Espace Cinémato AGEL

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L'espace cinématographique

DUMEMEAUTEUR

Lecinéma et leSacré(Collection 7eArt).


Miroirs del'insolite (Collection 7eArt).
Romanceaméricaine(Collection 7eArt).
Lesgrands cinéastes quejepropose (Collection 7 Art).
Flaherty (Ed. Seghers).
Grémillon (Ed. Seghers).
Lecinéma (Ed. Casterman).
Voyagedans lecinéma(Ed. Casterman).
Esthétique du cinéma(Collection Quesais-je).
Vittorio deSica (chez Jean-Pierre Delarge, Editions Universitaires).
Lesgrands cinéastes (chezJean-Pierre Delarge, Editions Universitaires).
Poétique ducinéma (Ed. du Signe).
Métaphysiqueducinéma(Collection Petite Bibliothèque Payot).

© Jean-Pierre Delarge, éditions universitaires, 1978


I.S.B.N. 2.7113.0083.8
HENRI AGEL

L'espace
cinématographique

«encyclopédie universitaire »

jean-pierre delarge, éditeur


10, rue Mayet - 75006 Paris
Erratum.
Page 216, une ligne entière ayant été omise à l'impression,
il convient de rétablir la dernière phrase de cet ouvrage de
la façon suivante :
Ici, comme chez Mizoguchi ou Stayajit Ray, se vérifient
les dires de Georges Poulet dans ses Études sur le temps
humain «L'espace est surtout ce qui... forme une totalité
indivisible dont apparaît aussitôt la cohérence, l'espace tient
ensemble».
Pour Sarah, quand elle aura vingt ans.
CHAPITRE 1

INTRODUCTION
A
L'ESPACE
CINÉMATOGRAPHIQUE

Ce n'est peut-être pas à la littérature que doit se rattacher au départ


l'initiation au cinéma, mais à tout ce qui, dans les civilisations primitives
ourécentes, concerne l'espace : liturgie, danse, théâtre, peinture, sculpture,
architecture, etc. Unfilm est avant tout définition d'un espace, insertion de
personnages dans un décor naturel ou reconstitué en studio. C'est dans la
mesure où les coordonnées spatiales de ce décor sont tracées avec force et
avec efficacité, qu'une histoire prend une valeur significative : dramatique,
poétique, politique ou cosmique. Etudier les grands classiques de
l'expressionnisme allemand, du cinéma soviétique, du réalisme lyrique de
l'école française, étudier Griffith ou Antonioni, Rossellini ouJancso, c'est
d'abord explorer un terrain avec la ferveur d'un naturaliste ou d'un
ethnologue.
C'est sans doute de la liturgie qu'on doit d'abord partir, car c'est elle
qui dès les temps les plus reculés, comme l'a montré de façon définitive
Mircéa Eliade, a circonscrit et isolé des zones «pour détacher un territoire
du milieu cosmique environnant et le rendre qualitativement différent »1
Pour l'homme religieux l'espace n'est pas homogène, il présente des
ruptures. Et l'auteur de l'Histoire des Religions ajoute ceci qui peut être
transposé en termes esthétiques : «Lorsque le sacré se manifeste par une
hiérophanie quelconque, il n'y a pas seulement rupture dans l'homogénéité
de l'espace, mais aussi révélation d'une réalité absolue, qui s'oppose à la
non-réalité de l'immense étendue environnante » Un peu plus loin,
développant son investigation, Mircéa Eliade écrit : «L'expérience de
l'espace sacré rend possible la fondation du monde; là où le sacré se
manifeste dans l'espace, le réel se dévoile, le Monde vient à l'existence » 3
Èst-il un critique qui récuserait cette formule comme définition de la
cinématographie?
Faire venir à l'existence, incanter un lieu, le peupler, donner une
consistance, une densité à ce qui a pu paraître informe et sans relief dans
notre univers quotidien, telle est la tâche que se sont assignés (naïvement
sans doute) un Louis Lumière et (de façon rigoureuse et concertée) un
Renoir, un Vigo, un Bresson. Qu'il reste un résidu de sacré mêmedans la
construction strictement esthétique d'un espace, c'est ce qui pourrait
alimenter des discussions sans fin : du Tabou de Murnau auPsaume rouge
de Jancso, en passant par les Contes de la lune vague de Mizoguchi,
l'affleurement du sacré, ou plus exactement d'un élément irréductible aux
simples rapports sociaux et humains, peut apparaître comme une
constante du cinéma.
Dans l'indouisme comme dans la tradition judaïque ou les
cérémonies de la Rome antique, on consacre un lieu déterminé de façon à
établir «une communication avec le monde des dieux » Tant que le
territoire demeurait inoccupé, il participait à la «modalité fluide et
larvaire du chaos » Remarquons que cette notation s'applique très
exactement à la structuration spatiale dans le domaine cinématogra-
phique : en fait, un film médiocre n'atteint pas à la moindre densité
d'être et reste au stade «larvaire ». Ce qui est chez Eliade une donnée

