empereur Charlemagne*, sept


ans tout pleins est resté en Espagne, la conquérant
des monts jusqu'à la mer.
l. «Carie magne» {Carolus magnus) ou « Charle magne » équi-
■vaut à Charles le grand. — Magne n'est plus usité que dans la dési-
gnation de la tour grande de Nimes, dite toujours la tour magne.
79
80 LA CHANSON DE ROLAND,

Pas de château qui tienne devant lui; pas de


cité qui demeure debout, hors Saragosse au haut
de sa montagne.
Marsile y règne. Il n'adore pas Dieu; sert Ma-
homet etinvoque Apollon*.
Mais le mal vient. Une s'en peut garder*.

i. « Apollin reclamet. » Du moment où les Sarrasins n'étai'jnl


pas des chrétiens, on se les représentait comme étant à égal titre
les adeptes des deux f;randes religions qui avaient combattu le chris-
tianismeet,
; par conséquent, on croyait que, non contents de servir
leur Mahomet, ils priaient Apollon à l'exemple deà Grecs et des
Romains. Plus loin {couplet 224), quand Balisant entrera en scène,
le trouvère fera de lui la personnification du vieux monde païen,
non moins que du monde musulman, soulevés dans un suprême
effort contre le chef du monde chrétien.
De fait, les Mahométans, pour n'être pas des chrétiens, ne sont
ni des polythéistes, ni des idolâtres ; car ils affirment l'unité de
Dieu, Créateur du ciel et de la terre, et l'immatérialité de l'Esprit
pur dont il est impie de se faire des images.
Au temps où nous reporte la Chanson de Roland, les Sarrasins,
disciples de Mahomet, étaient le grand ennemi qui faisait trembler
l'Europe et mettait en péril la chrétienté. Par cela même, l'imagi-
nation populaire, qui si volontiers généralise, voyait des Mahomé-
tans et des Sarrasins dans tous ceux qui n'étaient pas chrétiens et
sujets de Charlemagne.
C'est là notamment ce qui explique que la légende, se greffant
sur l'histoire, ait converti en foules sarrasines les bandes de
Basques qui, le 15 août 778, au moment où Charles revenait de son
expédition en Espagne, surprirent son arrière-garde dans les gorges
des Pyrénées et lui infligèrent un désastre où, an témoignage de
l'historien contemporain Eginhard, périrent jusqu'au dernier les
Francs, parmi lesquels Roland, comte de la marche de Bretagne.
2. Dans les manuscrits, à la suite de la plupart des couplets, on
trouve la mention Aoi. Les uns ont vu là une espèce de hourra si-
LE RESSENTIMENT. 81
2.

Le toi païen, qui est à Saragosse, s'en est allé


dans un verger, sous l'ombre, et s'est couché sur
un perron de marbre.
Autour de lui sont plus de vingt mille hommes.
11 en appelle à ses ducs, à ses comtes :
« Oyez, seigneurs, quel malheur nous accable :
Charle le Grand, roi de France la douce, en ce
pays nous est venu confondre.
)) Et plus d'armée qui l'affronte en bataille ; et
plus de gens qui dispersent ses gens.
» Conseillez-moi, vous êtes mes lumières ; pré-
servez-moi dela mort, de la honte ! »
Il n'est païen qui réponde un seul mot, hors
Blancandrin du château de Val-Fonde.
3.

Blancandrin fut un païen des plus sages, bon

gniGaat Allons! ou En route! D'autres ont voulu que ces trois


Toyelles, rattachées au verbe aïuder, signifiassent Dieu nous
aide! Francisque Michel et M. Dumérilont supposé que c'était une
simple notation musicale. Léon Gautier incline à penser que c'est
« une interjection analogue à notre ohé! » M. Gaston Paris, suivi
par Petit de Julleville, voit dans cette eiclamation un « véritable
refrain ». L'interprétation de M. Gaston Paris me paraît la bonne.
5.
J'imagine qu'à la fin des couplets qu'il accompagnait de la vielle,
espèce de violon rudimentaire, pour en accentuer la cadence, le
jongleur modulait le cri Aoi; et les auditeurs reprenaient Aoi.
82 LA CHANSON DE ROLAND.

chevalier pour briller au combat, bon conseiller


pour aider son seigneur.
Il dit au roi :
« Ne vous efFrayez pas ; mais promettez au su-
perbe empereur loyal service et fidèle amitié, avec
présents d'ours, de lions, de chiens, sept cents
chameaux, mille autours déjà grands, et quatre
cents mulets qui traîneront cinquante chars rem-
plis d'or et d'argent. Voilà de quoi payer tous ses
soldats...
« Mais trop longtemps c'est ici guerroyer, lui
direz-vous; rentrez en France^, à Aix. Je vous

i. Oq remarquera que l'auteui de la Chanson de Roland dé-


signe le plus souvent par le mot France tout l'empire de Charle-
magne comprenant, outre les territoires français, belges et hollan-
dais, une partie de l'Espagne, de l'Italie, de la Suisse et de
l'Allemagne actuelle, si bien qu'Aix-la-Chapelle est une ville fran-
çaise, au même titre que Paris, et même à meilleur titre, étant la
capitale.
D'autres fois, le poète use du mot France et du mol français,
dans un sens limitatif, l'appliquant, à l'exclusion de la Flandre, de
la Lorraine, de la Bourgogne, de l'Auvergne, du Poitou, de la Bre-
tagne et de la Normandie, à celte partie de la France non méri-
dionale qui formait le domaine royal, avant Philippe-Auguste.
(Voir notamment les couplets 301 et 309.)
11 arrive au poète d'appeler la France terre major, la plus
grande terre {voir le couplet 71 et le couplet 158), parce que
terres latines et terres germaines relevaient d'elle.
Dans le poème du Couronnement de Louis, qui, sous sa forme
actuelle, date du douzième siècle, il est dit :
LE RESSENTIMENT. 83

joindrai, vienne la Saint-Michel; et^ me courbant


sous lu loi des chrétiens, serai votre homme, en
tout bien^ tout honneur. »
» Même, s'il veut, donnez-lui des otages, ou
dix, ou vingt, pour le mieux endormir.
» Envoyons-lui les enfants de nus femmes...
Dût-il périr, j'enverrai mon enfant...
» Mieux vaut encor qu'on leur coupe la tête,
que s'il nous faut perdre biens et honneurs, et
nous voir tous réduits à mendier. »
4.

Il ajouta :
« J'en jure par ma droite, et par ma barbe aux
poils longs et flottants : vous les verrez lever le
camp en hâte, et s'en aller en France, leur pays,
revoir leurs fiefs et leurs riches domaines.

Quand Dieu créa nonante et neuf royaumes,


Tout le meilleur il mit en douce France.

Le ■vieui trouvère ajoute :


Le premier roi que Dieu plaça en France, — Dut sa couronne à
l'onction d'un ange. — Aussi le roi, ayant cette couronne, —
A grands pays qui tous relèvent d'elle. — Ce sont d'abord Bavière
et Allemagne; — puis, Normandie et Anjou et Bretagne, — Poitou,
Gascogne et les bords de l'Espagne; ^ enfin Bourgogne et Lor-
raine, et Toscane. (Voir Li Coronemenz Looïs : texte publié eo
18o4 par Jonckbïoët, et en 1888 par M. E. Langlois.)
84 LA CHANSON DE KULAND.

» Charle, rentré dans son Aix-la-Chapelle, de


Saint-Michel tiendra la grande fête'...
» Le jour fixé pourtant se passera sans que de
nous on ait mot ni nouvelles.
» Le roi est fier; son cœur est implacable. De
chaque otage il tranchera la tête.
» Mais il vaut mieux qu'ils y perdent leurs têtes,
que perdre, nous, la claire et belle Espagne, et
supporter tant de maux et souffrances.
— » C'est ma foi vrai », murmurent les paleos.
1. La « grant fête » de Saint-Michel du Péril avait iieu le 16 oe-
tobre.
On la célébrait même en Angleterre, tant alors était universelle-
ment populaire l'Archange à l'épée flamboyante.
Le Mont-Saint-Michel-du-Péril-de-la-Mer {Mons Sancii Mi-
chaelis de periculo maris), situé aux confins de !a Normandie et
de la Bretagne, était un grand centre de pèlerinage.
Les écrits des onzième, douzième, treizième, quatorzième, quin-
zième siècles nous montrent les chrétiens de France allant en
foule à ce château -abbaye dont les gigantesques murs de
granit, debout au milieu des flots sur ia crête d'un roc escarpé, ont
été justement appelés la Merveille.
Il se dressait comme un défi en face de l'Angleterre; et, lors de
la guerre de Cent Ans, il sut tenir, quand tout cédait.
On devrait en faire une sorte de temple du patriotisme, consacré
à Jeanne d'Arc, qui, dans saint Michel du Péril, l'antique saint de
la France, vit l'inspirateur de son œuvre de délivrance.
LE RESSENTIMENT.

II

L AMBASSADE SARRASUŒ
5.

Le roi Marsile a levé son conseil.


Il fait venir Clarin de Balaguer; Estramarin et
son pair Eudropin ; et Priamon et Garlan le Barbu ;
et Machiner et son oncle Maheu; et Joïmer et
Malbien d'outre-mer, et Blancandrin, pour leur
donner ses ordres.

Ces dix païens étaient des* plus félons :


— « Barons, dit-il, allez vers Charlemagne,
qui est devant la ville de Cordoue.
» Portez en main des branches d'olivier, sym-
bolisant paix et soumission.
» Si par votre art vous nous mettez d'accord,
vous recevrez de moi or et argent, terres et fiefs,
autant que vous voudrez.
— » C'est nous combler », lui dirent les
païens*.
6.
Le roi Marsile a fini son conseil.
— « Or çà, dit-il, seigneurs, il faut partir : vous
1. Dient païen : « De ço avum asez. »
86 lA CHANSON DE ROLAND.

porterez des branches d'olivier; et de ma part


direz à Charlemagne, que, par son Dieu, il ait
merci de moi; qu'accompagné de mille de mes
gens, j'irai le joindre, avant le mois fini ; que des
chrétiens je recevrai la loi, et, par amour, par foi,
serai son homme; qu'enfin, s'il veut, il aura des
otages. »
Blancandrin dit : « Vous aurez bon succès. »
7.

Marsile fit venir dix mules blanches, beau pré-


sent fait par le roi de Séville, avec freins d'or et
selles d'argent pur.
Les messagers sur les mules montèrent...
Portant aux mains des branches d'olivier, ils
vont où est le roi qui tient la France.
Charle a beau faire ; il sera pris au piège.
LE RESSENTIMENT. 8?

m
CHARLEMAGNE ET BLANCANDRIN
8.

En belle humeur et joie est l'empereur :


Cordoue est pris.
Les machines de guerre, brisant ses tours, ont
mis ses murs en pièces.
Les chevaliers ont eu très grand butin, or et ar-
gent, et armures de prix.
Pas un païen n'est resté dans la ville sans rece-
voir la mort ou le baptême ^..
L'empereur Charle est dans un grand verger.
Avec lui sont Olivier et Roland, le duc Samson et le
fier Auséïs, Geoffroy d'Anjou, gonfanonier du roi,
Gérin, Gérier, et maints autres seigneurs.
On peut compter quinze mille Français.
Ils sont assis sur de beaux tapis blancs, et,
s'amusant, jouent, les uns au trictrac; d'autres,
les vieux, les sages, aux échecs. Des jouven-
ceaux fringants font de l'escrime.
1. Ici apparaît le côté barbare de la figure de Charlemagne et de
ses barons. Aux couplets 296, 299, 322 on trouvera d'autres témoi-
gnages de cette brutalité intolérante et féroce dont l'inconscience
diminue l'horreur.
88 L\ CHANSON DE ROLAND-

Sous un grand pin, auprès d'un églantier, est


un fauteuil, tout forgé d'or massif.
Là sied le roi qui tient la douce France.
Sa barbe est blanche et son chef tout fleuri ;
bien fait son corps, fière sa contenance : qui veut
le voir le reconnaît sans peine.
Les messagers descendent de leurs mules, et
saluent Charle avec grâce et respect.

9.
Blancandrin prend le premier la parole, et dit
au roi :
« Salut au nom de Dieu, que vous devez adorer
dans sa gloire.
» Mon vaillant roi vous fait savoir ceci :
» S 'étant enquis de la loi du salut, il vous fera
grands dons sur son avoir ; vous aurez ours, lions,
beaux lévriers; sept cents chameaux, mille au-
tours déjà grands, cinquante chars remplis d'or et
d'argent, traînés ici par quatre cents mulets ; bref,
tant et tant de besanls d'or vermeil que vous
pourrez payer tous vos soldats.
» Mais finissez de séjourner ici. En France, à
Aix, il vous faut retourner.
» Notre grand roi promet de vous y suivre. »
LE RESSENTIMENT. 89

Lors l'empereur étend ses mains vers Dieu,


baisse la tête et commence à penser.
10.

L'empereur-roi reste tête baissée ; car en pro-


pos ilne fut jamais prompt. A sa coutume il prend
temps pour parler; puis se redresse avec un fiev
visage :
— « C'est très bien dit, fait-il aux messagers.
» Mais votre roi est mon grand ennemi.
» Quand il m'envoie d'excellentes promesses,
comment puis-je être assuré qu'il les tienne? »
Le Sarrasin répond :
« Par bons otages...
» Vous en aurez ou dix, ou quinze, ou vingt;
même un mien fils au risque de sa vie. Vous n'en
sauriez avoir qui soient plus nobles.
» Lorsque, rentré dans le royal palais*, vous
1. Un château de toute beauté, entouré de douze autres châteaux
magnifiques, tel était, d'après les vieilles chansons de geste, le
royal palais de Charlemagne à Aix-la-Chapelle. On y accédait par
un grand perron d"acier sur lequel les chevaliers aiguisaient leurs
épées et en éprouvaient la trempe. C'est sur ce perron que Roland
avait essayé sa Durandal, quand il l'eut reçue en don des mains de
Charlemagne. Il l'y heurta avec force. Elle n'eut pas la plus petite
brèche. — Ce perron sera mentionné au couplet 301.
La Chapelle de Charlemagne était la cathédrale qu'il avait fait
construire à Aix. On contait sur elle toutes sortes de légendes dont
une est celle-ci : L'église était déjà toute bâtie et ornée, à grand
90 LA CHANSON DE ROLAND.

fêterez saint Michel du Péril, mon roi promet


qu'il viendra vous rejoindre, à ces bains d'Aix
que Dieu a faits pour vous. C'est 'là qu'il veut
qu'on le fasse chrétien. »
■ Charle répond : « Ce sera son salut. »
11.

Le soir fut beau et le soleil fut clair.


Hospitalier pour les dix messagers, Charle fit
mettre à l'étable leurs mules, et fit dresser au ver-
ger une tente, où, jusqu'au jour, ils passèrent la
nuit.
Douze sergents durent prendre soin d'eux...
De grand matin l'empereur s'est levé.
Après avoir ouï messe et matines, il va s'asseoir
à l'ombre d'un grand pin, et dit qu'on mande au
conseil ses barons.
Par ceux de France en tout il veut marcher.

renfort de blocs de marbre et de lingots d'or ou d'argent, lorsque


l'empereur s'avisa qu'elle était trop petite pour contenir les grandes
foules qui y venaient. Il supplia Dieu de l'agrandir. Et tout à coup
elle se trouva trois fois plus vaste. (Consulter Vllistoire poétique
de Charlemagne, par Gaston Paris.)
Aix renfermait des sources d'eaux chaudes, déjà célèbres du temps
des Romains. On conta néanmoins qu'elles avaient miraculeusement
jailli pour Cbarlemagne. D'où ce vers :
« Enz en voz bainz que Deus pur vos i fist. »
LE RESSENTIMENT. 91

IV

LE CONSEIL TENU A CORDOUE PAR CHARLEMAGNE

12.

L'empereur-roi est assis sous un pin, et ses


barons viennent tenir conseil : le duc Ogier, l'ar-
chevêque Turpin, Richard le Vieux, et son neveu
Henri, Thibaud de Reims et son cousin Milon, et
Acelin, preux comte de Gascogne. Ils étaient bien
plus de mille Français.
On y voyait et Gérin et Gérier. Avec eux vint
Roland, le noble comte, accompagné du vaillant
Olivier.
Puis vint celui qui trahit : Ganelon...
Lors commença ce conseil de malheur.
13.

— « Seigneurs barons, dit Charle l'empereur,


le roi païen m'a transmis un message.
» De son avoir il me donne part grande : des
lévriers, des lions et des ours; sept cents cha-
meaux, mille autours déjà grands, cinquante
chars, remplis d'or d'Arabie et attelés de quatre
cents mulets.
92 LA CHANSON DE ROLAND.

» Mais il prétend qu'en France je retourne.


» Il me suivra à Aix, en mon palais, pour rece-
voir notre loi de salut; et, fait chrétien, tiendra de
moi ses terres.
» Le veut-il bien, en son cœur? Je ne sais. »
Et tous de dire : « Il nous faut prendre garde. »
14.

Quand l'empereur a fini son discours, le preux


Roland, qui n'admet pas d'entente, se met debout
et contredit son oncle.
Il dit au roi :
« Fou qui croirait Marsile !
» Voilà sept ans, nous sommes en Espagne*.
J'ai pris pour vous et Noples et Commibles*, con-
1. Les assauts des Sarrasins et leur vigoureuse résistance avaient
tellement frappé les imaginations qu'il arriva à tel trouvère d'étendre
de sept ans à vingt-sept ans la durée du séjour de l'empereur en
Espagne. La chanson de Gui de Bourgogne (xii* siècle) nous
montre les barons, encore jeunes à leur départ de France, devenus
des vieillards, et leurs fils, qu'ils avaient laissés enfants, devenus
des hommes. Les fils franchissent à leur tour les Pyrénées pour
prêter main forte à leurs pères. C'est Gui qui les conduit. Après
de beaux faits d'armes, les nouveaux venus rejoignent leurs anciens.
Vive est la joie des pères et des fils qui s'embrassent et vont fra-
terniser dans de communes victoires, puis reprendre la route de
France. Sur cette route, hélas l il y aura Roncevaui.
2. Noples et Commibles demeurent pour nous des villes incon-
aues. Nombreux sont, dans le cours du poème, les noms de ville»
LE RESSENTIMENT. 93

quis Valtcrre et la terre de Fine, et Balaguer, et


Tudèle et Séville.,
» Marsile, lui, n'a fait qu'œuvres de traître.
» Il envoya jadis quinze païens, portant chacun
une branche d'olive, et vous disant des paroles
semblables.
n De vos Français vous prîtes le conseil...
» On vous loua de faire une folie; et ce païen
reçut deux de vos comtes, Basan, Basile, envoyés
de par vous.
» Que fit-il d'eux? Il les décapita. Leurs têtes
sont sur les monts Haltoïe...
» Poussez la guerre ainsi qu'elle s'est faite;
menez l'armée assiéger Saragosse, y dussiez-vous

et de peuples incertains, comportant toutes les conjectures. Qui


voudra avoir là-dessus les meilleurs éclaircissements, devra lire
deux études de M. Gaston Paris, l'une sur la Géographie de la
Chanson de Roland {Revue Critiaue. septembre 1869), l'autre
sur les Soms dépeuple dans la Chanson de Roland {Romania,
octobre 1873).
Il est manifeste que l'auteur de la Chanson de Roland n'a aucun
souci de l'exactitude géographique. 11 lui suffit d'utiliser sans dis-
cernement toute une nomenclature de pays divers et notamment de
villes espagnoles qu'il a en tête et dont il ne connaît pas d'ailleurs
le plus souvent la position respective. De vagues notions !e déter-
minent. Ilsait, par exemple, que l'Espagne est montagneuse. C'est
une raison suffisante pour qu'au commencement de son poème, il
place sur une montagne la ville de Saragosse qui est en plaine.
« Sarraguce k'est en une muntaigne. u
94 LA CHANSON DE ROLAND.

peiner toute la vie; et vengez ceux que tua ce


félon* ! »
15.

L'empereur, sombre et la tête baissée, tord sa


moustache et tourmente sa barbe, sans dire oui
ni non à son neveu.
Tous sont muets; tous, hormis Ganelon, lequel
se lève et s'en vient devant Charle.
D'un air superbe, il se met à parler :
« 0 roi, dit-il, qu'un autre parle ou moi,
n'écoutez rien, sinon votre avantage.
» Le roi Marsile aujourd'hui vous avise qu'à
1. La chanson de geste, la Prise de Pampelune, composée vers
la fin du treizième siècle, nous raconte l'épisode de Basile et Basan,
qui devait avoir servi de thème à une chanson plus ancienne.
Ganelon, qui alors faisait figure de parfait baron, avait dit à
Charlemagne : « Sire, au lieu d'aller mettre le siège devant Cor-
doue, commencez par envoyer une ambassade à Marsile. Nous
avons mis cinq ans à prendre Pampelune. A ce compte, les plus
jeunes d'entre nous auront barbe blanche avant que nous ayons pu
faire nôtres toutes les villes d'Espagne. »
— « Soit! dit Roland. Envoyez deux messagers, droit empereur.
Ih sommeront Marsile d'être chrétien et d'être votre homme. A ce
prix, qu'il garde sa terre ! Il en reste d'autres à conquérir.»
Basin, comte de Langres, et son ami Basile, vont trouver le roi
païen au milieu de ses émirs et lui notifient la sommation de leur
empereur.
— « A la potence les deux messagers! dit Marsile. Voilà ma
réponse à Charlemape, que lui apporteront leurs deux valets. »
Et les deux chevaliers furent pendus.
LE RESSENTIMENT. ^■''
jointes mains il se fera votre homme, tenant de
vous en don toute l'Espagne ; puis recevra la loi
que nous suivons.
» Qui vous exhorte à rejeter ces offres, point ne
lui chaut quelle mort nous attend.
» Conseil d'orgueil ne doit point prévaloir.
Laissons les fous, et tenons-nous aux sages ! »
16.

Lors, vers le roi s'avance le duc Naime.


Charle n'a pas de vassal plus fidèle ' .
Il dit au roi :
« Vous avez entendu comment vous a conseillé
Ganelon.
» L'avis est bon. Qu'il soit donc écouté !
» Ce Marsile est un vaincu de la guerre. Vous
lui avez détruit tous ses remparts ; pris ses châ-
teaux rasés par nos machines ; battu ses gens et
brûlé ses cités.

» Or, il vous dit d'avoir pitié de lui, pour sûreté


vous offrant des otages.
» Exiger plus vraiment serait péché.

1. Dans la chanson de geste, Aspremont, il est dit du duc Naime ;


Jamais les Francs n'eurent tel conseiller. — Jamais ce duc ne fit
tort aux barons; — ni ne donna conseil petit ou grand, — qui pût
léser la veuve ou l'orphelin.
96 LA CHANSON DE ROLAND.

» Mettons un ternie à cette grande guerre ! »


— « C'est bien parlé ! » crièrent les Français*.

1. L'empereur ne prend aucune t^rande décision sans l'avis de ses


barons. Comme il est dit au couplet 11 : « Par ceux de France en
tout il veut marcher. » « Par cels de France voelt il del tut errer. »
11 préside leur conseil; et l'avis du grand nombre fait loi.
Sans doute, Charles est impérieux avec ses barons, et â l'occasioa
il les tance très vertement. Mais, d'un autre côté, il y a à remar-
quer leur franc parler avec lui. Ce franc parler, manifesté dan»
divers propos de Roland {couplet li) et de Ganelon {couplet 158),
éclate surtout dans l'apostrophe brutale qu'adresse à l'empereur le
comte Ogier, au fort de la bataille contre le grand émir de Baby-
lone {couplet 289).
La royauté de Charlemagne est une royauté toute paternelle,
tempérée par le droit d'initiative et par les libres allures d'une
foïte aristocratie.
LE RESSENTIMENT. ^ 91

LE CHOIX DU MESSAGER

il.

— « Seigneurs barons, qui de vous enverrai-je,


à Saragosse, auprès du roi Marsile ? »
Naime répond : « J'irai , si ça vous plaît ;
octroyez-moi le bâton et le gant. »
Le roi reprend :
«. Vous êtes un sage homme,
» Par cette barbe et par cette moustache, vous
n'irez pas si loin de votre roi...
» Rasseyez-vous ; vous n'avez rien à dire. »
18.

« Seigneurs barons, qui de vous enverrai-je au


Sarrasin qui règne à Saragosse ?»
Roland répond : « J'y puis fort bien aller. »
— c( Gardez-vous-en, dit le comte Olivier ; votre
cœur est trop ardent et farouche : vous vous feriez,
j'en ai peur, quelque affaire. J'irai plutôt, s'il plaît
à l'empereur. »
Le roi reprend :
« Taisez-vous tous les deux,
» NI vous ni lui n'y porterez les pieds.
98 LA CHANSON DE ROLAND.

» Non, par ces poils que vous voyez blanchis,


je n'enverrai aucun des douze pairs*. »
Chacun se tait et attend en silence.
19.

Turpin de Reims se lève de son rang, et dit au


roi :
« Laissez en paix vos Francs.
» Depuis sept ans que vous êtes ici, ils ont
assez eu peines et labeurs.
» A moi d'avoir le bâton et le gant.
» J'irai trouver ce Sarrasin d'Espagne : je pré-
tends voir un peu comme il est fait, et lui marquer
ma façon de penser*. »>
1. Les douze pairs, mentionnés avec des noms divers dans les
chansons de gesle, étaient douze seigneurs, frères d'armes ou com-
pagnons, qui étaient en même temps les compagnons de Charle-
magne.
On les appelait aussi paladins, hommes du palais, parce qu'ils
étaient attachés à la personne de l'empereur comme les meilleurs
de ses preux.
Les douze pairs, dans la Chanson de Roland, sont : Roland et son
ami Olivier, Gérin et son ami Gérier, Yvon et son ami Yvore,
Otto et Déranger, Samsoa et Anséis, Girard de Roussillon et An-
gelier le gascon.
L'auteur de Rolaiid, à la fois enfantin et charmant dans son naïf
amour de la symétrie, nous montrera se constituant le compagnon-
nage de douze Sarrasins qui seront les douze pairs de Marsile et
qui combattront tour à tour les douze pairs de Charlemagne. [Troi-
sième livre.)
2. Il y a ici deux sens possibles. Je les marque tous deux en Ira-
LE RESSENTIMENT. ' 99

Mais l'empereur répond d'un ton fâché :


« Rasseyez-vous sur votre tapis blanc ; et plus
un mot, sauf si je vous l'ordonne. »
20.

a Chevaliers francs, dit le grand empereur»


pour messager auprès du roi Marsile élisez-moi
un baron de ma terre. »
Alors Roland : « Prenez donc mon parâtre;
vous ne sauriez en choisir un plus sage. »
— « Oui, dit chacun; il fera bien l'affaire. »

duisant les deux vers snivants, l'un appartenant aa texte d'Oxford»


l'autre tiré des manuscrits de Venise ;
Si'n vois vedeir alques de sun semblant,
fi li diro un poco de mon semblant.
100 LA CHANSON DE ROLAND.

VI
LA DISPUTE DE GANELON ET DE ROLAND

21'.
L'empereur dit : « Çà, venez, Ganelon, et rece-
vez le bâton et le gant : vous l'entendez, les Fran-
çais vous désignent. »
. Lors Ganelon :
tt Roland a tout fait, sire.
» Non, jamais plus je n'aimerai Roland, ni
Olivier qui est son compagnon, ni tous ces pairs
qui tant aiment Roland.
» Devant vos yeux, sire, je les défie. »
— « Chut ! dit le roi : c'est là trop de rancune.
Vous partirez parce que je l'ordonne. »
— « J'y puis aller ; mais c'en est fait de moi.
comme jadis de Basile et Basan.

1. A cet endroit Théodore Miiller introduit dans l'ordre des cou-


plets une modification qui me paraît trop motivée par le sens pour
que je ne l'adopte point, à l'exemple de Léon Gautier et de
M. Léon Clédat, — quoiqu'elle n'ait pas été adoptée par maints
éditeurs du vieux texte, notamment par Bœlimer et Petit de Julie-
ville qui pourtant a l'habitude de se conformer avec fidélité au
texte de Muller.
Dans le texte du manuscrit d'Oxford, les couplets qui portent ici
la notation 21, 22, 23, 24, 25 se succèdent dans l'ordre suivant :
23, 24, 23, 22, 21.
LE RESSENTIMENT. 101

22.

» Soit, je le dois, j'irai à Saragosse... Qui va


là-bas pourtant n'en revient point.
» Or, songez-y, votre sœur est ma femme ; j'ai
d'elle un fils : il n'est plus bel enfant ; et mon
Baudoin promet d'être un vrai preux.
» A lui je laisse et mes fiefs et mes terres.
Soyez-lui bon ; je ne le verrai plus. »
Le roi répond : « C'est trop vous attendrir. Il
faut partir puisque je le commande. »
23.

Le comte Gane a grande angoisse au cœur.


Faisant tomber ses fourrures de martre, il n'a
gardé que sa blouse de soie.
Ses yeux sont gris; très fier est son visage;
svelte son corps, et large sa poitrine : tant il est
beau, tous les regards l'admirent.
Apostrophant son beau-fils avec force :
a Fou, s'écrie-t-il, d'où te vient cette rage ? On
le sait bien que je suis ton parâtre...
» Donc, il t'a plu que j'aille vers Marsile !
» Roland, si Dieu permet que j'en revienne, je
te ferai subir si fort dommage, qu'il n'aura pas
6.
d'autre fin que ta vie. »
t02 LA CHANSON DE ROLAND.

Roland répond :
« C'est orgueil et folie. On sait assez si j'ai
peur des menaces.
» Pour ce message, il faut un prudent homme...
» S'il plaît au roi, j'irai à votre place. »
24.
Gane reprend :
« Tu n'iras point pour moi.
» Suis-je un seigneur dont tu sois le vassal ?
» Charle commande; il faut que je le serve.
» J'irai trouver Marsile à Saragosse ; mais j'y
ferai, qui sait ? quelque folie, pour apaiser ma
très grande colère. »
Roland l'entend; et il se met à rire.
25.

Quand Gane voit que Roland rit de lui, son


cœur se fend, tordu par la colère ; et peu s'en faut
qu'il ne perde le sens.
— « Roland, dit-il, je ne vous aime pas; car
c'est de vous que vient ce choix injuste...
» Droit empereur, me voici devant vous, prêt
à remplir votre commandement*. »
i. Gane est travaillé par la haine; il va être mûr pour la trahi-
son. La chanson de geste, Anséis de Carthage, nous représente
/ LE RESSENTIMENT. ' 103

YII
MAUVAIS PRÉSAGE

26*. .

— « Beau sire Gane, écoutez, dit le roi ; vous


partirez accomplir ce message.
» Parlant pour moi, dites au roi Marsile qu'à
jointes mains il soit mon homme lige.
» A lui sera la moitié de l'Espagne. L'autre
moitié, je la donne à Roland.
» S'il ne s'y prête, il faut bien l'aviser que par
mon ordre il sera pris, lié, dûment jugé pour fait
de trahison, et mis à mort en grand deuil et
opprobre.
» Voici l'écrit revêtu de mon sceau.
» Dans le poing droit livrez-le au païen. »

les barons de Charlemagne groupés autour de leur empereur expi-


rant. Illeur dit : « Au nom de Dieu, je vous en prie — à cette heure
où finit ma vie, — évitez de vivre en discorde; — aimez-vous bien
en braves gens. — La haine est la mort d'un pays. »
1. Ce couplet, qui comble une lacune du texte d'Oxford,. est tra-
duit sur le texte du manuscrit de Châteauroux, texte cité par Théo-
dore MûUer dans son édition de 1863 et dans son édition de 1878
(Gôltingen). — Le manuscrit que je désigne ici sous le nom de
manuscrit de Châteauroux, parce qu'il a été donné à la bibliothèque
de cette ville, est connu sous le nom de manuscrit de Versailles.
11 avait appartenu à Louis XVI.
104 LA CHANSON DE ROLAND.

27.

Charle lui tend le gant de sa main droite.


Mais Ganelon voudrait être bien loin ; il le prend
mal, et le gant tombe à terre.
— a Dieu ! s'écrie-t-on, que présage cela ? Un
grand malheur suivra donc ce message ? »
— « Vous le saurez, seigneurs », dit Ganelon.
28.

Il ajouta : « Donnez-moi congé, sire. Devant


partir, je ne veux plus attendre. »
— « Allez : au nom de Jésus et au mien ! » dit
l'empereur.
De la droite il l'absout; et fait sur lui le signe
de la croix* ; puis lui remet le bâton et la lettre.
1. L'empereur allie au caractère royal un caractère sacerdotal
dont on trouvera un autre témoignage au couplet 255.
Quand ses guerres lui laissaient des loisirs, Charlemagne s'occu-
pait de régler la discipline ecclésiastique et la liturgie.
De son temps, on ne comprenait pas un chef de l'Etat qui ne fût
pas très religieux et défenseur zélé du catholicisme. Mais aussi très
grande était l'ingérence de l'autorité civile dans les choses de la
religion. Ainsi les vieilles annales nous représentent le grand em-
pereur renvoyant à leurs familles des enfants que les évêques
allaient baptiser, et leur interdisant les fonts baptismaux jusqu'à ce
qu'ils fussent mieux instruits.
LE RESSENTIMENT. 105
/

VIII
LE DÉPART DE 6ÂNEL0N

29.

A son logis Gane s'en est allé,^ pour y vaquer à


son équipement.
Il se revêt de ses meilleures armes ; fixe à ses
pieds de beaux éperons d'or ; ceint au côté
Murglais, sa bonne épée; fait amener son cheval
Tachebrun ; et saute en selle, aidé par Guinemer,
qui est son oncle et lui tient l'étrier.
Vous auriez vu maints chevaliers pleurer.
Tous lui disaient :
« Quel malheur est sur vous, vous si ancien dans
la cour du roi Charle ! Vous renommé comme
noble vassal !
» Ah ! le seigneur qui vous force à partir,
même le roi ne saurait le défendre...
» Pourquoi Roland eut-il telle pensée ? Vous
êtes né de parenté si haute ! »
Ils ajoutaient : « Emmenez-nous, beau sire. »>
Mais Ganelon :
« Non pas, à Dieu ne plaise !
106 LA CHANSON DE ROLAND.

» Vous, de tels preux, mourir! Je mourraï


seul.
» Vous reviendrez dans notre douce France.
Saluez-y ma femme de ma part, et Pinabel, mon
pair et mon ami, et puis Baudoin, mon fils que
vous savez; aidez-lui bien, tenez-le pour sei-
gneur. »
Il suit sa voie, et va par les chemins...
LIVRE DEUXIÈME
LA TRAHISON

Si Caïn jeta semence en ce monde, de cette se-


mence celui-là est issu... Perfidie et orgueil ont
bataille engagée avec sincérité et droiture.
Pierre Cardinal {treizième siècle).

Le fruit de la trahison c'est l'éternelle malédiction


de l'histoire. Elle dira du traître : « Il avait été un
brave gentilhomme; mais, par sa dernière action,
il se raya du nombre des gentilshommes et souilla
à jamais sa gloire. 11 s'est fait ignomii«.usement
l'ennemi de sa patrie; et son nom ne passe aux gé-
nérations futures que pour en être abhoné. »
Shakespeare.

On profite du crime et dans l'âme on le flé'rit;


on fait fête au criminel et dans l'âme on le mépn«e.
LOPE DE VCGA.

L ENTRETIEN DE GANELON ET DE BLANCANDRIN •


30.

En chevauchant sous les hauts oliviers, Gane a


rejoint les messagers arabes, dont Blancandrin
ralentissait le pas.
Les deux madrés se mettent à parler.
L'Arabe dit :
« Ce Charle est merveilleux.
108 LA CHANSON DB ROLAND.

» Il a conquis la Calabre et la Fouille. Sur les


Anglais, passant la mer salée, il a conquis le
tribut de saint Pierre.
» Mais que vient- il chercher en nos pays? »
Gane répond :
« Tel est son bon plaisir.
» Jamais mortel ne tiendra devant lui. »
31.
Lors Blancandrin :
ft CertPi? 1^= FrnTios contbravpc^*.
» Mais en donnant tels conseils à leur roi,
comtes et ducs lui font un très grand tort.
» Ils créent tourments et pour lui et pour d'au-
tres. » i

Gane répond :
« C'est faux de tous nos grands, sauf de Roland;
et ce sera sa honte.
» Hier même encor, le roi, assis à l'ombre, se
reposait sous un arbre touffu.
» Vint son neveu, vêtu de son haubert; il avait
fait butin près Carcassonne,
!. Dans la vieille Chronique de Turpin, il est dit que « Franc »
signifie « exempt de toute servitude » et que « le Français est ap-
pelé libre ou franc, de par son droit de domination et de préémi-
nence sur tous les autres peuples », « quia svper omnes alias
génies dominatio et decus. tUi debetur ».
LA TRAHISON. 109

M Tenant en main une pomme vermeille :


— « Sire, dit-il, je prétends, avec elle, mettre
» à vos pieds tous les sceptres des rois. »
M Son grand orgueil devrait être sa perte ; car
chaque jour il s'expose à la mort.
» Qu'il fût tué, nous aurions
32. paix profonde! w

Lors Blancandrin :
« Roland est bien cruel, qui veut réduire à
merci tous ies peuples et ravager tous les pays du
monde.
» Pour tels exploits sur qui donc compte-t-il? »
— « Sur les Français, répondit Ganclon.
M Ils l'aiment tant qu'il les aura toujours. Ils ont
pour lui flots d'or et flots d'argent, chevaux, mu-
lets, étofTes et armures.
» Notre empereur doit tout à sa valeur. Levant,
couchant, il conquerra le monde. »

33'.
Le Sarrasin regarde Ganelon.
Son corps est beau ; mais félon son regard :
11 a frémi de la tête au talon. Et Blancandrin
l'apostrophe en ces termes :
1. Je traduis ici dix vers empruntés au texte de Léon Gautier
dans son édition critiq'ue (Tours. — Alfred Marne et fils, éditeurs}-
7
110 LA CHANSON DE ROLAND.

