Jean Bouchart D'orval - La Vie N'est Pas Démocratique
Jean Bouchart D'orval - La Vie N'est Pas Démocratique
Jean Bouchart D'orval - La Vie N'est Pas Démocratique
On parle beaucoup de notre époque comme d'un âge des ténèbres et ça m'agace un peu, parce
que l'homme ne s'est jamais si bien porté et que sur un plan planétaire la démocratie a gagné
beaucoup de terrain au XXe siècle.
L'idée de démocratie a peut-être progressé au XXe siècle, mais qu'en est-il de nous?
Sommes-nous vraiment plus en paix qu'il y a un siècle ou un millénaire? Le fait de
«bien se porter» a-t-il amené un questionnement plus profond? La sagesse et la liberté
n'ont rien à voir avec la démocratie ou quelque régime que ce soit. L'immense
majorité des sages de l'humanité — ces êtres vraiment libres — ont historiquement
vécu sous des régimes non démocratiques. Ce que nous sommes, personne ne peut
l'interdire, personne ne peut l'améliorer.
Les chefs des grands pays occidentaux, le président américain en tête, se réfèrent à
l'effort pour établir la démocratie comme système de gouvernement partout sur terre.
On croirait presque que la démocratie est devenue le but de la vie sur terre. Il ne vient
à l'idée de personne d'examiner, ne serait-ce qu'une fois dans sa vie, ce concept
universellement martelé dans les cerveaux et qu'on ne voit même plus, un peu
comme le mobilier de sa chambre devenu trop familier. Le mode démocratique de
gouvernement est-il un bien absolu? Que cherche l'homme au juste? N'est-ce pas bien
plus la liberté que la démocratie? Au point où nous en sommes, la plupart des gens
croient que les deux sont la même chose. Or, c'est cela qu'il convient de contester,
cette identité établie entre démocratie et liberté. La démocratie signifie-t-elle la liberté,
la paix, le bonheur? Un régime non démocratique signifie-t-il nécessairement
l'asservissement, la violence et le malheur?
Vous n'allez pas nous dire que la dictature a fait le bonheur des êtres humains au XXe
siècle…
Les voyous auxquels vous faites référence n'ont fait qu'incarner la violence de leurs
concitoyens. Hitler est arrivé au pouvoir en respectant les règles du jeu d'une
démocratie constituée. C'est simplement qu'il n'appréciait pas beaucoup l'incertitude
en temps d'élection et il a donc mis au point un système électoral impeccable, à l'abri
de toute surprise… Il a continué sur la voie que nous connaissons parce que ses
concitoyens ne s'y sont pas opposés sérieusement. Mais c'était voulu par les dieux.
C'est pour cela aussi que les pays européens lui ont laissé le champ libre pendant si
longtemps et que Churchill prêchait dans le désert durant les années trente. Dans leur
mollesse et leur naïveté, les démocraties occidentales incarnaient la volonté des
dieux!
Démocratie et pouvoir personnel sont des notions bien relatives et fragiles. On
pourrait dire, jusqu'à un certain point, qu'une royauté ou une dictature ne peut se
maintenir que grâce au bon vouloir de la population. On a vu cela lors de la
révolution française. D'autre part, la démocratie n'est qu'une forme faible et inefficace
de dictature, périodiquement sanctionnée par des masses inertes et abruties par le
matraquage de discours et de slogans conçus pour des êtres humains d'âge mental ne
dépassant pas dix ans. Une fois élu, chaque chef de démocratie tente par tous les
moyens légaux — parfois illégaux — de déjouer le système afin de pouvoir mieux
gouverner. C'est évident. Ce système est perçu comme un obstacle pour ceux qui
exercent le pouvoir. Voyez-le. Tout en prêtant serment de servir et protéger la
constitution américaine, le Président rêve silencieusement de l'abroger afin d'avoir les
mains libres. Car le Président a des chaînes plein les mains. La démocratie c'est un
peu théorique et ça peut mener à des excès.
Tout le monde suit. Tout le monde veut être certain de penser comme tout le monde
mais, si possible, d'être le premier à le dire. La pensée n'est plus que citation et
l'action fuite en avant. Courage, fuyons! Le système tourne à vide. C'est cela la
démocratie: un monumental gaspillage de temps, de ressources et d'énergie. Mais on
n'a pas à tenter de changer cela. Il n'y a actuellement pas mieux que la démocratie:
c'est exactement ce qui convient à notre époque dégénérée. Il faut laisser la vague
venir s'échouer sur le rivage, ce qui ne devrait tarder désormais. Je ne dis pas que
nous ne devrions pas vivre en démocratie ou que les régimes démocratiques vont
nécessairement s'effondrer, comprenez-moi bien. Je dis que nous sommes obnubilés
par ce concept de démocratie, au point de nous faire oublier que la vie n'est pas
démocratique. La crise qui s'en vient va remettre peut-être en question notre
confusion.
