Delirios y Visiones de Indios Mexicanos

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Mélanges de l'Ecole française de

Rome. Moyen-Age, Temps


modernes

Délires et visions chez les indiens du Mexique


Serge Gruzinski

Résumé
Serge Gruzinski, Délires et visions chez les indiens du Mexique, p. 445-480.

A partir des Lettres Annuelles de la Compagnie de Jésus, conservées pour la plupart à l'Archivum Romanum Soeietatis Jesu,
l'auteur entreprend d'étudier les visions chrétiennes d'une centaine d'indiens du plateau mexicain de 1580 à 1620; développant
les analyses de G. Devereux en matière d'ethno-psychiatrie, il tente de montrer que des indiens psychologiquement malades
(alcooliques, sorciers, déviants sexuels...) prêtent sous l'action des jésuites et dans certains contextes une formulation
chrétienne à leurs délires et amorcent ainsi un procès d'acculturation, marqué tant pour le sujet que pour la communauté par
l'assimilation de mythes et de rites chrétiens.

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Gruzinski Serge. Délires et visions chez les indiens du Mexique. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age,
Temps modernes, tome 86, n°2. 1974. pp. 445-480;

doi : https://doi.org/10.3406/mefr.1974.2317

https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5110_1974_num_86_2_2317

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454 SERGE GRUZINSKI

a. auditive
va. visuelle et auditive
internes, En. Enfer
St. Satan
De. Démon
Da. Damné
Mo. Monstre
Pli. Phénomène terrifiant
Dp. Divinité précolombienne

Pg. Purgatoire
Mr. Mort
Df. Défunt

Pa. Paradis
An. Ange
El. Elu
Pe. Dieu le Père
Ch. Christ
Ho. Hostie
Y. la Vierge
Ve. Vierge à l'Enfant
Sa. Saint
Ap. Apôtre
Re. Beligieux
Pm. Phénomène merveilleux, céleste.
Sb. Structure bipolaire . . .

Toutes les visions ne sont pas rapportées avec une égale exactitude,
la formulation vague de nos questions le dit assez; le silence des textes
explique bien des cases vides (ainsi au chapitre des caractéristiques
externes de la vision) mais gageons que la singularité du matériel compense
ses immancables lacunes.

Nous proposons deux lectures complémentaires de ces tableaux:


— une lecture du contenu manifeste chrétien,
— un essai de lecture psychologique (le sujet, typologie des
visions. . .). Nous chercherons ensuite à articuler ces deux décryptages.
TJn survol de l'univers délirant dans ses images et ses structures
mène d'abord en Enfer: 57 visions sur un total de 99 comportent des
éléments démoniaques (53/99) et fortement répressifs (4/99), le groupe
Le sujet Origine La Vision
N° 1 M F E A C AC SS SO D P ML 1 ME TE PA PU OA CO MO GA | j d η r τ a Ta En St Do Da Mo Ph Dp Pgr Df Mr Pa An El Pe Ch Ho V. Ve Sa Ap Re Pm SB. [
12 aa a aa a m a
34 aa a a aa a a a a
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56 • a a a a
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78 aa a aa a mm aa aa a
910 aa a a a m a a a a a a a a ■ a a
1112 a a a mm a a
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1314 a a a
1516 aa a a a ■a a a a a
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1718 a a m a aa a a
1920 aa a ■a aa aaa aa a
22 21 aa aa a aa * aa a ■ a a aa a
23 ■a ■ a aa ■ a a
24
2526 aa m a aa a a a a a
27 a aa a a a ■
28 a a a aa a a
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32
33 aa a a a a a
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38 a a aaa aa m a a a
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56 a a a a a a■ a a a a a a
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90
9192 aa ■ a a a aa aa a -
9394 aa ■ a a a aa a a a a a a
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9798 a a a a a a
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Total
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SEEIE ANNEXE
Le sujet Origine La vision
N° | M F E A C ACSX SO D Ρ ML | | TE PU ZI MZMIMe\ d η Ρ ν a va Kn St De Da Mo Ph Dp Pg Df Mr Pa An El Pe Ch Ho V. Ve Sa Ap. Be Pm SB. |
la a a a a a a
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18a a a a * a a
19a a a a ■ a a
20a a a ■ a a a a a
21a a a a
22a m a a a a a
23a m a a a a
Total 13 4 0 1 I— 5 4 1 1 1 2 I-H 2 4 2 6 8 0 7 0 5 1 g 2 0 7 0 9 6 0 0 1 0 0 2 0 1 0 0 4 0 2 1 0 1 6
DÉLIRES ET VISIONS CHEZ LES INDIENS DU MEXIQUE 455

annexe 19 sur 23 1. Satan ou le Démon sont présents dans 26 cas,


pratiquement une fois sur deux au sein du groupe infernal, et 7 /23a:
Odeur de soufre (V. 34), gerbe d'étincelles (V. 34), yeux de feu (V. 30),
c'est un « sethiops » affreux (V. 44, V. 16a) et horrible: V. 10a («fiero»),
V. 30 (truculentus vultus), Y. 47 (horribïlis) , Y. 62, V. 79, V. 85, V. 98,
V. 4a.

Viennent les monstres, 14/99 et 9/23a:


«bultos negros » (V. 3, V. 82) « perro » (V. 7, V. 22, V. 70, V. 71 (cani-
culus), Y. lia) - «nombre» (Y. 8) - «drago» (V. 43, V. 71, V. 76) -
«toro» (V. 61, V. 19a) - « puerco » (V. 61) - «bestia» (V. 53) -
« sapo » (V. 12a) - géants noirs (Y. 59) - enfants-monstres noirs (V. 14a);
parfois noirs, ils sont toujours effrayants: V. 7, V. 8, V. 43, V. 53, V. 59,
V. 70, V. 82, V. 94, V. 95, V. 15a, V. 18a. Dans V. 71 un monstre à
métamorphoses.

L'Enfer est décrit 13 fois et 2/23a:


lieu en creux, lac (V. 9, V. 37), gouffre (V. 37, V. 41, V. 64, V. 85,
V. 18a) de feu (V. 37, V. 64), obscur (V. 5, V. 37 lux maligna), accidenté
(V. 70, V. 85), sale et hideux (V. 5, V. 30, V. 41, V. 85), effrayant (V. 9,
V. 5, V. 30, V. 41, V. 85). ..
On y rencontre les damnés 10/99 (et 0/23a):
malheureux (V. 30), plutôt hideux (V. 9, V. 23) et noirs (V. 9, V. 23,
V. 54); leurs tourments (V. 9, V. 30, V. 41, V. 85), la douleur intolérable
de la cuisson (V. 41) ou de l'ébullition (V. 54). . . ce qui donne (V. 37):
Per malignam tantum lucem conspiciebantur quamplurimi volutati in
flammis; cruciatu formaque paenarum audiebatur ploratus virorwm mu-
lierumque . . . (animae) caedebantur virgis ferreis, adalligatae ad equorum
caudas in diversa raptabantur; ex arboribus suspendebantur; aliae uncis
ardentibus impactu veru torrebantur ; nonnullae ßammabantur in scrobe
effossae. Multae laniatae laeerataeque jacebant. . .
Les phénomènes terrifiants sont divers: 4/99 et 6/23a:
fracas (V. 36, V. 7a, V. 20a), éclair (V. 9a), tempête et tonnerre (V. 4a),
tourbillon de vent (V. 20a), nuée noire (V. 9a), voix (V. 11), flamme
(V. 23a), ombre ou fantôme (V. 13a, V. 15a).
Le Purgatoire est pratiquement ignoré, 1/99, 0/23a, mais des défunts
s'en absentent (V. 20), « gimiendo . . . sonando las cadenas (V. 65).
Les morts se produisent 4 fois (l/23a) tandis que la Mort se borne
à une unique manifestation:
V. 89, congeriem ossium prorsus aridorum. . . très etiam in capite gestantem
coronas . . . 2.

1 Référence à ce groupe est faite par la mention « 23a. ».


2 Sur cette figure allégorique, cf. p. 474.
MEFRM 1974, 2. 30
456 SERGE GRUZINSKI

42 visions ont un contenu exclusivement « céleste » (et 4 sur 23a).


Le Paradis apparaît deux fois moins que l'Enfer:
7/99; là tout n'est qu'ordre (V. 31, V. 41, V. 64) et beauté (V. 9), luxe
(or: V. 35, V. 41, V. 37 - pierres précieuses: V. 35, V. 41, V. 37 - domus
regia: V. 30), calme (V. 41) et volupté (volwptati dicatum in V. 31); lieu
de lumière (V. 35, V. 37, V. 39, V. 64).
Les Elus sont trois fois plus rares que les Damnés, vêtus de blanc
(V. 9, V. 37), resplendissants (V. 9, V. 37).
C'est la Vierge qui se révèle le plus fréquemment (19/99 et 4/23a),
puis le Christ (11/99 et 0/22a) et le Père (3/99 et l/23a), aucun des trois
cependant n'atteint le score du Démon (26/99).
Eclat resplendissant de la Vierge (V. 13, V. 60), sa beauté (« hermosura »)
in V. 9, V. 31, V. 39, V. 41, de royaux atours (V. 41). Vierge à l'enfant
trois fois seulement x.
Splendeur du Christ (V. 55, V. 67), rector caeli (V. 41), sur la croix (V. 9,
V. 14, V. 45, V. 55, V. 67), resurgens (V. 97).
19 fois/99 les saints se manifestent et parmi eux 7 fois des apôtres
(respectivement 2/23a et l/23a):
Ce sont François (V. 4), Michel (V. 9, V. 46), Pierre (V. 9, V. 26, V. 74,
V. 87, V. 8a), Jean l'Evangéliste (V. 9, V. 88), Madeleine (V. 9, V. 13,
V. 55), Catherine (V. 13), Agnès (V. 18), Thomas l'Apôtre (V. 29), Joseph
(V. 50), Nicolas de Tolentino(V. 85), Ignace de Loyola (V. 85, V. 2a),
Jean le Baptiste (V. 88)... François, Nicolas, Ignace, voilà pour les
grandes familles spirituelles de la Nouvelle Espagne; Michel contre le
Démon et Pierre en tête, mais c'est le prince des Apôtres 2. Couleurs du
saint, le vert (V. 26), le pourpre (V. 35, V. 72), l'or (V. 26, V. 35) et le
blanc (V. 18, V. 37, 74); jeune (V. 46) ou plus âgé (V. 26), couvert d'une
tunique (V. 30, V. 26) ou d'une couronne (V. 26), remarquable par sa
beauté (V. 13, V. 37, V. 39).
Les religieux gardent un rôle modeste (4/99) mais dans les quatre
cas ce sont des jésuites.
Les phénomènes merveilleux 11/99:
Voix (V. 16, V. 25, V. 63, V. 73), Eclat splendide (V 16, V. 25, V. 39),
nuée lumineuse (V. 60), Hostie miraculeuse (V. 33), dulcitudo soni (V. 25)
qui répond au fracas infernal.
V. 21a est une voix.