1. MircéaELIADE,LeSacréetleProfane,Ed.IdéesGallimard, 1965,p.25.
2. op. cit., p. 22.
3. op. cit., p. 57.
4. ELIADE,op. cit., p. 29.
5. id.
théologique et mystique devient à l'écran une réalité esthétique. Un
film n'accède à sa plénitude que dans la mesure où le metteur en scène,
perpétuant et prolongeant le geste créateur de laweh dans la Genèse, tire
un monde organisé du chaos. Dans la Bible « la terre était vague et vide,
les ténèbres couvraient l'abîme ». Chez Virgile comme chez Platon, c'est
aussi l'informe et l'inconsistant qui précèdent le geste créateur. A la fois
démiurge et personnage sacerdotal, le réalisateur fait d'un ensemble de
virtualités encore confuses une réalité consistante et structurée. Mircéa
Eliade nous rappelle que les colons scandinaves « répétaient l'acte des dieux
qui avaient organisé le chaos en lui donnant une structure des formes et
des normes » Et il ajoute : «La prise de possession rituelle doit de toute
façon répéter la cosmogonie 7 Tout ce qui est dit ici pourrait l'être de
l'activité du metteur en scène. Que cette prise de possession soit
impérieuse - chez un Eisenstein - amicale et sympathisante chez un
Flaherty, un Satyajit Ray - qu'elle soit fébrile, crispée, fantasmatique -
c'est le cas pour les expressionnistes allemands - ou, au contraire,
voluptueusement accordée au mouvement capricieux et aux métamor-
phoses incessantes du cosmos - ce qui est le propre du cinéma baro-
que - c'est elle que nous dévoilent quatre-vingts ans d'histoire du
cinéma. Et si toute agressivité semble se résorber en certains cas dans une
attitude d'humilité chrétienne (Rossellini définit ainsi le néo-réalisme) c'est
encore par une co-naissance au monde dynamique, par une étreinte
fervente de toute la Création (celle des mystiques, d'un Claudel, d'un
Teilhard) que semanifeste l'élan créateur.
La liturgie-mystique ou magique - «institue le lieu ». On n'est pas
surpris que ce soient à peu près les mêmes termes qui reviennent dans les
textes des historiens attentifs à la naissance et à la fonction de la danse.
Dans le premier chapitre de l'Histoire du Spectacle, publiée dans
l'Encyclopédie de la Pléiade, et intitulé Rituel et Pré-Théâtre, André
Schaeffner déclare «Tout personnage qui danse opère comme l'écrit
Mallarmé, un " sortilège " foulant le sol, il le transforme en autel; de
l'espace qu'il parcourt il fait un sanctuaire et, telle la Loïe Fuller, par ses
" retraits ", sa "jupe " et ses ornements, il institue le lieu » mais il faut
aller plus loin : «Outre l'espace qu'elle sacralise, et le décor mouvant
6. op. cit., p. 30, cf. du mêmeauteur : LeMythe del'Eternel Retour, Ed. Idées.
7. LeSacré et le Profane, p. 30.
8. op. cit., p. 25.
qu'elle dresse, la danse possède une richesse de significations que ne
possède pas la parole » La signification fondamentale que dégage entre
toutes les autres la chorégraphie primitive ou moderne, c'est de
« théatraliser le mythe », selon l'expression de Henri Gouhier. Ainsi la
danse prolonge et magnifie le rituel archaïque. Comment ne pas signaler
dès maintenant que le genre cinématographique encore si méconnu qu'est
la comédie musicale américaine - celle d'un Busbey Berkeley, d'un
Stanley Donen, d'un Gene Kelly, d'un Vicente Minnelli, d'un Charles
Walters - représente une des plus hautes modalités d'expression du
septième art? C'est peut-être à l'écran que la danse dresse de la façon la
plus envoûtante son « décor mouvant ». C'est peut-être là qu'elle fait jaillir
efficacement les réserves mythiques qu'elle c o n t i e n t
Stable ou mouvant, c'est un temple ineffable que fait surgir le rituel
ancien où se fondent liturgie et chorégraphie. Mircéa Eliade nous rappelle
qu'il s'agit de retrouver un axe fondamental, un centre mystique, où
communiquent le ciel, la terre et le monde souterrain (A la fin des Contes
de Mizoguchi un doux et grave panoramique vertical partant du
cénotaphe de la défunte aimée unit la prière de son enfant à la voix qu'elle
fait entendre des épaisseurs de l'invisible). Dans l'ancienne Mésopotamie,
comme dans la Palestine, c'est souvent une montagne qui a été la table de
résonance de ces divers effluves, le point privilégié de ces convergences.
Mais qui ne verrait que le cinéma en ses panoramiques et ses travellings,
tout comme en ses cadrages, réalise cette unité dynamique et privilégiée,
ce qui apparaîtrait aussi bien dans telle séquence finale de Mizoguchi
(Intendant Sansho) que dans tel western d'Anthony Mann ou de Sydney
Pollack?
Il n'est pas nécessaire de rappeler longuement, si nous passons de la
danse au spectacle théâtral, l'importance de l'espace sacrificiel, que tant
d'études ont mis en relief. Dans le chapitre de l'Histoire des Spectacles
consacrée à l'Antiquité classique, Jacques Lacarrière revient sur ce point
fondamental : l'auteur mentionne que « toute cérémonie, tout acte
religieux, s'inscrit d'abord dans un cadre élémentaire qui est l'espace...
espace sacré qui n'existe qu'en fonction des forces ou des êtres naturels