« Or çà, seigneur, veuillez me bien entendre :


désirez-vous vous venger de Roland?
» Par Mahomet, il faut nous le livrer.
» Le roi Marsile est plein de courtoisie ; de ses
trésors il vous fera largesse. »
Gane l'entend et baisse le menton.
LA TRAHISON. Hi

II
LE MESSAGER DE CHARLEMAGNE DEVANT MARSILE

33.

Tant chemina Gane près Blancandrin, que l'un


à l'autre ils donnèrent leur foi de travailler à la
mort de Roland.
Par monts et vaux chevauchant, ils arrivent à
Saragosse, et sous un if descendent.
Au pied d'un pin un trône se dressait, enve-
loppé de soie d'Alexandrie.
Là est assis le roi qui tient l'Espagne. Autour
de lui sont vingt mille païens.
Par grande soif d'apprendre des nouvelles,
aucun ne bouge, aucun ne souffle mot, quand
Ganelon et Blancandrin paraissent.
34.

Devant le roi s'avance Blancandrin, qui par le


poing tenait le comte Gane :
— « Salut >, dit-il, « au nom de Mahomet, et
d'Apollon dont nous suivons la loi.
» Nous avons fait votre message à Charle.
» Il a levé ses deux mains vers le ciel, et loué
Dieu sans faire autre réponse.
H2 LA CHANSON DE ROLAND.

» Mais il. envoie un sien noble baron, prisé


parmi les plus puissants de France.
» Sachez par lui ce qu'il veut : paix ou guerre. »
Marsile dit : « Nous écoulons.
35.
Qu'il parle ! »

Lors Ganelon prend son temps, se recueille;


puis avec art commence son discours, en homme
expert qui s'entend à parler.
11 dit aiî roi :
« Soyez en garde à Dieu, le roi de gloire à qui
tout culte est dû.
» Charle le preux vous mande ce message :
)) Si, baptisé, vous vous faites chrétien, vous
recevrez la moitié de l'Espagne.
» Si cet accord par vous est refusé, vous serez
pris, puis garrotté de force, et mené droit à Aix,
la capitale.
» Un jugement y finira vos jours : vous mour-
rez là, dans l'opprobre et la honte. »
36.
Le roi Marsile était tout frémissant. Son brai

qui tient
tres bras un javelot, se lève. Il va frapper. D'au-
le retiennent.
Le roi Marsile a changé de couleur: sa main
brandit la flèche aux pointes d'or.
LA TRAHISON. H3

Gane le voit; il saisit son épée, et de deux


doigts la tire du fourreau.
— « Épée, dit-ilj vous êtes claire et belle.
» Devant ce roi tant que je vous tiendrai, Charte
mon roi n'aura pas lieu de dire que je sois mort
tout seul chez l'étranger.
» Leur meilleur sang vous paiera de mon
sang. »
Lors les païens : « Empêchons qu'ils se battent. »
37,

Les principaux ont tant prié Marsile que sur son


trône il s'est enfin rassis.
Son oncle dit : « C'était vous donner tort que
de vouloir le frapper sans l'entendre. 11 vous con-
vient d'écouter ce Français. »
— Lors Ganelon : « Je veux bien passer outre;
mais je ne puis, pour tout l'or que Dieu fit, me
donnât-on tous les trésors d'Espagne, me dis-
penser, sij'en ai le loisir, de déclarer ce que mon
puissant roi vous mande, à vous, son mortel en-
nemi. »
Gane portait un grand manteau de martre, cou-
vert de soie venue d'Alexandrie : il le rejette ; et
Blancandrin le prend.
114 LK CHANSON DE ROLAND.

Pour son épée, il entend la garder; et du poing


droit il tient sa poignée d'or.
On se disait : « C'est un noble baron. »
38.

A. pas comptés Gane du roi s'approche ; puis il


lui dit :
— « Vous vous fâchez à tort.
» Le roi qui tient la France, Charlemagne, si
vous prenez pour loi la loi chrétienne, vous donne
en fief la moitié de l'Espagne. L'autre sera pour
son neveu Roland. Vous aurez là certe un fier
compagnon.
» Si cet accord par vous est refusé, dans Sa-
ragosse on vous assiégera; vous serez pris, puis
garrotté de force ; jeté sur un mauvais cheval de
charge, au lieu d'avoir destrier, palefroi, mule
ou mulet pour chevaucher à l'aise; et, conduit
droit à Aix la capitale, oià par arrêt vous perdrez
votre tête.
» Voilà le bref que Charle vous envoie. »
Dans le poing droit il lui remet la lettre.
' 39.
Le roi Marsile est rouge de colère.
Brisant le sceau, il en jette la cire; voit d'uQ
LA TRAHISON. 115

regard ce que porte le bref; puis, l'œil en feu,


dit à ses chevaliers :
« Charle me dit, comme empereur de France,
d'avoir souci de sa grande colère.
» C'est pour Basan et son frère Basile, déca-
pités sur les monts d'Haltoïe.
» Si pour mon corps je veux avoir vie sauve, je
dois livrer le calife mon oncle.
» Que je l'envoie! Sinon, point d'amitié. »
Le fils du roi dit alors à son père :
« Le comte Gane a parlé comme un fou. Après
tels mots, il n'a plus droit de vivre. Livrez-le-
moi; et j'en ferai justice. »
Gane l'entend; il brandit son épée; et il s'a-
dosse àla tige d'un pin.
HG LA CHANSON DE KOLAND.

III

LE CONCILIABULE SECRET

40.

Dans son verger s'en est allé le roi.


Seuls l'ont suivi ses conseillers d'élite : c'est
Blancandrin à la tête blanchie ; c'est Jurfaleu, son
fils et héritier; c'est le cahfe, oncle et ami fidèle.
Blancandrin dit ;

« Appelez le Français : Il m'a donné sa foi pour


notre cause. »
Le roi répond : « Amenez-le vous-même. »
Blancandrin part et emmène au verger Gane
qu'il tient aux doigts par la main droite.
Lors fut tramée la trahison infâme.

41.
Marsile dit :
« Beau sire Ganelon, je fus trop vif et léger
avec vous, guand, par courroux, je voulus vous
frapper.
» Je vous fais droit. Ces fourrures de martre,
dont le bel or vaut plus de cinq cents livres, avant
LA TRAHISON. H7

demain seront sur vos épaules. Belle sera ma ré-


par tion. »
Gane répond :
« Je veux bien accepter. Qu'il plaise à Dieu de
vous récompenser ! »
42.
Marsile dit :

« Comte, tenez pour vrai que j'ai désir de beau-


coup vous aimer.
» Me voudriez-vous parler de Charlemagne?
Il est bien vieux ; il a fini son temps : je crois qu'il
a deux cents ans, ou bien plus.
» En tant de lieux son corps s'est démené! Tant
de grands coups ont frappé son écu! Il a réduit
tant de rois à l'aumône! Quand sera-t-il lassé de
guerroyer? »
Gane répond :
« Tel n'est pas Charlemagne. Pour qui le voit
. et pour qui le connaît, il est bien sûr que c'est un
vrai baron.
» Je ne puis tant le louer ni vanter que plus il
n'ait d'honneur et de bonté.
» Qui peut conter l'éclat de sa valeur? De tels
7.
rayons de vertu Dieu l'éclairé que le quitter est
plus dur que mourir. »
118 LA CHANSON DE ROLAND.

43.
Le païen dit :
« Je suis émerveillé de ce grand roi tout chenu
et tout blanc, qui, j'imagine, a plus de deux cents
ans.
» Que de pays oii son corps a peiné! Que de
grands coups de lance il a reçus! Quels riches
rois il a faits mendiants ! Quand sera-t-il lassé de
guerroyer? »
— « Il n'en sera jamais lassé, ditGane, tant
que vivra son beau neveu Roland.
» Point n'est tel preux sous la chape du ciel.
» Très preux aussi est son cher Olivier ; preux
sont les pairs, ces bien-aimés de Charle, qui ont
sous eux vingt mille chevaliers.
» Ainsi gardé, Charle ne craint personne. »
44.
Le roi reprend :
« Oui, vraiment, je l'admire, cet empereur qui .
est vieux et chenu, et a, je crois, passé les deux
cents ans.
» Partant de lieux il est allé vainqueur; a tant
reçu de coups d'épée ou lance ; a surmonté, tué
tant de grands rois ! Quand sera-t-il las de faire
la guerre ? »
LA TRAHISON. Ii9

— « Certes jamais, tant que Roland vivra»,


dit Ganelon.

» Il n'a point son égal, de l'Occident jusque


dans l'Orient.
» Preux est aussi son fidèle Olivier.
» Les douze pairs, qu'aime tant le roi Charle,
font l'avant-garde avec vingt mille Francs; et
Charle sûr ne craint homme qui vive. »
45.
Marsile dit :
« Beau sire Ganelon, j'ai belle armée; îl n'en est
de plus belle. Mes chevaliers sont bien quatre
cent mille, prêts à lutter avec Charle et ses
Francs. »
Mais Ganelon :
« Ne tentez pas le coup; vous y perdriez de£
milliers de vos gens.
» Pas de folie ! Montrez du savoir-faire.
» Il suffira d'envoyer vingt otages, et de don-
ner au roi tant de trésors que les Français en
soient émerveillés.
» De douce France il reprendra la route, der-
rière lui laissant l'arrière-garde, où son neveu
Roland se trouvera, avec le brave et courtois
Olivier.
120 LA CHANSON DE ROLAND.

» Tous deux sont morts si vous voulez m'en


croire.
» Charle verra tomber son grand orgueil, et
n'aura plus envie de vous combattre. »
46.
Marsile alors :
« Beau sire Ganelon, par quel moyen Roland
pourrai-je occire? »
Gane répond :
« Je vais vous l'expliquer ;
» Charle parti aux défilés de Cize', derrière lui
sera l'arrière-garde, que guideront le superbe
Roland et Olivier en qui tant il se fie. Leur corps
sera de vingt mille Français. •

i. Cize (Cizre dans l'original), région confinant à Roncevaux.


Pour aller d'Espagne en France, on traversait d'abord les défilés
de Roncevauï, qui sont sur le territoire espagnol, puis les défilés
de Cize qui sont sur le territoire français.
Roncevaux est placé entre Pampelune et Saint-Jean-Pied-de-Port.
Au treizième siècle, des chroniqueurs espagnols, offusqués de la
popularité qu'avaient acquise dans leur pays les légendes fran-
çaises àla gloire de Roland et de Charlennagne, imaginèrent de
faire de dom Bernard de! Carpio le héros de Roncevaux où il aurait
vaincu et tué Roland. li advint même qu'un monument fut érigé â
Roncevaux en l'honneur du prétendu triomphateur espagnol. Mais,
en 1794, les soldats de la Révolution, qui allaient en vainqueurs
sur toutes les routes de TEurope, s'avisèrent de passer à Ronce-
vaux, et ils démolirent le monument de mensonge.
LA TRAHISON. 121

» Lancez sur eux cent mille de vos gens, pour


engager la première bataille.
» Les Francs, sans doute, y périront en nombre.
» Vous y serez vous-mêmes décimés. Mais
livrez-leur un deuxième combat.
» Dans l'un ou l'autre il faut que Roland tombe.
Vous aurez fait un très brillant fait d'armes, et
n'aurez plus de guerre en votre vie.
47.

» Oui, qui pourra faire que Roland meure, à


l'empereur ôtera son bras droit.
» Adieu alors ses armées merveilleuses.
» N'assemblant plus toutes ces grandes forces,
il laisserait France et monde en repos. »

Marsile saute au cou de Ganelon; l'embrasse


et puis lui ouvre ses trésors.
122 LA CHANSON DE ROLAND.

IV

lE PACTE INFAME

48.
Marsile dit au comte Ganelon :
« Des bons propos il faut passer aux actea.
» Mort à Roland ! Jurez qu'il sera là ; et de sa
mort je me porte garant. »
— « Qu'il en soit donc selon votre plaisir! dit
Ganelon. Je vous jure ma foi, sur mon épée où
sont saintes reliques. »
Du noir forfait le pacte est consommé.
49.

Un grand fauteuil en ivoire était là.


Marsile fait apporter le saint livre, qui sert de
Bible aux Sarrasins d'Espagne : C'est de Mahom
et Tervagant* la loi.
i. Tervagant était une idole des vieux peuples barbares. Selon
Paulin Paris, c'était soit une divinité Scandinave, soit une divinité
gauloise.
Dans sa Fiancée du roi de Garbe, La Fontaine nomme cette
idole :
•u Et reniant Mahom, Jupin et Tervagant,
Avec maint autre dieu non moins extravagant. »

Ajouté i Apollon, l'idole des païens, et à Mahomet, l'idole des


LA TRAHISON. 423

Le roi le touche et prête son serment : Si


Roland marche avec l'arrière -garde, il lancera sur
lui toutes ses troupes; et, s'il se peut, Roland
pour sûr mourra'.
Gane répond : « Puissions-nous aboutir ! »
50.

Vient un païen, du nom de Valdabrun; c'est lui


qui fut le parrain de Marsile, lorsque ce roi fut
armé chevalier.
Gai et riant, il dit à Ganelon :
« J'ai belle épée. Il n'en est de meilleure. Dans
la poignée sont bien mille écus d'or. Par amitié
recevez-la, beau sire. Mais aidez-nous contre le
preux Roland : qu'on le rencontre avec l'arrière-
garde ! »
— « Ce sera fait », lui répond Ganelon.
Puis, à la joue, au menton, il se baisent.
51.

Vient un païen qu'on nomme Climborin.


Gai et riant, il dit à Ganelon :
« Prenez mon heaume : on n'en vit de plus
Musulmaos, Tervagant complétait la trinité dés faux dieux des
Sarrasins, aux yeux de l'auteur de Roland.
i, « F, se il poet, murrat i veiremeat. »
.124 LA CHANSON DE ROLAND.

beau... Mais aidez-nous contre le preux Roland;


donnez moyen de le couvrir d'opprobre ! »
— « Ce sera fait », lui répond Ganelon.
Puis à la joue, à la bouche, ils se baisent.

52.
Ensuite vient la reine Bramimonde.
— « Sire », dit-elle au comte, « je vous aime,
puisque mon sire et ses gens tant vous prisent.
» Ces bracelets seront pour votre femme : tous
deux sont d'or, de rubis, d'améthyste; ils valent
plus que les trésors de Rome. Votre empereur
n'en a pas de si riches. »

i
Gane les prend et les met dans sa botte.
53.

Marsile fait venir son trésorier :


« Malduit, dit-il, les présents sont-ils prêts?»
Malduit répond :
« Beau sire, tout est prêt : sept cents chameaux
chargés d'or et d'argent, et vingt beaux fils, les
plus nobles qui soient. »
54.

Marsile lient Ganelon par l'épaule :


« Baron », dit-il, vous êtes brave et sage. Par
LA TRAHISON. 125

cette loi qui pour vous est la bonne, gardez-vous


bien de changer envers nous.
M Vous aurez part fort grande en mes richesses :
à chaque année il vous sera fait don de dix mulets,
chargés d'or d'Arabie.
» Je vous remets les clefs de Saragosse. Offrez
pour moi ces trésors au roi Charle ; et que Roland
soit à l'arrière-garde !
» Si je le trouve en quelque défilé, il trouvera
en moi à qui parler. J'engagerai une bataille à
mort. »
— « 11 m'est avis que je m'attarde trop », dit
Ganelon... Et, chevauchant, il part.
126 LA CHANSON DE ROLAND.

6ANEL0N ET CHARLEMAGNE

55.

L'empereur Charle approche de la France.


Déjà il est arrivé à Valterre, que Roland prit et
puis démantela, et qui cent ans est demeurée
déserte.
Là il attend des nouvelles de Gane et les tributs

du grand pays d'Espagne.


Or, un matin, aux premiers feux du jour, le
comte Gane arrive au campement.
56.
De grand matin l'empereur s'est levé. Il a ouï
et la messe et matines ; puis est allé s'asseoir sur
l'herbe verte, devant sa tente, oii sont assis
Roland, Olivier, Naime et nombre d'autres preux.
Là Gane vient, lui félon, lui parjure.
Perfidement il se met à parler, et dit au roi :
c( Salut, au nom de Dieu.
» Sire, voici les clefs de Saragosse.
» De plus, voilà de très riches trésors, et vingt
beaux fils qui serviront d'otages.
» Gardez-les bien.
LA TRAHISON. 127
» Le Sarrasin vous mande de Texcuser si le
calife y manque.
» Mes yeux ont vu trois cent mille hommes
d'armes, hauberts au dos, heaumes fermés en
tête, et sur le flanc Tépée au pommeau d'or,
prendre la mer avec le grand calife.
» Ils s'en allaient du pays de Marsile, pour éviter
qu'on ne les fît chrétiens.
» Ils n'étaient pas à quatre lieues du bord, qu'on
vit sévir le vent et la tempête : tous sont noyés ;
on ne les verra plus...
» Avec ses gens est mort le grand calife... S'il
eût vécu, je vous l'eusse amené.
y> Quant à Marsile, ayez pour assuré, qu'avant
que soit passé le présent mois, il vous suivra dans
le pays de France, pour recevoir la sainte loi du
Christ, et devenir votre vassal, mains jointes,
tenant de vous le royaume d'Espagne. »
Le roi s'écrie :
« A Dieu rendons tous grâce !
» Votre œuvre est bonne et vous vaudra profit. »
Mille clairons résonnent dans l'armée.
Le camp levé, les chevaux sont chargés ; et
tous, on part vers le doux sol de France.
128 LA CHANSON DE ROLAND.

VI

LE DÉPART DE L 'EMPEREUR ET SES DEUX SONGES


57.

Charle le Grand, qui dévasta l'Espagne, prit les


châteaux et força les cités, dit maintenant : « C'est
la fin; plus de guerre ! » Et Ton s'en va, chevau-
chant vers la France.
Le jour décline et le soir gris descend', quand
Roland plante au haut d'une colline son étendard
qui flotte sous le ciel.
Le camp français tient toute la contrée...
58.

Pendant ce temps, par les grandes vallées, vient


chevauchant la foule des païens; et ce ne sont
qu'épées, casques, cuirasses, écus aux cous et
lances bien fourbies.
Au haut des monts, ils sont quatre cent mille,
i. Je traduis ici un vers du manuscrit de Venise, vers cité par
Millier dans son édition de 1863, et dans son édition de 1878.
Il doit être bien entendu que, dans toute la suite de ces notes,
cette simple mention, manuscrit de Venise, désignera toujours
celui des deux manuscrits de Venise dont j'ai signalé la valeur dans
ma Préface [Bibliothèque Saint-Marc. Manuscrits français, IV).
LA TRAHISON. 129

qui, dans les bois, font halte, attendant l'aube.


Dieu ! quel malheur ! les Francs n'en savent
rien.
59.

Le jour expire ; il fait noir ; c'est la nuit.


Charle s'endort.
Le puissant empereur se voit en songe aux
défilés de Cize, tenant du poing sa lance au bois
de frêne.

Voici soudain que Gane s'en empare.


Il la brandit et la tord à tel point que les éclats
en volent vers le ciel...
Mais Charle dort, et point ne se réveille.
60.

Ce songe cesse et un autre commence.


Charle est en France, à.sa chapelle, à Aix.
Un jDuis leroce au bras droit mord sa chair*.
' Vietnl, d'autre part, du côté des Ardennes, un
léopara qui fièrement l'al^taque.
Mais du palais un l'^vrieV s'élance; accourt vers
Charle au galop et par bonds ; tranche d'abord
1. Ce songe symbolise divers incidents qui suivront. Le bras
droit deCharlemagne, c'est Roland; l'ours, c'est Ganelon; le léo-
pard, c'est Pinabel, futur champion de Ganelon: le lévrier, c'est
Tliierri qui proclamera la félonie de Ganelon et vaincra Pinabel.
130 LA CHANSON DE ROLAND.

l'oreille droite à l'ours; puis, furieux, s'en prend


au léopard.
— « Le beau combat ! » s'écriaient les
Français... Ils ne savaient quel serait le vain-
queur...
Mais Charle dort et point ne se réveille.
LA TRAHISON. 131

YII

feOLAND A L'ARRIÊRE-GARDE
61.

La nuit s'en va ; l'aube claire reluit*.


Très fièrement chevauche Charlemagne ; et ses
clairons haut et clair retentissent.
Après avoir bien inspecté son monde* :
« Seigneurs barons, dit le grand empereur,
voyez ces trous, ces défilés étroits : qui placerai-je
à notre arrière-garde ? »
— c< Prenez Roland, mon beau-fils, lui dit

1. Les rajeunisseurs de la Chanson de Roland ajoutent ici ce


détail que les oiseaux s'éveillent avec l'aurore, prennent leur vol
et gazouillent. C'est là une note qui sonne faux dans le poème. Son
auteur n'a d'yeux que pour l'homme; il n'a pas d'yeux pour la na-
ture; et en cela il reste fidèle, avec une rigidité étroite, au génie
dominant de la littérature française jusqu'à Rousseau. Imaginez
Chateaubriand ou Victor Hugo traitant le même sujet. Que de déve-
loppements n'auraient-ils pas consacrés à ces pittoresques sites des
Pyrénées où se passe l'action du poème!
2. Par mi celé ost suvent menu reguardet.

Pour le commencement de ce couplet, en même temps que j'ai


traduit lesdetrois
manuscrit vers : du texte d'Oxford, j'ai intercalé ce vers du
Venise
Sunent ses graisks e bêlement (e) alte.
132 LA CHANSON DE ROLAND.

Gane ; vous n'avez pas de baron si vaillant. »


Le roi l'entend ; fièrement le regarde ; et puis
lui dit :
« Vous êtes le démon, que telle rage au corps
vous soit venue.
» Qui mènerait devant moi l'avant-garde? »
Gane répond :
« Ogier de Danemark.
» Pas de baron qui mieux que lui le fasse. »
62.

Lorsqu'il entend que Gane le désigne, le preux


Roland parle en bon chevalier :
<i Vraiment je dois bien vous aimer, beau-père,
de m'avoir fait donner l'arrière-garde.
» A mon escient, le roi n'y perdra rien, mule,
mulet, palefroi, destrier, cheval de somme ou
roussin sans valeur, avant qu'on n'en dispute à
coups d'épée. »
— « Vous dites vrai. Je le sais bien », dit Gane.

63.

Donc lui, Roland, aura l'arrière-garde.


Son cœur en gronde; il dit à son beau-père :
« Ah! mauvais homme, homme de basse
LA TRAHISON, 133

espèce, me vois-tu donc laissant tomber le gant,


ainsi que toi naguère devant Charle * ?
64.

» Droit empereur, ajoute le baron, donnez-moi


l'arc que vous tenez au poing...
)> Je sais que nul ne me reprochera de le
lâcher^ comme fit Ganelon, quand il reçut le gant
et le bâton. »
Mais l'empereur, le front sombre et baissé, tord
sa moustache et tourmente sa barbe ; et, malgré
lui, ses yeux versent des pleurs.
65.

A ce moment s'approche le duc Naime.


Meilleur vassal n'est à la cour de Charle.
Il dit au roi :
« Vous l'avez entendu : votre neveu ressent
grande colère.
» Puisqu'à Roland échoit l'arrière-garde, car
quel baron la prendrait à sa place ? donnez-lui
l'arc que vous avez tendu ; et trouvez-lui de bons
auxiliaires. »

1. Pour traduire exactement je devrais dire : « ainsi que toi le


bâton devant Charle ». Mais ce serait en contradiction avec le récit
fait au couplet 27.
8
134 LA CHANSON DE ROLAND.

— « Voilà )), dit Charle.


Et Roland reçut l'arc.
66.

L'empereur dit à son neveu Roland :


« Mon beau neveu, sachez bien qu'avec vous,
je veux laisser la moitié de l'armée.
» Pour rester sauf, gardez-la près de vous. »
— c( Non, dit Roland, non, je n'en ferai rien. Me
perde Dieu, si je démens ma race !
» Je garderai vingt mille bons Français.
» Vous, sûrs de tout, passez les défilés; car,
moi vivant, vous ne craindrez personne. »

67*.
Le preux Roland est monté sur un tertre.
Son haubert brille ; on n'a vu le meilleur.
1. Ce couplet est emprunté au manuscrit de Venise.
11 est cité par Millier (édition de l'année 1863 et édition de Tan-
née 1878). Je le reproduis ici pour donner une idée des formes
italianisées sous lesquelles se présente la Chanson de Roland dans
le précieux manuscrit, d'après lequel je traduirai maints autres
passages comblant des lacunes du texte d'Oxford.
Li cont Rollanl e munie sor un mo'n.
Ad una bruna, çama meior non vid on,
Laça son elmo ch'e fato à baron,
Çinçe Durendar dunad ore li pon,
Al col se niist un escu de sanson (?).
No vol monter s'en su Valiantis non,
Ten son espieu'; blanc e li confalon,
Li bande ad or li battent fin al pon.
Or vedera chi Tamara o non.
Dis li Franrois : « E nu vos seguiron. »
LA TRAHISON. 135

Il a lacé son heaume de baron, ceint Durandal


dont le pommeau est d'or, pendu au cou son écu
blasonné, et pour cheval pris son cher Yeiliantif.
Il tient sa lance-, et du gonfanon blanc les
bandes d'or vont battant son épée.
Qui l'aime ou non, voilà ce qu'on va voir.
— (( Nous vous suivrons! » criaient tous les
Français.

68

Le preux Roland enfourche son cheval.


Près de lui vient Olivier son fidèle. Viennent
aussi, le preux comte Gérier, avec Gérin, Olto et
Bérenger ; le duc Samson et le fier^^nséis, Yvore,
Yvon, tous deux très chers au roi^ enfin le vieux
Girard de Roussillon, accompagné du Gascon
A.ngelier.
Turpin s'écrie :
« Par ma tête, j'en suis »,
— « Et moi aussi, dit le comte Gautier. Je suis
son homme, et me dois de le suivre. »

1. Le texte d'Oxford ne cite que dix pairs. Mais les deux manus-
crits de Venise et le manuscrit de Versailles, nous rendant le vers
omis, comprennent Yvon et Yvore dans rénumération des pairs qui
suivent Roland.
136 LA CHANSON DE ROLAND.

L'armée élit la suite de Roland. Avec lui vont


vingt mille chevaliers'.
69.

Le preux Roland dit à Gautier de l'Hum :


« Gautier, prenez mille Français de France pour
occuper défilés et hauteurs.
^ » Que l'empereur n'y perde aucun des siens ! »
Gautier répond : « Je vous dois bien cela. »
Le comte, avec mille Français de France, par-
court hauteurs, passages, défilés.
Recevrait-il les plus mauvais avis, sans coup
férir il n'en descendra point; sept cents épées
sortiront du fourreau.
Dès ce jour même, il eut forte bataille contre
Almaris qui régnait surBelferne.

1. Com lui s'en va xxm chevalers. {Manuscrit de Venise,)


LA TRAHISON. 137

VIII

l'angoisseuse chevauchée

70'.
Charle est entré au val de Roncevaux.

Le duc Ogier dirige l'avant-garde. De ce côté


on est bien garanti.
Mais en Espagne est demeuré Roland, avec les
pairs et vingt mille Français.
Dieu les assiste ! Ils vont avoir bataille.
Gane le sait. Que Gane soit maudit!
71.

Hauts sont les monts, obscures les vallées ; noire


la roche, affreux les défilés.
Les Français vont, mais en grande douleur.
De quinze lieues on entend la rumeur.
Ils vont... Voici là-bas la grande terre.
1. Couplet emprunté au manuscrit de Venise; cité par Théodore
Mulier dans son édition de 1863 et dans son édition de 1878 :
En Roncival si est Carlo entré.
(L'ansgarde) fist el duc Oger li be,
Da quella port no li stove garde 8.
Deverso Spagna li cont Reliant rêve.
Et Oliver cum tut li doçe pe.
Di Francischi de França xxm. adobé.
Bataila avra, or li secora Dé.
Guenes lo set, qe Dex puist mal doner!
138 LA CHANSON DE ROLAND.

Ils voient au loin le pays de Gascogne, le doux


pays où règne leur seigneur.
Il leur souvient alors de leurs domaines, des
riches fiefs, des belles jeunes filles, de leurs en-
fants et de leurs nobles femmes. Chaque Français
et s'attendrit et pleure.
Mais entre tous Charle a le plus d'angoisse. Aux
défilés est resté son neveu. Pitié l'en prend ; mal-
gré lui ses pleurs coulent.
72.

Les douze pairs sont restés en Espagne.


Vingt mille Francs sont en leur compagnie ; ils
n'ont pas peur, ne craignant point la mort.
Pour l'Empereur, il s'en retourne en France,
sous son manteau cachant sa grande angoisse.
A ses côtés chevauche le duc Naime.
Il dit au roi : « Quelle pensée vous pèse ? »
— c( Le demander, dit Charle, est une injure.
» Ah! j'ai grand deuil : il me faut bien pleurer.
Par Ganelon France sera détruite ; car, cette nuit,
je l'ai vu en esprit brisant ma lance entre mes
propres mains ; et nous savons qu'il faut voir dans
les songes des visions que nous montrent les
angtts.
LA TRAHISON. 139

» Si mon neveu est à l'arrière-garde, c'est lui


la cause. ïl me l'a fait laisser, loin de l'armée, en
pays ennemi.
» Dieu ! Lui perdu, qui le remplacerait ? »
73.

Charle ne peut s'empêcher de pleurer.


Ils sont cent mille ayant pour lui pitié, et pour
Roland bien étrange frayeur.
Gane a tout fait ; c'est lui qui a trahi, du roi
païen prenant les riches dons, or et argent, étoffes
et soieries, mulets, chevaux, chiens, chameaux et
Mons.
LIVRE TROISIEME
LES PRODIGES DES PREUX

Nous ne songeons pas à nous dans la lutte; nous


songeons à l'honneur et à la patrie. Plus la mort
nous menace, plus la vie afflue en nos cœurs pour
tenir ferme, attaquer et vaincre. Le lâche amasse
l'opprobre sur lui et sur sa race.. Nous, si notre sang
coule, il n'aura pas coulé en vain. Nous triomphe-
rons, ou nous mourrons avec gloire. Tyrtéë.

Telle sera ma chanson guerrière que par elle se-


ront percés des milliers d'écus et rompus des milliers
de hauberts...
Bien me plaît, le doux temps du renouveau qui
fait feuilles et fleurs venir; bien me plaît le joyeux
gazouillis des oiseaux qui font retentir leur chant
par le bocage.
du cœur, de voirMais plus dans
rangés me la
plaît, et jusqu'au
plaine, chevaliersfondet
chevaux armés.
J'aime quand les coureurs font fuir gens et trou-
peaux et que vient un grand tumulte d'hommes de
guerre. Grande est mon allégresse quand je vois
châteaux forts assiégés, remparts forcés et crou-
lants. Par dessus tout me plaît le bon seigneur qui,
solide
donne sur
cœursonac.xdestrier, est son
siens par le premier
intrépide à élan.
l'attaque et
Alerte chacun, dès que s'engage le combat ! Qu'on
suive au premier signe ! Nul homme n'est prisé
quelque chose tant qu'il n'a pas donné et reçu force
coups.
lesSus à l'ennemi
lances; trouer! les
Nousécus;
verrons briserleslesheaumes;
dégarnir épées et
et maints Isarons frapper grands coups ensemble ; et,
tout désemparés, errer à l'aventure les chevaux dont
les cavaliers gisent par terre.
La mêlée bat son plein. Que nul homme de haut
parage n'ait en pensée que de couper têtes et bras.
Mieux être moii qu'être vif vaincu !
Je vous le dis, dormir, manger et boire ont pour
moi moindre saveur que d'ouïr des deux parts le cri :
« A eux : I) ; d'entendre hennir, par les halliers, les
chevaux sans maîtres ; d'entendre clamer : « A l'aide !
à l'aide! » ; de voir tomber, par les fossés, petits et
grands sur l'herbe; et de contempler les ennemis
morts qui, percés d'outre en outre, ont aux flancs
des tronçons de fer.
Bertrand de Born {douzième siècle).
142 LA CHANSON DE ROLAND.

LES DOUZE PAIRS DE MARSILE ET LEURS DÉFIS

74.

Le roi. Marsile a mandé ses barons, vicomtes,


ducs, comtes et connétables, et les émirs et les
fils de ses nobles.
Quatre cent mille en trois jours se rassemblent.
Le tambour bat partout à Saragosse. De Maho-
met on expose l'image, à tous les yeux, sur la
plus haute tour. Chaque païen et le prie et l'adore.
Puis on chevauche avec rage et furie, par la
contrée*, à travers monts et plaines.

1. Ici je m'en tiens à la formule vague du manuscrii de Venise et


des autres manuscrits, au lieu de suivre le manuscrit d'Oiford qui
désigne expressément la Terre Certeine. La Terre Certeine c'est
bien la Cerdagne : si bien qu'il faudrait traduire : « par la Cerdagne,
à travers monts et plaines. » Mais la Cerdagne, telle qu'on l'enten-
dait aux derniers siècles, ne comprenait que la région pyrénéenne
tout opposée à celle qui sûrement est ici le théâtre de l'action
(ainsi que l'ont démontré avec évidence MM. Gaston Paris, P. Ray-
mond, François Saint-Maur, Léon Gautier, etc.), et dont les indigènes
ont reçu de leurs ancêtres les plus reculés les traditions de ces
désignations locales : Val-Carlos, le Pas de Roland, la Croix de
Roland, la Brèche de Roland.
LES PRODIGES DES PREUX. U3

Enfin des Francs voici les gonfanons ! Des douze


pairs c'est là l'arrière-garde. Il ne se peut qu'on
n'ait belle bataille.
75.

Vient le premier le neveu de Marsile, sur un


mulet qu'il touche du bâton.
Le rire en bouche, il dit d'un ton joyeux :
« Beau sire roi, je* vous ai tant servi, j'ai eu
pour vous telles douleurs et peines, j'ai tant pour
vous et lutté et vaincu, qu'un fief m'est dû : ce
fief sera Roland.
» Je le tuerai du tranchant de ma lance, si
Mahomet veut bien me protéger.
» Par moi sera toute l'Espagne libre, de Durens-
tant jusqu'aux défilés d'Aspe.
» Charle lassé, les Français repoussés, jusqu'à
la mort vous n'aurez plus de guerre. »
— c( Soit ! Tiens le gant », lui dit le roi Mar-
sile.

Il faut croire que la leçon exacte est celle du manuscrit de Ve-


nise. Ou bieiî il faut supposer, avec Petit de Julleville, soit qu'au
temps de l'auteur de la Cha7ïso?i de Roland, le nom de Cerdagne
avait une plus grande extension et s'appliquait à une partie de la
Navarre; soit que le poète a tout bonnement fait une confusion
en mentionnant ici la Cerdagne.
144 LA CHANSON DE ROLAND.

76

Le gant au poing, le neveu de Marsile, d'un


ton très fier à son oncle s'adresse :
« Beau sire roi, vous m'avez fait grand don!
Choisissez-moi onze de vos barons : aux douze
pairs on se mesurera. »
C'est Falsaron, frère du roi Marsile, qui le pre-
mier répond à cet appel :
« Sire Aëlroth, nous irons, vous et moi; nous
livrerons ensemble la bataille.
» C'est dit... Des Francs meure la grande
armée ! Par nous du moins mourra l'arrière-
garde. »
77.

D'autre part vient un roi de Barbarie' : c'est


Corsablis, cœur mauvais et perfide; et cependant
il parle en bon vassal :
« Tout l'or de Dieu en serait-il le prix, je ne
voudrais jamais être couard. Que ce Français se
trouve en mon chemin, c'est fait de lui. Donc,
prenez-moi troisième *. »

1. Je traduis ici deux vers du manuscrit de Venise cités par


Muller (édition de 1863 et édition de 1878).
LES PRODIGES DES PREUX. 14S

Alors accourt Mauprime de Brigai', aux pieds


plus prompts que les pieds d'un cheval.
Devant Marsile il crie à voix très haute :
« J'entends mener mon corps à Roncevaux.
Mort à Roland, si je fais sa rencontre ! »
78.

Là se trouvait l'émir de Balaguer, bien fait de


corps, fier et beau de visage.
C'est son orgueil de chevaucher armé : il est
fameux par son brillant courage. Qu'il fût chré-
tien, vrai baron il serait.
Il se présente et s'écrie avec force :
« A Roncevaux ! J'y veux aller aussi.
» Roland est mort, si- je l'y puis trouver; mort
Olivier, et morts les douze pairs.
» Les Francs mourront dans le deuil et la
honte.