1 Notons au passage que la Vierge du Tepeyac est une Immaculada


traditionnelle sans l'Enfant. Cf. Jacques Lafaye, Quetzalcoatl et Guadalupe.
Eschatologie et Histoire au Mexique (1521-1821). - Université de Lille, 1972, p. 693 et sq.
2 La propagation de la dévotion ignacienne apparaît surtout à la fin de
la première décade du XVIIe siècle, du moins dans nos sources: ARSI, Mex.
14, fol. 625, 646 v°, etc. . .
DÉLIRES ET VISIONS CHEZ LES INDIENS DU MEXIQUE 457

Gardons-nous de prêter aux manifestations célestes un caractère


univoque et positif; elles sont aussi ambiguës, voire hostiles dans les
exemples qui suivent.
L'ange, souvent l'ange gardien, 17/99 et 2/23a, menace et
réconforte dans une « espantosa y gozosa vision» (V. 9); vultu gravis et fade
subiratus (V. 86), il guide la visite infernale (V. 23, Y. 37, V. 41, Y. 91):
il est blanc (V. 7, V. 9, V. 22, V. 23) d'habit et de peau, beau (V. 7, Y. 9,
Y. 58), éclatant (V. 23, Y. 58).
Les saints, les religieux jouent parfois les persécuteurs:
François (Y. 4) menace de l'Enfer, un père jésuite accuse (Y. 2);
reproches de Pierre (Y. 87) etc. . .
Le Divinum Judieium est une épreuve angoissante:
Y. 2, V. 6, Y. 38, Y. 50, Y. 77, Y. 93, Y. 8a).
Au total seules 35 visions/99 n'ont pas une tonalité angoissante,
les autres s'articulent diversement sur un conflit et une structure
bipolaire que nous venons d'ailleurs de dégager sous une forme subtile, celle
du médiateur équivoque (l'ange, le saint): la structure est explicite une fois
sur 5 (21/99 et 6/23a):
on repère les couples suivants:
Accusé, Défenseur Φ Accusateurs Y. 2, Y. 6, Y. 38, Y. 50, Y. 77,
(Tribunal de Dieu) Y. 93, Y. 8a.
Ciel Φ Enfer Y. 9, Y. 30, Y. 37, Y. 41, V. 64,
Ange Φ Monstre Y. 7, Y. 22, Y. 18a.
Yierge Φ Démon Y. 34, Y. 62, Y. 20a.
Y. 79, Y. 17a.
Yierge Φ Monstre Y. 19a.
Ange Φ Démon Y. 42.
Saint Φ Démon Y. 29.
Eeligieux Φ Monstre Y. 59.
Elus Φ Damnés Y. 69.
Défunt Φ Démon Y. 5a.

On aurait tort de négliger des oppositions secondes, toiles de


fond des délires, qui transmettent un code esthétique x et même

1 En contradiction avec les canons indiens puisqu'il est fréquemment


reproché aux artistes indigènes de donner à toute représentation humaine des
traits hideux et monstrueux, cf. Manuel R. Pazos Ofm, Los misioneros francis-
canos de Méjico. . ., dans ArcMvo Ibero Americano, vol. XXXIII, 1973, p. 154
citant Motolinia, Historia de los Indios, p. 116 (Ed. Barcelone, 1914) et Mendieta,
Historia, III, p. 55 (Ed. Mexico 1945).
458 SERGE GRUZINSKI

abordent des thèmes amérindiens fondamentaux1: le vacarme, le feu2:

Espace brisé, creux, stérile (V. 37, Φ Espace ordonné, cultivé (V. 31,
V. 41, V. 64, V. 70, V. 85). V. 41, V. 64)
Pierre brute, roc (V. 70, V. 85) Φ Pierre précieuse (V. 35, V. 41,
V. 37)
L'absence de couleur: noir (V. 3, Φ La couleur: blanc (V. 18, V. 37,
V. 9, V. 23, V. 54, V. 74) pourpre (V. 35), vert
V. 82, V. 9a), saleté (V. 5, (V. 26)
V. 30, V. 41, Y. 85)
Obscurité, lux maligna (Y. 5, Φ Eclat splendide (V. 25, Y. 16,
V. 37) V. 60, V. 97)
Laideur (V. 9, V. 23, V. 18a) φ Beauté (V. 7, V. 9, Y. 13, Y. 31,
Y. 37, Y. 39, Y. 41, Y. 58)
Yacarme (Y. 43, Y. 7a, Y. 20a) φ Dulcitudo soni (Y. 25)
Feu destructeur (Y. 23a), brûlant Φ Feu qui éclaire (Y. 41) ...
(Y. 54), puant (Y. 34)

Mais ce serait restreindre la dualité que ne pas tenir compte du


prolongement spirituel de la vision, le confesseur que préparent et présagent
implicitement la résistance et l'angoisse du sujet 3.
Le contenu manifeste de ces visions semble mettre l'accent sur une
religion de la menace et du châtiment au dualisme marqué. Nous nous
en tiendrons là pour amorcer maintenant une approche psychologique.
Les 99 sujets visionnaires se répartissent inégalement, soient 38
femmes et 61 hommes 4; le Michoacân et Pâtzcuaro sont sur-représentés
(47/99) suivis de Mexico (21), Tepotzotlân (13), Puebla (8), Oaxaca (3),
Colima (3), Morelia (3), Guadalajara (1).

1 Sur le vacarme Cl. Lévi-Strauss, Mythologiques II. Du miel aux cendres.


Paris, 1966. Sur les médiateurs, du même, Anthropologie structurale, Paris,
1958, p. 248 et sq.
2 Du même, Mythologiques III. L'origine des manières de table. Paris, 1968.
3 55 cas offriraient donc une structure nettement bipolaire: outre les
précédents, V. 1, V. 3, V. 5, V. 8, V. 10, V. 11, V. 12, V. 21, V. 24, V. 15,
V. 36, V. 43, V. 44, V. 47, V. 52, V. 53, Y. 54, V. 56, V. 57, V. 61, V. 66,
V. 70, V. 71, V. 76, V. 84, V. 85, V. 91, V. 94, V. 95, V. 98, V. 99.
4 Série annexe: 13 hommes et 4 femmes, nous commenterons plus loin
cette suprématie masculine.
DÉLIRES ET VISIONS CHEZ LES INDIENS DU MEXIQUE 459

Vouloir établir la situation psychopathologique de chaque sujet


est une tâche malaisée, disons honnêtement impossible. Pourtant que
tirerait-on de nos sources si la curiosité l'emportait1?
— des alcooliques (8/99), des hommes exclusivement:
V. 7, V. 9, V. 12, V. 22, V. 23, V. 44, V. 54, V. 91 et V. 22a; pratiquant
en outre le concubinage: V. 9, V. 12.
Soit 46 le total des déviants (A + C + AC + SX + SO), on dénombre
de 8 à 29 alcooliques, pourcentage qui confirme les observations «
qualitatives » sur les ravages de la « borrachera ».

— des sorciers, trois hommes et une femme, individus «


psychologiquement malades » 1:
Y. 5, V. 21, V. 48, V. 51 (et V. la).

— des sujets dans un état dépressif profond:


désir de suicide: V. 4, V. 56, V. 79; échec du retour à la norme sexuelle:
V. 3; dystonie par rapport à la culture et à la communauté: V. 14 2,
V. 39; situation d'anomie par perte du conjoint: V. 25 (le mari), V. 74,
V. 89 (fugue de l'épouse, cf. p. 468); instinct de mort, pulsions agressives:
V. 68; mélancolie: V. 80 etc..

— certaines visions sont en liaison manifeste avec la conduite


sexuelle du sujet:
libido exacerbée: V. 36, V. 37, V. 38, V. 85, V. 93, V. 5a, V. 9a; V. 3
(voir ci-dessus); non-satisfaction de l'instinct sexuel: V. 3a (la Tentation) 3.

