Psychoses Et Affections Nerveuses
Psychoses Et Affections Nerveuses
Psychoses Et Affections Nerveuses
GILBERT BALLET.
Paris, 15 décembre 1896.
PREMIÈRE LEÇON1
SOMMAIRE. La pathologie mentale est une science de faits. — Elle se développe parallèlement à
la psychologie, mais ne lui est pas subordonnée. — L’analyse minutieuse des troubles mentaux
est la condition première du diagnostic en psychiatrie ; elle n’en est pas la condition
suffisante. — Nécessité de l’exploration des différentes fonctions organiques et importance dans
certains cas des troubles dits somatiques. — Rôle de l’anatomie pathologique et de la
pathogénie. — Importance actuelle de la notion d’évolution des troubles dans le classement des
types morbides.
MESSIEURS,
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Bien que l’élude des troubles mentaux doive sans conteste (soutenir le
contraire serait un non-sens) tenir la première place en psychiatrie, elle,
n’est pas, elle ne doit pas être le seul objectif du clinicien. Si l’on s’y
bornait, on pourrait faire une séméiologie parfaite des délires, on ne ferait
pas la pathologie des vésanies : l’aliénation mentale ne saurait être réduite
au rôle d’une psychologie morbide.
Les troubles cérébraux, en effet, s’accompagnent souvent d’autres
désordres organiques qu’il est important de rechercher. Ces désordres
tiennent à plusieurs causes : tantôt ils se sont développés sous l’influence de
la cause même qui a produit la folie ; c’est ce qui a lieu, par exemple, dans
l’alcoolisme, où la dyspepsie, les troubles hépatiques peuvent, quoique ce
ne soit pas habituel, accompagner les troubles mentaux.
D’autres fois l’on relève l’existence de lésions viscérales qui ne sont pas
sans avoir joué un certain rôle dans la genèse des délires : c’est le cas de
certaines altérations du rein, du foie ou du cœur, par exemple. L’importance
de ces lésions a été singulièrement exagérée par l’école organicienne
allemande. Réagissant contre la tendance de l’école de Heinroth, qu’on a
improprement appelée l’école psychologique et qu’il serait plus juste de
dénommer l’école métaphysicienne, Nasse, Jacobi et quelques autres ont été
amenés à assigner à certaines lésions viscérales coïncidant avec la folie, un
rôle étiologique que nous ne saurions admettre ; l’existence des folies dites
sympathiques n’est pas, à mon avis, établie sur une base bien solide. Quoi
qu’il en soit, chez certains individus qui n’attendent pour délirer qu’une
occasion, toute lésion viscérale, toute perturbation du jeu des fonctions
organiques, peuvent être des circonstances adjuvantes qui favorisent ou
même provoquent l’éclosion des troubles mentaux Les méconnaître
conduirait à porter un diagnostic incomplet et à formuler des indications
thérapeutiques insuffisantes.
Enfin, fréquemment certaines formes de folie sont accompagnées de
symptômes somatiques qui font partie habituelle de leur cortège
symptomatique et dont l’étude présente la plus haute importance. J’aurai
trop souvent à vous parler des vices de développement de certains organes
qui coïncident avec les folies dites de dégénérescence, des modifications
pupillaires, des troubles de la parole et autres qu’on observe dans la
paralysie générale, pour m’y arrêter ici. Mais je tiens à signaler rapidement
à votre attention les nombreux troubles organiques qu’on constate dans la
mélancolie. La malade que voici nous les présente au grand complet. Je ne
vous indique qu’en passant les altérations de la sensibilité qui est obtuse,
des mouvements qui sont d’une lenteur remarquable, car ces troubles sont
connexes au désordre mental ; mais les fonctions digestives s’accomplissent
d’ordinaire très mal chez les mélancoliques : la langue est saburrale,
l’haleine fétide, les fonctions gastriques défectueuses, la constipation
opiniâtre. La respiration est lente et moins ample qu’à l’état normal : vous
pouvez en juger par le tracé pneumographique que je mets sous vos yeux.
La circulation se fait mal ; de là ces congestions et ces œdèmes
périphériques que vous voyez chez cette malade. Les sécrétions sont
ralenties ou altérées : l’urine est modifiée dans sa composition : elle
renferme en plus grande abondance les phosphates terreux (Mairet) ; son
degré de toxicité n’est pas le même qu’à l’état normal ; sur ce point, il y a à
poursuivre des recherches intéressantes : je vous communiquerai, un de ces
jours, les résultats de celles auxquelles nous sommes en train de nous livrer.
Cette énumération sommaire suffit à vous montrer qu’au moins dans la
lypémanie, le trouble des émotions et de l’intelligence s’accompagne de
désordres importants du côté des divers appareils organiques.
On est même en droit de se demander si ces désordres ne sont pas
primitifs et si ce ne sont pas eux qui engendrent et conditionnent le trouble
émotif. Il semble bien, en effet, que l’émotion, comme James et Lange l’ont
soutenu, ne soit que la conscience des phénomènes organiques qui
l’accompagnent.
Il y a plus : certains signes physiques permettraient, dans quelques cas,
de vérifier objectivement la réalité des troubles subjectifs. M. Féré a insisté
sur les plis de la peau et les expressions de la physionomie qu’on observe
chez les hallucinés ; MM. Séglas et Vigouroux ont montré que, dans la
mélancolie, la résistance électrique est accrue. Je n’irai pas jusqu’à dire,
comme on l’a écrit récemment3, qu’en dehors de la constatation des signes
physiques, il n’y a (en pathologie mentale) qu’incertitude ; une pareille
assertion peut être tenue pour une évidente exagération. Il n’en est pas
moins vrai que la constatation des signes analogues à ceux dont je viens de
vous parler a une grande importance.
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Mais dans un grand nombre de cas, le plus grand nombre jusqu’à présent,
ni l’anatomie pathologique, ni la pathogénie ne viennent à notre secours
pour ce travail de classement. C’est alors qu’intervient un élément de
différenciation précieux, je veux parler de l’évolution des troubles mentaux.
Voici trois malades qui, toutes les trois, ont présenté, à un moment donné,
une symptomatologie identique aux détails près : toutes les trois ont été des
maniaques. Mais, chez la première, il n’y a eu qu’un seul accès, en dehors
duquel on n’a relevé aucun incident pathologique, aucun trouble de
l’intelligence ou du caractère digne d’être noté. Chez la seconde, il y a eu
plusieurs accès de manie, tous apparus à l’occasion de chagrins ou
d’émotions ; et, dans l’intervalle des accès, la malade reste une anormale
avec intelligence faible et mal équilibrée. Quant à la troisième, elle a
présenté, elle aussi, une série de crises de manie, alternant d’ailleurs d’une
façon irrégulière avec des crises de mélancolie. Ces crises sont survenues
sans cause provocatrice aucune, et se sont reproduites de loin en loin avec
une régularité quasi-fatale, ne laissant subsister lorsqu’elles ont disparu,
aucune tare mentale appréciable. Or, ces malades relèvent de trois types
nosologiques différents : chez la première, l’accès de manie a été un
accident fortuit, il s’agit là de la manie proprement dite ; la seconde est une
dégénérée avec accès temporaires d’excitation ; la troisième est affectée de
ce qu’on appelle aujourd’hui la folie intermittente. La symptomatologie du
délire, abstraction faite de l’évolution, eût été, vous le voyez, impuissante à
nous donner la caractéristique de ces trois psychoses fort différentes les
unes des autres, en dépit des ressemblances momentanées de physionomie
et d’allure.
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Si nous jetons un coup d’œil en arrière sur les notions que je n’ai pu
qu’esquisser, que nous apprennent-elles ? Tout d’abord que l’étude de la
pathologie mentale ne consiste pas seulement dans celle de la psychologie
morbide, et qu’il ne faut jamais perdre de vue les troubles physiques qui
accompagnent souvent les désordres mentaux. La science doit viser sans
doute à une analyse de plus en plus délicate des éléments psychopathiques,
mais elle doit aussi se proposer pour objectif d’observer avec une minutie
de jour en jour plus grande, les réactions organiques concomitantes ou
secondaires aux troubles intellectuels. Soyons psychologues dans la mesure
de nos moyens, mais n’oublions pas de rester médecins.
Nous avons vu, en outre, que la symptomatologie ne suffit pas à nous
permettre de constituer des espèces morbides. L’anatomie pathologique, la
pathogénie et, à leur défaut, la connaissance de l’évolution des troubles
mentaux nous apportent, à ce point de vue, des secours dont j’ai cherché à
vous montrer à la fois l’insuffisance et l’utilité.
Dans la triplé voie, qui s’ouvre à nous, d’analyse psychologique, d’étude
des manifestations physiques primitives ou secondaires des vésanies, de
classement nosologique de ces maladies, il y a beaucoup à faire. Le champ
est aride, mais il est vaste pour ceux que tenteraient de semblables études.
Je vous convie donc à venir, cette année, avec nous, non seulement
apprendre ce qu’on sait, mais, si vous vous en sentez le goût et le courage,
rechercher ce qu’on ne sait pas encore.
LE DÉLIRE DE PERSÉCUTION A
ÉVOLUTION SYSTÉMATIQUE
MESSIEURS,
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Les persécutés que je viens de vous présenter sont des persécutés très
spéciaux, ayant passé ou appelés à passer par une série de phases connues
d’avance, sur l’ordre de succession desquelles tous les auteurs sont
d’accord, sauf divergences de détail qui m’arrêteront dans un instant. Ce
sont bien des délirants chroniques comme les appelle M. Magnan, mais des
délirants chroniques dont le délire évolue avec régularité et d’une façon
systématique.
Tous les persécutés sont-ils identiques aux précédents ? Non, Messieurs ;
il s’en faut de beaucoup.
Je vais vous montrer une troisième malade qui, bien qu’atteinte, elle
aussi, du délire de persécution le mieux caractérisé, s’est comportée de tout
autre façon que Peyr... et Mme B...
Cette femme, Rosalie C..., âgée de quarante-sept ans, est entrée à la
clinique le 20 mai dernier. Elle n’a jamais été bien intelligente ; elle est
allée à l’école pendant cinq ou six ans, et pourtant elle sait à peine lire et
écrire. Elle déclare elle-même qu’elle n’aimait pas l’étude et préférait le
travail manuel. Elle a toujours eu un caractère difficile, ne s’entendait pas
avec ses frères et sœurs, qui avaient même cessé de la voir. Au moment de
la puberté, elle a eu la danse de Saint-Guy, et un peu plus tard trois ou
quatre attaques de nerfs.
Ses antécédents héréditaires ne sont pas très chargés : il n’y a pas
d’aliénés dans la famille ; le père, mort à soixante-cinq ans, était violent et
emporté ; la mère a succombé à soixante-quinze ans, hémiplégique.
Remarquez que les oreilles de cette femme sont mal ourlées. Cette
malformation serait fréquente dans la famille : elle existerait ou aurait
existé, paraît-il, chez la mère, chez une sœur et un frère.
Il n’y a guère plus de deux ans que la malade, qui, jusque-là, avait mené
une existence régulière, à présenté les premiers signes de dérangement
mental. Elle s’imagina qu’un instituteur, son voisin, l’avait remarquée, et
elle se mit à lui faire des avances. Elle recherchait toujours les occasions de
le rencontrer et se promenait chaque jour devant l’école, épiant le moment
où il sortirait. Puis des désordres plus sérieux ne tardèrent pas à se
manifester : des idées de persécution apparurent, qui ont persisté depuis et
qu’elle raconte, comme vous allez pouvoir en juger, sans la moindre
difficulté.
Une bande payée par les royalistes, et dont l’instituteur est un agent actif,
s’acharne après sa personne. Ses ennemis ont placé près d’elle, dans sa
maison, une femme chargée de la surveiller. Elle prétend que cette personne
a voulu l’empoisonner : à différentes reprises, il lui est arrivé d’accepter
d’elle un verre de rhum ; chaque fois, elle a été prise de somnolence et
d’étourdissements ; tout cela ne lui semble pas naturel.
On agit sur elle par le magnétisme ; on l’endort et on profile de son
sommeil pour s’introduire chez elle et se livrer sur sa personne à des actes
indécents. Elle est convaincue qu’elle a été plusieurs fois enceinte et qu’on
l’a fait avorter. Elle a reconnu qu’elle avortait parce qu’elle perdait du sang
comme au moment des règles, et ressentait des picotements dans le corps.
Elle affirme qu’on lui avait fait avaler une sangsue pendant qu’elle
dormait, et cette sangsue lui occasionne des douleurs à l’estomac et de la
rougeur à la face.
Au reste, remontant le cours de son existence, Rosalie C... a édifié tout
un roman morbide rétrospectif. Son mari est mort il y a une dizaine
d’années : ce sont ses ennemis qui l’ont fait disparaître. Elle a perdu, il y a
quinze ans, un enfant, mort à l’hôpital : dans sa pensée, la bande a enlevé
cet enfant et substitué le cadavre d’un autre qui lui a été présenté comme
celui de son fils. Elle rend l’instituteur responsable de toutes les
machinations dont elle est victime et, il y a quelque temps, sous l’influence
de cette idée, elle est allée attendre cet homme à la porte de l’école et a tiré
sur lui deux coups de revolver. C’est à la suite de ces violences qu’elle a été
arrêtée et dirigée sur Sainte-Anne.
Rosalie C... n’a pas d’hallucinations : au moins n’en avons-nous pas
constaté. Tout se borne chez elle à des interprétations délirantes : c’est une
particularité qui mérite de ne pas passer inaperçue.
De même que nous avons pu opposer l’un à l’autre ces deux persécutés
purs, de même il nous est possible d’opposer à R..., persécutée arrivée à la
phase de délire ambitieux, des persécutés ambitieux d’un autre ordre.
Voici une malade avec laquelle j’ai déjà eu l’occasion de vous faire faire
connaissance : c’est cette femme, âgée aujourd’hui de cinquante-huit ans,
qui se dit fille du roi des Belges. Je ne reviendrai pas sur tous les détails de
son histoire, que vous connaissez ; je vous rappellerai seulement les
principaux.
Les antécédents héréditaires nous sont inconnus. Quant aux antécédents
personnels, nous savons que la malade était peu intelligente et douée d’un
caractère irascible. Elle ne sait ni lire ni écrire, bien qu’elle soit allée à
l’école pendant six ans.
En 1882, elle présenta des symptômes de dépression mélancolique avec
idées de persécution et hallucinations de l’ouïe. Envoyée à Sainte-Anne,
elle fut dirigée sur l’asile de Vaucluse où elle passa six mois. Elle en sortit
très améliorée et put reprendre son travail. Mais, neuf mois plus tard, en
juillet 1883, elle fut reprise d’un accès analogue au premier ; cette fois, on
l’interna à Ville-Évrard, où elle resta deux mois et d’où elle sortit
améliorée, mais non complètement guérie. En novembre 1891, nouvelle
poussée délirante, mais l’accès différé à quelques égards des précédents. Il
n’y a plus de dépression mélancolique, mais, au contraire, une grande
activité délirante. La malade est en proie a des idées de persécution avec
hallucinations auditives et, en même temps, à des idées de richesse et de
grandeur. Ces deux ordres de conceptions fausses, qui se sont développées
parallèlement il y a deux ans, persistent encore aujourd’hui. Elle nous
raconte qu’on a assassiné son fils, qu’on a empoisonné sa fille. On a tenté
plusieurs fois de l’empoisonner elle-même. Elle s’en est aperçue à de
mauvais goûts qu’elle a dans la bouche, au gonflement de la langue et du
cou. A Sainte-Anne, depuis son entrée, on aurait essayé sur elle 32 poisons.
La malade se plaint violemment de sa séquestration : elle croit que ce sont
ses ennemis, notamment son mari, qui en sont les auteurs. Ce dernier a
dépensé les revenus de sa femme avec des concubines : elle reconnaît dans
la salle six de celles-ci.
En même temps que persécutée, vous ai-je dit, cette malade est une
délirante ambitieuse. Elle possède de nombreuses maisons à Paris et en
province ; elle a des valeurs considérables. Léopold, roi des Belges, qui est
son père, lui aurait envoyé 100.000 francs. Louis-Philippe l’a constituée son
unique héritière ; il était son grand-père paternel, et Charles X son grand-
père maternel.
Léop..., comme R..., est, vous le voyez, une persécutée mégalomane,
mais chez elle le délire s’est installé et développé tout autrement que chez la
première malade. Il n’a pas évolué d’une façon progressive, mais par
poussées successives, séparées les unes des autres par des périodes
d’accalmie et même de guérison apparente. De plus, les idées de grandeur,
au lieu de se mêler tardivement aux idées de persécution, les ont
accompagnées d’une façon précoce et ont, pour ainsi dire, marché
parallèlement avec elles.
A n’envisager donc que l’évolution des troubles mentaux, Léop... est très
différente de R..., chez qui la systématisation délirante s’est édifiée avec
lenteur et d’une façon progressive.
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J’ai cherché, Messieurs, à discuter avec impartialité les faits plus encore
que les doctrines, suivant la règle que je me suis imposée au début de ces
leçons. En mettant en relief les cas intermédiaires, je pourrais dire les
formes frustes qui montrent qu’en pathologie mentale les espèces morbides
ne sont pas toujours limitées par des arêtes vives, je ne voudrais pas
cependant vous avoir fait perdre de vue les types. C’est, en effet, la
connaissance des types qui nous permet de nous orienter en clinique comme
en nosographie. A ce titre, les caractères du délire de persécution à
évolution systématique, tels qu’ils existent dans les formes les mieux
accusées, doivent rester présents à vos esprits. Voilà pourquoi, tout en vous
montrant ce que leur valeur a de relatif, j’ai tenu à vous les bien faire
connaître tout d’abord. Leur description repose sur des faits attentivement
observés, dont il serait aussi regrettable de voir nier la réalité que dangereux
d’exagérer la portée.
1 Leçon recueillie par M. le Dr PACTET, chef de clinique à l’asile Sainte-
Anne (juin 1893).
2 On trouvera, les idées do M. Magnan et de ses élèves exposées dans les
travaux suivants
a) MAGNAN, Leçons ; in Gaz. méd. de Paris, 1877 ; in Progrès
médical, 1887-91.
b) P. GARNIER, Des idées de grandeur dans le délire de persécution.
Th. Paris, 1877.
c) GÉRENTE, Considérations sur l’évolution du délire dans la vésanie.
Th. Paris, 1883.
d) MAGNAN et SÉRIEUX, Le délire chronique à évolution systématique
(Encyclopédie scientifique des aide-mémoires). Masson, 1892.
e) Discussion à la Soc. méd.-psych. de Paris, 1888.
3 Des idées de persécution et de la psychose systématique chronique
progressive (délire chronique). (Leçon faite à l’hôpital Necker, in Semaine
médicale, 1888.)
TROISIÈME LEÇON1
MESSIEURS,
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Les faits dont nous venons de nous occuper ont trait à des cas de délire
partiel chez des dégénérés. Si l’on envisage ceux dans lesquels les idées
hypochondriaques ou de culpabilité s’associent à la dépression
mélancolique, on voit, quand on peut suffisamment analyser les symptômes,
que les idées de persécution s’y présentent quelquefois avec les caractères
de celles dont je viens de parler. M. Blin2 a nettement indiqué la chose, sans
y insister suffisamment à mon sens. » Si le malade, dit-il, après avoir
indiqué son idée de persécution, donne pour explication que des ennemis
veulent le dépouiller et auparavant le faire disparaître, on a
vraisemblablement affaire à un persécuté vrai. De même, s’il répond qu’on
l’empoisonne parce qu’il a commis des crimes, il y a bien des chances que
ce soit un mélancolique. Nous avons vu ce caractère égoïste du persécuté
qui accuse les autres, tandis que le mélancolique s’accuse. » C’est une
particularité que, pour son compte, M. Séglas s’est attaché à mettre en
relief. Au reste, divers auteurs et Schüle, notamment, avaient déjà fait
ressortir la différente profonde qu’il y a entre les idées de persécution des
délirants systématiques et celles que présentent quelquefois les
mélancoliques. « Le mélancolique, dit cet auteur, souffre par les autres
auxquels il s’est livre lui-même ; ils lui veulent du mal parce qu’il est un
misérable. »
Un fait que je résume vous montrera la justesse de cette remarque. A la
vérité, il ne s’agit pas ici d’un cas de mélancolie franche, mais plutôt d’une
poussée délirante à allures mélancoliques chez un héréditaire.
Od... a vingt-sept ans. Son grand-père maternel était sujet à des crises de
mélancolie. Il a les lobules de l’oreille adhérents ; les testicules sont très
petits, mais il faut noter que le malade aurait eu naguère des oreillons avec
orchite double. Vers l’âge de quatorze ans, fièvre typhoïde assez grave.
Reçu à l’École Centrale en 1883, il fait, peu de temps après, son volontariat
et aurait eu au régiment une première crise très légère de mélancolie. En
1884, il fait sa première année d’école. Aucun incident. En janvier 1886, il
accuse une grande fatigue, est pris de tristesse et d’inquiétude. Il croit qu’on
lui cache quelque chose, qu’on le soupçonne d’un fait blâmable. Il
interrompt son travail, suit un traitement et guérit au bout d’un mois. Il reste
bien portant jusqu’en 1890. A cette époque, au mois d’avril, il a un léger
retour des mêmes idées fixes et de la même tristesse et se guérit en quelques
jours. Il retombe en octobre 1890 ; c’est à cette époque que nous le voyons.
La crise se présente, nous dit-on, avec des caractères identiques à ceux des
crises antérieures. Au moment de notre examen, elle remonte à trois
semaines et paraît déjà en voie d’amélioration. Od... nous raconte qu’au
début de cette crise il lui semblait qu’autour de lui ses camarades, par leurs
gestes, leur langage, manifestaient une sorte d’hostilité, le tournaient en
dérision. Il ne parait pas avoir eu d’hallucinations, mais simplement des
illusions.
Ayant constaté ces dispositions malveillantes, il a cherché d’où elles
pouvaient provenir. Il a fini, après s’être arrêté à diverses interprétations,
dont il n’a pu garder le souvenir, par penser que l’attitude de son entourage
avait pour origine et raison le fait suivant : il se serait, un jour, masturbé
dans un compartiment de chemin de fer. Il suppose qu’on l’aura aperçu, que
la chose se sera sue. De là l’ironie avec laquelle on l’accueille et la
malveillance qu’on lui témoigne.
Remarquez que chez tous les malades dont je viens de parler les
préoccupations hypochondriaques se rapportent aux organes génitaux, et les
idées de culpabilité à des excès génésiques authentiques ou supposés.
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MESSIEURS,
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Quel pronostic faut-il porter chez cet homme, et qu’y at-il à augurer de la
marche de son affection ? En ce qui concerne la tendance aux exhibitions,
bien qu’elle soit susceptible, comme toutes les impulsions morbides,
d’atténuations temporaires, il est à craindre, vu son ancienneté et sa
persistance jusqu’à ce jour, qu’elle ne se manifeste à noir veau quand le
malade, rendu à la vie libre, se trouvera exposé, comme par le passé, aux
occasions qui la sollicitent. Il est certain que s’il est une condition qui soit
favorable à sa disparition au moins momentanée, c’est l’isolement à l’asile,
loin des sollicitations de la vie courante. Nous avions ici, il y a quelque
temps, un malheureux impulsif qui était obsédé du désir impérieux
d’accoster dans la rue toutes les femmes bien mises, à la condition qu’elles
eussent des bas noirs. Ce pauvre garçon faisait, depuis dix ans, le possible
et l’impossible pour vaincre cette tendance dont l’irrésistibilité démontrait
suffisamment le caractère pathologique. Il avait tour à tour et vainement
demandé secours à la médecine, au magnétisme, à la religion ; il n’avait
trouvé de répit que durant les quelques mois qu’il a passés ici, moins peut-
être à cause des effets directs de l’internement que parce qu’on à peu
d’occasion ici de voir « des femmes bien mises avec des bas noirs ». Il est
sorti de Sainte-Anne au mois d’octobre, se croyant guéri ; j’ai su qu’au
dehors il avait été repris de son impulsion. J’ai de bonnes raisons pour
craindre qu’il en soit de même de notre exhibitionniste.
