Roger Cuenot

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Roger Cuenot

De La Chenalotte à Dora :
itinéraire d’un résistant-passeur (1910-1944)

Une publication du Souvenir Français


et de la commune de La Chenalotte
Mai 2024
Préface
Ce sont un nom et un prénom, ceux de Cuenot Roger, sur une plaque en
marbre blanc au pied d’une statue de la Vierge, modeste monument aux morts
d’un village du Haut-Doubs, érigée par une famille pour la remercier d’avoir
fait revenir l’un des siens…

C’est aussi une date, celle du 29 décembre 1944, un lieu, un pays vaste,
l’Allemagne, et un état, « déporté » qui nous renvoie à ces camps de
concentration et à cette abomination des crimes nazis. Pour beaucoup, Roger
Cuenot, n’était qu’un nom et qu’une victime parmi tant d’autres…
M’intéressant à l’histoire de ce village, quelques recherches me permirent d’en
connaître un peu plus sur la famille de ce natif de La Chenalotte : il était un fils,
un frère d’une famille marquée par les épreuves, un époux et un père de deux
enfants.

Puis, grâce à un imposant travail dirigé par un Docteur en histoire ainsi qu’aux
archives du Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon, Roger est
devenu un visage, celui d’un beau jeune homme costumé, cravaté dans la force
de l’âge et une victime du camp de Dora.

Enfin, grâce au travail du Souvenir Français et du Président de la section de


Morteau, de leur travail de mémoire ô combien nécessaire, ce beau jeune
homme dont le nom est gravé sur une plaque en marbre blanc d’un modeste
monument aux morts d’un village du Haut-Doubs, se révèle être un résistant,
membre d’un réseau et l’un des passeurs du Val de Morteau.

Sans oublier le travail de Bernard Vuillet, une histoire, celle de Roger Cuenot,
s’est révélée à moi et grâce aux personnes citées précédemment, se révèleront à
vous avec la réalisation de ce fascicule… comme à celles et ceux qui passeront à
La Chenalotte devant ce modeste monument aux morts avec cette plaque
inaugurée en ce 8 mai 2024 :

« À la mémoire de Roger CUENOT, résistant, passeur, membre du réseau


AGIR, mort en déportation dans le camp de Dora le 29 décembre 1944 »

Pour ne pas oublier.


Dimitri COULOUVRAT
Maire de la Chenalotte
Photographies de la 1ère page de couverture : En arrière-plan, le tunnel du camp de Dora en 1945 ; au
premier plan à gauche, le portrait de Roger Cuenot, puis à droite, la borne 70 du sentier des bornes à la
frontière franco-suisse près du Mont Châteleu, l’un des lieux de passage des passeurs.

1.
De La Chenalotte jusqu’à l’année 1940

Une enfance à La Chenalotte


Fils de Charles et de Berthe Faivre, Roger François Eugène naît le 30 octobre 1910,
en face de la gare de La Chenalotte, dans une bâtisse qui appartient à ses parents et
abrite un hôtel. C’est dans ce lieu de passage, animé par l’arrivée du Tacot, les
voyageurs, les touristes et le bruit des fers des sabots des chevaux sur la chaussé et celui
du marteau du maréchal-ferrant Paul Simonin que Roger grandit. Il est recensé une
première fois en 1911 avec son frère René et ses sœurs Germaine et Suzanne. Émile
Mouterloss, aubergiste, permet au père de Roger de poursuivre son métier de
cultivateur. La vie de la famille Cuenot est rythmée par les drames : après le décès de leur
deux premières filles, Anne-Marie en 1904, 10 mois après sa naissance, de Marie Esther
au même âge en 1906, la famille perd Suzanne, la sœur jumelle de Roger âgée de 8 mois.
Après le départ d’Émile Mouterloss, à la fin de l’année 1913 et la guerre durant laquelle
il est mobilisé du 3 août 1914 au 13 mars 1915, Charles s’occupe des deux chambres de
l’hôtel et du café tout en conservant son métier de cultivateur. En 1921, Roger âgé de 11
ans, vit avec son frère, sa sœur et des parents

Carte postale ancienne représentant la gare de La Chenalotte ainsi que son hôtel appartenant aux parents de
Roger sur la ligne du Tacot qui relie Morteau à Trévillers.

2.
De La Chenalotte jusqu’à l’année 1940

Recensement 1921 de la commune de La Chenalotte, archives municipales.

C’est la dernière fois qu’il est recensé à La Chenalotte. En effet, âgé d’un peu plus de
15 ans, il ne figure pas dans celui de 1926 comme son père décédé le 16 mars 1924 à l’âge
de 56 ans. Berthe se retrouve seule à gérer le café alors que Germaine et René qui
habitent encore avec elle, sont horlogère et charron.