La liste pourrait s'allonger de tous les « amancebados » qu'une vision


vient à propos remettre dans le devoir car comme l'alcoolisme, la
résistance au modèle matrimonial européen a joué un rôle peut-être
déterminant dans le procès d'acculturation: sur 46 déviants, 8 à 35 entrent dans
cette catégorie; par le biais du quantitatif, si modeste soit-il, nous
redécouvrons le leitmotiv « borrachera y libertinaje sexual » vices sans cesse
dénoncés, plus invincibles, semble-t-il, que les vieux démons
précolombiens.
— Enfin ceux que nous pourrions appeler les « sur-acculturés de
la dévotion » qui se réfèrent à un modèle culturel reconnu mais minori-

1 Cf. p. 467 et n. 4 p. 467.


2 Vision d'une indienne scandalisée et bouleversée par les saouleries et
les danses qui égayent le village « no podiendo sufrir que de aquella manera se
celebracen las fiestas. . . ».
3 Et même refus de tout rapport sexuel: V. 75, V. 82, V. 83.
460 SEKGE GRUZINSKI

taire localement, d'où une situation souvent conflictuelle; ils sont


19/99, 15 femmes contre 4 hommes, ce qui laisserait supposer que les
indiennes s'acculturent plus rapidement que les indiens? or ces derniers
fournissent le gros des visionnaires: n'est-ce pas qu'ils suivent un procès
plus complexe et plus subtil qui est au cœur de cet article?
Au rang des dévots: V. 14, V. 29, V. 32, V. 35, V. 41, V. 45, V. 46, V.
49, Y. 55, V. 62 (la Vierge) V. 63 (le rosaire), V. 74 (Pierre), V. 75
(la Vierge), V. 78, V. 82, V. 83 (la Vierge), V. 88 (Jean le Baptiste
et Jean l'Evangéliste), V. 90, V. 97. V. 2a.
— Quelques sujets sont atteints de troubles du langage ou de troubles
moteurs :
V. 3: perte du langage et du contrôle moteur, le sujet gesticule car il
est « endemoniado »; V. 64: paralysie; V. 67: perte de la parole et de
la conscience . . .

Dans l'ensemble on dénombre 23 malades sur 99 cas (2/23a).


Il s'avère donc qu'une bonne partie de ces indiens sont, semble-t-il,
des individus psychologiquement malades, atteints de désordres dont
nous allons avancer une définition. Les informations sur les
caractéristiques externes de la vision sont, nous l'avons vu, assez rudimentaires
quand elles ne font pas totalement défaut; contentons-nous de souligner
qu'il s'agit de phénomènes nocturnes (49/56 et 7/7a x), auditifs et
visuels (40/64 et 9/15a) et généralement non récurrents. Ce n'est pas
toujours la règle: V. 10 se produit au cours d'un « coma » provoqué par
un accident, V. 60 durant la célébration de la messe. La fréquence de la
vision est rarement précisée et comment exiger d'un missionnaire qu'il
consigne le passé psychopathologique du fidèle, a fortiori au siècle d'or!
Cependant, au terme d'une suite dHllusiones et apparitiones Demonis,
Y. 1 présente une récession marquée d'abord par la disparition des troubles
visuels (minime videbat ut antea) puis par l'élimination des désordres
auditifs; V. 30 occupe deux nuits consécutives, V. 84 se répète 4 ou 5 fois;
des désordres sont exclusivement auditifs: une voix menaçante ou
réconfortante dans Y. 11, Y. 12 (avec ricanements!), Y. 17, Y. 36 (au
milieu du déchaînement des éléments), Y. 92, Y. 21a, au total 7/64 et l/15a.
Le terme « vision » choisi par commodité et fidélité à la source (visa
est, visum, vidit . . .) suggère plusieurs transcriptions possibles qui se

1 Nous ne prenons en considération que les cas pour lesquels nous


disposons d'informations.
DÉLIRES ET VISIONS CHEZ LES INDIENS Dû MEXIQUE 461

voudraient scientifiques *, en fait qui se bornent à esquisser une approche


inéluctable, bref hypothèses, directions plus que certitudes; les clercs
du temps qui malgré tout s'interrogent sur le nahualisme (une illusion
des sens, une hallucination collective...)2 sont moins prolixes sur ce
point, voyez les considérations des jésuites en cette matière 3.
Une première famille de visions serait à ranger dans la catégorie
des délires alcooliques caractérisés par la conviction délirante de la
réalité des images oniriques; il s'agirait surtout d'ivresse délirante avec
persécution, forme de délire hallucinatoire exagéré par la tombée de la
nuit (6 cas sur 8), c'est un délire visuel (7/8) à nette dominante infernale
(5/8) et peuplé de monstres (Y. 7, V. 22 et V. 22a); quand le sujet ne
délire pas les tourments que subissent en Enfer des ivrognes « negros
y feos corno unos demonios » (V. 23) qui cuisent dans des chaudrons
de pulque (V. 54), il est glacé d'épouvanté (« temeroso y horrorizado »)
par des chiens et des loups effrayants, les animaux féroces étant d'ailleurs
parmi les symptômes courants de ce type de désordre.
Les délires de persécution semblent caractériser les 3/5 des cas
répertoriés; bien des fois ils sont assez voisins de la houffée délirante et de la
psychose hallucinatoire chronique (P.H.C.).
Les bouffées délirantes (ou psychoses hallucinatoires aiguës) se
définissent grossièrement par des hallucinations visuelles ou auditives où
prédomine le thème de la persécution, le sujet est souvent de sexe féminin4;
voyez par exemple V. 11. (Une femme adultère — ou pratiquant le
concubinage — est terrorisée par une voix « épouvantable »), V. 61. (Une femme
à Puebla voit sur son lit deux porcs qui vermillent et un grand taureau
sauvage). La P. H. G., variante du délire chronique, est vécue comme
une expérience agressive, imposée, envoyée de l'extérieur, c'est
fréquemment un délire d'influence et de persécution traversé d'hallucinations
cénesthésiques, voire douloureuses ou auditives: ainsi V. 24 (Un concubin

1 Nous reprenons la classification proposée par M. Hanus, Le G-uillou-


Eliet, Psychiatrie intégrée, fase. 1 et 2, Paris, 1972.
2 Cf. (5) J. de La Serna, Tratado . . ., p. 106 et Juan de Grijalva, Crònica
de la Orden de N.P.S. Augustin en las provindas de la Nueva Espana, Mexico,
1924/1930. — 717 p. — XCIV, p. 114/115 à titre d'exemple.
3 Cf. p. 5 et p. 475.
4 Sur la bouffée délirante, « désordre type » de sociétés relativement
simples, cf. (3) Gr. Devereux, Essais . . ., p. 71. Nous avions proposé de voir dans
des délires de sorcière des formes de bouffée délirante dans Recherches sur le
monde rural dans les Pays-Bas méridionaux (1480-1630), Thèse de l'Ecole des
Chartes, 1973, ex. dact.
462 SERGE GRTJZINSKI

a la sensation d'être égorgé par le Démon), V. 53 (Un monstre tente


d'étouffer un autre « amancebado »), V. 66 (Une femme de mauvaise
vie est traînée en Enfer où on lui brûle deux doigts, avant-goût des
tortures qu'on lui réserve), V. 82 (Un père qui martyrise sadiquement sa
fille est roué de coups par un « bulto negro y muy horrendo »), V. 86 (Un
adolescent dépravé est frappé à la poitrine par un vieillard courroucé),
V. 16a (Un monstre veut étouffer une indienne qui s'est mal confessée)...
Toutes les visions démoniaques sont susceptibles de passer dans
le groupe des délires d'influence et de persécution (formulés en terme
d'agression infernale), tous ne sont pas pour autant des bouffées
délirantes ou des P. H. C. x et rien ne permet d'affirmer que des indiens de
la fin du XVIe siècle présentent exactement les troubles observés et
catégories de nos jours. Plus simplement nous avons voulu montrer que ces
visionnaires sont en fait atteints de désordres variés qui se prêtent à
diverses formulations. Avant d'en finir, examinons un dernier «
diagnostic » possible bien que les jésuites distinguent nettement les visions des
rêves (Haeo somnia non fuisse multa alia declarant 2) les rêves pathogènes
et les rêves présages. Seraient des rêves prémonitoires, présages de guérison:
V. 72, V. 74; des rêves paihognomiques (ou symptomatiques qui suivent
la maladie) Y. 72, V. 74; un rêve pathogène; V. 66 (Une indienne rêve(?)
qu'on lui brûle deux doigts-à son réveil elle en a perdu l'usage) 3. Quelle
est la nature du lien entre le rêve et la maladie, nous sommes loin de
pouvoir y répondre et cependant on gagnerait fort à déterminer
l'influence de l'Occident sur la théorie indigène des rêves, appréhension
détournée du principe de causalité 4.
Les deux lectures pourraient se prolonger et s'affiner davantage:
nous les arrêtons volontairement ici, prêts à les reprendre dans un prochain
travail, car il nous suffit de constater que les visions relèvent
généralement d'une structure binaire susceptible d'exprimer des conflits subjectifs,
et qu'elles apparaissent chez des individus psychologiquement malades
et présentant un terrain favorable à l'éclosion d'un délire. Aucune de
ces lectures ne prétend épuiser la totalité du phénomène, la description

1 Les données paraissent écarter les délires paranoïaques et paraphxé-


niques, les premiers sont systématisés, vécus en pleine lucidité, interprétatifs,
les seconds, produits d'une pensée labile et fuyante, revêtent un caractère
fabuleux, esthétique et non systématisé.
2 V. 91, aussi V. 66 dont il est dit qu'elle n'est ni «suefio » ni « imagina-
ción »; Id. V. 92.
3 Cf. p. précédente une autre analyse envisageable: la P.H.C.
4 (3) G·. Devereux, Essais . . ., p. 332/333.
DELIRES ET VISIONS CHEZ LES INDIENS DU MEXIQUE 463

historique (ou ethnologique) du contenu chrétien est à sa manière aussi


partielle que le diagnostic psychologique et plus que des conclusions ces
approches suggèrent pour se rejoindre deux ensembles de considérations sur
— l'origine des images,
— leur assimilation par l'Indien.