De plus, ce qui aggrave encore la situation de cet homme, ce sont les
idées de persécution. Chez les persécutés auto-accusateurs, elles sont en
général tenaces et persistantes, avec des périodes de rémission, cependant,
pendant lesquelles il semble que les malades, moins préoccupés de leur
infirmité ou de leurs habitudes vicieuses, reviennent à un plus juste
sentiment des choses. Mais, chez ce malade, il y a lieu de tenir compte des
symptômes surajoutés sur lesquels j’ai appelé votre attention en dernier lieu
et qui doivent nous faire redouter le développement d’un délire de
persécution durable. Ce n’est encore, pensons-nous, qu’une appréhension.
Quant au traitement, il est ici des plus simples. Cet homme mange et dort
parfaitement ; les fonctions organiques s’accomplissent bien. Aucune
indication n’appelle l’usage des médicaments. C’est, sauf incidents, de
l’isolement, et de l’isolement seul, que nous devons attendre les résultats,
d’ailleurs assez précaires, qu’on est en droit d’espérer.
MESSIEURS,
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Voilà le roman que G... a construit. Ce roman est toute sa folie ; si nous le
mettons sur un autre sujet, nous le trouvons, en apparence au moins, sain
d’esprit. Sa conversation, vous venez d’en juger, est correcte dans le fond,
plus encore que dans la forme, sa logique très suffisante. G... est attaché au
service des internes de la maison et s’acquitte de ses fonctions à la
satisfaction de tous. Si cet homme, au lieu de prétendre à une origine
élevée, se disait simplement fils naturel d’un maître de chai de Cognac, il
nous serait fort difficile de prouver qu’il est aliéné. Son récit, dans
l’ensemble, éveille d’emblée des doutes, mais il n’est pas grossièrement
invraisemblable.
Serait-il par hasard exact ? Supposez que vous soyiez chargé, à propos de
cet homme, d’une enquête médico-légale, ou qu’il s’agisse simplement de
signer un certificat d’internement, vous ne pourriez vous défendre, en face
de cet aliéné raisonnant, de vous poser la question et de chercher les
preuves à l’appui pour la résoudre. Or, où trouver les. preuves de la fausseté
des assertions de G... ? Il faut renoncer à nous renseigner près de son
entourage et de ceux qui l’ont connu : G... est sans famille. C’est avec peine
que nous avons pu nous procurer deux lettres, l’une d’un cousin éloigné,
l’autre d’un ami ; je vous les ferai connaître en temps et lieu ; elles ont leur
valeur, mais elles ne sont pas décisives. C’est dans les détails même du récit
de G... que nous devons chercher les éléments de notre démonstration :
vous allez le voir, ils n’y font pas défaut.
Et tout d’abord, les preuves que G... apporte à l’appui de son dire sont
d’une puérilité frappante. Celle sur laquelle il insiste est la suivante : il
exhibe avec conviction une vingtaine de reçus délivrés par la poste et
établissant qu’il a bien réellement écrit à M. Grévy des lettres
recommandées ; quelques-uns attestent même que les lettres sont parvenues
à leur adresse. Mais qu’est-ce que cela démontre, je vous le demande ? S’il
vous plaisait, demain, d’envoyer cent lettres au président de la République,
vous pourriez retirer cent reçus, sans que cela, j’imagine, autorisât chez
vous une autre prétention que celle d’avoir beaucoup écrit. G... n’a jamais
voulu saisir la portée de l’objection. Comme la plupart des aliénés, qui sont
d’avance convaincus, il est facile sur le choix des preuves, qui ne sont pour
lui qu’un accessoire superflu : sa conviction s’impose à lui, il s’étonne
qu’elle ne s’impose pas aux autres.
Voyez, d’ailleurs, combien de grossières invraisemblances il y a dans son
récit, lorsqu’on ne se contente pas de renonciation brutale des faits
principaux et qu’on le pousse à préciser les détails. J’en choisis quelques-
unes.
En 1878, G... était attaché comme employé à l’exposition de la maison
B..., d’Angoulême. M. Grévy, alors président de la Chambre, vint faire des
acquisitions de liqueur. « Il me remarqua, dit G..., demanda mon nom, et je
vis bien, à sa figure, qu’il m’avait reconnu. »
Autre fait : Pendant qu’il était à Cognac, M. Wilson lui aurait envoyé sa
carte au 1er janvier ; puis, le 3 janvier suivant, il lui aurait recommandé, par
lettre, d’acheter un immeuble pour y installer une fabrique d’eau-de-vie.
G... s’est acquitté, nous assure-t-il, de la mission, ce qui, entre parenthèses,
l’a brouillé avec ses patrons, furieux de le voir favoriser l’établissement
d’une concurrence.
Voici qui est plus extraordinaire encore. G..., en 1889, se rend à l’hôtel de
son père, à Paris. M. Grévy, qu’il fait demander, descend pour lui parler ; il
sollicite un secours ; on lui fait remettre 100 francs par la concierge, qui les
a précisément sur elle, car ils lui restent d’une somme confiée le matin
même pour acquitter une note du Bon Marché. M. Wilson, du balcon,
observe la scène. G... sort accompagné de M. Grévy et de sa fille et va avec
son père faire une promenade à l’aquarium du Trocadéro.
Tout cela, vous le voyez, est agrémenté de détails menus, avec indication
de chiffres et de dates. Vous retrouvez là la fausse précision qui frappe
souvent dans le langage des aliénés, particulièrement des aliénés
raisonnants. Mais comme ces récits sont invraisemblables ! L’absurdité
apparaît, entremêlée peut-être à quelques faits exacts. Il n’est pas
impossible, par exemple, que G... soit allé à l’hôtel de la place d’Iéna. Mais
voyez-vous d’ici l’ancien président de la République se faisant escorter au
Trocadéro de sa fille et de son prétendu fils naturel, sous l’œil observateur
du gendre ?
Un dernier trait. G... traversait un jour la place de la Concorde ; un
monsieur l’accoste, qu’il n’avait jamais vu : c’était M. Wilson, qui lui
propose d’aller fonder une maison de commerce à New-York. Comment M.
Wilson a-t-il pu reconnaître G... qui, jusqu’à ce jour, ne l’avait jamais
rencontré ? G... n’est pas à court d’explication et, en bon aliéné qu’il est, il
donne la suivante : « M. Wilson sera sans doute venu à Cognac incognito,
alors que je m’y trouvais, et c’est là qu’il m’aura vu. » L’explication n’est
pas moins ridicule que le fait.
Que penser, enfin, de cette autre anecdote ? M. Grévy, qui n’a, jusque-là,
servi aucune mensualité à son fils naturel, lui envoie, sans un mot explicatif,
sans une carte de visite ou une indication de la provenance de l’argent, une
fois 3.000 francs, une autre fois 2.000.
Je n’ai pas besoin, j’imagine, de reprendre un à un tous ces faits pour
vous en montrer l’absurdité et l’invraisemblance. Au reste, les rares
personnes de la connaissance de G..., avec qui nous avons pu entrer en
relation par correspondance, ne se sont pas laissées tromper par les récits
singuliers de leur parent ou ami. Un cousin nous écrit que, d’après lui,
« G... est une sorte de fou raisonnant, causant sensément sur toutes choses,
sauf sur le point spécial relatif à sa naissance ». On ne saurait mieux dire, et
la peine que j’ai dû prendre pour vous prouver la folie de cet homme établit
bien qu’en effet il appartient à la catégorie des aliénés raisonnants.
Mais ici, une seconde hypothèse se présente à l’esprit. G... est-il bien
convaincu de la réalité du roman qu’il débite ? Ne serait-ce pas un simple
simulateur ?
Une particularité, que je vais vous faire connaître, semblerait, au premier
abord, autoriser la supposition et nous oblige à la discuter. Parmi les faits
qu’il énonce avec tant de précision, G... nous a conté le suivant : il aurait, à
Royan, appris par dépêche la mort de M. Grévy, avant qu’aucun journal
n’ait publié la nouvelle ; il se serait aussitôt embarqué pour Mont-sous-
Vaudrey, aurait assisté aux obsèques de son père naturel et serait ensuite
rentré à Royan. Or, lorsque nous avons obligé le malade à entrer dans
quelques détails sur les conditions et l’itinéraire de-ce voyage, à nous
donner certains renseignements sur la physionomie de Mont-sous-Vaudrey,
il nous a fourni des indications manifestement inexactes ; puis, pressé de
questions, il a fini par nous avouer que son récit était faux et qu’il n’était
pas allé à l’enterrement de M. Grévy. Donc, sur ce point, G... mentait, et ce
mensonge, voulu et conscient, nous autorisait à nous demander si
l’ensemble du roman conté par cet homme n’était pas simplement une
histoire inventée à plaisir pour nous mystifier.
Eh bien, je ne pense pas qu’il en soit ainsi. G... a menti sur un point, c’est
certain ; mais je ne puis admettre qu’il ait menti sur l’ensemble. Un simple
simulateur ne reste pas pendant cinq ans fidèle au même récit, et il y a cinq
ans que G... nous a fait, pour la première fois, celui que vous connaissez ;
un simple simulateur ne ment pas sans avoir une raison pour mentir, et nous
ne voyons pas le mobile auquel G... obéirait ; un simple simulateur, enfin,
aurait-il pris la peine, sans aucun motif plausible, d’écrire, depuis 1888, à
son père supposé, les nombreuses lettres dont il nous exhibe les reçus ?
Mais admettons, si vous le voulez, que G... ait à nous tromper quelque
intérêt qui ne nous apparaisse pas, pourquoi aurait-il, à Cognac, fait à ses
amis les mêmes révélations qu’à nous-même ? Or, voici à cet égard une
lettre qu’un des amis en question lui écrivait récemment :
MON CHER AMI,
« J’ai fait pour toi plus qu’il ne m’était possible de faire ; je ne puis rien de plus. Attends et
espère, puisque telle est ta devise, je puis dire ta marotte ou ton idée fixe ; espère et attends. Je te
l’ai dit, ton espoir et ton attente seront de longue durée. Espère, attends, bonne chance !
Signé : A.D... »
*
* *
Autrefois, les aliénés comme G... auraient été classés parmi les
monomanes, ces malades qui, disait Esquirol, « hors de leur délire partiel,
sentent, raisonnent, agissent comme tout le monde ». Mais les monomanies
ne se sont pas relevées des rudes assauts qui leur ont été livrés il y a
quelque trente ans, notamment par J.-P. Falret. Qu’elles soient
intellectuelles, instinctives ou impulsives, nous savons aujourd’hui qu’elles
révèlent un désordre plus profond et plus général, quoique moins apparent,
de l’intelligence. Je vous ai fait voir, il y a peu de temps, qu’il en est ainsi
pour les monomanies impulsives ; je vais vous montrer qu’il en est de
même pour les monomanies intellectuelles, analogues à celle de G... Mais,
auparavant, je désire vous présenter une autre malade qui a plus d’une
analogie avec G..., et chez laquelle le désordre général des facultés apparaît
avec plus d’évidence.
La femme Ch... que voici, et qui est âgée actuellement de quarante-cinq
ans, appartient, elle aussi, au moins actuellement, à la catégorie des aliénés
monomanes. Ce n’est plus, comme G..., une persécutrice filiale ; on
pourrait, passez-moi l’expression, l’appeler une persécutrice maternelle.
Voici en deux mots son histoire. En 1888, elle éprouva au ventre quelques
douleurs ; en cherchant la cause de ces douleurs, elle arriva à se convaincre
qu’on avait dû, à l’âge de huit ans, lui faire une opération ; puis,
réfléchissant, elle finit par se rappeler — ce qu’elle avait oublié jusque-
là — que l’opération avait été nécessitée par un accouchement antérieur. A
l’âge de sept ans, en effet, elle serait accouchée d’un garçon et d’une fille.
Mais qu’étaient devenus ses enfants ? Il y a cinq ans, assistant à un prône à
l’église de Passy, elle reconnut son fils, à sa voix, dans la personne du
prédicateur. Le lendemain, elle envoyait au prêtre la montre de son mari,
une boite de dragées et un calice ; celui-ci retourna aussitôt les dragées et la
montre, et garda le calice, mais en en soldant le prix. Restait à trouver la
fille. La malade reçut un jour, étant souffrante, la visite d’une de ses nièces,
attachée comme lingère à un couvent ; celle-ci vint la voir escortée d’une
religieuse ; Ch... ne fit pas tout d’abord grande attention à la religieuse ; elle
remarqua seulement qu’elle portait un bouton à la lèvre. A une visite
ultérieure, rendue dans les mêmes conditions, la lumière se fit dans son
cerveau : elle reconnut la religieuse pour sa fille, et, lorsqu’on lui demande
comment s’est opérée cette reconnaissance, elle nous dit (vous l’entendez),
c’est au bouton que la sœur portait à la lèvre.
Remarquez que la malade nous fait ce récit posément et avec calme,
qu’en dehors de cette histoire fantastique elle cause sensément. Dans le
service, elle travaille, elle répond correctement à toutes les questions qu’on
lui pose. Pour faire apparaître le délire, il faut mettre la conversation sur le
chapitre de l’accouchement et des enfants, et encore cette femme est-elle
réticente : elle hésite à conter son roman ; on s’en est moqué dans le
service, et elle n’aime pas à en parler. Si nous admettions des monomanes,
celle femme aurait, vous le voyez, tous les droits à cette appellation.
Mais, vous allez aisément vous en convaincre, cette malade qui, en
dehors du sujet très spécial de son délire, paraît saine d’esprit, est
intellectuellement profondément atteinte.
Tout d’abord, sa monomanie n’est pas aussi isolée qu’elle le semble.
Ch... raconte, en effet, lorsqu’on la questionne adroitement, que, lors de son
accouchement, Victor Hugo lui a fait don de 50.000 francs qui devaient lui
être remis à la mort du poète. Elle a même réclamé cette somme à
l’exécuteur testamentaire qui, naturellement, n’a pas fait droit à sa
demande. Voilà donc une deuxième idée délirante qui nous montre que la
première, quoi qu’il paraisse au premier abord, n’est pas seule et isolée.
Mais ce qu’il est intéressant surtout de constater, c’est le fond mental sur
lequel les conceptions fausses ont pris naissance. Or, Ch... est dans toute
l’acception du mot, une débile intellectuelle. On s’en aperçoit vite en
causant quelque temps avec elle. Certains renseignements qu’elle nous
donne sont d’ailleurs, à cet égard, très significatifs : cette femme, quoique
très pieuse et très assidue à l’église, n’a jamais pu apprendre son
catéchisme ; lors de sa première communion on a dû, à cause de sa bonne
conduite, user de tolérance et l’admettre, bien qu’elle fût très
insuffisamment instruite. Au reste, l’absurdité de ses idées maladives
dénote bien la faiblesse de son esprit, et c’est avec une naïveté enfantine et
sans la moindre révolte de l’esprit, qu’elle accepte l’idée ridicule d’un
accouchement à l’âge de sept ans, et d’un legs important qu’elle ne cherche
pas à s’expliquer. D’ailleurs, si, à l’heure actuelle, Ch... semble affectée
d’un délire partiel, très spécial et très circonscrit, en 1888, elle a fait une
poussée de délire plus général et plus diffus, comme l’atteste le certificat
suivant qui lui fut délivré à cette époque : délire avec hallucinations et
préoccupations hypochondriaques.
Le diagnostic, chez cette malade, ne présente aucune difficulté : nous
sommes en face d’une débile, avec crise délirante antérieure et idées fausses
spéciales actuellement persistantes.
*
* *
(1re LEÇON)
SOMMAIRE. — Ce qu’on doit entendre par folie puerpérale. — Présentation d’une malade affectée
de confusion mentale hallucinatoire. — Étiologie du cas. — Pathogénie du cas, — Coup d’oeil
sur les formes diverses que revêt la folie puerpérale et sur les circonstances dans lesquelles elle se
développe. — Opinions relatives à la nature de ces diverses formes. Rôle de l’infection dans la
genèse des psychoses puerpérales.
MESSIEURS,
De tout temps, médecins et accoucheurs ont été frappés des relations qui
existent entre la folie et l’état puerpéral. Hippocrate et Galien eux-mêmes,
plus près de nous Puzos, Levret, Lazare Rivière, Sydenham, ont signalé ces
relations.
Mais Esquirol, le premier, dans le tome Ier de son Traité des maladies
mentales, a tracé une bonne description « de l’aliénation mentale des
nouvelles accouchées et des nourrices ».
Depuis, beaucoup de psychiatres se sont occupés de cette variété de folie.
Je vous rappellerai seulement le travail classique de Marcé, qui date de
1858 et est intitulé : Traité de la folie des femmes enceintes, des nouvelles
accouchées et des nourrices. Aujourd’hui on a coutume d’englober, sous la
désignation commune de folie puerpérale, les divers troubles mentaux
décrits par Marcé.
La folie puerpérale est évidemment celle qui survient au cours de l’état
puerpéral et sous son influence plus ou moins directe. Mais que doit-on
entendre par état puerpéral ? Sur ce point, les accoucheurs ne sont pas
d’accord. Pour la plupart d’entre eux, Stolz notamment, l’état puerpéral est
celui « dans lequel se trouve une femme qui vient d’accoucher ». D’autres
auteurs élargissent la signification du mot : Monneret, par exemple, en
1851, s’exprimait ainsi : « La parturition ne présente qu’une phase de l’état
physiologique, qui commence au moment de l’imprégnation, se continue
pendant la grossesse, aboutit à la parturition et a pour dernier terme le
sevrage et le retour des règles. Tant que le nouvel organisme reste greffé sur
la femme, tant que l’union nécessaire, physiologique, que l’enfant contracte
avec elle, n’est point rompue, on doit considérer cette union d’actes comme
un seul et même état physiologique, auquel la dénomination d’état
puerpéral convient parfaitement. »
Quelle que soit la valeur de la définition de Monneret au point de vue
physiologique, nous croyons devoir l’accepter, car elle nous permet de
grouper, sous une étiquette commune, les diverses variétés de folie que
Marcé a justement rapprochées les unes des autres.
Nous pourrions même, avec le professeur Tarnier, étendre plus encore la
signification du mot état puerpéral et y comprendre la menstruation, Il y a,
en effet, plus d’une analogie, en ce qui nous occupe, entre les troubles
psychiques de la grossesse ou des suites de couches et ceux qui surviennent
parfois au cours des règles. Mais, pour ne pas compliquer l’étude que je me
propose de faire, je laisserai hors de notre cadre la folie menstruelle, et je
comprendrai, sous le nom de folie puerpérale, celle qui survient au cours de
la grossesse, pendant ou à la suite de l’accouchement, enfin durant la
lactation.
Laissez-moi vous dire, dès l’abord, que cette expression de folie
puerpérale me parait défectueuse. Elle semble indiquer qu’il existerait une
entité pathologique, toujours identique à elle-même par ses causes et sa
symptomatologie. Or, il n’en est rien, j’espère vous le montrer ; et les
troubles mentaux qui surviennent au cours de la puerpéralité sont très
différents les uns des autres par leur pathogénie, leur nature, leur
physionomie et leur évolution. Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas une folie
puerpérale, mais des folies, ou mieux, des psychoses puerpérales.
*
* *
*
* *
*
* *
Mais nous devons essayer de pousser plus loin nos investigations sur la
nature de cette folie puerpérale. Ceci m’amène à jeter un coup d’œil
d’ensemble sur les diverses psychoses qui apparaissent sous l’influence de
la puerpéralité.
Quelles relations y a-t-il entre l’état puerpéral et la folie ? C’est là ce que
je voudrais discuter.
Il est nécessaire, au préalable, de vous indiquer rapidement les aspects
divers sous lesquels se présentent les psychoses puerpérales. Il y a, vous ai-
je dit, celles de la grossesse, de l’accouchement et des suites de couches,
enfin celles de la période de lactation. Passons-les successivement en revue.
C’est un fait bien connu qu’au cours de la grossesse le caractère de la
femme se modifie souvent. Elle devient plus impressionnable, s’irrite plus
aisément ; elle a quelquefois des perversions du goût et de l’appétit, ces
perversions singulières qu’on a désignées du nom de malacia et de pica.
Plus rarement, et seulement chez quelques femmes, on voit se manifester
des impulsions irrésistibles, impulsions au vol (kleptomanie) ou même à
l’homicide. D’autres fois, on observe de véritables troubles mentaux. Ces
derniers apparaissent surtout pendant les trois derniers mois de la
grossesse ; ils se montrent tantôt sous la forme d’accès mélancoliques,
tantôt sous celle d’accès maniaques qui ne diffèrent d’ailleurs, en général,
par aucun caractère essentiel de ceux qu’on rencontre en dehors de la
puerpéralité. Assez souvent les accès mélancoliques ou maniaques sont
consécutifs à des accidents éclamptiques ; ils éclatent quelque temps après
les crises convulsives. Retenez bien ce fait, sur lequel j’aurai à revenir dans
un instant.
Au moment de l’accouchement, pendant la période de travail ou
immédiatement à sa suite, on voit parfois éclater une sorte de délire furieux.
La parturiante, en proie à une véritable excitation maniaque se rend mal
compte de sa situation, et sous l’influence d’une impulsion irraisonnée peut
se laisser aller à violenter son enfant, ou à l’étrangler.. Mais c’est surtout
quelques jours après l’accouchement que la folie se montre, soit dans les
dix premiers jours, soit beaucoup plus tard vers le quarantième, c’est-à-dire
au moment du retour de couches.
Le plus souvent les troubles mentaux affectent la forme maniaque. On a
dit que la manie puerpérale se distinguait des accès de manie développés
sous d’autres influences par la fréquence des tendances érotiques. Cette
particularité ne paraît pas avoir, tant s’en faut, la fréquence et l’importance
que quelques auteurs lui ont attribuées. Ce qu’il faut retenir, car c’est un
point sur lequel j’aurai à insister dans un instant, c’est que les accès
maniaques sont souvent consécutifs à des accidents infectieux : fièvre
puerpérale, abcès du sein.
Plus rarement la folie des nouvelles accouchées affecte la forme d’accès
de mélancolie avec hallucinations et idées de suicide. D’autres fois on a
affaire, comme dans le cas de Céline P..., à la stupidité ou, comme on dit
volontiers aujourd’hui, à la confusion mentale hallucinatoire.
Enfin, dans quelques cas, on observe ce qu’on appelait autrefois le délire
partiel, c’est-à-dire de simples tendances impulsives, tendances homicides
par exemple, analogues à celles que je vous ai signalées au cours de la
grossesse. Un cas célèbre de cet ordre est celui de Marguerite Molliens
rapporté par Esquirol. Cette femme, « sujette à divers accidents nerveux, fut
prise cinq jours après son accouchement d’une impulsion irrésistible qui la
portait à tuer son enfant. Un jour elle sent son bras se porter
involontairement vers un couteau et se met à crier au secours ; on accourt,
elle se calme et avoue l’impulsion qui la domine. »
La folie de la lactation se montre le plus souvent vers le deuxième ou le
troisième mois de l’allaitement, quelquefois plus tard au huitième, dixième
mois, ou même vingt mois et deux ans après l’accouchement. Il n’est pas
rare qu’elle se déclare à l’époque du sevrage. Là encore nous retrouvons les
formes les plus diverses, mélancolie d’habitude ou confusion mentale, plus
rarement la manie, exceptionnellement les impulsions irrésistibles ou les
obsessions.
Telles sont, Messieurs, brièvement indiquées, les circonstances dans
lesquelles les troubles mentaux apparaissent au cours de l’état puerpéral et
les physionomies diverses qu’ils revêtent. Il était nécessaire de vous
remettre sommairement en mémoire ces divers troubles avant d’aborder
l’étude de leur pathogénie et de leur nature que je me propose plus
spécialement d’envisager dans cette leçon.
*
* *
(2e LEÇON)
SOMMAIRE. — Psychoses de la grossesse : psychoses autotoxiques et autres. — Psychoses des
accouchées : psychoses infectieuses et autres. Leur pathogénie est variable. — Classification,
basée sur l’étiologie, la pathogénie et les symptômes des diverses variétés de folie de la grossesse
et des accouchées. — Psychoses de la lactation.