1. Eq général, j'évite de trop moderniser les noms sarrasins;


et, par exemple, quand il s'est agi de désigner Malbien, Malduit,
Faharon, Faldron, je n'ai pas donné à ces noms leur forme
française actuelle qui serait Maubien, Mauduit, Fausseron, Fau-
dron. Mais ici je traduis Malprimis par Mauprime pour éviter
toute confusion de ce Sarrasin avec le fils de Baligant, Malprime,
dont il sera question dans la cinquième partie du poème.
Quand il s'agit de personnages français, je n'ai pas le même
scrupule que pour les nnms de personnages exotiques. Ainsi, au
lieu de dire : « la belle Aide », je dis : « la belle Aude ».
9
146 LA CHANSON DE ROLAND.

» Charle le Grand n'est qu'un vieux qui radote.


Il lui faudra renoncer à la guerre, et nous laisser
l'Espagne libre enfin. »
— « Bien grand merci », lui dit le roi Marsile.
79.

Là se trouvait un connétable maure. L'Espagne


n'eut jamais plus grand félon :
Devant Marsile il fait le fanfaron .
« A Roncevaux ! J'y mènerai mes gens, qui
sont vingt mille, avec écus et lances.
» Déjà Roland peut se tenir pour mort; et
chaque jour Charle le pleurera. »
80.

D'autre part vient Turgis de Tortosa.


De sa cité il est comte et seigneur, et n'a qu'un
rêve : être aux chrétiens funeste.
Devant Marsile il prend rang près des autres,
et dit au roi :
« Ne vous tourmentez point I
» Mahom vaut plus que Saint-Pierre de Ronie.
Servons-le bien, et nous aurons victoire.
» A Roncevaux j'irai joindre Roland : nul na
pourra le sauver de la mort.
» Voyez ma lame ; elle est et bonne et longue. Je
LES PRODIGES DES PREUX. 147

la mettrai devant sa Durandal : on vous dira


laquelle a le dessus.
» Les Francs mourront s'ils engagent la lutte.
Charle le Vieux n'aura que deuil et honte, et plus
jamais ne portera couronne. »
81.

Ensuite on voit le païen Escremiz, qui de Val-


terre est le seigneur et maître.
Il crie au roi, du milieu de la foule :
« A Roncevaux j'abattrai leur orgueil.
» Que je les trouve; et Roland, Olivier, tous
deux battus, y laisseront leurs têtes.
» Les douze pairs sont condamnés à mort.
» Les Français morts et la France déserte,
Charle tout seul pleurera ses vassaux. »
82,

Là se trouvait le païen Estourgant ; Estramariz


est son bon compagnon ; et tous deux sont fourbes,
félons et traîtres.
— « Venez ici, seigneurs, leur dit Marsile :
à Roncevaux vous irez tous les deux, et m'ai-
derez àconduire mes troupes. »
Eux de répondre :
« A vos ordres, beau sire.
148 LA CHANSON DE ROLAND,

» Contre Olivier et Roland acharnés, nous les


tuerons avec les douze pairs ; car nos épées sont
bonnes et tranchantes : on les verra chaudes d'un
sang vermeil.
» Les Francs mourront; Charle en sera do-
lent.
» Du grand pays nous vous ferons cadeau.
» Venez-y, roi : vous verrez beau spectacle; et
nous mettrons l'empereur à vos pieds. »
83.

Tout courant vient Margariz de Séville, dont le


pays s'étend jusqu'à la mer.
Pour sa beauté toutes les dames l'aiment. Il
n'en est point qui ne s'épanouisse, dès qu'il se
montre, et qui ne lui sourie.
Nul païen n'est si parfait chevalier.
Il fend la presse, et, dominant les cris :
— « Ne craignez rien, dit-il au roi Marsile.
A Roncevaux j'irai tuer Roland. Son Olivier
succombera aussi ; les douze pairs sont voués au
martyre.
» Voyez mon glaive avec sa garde en or, que
je reçus du noble émir de Primes : je lui réserve
un grand bain de sang rouge.
LES PRODIGES DES PREUX. 149

» Les Francs mourront; France en sera honnie ;


et le vieux Charle, à la barbe fleurie, en rage et
deuil terminera sa vie.
» Oui, dans un an, nous aurons pris la France
et coucherons au bourg- de Saint-Denis. »
Le roi païen profondément s'incline.

84.

Voici encor Chernuble de Val-Nègre, aux longs


cheveux qui balayent ses talons.
En se jouant il porte un poids plus lourd que
ne feraient quatre mulets chargés.
Dans son pays le blé ne peut pas croître ; car le
soleil ne s'y montre jamais ; rosée et pluie y sont
chose inconnue. Comme la nuit les pierres y sont
noires. C'est là, dit-on, que les démons de-
meurent.
Chernuble dit :

« J'ai ceint ma bonne épée ; à Roncevaux je la


teindrai de rouge.
» Vienne Roland, et je fondrai sur lui. Sinon, je
veux qu'on ne me croie jamais !
» Oui, mon épée conquerra Durandal; les
Francs mourront; la France périra. »
150 LA CHANSON DE ROLAND.

85.

Les douze pairs de Marsile s'assemblent ; et.


emmenant cent mille Sarrasins, qui avec eux
formeront l'avant-garde, pour les combats s'ani-
mant à l'envi, ils vont s'armer sous un bois de
sapms.
LES PRODIGES DES PREUX. 151

II

LA GRANDE ARMÉE ANNONCÉE A LA PETITE TROUPE

86.
Yoici venir la foule des païens.
Ils ont lacé leurs bons heaumes d'Espagne ; ceint
leurs épées faites d'acier viennois ; et revêtu des
hauberts sarrasins, pour la plupart doublés d'un
triple cuir.
Il fait beau voir leurs lances de Valence et leurs
écus aux peintures dorées.
Leurs gonfanons sont blancs, bleus et vermeils.
Laissant mulets et chevaux de voyage, ils vont
montés sur leurs coursiers de guerre.
A rangs serrés leur chevauchée s'avance.
Le jour est clair ; le soleil resplendit ; et chaque
armure étincelle et flamboie ; et les clairons par
milliers retentissent, pour que ce soit un spectacle
plus beau.
87.

Grand est le bruit, et les Français l'entendent.


Olivier dit : « Nous pourrions bien, amis, avoir
bataille avec les Sarrasins. »
• 52 LA CHANSON DE ROLAND.

Roland répond :
« Ah ! que Dieu nous la donne !
» Nous devons tous tenir pour notre roi.
» Pour son seigneur on doit souffrir détresse,
et endurer le grand chaud, le grand froid ; risquer
sa peau, risquer aussi sa tête*.
» Soyons tous prêts à frapper de grands coups!
Que contre nous on ne chansonne pas ^ !
» Païens ont tort, et chrétiens ont bon droit.
» One ne viendra de moi mauvais exemple. »
88.
Sur un haut pic Olivier est monté.
Il guette à droite, au fond du val herbu, et voit
venir toute l'armée païenne.
Lors, appelant son compagnon Roland :
« Quei de coursiers, quel tumulte d'armures je
vois venir du côté de l'Espagne !
1. Littéralement : « perdre du cuir et du poil. »
Si'n deit hom perdre e del quir et del peil.
2. Vrai type du chevalier français, le brave Roland ajoute à la
témérité un grain de vanité.
Ne nous exposons pas à être fliansonnés! Telle est l'idée qui se
retrouve dans les discours de la plupart des héros de nos chan-
sons de geste, y compris le grand Guillaume d'Orange. Et ils font
des merveilles avec l'espoir qu'on ne les chantera que pour les
glorifier.
Trouvères et jongleurs étaient une puissance, comme aujourd'hui
la presse.
LES PRODIGES DES PREUX. 153

» D'ici, de là, ce n'est partout, au loin, que


blancs hauberts et heaumes flamboyants.
» Nos Français vont faire rude rencontre.
» Il le savait, le traître Ganelon, lui qui nous fit
choisir par l'empereur ! »
Roland répond : « Tais-toi donc, Olivier. C'est
mon beau-père. Il n'en faut sonner mot. »

Sur un haut pic Olivier est monté.


89. '
De là il voit le royaume d'Espagne, et les païens
en foule rassemblés.

Heaumes luisants d'or et de pierreries; écus,


hauberts brillamment ciselés; épieux pointus et
gonfanons au vent : son œil voit tout. Combien
de bataillons ? ah ! ils sont tant qu'il ne peut les
compter.
Il est troublé au dedans de lui-même ; tant
bien que mal, descend de la hauteur; revient aux
siens et leur raconte tout.

90.
Olivier dit :
« J'ai vu tant de païens, que nul jamais n'en a
plus vu sur terre.
» Leur avant-garde à vos yeux va paraître.
154 LA CHANSON DE ROLAND.

» Us sont bien là cent mille avec écus, heaumes


lacés, cuirasses toutes blanches, lances en l'air et
bruns épieux luisants.
» C'est la bataille, imminente, terrible, et sans
merci, comme il n'en fut jamais.
» Seigneurs français, Dieu vous donne courage!
Au poste, tous, pour n'être pas vaincus ! »
Et les Français : « Maudit qui s'enfuira ! Pas
un ne va vous manquer pour mourir. »
ZES PRODIGES DES PREUX. 155

m
lE PRUDENT OLIVIER ET LE FIER ROLAND

91.
Olivier dit :
« Les païens sont en force ; et nos Français sont
en bien petit nombre.
» Ami Roland, sonnez de votre cor !
» Charle, entendant, ramènera l'armée. »
Roland répond :
« Ce serait être fou; et je perdrais ma gloire en
douce France.
» Ma Durandal va frapper de grands coups;
son fer sera sanglant jusqu'à la garde. Sanglante
aussi jusqu'à l'or du pommeau seral'épée en toute
main française.
» C'est leur malheur qui les mène en ces
gorges; tous, je le jure, ils sont jugés à mort. »

— «Ami Roland, sonnez votre olifant!


» Charle entendant ramènera l'armée ; roi et
barons viendront nous secourir. »
Roland répond :
ir>6 LA CHANSON DE ROLAND.

« Non certe, à Dieu ne plaise que mes parents


pour moi encourent blâme; que douce France ait
pour moi à rougir !
» Mieux vaut frapper grands coups de Durandal,
ma bonne épée, que j'ai ceinte au côté. Vous allez
voir son fer ensanglanté.
» Ces félons sont rassemblés pour leur perte ;
tous, je le jure, à ta mort sont voués. »
93.
— « Ami Roland, sonnez votre olifant !
» Si l'empereur, qui par les monts chevauche,
l'entend sonner, les Français reviendront. »
Roland répond :
« Non certe... A Dieu ne plaise qu'homme
vivant puisse dire jamais : « Pour ces païens
Roland sonne du cor, »
» Jamais les miens n'entendront tel reproche.
» Quand je serai dans la grande bataille, je
frapperai sept cents et mille coups, et vous verrez
saigner ma Durandal.
» Bons sont nos Francs; ils frapperont en
braves. Rien n'ôterales païens à la mort. »
94.

— « Je ne vois pas que l'on pût vous blâmer,


dit Olivier; j'ai vu les Sarrasins : vallées et monts
LES PRODIGES DES PREUX. 157

en sont tout inondés ; leur foule emplit et la lande


et la plaine.
» Ces étrangers sont une immense armée. Que
faire avec si faible compagnie ? »
Roland répond :
« Mon ardeur s'en augmente.
» Ne plaise à Dieu, à ses saints, à ses anges,
que mon pays par moi perde sa gloire !
» Plutôt mourir que d'encourir la honte !
» Plus nous frappons, plus l'empereur nous
aime. »
95.

Roland est preux ; mais Olivier est sage.


Ils ont tous deux merveilleuse vaillance, et dès
qu'ils sont à cheval, sous les armes, mourraient
plutôt qu'esquiver le combat. Bons sont leurs
cœurs et fières leurs paroles.
Mais les païens chevauchent avec rage...
— « Voyez un peu, Roland, dit Olivier. Ils sont
tout près, et Charle est loin de nous.
» Si vous aviez daigné sonner du cor, il serait
là; nous n'aurions pas dommage.
» Levez les yeux vers ces noirs défilés. En quel
deuil est la pauvre arrière-garde ! Ceux qui y sont
n'iront pas dans une autre. »
\
158 LA CHANSON DE ROLAND.

— « Paix ! dit Roland ; c'est là nous faire ou-


trage.
» Maudit qui porte au ventre un lâche cœur!
» Nous tiendrons pied fortement sur la place.
De nous viendront et les coups et la mort. »
LES PRODIGES DES PREUX. 159

IV
LES PRELUDES DE LÀ BATAILLE

96.

Quand Roland voit s'apprêter la bataille, il se


fait fier plus que tigre ou lion.
Il crie : « Allons ! » et dit à Olivier :
« Fidèle ami, ne tiens plus tel langage.
» Notre empereur, nous confiant ses hommes,
a mis à part ces vingt mille Français. Pas un
couard dans le nombre : il le sait.
)) Pour son seigneur on doit souffrir grands
maux; bien supporter la faim, le chaud, le froid;
perdre son sang, .ses membres et sa vie.
» Hardi, ta lance ! Hardi, ma Durandal, la
bonne épée que le roi me donna ! Et si je meurs,
qui l'aura pourra dire : « Ce fut l'épée d'un noble
chevalier. »
97.

Au camp était l'archevêque Turpin.


Piquant des deux, il monte sur un tertre;
groupe les Francs et leur fait ce sermon :
160 LA CHANSON DK HOLANl);

« Voici le poste où nous a laissés Charle. C'est


notre roi : nous lui devons nos vies.
» Preux, maintenez l'honneur du nom chrétien !
» Certainement la bataille est très proche ; car
sous vos yeux voilà les Sarrasins.
» Meâ CLilpâ! criez à Dieu merci. Pour vous
sauver ma main va vous absoudre.
» Si vous mourez, vous serez saints martyrs, et
trônerez au haut du Paradis. »
Tous, pied à terre, aussitôt s'agenouillent; et,
de par Dieu, le prélat les bénit :
« Sus ! frappez fort : c'est votre pénitence. »
98.

Turpin a fait un grand signe de croix; et,


allégés, quittes de tout péché, on se redresse, on
se remet sur pied.
Bien équipés, vêtus de leurs armures, et tout
dispos pour la grande bataille, les chevaliers
enfourchent leurs chevaux.
Roland appelle Olivier son ami :
« Cher compagnon, vous disiez vrai, je vois.
Gane est félon ; Gane nous a trahis ; trahis, vendus,
pour beaux deniers comptants.
» Ah ! l'empereur devrait bien nous venger.
LES PRODIGES DES PREUX. i61

» Le roi Marsile a fait marché de nous ; mais


nos épées lui régleront son compte. »
99.

Voici Roland aux défilés d'Espagne, sur Veil-


lantif, son bon cheval courant.
Sous son armure il a bien belle mine.

11 va jouant avec sa lance au poing, dont l'acier


clair est tourné vers le ciel. Du sommet pend un
gonfanon tout blanc, aux franges d'or lui battant
jusqu'aux mains.
Son corps est beau; son front clair et riant.
Sur ses pas marche Olivier son ami.
Et les Français se disent l'un à l'autre : « Voilà
Roland ! c'est notre champion ! »
Sur les païens il jette un fier regard, sur les
Français un regard humble et doux. Puis, l'air
courtois, il prononce ces 'mots :
« Seigneurs barons, avancez doucement. Cette
armée vient chercher un grand martyre et nous
porter un butin bel et bon, tel que meilleur n'en
eut un roi de France, »
Les deux armées sont déjà face à face.
100.
Olivier dit :
« Pourquoi vous parlerais-je ?
162 LA. CHANSON DE ROLAND.

» Vous n'avez pas daigné sonner du cor ;


vous n'aurez donc aucun secours de Charle : il ne
sait pas quelle est notre détresse.
» Lui ni les siens ne sont point à blâmer...
» Yous, chevauchez le mieux que vous pourrez,
seigneurs barons, et ne reculez point.
» Au nom de Dieu, ne pensez qu'à deux choses :
à recevoir et à donner des coups.
n N'oublions pas le cri guerrier de Charle ! »
Tous aussitôt poussent le cri : « Monjoie 1 »
Qui les aurait ouï lancer ce cri saurait l'élan
que donne un beau courage.
Puis, on chevauche.
Oh Dieu ! Comme ils sont fiers î Et quelle hâte !
Éperons, piquez dur ! Sus aux païens ! quoi de
mieux qu'attaquer ?
Mais les païens n'ont garde d'avoir peur.
Voilà Français et Sarrasins aux prises.
LES PRODIGES DES PREUX. 163

LES PROUESSES DES PAIRS DE CHARLEMAGNE, ET CE QV IL


ADVINT DES PAIRS DE MARSILE

401.

Sire Aëlroth, le neveu de Marsile, va chevau-


chant en avant des païens.
Sur nos Français il déverse l'outrage :
« Félons Français, nous joutons donc ensemble !
» Tel vous trahit qui devait vous défendre.
» Charie est un fou de vous avoir laissés dans
cette gorge où sera votre tombe !
» La France ici perdra sa renommée ; et votre
roi le bras droit de son corps. »
Roland l'entend. Grand Dieu, quelle colère !
Piquant des deux de ses éperons d'or, sur le
païen il court, bride abattue, et il l'atteint du plus
vigoureux coup.
Il rompt l'écu, fracasse le haubert; fend sa
poitrine et lui brise les os.
Bientôt l'échiné est séparée du dos; et l'âme
sort délogée par le fer.
A pleine lance il .le pousse, l'enlève ; l'envoie
164 LA CHANSON DE ROLAND.

rouler, le cou coupé en deux ; et, quoique mort,


l'apostrophe en ces termes :
« Va donc, maraud! Charle n'est pas un fou;
et il n'aima jamais la trahison.
» En nous laissant, il a agi en preux. La douce
France aura sa gloire sauve.
» Frappez, Français ! Le premier coup est nôtre.
A nous le droit! A ces gloutons le tort. »
102.
Là est un duc du nom de Falsaron.
Du roi Marsile il est l'orgueilleux frère ; et
comme fief il possède la terre où ont vécu Dathan
et Abiron.
Il n'est félon plus brutal sous le ciel.
Entre ses yeux s'allonge un front énorme, oii
on pourrait mesurer presque un pied.
Il est saisi, voyant son neveu mort ; sort de la
foule, et furieux s'élance, avec le cri que jetaient
les païens.
— « Maudits Français ! clame-t-il avec rage.
Mort à l'honneur de votre douce France ! »
Lors Olivier est pris d'un grand courroux ; pique
des deux de ses éperons d'or; en bon baron fonce
sur le païen; brise l'écu, fracasse le haubert; lui
plonge au corps les pans .du gonfanon ; de ses
LES PRODIGES DES PREUX. 165

arçons l'abat à pleine lance ; regarde à terre où il


le voit gisant, et le confond par ces fières paroles :
« Je n'ai souci, maraud, de vos menaces...
Frappez, Français, frappez; nous les vaincrons! »
Il crie : « Monjoie * » ; c'est le cri du roi
Charle.
103.

Un roi est là qui a nom Corsablis. Il vient de


loin ; il est de Barbarie.
Interpellant les autres Sarrasins :
« On peut, dit-il, aisément s'en tirer.
» De ces Français, le nombre est misérable ;
tels combattants méritent nos dédains.

1. Il est habituel d'écrire Montjoie qu'on explique par Mont


de la Joie, nom donné à la colline voisine de Paris où saint Denis
eut la joie de conquérir le Paradis par le martyre.
La Chanson d.e Roland, qui est peut-être le premier document où
il est fait mention de noire vieux cri de guerre, ne l'orthographie
jamais avec un t, et lui donne le sens de Ma joie; Mon joyau
é'{Meum gaudium), par allusion à l'épée de Charlemagne appelée
Joyeuse à cause de la joie qu'avait l'empereur de posséder, en-
châssée dans le pommeau, la pointe de la lance dont fut percé le
Christ. {Lire ci-après le couplet 218.)
Monjoie, en njênie temps qu'il est le cri de France, datant du
jour où Charlemagne enrichit son épée d'une relique de la Passion,
désigne l'oriflamme, la bannière du roi, le drapeau de l'armée. C'est
précisément dans la grande bataille de Charlemagne avec le chef de
l'islamisme, racontée plus loin, que la bannière royale reçoit le
nom de Monjoie, emprunté au cri de ralliement du roi et des che-
valiers. [Voir le couplet 2o4.)
166 LA CHANSON DE ROLAND.

» Leur empereur ne saurait les sauver. Tan»


pis pour lui ! Pas un n'échappera. Voici le jour oij
ils vont tous mourir. »
Turpin entend ces propos du païen.
Est-il vraiment homme plus haïssable ?
Piquant des deux de ses éperons d'or, il fond
sur lui, puis frappe à toute force.
Il fend l'écu, fracasse le haubert; lui plante au
corps la pointe de sa lance; pousse si fort qu'il
le fait chanceler ; enfin l'abat raide sur le chemin.
Puis le voyant qui gît dans la poussière, quoi-
qu'il soit mort, il lui parle et lui dit :
« Lâche païen, vous en avez menti! Monsei*
gneur Charle est toujours notre force ; et nos
Français ne pensent pas à fuir.
« Vos compagnons, nous les clouerons ici.
)) Pour vous, c'est fait; allez dans l'autre monde!
Nouvelle mort vous y devrez souffrir ' .
1. Je traduis ici un vers du manuscrit de Venise :
« Novelle mort vos stovera sufrir. «

La nouvelle mort, c'est la mort éternelle. Les damnés, à la fois


privés de Dieu et privés du néant, meurent éternellement de ne
pouvoir mourir.
La conception du moyen âge sur la mort éternelle est mise en
lumière dans ces vers d'Agrippa d'Aubigné :
Maudits, n'espérez point fin à votre souffrance :
Point n'éclaire aux enfers l'aube de l'espérance.
Aboyez comme chiens; hurlez en vos tourments;
LES PRODIGES DES PREUX. 167

» Frappez, Français! Et que nul ne s'oublie!


» Le premier coup est nôtre, Dieu merci.
» Monjoie ! Les Francs seront maîtres du
champ. »
104.

Par de bons coups Gérin montre à Mauprime


que son écu ne vaut pas un denier; car il en
rompt la boucle de cristal, dont la moitié va rouler
sur le sol.

Jusqu'à la peau il perce son haubert ; puis lui


enfonce au corps sa bonne lancé.
Le païen tombe à terre comme un bloc; et Sa-
tanas prend son âme aux enfers.
lOo.

Gérier, l'ami fidèle de Gérin, frappe l'émir, lui


brise son écu ; de son haubert met en morceaux
les mailles ; lui pousse au cœur sa lance redou-

L'abime ne répond que d'autres hurlements.


Que si vos yeux de feu jettent l'ardente vue
A l'espoir du poignard; le poignard plus ne tue.
« Que la mort, direz-vous, était un doux plaisir! i
La mort morte ne peut vous tuer, vous saisir.
Voulez-vous du poison? En vain cet arliûce.
Vous vous précipitez? En vain le précipice.
Courez au feu brûler? Le feu vous gèlera.
Noyez-vous? L'eau est feu; l'eau vous embrasera.
La peste n'aura plus de vous miséricorde.
Etranglez-vous? En vaio vous tordez une corde.
Criez après l'enfer? De l'enfer il ne sort
Que l'éternelle soif de l'impossible mort.
168 LA CHANSON DE ROLAND.

table; frappe si bien qu'il traverse son corps, et


l'abat mort.
Le païen roule à terre.
Olivier dit : « Gente est notre bataille! »
106.

Le duc Samson s'attaque au connétable ; brise


l'écu couvert d'or et de fleurs; atteint sa chair,
malgré son bon haubert; perce son cœur, son
foie et ses poumons; et l'abat mort, qu'on en
pleure ou en rie !
— « Coup de baron! » dit Turpin l'arche-
vêque.
' ' 107.

Anséïs laisse aller son destrier, et va frapper


Turgis de Tortosa; brise l'écu sous la boucle
dorée; puis, du haubert perçant les doubles
mailles, lui loge au corps la pointe de sa lance.
Le fer va droit et ressort par le dos. Lors, sur
le pré, raide mort le corps tombe.
— « Très bien frappé ! C'est d'un preux » , dit
Roland.
108.

Pour Angelier, le Gascon de Bordeaux, lâchant


la bride à son cheval qu'il pique, il va frapper
LES PRODIGES DES PREUX. 169

Escrémiz de Valterre; met en morceaux l'écu


qu'il porte au cou; rompt du haubert les mailles
supérieures ; fend sa poitrine entre les deux ma-
melles; lejette mort tout en bas de sa selle; et
puis lui dit : « Vous n'avez pas de chance. »
109.

Otto s'attaque à l'Arabe Estourgant; frappe le


cuir au-devant de l'écu ; en fait sauter tout le rouge
et le blanc ; pousse au païen ; rompt les pans du
Haubert ; lui plante au corps son bon épieu tran-
chant, etl'abat mort de dessus son coursier. Puis
il lui dit : « Nul ne vous sauvera. »
110.

Déranger, lui, fond sur Estramariz ; brise l'écu,


fracasse le haubert; plonge sa lance au milieu de
son ventre, et l'abat mort entre mille païens.
Donc, maintenant, en voici dix tués des douze
pairs qu'avait le roi Marsile,
Deux sont vivants : Chernuble et Margariz.
111.

Margariz est un vaillant chevalier, robuste,


beau, et fringant et agile. 10
Piquant des deux, il court sur Olivier ; brise
170 LA CHANSON DE ROLAND.

l'écu sous sa boucle d'or pur ; le long des flancs


lui porte un coup de lance.
Mais c'est en vain : Dieu protège Olivier. Bien
qu'effleuré, son corps n'est pas touché.
Le Sarrasin passe outre sans obstacle, sonnant
du cor pour railleries siens.

Brillants combats! Merveilleuse mêlée!


Le preux Roland va s'exposant sans peur.
Quatorze fois il use de sa lance, frappant des
coups tant que le bois lui dure. Mais au quinzième,
elle est rompue, en pièces.
Alors il met à nu sa Durandal ; pique des deux,
et fonce sur Chernuble ; brise son heaume où luit
mainte escarboucle ; lui coupe en deux et coiffe et
chevelure ; tranche à la fois les yeux et le visage,
et le haubert formé dç fines mailles, et tout le
corps, jusqu'à, son enfourchure; atteint la selle
ornée de lames d'or; pénètre aussi dans le corps
du cheval; non loin du joint, lui coupe en deux
l'échiné ; et abat morts, sur l'herbe drue des prés,
le Sarrasin ainsi que sa monture.
Après il dit : « Drôle, mal t'en a pris! Ton Ma-
homet ne te sauvera pas. A tels gloutons point
n'appartient de vaincre. »
LES PRODIGES DES PREUX. 171

VI
LA TERRIBLE MÊLÉE

113.

Roland chevauche à travers la^êlée.


Sa Durandal, qui bien tranche et bien taille,
sème la mort parmi les Sarrasins.
Jl va jetant cadavres sur cadavres, et de sang
clair inonde tout le sol : rouges de sang sont ses
bras, son haubert.
Son bon cheval ruisselle aussi de sang : rouge
est son cou, rouges sont ses épaules...
S'il est quelqu'un qui ne soit pas en reste, c'est
Olivier; les autres pairs aussi.
On court frappant et d'estoc et de taille ; et les
païens, sous les coups des Français^ tombent
mourants, ou morts ;
Tqrpin de dire :
« Elle va bien, la noblesse de France !
» Monjoie ! Monjoie ! Et vivent nos barons ! »
Mopjoie ! Monjoie ! c'est le cri du roi Charle*.
1. A la fin de ce couplet, j'ai traduit, en même temps que le
texte d'Oxford qui porte : « Ben ait nostre barnage », la variante:
» Ben est uoslre barnage. »
172 LA CHANSON DE ROLAND.

114

Dans la mêlée Olivier chevauchait, n'ayant au


poing qu'un tronçon de sa lance ; car, en frappant,
le bois s'était brisé.
Il attaqua le païen Malsaron ; brisa l'écu luisant
d'or et de fleurs ; lui fît sortir les deux yeux de la
tête, et fit rouler la cervelle à ses pieds... Son
corps rejoint sept cents corps de païens.
Olivier tue Estorgos et Turgis. Mais jusqu'au
poing son tronçon s'est rompu...
— « Que faites-vous, compagnon? (Jit Roland.
Pour tels combats point ne faut un bâton. Il n'est
de bon que b fer et l'acier.
» Où avez-vous votre épée Hauteclaire, à garde
d'or, à pommeau de cristal ? »
Le preux répond : « Je ne puis la tirer, tant j'ai
besoin de frapper vite et ferme. »
115.

Pourtant il a tiré sa bonne épée, tant réclamée


par son ami Roland.
Il la lui montre, en vrai bon chevalier, par les
grands coups qu'il en donne aux païens.
L'un d'eux était Justin de Val-Ferrée.
En deux morceaux il partage sa tête ; tranche
LES PRODIGES DES PREUX. 173

son corps, sa cuirasse brodée, sa bonne selle où


joyaux et or luisent ; pourfend l'échiné au cheval
qui le porte, et abat morts cheval et cavalier.
— « Décidément je vous agrée pour frère. C'est
pour tels coups que l'empereur nous aime », lui
dit Roland.
Et tous s'écrient : « Monjoie I »
116.

Voici Gérin sur son cheval Sorel, et son ami


Gérier sur Passe-Cerf.
Piquant des deux, ils leur lâchent les rênes et
vont frapper le païen Timozel, l'un dans l'écu,
l'autre sur le haubert.
Leurs deux épieux se brisent dans son corps ;
il tombe mort au milieu d'un guéret.
Je ne sais pas et n'ai pas ouï dire lequel des
deux fut le plus intrépide.
Esperveriz, fils de Borel, est là; il meurt des
coups d'Angelier de Bordeaux.
Par l'archevêque est tué Siglorel, cet enchan-
teur qui alla aux enfers où Jupiter le mena par
magie.
Turpin s'écrie : « Aux diables le félon I »
Roland répond : « C'en est fait du maraud.
10.
Frère Olivier, vive qui si bien frappe ! »
174 LA CHANSON DE ROLAND.
117.

De plus en plus terrible est la bataille. Français,


païens, échangent de grands coups; c'est belle
attaque, et c'est belle défense.
Partout on voit lances rompues, sanglantes, et
gonfanons déchirés, mis en pièces.
Que de Français laissent là leur jeunesse !
Ils ont chacun une mère, une femme, et des
amis qui là-bas les attendent, aux défilés : ils ne
les verront plus.
Charle le Grand en pleure et se lamente. Mais
à quoi bon ? Ils n'auront point secours.
Ah ! Ganelon, quand il vendit les siens, à Sara-
gosse, a fait un mal bien grand !
Il doit en perdre et la vie et les membres, jugé
à Aix, ensuite écartelé; et l'on pendra trente de
ses parents, qui de leur mort n'avaient aucune
attente ^
U8.
Oui, formidable, horrible est la bataille, où
font miracle Olivier et Roland, et où Turpin rend
les coups par milliers.
1. « Qui de mûrir nen eurent espérance, »
LiUré cite ce vers dans son historique du mot espérance. — Des
éditeurs de la Chanson de Roland ont substitué au mot du texte
d'Oxford, sans raison suffisante, espairnance ou espar gnance.
LES .PRODIGES DES PREUX. 175

Les douze pairs ne sont pas en retard ; et tous


les Francs frappent comme un seul homme.
Par cent, par mille, y meurent les païens.
Qui ne s'enfuit est voué à la mort; bon gré,
mal gré, il finit là son temps.
Nous y perdons nos meilleurs chevaliers.
Ils ont laissé, là-bas en douce France, un père,
un fils; ils ne les verront plus, ni l'empereur qui
aux ports les attend V.
i. Le mol porl, dans la région pyrénéenne, désigne un passage
entre deux montagnes, parce que, selon la remarque de Liltré,
« c'est par là que se portent les marchandises ». Tel le port de
Vénasqiie. Le col de Roncevaui est appelé port de Valcarlos.
Même sens dans l'appellation de Saini-Jean-Pied-de-Port.
176 LA CHANSON DE ROLAND.

VII

lES PRÉSAGES DE LA MORT DE ROLAND

H9.
En France éclate une étrange tourmente.
Le vent mugit et le tonnerre gronde. Partout
ce n'est que pluie, grêle, tempête.
La foudre tombe, et tombe, et tombe encore.
La terre tremble, oui vraiment elle tremble, de
Saint-Michel du Péril de la Mer jusqu'à Cologne
où sont saintes reliques*, de Besançon jusqu'au,
port de Wissaht.
Dans les maisons les murs craquent et crèvent.
En plein midi, viennent grandes ténèbres. Il
n^est clarté que du feu des éclairs.
Chacun le voit et est pris d'épouvante.
Plusieurs disaient : « C'est le grand jugement :
tout est fini; les temps sont consommés ! »

1. Des textes indiquent ici Reims; d'autres Sens. Je me rallie à


l'interprétation de Léon Gautier et de M. Gaston Paris. Dans l'em-
pire de Charlemagne, de môme que Besançon était à l'opposile de
Wissant, situé entre Boulogne et Calais, Cologne était à l'opposile
du Mont Saint-Micliel en Normandie.
LES PRODIGES DES PREUX. 177

Mais on se trompe ; on ne sait pas les choses.


C'est le grand deuil pour la mort de Roland.

120*.

L'orage est grand ; les signes sont terribles.


Depuis midi jusqu'à la fin du jour, se fait par-
tout une épaisse nuit noire que le soleil ni la lune
n'éclairent.
Le sol bondit ; les murailles se fendent.
Tous ceux qui sont les témoins de ces choses
ont l'âme en peine et croient qu'ils vont mourir.
Ah ! c'est bien droit que tous soient dans l'an-
goisse, quand Roland meurt, lui le grand capi-
taine, tel que jamais meilleur ne tint l'épée pour
batailler et terres conquérir.
1. Ce couplet et les deux suivants sont tirés du manuscrit de
Venise, sauf quelques vers pris à d'autres mauuscrits.
Mùlier, dans son édition de 1878, donne uu double extrait du
manuscrit de Venise et du manuscrit de Paris. — Le manuscrit de
faris (treizième siècle) ne souITre pas la comparaison avec Je ma-
nuscrit de Venise. Mais il tient le premier rang parmi les manus-
crits de second ordre où se trouve paraphrasée et remaniée la
Chanson de Roland.
178 LA CHANSON DE ROLAND.

VIII

LES FRANÇAIS MAÎTRES DU CHAMP DE BATAILLE

121.

Les Sarrasins sont en pleine déroute, tant les


Français frappent de leurs épées, dont l'acier
blanc est rougi par le sang.
Ce n'est partout que païens qui s'enfuient, et
chevaliers galopant à leurs trousses.
122.

Morts et mourants peuplent toute la plaine.


Que de païens tombés sur l'herbe drue ! Que de
hauberts qui reluisent à terre, et que d'écus, que
de lances brisées!
De bons chevaux, errant sans cavaliers, de çà,
de là courent traînant leurs rênes, et le poitrail
tout empourpré de sang.
Si les Français ont gagné la bataille. Dieu!
qu'ils sont loin d'être au bout de leur peine !
Charle en perdra sa force et sa fierté. Grand est
le deuil où va tomber la France.
LES PRODIGES DES PREUX. 179

123.

De si bon cœur les Français ont frappé, que les


païens sont gisant par milliers ; et sur cent mille
il s'en sauve un ou deux.
— « Les braves gens ! s'écriait l'archevêque.
De plus vaillants ne sont pas sous le ciel.
» Bien est-il dit, dans la geste de France, que
tout Français naît hardi pour la guerre, et que le
roi est servi par des braves. »
De place en place, on va cherchant les siens,
les yeux mouillés de tendresse et de deuil, par
grand amour pour ceux du même sang.
Pourtant Marsile, avec sa grande armée, n'est
pas très loin et va bientôt surgir.
180 LA CHANSON DE ROLAND.

IX

MARGARTZ ET SON SUPRÊME APPEL A MARSILE

Le preux Roland, Olivier son ami, les autres


pairs, enfin tous les Français, ont frappé dur en
vaillants chevaliers. Des Sarrasins immense est
le massacre.
Un a pu fuir; et ils étaient cent mille.
Mais ce fuyard ne mérite aucun blâme. Son
corps blessé porte écrit son courage : il est percé
de quatre coups de lance.
C'est Margariz. Il court devers l'Espagne; trouve
Marsile, et lui dit la défaite.
125.

Donc Margariz tout .seul s'en est allé, l'écu


percé, la lance fracassée, l'épée en sang, et le
haubert rompu. Ah! les fiers coups qu'au combat
il donna ! et quel baron. Dieu ! s'il était chrétien !
l. Ce couplet et le couplet suivant sont traduits d'après le texte
du manuscrit de Venise. Miiller cite ce texte, ainsi que celui du
manuscrit de Paris, dans son édition de 1863 et dans son édition
de 1878.
LES PRODIGES DES PREUX. 181

Au roi Marsile il fait récit de tout; puis, à


voix haute, il le supplie ainsi :
« A cheval, sire, à cheval sur-le-champ! Vous
trouverez les Français épuisés.
» Sans doute ils ont donné martyre aux nôtres.
Mais leurs épées, leurs lances sont en pièces; et
la moitié d'entre eux couvre le sol.
» Les survivants, affaiblis et brisés, sont la
plupart blessés, baignés de sang.
» Tout désarmés, on les vaincra sans peine.
» Courez sur eux, cher sire, ils sont à nous. »

11
182 LA CHANSON DE ROLAND.