Un boucher à Morteau
Roger qui est décrit comme un homme de 1,73 m avec des cheveux châtain foncé,
les yeux bruns, le visage ovale, front moyen, le nez fort, le menton allongé, le teint mat et
aux mains fortes, choisit le métier de boucher. Il est recensé comme tel à Morteau en
1936. A 26 ans, il occupe alors un logement à la rue de la Gare avec son épouse Yvonne,
née Mérel, trois ans plus jeunes que lui, mariés depuis le 24 janvier de cette même année.
Enceinte au moment de son mariage, la fille de Louis, menuisier et de Berthe sans
profession, née aux Fins en 1913 et sage-femme, accouche le 1er juillet à Besançon d’un
premier enfant, Guy. La famille de Roger s’agrandit en 1943 avec l’arrivée d’Alain le 5
août 1943 aux Fins. Mais Roger ne connaîtra jamais son dernier.

Roger Cuenot, prisonnier de guerre


Le 21 octobre 1931, Roger intègre le 152ème régiment d’infanterie en garnison à
Colmar. Après une année et un certificat de bonne conduite, il est rappelé à l’activité le
24 août 1939 soit quelques jours avant la déclaration de la guerre de la France à
l’Allemagne. Affecté au 66ème bataillon de chasseurs à pied, Roger est fait prisonnier le
19 janvier 1940 et intègre le camp de prisonniers d’Orléans. Déjà atteint par une
tuberculose génitale, il contracte la tuberculose pulmonaire durant sa captivité. Il est
libéré par les autorités allemandes et réformé à 50 % par les services français.

3.
De La Chenalotte jusqu’à l’année 1940

Photographie de Roger Cuenot. Source : Musée de la Résistance et de la Déportation de


Besançon. FN_ 02959/2012.10522. Droits réservés.

4.
L’engagement et la nature de l’action de
Roger Cuenot

Roger Cuenot, un passeur


Quelles qu'aient été les motivations initiales et intimes de Roger - héroïsme,
humanisme, patriotisme (n’avait-il pas fait partie du groupement des jeunesses patriotes
avant la dissolution de cette société, d’après son épouse?) ou la contrebande de montres
comme d’autres (Roger était en effet agent du service Renseignement suisse sans doute
pour faciliter son activité de contrebandier) - et malgré un affaiblissement et un état de
santé nécessitant des soins constants d’après des courriers de son épouse, il est pour
Bernard Vuillet dans son ouvrage Le Val de Morteau sous l’occupation, une figure de la
résistance.

En effet, pendant presque 20 mois, au risque de sa vie, « il est un convoyeur efficace


pour le passage de personnes ou de courriers en Suisse et transmet des renseignements
aux services interalliés en traversant les montagnes boisées de Grand’Combe Châteleu
par Chauversche, non sans frayeur ». L’historien raconte une alerte :

« Une fois par une nuit d’hiver, Roger, revenant de mission fait halte à la ferme de
son cousin Guinchard au Côtard. Marcel s’empresse de le faire entrer, mais peu après,
un chien-loup vient renifler à la porte de la maison. Vite, on décide de tuer le chien et on
le cache, tandis que Roger se blottit dans une cachette aménagée en prévision : un gros
tonneau surmonté d’un double couvercle et d’une épaisseur de fusain (graine de foin
destinée à la nourriture des veaux). Les douaniers allemands n’arrivant pas, Marcel
Guinchard décide d’effacer au plus vite les traces de pas dans la neige. Il attelle un cheval
à un petit triangle et se dirige vers Chauveresche.
Arrivé près de la ferme de Henri
Pugin, il aperçoit les Allemands en
train de fouiller le bâtiment.
Marcel, pour donner le change,
demande à Henri si son lait est
prêt. M. Pugin, comprenant
aussitôt le stratagème, confie une
bouille de lait à son ami, alors
qu’habituellement il livre à la
fromagerie du Carlot. Ainsi, M.
Guinchard peut-il redescendre
Patrouilles allemandes devant le poste du Gardot. Ces dernières sans être inquiété, achevant de
sont chargées de la surveillance du Mont Châteleu. Collection détruire la piste révélatrice ».
particulière.