MESSIEURS,
*
* *
Voilà donc une femme, petite-fille par sa mère d’une mélancolique, fille
d’un père autrefois affecté de lypémanie, pourvue par conséquent d’une
hérédité vésanique convergente : à la suite d’un premier accouchement et
plus tard après une fausse couche, elle tombe dans la mélancolie, sans
qu’aucun symptôme d’ailleurs autorise à admettre une infection. Son
premier accès lypémaniaque dure trois mois, le second plusieurs années, et
ces accès revêtent, tant au point de vue de leurs symptômes que de leur
marche, les allures habituelles des accès mélancoliques. N’est-il pas évident
que dans ce cas la grossesse d’abord, la fausse couche ensuite, ont joué le
rôle de simples causes occasionnelles, comme eussent pu le faire des
chagrins, des émotions morales, ou bien l’un dé ces chocs quelconques
qu’on retrouve souvent à l’origine des accès de lypémanie ?
La malade que voici peut être rapprochée de la précédente. Cette femme
Jean Joséphine a aujourd’hui quarante-cinq ans. Elle est entrée à Sainte-
Anne pour la septième fois le 30 mai dernier. De son histoire pathologique
déjà ancienne je veux tout d’abord retenir ce qui suit : en 1883, Joséphine
J... devint enceinte pour la seconde fois. La grossesse se passa bien, et
l’accouchement eut lieu le 16 janvier 1884. Le jour même de ses couches
cette femme fut prise d’agitation : elle se mit à causer à tort et à travers :
cette exaltation alla progressant, si bien qu’au bout de vingt jours on dut se
résoudre à interner la malade. A son entrée ici elle criait, chantait, se croyait
riche ; elle prétendait que Sainte-Anne lui appartenait ; elle disait avoir
possédé les clefs des eaux de Paris et les avoir perdues. Elle se plaignait de
son mari qui la trompait, disait-elle, et parlait en termes enflammés de son
médecin accoucheur dont elle était tombée amoureuse. Elle avait, en outre,
quelques hallucinations visuelles : elle apercevait des rats dans sa cellule.
Ce dernier symptôme tenait certainement à quelques excès de boisson
auxquels Joséphine J... s’était livrée pendant sa grossesse et à la suite de ses
couches. Elle avait, en effet, pris l’habitude fâcheuse de boire du vin blanc
et du mêlé-cassis en assez grande quantité. Notez qu’on ne constatait rien
d’anormal ni du côté de l’utérus, ni du côté des seins. A aucun moment
après la couche on n’aurait relevé de fièvre.
En somme, il s’agissait là d’un accès d’agitation maniaque compliqué de
quelques hallucinations alcooliques, et survenu à l’occasion de
l’accouchement. C’était bien une variété de folie puerpérale à laquelle on
avait affaire, et c’est ainsi, en effet, qu’étaient qualifiés les troubles
observés chez cette femme dans le certificat qui fut rédigé à l’infirmerie
spéciale du dépôt.
Or, cette folie puerpérale n’a rien eu de commun avec des phénomènes
d’infection, qui à aucun moment n’ont été observés. Elle a été simplement
la première révélation, au moins la révélation bruyante d’un état de
déséquilibration mentale et de tendance au délire qui se sont par la suite
affirmées avec une remarquable netteté.
Joséphine J..., en effet, fille d’un père qui s’est suicidé et d’une mère très
exaltée, est dans toute l’acception du mot une déséquilibrée. Depuis 1884,
elle est entrée sept fois à l’asile, comme je vous l’ai dit. Il me suffira, pour
vous faire connaître les raisons qui ont motivé les internements successifs,
de vous lire quelques-uns des certificats rédigés lors des diverses entrées.
Le 30 septembre 1896 par exemple, on l’envoie à l’admission avec le
certificat suivant : « Excitation maniaque survenant par crises. Émotivité
pathologique aux époques menstruelles, avec exaltation paroxystique et
impulsions irrésistibles. Violences contre son mari qu’elle menace de
mort. »
Le 29 mars 1888, elle revient à Sainte-Anne accompagnée du nouveau
certificat que voici : « Dégénérescence mentale avec crises d’excitation
intellectuelle, propos extravagants. Excentricités. Violences. Impulsions
irrésistibles. Déjà placée plusieurs fois pour des accès similaires. S’est
présentée spontanément au commissariat de police, criant, gesticulant,
menaçant de se tuer. »
Actuellement cette malade est assez calme ; elle s’anime pourtant en
causant et parle avec volubilité. Elle se plaint toujours de son mari qu’elle
se vante, du reste, sans aucune pudeur, vous le voyez, d’avoir trompé
maintes fois.
Eh bien, Messieurs, n’est-il pas évident que la première crise avérée
d’agitation maniaque chez cette femme, pour avoir été consécutive à un
accouchement, n’en a pas moins été une crise d’agitation maniaque vulgaire
semblable à toutes celles que cette malade a eues depuis sous l’influence de
causes banales ? Et n’est-on pas en droit de dire que le rôle des couches n’a
pas été autre dans ce cas que celui des époques menstruelles, par exemple, à
l’occasion desquelles, vous l’avez vu, s’accuse, chez cette femme, la
déséquilibration et apparaît l’exaltation mentale ?
Vous voyez donc bien, Messieurs, parles faits que je viens de signaler à
votre attention, que la pathogénie des troubles délirants consécutifs aux
couches n’est pas toujours la même. S’il en est qui peuvent légitimement
être rapportés à une infection, il en est d’autres qui ne se distinguent en
aucune sorte des désordres psychiques observés en dehors de l’état
puerpéral ; pour ces derniers, on peut dire que l’accouchement joue le rôle
de simple cause occasionnelle.
Mais, Messieurs, je me demande si, entre ces deux groupes à pathogénie,
à symptômes et à évolution si dissemblables, il n’existe pas un troisième
groupe de cas qui occuperaient une situation intermédiaire. Ici l’infection
interviendrait comme dans les faits dont j’ai primitivement parlé, mais
simplement pour faire naître ou réveiller l’une de ces psychoses sur
lesquelles je viens en dernier lieu d’appeler votre attention.
En l’état d’ignorance où nous sommes encore relativement à la
pathogénie de la plupart des vésanies, cette hypothèse s’impose à l’esprit en
face de certains faits cliniques.
On pourrait y songer en présence de cas analogues à celui de P..., la
malade que je vous ai présentée au début de cette leçon. Reportez-vous à
son histoire : il n’est pas douteux que chez elle les troubles cérébraux se
soient manifestés au cours d’un état infectieux qui s’est lui-même révélé par
la fièvre et la suppuration mammaire ; vous n’avez pas oublié qu’au
moment de l’entrée de la malade à Sainte-Anne, le 1er avril dernier, l’abcès
du sein n’était pas encore cicatrisé. On est dès lors en droit de rattacher à
l’action directe des agents infectieux ou de leurs toxines, les troubles
psychiques observés au début. Mais ces troubles persistent encore non
moins accusés qu’en avril, bien que toute trace d’infection ait disparu
depuis plus de trois mois. Aussi, est-il difficile de rapporter les accidents
présents à l’action des produits bactériens qui, suivant toute vraisemblance,
n’existent plus dans l’économie. Je serais assez enclin à admettre que, dans
les cas qui revêtent la physionomie clinique de celui qui nous occupe
(confusion mentale), il y a des lésions des cellules de l’écorce qu’une
technique perfectionnée nous permettra un jour de découvrir2 : ces lésions
déterminées par les agents infectieux ou par leurs produits de sécrétion
doivent persister après la destruction ou l’élimination de ces derniers, ce qui
expliquerait assez naturellement la survivance des troubles mentaux.
Mais cette interprétation, qu’on peut appliquer assez naturellement aux
cas dans lesquels, comme chez P..., les troubles revêtent les caractères de la
confusion mentale hallucinatoire et se développent d’ailleurs sans
prédisposition avérée, ne me semble guère recevable en présence de faits
analogues au suivant.
*
* *
*
* *
Je viens, d’après mes notes, de vous indiquer les phases principales par
lesquelles a passé cette femme. Le trouble psychique dont elle a été affectée
n’était ni de la mélancolie franche, ni de la manie. Il correspondait bien au
type de la confusion mentale hallucinatoire dont je vous ai signalé, il y a un
instant, les principaux caractères.
Ce qui frappe ici, ce sont les fluctuations de ce trouble d’esprit que nous
avons vu s’aggraver quand l’aération était moins bonne, l’alimentation plus
insuffisante, la nutrition plus défectueuse, qui s’est, au contraire, amendé
rapidement, mais pour un temps seulement, le jour où Col... a été soustraite
pendant quelques jours aux causes multiples de débilitation qui avaient
exercé sur elle leur action. La lactation n’a été qu’une de ces causes, mais
non sans doute la moins importante.
Certes on ne pourrait affirmer que cette femme ne fût pas prédisposée
aux troubles qui l’ont affectée. Il semble même que la prédisposition existât
positivement chez elle, s’il est vrai, comme on nous l’a dit, qu’elle fût la
fille d’un père alcoolique adonné aux excès d’absinthe, et qu’elle ait
antérieurement, lorqu’elle allaitait ses autres enfants, présenté des accidents
analogues à ceux que nous avons constatés. Les mauvaises influences
hygiéniques n’en ont pas moins exercé ici, de concert avec la lactation, une
influence certaine et probablement prépondérante sur la pathogénie des
troubles mentaux, comme le montre le parallélisme que nous avons relaté
entre les unes et les autres. C’est là le fait que je tenais à mettre en relief.
*
* *
Résumons, Messieurs, en terminant, les enseignements qui découlent des
faits que nous avons passés en revue : je vous ai montré que la grossesse,
l’accouchement, la lactation peuvent, comme la simple menstruation,
d’ailleurs, réveiller chez la femme les prédispositions latentes, et provoquer
l’éclosion d’accès de manie, de mélancolie ou d’impulsions se rattachant à
la dégénérescence mentale ou à la simple hérédité vésanique.
Vous avez vu, d’autre part, que les toxémies et les infections de la
grossesse et des suites de couche sont susceptibles de déterminer des
troubles mentaux spéciaux ;
Que parfois celles-ci ne font que réveiller une psychose banale ou
provoquer des désordres qui semblent se rattacher à un trouble profond de
la nutrition, dont la nature intime est d’ailleurs mal connue ;
Qu’enfin les causes multiples de débilitation qu’on observe
particulièrement pendant la période de lactation peuvent, secondées ou non
par la prédisposition, engendrer cet état mental particulier qu’on appelait
autrefois la stupidité, la démence aiguë, qu’on a tendance aujourd’hui à
appeler la confusion men tale hallucinatoire.
La description forcément sommaire que je vous ai faite de ces diverses
variétés de troubles psychiques aura suffi, je pense, pour vous convaincre
que les vésanies de la grossesse et des suites de couches sont très différentes
les unes des autres par leur physionomie, leur nature, leur pathogénie
intime, et qu’il n’y a pas, comme je vous le disais au début de cette leçon,
une folie puerpérale, mais des folies puerpérales.
L’HYPOCHONDRIE
MESSIEURS,
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MESSIEURS,
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A chaque instant, vous le savez, nous percevons des impressions venues
du monde extérieur. Ces impressions sont transmises au cerveau par le
couloir des sens : vision, audition, olfaction, etc. Elles sont perçues par
l’écorce cérébrale qui les emmagasine. Ces impressions ainsi recueillies par
les sens, élaborées et retenues par les couches corticales, constituent le fond
commun de la mémoire. Elles persistent sous forme de souvenir latent ou
conscient, après qu’ont cessé d’agir sur nos organes les agents qui les ont
provoquées.
Nous possédons, en effet, la faculté de reproduire la sensation née une
première fois de l’impression sensorielle, et cette sensation ravivée,
rappelée comme on dit, constitue une image ; l’image est, en somme, la
reproduction exacte, mais plus ou moins fruste et atténuée, de la sensation.
De même que nous percevons des sensations visuelles, auditives, olfactives,
gustatives, tactiles, de même notre cerveau est apte à évoquer diverses
catégories d’images qui sont la représentation mentale des diverses espèces
de sensation. Mais les images sont plus ou moins vives suivant qu’elles se
rapportent à telle ou telle variété de sensation. Les images visuelles ou
auditives, par exemple, sont, en général, plus intenses que les images
olfactives ou gustatives. Il vous sera facile de vous en convaincre en
essayant de vous représenter comparativement la saveur du sucre ou du sel,
l’odeur de l’eau de Cologne, la vue de tel paysage ou les accords de tel
morceau de musique. Vous constaterez aisément que la sensation ravivée du
paysage ou du morceau de musique se présente à votre esprit avec
beaucoup plus de netteté que la saveur du sucre ou l’odeur de l’eau de
Cologne.
Au reste, le degré de netteté des images ne varie pas seulement suivant le
sens auquel ces images se rapportent, mais aussi suivant les individus. C’est
une profonde erreur de l’ancienne psychologie d’avoir considéré l’homme
comme un type toujours identique à lui-même. La psychologie objective
nous montre, au contraire, qu’il existe entre les individus de notre espèce
des différences très accusées au point de vue du fonctionnement cérébral et
de ce qu’on appelait naguère les « facultés de l’âme ». Ces différences
s’accusent surtout lorsqu’on considère la faculté d’évocation des images.
Chez les peintres, par exemple, les représentations visuelles sont d’habitude
beaucoup plus faciles et plus vives que chez les gens réfractaires à l’art du
dessin. De même, les musiciens ont, d’ordinaire, une aptitude spéciale à
raviver les sensations auditives.
D’autre part, chez ceux d’entre nous qui sont doués d’une grande
aptitude à concentrer l’attention, l’empreinte laissée dans le cerveau par la
sensation est beaucoup plus profonde que chez les esprits légers et
étourdis ; les images ravivées sous forme de souvenir sont, par suite, plus
précises et plus nettes. Interrogez dix individus ayant fait le même voyage,
tous ont eu les mêmes spectacles sous les yeux ; mais les uns ont beaucoup,
les autres peu ou point retenu. Tandis que les derniers ont peine à se
représenter les paysages, les monuments, les objets d’art qui ont défilé
devant leurs regards, les autres, bons observateurs, sont capables de refaire,
pour ainsi dire, leur voyage en imagination et de se « représenter » les
spectacles auxquels ils ont une première fois assisté.
Vous voyez donc que la vivacité des images mentales, qui ne sont, après
tout, que des sensations ravivées, varie à l’état normal suivant bien des
circonstances, suivant le sens qui a été impressionné, suivant l’aptitude
individuelle à retenir telle ou telle catégorie de sensations plutôt que telle
autre, suivant le degré de développement de l’attention.
L’aptitude à évoquer les images se modifie aussi dans diverses
circonstances pathologiques. Chez les déments, elle diminue et finit par
disparaître. Dans d’autres cas, plus rares à la vérité, elle s’accroît. Vous
allez pouvoir en juger en examinant avec moi le malade, très intéressant,
que j’ai à vous présenter.
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MESSIEURS,
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Parmi les aspects fort divers que peuvent revêtir ces périodes
prodromiques prolongées, il en est un qui me semble mériter de fixer
particulièrement l’attention, je fais allusion aux prodromes à forme
neurasthénique. Je les appelle ainsi parce qu’ils sont généralement pris,
lorsqu’ils apparaissent, pour les manifestations d’une neurasthénie vulgaire.
Une femme de forte et solide constitution, chez laquelle l’enquête ne
permet pas de retrouver d’antécédents spécifiques certains, tombe vers l’âge
de trente-sept ans dans un état de nervosisme contre lequel échouent tous
les traitements employés : l’humeur devient irritable et quelque peu
fantasque, elle se plaint par instants d’éblouissements et de vertiges, de
troubles dyspeptiques, de douleurs névralgiques vagues tantôt à la face,
tantôt à l’estomac, tantôt à l’utérus, plus rarement au niveau des membres.
Sa santé, dont jusque-là elle n’avait eu cure, devient sa préoccupation
dominante : elle court de cabinet de consultation en cabinet de
consultation ; partout le diagnostic est le même : on n’hésite pas à affirmer
la neurasthénie. La malade se soumet aux traitements hydrothérapiques les
plus variés, fait des séjours dans les différentes stations balnéaires : tout
cela sans utilité et sans profit. Après plus de trois ans de cet état nerveux à
manifestations variables et polymorphes, les bizarreries du caractère
s’accentuant, elle est prise d’une activité folle, elle fait des acquisitions
insensées, un violent accès d’agitation maniaque se déclare, et tous les
symptômes de la paralysie générale se déroulent, qui conduisent la malade à
la mort après deux ans de séjour dans une maison de santé.
Un autre exemple : il s’agit d’un homme de trente-neuf ans, docteur en
droit, ancien syphilitique, ayant toujours joui d’une santé parfaite jusqu’en
1886. Vers le milieu de cette même année, il se plaint de névralgies à la tête,
qui vont et viennent sans fixité de siège ni de temps. Les traitements
employés, préparations de quinine et autres, ne semblent pas les modifier
d’une façon manifeste ; les douleurs disparaissent, puis reviennent, aussi
variables dans leur marche que mobiles dans leur siège. Au commencement
de 1887, elles se compliquent de vertiges, d’étourdissements ; dans le cours
de cette même année, le caractère se modifie, devient particulièrement
susceptible et très irritable. Peu après, les digestions se montrent laborieuses
et pénibles. En 1889, tous ces symptômes persistent : il s’y joint de loin en
loin un sentiment général de faiblesse et de fatigue, une incertitude toute
subjective de la marche, qui fait que dans la rue le malade a peur de tomber.
Sa tête est lourde par instants ; il a de la céphalée, survenant par intervalles,
à la nuque et au front, ainsi qu’une tendance à la somnolence. Tous ces
phénomènes vont s’accusant progressivement jusqu’au milieu de 1892.
L’hydrothérapie qu’on emploie sous toutes les formes, les calmants,
bromures et autres, les reconstituants, les médicaments propres à stimuler la
digestion sont prescrits sans succès. Les troubles, presque permanents (au
moins le jour, car le sommeil a toujours été calme et profond), sont d’autant
plus pénibles que le malade y prête attention ; ils lui arrachent des plaintes
et des larmes, mais l’on est surpris de voir, quand X... est distrait et excité,
l’expression de la souffrance et de la tristesse faire place à l’enjouement et à
l’exubérance qui sont, à la vérité, dans le caractère normal du sujet. Tenu
pour un simple neurasthénique, X... est pendant près de sept ans traité
comme tel, lorsqu’au milieu de 1892 l’inégalité pupillaire, l’embarras de la
parole, l’extrême irritabilité du caractère, l’affaiblissement intellectuel et
quelques idées délirantes viennent révéler l’existence d’une paralysie
générale, qui depuis a suivi son cours habituel.
Les faits de cet ordre méritent de fixer l’attention. En remontant avec
soin dans le passé des paralytiques, on s’apercevra, je pense, qu’ils sont loin
d’être rares. Les médecins qui se livrent à la pratique de l’hydrothérapie en
ont pour la plupart observé d’analogues : ils voient verser dans la paralysie
générale des malades qui leur sont adresses avec l’étiquette neurasthénie. Il
y a quelque temps, les journaux qui, sous prétexte de tenir le public au
courant des événements, divulguent des infortunes qu’il vaudrait mieux
s’efforcer de tenir secrètes, les journaux annonçaient qu’un des plus
brillants écrivains de ce temps-ci venait d’être interné dans une maison de
santé. La presse aidant, tout le monde a pu savoir qu’il présentait les
symptômes. les plus caractéristiques de l’encéphalite interstitielle. Or,
pendant de longs mois, cet écrivain illustre avait souffert des troubles les
plus variés : fatigue, état de dépression, périodes d’impuissance
intellectuelle, névralgies multiples et variables, insomnies. « Je suis malade,
décidément ! écrivait-il, dans une de ses nouvelles, qui porte effectivement
déjà la marque de la maladie de son auteur. Je me portais si bien le mois
dernier ! J’ai la fièvre, une fièvre atroce, ou plutôt un énervement fiévreux,
qui rend mon âme aussi souffrante que mon corps. J’ai sans cesse cette
sensation affreuse d’un danger menaçant, cette appréhension d’un malheur
qui vient ou de la mort qui approche, ce pressentiment qui est sans doute
l’atteinte d’un mal encore inconnu, germant dans le sang et dans la chair. Je
viens d’aller consulter mon médecin, car je ne pouvais plus dormir. Il m’a
trouvé le pouls rapide, l’œil dilaté, les nerfs vibrants, mais sans aucun
symptôme alarmant. Je dois me soumettre aux douches... » Et, de fait, nous
avons su que le malheureux, pris pour un simple neurasthénique, avait été
douché ferme durant plusieurs mois, jusqu’au jour où se manifestèrent dans
leur netteté les signes de la paralysie générale.
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MESSIEURS,
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Pour en finir avec les réactions pupillaires, je dois vous signaler encore
une particularité qu’a relevée Bevan-Lewis, sur laquelle divers auteurs et
notamment Morselli et Raggi ont appelé l’attention, et que j’ai, pour mon
compte, observée plusieurs fois. Il s’agit d’une sorte « d’inversion du
réflexe pupillaire » en vertu de laquelle, à l’approche d’une source
lumineuse, la pupille, après avoir ou non esquissé un mouvement de
contraction, se dilate au lieu de se rétrécir. Ce signe serait pour Bevan-
Lewis, quand il le constate, l’augure d’une paralysie générale
commençante14.
Vous n’ignorez pas que, lorsqu’on abaisse et qu’on soulève
alternativement la paupière au-devant de l’un des yeux, il se produit au
niveau de la pupille de l’œil opposé des mouvements alternatifs de
resserrement et de dilatation (Consensual Movements). Ces mouvements
sont souvent atténués ou abolis au cours de l’encéphalite.
Il en est de même de la dilatation qui se produit au niveau du cercle irien
lorsqu’on pince, qu’on pique ou qu’on électrise la peau sur un point du
corps. Buccola a constaté que cette dilatation dans la paralysie générale se
fait avec plus de lenteur qu’à l’état normal ou, du moins, qu’elle suit à plus
long intervalle l’incitation provocatrice. Au reste, elle peut faire
complètement défaut : Bevan-Lewis a noté sa disparition dans 63 0/0 des
cas qu’il a observés. De tous les troubles pupillaires ce serait le plus
précoce ; il serait bientôt suivi de l’affaiblissement de la réaction à la
lumière avec dilatation de la pupille sous l’influence du rayon lumineux.
(deuxième degré), puis de l’iridoplégie réflexe ; en dernier lieu viendrait la
paralysie de la pupille dans l’accommodation et la convergence.
Cette manière de voir ne s’éloigne pas sensiblement de la nôtre. Toutefois
la succession des troubles, nous devons le dire, ne nous a pas semblé obéir
d’une façon rigoureuse et constante à la règle posée par Bevan-Lewis.
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Vous voyez combien est intéressante à suivre cette série de troubles qui
se hiérarchisent par degrés des plus légers aux plus graves.
La caractéristique des symptômes oculaires de la paralysie générale
réside, en effet, non seulement dans la physionomie clinique de
l’ophtalmoplégie, mais aussi dans sa marche lente et progressive. Si bien
qu’une ophtalmoplégie, qui reste interne et qui se développe d’une façon
graduelle, relève presque certainement de la paralysie générale15.
Je ne saurais mieux faire, pour vous prouver l’importance de ces signes
oculaires, que de vous présenter un malade chez lequel ils ont permis de
dépister des troubles cérébraux et un passé pathologique qu’on évitait de
nous faire connaître.
