STANKIEWICZ Vol4 No1 2010

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Étude d’un incipit romanesque : La Lézarde


d’Édouard Glissant (1958)1

Waclaw Pascal Stankiewicz

Université de Paris IV – Sorbonne

Résumé
Nous proposons une étude précise des procédés d’actualisation du discours narratif fictionnel
dans le court passage d’ouverture d’un roman francophone de facture classique en posant la
question de l’objectivité et de la subjectivité dans la représentation mimétique des données d’un
monde sensible prédéterminé par l’auteur dans la construction référentielle. Par ce biais
médiatique, nous entrons dans la mouvance textuelle, la « deixis narrative », par laquelle se
vérifient – dans un cadre d’analyse méthodologique critique jouxtant le débat narratologique
actuel – les outils d’une linguistique praxématique. Nous privilégions trois axes de réflexion : la
notion de description, au sens littéraire comme au sens linguistique du terme (terminologie de
Jean-Claude Milner), recourant à une taxinomie de la pragmatique; la notion d’évidence de
l’objet qui, par son pouvoir d’autonomie dans le texte, entre en concurrence avec l’auteur-
narrateur; la notion de personnage, « centre » du récit.

Mots clés : discours narratif, fiction, Édouard Glissant, linguistique praxématique, deixis
narrative

1. Introduction
Notre article se présente comme une analyse des dix premières propositions de l’incipit du
premier roman de Glissant, que l’on pourrait qualifier de « traditionnel » selon la définition
même du mimétisme réaliste, d’un point de vue formel : son autoréférentialité (Molinié 1986,
p. 182-183) s’y affiche de plein droit au nom du « vraisemblable et du nécessaire » (Aristote
1980, p. 65). Il nous donne à lire, mais aussi à voir et peut-être à écouter une sorte de spectacle
plausible du monde. La mimésis est un « spectacle » à elle seule : relation de lecture et de parole,
action, réalisation (Aristote 1980, p. 33, 39, Gefen 2003). Que l’incipit de La Lézarde soit
conventionnel permet a fortiori de proposer des éléments méthodologiques d’analyse des lignes
strictement inaugurales d’un roman donné dans une version définitive. Quelles sont les capacités
de résistance de l’instance narrative, de sa voix et de son point de vue? Quelles sont, dans une
approche relativement praxématique (Détrie et al., 2001), les « façons » (Aristote 1980, p. 38-39
et 160-161, Note 1) dont la fiction littéraire romanesque modalise dans son « texte » la perception
du monde (« formes » plutôt que « figures ») et modélise ainsi, in fine, un univers
(intra-)diégétique? La problématique va au-delà de la question de la référentialité, d’une matière
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Cet article a été rédigé sous la supervision du professeur Jean-Louis Backès de l’Université Paris IV- Sorbonne.

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déjà très riche, pour entrer au cœur même de la mouvance du texte, c’est-à-dire de l’espace
organisé et, au moins partiellement, déictisé macrostructurellement par le jeu instanciel et les
procédés d’actualisation du discours qui portent le message et établissent le rapport de l’homme
au monde dans la fiction littéraire. C’est ce que nous appelons la « deixis narrative », comme un
des moyens de la mimésis narrative et de la performativité du discours littéraire. D’où
l’importance de la vision (Aristote 1980, p. 38-39 et p. 278-279, Note 2), de l’espace représenté
considéré comme une « présentation », sans rupture du triangle sémiotique peircien cependant
(Rey-Debove 1979, p. 130), cadre démonstratoire de la réalité décrite, le lecteur-narrataire
devenant spectateur, voire acteur, en tout cas fortement engagé dans la relation actancielle de ce
qu’il regarde, et non plus de ce qu’il lit.

Nous développerons les trois points suivants : d’abord, la notion de description au sens littéraire
comme linguistique du terme (terminologie de Jean-Claude Milner), recourant à une taxinomie de
la pragmatique (deixis et anaphore, référence mémorielle, autonomie et saturation référentielles,
présent du phénomène); puis la notion d’évidence de l’objet qui, par son pouvoir d’autonomie
dans le texte, entre en concurrence avec l’auteur-narrateur. En effet, Glissant a déjà délégué une
première fois son point de vue à son protagoniste, Thaël, et donc, d’une certaine façon, sa voix,
mais plutôt sa perception; enfin, nous verrons la notion de personnage à propos duquel il faut se
demander s’il est toujours « centre » du récit, en dehors du phénomène puissant de la perception.

Thaël quitta sa maison, et le soleil baignait déjà la rosée du matin mariée aux
points de rouille du toit. Première chaleur du premier jour! Devant l’homme,
l’allée de pierres continue vers l’argile du sentier; un flamboyant à cette place
élève sa masse rouge, c’est comme l’argile de l’espace, le lieu où les rêves
épars dans l’air se sont enfin rencontrés. Thaël marcha loin de l’allée, s’arracha
de la splendeur de l’arbre. Résolument il s’enfonça dans la boue, et
accompagna le soleil. (Glissant 1958, p. 11).

[proposition narrative] 1 : Thaël quitta sa maison,


pn 2 : et le soleil baignait déjà la rosée du matin mariée aux points de rouille du toit.
pn 3 : Première chaleur du premier jour!
pn 4 : Devant l’homme, l’allée de pierres continue vers l’argile du sentier;
pn 5 : un flamboyant à cette place élève sa masse rouge,
pn 6 : c’est comme l’argile de l’espace, le lieu où les rêves épars dans l’air se sont enfin
rencontrés.
pn 7 : Thaël marcha loin de l’allée,
pn 8 : s’arracha de la splendeur de l’arbre.
pn 9 : Résolument il s’enfonça dans la boue,
pn 10 : et accompagna le soleil.]

