Lagarce Le Prologue

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LE PROLOGUE

FONCTION ANTIQUE

Partie de la pièce qui précède l'entrée du choeur où l'on exposait le sujet et les éléments qui le précédaient. Dans le théâtre des Grecs, le pro-
logue servait à initier les spectateurs à la marche du drame et à ses développements: il était dit par un acteur

CHŒUR ANTIQUE
Il comptait environ 50 danseurs et chanteurs appelés choreutes (χορευταί). La tragédie devint une série d’épisodes séparés par des odes chorales.
Le chef de Chœur s’appelle le coryphée.

AUTEUR
• Dramaturge et metteur en scène décédé en 1995 à l'âge de 38 ans, Jean Luc LAGARCE est l'auteur de 25 pièces de théâtre,
trois récits (L'Apprentissage, Le Bain, Le Voyage à la Haye ) et un livret d'Opéra ( Quichotte ).
• Son œuvre s'inscrit dans l'ère du XXe siècle qui est celle, entre autres, de la littérature de l'absurde : une remise en cause
des conventions et une mise en scène de l'anxiété métaphysique s'avèrent des aspects majeurs.

PIECE / EXTRAIT
• Juste la fin du monde est une pièce de Jean Luc LAGARCE écrite en 1990 et jouée pour la 1ère fois en 1999 : Louis a quitté
sa famille il y a des années et revient lui annoncer sa mort prochaine.
• L'extrait à analyser est le Prologue, forme héritée de l'Antiquité, à laquelle est dévolue traditionnellement la fonction d'exposer
le sujet. Mais cette forme traditionnelle entre en tension avec des éléments beaucoup plus modernes :
▪ il est constitué d'un monologue écrit en une 40e de lignes sous la forme de versets
▪ ces versets ne comptent qu’une seule phrase
▪ la parole qu'il fait entendre avance par répétitions ou épanalepses, corrections ou épanorthoses
= parole qui échoue à dire les choses et pose une ambiguïté : quel sera le sujet de la pièce ?
• La confusion est suscitée encore par la temporalité : Louis, le protagoniste semble se trouver à la fois mort et vivant, dans un
entre-deux.

LECTURE du passage

PROBLEMATIQUE
Comment l'auteur renouvelle-t-il l'enjeu du prologue entre tradition et modernité afin de mettre en scène la difficulté de dire et
l'échec de la communication ?

I. Une amorce confusante : le sujet de la pièce inscrit de façon moderne dans la tradition du prologue L1 / L8
II. Ressassement et errements d'un mort vivant L9/21
III. L'aveu à dire : l’horizon d’attente L22/L36
IV. Entre être et paraître : un rôle à jouer, mise en abyme du théâtre L36/46

DEVELOPPEMENT

I. Une amorce confusante : le sujet de la pièce inscrit de façon moderne dans la tradition du prologue L1 / L21 = Comment est
annoncé le sujet ? = quel est le sujet et quelle est la position singulière du personnage qui parle ?

LOUIS. – Plus tard‚ l’année d’après


– j’allais mourir à mon tour –
j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet
âge que je mourrai‚
l’année d’après‚
de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚
à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚

- sujet : évocation de la mort à venir L1/6 annoncé dès la ligne 2 de façon surprenante.

-localisation de l’intrigue dans le temps : confusion, surprise et effet d’attente


= confusion : la pièce commence d’emblée par une confusion des repères temporels
+ elle semble tout d’abord placée sous le signe de la rétrospection voire du rendez-vous manqué
°L1 « plus tard » + reprise dans tout le prologue sous forme d’épanalepse de « l’année d’après » : absence de
rattachement à un moment précis = par rapport à quoi ?
=confusion et surprise : l’intrigue intrigue
°L2 « -j’allais mourir à mon tour - »
°°surprise créée par l’emploi confusionnel de cette valeur de futur : « j’allais mourir » est une action qui doit
se passer après « l’année d’après »

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°° teneur de l’information qui est en décalage avec le temps employé = normalement, il ne devrait plus être
là pour le dire = nous sommes dans un hors temps = personnage dans un entre-deux, à la fois vivant et mort.
°°teneur surprenante et grave du propos mise entre parenthèses avec l’emploi des tirets.
= effet d’attente : le système temporel mêle de façon complexe présent et passé, en plus du futur
°présent L3 « j’ai près de trente-quatre ans, et c’est à cet âge que » = âge réaliste, proximité, but de qq chose = effet
d’attente
°passé : L6/8
« j’attendais / j’attendais » = un projet mûri = effet d’attente = lequel ? / « d’en avoir fini » = avec quoi ?