Marth... que voici est âgé de trente-six ans. Il exerce actuellement la
profession de dessinateur. Il s’est aperçu, il y a quelque temps, qu’il
distinguait moins bien les détails de ses modèles, il a pensé que cela devait
tenir à une affection oculaire, et est allé consulter M. le Dr Jocqs. M. Jocqs,
en étudiant comparativement les deux yeux, a trouvé là les signes non
douteux d’une ophtalmoplégie interne progressive. Ça n’est pas sans
surprise qu’il a rencontré l’œil de la paralysie générale chez un malade qui
ne semblait affecté d’aucun trouble mental. Il nous a alors présenté cet
homme, chez lequel il nous a été facile de reconstituer un passé cérébral des
plus significatifs. Marth..., en 1878, a eu la syphilis. En 1890, il se lança
dans une entreprise bizarre et fantastique où il perdit pas mal d’argent ; au
début de 1891, il était à Lyon comme employé. Son père, qui le jugeait
malade, le conduisit à la consultation du Dr Chaumier, médecin de l’asile de
Bron ; on nota à ce moment de l’inégalité pupillaire, de l’affaiblissement
intellectuel, de la difficulté de la parole, du tremblement de l’écriture. On
prescrivit 2 grammes d’iodure chaque jour et l’application de pointes de
feu. En 1892, l’état s’améliora d’une façon notable, et Marth... put
reprendre son métier de dessinateur.
Actuellement l’état mental est en apparence satisfaisant ; le malade cause
bien et écrit correctement. Tout ce qu’on relève, d’après ce que nous a dit sa
femme, c’est une légère diminution de la mémoire, un peu d’hésitation dans
la parole, un très léger tremblement par instants de la langue et des mains,
la perte des réflexes rotuliens sans douleurs fulgurantes. A voir le malade,
on hésite à coup SÛR à en faire, avec certitude, un paralytique général. Il
est vraisemblable cependant qu’il s’agit d’une encéphalite interstitielle en
période de rémission. N’est-il pas intéressant, dans tous les cas, que ce
soient les troubles oculaires qui. aient permis de reconstituer l’histoire des
désordres d’il y a deux ans, dont la physionomie rappelle singulièrement
celle des symptômes de la paralysie générale.
Il ne faut pas oublier d’ailleurs que les troubles oculaires peuvent
précéder parfois d’assez longtemps l’apparition des autres manifestations de
la maladie. Förster16 rapporte l’histoire d’un de ses collègues qui lui conta
un jour en riant, qu’il s’était aperçu de l’inégalité de ses pupilles et qu’il,
avait, par suite, des chances de devenir fou ; quelque temps après, cet
homme, dont l’intelligence n’avait jamais donné lieu au moindre soupçon,
entrait dans une maison de santé où il mourut au bout de peu
d’années. — J’ai suivi un malade chez lequel l’inégalité pupillaire a
précédé de plusieurs années les symptômes de la maladie confirmée. Or, si
la dilatation en elle-même n’a pas de valeur diagnostique absolue, car elle
peut tenir à des causes pathologiques multiples, elle acquiert une
signification bien plus précise lorsqu’elle coïncide avec la diminution ou la
perte de la réaction à la lumière et à l’accommodation.
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FIG. 2.
Quoi qu’il en soit de cette topographie, tous les auteurs, et c’est ce qui
importe, sont d’accord pour admettre que les cellules nerveuses qui
innervent le constricteur de la pupille et le muscle ciliaire occupent une
situation supérieure à celle des noyaux d’où émanent les fibres destinées
aux muscles moteurs du globe oculaire. On conçoit donc la possibilité
d’une lésion de ces cellules coïncidant avec l’intégrité des autres groupes.
C’est ce qui semble avoir lieu dans la paralysie générale. Vous n’ignorez
pas que, dans cette affection, les lésions envahissent fréquemment la paroi
des ventricules, à la surface desquels elles s’accusent macroscopiquement
sous la forme de petites granulations (granulations de Bayle). Dès lors, il
n’est pas surprenant que ces lésions aient tendance à intéresser par action
directe ou de voisinage les noyaux renfermés dans cette paroi. Ce qui est
difficile de comprendre, c’est que la même lésion qui affecte si souvent les
noyaux supérieurs de la 3e paire ne touche qu’à titre tout à fait exceptionnel
les noyaux inférieurs. Cette particularité dépend sans doute de quelque
disposition anatomique spéciale qui protège ces noyaux contre les lésions
envahissantes de l’encéphalite diffuse : c’est un point qu’éclaireront peut-
être les recherches ultérieures.
Je tiens, Messieurs, à faire suivre d’une remarque les développements
dans lesquels je viens d’entrer. La physiologie pathologique de
l’ophtalmoplégie interne, telle que je vous l’ai exposée est celle qu’on peut
concevoir en l’état de nos connaissances. Mais il ne faut pas se faire illusion
sur sa valeur. Je ne serais pas surpris que d’ici peu de temps des acquisitions
nouvelles vinssent la bouleverser de fond en comble. Sans revenir sur
l’insuffisance de la théorie nucléaire à nous expliquer la rareté des
paralysies des muscles externes de l’œil comparativement à la fréquence de
l’ophtalmoplégie interne chez les paralytiques généraux, je dois dire que
des faits positifs semblent établir la possibilité de l’iridoplégie réflexe dans
le cas de simples lésions corticales (Parinaud). L’impossibilité de concilier
de pareils faits avec l’explication physiologique de cette iridoplégie, telle
que je vous l’ai donnée, semble infirmer la valeur de cette dernière.
Prenez donc celle-ci pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour une simple
interprétation provisoire de faits bien établis.
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MESSIEURS,
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Mais laissons cette question. Nous pouvons, comme vous l’allez voir,
arriver par une autre voie à établir qu’il y a d’étroites relations entre le
sommeil provoqué chez Aim... et les sommeils hypnotiques tels que nous
les connaissons. Et nous pensons que, si M. Raymond a pu avancer, d’après
les faits soumis à sa judicieuse critique, que ce sommeil provoqué
ressemble plus au sommeil normal qu’à l’hypnose classique telle qu’on la
développe chez les hystériques, c’est qu’absorbé par d’autres questions
incidentes, d’ailleurs pleines d’intérêt, il n’a pas poussé assez loin l’analyse
et l’étude expérimentale.
Nous sommes, en effet, je m’en vais vous le montrer, en face d’un état de
sommeil hypnotique qui diffère plutôt par des nuances que par le fond de
quelques autres états connus de sommeil provoqué, notamment de la
léthargie.
Et, d’abord, je dois appeler votre attention sur quelques particularités qui
ne s’observent pas dans le sommeil normal : regardez les paupières de
Aim... ; les supérieures sont animées de petites contractions intermittentes
régulières qui ressemblent à des battements. De plus, de temps en temps on
sent au-dessous des replis palpébraux les globes se mouvoir soit de dehors
en dedans, soit de dedans en dehors. Enfin, si l’on essaye d’ouvrir la
bouche, on y arrive, mais on éprouve une certaine résistance qui prouve que
les masséters ont tendance à se contracturer. Tout cela nous fait songer bien
plutôt à une forme du sommeil hypnotique qu’au sommeil naturel.
Mais les expériences dont je vais vous rendre témoins complèteront nos
renseignements. Ces expériences vont établir : 1° que le malade est
susceptible d’accomplir, pendant le sommeil provoqué par l’occlusion des
yeux, des actes suggérés durant la veille ; 2° qu’en dépit des apparences et
bien qu’il présente l’aspect d’une masse inerte, Aim... peut, durant son
sommeil, recevoir des ordres qu’il exécute soit après le réveil, soit pendant
le sommeil même.
Procédons donc aux expériences. Avant d’occlure les yeux je dis à
Aim... : « Quand vos yeux seront fermés, vos bras deviendront raides. »
J’abaisse les paupières et vous pouvez constater que les membres
supérieurs, au lieu d’être flasques et inertes comme tout à l’heure, sont
affectés de contracture ; je réveille le malade. Je recommence l’expérience
avec le membre inférieur, vous voyez qu’elle réussit de la même façon.
A la vérité, nous n’avons guère pu suggérer au malade que des
contractures ; c’est en vain que nous avons cherché à lui donner des
hallucinations. Je lui dis pendant qu’il est dans son état habituel de veille :
« Une fois endormi, vous verrez un serpent ; » il ferme les yeux, et vous
constatez que rien dans l’expression de la physionomie ne permet de
supposer que le sujet ait devant les yeux l’image effrayante du serpent. Je
dois dire pourtant qu’une fois, ayant suggéré à Aim... qu’il verrait un lion,
nous avons surpris certains mouvements des muscles du visage qui nous ont
autorisé à penser que l’hallucination avait lieu. Aussi ne suis-je pas certain
qu’avec quelque exercice et en répétant les expériences de cet ordre on
n’arriverait pas à des résultats plus appréciables et plus constants.
Quoi qu’il en soit, ce que je veux retenir des faits dont vous venez d’être
témoins, c’est que Aim... exécute, durant le sommeil provoqué, quelques-
uns au moins des ordres donnés pendant la veille, ceux notamment qui ont
pour but d’amener la raideur et la contracture des membres.
Je reviendrai tout à l’heure sur les conséquences à tirer de ces faits, et je
passe à une seconde série d’expériences.
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MESSIEURS,
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Étudions, en premier lieu, les caractères de l’amyotrophie. Aussi bien
c’est elle qui attire tout d’abord l’attention ; elle constitue, d’ailleurs,
comme je vous en convaincrai bientôt, le symptôme fondamental et le plus
ancien. Les autres manifestations sont, en quelque sorte, accessoires ou, du
moins, secondaires et surajoutées.
Ce qui frappe, au premier coup d’œil, lorsqu’on examine la main droite
(fig. 4), c’est l’excavation qui remplace, au niveau du premier espace
intermétacarpien, les reliefs charnus qu’on y voit à l’état normal, et qui sont
conservés du côté gauche. Cette excavation, ou creux, est aussi manifeste à
la face palmaire qu’à la face dorsale, Elle témoigne d’une atrophie des deux
muscles, premier interosseux dorsal et adducteur du pouce, qui, dans les
conditions physiologiques, remplissent l’intervalle compris entre les deux
premières pièces du métacarpe. Au reste, l’examen fonctionnel corrobore
les données de l’inspection : vous pouvez constater, en effet, que le
mouvement d’adduction du pouce est à peu près impossible : quand le
malade cherche à l’exécuter, il contracte vivement le court fléchisseur et
l’opposant, essayant ainsi de remédier à l’insuffisance de l’adducteur.
D’autre part, il ne peut réaliser l’adduction de l’index, c’est-à-dire
l’éloignement de ce doigt de l’axe de médius, ce qui indique une impotence
du premier interosseux dorsal.
Mais poursuivons l’examen. Vous voyez que les 2e, 3e et 4e espaces
interosseux sont, aussi bien sur la face palmaire que sur la face dorsale de la
main, mais principalement sur cette dernière, légèrement excavés. Les
muscles qui les remplissent à l’état normal, c’est-à-dire les 2e, 3e et 4e
interosseux dorsaux, les 1er, 2e et 3e interrosseux palmaires, ont
certainement diminué de volume. La particularité devient d’autant plus
aisément appréciable qu’on inspecte comparativement la main droite et la
main gauche. Au reste, l’atrophie de ces divers interosseux se révèle encore
par l’insuffisance des mouvements auxquels ils concourent ; je vais vous en
donner la preuve. Vous n’ignorez pas que les interosseux dorsaux et
palmaires ont, d’une part, une action commune qui consiste à fléchir la
première phalange sur les métacarpiens et à étendre les deux dernières,
d’autre part, une action propre à chacun des groupes palmaire et dorsal, les
palmaires étant adducteurs, les dorsaux abducteurs, c’est-à-dire que les uns
rapprochent, tandis que les autres éloignent les doigts de l’axe fictif du
médius. Or, voyons ce qui a lieu chez notre malade : en ce qui concerne
l’action commune, il ne peut fléchir la première phalange sur les
métacarpiens, qu’à la condition de fléchir au préalable (à l’aide des
fléchisseurs communs) la 3e phalange sur la 2e, la 2e sur la 1re. Si l’on
annihile l’action des fléchisseurs communs, en maintenant étendues la 2e et
la 3e phalanges, la flexion des premières devient à peu près complètement
impossible. Remarquez qu’il en est tout autrement du côté gauche. Quant à
l’extension des deux dernières phalanges, elle se fait encore, mais n’oubliez
pas que, pour ce mouvement, les interosseux sont de simples auxiliaires des
extenseurs communs. Envisageons maintenant les mouvements d’adduction
et d’abduction et voyons comment ils s’exécutent au niveau des divers
doigts. Je ne vous parlerai plus du pouce : son court abducteur étant hors de
cause, son abduction reste possible, tandis, vous l’avez vu, que l’adduction
est gênée par suite de l’atrophie de l’adducteur. Mais revenons aux
interosseux proprement dits : l’adduction et l’abduction de l’index sont
impossibles (atrophie du 1er interosseux dorsal, du 2e interosseux palmaire),
de même l’abduction du médius (atrophie du 2e et 3e dorsal) ; quant à
l’annulaire, ses mouvements de latéralité sont moins gênés (atrophie moins
accusée du 2e palmaire et du 4e dorsal) ; ceux du petit doigt (3e interosseux
palmaire et adducteur propre) sont intacts. Il résulte, remarquiez-le, de cet
examen, que l’impuissance des interosseux, c’est-à-dire leur atrophie, est
d’autant moins accusée qu’on se rapproche davantage du bord cubital de la
main : c’est une particularité sur laquelle je reviendrai.
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Un mot, pour finir, sur le pronostic. Tout nous autorise à penser que les
lésions du médian sont peu profondes : elles sont déjà en voie
d’amélioration manifeste et auront probablement disparu dans un bref délai.
Quant à celles du cubital, elles avaient déjà guéri une première fois, quand
le malade eut renoncé à la profession qui les avait provoquées. Il est
vraisemblable qu’il en sera encore ainsi, si notre homme se décide à
abandonner définitivement son métier. Dans tous les cas de névrite
professionnelle qu’il a rapportés, Leudet a vu la restauration se produire :
mais elle mit à se faire quelquefois plusieurs années.
Au cas où elle tarderait par trop, on devrait se demander si, pour la
faciliter, il n’y aurait pas lieu d’aller à la recherche du nodule fibreux qui
l’empêcherait en comprimant les fibres nerveuses qui le traversent. Dans ce
cas, on pourrait tenter la résection de ce nodule. Même quand les deux
bouts, central et périphérique, du nerf ne sont pas au contact, la continuité
peut se rétablir : Weir Mitchel l’a obtenue avec un écartement de 7
centimètres des deux fragments. A la vérité, la régénération se fait d’autant
mieux que les sujets sont plus jeunes : le nôtre n’a que trente et un ans.
Mais, avant de livrer le malade au chirurgien, il importe d’attendre et de
voir ce que nous donneront les frictions, le massage, l’électrisation des
muscles atrophiés. Nous ne sommes pas encore en droit de penser que ces
procédés anodins ne suffiront pas à amener, tout au moins, à activer la
guérison.
MESSIEURS,
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Avant de vous faire constater l’état actuel de cet homme, je dois tout
d’abord vous mettre au courant de son histoire pathologique : elle présente,
en effet, un intérêt particulier tant au point de vue des difficultés que
pouvaient opposer au diagnostic les symptômes constatés il y a quelques
mois, qu’au point de vue de l’interprétation des phénomènes telle que nous
sommes à même de là donner aujourd’hui d’après l’évolution des troubles.
Le malade est âgé actuellement de trente-quatre ans. Nous ne trouvons
rien à noter dans son hérédité, mais ce que nous savons de son passé nous le
montre comme un type de déséquilibré. Tout enfant, il fut embarqué comme
mousse sur un navire à bord duquel se trouvait un de ses oncles. Abandonné
par ce dernier, pour des raisons que nous ignorons, à l’âge de dix-sept ans, il
se rend au Mexique où il se livre à la contrebande des soies. A vingt ans, il
avait réalisé une fortune de 300.000 francs qu’il gaspilla sans compter, avec
une remarquable imprévoyance de l’avenir. Ruiné, il rentra en France et s’y
fil incorporer dans un régiment de dragons ; bientôt il déserta, passa en
Belgique et s’installa à Anvers où il devint représentant de commerce. De
retour en France, après l’amnistie de 1885, il mit à profit pour vivre ses
dispositions artistiques et ne tarda pas à acquérir une certaine notoriété soit
comme chanteur de café-concert, soit comme compositeur de romances.
D’un caractère gai et enjoué, il était actif, plein d’entrain, vivant tantôt
misérablement, tantôt somptueusement, suivant les ressources du moment.
Bien portant jusqu’en 1893, il éprouva, vers le milieu de l’été de cette
année, une vive contrariété à la suite de laquelle son caractère s’aigrit : il
devint irritable et maussade. Ses amis constatèrent qu’il maigrissait, et lui-
même ressentit une faiblesse générale accusée particulièrement au niveau
des jambes.
Le 2 septembre, il était en scène et avait chanté comme de coutume,
lorsqu’au moment de se retirer il éprouva une sorte de faiblesse,
accompagnée peu après de difficulté de la parole et de parésie des membres
droits, particulièrement du membre inférieur. C’est seulement huit jours
après que le bras devint véritablement impotent, et l’impotence y fut
précédée d’engourdissements assez accusés. Les membres du côté gauche
ne furent affectés que plus tard, du 20 au 30 septembre. Comme à droite, la
jambe fut paresiée la première, puis le membre supérieur. En même temps,
la difficulté d’articulation des mots s’accentua.
Le malade, au début d’octobre, fit un court séjour à l’hôpital Lariboisière
et, le 16, il entra dans notre service.
M. le Dr Le Gendre, qui nous suppléait à ce moment, voulut bien nous le
montrer un jour que nous traversions le service, et voici quel était l’état à
cette époque :
Le patient était au lit, immobilisé dune façon presque absolue dans le
décubitus dorsal ; la tête, légèrement penchée en avant, avait une tendance
manifeste à s’incliner sur la poitrine. Ce qui frappait tout d’abord lorsqu’on
l’approchait, c’était une excessive émotivité, se traduisant par des accès
alternatifs de rires et de pleurs qu’aucune raison n’expliquait.
La face ne présentait aucune déviation, bien qu’il y en ait eu, paraît-il,
après le malaise subit du 2 septembre. Le frontal et les orbiculaires ne
montraient aucun signe de parésie ; mais il en était autrement de
l’orbiculaire des lèvres et des muscles innervés par le facial inférieur. Le
masque facial était à peu près complètement immobile ; l’occlusion des
lèvres était difficile et incomplète ; la salive, particulièrement après les
accès de rire ou de pleurs, s’écoulait hors de la bouche. La langue était mue
difficilement dans la cavité buccale et ne pouvait être projetée au dehors
plus loin que le bord libre des arcades dentaires. Le voile du palais,
nettement parésié, pendait flasque au fond de la gorge, et la déglutition était
gênée au point que le malade ne pouvait absorber que des boissons et en
très petite quantité à la fois. Il lui était impossible d’éteindre une bougie en
soufflant ; la voix était nasonnée. L’articulation des mots, des plus
défectueuses, se réduisait à un inintelligible grognement. Voici, à titre
d’exemple, comment le patient prononçait certaines lettres de l’alphabet : B
= mé ; C = e ; D = né ; G = djè ; O = ou ; P = bé ; Q = in ; T — dé ; X =
igs.
Ajoutons que le larynx ne paraissait pas indemne. La voix était rauque,
enrouée, bitonale, et souvent, à l’occasion de la déglutition ou de ses crises
émotives, le malade était pris d’accès de suffocation terribles avec cyanose
de la face et menace d’asphyxie.
A la description qui précède vous reconnaissez le tableau symptomatique
du syndrome paralysie glosso-labio-laryngée, et, si j’ajoute que la pression
exercée sur le maxillaire inférieur déterminait une trépidation massétérine
des plus nettes, je puis dire de la paralysie glosso-labiée à type
spasmodique.
Voyons maintenant quel était l’état des membres. Les supérieurs était
presque complètement paralysés, le droit plus que le gauche. Le malade ne
pouvait ni manger seul, ni se moucher. Les deux bras étaient accolés au
corps, l’avant-bras à demi fléchi sur le bras, la main légèrement fléchie sur
l’avant-bras et tombante, les doigts à droite rappelant par leur altitude la
griffe cubitale. Les réflexes du poignet et de l’olécrâne étaient
considérablement exagérés.
Aux membres inférieurs la paralysie n’était pas moindre, et c’était encore
à droite qu’elle était le plus accusée. Le malade opposait bien une certaine
résistance aux mouvements de flexion ou d’extension, mais il ne pouvait ni
déplacer les jambes dans le lit, ni les soulever, moins encore, cela va sans
dire, se tenir debout. Les réflexes patellaires étaient remarquablement
exagérés, et on provoquait facilement, en soulevant la pointe du pied, de la
trépidation spinale.
Mais ce n’est pas tout, et je dois appeler particulièrement votre attention
sur le symptôme suivant : les muscles des quatre membres présentaient un
degré marqué d’atrophie. Aux mains, les éminences thénar et hypothénar
avaient presque complètement disparu ; les interosseux étaient très
diminués de volume, particulièrement les derniers de la main droite (de là
l’attitude de l’annulaire et du petit doigt que j’ai précédemment indiquée) ;
à l’avant-bras, l’amaigrissement intéressait surtout les fléchisseurs ; à
l’épaule, le sus-épineux et le deltoïde. Aux membres inférieurs, l’atrophie
portait principalement sur les muscles du mollet et à un degré moindre sur
les triceps fémoraux.
Il n’est pas sans intérêt de signaler, par contre, l’intégrité des muscles de
la langue, paralysés, mais non atrophiés, au moins apparemment.
Comme signe négatif, je relèverai encore l’absence de troubles sensitifs,
et de paralysie des sphincters.
Vous aurez été sans doute frappés de l’analogie que les symptômes dont
je viens de vous faire l’énumération présentent avec ceux de la sclérose
latérale amyotrophique telle que Charcot nous l’a fait connaître ; nous
observons là, en effet, la paralysie glosso-labiée, la paralysie Spasmodique
des membres avec amyotrophie, qui caractérisent cette maladie. Il n’est pas
jusqu’à l’intégrité des sphincters et l’absence de troubles sensitifs qui ne
viennent compléter la ressemblance clinique. Et, de fait, cette ressemblance
était si frappante qu’à un premier examen superficiel du malade, avant tout
renseignement sur l’histoire et la marche des troubles, j’avais pensé un
instant me trouver en présence de la maladie de Charcot.
Mais un peu d’attention suffisait pour nous convaincre que nous avions
affaire à une tout autre affection. La sclérose latérale amyotrophique, en
effet, est une maladie à évolution lente et progressive : or, nous nous
trouvions en face d’une affection qui avait eu un début quasi-brusque et en
moins d’un mois avait conduit le malade à l’état dans lequel nous le
trouvions. Cette particularité nous portait à nous orienter dans une autre
direction.
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Je pense que nous devons nous arrêter à un autre diagnostic. C’est ici le
moment de vous rappeler ces singuliers troubles de l’émotivité qui ont été
et sont encore, quoique atténués, si accusés chez notre malade. Vous avez
vu cet homme s’abandonner sans motif à des accès de rire inextinguible
alternant d’ailleurs avec des accès de larmes qui ne sont pas plus motivés
que les premiers. Or, la pathogénie de ces troubles tend aujourd’hui à
s’éclaircir. Vulpian, vous le savez, plaçait dans la protubérance le siège des
émotions : cette opinion serait aujourd’hui difficilement soutenable, et les
faits que divers auteurs, Pontoppidan notamment, ont apportés à son appui,
doivent être interprétés autrement. Je vous engage, à ce sujet, à lire la
remarquable étude que M. Brissaud3 a publiée il y a peu de temps sur le rire
et le pleurer spasmodiques ; vous y verrez que ces phénomènes se
rattachent d’ordinaire à une lésion des noyaux gris centraux au voisinage de
certains faisceaux de la capsule interne. C’est aussi, sauf divergence de
détails, l’avis de von Bechterew, à propos d’une observation, qui par
certains côtés se rapproche de la nôtre. Quoi qu’il en soit, le rire et le
pleurer spasmodiques sont le plus communément des manifestations des
paralysies pseudo-bulbaires. Sous ce nom, vous le savez, on désigne un
syndrome rappelant la paralysie bulbaire et résultant d’un double foyer, un
foyer dans l’hémisphère droit et un dans l’hémisphère gauche, localisés
d’ordinaire au niveau des noyaux centraux, et qui ont pour conséquence, en
combinant leurs symptômes, de déterminer, avec des phénomènes
hémiplégiques doubles plus ou moins accusés, une paralysie glosso-labiée
avec troubles de l’articulation4.
