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Meta
Journal des traducteurs
Translators’ Journal

Le vocabulaire économique et social : entre termes, formules


discursives et noms propres
Jeanne Dancette

Volume 58, numéro 2, août 2013 Résumé de l'article


Le présent article rend compte d’une réflexion sur les modes de
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1024183ar terminologisation dans le domaine de la mondialisation économique et sociale.
DOI : https://doi.org/10.7202/1024183ar Le corpus sur lequel est basée cette analyse est la nomenclature du
Dictionnaire analytique de la mondialisation et du travail / Analytical Dictionary
Aller au sommaire du numéro of Globalization and Labour / Diccionario analítico de la globalización y del
trabajo. Les questions soulevées sont celles de la caractérisation du vocabulaire
économique et social : Les expressions terminologisées répondent-elles aux
critères classiques d’un terme ? Quelles sont leurs propriétés discursives ? Par
Éditeur(s)
extrapolation, le discours économique et social relève-t-il plus de la langue de
Les Presses de l’Université de Montréal spécialité ou de la langue générale ? Selon notre étude, la réponse se situe dans
un continuum entre langue de spécialité et langue générale, selon la nature des
ISSN textes et leur fonction. L’article est une invitation à s’interroger sur le rôle des
formules discursives et des noms propres dans les terminologies des sciences
0026-0452 (imprimé) sociales, particulièrement médiatisées à l’ère de la mondialisation. Il conclut
1492-1421 (numérique) sur l’importance pour le rédacteur ou le traducteur d’en saisir les marques
idéologiques et de connaître l’instance, voire l’auteur, à l’origine d’un terme,
Découvrir la revue d’un syntagme terminologique ou d’un nom propre terminologisé, car dans ces
domaines le vocabulaire n’est jamais neutre. De plus, la problématique de leur
fonction discursive est critique dans les sciences sociales, même si ces vocables
ne présentent généralement pas de grosses difficultés d’équivalence
Citer cet article
linguistique.
Dancette, J. (2013). Le vocabulaire économique et social : entre termes,
formules discursives et noms propres. Meta, 58(2), 449–466.
https://doi.org/10.7202/1024183ar

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Le vocabulaire économique et social : entre
termes, formules discursives et noms propres

jeanne dancette
Université de Montréal, Montréal, Canada
[email protected]

RÉSUMÉ
Le présent article rend compte d’une réflexion sur les modes de terminologisation dans
le domaine de la mondialisation économique et sociale. Le corpus sur lequel est basée
cette analyse est la nomenclature du Dictionnaire analytique de la mondialisation et du
travail / Analytical Dictionary of Globalization and Labour / Diccionario analítico de la
globalización y del trabajo. Les questions soulevées sont celles de la caractérisation du
vocabulaire économique et social : Les expressions terminologisées répondent-elles aux
critères classiques d’un terme ? Quelles sont leurs propriétés discursives ? Par extrapo-
lation, le discours économique et social relève-t-il plus de la langue de spécialité ou de
la langue générale ? Selon notre étude, la réponse se situe dans un continuum entre
langue de spécialité et langue générale, selon la nature des textes et leur fonction. L’article
est une invitation à s’interroger sur le rôle des formules discursives et des noms propres
dans les terminologies des sciences sociales, particulièrement médiatisées à l’ère de la
mondialisation. Il conclut sur l’importance pour le rédacteur ou le traducteur d’en saisir
les marques idéologiques et de connaître l’instance, voire l’auteur, à l’origine d’un terme,
d’un syntagme terminologique ou d’un nom propre terminologisé, car dans ces domaines
le vocabulaire n’est jamais neutre. De plus, la problématique de leur fonction discursive
est critique dans les sciences sociales, même si ces vocables ne présentent généralement
pas de grosses difficultés d’équivalence linguistique.

ABSTRACT
This paper discusses modes of terminologization, the process by which a word or expres-
sion comes to designate a concept in a language for special purposes, specifically in the
field of economic and social globalization. Drawing on the nomenclature of the Analytical
Dictionary of Globalization and Labour, the question of how to qualify the economic and
social vocabulary is raised: do these words and expressions meet the classic criteria used
to define a term? What is their discursive function? More generally, does the economic
and social discourse pertain to general or specialized language? Our study suggests that
the answer to these questions lies somewhere on the continuum between these two
extremes, depending on the nature of the text and its functions. This paper analyzes the
role of discursive formulas and proper nouns or nouns derived from proper nouns in
social sciences discourse at a time when the mediatization of these terms is magnified
by the effects of globalization. It concludes by highlighting the importance for both the
writer and the translator of grasping the origins and ideological connotations associated
with these terms and expressions in a field where terminology is never neutral. So, while
translating these terms and expressions may not pose any special challenge, their dis-
cursive function is however critical within the field of socal sciences.

MOTS- CLÉS/KEY WORDS


terminologisation, vocabulaire économique, formule discursive, nom propre, dictionnaire
multilingue
terminologization, economic vocabulary, discursive formulas, proper nouns, multilingual
dictionary