9. id.
10. On rapprochera des vues exprimées dans l'Encyclopédie de la Pléiade, les réflexions
pénétrantes de Roger GARAUDYdans son essai Danser sa vie (Ed. du Seuil) et naturellement tout
l'essai dePaul Valéry,L'âmeetladanse,Ed.delaPléiade,t. II.
censés s'y manifester » 11 Notons tout de suite qu'il n'est possible de
contempler Rashomon dont le centre spirituel est la porte des Démons,
clef de voûte d'une méditation tragique sur les forces démoniaques, qu'en
fonction de cette sacralisation d'un espace.
Tout comme la prière, un espace nettement défini, « possède le
singulier pouvoir de concentrer l'énergie éparse dans l'univers » Le
geste rituel, puis théâtral - puisque le théâtre est issu de cette liturgie - ne
prend sa signification la plus profonde qu'en fonction de cette donnée. Le
sacrifice originel ne peut atteindre sa pleine efficacité que si sont
conjugués les pouvoirs de la Parole et ceux d'un espace qui doit être choisi
avec soin. C'est en remontant à cette source du sacrifice rituel et
propitiatoire que l'on pourra expliquer la dimension cosmique de tout
spectacle, perceptible même dans le théâtre d'Euripide « Création du
monde, lutte d'un démiurge contre les forces du néant, création du premier
homme, invention du feu ou de l'agriculture. Accouplement primordial du
ciel et de la terre, etc. » Même en tenant compte du fait que la tragédie
antique a été un « constant effort pour se libérer de son monde religieux,
pour acquérir ses propres techniques et ses propres thèmes » on doit
reconnaître que pas plus pour elle que pour le N ô et le Kabuki, en
Extrême-Orient, le cordon ombilical n'a été rompu. De toute façon,
l'espace de L'Orestie comme celui d'Œdipe-Roi ou des Bacchantes est un
lieu fascinant et terrible où, pour un temps, se concentre quelque chose
de plus qu'humain.
Nous éloignons-nous de la métaphysique en abordant le problème en
fonction de la représentation du monde que donne la peinture ? Nous ne le
pensons point. Après tant de livres consacrés à l'espace pictural - en fait
la quasi totalité des livres concernant l'Histoire de l'Art - après les études
de Wolfflin, Elie Faure, Malraux, Francastel, le livre récent de Michel
Serres : Esthétiques sur Carpaccio, reprend, en termes s o u v e n t
hermétiques mais incontestablement décisifs, le thème d'un m o n d e
circonscrit : la définition de l'espace, dit-il, « fait tracer des bords, des
limites, des lisières, des plages, des fins » 14 Commentant cet ouvrage dans
Le Monde du 8 novembre 1975, Christian Delacampagne précise : « Un