Or, je pense que nous avons affaire à un syndrome de cet ordre. Je
m’appuie, pour étayer mon opinion, non seulement sur ce que nous ont
appris les récentes études sur le rire et le pleurer spasmodiques, mais encore
sur les particularités suivantes : rappelez-vous que chez notre malade
l’affection a débuté brusquement par une sorte d’ictus incomplet, que les
membres du côté droit ont été paralysés les premiers, ceux du côté gauche
seulement quelque temps après. Cette évolution des accidents ne semble-t-
elle pas indiquer la production d’un double foyer cérébral du côté gauche
d’abord, puis du côté droit ? Une semblable lésion, que les raisons
précédemment mentionnées nous autorisent à rattacher avec quelque
probabilité à la syphilis, rend mal compte, à la vérité, de l’amyotrophie des
membres, très accusée au moins au début. Mais nous savons (Charcot,
Babinski, Déjerine) que chez les anciens hémiplégiques on peut observer
des atrophies musculaires qui ne dépendent d’aucune lésion constatable des
cellules des cornes antérieures et qui sont le résultat d’un simple trouble
dynamique de ces dernières. Je serais assez porté à penser, vu le caractère
transitoire de l’amyotrophie chez notre malade, que celle-ci a été sous la
dépendance d’un mécanisme de cet ordre. Nous savons d’ailleurs, d’après
les observations de divers auteurs, de Borgherini et d’Eisenlohr notamment,
que les lésions de la couche optique peuvent s’accompagner
d’amyotrophies précoces sans qu’il existe d’altérations des cellules
antérieures de la moelle.
Ces diverses raisons m’amènent à considérer le cas que je viens de vous
présenter comme un exemple, à quelques égards un peu anomal, de
paralysie pseudo-bulbaire5.
L’ACROPARESTHÉSIE
MESSIEURS,
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Il ne me semble pas, Messieurs, qu’il soit nécessaire de beaucoup insister
pour faire ressortir ce que le syndrome dont je viens de vous présenter des
exemples typiques présente de très particulier. Ces engourdissements des
extrémités, tenaces et gênants, indépendants de toute compression des
troncs nerveux, comme de toute lésion caractérisée des centres, constituent
vraiment une affection très personnelle et très autonome, fort différente du
moins dés affections des extrémités qui sont couramment décrites. On ne
saurait, en effet, la confondre ni avec l’asphyxie locale des extrémités de
Maurice Raynaud, ni avec l’érythromèlalgie de Weir Mitchel, moins encore
avec l’œdème bleu des hystériques de Charcot, ou avec l’acrocyanose sur
laquelle M. Crocq a récemment appelé l’attention : les troubles
circulatoires, les modifications de coloration de la peau et de la température
locale qui constituent la manifestation essentielle de ces diverses affections
ne se rencontrent à aucun degré dans celle que je vous décris.
Si les nerfs périphériques, ce qui est vraisemblable, y sont2 en jeu à un
titre quelconque, du moins notre syndrome ne ressemble-t-il en rien à celui
par lequel se traduisent les névrites périphériques : il n’y a ici ni douleurs
vives ni atrophie musculaire, ni paralysie. Dans le rhumatisme chronique,
surtout au début, on peut observer des engourdissements analogues à ceux
que nous venons d’étudier ; mais, dans les cas qui nous occupent, on ne
constate aucune des lésions des jointures qui caractérisent cette affection,
ou, si on les y observe, c’est d’une façon tout accidentelle et à un degré très
léger, comme chez notre seconde malade.
Enfin, il me paraît qu’il est à peine besoin de faire ressortir les
différences radicales qui distinguent les engourdissements dont je vous ai
parlé des douleurs de l’acrodynie, maladie le plus souvent épidémique et
nettement spécialisée par la réunion des symptômes complexes qu’on y
observe du côté du tube digestif, du système nerveux, des muqueuses, de la
peau et du tissu cellulaire des extrémités.
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LA CHORÉE CONGÉNITALE
SOMMAIRE. — Présentation d’un malade affecté de chorée congénitale. — Cas analogues épars
dans la littérature. — Ces cas doivent être divisés en plusieurs groupes : chorées congénitales
spasmodiques et chorées non spasmodiques. — Caractères et nature de ces dernières.
MESSIEURS,
C’est un fait bien connu que la chorée, dans sa forme la plus vulgaire,
qu’on désigne communément sous le nom de chorée de Sydenham, apparaît
rarement au-dessous de six ans, et exceptionnellement après vingt ans. Elle
peut se montrer néanmoins chez l’adulte, à titre de curiosité chez le
vieillard, et aussi chez les enfants entre deux et six ans.
A la vérité, quand la chorée survient dans l’âge mûr ou la vieillesse, elle
affecte presque toujours une marche et une gravité spéciales ; elle revêt le
type de la chorée chronique (Charcot et Huet).
Grave ou légère, passagère ou durable, la chorée est susceptible, en
somme, de frapper, avec des fréquences variables, l’individu à peu près à
tous les âges. Mais peut-elle être contemporaine de la naissance, ou des
premiers moments de la vie ? C’est une question qu’on s’est posée sur la foi
de quelques observations, et que les auteurs ont presque toujours résolue
par la négative. Parcourez, en effet, les ouvrages les plus récents, et vous
verrez que les faits de chorée congénitale y sont considérés non seulement
comme exceptionnels, mais encore comme présentant une authenticité
douteuse.
Qu’ils soient exceptionnels, rares tout au moins, je n’y contredis pas ;
mais qu’il en existe de parfaitement authentiques, c’est ce dont j’espère
vous convaincre aujourd’hui.
Il y a donc, suivant moi, une chorée congénitale, je pourrais même dire
qu’il y en a plusieurs ; je compte vous montrer, en effet, que les faits
compris sous ce vocable doivent être répartis en plusieurs groupes.
La meilleure façon d’entamer la démonstration que je me propose, c’est
de vous montrer un malade qui répond précisément au type que je désire
aujourd’hui mettre en relief.
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Il en est tout autrement dans les faits dont il me reste à vous entretenir,
ceux qui constituent notre troisième groupe.
Dans ceux-là la rigidité spasmodique et l’exagération des réflexes font
absolument défaut. Il existe 4 cas au moins parfaitement authentiques de cet
ordre : ces ont ceux d’Hermann Rieder25, de Johnston26, de Schlesinger27,
et le nôtre. Essayons, à l’aide de ces 4 observations, d’esquisser l’histoire de
la chorée congénitale non spasmodique.
L’affection débute à la naissance : dans les 4 cas, en effet, les premiers
mouvements anormaux ont apparu dès les premiers jours de l’existence. Je
dis mouvements anormaux, car cette épithète me semble mieux convenir
que celle de mouvements involontaires, à un âge où les mouvements sont
plutôt instinctifs et automatiques que voulus.
Chez trois des malades ils ont débuté par la face et les membres
supérieurs ; ce détail me semble avoir peu d’importance. Ils ont toujours été
bilatéraux ; mais dans le cas de Johnston ils prédominaient d’un côté.
Les émotions et les mouvements volontaires les exagèrent ; c’est ce
qu’on observe d’habitude dans la chorée vulgaire. Ils ont, enfin, comme
vous avez pu en juger dans notre cas, tous les caractères de ceux de la
chorée de Sydenham.
Le développement cérébral et intellectuel des enfants atteints est lent
d’une façon générale. Ces malades apprennent tard à parler, après trois ans
dans tous les cas ; ils ne marchent qu’à deux ans, trois ans, ou même quatre
ans.
Leur intelligence reste au-dessous de la moyenne, ce sont des arriérés ;
mais, contrairement aux diplégiques, dont les facultés sont plus
sérieusement atteintes, ce ne sont ni des idiots ni des imbéciles. Notre petit
malade lit, écrit, fait quelques calculs élémentaires ; il est moins développé
intellectuellement qu’un enfant de son âge, mais ce n’est pas un sot.
Notons, en passant, l’absence de lésions cardiaques, si communes, vous
le savez, dans les chorées infantiles.
La chorée congénitale est essentiellement chronique. On ne saurait dire si
elle abrège notablement la durée de la vie ; le malade de Johnston avait
douze ans lors de la publication de l’observation ; celui de Rieder, vingt-
six ; celui de Schlesinger, vingt-quatre ; le nôtre, a dix ans.
Quant aux conditions étiologiques, voici ce que nous révèle l’analyse des
faits :
Le sexe paraît indifférent : sur 4 malades il y a 2 garçons et 2 filles. Au
point de vue de l’hérédité, on trouve des antécédents d’ordre banal, comme
l’alcoolisme chez le père, le nervosisme chez la mère ; mais Schlesinger et
Rieder ont constaté une particularité très curieuse, c’est l’hérédité similaire.
Voici ce que dit le premier de ces auteurs : « Pendant sa grossesse, la mère
du malade fut prise de mouvements choréiques qui cessèrent bientôt après
l’accouchement. Dès les premières années qui suivirent, les mouvements
convulsifs récidivèrent sans cesse à l’époque des règles, pour disparaître de
nouveau plusieurs semaines après. Les attaques, qui furent diagnostiquées
par les médecins : danse de Saint-Guy, disparurent totalement au bout de
quatre ans. » Il n’est pas douteux, on le voit, que la mère du malade de
Schlesinger ait été choréique pendant sa grossesse.
Le cas de Rieder mérite plus encore d’arrêter l’attention : la mère de la
malade présenta, pendant sa grossesse, les mêmes symptômes que sa fille.
Celle-ci (atteinte de chorée congénitale) eut elle-même, à vingt-cinq ans, un
fils affecté de chorée congénitale et qui succomba à dix-sept jours.
La grossesse a été absolument normale dans 3 cas ; par exception dans le
nôtre, la mère éprouva, comme vous le savez, une vive émotion vers le
huitième mois. L’accouchement s’est fait à terme dans les 4 cas ; il n’est pas
sans intérêt de relever, comme contraste, que les diplégies cérébrales se
montrent souvent chez des enfants nés prématurément. Il fut toujours
régulier et normal, sauf dans le cas de Schlesinger, où l’enfant naquit en état
d’asphyxie apparente.
Voilà, au point de vue étiologique, ce que les observations nous
apprennent. Il me reste, pour terminer, à examiner quelle place il convient
de faire, en nosologie, à la chorée congénitale.
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Vous n’ignorez pas l’obscurité qui règne encore sur la nature de la chorée
de Sydenham ; vous savez, sans doute, qu’on tend de plus en plus à la
considérer comme d’origine infectieuse. Cette notion, à la supposer
démontrée, avancerait le problème sans le résoudre.
Ce qu’on sait bien, c’est que la chorée vulgaire, la chorée-névrose, se
distingue nettement, par les conditions qui président à son développement,
des chorées (d’ordinaire hémichorées) consécutives à des lésions cérébrales
macroscopiquement appréciables : la chorée de Sydenham ne saurait être
confondue avec les chorées post-hémiplégiques.
Or, nous avons à nous demander s’il convient de rapprocher la chorée
congénitale des chorées post-hémiplégiques ou de la chorée-névrose. Le
doute n’est guère permis en ce qui concerne les chorées congénitales
accompagnées de rigidité spasmodique qui constituent, je vous l’ai dit, un
simple épisode symptomatique des diplégies cérébrales.
Il en est autrement de la chorée congénitale qu’on pourrait appeler
flaccide. Il ne semble pas qu’il soit légitime de l’englober dans le même
groupe que la chorée spasmodique, et je ne pense pas qu’on soit en droit
d’avancer, avec Freud et Rosenthal, que tous les cas de chorée congénitale
se rattachent à la diplégie cérébrale et diffèrent seulement les uns des autres
par le degré un peu plus ou un peu moins accusé de la parésie et de la
contracture.
En comparant, en effet, les caractères cliniques, d’une part, les conditions
étiologiques, d’autre part, on trouve, comme vous avez déjà pu vous en
convaincre, des différences telles entre les chorées flaccides et les chorées
spasmodiques, qu’on est naturellement amené à les séparer radicalement les
unes des autres.
Il ne sera pas sans intérêt, quitte à revenir sur les faits que je vous ai déjà
signalés, de mettre en parallèle ces deux formes de chorée congénitale.
Au point de vue symptomatique : 1° dans aucune des observations de
notre troisième groupe, j’y insiste encore, on n’a constaté ni rigidité
musculaire ni exagération des réflexes ; or, ces symptômes sont constants
dans les diplégies cérébrales et dans l’athétose double congénitale qui
semble en être une modalité ; et, c’est avec raison, suivant moi, que
Sinkler28, Huet29, Audry30 ont insisté sur les différences cliniques qui
séparent les chorées chroniques spasmodiques des chorées sans spasme ; 2°
chez les enfants atteints de diplégie cérébrale, il y a des troubles de
l’intelligence beaucoup plus profonds et plus accusés que chez ceux affectés
de chorée congénitale non spasmodique. Les diplégiques sont des idiots,
des imbéciles, pensionnaires habituels des asiles ; les choréiques flaccides
sont de simples débiles.
Au point de vue étiologique : 1° il est fréquent, dans les cas de diplégie
cérébrale, que l’accouchement ait eu lieu avant terme, à sept ou huit mois ;
au contraire, les malades de notre troisième groupe sont tous nés à terme ;
2° les diplégies cérébrales sont souvent consécutives à un accouchement
laborieux ; dans les cas connus de chorée congénitale non spasmodique
l’accouchement a été normal, régulier, sauf pour le malade de Johnston, qui
naquit en état d’asphyxie apparente.
Comme vous le voyez, les circonstances étiologiques, qui paraissent
présider au développement des lésions dont les diplégies cérébrales et les
chorées congénitales spasmodiques sont la manifestation, ne se trouvent pas
à l’origine de la chorée non spasmodique.
En revanche, et j’ai insisté sur ce point qui me semble essentiel, on a,
dans plusieurs des cas relatifs à cette dernière, noté l’hérédité similaire.
Ces arguments me paraissent suffisants pour séparer radicalement les
chorées congénitales spasmodiques des chorées congénitales sans spasme.
Il nous reste, dès lors, puisque nous ne pouvons pas rapprocher ces
dernières des chorées symptomatiques des diplégies cérébrales, à rechercher
comment on doit les interpréter.
Vous n’ignorez pas qu’Hugtington a mis en relief un type spécial de
danse de Saint-Guy : la chorée héréditaire tardive. Vous savez que cette
affection se développe chez l’adulte et qu’elle se transmet de génération en
génération, faisant d’ordinaire son apparition au même âge chez les divers
individus de la lignée qui en sont atteints. C’est une maladie héréditaire par
excellence ; elle l’est, en effet, à un degré beaucoup plus accusé que les
autres variétés de chorées chroniques. Il ne semble pas pourtant qu’elle
constitue une entité nosologique vraiment spéciale, et Charcot la
rapprochait des autres formes de la chorée durable. Je pense qu’on peut
aussi, sans forcer les analogies, considérer la chorée congénitale non
spasmodique comme appartenant au même groupe. Il y aurait ainsi des
chorées héréditaires à développement précoce, comme il y en a à
développement tardif. L’époque d’apparition serait peut-être subordonnée
au degré plus ou moins accusé de la tare transmise.
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SOMMAIRE. — Présentation d’une malade affectée de surdité verbale. — Analyse clinique du cas.
Considérations physiologiques sur le mécanisme de la compréhension des mots
partes. — Application de ces considérations à l’interprétation des symptômes relevés chez la
malade. — Étiologie de la surdité verbale constatée dans ce cas. — Aperçu sur la nature et la
pathogénie de quelques troubles cérébraux d’origine urémique. — Marche, pronostic et
traitement de la surdité verbale urémique.
MESSIEURS,
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Je viens de vous indiquer les symptômes tels que nous les avons relevés,
d’une façon en quelque sorte empirique. Il s’agit maintenant de les
reprendre pour les analyser et chercher à en pénétrer la physiologie
pathologique.
La malade, suivant les moments où nous l’avons examinée, ne
comprenait pas ou comprenait mal les phrases et les mots articulés devant
elle. Ce n’était certes pas par suite d’un trouble général de l’intelligence,
comme il fût arrivé chez une comateuse ou une démente, puisqu’elle lisait,
parlait, écrivait avec facilité : c’est qu’il y avait chez elle altération d’une
faculté très spécialisée, l’une des facultés du langage.
Il est indispensable, pour que vous puissiez me suivre, de vous
rappeler — vous les connaissez sans doute — les différents modes de cette
fonction complexe qu’on appelle le langage et les opérations diverses que
met en œuvre chacun de ces modes.
Vous n’ignorez pas que le langage se divise en langage mimique,
commun à l’homme et aux animaux, et en langage symbolique, spécial à
l’espèce humaine. Ce dernier, le seul qui doive nous occuper, se décompose
lui-même en quatre séries d’opérations qui s’appellent la compréhension
des mots entendus, la parole articulée, la lecture et l’écriture, la
compréhension et la lecture étant en quelque sorte centripètes par rapport à
l’individu, la parole et l’écriture centrifuges. Ce sont là des notions
courantes sur lesquelles il serait oiseux de s’arrêter.
Les diverses opérations du langage, qui sont plus ou moins subordonnées
les unes aux autres, acquièrent cependant à la longue une indépendance
réciproque relative. Elles peuvent être lésées isolément dans les limites de
cette indépendance physiologique qui n’est pas absolue : l’abolition de la
faculté de comprendre les mots s’appellera, vous le savez, la surdité
verbale ; celle de la faculté de parler, l’aphasie motrice ; la perte de la
lecture, la cécité verbale ; celle de l’écriture, l’agraphie.
Vous n’avez pas oublié les résultats auxquels ont conduit les tentatives de
localisation de ces facultés dans l’écorce cérébrale ; je vous les rappelle
sans avoir à ouvrir ici une discussion sur ce sujet : le langage est, dans les
conditions normales, exclusivement tributaire de l’hémisphère gauche et,
dans cet hémisphère, la faculté de parler est sous la dépendance du cap de la
troisième frontale, celle de comprendre les mots parlés sous celle de la
première circonvolution temporale ; vous savez, enfin, que nous lisons avec
la partie postérieure de notre pli courbe, et que
vraisemblablement — quoique le fait soit contesté — nous écrivons avec le
pied de notre deuxième frontale.
Si nous faisons application de ces données au cas de notre malade, nous
sommes amenés à conclure que le trouble qu’elle a présenté, c’est-à-dire
l’impossibilité complète ou partielle de comprendre les mots entendus, était
de la surdité verbale et que cette surdité supposait une lésion ou une
perturbation fonctionnelle de la première temporale gauche.
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Or, y a-t-il lieu d’admettre une relation entre cette néphrite et la surdité
verbale ? C’est ce qu’il importe de discuter. Il y a quelque vingt ans la
question eût paru oiseuse. Il semblait que les produits toxiques non éliminés
par le rein malade, influençant nécessairement le cerveau dans son
ensemble, ne pussent provoquer en fait de symptômes que ceux qui
témoignent d’un trouble général de l’organe, la céphalée, les vomissements,
par exemple ; il paraissait illogique et contraire aux faits d’admettre la
possibilité de lésions cérébrales localisées et de troubles partiels. Ainsi
avaient successivement pensé et Bright, et Addison, et Lasègue.
Or, cette manière de voir n’est pas exacte. Déjà Carpentier en 1880,
Pätsch en 1881, publiaient des cas de paralysies localisées dans l’urémie.
En 1884, Jackel, comme le rappelle M. le professeur Jaccoud11, en
rapportait quatre nouveaux.
Les faits de cet ordre aujourd’hui connus sont nombreux ; il vous suffira,
pour vous en convaincre, de parcourir notamment les mémoires publiés sur
ce sujet par M. Raymond, par MM. Chantemesse et Tenneson, par M.
Chauffard, les thèses de Bernard12, de Level13, enfin l’intéressant travail de
M. Boinet14 sur l’hémiplégie urémique.
Il est donc aujourd’hui démontré qu’on peut, chez les brighliques,
rencontrer des hémiplégies et des monoplégies ; on y voit aussi des
convulsions à type d’épilepsie jacksonienne (Chantemesse et Tenneson,
Chauffard, Boinet) ; Pick15 y a observé l’hémianopsie : tous symptômes qui
relèvent du trouble d’une région circonscrite du cerveau.
La pathogénie de ces troubles est assez obscure. Dans bien des autopsies
on n’a trouvé aucune lésion apparente ; dans d’autres cas on a noté des
œdèmes localisés. M. Raymond pense que l’athérome préexistant de
certaines artères expliquerait ces localisations. Vous savez d’ailleurs que les
œdèmes partiels sont fréquents chez les brightiques ; ils peuvent se
cantonner momentanément au niveau d’une des paupières, d’une des mains,
d’un point du poumon : il n’y a donc rien de surprenant à ce que
Leichtenstein et Carpentier les aient vus se circonscrire à certaines régions
de l’écorce. A la vérité, d’autres auteurs (Chauffard, Level) n’ont pas
retrouvé ces œdèmes corticaux partiels dans les cas qu’ils ont observés, ce
qui ne suffit pas, toutefois, à affirmer qu’ils n’avaient pas existé, car
l’œdème est, de sa nature, fugace et transitoire.
Mais l’hypothèse d’œdèmes localisés n’est pas la seule qui se présente à.
l’esprit pour expliquer les accidents qui nous occupent. On peut encore
admettre que les substances toxiques, retenues dans la circulation par suite
de l’altération du filtre rénal, vont directement impressionner soit les
vaisseaux (d’où hyperémie ou anémie), soit les éléments cellulaires de
l’écorce, sans qu’il nous soit, il est vrai, facile d’expliquer pourquoi leur
influence se fait sentir sur tel point plutôt que sur tel autre. Il ne serait
même pas impossible que ces poisons fussent la cause déterminante des
lésions permanentes qu’on observe quelquefois chez les urémiques.
Dans l’un des cas d’hémianopsie qu’il rapporte, Pick a constaté à
l’autopsie un foyer de ramollissement au niveau du lobe occipital : il se
demande, avec juste raison, si on ne peut pas supposer que
l’empoisonnement urémique soit, comme d’autres intoxications, les
intoxications par la glycérine, l’oxyde de carbone, la toluylènediamine, par
exemple, susceptible de déterminer des coagulations vasculaires. Mais les
cas de cette seconde catégorie, avec lésions cérébrales durables et
permanentes, ne sont pas ceux qui nous préoccupent aujourd’hui ; je reviens
à ceux dans lesquels les troubles cérébraux sont transitoires ou
intermittents16.
Si les paralysies et les convulsions localisées sont possibles dans
l’urémie, il n’est pas surprenant qu’on y relève les diverses formes de
l’aphasie.
L’aphasie motrice a été souvent notée, associée habituellement à
l’hémiplégie droite (cas de Raymond, de Bernard, de Rendu, de Level, de
Brunet). M.E. Dupré17 a, l’an passé, appelé de nouveau l’attention sur les
faits de cet ordre et rapporté deux cas inédits d’aphasie motrice avec
agraphie. Enfin, récemment, M. Grenet18 en a publié un nouvel exemple.
L’aphasie sensorielle est beaucoup plus rare. M. Jocqs a publié un cas de
cécité verbale survenue à la suite de couches chez une femme
albuminurique et glycosurique ; mais ce cas est un peu complexe. Il n’en est
pas de même du fait observé par M. Lancereaux19, lequel est un exemple
très décisif de cécité verbale urèmique intermittente associée à de l’aphasie
motrice et à de l’agraphie.