L'origine et 1 'inculcation des images sont des questions trop


complexes pour qu'on les traite dans cet article; aussi délibérément
n'envisageons-nous qu'une situation précise, Vexcursio jésuite, qui a le mérite
d'éclairer, partiellement peut-être ,1e procès psychologique de la
transmission des images. On sait qu'une excursio est la mission temporaire
d'un jésuite (plus souvent deux) au sein d'une communauté indienne et
qu'elle s'ordonne autour de deux temps majeurs, le sermon et la
procession de pénitence; sa brièveté (une semaine environ) n'amoindrit pas
forcément l'efficacité du contact si l'on tient compte du principe de « préam-
plification » 1.
L'arrivée des jésuites revêt toujours des proportions surnaturelles:
combat de saint Michel contre le Démon, intervention de la Vierge,
assimilation des pères à des anges, arrêt de la sécheresse... Cette
dramatisation précède le sermon 2, elle en facilite certainement la réception. Il
serait essentiel d'étudier de très près le contenu et la forme de la
prédication, nos sources ne nous permettent qu'une approche sommaire et
ce n'est pas le projet de cet article; toutefois nous dégageons une triple
origine des images et des thèmes répertoriés plus haut: 3
a) le sujet des sermons,
b) les « visions commentées »,
g) l'exhibition d'images et d'objets.

a) Le sermon roule fréquemment sur la mort, l'Enfer et 1'« aima


condenada », le Jugement dernier, avec comme variantes les tourments
de l'autre vie 4;

1 « Une charge minime peut provoquer une réaction très grande parce
qu'elle est socialement préamplifiée puisqu'un seul élément évoque la structure
entière » dans (4) G·. Devereux, Ethnopsychanalyse . . ., p. 58.
2 Par exemple jésuites = anges dans AESI, Mex. 17, fol. 532, 543; saint
Michel contre les démons dans ARSI, Mex. 17, fol. 532.
3 Source partielle qui s'ajoute à une culture chrétienne de base qui a déjà
presque un siècle derrière elle.
4 La mort dans ARSI, Mex. 17, fol. 532v°, 418; Γ« aima condenada »
dans ARSI, Mex. 17, fol. 566 (Sierra de Metztitlân), 352 (région de Guanajuato);
464 SERGE GKUZINSKI

b) le discours ne se contente pas de présenter les éléments du


délire puisqu'il décrit le délire lui-même (= «la vision commentée))) tout
en lui conférant une valeur exemplaire; en quelque sorte il fournit un
modèle de structuration du matériel délirant, de fait le modèle chrétien,
culturellement valorisé et autorisé! A Tulancingo lors de l'arrivée des
jésuites (V. 14a) deux enfants noirs et monstrueux épouvantent les
indiens; le père reprend aussitôt la vision qu'il interprète comme une
ultime manifestation du Démon et une invite à la repentance, ce faisant il
dégage de la vision (pour les accentuer) tous les traits infernaux 1;
c) mais conscient probablement des failles d'une communication
exclusivement verbale, le jésuite recourt aussi à des illustrations matérielles:
« Corno son tan materiales (los indios) . . . para mover a un indio
ya se sacaba el lienso del alma condenada, ya alguna devota hechura
de un santo Christo, de un santo Ecce Homo, de Jesus Nazareno: era
indicible la moción que causaba en ellos la vista destos pasos bien pon-
derados en su ydioma . . . » 2. Outre ces représentations évoquons le
Christ sur la croix, l'ostension d'un crâne, voyez ce père qui prêche sur
«los desenganos de la muerte con una calavera en la mano, y fue tal
moción que todo era suspiros, gritos, llanto, golpes y bofetadas, quedando
muchos desmayados de la fuerza del dolor y sentimiento de sus culpas » 3.
La dramatisation baroque du message est sciemment recherchée d'autant
que l'auditoire s'y prête remarquablement « por ser esta gente que se
muebe mucho por lo exterior » 4 et qu'il ne reçoit pas passivement le
discours; la communauté réagit collectivement dans le cadre de processions
et de pénitences qui ont souvent des allures de psychodrame. Même en
faisant la part de l'hagiographie il est loisible de croire qu'une partie
de la communauté, sinon toute la communauté, passait par des états de
dépression et d'excitation accentuées allant de la douleur (dolor /lâ-
grimas/suspiros/ternuras/gritos/llantos/mar de lâgrimas) à la stupéfaction

les tourments dans MM, V, ρ .80 à Tepotzotlân: « No es possible emborrachar-


nos oyendo al padre lo que dice en el pùlpito de los castigos de la otra vida »;
dans V. 89 le sujet entend plusieurs sermons sur ce même thème, d'où grandis
enim ex celestium minarum denunciatione metus ae timor excruciat.
1 Bouches qui crachent des flammes, yeux qui lancent des étincelles . . .
2 ARSI, Mex. 17, fol. 536 v° à Tenancingo vers 1685/87; cf. aussi Mex.
17, fol. 566 (sierra de Metztitlân) le recours au « retrato del alma condenada
que solian sacar los padres en la pldtica del Infierno que dezian que essa sola
bastava para ponerles horror al pecado y moverlos a la confesión y enmienda
de sus culpas . . .», en outre Mex. 17, fol. 530, 352, etc.
3 A Tulancingo dans ARSI, Mex. 17, fol. 532 v°, vers 1685/87.
4 MM, III, p. 8, lettre du P. Hernân Vazquez au P. A. de Mendoza, le
25 mai 1585, Puebla.
DÉLIRES ET VISIONS CHEZ LES INDIENS DU MEXIQUE 465

(atónitos/pasmados) voire à l'effroi (espantados/atemorizados). Souvent


des déchaînements d'auto-agressivité: «pues no contentos con lâgrimas,
gritos, bofetadas se daban en la cabeza contra el suelo y las paredes y se
quedaban muchos sin sentido buen rato hasta después del sermon»1;
sans aller si loin « unos salian descalsos con sogas al cuello, otros con los
brasos atados a una biga, otros bestidos de cilicios y con coronas de es-
pinas, otros disciplinândose a sangre, otros cargando pesadissimas cruses
ο piedras » 2. Il s'instaure de la sorte une relation intense entre le jésuite
et la communauté que l'on pourrait interpréter comme une fixation (même
éphémère) sur le père en jouant volontairement sur les mots, voyez le
déchirement des fidèles au départ des religieux: « quedaban del todo des-
consolados con nuestra aussencia » 3, « y mas de una hora estuvo detenido
el padre que les avia platicado sin poder subir al aposento tanta era la
apretura y concurso de los naturales de que se veia por todas partes cer-
cado », le père tente une sortie discrète tôt le matin: en vain les indiens
s'en aperçoivent et lui font longtemps cortège « con tanta ternura y lâ-
grimas » 4.
Nous ne tenons là qu'une source parmi bien d'autres des images
du délire, il reste que cette insertion dans un contexte psychologique
particulier ajoute une forte charge affective qui facilite et précipite le
déclenchement des mécanismes que nous entendons retrouver.
C'est ici que les deux « lectures » que nous avons prétendu donner
viennent se rejoindre dans une interprétation qui met en œuvre
l'hypothèse de travail avancée dans l'ouverture de cet article. Car il faut bien
maintenant expliquer comment des images véhiculées dans des hystéries
collectives réapparaissent chez des individus psychologiquement malades
sous la forme de visions. Au départ, comme il y a le chaman, il y a le
jésuite.
Agent culturel externe, le missionnaire élabore inconsciemment 5
une standardisation des symptômes et du modèle d'explication en pla-

1 AESI, Mex. 17, fol. 536v°.


2 ARSI, Mex. 17, fol. 543 à Zimapân vers 1687/88.
3 Id., fol. 543v°.
4 Sur des comportements comparables: outre cette citation (Mex. 17, fol.
533, à Tulancingo vers 1685/87), voir MM, III, p. 19/20, à Jalatlalco vers 1585;
MM, III, p. 355/356, à Zumpahuacân en 1588; AESI, Mex. 17, fol. 566v°, à
Metztitlân et sa région vers 1688/89: « queriendo si fuesse posible tenerlos
siempre consigo ... ».
5 En ce sens qu'il ignore les théories de Gr. Devereux, ce qui n'exclut pas
le calcul et la manipulation: cf. p. 470, 471.
466 SERGE GRUZINSKI

çant sous une « étiquette » commune des désordres d'origine variée 1.


Comme le chaman fournit à son patient une série de symptômes resti-
tutionnels. Le procès est bien avancé quand le jésuite émet la réponse
(attendue) qui transforme l'interrogation en certitude:
— « Ella (la visionnaire) deseaba ... no ser enganada del demonio
y anadió que ella ni deseaba ni pedia a Nuestro Senor semejante cosa »
(V. 55); la question révèle à elle seule l'assimilation des concepts chrétiens:
— « Desseava le dixesse si lo que el Sefior por su misericordia
le avia mostrado era verdadero ο no, ο si podia venir de otra parte » (Y.
14). Ces situations relativement simples s'opposent à des évolutions
tourmentées, coupées de rechutes: une indienne idolâtre se confesse une
première fois — le démon revient (intimis angoribus discruciatam) — d'où
un nouveau recours à la Compagnie: miracle (mirum dictu), le sujet
recouvre enfin l'équilibre ad summam conscientie tranquillitatem redaeta . . .
(V. la). Dans Y.I on suit la disparition graduelle des symptômes
corrélative des progrès du sujet dans la confession (cf. p. 460,472).
Ainsi le procès s'achève quand la formalisation et l'explication du
délire sont suffisamment introjetées par le sujet pour qu'il accède au stade
de l'énoncé: la confession — la confession est à la fois une explication et
une résolution rituelle du conflit.
La formulation du conflit en termes culturels chrétiens tant par le
jésuite que par VIndien est en fait une re-formulation, voyons-y même
une élaboration seconde. C'est une re-formulation car ces mécanismes
opèrent au sein de deux cultures, celle de l'agent (jésuite), celle du sujet
(indien), en cela nous nous écartons du schéma de G. Devereux 2. C'est
une élaboration de « défenses secondaires » si l'on accepte que les «
défenses primaires » dressées contre le conflit originel et empruntées à la
culture indienne s'émoussent et requièrent la production de « défenses
secondaires » fournies par la nouvelle culture. En d'autres termes « une
rémission sans prise de conscience » (= les défenses primaires) prépare un
terrain favorable à l'acculturation dans la mesure même où elle « con-