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2. La description du référent fictif


2.1 Le narrateur effacé
2.1.1 L’histoire racontée
Le narrateur « effacé » reste un sujet capital dans la théorie littéraire. Il est consécutif à toute une
réflexion sur le degré « zéro » de l’écriture à partir des années cinquante qui suppose une
méthode d’investigation (comment définir ce degré?) et une finalité romanesque (comment ce
degré est-il utilisé par les romanciers?). L’incipit romanesque de La Lézarde est de type
traditionnel – c’est-à-dire écrit majoritairement à la troisième personne et au passé (passé simple /
imparfait) –, mimétique de la réalité qu’il semble vouloir représenter, décrire : de fait, le présent
descriptif entre très vite dans le champ visuel du lecteur-narrataire, concurrençant ainsi le présent
de vérité générale. L’incipit ne marque pas le système de l’antériorité chronologique à
l’ouverture, ou du moins très peu (cf. l’adverbe « déjà » en proposition narrative 2), comme c’est
le cas dans bon nombre de romans réalistes. Il propose donc un point « T 0 » de l’histoire qui
commence comme repère absolu, lui-même obtenu par opération de translation temporelle à
partir de situations originelles d’énonciation et d’action ancrées dans l’expérience auctoriale.
Même si ce début ne formule pas de clôture présentative comme « ce jour-là », celle-ci reste
implicite. Nous obtenons vraisemblablement ce qu’Émile Benveniste entendait par « histoire »
dans la théorie de la communication verbale (Benveniste 1966, p. 238).

2.1.2 Le phénomène
Dans l’esthétique romanesque réaliste, la reproduction fidèle du réel dévoue l’autorité à l’objet –
non au sujet –, objet qui reste problématique (référent-décor, objets-personnages, phéno-
événements, voire phéno-syntaxe), mais qui, dès lors, a accès à l’autonomie référentielle et
existentielle. Il n’y a que de cette façon qu’un phénomène peut « se raconter » tout seul
(Benveniste 1966, p. 241). Le paradoxe de la fiction repose sur une contradiction dans les termes
— représentation fictive supposant, présupposant la réalité « objective » du réel suscitée par le
narrateur, alors qu’elle ne peut être, encore plus que dans l’expérience ordinaire, que projection
de l’esprit soumise à des effets de filtre, à l’écran de la perception subjective et à sa transmission
médiatisée par une conscience scriptrice (Détrie et al. 2001, p. 298-300). Ce paradoxe en entraîne
un autre : si la représentation du monde est plutôt de l’ordre de la présentation auctoriale, il doit
être possible, en trouvant des critères d’objectivité dans la fiction, c’est-à-dire dans les actes de
médiation qu’elle véhicule en actualisant le discours narratif, de remonter à un « ce » originel, de
retrouver l’espace déictisé par l’auteur-narrateur, même de façon involontaire ou inconsciente, ou
réécrite par une autre main, ce qui n’est d’ailleurs pas le cas pour notre extrait.

2.1.3 L’effacement du narrateur


L’effacement du pôle narratorial se produit par investissement du narrataire, qui construit le
monde à la place du narrateur, par l’autonomie référentielle et existentielle des objets décrits, ces
objets pouvant être aussi des personnages. Les différents partages effectués effacent toutefois
alors la « quête » elle-même d’un narrateur effacé, par la tentative de résolution des paradoxes, le
pôle émetteur de la communication verbale liée à l’exercice de l’énonciation ayant été finalement
retrouvé par le jeu interlocutionnaire lui-même instauré et, en principe, maintenu avec le pôle
récepteur.

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2.2 La description
2.2.1 Le terme de « description »
Le terme de « description » reçoit une acception traditionnelle à partir des écrivains réalistes et
naturalistes du XIXe siècle. En sémantique, Jean-Claude Milner a introduit les notions de
« description définie » et de « description non définie » pour désigner des syntagmes nominaux
introduits par « le » ou « un ». L’expression référentielle forme alors un bloc compact
inentamable du point de vue de la saturation. Elle est pourvue d’un sens et d’une autonomie,
contrairement aux expressions référentielles indexicales (je / tu / ici / maintenant), déictiques (ce
+ nom) et anaphoriques (il / elle en particulier, mais aussi « ce + nom »). Elle relève de la
signification lexicale ou, justement, « descriptive », alors que les autres expressions ont besoin
d’une procédure, relevant dans ce cas de la signification procédurale. Cette analyse contribue
largement à définir un degré zéro d’écriture littérale et « objective » et même,
phénoménologique, procédant par actant et procès : « le soleil baignait […] la rosée du matin »
(pn 2), soit : *il baigne elle, il la baigne; « l’allée de pierres continue vers l’argile du sentier »
(pn 4), soit : *elle continue vers il, elle continue vers lui; « un flamboyant […] élève sa masse
rouge » (pn 5), soit : *il élève elle, il l’élève. Ces phrases sont constatives, non résolutives. Elles
montrent que la narration (pour laquelle le problème du bouclage sémantique des expressions
référentielles se pose au récepteur) est par essence descriptive, - comme est descriptif le langage
lui-même (Moeschler et Reboul 1994, p. 53), - et qu’elle peut décrire sur de très courts segments
textuels.

Ces phrases entrent toutefois en contact avec, essentiellement, une proposition nominale actant-
procès : « Première chaleur (du premier jour) » (pn 3), à modalité exclamative; une proposition
incluant une expression référentielle enclavée dans un syntagme nominal circonstanciel de lieu et
normalement dépourvue de signification lexicale (« à cette place »2, pn 5), que cette expression
soit déictique ou anaphorique; une structure comparative (« comme ») introduite par le présentatif
« c’est (le lieu) », et processive-résolutive (« […] où les rêves […] se sont […] rencontrés ») dans
la sixième microproposition narrative; enfin des formules appréciatives dans la deuxième
proposition (« déjà », « mariée aux points de rouille ») comme dans les huitième et neuvième
propositions (« splendeur », « résolument »).