Il s’agit d’un homme de trente et un ans atteint de dégénérescence
amyloïde des reins au cours d’une tuberculose génitale et articulaire et qui,
pendant deux ans, présenta, à diverses reprises, plusieurs accidents
d’urémie cérébrale, des accès éclamptiques et comateux notamment ;
l’aphasie se montra de bonne heure et précéda les autres phénomènes
urémiques. A la fin de l’année 1884, le malade, homme d’une intelligence
très développée, s’aperçoit que par moments il ne peut exprimer sa pensée
par des mots appropriés à l’idée conçue ; il est parfois arrêté au milieu
d’une conversation. S’il cherche à écrire pendant les absences, il ne trouve
pas, quoique possédant l’idée, l’assemblage de lettres destiné à former le
mot. On l’envoie, un jour, faire une commission au laboratoire ; à son
arrivée, il ne peut trouver une parole pour expliquer sa présence et on le
prend pour un aliéné. Pendant de longs mois, tous les soirs, le malade
présente vers la même heure des atteintes d’aphasie, quoique à un degré
variable ; le matin, il se sent bien, la parole est facile ; mais, après le repas
de quatre heures, la parole s’embrouille, il emploie un mot pour l’autre et le
plus souvent s’abstient de parler pour ne pas provoquer les rires. Lorsqu’il
est bien reposé, l’aphasie est à peine apparente ; quand il s’est fatigué à
dessiner, quand il n’a pas fait usage de diurétiques, l’aphasie redouble ou se
montre absolue. Alors il est également incapable d’écrire et, si on lui tend
un journal, ses gestes indiquent clairement que la lecture lui est
impossible ; sa vue reste pourtant très nette. Parfois l’aphasie s’accompagne
d’un peu de délire calme. L’examen anatomique a prouvé qu’il s’agissait
bien là de désordres indépendants d’une lésion matérielle du cerveau.
On voit que les diverses formes de l’aphasie ont été, avec des fréquences
variables, rencontrées dans l’urémie. Exception doit être faite pour la
surdité verbale, dont, à notre connaissance, aucun cas net n’a été jusqu’à
présent relevé. L. Monod20 a bien rapporté une observation dont certains
détails autorisent à penser que ce trouble avait existé dans son cas ; mais la
description qu’il donne du symptôme est trop laconique pour être décisive.
La malade que nous venons d’étudier nous offre, au contraire, un
exemple très remarquable de surdité verbale urémique. Il ne me semble pas
possible, en effet, de rapporter à une cause autre que la maladie de Bright
dont elle est affectée, le syndrome plein d’intérêt dont cette femme nous a
rendus témoins. On pourrait nous objecter que, dans les cas où l’aphasie
motrice a été rencontrée au cours de l’urémie, elle était presque toujours
associée à d’autres manifestation s d’encéphalopathie : céphalée, accidents
comateux, paralytiques ou épileptiformes, et que les choses se sont passées
différemment chez notre malade. A un tel argument nous répondrons que
cette association n’est pas obligée : l’observation de M. Lancereaux en est
la preuve, et l’on ne saurait mettre en doute l’étroite relation qui existait
dans son cas entre les troubles du langage et l’insuffisance de la dépuration
urinaire. D’ailleurs, les symptômes d’encéphalopathie n’ont pas absolument
fait défaut chez notre femme : questionnons-la ; elle va nous apprendre
qu’elle souffre de céphalée, légère à la vérité, mais positive, qu’elle a,
depuis quelque temps, des vertiges. Enfin, rappelez-vous que le début
apparent des manifestations actuelles a été marqué par deux « attaques »
successives avec perte de connaissance, sur les caractères desquelles nous
avons été, il est vrai, très insuffisamment renseignés, mais qui ont été
probablement des attaques épileptiformes ou apoplecti. formes. Or, à aucun
moment, la malade n’a eu le moindre trouble paralytique ; nous avons
toujours trouvé la motilité des membres et de la face parfaitement intacte,
ce qui ne permet pas de rattacher les attaques en question à une lésion du
cerveau (hémorrhagie ou ramollissement). Comme, d’autre part, cette
femme, bien que nerveuse de vieille date, n’avait jamais présenté,
antérieurement aux troubles actuels, de signes de mal comitial ou
d’hystérie, nous sommes logiquement amenés à mettre sur le compte de
l’albuminurie les divers symptômes qui ont été constatés chez elle.
Tout nous autorise donc à conclure que la surdité verbale, dans le présent
cas, est sous la dépendance étroite de la lésion rénale et de l’urémie
consécutive.
LA MIGRAINE OPHTALMOPLÉGIQUE
SOMMAIRE. — Présentation d’un malade affecté d’ophtalmoplégie totale de l’œil droit — Il s’agit
d’une ophtalmoplégie transitoire et récidivante (migraine ophtalmoplégique). — Historique de la
migraine ophtalmoplégique : cas observés jusqu’à ce jour. — Etiologie de
l’affection. — Caractères des accès : leurs symptômes, leur durée, les intervalles qui les
séparent. — Diagnostic : vraies et fausses migraines ophtalmoplégiques. — Physiologie
pathologique et pathogénie : arguments en faveur de l’origine nucléaire des troubles. Hypothèses
sur la nature de la lésion. Lesions permanentes observées dans quelques cas : leur
interprétation. — Classification des paralysies oculaires périodiques. — Pronostic et traitement.
MESSIEURS,
*
* *
Le malade dont il s’agit est âgé de trente-sept ans. Ce qui frappe tout
d’abord, quand on l’examine, c’est la chute de la paupière supérieure du
côté droit. Si on lui dit de soulever cette paupière, il n’exécute le
mouvement que d’une façon très imparfaite ; ce ptosis est dû à une
paralysie du muscle relevear de la paupiére. De plus, le sourcil droit est
plus élevé que le sourcil gauche, car le malade cherche à suppléer, par les
contractions du muscle frontal, à l’insuffisance du releveur palpébral (fig.
10).
Soulevons la paupière tombante ; l’œil, qui jusqu’ici était caché, apparaît
et se montre dévié en dehors ; il y a impossibilité de ramener la pupille dans
l’angle interne de l’œil. Ce strabisme externe indique une paralysie du
muscle droit interne (fig. 11).
*
* *
*
* *
Le malade que vous venez de voir nous offre un exemple assez typique
de MIGRAINE OPHTALMOPLÉGIQUE. Cette affection a été décrite pour
la première fois, en 1884, par Möbius2. A l’occasion d’une observation
personnelle cet auteur recueillit divers cas épars dans la littérature médicale,
notamment l’observation de Hasner3 et celle de Saundby4. En 1885, en
France, MM. Parinaud et Marie publièrent, dans les Archives de Neurologie,
une observation prise dans le service de Charcot, et proposèrent, je vous l’ai
dit, de donner à l’affection le nom de « névralgie et paralysie oculaire à
retour périodique ». Puis les travaux se multiplient ; les principaux sont
ceux de Senator5, Joachim6, Mauthner7, Bernhardt8, J.-M. Charcot9,
Darkschewitsch10, Lyder Borthen11.
Je résume, dans le tableau suivant, les observations publiées jusqu’à ce
jour. J’en ai recueilli 22, y compris la nôtre. Je ne crois pas en avoir omis
d’essentielle12.
A l’aide de ces diverses observations, reprenons en détail l’histoire de
l’affection.
Sur nos 22 cas de migraine ophtalmoplégique, nous relevons 10 cas chez
l’homme et 12 chez la femme ; le sexe a donc peu d’importance, et on n’est
plus guère en droit de dire aujourd’hui, avec Charcot, que l’affection soit
plus fréquente ou, au moins, notablement plus fréquente chez la femme.
Au point de vue de la condition sociale des malades, la migraine
ophtalmoplégique paraît différer de la migraine ordinaire. Celle-ci frappe
surtout les individus de la classe aisée ; elle est, suivant l’expression de M.
Bouchard, « la rançon de la suprématie intellectuelle et de la supériorité
sociale » ; fréquente en ville, elle est rare à l’hôpital. Au contraire, la
migraine ophtalmoplégique affecte surtout les gens de la classe inférieure,
les ouvriers (un cocher, un pilote, un manœuvre).
Nous savons peu de chose sur les causes occasionnelles qui la
déterminent. Toutefois, dans l’observation de Lyder Bortlien, le
traumatisme (contusion de l’arcade sourcilière à la suite d’une chute) paraît
avoir exercé une influence très réelle sur l’apparition des accidents.
L’hérédité n’a pas ici une grande importance. On a noté quelquefois
l’hérédité nerveuse. Chez ses 2 malades, Bernhardt a relevé la migraine
vulgaire parmi les antécédents héréditaires.
*
* *
Voyons maintenant quels sont les caractères des accès. Ceux-ci sont
constitués par deux ordres de symptômes principaux : la douleur et la
paralysie.
La douleur est très souvent accompagnée de vomissements, comme dans
la migraine vulgaire. Elle siège dans les régions sus-orbitaire, oculaire,
pariétale.
La paralysie du moteur oculaire commun est habituellement une
paralysie totale, c’est-à-dire qu’elle frappe à la fois la musculature interne et
la musculature externe de l’œil. Mais les différentes branches du moteur
oculaire commun peuvent être inégalement touchées ; j’aurai l’occasion de
revenir plus loin sur cette particularité.
Les muscles qui ne sont pas innervés par le moteur oculaire commun sont
intacts. Il y a pourtant à cette règle au moins deux exceptions : Charcot a
constaté chez son malade une paralysie du moteur oculaire externe, et, dans
le cas de M. Brissaud (loc. cit.), il existait une paralysie totale et complète
de tous les muscles de l’œil droit.
Pendant les accès de migraine ophtalmoplégique on peut noter d’autres
symptômes ; mais ils sont accessoires et n’offrent qu’une importance
secondaire. Le malade de Vissering avait de l’œdème des paupières et de la
salivation ; le nôtre, lui aussi, salive à chacun de ses accès ; de plus, il
éprouve dans la bouche un goût de métal, de vert-de-gris.
On a relevé encore de l’hypoesthésie dans le territoire du trijumeau
(Ormerod, Darksehewitsch), le rétrécissement du champ visuel (Thomsen),
qui n’existait ni dans le cas de Parinaud et Marie, ni dans le nôtre, où il a été
attentivement recherché.
L’affection est apyrétique ; toutefois notre malade nous a appris que
l’accès de 1888 débuta par une poussée fébrile ; l’hyperthermie fut
constatée avec le thermomètre au Val-de-Grâce.
La durée des accès est très variable. Consultez le tableau, vous verrez
que l’accès le plus court a duré un jour, et l’accès le plus long six mois.
Entre ces deux extrêmes on note tous les intermédiaires : trois jours, une
semaine, un mois, trois mois.
La longueur des intervalles qui séparent les crises est aussi variable que
la durée de ces dernières. En général, la succession des accès est d’autant
plus rapide que ceux-ci sont plus courts (un mois, six mois, un an, plusieurs
années).
Quel esl l’état des malades dans l’intervalle des accès ? D’ordinaire, les
symptômes paralytiques disparaissent complètement, du moins pendant les
intervalles des premiers accès. Mais, au fur et à mesure que la maladie
vieillit, on peut voir persister certains symptômes paralytiques, tels que le
strabisme, la mydriase. Je vous ai dit plus haut que, chez notre malade, dans
l’intervalle des deux derniers accès, il y avait eu persistance d’un certain
degré de parésie du droit interne. Dans le cas de Darkschewitsch, la
paralysie du moteur oculaire commun était devenue stationnaire.
Il semble donc qu’à un moment donné la maladie cesse d’être une
paralysie périodique récidivante, pour devenir, suivant l’expression de
Senator, une maladie continue à exacerbations périodiques.
Certains auteurs ont avancé qu’il existe des cas de migraine
ophtalmoplégique tendant spontanément à la guérison : les intervalles qui
séparent les accès s’accroîtraient, et finalement les accès cesseraient de se
reproduire. Une telle assertion aurait besoin d’être étayée sur de nouveaux
faits. Ce qui se dégage plutôt de la lecture des observations, c’est que la
maladie tend à devenir permanente.
*
* *
Le diagnostic de la migraine ophtalmoplégique est, en général, facile.
C’est chose assez commune de voir apparaître au cours du tabes une
paralysie transitoire, totale ou partielle de la 3e paire. Si le malade a été déjà
antérieurement affecté d’une pareille paralysie, on pourrait croire à une
migraine ophtalmoplégique ; mais l’absence de douleur migraineuse d’une
part, d’autre part la constatation des signes tabétiques, ne sauraient laisser
longtemps persister la confusion.
Vous ne vous laisserez pas davantage induire en erreur par ce qu’on
pourrait appeler les fausses migraines ophtalmoplégiques. Chez certains
malades affectés d’une tumeur cérébrale, ou de méningite, surtout quand les
lésions siègent à la base du cerveau, on peut voir survenir la paralysie du
moteur oculaire commun ou de tout autre nerf crânien13. Ces paralysies
peuvent disparaître, puis se reproduire plus tard (cas de Charcot, de
Parinaud et Marie). Nieden14, en semblable occurrence, a observé une
paralysie périodique du facial et de l’abducens.
Dans ces cas, le diagnostic se fera par la constatation des symptômes qui
décèlent la présence d’une lésion fixe caractérisant la maladie causale : la
céphalalgie persistante, les vomissements à répétition, la paralysie ou, du
moins, la parésie des membres.
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* *
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* *
Par ce qui précède vous avez pu vous rendre compte que les cas de
migraine ophtalmoplégique sont, à certains égards, disparates. Aussi
importe-t-il d’essayer de les classer. M. Senator les a groupés en deux
catégories : dans un premier groupe, il range ceux où l’affection débute
dans l’enfance ou l’adolescence et tend vers l’amélioration. On aurait alors
affaire aux paralysies périodiques pures.
Dans un second groupe, il fait rentrer les cas où des troubles paralytiques
persistent dans l’intervalle des accès ; il y a alors tendance à l’aggravation.
Il s’agirait ici, non plus d’une affection intermittente, mais d’une affection
permanente avec exacerbations périodiques. Ces cas seraient ceux où il y a
probablement des lésions fixes de la portion basilaire du tronc nerveux ; les
poussées périodiques d’hyperémie et d’œdème expliqueraient les
paroxysmes.
La classification de M. Senator ne me paraît pas suffisamment complète.
Elle a notamment le défaut d’établir une division trop tranchée, à mon avis,
entre les faits du premier et ceux du second groupe : la migraine paralytique
avec exacerbations périodiques n’est souvent qu’une seconde étape de
l’évolution des paralysies périodiques pures.
Je crois devoir vous proposer le groupement suivant qui me semble
comprendre tous les faits.
*
* *
LES POLYNÉVRITES
I. — PHYSIONOMIE CLINIQUE
SOMMAIRE. — Névrites par cause locale. — Névrites Wallériennes. — Polynévrites : polynévrite
alcoolique, ses causes et ses symptômes. — Polynévrite saturnine : type antibrachial, type Aran-
Duchenne, type Duchenne-Erb. — Symptomatologie générale des polynévrites. — Étiologie
générale des polynévrites.
MESSIEURS,
*
* *
*
* *
Il faut encore éliminer du groupe des névrites qui doivent nous occuper,
celles qui sont manifestement consécutives à des lésions du système
nerveux central et qu’on pourrait appeler névrites Wallériennes.
Vous savez que l’intégrité des racines antérieures de la moelle et des
nerfs que ces racines contribuent à former, est étroitement subordonnée à
celle des cellules des cornes antérieures. Quand, sous l’influence d’un
processus inflammatoire aigu, subaigu ou chronique, ces cellules ont été
détruites ou profondément altérées, les fibres qui en partent subissent la
dégénérescence wallérienne. Ainsi se passent les choses dans les myélites
subaiguës, dans la selérose latérale amyotrophique, dans l’atrophie
musculaire progressive de Duchenne, dans la syringomyélie. Mais, en
l’espèce, les lésions des troncs nerveux n’ont qu’une importance accessoire
dans la pathogénie des symptômes observés, En tout cas, il ne fait doute
pour personne que ces lésions soient secondaires et étroitement dépendantes
des altérations spinales.
J’aurai l’occasion, chemin faisant, de vous dire que beaucoup d’auteurs
ont voulu faire rentrer dans ce groupe les diverses polynévrites dont nous
allons avoir à nous occuper. Mais pour ces dernières l’interprétation
pathogénique reste discutable : c’est précisément la raison pour laquelle
elles méritent une étude particulière.
*
* *
Notre malade, elle aussi, eût steppé aux beaux jours de son atrophie, si
elle eût pu marcher ; mais, comme chez elle l’atrophie et la paralysie
s’étaient étendues bien au-delà du groupe des muscles delà région externe
de la jambe, la marche était devenue tout à fait impossible.
Ces troubles paralytiques et trophiques ont persisté environ un an ; puis,
ils se sont progressivement amendés. Mais, tandis qu’ils étaient accusés au
summum, on constata que peu à peu les mouvements passifs et
communiqués du pied devenaient difficiles : celui-ci s’immobilisait dans la
situation qui résultait de la paralysie. Il en était de même pour la jambe qui
arriva à se fléchir sur la cuisse au point que le talon vint appuyer sur la fesse
et y détermina un érythème par pression. Ces attitudes fixes étaient la
conséquence d’un trouble trophique secondaire qu’on observe souvent en
pareil cas, je veux parler des rétractions qui se produisent au niveau de
certains des tendons des muscles antagonistes des masses musculaires
paralysées.
Pour remédier à ces rétractions tendineuses, nous avons dû recourir à
l’intervention chirurgicale. M. Blum, vers le milieu de 1893, a pratiqué
d’abord l’extension forcée de la jambe, puis plus tard la section du tendon
d’Achille. Grâce à ces opérations, la situation de la malade s’est
notablement améliorée. Vous pouvez en juger en l’examinant ; voici, en
effet, quel est son état actuel, quatre ans environ après le début des
accidents : il n’y a plus ni amyotrophie, ni paralysie ; les réflexes rotuliens
qui avaient disparu sont revenus ; mais il persiste une rétraction assez
accusée des tendons fléchisseurs des orteils, particulièrement du premier,
avec flexion forcée de ces orteils vers la plante, d’où la difficulté actuelle de
la marche qui est encore assez grande. Peut-être une nouvelle intervention
chirurgicale nous rendra-t-elle aussi quelques services. Enfin, il subsiste un
peu d’hyperesthésie de la peau de la jambe et du pied à la piqûre et des
muscles du mollet à la pression.
Mais, Messieurs, ce n’est pas tout : je vous ai signalé, il y a un instant,
l’affaiblissement de la mémoire chez cette femme ; ce trouble est assez
commun chez les personnes affectées de polynévrite alcoolique. Charcot
avait eu soin de mettre la chose en relief ; M. Korsakoff5 y a
particulièrement insisté quand il a décrit sous le nom de psychose
polynévritique, la série des troubles mentaux qui s’associent souvent aux
diverses manifestations des névrites périphériques : délire avec
hallucinations auditives et visuelles, perte de la notion exacte du temps et
des lieux, amnésie plus ou moins accusée, tous symptômes qui se présentent
ici avec les caractères et la physionomie qu’ils revêtent dans le syndrome
qu’on désigne communément aujourd’hui sous le nom de confusion
mentale. J’aurai à revenir prochainement sur la signification et la valeur
nosologique de la psychose polynévritique : je dois me contenter de vous la
signaler à propos de notre malade, qui en a présenté tous les signes au début
de son affection et dont la mémoire est encore remarquablement affaiblie.
Au reste, il convient d’ajouter que cet affaiblissement de la mémoire ne
paraît pas être un simple reliquat des troubles mentaux du début : cette
femme est sujette, depuis 1892, à des accidents d’un autre ordre à qui
revient vraisemblablement une part dans la pathogénie de l’amnésie. Il
s’agit d’accès épileptiformes nocturnes, avec morsure de la langue et
émission d’urine. La première de ces crises est survenue vers la fin de
1892 ; il y en a eu quatre ou cinq en 1893. Pour 1894 et 1895, les
renseignements manquent (la malade est sortie plusieurs fois de l’hôpital).
Enfin, on en a compté deux du 20 décembre 1895 au 8 février 1896. Pour
des raisons qu’il serait un peu long d’exposer, et ce n’en est pas ici le lieu,
je ne pense pas que nous ayons affaire dans l’espèce à la véritable épilepsie
alcoolique, telle qu’on l’observe chez les absinthiques par exemple. Il
s’agirait là, si les idées qui ont cours aujourd’hui sont fondées, d’une
épilepsie vulgaire, réveillée et entretenue par des excès alcooliques
habituels.
Messieurs, l’histoire clinique que nous venons de suivre est propre à vous
donner une idée d’ensemble assez précise des caractères de la polynévrite
alcoolique. Il ne sera pas inutile de résumer ces caractères en façon de
conclusion : cette polynévrite frappe de préférence les membres inférieurs ;
elle y est bilatérale et symétrique. Elle s’y accuse par des douleurs vives,
cutanées et musculaires à exaspération nocturne, par de la paralysie avec
atrophie intéressant de préférence les muscles de la région externe de la
jambe et le triceps crural. Les pieds sont tombants en varus équin ; de là,
pour les malades, l’obligation de stepper quand ils veulent et peuvent
marcher. Les membres supérieurs sont moins souvent touchés que les
inférieurs : quand ils le sont, la névrite y est habituellement indolore, elle
intéresse de préférence les extenseurs de la main qui prend souvent
l’attitude qu’elle a dans les diverses formes de paralysie radiale.
A ces symptômes douloureux, paralytiques et trophiques s’en associent
assez souvent d’autres : des scotomes oculaires, avec achromatopsie pour le
rouge et le vert (névrite optique), des troubles intellectuels divers, dont
l’amnésie est le plus commun (psychose polynévritique).
Cette polynévrite a d’ordinaire une marche subaiguë : elle est curable et
dure plusieurs mois. Mais il y a des formes graves, à marche rapide et
fébrile, dans lesquelles la mort survient par paralysie du phrénique ou du
pneumogastrique.
b) De toutes les polynévrites, celle dont je viens de vous parler et de vous
montrer des exemples, la polynévrite alcoolique, est peut-être celle qui est
le plus propre à donner une idée précise et suggestive de la physionomie
clinique habituelle de cette sorte d’affection.
Je vais vous présenter des cas d’une autre variété que vous connaissez
certainement déjà, car elle est assez vulgaire au moins dans le champ de
l’observation hospitalière, je fais allusion à la polynévrite saturnine.
Tanquerel des Planches, puis Duchenne (de Boulogne) ont, les premiers,
mis en relief ses caractères cliniques. Depuis, les travaux d’Erb et de
Remak, de Vulpian et Raymond, de Renaut, de Lancereaux, d’Eiscnlohr, de
Möbius, de Mme Déjerine-Klumpke, de bien d’autres encore, nous l’ont
mieux fait connaître.
Le premier malade que voici nous montre la paralysie saturnine sous sa
forme classique et courante ; aussi ne m’arrêterai-je pas longtemps à vous
décrire des symptômes qui, je pense, vous sont familiers. Vous vous
rappelez, en effet, que d’habitude la paralysie saturnine occupe l’avant-bras,
qu’elle est unilatérale ou bilatérale, que dans le cas où elle est bilatérale il y
a presque toujours prédominance des troubles d’un côté, du côté qui se
fatigue le plus : côté droit chez les droitiers, gauche chez les gauchers ; que
la paralysie frappe d’abord l’extenseur commun des doigts, respectant au
début les extenseurs du petit doigt et de l’index, qui, restant susceptibles de
s’étendre, font les cornes ; qu’elle intéresse ensuite tous les extenseurs, puis
les radiaux et le cubital postérieur ; qu’elle épargne au contraire jusqu’au
bout le long supinateur, contrairement aux paralysies radiales d’autres
causes ; qu’elle s’accompagne d’atrophie plus ou moins accusée des
muscles, avec perte de la réaction électrique ; qu’assez souvent elle est
l’occasion du développement de la tumeur dorsale du carpe décrite par
Gubler. Vous savez, en outre, qu’aux troubles moteurs ne s’associent jamais
ni douleurs, ni anesthésie, mais que parfois on observe des troubles vaso-
moteurs, de la cyanose, du refroidissement, plus exceptionnellement du
gonflement de la tête. des métacarpiens (Remak et Rosenthal). Vous
retrouvez les principaux de ces caractères chez cet homme, peintre en
bâtiment, âgé decinquante-deux ans, qui a été, à diverses reprises, affecté de
coliques saturnines ; puis, il y a sept ans, d’une première attaque de
paralysie, celle-là passagère ; enfin, il y a six ans, d’une seconde qui n’a
jamais complètement guéri, s’est, tour à tour, améliorée et aggravée et
persiste aujourd’hui au degré où vous la voyez. Il n’y a pas lieu de nous
arrêter davantage à ce premier malade dont le cas est de tous les jours.