Meta LVIII, 2, 2013


450 Meta, LVIII, 2, 2013

1. Introduction
Nous nous livrons, dans le présent article1, à une réflexion sur l’origine et la forme des
termes dans le langage économique et social de la mondialisation et du travail et,
d’une manière plus générale, sur le statut de la langue économique : langue générale
ou langue de spécialité. Notre analyse porte sur un corpus des quelque 2000 termes
sur lequel est construit le Dictionnaire analytique de la mondialisation et du travail
/ Analytical Dictionary of Globalization and Labour / Diccionario analítico de la
globalización y del trabajo (Dancette 20132). Nous nous interrogeons sur le mode de
terminologisation le plus productif dans ce domaine, entre deux pôles, d’un côté le
terme au sens wüstérien (univocité, consensus sur la dénomination et la définition ;
Wüster 1967) et, de l’autre, la formule discursive à caractère terminologique. Nous
établissons, en effet, une distinction entre les termes au sens classique et un ensemble
hétéroclite de syntagmes terminologiques dont le statut est moins clair. Nous ran-
geons dans cette deuxième catégorie : les expressions métaphorisées (blanchiment
d’argent, passager clandestin), les formules discursives euphémisantes qui se sont
stabilisées (travail décent, gouvernance mondiale), les slogans et mots d’ordre (salaire
égal pour travail à valeur égale), les noms-événements (Sommet de Copenhague) et les
expressions ayant valeur de noms propres désignant des entités (Groupe des vingt,
G20) ou des documents officiels (Objectifs du Millénaire pour le développement).
Notre réflexion intègre les acquis de la sociolinguistique (Gaudin 2003) faisant
valoir le contexte historique et politique de la production terminologique. Elle
s’appuie aussi sur les théories faisant valoir le point de vue de l’énonciation. Dans la
théorie de Benveniste (1966, 1969), l’énonciation est l’événement historique constitué
par le fait qu’un énoncé a été produit. Les allusions et les valeurs, entre autres éléments
de l’énoncé, font partie de son sens et il convient d’examiner l’« autorité » de cet
énoncé. Benveniste (1969 : 11) montre « comment des vocables d’abord peu différen-
ciés ont assumé progressivement des valeurs spécialisées, et constituent ainsi des
ensembles traduisant une évolution profonde des institutions, l’émergence d’activités
ou de conceptions nouvelles ». À la suite de Benveniste, Maingueneau (1991, 2004)
avance l’idée que les discours institutionnels sont des « discours structurants », c’est
à dire « validés par une scène d’énonciation qui s’autorise d’elle même » (Maingueneau
2004 : 47).
Les énoncés qui fondent le langage de la mondialisation émanent la plupart du
temps d’institutions (les agences internationales, les gouvernements, les organisations
syndicales, etc.) et deviennent ainsi des « discours autorisés ». Nous montrerons que
dans les discours à saveur politique, économique et sociale, le terme est souvent
investi d’une valeur symbolique répondant à une fonction dans la société à un
moment donné. Il nous semble nécessaire d’intégrer cette dimension dans la descrip-
tion du vocabulaire de la mondialisation, à cause de son importance en terminologie
et de son utilité en traduction. Cette réflexion montre que l’opposition entre langue
générale et langue de spécialité est ténue dans le domaine à l’étude ; elle invite à
élargir les frontières de la terminologie.
À la fin de l’article, nous présentons quelques caractéristiques du Dictionnaire
analytique de la mondialisation et du travail, conçu à la fois comme un dictionnaire
multilingue (équivalents), une encyclopédie (des articles assez longs décrivant les
notions et leur origine) et une ontologie (réseau de termes liés par des relations
le vocabulaire économique et social 451

sémantiques étiquetées). Cette recherche nous offre l’occasion de réitérer l’impor-


tance de la connaissance des notions et de la valeur symbolique des mots, pour tout
travail de traduction et de rédaction spécialisées.

2. Analyse du vocabulaire de la mondialisation économique et du travail


La langue de la mondialisation est façonnée par le jeu de facteurs complexes qu’ana-
lyse la socioterminologie. Dans un article précédent (Dancette 2008), nous évoquions
la dominance d’une culture économiste dans le monde occidental, l’influence du
discours institutionnel (organisations internationales, notamment) et la vitesse de
diffusion de ce discours dans toutes les sphères de la société. Nous analysions aussi
le rôle de la traduction dans l’uniformisation des discours à l’échelle mondiale, avec,
en corolaire, l’introduction d’anglicismes et de calques de l’anglais. Ces grandes
tendances jouent sur le vocabulaire dans notre domaine d’étude ; elles servent de
cadre général à l’analyse présentée ci-dessous.

2.1. Interpénétration des domaines et des discours


Pour analyser le vocabulaire dans le domaine de la mondialisation et du travail, les
candidats termes ont été extraits d’un corpus composite relevant de disciplines mul-
tiples : relations industrielles, économie du travail, commerce international, relations
internationales, sociologie du travail, droit du travail, gestion de l’entreprise, comp-
tabilité. Comme le montre la figure 1, les thèmes communs à toutes ces disciplines
sont l’entreprise multinationale (EMN) et le travailleur.

Figure 1
Thème commun aux domaines intervenant dans le champ de la mondialisation et du travail

Par ailleurs, dans un champ aussi médiatisé que celui de la mondialisation, il


faut aussi tenir compte des registres de langue. Les discours empruntent à des
registres relevant de catégories institutionnelles multiples (figure 2).
452 Meta, LVIII, 2, 2013

Figure 2
Participation de différents discours aux textes traitant de la mondialisation et du travail

Ainsi, pour ne citer que les registres les plus évidents, distinguera-t-on les styles :
– administratif (caractérisant les institutions nationales, les ministères, l’appareil
législatif),
– des organisations internationales (Union européenne, Organisation des Nations
unies, Organisation internationale du travail, Organisation mondiale du commerce)
qui génèrent leur propre vocabulaire (eurolecte, langage onusien),
– universitaire des experts (économistes, sociologues, juristes),
– des organisations patronales et syndicales, le style journalistique,
– du parler militant (organisations de la société civile, groupes altermondialistes),
– journalistique.

2.2. Observations sur le vocabulaire dans le champ de la mondialisation :


tentative de classement
Notre corpus comporte un très grand nombre de termes dont la structure syntagma-
tique est du type déterminé + déterminant (par exemple : travailleur clandestin). Ce
mode de terminologisation a souvent été noté comme typique des domaines juri-
diques, administratifs et économiques, par opposition au mode à composition savante
caractérisant notamment les disciplines médicales (Quérin 2001). Toutefois, il n’est
pas l’apanage des disciplines des sciences humaines, car il est également fréquent
dans les domaines techniques, comme l’a démontré Collet (1998) dans les télécom-
munications (par exemple : amplificateur paramétrique). Collet observe le comporte-
ment discursif de ces unités terminologiques et notamment leur caractère rendu
instable en raison de phénomènes de réduction, de reprise anaphorique ou d’insertion
d’un élément étranger. L’instabilité des formes s’observe aussi dans notre corpus :
(1) l’entreprise multinationale => l’entreprise [reprise]
la multinationale [réduction]
(2) l’emploi atypique => l’emploi atypique et précaire [coordination]
l’emploi généralement atypique [insertion d’un
élément étranger]
le vocabulaire économique et social 453

Le comportement discursif des syntagmes terminologiques dans leurs différents


contextes nous conduit à établir une distinction entre les termes au sens classique,
relativement stables, et les syntagmes terminologiques, qui s’apparentent à des formules
discursives, plus instables. Leur analyse repose sur des cadres théoriques de la termi-
nologie mais aussi de la linguistique discursive. Loin de s’opposer, ils se complètent.