UNE NOUVELLE ARMÉE SURGIT


126.

La grande armée des païens a surgi.


Il vient là-bas, par-dessus la vallée, le roi Mar-
sile, avec sa forte armée, qui se divise en vingt
bellae colonnes.
Le clair soleil fait reluire les heaumes, tout
émaillés d'or et de pierreries, et les écus et les
hauberts brodés.
Tout retentit du grand bruit des clairons, son-
nant la charge au nombre de sept mille.
Roland s'écrie :
« Olivier, mon cher frère, Gane le traître a juré
notre mort. Sa trahison n'est que trop manifeste;
mais l'empereur en tirera vengeance.
» Nous, nous allons avoir rude bataille; car on
ne vit jamais tel nombre d'hommes.
» Ma Durandal va frapper de bons coups. Vous,
déchaînez votre épée Hauteclaire.
» Nous les avons portées en tant de lieux! elles
nous ont gagné tant de victoires !
» N'encourons pas de méchantes chansons. »
LES PRODIGES DES PRUUi. 183

XI
LES EXHORTATIONS DE TURPIN ET LA MAGNANLWTÉ

DES FRANÇAIS

127.

Quand les Français voient tous ces Sarrasins


qui de partout inondent la campagne, ils crient :
(S. A l'aide! Olivier et Roland! Les douze pairs! Au
secours ! Au secours ! »
Alors Turpin leur dit ce qu'il en pense :
« Seigneurs barons, pas de lâches pensées! Au
nom de Dieu, qu'on ne vous voie point fuir! ne
prêtez pas aux méchantes chansons! 11 vaut bien
mieux mourir en combattant.
» Oui, tout est dit; c'est ici notre fin : avant la
nuit, nous quitterons ce monde.
» Mais je vous suis bon garant d'une chose :
le Paradis va s'ouvrir à vos âmes, et vous serez
assis parmi les saints. »
Au cœur de tous ces mots mettent l'élan.
On crie ; « Monjoie! En avant et Monjoie ! »
184 LA CHANSON DE ROLANB.

128*.
Le roi Marsile est un bien méchant roi.
— « J'ai foi en vous », dit-il à ses païens :
« Mais ce Roland est fort que c'est merveille.
îi nous faudra grand'peine pour le vaincre : et ce
n'est pas assez de deux batailles.
» Je garderai avec moi dix colonnes, pour lui
livrer la troisième bataille.
» Aux autres dix de lutter tout de suite.
» Vous, Grandonis, je vous mets à leur tête;
soyez le chef commandant en mon nom, et rece-
vez de ma main cette enseigne.
» De Charle enfin la puissance va choir, et l'on
verra la France dans la honte. »
129.

Le roi païen, du haut d'une montagne, voit


Grandonis courir dans la vallée.

Trois grands clous d'or fixent son gonfanon.


11 a crié : « Barons, tous à cheval ! »
Mille clairons avec éclat résonnent.

1. Les Irois couplets qui suivent sont traduits sur divers textes,
notamment sur les textes du manuscrit de Venise et du manuscrit
de Paris, cités par Millier partiellement dans son édition de 1863 et
totalement dans son édition de 1878.
LES PRODIGES DES PREUX. 185

— « Que ferons-nous, mon Dieu? » crient les


Français.
« Que de malheurs nous \audra Ganelon!
comme il nous a traîtreusement vendus!
» Les douze pairs puissent-ils nous sauver! »
— « Bons chevaliers, répète l'archevêque, vous
recevrez en ce jour grand honneur. Dieu vous
réserve et couronnes et fleurs, au Paradis, entre
les glorieux.
» Quant aux couards, le ciel leur est fermé. »
Lors les Français :
tt On fera son devoir.
» Nous serons morts ce soir, mais non félons ! »
130.
Le roi Marsile a gardé dix colonnes ; les autres
dix chevauchent pour combattre ; et l'on entend,
de plus fort en plus fort, sonner l'appel de leurs
mille clairons.
— « Dieu! s'écrie-t-on, qu'allons-nous devenir?
Les douze pairs, hélas! n'y feront rien. »
Dans tous les rangs c'est douleur et pitié. On
s'aime bien; et l'un pleure sur l'autre; et de bon
cœur l'un l'autre l'on s'embrasse.
— « Enfants de Dieu, restez gaillards et fiers,
dit l'archevêque.
186 LA CHANSON DE ROLANU.

» Il faut avoir courage... Vous possédez en


Dieu un sûr ami.
» Soyez en paix : voici venu le jour où vous
irez, fleuris et couronnés, vous reposer sur de
beaux lits de roses, dans les palais de son saint
Paradis.

» Pour les couards, ils n'y seront jamais. »


Les Francs s'écrient :
« Nous ne faiblirons pas.
» Vienne la mort, si cela plaît à Dieu !
» Nous tiendrons pied contre nos ennemis ; nous
sommes peu, mais nous sommes hardis.
» Lance en avant, courons sur les païens ! »
Bride abattue, on pousse aux Sarrasins ; et corps
à corps la mêlée se déchaîne. i
Là vont périr maints vaillants chevaliers, amis
pleures par gentes demoiselles, maris pleures par
femmes rendues veuves, pères pleures par enfants
orphelins.
Grands deuils, grands cris attristeront la France.
LES PRODIGES DES PREUX. 187

XII

LES N0UVEAI3X EXPLOITS d'oLIVIER, DE ROLAND


ET DE TURPIN

131.

Un Sarrasin, venu de Saragosse, ville dont il


possédait la moitié, homme au cœur bas, du nom
de Climborin, le même à qui Gane donna sa foi,
et qui voulut le baiser sur la bouche en lui don-
nant un casque avec rubis', s'écrie qu'il veut 'faire
honnir la France : "
« Au grand pays je prendrai son honneui'.
» A l'empereur je prendrai sa couronne. »
Puis, enfourchant son cheval Barbamouche,
vrai épervier, plus prompt que l'hirondelle, il
l'éperonne et lui lâche les rênes. ^
A ses coups s'offre Angelier de Gascogne.
Haubert, écu, rien ne tient; tout lui cède. Droit
dans le cœur il lui plante l'épieu : de part en
part, le corps est traversé.
A pleine lance il le retourne à terre :

1. Je corrige ici une inadvertance de l'auteur ou du copiste qui


substitue une épée au casque dont il a été fait mention au cou-
plet 52.
188 LA CHANSON DE ROLAND.

« Voyez, dil-il, nous avons beau gibier. Frap-


pez, païens, rompons leurs rangs serrés! »
Et les Français : « Dieu! perdre un si brave
homme! »

132.

Alors Roland interpelle Olivier :


« Cher compagnon, voici Angelier mort. Nous
n'avions pas plus vaillant chevalier. »
Olivier pousse un long gémissement. « Ahl
veuille Dieu, dit-il, que je le venge! »
Son destrier vole sous l'éperon. Rouge de sang
il brandit Hauteclaire, et va frapper le païen avec
force.

Un seul grand coup de l'épée qu'il agite tue le


païen qui expire à ses pieds.
Le démon guette et emporte cette âme...
Puis^ Olivier tue le duc Alphaïen; tranche la
tête au fier Escababi, et jette à bas sept Sarrasins
énormes : ils ne pourront jamais plus guerroyer.
— « Mon compagnon est en grande colère,
disait Roland ; il fait mal s'y frotter.
» Quel grand honneur je le vois conquérir!
» Voilà les coups qui nous font chers à Charle.
» Frappe, Olivier! Frappe, bon chevalier! »
LES PRODIGES DES PREUX. 189

133.

Voici venir le païen Valdabrun, seigneur sur


mer de quatre cents navires, et renommé parmi
les mariniers.

C'est lui qui fut parrain du roi Marsile et le


premier lui chaussa l'éperon*.
Par trahison, il prit Jérusalem; de Salomon
viola )e saint temple; et de sa main tua le pa-
triarche, devant les fonts de notre saint Baptême.
Quand Ganelon fille serment infâme, il en prit
acte, et donna à ce traître sa belle épée avec mille
écus d'or.
Sur son cheval appelé Gramimond, qui court,
piqué par l'éperon aigu, d'un pied plus prompt
que l'aile du faucon, il va frapper le puissant duc
Samson.

Fondant sur lui, il met l'écu en pièces ; rompt


le haubert, lui fait entrer au corps, rouges de
sang, les pans du gonfanon; lui fait vider l'arçoti
à pleine lance, et l'étend mort.
« Bien! dit-il à voix haute. Frappez, païens :
nous les vaincrons de reste. »

1. Je traduis ici, outre le vers du texte d'Oxford, un vers des


iDaDU:crits de Lyon et de Cambridge. 11.
190 LA CHANSON DE ROLAND.

— « Ah! sire Dieu! s'écriaient les Français,


quel grand baron la France vient de perdre ! »
134.

Le preux Roland, quand il voit SamsOn mort, '


sent deuil au cœur, comme bien vous pensez.
Prompt, il s'élance, animant son cheval.
Sa Durandal, qui vaut plus que l'or fin, porte
bientôt le plus rude des coups.
Du Sarrasin elle brise le casque, où reluisaient
l'or et les pierreries ; lui fend la tète et le corps et
l'armure; tranche la selle incrustée en or pur;
pénètre enfin dans le dos du cheval.
Dieu! quelle entaille! Et l'homme et sa mon-
ture, louez, blâmez, s'abattent raides morts.
Les païens crient : « Qu'un tel coup nous est
durî »
Roland répond ; « Je ne puis vous aimer. Le
droit vous manque, et vous n'avez qu'orgueil. »
135.

Un Africain est là,' venu d'Afrique. C'est Mal-


cuidant, le fils du roi Malcud.
Son armement, qui est en or battu, plus qu'au-
cun autre étincelle au soleil.
Sur son cheval, qu'il nomme Saut-Perdu, che-
LES PRODIGES DES PREUX. 191

val plus prompt que cerf, faucon ou lièvre, pi-


quant des deux, il va vers Anséïs, et frappe droit
au milieu de l'écu, dont le vermeil et l'azur sont
brisés. Il met en deux le devant de l'armure, et
plonge au corps sa lance, fer et bois.
Anséïs meurt ; il a fini son temps.
— « Pauvre baron! » gémissent les Français,
136.

De-ci, de-là, va et vient l'archevêque.


Tel tonsuré jamais ne chanta messe, — si belles
sont les prouesses qu'il faiU
— « Tu as tué quelqu'un que je regrette; Dieu
te le rende ! » a-t-il dit au païen.
Et il l'atteint d'un bond de son cheval.
Fer ni acier ne peuvent l'arrêter.
Il a tiré sa bonne épée Almace; frappe un
grand coup sur l'écu de Tolède; rompt le hau-
bert, et, transperçant son homme, l'envoie rouler
sur l'herbe qui verdoie.
— « Il frappe bien, dit-on, notre archevêque*. »

1. La fin de ce couplet est en partie traduite d'après les deux


manuscrits de Venise.
192 LA CHANSON DE ROLAND.

XIII
6RAND0NIS ET ROLAND

137.

Voici venir le païen Grandonis, fils de Capuel,


le roi de Cappadoce. Marsile a fait de lui le
chef des siens en lui donnant l'enseigne brodée
d'or.

Son bon cheval, qu'il appelle Marmore, est plus


léger que l'agile hirondelle.
Il l'éperonne en lui lâchant les rênes, et sur
Gérin fond avec tant de force qu'il fend en deux
son écu de vermeil, du haut en bas découvre sa
cuirasse, lui plonge au corps sa banderole bleue
et l'abat mort sur une grande roche.
Il tue aussi son bon ami Gérier ; puis Déranger,
puis Guyon de Saintonge ; enfm il frappe un riche
duc, Austoire, maître et seigneur de Valence sur
Rhône; et l'abat mort.
Les païens sont en joie.
Les Français crient : « Comme tombent les
nôtres! »
138.

Roland brandit sa Durandal sanglante.


LES PRODIGES DES PREUX. 193

Il a ouï les plaintes des Français, et souffre tant


qu'il sent son cœur se fendre.
— « Païen, crie-t-il, sois-tu maudit de Dieu!
Tu paieras cher la mort de ces barons. »
Il éperonne; et son cheval s'élance... Qui "va
périr? Les voilà en présence.
139.

Grandonis fut un sage et vaillant homme, preux


combattant, sans reproche et sans peur.
— « C'est là Roland », s'est-il dit aussitôt, le
devinant sans l'avoir jamais vu; car son grand
air, sa haute contenance, son fier regard, son
beau corps le désignent.
Il ne peut pas s'empêcher d'être en crainte.
Il voudrait fuir. Impossible; trop tard, — si
prompt, si fort est le coup de Roland !
Jusqu'au nasal tout le casque est fendu; nez,
bouche et dents sont tranchés en morceaux; corps
et haubert sont partagés en deux ; et mise en deux
est la selle dorée ; et mis en deux est le dos du
cheval.
Homme et cheval sont occis sans remède.
Chaque païen gémit et se désole. Les Français
crient : « Bien frappé, notre maître! »
194 LA. CHANSON DE ROLAND.

XIV

LA GRANDE MÊLÉE ET LA DÉROUTE DES SARRASINS

140.

Rude vraiment et grande est la bataille.


Les Francs, frappant avec vigueur et rage,,
brisent le fer, déchirent les chairs vives, tranchent
les poings, les côtes, les échines.
Les Sarrasins s'écrient désespérés :
« Terre des Francs, Mahomet te maudisse ! Sur
toute race est ta race hardie. »
Dans leur détresse, ils appellent Marsile : «Che-
vauche, roi! Nous avons besoin d'aide. »
141.

Oui, merveilleuse et grande est la bataille.


Les Francs, pointant leurs lances d'acier brun,
de tous côtés portent des coups terribles.
On peut voir là bien grande douleur d'hommes ;
car, par milliers, blessés, sanglants et morts, tel
sur le dos, tel sur la face, ils gisent, ou côte à
côte, ou tassés l'un sur l'autre.
LES PRODIGES DES PREUX. 195

Les Sarrasins n'y peuvent plus tenir. Bon gré,


mal gré, il faut qu'ils lâchent pied.
Les Francs les vont chasser de vive force,

142*.
Roland surtout frappe en preux chevalier.
Tous les Français chevauchent à sa suite, et
au galop foncent sur les païens.
Ils ont du sang jusqu'au milieu du corps, et
leurs épées sont tordues ou brisées. Tel qui n'a
plus de fer pour attaquer, songe à s'armer d'un
cor ou d'un clairon.
Chacun est gai ; chacun est fier et fort.
— « Les Français sont plus braves que nature.
Maudits soient-ils! se disent les païens. Tout est
perdu. On ne peut rien contre eux. »
Et décampant, ils nous tournent le dos.
Mais à grands coups nous les taillons en pièces.
Jusqu'à leur roi va la traînée des morts. ,
1. Traduit sur le texte du manuscrit de Venise. — Ce texte est
cité par Millier dans son édition de 1863 et dans son édition de 1878.
i96 LA CHANSON DE ROLAND.

XV

MARSILE LANCE SA DERNIERE RÉSERVE, ET ABISME


COMRAT AVEC TURPIN

143».
Voyant qu'ainsi ses gens souffrent martyre, Mar-
sile fait sonner cors et trompettes ; monte à cheval
et part avec son monde.
Au premier rang chevauchait un païen. C'était
Abisme, insigne scélérat.
Point n'est félon aussi chargé de crimes.
Il ne croit pas en Dieu, fils de Marie; aie corps
noir comme la poix fondue ; et prise plus de tuer
ou trahir que de gagner tout l'or de la Galice.
Nul ne le vit jamais s'ébattre et rire.
Mais il est brave et follement hardi ; et c'est par
là qu'il plaît au roiMarsile.
A lui l'honneur de porter le dragon, autour du-
quel les païens se rallient.
Turpin ne peut, lui, aimer tel coquin.

1. C'est par suite d'une erreur évidente que le manuscrit d'Ox-


ford, contredit en ce point par tous les autres manuscrits, place ce
couplet et le couplet suivant après le couplet 126.
lf.s prodiges des preux. 197

Dès qu'il le voit, il songe à l'attaquer; et, très


tranquille, il se dit à lui-même :
« Ce Sarrasin m*a l'air fort hérétique. Plutôt
mourir que de ne pas l'occire-. Fi des couards et
de la couardise ! »
144.

Notre archevêque engage la bataille, sur le


cheval qu'il prit en Danemark, au roi Grossaille,
après l'avoir tué.
C'est un cheval léger, fait pour la course.
La jambe est plate et les pieds sont moulés; la
cuisse est courte et la croupe bien large ; l'échiné
est haute et les flancs allongés; la queue est blanche
et la crinière jaune ; la tête est fauve et l'oreille
petite.
Il n'est cheval de si belle encolure.
Turpin le pique et le lance au galop.
D'un prompt élan il tombe surAbisme, et porte
un coup à son brillant écu, où sont rubis, topazes,
améthystes, cristaux de roche, escarboucles de
feu, don d'un émir qu'on appelait Galafre, et qui,
lui-même, étant au Yal-Métas, l'avait reçu des
propres mains du diable.
Tel est le coup asséné par Turpin qu'après l'écu
ne vaut pas un denier.
198 LA CHANSON DE ROLAND.

De part en part il a percé son homme.


Le voilà mort. Il gît raide sur place. M
On se disait: « L'archevêque est un brave. Avec
Turpin la crosse est bien gardée. j>
145.

Le preux Roland interpelle Olivier : « Mon com-


pagnon, ilen faut convenir, notre archevêque est
très bon chevalier. Il n'en est pas de meilleur
sous le ciel. Lance et épieu dans sa main font
merveille. »
Lors Olivier : « Eh bien! courons l'aider. »
Et les Français recommencent la lutte. Tous
frappent dur et la mêlée est rude.
Fort maltraités y furent les chrétiens.
LIVRE QUATRIÈME
LE DÉSASTRE

Inutiles efforts! Lutte impossible! Que dirons-


nous aux nôtres, quand, revenus dans nos pays,
nous serons en leur présence? Nous leur dirons
qu'on nous a menés
surhumains. En vainen nous
guerre contre ledesnombre,
sommes guerrierset
multiplions nos coups. Ils restent impassibles. Un
seul homme a détruit toute une armée. Sur le
champ de bataille, criblé de traits, il est resté de-
bout comme un chêne qui se tient sur ses racines
et ne veut pas tomber. Fuyons! Mais quoi! nous
tremblons toujours. Il semble que son ombre nous
menace encore.
Epigramme grecque.^
Dieu sommeille-t-il, lui qui avait coutume de
veiller pour les chrétiens contre Mahomet?... Hélas !
quels je vous ai vus, et quels je vous vois!
Le Templier et Sicabt de Marvejols
{treizième siècle).
Avec quel respect je contemple ces collines fu-
nèbres Ici
! un beau trépas couronna la vie du héros.
Ade qui reviendra Acequi
la victoire? correviendra
qui sonna celte
tant épée
de fois
quil'appel
fut la
terreur des ennemis et le bouclier de la patrie?
Grands morts, où sont vos pareils? O guerriers en-
dormis dans les entrailles de cette terre, ne sortez-
Tous pas quelquefois de vos tombes muettes, pour
apparaître sur ces montagnes?
OZEROFF.

I
LES HÉKOS DÉCIKÉS ; MÉLANCOLIE DE ROLAND

146*.
Les Francs de France avaient perdu leurs armes.
Restaient pourtant quatre cents épées nues.

1. J'ai traduit les cinq couplets qui suivent sur le texte du ma-
199
200 LA CHANSON DE ROLAND.

On va frappant sur les casques luisants.


Dieu! que de fronts fendus par le milieu! Que
de hauberts rompus et mis en pièces! On tranche
tout, et pieds et poings et têtes.
Les mécréants s'écrient désespérés :
« Ah! ces Français, comme ils nous défigurent!
» Défendons-nous ; ou force est de mourir. »
147.
Le roi Marsile a entendu leurs plaintes. Il en
frémit et s'écrie avec rage :
(( Terre des Francs , Mahom e t te détruise, puisque
ta race a confondu la mienne et m'a ravi tant et
tant de cités que tient ton roi à la barbe chenue.
» Il a conquis la Fouille et la Calabre, Constan-
tinople et la Saxe peuplée...
» Plutôt mourir que fuir encor nous-mêmes !
Sus aux Français ! Qu'ils soient exterminés !
» Si Roland meurt, Charle en perdra la vie ; si
Roland vit, notre mort est certaine. »
148.
Les Sarrasins vont frappant de leurs lances sur
les écus et les casques flambants.
nuscrit de Venise. Ce texte est cité par Théodore Mùller (éditions
de 1863 et de 1878), à côté du texte correspondant du manuscrit
de Paris.
LK DÉSASTRE. 201

Fer et acier de partout s'entre-choquent et vers


le ciel envoient mille étincelles.
Partout on voit tomber sang et cervelles.
Roland au cœur en a bien pesant deuil.
Voyant mourir tant de bons capitaines, il se sou-
vient de la terre de France, et du bon roi Charle-
magne son cncle ; et le chagrin, bon gré mal gré,
l'étreint.
149.

\\ est pourtant en plein dans la mêlée; et,


sans répit, brandit saDurandal; fend les hauberts,
met en morceaux les casques ; tranche les corps
et les poings et les têtes ; et fait tomber les païens
par dizaines, eux qui croyaient être si bons guer-
riers.
150.

De son côté Olivier, intrépide, sur les païens


fait assaut de forts coups.
lia tiré du fourreau Ilauteclaire (hors Durandal
il n'est meilleure épée) ; la tient au poing, et
bravement se bat.

Le sang vermeil jusqu'aux bras lui dégoutte...


— « Dieu! dit Roland, que voilà un vrai
brave!...
202 LA CHANSON DE ROUND.

» Ah! noble ami, si loyal et si preux; voici le


jour où devra prendre fin cette amitié qui nous
liait tous deux. Voici le jour où l'un quittera
l'autre. Notre empereur ne nous reverra plus.
» En douce France, oh ! quel sera le deuil! Il
n'est Français qui pour nous ne priera. Dans toute
église oraisons seront faites. En paradis sera
logée notre âme. »
Olivier court à travers la mêlée, pour chevau-
cher àcôté de Roland.
L'un dit à l'autre : « Ami, viens par ici. S'il
faut mourir, du moins mourons ensemble. »
' 151.
Il fait beau voir Roland et OUvierde leurs épées
et frapper et tailler.
Près d'eux Turpin sème les coups de lance.
Combien de gens moururent de leurs mains!
Le nombre en est consigné dans les chartes. La
geste dit : plus de quatre milliers.
Dans quatre chocs tout prospère aux Français ;
mais le cinquième eut une issue terrible.
France y perdit tous ses bons chevaliers, hormis
soixante à qui le ciel fît grâce.
Certe ils mourront ; mais ils se vendront cher.
LE DÉSASTRE. 203

II
LA QUERELLE DES DEUX AMIS

152,

Le preux Roland voit cette immense perte.


Lors, appelant son ami Olivier :
« Cher compagnon, pour Dieu, — qu'il vous
protège ! — voyez partout ces preux gisant à terre.
» Plaignons, hélas! la douce et belle France,
qui va rester veuve de tels barons.
» Roi bien-aimé, que n'êtes-vous ici!...
M Cher Olivier, mon frère, comment faire? Par
quel moyen lui mander des nouvelles? »
— c( Je ne sais pas, murmura Olivier. Plutôt
mourir qu'encourir déshonneur. »
153.

— « Ah! dit Roland, je vais sonner du cor.


Charle en chemin l'ouïra retentir; et les Français
reviendront, je vous jure. »
Mais Olivier :
'.(. Ce serait grande honte ; et le reproche irait
à vos parents. Toute leur vie ils auraient à
rougir.
204 LA CHANSON DE ROLAND.

» Quand j'en parlais, vous ne le fîtes pas; vous


le ferez sans mon gré maintenant.
» Puis, pouvez-vous corner avec vigueur, ayant
déjà les deux bras tout sanglants? »
— « Oui, dit Roland, j'ai donné de fiers
coups... » 1S4.

« Ah! reprit-il, trop forte est la bataille : je


vais corner; le roi Charle entendra. »
— « Vous savez bien que ce n'est pas d'un
brave, dit Olivier.
» Quand je vous en priais, vous n'avez pas,
ami, daigné le faire. Et cependant, si Charle
était ici, nous n'aurions pas subi pareil dommage.
» Ceux de là-bas ne sont pas à blâmer. »
Il ajouta :
« Par cette mienne barbe, si je revois Aude ma
gente sœur, vous ne l'aurez jamais pour votre
femme. »
155.

Roland répond : « Pourquoi cette colère? »


Mais Olivier :
« A vous la faute, ami.
» Vaillance veut bon sens et' non folie. Plus
que fureur vaut la sage mesure.
LE DÉSASTRE. 205

» Quel mal a fait votre témérité !


» Ces Français morts le sont par votre faute.
» Charle de nous n'aura plus de service.
» Il serait là, lui, si vous m'eussiez cru ; et nous
aurions gagné cette bataille.
» Pris ou tué serait le roi Marsile...

» Vous fûtes preux : mais c'est pour notre


perte. Et plus n'aura votre aide Charlemagne, ce
roi si grand que, jusqu'au jugement, on ne verra
jamais homme pareil.
» C'est bien cruel. Vous y mourrez, Roland; et
sur la France en jaillira la honte.
» Puis, ici meurt notre amitié loyale : avant ce
soir nous serons séparés. »
Roland l'entend, et son cœur s'attendrit. Ils
s'aiment bien; et l'un pour l'autre ils pleurent'.
Roullant Tentend le cœur ly atendrie,
Ly un pour l'autre plore par compagnie.
(Manuscrit de Cambridge.)

Li uns por l'autre plore par amistié.


(Manuscrit de Lyon.)

12
206 LA CHANSON OB ROLAND.

III
LES APPELS DU COB

156.

Comme Olivier cherchait noise à Roland, Turpin


avait entendu la dispute.
Piquant des deux de ses éperons d'or, il les
aborde et se met à gronder :
« Sire Roland, et vous, sire Olivier, veuillez,
pour Dieu, ne pas vous quereller!
» Votre olifant ne peut plus nous sauver.
» C'est bon pourtant que vous sonniez du cor.
» Que le roi vienne : il pourra nous venger; et
les païens n'auront pas gai retour.
» Quand nos Français auront mis pied à terre,
et nous verront morts et coupés en pièces, ils nous
prendront sur des chevaux de somme, en douce
France, allongés dans des bières.
» Et là, pleures avec deuil et pitié, puis mis
sous terre aux parvis des moutiers, nous dormi-
rons. Ni loups, ni porcs, ni chiens, de notre chair
ne feront leur pâture. »
— « Vous dites bien, sire, » répond Roland.
iE DÉSASTRE. 207

157.

Roland met donc l'olifant à ses lèvres ; l'ajuste,


ferme et sonne à pleins poumons.
Hauts sont les monts ; et le son va très loin.
L'écho répond à plus de trente lieues.
Charle l'entend; ses compagnons l'entendent.
« Ah! dit le roi, pos gens livrent bataille! »
Mais Ganelon parle à l'encontre, et dit :
— c( D'une autre bouche on dirait : C'est men-
songe. »
158.

Avec effort, grande peine et douleur, le preux


Roland sonne son cor d'ivoire. Et de sa bouche a
jailH le sang clair; et de son front la tempe s'est
rompue.
Mais combien loin porte le son du cor!
Charle l'entend qui passe aux défilés; Naime
l'entend; tous les Français l'entendent.
— « Oui, dit le roi, c'est le cor de Roland.
Il n'en sonna jamais qu'à la bataille. »
Ganelon dit :
'.<■ La bataille! Allons donc! Vous, un vieillard,
tout fleuri et tout blanc, par tels propos vous
semblez un enfant.
208 LA CHANSON DE ROLAND.

» Ignorez-vous tout l'orgueil de Roland?


» On est surpris que Dieu le souffre tant. N'a-
t-il pas pris Noples sans votre aveu ' ?
» Les Sarrasins sortirent de la ville pour ré-
sister au bon vassal Roland.
» De son épée le tranchant les tua*; et puis Ro-
land, pour qu'il n'y parût rien, fit k grande eau
laver le pré sanglant.
» Il va cornant tout le jour pour un lièvre.
» Sans doute il rit et joue avec ses pairs.
» Qui, sous le ciel, l'oserait provoquer?
» Chevauchez donc. Pourquoi vous arrêter? La
grande terre est bien loin devant nous. »
159.

Le preux Roland a la bouche sanglante ; et de


son front les tempes sont rompues.
Il corne encore avec peine et douleur.

1. D'après les vieux récits, à un moment où Charlemagne le


voulait près de lui pour livrer une grande bataille contre les Sarra-
sins, Roland s'échappa de l'armée en compagnie des autres pairs,
pour aller prendre Nc^jiles qui était une ville d'Espagne. 11 s'ea
empara, et mit à mort le roi, quoiqu'il sût que sa vie était chère à
Charlemagne. L'empereur s'aperçut de la double désobéissance de
son neveu, malgré tous ses efforts pour cac'ner son escapade et
pour effacer la trace du sang qu'il avait eu le tort de répandre.
Courroucé, il souffleta Roland avec son gant.
2. « Il les occit à s'espée tranchant » (manuscrit de Paris).
LE DÉSASTRE. 209

Charle l'entend ; tous les Français l'entendent.


— a Ah! dit le roi, ce cor a longue haleine! »
— « Roland, dit Naime, à coup sûr est en peine.
On a bataille, en mon âme et conscience. Traître
est celui qui veut donner le change.
» Sire, armez-vous; criez le cri de France; et
secourez votre noble maison.

» N'oyez-vous pas la plainte de Roland? »

12.
aïO tA CHANSON DE ROLAND.

IV

EN ROUTE POUR SECOURIR ROLAND !

V 160.

L'empereur-roi fait sonner tous ses cors. Francs,


pied à terre! On s'arme avec hauberts, heaumes
luisants, épées à garde d'or, riches écus, grandes
et fortes lances, et gonfanons blancs et bleus et
vermeils.
Puis, les barons, montés sur leurs chevaux, vont
au galop le long des défilés.
Ils vont, disant chacun à son voisin :
« Puissions-nous voir Roland vivant encore I
Quels rudes coups nous frapperons ensemble ! »
Mais à quoi bon? Ils seront là trop tard.
161.

Le soir est clair, on dirait le plein jour.


Et au soleil les armures reluisent. Heaumes,
hauberts, écus bien peints à fleurs^ lances poin-
tues et gonfanons dorés dardent au loin de beaux
rayons de flamme.
L'empereur-roi chevauche avec colère.
LE DÉSASTRE. 211

Tout angoissés et dolents sont les cœurs. Pas


un Français qui durement ne pleure ; pas un qui
n'ait grande peur pour Roland.
162.

Cependant Charle a fait arrêter Gane et l'a livré


aux gens de sa cuisine.
Ayant mandé le maître queux Bégon :
« Gardez-moi bien, a-t-il dit, ce félon, qui a
trahi et vendu ma maison. »
Bégon le prend et déchaîne à ses trousses cent
marmitons, des meilleurs et des pires, qui, poils
sur poils, lui arrachent la barbe.
Chacun le bat de quatre coups de poing ; puis
fait jouer le bâton et la verge.
Autour du cou on lui passe une chaîne. Et, mis
aux fers comme serait un ours, il est jeté sur un
cheval de charge.
C'est leur jouet qu'ils devront rendre à
Charles

1. La correction grotesque par laquelle Charlemagne humilie l'or-


gneilleux Ganelon, en attendant son jugement, introduit une note
presque comique qui tranche avec la tenue très sévère de lea-
serable du poème qu'égaient tout au plus, ici et là, quelques pointes
de saine jovialité, en particulier quand Turpin est en scène.
Délicate inspiration du trouvère! Le morceau qui dit la dégrada-
tion infligée au chevalier félon est en auel^ue sorte encastré dans
212 LA CHANSON DE ROLAND.

163.

Hauts sont les monts, et ténébreux et grands;


profonds les vaux, rapides les torrents.
A l'olifant tous les clairons répondent, qui vont
sonnant et derrière et devant.

L'empereur-roi chevauche avec furie.


Les Français sont dolents et courroucés; il n'en
est pas qui ne pleure et lamente ; il n'en est pas
qui ne prie pour Roland.
Qu'il vive au moins jusqu'à ce qu'ils arrivent!
Quand ils seront sur le champ de bataille, ah!
comme ils vont bien frapper tous ensemble!
Mais à quoi bon? C'est en vain qu'ils s'empres-
sent. Ils sont trop loin; ils seront là trop tard.

une série de strophes syraphoniques qui disent la grande chevau-


chée des chevaliers fidèles, courant au secours de Roland.

Le couplet 162 et le précédent sont la traduction d'une tirade


composée de vers qui ont tous même assonance et qui, par suite,
ne constituent qu'un couplet, dans le texte original.
Il est manifeste que la dualité du développement et du ton jus-
tifie ladivision en deux couplets pour laquelle je me suis décidé.
Cinq ou six fois, au cours de ma traduction, j'ai été amené, comme
ici, à diviser en deux couplets une tirade où je trouvais deux déve-
loppements distincts.
En cela j'ai été fidèle à l'esprit du vieux poème où, presque tou-
jours, chaque couplet a pour objet un développement unique et
d'un tel relief qu'il pourrait fournir un sujet de tableau.
LE DÉSASTRE. 213

164.

Charle chevauche avec emportement. Sur sa


cuirasse ondoie sa barbe blanche.
Les preux de France à franc étrier galopent.
Tous sont dolents ; tous ont la rage au cœur.
Là-bas, Roland tient tête aux Sarrasins ; Roland
se bat. Eux ne sont pas là-bas !
Restera-t-il une âme qui réchappe, si, par mal-
heur, Rcland tombe blessé?

Dieu ! près de lui restent seuls soixante hommes.


Mais ils sont tels que roi ni capitaine n'eut
meilleurs preux jamais à son service.
214 LA CHANSON 012 ROLAND.

LE VRAI CHEVALIEB

Jetant les yeux sur les monts, sur les landes,


Roland ne voit que Francs étendus morts; et il
les pleure en noble chevalier :
« Seigneurs barons, Dieu ait pitié de vous !
Qu'en paradis il reçoive vos âmes! Qu'en saintes
fleurs il leur donne repos !
» Non, je ne vis jamais meilleurs guerriers.
» Combien longtemps vous m'avez tous servi !
Quels grands pays vous conquîtes à Charle ! Ah!
devait-il pour tels maux vous nourrir?
» Terre de France, bien doux pays vous êtes;
mais aujourd'hui quel terrible désastre vient vous
ravir tant d'hommes de haut prix !
» Leur triste mort fait de vous un désert.
» Malheur à moi! Car c'est de par ma faute,
barons français, que je vous vois mourir.
» Je ne vous puis ni sauver ni défendre.
» Que Dieu vous aide! Il ne trompa jamais.
LE DÉSASTRE. 215

» Frère Olivier, je ne vous faudrai pas. Vous me


verrez succomber avec vous.
y> Je meurs de deuil si leur fer ne me
tue.
» Allons, ami, frappons de nouveaux coups M »
166.

Le preux Roland rentre dans la mêlée.


L'épée au poing, il va, frappant en brave ; par-
tage en deux le preux Faldron du Puy, et après
lui, vingt-quatre Sarrasins, les mieux prisés de
tous les mécréants.
Homme jamais ne prit telle revanche.
Comme les cerfs s'enfuient devant les chiens,
les mécréants s'enfuient devant Roland.
Turpin lui dit :
« Vous allez vraiment bien!
» Telle valeur sied à un chevalier, sur bon
cheval portant de bonnes armes.
» Qu'il soit ainsi fort et fier en bataille!
» 11 ne vaut pas autrement trois deniers, et doit

1. Dans la dernière partie de ce couplet, j'ai joint au texte d'Ox-


ford deux vers formés de ce que conliennenten plus les manuscrits
de Paris, Lyon, Cambridge, Versailles, et le second manuscrit de
Venise, qui, ici, concordent ensemble.
216 LA CHANSON DE ROLAND.

aller, moine, dans un moutier, le jour durant,


pour nos péchés prier. »
Roland répond :
« Frappez, pas de quartier! »
Les chevaliers renouvellent leurs coups. Mais
des chrétiens bien grande perte est faite.
LE DÉSASTRE. 217

VI
LA LUTTE DÉSESPÉRÉE. MARSILE EN FUITE

167.

Quand il n'attend ni merci ni quartier, l'homme


a main rude et se défend à mort. Aussi les Francs
en fiers lions combattent.
Marsile vient avec l'air d'un baron, sur son
cheval qu'il appelle Gaignon.
Piquant des deux, il va frapper Bevon, noble
seigneur de Beaune et de Dijon; brise l'écu; du
haubert rompt les mailles, et l'abat mort, sans
plus d'autre façon.
Terrible, il tue Yvore avec Yvon, et puis encore
Girard de Roussillon.
168.