Il n’en est pas de même de cet autre, chez qui la paralysie a pris une
extension peu habituelle et qui, à ce titre, mérite de nous retenir un peu plus
longtemps. B... a trente ans et, comme le précédent, exerce la profession de
peintre en bâtiment. Il manie les couleurs depuis l’âge de dix-huit ans. En
1878, à dix-neuf ans, il a eu sa première crise de coliques ; deuxième crise
en 1891, à la suite de laquelle, notez ce détail, il éprouva, pendant quelque
temps, de la difficulté à fléchir le pied droit sur la jambe. Contrairement à la
règle, la névrite, chez lui, a frappé le membre inférieur avant d’intéresser les
troncs nerveux des membres supérieurs. C’est seulement en 1895, un peu
avant une troisième attaque de coliques, que ces membres ont été affectés
de paralysie. Celle-ci s’est développée brusquement : un matin, le malade
en s’éveillant s’aperçut qu’il lui était impossible de remuer les bras, les
avant-bras et les mains. Au bout de deux mois, a commencé à se produire
une légère amélioration, et les choses en sont venues au point où nous les
voyons aujourd’hui.
*
* *
Au reste, pour fixer les choses avec plus de précision dans vos esprits, il
ne me paraît pas inutile, après vous avoir montré des cas particuliers, de
résumer la SYMPTOMATOLOGIE des polynévrites envisagées dans leur
ensemble6.
Les éléments constitutifs de cette symptomatologie restent les mêmes,
quelle que soit la variété de polynévrite à laquelle on ait affaire, mais en
s’associant en des combinaisons diverses qui réalisent, comme nous l’avons
déjà vu pour les polynévrites alcoolique et saturnine, des formes
cliniquement assez différentes les unes des autres.
Ce sont d’abord les troubles paralytiques, habituellement avec atrophie
des muscles intéressés et modifications de la réaction électrique que cette
atrophie dégénérative entraîne ; troubles paralytiques ordinairement
bilatéraux, mais prédominant souvent d’un coté, affectant surtout et
quelquefois exclusivement, tantôt les membres inférieurs, tantôt les
supérieurs, mais pouvant se généraliser et atteindre les muscles de la face,
des yeux (musculature interne et externe), le diaphragme, les divers muscles
respiratoires, ceux du larynx, le myocarde lui-même. En revanche, les
sphincters sont presque toujours intacts.
Ce sont ensuite des troubles sensitifs : on les rencontre particulièrement
dans les polynévrites qui siègent aux membres inférieurs ; surtout accusés
dans certaines névrites toxiques, l’alcoolique et l’arsenicale, ils consistent
en douleurs dont vous connaissez les caractères : sensations de brûlure,
élancements parfois atroces et à prédominance nocturne. D’autres fois on
note des paresthésies (engourdissements, fourmillements) ou des
anesthésies vraies : ces derniers troubles occupent de préférence la main et
l’avant-bras, le pied et la jambe. En outre, il faut rappeler qu’en ce qui
concerne la sensibilité spéciale le nerf optique est souvent intéressé. Il est à
remarquer qu’il n’y a aucun parallélisme entre le degré des troubles moteurs
et celui des troubles sensitifs.
Les réflexes tendineux sont ordinairement abolis : les cutanés sont le plus
souvent diminués, exceptionnellement exagérés.
Pour terminer cette rapide nomenclature, il faut signaler encore les
troubles trophiques et sécrétoires cutanés : œdème des extrémités, cyanose,
peau lisse (glossy skin), cassures et stries des ongles, les rétractions
tendineuses sur lesquelles j’ai appelé votre attention à propos de notre
première malade et qui appartiennent aussi à la catégorie des troubles
trophiques.
Enfin, je vous rappelle, sans m’y arrêter à nouveau, les troubles
intellectuels (psychose polynévritique de Korsakow)
Ces symptômes divers, suivant qu’ils se groupent de telle ou telle façon,
réalisent des formes variables de polynévrites, formes motrice, sensitive,
ataxique. Il y a lieu aussi de tenir compte, dans la classification des
polynévrites, de la marche variable qu’affecte la lésion : de là des formes
aiguës, subaiguës et chroniques.
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* *
LES POLYNÉVRITES
MESSIEURS,
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* *
Lorsqu’on recherche, dans les cas dont nous nous occupons, les lésions
du système nerveux, il en est une qui frappe tout d’abord par sa netteté, sa
constance et son degré, c’est la lésion des nerfs. Celle-ci, dans les cas types
au moins, épargne les racines et les gros troncs et se localise aux
ramifications nerveuses périphériques. En quoi consiste cette lésion ? C’est
un point que je me bornerai à indiquer sans entrer dans de longs
développements, car il s’agit là d’altérations en quelque sorte banales et qui
ne diffèrent pas par des traits essentiels de celles qu’on observe dans une
foule de circonstances.
Vous savez ce que nous ont appris les expériences de Waller, répétées et
complétées par M. Ranvier : lorsqu’on sectionne un tronc nerveux sur un
point quelconque de son parcours, on voit au bout de peu de temps se
développer, en aval de la section, des altérations des tubes nerveux séparés
de leur centre trophique ; ces altérations constituent ce qu’on appelle la
dégénérescence wallérience. Je ne vous les décrirai pas longuement, elles
sont certainement connues de vous tous : il y a d’abord prolifération du
protoplasma et multiplication du noyau qui, dans chaque segment
interannulaire, sont accolés à la gaine de Schwann, puis sectionnement,
dissociation et réduction en fines boulettes de la myéline par le protoplasma
hyperplasié, enfin sectionnement et dissociation du cylindraxe (fig. 18). Ces
lésions sont celles qu’on rencontre d’ordinaire sur les nerfs affectés de
polynévrite (fig. 19).
Fig. 19. — Tube nerveux (névrite alcoolique).
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* *
Les partisans, qu’on pourrait appeler périphéristes, pensent que les nerfs
peuvent s’altérer sans que les centres aient rien à voir à l’altération. Pour
parler un langage plus anatomique et plus moderne, la partie périphérique
ou cylindraxile des neurônes3 jouirait d’une certaine indépendance en
présence des processus morbides : elle ne serait pas aussi étroitement
subordonnée à la partie centrale qu’on le supposait naguère. Leyden,
Déjerine, Pitres et Vaillard, Strüimpell, doivent être cités comme ayant plus
particulièrement défendu cette manière de voir.
L’argument (car il est unique, mais il faut reconnaître qu’il est de valeur),
l’argument invoqué, en faveur de leur opinion, par les périphéristes est
d’ordre anatomo-pathologique ; je vous l’ai déjà indiqué : c’est la
constatation dans les cas ayant revêtu la physionomie clinique dont j’ai
parlé, de lésions plus ou moins accusées des rameaux nerveux
périphériques, avec pas ou peu de lésions radiculaires, et pas de lésions
médullaires.
Les adversaires de la polynévrite, les centralistes, professent des idées
fort différentes. Fidèles à ce qu’on a appelé l’orthodoxie wallérienne, ils
estiment que la lésion dégénérative des nerfs suppose une lésion ou, tout au
moins, un trouble dynamique, bref, une intervention de la cellule qui
constitue la partie centrale du neurône, celle qui fonctionnellement
commande aux autres et les régente. Ainsi ont pensé Erb, Remak, Eisenlohr,
Charcot, Brissaud, Babinski, Pierre Marie, pour ne citer que ceux-là.
A cette manière de voir les arguments ne manquent pas, et les centralistes
les empruntent à la fois à la clinique et à l’anatomie pathologique
A la clinique d’abord ! La bilatêralité et la symétrie habituelle des
troubles paralytiques et des lésions des nerfs sont difficiles à expliquer si
l’on admet, avec les périphéristes, que ces lésions résultent d’injures reçues
directement par le tronc nerveux ; elles se comprennent mieux dans
l’hypothèse de l’altération primitive des centres médullaires.
D’autre part, la topographie des troubles sensitifs ou moteurs ne
correspond pas toujours à la distribution des troncs nerveux. Cest ainsi que,
dans la paralysie saturnine à type antibrachial, le long supinateur est
conservé alors qu’il devrait être pris, dans la supposition d’une lésion du
nerf radial, au même titre que les autres muscles innervés par ce nerf ; par
contre, dans la paralysie à type Duchenne-Erb, dont l’un de nos malades
vous a fourni un exemple, les muscles intéressés reçoivent leur innervation
de troncs nerveux différents. Tous ces faits n’indiquent-ils pas que la lésion
première doit siéger ailleurs que sur les rameaux issus du plexus, soit au
niveau de la moelle, soit au moins au niveau des racines ? C’est l’opinion
qu’a soutenue M. Brissaud à propos d’un cas particulier, dans un mémoire
qui est un modèle de fine analyse clinique4.
Voyons maintenant les arguments tirés de l’anatomie pathologique.
Erb a appelé l’attention sur la nature des lésions des nerfs : d’après lui
elles n’ont, en général, rien de commun avec celles qu’on constate dans les
névrites inflammatoires, où les phénomènes de congestion, de diabédèse,
d’hyperplasie conjonctive jouent un grand rôle ; ce sont des lésions
d’atrophie dégénérative comme celles qu’on observe à la suite de la section
des nerfs. Mais, comme l’a fait remarquer Strümpell, cette opposition entre
les lésions dégénératives et inflammatoires n’est pas fondée. On comprend
qu’un agent irritatif dont l’action serait lente puisse provoquer des réactions
inflammatoires dans le protoplasma du tube nerveux, sans en déterminer au
niveau des vaisseaux ou du tissu conjonctif. D’ailleurs, dans bien des cas de
polynévrite, les altérations portent à la fois sur les fibres nerveuses et la
gangue périphérique (primitivement ou secondairement intéressée).
Au reste, à supposer exact le fait sur lequel Erb appuie son argument, il
me semble qu’il n’aurait pas du tout la valeur que lui attribue son auteur. On
conçoit, en effet, que, sous l’influence de la cause irritative, il se puisse
produire sur quelque point du nerf des lésions très circonscrites de névrite
inflammatoire, qui deviendraient le point de départ de lésions dégénératives
sous-jacentes. Comme les premières seraient très limitées, les autres, au
contraire, nécessairement étendues à toute la longueur des fibres, ce sont
ces dernières seules que l’examen aurait chance de révéler, les premières
étant trop localisées pour que, sauf hasard exceptionnel, la dissociation ou
la coupe portât sur elles.
Les centralistes n’attachent que peu d’importance à l’absence
d’altération des racines qui, pour les périphéristes, vous vous le rappelez,
constitue au contraire un argument de premier ordre. Ils admettent, en effet,
que, quand la cellule est touchée, la dégénérescence dans le prolongement
cylindraxile du neurône peut parfaitement débuter par la partie de ce
prolongement qui est la plus éloignée du centre médullaire, et au besoin
même s’y cantonner.
Le fait est possible. Mais, jusqu’à présent, il reste hypothétique.
D’ailleurs, s’il était établi qu’il fût exact, on n’aurait plus affaire, il est bon
de le remarquer, au vrai processus wallérien, qui va d’une manière continue
du centre à la périphérie. Ce serait un processus analogue, mais parallèle et
à côté.
Quant à la preuve tirée de l’absence de lésions médullaires, les
centralistes la considèrent comme beaucoup moins décisive que les
périphéristes ne l’admettent. J’aurai à revenir longuement, à la fin de cette
leçon et surtout dans la prochaine, sur celte absence prétendue d’altérations
de la moelle dans les polynévrites, et vous verrez ce qu’il en faut penser.
Mais, envisageons le cas où ces lésions font réellement ou semblent faire
défaut. A supposer que pareil cas existât (c’est un point dont je vous
entretiendrai bientôt), s’ensuivrait-il que la moelle fût nécessairement
étrangère à la pathogénie de la polynévrite ? En aucune façon, répondent
divers auteurs, notamment M. Erb et M. Babinski. M. Babinski, à ce
propos, rappelle ce qui se passe chez certains hémiplégiques anciens. Vous
savez que, dans l’hémiplégie d’origine cérébrale, on rencontre assez
souvent à la période de contracture, de l’atrophie de certains muscles,
notamment de quelques muscles de la main. Or, l’examen anatomique, en
pareil cas, révèle, en outre de la dégénérescence du muscle, celle du nerf et
de la cellule d’où ce nerf émane. C’est l’altération de la cellule, provoquée
elle-même par la dégénérescence du neurône cortico-médullaire dont elle
reçoit à l’état normal l’incitation par contiguité avec ses arborisations
cylindraxiles, c’est l’altération de la cellule, dis-je, qui provoque et
entretient celle de la racine correspondante. du nerf où se rend cette racine
et du muscle innervé par ce nerf. Or, dans certains cas, dont M. Déjerine a
rapporté des exemples, on retrouve l’altération du nerf et du muscle sans
celle de la racine, ou même, comme dans les faits de M. Babinski,
l’altération du muscle seul. N’est-il pas vraisemblable que, dans ces deux
dernières catégories de cas, comme dans la première, la cellule, bien
qu’intacte au moins en apparence, intervient dynamiquement pour
provoquer les lésions qu’on constate du côté du nerf et du muscle ou du
muscle seul ? Vous concevez le parti qu’on peut tirer de ces faits, et les
centralistes ne s’y sont pas mépris, pour expliquer la bilatéralité et la
symétrie des lésions dans les polynévrites. Cette bilatéralité, et cette
symétrie, n’est-elle pas la preuve que le processus de dégénérescence
périphérique est régenté par la moelle ? Et cette action dominante et
directrice de la moelle suppose-t-elle donc nécessairement des altérations
toujours relativement grossières (comme celles qu’on rencontre dans
quelques cas, nous l’allons voir) ? En aucune façon. Il n’y a pas de raison
pour qu’un trouble dynamique des cellules ne puisse faire en matière de
polynévrite ce qu’il fait dans le cas des dégénérescences secondaires
consécutives aux hémiplégies. Erb était donc, en droit de conclure que,
lorsqu’une atrophie dégénérative des nerfs moteurs et des muscles se
présente indépendamment de toute altération histologique appréciable de la
moelle, cela ne prouve nullement qu’il s’agisse d’une affection
exclusivement périphérique, ni que les centres trophiques soient sains.
Je me suis attaché, Messieurs, à vous montrer les partis en présence et à
vous exposer les arguments que chacun de ces partis invoque à l’appui de sa
manière de voir. Le conflit, il faut le dire, a eu un certain caractère d’acuité ;
je ne pense pas pourtant que l’antagonisme entre les périphéristes et les
centralistes soit irréductible et qu’on ne puisse arriver à s’entendre.
Que la polynévrite ait été envahissante à l’excès, c’est incontestable.
Rien, à mon sens, n’est moins légitime que ses prétentions d’accaparer à
son profit la paralysie ascendante aiguë, la paralysie spinale antérieure
aiguë de Duchenne, la paralysie spinale antérieure et la paralysie spinale
diffuse subaiguës ; c’est une question sur laquelle j’aurai à revenir et qu’il
m’est impossible aujourd’hui de traiter par le menu. Qu’il me suffise de
rappeler qu’en ce qui concerne notamment la paralysie ascendante, il est
aujourd’hui bien démontré qu’à côté de la variété polynévritique, il en est
une dont la nature myélitique est des mieux établies. Il me suffirait, pour le
prouver, de vous citer comme faits récents, des plus démonstratifs, ceux qui
ont été communiqués à la Société médicale des hôpitaux, au mois d’octobre
dernier, par MM. Marie et Marinesco et par nous-même. Au reste, s’il
subsistait à cet égard quelque doute dans vos esprits, je vous engagerais à
lire l’intéressante leçon qu’a consacrée à cette question M. le professeur
Raymond5.
Mais, ceci étant admis, les prétentions des centralistes ne sauraient
légitimement aller jusqu’à méconnaître la réalité d’un type anatomo-
clinique caractérisé cliniquement, comme je vous l’ai montré, et
anatomiquement par des lésions prédominantes au niveau des nerfs
périphériques avec peu ou pas de lésions des racines et avec des altérations
souvent minimes de la moelle, altérations sur la pathogénie et la
signification desquelles je m’arrêterai longuement dans la prochaine leçon.
A défaut, d’ailleurs, d’autre caractère distinctif, la curabilité fréquente,
habituelle des polynévrites suffirait à établir que les lésions dont elles
s’accompagnent sont différentes de celles qui constituent les myélites.
Est-ce à dire que la moelle n’intervienne pas dynamiquement pour
régenter le développement de la névrite ? En aucune façon. Mais il s’agit là
d’une question purement théorique, dont l’importance pratique, sinon
l’intérêt, est secondaire.
*
* *
Cela dit, Messieurs, sur la façon dont il convient, à mon sens, d’envisager
ce qu’il y a de légitime et de fondé dans les prétentions et la manière de voir
des partisans et des adversaires de la polynévrite, il faut que vous sachiez
qu’on rencontre dans bien des cas qu’on est de par la clinique, de par le
degré très accusé des lésions nerveuses périphériques et l’absence ou
l’insignifiance relative des lésions radiculaires, autorisé à faire rentrer dans
le groupe des polynévrites, qu’on rencontre, dis-je, des lésions médullaires
plus ou moins accusées. Je serais même tenté de penser, pour des raisons
que je vous exposerai par la suite, que ces lésions sont à peu près
constantes. Vous devinez que les centralistes pourraient penser trouver dans
ce fait un argument puissant à l’appui de leur manière de voir. Mais vous
jugerez mieux ultérieurement de la façon dont ces altérations doivent être
interprétées et de la place qui leur revient en physiologie pathologique.
Pour l’instant, qu’il me suffise de vous en démontrer l’existence. Je ne
saurais pour cela mieux faire que de vous indiquer brièvement, quitte à y
revenir plus tard, les lésions que nous avons rencontrées à l’autopsie d’un
malade que plusieurs d’entre vous se rappellent sans doute, car j’ai eu
l’occasion de le montrer ici l’an passé comme un exemple de polynévrite
problable6. Il s’agit de ce médecin américain qui fut pris sans cause
infectieuse ou toxique nette, à l’âge de quarante-quatre ans, de faiblesse des
membres inférieurs avec engourdissements et picotements. Assez
rapidement, en quelques semaines, la faiblesse fit place à la paralysie avec
atrophie, prédominant au niveau des extenseurs des orteils et du pied. Les
membres supérieurs ne tardèrent pas à se prendre à leur tour, et l’impotence
devint assez rapidement presque absolue. Nous constatâmes une atrophie
accusée avec réaction de dégénérescence principalement des muscles de la
face dorsale de l’avant-bras. Sauf les engourdissements et les picotements,
la sensibilité resta normale. Les réflexes tendineux étaient abolis, les
réservoirs intacts. Dans les derniers mois de la vie, se montra un œdème très
accusé des extrémités, d’origine manifestement trophique ; il n’y eut jamais
trace d albumine dans les urines, ni phénomènes asystoliques. Peu de jours
avant sa mort le malade eut des crises d’étouffement, il prit un aspect
cachectique et succomba assez brusquement la nuit, huit mois environ après
le début de l’affection.
Comme nous l’avions prévu, les nerfs périphériques étaient affectés de
lésions très accusées, les racines antérieures peu altérées au contraire. Ce
sont des faits sur lesquels je reviendrai dans ma prochaine leçon, et qui
contribueraient à confirmer le diagnostic de polynévrite qui nous avait
semblé s’imposer de par les symptômes.
FIG. 21.
LES POLYNÉVRITES
MESSIEURS,
Cette méthode, dont les détails ont été, du reste, modifiés à diverses
reprises par l’auteur, consiste à durcir de très petits fragments de substance
nerveuse, aussi frais que possible, en les plaçant dans l’alcool à 96° pendant
deux à quatre jours, puis à pratiquer des coupes fines qu’on colore avec la
solution aqueuse chauffée de fuchisne ou de bleu de méthylène, et qu’on
monte ensuite dans la colophane dissoute, après avoir au préalable enlevé
l’excès de substance colorante en plongeant les coupes dans un mélange
d’alcool à 96° et d’huile d’aniline. Les préparations ainsi faites ont
l’avantage de montrer les fins détails de constitution du protoplasma
cellulaire et, par suite, les altérations qui peuvent l’intéresser. Or, si vous
jetez les yeux sur une cellule normale colorée par le procédé de Nissl (fig.
23, a), vous voyez que son protoplasma est parsemé de granulations
fortement colorées, les granulations chromophiles ou chromatophiles, qui se
rangent plus ou moins concentriquement autour du noyau et se retrouvent
sous forme de petits bâtonnets plus ou moins allongés dans les
prolongements protoplasmiques du neurône. Eh bien ! Messieurs, dans les
cas dont nous nous occupons, les granulations chromophiles disparaissent
en se dissolvant dans le protoplasma qui les baigne. Cette dissolution,
d’abord partielle, se fait sur un point limité de l’élément, au voisinage du
noyau ; puis, elle gagne toute la cellule, dont le contenu a, dès lors,
l’apparence d’une masse homogène et trouble, un peu plus fortement teintée
que le protoplasma normal, mais d’une teinte moins foncée que celle des
granulations chromophiles (fig. 22, d).
Tandis que cette altération se produit, le noyau tend à gagner la
périphérie, comme nous l’avons vu sur les préparations colorées au picro-
carmin ; mais, en même temps, il s’altère et change de forme, ce que va
nous révéler, avec une grande netteté, la coloration par l’hématoxyline (fig.
22, c). Le dessin que voici vous le montre, en effet, avec des contours
irréguliers, crénelés ou étoilés ; celui-ci est en même temps fortement
imprégné par la matière colorante qu’il semble fixer avec plus d’énergie
qu’à l’état normal.
Les figures que je viens de faire passer sous vos yeux et qui sont la
reproduction fort exacte des préparations que vous pourrez examiner à
loisir, ne sauraient, j’imagine, laisser aucun doute dans vos esprits sur
l’importance des altérations cellulaires rencontrées dans le cas qui nous
occupe. Notez que ces altérations contrastent avec l’intégrité presque
absolue des vaisseaux et de la gangue nèvroglique de la moelle.
Il importe d’ailleurs que je vous fasse remarquer qu’il ne s’agit pas ici de
lésions spéciales à un cas isolé : celles que je viens de vous décrire se
rencontrent toujours avec des caractères identiques dans les cas analogues à
celui de notre malade. Vous pourrez vous en rendre compte en jetant un
coup d’œil sur ces préparations de moelle qu’a recueillies M. Dutil et qui
proviennent de deux malades affectés de polynévrite alcoolique et d’un
troisième atteint de polynévrite tuberculeuse.
*
* *
Nous devons nous demander maintenant ce que signifient ces lésions très
particulières des grandes cellules des cornes antérieures, alors que les
vaisseaux et le tissu névroglique, ne l’oubliez pas, apparaissent indemnes de
toute altération. Sont-elles indépendantes ou solidaires des lésions
dégénératives des nerfs périphériques ? Et, dans ce dernier cas, par quel
lien, par quel mécanisme se rattachent-elles à la polynévrite ?
1° Une première hypothèse se présente naturellement à l’esprit : l’agent
pathogène, alcool ou toxine, aurait produit, en premier lieu, l’altération des
cellules ganglionnaires, et celles-ci auraient déterminé secondairement la
dégénérescence des nerfs. Cette interprétation, conforme à la loi
Wallérienne, a été maintes fois invoquée, vous ne l’ignorez pas, à l’appui de
leur opinion, par les partisans de l’origine centrale des polynévrites.
Malheureusement elle n’est pas, tant s’en faut, applicable à la majorité des
faits. Ainsi, dans le cas de polynévrite que je viens de vous exposer, il
existait bien des lésions dégénératives dans les racines, mais ces lésions
étaient minimes et tout à fait hors de proportion avec celles des nerfs
périphériques ; cette répartition des altérations devient évidemment
inexplicable, si l’on admet que celles des nerfs périphériques ont été
secondaires et subordonnées à celles du centre spinal. L’hypothèse que je
viens d’envisager ne saurait donc être admise sans restriction. Elle n’est
assurément pas recevable dans le cas qui nous occupe.