11. op. cit., p. 136.


12. op. cit., p. 137.
13. op. cit., p. 61.
14. op. cit., p. 36.
tableau n'est pas une suite de symboles, c'est un espace qualifié. Il ne faut
pas en chercher le sens, mais la structure - qui se déploie sur le tableau lui-
même et non dans on ne sait quel arrière-fond sociologique ou psychana-
lytique. L'esthétique la plus rigoureuse serait donc une théorie générale
des formes spatiales, un discours sur le lieu. Cette esthétique existe, c'est
la topologie. Elle fournit seule le moyen d'avoir accès à des significations
objectives. » Pourtant, c'est à Francastel que nous reviendrons pour
découvrir l'opposition féconde entre c h a c u n des deux e s p a c e s
fondamentaux (resserré ou dilaté), opposition qui peut servir d'initiation à
toute esthétique et à l'« ontologie » du 7 art. L'auteur de Peinture et société
oppose constamment la figure géométrique du monde façonné par les
plasticiens du XV et XVI siècles qui voyaient en la Nature « une réalité
permanente offerte à l'homme comme un spectacle ou un champ clos pour
l'action » et le « monde des artistes contemporains, rempli de secrets
redoutables et qui échappe aux anciennes mesures de dimensions et de
valeurs » Avec Van Gogh, Gauguin et leurs successeurs, la nature est
apparue comme un immense kaléidoscope : « Ils ont tenté de représenter
cette sensation d'un espace imaginaire, fuyant, protéique, soumis à des
règles d'organisation irrationnelles » 11 C'est dans cette perspective qu'on
pourra opposer, dans le domaine du cinéma, le monde de Jancso à celui
d'Eisenstein, ou encore l'univers baroque à l'univers expressionniste.
Deux textes ont pertinemment illustré cette préhistoire du cinéma :
l'article de Jean-Georges Auriol intitulé : Les origines de la mise en scène
dans le numéro I de la Revue du Cinéma dont il était le directeur, et le
livre de Henri Lemaître Beaux-Arts et Cinéma. Le premier étudie dans les
toiles comme La Tour de Babel et Le Mauvais berger de Bruegel, une
structuration spatiale déjà cinématographique; le second déclare que
certaines techniques de la sculpture et de la peinture annoncent celles du
septième art : « Qu'il suffise, dit-il, d'évoquer l'importance du montage
dans les bas-reliefs antiques ou médiévaux; l'importance du cadrage dans
la peinture ». Et il prend comme exemple La légende de Sainte Ursule de
Carpaccio. Dans le même ordre d'idées La découverte du corps de Saint
Marc du Tintoret lui semble une anticipation privilégiée parmi cent autres

15. op. cit., p. 131.