-précision sur l’âge de la mort : 34 ans : mort prématurée = pourquoi ?

-insistance sur le temps d’hésitation sous forme :


 de phrase elliptique (cela fait ) L6 + « d’en avoir fini » L8
 d’épanalepse à nouveau « de nombreux mois »/ « de nombreux mois » L6/8
 de phrase emphatique : mise en relief par antéposition « des mois…que » = le temps presse maintenant ? = suspense

-recherche d’une posture pour tolérer la présence de la mort dans la vie avec l’emploi de « tricher » L7

Conclusion I = présentation du sujet, la mort à venir est exprimée de façon moderne dans un flou chronologique mais dans le cadre
traditionnel du prologue par la voix du protagoniste principal, Louis qui fait office de Coryphée ( chef de chœur ).

II. Ressassement et errements d'un mort vivant L9/21 Quels sont les cheminements existentiels du personnage ?

l’année d’après
comme on ose bouger parfois‚
à peine‚
devant un danger extrême‚ imperceptiblement‚ sans vouloir faire de bruit ou commettre un geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous
détruirait aussitôt‚
l’année d’après‚
malgré tout‚
la peur‚
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚
malgré tout‚
l’année d’après‚

-le ressassement est créé par :


° L1/5/9/16 « l’année d’après » qui devient un leitmotiv : il suggère que la prise de parole est difficile
= modernité et théâtre du XX° = la difficulté de dire
°L13/16 « malgré tout » qui provoque un resserrement sur l’idée de « peur » L16 mot mis en exergue isolé dans le verset.

-l’exposition du sujet se fait avec le recours à une comparaison : détour = difficulté d’exprimer directement
 comparaison de teinte légèrement épique, avec l’évocation de « l’ennemi » = allégorie de la mort
 comparaison qui développe l’idée de circonspection en temps de guerre mentionnée avec l’aspect absolu de la
périphrase « devant un danger extrême » L12
 idée de circonspection suggérée par :
o la multiplications des compléments circonstanciels « à peine / imperceptiblement / sans vouloir »
o la valeur sémantique du verbe « ose » L10 qui suppose des hésitations au préalable.
o l’emploi du conditionnel présent « réveillerait / détruirait » L12/13

= expression de la précaution dans le discours = comparaison qui exprime la difficulté de dire.

-les thèmes de « l’Ennemi » et de l’attente donnent au texte la teinte baudelairienne de L’Ennemi des Fleurs du Mal : le temps.

-l’expression de la fatalité L17 à 21 fixe le thème douloureux du tragique de l’existence :


= inscription de la pièce dans le lyrisme et l’élégie.
= Tout le problème : dire la mort prochaine.

-le dernier écho du leitmotiv « l’année d’après » va -t-il enfin marquer l’ évolution du discours ?

Conclusion II = l’exposition se ralentit et livre l’intériorité du protagoniste, un détour est nécessaire pour dire.
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= l’exposition s’inscrit dans la :
 Modernité : difficulté du langage le sujet n’est pas encore clairement exposé
 Tradition : les allégories classiques (mort /temps) qui renvoient à la dimension tragique de la destinée limitée par le
temps.

III.L'aveu à dire : l’horizon d’attente L22/L34

je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚


aller sur mes traces et faire le voyage‚
pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et
précision
– ce que je crois –
lentement‚ calmement‚ d’une manière posée
– et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été un homme
posé ?‚
pour annoncer‚
dire‚
seulement dire‚
ma mort prochaine et irrémédiable‚
l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚

-l’enjeu de l’intrigue se pose au milieu du prologue (longueur et difficulté de l’exposition) et s’inscrit dans la thématique traditionnelle
du retour : un thème métatextuel L22/35 riche de symboles.
 le retour du fils prodigue dans la bible (Luc, XV)
 le retour d’Ulysse
 le retour d’Oreste à Argos
 le retour d’Orphée

= perpétuation d’une tradition et d’une réflexion sur le retour.