2.2.1. Termes au sens classique (référents clairs et définition conventionnelle)


En terminologie classique, un terme est un mot ou mot composé qui renvoie à un
concept. Le principe wüstérien de biunivocité implique idéalement que la polysémie
est réduite et qu’à chaque terme correspond une définition conventionnelle, propre
au domaine. En conséquence, la terminologie wüstérienne vise à refléter le point de
vue scientifique et à consigner le consensus des experts d’une discipline donnée tant
dans la dénomination que dans la définition. Les postulats wüstériens n’interdisent
pas que les termes aient une origine et même une fonction discursive, dans les
sciences exactes comme dans les sciences humaines. Toutefois, dans le cadre de cette
théorie, c’est leur fonction dénominative qui prime sur leur fonction symbolique ou
idéologique, car il s’agit de trouver les caractères des concepts qui fait qu’un objet
s’oppose à un autre.
Ainsi peut-on examiner les termes et syntagmes terminologiques figurant dans
le tableau ci-dessous et s’interroger sur leur statut de terme. Ils correspondent à un
concept relativement défini, et chacun peut recevoir une définition consensuelle
(minimale ou très développée) dans son domaine de référence.

Tableau 1
Termes et domaines de référence

Termes Domaines
produit national brut (PNB) Économie
investissement direct à l’étranger (IDE)
dumping Commerce international
dumping social
clause de la nation la plus favorisée
zone franche d’exportation
chaîne de valeur mondiale Gestion de l’entreprise
externalisation
délocalisation
droit contraignant Droit
droit flexible

Notons au passage une difficulté éventuelle pour un traducteur (ou un lecteur)


profane. Dans des textes où peuvent se côtoyer des termes de droit, de sociologie,
d’économie, de relations industrielles, etc., le traducteur devra être capable de recon-
naître l’appartenance des termes afin de les situer dans le système conceptuel de la
discipline appropriée. Par exemple, ayant à traduire le syntagme labour standards, il
aura le choix entre normes de travail et normes du travail. Il ne pourra effectuer son
choix que s’il situe correctement le champ de référence. Le premier équivalent, normes
de travail, renvoie à des normes établies dans le cadre d’opérations à exécuter pour
un travail donné ; le deuxième, normes du travail, renvoie à un ensemble de conven-
tions internationales définies par l’OIT. C’est à ce genre de difficultés que répond
454 Meta, LVIII, 2, 2013

l’idée, développée plus loin dans cet article, d’un dictionnaire qui explicite les rela-
tions sémantiques et les rapports de proximité notionnelle, afin de mettre en évidence
les réseaux de sens qui s’établissent entre les termes d’un même champ ou d’un champ
connexe.
Malgré cette réserve, les termes au sens classique sont faciles à traiter en termi-
nologie et leur statut ne pose pas problème. Par contre, nous avons répertorié dans
notre corpus sur la mondialisation des expressions terminologisées dont le statut est
moins clair, car leur forme (souvent déterminé + déterminant) les rapproche plus des
expressions libres du discours que de termes au sens classique.
De même, il n’est pas habituel en terminologie d’inclure les noms propres à voca-
tion terminologique et leurs dérivés. Il nous était impossible de ne pas les traiter en
raison de leur importance dans le système notionnel du domaine de la mondialisation.

2.2.2. Formules discursives (valeur symbolique, référent flou)


Parmi les termes repérés dans notre corpus, nous trouvons particulièrement intéres-
sant de discuter ceux qui ont un statut particulier du point de vue de la terminologie
classique. Ce sont des expressions terminologisées dont les référents sont souvent
flous, mais qui sont investis d’une valeur symbolique ou connotative cristallisant des
enjeux politiques ou sociaux.
Pour en traiter, nous nous appuyons sur les approches langagières du social (par
exemple, Maingueneau 1991 ; Kerbrat-Orecchioni 2005) qui se situent dans le cadre
des théories énonciatives de Benveniste (1969), lesquelles prennent en compte le point
de vue de l’énonciation. En particulier, l’expression « formule discursive » est emprun-
tée à Krieg-Planque et Oger (2010). Selon Krieg et Oger, de nombreux termes tirés du
discours institutionnel tiennent de la formule discursive. Ils peuvent prendre parfois
l’allure de mots d’ordre ou de slogans. Avec l’exemple de l’expression développement
durable, les auteurs démontrent que la formule a une valeur symbolique dont la
vocation est de réduire la conflictualité. Le vocable développement durable tente de
réconcilier deux idées apparemment contradictoires : le court terme de la notion de
croissance et le long terme que suppose tout progrès.
Selon notre conception, la formule discursive devient syntagme terminologique
dans la mesure où elle s’implante dans le discours spécialisé, prend sa place dans le
système de connaissances et renvoie à une notion qui, même multiréférentielle, est
commune aux experts du domaine. Toutefois, le traitement terminologique classique
consistant à donner une définition du concept nous semble insuffisant pour en rendre
pleinement compte. Nous nous tournons alors vers l’approche langagière que nous
venons de décrire afin de mieux saisir la dynamique de la production terminologique
et la fonction sociale des expressions terminologisées dans le domaine de la mondia-
lisation.

2.2.3. Dynamique de la production terminologique dans le domaine de la


mondialisation et du travail
Tout d’abord, il est important de souligner le dynamisme de la production et la vitesse
de diffusion du langage de la mondialisation. Cette particularité s’explique autant
par le phénomène d’Internet que par l’autorité des discours dont ce langage émane :
organisations internationales, instances nationales et supranationales de tout ordre.
le vocabulaire économique et social 455

Le « discours autorisé » qu’est le discours institutionnel crée un sens spécialisé,


celui de l’expert. Les textes de loi, conventions, rapports de telle ou telle instance
gouvernementale ou supranationale confèrent un sens spécialisé à des mots de la
langue générale en le délimitant. L’exemple du mot enfant illustre ce point. Le sens
juridique du terme est défini dans la Convention sur les pires formes de travail des
enfants de l’OIT3. Il a fallu de nombreuses années de délibérations et de négociations
avec les représentants des gouvernements pour établir à 18 ans l’âge auquel l’enfant
devient adulte. La définition donnée dans la Convention est établie en référence à
l’âge de scolarisation et à l’âge minimum d’entrée sur le marché du travail. Elle pré-
cise la première acception donnée par le Robert : « l’être humain dans les premières
années de sa vie, de la naissance à l’adolescence 4 ». Elle exclut comme non pertinentes
les acceptions rattachées à la filiation que consigne le dictionnaire. À noter aussi
qu’elle ne retient pas les considérations de développement personnel tels que la taille,
la force physique, le sexe, la puberté, la maturité intellectuelle. Certains gouverne-
ments des pays du Sud, par peur de déstabiliser leur économie, plaidaient pour fixer
l’âge limite à 12 ans, alors que les pays du Nord proposaient un âge plus avancé. Les
instruments internationaux relatifs aux droits de l’enfant ne peuvent se limiter à une
définition vague et subjective du concept d’enfant et créent une définition qui précise
les traits nécessaires et suffisants pour que les normes de la Convention soient faciles
à interpréter.