Le preux Roland n'était pas loin de là.


— « Damné païen, dit-il, Dieu te maudisse, toi
qui à tort me tues mes compagnons!
» Tu le paieras avant de nous quitter, et vas
savoir le nom de mon épée. »
Alors il donne un vrai coup de baron, et, d'un
clin d'oeil, tranche au roi la main droite. 13
2«8 LA CHANSON DE ROLAND.

Puis de son fils, de Jurfaleu le blond, il prend


la tête...

El les païens s'écrient :


« Mahom, à l'aide! A l'aide, tous nos dieux!
» Ah! vengez-nous de Charle et des félons lâ-
chés par lui sur la terre d'Espagne.
» Ils mourront tous plutôt qu'ils ne fuiront! »
La peur les tient : « Sauve qui peut ! » crient-ils.
Sauve qui peut! Et ils fuient par milliers.
Qu'on les rappelle, ils ne reviendront pas.
169'.
Comme ses gens, s'enfuit le roi Marsile, à qui
Roland a tranché son poing droit, et qui à terre a
jeté son écu.
Il a le cœur tout dolent et colère d'avoir perdu
la victoire et son fils.
Piquant des deux, il court, à toute bride, cher-
cher abri dans son pays d'Espagne.
Ils sont vingt mille en fuite avec leur roi.
Nul jamais plus n'affrontera la France.
L'un dit à l'autre : « Il a vaincu Roland ! »
1, Je traduis ce couplet sur le texte du manuscrit de Venise (cité
par Muller dans son édition de 1878) en y ajoutant un vers du
manuscrit de Paris.
LE DËSASTRB. 2f9

VII

tK CALIFE ET SES CINQUANTE MILLE NOIBS


ENTRENT EN SCÈNE

170,

Mais à quoi bon? Si Marsile est en fuite, il a


laissé son oncle le calife, qui tient Carthage, Al-
ferne, Garmalie, et l'Ethiopie, une terre maudite.
Il a sous lui des gens de race noire, au nez très
gros, aux oreilles très larges.
Ils étaient bien plus de cinquante mille qui che-
vauchaient, fiers et pleins de colère, et qui je-
taient lecri d'armes païen.
— « Ah! dit Roland, c'est l'heure du mar-
tyre.
» Nous n'avons plus que peu d'instanta à vivre.
Mais honte à qui ne se vend chèrement!
» Frappez, seigneurs, de vos épées fourbies;
disputez bien et vos morts et vos vies ; ne faisons
pas honnir la douce France !
» Quand sur ce champ viendra messire Charle,

L
et qu'il verra des païens tel massacre que pour
220 LA CHANSON DE ROLAND.

un nôtre ils sont quinze des leurs, il ne pourra


laisser de nous bénir. »
171.

Lorsque Roland voit cette gent maudite, qui


sur le corps n'a de blanc que les dents, et
dont la peau est plus noire que l'encre, il parle
ainsi :
« Je le vois à cette heure; c'est bien certain,
nous mourrons aujourd'hui...
» Frappez, Français. Je vais ouvrir la route. »
— (( Malheur à ceux qui seront en arrière ! »
dit Olivier.
Et tous se précipitent.
172.

Dès qu'ils ont vu que les Francs sont si peu, les


noirs en ont orgueil et réconfort.
— « Décidément, disent-ils, Charle a tort. »
Leur grand calife enfourche un cheval roux
qu'il aiguillonne avec l'éperon d'or.
Sur Olivier il tombe par derrière; du blanc
haubert il lui brise les mailles, et, le pressant, il
enfonce sa lance, de part en part, du dos à la poi-
trine.
— « Voilà, je crois, dit-il, un coup mortel.
LE DÉSASTRE. 221

» Charle vous a joué un mauvais tour. Aurait-il


dû vous laisser dans ces gorges?
» Il nous fit tort; il ne s'en louera pas. Rien
que sur vous j'ai bien vengé les nôtres. »
173.

Olivier sent qu'il est blessé à mort.


Tenant au poing son épée d'acier brun, il la
brandit et frappe le calife.
Voilà tranchée la pointe d'or du heaume ; voilà
cristaux et pierreries à terre ; voilà fendue la tête
jusqu'aux dents.
Olivier dit, au païen qui choît raide :
« Maudit sois-tu! Je ne puis dire, certes, que
l'empereur n'ait ici rien perdu.
» Mais toi, du moins, tune pourras jamais, ou
à ta femme, ou à quelque autre dame, dans ton
pays, te vanter d'avoir pris sur l'empereur la va-
leur d'un denier, ni d'avoir fait dommage à moi
ou d'autres. »
Puis il s'écrie : « A moi, Roland! A l'aide I »
222 LA CHANSON DE ROLAND.

VIII

LA MORT d'olivier
174.

Olivier sent qu'il est blessé à mort.


Ah ! s'il pouvait assouvir sa vengeance!
Il frappe en preux au fort de la mêlée, mettant
en deux des écus et des lances, des pieds, des
poings, des côtes, des épaules.
Qui l'aurait vu démembrer les païens, les dé-
cimer, jeter l'un mort sur l'autre, d'un bon guer-
rier aurait le souvenir.
Il n'oublie pas la devise de Charle, et crie
« Monjoie » d'une voix haute et claire.
Puis, appelant son ami et son pair :
— «Ami, dit-il, venez tout près de moi... Jour
de douleur ! Il faut nous séparer. »
175.

Roland regarde Olivier au visage. Il est pâli,


décoloré, livide; le beau sang clair rejaillit de son
corps, et par ruisseaux va arroser la terre.
— « Dieu! dit Roland. Que faire? Je ne sais.
» Tant de malheur après un tel courage !
LE DÉSASTRE. i223

» Jamais, ami, tu n'auras ton pareil...


» 0 douce France, ainsi te voilà veuve des bons
guerriers qui faisaient ta grandeur !
» Comme tu es confondue et déchue !
» Ah ! l'empereur va subir grand dommage . »
Et, ce disant, il perd la connaissance.
176.

Voilà Roland pâmé sur son cheval et Olivier


mourant de sa blessure.
Tant il saignait, ses yeux se sont troublés ; ni
loin ni près il ne voit rien que vague, et ne saurait
reconnaître quelqu'un.
En tâtonnant il rencontre Roland ; frappe sur
lui et fend, jusqu'au nasal, le heaume d'or orné
de pierreries. Heureusement la tête reste sauve.
Le preux Roland à ce coup le regarde, et d'une
voix bien douce et caressante :
« Ami, dit-il, l'avez-vous fait exprès ?
» Je suis Roland, celui qui tant vous aime.
Vous ne m'avez nullement défié. »
Olivier dit :
« Roland, je vous entends ; mais sans vous voir.
Que Dieu vous voie, ami!
» Pardonnez-moi de vous avoir frappé. »
224 LA CHANSON DE ROLAND.
Roland répond :
c( Je ne suis point blessé.
» Je vous pardonne ici et devant Dieu. >
Et, ce disant, l'un vers l'autre ils s'inclinent.
Tel est l'amour qui joint ces deux amis. Mais
la mort vient qui va les séparer.
177.

Olivier sent l'angoisse de la mort; son corps


froidit; plus d'ouïe, plus de vue ; et les deux yeux
lui tournent dans la tête.
Lâchant la selle, il se prosterne à terre ; il joint
les mains; il tend les bras au ciel; à haute voix il
accuse ses fautes; il prie que Dieu le mette en pa-
radis, bénisse Charle, et puis la douce France, et
puis Roland par-dessus tous les hommes.
Le cœur lui manque et sa tête s'incline : tout de
son long sur le sol il s'affaisse ; le voilà mort, il
n'est plus de ce monde.
Roland le pleure et gémit de douleur. Il ne
s'ouït jamais douleur plus grande.
178.

Quand Roland voit que son ami est mort, le


corps raidi, la face contre terre, bien doucement
il se prend à gémir ;
LE DÉSASTRE. 225

« Cher compagnon, votre valeur vous perd.


» Que d'ans, de jours, nous passâmes ensemble,
sans que jamais l'un fît du mal à l'autre!
» Toi mort, ami, ce m'est douleur de vivre. »
Parlant ainsi, le preux s'évanouit, sur son
cheval qu'on nomme Veillantif ; mais, retenu aux
étriers d'or fin, il ne peut choir, où que son corps
incline.

13
226 LA CHANSON DE ROLAND»

IX
ROLAND ET SON VASSAL GAUTIER

179.

Roland, sitôt qu'il a repris ses sens, et s'est


remis de cette pâmoison, voit dans son plein la
grandeur du désastre.
Les Francs sont morts; il les a tous perdus,
excepté deux, l'archevêque et Gautier.
Gautier revient du haut de la montagne, où il
tenait contre les Espagnols. Morts sont ses gens,
par les païens vaincus.
Bon gré, mal gré, le comte a dû s'enfuir. Il
court le val, criant :
« Roland, à l'aide !
» A l'aide! A l'aide! Où es-tu, vaillant comte?
Je n'ai jamais eu peur là où tu fus.
)) C'est moi Gautier, qui conquis Maelgut; moi
le neveu de Drouon le chenu; moi ton vassal,
aimé pour mon courage.
» Vois : mon haubert démaillé est en pièces ;
rompue ma lance, et percé mon écu.
» J'ai tout le corps criblé de coups de lance ;
DE DÉSASTRE. 227

mais, SI je meurs, ma mort leur coûte cher. »


Le preux Roland de loin l'a entendu ; il épe-
ronne et galope vers lui.
180».
— « Sire Gautier, dit le comte Roland, vous
avez donc livré rude bataille?
, » Je vous connais comme un vaillant vassal, et
vous donnai mille bons chevaliers; c'étaient mes
gens : je vous les redemande.
» Rendez-les-moi, car j'en ai grand besoin. »
— «■ Vous n'en verrez jamais plus un vivant.
Au champ maudit je les ai laissés morts, » répond
Gautier.
« Ils étaient tant là-haut, Arméniens, Turcs et
Chananéens, sur leurs chevaux agiles d'Arabie-!
» Ah ! nous avons bataillé de tel cœur que pas
un d'eux n'en fera vanterie.
» Saignants et morts ils sont soixante mille.
» Si nous avons perdu là tous nos Francs, nos
coups d'épée du moins nous ont vengés.
» Je reparais, mon haubert mis en pièces, et si
blessé au flanc et aux côtés que mon sang clair
coule de toutes parts.
1. Extrait du manuscrit de Venise, cité par Mûiler dans son édi-
tion de 1863 et dans son édition de 1878.
228 LA CHANSON DE ROLAND.

» Je sens mon corps peu à peu défaillir, et je


vois bien que ma mort est prochaine.
» Mais écoutez, Roland, je suis votre homme, et
je vous tiens pour mon seigneur et maître : je
vous en prie, ne blâmez pas ma fuite. »

181'.
— « Loyal Gautier, je ne vous blâme pas, lui
dit Roland : soyez le bienvenu ; et en ces lieux où
la mort nous attend, à mes côtés faites bonne
besogne. »
— « S'il plaît à Dieu, je ne vous faudra! pas,
répond Gautier, et mourrai près de vous. »
Roland se penche, et. coupant en morceaux
son justaucorps tout baigné de sueur, bande les
plaies que Gautier porte aux flancs.

1. D'après divers manuscrits, notamment le second manuscrit de


Venise, cité par Millier dans son édition de 1878.
LE DÉSASTRE. 229

TROIS FRANÇAIS CONTRE UNE ARMÉE

182.

Roland est plein de douleur et de rage. Il court


frappant dans l'épaisse mêlée.
Vingt mécréants tombent tués par lui.
Gautier s'applique à ne pas être en reste. Il en
tue six; et Turpin en tue cinq.
Les païens crient :
« Ah! les maudits félons!
» Empêchons-les de repartir vivants.
» Honte sur qui ne fondra pas sur eux! Honte
sur quiles laisserait s'enfuir! »
Et de partout des clameurs, des huées. Et de
partout on tombe sur les Francs.
183.

Le preux Roland est un noble guerrier; Gautier


de l'Hum est un bon chevalier; et l'archevêque est
un brave éprouvé. Aucun ne veut faire manque
aux deux autre-; et chacun frappe au fort de la
mêlée.
2S0 LA CHANSON DE ROLAND.

Que de païens! Ils sont bien mille à pied; et à


clieval ils sont quarante mille, qui, par ma foi,
n'osent plus approcher, lançant de loin lances,
épieux pointus, flèches et dards, piques et javelots.

184».
Aux premiers coups Gautier occis s'affaisse. .
Tout est fini : le vassal de Roland ne pourra
plus l'aider de son épée.
Pendant qu'il râle et rend le dernier souffle, des
souvenirs lui remontent au cœur. Son œil mi-clos
revoit la douce France, sa femme aimée, ses chers
petits enfants.
11 est navré, pensant qu'il meurt, hélas! et meurt
sans voir les ennemis en fuite.
185.

Quant à Turpin, son écu est percé, brisé son


heaume, et sanglante sa tête.
Il a le corps blessé par quatre lances, qui ont
rompu son haubert démaillé; et son cheval s'abat
tué sous lui.

, Quelle pitié! L'archevêque €st à terre.


1. Pour ce coiipiet additionnel, je rne suis inspiré de divers
textes.
LE DÉSASTRE. 231

186.

Lorsque Turpin se sent jeté à terre, le cor|)s


atteint de quatre coups de lance, il se redresse en
un instant, le brave ; cherche des yeux Roland et
court à lui.
— «: Roland, dit-il, je ne suis pas vaincu. Ja-
mais, vivant, bon vassal ne se rend! »
Il met au clair son épée d'acier brun, nommée
Almace, et fond dans la mêlée, où sans répit il
frappe mille coups.
Ainsi l'a dit Charlemagne, bon juge.
Turpin de Reims ne fît grâce à personne; et
l'empereur trouva autour de lui quatre cents morts,
les uns coupés en deux, d'autres percés, d'autres
décapités.
C'est rapporté dans la Geste, et conté par un
témoin pour qui Dieu fit miracles... Ce narrateur
est le baron saint Gilles. Il l'écrivit dans le mou-
tier de Laon.
Qui ne le sait est ignorant des choses*.
1. Suivant la tradition, un seul combattant échappa à la grande
tuerie de Roncevaux et put aller raconter le désastre de Charle-
magne.
Voilà une parité, s'ajoutant à bien d'autres, entre l'histoire des
héros de Roncevaux et l'histoire des héros des Thermopyles.
232 LA CHANSON DE ROLAND.
Cet heureux combattant était saint Gilles.
Je traduis, dans une chanson des premières années du quatorzième
siècle, intitulée Hugues Cape/, 'quelques vers qui s'appliquent k
Gilles et rappellent le fait :
« Quand le baron Hugues le rencontra, ce solitaire avait cent ans
et plus.
» C'est
dans les du
bois.vivant du grand roi Charlemagne qu'il s'était fait ermite
» Il se trouvait au val de Roncevaux lorsque Roland et les pairs
succombèrent... Et, quand il vit l'effroyable désastre, il fit le vœu que,
s'il plaisait à Dieu de le sauver, par un prodige insigne, du fer
mortel des païens malotrus, il irait vivre en reclus loin du monde.»
Saint Gilles fut très populaire et renommé pour ses miracles.
On racontait notamment ceci. Cliarleniagne s'était laissé aller à
commettre un gros péché qu'il avait à cœur de cacher à tout le
monde et dont il ne voulut pas se confesser. Mais saint Gilles pé-
nétra quel était ce péché. Il le connut par un parchemin tombé du
ciel où il en trouva le détail tout écrit. Telles furent ses prières
qu'en sa faveur Dieu voulut bien absoudre Charlemagne.

A l'exemple de l'auteur de Ho/and alléguant ici l'autorité de


saint Gilles, témoin oculaire de l'événement, les trouvères ont tou-
jours lesouci de donner à leurs chanis un cachet d'authenticité :
« Un moine, appartenant au moutier saint Denis, mit au point
ce récit et tira tout au clair, d'après un manuscrit qui avait bien
cent ans. » (Chanson de Guillaume.)
« Point de mensonge ici; nul clerc n'y peut redire. » {Chanson
de la prise d'Orange.)
u Tout dévot pèlerin qui se rend à Saint- Jacques peut y véri-
fier que cette histoire est vraie. » (Chanson d'Amy et Amile.)
« Seigneurs, notre chanson est exempte de fables. C'est pure vé-
rité. »(Le Chevalier au Cygne.)
« Un joli jour d'avril, j'allai à Saint-Denis. Un moine m'y montra
le livre des histoires. Je lus et consignai par écrit, avec soin, l'his-
toire dite au vrai de Berte et de Pépin qu'ont tant dénaturée de
maladroits jongleurs. » (Derle aux grands pieds.)
« L'histoire en est au moutier saint Denis », telle est la réfé-
rence qu'on retrouve le plus souvent dans les vieilles chansons de
geste.
LE DÉSASTRE. 233

XI
l'approche de charlemagne et la débandade
des noirs

187.

Le preux Roland se bat en gentilhomme. Mais


tout suant et tout chaud est son corps. Puis, dans
la tête il a mal et douleur : car, en cornant, il
s'est rompu les tempes.
Encor veut-il voir si Charle viendra : il prend
son cor et faiblement en sonne.
Charle l'entend. Il s'arrête et écoute :
« Seigneurs, dit-il, tout va bien mal pour nous ;
nous allons perdre aujourd'hui mon neveu. Les
faibles sons qu'il tire de son cor marquent qu'il
n'a que peu d'instants à vivre.
» Pour être à temps, pressez vos destriers;
faites sonner tous vos clairons ensemble! »
Lors les clairons, qui sont soixante mille, son-
nent si haut que les monts en résonnent ; et la
vallée répond à la montagne.
A ce grand bruit, les païens ne rient pas.
L'un dit à l'autre :
« Ah ! voilà Charlemagne.
234 LA CHANSON DE ROLAND.

188.

» C'est l'empereur! Il revient sur ses pas. Du


ceux de France on entend les trompettes.
» Charle arrivant, c'est pour nous la déroute.
» Roland vivant, c'est la guerre sans fin; c'est
notre Espagne envahie et perdue. »
Lors, quatre cents des meilleurs de l'armée, la
lance au poing, bien couverts de leurs heaumes,
contre Roland s'unissent et s'élancent, pour lui
livrer le plus terrible assaut.
En vérité le comte a fort à faire,
189.

Le preux Roland voit venir l'avalanche; il en


est fier, se sent fort et est prêt. Pas de recul, tant
qu'il sera vivant.
Très fièrement campé sur Veillantif, qu'il pique
bien de ses éperons d'or, il a fondu sur les masses
païennes.
Avec lui va l'archevêque Turpin.
— «Ah ! sauvons-nous ! clament les Sarrasins.
De ceux de France on entend les trompettes. Oyez,
amis : l'empereur Charle arrive. 11 va venir, le
grand roi des Français ! r>
LE DÉSASTRE. 235

190.

Jamais Roland n'aima les gens couards, ou or-


gueilleux, oude méchant vouloir. Nul chevalier
ne lui plaît s'il n'est brave.
Apostrophant l'archevêque Turpin :
« Quoi! Vous à pied, moi je suis à cheval! En
bon ami, je veux faire ici halte ; soit bien, soit
mal, tout nous sera commun.
» Il n'est vivant qui me fît vous laisser!
» A ces païens rendons l'assaut ensemble.
Entre vos mains Almace fait merveille. Illustrez-
la. Vive ma Durandal ! Aucune épée ne donne si
bons coups. »
Turpin répond :
« Honte à qui bien ne îrappe :
» Charle revient qui saura nous venger. »
191.

— « Funeste jour! disent les Sarrasins. Jour de


malheur! Nous sommes nés maudits.
» Voilà tués nos seigneurs et nos pairs; et
voici Charle avec sa grande armée !
» Oyez des Francs les trompettes qui sonnent,
et le grand bruit que fait leur cri Monjoie.
» Le preux Roland est de si fier courage
236 LA CHANSON DE ROLAND.

qu'homme de chair n'en saurait triompher.


» Sans l'aborder, lançons des traits sur lui. »
Aussitôt dards et flèches empennées, épieux
pointus, lances et javelots, pleuvent de loin sur
le bon chevalier.
Ils ont troué son écu mis en pièces; ils ont
rompu son haubert démaillé.
Mais dans son corps ils ne l'ont point atteint.
Pour Veillantif, en trente endroits blessé, il
tombe mort sous Roland qui le monte.

192*.
Les Sarrasins pourtant tournent le dos, laissant
Roland seul, à pied et debout.
Les Sarrasins s'enfuient, la peur au ventre.
— « Ah! disent-ils, Roland nous a vaincus; et
l'empereur va bientôt reparaître.
» De son armée écoutez les trompettes!
» Attendre plus serait vouloir mourir. »

i. Extrait du manuscrit de Versailles. Cité par Millier dans son


édition de 1878.
LE DÉSASTRE. 237

XII

LA BENEDICTION DES CADAVRES

. 193.

Les païens fuient, courroucés, pleins de rage,


s'acheminant en hâte vers l'E-spagne,
Le preux Roland ne saurait les poursuivre. Son
destrier Veillantif gît à terre. Bon gré, mal gré, il
est resté à pied.
Il va aider Tarchevêque Turpin; tranche les
lacs qui retiennent son heaume, et lui défait son
blanc haubert léger ; puis en morceaux coupe son
justaucorps, pour lui bander ses larges plaies
béantes.
Contre son cœur il le presse avec force; et,
doucement, l'étend sur l'herbe verte.
Lors, le priant d'un ton de voix bien tendre :
. (( Ah! lui dit-il, donnez-m'en le congé, cher
gentilhomme ; et tous ces compagnons, tous tant
aimés et tous morts aujourd'hui, ne seront pas
laissés à l'abandon.
» Je veux aller quérir leurs pauvres corps, les
238 JA CHANSON DE ROLAND.

reconnaître et vous les apporter, les déposant tout


rangés devant vous. »
Turpin répond :
« Allez et revenez.
» Dieu soit béni I Le champ est vôtre et mien. »
194.

Roland tout seul court le champ de bataille ;


fouille la plaine et fouille la montagne...
Il trouve Yvon et son ami Yvore ; et puis Gérin
et son ami Gérier; et puis Otto et le preux Déran-
ger; et puis Samson et le fier Anséis, et puis le
vieux Gérard de Roussillon, et puis enfin le Gas-
con Angelier.
L'un après l'autre il prend les dix barons ; il les
apporte auprès de l'archevêque, et les dépose en
rang à ses genoux.
Turpin ne peut se tenir de pleurer.
Levant sa main, il les bénit et dit :
« Nobles barons, vous eûtes du malheur...
» Au Paradis que Dieu mette vos âmes! Re-
posez-y parmi les saintes fleurs, environnés des
rayons de sa gloire.
» Je meurs aussi, et j'en ai grande angoisse.
Plus ne verrai le puissant empereur. »
LE DÉSASTRE. 239

195.

Roland repart fouiller le champ funèbre ; trouve


le corps d'Olivier son ami; contre son cœur le
serre étroitement, et, comme il peut, retourne à
l'archevêque.
Sur un écu, côte à côte des autres, bien douce-
ment ilcouche le cher mort.
Turpin sur lui fait le signe de croix.
— « Je te bénis, dit-il, et je t'absous. »
Alors les pleurs et la pitié redoublent.
— « Beau compagnon, dit Roland, cher ami,
qui fûtes fils du bon comte Rénier, maître et sei-
gneur de la terre de Gênes, vous n'irez plus aux
champs pour Charlemagne...
» Epouvantail de la gent mécréante, et des
chrétiens valeureux champion, bénin au juste et
terrible au méchant, vous fûtes tel que, pour
frapper grands coups, percer écus, briser hau-
berts et lances, aux braves gens donner sages
conseils, garder les bons et terrasser les traîtres,
en nul pays ne fut meilleur baron ! »
196.

Roland voit donc gisant morts les dix pairs, et


Olivier qu'il avait tant aimé...
240 LA CHANSON DE ROLAND.

A cette vue il s'attendrit et pleure ; et son visage


est tout décoloré.

Tel est son deuil qu'il ne peut se tenir; bon gré


mal gré, il tombe évanoui,
- « Pauvre baron! » murmure l'archevêque. ^
LE DÉSASTRE. 241

XIII

LÀ. MORT DE l'archevêque TURPHf

197.

Quand Turpin voit Roland s'évanouir, il a dou-


leur plus grande que jamais.
Tendant la main, il saisit l'olifant, pour s'en
servir ainsi que d'une coupe.
A Roncevaux se trouve une eau courante : il
veut aller en prendre pour Roland.
A petits pas il s'en va chancelant; il est si
faible! il ne peut avancer... Avec son sang ses
forces sont parties.
A peine a-t-ii parcouru un arpent, le cœur lui
manque ; et il tombe en avant.
Il agonise, étranglé par la mort.
198.

Pourtant Roland reprend la connaissance ; il se


redresse...
Hélas! quelle douleur! 14
242 LA CHANSON DE ROLAND.

OÙ qu'il regarde, en amont, en aval, il voit les


siens couchés sur l'herbe verte ; et puis là-bas, il
aperçoit, gisant, le saint prélat, représentant de
Dieu.
Turpin criait, les yeux levés en haut : « Mea
culpa! C'est ma faute! ma faute! » et étendait
vers le ciel ses mains jointes, priant que Dieu le
prît en paradis...
199.

Mort est Turpin, le serviteur de Charle^ qui,


par grands coups d'épée et beaux sermons, fit aux
païens une éternelle guerre.
Dieu lui octroie sa bénédiction !

200».

Quand Roland voit que l'archevêque est mort,


fl en éprouve une douleur si forte, qu'Olivier seul
lui causa plus grand deuil.
Il dit des mots à vous fendre le cœur, et crie,
oyant les clairons retentir :
« Chevauche, Charle! Ah, pourquoi tardes-tu?
Ici les tiens ont peine et sont morts.

1. Couplet traduit d'après les textes du manuscrit de Venise et


du manuscrit de Paris.
LE DÉSASTRE. 243

» Du moins Marsile est en pleine déroute.


» Il nous paie cher! Pour chaque mort fran-
çais, les Sarrasins en comptent plus de quinze.
» Jamais de nous ne rougiront les nôtres. »
201.

Le preux Roland voit l'archevêque à terre; il


voit sortir de son corps les entrailles, et sur son
front bouillonner sa cervelle.
Lors, lui croisant ses mains blanches et belles,
sur la poitrine, entre les deux mamelles, il fait sa
plainte, à la mode de France* :
« Preux chevalier de très noble lignée, je vous
confie au Père tout-puissant, le glorieux seigneur
du Paradis.
» Non, jamais Dieu ni la France n'auront un
serviteur de volonté meilleure.
» Jamais, depuis le vieux temps des apôtres, on
n'avait vu de prophète pareil, gardant la loi et ra-
menant les hommes...

1. « A la lei de sa tere. » Faire des regrets, c'est-à-dire hono-


rer les morts par des plaintes et des éloges formant une sorte de
raccourci d'oraison funèbre, était l'usage de France, usage dont il
reste encore des traces dans certains pays du Midi, nolammen»
dans la région pyrénéenne.
Olivier a eu tout à l'heure son regret; Turpia a ici le sien.
244 LA CHANSON DE ROLAND.

» Puisse votre âme, exemple de douleur, du


paradis se voir ouvrir les portes ! »

Mort est Turpin, le serviteur de Charle, qui, par


combats et belles oraisons, fut en tout temps notre
bon champion.
Dieu le bénisse et lui donne pardon I
LE DÉSASTRE 245

XIV

ROLAND PRÊT A MOURIR, ET LE SARRASIN

QUI FAIT LE MORT

202.

Roland sent bien qu'il \a mourir lui-même, car


son cerveau lui sort par les oreilles.
A jointes mains il prie Dieu pour ses pairs, et le
supplie de les prendre en sa gloire.
Il songe ensuite à sa propre personne, et fait
prière à l'ange Gabriel de l'assister près du père
céleste.
Après, voulant demeurer sans reproche, de la
main gauche il prend son olifant; de la main
droite il prend sa Durandal ; marche plus loin que
la portée d'un arc; entre en Espagne, et va dans
un guéret, gravir un tertre où sont, sous deux
beaux arbres, quatre perrons qui de marbre sont
faits.
Près d'un perron il tombe à la renverse...
Voilà Roland gisant sur l'herbe verte.14 Il s'est
pâmé : la mort est là qui vi^nt.
■24C LA CHANSON DE ROLAND.

203.

Hauts sont les monts, et très hauts sont les ar-


bres. Le long du sol luiseht quatre perrons ; et tout
auprès de ces perrons de marbre, le comte gît,
pâmé sur l'herbe Verte.
Un Sarrasin est là qui le regarde, faisant le
mort, couché sous des cadavres, souillé de sang
au corps et au visage.
Debout soudain, il se dresse, il accourt * et beau,
et fort, tout bouillant de courage, ivre d'orgueil
et de mortelle rage, il met la main sur Roland,
corps et armes :
— « Vaincu, crie-t-il, le neveu du roi Charle!
Et cette épée ira en Arabie. «
^Mais aussitôt qu'il touche à Durandal, voici
Roland qui reprend connaissance.
204.

Roland sent bien qu'on lui prend son épée... Il


ouvre l'œil et ne dit que ce mot :
« A mon escient, tu n'es pas un des nôtres. »
1. Le manuscrit de Venise ajoute que le païen prend en son
poing lépée et tire la barbe à Roland.
Prist ella in ses pangs; à RoUant tira sa barbe. ,

Mais j'ai cru devoir ici m'ea tenir au texte d'Oxford»


LE DÉSASTRE, 247

Avec son cor qu'il entendait garder, il fend le


casque au cimier d'or gemmé, brise l'armure et
la tête et les os, et fait jaillir les deux yeux du
païen ; puis, raide mort, à ses pieds, le retourne,
en lui disant :
« Drôle, tu osas trop.
» Toi, me toucher à tort ou à raison!
» Qui le saura te tiendra pour un fou...
» Ah! j'ai fendu le pavillon du cor; l'or, les
cristaux en sont tombés à terre... »
248 LA CHANSON DE ROLAND.

XV

ROLAND ET SA DURANDAL

205.

Roland sent bien que la mort le talonne.


Par grand effort il se remet sur pied. Sa vue se
perd ; sa peau se décolore : il tient quand même.
Une roche était là.
Voulant briser sa bonne Durandal, Roland dix
fois, de douleur, de colère, à rudes coups frappa
la roche brune.

L'acier grinçait sans rompre ou s'ébrécher.


— « Sainte Marie, aidez-moi! dit Roland.
*» Ah! Durandal, bonne et si malheureuse! je
vais mourir; vous n'aurez plus mes soins.
» J'ai en souci votre honneur, à cette heure oij
il me faut me séparer de vous.
» J'ai avec vous tant gagné de batailles! J'ai
1. Ici il y a deux textes et deux sens possibles. Je les ai combi-
nés ensemble, dans ce paragraphe et le suivant. En d'autres en-
droits, notamment dans les couplets 195 et 202, dans le récit de la
mort de Turpin et dans le récit du grand deuil de Charlemagne,
j'ai procédé de même. Quand s'offrent deux textes ne s'exciuant
pas l'un l'autre et également plausibles, je traduis l'un et l'autre.
LE DÉSASTRS. 249

avec vous tant conquis de royaumes, que tient


mon roi à la barbe chenue !
» Ne tombez pas aux mains de qui peut fuir,
vous si longtemps au poing d'un bon vassal.
» Plus n'en aura de tel la libre France. »
206.

Il frappe encor le perron de sardoine.


Mais l'acier crie sans rompre ou s'ébrécher...
Quand Roland vit l'épée toujours intacte, il se
remit à la plaindre en lui-même :
« Ah! Durandal, que tu es claire et blanche!
que tu reluis et flamboies au soleil !
» Le roi était dans les vaux de Maurienne quand
Dieu, du ciel, lui manda par son ange de te donner
à un bon capitaine.
» Lors le grand roi te mit à ma ceinture.
» Je lui conquis, par toi, Poitou et Maine ; je
lui conquis et Anjou et Bretagne ; je lui conquis
Provence et Aquitaine; je lui conquis la libre
Normandie, la Lombardie et toute la Ramagne;
je lui conquis la Pouille, la Calabre, et la Bour-
gogne et la terre d'Espagne; je lui conquis la
Bavière et les Flandres, et la Hongrie et toute la
Pologne...
230 LA CHANSON DE ROLAND. "^

» Par toi je fis Charle seigneur et maître et dans


la Saxe et à Constantinople ; je lui conquis Irlande,
Ecosse, Galles, et l'Angleterre, adjointe à son do-
maine...

» Oh! qu'avec toi j'en ai gagné de terres et de


pays que tient le roi chenu !
y> Ah! j'ai pour toi bien pesante douleur.
» La mort, plutôt que de te laisser prendre!
» Dieu, épargnez telle honte à la France. »
207.

Il frappe encor sur une roche grise dont il abat


un énorme morceau.
Sans se briser ni rompre, l'épée grince, et re-
bondit vers le ciel avec force.

Roland voit bien qu'il ne peut la briser.


Tout doucement il la plaint en lui-même :
« Ah! Durandal, que tu es belle et sainte!
» Ton pommeau d'or contient tant de reliques,
dent de saint Pierre et sang de saint Basile , che-
veux qu'avait monseigneur saint Denis, tissu porté
par la vierge Marie !
» Toi aux païens! Ce ne serait pas juste... Aux
chrétiens seuls il sied de vous servir...
» Que de pays par vous conquis à Charle, pays
LE DÉSASTRE. 251

qui sont la force et la richesse de l'empereur à la


barbe fleurie !
» Ah! qu'un couard jamais ne vous possède!...
» Bon seigneur Dieu, notre glorieux père, ne
laissez pas honnir la douce France M »

1. Au couplet 205, I^oland dit vous à Durandal; au couplet 2U6


il lui dit tu; au couplet 207 il continue d'abord à dire (u, et à la
fin, il dit vous. Exquis alliage de tendresse et de révérence l

\
2^2 LA CHANSON DE ROLAND. •

XVI
lA MORT DE ROLAND
208.

Roland sent bien que la mort l'envahit, et du


cerveau lui descend sur le cœur.
Il va courant se jeter sous un pin * . Et là, couché
le flanc sur l'herbe Terte, posant sous lui son cor
et son épée, vers les païens il tient tournée la tête.
S'il fait ainsi, c'est qu'il veut être sûr que le roi
Charle et que tous les Français diront : « Le preux
est mort en conquérant. »
Roland répète en frappant sa poitrine : « Mea
culpa! Ma faute! c'est ma faute! » et tend son
gant au ciel pour ses péchés.
Le gage offert témoigne que le preux est re-
pentant etse soumet à Dieu.
1 . M. Camille JuUian dit, dans une lettre à M. Gaston Deschamps :
« J'ai toujours cru que l'auteur de la Chanson de Roland a vu les
lieux et fait le pieux pèlerinage du martyre de son héros. Or, vous
avez été à Roncevaux, vous avez cherché le pin où Roland s'est
appuyé, et vous n'avez rien vu. S'il n'y a pas de pins maintenant,
je crois qu'il y en a eu, au onzième siècle. Je trouve çà et là d'assez
nombreux documents mentionnant les bois sapinèdes et autres des
Pyrénées (Bearn et pays Basque). Les Pyrénées portaient jadis, si
je ne me trompe, le surnom de pinifertx, « fournies de pins » •
« qua pinifertae stant Pyrenae vertices. «
(Voir le journal le Temps, 16 décembre 1900.)
LE DÉSASTRK. 253
209.

Roland sent bien que son temps est fini...


Face à l'Espagne, au haut d'un pic aigu, il est
gisant.
Sa main bat sa poitrine :
« Mea culpa! Pardonne-moi, mon Dieu! Par-
don e-moi, au nom de tes -vertus, tous mes pé-
chés, les grands et les petits, que j'ai commis,
dès l'heure où je fus né, jusqu'à ce jour où la mort
me terrasse. »
Il tend vers Dieu le gant de sa main droite...
Anges du ciel, descendez vers Roland!...
Près de Roland sont descendus les anges.
210.

Le preux Roland est gisant sous un pin, et vers


l'Espagne a tourné son visage.
11 lui revient nombreuses souvenances de tant
de lieux dont il fît la conquête, de douce France
et de ses chers parents, de son seigneur Charle
qui l'a nourri.
Ron gré mal gré, il en pleure et soupire.
Mais il le fait, sans se mettre en oubli, se con-
fessant, criant à Dieu merci :
a Yrai père, ô toi qui ne trompas jamais, qui fis
lever d'entre les morts Lazare, et qui sauvas
is Da-
2o4 LA CHANSON DE ROLAND.

niel des lions, sauve mon âme; ôtes-en tous périls


pour les péchés que j'ai faits dans ma vie ! »
Il offre à Dieu le gant de sa main droite ; et de
sa main saint Gabriel le prend.
■ Lors, sur son bras laissant tomber sa tête, il
s'en alla, mains jointes, à sa fin...
Dieu près de lui envoie son chérubin et saint
Michel-du-Péril-de-la-Mer.
Le chérubin, Michel et Gabriel, au paradis
portent l'âme du comte.
Porté au ciel sur les ailes des anges, qui vont
chantant les éternelles, joies, devant Jésus est dé-
posé Roland*.
1. Angle empené le portereul cantant
En Paradis ou a de joies tant :
Devant Jhesu il posèrent Rollant
- {Second œfcûuscrit de Venise et manuscrit de Versailles.)