2.2.2 Limitations du degré littéral et objectif de l’énoncé narratif


Ce que nous appelons le degré littéral et objectif de l’énoncé narratif n’existe donc pas
absolument. En témoigne la présence de nombreux « marqueurs de la subjectivité » dans des
énoncés très littéraux. Et pourtant, l’univers de la fiction nous intéresse par le caractère opaque
qui se dessine dans l’utilisation de certains termes renvoyant à des réalités du monde sensible,
« objectivées » par le regard, et s’offrant en entités distinctes et apparemment autonomes : « le
soleil » (deux occurrences), « la rosée », « l’allée » (deux occurrences), « l’argile », « l’arbre »,
« la boue »3.

Notre recherche s’appuie fondamentalement sur ce type d’expressions. Le référent se donne-t-il


tout seul? S’autoréférence-t-il? Est-il objectif à partir de l’objectalité que l’esprit veut bien lui

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conférer dans l’espace? Comment assure-t-il sa propre saturation? Le mimétisme littéraire,


auquel il ne faut sans doute pas rester obstinément rivé, invite à considérer de très près les termes
qui créent le caractère absolu du récit, cette impression que le référent « se raconte tout seul »
(c’est ici l’« événement »), à travers l’étude de l’auxiliarisation des noms par l’article
défini / indéfini, de la pronominalisation et de l’emploi des temps, problèmes auxquels viendront
logiquement s’ajouter les cas de la deixis (Détrie et al. 2001, p. 72-73) et de l’anaphore en
contexte fictionnel romanesque. Et la deixis en complément paradoxal, si l’on peut dire, de
l’objectivité. Il va sans dire que c’est l’économie même de toute une syntaxe qu’il faut considérer
dans la langue en discours, dans le processus de référentialité qui engage fortement le sujet
parlant et pensant. Toutefois, nous devons rester concentrés sur ce qui est proprement objectif
dans le langage de la fiction pour demeurer proches de l’« effet de réel », de l’illusion réaliste
proprement dite.

2.2.3 Qui voit, qui perçoit?


Dans les quatre cas recensés, on voit, au sens même où, d’abord, on « perçoit », avant qu’une
quelconque opération de référenciation s’impose, — « on », c’est-à-dire à la fois l’auteur-
narrateur-énonciateur, le lecteur-narrataire-récepteur et le personnage « central », lui-même
possible émetteur et destinataire de paroles comme de pensées, et situé à la jonction de courants
de conscience qui appartiennent à deux visions surplombantes : celle du narrateur et celle du
narrataire. Le jeu instanciel est prépondérant dans l’économie du texte de fiction romanesque
d’obédience réaliste, comme est important le référent spatio-temporel lui-même, le chronotope,
même si celui-ci n’est pas objectivement marqué par des dates dessinant un horizon d’attente
focalisant « zéro » ou omniscient (le traditionnel point de vue « par en dessus »); ce sont, en effet,
les expressions référentielles définies qui se chargent de le faire.

Le point de vue « omniscient » est quasi immédiatement fonctionnel : « Thaël quitta sa maison »
(pn 1). Le point de vue narratif choisi met, normalement, le lecteur en position de non-
interactivité. La micro-pn 1 constitue le « posé » du narrateur (N) : N « pose » ou « asserte »
(Ducrot et Schaeffer 1995, p. 543-544) que P (son personnage) commence à agir (remarquons la
valeur inchoative du passé simple dans « quitta ») dans l’histoire en cours et dans le référent-
décor. Mais le narrataire (N’) « présuppose » que ce commencement peut se faire. Son rôle est
d’abord de se livrer à un exercice de présupposition majeure de feinte et de croyance dans
l’univers de la fiction suscité par le narrateur, alors que ce dernier lui propose sa feintise. Par
cette fonction, la position de non-participation dans l’établissement du point de vue
« omniscient » est déjà contestée. Mais ce rôle, pleinement accepté, fait provisoirement
disparaître la personne du narrateur, de même que la « position » micropropositionnelle marquant
un degré « zéro » de la narration, littéral et objectif, en quelque sorte. C’est ainsi que l’on peut
obtenir la formule, demeurée célèbre, de Benveniste : « Personne ne parle ici; les événements
semblent se raconter eux-mêmes » (Benveniste 1966, p. 241). Il faut ajouter ici une remarque sur
la temporalité : par opération de translation, en vertu même de la « fluence du temps » (Détrie et
al. 2001, p. 125), N a posé son référent subjectif et objectif tout à la fois à un temps du passé,
mais le phénomène en soi se produit normalement au présent de l’indicatif. Ce même présent
« reposé » par N’, retranslaté, assure l’objectivité référentielle du phéno-fait et de sa phéno-vision
dans la phéno-syntaxe.

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3. L’évidence objective
3.1 Le problème du « il »
3.1.1 « Il » descriptif
Les quatre dernières propositions anaphorisent fidèlement la première par la reprise du nom
propre « Thaël », puis pronominalement par « il » alors que, dans les six premières propositions,
il y a comme une rupture dans le processus par des formules de commentaires narratoriels (cf.
l’exclamation « du premier jour! » dans la pn 3 qui, d’ailleurs, « ouvre » l’incipit au lieu de le
refermer sur une formule conventionnelle et clôturante de récit). Elles présentent un ordre actant-
procès du même type que celui des propositions 1, 2, 4 et 5. Le nom propre (NP), toujours selon
Milner, est doté d’une autonomie référentielle. Il ne fonctionne pas autrement, dans ce cas, que
comme une « description » définie, comme le montre l’anaphore infidèle de la proposition 4
(« (devant) l’homme »4). Le NP est par essence, donc, descriptif, mais son degré « zéro » de la
description n’autorise-t-il pas, non seulement une substitution par « il », ce qui est tout à fait
possible dans le cadre de l’anaphore pronominale (cf. pn 9 : « il s’enfonça […] »5), mais encore
une véritable objectivité référentielle? Sans aller jusqu’à parler d’auto-donation référentielle, on
remarque que l’entité désignée se charge d’une forte puissance actancielle, communicable au
pronom « il » anaphorique, qui relèverait dans ce cas aussi de la signification descriptive, et non
plus procédurale — à condition toutefois d’avoir en tête des débuts d’incipit ou de séquence qui
en révèlent la possibilité, c’est-à-dire des débuts où « il » est descriptif, se charge d’une valeur
forte dans sa référence sans antécédent. C’est le cas dans certaines ouvertures narratives
mimétiques héritées du roman béhavioriste américain, en focalisation « externe », comme au
début de certaines nouvelles d’Ernest Hemingway, en tête encore des Tropismes de Nathalie
Sarraute — « Ils semblaient sourdre de partout […] » — (Sarraute 1957, 11), de romans de
Marguerite Duras, ou en tête d’une séquence narrative, comme dans certains passages de Sartoris
de William Faulkner.