2.3. Types de formules et fonctions


Nous nous intéressons aux expressions telles que travail décent, norme fondamentale
du travail, pires formes du travail des enfants, dialogue social, flexibilité du travail,
flexicurité, gouvernance mondiale, responsabilité sociale de l’entreprise, nouvel ordre
économique international. Leur stabilité et leur fréquence élevée dans les textes
d’experts plaident pour un statut de terme ou de syntagme terminologique. La théo-
rie de la formule discursive nous aide à préciser leurs fonctions symboliques et à
expliquer leur facilité d’implantation dans le discours à l’échelle mondiale. Nous avons
classé les formules discursives relevées dans notre corpus selon différentes fonctions :
– euphémisme ;
– hyperbole ;
– slogan et mot d’ordre.

2.3.1. Euphémismes
Nous entendons par euphémisme l’« [e]xpression atténuée d’une notion dont l’expres-
sion directe aurait quelque chose de déplaisant, de choquant » (Robert 20095). Les
expressions pays en développement, responsabilité sociale de l’entreprise et mondiali-
sation équitable constituent des euphémismes, car elles ont pour fonction la réduction
de la conflictualité si l’on considère que les pays en développement, autrefois appelés
« sous-développés », ne sont pas tous plus avancés aujourd’hui qu’hier et que leur
pauvreté paraît choquante ; que la responsabilité sociale de l’entreprise est souvent
un vœu pieux, et que la mondialisation, souvent dénoncée comme la source de nom-
breux maux sociaux, peut présenter une autre face.
456 Meta, LVIII, 2, 2013

2.3.2. Hyperboles
L’hyperbole est « une exagération favorable ou défavorable pour produire sur l’esprit
une forte impression, pour mettre en relief tel ou tel aspect d’une réalité. C’est donc
l’utilisation de termes excessifs ou impropres qui outrepassent la réalité. » (Ricalens-
Pourchot : 51) Les adjectifs transnational, creux, libre dans les syntagmes terminolo-
giques famille transnationale, entreprise transnationale, firme creuse et capitaux libres
sont des qualificatifs dont le sens est exagéré par rapport aux réalités décrites. Les
formules emphatiques, très utilisées dans la langue générale, par les journalistes et
les publicitaires, attirent l’attention sur un aspect d’un phénomène social. Ici, par
exemple, on peut penser qu’elles ont pour fonction de donner l’impression d’une
accélération de l’histoire et du dépassement de l’individu ou du travailleur qui ne
contrôle pas son destin.

2.3.3. Slogans et mots d’ordre


Le slogan est une « brève formule frappante lancée pour propager une opinion, sou-
tenir une action » (Dictionnaire illustré Larousse 20116). Pour sa part, le mot d’ordre
est une consigne d’action donnée à un groupe. Il a une fonction injonctive ou conative
au sens de Jakobson (1963), c’est-à-dire incitant le destinataire à un comportement
considéré comme souhaitable. Ce sont des expressions très utilisées dans la langue
générale. Elles peuvent aussi provenir d’une plateforme politique et avoir une vocation
légiférante (comme flexicurité, mobilité de la main-d’oeuvre), ou du programme d’un
syndicat ou autre association et avoir une vocation de mobilisation (par exemple,
rémunération égale pour un travail d’égale valeur).
La valeur symbolique du slogan ou du mot d’ordre est forte à l’intérieur d’une
communauté pour laquelle il peut devenir un cri de ralliement à un moment donné
de l’histoire sociale (comme droit d’association, liberté syndicale).
Ces formules ont pour fonction de créer une valeur participative ou de propa-
gande. Elles peuvent, à l’instar des maximes, contribuer à créer une vision de l’éco-
nomie et de la société dans laquelle l’harmonie ou la dignité sont possibles dans les
communautés de travailleurs (travail décent, dialogue social, gestion participative de
l’entreprise), de consommateurs (commerce éthique) et de femmes (écart de salaire
entre hommes et femmes, conciliation travail-famille), et même dans la communauté
internationale, comme le montre l’expression nouvel ordre économique international
(avec toutes ses variantes au gré des modes du moment et de l’impératif de renouveau
des programmes).

2.4. Noms propres et apparentés


Dans notre définition, le nom propre est le nom qu’on attribue à un être, un lieu, un
organisme ou tout objet (document, théorie) afin de le désigner de façon exclusive
pour le distinguer d’autres êtres ou objets de la même classe. Il est donc monoréfé-
rentiel puisqu’il renvoie à un concept individuel (Humbley (2006b : 108).
Le nom propre pose une problématique différente de celle de la formule. Comme
elle, il a un statut quasi-terminologique même si, comme le signale Humbley (2006a),
il n’est pas habituel de le traiter en terminologie. Mais il véhicule indéniablement des
connaissances spécialisées (les connaissances attachées aux activités, programmes
le vocabulaire économique et social 457

et idées attribuées au porteur du nom propre). Il mériterait donc un meilleur traite-


ment tant dans la théorie que dans la pratique des disciplines terminologiques et
langagières. Notons qu’un numéro spécial de Meta (Grass, Humbley et al. 2006) lui
a été consacré.
La fréquence des noms propres dans les discours de la mondialisation écono-
mique, sans être propre à la mondialisation, est peut-être plus affirmée dans ce
domaine qu’ailleurs à cause de la multitude d’organismes actifs dans ce domaine,
d’accords, de déclarations et de conventions qui structurent la pensée et organisent
les rapports sociaux, politiques ou commerciaux à l’échelle de la planète. Par exemple,
l’OIT a élaboré quelque 200 conventions depuis sa création en 1919 qui font toutes
référence encore aujourd’hui en matière de droit du travail. Il était donc normal d’en
inclure un certain nombre dans notre Dictionnaire de la mondialisation, en se limi-
tant parfois à créer un lien hypertextuel pour envoyer le lecteur directement aux
sources. Nous regroupons, dans notre étude :
– les noms propres véritables
– les mots dérivés d’un nom propre
– les praxonymes, ou mots-évènements