A propos du sublime récit de la mort de Roland, on s'est étonné


à tort de l'érudition biblique dont le héros fait preuve dans sa der-
nière prière.
Edmond Le Blant, de l'Institut, dans son Etude sur les sarco-
phages chrétiens antiques de la ville d"Arles, tardivement recueil-
lis et réunis, aux Aliscamps, vers la fin du siècle dernier, constate
nue les bas-reliefs de ces monuments du cinquième et du sixième
siècle, représenlaient en général des scènes empruntées à l'histoire
de l'Ancien et du Nouveau Testament, telles que Daniel resté
saiîi et sauf dans la fosse aux lions, et Lazare ressuscité.
A ces représentations figurées correspondaient tes liturgies
funéraires, universellement connues, qui inspirèrent le cri
suprême mis dans la bouche de Roland.
LIVRE CINQUIÈME
LA REVANCHE

Qu'est la France? Une grande, une forte famille.


Ne laissons pas ternir son étoile qui brille 1
Bretons, Picards, Normands, Gascons ou Marseillais,
Frères, ne faisons qu'un... et frappons Jasmin.
en Français!

Charlemagne mourut entouré d'une gloire im-


mense. Ce qui en subsista ce ne furent point les
traits qui maintenant nous étonnent : la puissance
de son génie organisateur et cet amour des lettres
si admirable chez un Germain, lui-même, peu lettré.
Comme il arrive à toutes les époques de civilisa-
tion imparfaite, les populations, un temps réunies
sous son empire, etdemeurèrent
ses conquêtes; frappées
cette première de l'éclatalla
impressiori de
grandissant par l'effet de deux sentiments qui sont
l'aliment du patriotisme : le souvenir de la grandeur
passée el la haine de l'étranger. Les récits des
guerres formidables du grand empereur, rapide-
ment amplifiés, prirent bientiftt la forme de la poé-
sie; et ainsi, après un temps très court, apparurent
sur plusieurs points de l'empire des chants hé-
roïques. Paul Meyer.
Le principal charme de cette vieille littérature
est la simplicité, cette simplicité qu'ont les per-
sonnes de grand sens avant que l'habitude de ré-
fléchir soit devenue l'habitude prédominante de
l'esprit... Notre admiration de l'antique n'est pas
l'admiration du vieux, mais du naturel. E-MERSON.

I
CHARLERtAGNE A RONCEVAUÎ

211.

Roland est mort : Dieu a son âme aux cieux...


Cependant Charle arrive à Roncevaux.
Là, pas de route ou de petit sentier, pas de coin
256 LA CHANSON DE ROLAND.

vide ou d'une aune ou d'un pied, où l'on ne voie


Français et Sarrasins, étendus morts.
Et l'empereur s'écrie :
« Mon beau neveu, Roland, oiî êtes-vous?
» Où sont Turpin et le comte Olivier? Où sont
Gérin et son ami Gérier? Où sont Otto, le comte
Béranger, Jvore, Ivon, que tant je chérissais, le
duc Samson et le fier Anséis?
» Qu'est devenu le Gascon Angelier? Où est le
vieux Gérard de Roussillon?
» Les douze pairs laissés derrière moi, où donc
sont-ils? »
Hélas! Il crie en vain...
Nul ne répond.
« Dieu, puis-je assez gémir, d'être arrivé trop
tard pour la bataille! » dit Charlemagne. Et, tout
désespéré, les yeux en pleurs, il s'arrache la barbe.
Ses chevaliers versent aussi des larmes; ils
sont bien mille à terre évanouis.
« C'est grand'pitié ! » s'écriait le duc Naime.
212.

Pas un baron, pas un seul chevalier qui de re-


gret ne pleure amèrement.
Ce sont leurs fils, leurs frères, leurs neveux, et
des amis, des alliés, qu'ils pleurent.
LA REVANCHE. 257

Ils sont plusieurs qui tombent tout pâmés.


Mais le duc Naime agit en preux très sage ; et,
le premier, il dit à l'empereur :
« Voyez là-bas, sire, à deux lieues de nous;
voyez combien poudroient les grands chemins ;
ils sont couverts de hordes sarrasines...
» Donc, chevauchez ! vengez notre douleur!
— « Hé Dieu! dit Charle, ils ne sont que trop
loin...
» Faites-moi droit et rendez-moi Thonneur,
grand Dieu du ciel! Mort à tous ces païens! De
douce France ils m'ont ravi la fleur. »
213.
Le roi commande Othon et Gebouïn, Thibaut de
Reims et le comte Milon :
« Gardez ce champ, ces vallées et ces monts ;
laissez les morts étendus comme ils sont...

» Qu'aucun lion ou animal quelconque, qu'aucun


valet ou écuyer n'y touche !
» Je le défends.

» Qu'ils restent respectés, jusqu'à ce que Dieu


ici nous ramène ! »
Eux, pleins d'amour, répondent doucement .
« Nous le ferons, droit empereur, cher sire. »
Mille des leurs demeurent avec eux.
258 LA CHANSON DE ROLAND.

II

LA POURSUITE

214.

Le vaillant roi fait sonner ses clairons :


Tous à cheval !
La grande armée s'ébranle ; et va courant sur
le dos des païens. Chacun s'empresse à leur faire
la chasse.
Mais Charle voit que le soir va tomber.
Lors, de cheval il descend en un pré, sur l'herbe
verte, et prosterné à terre, à jointes mains il prie
le seigneur Dieu qu'à son soleil pour lui il dise
« Arrête! » ; que la nuit tarde, et que le jour de-
meure.*
Voici venir son ange couturnier, qui prompte-
ment le rassure en ces termes :
(c Charle, chevauche; et le jour te luira! La
fleur de France est morte. Dieu le sait... Du peuple
impie tu pourras te venger. »
Il dit; le roi remonte sur sa selle*.

1. Dans l'Iliade, quand !a nuit met fin au combat, l'impétueux


LA. REVANCHE. 259

215.

Quel grand miracle est fait pour Charlemagne !


Le clair soleil immobile s'arrête.
Les païens fuient; les Français les poursuivent;
au Val-Ténèbre enfin ils les atteignent; et, les
poussant jusque sur Saragosse, l'épée aux reins,
ils les tuent par milliers.
Grands sont les coups ; terrible est le massacre.
Voies et chemins sont coupés aux païens, quand,
devant eux, paraît le cours de l'Ebre...

Ajax ne peut s'y résigner. Que Jupiter prenne parti contre les
Grecs! Mais qu'il fasse luire encore son soleil 1
— «0 Dieu, rends-nous le jour, et combats contre nous! » s'écrie
le héros.
Dans la Bible, au livre de Josué, il est dit ;
En ce jour, Josué parla à l'Eternel, et l'Eternel livra les Amor-
rhéens aux enfants d'Israël.
Josué dit devant tout Israël : « Arrête-toi, soleil, sur Gabaon;
» et toi, lune, demeure dans la vallée! »
Et le soleil s'arrêta, et la lune demeura dans la vallée d'Aïa-
loii, jusqu'à ce que fût terminée la victoire, la victoire vengeresse
d'Israël.
Aussi est-il écrit dans le livre des chants héroïques : « Le soleil
s'est arrêté au milieu du ciel; il n'est pas allé se reposer; et pour-
tant le jour avait atteint son terme. Il n'y a jamais eu un jour
comme celui-là. Pas un pareil ne l'a précédé, pas un pareil ne le
suivra, ce jour, pendant lequel Dieu lui-même obéit à la parole d'un
héros, pendant lequel Jéhovah lui-même combattit avec un homme
pour Israël. »
260 LA CHANSON DE ROLAND.

L'eau est profonde et le courant rapide ; pas de


bateaux, de barques, de chalands.
Les Sarrasins, invoquant Tervagant, sautent
dans l'eau.
Mais nul salut pour eux...
Les mieux armés, étant les plus pesants, tout
aussitôt coulent au fond du fleuve.

D'autres, légers, vont flottant à vau-l'eau.


Chance inutile! Ils boivent tant et tant, qu'ils
sont noyés dans d'horribles angoisses.
Chacun leur dit : « Rappelez-vous Roland ! »
LA REVANCHE. 261

III
LE CAMPEMENT, ET LE SOMMEIL PROPHETIQUE
DE CHARLEAL^GNE

216.

Sitôt qu'il voit que les païens sont morts, plu-


sieurs occis et la plupart noyés, laissant butin très
grand aux chevaliers, le noble roi descend de son
cheval, se courbe à terre et dit à Dieu merci.
11 se redresse; et le soleil se couche...
— « Or çà, dit-il, prenons gîte; c'est l'heure.
Il est trop tard pour gagner Roncevaux.
» Puis, nos chevaux sont las et épuisés; en-
levez-leur les selles et les freins, et par ces prés
laissez-les rafraîchir. »
Chacun répond : « Sire, vous dites bien. »
217.

Les chevaliers, campés au bord de l'Ebre, à


leurs chevaux ayant ôté leurs sejles, et détaché les
freins d'or de leurs têtes, les envoient paître aux
prés, dans l'herbe fraîche; ils ne sauraient leur
donner d'autres soins... 15.
262 LA CHANSON DE ROLAND.

Après, bien las, sur la terre ils s'endorment.


Pour cette nuit, on ne fit pas le guet.
218.

L'empereur-roi s'est couché dans un pré.


Voulant rester armé toute la nuit, il a posé sa
lance à son chevet; a revêtu son blanc haubert
brodé; lacé son heaume où reluit l'or gemmé, et
ceint l'épée sans pareille, Joyeuse, qui, dans sa
lame, étincelle de feux, dont trente fois par jour
la couleur change.
Nous savons tous l'histoire de la lance qui sur la
croix perça Notre-Seigneur... Grâces à Dieu, le roi
en a la pointe. Il la fît mettre au creux du pom-
meau d'or de son épée qu'il appelle Joyeuse, vu
sa bonté et vu ce grand honneur.
Les barons francs doivent s'en souvenir : car
c'est de là que vient leur cri Mon-Joye; et nulle
gent ne peut leur tenir tête*.
1. Une curieuse chanson du douzième siècle, le Voyage de Char-
lemagne, nous montre l'empereur allant, avec ses barons, à Cons-
tantinople pour y voir Hugues le Fort, et pour s'assurer s'il est
vrai, comme le lui a dit la reine, que ce souverain a plus belle
mine que lui sous sa couronne.
Il passe à Jérusalem et visite le saint-sépulcre. Grand accueil lui
est fait par le patriarche qui lui donne les reliques de la Passion.
' Dans la chanson de Fierabras, qui date du treizième siècle, ce n'est
pas par libre donation, c'est par droit de conquête que l'empereur
LA REVANCHE. 263
219.

La nuit est claire et la lune au ciel brille.


Charle est couché ; mais a grand poids au cœur.
Il se rappelle Olivier et Roland, puis tous les
pairs et tant de gens de France qu'à Roncevaux il
a laissés sanglants!
Tel est son deuil qu'il en pleure et sanglote.
Et il prie Dieu d'être bon à ces âmes.
Mais il est las; car il a tant peiné! Il n'en peut
plus; et lui aussi s'endort.
Par tous les prés ce n'est que gens qui dor-
ment...
Pas un cheval ne peut tenir debout : qui veut
de l'herbe, il la broute couché.
Beaucoup apprit qui bien connut la peine*.
acquiert ces reliques. Un Sarrasin, de stature et de force gigan-
tesque, est le maître du saint-sépulcre. Olivier et lui se défient et
combattent. A plusieurs reprises Fierabras est blessé à mort par
l'ami de Roland; mais, chaque fois, il se guérit de ses blessures
en les frottant avec le baume qui servit à l'ensevelissement du
Christ. Enfin Olivier finit par s'emparer du baume merveilleux et
terrasse son ennemi. Celui-ci demande merci et se fait chrétien.
Suivent divers incidents qui aboutissent à la remise des relique»
de la Passion entre les mains de Charlemagne.
1. Quand Musset écrivit :
L'homme est un apprenti, la douleur est son maître,
80upçonna-t-U qu'il ne faisait que traduire un vers de la Chanson
de Roland :
« Mult ad apris qui bien conuisl ahan. »
.264 LA CHANSON DE ROLAND.

220.

Comme un mortel que la douleur travaille,


Charle dormait, lorsque saint Gabriel, chargé
par Dieu de garder l'empereur, et chaque i.uit
assis à son chevet, lui annonça, par un songe
sinistre, les grands combats apprêtés contre
lui.
Quel grave avis que cette vision !
Charle, levant ses regards vers le ciel, voit se
mêler vents, orages, gelées, coups de tonnerre,
effroyables tempêtes...
Flammes et feux éclairent la tourmente.
Ce grand chaos s'abat sur son armée.
Tout aussitôt, il voit le bois des lances, frêne
ou pommier, s'allumer et flamber; les boucles
d'or des écus s'embraser.
Ce n'est qu'épieux qui sont réduits en cendre;
heaumes, hauberts dont l'acier grince et casse;
bons chevaliers qui clament leur détresse.
Il aperçoit des ours, des léopards ; puis des
dragons, des givres, des serpents, et des griffons
assemblés par miUiers, monstres d'enfer qui, la
gueule béante, sur les Français se jettent tous
ensemble.
LA REVANCHE. 265

Les Français crient : « Charlemagne, au se-


cours! »
Lui, tout dolent et saisi de pitié, y veut aller;
mais il est retenu.
D'une forêt s'élance un grand lion, très orgueil-
leux, très méchant, très féroce, qui fond sur Charle
et s'acharne.
Ils combattent.
Chaque lutteur prend l'autre à bras-le-corps.
Lequel l'emporte ou succombe? On ne sait.
Et l'empereur ne se réveille pas.
221.

Un autre songe à celui-là succède.


Charle se voit sur un perron, à Aix, tenant un
ours par une double chaîne, lorsque trente ours,
du côté des Ardennes, viennent, parlant tout
comme font les hommes :
— « Rendez-le-nous, sire, lui disaient-ils. Le
retenir plus longtemps n'est pas juste. C'est un
parent; nous lui devons secours. »
Mais du palais un lévrier accourt; va sur les
ours; assaille le plus fort.
Alors a lieu un terrible combat, sur l'herbe
verte, à part des autres ours. Charle, témoin de
266 LA CHANSON DK ROLAND.

cette belle lutte, ne sait qui est ou vainqueur ou


vaincu.

L'ange de Dieu montre au baron ces choses. Lui


toujours dort jusqu'à l'aube du jour*.

l. Des deux visions successives que l'ange Gabriel suggère i


Charlemagne, l'une vise la revanche et annonce la grande bataille
avec le lion de l'Islam, l'émir Baligant; l'autre vise Vexpiation et
figure les incidents du procès de Ganelon.
LA REVANCHE. 267

IV
DÉSESPOIR ET FUREUR A SARAGOSSB

222.

Marsile en fuite arrive à Saragosse ; met pied à


terre auprès d'un olivier ; rend son épée, sa cui-
rasse et son casque; et, tout piteux, sur le gazon
se couche.
Plus de main droite ; et du bras mutilé le sang
vermeil jaillit à grosses gouttes.
Il voit ce sang, et se pâme d'angoisse.
Venue à lui, sa femme Bramimonde crie, se
lamente et pleure amèrement.
Ils sont bien là plus de trente mille hommes,
maudissant Charle et maudissant la France.
Dans une grotte est Apollon leur dieu.
Tous d'y courir. Ils l'insultent, l'outragent :
a Quoi! méchant dieu! Tu nous fais telle
honte! Lui, notre roi, tu le laisses confondre!
Pourquoi traiter si mal qui te sert bien ? »
Et, lui ôtant son sceptre et sa couronne, à un
pilier on le pend par les mains; puis on l'enlève,
268 . LA CHANSON DE ROLAND.

on le renverse à terre; il est foulé, bâtonné, mis


en pièces.
A Tervagant on prend son escarboucle.
Pour Mahomet, on le jette à la fosse : chiens et
pourceaux l'y piétinent, l'y mordent,
223.

Marsile, ayant recouvré connaissance, se fait


porter dans sa chambre voûtée, que décoraient
maintes inscriptions et maints tableaux peints de
mille couleurs.

Là, toute en pleurs, s'arrachant les cheveux,


jetait ses cris la reine Bramimonde :
c( Ah! Saragosse, aujourd'hui démunie du
noble roi qui t'eut sous sa tutelle !
» Vraiment nos dieux ne sont que des félons,
eux qui lui ont failli dans la bataille.
» L'émir nous reste. Ah! il sera un lâche s'il
ne combat cette race hardie.
» Comme ils sont fiers ! Comme ils bravent la
mort!
» Combien vaillant et combien téméraire leur
empereur à la barbe fleurie !
» Si l'on se bat, il ne s'enfuira point...
» Pourquoi n'est-il personne qui le tue? »
LA REVANCHE. 269

L ARRIVEE DU GRAND ÉiMIR

224.

* L'empereur Charle aura bientôt bataille.


Le grand émir, qui siège à Babylone et sous sa
loi tient quarante royaumes, sur ses vaisseaux
innombrables arrive.

1. Ici commence l'épisode de la guerre de Baligant qui va, ci-


après, du couplet 224 au couplet 238 et =e continuera du cou-
plet 249 au couplet 297.
Cet épisode ne se trouve pas dans le manuscrit de Lyon; et cer-
tains commentateurs, tels que M. Schoile, pensent qu'il ne faisait
pas partie de la version originale.
De là vient que des éditeurs et des traducteurs de la Chanson
de Roland l'ont supprimé.
J'ai cru devoir le maintenir, sans toutefois m'astreindre, comme
dans le reste du poème, à tout rendre scrupuleusement vers par
•vers.
Selon moi, ia mise en présence du chef de l'islam et du chef de
la Chrétienté vengeant sur lui les morts de Roncevauï, est un
élément essentiel de la Chanson de Roland, destinée à glorifier
Charlemagne en même temps que le premier de ses preux.
Je ne m'explique pas comment Vitet et d'autres ont pu voir là un
hors-d'œuvre.
Qu'on critique quelques longueurs de l'épisode; mais qu'on n'en
conteste pas l'à-propos!
Qu'on n'en conteste pas non plus les éclatantes beautés! Je vou-
drais bien que ma traducl^oa les eût un peu mises en lumière.
270 LA CHANSON DE ROLAND.

C'est Baligant, Vieillard des temps antiques, le


survivant de Virgile et d'Homère'.
Un jour de mai, le premier jour d'été, il est
parti du port d'Alexandrie et a lancé sur mer sa
grande armée.
225.

Il vient en hâte. Oh! que grande est sa flotte!


Comme elle cingle et vole sur les eaux !
Au haut des mâts et sur les longues vergues,
brillent partout lanternes, escarboucles, jetant au
loin une telle lumière que, par la nuit, la mer en
est plus belle*.
Déjà il touche à la terre d'Espagne.
226.

Le vieil émir, sans un moment de halte, quitte


la mer; entre dans les eaux douces ; laisse derrière
et Marbrise et Marbrouse ; remonte l'Èbre avec tous
ses navires, illuminés par le feu des fanaux dont
les clartés font de la nuit le jour, et tout au loin

1. « Ço est l'amirailz li vielz d'anliquitet,


Tut survesquit e Virgilie e Homer. »

2. Dans son édition critique du texte d'Oxford, M. Boehmer,


dont l'ingéniosité est quelquefois bien aventureuse, a heureusement
substitué ici à la leçon de Génin, tute la noit, ces mots : par mi
la noit.
lA REVANCHE. 271

dans la contrée rayonnent; navigue à force, et


touche à Saragosse.
227.

Clair est le jour et brillant le soleil, quand l'émir


sort de son riche vaisseau, suivi de rois, de comte
et de ducs.
Sous un laurier, au milieu d'une plaine, on
met sur l'herbe un tapis de soie blanche, et on
dépose un beau fauteuil d'ivoire.
L'émir s'assied, et tous restent debout.
— « Or çà, dit-il, finissons-en, mes braves, avec
le roi qui commande aux Français.
» J'entends qu'il n'ait licence de manger que
si tel est, à moi, mon bon plaisû*.
» Je le verrai ou soumis à mes pieds, ou raide
mort. »
Et, en disant ces mots, de son gant droit il
frappe son genou.
272 LA CHANSON DE ROLAND.

VI
BALIGANT, MARSILE ET BRAMIMONDE

228.

Tout ce qu'il dit, Baligant l'exécute ; et, pour


tout l'or qui reluit sous le ciel, il n'est pas homme
à lâcher son dessein.

Ayant mandé deux de ses chevaliers, l'un Cla-


rifan et l'autre Ciarien :
— « Vous êtes fils, leur dit-il, d'un bon roi, qui
volontiers faisait tous mes messages.
» Partez, tous deux ; allez, à Saragosse, dire à
Marsile : Un grand secours vous vient; Baligant
va guerroyer contre Charle. Si l'empereur ne se
jette à ses pieds et ne renie le culte des chrétiens, il
y perdra sa couronne et sa vie. Pour vous,, venez
au camp de Baligant, y rendre hommage à votre
suzerain. »
— « Sire, bien dit ! » crièrent les païens.
229.

Les deux barons tout aussitôt chevauchent.


Ils ont passé dix portes, quatre ponts, toutes
LA REVANCHE. 273

les rues où les bourgeois se tiennent, quand, par-


venus vers le haut de la ville, près du palais, ils
entendent des cris.
Toute une foule en pleurs se désespère :
« Ah, malheureux! Qu'allons-nous devenir?
L'Espagne est donc aux mains de ces Français !
rt Blessé le roi ! Mort Jurfaleu le blond ! »
230.

Les deux seigneurs près du perron descendent;


et, se tenant par leurs riches manteaux, l'air très
courtois, ils montent au donjon où de Marsile est
la chambre voûtée.
— c( Que Mahomet, Tervagant, Apollon, sau-
vent le roi et conservent la reine! »
A ce salut Bramimonde répond :
« Qu'avez-vous dit? Nos trois dieux sont des
lâches! A Roncevaux ils nous ont laissé battre ; et
mon mari a perdu sa main droite. C'est ce Ro-
land qui a fait tout le mal. L'Espagne à Charle,
hélas! sera soumise.
» Que devenir, malheureuse, chétive? Quen'ai-
je là quelqu'un pour me tuer? »
231.
Clarien dit :
« Dame, ne parlez tant!
274 LA CHANSON DE ROLAND.

» Voici venir notre puissant émir, qui vaincra


Charle, et, jusque dans sa France, le poursuivra
pour le mettre à ses pieds demandant grâce ou
subissant la mort. »
— « Pas tant d'espoir! répondit Bramimonde.
L'empereur Charle est un preux intrépide, et qui
mourrait plutôt que de s'enfuir.
» Devant ce roi, qui seul ne craint personne,
sont des enfants tous les rois de la terre. »
232.

Marsile alors, interrompant sa femme :


« Laissez cela, et ne parlez qu'à moi, bons mes-
sagers envoyés par l'émir.
» C'est vrai, je suis en mortelle détresse.
» Hier soir encor je possédais un fils. Il est tué.
Je n'ai plus d'héritier. Ni fils, ni fille. Informez
donc l'émir que, s'il le veut, l'Espagne sera
sienne : que seulement il en chasse les Francs !
» Apportez-lui les clefs de Saragosse. »
— « Voilà le vrai », dirent les messagers.
233.

— « Qu'il tienne bon ! reprit le roi Marsile.


» Vous lui direz que l'empereur des Francs,
LA REVANCHE. 275

qui tant de fois mit à mort mes soldats, prit mes


cités et dévasta mes terres, est maintenant sur les
rives de l'Èbre.
» J'ai bien compté : ils ne sont qu'à sept lieues.
» Que Baligant mène là son armée et se prépare
à leur livrer bataille ! »
234.

Les messagers très humblement s'inclinent;


puis, chevauchant, ils rejoignent l'émir :
« Sire, voici les clefs de Saragosse. »
Baligant dit : « Que se passe-t-il donc? Où est
le roi qu'ici j'avais mandé? »
Clarien répond :
c( Il est navré à mort.

» On l'a vaincu. Avec sa Durandal, le pair Ro-


land a tranché son poing droit;' tué son fils qu'il
aimait*chèrement; battu les preux qui lui fai-
saient escorte.
» Il a dû fuir; et tous ses chevaUers, que pour-
suivaient Charlemagne et son monde, sont ou tués
ou bien noyés dans l'Èbre.
» Quant aux Français, ils campent sur la rive,
tout près d'ici, à sept lieues de la ville. »
Le fier émir devient pensif et sombre.
276 LA CHANSON DE ROLAND.

235.

Sombre el pensif est devenu l'émir. Mais son


orgueil surmonte sa douleur.
Il se redresse :
« Allons, pas de retard !
» Tous à cheval ! Je vengerai Marsile. Tête pour
main. L'empereur périra. »
236.

Baligant met en branle tout son monde dont il


confie le soin à Gémalfin; fait amener son cour-
sier au poil brun ; et, chevauchant, arrive à Sara-
gosse.
Quatre seigneurs lui tiennent Fétrier ; et il des-
cend sur un perron de marbre.
A peine est-il vers le haut du palais que Brami-
monde à ses devants s'élance.
— « Sire, dit-elle, ayez pitié de nous. Hopte et
malheur! Mon seigneur est perdu. »
Et elle tombe aux pieds de Baligant.
Il la relève ; ils sont tous deux émus, et vont
dolents trouver le roi Marsile.
237.

Le pauvre roi, dès qu'il voit Baligant, se fait


dresser à bras sur son séant.
LA REVANCHE. 277

Après, prenant un gant de sa main gauche :


<c Émir, dit-il, à vous toute ma terre ! J'ai tout
perdu, et moi-même et mon peuple. »
L'émir répond : « Ma douleur en est grande.
Mais je ne puis plus longtemps vous parler ; car,
je le sais, Charle n'attendrait pas. C'est entendu :
j'accepte votre gant. »
Et tout en pleurs, tant son cœur est en deuil,
l'émir descend les degrés du palais ; court au galop
rejoindre son armée ; puis part, criant : « En avant !
Sus aux Francs ! »


278 LA CHANSON DE ROLAND.

VII
LE GRAND DEUIL DE CHARLEMÂGNE ET LES HONNEURS
RENDUS AUX MORTS DE RONCEVAUX

238.

Pourtant, à l'heure où luit la première aube,


l'empereur Charle est sorti du sommeil. Saint Ga-
briel, son gardien de par Dieu, a fait sur lui le
signe de la croix. Le roi se lève et laisse là ses
armes.
Ses chevaliers se désarment aussi : et, dévo-
rant la route longue et large, tous les Français à
grand'hâte chevauchent.
Ils vont là-bas où tombèrent les preux, à Ron-
cevaux, voir l'immense désastre.
239.

A Ronce vaux le roi est revenu.


Partout des morts. Il commence à pleurer, et
dit aux Francs :

« Ralentissez le pas ; car c'est à moi d'aller seul


en avant, pour mon neveu que je voudrais trouver.
» Un jour, à Aix, jour de fête annuelle, —
LA REVANCHE. 279

c'était Noël, Pâque ou la Pentecôte, — mes vail-


lants preux se vantaient à l'envi de grands com-
bats, de terribles assauts; voici comment j'ouïs
parler Roland :
« Moi, si je meurs en pays étranger, j'aurai
laissé mes pairs derrière moi, et finirai ainsi qu'un
conquérant, premier de tous et face à l'ennemi. »
» Brave Roland ! »
Et prenant les devants si loin que porte un bâ-
tonnet qu'on jette, l'empereur-roi gravit une col-
line.
240.

L'empereur va, cherchant s'il voit Roland, et,


par les prés, trouve fleurs et gazons tout empour-
prés du sang de nos barons.
Pris de pitié, il pleure à chaudes larmes.
Mais le voilà tout en haut, sous deux arbres.
Il reconnaît les coups de Durandal qui sur le
roc a fait trois grandes brèches, et voit Roland qui
gît sur l'herbe verte.
Il est navré, — fut-il douleur plus juste? — met
pied à terre, et court, sans s'arrêter, entre ses
bras prendre ce pauvre corps. Puis, tout dolent,
il tombe évanoui.
280 LA CHANSON DK ROLAND.
241.

Charle pourtant recouvre connaissance.


Naime le duc, et le comte Acelin, Geoffroy
d'Anjou et son frère Thierri, prenant le roi, le
dressent contre un pin.
Mais lui, les yeux à terre où gît Roland, bien
doucement se prend à le pleurer :
« Ami Roland, Dieu t'ait en sa merci!
y) Jamais ne fut sur terre un chevalier qui fît si
bien dans les grandes batailles.
» Ah ! mon honneur tourne vers son déclin ! »
Et derechef Charle s'évanouit.
242.

Quand l'empereur recouvre connaissance, ses


quatre preux de leurs mains le soutiennent.
Les yeux à terre, il y voit son neveu, dont le
corps gît, gaillard, mais sans couleur. Ses yeux
tournés sont tout enténébrés.
Charle le plaint par toi et par amour :
« Dieu mette, ami, ton âme dans les fleurs, au
Paradis, parmi les glorieux !
» Combien à tort tu vins ici, Seigneur!
» Ah! chaque jour je pleurerai sur toi.
» Morte est ma force et morte ma grandeur.
LA REVANCHE. 281

» Qui désormais soutiendra mon honneur?


» Non, je n'ai plus des amis ; plus un seul. J'ai
des parents ; mais pas un qui te vaille ! »
Et il s'arrache à deux mains les cheveux...
Cent mille Francs en ont douleur gi grande
qu'il n'en est pas qui ne verse des pleurs.
243.

— « Ami Roland, je vais rentrer en France.


» Quand je serai dans ma ville de Laon, d'ici,
de là viendront des étrangers, demandant tous :
Où est le vaillant preux?
» Je leur dirai : Il est mort en Espagne. Et
grand sera le poids de ma douleur.
» Oui, désormais, chaque jour de mon règne
sera un jour de plaintes et de larmes.
244.

» Ami Roland, vrai preux, belle jeunesse, quand


je serai à ma chapelle d'Aii, des gens viendront
quérir de tes nouvelles.
» Je les dirai, étranges et cruelles : Mort, il est
mort, l'homme aux mille conquêtes.
» Ah ! maintenant, révoltez-vous, Saxons, gens
de Hongrie et gens de Bulgarie, peuples de16.Rome,
282 LA CHANSON DR ROLAND.

OU Païenne, ou la Fouille, païens d'Afrique et de


Califernie !
)) Mon deuil, mes maux vont chaque jour s'ac-
croître.
y> Qui conduira mes armées aux triomphes,
quand meurt celui qui en était la tête?
» Que te voilà déserte, ô douce France f
» Si grand mon deuil, je voudrais n'être plus. »
Et des deux mains il tord sa barbe blanche,
frappe sa tête, arrache ses cheveux.
Cent mille Francs s'en pâment contre terre.
245.

« Ami Roland, tu as donc rendu l'âme! Que


Dieu la mette en son saint Paradis !
» Ami Roland, comme ta vie fut brève ! En la
prenant on nous prit notre honneur.
» Qui t'a fait mort fait la France mourante.
J'ai si grand deuil que je voudrais mourir.
)) Ainsi les miens ont succombé pour moi...
» Ah! fasse Dieu, fils de sainte Marie, qu'avant
que j'entre aux défilés de Cize, mon âme soit séparée
de mon corps, pour être mise à côté de leurs
âmes! Près de leurs chairs, qu'enfouie soit ma
chair! »
LA REVANCHE. 283

Les yeux en pleurs, il arrache sa barbe.


Naime s'écrie : « Quelle douleur terrible ! »
246.

— « Sire empereur, dit le comte d'Anjou, votre


douleur se démène trop fort.
» Dites plutôt qu'on cherche tous les nôtres,
qui gisent morts sur le champ de bataille. Sur un
charnier faites porter leurs restes. »
Le roi répond : « Sonnez de votre cor. »
247.

GeofFroi d'Anjou a sonné de son cor. De par le


roi, chacun met pied à terre, pour retrouver les
cadavres des siens; et tous les corps sont mis
dans un charnier.
Au camp étaient maints évêques, chanoines,
moines, abbés et prêtres tonsurés.
On donne aux morts l'absoute au nom de Dieu;
on fait brûler la myrrhe et les parfums.
Avec amour les corps sont encensés, puis en-
terrés très honorablement, et puis laissés. Que
pouvait-on de plus?
248.

L'empereur veut qu'on mette à part Roland, et


Olivier, et Turpin l'archevêque
284 LA CHANSON DE ROLAND.
Il fait ouvrir devant lui leurs cadavres.
Les cœurs sont pris dans des tissus de soie;
les corps sont mis dans leurs blancs lits de marbre,
enveloppés avec des peaux de cerfs, et bien lavés
avec vin et piment.
Le roi prescrit que Thibault, Gebouïn, Milon le
comte et Othon le marquis, sur trois grands chars
emmènent les trois corps, tout recouverts d'un
tapis de Glaza*.
1. Diverses chansons de geste, notamment Caj-m^eLorram (dou-
zième siècle), nous fournissent des détails sur la manière dont il
était procédé envers les morts qu'on voulait beaucoup tionorer.
Après avoir ouvert leur corps, on recueillait les entrailles dans
une riche étoffe de soie pour les déposer dans une ouverture
creusée au pied d'un autel.
L'intérieur du cadavre était lavé avec un mélange de vin et
d'épices; puis le corps était recousu, enveloppé d'une fine toile, et
enfermé dans un sac de cuir. On choisissait la peau de cerf de pré-
férence àtoute autre.
Autour du corps, placé sur une espèce de catafalque, on dispo-

étaientsait desallumés.
candélabres de bronze et d'or où de nombreux cie'rges

Des prêtres revêtus d'aubes et de chapes, des clercs avec croix et


encensoirs, venaient chanter les prières des trépassés et les vigiles,
pendant que les parents et amis du mort le veillaient, agenouillés
ou assis à son chevet.
Finalement le corps était porté avec solennité dans quelque mou-
tier dont le défunt avait été le bienfaiteur.
Il était fréquent que l'image du mort fut taillée sur le marbre de
son tombeau. Des lettres tracées tout autour disaient qui il avait été.
Quelquefois une rente perpétuelle était affectée au paiement d'un
«hapelain et avait pour objet d'assurer au mort des messes quoti-
dien es «jusqu'au jour du jugement ».
LA. REVANCHE. 285

VIII
EMPEREUR CONTRE ÉMIR

249.

Le roi déjà pensait à repartir, quand apparut


l'avant-garde païenne.
Des premiers rangs sortent deux messagers, ve-
nant àCharle annoncer la bataille :
« Orgueilleux roi, te voilà en nos mains. Vois
Baligant qui après toi chevauche; vois sur ses pas
sa grande armée d'Arabes : on va savoir si tu es
un vaillant. »
Charle le roi se prend alors la barbe : il se sou-
vient de son deuil, de ses pertes.
Puis, sur les siens, il jette un fier regard; et il
s'écrie d'une voix haute et forte : « Barons fran-
çais, àcheval et aux armes! »
250.

L'empereur, prompt à s'armer le premier, lace


son heaume; endosse son haubert; ceint au côté
sa claire épée Joyeuse, dont les feux d'or comme
un soleil rayonnent ; pend à son cou son écu de
Girone ; brandit sa iance aiguisée à Blandonne ;
286 LA. CHANSON DE ROLAND,

prend par la bride et monte Tencendur (le bon


cheval qu'il conquit sous Marsune, quand il tua
Malpalin de Narbonne), et, le lançant à grands
«oups d'éperon, fait un galop \u de cent milliers
d'hommes.
Puis, il prie Dieu et l'apôtre d^ Rome,
2ol.

Comme leur roi s'arment les chevaliers.


Quels fiers soldats! Comme ils sont équipés,
avec chevaux et armes avenantes !
Les gonfanons leur pendent sur les heaumes.
L'acier reluit. Les vifs coursiers trépignent.
Chaque homme en selle avec grâce se tient.
L'empereur voit leur belle contenance ; et, avi-
sant Anselme de Mayence, Naime le duc, Jozeran
de Provence :

« En tels guerriers qui n'aurait confiance? dit-


il. Bien fou qui désespérerait !
» Si ces païens ne battent en retraite, ils paie-
ront cher pour la mort de Roland. »
Naime répond : « Sire, que Dieu le veuille ! »
252.

Ayant mandé Rabel et Guinemant, Charle leur


dit :
LA REVANCHE. 287

« Seigneurs, tenez la place de mes deux pairs


Olivier et Roland. A l'un Tépée ; à l'autre l'olifant!
Et chevauchez en tête de l'armée.
» Derrière vous quinze mille des Francs, tous
jouvenceaux et de nos plus vaillants, iront, suivis
par autres quinze mille, que guideront Gébouïn
et Laurent. »

253'.
Les Français sont trois cent cinquante mille,
que l'empereur partage en dix colonnes.
Deux corps d'armée comptent quinze mille
hommes; et trois, vingt mille. Un en a trente
mille. Les deux suivants en ont quarante mille.
Dans le neuvième, ils sont cinquante mille.
254.