5.
Les passeurs du Val de Morteau
Une frontière stratégique durant le Seconde Guerre mondiale

Le Val de Morteau fait partie intégrante de la zone dite interdite qui s’étend peu ou
prou des Ardennes à la Suisse. En effet, les clauses de l’armistice du 22 juin 1940
définissent le partage du territoire national entre une zone occupée et une zone
dénommée libre, de part et d’autre d’une ligne de démarcation. En dehors de cette
partition, deux types de territoires ont été qualifiés de zone interdite : la zone réservée, ou
zone de réserve, et la zone militaire littorale. La ligne Nord-Est ou « ligne noire »,
également dénommée « ligne du Führer » s’étend quant à elle de la Somme à la frontière
suisse.
À l’est de cette dernière, les autorités
nazies envisagent une germanisation
des territoires, avec le projet d’y
implanter, à terme, des colons. À partir
de novembre 1940, cette ligne est
infranchissable. La mesure sera
assouplie durant l’année 1941.
Autrement dit, et de manière très
concrète pour la vie quotidienne le long
de cette frontière du Val de Morteau, le
secteur devient interdit à tous ceux qui
n’y résident pas. Tout déplacement doit
désormais être justifié par l’octroi d’un
laissez-passer spécifique. Autant dire
que ce territoire fait l’objet d’une
La partition de la France au début de la Seconde Guerre surveillance particulièrement tatillonne
mondiale. Source : Page Wikipédia CC BY-SA 4.0.
et zélée de la part de l’occupant.
Pour bien saisir toute la portée des enjeux qui s’y nouent, il faut prendre en compte
la géopolitique du moment. À cet égard, les travaux de l’historien suisse Christian Rossé
ont bien démontré que les services de renseignement de plusieurs pays alliés, notamment
la Grande-Bretagne, la Pologne, les États-Unis et l’URSS, ainsi que la Résistance et la
France Libre, ont choisi la Suisse restée indépendante et neutre, comme plaque-
tournante de leurs activités d’espionnage au centre de l’Europe. Dès lors, la frontière
franco-suisse du Haut-Doubs revêt une importance stratégique non négligeable dans la
circulation des renseignements militaires durant la guerre. Ainsi, se trouve posée
l’importance du rôle des passeurs dans l’acheminement des informations et des
personnes. En effet, les données collectées par les réseaux de résistance vont transiter à
travers cette frontière de l’arc jurassien par l’entremise des filières de passeurs mobilisant
de fait leur connaissance fine du terrain.

6.
Les passeurs-résistants du Val de Morteau, le long d’une frontière
sensible et stratégique durant la Seconde Guerre mondiale

Dans ce terroir, une véritable culture de la frontière s’est forgée au cours des siècles,
quand la frontière devient refuge où se croisent des flux, dans les deux sens, lors des
tumultes de l’histoire, durant la Réforme, ou la Révolution avec les prêtres réfractaires,
et pour la suite, dans l’autre sens, lors du Kulturkampf. Ces traditions séculaires sont
aussitôt mobilisées durant la guerre. Naturellement, les réflexes de la bricotte, cette
contrebande de subsistance, quand le contrebandier jouant avec les nerfs des gabelous,
sont de nouveau requis, pour un tout autre combat, au nom des valeurs humanistes et
républicaines.
Par conséquent, durant l'occupation
allemande, le Val de Morteau est l’un des
lieux de passage majeur vers la Suisse
devenue terre d'asile « pour les réfractaires
au travail en Allemagne, les prisonniers
évadés, les aviateurs alliés tombés sur le
territoire français, les résistants traqués, et de
nombreuses familles juives venues souvent
de loin, de Belgique, des Pays-Bas », comme
l’a mis en évidence l’historien Bernard
Vuillet. Cet auteur souligne d’ailleurs le rôle
des relations tissées par le commerce de
l'horlogerie qui facilitent grandement
l’élaboration de filières qui s'organisent dans
l'Est et le Nord de la France pour guider ces Photographie représentant un défilé allemand dans les
malheureux proscrits jusque dans le canton rues de Morteau durant l’Occupation. Collection
particulière.
de Neuchâtel.
Depuis le Val, « des horlogers comme les Dodane, à Morteau, des aubergistes, des
cheminots, des commerçants […] cachent les fugitifs et les orientent vers les écarts de la
montagne » dans des fermes complices. « Ces chaînes de générosité et de solidarité
permettent de sauver des centaines de vies ». En effet, « dans la montagne, à proximité
de la frontière, malgré les dangers extrêmes, souvent au prix de leur vie, les habitants des
fermes accueillent ces clandestins jusqu’au moment le plus propice pour le passage en
Suisse ». Certaines familles sont associées à des réseaux de résistance sur la durée,
comme celle de Paul Cuenot de Derrière le Mont, qui accueille Michel Hollard et couvre
de nombreux passages de 1941 à 1944. « La fromagerie Chopard au Chauffaud, les
fermes Simonin à La Voie Bournez et Marguet à Sur-la-Roche, les fermes Pugin à
Chauveresche ou celle des Voynet aux Seignes, et bien d'autres, forment un chapelet de
refuges ». Rien n’aurait été possible sans la bienveillance et la complicité de nombreux
habitants.
7.
Les passeurs-résistants du Val de Morteau, le long d’une frontière
sensible et stratégique durant la Seconde Guerre mondiale