2.4.1. Noms propres véritables


Nous n‘avons noté aucun nom propre de personnes physiques ou de sociétés (per-
sonnes morales). Par contre, nous avons consigné :
– les noms d’organismes et leurs sigles (Organisation des Nations unies, ou ONU, NU ;
G20 aussi écrit G-20, Groupe des 20 et Groupe des Vingt). Ils reçoivent dans notre
Dictionnaire une description sommaire : le G20 désigne « le groupe informel réunis-
sant dix-neuf pays parmi les plus industrialisés et les pays émergents, l’Union euro-
péenne ainsi que les représentants du Fonds monétaire international et de la Banque
mondiale » (Dancette 2013) ;
– les déclarations (Déclaration tripartite des principes relatifs aux entreprises multina-
tionales et à la politique sociale) ;
– les conventions (Convention de l’OIT sur les normes du travail, Convention sur
l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes) ;
– les lois (Code canadien du travail) ;
– les noms d’accords commerciaux (ALENA ou Accord de libre-échange nord-améric-
ain) ;
– les normes (ISO 26000 : Lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale) ;
– les programmes officiels : Objectifs du Millénaire pour le développement, document
des Nations Unies énonçant sous la forme de huit objectifs un plan mondial visant
à réduire la pauvreté dans le monde.
La majuscule est la marque normale du nom propre. Ainsi, le Code du travail
français est-il un nom propre puisque c’est le titre du document officiel, mais pas le
syntagme code de travail de l’Allemagne. Selon la règle de la majuscule, nous excluons
également de la catégorie des noms propres les noms de théorie. Par exemple, la
théorie des avantages comparatifs n’est pas un nom propre. Cela explique que les
économistes y réfèrent avec de très nombreuses variantes (neuf variantes dans notre
Dictionnaire). À la différence du syntagme terminologique dont la forme est variable
en contexte, le nom propre (officiel) est stable, même si, dans le discours il est très
souvent réduit (exemple, norme ISO 26000 ou simplement ISO 26000).
458 Meta, LVIII, 2, 2013

2.4.2 Mots dérivés d’un nom propre


Le phénomène signalé par Cormier et Fontaine (1995) selon lequel certaines per-
sonnes ou institutions donnent leur nom à une théorie ou à une pratique sociale se
retrouve dans le vocabulaire de la mondialisation (fordisme, keynésianisme, toyo-
tisme). La dérivation peut être nominale (fordisme) ou adjectivale (onusien) ou se faire
par juxtaposition, comme dans le terme formule Rand désignant une « clause de
sécurité syndicale, en vertu de laquelle l’employeur convient de prélever sur la paie
de chaque salarié, qu’il soit ou non membre du syndicat, un montant égal à la coti-
sation syndicale, pour le verser au syndicat. » (Pepermans 19907, cité dans Termium
26 janvier 1993, entrée formule Rand8)
Les termes dérivés d’un nom propre créent une appartenance liée à la parenté
intellectuelle ou institutionnelle.

2.4.3. Praxonymes
Le praxonyme est un nom qui désigne un fait historique ou un événement culturel,
commercial ou sportif. À la différence de la simple désignation qui indique la date
ou le lieu d’un fait mentionné occasionnellement, il désigne un événement ou un fait
historique que le discours fait entrer dans la mémoire collective : « Le nom propre
d’événement suppose l’institution d’une association référentielle durable entre un
objet et un signe, par opposition à la désignation, qui repose sur une association
occasionnelle entre une séquence linguistique et un élément de la réalité » (Krieg-
Planque, 2009, p. 77). La fonction du nom-événement est de créer une appartenance
de groupe parmi les personnes ayant vécu l’événement ; il devient souvent une réfé-
rence générationnelle.
Les praxonymes trouvés dans notre corpus sont peu nombreux à la différence de
la catégorie des noms propres désignant des organismes ou des titres de documents
officiels. Ils sont généralement formés d’une unité de la langue générale et d’un nom
de lieu ou toponyme (Appel de Bamako, Sommet de Copenhague, anti-Davos). Nous
pourrions aussi ranger aussi dans cette catégorie le titre du programme Objectifs du
Millénaire pour le développement dans la mesure où le millénaire devient une réfé-
rence temporelle dans la culture onusienne.
Même les noms propres peuvent soulever des problèmes de traduction, comme
l’a montré Humbley (2006a) avec l’étude des noms d’institutions, et comme l’illustre
la création du praxonyme renvoyant à l’attentat du 11 septembre 2001 : 11 Septembre
en français, mais Nine-Eleven ou 9/11 en anglais.
Nous avons montré dans ce qui précède que le recensement des syntagmes ter-
minologiques et leur classement sous l’éclairage de la formule discursive font appa-
raître de multiples fonctions qui relèvent tant de l’analyse du discours que de la
terminologie. Encore une fois, insistons sur le fait qu’il n’y a pas opposition nette
entre termes, formules discursives, noms propres terminologisés, mais qu’il s’agit
plutôt d’un continuum sur les échelles dénominative et idéologique.

2.5. Statut : terme ou formule ?


Il est important, en terminologie, de s’interroger sur le statut des mots et expressions
à inclure dans… une terminologie. Il est habituel de soumettre alors les candidats
le vocabulaire économique et social 459

termes à des tests permettant de savoir s’ils seront traités comme des termes ou
syntagmes terminologiques, ou comme des formules libres relevant de la langue
générale.