3.1.2 « Il » objectif
Si « il » ou « elle » peut avoir une valeur forte en emploi intradiscursif romanesque de façon
« abrupte », comment n’en auraient-ils pas une aussi dans le corps même du texte, tout
phénomène de présupposition narrative mis à part? Et par là même, ce phénomène rétroactif et
concessif (Ducrot et Schaeffer 1995, p. 382), non nouveau, force l’évidence de l’objet; c’est en
cela qu’il se renouvelle selon nous. De façon paradoxale, il va nous amener à un pôle opposé à
celui de l’objectivité, c’est-à-dire à la subjectivité repérable dans une deixis large, elle-même
intégrant une réflexion sur la porosité des frontières entre deixis et anaphore et le cas particulier
de la Deixis am Phantasma, la « deixis à objet imaginaire » de Bülher (Détrie et al. 2001, p. 72-
75). Les pronoms « il » ou « elle » utilisés initialement sont, par cette analyse, propres à
objectiver le réel suscité. Le parcours, dans la production langagière comme dans l’interprétation
que l’on peut en faire, ne se fait pas sans médiation. Selon Benveniste, ces pronoms ne sont pas
aptes à désigner une « personne », mais l’absence n’est plus pertinente dans des énoncés oraux
commençant par la troisième personne « il(s) » / « elle(s) ». Si « la non-personne est donc la
position de toute nomination praxémique » (Détrie et al. 2001, p. 241), nous ne devons pas

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oublier la véritable consistance donnée aux pronoms de troisième personne dans et par le roman
au XXe siècle. « Il » est un outil, il médiatise déjà en ce sens le discours, il médiatise doublement
le discours narratif en ce qu’il n’assure plus la « position » requise et qu’il pose la question de sa
représentation dans le « déjà » représenté. Le terme « représentation » est lui-même fortement
polysémique. Il n’est plus possible dans ce cas de parler d’autonomie référentielle du « il »
saturant seul son référent et servant de critère d’objectivité dans la reconnaissance immédiate de
l’objet référencé. Mais la mémoire du narrataire reste grandement sollicitée, et c’est encore à la
force mentale de ce dernier qu’il faut recourir pour doter NP, non plus seulement d’une
autonomie référentielle, mais encore d’un pouvoir existentiel. C’est donc le sujet qui concède à
l’objet son autonomie, son « objectivité ». Cette conception peut paraître déjà ancienne, mais, ce
qui est nouveau, c’est l’isolement d’une « forme » de résistance, la résistance même que l’on a
cherchée sans doute dans le récit (Gefen 2003, p. 229-230). Le pronom « il », associé
objectivement au NP, l’article défini « le » plus qu’ « un », mais pas sans rapport avec lui, en
rapport avec « ce » déictique, le présent du phénomène associé, quant à lui, à l’énonciation, nous
paraissent être des formes tangibles de l’objectivité référentielle, c’est-à-dire de l’évidence
objective, pour laquelle il faut encore parler de présentification. Celle-ci s’établit à partir du
repérage indiciel du nombre considérable de « présenteurs » dans le texte de fiction romanesque
en général, a fortiori une fois bien considérée l’opération de déictisation du discours narratif qui
va provoquer immanquablement un nivellement des valeurs en emploi (deixis narrative) : la
Deixis am Phantasma, si elle est applicable à la totalité du phénomène de la fiction, ne peut que
renforcer cette probabilité.

3.1.3 Les choix syntaxiques


La syntaxe régule aussi les « choix » narratoriaux. Notre incipit en propose de nombreux
exemples : « sa maison »6 (= *la maison de lui), « la rosée du matin »7, « aux points de rouille »
(= *à les points de rouille), « l’allée de pierres », « l’argile du sentier»8, etc. Dans ces cas, c’est
essentiellement la complémentation par un GN qui limite l’utilisation de l’adjectif possessif ou de
l’article défini. Il faut donc considérer chaque cas où le « phénomène » se passe, et l’analyser en
rapport avec l’instance appréhendante et en ayant en tête que, « pour la praxématique, la fiction
est une expansion du principe fondamental d’autonomie du linguistique, qui fait de tout énoncé
une mise en spectacle du réel » (Détrie et al. 2001, p. 123). Cela oblige, par conséquent, à une
analyse de type topogénétique. Nous ne savons pas si la fiction littéraire doit se réduire à un seul
principe d’« expansion ». Le texte de fiction romanesque (T f) nous paraît infiniment complexe
et, de ce point de vue, passionnant à étudier, mais aussi déroutant. Ce qui est sûr, c’est que notre
deixis « narrative » voudrait, en respect des règles de la syntaxe qui insère des procédés
actualisants, bien cerner la mouvance textuelle, interroger ce point de rencontre particulier du
sujet et de l’objet qui s’incarne principalement dans le personnage, mais pas seulement, qui n’est
plus « centre » du récit en tant que tel, sans considération du pouvoir perceptif des autres
participants à l’action dramatique, soit l’auteur-narrateur et le lecteur-narrataire. Sans
considération non plus de la force de l’« objet »-signe, ce qui a rapport vraisemblablement à
l’iconicité (Deixis 2005, p. 177) : « Car le discours en acte transforme les icônes en instances […]
les instances sont en attente d’énonciation. Par là se trouve récupérée la présence subjective, avec
ses composantes sensibles et émotionnelles » (Deixis 2005, p. 180).