16. id., p. 231, cf. en ce qui concerne le courant «symboliste » le livre (non encore traduit) de
EdwardLucie-Smith: Symbolistart(ThamesandHudsonLondon).
17. op. cit., p. 202.
de ce que les historiens du cinéma appellent la « profondeur de champ ».
Quant à l'affinité entre cinéma et architecture elle éclate selon lui dans
l'art baroque. « La superposition de rythmes du Saint-Yves de Borromini,
avec son achèvement en spirale, correspond dans la verticalité spatiale à
une séquence construite selon un montage à la fois contrasté et
continu »
Toutefois le texte le plus inspiré, le plus génialement intuitif, reste
sans doute celui qu'écrivait en 1922 Elie Faure dans L'Arbre d'Eden : De
la Cinéplastique. Il a été réédité sous le titre Fonction du Cinéma 19
Dépassant les vues de Riciotto Canudo, Elie Faure estime que le septième
art va plus loin que les six autres. Il y voit une grande construction
mouvante qui renaît sans cesse d'elle-même »et dans le chapitre intitulé
Mystique du Cinéma s'exprime en ces termes : «Le cinéma, architecture
en mouvementparvient, pour la première fois dans l'histoire, à éveiller des
sensations musicales qui se solidarisent dans l'espace, par le moyen de
sensations visuelles qui se solidarisent dans le temps. » Faure est
intarissable sur la beauté de cette symphonie qui brasse tous les volumes
et toutes les métamorphoses dans un devenir ininterrompu. Il conçoit
mêmeun mariage vertigineux de l'espace et de la durée », rejoignant ainsi
les vues exprimées par Jean Epstein dans l'ensemble de son œuvre
théorique Il voit en un rêve lucide et délirant s'accomplir un
enchaînement de mues et de genèses qui donnent à l'espace une dilatation
infinie, pressentie par la danse et par la peinture, mais que seule la magie
cinématographique pouvait porter à ce degré d'expansion.
Si on peut envisager une pédagogie qui relie explicitement les images
des grands classiques de l'écran à Vélasquez, Bruegel, Philippe de
Champaigne et Vermeer, notre propos sera ici à la fois plus modeste et
plus circonscrit : il s'attachera à explorer l'espace filmique dans son infinie
diversité, en essayant de montrer comment les modalités qu'il a prises tout
au long de l'histoire du cinéma ont pu faire de cet espace le «signifiant »
par excellence d'un mode de communication et d'expression qui est loin
d'avoir livré tous ses secrets.