Quand l'être humain veut vraiment accomplir quelque chose qui lui tient à cœur, il
ne propose pas un référendum ni un vote à main levé; il le fait. C'est pour cela que les
démocraties se donnent des pouvoirs plus ou moins dictatoriaux en temps de guerre
sérieuse; ce n'est pas nouveau, les Grecs et les Romains le faisaient déjà il y a 2500
ans. C'est pour cela que les entreprises privées, du moins celles qui survivent et qui
prospèrent, sont menées de main de fer par l'autorité d'un seul. C'est pour cela qu'un
général ne tient pas d'élection et ne regarde pas les sondages d'opinions quand il
établit son plan de bataille. Quand on estime que les enjeux comptent vraiment et
qu'il n'y a pas de temps à perdre, la démocratie est joyeusement jetée aux orties!
Pourquoi cela? Parce qu'en soi la démocratie n'est pas naturelle et qu'elle ne reflète
pas la vie; elle reflète la torpeur du mental humain.
La vérité n'est pas démocratique et le dynamisme de la vie n'a pas sa source dans le
multiple. Peut-on imaginer Jésus, Moïse ou Bouddha tenant un référendum sur la
vérité? Même les vérités relatives ne sont pas démocratiques: Newton, Einstein, Bach,
Mozart et Cie n'ont pas pris de votes à main levée pour trouver ce qu'ils ont trouvé…
«Un seul en vaut dix mille pour moi, s'il est le meilleur.
Il faudrait vraiment que les hommes épris de sagesse soient les juges de la
multitude.»
Héraclite
Nous avons une idée très naïve et simpliste de l'évolution des sociétés sur terre.
L'idée moderne, en ce domaine, est que l'humanité a évolué de façon ininterrompue à
partir d'une époque barbare vers les temps modernes civilisés, que nos sociétés
démocratiques modernes constituent un grand pas en avant pour l'humanité et que
l'évolution est à la veille de culminer, lorsque toutes les nations auront des
gouvernements démocratiques. Je n'ai rencontré que très peu de gens capables de
questionner ces idées reçues. Pourtant, les indices ne manquent pas pour indiquer
que l'humanité a pu connaître autre chose que la barbarie dans le passé. Il
conviendrait que l'homme moderne s'intéresse davantage aux sociétés traditionnelles.
Ce qui caractérise le mieux une société dite traditionnelle, c'est que «ce qui se trouve
au-delà de la vie aussi bien que de la mort 1» donne le ton. L'autorité, les lois, les
institutions, tout est inspiré de la vision de l'Unique. Cela n'a bien sûr rien à voir avec
certains états modernes qui imposent une religion comme loi. Une société
traditionnelle est fondée sur l'Être et non sur le devenir. Il n'existe pas de hasard pour
l'homme de la Tradition. Chacun accomplit sa tâche dans le cadre d'un espace social
bien défini, qui est fondé non sur l'injustice et la violence, mais sur la connaissance de
l'Unique dans sa diversité. L'homme moderne regarde de très haut le système des
castes de l'Inde traditionnelle. Celui-ci ne veut certes plus dire grand-chose dans
l'Inde d'aujourd'hui, mais autrefois il fonctionnait bien car il reflétait une réalité
profonde. Nos sociétés démocratiques et égalitaires sont pourtant loin d'être
exemptes de castes qui, elles, sont fondées sur la violence, car depuis longtemps
l'Unique y a été perdu de vue.
Mais l'histoire montre que ces sociétés traditionnelles étaient loin d'être des modèles…
Ce que nous appelons la période historique, celle qui commence à être documentée
par des textes écrits, marque la dégénérescence des sociétés traditionnelles et ce
mouvement descendant tend à toucher le fond du baril dans les temps modernes. Les
royautés que nous connaissons de l'histoire ne sont déjà plus que de grossières
caricatures de la véritable royauté des sociétés traditionnelles. Les royautés modernes
sont fondées sur l'habitude et les dictatures modernes sur le calcul, la ruse politique
et la violence. Les deux constituent des usurpations. C'est d'ailleurs parce que
l'Unique a été perdu de vue que les familles royales sont devenues vulgaires, dans
tous les sens du mot, et que les têtes sont tombées. La chute des Habsbourg en
Autriche-Hongrie, la destruction des Romanov en Russie et la chute libre du prestige
de la famille Windsor au Royaume-Uni viennent accentuer de façon pathétique le
long et inexorable déclin amorcé il y a des milliers d'années. Quand un souverain
n'impose pas un respect véritable par sa seule présence, c'est qu'il est indigne de
régner.