1 Dans sa vision l'Indien ne voit ni l'ange ni la Vierge, il voit un


personnage qu'il identifie après coup (souvent avec l'aide du père) à la Vierge,
à un ange: Hic feminam conspicit eximia pulchritudine in cujus gremio puer
consimili specie par ejus exemplum in aede nostra . . . (V. 31).
Ajoutons que nommer les désordres c'est aussi les rendre prévisibles et
contrôlables dans le cadre de référence culturel. Sur l'incorporation fréquente
et aisée du surnaturel aux systèmes délirants, cf. (3) G-. Devereux, Essais . . .,
p. 74.
2 Qui fonctionne au sein d'une culture unique.
DÉLIRES ET VISIONS CHEZ LES INDIENS DU MEXIQUE 467

duit inévitablement à une exacerbation ultérieure du conflit


psychologique fondamental et entraîne une multiplication incontrôlable des
symptômes et des défenses » x.
La faillite des «défenses primaires » renvoie au problème de
l'effondrement, ou plus simplement de la crise des cultures indiennes que nous
ne saurions développer ici.
Quelques exemples contribueront à illustrer les divers aspects de
notre propos. Trois sorciers ne peuvent suffire à étayer une théorie mais
nous croyons bon d'esquisser cette direction de recherche qui pose que
le sorcier ou chaman est un être «gravement névrosé », «
psychologiquement malade » 2 comme nous l'avions suggéré plus haut. Si l'on admet
que les « défenses secondaires » qui surgissent en lui, à un moment donné
de l'évolution de sa névrose personnelle, peuvent constituer en une
reformulation apaisante et culturelle de ses conflits mais dans une autre
culture3, il devient alors plus aisé d'appréhender les cas suivants:
— Y. 5: Une sorcière âgée, au cours d'une transe (extra se facta)
consécutive à des pratiques magiques, se retrouve en Enfer; son délire
est formulé selon le code chrétien et ses « défenses secondaires »
fonctionnent si bien que le sujet passe de la sorcellerie à la dévotion exemplaire:
cum omnium exemplo vivat . . .
— Y. 21: « El demonio se avia apoderado del », ce sorcier renverse
la perspective et « voit » ses relations démoniaques sous l'angle chrétien
(comme sujétion au démon), il abandonne le rituel ancien (« unas mal-
ditas y descomulgadas oraciones ») pour le rite de la confession qu'il
réitère trois ou quatre fois.
— y. 51: Un sujet âgé « dystone par rapport à sa propre culture »
( = « le temian que les matasse ») 4 car on lui prête pouvoir de vie et de
mort sur la communauté, opère une substitution de pratiques rituelles 5
en devenant un ardent propagateur de la croix: « y después el mismo
persuadia a los demâs que pusiessen cruces en sus casas ». D'un surna-

1 (3) Gr. Devereux, Essais . . ., p. 22.


2 (3) Gk Devereux, Essais . . ., p. 15,16.
3 Cf. note 2, p. 466.
4 « Dystone », c'est dire (dans un eontexte mexicain) objet des craintes et
des ressentiments de la communauté, cf. par esemple ARSI Mex. 14, fol. 190v°
ou (5) J. de La Serna, Tratado . . ., p. 103.
5 « Pour exprimer, contrôler, réorienter ses pulsions et ses conflits il lui
(au chaman) suffit de recourir aux nombreux procédés de caractère
généralement rituel que la culture met à la disposition de ceux dont les conflits sont
de type conventionnel ...» dans (3) G·. Devereux, Essais ..., p. 17,18.
468 SERGE GRITZINSKI

tur el à l'autre: c'est là un cas significatif de détournement de pulsions


hostiles 1 réalisé à travers l'acculturation et au profit de la communauté,
analogue à l'inversion des pulsions sadiques chez le chaman qui se
spécialise dans l'art de guérir. Tels sont, grossièrement cernés, les mécanismes
d'une acculturation qui joue sur les réactions psychologiques d'un
individu névrosé.
Les deux versions de « La quête de l'épouse disparue » éclairent
différemment le procès de re-formulation; après la fugue de son épouse un
indien est plongé dans un état dépressif profond (anxietatibus circumdatus
dans V. 89): en «version indienne» il présente une forme de délire
provoqué par un hallucinogène 2 dans lequel un « viejo », incarnation de
l'olioliuhqui 3 finit par lui révéler la cachette de son épouse, ce sont les
mécanismes culturels originels qui fonctionnent alors qu'en « version
chrétienne », dans une situation semblable, le délire s'articule autour
de la Mort allégorique et européenne et du recours au clergé chrétien
(V. 89).
Entre ces deux expressions extrêmes il y a un espace onirique où
coexistent et circulent les formes les plus diverses; citons pour mémoire
des formulations précolombiennes des délires de persécution, les « Tlaca-
nechquimili . . . que no tenian pies ni cabeza . . . andavan rodando el suelo
corno un enaboltorio ceniziento dando vozes y gemidos corno enfermo » 4,
les victimes terrorisés « venian a morir en breve ο les succedia algun
desastre »; ou une « calavera de muerto que les saltava a las pantorillas
y, si corrian, corria tras ellos haziendo ruido corno una calavera » 5 . . .
Nous voilà proches du fantastique et de l'onirique européen, parmi les
« illusiones y burlas de Tezcatlipoca » le défunt « amortajado, quejândose
y gimiendo » 6 rejoint sans peine les spectres vengeurs de V. 65, V. 19,
V. 20. Glissements progressifs esquissés trop superficiellement ici et qui
mériteraient plus qu'un article.
Enfin une vision hors-série 7, « La sorcière crucifiée » nous ramène
vers le pôle chrétien et même au-delà. Une indienne au fond de la misère

1 (3) G·. Devereux, Essais . . ., p. 21.


2 Le peyotl; cf. (1) R. de Alarcón, Tratado . . ., p. 51.
3 Un hallucinogène encore mal identifié, cf. Martinez, Plantas médicinales
de Mexico. — Mexico, 1944, p. 505/508.
4 (5) J. de La Serna, Tratado . . ., p. 223.
5 Id.
6 (5) J. de La Serna, Tratado . . ., p. 224.
7 C'est à dire empruntée à une source non jésuite (5) J. de La Serna,
Tratado . . ., p. 237, la scène se déroule à Iguala vers 1617.
DÉLIRES ET VISIONS CHEZ LES INDIENS DU MEXIQUE 469

absorbe de l'olioliuhqui, un jeune homme lui apparaît qu'elle prend


pour un ange («que juzgó ser angel»), il promet de lui assurer sa
subsistance matérielle et des pouvoirs thérapeutiques: « curarâs las llagas »;
sur ce, il la crucifie: « estuvo el dicho mancebo toda la noche crucificân-
dola en una cruz que le dio y clavândole clavos en las manos y que,
estando la dicha india clavada en la cruz, el mancebo le ensenó los modos
de curar. . . a1. Il s'agit à première vue d'un délire syncrétiste: des
éléments amérindiens (vision chamanique, déclencheur biochimique) 2 sont
associés curieusement à une thématique chrétienne (la révélation de
l'ange, la mise en croix); en fait, le délire actualise un fantasme
masochiste contenu en puissance dans le mythe de la crucifixion. Disons que
cette fois le procès d'acculturation s'emballe et proprement déraille 3.
Un détour par les Augustins nous fera mieux comprendre: pour frapper
plus sûrement les esprits, l'augustin Antonio de Eoa se soumettait à
una série de mauvais traitements; il subissait volontairement les
invectives des indiens, s'humiliait pour des fautes fictives, se laissait mettre
à nu et rouer de coups; on lui versait de l'ocote4 sur les plaies avant de le
charger d'une lourde croix qu'il portait en foulant des braises . . . tout
cela périodiquement! Y a-t-il meilleur exemple d'une acculturation qui
en actualisant des fantasmes latents chez les indiens touche l'inconscient
donc l'essentiel1? Et une evangelisation ratée (« La sorcière crucifiée »)
peut faire une bonne acculturation 5.

1 Sur les répercussions de la vision: « Tuvieron quince dias continuos luces


encendidas en el oratorio ο aposento donde esto succedido en veneración y
assimiento de tan gran portento ».
2 Sur la vision chamanique: « de nombreuses tribus soulignent le caractère
douloureux des expériences psychiques qui marquent l'éclosion des pouvoirs
chamaniques . . . (leur) acquisition est souvent précédée d'un épisode
psychotique qui malgré ses aspects surnaturels n'en est pas moins en dernier ressort
un authentique désordre clinique » dans G-. Devereux, Essais . . ., p. 15 et 27.
(5) J. de La Serna, Tratado . . ., offre de nombreux exemples de ces «
épisodes psychotiques » ou « visions chamaniques » (cf. p. 86, 89, 101 . . .) qui, par
la forme, s'apparentent étroitement à la série étudiée dans cet article; nous
comptons les présenter ailleurs.
3 Relevons l'inversion généralisée:
grâce de Dieu (promise par le jeune homme) -» en grâce du Démon,
ange -> en faux ange = démon
subsistance spirituelle -> en subsistance matérielle
cure spirituelle -»en cure physique . . .
4 Une résine de pin.
5 Sur Antonio de Roa, cf. Juan de Grijalva, op. cit., p. 320 et sq. (voir
note 2, p. 461). Soulignons que l'extrojection d'une production subjective
470 SERGE GRUZrNSKI