2.5.1. Test du figement de la forme


La plupart des syntagmes que nous avons analysés et répertoriés satisfont de manière
variable à ce test. Certains syntagmes sont figés, tels que produit national brut ou
PNB. D’autres, tels les slogans, fluctuent dans le temps et selon leur émetteur. Pour
de nombreux syntagmes terminologiques, on observe la coexistence de nombreux
synonymes et variantes.
Le problème de la néologie traductive complique le test. Ainsi, le terme anglais
relativement stable global sourcing a-t-il pour équivalents une dizaine de termes
français pouvant être considérés comme synonymes : sourçage mondial, approvision-
nement à l’étranger, approvisionnement international, approvisionnement mondial,
approvisionnement sur le marché international, approvisionnement transnational,
sourçage extraterritorial, sourçage international. Cet exemple montre que la stabili-
sation terminologique des équivalents dans certaines langues est faible. (Il serait
intéressant de pousser l’analyse sur les raisons de cette forte synonymie. Une telle
étude ne peut se faire, à notre avis, qu’au cas par cas.)

2.5.2. Test de la durabilité


Les formules discursives vieillissent dans les domaines politique et social. Elles sont
fortement marquées par l’instance d’où elles ont émané et le contexte historique qui
les a fait apparaître. Pour désigner les pays en développement, on a utilisé dans le
passé l’expression pays sous développé, terme qui remonte à un discours du président
Truman en 1947 ; puis l’expression pays du tiers monde qui remonte à l’article d’Alfred
Sauvy publié dans l’Observateur en 1952. Ces expressions ont certes été terminolo-
gisées à un moment de l’histoire. Toutefois, les connotations négatives dans le premier
cas et la modification de l’équilibre géopolitique entre le bloc occidental d’un côté et
le bloc socialiste de l’autre les ont rendus obsolètes. Aujourd’hui, les organisations
internationales utilisent plutôt le terme neutre pays en développement, après l’emploi
de pays en voie de développement.
Les syntagmes terminologiques peuvent dater et passer de mode. Ce test a pour
utilité de vérifier l’actualité d’un terme. Un anachronisme par l’emploi d’un terme
pris hors de son contexte produirait un rapprochement thématique contraire à la
temporalité. Son autre utilité – celle qui nous intéresse le plus ici – est de considérer
le terme vieilli et ses avatars comme indicateurs des changements de point de vue ou
de modification des réalités.

2.5.3. Test de la définition


La terminologie classique préconise l’étude du concept par les éléments de sa défini-
tion. La définition occupe donc une place privilégiée puisque, en principe, elle permet
de déterminer une notion par opposition à une autre (idéal de la biunivocité). Ainsi,
elle serait un test pour établir le statut de terme. La variabilité des significations des
concepts que nous avons observés dans notre corpus sur la mondialisation ainsi que
leur nature subjective nous éloignent de ces principes.
460 Meta, LVIII, 2, 2013

Dans notre domaine, les définitions « conventionnelles » (Lerat 1995 : 21) sont
rares. Les définitions varient selon les auteurs ou les écoles, selon les points de vue et
les contextes. Le terme gouvernance, dont la définition a changé de nombreuses fois
dans les 30 dernières années, illustre ce point. Le concept est apparu dans le monde
des affaires ; il concernait au départ les relations entre les actionnaires et les gestion-
naires de l’entreprise. Depuis que la Banque mondiale s’en est saisie (en 1989), le terme
a signifié à différents moments : la lutte contre la corruption, la participation de la
société civile aux décisions de nature sociétale (après l’échec des politiques d’ajuste-
ment structurels imposées aux gouvernements par le FMI et la Banque mondiale) et
finalement la transparence dans la gestion des affaires d’une entité. La difficulté pour
élaborer une définition de ce concept, central pour la mondialisation, était de sélec-
tionner les traits définitoires répondant aux différents contextes : « Ensemble des
règles, des procédures et des pratiques permettant d’orienter, de guider, de coordon-
ner les activités d’un pays, d’une région, d’un groupe social ou d’une organisation
privée ou publique. » (Dancette 2013)
Dans le cas du syntagme terminologique travail décent, nous avons aussi un
concept vague (comment se définit la décence ?). Dans ce cas, toutefois, l’OIT en ter-
minologisant l’expression, forgeait une conceptualisation qu’il était relativement
simple d’exprimer par une définition, même si l’OIT elle-même ne proposait pas de
définition de son concept. Nous sommes arrivée à cette définition : « Travail productif
effectué dans de bonnes conditions, assurant un revenu convenable et suffisant, pro-
mouvant l’épanouissement personnel et social de la personne et garantissant la
sécurité sur le lieu de travail, la protection des droits, ainsi que l’égalité des chances
et de traitement des travailleurs. » (Dancette 2013)
Nous voyons avec ces deux exemples que la question n’est pas tellement celle de
la définition conventionnelle (et hors contexte) d’un concept, mais bien plus de la
place de ce concept dans l’ontologie du domaine.
Cela explique que les définitions que nous avons rédigées dans le Dictionnaire
soient de type descriptif. Elles rassemblent les traits communs du concept dans la
variété de ses usages. Elles cherchent moins à imposer un contenu qu’à inscrire la
trace de l’évolution des contenus dans différents contextes. La définition descriptive
s’oppose à la définition prescriptive qui, pour reprendre la distinction proposée par
Seppälä (2004), se retrouve dans les textes de loi. Par exemple : « Aux fins de la pré-
sente convention, le terme enfant s’applique à l’ensemble des personnes de moins de
18 ans. » (Convention sur les pires formes de travail des enfants 1999 : Article 2 ;
l’emphase est dans le texte ; voir note 2).
Les questions discutées jusque là dans cet article à propos du statut de terme ou
du syntagme terminologique, d’une part, et de formule discursive libre, d’autre part,
renvoient à celle de la caractérisation du langage économique et social. S’agit-il d’une
langue de spécialité ou de la langue générale ? De fait, la variabilité du vocabulaire et
son instabilité s’expliquent par la nature même du discours économique et social,
forcément ancré dans l’histoire et la culture. La discussion de cette question fait
l’objet de la troisième partie du présent article.
le vocabulaire économique et social 461

3. Langue de spécialité et langue générale


3.1. Rapport entre langue de spécialité et langue générale
La terminologie est située à l’intersection des champs de connaissances, de la com-
munication et de l’information. Le domaine spécialisé et sa terminologie se construi-
sent par l’interaction de ces trois dimensions, comme l’illustre la figure 3 ci-dessous
empruntée à Budin (1996 : 125-126).

