Juste La Fin Du Monde
Juste La Fin Du Monde
Juste La Fin Du Monde
En résumé, alors que Lagarce apprend qu’il est atteint du sida en 1988, il se
sent inopinément condamné. Au printemps 1990, il rédige Juste la fin du
monde : la pièce s’ouvre sur un prologue : S’exprimant seul sur scène, Louis, 34
ans, dit qu’il va mourir et annonce sa décision de retrouver sa famille pour
annoncer la nouvelle à ses proches. Accueilli par sa mère, sa sœur Suzanne, son
frère Antoine et la femme de ce dernier Catherine, il est vite emporté par le flot
des disputes et des tensions. Dans la deuxième partie, Louis décide de partir
sans annoncer la nouvelle à sa famille. L’épilogue, mettant en scène Louis au
cours d’une promenade nocturne, renvoie à un moment post-mortem : le
personnage regrette de ne pas avoir poussé ‘un grand et beau cri’. Dans cette
perspective, le conflit dans la pièce s’apparente-t-il aux rapports familiaux ou
au langage lui-même porteur de dissensions ? De même, le tragique s’articule
en fonction de trois ressorts, en l’occurrence l’incompréhension, le vide et
l’absence : comment ces vecteurs aiguisent-ils le tragique de la pièce ? Enfin,
selon quelles modalités le dramaturge dédramatise, ironise et démystifie la
mort ?
Juste la fin du monde est ancrée dans un cadre familial caractérisé par le
dramaturge qui insinue que la scène se déroule « un dimanche, évidemment ».
La famille et tous les déboires que celle-ci peut impliquer sont au coeur de
l’analyse de la pièce juste la fin du monde de Lagarce. Moment de la réunion
familiale, il s’agit aussi et surtout du moment de la confrontation. Celle-ci
oppose les deux frères, Louis et Antoine, lesquels se disputent également avec
Suzanne, leur sœur, les trois étant en conflit latent avec la mère, s’arrogeant la
place du père absent. De plus, Catherine participe à l’accusation ou au procès,
accentuant l’analogie entre la pièce et le tribunal.
Il faut ici analyser la crise qui se trouve dans cette oeuvre. La crise dans
l’oeuvre Juste la fin du monde de Lagarce, découle principalement de
l’incapacité de se faire comprendre ; en réalité, les personnages ne
parviennent pas à communiquer et se trouvent victimes de quiproquos, de
malentendus, de disputes et de méprises. De surcroît, le soliloque paraît
l’apanage des personnages dont le langage est fermé sur lui-même, en
chiasme : « ce n’est pas bien que tu sois parti/ parti si longtemps/ ce n’est pas
bien ». Sur un plan similaire, l’épanorthose est une figure de style récurrente
dans la pièce : elle consiste à corriger ou à nuancer une affirmation. La quête
du ‘mot exact’ s’affirme sans pour autant aboutir, comme si l’innommable
avait le maître mot.
En raison de la crise qui empire, l’aveu de la mort imminente passe sous silence
: à défaut de communiquer, de minorer les tensions, la parole ne fait que
ressasser la platitude. Ainsi, l’autre est difficilement appréhendé en tant que
personne puisqu’il est l’objet constant d’un rejet ou d’une froideur perceptible
tout au long des scènes. Les membres de la famille soulignent l’éloignement de
Louis, son indifférence et sa dissonance avec le milieu auquel il est censé
appartenir. Catherine reproche en ces termes l’attitude du protagoniste
« lorsque nous nous sommes mariés, il n’est pas venu » ; Suzanne renchérit en
adoptant des répliques circulaires « il n’embrasse jamais personne », « son
propre frère, il ne l’embrasse pas » (1e partie, scène 1). De même, les reproches
s’accumulent sachant que la sœur se trouve blasée par le départ de Louis : « Et
je me suis retrouvée sans rien » et ajoute « je ne savais pas que tu partais pour
tant de temps, je n’ai pas fait attention/ je ne prenais pas garde » (1e partie,
scène 3).