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3.2 Présentification
3.2.1 Définition
Nous évoluons donc dans des cas où la notion de description est justifiée par l’emploi des
expressions référentielles : « le + N », « un + N », « NP » et « il » par hypothèse, dans un texte
lui-même descriptif, même si la dominante est narrative, ce qui est un peu normal, vu le
dynamisme de l’ouverture, assez attendu lui aussi. L’objectivité présente dans ces termes efface
la personne du narrateur-sujet. Le narrataire prend la relève, en reconnaissant des objets décrits
littéralement et, donc, objectifs en ce sens. Au passage, on pourrait critiquer la méthode de
Milner, car si « ce (+ N) » est dépourvu d’autonomie référentielle dans la deixis, sans procédure
d’ostension saturant l’espace en donnant une « signification » à l’expression, inversement, que
peut signifier « le » tout seul dans la description, c’est-à-dire sans accompagnement de nom,
« ce » n’étant généralement jamais lui-même utilisé sans un nom? Les deux opérations sont
différentes certes, si l’on considère qu’en linguistique LE + N est un déterminant de la finitude,
alors que CE + N est un déictique; les deux expressions n’ont pas les mêmes statuts et propriétés
et la question que nous posons n’a plus de sens, mais, d’un autre côté, on ne voit pas très bien
pourquoi « ce » ne pourrait pas, lui aussi, décrire à l’instar de « le », a fortiori dans la mesure où
il apparaît dans un T f qui en permet l’interprétation. On voit là poindre un nivellement des
valeurs des articles de la désignation, de la quantification, de la démonstration et des pronoms
processuels ou instructionnels en emploi dans le texte de fiction romanesque, utilisés donc pour
« un objet autre » (Mallarmé 1897, p. 281), qui serait ici la littérature et, en particulier, le texte de
fiction romanesque, mais qui lancent ou relancent la réflexion sur le plan de l’oral, le nivellement
en question conférant au T f une dimension objective certaine, un caractère d’évidence qui sied à
l’objet ainsi présenté, plutôt que représenté, objectivement présentifié.

3.2.2 Délégation du point de vue


Enfin, le narrateur a rapidement délégué son propre point de vue à son personnage qui efface la
personne du premier et revendique sa personne propre, raison de plus d’accorder une valeur
existentielle essentielle au pronom « il ». De fait, à partir de la proposition 4 (« devant l’homme
[…] »), et même déjà des propositions 2 et 3, voire 1, on peut se demander si le personnage P
(Thaël) n’est pas le seul objet-sujet percevant, centre de sa propre perception référentielle (c’est
donc lui qui « écrit » le texte!) exprimée en focalisation ou « point de vue » interne.

4. Le personnage, « centre » perceptif du récit


4.1 Actantialité du texte de fiction romanesque
4.1.1 Positionnement du point de vue narratif (PDV)
Les expressions référentielles définies et indéfinies ne signifient pas de la même façon. Le réel
fictionnel est divers, éventuellement foisonnant et riche. Le narrateur dispose, présente ses objets
textuels, eux-mêmes divers et variés. Dans la proposition 1, nous voyons l’objet « maison »
présenté de la manière suivante : adjectif possessif réfléchi « sa » + substantif « maison »
représentant l’objet du référent réel transposé dans la fiction. Le « sa » est anaphorique de
« Thaël » par inférence du narrataire à partir de la reconnaissance de l’identité éventuelle du
premier et de sa capacité, en tant que sujet grammatical « apparent » (Riegel et al. 2004, p. 448),
mais aussi sujet-actant (Détrie et al. 2001, p. 12-13) {s} dans la proposition narrative, à détenir

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un bien {o}, soit (o) = « objet du monde » (Perret 1994, p. 15) = *la maison de lui (-même). C’est
la propriété de P qui impose une valeur de (o) en Ré (référentialité), en même temps qu’un point
de vue est assignable au narrataire, en plus de celui du narrateur et du personnage (de fait, la
deixis narrative nous paraît aller au-delà de la simple prédication d’énoncé narratif. (Rabatel
1998, p. 9, 55) : « le soleil », « la rosée », *« les points de rouille de le toit »9 sont divers pans du
réel objectivé par n regards en instance narrative. C’est particulièrement le cas lorsque, au début
d’un roman écrit de façon « oblique » en il, la démarche de N’ se complique d’une induction
référentielle à partir du « posé » de N (*« Il quitta sa maison », point de vue « externe ») alors
que, dans le cas le plus ordinaire de la description (pn 1), il ne fait tout au plus qu’affiner
l’éventualité existentielle du personnage : qui est Thaël, qu’est-ce que « cette » maison?