Quant à lui, Gilbert Menie fait passer des militaires en Suisse. Dès décembre 1942, il
organise des filières et couvre le passage d’agents en Suisse depuis son domicile des
Fontenottes où il a été nommé instituteur. L’école des Fontenottes verra transiter une
quantité importante de réfugiés d’aviateurs alliés. Gilbert Menie dont l’activité fut portée
à la connaissance de la police allemande fut arrêté. Torturé et déporté en 1944, il refusera
de dénoncer ses camarades. Interné à La Butte à Besançon, il est déporté au camp du
Struthof, puis au camp de Dachau. En avril 1957, il est honoré par la reine d’Angleterre
qui lui décerne une haute distinction anglaise. Louis et Roger Poncet qui seront déportés
respectivement à Buchenwald et Dora font partie de ces réseaux de résistants.
Michel Hollard et le réseau Agir
Écrasé par le poids de l’Occupation et de
la défaite, animé par un profond patriotisme
attisé par le souvenir de la Grande Guerre,
traumatisé par la honte de la débâcle,
Michel Hollard ne peut se résoudre à
l’armistice. A contrario, il est convaincu de
la nécessité vitale d’agir, alors que la
majorité de ses compatriotes, demeure
attentiste, alors même qu’une minorité
d’entre eux, par duplicité parfois, par
opportunisme ou par adhésion, sombre dans
la collaboration la plus abjecte. En juin
1940, au lendemain de la capitulation de la
France, cet officier de réserve et fervent
patriote, qui s’est distingué lors de la
Première Guerre mondiale, démissionne de
Médaillon avec le portrait de Michel Hollard son poste au centre d’études d’armement à
sur la pierre commémorative du Pont Paris.
Charlemagne à Mijoux dans l’Ain. Source : Ce faisant, il entend ne pas avoir à être
Page Wikipédia CC-BY-SA 3.0 en situation de collaborer avec l’occupant.
À l’aube de sa quarantaine, cet ingénieur, père de famille, incarne cette France,
minoritaire à ses débuts, qui a dit « non » à ce reniement sans pareil des valeurs les plus
fondamentales de notre République. Désormais, il est bel et bien résolu à continuer le
combat contre l’Allemagne, en collectant le maximum des renseignements sur les
troupes d’occupation. Son nouvel emploi dans une entreprise de gazogènes lui procure
un alibi solide pour ses futures activités clandestines, sous couvert de rechercher un
approvisionnement en bois et en charbon.
8.
Les passeurs-résistants du Val de Morteau, le long d’une frontière
sensible et stratégique durant la Seconde Guerre mondiale

En 1941, cet ancien ingénieur crée le réseau AGIR qui compte jusqu’à une centaine
de membres, présents dans les gares, les centres de communication, le long des axes
stratégiques, capables de renseigner en permanence sur le dispositif ennemi. Le 15 mai
1941, il entreprend sa première traversée de la frontière franco-suisse afin de se rendre
auprès de l’ambassade britannique à Berne pour proposer ses services, tout
naturellement et non sans audace.

Ce passage a lieu par derrière le Mont Châteleu, dans le Val de Morteau, avec l’aide
d’un bûcheron-débardeur de Derrière le Mont, Paul Cuenot qui connaît dans le menu
détail les forêts et les reliefs du secteur. Pendant près de trois ans, Michel Hollard se
consacre, avec hardiesse et au péril de sa vie, aux activités d’espionnage. In fine, il franchit
quatre-vingt-dix-huit fois la frontière en portant des informations sur les installations
militaires de l’occupant. Ainsi, en octobre 1943, il fournit des renseignements qui
s’avéreront d’une importance considérable et cruciale dans le dénouement de la guerre,
avec les plans et diverses données sur les bases de lancement de fusées V1 en cours de
construction en Normandie, et plus largement de Cherbourg à Dunkerque.
Au total, une vingtaine de résistants
franc-comtois rejoignent le groupe AGIR.
Certains paieront le prix lourd de leur
courageux engagement par les arrestations,
la torture, la déportation et la mort dans de
sordides conditions. Il en est ainsi de Robert
Marguier et de Michel Vuillequez. Ces deux
horlogers originaires de Villers-le-Lac ont
respectivement 18 et 19 ans. Ils sont tous les
deux déportés, le 19 décembre 1941, pour
faits de résistance, et subiront une longue et
douloureuse détention dans plusieurs Photographie de la ferme du Mont Châteleu chez Paul
prisons. Ils seront tous les deux, ensemble, Cuenot. La porte de grange ouverte était le signal que
exécutés à Cologne, le 1er juin 1943. la voie était libre pour Michel Hollard et les passeurs.