Du bon usage des visions, ainsi pourrions -nous résumer la dimension


sociologique d'un phénomène que l'on ne saurait confiner à la relation
sujet indien/prédicateur-confesseur; au besoin un jésuite nous le rappelle:
Hoc visum fuit turn ipsi utile, turn jucundum aliis cum narraretur x que
nous décomposons de la sorte: pourquoi, comment circule la vision (hoc
visum) — ou mieux sa narration (narraretur) — entre le sujet {ipsi),
la communauté (aliis) et le narrateur de la Compagnie? L'introduction
du surnaturel chrétien au sein de la communauté indienne comme vécu
intime de l'un de ses membres (et non plus seulement comme expérience
passée et extérieure au milieu) est riche d'implications. On observe d'abord
que la lutte contre le surnaturel précolombien est menée sur son propre
terrain, il fallait éliminer « estas quimeras, ficciones y representaciones
diabólicas que el demonio les pone en la imaginación » 2; aux survivances
de toutes sortes, aux syncrétismes il fallait opposer des ripostes subtiles,
par exemple cette « manipulation » conçue près de Tepotzotlân à la fin
du XVIe siècle: des groupes d'indiens syncrétistes « ensenaban no ser
inconveniente cumplir con sus beneficiados y curas, con oir missas, ser-
mones, confesar y comulgar, ser devoto de Cristo nuestro Sefior y de Santa
Maria. . . con tal que ésto no les impidiese la adoración de sus idolos » 3;
à la même époque, un indien des alentours rapporte une vision
terrifiante: la terre tremble, une nuée se forme, une déesse lui apparaît et
profère quantité de menaces et de reproches contre lui et les mexicains,
taxés d'ingratitude (V. 28). On ne pourrait mieux suggérer un
paganisme exclusif, agressif et menaçant. Où placer la manipulation? dans
la déformation délirante de la réalité, dans un ajustement après coup
de la narration ou dans la propagation d'une version astucieusement
faussée? Haec et similia enarrata auxerunt Dei cultum (V. 28). Pour
faire pièce au syncrétisme ambiant les jésuites diffusent un récit dont
il importe peu qu'il soit fidèle aux dires de l'indien χ car en tout état de
cause cette narration est un « faux » culturel et un piège idéologique
ainsi formulable: «la vieille religion ne veut ni partage ni coexistence
— les indiens paieront cher leur trahison — une seule échappatoire:

(fantasme) et son attribution au domaine culturel (la Passion du Christ) confèrent


à cette conduite un caractère éminemment « convenable ». L'espace onirique
mexicain est le lieu de singuliers croisements. Citons-en un avant d'en finir:
la lutte de deux anges contre le nahual d'un sorcier qui s'est promis de tuer le
curé de la paroisse, dans Grijalva, op. cit., p. 117.
1 V. 30.
2 (1) E. de Alarcón, Tratado . . ., p. 52.
3 Cf. Fundacìón del Golegio de Tepotzotlân, p. 207, cit., dans MM, III, p. 311.
DÉLIRES ET VISIONS CHEZ LES INDIENS DU MEXIQUE 471

le Christianisme et ses rites protecteurs ». Un détail: à ce stade, la vision


ne ramène pas encore les divinités mexicaines au stéréotype unifiant
du démon, leur culte serait donc resté toujours vivace en cette fin de
siècle1? Mais l'impuissance du numen païen est manifestée par
l'efficacité même des défenses rituelles de l'indien: le signe de croix et la
récitation du symbole des apôtres.
En règle générale, la vision et le délire chrétiens ainsi répandus
contribuaient à retirer au sorcier le monopole exclusif de la
communication avec l'au-delà, ce pouvait être une atteinte à leur prestige; quand
une sorcière arrive près de Tepotzotlân l et qu'elle passe pour interpres
deorum et internuncia, elle compte en face d'elle des visionnaires qui sont
des médiateurs multipliés entre la communauté et la Vierge, Dieu ou
ses saints. L'impact est parfois encore plus précis, voyez V. 64: A demi
mort un indien de Mexico est conduit en Enfer et au Paradis; revenu.
à lui « trassudando . . . espantado », il décrit les tourments qui l'attendent
et qui de surcroît menacent une vieille sorcière très malfaisante (« muy
perjudicial ») et un travesti (« un indio principal que vivia muy distraydo
y se vestia corno muger quando se enborrachava »). Effets en chaîne,
l'indien se confesse et meurt, la sorcière suit la même voie car « pudo mâs
con ella el horror al lugar de tormentos » et le travesti se repent! La
narration de la vision déclenche donc une véritable opération
d'assainissement de la communauté: deux déviants de moins, une sorcière et un
travesti. A supposer que la condamnation du travesti et de la sorcière
ne soient qu'un ajout commode qui exploite une sanction miraculeuse
pour réduire un notable et un dangereux perturbateur2, l'effet demeure;
il est tout aussi concevable que l'indien lui-même ait exprimé dans son
délire une réprobation que d'ordinaire le système social (le respect du.
« principal ») ou culturel (la peur du sorcier) tend à refouler.
Nous croyons cependant que les implications polémiques de la
vision (ou du récit que l'on veut bien en donner) sont de moindre portée
que ses aspects proprement catéchistiques. Considérons à nouveau le
sujet indien, son angoisse qui culmine avec le délire se dissipe après la
confession (qu'elle soit unique ou étalée dans le temps), on décèle souvent
une nette amélioration physique; dans tous les cas, il y a résolution rituelle
du conflit par la confession mais aussi par la pratique du signe de croix,
de l'eau lustrale, la récitation de prières ou la célébration de messes 3.

1 Cf. ABSI, Mex. 14, fol. 230v°, vers 1599.


2 Le récit souligne l'empire de la sorcière sur les esprits de ces « simples
indios ».
3 Signe de croix et credo dans V. 28; célébration de messes dans V. 20;
invocations diverses dans V. 53, etc. . . .
MEFRM 1974, 2. 31
472 SERGE GRUZINSKI

Par là le rite est doublement fondé: aux yeux du visionnaire qui constate
son efficacité: deletis igitur per confessionem postea criminibus, nïhïl née
sensit nec vidit1; aux yeux de la communauté qui retient la disparition
du délire ou la guerison physique, preuve flagrante de l'intervention divine.
Exhausit rite que sibi mandata fuerant (V. 72) et la guerison suit
l'accomplissement du rite; l'épisode a plus qu'une signification exemplaire pour le
groupe puisqu'il est vécu au niveau du délire et du rite par l'un de ses
membres.
De surcroît, le rite de la confession n'est pas reçu indépendamment
du mythe qu'il actualise puisque le sujet est tenu de revivre ce mythe
en relisant ses comportements antérieurs selon une grille chrétienne:
impulsu tacta, perfussa lacrymis, omnes anteactae vitae culpas aperit (V. la)
au même titre que le patient moderne réorganise son univers en fonction
des interprétations psychanalytiques (*?). On sait qu'un rite mal
interprété peut se détacher du mythe qui lui correspond et perdre la
signification qu'il avait dans la pensée sauvage (ou la pensée chrétienne) 2;
par ailleurs l'introduction de la confession chez les indiens du Mexique
avait entraîné bien des confusions et des malentendus 3 qui n'étaient
pas sans rapport avec l'incapacité ou (et) le refus de concevoir l'autre vie
comme « gloria de los bien aventurados y castigo y pena de los malos » 4
pour reprendre les termes d'un jésuite affronté à ces survivances. Pour
preuve la persistance des rites funéraires, cet « abuso universal » 5 dénoncé
sans trêve et sans succès 6. On se souviendra enfin qu'en acceptant les
normes chrétiennes, l'Indien admet que ses ascendants grillent
misérablement en Enfer, une manière de « meurtre du père » qui ne va pas sans
« grande confussión de los mismos yndios que, por estar ya muy bien
ynstruidos, se ... avergonçaban de la ceguedad de sus padres que avian

1 Cf. V. 1.
2 Cf. Jean Cazeneuve, Spectacles rituels et changement culturel dans le
Nouveau-Mexique et V Arizona, dans Echanges et communications. Mélanges offerts
à Claude Lévi-Strauss, La Haye-Paris, 1970, t. I, p. 502 et sq.
3 Cf. Robert Eicard, La « conquête spirituelle » du Mexique., Paris, 1933.
p. 143/146.
4 ARSI, Mex. 14, fol. 457: il s'agit d'une «excursio» en pays otomi relatée
dans C. A. 1606.
5 ARSI, Mex. 17, fol. 537 (« Relación de la misión que los padres J. Pé-
rez y J. B. Zappa hizieron en los très partidos de Tulancingo, Sultepeque y
Tenancingo . . . desde el ano de 1685 hasta el de 1687 »).
6 ARSI, Mex. 15, fol. 385 dans le Michoacân; Mex. 15, fol 493v° dans
toute la région de Puebla; Mex. 17, fol. 537 dans celles de Tulancingo et
Tenancingo, etc . . .
DÉLIRES ET VISIONS CHEZ LES INDIENS DU MEXIQUE 473

sido enganado del Demonio » 1. Ces multiples obstacles accentuent


l'intérêt du processus qui se déroule sous nos yeux car la « relecture » est
d'autant plus intense qu'elle suit un délire qui a profondemment ébranlé
l'individu: il est « espantado » (Y. 7), « casi medio muerto » (V. 7), terrore
perculsus (V. 85), multis lachrymis confectus, plenusque trepidatione et metu
(V. 70) ... Délire qui revêt la forme dramatisée d'une lutte entre Dieu
et Diable à l'issue implicite: l'abandon au rite salvateur de la confession.
Et dans la mesure où l'Indien nourrit un délire qui le précipite en Enfer,
le jette devant le tribunal de Dieu et souvent lui donne un avant-goût
des tourments qui attendent son âme pécheresse, force est de constater
le degré d'intériorisation qu'atteint dans ce cas le système chrétien, c'est
dire ses mythes et les normes qu'ils véhiculent. Autrement dit, à l'instar
du chaman, chez le sujet visionnaire « la croyance se transforme pour des
raisons névrotiques en une expérience subjective encore que culturelle-
ment structurée de type hallucinatoire » 2 dont la communauté est le
premier spectateur.
Que cette expérience ait eu lieu dans la communauté ou hors d'elle,
c'est toujours le jésuite qui l'informe, directement en dirigeant la
confession du sujet, secondairement en mettant en circulation des récits. Au
centre de la double fondation du mythe et du rite le jésuite est confirmé
dans son rôle de médiateur entre l'Indien et le surnaturel; car si tant est
que chaque visionnaire devienne un médiateur spirituel, temporaire ou
confirmé dans son exemplarité 3, le jésuite demeure celui qui réconcilie,
qui explique et qui authentifie la vision, l'ange 4 qui descend sur le
pueblo, « Tu mismo corno Dios de boca » lance un tarasque dans un
castillan approximatif à un membre de la Compagnie 5. Il faudrait
reprendre ici les propos de Claude Lévi-Strauss sur les rapports décelables
entre la cure du chaman et celle du psychanalyste, on découvrirait peut-
être que le missionnaire opère une transition remarquable entre ces deux
pratiques et l'on comprendrait mieux pourquoi, parmi tant de spectres, les
ombres du sorcier et de l'analyste vinrent souvent hanter ces lignes 6 !