. Il est un corps qui prime tous les autres ; c'est


le dixième : il comprend cent mille hommes, aux
chefs fleuris, aux barbes toutes blanches, très fiers

1. Le texte original consacre à rénumération des forces de Char-


lemagne huit couplets surchargéfs par des longueurs insignifiantes
et comprenant soixante-dix vers. Je les ai réduits à trois couplets
comprenant cinquante vers. Plus loin, j'ai procédé de même pour
l'énumération des forces de Baligant. Elle tient trois couplets que
j'ai ramenés à un. — Ce sont les deux seules réductions de ce
genre que je me sois permises dans tout le cours de celle tra-
duction.
288 LA CHANSON DE ROLAND-

d'allure et de très grand courage, nobles barons,


excellents capitaines bardés de fer jusqu'au bout
de leurs ongles.
Ces vétérans forment la vieille garde qui suit
partout l'empereur Charlemagne.
Ils ont vêtu leurs solides hauberts, ceint leurs
épées ou d'Espagne ou de France, pendu au cou
leurs écus où« reluisent divers signaux qui les font
reconnaître, pris au poing droit le long bois de
leurs lances et enfourché leurs destriers rapides.
Au milieu d'eux, non loin de Charlemagne,
Geoffroy d'Anjou va portant l'oriflamme qui, pour
Saint Pierre, était nommée Romaine, et en ce jour
prit le nom de Monjoie*.

1. Gefreid d'Anjou portet l'orie flambe;


Seint Piere fut, si aveit num Romaine,
Mais de Munjoie iloec outpris eschange.

Le vers Seint Piere fut, si aveit num Romaine, a paru très


énigmalique; et c'est en le supprimant que maints Rolandistes,
rajeunisseurs ou traducteurs, ont tranclié la difficulté.
A Saint-Jean-de-Latran, à Rome, se trouvent deux très curieuses
mosaïques remontant au neuvième siècle, et dont la restauration,
parait-il, a été faite d'après des reproductions anciennes, no-
tamment d'après un -dessin colorié conservé à la bibliothèque du
Vatican.
Une mosaïque représente saint Pierre remettant un étendard vert
à Charlemagne qui, en même temps que le pape Léon III, est pros-
terné devant l'apôtre; et au-dessous on lit ces mots en latin : « 0
)ienheureux Pierre, donne vie au uape Léon; donne victoire au roi
LA REVANCHE. .289

255.

La grande armée comprend dans ses dix corps,


groupés selon le pays et la race :

Charle ». L'autre mosaïque représente le Christ remettant à Char-


lemagne un étendard rouge.
La bannière verte est l'étendard de la ville des Papes; la ban-
nière rouge est l'étendard de l'empire de Charlemagne.
Pour l'auteur de Roland, semble-t-il, les deux bannières n'en
font qu'une, qui s'appelait d'abord Uomaine, et qui, à partir de la
grande bataille de Saragosse qu'il raconte, prit le nom de Monjoie,
conforme au cri il/on/oie dont on a vu l'explication au couplet 218,
Un fait certain, c'est que, dès la fin du onzième siècle, il s'était
établi une tradition rattachant l'oriflamme capétienne à l'oriflamme
carlovingienne, quoiqu'il n'y ait rien de commun entre la rouge
bannière de l'Empire et l'étendard rouge que nos anciens rois
allaient recevoir des mains de l'abbé du monastère Saint-Denis,
quand ils partaient pour la guerre.

M. Marins Sepet a expliqué le cri de guerre Mont joie, entendu


selon l'orthographe ordinaire, par l'histoire de la bannière royname,
au moyen de conjectures ingénieuses dont voici une esquisse
sommaire.
La bannière de Charlemagne lui aurait été solennellement re-
mise par le pape Léon IIl sur la colline du Vatican. Or, cette col-
line était appelée Monljoie [Mont de la Joie), parce que c'est
par cette colline que, sous les Césars, les empereurs faisaient à
Rome leurs entrées triomphales, et que, sous les papes, les pèlerins
joyeux apercevaient pour la première fois la basilique des apôtres.
Pour perpétuer à jamais la mémoire de la cérémonie et du lieu de
sa célébration, le nom de Montjoie fut donné à la bannière ro-
maine que reçut Charlemagne: et le cri « Montjoie t » fut adopté
par les Français.
Plus tard, quand fut arborée l'oriflamme de Saint-Denis, on adopta
comme de raison le cri « Saint-Denis ! » mais sans renoncer au

17
290 LA CHANSON DE ROLAND.

Des Bavarois, soldats de fîère mine, fermes au


poste et guerroyant en braves, que l'empereur
aime par-dessus tous, mais moins pourtant que
ses hommes de France, les conquérants de tant
de beaux royaumes ;
Des Allemands, bien montés, bien armés, prêts
à mourir plutôt que reculer;
De blonds Normands, aux beaux chevaux ra-
pides, se tenant bien sur le champ de bataille, où
ils mourront mais ne se rendront pas; car il n'est
point de race plus guerrière ;
De forts Bretons, qui, gonfanons au vent, ont à
cheval tout l'air de vrais barons;
Des Poitevins, des enfants de l'Auvergne, aux
bons chevaux et aux belles armures ;
De roux Flamands, de solides Frisons, qu'on
ne verra jamais tourner le dos ;
Des Bourguignons et des Lorrains qui portent
de forts épieux dont le bois est très court; et qui
vieux cri Montjoie! De là le cri a Montjoie Saint-Denis ! » qui
a si longtemps retenti sur nos champs de bataille.
(Lire, outre le Drapeau de la France de M. Marins Sepet, le
curieux et savant ouvrage de M. Gustave Desjardins : Recherches sur
les drapeaux français. M. Gustave Desjardins a notamment émis
des doutes très motivés sur l'exactitude des inscriptions de la
mosaïque qui contient l'oriflamme de Chariemagne. Peut-être sera-
t-il amené à étendre plus loin ses doutes.)
LA REVANCHE. 291

bientôt donneront de fiers coups, tels qu'on verra


les païens confondus, s'ils ont le cœur d'affronter
pareils preux ;
Des barons Francs de haute contenance, de
corps gaillard et d'âme valeureuse, qui au combat
feront riche besogne.
Charle debout, dans le val, sur un tertre, vers
l'horizon étendant sa main droite, leur donne à
tous sa bénédiction.
Ils crient : «Monjoie! Bataille! La bataille ! »
256.

Sur le gazon l'empereur se prosterne; tourne


ses yeux vers le soleil levant, et dit à Dieu du plus
profond du cœur :
c( Sois ma défense, ô Dieu, notre vrai père ; toi
qui sauvas Jonas de la baleine ; les trois enfants
du feu de la fournaise ; et Daniel de la dent des
lions, qui dans la fosse allaient le dévorer!
» Que ton amour sur moi veille aujourd'hui; et
fais de nous les vengeurs de Roland ! »
Ainsi prie-t-il; ensuite il se relève ; fait sur son
front un grand signe de croix; d'un bond rapide
enfourche son cheval dont l'étrier était tenu par
Naime ; et, lance au poing, le corps noble et gail-
292 LA CHANSON DE ROLAND.

lard, le front serein, l'œil brillant d'assurance,


devant les siens fièrement il galope.
De-ci, de-là, les clairons retentissent.
Plus haut qu'eux tous, le cor de Roland sonne ;
et les Français touchés pleurent Roland,
257.

Très noblement chevauche l'empereur, sur son


haubert faisant flotter sa barbe.

Ses chevaliers, qui tous l'aiment, l'imitent.


Ils ont passé ces grands monts, ces hauts rocs,
ces vaux profonds, ces défilés horribles. Les voilà
hors du ténébreux désert, et engagés dans la
marche d'Espagne...
Ils y font halte au milieu d'une plaine.
LA REVANCHE. 293

IX

ÉMIR CONTRE EMPEREUR

238.

Ses éclaireurs ayant rejoint l'émir, un d'eux lui


dit;
« Notre, message est fait. Nous avons vu cet
orgueilleux roi Charle. Fiers sont ses gens. Pas
danger qu'ils lui faillent. Donc, armez-vous; car
la bataille est proche. »
— « Pour les vaillants c'est là bonnes nou-
velles, dit Baligant. Que tout le monde s'arme!
Sonnez, clairons; annoncez la bataille. »
259.

Parmi le bruit de? tambours, des trompettes,


l'émir revêt son haubert et son heaume ; et à sa
gauche il ceint sa bonne épée, que de Joyeuse il
prétend la rivale et qu'il a fait appeler Précieuse.
Son large écu doré lui pend au cou; dans sa
main droite est son énorme lance, dont le fer seul
chargerait un mulet, et dont le bois semble être
une massue.
Le brave émir a le corps fait au moule, le buste
294 LA CHANSON DE ROLAND.

fort, l'enfourchure très grande, les flancs étroits,


les épaules très larges, le regard clair, les cheveux
tout bouclés, la mine lière, et la barbe aussi
blanche que les grands lis aux beaux jours de
l'été.

Il a autant de sagesse et vertu qu'en peut avoir


qui suit la loi païenne.
Quant au courage, il en a fait la preuve, en
mille endroits, sur maints champs de bataille.
Dieu! quel baron^ s'il eût été chrétien!
Si iortement il pique son cheval, que de ses
flancs le sang clair a jailli.
. Dans son galop il franchit un fossé qui avait
bien cinquante pieds de large.
— <( En voilà un qui nous défendra bien ! crient
les païens. Que les Français s'y frottent! Bon gré,
mal gré, ils y perdront la vie. Charle est un fou de
n'être point parti. » 260.

L'émir avait pour fils un chevalier qui, grand


et fort, montrait par son cœur fier qu'un noble
sang lui coulait dans les veines.
Ce vaillant preux était nommé Malprime.
— « Sire, dit-il, chevauchons! En avant! N'al-
lons-nous pas voir bientôt Charlemagne? »
LA REVANCHE. *29o

— « Tu le verras ; car c'est un grand guerrier,


dit Baligant; et, dans maintes histoires, il est
parlé de lui avec honneur.
» Mais il n'a plus l'aide de son neveu; et contre
nous il ne pourra tenir.
» Mort est Roland qui fut si bon vassal ; mort
Olivier, le preux et le courtois; morts tous ces
pairs, les bien-aimés de Charle ; morts avec eux
vingt mille hommes de France.
» Aussi nombreux soient les gens qui lui res-
tent, j'en fais peu cas : ils plieront comme un
gant...
261.

» Oui, Charle vient avec dix corps d'armée. Mon


messager, le Syrien, l'a vu; et, tout courant, est
venu m'aviser.
» Brave est le preux qui fait sonner le cor qu'a-
vait Roland quand il était en vie ; brave est aussi
le preux qui, près de lui, marche en faisant re-
tentir latrompette.
» Tu les verras en tête de l'armée, les deux
premiers, chevauchant côte à côte.
» Derrière eux sont quinze mille Français, tous
jouvenceaux, que Charle nomme enfants. Ils
296 LA CHANSON DE ROLAND.

sont suWis par autres quinze mille, qui fièrement


frapperont sur les nôtres. » i
Malprime alors : « Honorez votre fils, en le lais-
sant frapper le premier coup. »
262.

— « Beau fils, que peut te refuser un père?


dit Baligant. J'accède à ton désir.
» Donc, emmenant Torleu, le roi de Perse, et
Dapamort, le puissant roi des Wilzes, fais le pre-
mier assaut contre les Francs ; et puisses-tu mater
leur grand orgueil!
» Reviens vainqueur; tu auras beau salaire. Je
te promets un pan de mon royaume : tout le pays
qu'avait le roi Fleuri. »
Son fils se voit par avance investi...
— (c Merci! « dit-il... Pourtant, ce qui l'attend,
c'est le tombeau, non pas l'investiture.
263*.
Tous les païens se sont armés en hâte.
Ils se disaient :
<( Entendez-vous ce son, qui vient de loin et au
loin se prolonge? C'est l'olifant; c'est le cor de
Roland...

1. Couplet formé fi'après divers textes.


LA REVANCHE. 297

» Dieux, accordez à l'émir la victoire! Que Ba-


ligant rende muet ce cor, qui toujours sonne, et
sonne et sonne encore! »
264.

L'émir chevauche à travers son armée oii sont


Persans, Esclavons, Prussiens, Russes, Hongrois,
Thraces, Nègres, Avares, Chananéens, Maures et
Nubiens, gens d'Arménie et gens de Jéricho.
Au premier rang sont ceux de Butentrot, pays
d'oii fut Judas qui vendit Dieu^
Là sont aussi les géants de Malprouse ; les Mil-
cenins qui ont si grosse tête, et dont l'échiné est
couverte de poils, rudes et longs comme la soie
du porc; les Turcs; les Huns; les barbus de Yal-

1. Dans le texte d'Oxford, Butentrot est nommé sans qu'il soit


fait mention de Judas. Mais cette mention se trouve dans les deux
manuscrits de Venise, ainsi que dans le manuscrit de Versailles et
dans le manuscrit de Paris.
Le second manuscrit de Venise, le manuscrit de Versailles et le
manuscrit de Paris remplacent Butentrot par Boteroz ou Bu-
tancor.
A propos de Butentrot, M. Paul Meyer rappelle les récits qui
portent que, pendant la première croisade, Tancrède traversa la
ville de Buolentrot en Cappadoce, et franchit une porte qu'on
appelait Judas; Petit de Julieville se demande s'il ne s'agit pas de
Butrinto en Epire; Théodore Millier constate que cette appellation
pourrait aussi désigner une antique cité de l'île de Corfou,17,que d'an-
ciennes chroniques anglaises mentionnent en ces termes : « Vieille
place déserte, appelée Butestoc, où, naquit le traître Judas. »
298 LA CHANSON DE ROLAND.

fonde, race toujours grande ennemie de Dieu; les


cavaliers de Baldise la Longue ; les forts guerriers
d'Occiant la déserte, gens dont le cuir est dur
comme le fer et leur tient lieu de haubert et de
heaume, tous mécréants perfides et féroces.
L'émir chevauche avec très fière allure.
Derrière lui est son fils, vrai géant, suivi des
rois Torleu et Dapamort.
265.

Devant ses pas Baligant fait porter le fier dragon,


enseigne des païens; puis l'étendard Tervagant et
Mahom; puis un portrait d'Apollon le félon*.
Dix mécréants, hideux Chananéens, vont che-
vauchant autour de ces idoles.
Ces sermonneurs crient d'une voix très haute :
« Quiconque veut être aidé par nos dieux les
prie et serve avec humilité ! »
Et les païens de courber bas la tête et d'incliner
leurs heaumes éclatants...
266.

— « Par Mahomet, dit l'émir, Charlemagne est


vraiment fou d'oser nous affronter, quand notre
E l'estendart Tervagan e Mahum
E une ymagene Apollia le felun.
LA REVANCHE. '299
armée compte trente colonnes dont la plus faible
a cinquante mille hommes.
» Vous trois, Torleu, Dapamort et Malprime,
vous marcherez sur le front de l'armée et conduirez
ces yingt-sept colonnes.
» Je n'en retiens que trois, mais les meilleures.
Je les-inettrai aux prises avec Charle et les barons
qui lui feront cortège.
» Qu'il vienne donc! Qu'il se mesure à moi,
corps contre corps! Et ses Francs, je le jure, ver-
ront tomber sa tête de son buste. »
300 LA CHANSON DE ROLAND.

LA DOUBLE APPROCHE

267.

Fiers de maintien, les Francs ont aperçu Tim-


mense armée de l'émir Baligant, dont les soldats
chevauchent en vrais preux, tambours battant et
Irompeltes sonnant.
A ce spectacle, ils crient : « Mort aux païens!
Gloutons, soyez aujourd'hui confondus!... Vive le
roi! Dieu sauve Charlemagne ; et que son nom
Qous mène à la victoire ! »
268.

Les deux armées sont brillantes, superbes.


Ni bois, ni monts entre les combattants. Rien
ne les peut cacher les uns aux autres : ils se voient
bien des deux bouts de la plaine.
Près de l'émir marche Orfroie d'Oluferne, qui
des païens porte la haute enseigne.
Baligant crie : « Allons, ma gent païenne! Che-
vauchez tous; courez à la bataille! »
Tout retentit d'un grand cri : « Précieuse! rf Et
les Français répondent par : « Monjoie!... »
LA REVANCHE. 301

L'empereur-roi fait sonner ses clairons, et l'oli-


fant, qui plus qu'eux tous résonne.
— « La belle armée! se disent les païens. A.h!
nous aurons forte et rude bataille ! »
269.

Grande est la plaine et large la contrée...


Et de partout les heaumes resplendissent, tout
recouverts d'or et de pierreries ; et de partout les
écus étincellent; et de partout les gonfanons s'a-
gitent; etl'on entend le son clair des trompettes
et les très longs appels de l'olifant.
270.

Baligant voit chevaucher l'empereur, tout en-


touré de chevaliers barbus dont les longs poils sur
leurs hauberts s'étalent, tout blancs, ainsi que
neige sur gelée.
— « Voyez l'orgueil de France la louée, dit le
païen à Canabeu son frère. Comme ce Charle avec
fierté chevauche ! Et quel grand air ont ses barons
barbus! Ils frapperont de rudes coups d'épée...
La mêlée va être ardente et terrible. »
Alors il prend fièrement les devants; et, de
plus loin que le jet d'un bâton, marche en avant
du premier rang des siens.
302 LA CHANSON DE ROLAND.

— a Venez, crie-t-il, je vous montre la route! »


Et, brandissant le long bois de sa lance, vers
Charlemagne il en tourne le fer.
271.

Charle le grand voit l'émir, le dragon, et tout


ce flot de païens dont la foule, de-ci, de-là, inonde
la contrée.
Ferme, intrépide, il crie à pleine voix :
« Barons français, vous êtes bons soldats; rap-
pelez-vous vos anciennes victoires, et courez sus
à ces lâches païens : toute leur loi ne vaut pas un
denier.
» Ils sont nombreux... Eh bien, seigneurs,
qu'importe?...
» Qui veut marcher, suive son empereur! »
— <c Ah! brave roi, répondent les Français,
aucun de nous ne vous fera défaut. »
Et Tencendur tout fier fait quatre sauts; et l'on
chevauche en dévorant l'espace.
LA. REVANCHE. 30d

XI
LA SUPRÊME BATAILLE

272.

Clair fut le jour; brillant fut le soleiL


Les deux armées se déploient magnifiques. Voilà
déjà les premiers rangs aux prises...
• Tous les Français font jouer l'éperon; lâchent
la bride à leurs chevaux courants, et frappent dru
de leurs lances tranchantes.
273.

Quel preux hardi que le comte Rabel, qui, par


le choix du grand empereur Charle, porte en sa
main Fépée qu'avait Roland !
Des éperons il pique son cheval, et va frapper
Torleu, le roi de Perse.
Ecu, haubert, rien ne pare un tel coup... Le
fer doré traverse le païen. Le voilà qui, sur un
buisson en fleurs, s'abat meurtri, teint de sang,
raide mort.
Les Français crient : « Le Seigneur Dieu nous
aide ! Servons bien Charle : il a le droit pour lui. »
304 LA CHANSON DE ROLAND.

274.

Fier et fongueux sous son habit de fer, s'en


vient le preux que Charle a jugé digne de recevoir
l'olifant de Roland.
C'est Guinemant. Il vise Dapamort...
La belle joute ! On dirait des éclairs, tant sont
brillants et rapides les coups.
Le bouclier où luisaient des fleurs peintes est
mis en deux; le haubert est percé; le gonfanon
du chevalier français pénètre entier dans le corps
du païen.
Le puissant roi n'est plus rien qu'un cadavre...
Les Francs le voient; et, joyeux, ils s'écrient :
« Frappez, barons 1 Qu'aucun bras ne mollisse I
Vous voyez bien que le droit est pour Charle, soldat
du Christ contre la gent païenne... Yoilà, voilà le
jugement de Dieu! »
275.

Sur un cheval tout blanc voici Malprime, qui


s'est jeté aîi fort de la mêlée.
Parmi les Francs il frappe de grands coups et
fait des morts dont l'un n'attend pas l'autre.
Aussi l'émir, son père, s'écrie-t-il :
■ « Voyez, barons, mes amis, mes fidèles, voyez
LA REVANCHE. 305

mon fils comme il court après Charle ! Que de ba-


rons ilfait choir sur sa route ! Je ne pouvais rêver
meilleur soldat. »
Et chevauchant, il va, de son côté, du fer
pointu de sa lance homicide amonceler cadavres
sur cadavres.
276.

Qu'il était beau de voir ces deux armées entre-


heurter leurs bataillons immenses !
Que de grands coups frappe la gent païenne!
Que de tronçons ou d'épées, ou de lances, ou de
hauberts ou d'écus en morceaux!
Tant est le sol de cadavres jonché que le pied
glisse, et l'herbe, tendre et verte, du sang des
corps devient tout empourprée.
277.

L'émir aux siens fait un nouvel appel : « Frappez,


barons ; frappez sur ces chrétiens ! »
Quelle bataille ! Elle est si acharnée que nul n'a
vu ni verra la pareille. Les combattants l'un à
l'autre se cohent. Rien que la mort ne les peut
séparer.
L'émir aux siens fait encore un appel :
« C'est pour frapper que vous êtes ici. Frappez,
306 LA CHANSON DE ROLAND.

païens, frappez avec ardeur; et vous aurez femmes


gentes et belles, et vous aurez honneurs, bons
fiefs et terres. »
— « Frappons, crient-ils, faisons notre devoir. »
Ils frappent tant qu'ils y perdent leurs lances.
Lors du fourreau ils tirent leurs épées, qui par
cent mille au clair soleil reluisent.
Et douloureuse, horrible est la mêlée... Ah!
qui fut là vit une vraie bataille.
278.

L'empereur Charle exhorte ainsi ses Francs :


« Vous qui avez mon amour et ma foi, seigneurs
barons, vous qui, pour votre chef, avez livré tant
et tant de batailles, conquis de terre et détrôné de
rois, je vous en dois, je le sais, le salaire. Eh bien,
à vous mes biens et ma personne !
» Vengez vos fils, vos frères, vos amis, qui,
l'autre soir, à Roncevaux tombèrent...
» Vous le savez, le bon droit est pour moi. »
— « Oui, crient les Francs, sire, vous avez
droit! »
Us sont vingt mille attroupés à sa suite, qui,
d'une voix, lui promettent leur foi, et font ser-
ment que jamais aucun d'eux ne lui faudra pour
mort ou pour détresse.
LA REVANCHE. 307

Et coups de lance et coups d'épée font rage.


On lutte à force ; et poignante est l'angoisse.
279.

Naime le duc s'aperçoit que Malprime court en


tous sens et fait grandes tueries.
Il le regarde avec un œil terrible et fond sui
lui d'un indomptable élan.
Il a bientôt démaillé son haubert ; lui plonge au
corps, avec sa lance aiguë, le gonfanon aux ban-
deroles jaunes; et l'abat mort entre sept cents ca-
davres.
280.

Mais Canabeu, le frère de l'émir, tirant son


glaive au pommeau de cristal, est là qui vient
pour venger son neveu.
Sur le cimier il frappe le duc Naime; tranche
le heaume et fend, jusqu'à la chair, coiffe de maille
et calotte de fer.
Rude est le coup. Naime en est étourdi.
Il va tomber. Mais Dieu lui vient en aide...

Il se cramponne au cou de son cheval; et l'em-


pereur accourt le secourir.
281.

Naime le duc est en très grande angoisse.,.


308 LA nHANSON DE ROLAND,

Le païen va frapper un second coup, quand


Charle crie : « Halte-là, vil maraud. Ton mauvais
coup t'aura porté malheur. »
Vaillant et prompt, il brise son écu; contre le
cœur lui casse son haubert; pousse la lance à
travers sa poitrine; et l'abat mort... La selle reste
vide.
282.

Pourtant très grande est la douleur de Charle,


qui voit le duc blessé et teint de sang.
— « Naime, dit-il, chevauchez près de moi. »
:— « Ah ! dit le duc, puissé-je vivre assez pour
vous payer d'un si fameux service ! »
Et tous les deux, par amour et par foi, vont
chevauchant l'un à côté de l'autre.
Vingt mille Francs chevauchent à leur suite.
Ils frappent ferme et jettent morts sur morts.
283.

L'émir, qui court à travers la bataille, a mis à


mort le comte Guinemant, le preux Laurent, le
marquis Gébouïn, le vieux Richard, seigneur de
Normandie, et maints barons.
Tous ses païens l'admirent.
— « La bonne épée, crient-ils, que Précieuse !
LA. REVANCHE. 309

Ah! nous avons un rude champion! Sus aux


chrétiens I Frappez, barons, frappez ! » ,
284.

Il fait beau voir les chevaliers arabes, ceux


d'Occiant et ceux du pays Basque, de leurs épieux
porter des coups terribles.
Mais ne craignez que les Français s'en aillent.
Ils ont pourtant subi bien grands dommages.
Quels deuils encore avant qu'on se sépare ! Jus-
ques au soir quelle affreuse tuerie !
Des deux côtés les cadavres s'entassent.
285.

Païens, chrétiens, tous frappent à l'envi.


Qui aurait vu les lances fracassées perdre leur
bois ou leur acier fourbi; les écus choir, le fer
froisser le fer; les blancs hauberts résonner sous
les coups; les boucliers sur les heaumes grincer;
les chevaliers tomber ensanglantés, hurler, râler,
contre terre mourir, saurait ce qu'est une grande
douleur.
286.

— « 0 Apollon, Tervagant, Mahomet, crie Ba-


ligant, soyez-nous se-courables !
310 LA CHANSON DE ROLAND.

» Je vous ferai des statues en or fin. Mais sur


les Francs donnez-nous l'avantage ! »
Arrive alors son ami Gémalfîn :
« Ah! lui dit-il, nos affaires vont mal. Mort
votre fils ; mort aussi votre frère : c'est l'empe-
reur, jecrois, qui l'a tué.
» J'ai reconnu Gharle à sa grande taille.
» D'un vrai marquis il a la fière mine ; ses poils
sont blancs comme fleurs en avril. »

Alors l'émir penche sa tête sombre ; il souffre


tant qu'il en pense mourir.
287.

Enfin il dit à Jangleu d'outre-mer :


a Venez ici, Jangleu, que je vous parle... Vous
possédez prudence et grand savoir; et j'ai toujours
suivi votre conseil. Qu'en pensez-vous? Aurons-
nous la victoire? »
— « Vous êtes mort, Baligant, dit Jangleu.
» Nos dieux, hélas! ne vous sauveront pas. Si
fier est Charle et si preux sont ses hommes! Non,
je ne vis jamais tels batailleurs...
» Faites pourtant tout ce qui reste à faire. »
288.

Alors l'émir étale fièrement, sur son haubert, sa


LA REVANCHE. 311

longue barbe blanche, dont le poil luit comme


fleurs d'aubépine. Quoi qu'il arrive, il entend se
montrer.
Dressé très haut sur son grand destrier et em-
bouchant une claire trompette, il sonne tant que
ses païens l'entendent.
Leurs bataillons de tous points se rallient.
Quels cris! Les uns semblent braire et hennir;
d'autres, vrais chiens^ et aboient et glapissent.
Ces enragés sur les Français s'élancent; au plus
épais les rompent et les coupent; et d'un seul coup
en jettent morts sept mille.
289.

Le comte Ogier jamais ne fut couard ; il n'est


meilleur baron qui porte armure.
Sitôt qu'il voit nos colonnes rompues, d'un bond
rapide il court à Charlemagne, et fièrement lui
fait ses remontrances :
« Voyez ces gens, comme ils tuent vos Fran-
çais !Ne plaise à Dieu que vous portiez couronne,
si votre épée ne venge telle honte ! »
Charle se tait, et, pour toute réponse, avec fu-
reur pique de l'éperon. 290.

Ah! de quel cœur frappe le vaillant roil


312 LA CHANSON DE ROLAND.

A ses côtés donnent de rudes coups Geoffroy


d'Anjou qui porte la bannière, Naime le duc et
Ogier le Danois.
Le comte Ogier est vraiment un fier preux; il
pousse droit son cheval tout fumant sur le païen
qui porte le dragon; terrasse l'homme et foule
l'étendard, l'étendard saint que les païens révè-
rent. '
A cette vue, l'émir est hors de lui : il a donc
tort; Charlemagne a donc droit* !
— « Pour Dieu, crie Charle, aidez-moi, mes
barons! »
— « Le demander, disent-ils, c'est injure. Honte
sur qui ne frappe à toute force ! »

1. Mahomélans et chrétiens {voir ci-dessus le couplet 274)


croyaient que, dans les batailles, comme daiio les combats judi-
ciaires, Dieu donnait force au droit; et qu'ainsi la -victoire révélait
de quel côté éiait la justice.
Par cela même que nous ne voyons plus dans le duel et la guerre
mi jugeaient de Dieu, le duel et la guerre n'ont plus d'excuse.
LA hBVANGHB. 313

xn
JOYEUSE CONTRE PRÉCIEUSE

291.

Le jour avance, et la soirée arrive.


Voici l'émir et le roi en présence : leur forte
voix les fait se reconnaître ; l'un crie Monjoie, et
l'autre Précieuse.
S'entre-frappant sur leurs écus à fleurs, ils font
assaut de rudes coups de lance...
L'écu brisé, le haubert démaillé, désarçonnés,
leurs selles renversées, roi et émir tous deux tom-
bent par terre; mais, aussitôt debout, ils se relè-
vent; et, plus ardents, dégainent leurs épées.
Rien ne peut plus arrêter ce combat; il doit
finir par la mort d'un des deux.
292.

C'est un grand preux certes que Charlemagne ;


mais preux aussi et ne craignant personne est Ba-
ligant, l'émir de Babylone.
A grands éclairs leurs épées s'entre-croisent;
eX chaque écu reçoit des coups terribles.
J8
Les deux boucliers sont bientôt mis en pièces...
314 LA CHANSON DE ROLAND.
Lors nu à nu, ils redoublent les coups. Sur
leurs hauberts, sur leurs casques ils frappent.
Des heaumes clairs sortent des étincelles.
Le combat dure... Il ne finira pas sans qu'un des
deux ait avoué son tort.
293.
Le païen dit :
« Charle, rentre en toi-même! Sois repentant:
tu m'as tué mon fils ; et sans raison tu veux prendre
mes terres. Deviens mon homme, et je te donne
en fief tout ce pays jusques en Orient. »
Charle répond :
«Loin de moi telle honte! Paix ni amour ne
sont dus aux païens. Mais crois et sers le Roi
omnipotent; reçois la loi que Dieu nous a donnée;
fais-toi chrétien, et nous serons amis. »
— « Tu me fais là un bien mauvais sermon,
dit Baligant. Moi, me faire chrétien! Plutôt mourir
du tranchant de l'épée * ! »
Et le combat a repris de plus belle.
294.

L'émir était redoutablement fort.

1. Miex voil morir de l'espée qui tranche. Ce vers est du ma-


nuscrit de Paris.
LA REVANCHE. 315

Il asséna un si terrible coup sur l'acier brun


du heaume impérial, qu'il le fendit, et, atteignit
la tête. Le fer trancha des touffes de cheveux et
arracha un grand lambeau de chair, qui était bien
large comme la main.
L'os est à nu ; Charlemagne chancelle.
Il va tomber...
Lui vaincu, mis à mort!
Dieu le défend.
Descendant près de Charle, Gabriel dit : « 0 grand
roi, que fais-tu? »
295.

Quand Charle entend la sainte voix de l'ange, il


sort d'angoisse; il ne craint plus la mort; il sent
renaître et sa vie et ses forces ; frappe l'émir avec
l'épée de France ; brise son heaume, où les pier-
reries brillent; lui fend le front; fait jaillir sa cer-
vel e et
; met en deux, jusqu'à la barbe blanche,
son fier visage...
Il est mort sans retour.
— « Monjoie! » crie Charle; et, content, il re-
monte sur son cheval que maintient le duc Naime.
Les païens fuient ; Dieu veut leur débandade ;
et les Français ont tout ce qu'ils demandent.
316 LA CHANSON DE ROLAND.

296.

Les païens fuient. Le seigneur Dieu le veut.


L'armée s'empresse à leur donner la chasse.
— « Vengez vos deuils, barons, dit Charle-
magne ; assouvissez le désir de vos cœurs : car ce
matin j'ai vu pleurer vos yeux. »
Les Français crient : « Sire, cela nous va. »
Tous de frapper les plus grands coups qu'ils
peuvent.
Peu de païens échappent à la mort.
LA REVANCHE, 317

XÏII
À SARAGOSSE

297.

Il fait très chaud ; la poussière s'élève ; elle en-


veloppe et Français et païens, ceux-ci qui fuient,
ceux-là qui les poursuivent.
Éperonnant à force leurs chevaux, ils sont chassés
jusquesà Saragosse.
Sur son donjon, est montée Bramimonde, avec
les clercs et prêtres de sa loi, gens mal pensants
qui n'ont pas la tonsure, prêchent le faux et sont
haïs de Dieu.
La reine voit la déroute des siens, et crie en
pleurs : « Au secours, Mahomet! »
Puis, se rendant près du lit de Marsile ;
« Ah! noble roi, nos hommes sont vaincus;
l'émir est mort, tué à grande honte. »
Marsile entend; se tourne vers le mur; pleure
des yeux; se voile le visage; et meurt de deuil...
Aussitôt les démons prennent son âme esclave
du péché, 18.
318 LA CHANSON DE ROLAND.

298.

Ses ennemis ou tués ou en fuite, Charle vain-


queur occupe Saragosse, dont ses soldats ont
abattu les portes.
On ne peut plus défendre la cité : il le sait
bien; et fait entrer son monde, qui gîtera dans la
ville conquise.
Fier est le roi à la barbe chenue.
Vient à ses pieds la reine Bramimonde qui crie
merci et dit qu'elle se rend*.
Elle remet les tours à Charlemagne, dix grandes
tours et cinquante petites.
Tout réussit à qui a Dieu pour soi.
299.

Le jour s'achève et la nuit est venue; la lune


est claire et les étoiles flambent.

L'empereur-roi est maître à Saragosse...


Mille Français, par son commandement, de çà
de là, courent toute la ville. Les mains armées
de marteaux et de haches, ils vont fouillant mos-
quées et synagogues, pour y briser les statues
des idoles.

1. J'ai traduit ici deux vers du manuscrit de Cambridge.


LA REVANCHE. 319

De leurs magies, de leurs sorcelleries il ne doit


plus rester aucun vestige.
Qui croit en Dieu, le montre par ses actes.
Ainsi fait Charle. Il veut que ses évêques, après
avoir dûment béni les eaux, au baptistère amè-
nent les païens.
S'il en est un qui veuille y contredire, il le fait
pendre, ou brûler, ou occire.
Plus de cent mille ainsi sont baptisés, et faits
chrétiens.
La reine est exceptée.
Elle sera menée en douce France. C'est par
aroour qu'il veut la convertir.
320 LA CHANSON DE ROLAND.

XIV

LE RETOUR A AIX PAR BORDEAUX ET BLAYB


300.

Ea nuit passée, le jour clair apparaît.


Ayant garni les tours de Saragosse de cheva-
liers qui garderont la ville, l'empereur part, avec
toute l'armée ; et Bramimonde est emmenée cap-
tive : mais il ne veut lui faire que du bien...
Joie et fierté font battre tous les coeurs.
Vainqueurs et forts, on traverse Narbonne*, et
1. Il n'était pas naturel de passer par Narbonne pour aller des
Pyrénées à Bordeaux et à Blaye. Mais, comme la prise de Narbonne
resta célèbre, le poète a peut-être tenu à la rattacher au retour de
Charlemagne, sans d'ailleurs la raconter. Ce qui le ferait croire,
c'est que le manuscrit de Venise donne, en cet endroit, un récit de
la prise de Narbonne, heureusement renouvelé, au commencement
du treizième siècle, par Bertrand de Bar-sur-Aube, dans sa chan-
son de geste, Aimeri de Narbonne. Cette chanson de geste a été
publiée en 1887, d'après les manuscrits de Londres et de Paris,
par M. Demaison. En 1845, elle avait été utilisée par Jubinal, dans
sa nouvelle intitulée le Château de Dannemarie ; et c'est du récit
de Jubinal que s'inspira Victor Hugo quand il écrivit, dans la Lé-
gende des siècles, son Aymerillot, poème infiniment supérieur à
la, vieille chanson de geste, semée de beaux traits, mais beaucoup
trop diffuse.
Charlemagne, empereur, à la barbe fleurie,
Revient d'Espagne;
« Roucevaux il a le cœur
! Roucevaux! triste,Gaueloa!
O traître il s'écrie » :
LA REVANCHE. 321

puis Bordeaux, la cité de valeur, où sur l'autel du


grand saint Séverin est déposé l'olifant, rempli
Car son neveu Holand est mort dans ce vallon...
Charle arrive au sommet des hautes Pyrénées. ^
Là, dans l'espace immense, il regarde en rêvant;
Et, sur une montagne, au loin et bien avant
Dans les terres, il voit une ville très forte.
Ceinte de murs avec deux tours à chaque porte...
« Mes enfants ! mes lions ! Saint Denis m'est témoin
» Que j'aurai celte ville avant d'aller plus loin! »
Le vieux Nayme frissonne à ce qu'il vient d'entendre :
« Alors achetez-la, car nul ne peut la prendre...
n Les preux sont harassés et du gite envieux
» Et je suis le moins las, moi qui suis le plus vieux... »

L'empereur offre IS'arbonne à chacun de ses capitaines; mais


aucun ne veut se charger de la prendre.
Dans les raisons qu'il leur prête, Victor Hugo abuse des che-
villes. C'est le faible de ce génie de faire alterner avec les superbes
inspirations du poète le verbeux galimatias du rimeur.
« Nous mangions des souris, et, pour toutes ribottes,
» Nous avons dévoré beaucoup de vieilles bottes... »
— » Mais qu'importe? Es-tu pas le grand aigle? — Un pigeon,
» Un moineau, dit Eustache, un pinson dnns la haie.
» Roi, je me sauve au nid. Mes gens veulent leur paie;
» Or, je n'ai pas le sou; sur ce, pas un garçon
» Qui me fasse crédit d'un coup d'estramaçnn.
» Leurs yeux me donneront à peine une étincelle
» Par sequin qu'ils verront sortir de l'escarcelle...
» Le danger qu'on voyait tout rose, on le voit noir,
» On s'use, on se disloque, on finit par avoir
» La goutte aux reins, l'entorse aux pieds, aux mains l'ampoule;
»» Si
Je bien
désirequ'e7a;i< partide vautour,
un bonnet on du
nuit. Foin revient poule.
cimier!
» J'ai tant de gloire, ô roi, que j'aspiVe au fumier... »
— M Tu rêves, dit le roi, comme un clerc de Sorbonne,
» Faut-il donc tant songer pour accepter Narbonne? »
Le joli anachronisme que cette Sorbonne, introduite ici pour
rimer avec Narbonne !
Suit une page magnifiquement grandiose et épique :
Ils refusèrent tous. Alors, levant la tête.
Se dressant tout debout sur ses grands étriers,
322 LA CHANSON DE ROLAND.

d'or. Les pèlerins qui vont là l'y verront.