Une autre équipe de jeunes gens de ce secteur connaîtra un sort aussi funeste. Il s’agit
de Georges Beuret, Robert Tschanz, Jean Vuillecot, qui ont entre 20 et 23 ans quand ils
sont fusillés, tous les trois, à Angers, le 16 avril 1943, avec trois autres jeunes gens. Après
avoir été dénoncés, ils sont arrêtés entre juillet et août 1942. Ils comparaissent devant la
justice militaire allemande pour faits d’espionnage, de contrebande, et pour avoir facilité
le passage de Juifs vers la Suisse.

9.
Les passeurs-résistants du Val de Morteau, le long d’une frontière
sensible et stratégique durant la Seconde Guerre mondiale

Roger Cuenot, membre du réseau AGIR


Roger est l’un deux. Comme le lieutenant-colonel Hollard le certifie sur l’honneur le
11 octobre 1947 et le 30 juin 1953, Roger est membre du réseau AGIR depuis le 1er
juillet 1941 en qualité d’agent de liaison. Pour Michel Hollard, « le rôle constant » du
natif de La Chenalotte « a consisté à transmettre à travers la frontière franco-suisse, des
courriers émis par le Chef de Réseau ».

Michel Hollard avec trois membres de son réseau (Joseph Legendre, Henri Dujarier
et Jules Mailly) est arrêté, sur dénonciation, lors d'un rendez-vous au café des Chasseurs,
au 176 rue du faubourg Saint-Denis, à Paris, le 5 février 1944. Après avoir été torturé et
emprisonné à Fresnes, il est déporté au camp de Neuengamme, près d’Hambourg.

Attestation du colonel Hollard en date du 30 juin 1953 Plaque commémorative, dédiée au vingt membres du
au sujet de l’action de Roger Cuenot. Réseau Agir, tués durant la Seconde Guerre mondiale,
qui est située au 207 de la rue de Bercy, dans le
XIIIème arrondissement de Paris, lieu du QG du
Réseau AGIR. Roger Cuenot figure sur cette liste.

10.
Les passeurs-résistants du Val de Morteau, le long d’une frontière
sensible et stratégique durant la Seconde Guerre mondiale

Stèle dédiée aux treize passeurs du Val de Morteau qui ont été arrêtés et déportés. Neuf d’entre eux ne sont jamais
revenus. Ce mémorial érigé par le Comité du Souvenir Français du Val de Morteau sur le sentier Michel Hollard a
été inauguré le 15 octobre 2022.
Photographie : Véronique Lambert.

AUX PASSEURS DE CETTE FORÊT


Ils ont donné leur vie pour la liberté
(1939-1945)
Louis ANDRE Les Gras 37 ans mort en déportation à Siggelkow le 1er mai 1945
Georges BEURET Morteau 23 ans fusillé à Angers le 16 avril 1943
Maurice BILLOD Montlebon 40 ans mort au camp de Gross-Rosen en janvier 1945
Etienne BOUQUET Les Fins 20 ans déporté à Buchenwald en décembre 1943
Roger CUENOT La Chenalotte 34 ans mort au camp de Dora le 29 décembre 1944
Robert MARGUIER Villers-le-Lac 18 ans exécuté à Cologne le 1er juin 1943
Gilbert MENIE Oye-et-Pallet 25 ans déporté à Dachau en décembre 1943
André MEYER Morteau 24 ans mort au camp de Hersbruck le 2 décembre 1944
Louis PONCET Le Bélieu 18 ans déporté à Buchenwald en décembre 1943
Roger PONCET Le Bélieu 26 ans déporté à Dora en décembre 1943
Robert TSCHANZ Morteau 20 ans fusillé à Angers le 16 avril 1943
Jean VUILLECOT Montlebon 20 ans fusillé à Angers le 16 avril 1943
Michel VUILLEQUEZ Villers-le-Lac 19 ans exécuté à Cologne le 1er juin 1943