La tension dans la pièce de Lagarce ne cesse de monter, mise en relief par les
échanges répétitifs et vides de sens qui participent à rendre la présence de
Louis gênante, voire sinistre. L’analyse que l’on peut en faire dans la pièce Juste
la fin du monde, nous révèle beaucoup de choses. La mère, génératrice de
normativité dans la pièce, ravive les tensions et cultive la rivalité entre les deux
frères. Son discours, arrimé sur la thématique de la culpabilisation, incite Louis
à reprendre son rôle de frère aîné, rôle prétendument ‘usurpé’ par Antoine :
elle ramène Louis à son statut à travers le lexique du droit « que tu leur
interdises », « que tu les autorises », « que tu leur dises » puis se tourne vers
Antoine pour lui adresser son accusation « Et rien ne lui semble autant un
devoir dans sa vie/ et une douleur aussi et une sorte de crime pour voler un rôle
qui n’est pas le sien » (1e partie, scène 8). En associant les retrouvailles à un
procès, le dramaturge privilégie une confrontation par le biais de laquelle
chaque personnage paraît rechercher une identité ou une raison d’être ; en se
déchirant pour des broutilles, les personnages affrontent le non-dit, celui de
l’inconscient rétif à la parole.
Cependant, le tribunal familial qui accuse Louis de s’être absenté durant 12 ans
n’accorde pas à l’accusé le droit de se défendre. La parataxe rend bien compte
des différents reproches formulés à l’encontre de Louis sans pour autant
s’articuler en une pensée fluide : « ce n’est pas bien [que tu sois parti] », « tu as
dû parfois, toi aussi, toi aussi, tu as dû parfois avoir besoin de nous » (1e partie,
scène 3). Quant aux lettres qu’envoyait Louis, leur style elliptique et laconique
est dénigré : « de petits mots, juste de petits mots, une ou deux phrases, rien… »
Et « je pensais que ton métier était d’écrire […] tu ne nous en donnes pas la
preuve, tu ne nous en juges pas dignes, c’est pour les autres » (1e partie, scène
3). Le discours de l’accusation exploite un filon dans les attentes déçues par le
protagoniste : la mère va même jusqu’à solliciter le mensonge en préférant
l’insincérité à l’absence « même si ce n’est pas vrai, un mensonge, qu’est-ce que
ça fait ? Juste une promesse qu’on fait en sachant qu’on ne la tiendra pas »
(1e partie, scène 8).
Néanmoins, le procès n’épargne pas les autres personnages puisque les
accusations fusent de toute part. À titre d’exemple, Antoine infantilise Suzanne
en discréditant l’air affecté de sa sœur « elle veut avoir l’air/ c’est parce que
Louis est là, c’est parce que tu es là/ tu es là et elle veut avoir l’air » (1e partie,
scène 9). Le tragique dans la pièce est déterminé par l’incompréhension, la
vacuité affective et relationnelle ainsi que par l’absence.
Il semble alors que le registre tragique marque l’ensemble des scènes : non
seulement la parole ne réussit pas à nommer ou à rendre compte du réel mais
elle est génère dissensions et calamités. En effet, les mots constituent les
déclencheurs des disputes et de l’inimitié ; la tentative de Catherine de calmer
la tension provoque en revanche la colère d’Antoine d’où le décalage entre
l’intention de paix et la réaction du personnage : face à la réplique de Catherine
« elle ne te dit rien de mal/ tu es un peu brutal, on ne peut rien te dire… »,
Antoine fulmine « je suis un peu brutal ? …. Vous êtes terribles, tous, avec
moi ». La haine est projetée contre Louis qui pourtant contredit Catherine
parce qu’Antoine rejette son frère à deux reprises : « Oh toi ça va, la bonté
même », « tu me touches : je te tue » (2e partie, scène 2). En somme, la colère
d’Antoine rejoint le tragique de l’incompréhension et de l’incommunicabilité.
Cependant, le dramaturge tente de contourner ce tragique en démystifiant la
mort.
Démystification de la mort
L’ironie que l’on descelle, dans Juste la fin du monde perce dès le titre de la
pièce : la distanciation opérée par le dramaturge au sujet de la mort est
poursuivie par Louis qui lance dans la scène des retrouvailles sur le mode de
l’euphémisme « ce n’est pas un grand voyage » (1e partie, scène 1) alors qu’il
s’agit de son dernier voyage. Il faut analyser dans la pièce Juste la du
monde cette ironie, omniprésente dans la pièce comme une volonté de
démystifier la mort. Bordant sur un même canevas, il répond à sa famille qui lui
propose de rester plus longtemps « mieux encore […] je renonce à tout,
j’épouse ma sœur, nous vivons très heureux ».