1 MM, Y, p. 420 dans la région de Puebla.


2 (3) G-. Devereux, Essais . . ., p. 25.
3 Par exemple V. 14.
4 Cf. note 2, p. 463.
5 MM, III, p. 109 à Pâtzcuaro.
6 Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale. Paris, 1958, p. 217 et sq.
Par exemple le patient moderne construirait un mythe individuel avec des
éléments tirés de son passé, l'indigène recevrait du chaman (de l'extérieur)
un mythe social indépendant d'un état personnel ancien et le jésuite fournirait
474 SERGE GEUZINSKI

A un certain point de vue, le jésuite comme le chaman trouve dans les


mythes « une sorte de chambre froide impersonnelle où les fantasmes
individuels suscités par les conflits intérieurs peuvent être entreposés »
et devenir « attributs de quelques personnages mythiques » 1, mais au
lieu de montrer qu'un mythe est un moyen de défense de l'individu nous
avons préféré inverser les termes et avancer qu'un moyen de défense
pouvait être un mythe, voire un mythe qui n'appartient pas à la culture
du sujet: il y avait dès lors acculturation, qu'elle soit négative dans
l'élimination des syncrétismes et du paganisme, positive dans l'inculeation d'un
rite doublé d'un mythe ou qu'elle exalte le rôle de l'agent acculturant.
Deuxième niveau de la narration, nous l'avons vu à plusieurs reprises,
la vision est le point de départ d'un récit dramatique édifiant qui la
répercute dans d'autres milieux pour (peut-être) provoquer d'autres
délires ou du moins leur prêter une formulation chrétienne. Nous avons
entrevu cet aspect avec « l'origine des images ». Soulignons que ce récit
ne nous est pas transmis tel quel par la source qui se borne à
indiquer sa mise en circulation sans plus; il arrive parfois néanmoins que nous
en soyons très proches, c'est le cas de « la quête de l'épouse disparue »
dont nous avions rappelé les sources autochtones et la version chrétienne 2.
Cette dernière nous parvient au travers d'une narration
exceptionnellement longue, dramatisée et dialoguée. L'époux désespéré rencontre la
Mort qui lui tient ce langage:
— Sum quidem ego Mors quae omnes convoco eosque post me defero . . .
Vae vobis, mortalibus qui maiori rerum temporalium quam animorum
dolore sensuque jactaminil
La Mort, congeriem ossium prorsus aridorum 3, l'indien semivivum . . .
horrent Ulis ac subrigent capelli. S'ensuit un débat sur les mérites, la
bienveillance et le désintéressement du confessenr jésuite, chaque
argument de l'indien est habilement contré par la Mort qui convainc
finalement le « héros » de s'en remettre à la Compagnie. Cette mise en scène
évoque la dramaturgie jésuite et par delà bien des « dramas liturgicos »
d'Espagne. Ce long récit fait lui-même référence à des narrations
antérieures qui auraient plongé le sujet dans un profond désespoir et ont bien

un mythe social (La vie éternelle et ses variantes) à un fidèle qui s'y insérerait
individuellement, les deux formes précédentes se combinant cette fois. La
place manque pour développer cette hypothèse comme elle le mériterait.
1 (3) Gr. Devereux, Essais . . ., p. 12.
2 Cf. p. 468.
3 Cf. p. 455.
DÉLIRES ET VISIONS CHEZ LES INDIENS DU MEXIQUE 475

pu nourrir son délire: il s'agit de sermons sur les peines qu'encourt le


pêcheur, sur les châtiments qui punissent une mauvaise confession, sur
le Démon et l'Enfer, discours si terribles que l'indien décide de fuir « dans
la contrée la plus reculée, là où nul ne le connaîtrait ». La relation ne
s'achève pas comme de coutume sur la confession de l'indien car il faut
qu'il retrouve son épouse qui redisparaît bientôt, laissant son mari aux
joies et au réconfort de la dévotion (mais elle ne perd rien pour attendre).
A côté de la vision commentée x ou de la vision dialoguée voici la « vision-
fleuve » qui fait défiler devant le sujet peut-être mais sûrement devant
l'auditoire une bonne partie de l'Enfer et du Paradis (V. 9): les damnés
et les démons, les tourments de l'Enfer et du Purgatoire, les anges et les
élus, « nifios, mancebos, virgenes... de yncreible resplandor », saint
Michel, la Vierge, saint Pierre et saint Jean, le Christ et sainte Madeleine
etc ... en quelque sorte une version « abridged and simplified » de l'au-
delà, qui à son tour, mise en circulation, propose à l'indien délirant une
gamme de conventions et de stéréotypes accentués par la narration et
aisément incorporables à son désordre.
Dernier niveau de la narration, celui qui évacue le visionnaire et la
communauté pour s'adresser à tout ce qui est non indien. Discours sur
l'acculturation et non plus acculturant, sur l'excellence de la Compagnie
et les faveurs du ciel, sur l'Indien qui en devient l'objet ambigu. A
l'inverse des considérations péjoratives d'un La Serna, ce discours paraît
dans son ensemble valoriser l'Indien et jusqu'au terme de la présence
jésuite quand le père Agustin Antonio Marquez louait les « dichosos
clymas donde se ha guarecido la innocencia desterrada de entre los que
llaman gentes de razón 2 ». Comment les visions viennent- elles
s'intégrer à ce discours1? « Las visiones eran taies que no supiera ella imaginarlas
ni se atrebiera a fingirlas ni es de créer que el demonio tubo parte en esta
obra » 3, la vision n'est ni une fiction ni un artifice diabolique; bien plus
non esse somniantis deliramenta sed divinae sapientiae salutares artes 4,
pas un délire mais l'œuvre de la providence. Plus que le constat d'un
phénomène, c'est l'affirmation des aptitudes spirituelles d'une
population confinée dans une ou des sous-cultures et largement méprisée:
« Estos miserables indios en el estado que oy estan quieren parecer chris-
tianos stendo idolâtras . . . tienen tanta diversidad de pareceres y son

1 Cf. p. 464.
2 ARSI, Mex. 18, fol. 262, lettre du vice provincial José Utrera sur la vie
du père Agustin Antonio Marquez du 9/12/1768.
3 Cf. V. 67.
4 Cf. V. 71.
476 SEKGE GRUZINSKI

de animo tan flacos * », gens faibles et inconstants, «gente liviana . . .


amigos de novedades » 2, nous pourrions multiplier les citations. En
revanche le discours jésuite met constamment l'accent sur le
christianisme exemplaire des indiens avec référence aux premiers chrétiens 3,
non sans une certaine emphase. Voyez la dévotion tarasque pour les
images: «Parece claro averlos escogido ïfuestro Senor para darles lo que
ha quitado a los de Alemania, Ingalaterra y otras partes » 4, rien moins
que situer les tarasques dans l'économie universelle du Salut; sur les
otomies si souvent déconsidérés «gente bien capaz y fâcil»5; on ne
compte plus les indiennes chastes et vertueuses 6, les dévots et les dévotes
magnum sane Christianis veteribus documentum, voire les acculturations
réussies: « Ή ο parecen hijos de indios » 7 . . .
Les visions participent de la même idéologie assez favorable à
l'Indien (même si parfois elles sont accueillies avec quelques réserves 8).
Elles prouvent par leur fréquence une maturité spirituelle qu'on était
loin de reconnaître aux indiens. Il importe de rappeler que durant ces
quarante années (1580/1620) les tendances indianophiles dans la
Compagnie s'exprimèrent vigoureusement autour d'un Tovar par exemple
(en matière de collèges d'indiens) 9, autour d'un Diego de Avellaneda
qui juge qu'un clergé indigène « seria de mucha eficacia para la institu-
ción y christianidad de los suyos » 10. De fait, si bien des projets
avortèrent, il n'en demeura pas moins un souci constant de la promotion
culturelle des indiens n. Cependant on voit bien que cette sympathie n'est

1 (5) J. de La Serna, Tratado . . ., p. 337, 338.