11.
L’arrestation et la déportation de Roger Cuenot

L’arrestation de Roger
Roger rejoint son épouse sage-femme, à Besançon. Quelque temps après, le 17 mars
1943, le maître boucher est arrêté à son domicile au 165, rue de Belfort, en présence de
cette dernière enceinte et en même temps que son cousin Michel, par le Sicherheitspolizei
de Besançon, la police de sûreté, qui a agi sur les instructions du Kommandeur de
Dijon. Pour Yvonne, c’est l’incompréhension. Elle ne connaît pas les motifs de
l’arrestation pas plus que l’autorité préfectorale qu’elle contacte. Pour le colonel
Hollard, « le lien de cause à effet entre l’activité permanente du chargé de mission
Cuenot et son arrestation ne saurait faire aucun doute ».
Après son arrestation
Roger est d’abord interné à la prison de La Butte à Besançon puis passe de cellule
en cellule : le 24 avril 1943, il est transféré à Dijon puis à Fresnes le 11 mai, à Angers et
enfin à Compiègne dans l’Oise où il arrive le 5 juillet 1943. Pour Yvonne qui s’occupe
d’un enfant malade souffrant d’asthme et d’affection nécessitant des soins constants, et
d’un autre en bas-âge, c’est l’inquiétude. La sage-femme envoie un premier courrier au
Maréchal Pétain le 5 octobre 1943, puis un deuxième en réponse à celle de Ferdinand de
Brinon, ambassadeur de France, secrétaire d’état du chef du gouvernement, délégué
général du gouvernement français dans les territoires occupés le 13 octobre. Elle
souligne qu’il ne purge aucune peine, n’a pas été ni jugé, ni condamné, est maintenu sans
raison dans un camp, rappelle qu’il a été reconnu inapte au travail et se demande dans
quel état de santé il rentrera si sa captivité doit durer encore. Le jour de Noël 1943, elle
fait un autre courrier au délégué du ministre des Affaires étrangères à Paris.
Départ pour l’Allemagne
Mais accusé de passages clandestins de la frontière et « de menées communistes » alors
que son épouse le conteste formellement, Roger, sous le numéro 16139, quitte la gare de
Compiègne le 29 octobre 1943. D’après Lionel Roux dans Le livre des 9000 déportés de
France à Mittelbau-Dora, il est déporté avec le 4ème grand convoi d’un millier d’hommes à
Buchenwald. « À leur arrivée, deux jours plus tard, 912 d’entre eux sont enregistrés : 831
français et 81 étrangers. Roger Cuenot est inscrit comme boucher sous le matricule 30452.
Le 22 janvier 1944, Roger est dirigé vers le Kommando de Dora. La situation est
dramatique, les Blocks d’hébergement extérieurs ne sont pas encore bâtis et les détenus
dorment dans les déblais humides des tunnels en construction. À une date inconnue, il est
transféré au Kommando d’Harzungen puis, le 22 août 1944, à celui d’Ellrich. Les
conditions de détention et de travail dans ce camp sont extrêmement difficiles. Sous les
ordres de SS extrêmement violents, les détenus sont entassés dans d’anciens bâtiments
industriels très froids et sans aucune installation sanitaire.

12.
L’arrestation et la déportation de Roger Cuenot

Une grande majorité d’entre eux travaille sur des chantiers extérieurs et doit supporter
des déplacements harassants chaque jour, quelles que soient les conditions
météorologiques. La mortalité y est très élevée.

La déportation à Mittelbau-Dora : le camp nazi des armes secrètes (1943-1945) (par


Laurent Thiery, Dr en Histoire, Fondation de la Résistance)
Suite au bombardement du centre de recherche de Peenemünde dans la nuit du 17
au 18 août 1943 par la RAF, Hitler décide du transfert de la production des fusées A4-
V2 dans un site souterrain. Le premier missile de l’histoire mesure 15 mètres de long et
peut emporter une charge explosive d’une tonne à près de 300 km. L’arme devient un
enjeu stratégique majeur pour Hitler ; celle qui pourra lui permettre de renverser le cours
de la guerre en détruisant la capitale britannique. La nouvelle arme secrète a été mise au
point par des scientifiques nazis placés sous la direction de Wernher von Braun.
Comme sur l’ile secrète de la Baltique, le recours exclusif à une main-d’œuvre
concentrationnaire est également confirmé. Deux anciens tunnels creusés au centre de
l’Allemagne à proximité de la ville de Nordhausen, dans la région montagneuse du
Harz, sont choisis par la SS. Le 28 août 1943, avec l’envoi de 100 premiers détenus, le
lieu devient le Kommando Dora : un site annexe du grand camp de concentration de
Buchenwald. Dès septembre 1943, des milliers de détenus de toutes nationalités, dont de
nombreux Français, y sont envoyés pour y installer l’usine Mittelwerk, destinée à
l’assemblage du missile.
C’est « l’enfer de Dora », un des
lieux les plus meurtriers du
système concentrationnaire nazi.
Pendant les huit premiers mois, il
n’y a pas de baraque pour
héberger les déportés qui doivent
dormir sous terre. Ils sont en effet
directement logés dans les
galeries souterraines dans des
conditions d’hygiène déplorables.
La violence est permanente car
l’encadrement est confié par les
SS à des criminels allemands. Fin
Mittelbau-Dora, au cœur du système concentrationnaire nazi.
mars 1944, on compte déjà près
de 6 000 morts.