18. Ed. du Cerf, 1956, p. 14 sqq.


19. Plon, 1953.
20. Publiée in extenso aux Editions Seghers dans la Collection Cinéma-Club.
C H A P I T R E II

CINÉMA
ET
BEAUX-ARTS

Non seulement le livre-somme de Jean Mitry Esthétique et


psychologie du cinéma est un des plus riches et des plus stimulants qu'ait
inspiré le septième art, mais il a le grand mérite de poser avec une netteté
remarquable le problème capital des rapports entre l'espace pictural et
l'espace cinématographique. Le chapitre intitulé : Esthétique de l'image,
donne une vue cursive mais d'une pénétrante justesse de l'histoire de la
peinture, en soulignant au passage la naissance de «l'espace homogène »
avec Jean Fouquet et Van Eyck, la vision précinématographique du
Pérugin, de Raphaël et surtout de Vermeer. Mais surtout, il pose au début
et à la fin une distinction à la fois précise et nuancée entre le cadrage d'un
tableau et le cadrage d'un film. Dans le domaine de la peinture, l'image est
attachée au cadre. Dans le domaine du cinéma, «elle s'en détache en tant
que réel constamment mobile »1 Il y a même là une sorte d'antagonisme
1. Ed. Universitaires, t. I, p. 190.
entre « la spatialisation formelle de l'image et son mouvement ». Mitry
approfondit le problème de la complexité de l'image filmique qui, selon lui,
tient à ce qu'elle ne peut être détachée (sinon par une extrapolation
abusive) du donné extérieur et à ce que, toutefois, elle s'abstrait de ce
donné pour composer un tout organique : « Les limites de l'écran ne sont
rien de plus qu'un cache par rapport au réel représenté 2 mais deviennent
un cadre pour la représentation, puisque l'image « compose » avec le réel
par le seul fait des limites qu'elle lui impose » 3
Nous soulignons l'opportunité du mot « compose » - pris ici dans une
double acception : composition plastique utilisant les éléments du donné;
conciliation entre la fidélité au réel et la soumission à un impératif spatial
imposé par le cadre. C'est précisément ici qu'on pourrait épiloguer sans
fin. Et justement, que cet approfondissement soit infini prouve bien que le
cinéma ne peut relever que d'une herméneutique toujours en expansion.
Limitons-nous aux propositions avancées par Mitry, l'image
« compose » avec le réel. Cela a été entendu, aujourd'hui comme hier, par
certains non plus dans toute l'acception du terme : composer, mais
seulement dans la perspective d'une création autonome qui occulte de plus
en plus catégoriquement le donné - le « référent » - pour imposer cet « en
soi » filmique qui correspondrait à cette peinture pure, étudiée aussi par
Mitry et dont il semble se méfier. Pourtant l'exégète d'Eisenstein parle
avec une admiration profonde de la structuration très stylisatrice de
l'espace dans Alexandre Nevsky et dans certaines séquences d'Ivan le
Terrible. Du premier de ces films il écrit : « Les décors dépouillés, épurés,
situent les personnages et l'action selon un jeu de lignes et de formes qui
s'organisent, se répondent et se correspondent. Acteurs et figurants sont
comme des formes mobiles qui évoluent parmi des formes immobiles,
créant de ce fait les rapports plastiques variables et constamment
différenciés » Et un peu plus loin : «Lorsque plusieurs personnages sont
réunis dans un plan rapproché, ils s'inscrivent toujours de par leur
situation respective dans un graphisme linéaire qui dessine sur la surface
de l'écran une courbe, un triangle, une ligne brisée ou quelque figuration
géométrique ».Ajoutonsquelamusique de Prokofiev contribue à déréaliser
l'actionetàenfaireunjeuplastiqueetintellectuel.
2. Idée qu'André BAZIN a développé magistralement à propos de Renoir, cf. Qu'est-ce que le
cinéma? t. I.
3. Op. cit., p. 263.
4. Op. cit., t. 1,p. 241.
A ce moment l'enchaînement rigoureux, quasi mathématique, des
cadrages et de la variation d'échelle des plans (il suffit de feuilleter Film
sense pour voir avec quel soin la suite des plans a été conçue sur le papier)
cet enchaînement, aussi savamment calculé que la structure d'une fugue
ou celle d'un ballet, compose un tout en soi, un tout signifiant sans nul
doute et rigoureusement codifié. Eisenstein lui-même a parlé du rapport de
signification que chaque plan devait entretenir avec l'ensemble, mais
néanmoins chacun est un tout autonome, doué d'une sorte d'existence
intrinsèque. De ce fait, il ne suffit plus de dire que le cadre de l'écran
impose des limites : il ne faut pas craindre d'avancer que ces limites
mêmes sont comme « les gênes exquises » dont parlait Valéry, et qu'elles
définissent une réalité filmique autonome, à la fois composition esthétique
et discours, mais qui ne se sert plus des éléments concrets que comme un
matériau.
Tout au contraire, Psaume rouge qui intègre dans sa construction des
éléments géométriques, plastiques et sonores, harmonisés et fondus avec
une extrême subtilité, nous apparaît d'un bout à l'autre comme la
célébration d'un office révolutionnaire dont l'efficacité tient à la puissance
d'incantation et d'enracinement des images. Et à son tour, cette puissance
fonctionne dans la mesure où tout en définissant un lieu, un milieu et un
espace historico-social, la mise en scène dilate la « représentation » de cet
affrontement bien au-delà d'éventuelles limites cinématographiques. Au
fond, l'espace de Psaume rouge nous atteint comme peuvent le faire un
oratorio, une messe, un opéra moderne : Alexandre Newsky se soumet
non sans académisme à une structuration formelle qui est poussée à un tel
point de méticulosité qu'elle désincarne l'action. C'est le contraire de
Boris Godounov, opéra dilaté, c'est aussi le contraire d'un cinéma
respectueux de la mouvante plénitude du vivant.
Toutefois il nous faut pour quelques instants reprendre les questions
de plus haut, quitte à rappeler des vérités élémentaires. Maurice Denis
dans une phrase qu'on ne peut se lasser de répéter disait d'un tableau
qu'« avant d'être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque
anecdote », c'était essentiellement « une surface plane recouverte de
couleurs en un certain ordre assemblées ». Cette organisation des éléments
d'un tableau a été liée à l'application de ce nombre d'or, que Matyla
Ghyka a longuement étudié 5 Le rapport entre la partie la plus grande du

