LL13 Lagarce - Prologue
LL13 Lagarce - Prologue
LL13 Lagarce - Prologue
Texte à annoter
Projet de lecture
• En quoi ce prologue rend-il compte de la complexité du projet de Louis, celui d’annoncer « d’une manière
posée », « avec soin et précision » sa mort ?
Mouvements du passage – Annonce du plan pour répondre au projet de lecture
• l. 1 à 17 : L’annonce tragique de la mort de Louis
• l. 18 à 36 : L’annonce de l’intrigue : une révélation vouée à l’échec
La forme du prologue est héritée du théâtre antique. Le prologue est le pro-logos, pro/logo , c'est à dire le
discours qui se trouve avant la tragédie. Du prologue antique, Juste la fin du monde semble reprendre les formes
du monologue et de la tirade, le point de vue surplombant (le prologue incombe souvent à un dieu dans
l'Antiquité), la parabase (= le coryphée, chef du chœur, s'adresse directement au public) et la fonction
traditionnelle d'exposition du sujet. L'allusion à un messager peut encore être lue comme une référence à
la tragédie antique, de même que le destin qui attend le personnage : la mort, contre laquelle il ne pourra
rien faire puisqu'elle est déjà écrite (« c'est à cet âge que je mourrai »).
Le choix qui est fait pour présenter le texte est celui du verset, entendu comme unité de souffle, unité rythmique,
indication donnée au comédien en vue de jouer le texte, manière d'orienter déjà la diction. La tirade de Louis est constituée
d'une phrase unique (un long souffle), s'étendant sur une quarantaine de lignes, et qui avance par répétitions
(épanalepses), corrections (épanorthoses) et digressions.
L’indication temporelle « plus tard » au tout début du discours donne l’impression que Louis a raconté des
choses avant (« hors champ »), des choses que le public devra reconstituer ou s’imaginer par lui-même :
« L’année d’après » mais après quoi ?
Tout le monologue du prologue (une longue phrase) est dominé par la reprise anaphorique de ce repère
temporel : « l’année d’après » (répété 5 fois) et traduit l’obsession de Louis.
1. La présentation prophétique du dramatique (l. 1 à 3)
• Le thème de la mort est présenté d’emblée par le polyptote « j’allais mourir… je mourrai » et donne un ton
tragique et pathétique au prologue. A-t-on affaire à un Louis déjà mort, qui s’exprime depuis l’au-delà ?
« A mon tour » peut renvoyer justement au « hors-champ » évoqué plus haut. On pourrait penser que Louis
ne commence à évoquer sa famille qu’à la ligne 18 (« je décidai de retourner les voir ») mais le « à mon tour »
renvoie sûrement à la mort de son père. Ainsi, l’ombre de celui-ci plane sur le discours du fils dès le début. Il
est absent et présent à la fois. Ou alors, il ne fait que rejoindre les autres morts de tout temps. Ou encore,
troisième interprétation, il rejoint les héros de tragédies morts écrasés par leur destin, le jouet des dieux.
• Cette certitude de la mort (poids de la fatalité d’une mort programmée que le personnage, lucide de son sort,
ne pourra éviter) est renforcée par l’effet de prolepse créé par la formulation ambiguë de la phrase : « plus
tard, l’année d’après » annoncent le futur « je mourrai ». Or la mort est aussi annoncée comme un fait déjà
accompli. La mise entre tirets de « j’allais mourir à mon tour » (futur proche dans le passé : imparfait + infinitif)
présente un regard rétrospectif sur ce fait déjà achevé (prosopopée = donner la parole à un mort).
• La référence à l’âge de « près trente-quatre ans » (un âge quasi christique, jeune) associé au déictique «
maintenant » et au présent d’énonciation « j’ai » laisse supposer que celui qui parle est proche de cette mort.
Âge indiqué dans la liste des personnages.
⇒ Le monologue s’inscrit dans une temporalité quasi surréaliste. Mais la mort n’en est pas moins certaine.
◦ L’illusion (mentir à soi, aux autres = tente de lutter contre son destin funeste) : « à tricher »
◦ L’ignorance : « à ne plus savoir ».
Puis :
◦ L’impatience : « d’en avoir fini » (euphémisme).
La partie centrale du prologue expose le projet de Louis : la révélation. L’expression « pour annoncer » répétée
en anaphore est prolongée par le verbe « dire ». Mais il en profite pour livrer au spectateur à la fois un état de
sa situation et un autoportrait.
• Le spectateur est confronté à un topos du genre de l’épopée : le retour du héros. L’énumération «
retourner... revenir… aller… » qui s’achève sur l’expression polysémique « faire le voyage » informe le spectateur
d’un départ passé mais aussi du danger mortel de son retour. Le préfixe « -re » indique que Louis va accomplir
à nouveau un itinéraire mais en sens inverse : regagner le foyer familial. On remarque l’utilisation de
l’épanorthose : figure qui consiste à reformuler pour mieux dire. Seule la parole est en mouvement, pas le
personnage.
On voit aussi que Louis est avant tout centré sur lui-même ; c’est ce que montre l’emploi répété du
déterminant possessif de la première personne : « sur mes pas », « sur mes traces ». Ce retour aux sources n’est
donc pas une démarche altruiste, un service qu’il rendrait aux siens, mais quelque chose qu’il entreprend pour
lui seul.