L’inférence de N’ est demandée aussi dans la temporalité du texte, qu’il s’agisse de la


reconnaissance d’une situation originelle supposée, exprimée phénoménologiquement au
présent : *Il quitte sa maison, il la quitte. [Le phéno-événement est, par nature, à un degré
« zéro » d’événementialité : le narrateur disparaît bel et bien au profit du « fait » lui-même et de
sa relation objective. Il y a toutefois relation au sens de « narration » comme au sens
d’ « échange » de communication verbale (interlocution) entre N et N’]. Ou qu’il s’agisse encore,
dans la deuxième proposition, avec l’appréciation temporelle adverbiale « déjà », du repérage
d’une situation légèrement antérieure au début proprement dit de l’action qui va se dérouler :
l’éclat du soleil précède l’entrée de P sur la scène de l’énonciation « narrative ». On voit de
nouveau l’intérêt porté par N à son référent-décor impliqué dans l’action en tant qu’objet pré-
existentiel. La valeur descriptive de l’imparfait de « baignait », opposée à la valeur inchoative de
l’action de P dans le verbe « quitta », marque ce point de jonction existentielle. La troisième
proposition la confirmera : référence pure, sans temporalité marquée dans la nominalisation
dépourvue de l’article qui subsume la présence de la « voix », en-tout-cas du « point de vue » du
narrateur, mais aussi de « sa » voix. C’est aussi une montée de l’affect de P, une découverte
sensorielle de N’ qui navigue en terrain connu désormais, dans le caractère absolu du récit. Il est
amené à considérer trois points de vue dans le jeu instanciel qui se dessine devant lui (« devant
l’homme », c’est d’abord *devant moi, lecteur-narrataire, qui appréhende le monde de la fiction,
qui me situe devant lui) et qui met en présence, dans la communication verbale narrative : N, P et
lui-même, N’. Les pôles E (émetteur) et R (récepteur) sont ainsi à interroger dans le cadre de la
reconnaissance des objets référencés. Il faudrait reprendre chaque groupe nominal de type LE +
N, pour voir s’il est susceptible d’une substitution par un autre mode opératoire de l’actualisation,
en fonction de l’objet lui-même, du sujet dans la « topogénèse » et de la régulation syntaxique qui
limite les possibilités de la déicticité objective dans le cotexte narratif.

4.1.2 Mouvance textuelle


En tout état de cause, aussi périlleux que puisse paraître cet exercice, c’est bien là que se trouve,
selon nous, la deixis narrative, la mouvance textuelle du T f. C’est affaire d’appréhension des
phénomènes dans l’intra-discours de fiction romanesque. Par exemple, outre « sa maison »10, le
narrataire doit reconnaître « le soleil »11 : GN prédéterminé par un article défini en repérage
« objectif » de la représentation fictionnelle (Perret 1994, p. 21-23), il est aussi un objet unique en

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son genre, d’où en définitive son emploi « objectif » par le. Cet objet est connaissable pour et par
P et pour et par N’, tandis que le GN de la proposition 1 n’était connaissable que pour et par N’, P
n’ayant normalement pas besoin de reconnaître l’objet en question, le connaissant déjà. Mais il
peut, également, tourner un dernier regard vers lui. Il s’exerce donc néanmoins un jeu
concurrentiel entre P et N’. P n’a pas à présupposer sa propre existence, ni celle de sa maison,
mais, le narrateur lui ayant délimité un terrain d’élection existentiel dans lequel il pourra évoluer,
il peut commencer à utiliser au moins son point de vue dans le jeu de reconnaissance des objets
(pré)construits par N, mais construits par N’. Ensuite, « l’allée de pierres », c’est *cette allée que
je peux voir, moi personnage, mais aussi moi, lecteur, continuant vers cette argile du sentier, ou
ce sentier argileux. « Un flamboyant » prend maintenant valeur déictique : ce flamboyant qui est
là « devant » moi, lecteur-spectateur, comme devant moi personnage-spectateur, mais déjà moi,
auteur-spectateur assurant ma fonction de « commentaire », à partir d’un référent que je connais
bien puisque, de toute façon, qu’il soit réel ou non (« vrai » ou pas), je l’invente et en revendique
l’autorité. En tant qu’énonciateur-narrateur, l’auteur peut « quantifier » son (o) : « un
flamboyant »12, l’extrayant ainsi du réel qu’il suscite et provoque pour le spectateur-lecteur. C’est
une opération de régulation syntaxique qui oblige à un choix en topothèse 2 « in fieri », où
l’« image de réalité » « émerge » quasi identiquement en expression définie ou non définie
(Détrie et al. 2001, p. 360). De ce point de vue, c’est la même chose. La réalité évoquée n’est
donc ni objective, ni subjective, mais, le sujet passant de la perception première à la réalisation de
la langue en discours, elle prend cette forme-là précisément que lui autorise l’économie de la
syntaxe en question dans la relation objective-subjective instaurée entre (o) et (s) : « Le
discours – en ce qu’il nous dit aussi de l’homme cognitif – s’avère une négociation sans cesse
renouvelée entre un sujet et son réel » (Détrie et al. 2001, p. 56). Le narrateur impose son choix
au narrataire qui ne peut pas exprimer totalement son point de vue. Il interprète l’énoncé. Mais il
est normalement en position de regardant, et tient sa place dans la topogénèse en tant que lecteur.
Le personnage P n’étant pas doté de parole à cet endroit, comment exprime-t-il son point de vue?
Il est collecteur, lui aussi, du réel.

Peut-on parler d’uniformisation du choix des articles d’après des perceptions hétérogènes, c’est-
à-dire ici, différentes sans être opposées, comme centrées vers le même objet? En tout cas, cette
unification, si elle existe, autorise un passage de l’anaphore infidèle, voire franchement
résumante « à cette place », à une deixis directe du regard instanciable : c’est « cette » place
précisément que moi, narrateur, je montre à mon narrataire. Le passage s’effectue grâce à une
grande sollicitation de la « mémoire immédiate » du destinataire :

L’anaphore entretient par conséquent un rapport avec la cognition, ce qui


explique que certains linguistes pensent qu’il s’agit non d’un phénomène
textuel, mais bien plus sûrement d’un phénomène mémoriel (cognitif). Cette
analyse, connue sous l’appellation d’approche mémorielle, ne prend pas en
compte de critère textuel : l’anaphore est considérée comme un processus
indiquant un référent déjà manifeste dans la mémoire discursive immédiate
(Détrie et al. 2001, p. 31).