- une rupture s’opère dans le ton dès la ligne 22 : « je décidai », par le passage au passé simple qui exprime une action achevée donc
actée

-la démarche est individualiste et non altruiste : Louis le fait pour lui et non pour les autres = traduction du sentiment de solitude
individuel liée au XX° siècle ?

-une inconnue demeure concernant les autres personnages, le pronom « les » n’est pas explicite = prolongation de l’exposition

-la difficulté à produire l’aveu se poursuit dans :


 la multiplication des compléments circonstanciels
 l’incise
 la question rhétorique
 l’épanorthose L24/25 et L30/31/32 distillée sur deux ou trois versets / 3 « avec soin, avec soin et précision » « pour
annoncer,/dire,/seulement dire »
 répétition d’ « annoncer » L24/30/34
-l’annonce de l’aveu à faire cède à la tradition du « messager », terme métaphorique par lequel Louis se qualifie. Le messager est un
topos de la tragédie antique : il vient annoncer une mort. Exemple le messager de Corinthe dans Œdipe Roi.

Conclusion III = progression de la fonction d’information, un aveu à faire


= passage qui traduit davantage la psychologie du personnage qu’il n’informe sur l’intégralité de l’intrigue
= qui sont les autres protagonistes ?

IV. Entre être et paraître : un rôle à jouer, mise en abyme du théâtre L35/46

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et paraître
– peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚
en toutes circonstances et depuis le plus loin que j’ose
me souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider‚
me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisé-
ment‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que je ne connais
pas (trop tard et tant pis)‚
me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et d’être‚
jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître.

-Cinq éléments dominent ce passage :


 la question du paraître et des faux-semblants « et paraître » L35/39 « l’illusion » L43
 des nouveaux destinataires : « toi, vous » L41 emploi de la 2è personne qui désigne + « eux, elle, ceux là que je ne connais /
pas » emploi du démonstratif, de la 3° personne + mise en exergue de la particule « pas »
 « les » ou « les autres » ne sont toujours pas nommés
 la volonté de donner à tous l’apparence de tout maîtriser
 la présence de la mort rendue silencieuse et latente par les euphémismes «(trop tard et tant pis) » « une dernière fois » «
jusqu’à cette extrémité »

-les interprétations :

 Dans le fond :

o la mort plane et il s’agit de la dire, l’ultime effort à faire est que l’on se croie et que les autres vous croient maître de
votre destin : cela suppose jouer un rôle, le rôle que l’on vous connaît ; c’est aussi peut-être l’effort de la dignité.

o L’exposition ne donne pas d’information précise sur les autres personnages, elle reste sur ce plan très générale.

 Dans la forme : Louis en multipliant les destinataires est à la fois :

o le coryphée, personnage de la pièce et maître du chœur qui connaît l’histoire par anticipation et la commente en
s’adressant au public : c’est le procédé de la parabase antiqu c.à.d de l’adresse au public.
« toi, vous » + « eux, ceux que … » = le public / le lecteur /l’humanité

o l’auteur de l’histoire, c’est-à-dire Jean Luc LAGARCE face au destin = mise en abyme du théâtre

CONCLUSION

Le prologue annonce un thème existentiel, la fin de la vie, à la fois de façon moderne et traditionnelle.

De la tradition relève :
- l’adresse au public
- le messager
- le thème du retour
- la fatalité : la condition tragique de l’Homme

De la modernité relève :
- le brouillage de la temporalité
- la phrase à rallonge qui multiplie à dessein épanalepses et épanorthoses afin de montrer les difficultés du langage
- l’idée d’avoir le sentiment de maîtriser son destin, de décider malgré la fatalité
- les angoisses métaphysiques

Ouverture :
Prologue de la Machine infernale de Cocteau 1934
Prologue d’Œdipe Roi de Sophocle -V°siècle avt JC
Scène d’exposition de Retour dans le désert de Koltès 1988

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