La royauté véritable et l'autorité naturelle sont fondées sur la virtus, mot que les
Romains utilisaient pour désigner quelque chose de beaucoup plus profond que ce
que «vertu» signifie aujourd'hui. La virtus pourrait s'apparenter à ce que le mot
sanskrit vîrya désigne: l'énergie héroïque éclairée par la lumière de la vérité. Ce que
nous nommons vertu de nos jours est une affaire de morale, quand ce n'est pas une
simple histoire de paraître. Voyez ce qui se passe en Amérique… Mettre l'accent sur
la morale, l'éthique et les codes de comportement tatillons est un aveu de faiblesse,
un symptôme d'indigence spirituelle. La bonne conduite, si vous me pardonnez cette
horrible expression, est un signe de la virtus, non sa cause. La virtus n'est pas
démocratique: c'est le haut qui éclaire le bas et non l'inverse. C'est la grâce qui permet
à l'homme d'agir et de faire des efforts, ce ne sont pas les «efforts» qui amènent la
grâce. C'est la lumière de la conscience qui éclaire «l'objet» et non l'inverse. Bref, c'est
Dieu (la lumière consciente) qui connaît Dieu (l'objet); tant qu'on se perçoit comme un
homme, on ne peut connaître Dieu, ni dans ses formes ni dans sa vérité absolue. Car
«autre que Lui n'est pas».
«Pour les hommes, c'est impossible [d'être sauvé]. Mais pour Dieu, tout est
possible.»
Jésus (Matthieu 19, 26)
Sur le plan religieux, autrefois, le pontifex était celui qui, littéralement, était «le
constructeur de ponts», «le faiseur de voies», entre le divin et l'humain. On ne
devenait pas pontife suite à une campagne électorale et grâce à des marchandages
mondains; on l'était surtout par sa capacité de refléter le Divin. Aujourd'hui
«souverain pontife» désigne quelque chose qui s'inscrit dans la caricaturale lignée des
sacerdoces artificiels des derniers siècles et millénaires. À plusieurs endroits, dans les
Évangiles, on fait remarquer combien les foules étaient frappées par l'enseignement
de Jésus et combien celui-ci parlait avec autorité. Les représentants des sacerdoces
humains, c'est-à-dire fabriqués par la pensée frileuse de l'homme, ont-ils ce genre
d'autorité naturelle?
Pour en revenir à la démocratie, l'idée n'est pas ici de suggérer le retour de structures
passées et de combattre les institutions démocratiques actuelles. La démocratie n'est
pas une cause de la dégénérescence, elle en est une conséquence. Elle est un aveu de
faiblesse de l'homme moderne. Pour qu'une société traditionnelle soit viable, il faut
que le souverain dispose de l'autorité naturelle que confère une consécration
authentique et qu'une large partie de ses membres sachent la reconnaître et la
respecter. En ce sens, la démocratie était inévitable.
Les dirigeants des démocraties ne voient jamais qu'à court terme: l'horizon limité de
leur réélection. Dépourvus de toute clairvoyance, de moins en moins capables
d'inspirer le peuple, les ternes chefs de cette fin de millénaire sont devenus les
esclaves dociles de la volonté de plaire, consacrant et achevant le nivellement par le
bas amorcé il y a longtemps. La méfiance et le mépris généralisés dont ils sont l'objet
à la fin du XXe siècle est le juste salaire de la vulgarisation de l'autorité. Depuis
longtemps en Occident (et toute la terre est occidentale aujourd'hui), il n'y a plus de
vrai chef, parce qu'il n'y a plus d'homme véritable et qu'il n'y a plus de femme
véritable. L'homme ne se connaît pas en tant qu'Unique, c'est pourquoi n'importe
quel système moderne est voué à la misère.
La démocratie moderne est un symptôme que quelque chose de fondamental est à
revoir en l'homme et dans ses croyances. C'est cela qui est la bonne nouvelle. Nous
n'avons ni à prévenir ni à hâter la perte de ce système fondé sur la prétention et
l'inconscience: il court lui-même à sa ruine, ou plutôt à sa transformation. Il ne faudra
pas trop larmoyer sur la disparition d'un mode de vie fondé sur l'avoir, le devenir et
le paraître. Ce n'est pas vraiment la démocratie elle-même qui est déficiente (car,
comme nous le disions, c'est un concept largement théorique), ce sont les dormeurs.
Derrière la farce démocratique se profile une vision déficiente, qui se traduit par un
profond et douloureux manque de confiance en la vie et par l'illusion du choix.