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Cette situation entraîne un clivage structurel qui déictise aussi le discours narratif : la pn 6, « c’est
comme l’argile de l’espace, le lieu où […] »13, établit un rapport analogique (« comme »).
L’article défini est utilisé : « le lieu »14. Il paraît étonnamment présent aux yeux mêmes du
lecteur. Le rapport du concret et de l’abstrait autorise « auto-Ré » (objectivité référentielle) : le
décor est doté d’autonomie, voire d’autorité : « l’allée de pierres continue vers », *« le
flamboyant élève la masse rouge de lui-même », « les rêves se sont […] rencontrés »15.
L’autonomie, plutôt que l’autoréférence ou l’autoréférenciation, se fait en dehors du processus de
personnification (cf. « mariée » dans la pn 2). Les verbes sont d’action, marquant l’effort du
sujet-objet-actant. Et l’effort du narrataire est lui aussi demandé. Il faut donc commencer par lui.

4.2 Actualisation
4.2.1 Temps opératif
L’incipit romanesque de La Lézarde, de facture classique, nous montre à quel point dans le T f
nous avons affaire à du temps « opératif » : « Temps occupé par les opérations d’actualisation et
permettant ces opérations » (Détrie et al. 2001, p. 343). La proposition 3 en est un bon exemple.
C’est d’ailleurs l’épine dorsale du texte : « Première chaleur du premier jour ». Le « jour » est
celui qui initie le récit. Il n’est pas clôturé : « Première chaleur *de le premier jour ». L’opération
est d’ordre syntaxique pour le deuxième segment complément adnominal (« du premier jour »),
mais « le temps opératif a été représenté comme saisi au tout début […] de la topogénèse
(absence de déterminant) » (Détrie et al. p. 344). On doit reconnaître toutefois que l’adjectif
numéral ordinal prédétermine le nom « chaleur ». Il le « quantifie » (Perret 1994, p. 32). Mais le
narrateur nous plonge tout de suite au cœur de l’affect, de la sensation originelle : la chaleur
« du » soleil est sentie, ressentie par N, N’ et P. Cette saisie est « immédiate », instantanée,
l’« image de réalité » reste in posse. Mais c’est pourtant là le pouvoir existentiel des êtres et des
choses de la fiction qui « émerge » dans le jeu inter-connectif entre le réel et l’imaginaire,
entendu au sens très large du terme : capacité à mettre en mémoire, à inventer et réinventer, plus
simplement à « recueill[ir], traite[r] et communique[r] l’information apportée par le monde »
(Détrie et al. 2001, p. 55).

4.2.2 Iconicité
Comment l’être humain traite-t-il les informations sensorielles qui lui viennent
au monde pour les rendre en discours? […] Il y a […] une véritable iconicité
entre la syntaxe et les contenus spatio-temporels : « en linguistique
praxématique, le dire est toujours lié au faire, la parole à la praxis »16 (Détrie et
al. 2001, p. 56).

À partir d’une instance première de l’énonciation, l’émetteur-narrateur déploie l’espace déictique


pour son personnage et son narrataire : « devant l’homme », mais, d’abord, « devant » N’ :
« Thaël quitta sa maison ». P et N’ sont placés devant des réels de référence, des réels référencés
par N pour eux, mais appréhendés aussi par eux et les saisissant. Nous voilà replongés au cœur de
la deixis narrative : comment se fait le passage du référent-objet au référent-personnage et au

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« narrataire » qui est aussi une réalité « linguistique » à partir du moment où il n’y a pas de
coupure dans la communication verbale, même si elle reste « indirecte », puisque construite dans
et par la fiction? Le réel « extralinguistique » n’existe plus en praxématique : « La praxématique
récuse la dichotomie entre données linguistiques et extralinguistiques : ces données sont liées
dans nos représentations linguistiques » (Détrie et al. 2001, p. 56). Il n’y a pas de « réel » ni de
« réalité » en dehors de la « logosphère » (Détrie et al. 2001, p. 173, 292, 293-294) :

Dans la communication à visée fictionnelle, l’action représentée ne tient pas


lieu du passé et n’enrichit pas directement l’expérience des sujets
communicants, mais leur propose une expérimentation : la confrontation
expérimentale de leur savoir et de leurs valeurs à d’autres modèles possibles de
structuration du temps, de relation entre les actants, d’identité narrative. Cette
autonomie seconde envers le réel permet fréquemment aux producteurs et aux
récepteurs de fiction de porter au discours des pans du vécu que leur
conscience ou leur inconscient ne parviennent pas à assumer littéralement
(Détrie et al. p. 123).

Le « propre de la fiction » pourrait bien, dans ce cas, résider dans la « suspen[sion] » « relative »
« [de] la validité praxique de l’énoncé » (Détrie et al. 2001, p. 122), ce que nous appelons aussi la
présupposition narrative majeure de feinte. Les énoncés descriptifs de la fiction sont moins, pour
nous, des actes d’assertion « feints », dans l’optique searlienne, que des actes de « médiation ».
Tous les « media » narratifs, en amont comme en aval de l’histoire racontée grâce aux outils du
langage, constitueront l’ensemble des « critères spécifiques de la fiction » (Ducrot et Schaeffer
1995, p. 382). Là n’est donc plus à chercher dans l’énoncé lui-même, ni véritablement dans le
pôle récepteur du message véhiculé dans la fiction, mais dans la macro-structure sémantique du
récit, dans ce qu’il a à nous « dire » en tout et pour tout. Après quoi la réalité fictionnelle peut
commencer à nous « parler » : « Thaël marcha loin de l’allée […] »17 L’énonciateur ne perd pas
sa « fonction de régie », étant le premier, en tant que concepteur de l’univers diégétique, en saisie
des phénomènes linguistiques.