• La révélation est liée elle aussi à une réputation qu’il croit posséder. L’énumération de CC de manière
répétés tels que « lentement, avec soin, calmement, d’une manière posée » crée une insistance sur l’image qu’il entend
véhiculer. Louis planifie mentalement la façon dont les choses vont se passer. Pourquoi être aussi lent à
annoncer quelque chose d’aussi triste que sa mort prochaine ? Est-ce un désir d’émouvoir, de blesser ?
• La question rhétorique répétée et placée en incise « n’ai-je pas toujours été [pour eux] un homme posé ? » invite à
penser qu’il va jouer un rôle (conforme à l’image qu’on a de lui) plutôt qu’être sincère.
• Ce rôle, il se l’attribue en se confiant une mission : « être l’unique messager ». Ici, il s’arroge la fonction du
chœur antique de la tragédie grecque qui vient signifier aux personnages et aux spectateurs le drame à venir.
Les deux adjectifs de « ma mort prochaine et irrémédiable » rappellent le caractère inexorable du drame qui va se
jouer et la concision par laquelle il veut l’annoncer.
• La révélation se clôt sur un verset court tout à fait théâtral qui sera repris dans la fin du monologue : « et
paraître ». Le terme, lui aussi polysémique, confère à sa future révélation un caractère illusoire. Il veut jouer un
personnage, (re)naître, ne pas mourir.... Il affichera une allure artificielle avant de « disparaître ».
⇒ Louis, en affichant son projet de résistance à la mort, annonce déjà qu’il ne sera pas sincère, amorçant sans
le savoir la crise familiale qui va s’ensuivre.
À noter
Louis semble réfléchir à mesure qu’il parle, ce qui est une caractéristique de l’écriture de Lagarce où les
personnages tentent d’exprimer avec justesse et tout haut le fil souvent confus de leurs pensées. Le nœud de
l’intrigue se trouve là : un personnage doit dire quelque chose. Or nous verrons par la suite que sa parole va
être noyée par d’autres paroles qui revêtent, pour ceux qui les prononcent, une importance également
cruciale, vitale.
◦ Le repère temporel « une dernière fois » et le repère spatial « jusqu’à cette extrémité » montrent qu’il va vers
l’inconnu.
◦ La parenthèse « trop tard et tant pis » est l’expression d’un renoncement déjà annoncé.
◦ Les allitérations en « m » des dernières lignes (me… moi-même… extrémité… mon… maître) suggèrent un
babillage stérile.
Conclusion
Cette scène d’exposition est donc efficace dans la mesure où elle présente le personnage principal,
Louis, et sa crise existentielle, son projet qui va faire advenir l’intrigue, dire sa mort prochaine à ceux qu’il
nomme « eux » (le mot « famille » n’apparaît pas dans le monologue), dont il est éloigné, la dire pour lui-même
et non pour eux. Louis semble les mépriser et pourtant il se sent obligé (fatalité) de revenir vers eux pour les
avertir. Le prologue prépare aussi le spectateur à douter de la parole de Louis (« tricher »), par l’introduction
du thème du théâtre dans le théâtre. Il annonce aussi la poésie particulière de la langue de Lagarce, de ses
versets aux multiples reprises en quête du mot « juste », seul capable d’annoncer « la fin du monde ». Le ton
tragique est donné, d’un tragique moderne à la langue à la fois dépouillée et sinueuse (un drame centré non
sur l’action mais sur le langage) : le cri tragique gratuit dont parle le Choeur dans l’Antigone d’Anouilh semble
prêt à être poussé. Mais c’est Antoine qui le poussera…
[Ouverture ]
J. Anouilh, Antigone. Tirade du Choeur (1944) => voir ci-dessous.
Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela qui est commode
dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une
seconde à une fille qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d’honneur un beau matin, au réveil, comme
de quelque chose qui se mange, une question de trop qu’on se pose un soir... C’est tout. Après, on n’a plus
qu’à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul. C’est minutieux, bien huilé depuis toujours. La mort,
la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences : le silence
au commencement quand les deux amants sont nus l’un en face de l’autre pour la première fois, sans oser
bouger tout de suite, dans la chambre sombre, le silence quand les cris de la foule éclatent autour du
vainqueur – et on dirait un film dont le son s’est enrayé, toutes ces bouches ouvertes dont il ne sort rien,
toute cette clameur qui n’est qu’une image, et le vainqueur, déjà vaincu, seul au milieu de son silence...
C’est propre, la tragédie. C’est reposant, c’est sûr... Dans le drame, avec ces traîtres, avec ces méchants
acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-neuve, ces lueurs d’espoir, cela devient
épouvantable de mourir, comme un accident. On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait
peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes. Dans la tragédie on est tranquille. D’abord, on est entre soi.
On est tous innocents en somme ! Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une
question de distribution. Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir,
le sale espoir ; qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur le dos, et qu’on n’a plus
qu’à crier, – pas à gémir, non, pas se plaindre, – à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait
jamais dit et qu’on ne savait peut-être même pas encore. Et pour rien : pour se le dire à soi, pour l’apprendre,
soi. Dans le drame, on se débat parce qu’on espère en sortir. C’est ignoble, c’est utilitaire. Là, c’est gratuit.
C’est pour les rois. Et il n’y a plus rien à tenter, enfin !