13.
L’arrestation et la déportation de Roger Cuenot

Au printemps 1944, alors que l’usine commence à produire, la SS autorise enfin


la construction d’un camp extérieur pour les détenus. L’usine de Dora devient le
cœur d’un complexe militaro-industriel où sont concentrés de nouveaux chantiers
pour produire des armes secrètes et enterrer la production aéronautique. Fin octobre
1944, la SS décide d’en faire le dernier né des grands camps de concentration nazis
sous le nom de code de Mittelbau (construction du centre). Le camp va compter
jusqu’à 43 000 prisonniers en 1945 et une quarantaine de Kommandos extérieurs
comme Ellrich et Harzungen, pour les plus importants, y sont rattachés
administrativement. En janvier et février 1945, Mittelbau-Dora fait partie des camps
de concentration qui reçoivent une partie des déportés évacués des grands camps de
l’Est, Auschwitz et Gross Rosen. Parmi les milliers de personnes déplacées,
beaucoup meurent durant le transfert alors que d’autres arrivent dans un état de
grande faiblesse.

Face à l’avancée des troupes alliées à l’intérieur de l’Allemagne, la SS ordonne


l’évacuation complète des détenus à partir du 4 avril 1945. Les 40 000 déportés de
Mittelbau-Dora et de ses Kommandos annexes partent alors dans des « marches de
la mort » particulièrement meurtrières. Les rescapés seront libérés aux quatre
extrémités du Reich en fonction des transports, majoritairement dans les camps de
Bergen-Belsen et de Ravensbrück. En 1945, le bilan est terrible : près d’un tiers des
60 000 déportés a péri à Dora. Parmi eux, 9 000 avaient été déportés de France et
plus de la moitié n’est pas revenue. Mais aucun des scientifiques responsables des
crimes commis à Dora pour produire les fusées ne sera inquiété après la guerre.
Recrutés par les puissances alliées (USA, Union-Soviétique et France
majoritairement), ils deviendront les héros de la conquête spatiale dans les années 60.

Vues du camp de Mittelbau-Dora et de son crématoire aux lendemains de la guerre.

14.
L’arrestation et la déportation de Roger Cuenot

Photographies actuelles du tunnel du camp de Mittelbau-Dora.

15.
L’arrestation et la déportation de Roger Cuenot

Dessins de René Souquet réalisés de retour de déportation en 1945 : représentation du tunnel et des
dortoirs de Dora (1943).

Photographie de survivants de Dora en 1945.


Photographie de Henri Guet déporté à Dora sous le matricule 51321001

16.
La mort de Roger Cuenot et le processus de la
reconnaissance

Le décès de Roger Cuenot


Les dernières nouvelles de Roger Cuenot datent du 29 juillet 1944. Le natif de La
Chenalotte ne survit pas à cet enfer qu’évoque André Sellier dans son ouvrage sur
l’histoire du Camp de Dora et meurt le 29 décembre 1944 au Revier d’Ellrich à 7h35 à
l’âge de 34 ans.
Alors que l’armistice est signé le 8 mai 1945, Yvonne n’a toujours pas de nouvelles
de son mari. Celle qui s’est réinstallée à Morteau, au 6 Grande rue, fait plusieurs
courriers au Ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés durant l’été 1945. Le 3
octobre de la même année, Yvonne dit être encore sans nouvelles de son époux et
remplit une demande de recherches pour déportés treize jours plus tard. C’est seulement
en février 1946 qu’elle apprend le décès de son mari par le Journal de l’Amicale de Dora-
Ellrich.
L’acte de décès est dressé par l’Officier de l’état civil au ministère des anciens
combattants et victimes de guerre à Paris le 21 juin 1946. Quelques jours plus tard, l’acte
de celui qui est « mort pour la France » est retranscrit dans les registres de Morteau et
son nom est inscrit sur une plaque en marbre apposée au monument aux morts de La
Chenalotte au côté de celui de Jules Perrot, décédé le 7 juin 1940 à Bergicourt dans la
Somme.
Un passé de résistant et de passeur reconnu
Après son décès, son passé de résistant et de passeur est reconnu : outre les
attestations du colonel Hollard déjà évoquées, le délégué général des Forces
Françaises Combattantes de l’Intérieur certifie que Cuenot Roger a participé à la
résistance comme agent occasionnel des Forces Françaises Combattantes le 31 janvier
1948, le général Pierre Dejussieu-Pontcarral atteste de son appartenance aux FFC. À
titre posthume, Roger reçoit, d’abord, fin avril 1948, la médaille Commémorative de
la Guerre 1939-1945 avec barrettes « Libération », puisqu’il a « servi avec honneur et
fidélité », puis la Croix de guerre avec étoile de vermeil, le 11 juillet 1949.
Selon la Citation, Roger : « a rendu de
précieux services à la résistance en
accomplissant de nombreuses
missions pour le réseau AV (Armée
des Volontaires) auquel il appartenait,
a toujours fait preuve d’un courage
admirable et d’un mépris total du
danger. Bel exemple de résistant
français animé par un esprit de
sacrifice héroïques, déporté, décédé le
29 décembre 1944 ».