5. Conclusion
Étudier les modalités de la perception dans le texte de fiction romanesque, c’est entrer de
plain-pied dans le processus de l’actualisation. Les outils du langage dans l’analyse textuelle de la
fiction modélisent un univers par des formes plutôt que par des figures qui mettent en tension la
notion de « singularité » présente dans la stylistique structurale. Délibérément, nous nous
tournons vers une analyse stylistique praxématique « qui met en relation la production textuelle,
le genre du discours, le sujet producteur, le coénonciateur, le réel, qu’il s’agisse des conditions
matérielles de production et de réception ou de la référenciation effectuée » (Détrie et al. 2001,
p. 324). Cette analyse permet de résoudre la problématique romanesque sans la réduire. Elle
maintient tous les possibles interprétatifs, elle laisse à l’œuvre son originalité analysable en
littérature française et comparée. Il n’existe toutefois pas de littérarité sans « grille du langage »,
la « logosphère » (Détrie et al. p. 187). Celle-ci étant le centre « névralgique » de la
praxématique, nous devons pouvoir la considérer sans perdre de vue le littéraire.

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Nous pouvons ainsi dire que la modalisation de la perception « devant » et « dans » le monde
sensible de la fiction s’effectue par la transmission de sensations permettant la compréhension,
effort qui n’est plus purement intellectuel, qui n’est plus non plus uniquement de l’ordre du
« mathésique », mais du déictique, et qui engage la « cognition ». Le lecteur-spectateur est invité
à entrer dans la perception du sujet percevant (Détrie et al. 2001, p. 238-239) qui, d’un point de
vue topologique, « constitutivement hétérogène ne peut donner naissance qu’à des discours
marqués d’hétérogénéité, où plusieurs voix, plusieurs points de vue entrent en contact » (Détrie et
al. p. 326). Il va sans dire que la notion de point de vue, inter-trans-générique, doit être élargie et
définie bien au-delà de la focalisation genettienne.

6. Lexique
auto-Ré : objectivité référentielle

E = émetteur

GN = groupe nominal

N = narrateur

N’ = narrataire

NP = nom propre

o = objet du monde

P = personnage

PDV = point de vue narratif (in Rabatel 1998)

Pn = (micro-)proposition narrative

R = récepteur

Ré = référent, référentialité

s = sujet(-actant)

T f = texte de fiction romanesque

T 0 = temps des événements racontés

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7. Bibliographie
7.1 Ouvrages théoriques
ARISTOTE. (1980). Poétique, trad. J. Lallot et R. Dupont-Roc, Paris, Seuil, 478 p.
BARTHES, Roland. (1953). Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, Coll. « Points-Essais », 192 p.
— (1964). Essais critiques, Paris, Seuil, Coll. « Points-Essais », 290 p.
— (1978). Leçon, Paris, Seuil, Coll. « Points-Essais », 64 p.
— (1984). Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, Coll. « Points-Essais »,446 p.
BENVENISTE, Émile. (1966). Problèmes de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, Coll. « Tel », 358 p.
Deixis (Regards multidisciplinaires sur la). 2005. Actes du colloque de Tartu, novembre 2004 : « De l’énoncé à
l’énonciation et vice-versa », Tartu University Press, 2 vol., 514 p.
DÉTRIE, Catherine, Paul SIBLOT et Bertrand VERINE. (2001). Termes et Concepts pour l’analyse du discours. Une
approche praxématique, Paris, Honoré Champion, 416 p.
DUCROT, Oswald et Jean-Marie SCHAEFFER. (1995). Nouveau Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage,
Paris, Seuil, Coll. « Points-Essais », 832 p.
GEFEN, Alexandre. (2003). La Mimèsis, Paris, Flammarion, Coll. GF « Corpus-Lettres », 256 p.
MILNER, Jean-Claude. (1994). « Deixis et anaphore » dans Dictionnaire encyclopédique de pragmatique sous la
direction de Jacques Moeschler et Anne Reboul, Paris, Seuil, p. 349-372.
MOESCHLER, Jacques et Anne REBOUL. (1994). Dictionnaire encyclopédique de pragmatique. Paris, Seuil, 584 p.
MOLINIÉ, Georges. (1986). Éléments de stylistique française, Paris, P.U. F., 222 p.
PERRET, Michèle. (1994). L’Énonciation en grammaire du texte, Paris, Nathan, Coll. « Université-Lettres 128 »,
128 p.
RABATEL, Alain. (1998). La Construction textuelle du point de vue, Lausanne-Paris, Delachaux et Niestlé, 206 p.
REY-DEBOVE, Josette. (1979). Sémiotique, Paris, P. U. F., Coll. « Lexique », 160 p.
RIEGEL, Martin, Jean-Christophe PELLAT et René RIOUL. (2004). Grammaire méthodique du français, Paris, P.U. F.,
Coll. « Quadriges / Manuels », 648 p.
STANKIEWICZ, Waclaw Pascal. (2005). « La Deixis narrative dans l’ouverture de Notre-Dame de Paris de Victor
Hugo », in Deixis, Tartu, p. 241-257.
— (2006). Médiations narratives : actualisation et métamorphoses du réel et de l’écriture dans « Sartoris » de
William Faulkner. Genèse et traductions, « Thèse à la carte », ANRT Diffusion, 406 p. www.anrtheses.com.fr

7.2 Œuvres littéraires


FAULKNER, William. (1929). Sartoris, Paris, Gallimard, Coll. « Folio », 480 p.
GLISSANt, Édouard. (1958). La Lézarde, Paris, Seuil, Coll. « Points-Roman », 280 p.
MALLARMÉ, Stéphane. (1897). « Le Mystère dans les lettres » in Igitur. Divagations. Un coup de dés, Paris,
Gallimard, Coll. « Poésie », 528 p.
SARRAUTE, Nathalie. (1957). Tropismes, Paris, Éditions de Minuit, 144 p.

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