2 MM, II, p. 43, lettre du eanónigo Marin vers 1581.
3 AESI, Mex. 14, fol. 274v°: les indiens de San Gregorio à Mexico
donnent par leur dévotion « una viva representación de las vigilias que habian los
primitivos Christianos ».
4 MM, II, p. 524: à Pâtzcuaro « con las ymâgenes es extraordinaria la
devoción que tienen y todo su cuidado es procurarles las mexores que pueden
aver para sus yglesias y hermitas, gastando en eso mucho dinero . . . ».
5 MM, II, p. 380: le père Juan Diaz demande la «réduction » des otomies,
Mexico, 23/10/1584.
6 par exemple à Tepotzotlân en 1585 (MM, III, p. 42, 48) six indiennes
résistent à leurs agresseurs, souvent espagnols.
7 MM, IV, p. 237.
8 Cf. p. 5.
9 Jacques Lafaye, Une lettre inédite du XVIe siècle relative aux collèges
d'indiens de la Compagnie de Jésus en Nouvelle Espagne, dans Annales de la
Faculté des Lettres d'Aix-en-Provence, vol. XXXVIII, 1964, p. 9/21.
10 MM, IV, p. 560.
11 ARSI, Mex. 2, fol. 345/346v°: le Général rappelle au père Juan Lorencio,
provincial de Nouvelle Espagne, la tâche essentielle et première de la
Compagnie, le ministère des indiens; cf. aussi fol. 362v°, 396v°, etc . . .
DÉLIRES ET VISIONS CHEZ LES INDIENS DU MEXIQUE 477

pas dépourvue d'ambiguïté: plus l'Indien est valorisé, plus il se mue en


faire-valoir glorieux et silencieux des mérites innombrables de la
Compagnie qui sait réussir là où tous les autres se sont révélés impuissants.
Voyez ces missions pacificatrices x qui permettent souvent l'économie
d'un conflit.
Au lieu de conclure, nous reprendrons quelques-unes des pistes que
nous avons signalées au passage car c'est la seule conclusion qu'autorise
pour l'instant l'optique complémentariste: ordonner les méthodes
d'approche suivies ou simplement ouvertes. Et l'on retiendra avant toute
chose la richesse d'une source (si modeste et si lacunaire fût-elle) qui
suggère de multiples points de vue et divers niveaux d'interprétation.
Le schéma de G. Devereux a non seulement guidé la composition
du corpus (quelles questions?) mais, nous l'espérons, en a autorisé une
exploitation fructueuse sous l'angle des phénomènes d'acculturation:
— des indiens psychologiquement malades prêtent, sous l'action
des jésuites et dans certains contextes, une formulation chrétienne à leurs
délires: n'est-ce pas rendre compte pour des sociétés qui ressortent
arbitrairement de l'historien d'un fait ethnologique (le changement de culture)
et de ses composantes psychologiques. Quelles que soient les critiques que
suscitent l'Ethnopsychiatrie et l'Ethnopsychanalyse 2 (et qu'il serait trop
long d'exposer ici), il semble qu'en 1974 un historien des mentalités puisse
difficilement prétendre ignorer ces dimensions essentielles, au risque de
maintenir sa discipline à l'arrière-garde des sciences humaines.
Du côté de l'Ethnopsychiatrie, l'acculturation passe par la
reformulation de conflits sur lesquels tout reste à dire: distinguer d'abord, selon
la typologie de G. Devereux (Essais . . ., p. 13 et sq.), les désordres types
qui se rapportent au type de structure sociale les désordres ethniques
qui se rapportent au modèle culturel spécifique du groupe-les désordres
sacrés de type chamanique (où pourraient figurer les visions) — enfin
les désordres idiosyncrasiques ; de même l'acculturation de quel
inconscient31? l'ethnique ou l'idiosyncrasique1? Ruiz de Alarcón 4, entre autres,

1 Autour de Zimapân vers 1687 dans Mex. 17, fol. 543/545v°; dans les
zones minières dans MM, IV, p. 460; ARSI, Mex. 14, fol. 160, dans les « obrajes »
de Puebla dans Mex. 14, fol. 148, 459 etc. . . .
2 Et nos réserves personnelles: peut-on assigner au complexe d' Œdipe
une valeur universelle et soutenir la thèse de l'unité psychique de l'Humanité1?
Positions qui rendent possible une application historique mais que l'on aurait
tort de tenir pour démontrées une fois pour toutes. Il va de soi que nous ne
saurions ouvrir ici ce débat et que tel n'était pas notre propos.
3 (3) G·. Devereux, Essais . . ., p. 4 et sq.
4 (1) Euiz de Alarcón, Tratado . . ., p. 62 et sq.
478 SERGE GRTJZINSKI

aiderait à amorcer une théorie indigène du rêve, prélude obligé à une


étude du travail onirique qui indiquerait dans quelle mesure l'Indien
considère « ses rêves comme des allusions au mythe en question et cela
en partie parce que certains des restes diurnes qui les constituent se
rapportent au rituel et/ou aux chants et mythes afférents à ce rituel » x.
Du côté du structuralisme on gagnerait à suivre le cheminement
entre mythes et rites amérindiens d'une part, mythes et rites chrétiens
de l'autre, les combinaisons, les permutations ou les « contagions » selon
la terminologie jésuite entre deux pensées « sauvages » qui rivalisent dans
l'exploitation du surnaturel et du miraculeux; songez à ce prêtre, rien
moins que l'extirpateur d'idolâtries Jacinto de La Serna, qui combat
l'envoûtement d'une indienne en lui administrant un peu de l'os d'un
saint broyé dans de l'eau!2.
Il faudrait garder sans cesse à l'esprit la diversité profonde des
cultures indiennes face à une acculturation relativement standardisée et
nuancer les réactions en fonction des défenses culturelles dont dispose
chaque groupe et de l'intensité locale du stress: par exemple les tarasques
du Michoacân paraissent s'être acculturés plus massivement que les
autres ethnies. Faute de place et souvent d'informations, nous dûmes
négliger cette voie qui nécessiterait une longue présentation
ethnologique; à nos yeux ce n'est que partie remise.
Plus généralement, disons qu'il convient de mettre à jour les
ressorts cachés de l'évangélisation qui rendent le discours chrétien non
seulement assimilable mais encore acceptable en dépit des obstacles
linguistiques et conceptuels, mécanismes qui agissent au su et souvent à l'insu
de l'agent acculturant: jeu dramatique de la mission, plantations de croix,
autodafés, gestes simples et percutants qui se retrouvent curieusement
sur les deux rives de l'Atlantique 3. Une telle enquête doit s'étendre à
tous les ordres religieux 4 et si cette étude est centrée exclusivement sur
les jésuites c'est qu'elle est aussi l'appréhension d'un récit où la
Compagnie est à la fois ce « narrateur général » de l'histoire et son « narrateur

1 (4) G-. Devereux, Ethnopsychanalyse . . ., p. 238.


2 (5) J. de La Serna, Tratado . . ., p. 98/99.
De l'exemple que nous avons choisi il appert que l'acculturation
fonctionne à sens unique (culture chrétienne -» culture indienne) mais rien
n'empêcherait de rechercher les effets de ces contacts sur les membres de la
Compagnie, sur l'importance des visions dans le cadre de la spiritualité jésuite . . .
3 Jean Delumeau, Le Christianisme entre Luther et Voltaire, Paris, 1971.
p. 277.
4 En cours pour les Augustins. Ajoutons le clergé séculier d'un poids
croissant dès la fin du XVIe siècle.
DÉLIRES ET VISIONS CHEZ LES INDIENS DU MEXIQUE 479

original» (selon Lacan): celui qui raconte le premier récit et le récit des
récits variants; n'est-ce pas le déplacement de sa narration dans le champ
qui détermine tous les sujets: La Compagnie — le visionnaire — la
communauté — la Compagnie derechef11? Autre chose encore serait de
repérer comment cet énoncé combiné à d'autres (cléricaux et mondains)
rendit idéologiquement compatibles et acceptables la violence nue de
l'exploitation économique et la morale évangélique 2. A la différence de
la Psychanalyse et de l'Ethnologie, l'Histoire est d'abord une narration
à plusieurs niveaux, chacun porteur d'effets 3. Cela complique
singulièrement la tâche du chercheur car en même temps qu'il joue à
l'ethnologue et au psychiatre il lui faut entreprendre une « critique de l'économie
narrative » sans laquelle non plus il n'est pas d'histoire des mentalités 4.
« Le complémentarisme n'exclut aucune méthode, aucune théorie
valables — il les coordonne » 5; il exige des analyses de longue haleine
sans proportion avec ce court essai; surtout irrespectueux des terrains de
chasse méthodologiques il évite pourtant de sombrer dans l'éclectisme.

Serge Grttzinski

BIBLIOGRAPHIE ESSENTIELLE

Pour alléger le texte, quelques ouvrages fondamentaux souvent mis à


contribution :
(1) Ruiz de Alarcón, Pedro S. de Aguilar, Gronzalo de Balsalobre, Tra-
tado de las idolatrias, supersticiones , hechicerias y otras costumbres de las razas
aborigènes de Mexico, Mexico, 1953. 477 p.
— nous utilisons ici de Alarcón le tratado de las supersticiones y
costumbres gentilicas . . .
(2) Francisco Javier Alegre s.j., Historia de la Provincia de la Compania
de Jesus de Nueva Espana. T. I à IV. Rome, 1956-1960.
— nouvelle édition par E. J. Burrus et F. Zubillaga s.j.

1 Un peu à la façon de la lettre volée dans J. Lacan, Ecrits I, Paris, 1971.


p. 25 (« Le séminaire sur la lettre volée »).
2 Enoncés contradictoires comme le furent les politiques d'acculturation.
3 Nous avons tenté de le montrer p. 449, 470.
4 Sur les traces de Jean Pierre Faye, Théorie du récit. Introduction aux
langages totalitaires, Paris, 1972.
5 (4) Gr. Devereux, Ethnopsychanalyse . . ., p. 21.
480 SERGE GRTJZINSKI

(3) G-eorges Devereux, Essais d'Ethnopsychiatrie générale. Paris, 1970.


394 p.
(4) G-eorges Devereux, EtJinopsyciianalyse complémentariste. Paris, 1972.
282 p.
(5) Jacinto de la La Serna, Pedro Ponce, Pedro de Feria, Tratado de las
idolatrias, supersticiones , hecMcerias y otras costumbres de las razas aborigènes
de Mexico. Mexico, 1953. 463 p.
— nous utilisons ici le Manual de ministro s de Indios ... de La Serna.
(6) Felix Zubillaga s.j., Monumenta Mexicana. T. I. à Y. Rome ,1956-1973:

ABRÉVIATIONS

AHPM Archivo histórico de la provincia de Mexico S. J.


AH SI Archivum historicum Societatis Jesu.
APT Archivo de la provincia de Toledo S. J. (Madrid).
ARSI Archivum Romanum Societatis Jesu.
MM Monumenta Mexicana.
Mex. Provincia mexicana in « Assistentiae et Provinciae » de TARSI.
C.A. Carta Anua.
L.A. Litterae Annuae.

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