Espace Cinémato AGEL
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DUMEMEAUTEUR
L'espace
cinématographique
«encyclopédie universitaire »
INTRODUCTION
A
L'ESPACE
CINÉMATOGRAPHIQUE
1. MircéaELIADE,LeSacréetleProfane,Ed.IdéesGallimard, 1965,p.25.
2. op. cit., p. 22.
3. op. cit., p. 57.
4. ELIADE,op. cit., p. 29.
5. id.
théologique et mystique devient à l'écran une réalité esthétique. Un
film n'accède à sa plénitude que dans la mesure où le metteur en scène,
perpétuant et prolongeant le geste créateur de laweh dans la Genèse, tire
un monde organisé du chaos. Dans la Bible « la terre était vague et vide,
les ténèbres couvraient l'abîme ». Chez Virgile comme chez Platon, c'est
aussi l'informe et l'inconsistant qui précèdent le geste créateur. A la fois
démiurge et personnage sacerdotal, le réalisateur fait d'un ensemble de
virtualités encore confuses une réalité consistante et structurée. Mircéa
Eliade nous rappelle que les colons scandinaves « répétaient l'acte des dieux
qui avaient organisé le chaos en lui donnant une structure des formes et
des normes » Et il ajoute : «La prise de possession rituelle doit de toute
façon répéter la cosmogonie 7 Tout ce qui est dit ici pourrait l'être de
l'activité du metteur en scène. Que cette prise de possession soit
impérieuse - chez un Eisenstein - amicale et sympathisante chez un
Flaherty, un Satyajit Ray - qu'elle soit fébrile, crispée, fantasmatique -
c'est le cas pour les expressionnistes allemands - ou, au contraire,
voluptueusement accordée au mouvement capricieux et aux métamor-
phoses incessantes du cosmos - ce qui est le propre du cinéma baro-
que - c'est elle que nous dévoilent quatre-vingts ans d'histoire du
cinéma. Et si toute agressivité semble se résorber en certains cas dans une
attitude d'humilité chrétienne (Rossellini définit ainsi le néo-réalisme) c'est
encore par une co-naissance au monde dynamique, par une étreinte
fervente de toute la Création (celle des mystiques, d'un Claudel, d'un
Teilhard) que semanifeste l'élan créateur.
La liturgie-mystique ou magique - «institue le lieu ». On n'est pas
surpris que ce soient à peu près les mêmes termes qui reviennent dans les
textes des historiens attentifs à la naissance et à la fonction de la danse.
Dans le premier chapitre de l'Histoire du Spectacle, publiée dans
l'Encyclopédie de la Pléiade, et intitulé Rituel et Pré-Théâtre, André
Schaeffner déclare «Tout personnage qui danse opère comme l'écrit
Mallarmé, un " sortilège " foulant le sol, il le transforme en autel; de
l'espace qu'il parcourt il fait un sanctuaire et, telle la Loïe Fuller, par ses
" retraits ", sa "jupe " et ses ornements, il institue le lieu » mais il faut
aller plus loin : «Outre l'espace qu'elle sacralise, et le décor mouvant
6. op. cit., p. 30, cf. du mêmeauteur : LeMythe del'Eternel Retour, Ed. Idées.
7. LeSacré et le Profane, p. 30.
8. op. cit., p. 25.
qu'elle dresse, la danse possède une richesse de significations que ne
possède pas la parole » La signification fondamentale que dégage entre
toutes les autres la chorégraphie primitive ou moderne, c'est de
« théatraliser le mythe », selon l'expression de Henri Gouhier. Ainsi la
danse prolonge et magnifie le rituel archaïque. Comment ne pas signaler
dès maintenant que le genre cinématographique encore si méconnu qu'est
la comédie musicale américaine - celle d'un Busbey Berkeley, d'un
Stanley Donen, d'un Gene Kelly, d'un Vicente Minnelli, d'un Charles
Walters - représente une des plus hautes modalités d'expression du
septième art? C'est peut-être à l'écran que la danse dresse de la façon la
plus envoûtante son « décor mouvant ». C'est peut-être là qu'elle fait jaillir
efficacement les réserves mythiques qu'elle c o n t i e n t
Stable ou mouvant, c'est un temple ineffable que fait surgir le rituel
ancien où se fondent liturgie et chorégraphie. Mircéa Eliade nous rappelle
qu'il s'agit de retrouver un axe fondamental, un centre mystique, où
communiquent le ciel, la terre et le monde souterrain (A la fin des Contes
de Mizoguchi un doux et grave panoramique vertical partant du
cénotaphe de la défunte aimée unit la prière de son enfant à la voix qu'elle
fait entendre des épaisseurs de l'invisible). Dans l'ancienne Mésopotamie,
comme dans la Palestine, c'est souvent une montagne qui a été la table de
résonance de ces divers effluves, le point privilégié de ces convergences.