Socle du monument aux morts de la commune de La Chenalotte

17.
La mort de Roger Cuenot et le processus de la
reconnaissance

Le 27 novembre 1953, et à la demande d’Yvonne qui s’est remariée et installée à


Pontarlier, le ministre des Anciens combattants et victimes de la guerre, décide
d’attribuer le titre de « déporté résistant » à Roger Cuenot. Par décret du 25 mars 1957
paru dans le Journal officiel du 30 mars, Roger est fait Chevalier de la Légion d’honneur
à titre posthume. Le 11 octobre 1989, à Morteau, le maire atteste que la mention « mort
en déportation » instituée par la loi n°85-528 du 15 mai 1985 a été apposée en marge de
l’acte de décès. Le 15 octobre 2022, une stèle rendant hommage aux treize passeurs du
Val de Morteau est inaugurée en présence de 150 personnes. Le 8 mai 2024, presque 80
ans après son décès, alors que son passé de résistant et de passeur était oublié dans son
village natal, une plaque est dévoilée pour se souvenir…

Dossier pour l’attribution de la Légion d’Honneur à titre


posthume en 1957.

À la mémoire de Roger Cuenot et à


celle de tous les passeurs-résistants
qui ont bénéficié de la complicité
bienveillante d’un grand nombre
d’habitants du Val de Morteau.

18.
Pour en savoir plus - Bibliographie et sources
Martelli, Georges : L’homme qui a sauvé Londres : Michel Hollard, le héros méconnu – Toulouse : Taillandier,
2023. – (Texto).
Rossé, Christian : Guerre secrète en Suisse 1939 – 1945 - [S.l] : Nouveau monde, 2015. – (Le Grand Jeu).
Thiery, Laurent (Dir.) : Le livre des 9000 déportés de France à Mittelbau-Dora – Paris : Le Cherche-Midi, 2020.
Tuaillon-Nass, Gisèle : Les Passagers de l’aube – Montigny-Les-Metz : Presses du Belvédère, 2008.
Tuaillon-Nass, Gisèle : Le rendez-vous des sages. Itinéraire d’un passeur-résistant : Bernard Bouveret – Editions
du Belvédère, 2010.
Vuillet, Bernard : Le Val de Morteau sous l’occupation. 1 : Héroïsme et compris à la frontière suisse – [S.l] :
Imprim. Bobillier, 2005.
Vuillet, Bernard : Le Val de Morteau sous l’occupation. 2 : Témoignages inédits à la frontière suisse - [S.l] :
Imprim. Bobillier, 2006.

Sources :
Archives – ministères des anciens combattants et victime de Guerre, Caen, dossier 21P 439 746.
Archives départementales du Doubs : matricule militaire, 1409W9.
Archives de Vincennes, GR 16 P 152 444.

Auteurs :
Laurent Thiery : Docteur en Histoire, Historien à la Fondation de la Résistance.
Dimitri Coulouvrat : Maire de La Chenalotte.
Jean-Michel Blanchot : Président du Comité du Souvenir Français de Morteau et du Saugeais. Professeur
d’Histoire-Géographie au Lycée Edgar Faure de Morteau.

Remerciements :
Nous remercions l’historien Bernard Vuillet pour sa précieuse collaboration ainsi que Morgan Vauthier
pour son aide technique.
Le Souvenir Français, une association patriotique et mémorielle.
Gardien de notre mémoire nationale, le Souvenir Français créé en 1887 et reconnu d’utilité
publique depuis 1906, est l’une des plus anciennes associations françaises. En 1987, un comité a
été fondé dans le Val de Morteau. Sa mission est triple : entretenir les sépultures des morts
pour la France et les lieux de mémoire, conserver la
mémoire et la transmettre aux plus jeunes générations. Le
Souvenir Français n’est pas une association d’anciens
combattants. Elle est une association mémorielle et
patriotique. Son action a permis de restaurer des
monuments, des sépultures de morts pour la France.
Considérant que la mémoire n’est pas faite que de pierres, il
s’adresse à la jeunesse et à l’avenir. Ce faisant, le Souvenir
Français finance régulièrement des sorties scolaires,
soutient des actions pédagogiques. Par exemple, il est à
l’origine de l’adoption du drapeau des FFI par le lycée
Edgar Faure de Morteau. Le Souvenir Français ne vit que
des cotisations de ses membres, de la quête nationale du 1er
novembre et des dons.
Délégation Générale du Doubs Cette publication s’inscrit dans le cadre du cycle mémoriel dédié aux
Comité de Maîche-Le Russey- passeurs du Val de Morteau et a bénéficié du soutien des
Saint-Hippolyte communautés de communes du Val de Morteau et du Plateau du
Comité du Val de Morteau et du Russey.
Pays du Saugeais
Mai 2024

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