Figure 3
La terminologie à l’intersection de la communication, de l’information et des connaissances

La distinction entre langue de spécialité et langue générale fait néanmoins appa-


raître des différences de traitement qu’il nous semble important d’évoquer. Dans la
langue de spécialité, la légitimité d’un discours est interne au domaine ; elle émane
des concepts mêmes. Par opposition, dans la langue générale, la légitimité du discours
provient de la scène d’énonciation. Dès lors, on abordera les textes selon des
approches différentes. Dans l’approche langue de spécialité, on posera a priori le
discours comme étant scientifique, alors qu’en langue générale, on privilégiera l’ap-
proche discursive mettant l’auteur au centre du discours, et non pas la communauté
scientifique.
Dans le domaine de la mondialisation et du travail, les textes relèvent de la poli-
tique et du social, et à ce titre contiennent de nombreuses formules discursives ; mais
ils empruntent aussi fortement à la langue de spécialité, faisant apparaître des
concepts clairs. Quelle place jouent la connaissance des concepts spécialisés exprimés
par les termes, d’une part, et la connaissance des phénomènes discursifs, de l’autre,
dans la maîtrise de ce langage ?

3.2. Connaissance des notions et compréhension des phénomènes discursifs


Nous soutenons l’idée que, pour les fins de la traduction, la connaissance du domaine
(et celle de sa terminologie) occupe une place tout aussi importante dans les sciences
sociales que dans les domaines techniques ou scientifiques, de la médecine ou de
l’informatique.
Il découle des observations faites plus haut sur le vocabulaire de la mondialisa-
tion économique et sociale que le traducteur dans ce domaine pourrait avoir besoin
462 Meta, LVIII, 2, 2013

de connaître non seulement le sens usuel d’un terme, mais aussi de savoir identifier
son usage, son contexte d’apparition, voire le débat qui l’a fait naître. Dans les
domaines où la plus grande part du vocabulaire ressemble plus à celui de la langue
générale qu’à celui d’une langue de spécialité, il est facile de s’illusionner sur la faci-
lité de compréhension des notions. Le grand nombre de termes formés par compo-
sition syntagmatique renforce cette illusion, car les syntagmes sont rarement
totalement opaques. Tout lecteur (et tout travailleur !) comprendra intuitivement le
concept de travail décent sans avoir jamais pris connaissance des textes de l’OIT.
Cette facilité de transposition interlinguistique (decent work / trabajo decente)
pourrait autoriser le traducteur pressé à faire l’économie d’une recherche plus appro-
fondie sur la signification du concept.
Par contre, et toujours dans la perspective multilingue de la traduction, il existe
des cas où les procédés de terminologisation diffèrent d’une langue à l’autre et inter-
disent une transposition facile d’une langue à l’autre. Le terme anglais workfare
apparaît dans le domaine de la sécurité du travail, par opposition au terme welfare.
(Notre définition : « An alternative model to the welfare system in which recipients
who are able to work must fulfill certain obligations, usually requiring them to actively
seek employment or acquire skills through recognized education programs » [Dancette
20139]). Suivant un procédé de terminologisation similaire, le terme stakeholder appa-
raît dans le discours des organisations sociales par opposition au terme shareholder
(actionnaire). Ces oppositions de termes ne sont pas transposables en français ni en
espagnol. Les équivalents ne jouent pas sur les mêmes composantes sémantiques. On
pourra difficilement opposer les termes français providence et espagnol bienestar au
concept de workfare. On traduira alors workfare soit par l’emprunt workfare ou par
une locution explicative, reposant sur la connaissance du concept, comme allocation
conditionnelle en français, et, en espagnol, asistencia social condicional. De la même
façon, les termes partie prenante et parte interesada traduisant stakeholder ne peuvent
pas jouer sur une ressemblance de forme avec actionnaire, accionista.
L’importance de l’accès aux connaissances des notions et des phénomènes ter-
minologiques et discursifs justifie ainsi la rédaction d’un dictionnaire de type ana-
lytique. Le Dictionnaire analytique de la mondialisation et du travail recense non
seulement la terminologie et les équivalents linguistiques, mais présente aussi les
définitions et descriptions des notions afin d’aider le langagier à retrouver facilement
l’information sur l’usage des mots et les notions.

4. Le DAMT (Dictionnaire analytique de la mondialisation et du travail)


Conçu pour les traducteurs, ainsi que pour les étudiants et intervenants en relations
professionnelles, en économie, en sciences sociales et en droit du travail, le DAMT
(Dancette 2013 ; voir note 2) a pour objectif de répondre aux besoins de documenta-
tion (information sur les concepts) et de faciliter les recherches lexicales multilingues
(termes, collocations, phraséologie). Il s’articule autour d’articles rédigés en trois
langues – anglais, français et espagnol –, décrivant à la manière d’une encyclopédie
les notions et les réalités du domaine de la mondialisation et du travail. Une autre de
ses particularités est d’être organisé en thésaurus, c’est-à-dire en un réseau qui met
en évidence les relations de tout ordre – interlinguistiques, conceptuelles, collocation-
nelles et dérivationnelles – reliant les termes. Dans ce thésaurus, tous les liens sont
le vocabulaire économique et social 463

identifiés par des relations sémantiques étiquetées (héritage de la lexicologie explica-


tive et combinatoire de Mel’Cuk et al. (1995) (voir Dancette 2007 ; 2011a). De cette
façon, le DAMT rend accessible l’information non seulement par l’insertion des textes
descriptifs sur les notions, mais aussi par le jeu des relations sémantiques. Les
recherches se font à partir des articles, des index de mots ou des relations sémantiques.
Les tableaux de termes rattachés à chaque entrée de dictionnaire montrent la
logique interne à la terminologisation. Nous prenons l’exemple de gouvernance
d’entreprise, discuté plus à fond dans Dancette (2011b) pour montrer comment le
regroupement des termes par relations sémantiques fait apparaître l’insertion du
terme dans son champ conceptuel.