2° On pourrait encore supposer que la substance toxique a intéressé
simultanément, bien qu’à des degrés différents, les deux extrémités du
neurône (cellule et prolongement cylindraxile à sa périphérie). Cette
interprétation n’est pas inadmissible, mais elle ne s’appuie sur aucun fait
précis, sur aucune preuve expérimentale.
3° Il reste une troisième hypothèse, c’est celle qui subordonne la lésion
médullaire à l’altération des nerfs périphériques. Elle a pour elle des faits
nombreux et bien étudiés.
On savait, depuis les recherches de Vulpian, de Hayem, de Déjerine et
Mayor, de Dickinson, recherches qui ont été confirmées et complétées par
les observations et les expériences d’un grand nombre d’auteurs (Hayem et
Gilbert, Reynolds, Forel, Darkschewitz, Edinger, Kahler et Pick,
Dreschfeld, Friedlander et Krause, Strümpel, Marinesco, Homen, Marie),
qu’à la suite de lésions diverses des nerfs périphériques, notamment chez
les amputés, on observe des altérations de la moelle, localisées dans les
segments spinaux d’où émanent les troncs nerveux intéressés. D’une
manière générale, ces lésions centrales consistent dans l’atrophie des
faisceaux blancs, mais surtout de la corne antérieure et des cellules
nerveuses qu’elle contient. On avait noté également dans le bout supérieur
du nerf sectionné, arraché ou amputé, des lésions dégénératives
importantes, et l’on avait remarqué que ces lésions, très prononcées au
voisinage du point de section, s’atténuaient progressivement en remontant
de la périphérie vers le centre.
On était parti de ces constatations pour supposer que les altérations des
troncs nerveux et de la moelle étaient la conséquence d’une névrite
ascendante débutant au point lésé du nerf et gagnant, en suivant les tubes
nerveux, la substance grise de l’axe médullaire. Je ne puis, Messieurs, vous
exposer aujourd’hui, avec les développements qu’elle comporte, la question
assez complexe de la névrite ascendante. M.P. Marie a remarqué que les
amputés, chez lesquels on a cru la constater, avaient tous été opérés à une
époque antérieure à l’introduction de l’asepsie en chirurgie, et il a émis
l’opinion que cette névrite, quand elle existe, est la conséquence non du
traumatisme du nerf, mais de l’infection qui, dans certaines conditions, suit
ce traumatisme. Je partage pleinement cette manière de voir.
L’expérimentation (sur le cobaye) nous a montré, en effet, qu’on peut
impunément réséquer un nerf, à la condition de le faire aseptiquement, sans
déterminer dans son bout central la lésion rencontrée chez certains amputés.
Ceci nous conduit à dire, et c’est là où je voulais en venir, que, si
l’adultération d’un tronc nerveux retentit sur la moelle, c’est (en dehors des
conditions d’infection opératoire) par un autre procédé que celui de la
névrite ascendante.
Il s’agit actuellement de rechercher quel est ce procédé. Établissons
d’abord les faits.
*
* *
*
* *
M. Marinesco a fait, à ce sujet, des expériences dont les résultats sont fort
intéressants. Ils n’ont pas encore été publiés11, mais je dois à leur auteur de
pouvoir vous les faire connaître. D’après M. Marinesco, les lésions
cellulaires consécutives à une lésion d’un tronc nerveux, consistent, comme
nous l’avons vu, dans la dissolution du kinétoplasma, qui se produit d’abord
au pourtour du noyau. Le trophoplasma n’étant pas altéré, au moins au
début, il n’y a pas désintégration du protoplasma cellulaire [fig. 26). Au
contraire, quand l’altération de la cellule est primitive, comme celle qui
succède à l’anémie de la moelle par compression de l’aorte, on verrait la
dissolution des éléments chromatophiles se présenter sous la forme d’une
bande occupant la périphérie de la cellule (fig. 27, d, d) ; de plus, la
désintégration du trophoplasma amènerait la formation de vacuoles et la
rupture des prolongements protoplasmiques (fig. 27, d, f).
FIG. 27. — Cellule de la corne antérieure d’une moelle de lapin,
anémiée par ligature de l’aorte (d’après Marinesco). — e, dissolution
commençante de la substance Chromatophile ; d, d, bordure de la
cellule au niveau de laquelle cette dissolution est complète ; d, f,
prolongement protoplasmique qui, sur un point de son trajet, présente
une solution de continuité.
Fig. 28. — Cellules de la moelle d’un lapin anémiée par ligature de
l’aorte. — a, b, c, cassures des prolongements ; d, désagrégation de la
cellule.
(1re, LEÇON)
SOMMAIRE. _ Étude clinique d’un cas : localisation des douleurs observées dans ce cas. Cette
localisation conduit. à admettre leur origine radiculaire. Aperçu sur la distribution à la périphérie
des racines postérieures qui se perdent dans le plexus brachial. — Méthodes de recherche tour à
tour utilisées pour la détermination de ces champs de distribution : dissection, expérimentation,
méthode anatomo-clinique. Etudes expérimentales de Shenington. Faits recueillis par Thornburn,
Starr, Head. — Topographie des champs radiculaires sensitifs au membre supérieur, d’après le
schéma de A. Starr. — Intérêt de ces notions. — Leur application au diagnostic du siège de la
lésion dans notre cas.
MESSIEURS,
FIG. 29, — Topographie des douleurs chez Mme M... — Les parties
teintées en noir correspondent au siège des douleurs.
*
* *
*
* *
Nous avons maintenant à nous demander quels sont les résultats auxquels
ont conduit les différentes méthodes que je viens de vous signaler.
(2e LEÇON)
SOMMAIRE. — Considérations sur la distribution des anesthésies dans l’ataxie locomotrice
progressive et la syringomyélie. — Tentative de conciliation des faits cliniques avec les notions
acquises sur la topographie des champs radiculaires. — Troubles oculaires observés dans notre
cas : leur signification. — Troubles paralytiques des membres inférieurs avec abolition des
réflexes tendineux : pathogénie de ces troubles. — Diagnostic du siège et de la nature de la lésion
chez la malade. — Vérification nécroscopique.
MESSIEURS,
Jusque-là les choses sont assez simples. Mais l’on sait que les anesthésies
syringomyéliques, au lieu de se distribuer suivant les tranches 1, 2 ou 3, se
disposent suivant des bandes qui seraient perpendiculaires à celles-là (α, β,
γ).
D’autre part, l’anatomie pathologique nous apprend que la lésion dans la
syringomyélie refoule et détruit de dedans en dehors la substance grise
ordinairement sur une assez grande hauteur de l’axe gris. Comment
concilier le fait clinique et le fait anatomo-pathologique ? En supposant que
dans chaque racine il y a des tubes nerveux (o, p, q) qui prennent leur
origine en des points plus ou moins voisins du centre de la moelle, et qui se
rendent à des parties du champ radiculaire moins ou plus voisins de
l’extrémité du membre. On conçoit, en effet, que dans cette hypothèse une
lésion détruisant en B, c’est-à-dire dans la moelle, la tranche α ou la tranche
y, devra s’accompagner d’une anesthésie disposée en A, c’est-à-dire au
membre, suivant les tranches α et γ correspondantes. Il faut prendre un
schéma pour ce qu’il vaut ; celui que je viens de construire devant vous n’a
pas d’autre prétention que de vous donner une explication plausible de la
différence de topographie des anesthésies radiculaires et syringomyéliques.
Encore dois-je faire observer qu’il vise surtout l’analgésie et la thermo-
anesthésie qui sont plus directement que l’anesthésie tactile subordonnées
aux lésions de la substance grise de la moelle3.
FIG. 43.
*
* *
Mais il est temps de revenir à l’histoire de notre malade. Vous n’avez pas
oublié la distribution qu’affectaient chez elle les zones douloureuses, car
nous avons eu affaire à de la douleur et non à de l’anesthésie, et vous vous
souvenez que cette distribution était telle que nous avons été amenés à
incriminer une lésion intéressant les 5e et 6e racines cervicales à droite, les
8e cervicale et 1re dorsale à gauche.
Je passe sans m’y arrêter sur les troubles moteurs contemporains des
troubles de sensibilité, que je me suis contenté de vous signaler plus haut, et
dont l’étude détaillée compliquerait sans profit cette leçon en nous amenant
à parler des paralysies radiculaires motrices dont l’étude a été mieux faite
que celle des paralysies sensitives, et mérite d’ailleurs qu’on lui consacre
plus que quelques considérations incidentes. Mais je dois appeler votre
attention sur un symptôme que nous avons constaté du côté des yeux et qui
vaut que je m’y arrête quelques instants.
Le 7 juin, nous avons observé une inégalité très nette des pupilles : la
gauche étant notablement plus grande que la droite. Il me suffit de vous
indiquer cette particularité pour que la plupart d’entre vous, la rapprochant
des symptômes signalés précédemment, en saisissent toute l’importance.
Vous connaissez tous l’expérience fameuse de Cl. Bernard, qui avait, du
reste, été précédée par celle non moins célèbre de Pourtour du Petit (1727) :
quand on sectionne le sympathique cervical au cou, on détermine de la
rougeur de la face et de la conjonctive et, de plus, du rétrécissement de la
pupille ; ce rétrécissement est dû à la paralysie des fibres dilatatrices de
l’iris. Or, Waller, puis Chauveau ont montré que ces fibres dilatatrices
reçoivent leurs filets de la partie de la moelle comprise entre la 6e vertèbre
cervicale et la 2° dorsale. Ces filets (est-il besoin de le rappeler) se rendent
au sympathique par les rami-communicantes qui se détachent des racines
au-delà du trou de conjugaison. Cl. Bernard a établi, de plus, que les fibres
vaso-motrices et les fibres oculo-pupillaires, réunies dans le tronc du
sympathique, sont dissociées au niveau de ces branches communicantes :
les premières proviennent des 3e, 4e et 5e dorsales, les oculo-motrices des
1re et 2e dorsales. Le fait a été vérifié à nouveau par Mlle Klumpke4.
La clinique parle, au reste, dans le même sens que l’expérimentation.
Une très curieuse observation de Sands et Seguin5. est, à cet égard, très
décisive. Ces auteurs ont eu affaire à une paralysie totale du plexus brachial
sans troubles pupillaires. Pour mettre fin à des douleurs vives ressenties par
le malade, on crut devoir pratiquer la section des racines d’origine du
plexus les plus inférieures : aussitôt se manifesta du myosis du côté de la
section.
De tout cela il est permis de conclure que, lorsqu’à l’occasion d’une
paralysie du plexus brachial ou de ses racines, on constate des troubles
pupillaires, la 1re racine dorsale est intéressée. Mais ces troubles peuvent
être de deux ordres : ou ils résultent d’une excitation de la racine, on a alors
affaire à de la mydriase ; ou ils sont d’ordre paralytique et donnent
naissance au myosis.
Il y a lieu de se demander si l’inégalité pupillaire, constatée chez notre
malade, tenait à une paralysie par lésion de la 1re dorsale droite (myosis
droit) ou à une irritation de la 3° dorsale gauche (mydriase gauche). Si l’on
réfléchit que, le 2 juillet, l’inégalité avait disparu, la seconde hypothèse est
plus vraisemblable, car les effets d’une lésion irritative sont plus souvent
intermittents ou transitoires que ceux d’une lésion paralysante. Je dois, à la
vérité, reconnaître que la dilatation pupillaire gauche, si dilatation il y a eu,
était moins accusée qu’elle ne l’est d’ordinaire sous l’influence des
excitations des fibres irido-dilatatrices. Quoi qu’il en soit de la valeur du
symptôme que je viens de relever, au point de vue de la détermination du
côté où siégeait la lésion, ce symptôme n’en avait pas moins une
signification diagnostique précise en ce qui concernait la localisation de
celte lésion au niveau de l’une des premières racines dorsales.
Il est encore une particularité que je retrouve notée dans l’observation à
la date du 6 juillet : c’est l’apparition d’une crise brusque d’étouffements
avec cyanose. Il ne me semble pas douteux que celle crise dut être rapportée
à une injure faite par la lésion à la 4e racine cervicale qui, comme vous le
savez, donne le nerfphrénique.
En rapprochant les uns des autres les divers troubles que je viens de
passer en revue, sans oublier la paralysie motrice des membres supérieurs,
sur laquelle je ne me suis pas arrêté pour les raisons dites précédemment, et
qui devint complète le 9 juillet, nous nous trouvions conduit à admettre une
compression radiculaire en hauteur sur les points que je vous ai indiqués,
mais dont il nous reste à déterminer le siège en profondeur. La compression
s’exerçait-elle sur les racines dans leur trajet intraduremérien, ou, au
contraire, ne les intéressait-elle qu’après leur sortie du sac dural, c’est-à-
dire au-delà du ganglion ? Dans la première hypothèse on eût pu
s’expliquer plus aisément l’absence d’anesthésie coïncidant avec un degré
accusé de paralysie motrice en supposant une compression très accusée des
racines antérieures et une simple irritation, sans abolition de fonction, des
postérieures. Il y avait cependant toutes raisons de penser que la
compression était extraduremérienne, car, si elle se fût exercée à l’intérieur
du sac dural, il y a gros à parier que la moelle eût été directement et
précocement mise en cause et que nous eussions observé, à une époque
voisine du début de la maladie, les symptômes révélateurs de la
compression médullaire qui se sont manifestés seulement à la période
ultime de l’affection, comme je vous le dirai dans un instant.
Mais alors, si la lésion portait sur les troncs radiculaires communs,
formés de la réunion des racines antérieures et postérieures, on pourrait être
surpris que l’anesthésie ait fait défaut, la compression étant évidemment
très marquée puisqu’elle abolissait la conductibilité dans les racines
motrices. Toutefois on sait qu’en pareil cas les choses se passent souvent de
la sorte ; les anesthésies sont moins constantes et aussi moins tenaces que
les troubles moteurs. M. Raymond a insisté sur ce fait6. C’est peut-être
affaire de suppléance, à moins, ce que j’incline plus volontiers à penser,
qu’il ne faille, comme des expériences diverses, notamment celles de Weir
Mitchel, l’ont montré, une compression plus puissante pour empêcher, dans
une fibre nerveuse, le courant centripète que pour mettre obstacle au
courant centrifuge. Au reste, il convient d’ajouter qu’à cause des douleurs
l’examen délicat était, chez uotre malade, devenu si difficile qu’il ne serait
pas impossible qu’un certain degré d’hypoesthésie ait existé sans avoir pu
être relevé.
En résumé, le diagnostic topographique que l’analyse du cas nous avait
conduit à porter était le suivant : compression des racines cervicales et 1re
dorsale entre la sortie de la dure-mère et le plexus brachial, s’étant exercée
d’abord à droite aux dépens des et 6e cervicales, puis ayant contourné la
dure-mère de haut en bas pour aller intéresser les 8e cervicale et 1re dorsale.
Quant à la nature de la cause comprimante, il était difficile de la déterminer
avec certitude. Toutefois, il’y avait bien des chances pour qu’une lésion
localisée de la façon que je viens d’indiquer et ayant évolué, comme vous
savez, d’une manière lente et progressive, fût une lésion tuberculeuse. Ce
qui nous confirmait encore dans cette idée c’est que, bien qu’il n’existât
aucune trace d’affaissement vertébral, la pression au niveau des dernières
vertèbres cervicales et 1re dorsale était manifestement douloureuse. Vous
allez voir qu’à la nécropsie nos prévisions ont été vérifiées.
Mais, avant de vous en exposer les résultats et de faire passer les pièces
anatomiques sous vos yeux, je dois appeler votre attention sur un épisode
ultime qui s’est produit durant les derniers jours de la vie. Je reprends
l’observation, et voici ce que j’y trouve consigné à la date du 8 juillet :
Ces phénomènes terminaux dénotaient, à n’en pas douter, que, dans les
derniers jours de la vie, la compression, qui jusque-là avait limité son action
aux racines, venait d’intéresser la moelle. Et, par anticipation, je puis dire
que nous avons à la nécropsie rencontré, au voisinage de la lésion primitive
et ancienne, du pus de formation récente dont l’accumulation peut à la fois
expliquer et la fièvre et les modifications dans la symptomatologie motrice
et sensitive de la période ultime de la vie.
Mais nous avons relevé dans cette symptomatologie terminale un détail
qui vaut la peine que je m’y arrête. On a noté, en effet, que les réflexes
rotuliens, exagérés dès le 4 juillet, jour où les phénomènes de compression
médullaire semblent avoir commencé à se manifester, étaient abolis le 9.
Comment peut-on expliquer cette succession de phénomènes ?
L’exagération initiale de la réflectivité ne saurait nous surprendre ; elle
est de règle chaque fois que la moelle est à quelque degré comprimée au-
dessus du centre qui commande le réflexe rotulien, et je vous ai dit que tel
avait été le cas. Mais, où la difficulté apparaît, c’est lorsqu’il s’agit de
déterminer la raison pour laquelle à l’hyperexcitabilité réflexe s’est
substituée l’abolition du phénomène du genou.
Notez que cette substitution s’est produite au moment où la paralysie
devenait plus complète, c’est-à-dire la compression de la moelle plus
accusée. Or, divers observateurs (Charlton Bastian, Bwolby, Footh7), ont
montré que, dans ces conditions, l’absence de réflexe, quoique moins
commune que l’exagération, s’observe quelquefois. Elle résulterait de la
destruction (par compression ou par un autre processus) de la moelle
dorsale ou cervicale dans toute sa largeur, et serait due, d’après les auteurs
en question, à la cessation de l’influence dynamogène que le cerveau
exercerait normalement sur la moelle épinière. Je me hâte d’ajouter que
cette influence dynamogène est une hypothèse toute gratuite et que
l’explication des auteurs anglais ne satisfait pas suffisamment l’esprit.
D’ailleurs, M. Babinski8 a montré que la perte des réflexes pouvait se
rencontrer, dans des cas analogues au nôtre, à la suite de compressions
légères de la moelle et sans qu’il existe de lésions spinales de quelque
importance. Si bien que cette abolition de la réflectivité serait plutôt de bon
augure au point de vue du pronostic, puisqu’elle impliquerait plutôt
l’intégrité de la moelle, et, par suite, la guérison possible, contrairement à
l’exagération permanente et accusée des réflexes qui signifie, vous le savez,
lésion spinale transverse avec dégénérescence secondaire des cordons
latéraux, par suite incurabilité.
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FIG. 44.
MESSIEURS,
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FIG. 45.
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FIG. 46.
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Il peut arriver que la paraplégie soit bien plus tardive : c’est ainsi que,
dans un des cas d’infection coli-bacillaire déterminé par MM. Thoinot et
Masselin, la paralysie ne se manifesta que six mois après l’inoculation.
Dans quelques cas, dont M. Vaillard a fait, avec raison, ressortir l’intérêt,
les symptômes médullaires sont la première et l’unique manifestation de
l’infection : c’est ce qui eut lieu dans l’une des expériences de MM. Widal
et Bezançon avec le streptocoque. Les faits de cet ordre prouvent, comme le
remarque M. Vaillard, qu’une infection inconnue ou méconnue peut devenir
le point de départ d’une myélite qui semblera née sans cause.
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Ces lésions sont des lésions délicates que révèle seul l’examen
microscopique. En effet, dans la plupart des cas de myélite expérimentale
publiés jusqu’à ce jour, on n’a noté ni altérations des méninges, ni
altérations de la moelle perceptibles à l’œil nu. Peut-être le fait de M.
Vincent (infection par bacille d’Eberth associé à un bacille indéterminé
retiré de la rate d’un typhique) fait-il exception, car on y a constaté du
ramollissement de la région lombaire. Nous avons noté même chose chez
un cobaye infecté par pneumocoque.
Presque toujours les lésions qu’a décelées l’examen histologique se sont
montrées diffuses, avec prédominance au niveau des renflements et
quelquefois localisation exclusive au renflement lombaire. La substance
blanche est d’habitude peu touchée ; cependant Widal et Bezançon et, avant
eux, Gombault (à propos des faits de Thoinot et Masselin) y ont signalé des
altérations des cylindraxes (gonflement moniliformes, transformation
granuleuse ou vacuolisation) et de la myéline (atrophie et disparition).
FIG. 47. — Coupe de la moelle d’un lapin infecté par pneumocoque,
a, vaisseaux dilatés avec hémorrhagie périphériques, b, vaisseaux
hyperémiés.
Je vous prie d’examiner aussi cette autre préparation qui provient d’un
individu mort, il y a quelques mois, dans notre service, de paralysie
ascendante aiguë survenue sous une influence que nous n’avons pu préciser,
mais très probablement infectieuse. Là encore vous pouvez constater que
les artères sont dilatées et que la substance grise de la moelle est
hyperémiée à un haut degré (fig. 49).
Mais dans ces deux moelles les modifications vasculaires ne consistent
pas seulement en dilatation du calibre des vaisseaux et en ruptures de leurs
parois : il y a encore oblitération de la lumière de quelques-unes des
artérioles et infiltration embryonnaire très intense à leur pourtour. Ces
dernières lésions, jusqu’à présent, ne se sont pas rencontrées, au moins à
titre habituel, dans les myélites expérimentales. Cependant M. Bourges
signale l’oblitération des vaisseaux par des blocs jaunâtres réfringents, et
M. Vincent a constaté une prolifération inaccoutumée de leur endothélium.
Nous-même, dans un de nos cas, nous avons noté des lésions d’endartérite
sur la topographie et les suites desquelles je reviendrai dans un instant.
FIG. 49. — Moelle d’un malade affecté de paralysie ascendante aiguë.
En résumé, si l’on peut formuler une loi d’après les faits encore trop peu
nombreux recueillis jusqu’à ce jour, on est en droit de dire que dans les
myélites expérimentales la dilatation des artères avec ruptures et
hémorrhagies consécutives est la règle, que les lésions de l’endartère,
l’oblitération du calibre des vaisseaux, l’infiltration embryonnaire
périvasculaire sont l’exception.
Mais, Messieurs, les cellules de la moelle, particulièrement les grosses
cellules des cornes antérieures, qui constituent des organismes délicats, sont
d’habitude les premières à subir l’influence des agents infectieux répandus
expérimentalement dans la circulation. Alors que les cellules de la névroglie
sont pas ou très peu touchées, les cellules nerveuses présentent des
altérations sur la constance desquelles les expérimentateurs sont d’accord.
Tous d’ailleurs leur assignent des caractères à peu près identiques au degré
près, dans les divers cas : il s’agit de la transformation vacuolaire du
protoplasma, de sa dégénérescence granuleuse ou vitreuse, de l’atrophie du
corps de la cellule, et quelquefois du noyau, exceptionnellement de la
rupture des prolongements.
Je ne crois pas qu’on puisse émettre de doutes sur la réalité des
altérations décrites par les divers expérimentateurs. Je pense, toutefois, que
l’étude de ces altérations gagnerait à être reprise avec une technique plus
perfectionnée que celle à laquelle on a eu généralement recours jusqu’ici.
Lorsqu’il s’agit de déceler des lésions délicates du protoplasma cellulaire, la
coloration au picro-carmin est insuffisante ; la méthode de Nissl, dont j’ai
eu déjà l’occasion de vous entretenir, présente, au contraire, en pareil cas,
sur les autres, des avantages que j’ai fait ressortir ailleurs et qu’on ne
saurait, je pense, contester.
C’est à cette méthode de coloration que nous avons eu recours, M. Lebon
et moi, pour l’étude des moelles de lapins rendus paralytiques par injection
de cultures de pneumocoques ou de staphylocoques.
FIG. 50.
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Je n’ai pas besoin d’insister pour faire ressortir tout l’intérêt de ce cas.
L’analogie (sinon l’identité absolue) des altérations que je viens de vous
montrer avec celles qu’on rencontre dans la poliomyélite antérieure aiguë
de l’enfance, constitue un argument de plus, et un argument de valeur, en
faveur de l’origine infectieuse de cette dernière affection que tendaient déjà
à établir, comme l’a montré P. Marie, son étiologie et son caractère de
maladie quelquefois épidémique.
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