5. Lenombred'or, Gallimard, 1931.Cf. incollectionQuesais-je? Lenombred'or.


tableau et la plus petite est égal au rapport entre la totalité de la toile et la
plus grande partie de celle-ci. On sait que le nombre d'or a été depuis le
Quattrocento jusqu'aux temps modernes suivi avec vigilance par les artis-
tes. Mais on ne peut séparer de sa mise en œuvre la composition du ta-
bleau en fonction des arabesques ou des lignes de force qui relient les
personnages entre eux ou avec le monde environnant
Le lieu est structuré plastiquement, mais cette organisation plastique,
comme le montrent les travaux d'Erwin Panofsky implique tout un
réseau. Francastel en a montré les incidences sociales Sans lâcher un
seul des deux maillons qui composent toute la chaîne, il faudrait remonter
de Francastel à Mircéa Eliade. Sommairement, on peut dire que l'espace
ne relève, de façon privilégiée, ni du structuralisme génétique ni de l'his-
toire des religions, ni de la vie intrinsèque des formes, mais que toute pein-
ture, et aussi tout grand film, est un réseau d'interférences scientifiques,
plastico-didactiques (le nombre d'or, la géométrie), historiques, géogra-
phiques, cosmiques (surtout en Extrême-Orient), magico-mystiques, etc.
Définir un espace cinématographique, travail qui se propose aux futurs
chercheurs, consisterait à voir se dessiner ce réseau dans les grandes
œuvres de Murnau, de Dreyer, d'Eisenstein, de Mizoguchi, de Renoir, de
Jancso.
Si le donné spatial d'un peintre et d'un cinéaste est tout cela, « ce million
de choses (ou plutôt de valeurs) qui existent ensemble », il est difficile
d'admettre une approche strictement sémiologique. Les nombreux signi-
fiants par leur nombre et leur entrecroisement même déborderont toujours
le discours, comme le déborde la simple perception. C'est précisément
cette référence au perçu en tant que tel qui semble souvent occultée de nos
jours et que rappelle de façon opportune le travail d'Edouard Pontremoli.
Essai sur la portée du réalisme au cinéma : « Le réalisme de la présence
écranique revendique directement l'indubitabilité du monde perçu » Et
encore : « L'enracinement de l'image au sein du réel vécu suggère une
exceptionnelle dépendance dont aucun autre mode d'expression ne fournit
l'équivalent » 10 D'où cette affirmation : « Le respect des choses n'est pas

6. Cf. Lefeu des signes de Georges DUTHUIT,Ed. Skira 1962.


7. L'œuvre d'art et ses significations, Gallimard 1964.
8. Peinture et société, Idées-Arts, Gallimard 1968.
9. Doctorat du 3 cycle. Paris Nanterre, 1970, p. 102.
10. Id., p. 104.
Toute réflexion sérieuse et vivante sur
le cinéma commence par un regard
porté sur l'espace dans lequel se dé-
roule et s'accomplit un film. Les grands
théoriciens, esthéticiens, et metteurs
en scène, on dit cette fonction spa-
tiale, les uns dans leur exégèse, les
autres dans leur travail créateur.

Dualité du plan cinématographique,


espace contracté et espace dilaté, es-
pace off, espace sonore, espace ab-
strait et espace sacré : peu à peu se
noue un réseau qui donne à voir avec
un autre regard les moments les plus
beaux et les plus denses des films
qu'ont signés Murnau, Mizoguchi,
Dreyer, Renoir, Vigo, Lang, Rossellini
et tant d'autres, de l'expressionnisme
allemand aux œuvres de Marguerite
Duras.

L'auteur n'isole le cinéma ni de la


peinture, ni de la poésie : il leur trouve
un commun dénominateur. Et ainsi, le
mode d'expression qui a donné nais-
sance à Métropolis, ou au Voyage en
Italie, se révèle une voie privilégiée
vers le mystère de l'être et du cosmos,
comme un tableau de Klee ou un opéra
de Mozart.

Explorer l'espace du film, c'est tenter


une sémiologie de la réalité, qui en
laisse entrevoir les mouvantes et iné-
puisables significations.
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