En grands bateaux la Gironde franchie, on va à
Tirant sa large épée aux éclairs meurtriers,
Avec un ùpre accent plein de sourdes huées,
Pâle, efTrayant, pareil à l'aigle des nuées.
Terrassant du regard son camp épouvanté,
L'invincible empereur s'écria : « Lâcheté!
» G comtes paladins tombés dans ces vallées,
» G géants qu'on voyait debout dans les mêlées,
» Devant qui Salan même aurait crié merci,
» Olivier et Roland, que n'êtes-vous ici !
• Si vous étiez vivants, vous prendriez Narbonne,
» Paladins! vous, du moins, votre épée était bonne;
» Votre cœur était haut, vous ne marchandiez pas!
» Vous alliez en avant sans compter tous vos pas !
» O compaffnons couchés dans la tombe profonde,
» Si vous étiez vivants, nous prendrions le monde!
» Grand Dieu! que voulez-vous que je fasse à présent?
» Mes yeux cherchent en vain un brave an cœur puissant,
» Et vont, tout effrayés de nos immenses tâches,
« De ceux-là qui sont morts à ceux-ci qui sont lâches!
» Je ne sais point comment on porte des affronts!
» Je les jette à mes pieds; je n'en veux pas!... Barons,
» Vous qui m'avez suivi jusqu'à cette montagne,
» Normands, Lorrains, marquis des marches d'Allemagne*,
» Poitevins, Bourguignons, gens du pays Pisan,
» Bretons, Picards, Flamands, Français, allez-vous-en!
» Guerriers, allez-vous-en d'auprès de ma personne,
» Des camps où l'on entend mon noir clairon qui sonne.
» Rentrez dans vos logis, allez-vous-en chez vous,
» Allez-vous-en d'ici, car je vous chasse tous !
» Je ne veux plus de vous! retournez chez vos femme»!
» Allez vivre cachés, prudents, contents, infâmes!
» C'est ainsi qu'on arrive à l'âge d'un aïeul.
» Pour moi, j'assiégerai Narbonne à moi tout seul.
• Rnlez votis en, Bourguignon et François,
• Et Angevins, Flamens et Avalais,
» Et IJnnvyer, Poitevins et Mansoif,
» Et Loherens, Bretons et Hurepois, '
• Cil de Berril et tos les Champenois,
• Je remenrai ici en Nerbonois.
» Cant vos venrés au pais li'Orlcnois,
• En dolce France lont droit en Loonois,
» S'en vos demande où est Karlcs li roiSj
• Si respondés, por Den. seigneurs Francoit,
• Que lou laissastes d siège en Nerhonois. »
(CUanson (i'AiMiini de Narbo.nne.
LA REVANCHE. 323

Blaye, où on laisse Roland, et Olivier son noble


compagnon, et l'archevêque aussi vaillant que
sage.
n Je resle ici, rempli de joie et d'espérance !
» Et quand vous serez tous dans notre douce France,
» G vainqueurs des Saxons et des Aragonais,
» Quand vous vous chaufferez les pieds à vos chenets,
n Tournant le dos aux jours de guerres et d'alarmes,
» Si l'on vous dit, songeant à tous vos grands faits d'armes
» Qui remplirent longtemps la terre de terreur :
H Mais où donc avez-vous quitté votre empereur? »
» Vous répondrez, baissant les yeux vers la muraille:
« Nous nous sommes enfuis le jour d'une baiaille,
I) Si vile et si tremblants et d'un pas ei pressé
» Que nous ne savons plus où nous l'avons laissé ! »
Ainsi Charles de France, appelé Charlemagne,
Exarque de Ravenne, empereur d'Allemagne,
Parlait dans la montagne avec sa grande voix ;
Et les pâtres lointains, épars au fond des bois,
Croyaient en l'entendant que c'était le tonnerre.
Les barons consternés fixaient leurs yeux à terre.
Soudain, comme chacun demeurait interdit,
Un jeune homme bien fait sortit des rangs et dit :
« Que monsieur saint Denis garde le roi de France! »
L'empereur fut surpris de ce ton d'assurance.
Il regarda celui qui s'avançait, et vit.
Comme le roi Saùl lorsque apparut David,
Une espèce d'enfant au teint rose, aux mains blanches,
Que d'abord les soudards dont l'estoc bal les lianches
Prirent pour une fille habillée en gai^on,
Doux, frêle, confiant, serein, sans écusson
Et sans panache, ayant, sous ses habits de sergé.
L'air grave d'un gendarme et l'air froid d'une vierge.
« Toi, que veux-tu, dit Charles, et qu'est-ce qui t'émeut?»
— Il Je viens vous demander ce dont pas un ne veut :
» L'honneur d'être, ô mon roi, si Dieu ne m'abandonne,
» L'homme dont on dira : « C'est lui qui prit Narbonne... »
— « Hé ! C'est Aymerillot, le petit compagnon ! >•
— « Aymerillot, reprit le roi, dis-nous ton nom. »
— « Aymeri. Je suis pauvre autant qu'un pauvre moine,
» J'ai vingt ans, je n'ai poipt de paille et point d'avoine;
p Je sais lire en latin, et je suis bachelier :
» Voilà tout, sire. Il plut au sort de m'oublier
» Lorsqu'il distribua les fiefs héréditaires.
» Deux liards couvriraient fort bien toutes mes terres,
» Mais tout le grand ciel bleu n'emplirait pas mon cœur :
324 LA CHANSON DE ROLAND.

Les trois barons, clos en de blancs cercueils,


sont déposés dans l'église de Blaye, à Saint-Ro-
main. Ils gisent là, les preux... Pour leur salut
les litanies sont dites... Que tous les saints et
Dieu leur fassent paix !
301.

Et derechef, à travers monts et vaux, Charle che-


vauche. Ichevauche
l si bien que jusqu'à Aix il ne
s'arrête plus.
Là il descend au perron du palais.
A peine est-il monté dans le palais, que, par
message, il convoque ses juges, nobles de Saxe,
et Bavière et Lorraine; nobles de Frise, Allemagne
et Bourgogne ; et Poitevins, et Normands et Bre-
tons ;et ceux de France, entre tous les plus sages.
La Haute Cour va juger Ganelon.
» J'entrerai dans Narbonne et je serai vainqueur.
» Après, je châtierai les railleurs, s'il en reste. »
Charles, plus rayonnant que l'archange céleste,
S'écria : k Tu seras, pour ce propos hautain,
» Aymeri de Narbonne et comte palatin!
» Et l'on te parlera d'une façon civile.
» Va, lils! )) — Le lendemain Aymeri prit la ville.
(Voir Légende des siècles. — Hetzel, éditeur.)
M. Gaston Paris pense que, dans le passage de la Chanson de
Roland qui nous occupe, il s'agit non pas de la ville de Narbonne,
mais d'un fleuve que passa l'armée, l'Adour probablement.
Selon M. Camille Jtillian, le trouvère a désigné ici, non la Nar-
bonne de la région languedocienne, mais la Nirbonne du pays
basque, actuellement appelée Arbonne et située à cinq kilomètres
sud de Biarritz.
LIVRE SIXIÈME
L'EXPIATION

C esl la loi du Christ rédempteur qu'il soit tiré


sévère justice d'un traître. On l'écartèle avec des
chevaux; on livre aux flammes son corps en lam-
beaux; et il arrive que là où se dispersent ses cen-
dres, ilne croit plus d'herbe ; les arbres dépérissent ;
toute semence jetée reste stérile.
C/ianson de Gibart de Roussillon
{douzième siècle).

Pire est le traître que le larron... Dieu tient son


arc tendu, et frappe là où il veut frapper, et fait le
coup qu'il doit faire. Au payement, ils viennent
tous
Et les: letraîtres
trompeur et le
seront Iromjié;
détruits ; etGain
les ainsi
trahisqu'Abel.
seront
bien venus.
Pierre Cardinal {treizième siècle).

Vainement son orgueil l'a plongé dans un abîme


d'ignominie et le livre à l'expiation suprême. Même
tombé, ce superbe garde quelques rayons de sa
splendeur première. Son visage est ravagé, et l'in-
quiétude siège sur ses joues flétries. Mais sous ses
fiers sourcils brille un regard qui dit son intrépidité
inflexible et son indomptable fierté. Tel un pin dont
la tête a été excoriée par le feu du tonnerre. Son
tronc, quoique nu, se dresse majestueux sur le sol
calciné. Miltom.

I
LÀ BELLE AUDE

302.

L'empereur Charle est rentré de l'Espagne ; il


■vient à Aix, le meilleur lieu de France ; monte au
palais, et entre dans la salle.

19
326 LA CHANSON DE ROLAND.

Alors vers lui s'avance Aude la belle : « Où est


Roland, Roland le capitaine, qui nn a juré de me
prendre pour femme? »
Charle en est plein de douleur et d'angoisse ;
pleure des yeux, tire sa barbe blanche.
— « Sœur, chère amie, tu demandes nouvelles
d'un homme mort, dit-il; mais va, belle Aude,
je saurai bien te remplacer Roland.
» A toi Louis, je ne te puis mieux dire ; Louis,
mon fils, qui tiendra mes États. »
Aude répond :
« Ce propos m'est étrange.
» Ne plaise à Dieu, à ses saints, à ses anges,
que, Roland mort, je reste encor vivante. »
Elle pâht et tombe aux pieds de Charle. La voilà
morte. A Dieu aille son âme!
Les barons francs en pleurent et la plaignent.
303.

Aude la belle est allée à sa fin.


Mais Charle croit qu'elle n'est que pâmée. Pris
de pitié, il répand force larmes; lui prend les
mains et la remet debout...

Sa tête, hélas! retombe sur l'épaule.


Aude est bien morte...
L'EXPIATION. 327
Et Charle qui le voit, autour du corps mande
quatre comtesses.
Elle est portée en un moutier de nonnes.
Toute la nuit, jusqu'au jour on la veille ; puis,
sous l'autel, bellement on l'enterre.
Moult grand honneur lui fut rendu par Charle*.
1. On remîirquera comme un écho de la mort de la belle Aude
dans les poèmes bretons et anglo-normands sur Tristan et Yseult
au douzième siècle :
Tristan n'est plus. Yseult s'écrie :
« Doux ami, quand je vous vois mort, — je n'ai droit ni
pouvoir de vivre...
» Ni vous sans moi; ni moi sans vous! »
Auprès de lui elle se met; — elle l'embrasse et puis s'étend;
— et aussitôt elle rend l'âme...
Gens, priez pour la blonde Yseult.

l.>.
328 LA CHANSON DE ROLAND.

If
GANELON ET SES JUGES

304.

L'empereur Charle est revenu à Aix.


Le traître Gane a été mis aux fers, dans la cité,
en face du palais.
Là des valets le clouent à un poteau. Les mains
liées par des courroies de cerf, il est battu à grands
coups de bâtons et flagellé avec des nerfs de
bœufs. De ses forfaits c'est le digne salaire...
Dans les douleurs il attend son procès.
305.

Comme il est dit dans l'ancienne chronique,


Charle manda les hommes de ses terres, qui, ras-
semblés dans la chapelle d'Aix, en un grand jour,
jour de très belle fête, — c'était, dit-on, le jour
de saint Silvestre, — du vil félon commencèrent
le plaid...
Or donc, oyez ce qu'il advint de Gane, mis en
justice et traîné devant Charle.
L'EXPIATION. 329

306.

— « Seigneurs barons, dit le roi Charlemagne,


jugez-moi Gane et donnez force au droit...
» M'ayant suivi dans ma guerre d'Espagne, il
m'a ravi vingt mille de mes Francs, et mon neveu
que vous ne verrez plus, et Olivier, le preux et le
courtois. Il a trahi enfin les douze pairs. Et tout
cela, pourquoi? Pour de l'argent. »
Gane répond, fier et la tête haute :
« Sois-je maudit si je nie ce qui est. Ce que j'ai
fait, je n'en fais pas mystère.
» Roland m'avait fait tort en mon avoir et con-
damné àdouleur et trépas.
» Lui voulant mal, j'ai pu vouloir sa mort.
» Mais que ce soit trahison, je le nie. »
Et tous de dire : « On en tiendra conseil. »

307.

Devant le roi, Ganelon se tient droit, le corps


gaillard, la face colorée. Qu'il fût loyal, on dirait
un baron.
Il envisage et les Francs et ses juges, et ses pa-
rents qui sont trente avec lui; puis il s'écrie de sa
voix la plus forte :
330 LA CHANSON DE ROLAND.

« Au nom de Dieu, barons, entendez-moi!


» Longtemps je fus dans l'armée près du roi,
le servant bien, avec foi et amour...
» Mais, quand Roland se mit à me haïr, qu'il
me choisit, pour souffrir et mourir, comme envoyé
auprès du roi Marsile, pour me sauver j'eus re-
cours àl'adresse.
» J'avais d'ailleurs déclaré défier le preux Ro-"
land, Olivier, tous les pairs. Le roi l'ouït, et ses
barons l'ouïrent.
» Vengeance, soit! Mais trahison! Non pas. »
Et tous de dire : « On ira en conseil. »
L'EXPIATION. 331

III

GRACE POUR GANELONI

308.

Gane, aussitôt son procès commencé, a ras-


semblé trente de ses parents.
Il en est un que les autres écoutent; c'est Pi-
nabel, du château de Sorence : il parle bien et
par droites raisons ; puis, bon guerrier, fait res-
pecter ses armes.
Gane lui dit :
« Je me confie à vous. Arrachez-moi à la mort,
à la honte. »
Lors Pinabel :
« Oui, vous resterez sauf.
» Je suis votre homme ; et s'il est un Français,
qui contre vous demande la potence, que l'empe-
reur nous mette ensemble aux champs!
» L'épée au poing, je le démentirai. »
Le comte Gane à ses pieds lui rend grâce.
309.

Au conseil sont Saxons et Bavarois; nombreux


332 lA CHANSON DE ROLAND.

Teutons et nombreux Allemands; Français, Nor-


mands, Poitevins, Bourguignons.
Les Auvergnats sont les mieux disposés ; et Pi-
nabel les trouve favorables.
L'un dit à l'autre :
« Il faut en rester là...
» Trêve au procès! Faisons prière au roi que,
cette fois, il fasse grâce à Gane, prêt à servir avec
foi et amour.
» Roland est mort : on ne le verra plus... Ar-
gent ni or ne sauraient nous le rendre.
» Fou qui voudrait l'épreuve du combat. »
Et tous de dire : « Eh bien! nous l'accordons. »
Tous, hors Thierri, frère du duc Geoffroy.
310.

Vers l'empereur s'en viennent ses barons.


— « Roi, disent-ils, nous venons vous prier de
décider que Ganelon soit quitte, et puisse ainsi,
avec foi et amour, comme jadis servir son empe-
reur.
» Laissez-le vivre : il est homme si noble!
)) Roland est mort, on ne le verra plus ; tous les
trésors ne sauraient nous le rendre. »
Le roi leur dit : « Vous êtes tous félons! »
L'EXPIATION. 333

IV

THIERRI, LE TENANT DE CHARLEMAGNE, ET PINABEL,


LE TENANT DE GANELON

311.

Le roi, voyant que tous lui font défaut, baisse


la tête... et sombre est son visage.
— « Ah! s'écrie-t-il, je suis bien malheureux! »
Mais devant lui s'en vient un chevaUer, Thierri
d'Anjou, frère du duc Geoffroy.
Il a le corps maigre, frêle, allongé; les cheveux
noirs et le visage brun. Sa taille n'est ni grande
ni petite.
Courtoisement il dit à l'empereur :
« Beau sire roi, ne vous tourmentez pas..,
» Vous le savez; je vous ai bien servi.
» Je siège ici du droit de mes ancêtres.
» Eh bien, je dis : Quelle que soit la faute, dont
Ganelon à Roland fait reproche, votre intérêt de-
vait sauver Roland.
» N'était-il pas homme à votre service?
» Qui l'a perdu a fait œuvre de traître... Gane
est un traître, et de plus un parjure.
334 LA CHANSON DE ROLAND,

» Cela étant, je le condamne à mort.


» De félonie atteint et convaincu, qu'il soit
pendu et que les chiens le mangent!
» S'il est quelqu'un des siens qui me démente,
la bonne épée qui pend à ma ceinture va soutenir
l'arrêt que je prononce. »
— « C'est bien parlé, Thierri », disent les
Francs.

312.

Lors Pinabel devant le roi s'avance.


Grand, fort, agile, on voit que c'est un brave,
sachant tuer son homme au premier coup.
Il dit au roi :
« Sire, le plaid est vôtre. Préservez-le des noises
et du bruit.

» Voici Thierri qui a dit son arrêt : je dis qu'il


ment, et prétends le combattre. »
En même temps, au poing droit de Thierri, Pi-
nabel met le gant en peau de cerf.
— « Bien! dit le roi. Mais je veux bons otages. »
Trente parents s'offrent pour caution.
L'empereur dit : « J'accepte. » Et il prescrit
qu'ils soient gardés tant que voudra justice.
L'EXPlATlOiN. 3J5

313.

Quand Thierri voit que le combat est proche, il


offre au roi le gant de sa main droite.
Le roi répond de Thierri par otages, et fait
porter quatre bancs sur la place.
Là vont s'asseoir ceux qui doivent combattre.
Chacun approuve; et tout se passe en règle,
sous les regards d'Ogier, juge du camp...
Les champions, Pinabel et Thierri, ont demandé
leurs chevaux et leurs armes.
336 LA CHANSON DE ROLAND.

LE DUEL DES DEUX CHAMPIONS

314.

Bien confessés, et absous, et bénis, la messe


ouïe, la communion faite, de riches dons offerts
aux monastères, les champions sont prêts à s'ali-
gner, etdevant Charie ils se rendent tous deux.
Ils ont chaussé aux pieds leurs éperons ; vêtu
leurs corps de hauberts d'acier blanc, forts et lé-
gers; attaché sur leurs têtes leurs heaumes clairs
cerclés de pierreries ; ceint leurs épées à la garde
d'or pur; pendu au cou leurs écus à quartiers;
pris au poing droit leurs lances aiguisées, et en-
fourché leurs destriers rapides...
On vit alors cent mille chevaliers s'apitoyer sur
Thierri pour Roland, et, l'œil en pleurs, souhaiter
son triomphe.
Dieu seul connaît comment tout finira.
3J5.

Sous Aix s'étend une vaste prairie. C'est là que


va s'engager le combat.
L'EXPIATION. 337

Les deux barons sont des preux intrépides, et


leurs chevaux sont fringants et agiles.
Piquant des deux, ils leur lâchent les rênes, et
avec force ils foncent l'un sur l'autre.
Leurs deux écus sont fracassés, brisés; leurs
deux hauberts sont démaillés, rompus; les deux
chevaux ont les sangles cassées : la selle tourne ;
et les cavaliers tombent.
Cent mille Francs voient ce spectacle et pleu-
rent.
316.

Les deux barons sont donc jetés parterre. Lestes


et prompts, sur leurs pieds ils se dressent...
Que Pinabel est fort, léger, agile!
L'un cherche l'autre : ils n'ont plus de chevaux;
mais leurs épées, à la garde d'or pur, avec grands
coups, sur les heaumes d'acier frappent sans trêve,
afin de les trancher...
Quels rudes chocs! Ah! les chevaliers francs
sont en grand trouble; et l'empereur s'écrie :
« Faites, mon Dieu, éclater le bon droit! »
317.

— « Quitte le champ, Thierri, dit Pinabel; et tu


338 L\ CHANSON DE ROLAND.

auras mon amour et ma foi ; et tu seras comblé de


mes trésors.
» Réconcilie Ganelon et le roi ! »
Thierri répond :
« Loin de moi telle idée !
» Ainsi faisant, je serais un félon.
» Que Dieu prononce aujourd'hui entre nous! »
318.

Thierri reprend :
« Tu es un vrai baron, très fort, très grand, et
le corps fait au moule; et tous tes pairs te répu-
tent vaillant.
» Eh bien, renonce à ce fâcheux combat : avec
le roi je te mettrai d'accord.
y> Pour Ganelon, on en fera justice; et jamais
plus il n'en sera parlé. »
Lors Pinabel :
« Moi céder! Dieu m'en garde!
» Je soutiendrai toute ma parenté, sans reculer
devant homme qui vive.
» Plutôt mourir que mériter tel blâme ! »
Et leurs épées à nouveau s'entre-choquent, frap-
pant si fort les casques gemmés d'or, que le feu
clair en jaillit vers le ciel.
L'EXPIATION. 339

Les séparer n'est plus chose possible : leur corps


à corps doit finir par mort d'homme.
319.

Il frappe en preux, Pinabel de Sorence!


Sous ses grands coups l'armure de Thierri lance
des feux dont la vive étincelle fait s'enflammer
l'herbe sèche des prés.
Voici l'épée pointée sur son visage ; elle a fendu
son heaume de Provence; elle descend jusqu'au-
dessous du front...
Pauvre Thierri ! Il a sa joue en sang et son hau-
bert déchiré jusqu'au ventre...
La mort est là... Mais Dieu va l'écarter.
320.

Thierri se sent blessé à la joue droite ; et son


sang clair rougit le pré herbu.
Il frappe alors Pinabel sur son heaume.
L'acier se fend du cimier au nasal; le crâne
éclate et la cervelle en sort...
Thierri brandit son glaive ensanglanté, et abat
mort le champion de Gane.
Ce coup donné, Thierri est bien vainqueur.
Les Français crient : « Le doigt de Dieu est là.
340 LA CHANSON DE ROLAND.

Il est de droit qu'on pende Ganelon et les parents


qui répondent pour lui. »
321.

Dès que Thierri du combat sort vainqueur, au-


près de lui s'en vient l'empereur Charle, accom-
pagné de quarante barons, dont le duc Naime,
Ogier de Danemark, Geoffroy d'Anjou et Guillaume
de Blaye.
Le roi, prenant Thierri entre ses bras, l'essuie
avec ses grandes peaux de martre, puis il les
quitte et il en revêt d'autres.
Tout doucement on désarme Thierri ; et on le
met sur une mule arabe.
Le baron part escorté et joyeux ; on entre à Aix ;
on descend sur la place...
Il va falloir procéder aux supplices*.
1. Dans la chanson de geste Geaidon {douzième siècle), l'An-
gevin Thierri devient le chevalier au geai parce que, sur son
heaume, serait venu se poser un geai, au moment où il terrassait
Pinabel.
Un traître du lignage de Ganelon, Thibaut d'Aspremont, a résolu
de perdre Charlemagne et Thierri. Il envoie à l'euipereur des
pommes qui lui sont remises comme un présent du chevalier au
geai, et où a été subtilement mêlé un poison mortel.
Certain baron goûte les pommes avant l'empereur, et tombe fou-
droyé. Grande colère contre Thierri, soupçonné d'avoir voulu em-
poisonner Charlemagne.
L'empereur convoque sa cour, et s'adresse au chevalier :
L'EXPIATION. 341
« Geaidon, lui dit-il, avez-vous rien à réclamer? Vous a-t-il été
fait quelque injustice?
— » Aucune, sire. Mon fief d'Angers me suffit; et je ne demande
rien, sinon l'honneur de vous servir.
— ') C'est trop d'audace ! Tais-toi, félon. Tu as entrepris de me
donner la mort...
— » Moi, sire! Un tel crime!
— » Oui, toi, en m'envoyant une corbeille de pommes empoi-
sonnées.
— » Mensonge! On vous a trompé.
— » Il n'y a ici de menteur que toi! Sois-je maudit de Dieu si
je prends un seul repas avant que ta mort ait expié ton attentat.
— » Sire, qui fut l'ami de Roland et le vainqueur de l'inabel
est incapable de pareils forfaits. Un tel homme se sert de la lance,
non du poison; et il ne -s'attaque qu'aux ennemis, non à son sei-
gneur. »
Lors intervint le vieux comte du Mans : « Oui, l'auteur de l'at-
tentat mérite d'être brûlé vif. Mais, sire, est-il quelqu'un, dans
votre cour, qui ose soutenir que c'est Geaidon? »
— « Moi ! » cria un chevalier de haute taille, au visage ciduré et
à la barbe blonde. C'était Thibaut.
Défi. Combat.
L'épée à la main, Thierri force le traître à avouer son infamie;
et puis « il l'envoie aux enfers rejoindre Ganelon ».

Dans la suite du poème, Thierri, victime de l'ingratitude de l'em-


pereur, se retourne un moment contre lui. Il est admirablement
secondé par un humble vassal nommé Gautier, véritable homme
des bois, qui, armé d'une lourde hache et accompagné de ses sept
fils, se voue à la défense de son seigneur.
Le chevalier au geai réussit à s'emparer de la personne de Char-
lemagne.
Mais la victoire ne fait que le ramener au devoir. Il se jette aux
pieds de l'empereur pour lui demander grâce; et, tout repentant
de ses fautes, finit par se faire ermite.
342 LA CHANSON DE ROLAND..

VI
LE SUPPLICE DE GANELON ET DE SES TRENTE PARENTS

322.
Charle a mandé ses comtes et ses ducs :

c( Qu'opinez-vous sur ceux que j'ai gardés?


Pour Ganelon ils sont venus au plaid ; pour Pinabel
ils se sont faits otages. »
— « Qu'ils meurent tous! » répondent les Fran-
çais...
Le roi commande un sien viguier, Basbrun,
exécuteur de sa haute justice :
c( Va, qu'ils soient tous au bois maudit pendus!
» Par cette barbe aux poils blancs et chenus, si
un s'échappe, on te pend; tu es mort. »
— « Ne craigrtez point : qu'ai-je autre chose à
faire? » dit le viguier.
Aidé de cent valets, Basbrun les prend et les
mène de force.
Bientôt après, les trenit Sont pendus...
Le traître ainsi se perd et perd autrui.
323.

L'accord est fait. Les juges Bavarois, les Poite-


L'EXPIATION. 343
vins, les Bretons, les Normands, les Allemands et
surtout les Français, tous sont d'avis qu'il faut que
Gane meure, dans des tourments sortant de l'or-
dinaire.
On fait venir quatre forts destriers, auxquels
on lie Oanelon pieds et mains.
Ces étalons, emportés et agiles, sont fouettés
par quatre valets d'armes et sont lancés devers
une cavale, qu'on a placée au beau milieu d'un
champ...
Ganelon souffre un terrible tourment : membres
et nerfs sont tirés sans mesure ; de tout son corps
la charpente est rompue ; et son sang clair inonde
l'herbe verte...
Le voilà mort en félon avéré.

C'est le bon droit qu'un traître ait court triomphe * .

i. Une tradition veul que Ganelon ait été le seigneur de Mon-


tigny, gros bourg fortifié du temps jadis, situé à deux lieues de
Chàteaudun
Ganelon. et tout voisin de Cloyes. On l'appelait Montigny-le-
Dès le moyen âge, il y avait de fréquents combats à coups de
fronde entre les enfants de Montigny et les enfants de Cloyes. Ceux-
ci abordaient la lutte en criant :

Sus à Monligny-le-Ganelon
D'où est partie la grande trahison

Au château de Montigny-le-Ganelon on vous montre une porte


appelée de temps immémorial la porte de Roland.
344 LA CHANSON DE ROLAND.

Mais Ganelon n'élait-il pas un Allemand? C'est l'opinion de quel-


ques historiens, parmi lesquels Miclielet.
De fait, dans des poèmes postérieurs à la Chanson de Roland,
Ganelon fut représenté comme le petit-fils de Doon de Mayence;
et les trouvères mirent en scène toute une collection de traîtres
qui furent désignés comme membres de la famille de Ganelon, socs
le nom de Mayençais.
L'EXPIATION. 345

VII

LE BAPTEME DE BRAMIMONDE — PAS DE REPOS


POUR CHARLEMAGNE

324.

Quand Charlemagne eut ainsi fait vengeance,


il convoqua les évêques de France, ceux de Ba-
vière et ceux de l'Allemagne :
— « J'ai au logis une noble captive, dit l'em-
pereur. Elle a vu tant d'exemples, elle a ouï tant
de très beaux sermons, qu'elle a la foi et veut être
chrétienne.

» Baptisez-la pour qu'à Dieu soit son âme ! »


— « Soit! dirent-ils. Il lui faut des marraines,
qui toutes soient hautes et nobles dames. »
Aux bains à Aix est grande compagnie...
On baptisa la reine Sarrasine, en lui donnant le
nom de Juliane.
Elle est chrétienne ; et c'est à bon escient.
325.

' Quand l'empereur eut ainsi fait justice et apaisé


1. Fin admirable d'une admirable épopée! Charlemagne est le
3i6 LA CHANSON DE ROLAND.

son grand ressentiment, quand il eut fait Brami-


nionde chrétienne, le jour fini, la nuit sombre
venue, il se coucha dans sa chambre voûtée.
Mais Gabriel de par Dieu vint lui dire :
« Roi, réunis les armées de l'empire ; et en Syrie
cours à marches forcées porter secours au roi Vi-
vien dans Imphe; car les païens assiègent cette
ville, et les chrétiens à grands cris t'y réclament. »
Mieux aimerait Charle n'y pas aller; et l'œil en
pleurs, tirant sa barbe blanche : « Dieu! s'écrie-
t-il, que ma vie est peineuse! »

Ici finit la geste de Touroulde ' .


bras armé de la divinité. Travaillé en son corps et en son âme, it
voudrait enfin prendre un peu de repos : « Marche 1 » lui dit l'ange.
Il souffre de repartir; mais il repartira, et il passera les mers pour
continuer sa tâche de soldat de la chrétienté.
1. Ci fait la geste que Turoldus declinet.
Les chansons et les chroniques consacrées au récit des faits et gestes
de Charlemagne et de ses preux étaient appelées des Gestes.
S'agit-il ici de l'auteur qui achève [declinet) de composer cette
geste; du scribe qui achève de la copier; du jongleur qui achève
de la chanter? On ne sait.
TABLE DES MATIÈRES

Dédicace 5
PRÉFACE

I. — L'Iliade française 8
H. — La Chanson de Roland, bréviaire du soldat français... M
in. — Culte populaire dû à notre épopée nationale 12
IV. — Des beautés de la Chanson de Roland et des services
que sa vulgarisation pourrait rendre à notre littérature.... 15
V. — Textes et traductions de la Chanson de Roland 19
VI. — La présente traduction 22
VII. — Divisions de l'œuvre 38
VIII. — Le prologue naturel de la Chanson de Roland 40

PROLOGUE A LA CHANSON DE ROLAND

ROLAND ET LA BELLE AUDE


I. — Les deux champions 45
II. — La première entrevue de la belle Aude et de Roland.. 47
m. — Olivier contre Roland 30
IV. — Les angoisses de Gérard et de la belle Aude 32
V. — Roland démonté .34
VI. — Sur les remparts de Vienne et dans l'Ile 55
VII. — Propos des deux combattants. Olivier désarmé 37
VIII. — La grande pitié pour Olivier 39
IX. — La magnanimité de Roland et le message d'Olivier... 61
X. — Hanteclaire 63
XI. — Olivier fait boire Roland. L'écuyer félon 64
XII. — Comment Roland gagna Durandal , 65
XIII. — Hauteclaire contre Durandal. La magnanimité d'Oli-
vier 67
XIV. — La belle Aude en a ppelle à Dieu 69
XV. — L'ange pacificateur 70
XYl. — Le pacte d'amitié entre Olivier et Roland 72
348 TABLE DES MATIERES.
XVII. — Les fiançailles de Roland et de la belle Aude 74
XVIII. — On a compté sans les Sarrasins 76

LA CHANSON DE ROLAND
LIVRE PREMIER
Le ressentiment.

I. — Le conseil tenu à Saragossc par le roi Marsiie 79


II. — L'ambassade sarrasine 85
III. — Charlemagne et Blancandrin 87
IV. — Le conseil tenu à Cordoue par Charlemagne 9!
V. — Le choix du messager 97
VI. — La dispute de Ganelon et de Roland 100
VII. — Mauvais présage 103
VIII. — Le départ de Ganelon 105
LIVRE DEUXIÈME
La trahison.

I. — L'entretien de Ganelon et de Blancandrin 107


II. — Le messager de Charlemagne devant Marsiie 111
III. — Le conciliabule secret H6
IV. — Le pacte infâme * 122
V. — Ganelon et Charlemagne 126
VI. — Le départ de l'empereur et ses deux songes 128
VII. — Roland à l'arrière-garde 131
VIII. — L'angoisseuse chevauchée 137
LIVRE TROISIÈME
Les prodiges des preux.
I. — Les douze pairs de Marsiie et leurs défis 142
II. _ La grande armée annoncée à la petite troupe 131
III. — Le prudent Olivier et le fier Roland 155
IV. — Les préludes de la bataille 159
des pairs de Charlemagne, et ce qu'il ad-
vint desprouesses
Y. — Les pairs de Marsiie 163
VI. — La terrible mêlée 171
VII. — Les présages de la mort de Roland 176
VIII. — Les Français maîtres du champ de bataille -.. 178
IX. — Margariz et son suprême appel à Marsiie 180
TABLE DES MATIÈRES. 349

X. — Une nouvelle armée surgit 182


XI. — Les exhortations de Turpin et la magnanimité des
Français 183
XII. — Les nouveaux exploits d'Olivier, de Roland et de Turpin. 187
XIII. — Grandonis et Roland 192
XIV. — La grande mêlée et la déroute des Sarrasins 194
XV. — Marsile lance sa dernière réserve, et Abisme combat
avec Turpin 196

L'VRE QUATRIÈME
Le désastre.

L — Les héros décimés; mélancolie de Roland 199


II. — La querelle des deux amis 293
III. — Les appels du cor 206
IV. — En route pour secourir Roland ! 210
V. — Le vrai chevalier 214
VI. — La lutte désespérée. Marsile en fuite 217
VII. — Le calife et ses cinquante mille noirs entrent en scène. 219
VIII. — La mort d'Olivier 222
IX. — Roland et son vassal Gautier 226
X. — Trois Français contre une armée 229
XI. — L'approche de Charlemagne et la débandade des noirs. 233
XII. — La bénédiction des cadavres 237
XIII. — La mort de l'archevêque Turpin 241
XIV. — Roland prêt à mourir, et le Sarrasin qui fait le mort. 245
XV. — Roland et sa Durandal , 248
XVI. — La mort de Roland 252

LIVRE ^JNQUIÈME
La revanche.

I. — Charlemagne à Roncevaux 255


II. — La poursuite... 258
III. — Le campement et le sommeil prophétique de Charle-
magne 261
IV. - Désespoir et fureur à Saragosse 267
V. — L'arrivée du grand émir 269
VI. — Baligant, Marsile et Bramimonde 272
VII. — Le grand deuil de Charlemagne et les honneurs rendus
aux morts de Roncevaux 278
VIII. — Empereur contre émir 285
:j:iO TABLE DES MATIÈRES.
IX. — Emir contre empereur 293
X. — La double approche 300
XI. — La suprême bataille 303
XII. — Joyeuse contre Précieuse 313
XIII. — ASaragosse 317
XIV. — Le retour à Aix par Bordeaux et Blaye 320

LIVRE SIXIÈME
L'expiation.
I. — La belle Aude 325
II. — Ganelon et ses juges 328
m. — Grâce pour Ganelon! 331
IV. — Thierri, le tenant de Charlemagne, et Pinabel.le tenant
de Ganelon 333
V. — Le duel des deux champions 336
VI. — Le supplice de Ganelon et de ses trente parents 342
VII. — Le baptême de Bramiraonde. Pas de repos pour Char-
lemagne 345

SAl.NT-CLODD. — WPBIilBRIB BELIN FREKES.


Pwi Chanson de Roland
F3
1520 La chanson de Roland

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