L'homme ordinaire évolue dans un univers de pensées colorées par de lancinantes
alternatives. L'homme humble et lucide n'a pas le choix. D'ailleurs, il n'est pas là: il
n'y a que la liberté.
Tant que vous ne voyez pas que toutes vos pensées sont conditionnées, vous dormez.
Quand vous avez cessé de dormir, vous n'êtes plus là, ni pour dormir, ni pour vous
éveiller et certainement pas pour choisir. Vous êtes la Vie. Les alternatives relèvent de
la pensée, mais vous êtes libre de cela. Voyez-le.
Est-ce de cette façon que nous pourrons changer la société afin qu'elle reflète davantage de
tolérance?
Nous pourrons changer la société intolérante en tolérant la société telle qu'elle est!
Pourquoi voulez-vous changer la société? Pourquoi ce programme?
Mais n'y a-t-il pas encore tellement d'injustices partout, même dans les pays riches?
Mais qu'en savez-vous vraiment? Comment savez-vous que ce qui arrive est injuste?
Où avez-vous appris cela? Vous avez entendu ce slogan et vous le répétez; tout le
monde le répète. Mais comment pouvez-vous vraiment savoir ce qui est juste et ce
qui ne l'est pas? Tant que vous ne vous connaissez pas vous-même, vous ne pouvez
savoir ce qui est juste et quand vous vous connaissez, c'est-à-dire quand vous savez
vraiment ce qu'est la vie, alors ces idées de justice et d'injustice ne vous viennent plus.
Ce qui est juste, c'est ce qui arrive. Ça ne peut être autre chose que cela, il n'y a que
cela. Tout le reste vient de la pensée, de la pensée à double pôle: bon ou mauvais,
juste ou injuste, vrai ou faux, agréable ou désagréable. Tant que vous vous érigez en
juge de ce qui est juste et de ce qui ne l'est pas, vous ne demeurez pas dans l'humilité
et vous ne pouvez connaître la vérité. Tant que vous prétendez quoi que ce soit, vous
êtes quelque chose par rapport à autre chose et vos notions de justice sont toujours
relatives et limitées. Vous avez le concept qu'il ne devrait pas y avoir de maladie,
qu'il ne devrait pas y avoir de tricheurs, qu'il ne devrait pas y avoir de guerre. Vous
redoutez par dessus tout l'inéluctable injustice suprême, qui est votre mort. Vous
n'êtes jamais tranquille et avec votre idée de changer la société, vous voulez partager
votre agitation avec les autres! Les guerres ont toutes été menées au nom de la justice
par des gens qui n'étaient pas tranquilles. Au lieu de partir en croisade pour changer
le monde et corriger les «erreurs» de la vie, pourquoi ne pas commencer là où vous
pouvez vraiment faire quelque chose, en vous? Demandez-vous ce qui vous rend mal
à l'aise. Ne vous perdez pas dans les événements rapportés aux nouvelles. Voyez que
ce qui vous dérange ce n'est jamais ce qui arrive, mais plutôt votre idée que cela ne
devrait pas arriver.
J'entends bien tout ce que vous dites, mais alors il ne faudrait jamais rien faire dans la vie?
Je ne dis pas cela. D'ailleurs ça ne va jamais arriver. Essayez de ne rien faire: vous
verrez que vous n'y arriverez pas. À tous ses échelons, la vie est un dynamisme et
vous ne pouvez pas l'arrêter. Ce que vous êtes, en tant que corps, pensée, émotions,
sensations, n'est que mouvement. Ça aussi c'est un concept que de vouloir arrêter, ça
vient de votre pensée, c'est un dynamisme. La tranquillité n'est pas là. Le problème
n'est pas le changement, c'est ce que nous en pensons. La tranquillité consiste à voir
que nous nous prenons sans cesse pour un acteur particulier, alors que nous sommes
la vie. La vie ne veut rien, elle n'a aucun but. Dès que vous avez un objectif, vous
insultez ce que vous êtes. Vouloir quoi que ce soit est une insulte à Dieu, c'est un
manque total d'humilité. Maître Eckhart dit que même celui qui veut accomplir «la
volonté de Dieu» n'est pas humble. Qu'est-ce qui se passe quand vous ne voulez plus
rien, y compris ne plus vouloir «rien faire»?
Voilà! Vous venez d'assister à la fin de toutes les injustices passées, présentes et
futures. Vous n'avez plus aucune plainte à formuler ni envers Dieu, ni envers la vie,
ni envers les autres, ni envers la société, ni envers vous-même. Vivez cette paix. Mais
attention! Elle est contagieuse.