Tableau 2
Relations sémantiques de Gouvernance d’entreprise

Équivalents Corporate governance


Gobernabilidad de la empresa
Synonymes et variantes Gestion concertée de l’entreprise
Gouvernement d’entreprise
Générique Gouvernance
Antonymes Gouvernance syndicale
Gouvernance politique
Gouvernance mondiale
Législation Charte de gouvernance d’entreprise
Code de bonnes pratiques de gouvernance d’entreprise
Facteur Dialogue social

L’occurrence des termes dans un corpus est loin d’être arbitraire ; elle s’explique
généralement par des rapports de proximité entre les notions. En commentant le
tableau ci-dessus, on remarque :
– que les termes synonymes gouvernance d’entreprise et gouvernement d’entreprise
coexistent ;
– que l’association par antonymie à gouvernance mondiale ou à gouvernance syndicale
indique les frontières de sens et d’usage du terme gouvernance d’entreprise ;
– qu’une référence est établie avec les textes qui encadrent la gouvernance d’entreprise
(charte de gouvernance d’entreprise, par exemple). C’est la relation intitulée
Législation ;
– qu’on a établi une relation avec le terme dialogue social. (Le dialogue social est un
facteur de la gouvernance.)
Ces relations schématisent les rapprochements sémantiques entre les termes. Une
mise en garde s’impose : nous ne les présentons pas comme des relations logiques
formelles. Dans de nombreux cas, hors des relations hiérarchiques et de partie-tout,
leur étiquetage est une indication approximative des relations sémantiques (nous
parlons alors de relations associatives). Néanmoins, nous pensons que la mise en
évidence des rapports entre les termes contribue à mieux délimiter les sens et les
nuances, à appréhender le fonctionnement syntagmatique, à cerner les usages phra-
séologiques du terme. Les tableaux de relations sémantiques complètent ainsi la
définition des notions présentées dans les articles de dictionnaire.
464 Meta, LVIII, 2, 2013

5. Conclusion
Nous avons analysé dans le présent article les différents modes de terminologisation
employés dans le domaine de la mondialisation et du travail. Nous avons expliqué la
variabilité du vocabulaire et son instabilité en raison de la nature même des discours
économiques et sociaux, forcément ancrés dans l’histoire, la culture et les médias.
Nous avons noté la nécessité de recourir aux approches discursives pour mettre en
relief les fonctions d’euphémisme, de cohésion sociale et d’appartenance culturelle
que possèdent de nombreuses expressions dans le domaine de la mondialisation, où
la valeur symbolique du langage est très forte. Nous avons aussi relevé la fréquence
des noms propres à statut terminologique, qui eux aussi contribuent à créer une
conscience identitaire à l’échelle de la planète.
Ces observations montrent qu’il y a un continuum, et non une opposition claire,
entre les termes au sens de la théorie wüstérienne et les formules discursives, d’une
part, et la langue de spécialité et la langue générale, d’autre part. Le vocabulaire
économique et social que nous avons traité intègre ces divers modes de terminolo-
gisation. Une description de ce vocabulaire doit mettre l’accent sur la connaissance
des notions, bien entendu, mais aussi sur la compréhension des marques idéologiques
et historiques, et sur la connaissance des instances à l’origine des termes et expres-
sions. C’est ce que le DAMT consigne dans ses entrées. Les articles remontent à la
source des termes en citant les textes fondateurs d’où émane un concept. Par le
regroupement des termes en réseau de relations sémantiques, le DAMT permet une
meilleure insertion du terme dans son champ conceptuel. Le dictionnaire analytique
devient ainsi un moyen privilégié d’observer la pluralité des vocables et des discours.
Il devient révélateur de société.

REMERCIEMENTS
L’auteure remercie l’équipe de Meta et les évaluateurs de cet article, dont les suggestions ont été
fort utiles pour enrichir les propos présentés.

NOTES
1. Certains résultats d’analyse discutés dans cet article ont été présentés lors de la VIIe Journée scien-
tifique REALITER « Multilinguisme et pratiques Terminologiques » et figurent dans la présentation
Powerpoint :
Dancette, Jeanne (2011) : Modes de terminologisation dans le domaine de la mondialisation
économique et sociale : terme, slogan, mot événement, métaphore. (VIIe Journée scientifique
REALITER, Multilinguisme et pratiques terminologiques, Université Laval, Québec, 1er juin 2011).
Présentation en ligne. Consulté le 15 janvier 2014, <http://www.realiter.net/le-giornate/vii-gior-
nata-scientifica-realiter-multilinguismo-e-pratiche-terminologiche ?lang=fr>.
2. Dancette, Jeanne (2013, dernière mise à jour) : Dictionnaire analytique de la mondialisation et du
travail / Analytical Dictionary of Globalization and Labour / Diccionario analítico de la globaliza-
ción y del trabajo. Montréal. Consulté le 15 mars 2013, <http://www.crimt.org/damt.htm>.
3. Organisation internationale du travail (1999) : C182 Convention sur les pires formes de
travail des enfants, 1999. Consulté le 10 janvier 2014, <http://www.ilo.org/ilolex/cgi-lex/convdf.
pl?C182>.
4. Robert, Paul (2009) : Entrée enfant. Le Petit Robert pour iPad. Paris : Le Robert.
5. Robert, Paul (2009) : Entrée euphémisme. Le Petit Robert pour iPad. Paris : Le Robert.
6. Dictionnaire illustré Larousse (2009) : Entrée slogan. Version électronique pour iPad. Paris :
Larousse.
7. Pepermans, Raymond (1990) : Vocabulaire de l’administration publique et de la gestion/Public
administration and management vocabulary. Ottawa : Secrétariat d’État du Canada/Deparment
le vocabulaire économique et social 465

of the Secretary of State of Canada. Consulté le 15 mars 2013, <http://www.btb.termiumplus.gc.


ca/tpv2source ?lang=fra&srchtxt=formule %20rand&i=1&index=alt&src_id=BT-
1941990&rlang=fr&titl=formule %20Rand&fchrcrdnm=1&mob=0>.
8. Termium (26 janvier 1993) : Entrée Rand formula/formule Rand. Ottawa : Bureau de la traduction.
Consulté le 15 mars 2013, <http://www.btb.termiumplus.gc.ca/tpv2alpha/alpha-fra.html?lang=
fra&i=&index=alt&__index=alt&srchtxt=formule+rand&comencsrch.x=0&comencsrch.y=0&
comencsrch=Lancer>.
9. Dancette, Jeanne (2013) : Entrée workfare. DAMT - Dictionnaire analytique de la mondialisation
et du travail. Montréal. Consulté le 15 mars 2013, <http://zedamt.herokuapp.com/recherche2/?id
=6170>.

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