Mais qui ne verrait que le cinéma en ses panoramiques et ses travellings,
tout comme en ses cadrages, réalise cette unité dynamique et privilégiée,
ce qui apparaîtrait aussi bien dans telle séquence finale de Mizoguchi
(Intendant Sansho) que dans tel western d'Anthony Mann ou de Sydney
Pollack?
Il n'est pas nécessaire de rappeler longuement, si nous passons de la
danse au spectacle théâtral, l'importance de l'espace sacrificiel, que tant
d'études ont mis en relief. Dans le chapitre de l'Histoire des Spectacles
consacrée à l'Antiquité classique, Jacques Lacarrière revient sur ce point
fondamental : l'auteur mentionne que « toute cérémonie, tout acte
religieux, s'inscrit d'abord dans un cadre élémentaire qui est l'espace...
espace sacré qui n'existe qu'en fonction des forces ou des êtres naturels
9. id.
10. On rapprochera des vues exprimées dans l'Encyclopédie de la Pléiade, les réflexions
pénétrantes de Roger GARAUDYdans son essai Danser sa vie (Ed. du Seuil) et naturellement tout
l'essai dePaul Valéry,L'âmeetladanse,Ed.delaPléiade,t. II.
censés s'y manifester » 11 Notons tout de suite qu'il n'est possible de
contempler Rashomon dont le centre spirituel est la porte des Démons,
clef de voûte d'une méditation tragique sur les forces démoniaques, qu'en
fonction de cette sacralisation d'un espace.
Tout comme la prière, un espace nettement défini, « possède le
singulier pouvoir de concentrer l'énergie éparse dans l'univers » Le
geste rituel, puis théâtral - puisque le théâtre est issu de cette liturgie - ne
prend sa signification la plus profonde qu'en fonction de cette donnée. Le
sacrifice originel ne peut atteindre sa pleine efficacité que si sont
conjugués les pouvoirs de la Parole et ceux d'un espace qui doit être choisi
avec soin. C'est en remontant à cette source du sacrifice rituel et
propitiatoire que l'on pourra expliquer la dimension cosmique de tout
spectacle, perceptible même dans le théâtre d'Euripide « Création du
monde, lutte d'un démiurge contre les forces du néant, création du premier
homme, invention du feu ou de l'agriculture. Accouplement primordial du
ciel et de la terre, etc. » Même en tenant compte du fait que la tragédie
antique a été un « constant effort pour se libérer de son monde religieux,
pour acquérir ses propres techniques et ses propres thèmes » on doit
reconnaître que pas plus pour elle que pour le N ô et le Kabuki, en
Extrême-Orient, le cordon ombilical n'a été rompu. De toute façon,
l'espace de L'Orestie comme celui d'Œdipe-Roi ou des Bacchantes est un
lieu fascinant et terrible où, pour un temps, se concentre quelque chose
de plus qu'humain.
Nous éloignons-nous de la métaphysique en abordant le problème en
fonction de la représentation du monde que donne la peinture ? Nous ne le
pensons point. Après tant de livres consacrés à l'espace pictural - en fait
la quasi totalité des livres concernant l'Histoire de l'Art - après les études
de Wolfflin, Elie Faure, Malraux, Francastel, le livre récent de Michel
Serres : Esthétiques sur Carpaccio, reprend, en termes s o u v e n t
hermétiques mais incontestablement décisifs, le thème d'un m o n d e
circonscrit : la définition de l'espace, dit-il, « fait tracer des bords, des
limites, des lisières, des plages, des fins » 14 Commentant cet ouvrage dans
Le Monde du 8 novembre 1975, Christian Delacampagne précise : « Un
CINÉMA
ET
BEAUX-ARTS
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